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Full text of "De la recherche de la verité : où L'on traitte de la nature de l'esprit de l'homme, & de l'usage qu'il en doit faire pour éviter l'erreur dans les sciences"

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'^^^^  L^-^^s^^î'^^ 


D  E  ^L  A 

RECHERCHE 

DELA 

VERITE. 

Où  Von  traitte  de  la  Nature  de  VEfprit 

de  V homme  y   &  de  Vufage  qu'il  en 

doit  faire  pour  éviter  V erreur 

dans  les  Sciences. 

Quatrième  Edition  reveuë,  &  augmentée  de 
plufieurs  Eclairciflemens. 

TOME    PREMIER. 


A   AMSTERDAM, 

Cheï  Henry  Desbordes,  Marchand  Libraire, 
dans  le  Kalver-Straat  prés  le  Dam. 

M.    DC.  LXXXYÏÏÏ 

J 


AVIS  DU  LIBRAIRE. 

CEtte  Nouvelle  Edition  ejî  faite  fut  la  Copie  In- 
quarto  de  Paris  ,  Vz^uteur  a  pris  le  foin  de  lu 
revoir  corriger  X^  augmenter  en  divers  endroits  ,  cella 
Jaitejperer  qu' elle  en  fera  encor  mieux  receuë  ,  on  s'efl 
aufji  attaché  à  ne  laijjer  aucune  faute  qui fajfe  de  la  peine 
au  Leâeur  »  O"  fefpcre  que  mon  Edition  contentera 
Vç^Hteur  O"  le  Public  fi  le  fuccés  répond  aux.  veuës 
que  j'ai  en  en  entreprenant  cet  ouvrage  i  je  nayfaà 
qu'une  chofe  de  mon. chef  qui  efl  de  le  réduire  en  deux 
grands  vollumes  aHn  de  l'appareiller  aux  autres  piè- 
ces du  même  c^uteur  qui  font  imprimées  en  cette 
Province. 


PREFACE. 


'ESPR I T  de  l'homme  &  trou- 
ve par  û.  nature  comme  fitué 
entre  fon  Créateur ,  &  les  créa- 
tures corporelles  ;  puifque  fe- 
lon  fàint  Auguftin  il  n'y  a 
rien  au  dcfïlis  de  lui  que  Dieu 
lèul,  ni  rien  au  deffous  de  lui 
que  des  corps  :  Mais  comme  la  grande  élé- 
vation où  il  eft  au  defïùs  de  toutes  les  choies 
matérielles ,  n'empêche  pas  qu'il  ne  leur  ibit 
uni ,  &  qu'il  ne  dépende  mêmes  en  quelque 
façon  d'une  portion  de  la  matière,  auffiladi- 
ftance  infinie  ,  quife  trouve  entre  l'être  fbu- 
verain  &  l'elprit  de  l'homme  ,  n'empêche  pas 
qu'il  ne  lui  foit  uni  immédiatement ,  &  d'u- 
ne manière  tres-intime.  Cette  dernière  union 
l'élevé  au  defïùs  de  toutes  chofes  ;  c'eft  par 
elle  qu'il  reçoit  fa  vie  ,  fà  lumière  &  toute  fa 
félicité  ;  &  Saint  Auguftin  nous  parle  en 
mille  endroits  de  fes  ouvrages  de  cette  union, 
comme  de  celle  qui  eft  la  plus  naturelle  ,  & 
la  plus  efïèntielle  à  l'elprit  :  au  contraire  l'u- 
nion de  l'efprit  avec  le  corps ,  abaifïè  l'hom- 
me infiniment ,  &  c'eft  aujourd'hui  la  prin- 
cipale caufe  de  toutes  lès  erreurs  &  de  toutes 
lès  miféres. 

Je  ne  m'étonne  pas  que  le  commun  des 
hommes ,  ou  que  les  Philofophes  Païens  ne 


Nihil  eft 
poten- 
tius  ûlX 
creaturâ  , 
quzmens 
dicitut 
lationa- 
lis,  nihtl 
eft  fubli- 
mius. 
Qixid- 
quid  fu  • 
pra  illaîn 
eft ,  jara  Jr^ 
Creator       ^ 
eft. 

Tr.  1  ; .' 
fur  Saint 
Jean. 

Quod 
ratio  naît 
anima 
melmseft 
omnibus 
confen- 
tientibus 
Deiis  eft 

Awr. 


PREFACE, 

çonfîdérent  dans  lame  ,   que  fou  rapport  & 

fon  union  avec  le  corps  ,  %is  y  reconnoître 

fou  rapport  &  fon  union  avec  Dieu  :  mais  je 

iliis  lùrpris  que  des  Philofophes  Chrétiens , 

qui  doivent  préférer  Tefprit  de  Dieu  à  Tefprit 

humain  ,  Moïfe  à  Ariftote,  Saint  Auguftinà. 

quelque  miférable  Commentateur  d*un  Phi- 

Adip-  lofophe  Païen  ,  regardent  plutôt  Tamecom- 

fam  fi  mi-  me  la  forme  du  corps ,   que  comme  faite  à 

htudi-      Timage  &  pour  l'image  de  Dieu  ,  c'eft-à-dire 

omîiia°"  ^^^oïi  làint  Auguftin,  pour  la  vérité  à  laqueK 

fafta        le  feule  elle  eft  immédiatement  unie.    Il  eft 

fiint ,  fed  vrai  que  Tame  eft  unie  au  corps ,  &  qu'elle 

îbmfrra-  ^^  ^^  naturellement  la /orwîtfi  mais  il  eft  vrai 

tipnaiis  ':  ^ufli  qu'elle  eft  unie  à  Dieu  d'une  manière 

quarc      bien  plus  étroite  ,  &  bien  plus  eflentielle.  Ce 

omnia     rapport  qu'elle  a  à  fon  corps  pourroit  n'être 

f/m  f  red\P^^  »  "^^^  1^  rapport ,  qu'elle  a  à  Dieu  ,  eft 

ad  ip(am,  il  eftentiel ,  qu'il  eft  impoflibie  de  concevoir 

non  niii  que  Dieu  puiffe  créer  un  efprit  uns  ce  rap- 

^"'."^^      port. 

rationa-     ^   ,.      ^    »   •  i  tx» 

Jis.  ita-  11  eft  évident  que  Dieu  ne  peut  agir  que 

qie  fiib-  pour  lui-même  ;  qu'il  ne  peut  créer  les  elprits 

itaïuia  que  pour  le  connoître  ,  &  pour  l'aimer;  qu'il 

îis"&'pe"t  "^  P^^^  ^^^"^  donner  aucune  connoiflance , 

ipfam  ni  leur  imprimer  aucun  amour  ,  qui  ne  foit 

faûa  eft ,  pour  lui ,  &  qui  ne  tende  vers  li»  :  mais  il  a 

&adip-  p^  ^Q  p^g  ^j^jj.  ^  ^gg  corps  ,  les  cfprits  qui  y 

lam:  non  s  *.^  .         a-Vi  t/ 

enim  eft  ^^^^  maintenant  unis.    Ainfi  le  rapport  que 

uUa  na.  nos  efprits  Ont  à  Dieu  ,  eft  naturel ,  nécef- 

turain-  faire,  &  abfolument  indilpenlàble :  mais  le 

teroodta.  j-^pport  de  nos  elprits  à  nos  corps ,  quoique 

DeGen.  ^^' 

ad  Int. 

Reulîîmè  diciturfaftusadimaginem  &fîmilitudinem  Dei,  non 
enim  aliter  iiiconunutabilem  veiitatem  pofiet  mente  coafpicere. 

De  vera  R^L 


PREFACE. 
naturel  à  nos  efprits,  n'eft  point  abfblument 
néceflâire,  ni  indilpenÊible. 

Ce  n'eft  pas  ici  le  lieu  d'apporter  toutes 
les  autoritcz  &  toutes  les  raifons ,  qui  peu- 
vent porter  à  croire  qu'il  eft  plus  de  la  nature 
de  nôtre  elprit  d'être  uni  à  Dieu  ,  que  d'être 
uni  à  un  coprs  ;  ces  chofes  nous  méneroient 
trop  loin.  Pour  mettre  cette  vérité  dans  Ion 
jour  ,  il  feroit  néceiîkire  de  ruïner  les  princi- 
paux fondemens  delà  Philolbphie  païenne, 
d'expliquer  les  defordres  du  péché  ,  de  com- 
battre ce  qu'on  appelle  fauffement  expérien- 
ce ,  &  de  raifonner  contre  les  préjugez  &  les 
Ululions  des  lèns.  Ainfî,  il  eli  trop  difficile 
de  faire  parfaitement  comprendre  cette  vérité 
au  commun  des  hommes ,  pour  l'entrepren- 
dre dans  une  Prérace. 

Cependant  il  n'eft  pas  mal-aifé  de  la  prou- 
ver à  des  elprits  attentifs  ,  &  qui  font  iniiruits 
de  la  véritable  Philofophie.  Car  il  fuffit  de 
ks  faire  ibuvenir ,  que  la  Tolonté  de  Dieu 
réglant  la  nature  de  chaque  choIè  ,  il  eft  plus 
de  la  nature  de  l'ame  d'être  unie  à  Dieu  par  jL 
la  connoiflànce  de  la  vérité  ,  &  par  l'amour  \ 
du  bien  ,  que  d'être  unie  à  un  corps  ,  puil- 
qu'il  eft  certain  ,  comme  on  vient  de  le  dire , 
que  Dieu  a  fait  les  efprits  pour  le  eonnoître 
&  pour  l'aimer  y  plutôt  que  pour  informer 
des  corps.  Cette  preuve  eft  capable  d'ébran- 
ler d'abord  les  ejÇ)rits  un  peu  éclairez ,  de  les 
rendre  attentifs ,  &  enfiiite  de  les  convain- 
cre: mais  il  eft  moralement  impoffible  que 
des  efprits  de  chair  &  de  ikng  ,  qui  ne  peu- 
vent cormoître  qu€  ce  qui  fe  fait  fentir,  puif- 
fent  être  jamais  convaincus  par  de  femblables 
raifonncmens.    Il  ^t  pour  ces  lortes  de  per- 

^  3  fonnes 


4. 

PREFACE, 

ibhnes  des  preuves  grofliéres&fenfible s ,  parce 
que  rien  ne  leurparoîtfolide  ,  s'il  ne  fait  quel- 
que imprefîîon  fur  leurs  fens. 
Mens,  Le  péché  du  premier  homme  a  telkmetit 
quodnoh  affoibli  l'union  de  nôtre  efprit  avec  Dieu  , 
*^"^  »  qu'elle  ne  fe  fait  fentir  qu'à  ceux  dont  le  cœur 
puriflîma  cft  puritie  ,  &  1  elpnt  eclaire  ••  car  cette  union 
&  beatif-  paroît  imaginaire  à  tous  ceux  ,  qui  lùivent 
ma eft»w aveuglément  les  jugemens  des  fens,  &  les 
hœrèt^?"  naouvêmens  de  paffions. 
nifi  ipfi  Au  contraire ,  il  a  tellement  fortifié  l'union 
vcritari ,  de  nôtre  ame  avec  nôtre  corps ,  qu'il  nous 
?^*do&"  ^^^^^  9^^  ^^s  ^^^^  parties  de  nous  mêmes 
imago  v^^  foient  plus  qu'une  même  fubftance  ;  ou 
pa!ris,&  plutôt  il  nous  a  de  telle  forte  afïùjetti  à  nos 
îapicntia  fenj  &  à  nos  paflions ,  que  nous  fommespor- 
dicitur,  jg^  ^  croire  ,  que  nôtre  corps  eft  la  principa- 
tib^mp,  ^^  ^^^  ^^^^  parties  dont  nous  fommes  com- 
WeGe».    POftï- 

^^  Ifff^'  Lorfque  l'on  confidére  les  différentes  occu- 
pations des  hommes,  il  y  a  tout  fùjet  de  croi- 
re qu'ils  ont  un  fentiment  fi  bas ,  &  fi  grolTier 
d'eux-mêmes.  Car  comme  ils  aiment  tous 
la  félicité  ,  &  la  perfedion  de  leur  être  ,  & 
qu'ils  ne  travaillent  que  pour  fe  rendre  plus 
heureux,  ou  plus  parfaits,  ne  doit-on  pas  ju- 
ger qu'ils  ont  plus  d'eflime  de  leur  corps ,  & 
des  biens  du  corps ,  que  de  leur  efprit,  &des 
biens  de  l'efprit  ;  lorfqu'on  les  voit  prefque 
toujours  occupex  aux  chofes  qui  ont  rapport 
aux  corps  ,  &  qu'ils  ne  penfènt  prefque  jamais 
à  celles,  qui  font  ablblument  néceffaires  à  la 
perfedion  de  leur  efprit  ^ 

Le  plus  grand  nombre  ne  travaille  avec 
tant  d'afïîduité  &  de  peine  que  pour  fbûtenir 
une  miférable  vie ,  &  pour  laifïèr  à  leurs  en- 
fans 


PREFACE. 

fans  quelques  fecoursnecefîàires  à  lacoiifèrva-*- 
tion  de  leurs  corps. 

.    Ceux  ,  qui  par  k  bon-heur  ,  ou  le  hasard 
de  leur  iiaiffance ,  ne  font  point  fujets  à  cette 
nccclTité  ,  ne  font  pas  mieux  connoître  par 
leurs  exercices  &  par  leurs  emplois,  qu^ils  re- 
gardent leur  ame  comme  la  plus  noble  partie 
de  leur  être.    Là  chafTe  ,  la  danfe ,  le  jeu , 
h\  bonne-chére  fom  leurs  occupations  ordi- 
naires.   Leur  ameefclave  du  corps  eftime& 
chérit  tous  ces  divertifTemens,  quoique  tout- 
à-fait  indignes  d'elle.    Mais  ,  parce  que  leur 
-corps  a  rapport  à  toutes  les  chofès  fènfibles, 
elle  n'eft  pas  feulement  elclave  du  corps^ 
mais  elle  Teft  encore  ,  par  le  corps  &àcaufe 
du  corps,  de  toutes  les  chofès  iènfibles.  Car 
c'edpar  le  corps  qu'ils  font  unis  à  leurs  parens, 
à  leurs  amis ,  à  leur  vil  le ,  à  leur  charge ,  &  à  tous 
les  biens  fènfibles ,  dont  la  conlèrvation  leur 
paroît  auffi  néceflàire  &  auffi  eilimable ,  que  la 
conlèrvation  de  leur  être  propre.  Ainfilelbin 
de  leurs  biens ,  &  le  delîr  de  les  augmenter, 
la  pafTion  pour  la  gloire  &  pour  la  grandeur 
les  agite  &  les  occupe  infiniment  plus  que  la 
perfeélion  de  leur  ame. 

Les  (çHvans  même  ,  &  ceux  qui  fe  piquent 
d'elprit  ,  «gaffent  plus  delà  moitié  de  leur  vie 
dans  des  allions  purement  animales  ,  ou  tel- 
lés,  qu'elles  donnent  à  pcn(èr  qu'ils  font  plus 
d'état  de  leur  fanté ,  de  leurs  biens  &  de  leur 
réputation  ,  que  de  la  perfedion  de  leur  ef- 
prit,  lis  étudient  plutôt  pour  acquérir  une 
grandeur  chimérique  ,  dans  l'imagination  des 
autres  hommes ,  que  pour  donner  à  leur  ef- 
prit  plus  de  force  ,  &  plus  d'étendue.  Ils 
font  de  leur  tête  une  efpece  de  garde-meuble, 

•^  4  dans 


6. 

PREFACE. 

dans  lequel  ils  entafTent  uns  difcernement  & 
làns  ordre  ,  tout  ce  qui  porte  un  certain  ca- 
tadére  d'érudition  ,  je  veux  dire  tout  ce  qui 
peut  paroître  rare  &  extraordinaire  ,  &  exci- 
ter Tadmiration  des  autres  hommes.  Ils  font 
gloire  de  refïèmbler  à  ces  cabinets  de  curiolî- 
tez  ai  d'antiques ,  qui  n'ont  rien  de  riche  ni 
de  Iblide  >  &  dont  le  prix  ne  dépend  que  de 
la  fantailie  ,  de  la  paffion  ,  &  du  haiard  ;  & 
ilS  ne  travaillent  prefque  jamais  à  fe  rendre 
l'elpritjufte ,  &  à  régler  les  mouvemens  de  leur 
cœur. 
Non  Ce  n'eft  pas  toutesfois  que  les  hommes 
cxigua     ignorent  entièrement  qu'ils  ont  une  ame,  & 

portio^r  ^^^  ^^^^^  ^"^^  ^^  ^^  principale  partie  de  leur 
itA  totius  éîre.    Ils  ont  aulfi  été  mille  fois  convaincus 
hurnanx  par  la  raîfon  &  par  l'expérience  ,  queçc  n'eft 
univerii   pQJjjt  ^^  avantage  fort  confidérable  ,  qued'a- 
iUntiaeft  ^'^^^  ^^  la  réputation  ,desricheires  ,de  laCmté 
^m'3.6.  pour  quelques  années  i  &  généralement  que 
hexu.j.  tous  les  biens  du  corps ,  &  ceux  qu'on  ne  poP 
fëde  que  par  le  corps ,  &  qu'à  caulè  du  corps , 
font  des  biens  imaginaires  &  périflàbles.   Les 
hommes  Içavent  qu'il  vaut  mieux  être  jufte , 
que  d'être  riche  i  être  raifonnable  ,  que  d'ê- 
tre fçavant  ;  avoir  l'elprit  vif  &  pénétrant, 
que  d'avoir  le  corps  prompt  &  agile.    Ces 
véritez  ne  peuvent  s'effacer  de  leur  eJÇ^rit ,  & 
ils  les  découvrent  infailliblement  ,  loriqu'ii 
leur  plaît  d'y  penfer.    Homère,  par  exemple 
qui  loue  fon  Héros  d'être  vite  à  la  courfè , 
eût  pu  s'appercevoir ,  s'il  l'eût  voulu  >  que 
c'eil  la  louange  que  l'on  doit  donner  aux  che- 
vaux ,  &  aux  chiens  de  chaiïè.    Alexandre ,  fî 
célèbre  dans  les  Hiftoires  par  fes  illuftres  bri- 
gandages ,  entcndoit  quelquefois  dans  le  plus 

fècret 


.     7- 

PREFACE. 

fecret  de  fà  railbn,lcs  mêmes  reproches  que  Tes 
alîàiîins  &  les  voleurs ,  mal-gré  le  bruit  confus 
des  flatteurs  qui  renviroimoient  :  Et  Celàrau 
paflàge  du  Rubicon,  ne  put  s'empêcher  de  faire 
connoître  que  ces  reproches  Tépouvantoient , 
lorfqu'il  fè  réfolut  enfin  delàcrifier  à  Ion  am- 
bition la  liberté  de  là  patrie. 

L'ame,  quoiqu'unie  au  corps  d'une  manié-    ^^.^  ^ 
re  fort  étroite,  ne  laiffe  pas  d'être  unie  à  veritas"^ 
Dieu  ,  &  dans  le  tems  même  qu'elle  reçoit  prsefides 
par  fbn  corps  ces  fentimens  vifs  &  confus,  que  ^«^"iî^us 
fes  paffions  lui  infpirent ,  elle  reçoitde  la  ve-  f^"ibûs 
rite  éternelle  qui  prélîde  à  Ibnefprit ,  lacon-  k,  fi- 
noifïànce  de  ion  devoir  &de  ièsdéreglemens.  muique 
Lorfque  fon  corps  la  trompe  ,  Dieu  la  dé-  j^^p°"' 

j'u-:  des  oiri'* 

trompe  ;  lorlqu'il  la  flatte  ,  Dieu  la  blelïè  i  nibus 
&  lorlqu'il  la  lotie,  &  qu'il  lui  applaudit,  Dieu  etiamdi- 
lui  fait  intérieurement  de  fenglans  reproches ,  ^^"^^J! 
&  il  la  condamne  par  la  mantfeftation  d'une  H^^i,' 
loi  plus  pure  &  plus  ûinte,  que  celle  de  lachair  hus.  ' 
qu'elle  a  fuivie.  ^Liqui- 

Alexandre  n'avoit  pas  befoin  que  les  Scy-  ^^  ^^'  ^^^" 
thés  lui  vinlîènt  apprendre  fon  dev  oir  dans  une  \tàmtï 
Langue  étrangère  ;  il  fçavoitdecelui-même,  liquidé 
qui  inftruit  les  Scythes  &  les  nations  les  plus  o^nes 
barbares  ,.  les  règles  de  la  juftice  qu'il  devoit  omn^* 
fùivre.  |  La  lumière  de  la  vérité,  qui  éclaire  undcvo- 
tout  le  monde  l'éclairoit  aufii  ;  &  la  voix  de  luntcoii- 
la  nature,  qui  ne  parle  ni  Grec  ni  Scythe,  ni  JM^""^' 
Barbare,  lui  parloir  comme  au  reftedeshom-  fç^pe" 
mes  un  langage  tres-intelligiblc.  Les  Scythes  quodvo- 

*  S  avoient  ^""^  ^^' 

diunt. 

Conf.  S,, 
't^ug.  î.  1  o.  C.  2.^.  V.  fluînt.  Cur  liv.  7.  c.  ?.  -f  Intus.io  do- 
liiicii-o  cogitationis ,  nec  Hebraa  nec  Grxca  nec  Latina  ,  rec  Bajr- 
bata  VSRITAS,  fine  oris  6c  linjzuae  orgaais ,  fine  tlrepitu  iVliâ" 
biii\im.  Conf.  S. c/éugJiy,  11.  ch,  }, 


3 

PREFACE. 

*  videtKf  avoîent  beau  lui  faire  des  reproches  far  ïà  con- 
â^eVccf.  duîte  ,  ils  ne  parloient  qii'à  fes  oreilles  ;  & 
dere-,  *  Dieu  ne  parlant  point  à  fon  cœur ,  ou  plutôt 
cumm  Pieu  parlant  àfbncœur,  mais  lui  n'écoutant 
ab  ipfo  q^ç  je5  Scythes ,  qui  ne  faifoient  qu'irriter 
rSip  J«  ^^^  paffions  ,  &  qui  le  tenoient  ainfî  hors  de 
pr  l'r  lui-même ,  il  n'entendoit  point  la  voix  de  la 
Nam  vérité  ,  quoiqu'elle  l'étonnât,  &  il  nevoyoit 
etiam  fol  point  fà  lumière ,  quoiqu'elle  le  pénétrât. 
'^^}^'  ^  Il  eft  vrai  que  nôtre  union  avec  Dieu  dimi^ 
Scie"n"  nue  &  s'affoiblit  y  à  melùre  que  celle  ,  que 
iiiuftrat  nousavons  avec  les  chofes  fenfibles ,  augmen- 
^  ^h\'  te  &;  fè  fortifie  :  mais  il  eft  impolTible  que  cet- 
foTpnt"^  te  union  fe  rompe  entièrement ,  fans  quenô^ 
fens  cft ,  tre  être  Ibit  détruit.  Car  encore  que  ceux  qui 
fedpne-  font  plongez  dauB  le  vice ,  &  enivrez  des  plai- 
fente  foie  ^j-g  ^  foient  infènfîbles  à  la  vérité  y  ils  ne  laif- 
îlnYeV  ^f^t  pas  d'y  être  unis.  *  Elle  ne  les  abandonne 
Sic  &  Sa-  pas ,  ce  font  eux  qui  l'abandonnent.  Sa  lu- 
pientta  miére  luit  dans  les  ténèbres ,  mais  elle  ne  les 
HiTnus  L  ^^^P^  P^^  toujours  i  de  même  que  la  lumière 
c.  ubi-*  du  foleil  environne  les  aveugles ,  &  ceux  qui 
<\ue  prx-  ferment  les  yeux ,  quoiqu'elle  n'éclaire  ni  les 
fcas  eft ,  ^^5  ^  j^j  jgg  autres. 

eue  eft  ^"  ^  Il  en  eft  de  même  de  l'union  de  nôtre  ef- 
veritas ,  prit  avec  nôtre  corps.  Cette  union  diminue 
ubique  à  proportion  que  celle  que  nous  avons  avec 
^T,l"V^  Dieu  s'augmente  ;  mais-  U  n'arrive  jamais 
•^-^  01- 'el- 

Tract.  5  5 .  b-C^  que  je  dh  ici  des  deux  unions  deTef^rit  d'vet  Dieu, 
C^  avec  le^  cot^s  fe  doit  entendre  félon  la  manière  ordinaire -de 
eoncevoir  les.  chofes.  Car  il  eft  vrai  que  l'efprit  ne  peuteflreim^ 
mediatementuni  qu*à  Dieu;  je  veux  dire  que  l'e/prit  ne  dépend 
véritabUmentquede  Dieui  Et  s' il  eft  uni-aux  corps  j  ou.  s' tien 
dépend)  tV/?  que  ta  volonté  de  Dieu  fait  efficacement  cette  unions 
eu  cette,  depenaan  es..  On  concevra  a^e:^  ceci  par  la  juits  d^.  l' Qfh 


PREFACE, 

qu*clle  fe  rompe  entièrement  que  par  nôtre 
mort.  Carquand nous  ferions  aulTi  éclairez,  & 
aulTi  détachez  de  toutes  les  chofes  fenfibles 
que  les  Apôtres,  il  eft  nécelïaire  depuis  le  pé- 
ché, que  nôtre  eîprit  dépende  de  nôtre  corps , 
&  que  nouslèntionslaloi  de  nôtre  chair,  ré- 
fifter  &  s'oppofer  uns  celle  à  la  loi  de  nôtre 
efprit. 

L'efprit  devient  plus  pur,  plus  lumineux,. 
plus  fort  &  plus  étendu  à  proportion  que  s'au- 
gmente l'union  qu'il  a  avec  Dieu;  parce  que. 
c'efi:  elle  qui  fait  toute  là  perfe6l:ion.     Au  con- 
traire il  fe  corrompt ,  il  s'aveugle,  il  s'affoi— 
blit&  il  fe  relïèrre  à  mcfure  que  l'unioii  qu'il 
a  avec  fon  corps  s'augmxnte  &  fè  fortifie  ; 
parce  que  cette  union  fait  auffi  toute  fon  imper- 
fedion.    Ainlî  un  homme  qui  juge  de  toutes  • 
cholcs^.  par  lès  fens ,  qui  luit  en  toutes  chofes 
les  mouvemens  de  fes  palTions ,  qui  n'àpper- 
çoit  que  ce  qu'il  fent,  &  qui  n'aime  que  ce  qui 
le  flatte  ,  eft  dans  la  plus  miférable  dilpofîtion 
d'elprit  où  il  puifle  être;  dans  cet  état  il  eft  in- 
finiment éloigné  de  la  vérité ,.  &  de  fon  bien. 
Mais  lors  qu'un  homme  ne  juge  des  choies     ç^^- 
que  par  les  idées  pures  de  l'efprit ,  qu'il  évite  enim  be- 
avec  foin  le  bruit  confus  des  créatures ,  &que  nefeini:- 
rentrant  en  lui  -  même ,  il  écoute  fon  fouve-  ^^Jf  "*. 
rain  Maître  dans  le  filence  de  fes  fens  &  de  penas  ' 
fespalTions,  il  eft  impoflible  qu'il  tombe  dans  eft?  tan- 
l'erreur.  tofeaiu 

-  Dieu  ne  trompe  jamais  ceux  qui  Tinterro-  ?e"iiexiîfc 
gent  par  une  application  férieufe,  &  par  une  finceriiis, 
converfion  entière  de  leur  efprit  vers  lui ,  quanto 
quoiqu'il  ne.  leur  falfe  pas  toujours  entendre  J^^^^ove- 

Ô  fes  fubdu- 

ccre  intentionem  mentis  à  carporis  fenfibus  potait.   iiÀug'  ds  im^ 
moft.  anLm£.  Ch.  i  q  . 


PREFACE. 

fes  réponfes:  mais  lorfque  feCprit  fe  détournant . 
de  Dieu  fe  répand  au  dehors ,  qu'il  n*interro  - 
ge  que  ion  corps  pour  s'inftruire  de  la  vérité , 
qu'il  n'écoute  que  fes  fens ,  fon  imagination  » 
&  fès  palîîons  qui  lui  parlent  fans  ceife,  ileft 
impoffible  qu'il  ne  fè  trompe.  La  fagefTe  & 
la  vérité  ,  la  perfedion  &  la  félicité  ne  font 
pas  des  biens  que  l'on  doive  efperer  de  fon 
corps  :  Il  n'y  a  que  celui-là  feul  qui  cft  au  dcf- 
fus  de  nous ,  &  de  qui  nous  avons  receu  l'être , 
qui  le  puille  perfeétionner. 

C'eftce  que  S.  Auguftin  nous  apprend  par 
Piinci-  ces  belles  paroles.  Lafagefiez'terneh^  dit-il, 
cTuift  ^fi  ^^  frinctj>e  de  toutes  les  cnatures  capables 
intelle-  d'intelligence  ,  ir  cette  fagejfe  demeurant  toû" 
duaiis  eft  jours  la  même  ,  ne  cefie  jamais  de  far  1er  à  fes 
sterna  crzatures  dans  le  plus  fecret  de  leur  raifon^ 
q^iîod""^'  4)?»  qu'elles  fe  tournent  vers  leur  principe  :  par* 
principi-  Ce  qu^il  n''y  a  que  la  vui  de  la  fagefie  ùernelle^ 
nm  ma-  qui  donne  l*ètre  aux  efprits  ,  qui  puijîe  pour 
pciisinfe  aifiji  (liYcles  achever  ^  &  leur  donner  leur  der- 
niùtabi'-  W'^^^  pcrfeBion  dont  ils  font  capables, 
rer ,  nul-  t  Lorfque  nous  verrons  Dieu  tel  qu'il  cji^nour 
loniodo  ferons  femb labiés  à  lui  ^  dit  l'Apôtre  faint  Jean, 
cuîtâinf-  N^^5  ferons  par  cette  contemplation  delà  ve- 
j)iratio-  rite  éternelle,  élevei  à  ce  degré  de  grandeur , 
ne  voca-  auquel  tendent  toutes  les  créatures  Ipirituellcs 
tioTiis  lo-  par  la  nécelfité  de  leur  nature.  Mais  pendant 
creatura:  ^^^  ^^^^  fommcs  fiir  la  terre  ,  le  poids  du 
cui  prin-  corps  appelàntit  l'efprit  ;  il  le  retire  lans  cefïb 

cipium  de  la  préfence  de  fon  Dieu  ,  ou  de  cette  lu- 
cil,  ut  j^ 
converta-  ■ 
zar  ad  id  ex quo  eft  ;  qnod  alitet  formata  ac  perfe3:a  eflè  non  poffit. 
I .  de  Gen.  ad  litt.  ch.  5,0.  f  Scimus  quoniam  cum  apparuerît  fî- 
îïiiles  ci  crîmas  ,  quoniam  videbimuseumficud  eft.  Joan^  Ep.I, 
^^'  3- V.  i.  Corpus  quod  ^irumpitui  sggtavat  aniraam.  Sap^ 
9.   :o. 


PREFACE. 

miérc  intérieure  qui  Téclaire  ;  il  fait  des  ef- 
forts continuels  pour  fortifier  fbn  union  avec 
les  objets  fenfibles  j  &  il  l'oblige  à  fe  repré- 
fenter  toutes  chofcs ,  non  félon  ce  qu'elles 
font  en  elles-mêmes ,  mais  félon  le  rapport 
qu'elles  ont  à  la  confcrvation  de  la  vie. 

Le  corps ,  félon  le  Sage  ,  remplit  l'efprit 
d'un  fi  grand  nombre  de  fenfetions  ,  qu'il  de-    Terrena 
vient  incapable  de  connoître  les  chofès  les  ip^abita- 
moins  cachées:  la  vue  du  corps  éblouit  &dif-  muftn-" 
fipe  celle  de  l'efprit  &  il  eft  difficile  d'apper-  lum 
çevoir  nettement  quelque  vérité  par  les  yeux  *»"\'a 
de  l'ame  ,  dans  le  tems  que  Ton  fait  ulàee  ^^E^^^ 
des  yeux  du  corps  pour  la  connoître.  Celaîait  difficile 
voir  que  ce  n'eft  que  par  l'attention  de  l'ef-  jeftima- 
prit  que  toutes  les  veritez  fe  découvrent ,  &  ."^"s  qur 
que  toutes  les  Siences  s'apprennent  ;  parce  fiînt?& 
qu'en  effet  l'attention  de  refprit  n'eiï  que  fon  quje  in 
retour  &  û  converfîon  vers  Dieu,  qui  eft  nô-  profpeâa 
tre  feul  maître,  &  qui  feul  peut  nous  inftruire  [""^^"5 
de  toute  vérité ,  par  la  manifeftation  de  fa  iùb-  cum  la- 
ftance,  comme  parle  S.  Auguftin.  bore. 

Il  eft  vifible  par  toutes  ces  chofes  ,  qu'il  ^<^^' 
faut  réfîfter  fansceffe  à  l'efîbrt  que  le  corps  9-  M* 
fait  contre  l'efprit,  &  qu'il  faut  peu  à  peu  s'ac- .  ^^^"^. 
coûtumer  à  ne  pas  croire  les  rapports  que  nos  bins/,S", 
fens  nous  font  de  tous  les  corps  qui  nous  en-  inquo,' 
vironnent ,  qu'ils  nous  repréfentent  toujours  &àquo, 
comme  dignes  de  nôtre  application  &  denô-  ?^e^^^in, 
tre  eftime  :  parce  qu'il  n'y  a  rien  de  fenfîbleà  ^eiiigibi.' 
quoi  nous  devions  nous  arrefter  ,  ni  dequoy  liter  lu- 
nous  devions  nous  occuper.    C'eft  une  des  '^'r"^  **"*• 
veritez  que  la  ûgefTe  éternelle  femble  avoir.  J^^  '* 

voulu    ij/iinua. 
vit  uobis 
(Chripus)  animam  humanam  non  vegetarî  ,  non  illurrinari, 
non  bcatificari ,  niûabipia  SUBSTANTIA  Dei.  cJ^^^  in}oan. 


/2 


PREFACE, 

voulu  nous  apprendre  par  Ion  incarnation: 

torins"  ^^  ^P^^^  ^^^^^  ^^^^^  ^^^  ^^^''^  fenfible  à  la 
ciivina  di-  P^^s  haute  dignité  qui  fe  puiïïè  concevoir ,  il 
cendaeft,  nous  a  fait  connoître  par  TavililTement  où  il  a 
qusnon  réduit  Cette  même  chair,  c'eftàdire,  parl'a- 
fenCbiii-  '^'^^i^^-ent  de  ce  qu'il  y  a  de  plus  grand  entre 
busCgnisîcs  chofes  lenfibks ,  le  mépris  que  nous  de- 
tranfcen-  VOUS  faire  de  tous  les  objets  de  nos  fens. 
dit  om-  çj^^  peut-être  pour  la  même  raifon  que  faint 
huma-  ^^^^  difoit ,  qu'il  ne  connoiflbit  point  Jesus- 
namfa-  Chkist  felon  la  chair  :  Car  cen'eft  pas  à  la 
ri^^^'  chair  de  JeSuS- Christ  qu'il  faut  s'arrêter, 
iDfum  ^'^^^  ^  l'efprit  caché  fous  la  chair;  Caro  varfuù  ^ 
homi-  ^i^'od  habctar  attende  ,  nvn  quod  erat  ,  dit  S. 
nem  Âuguftin.  Ce  qu'il  y  a  de  vifible  ou  de  fen- 
o^^"nd-  ^^^^^  ^*^^  Jpsus  Christ,  ne  mérite  nos  ado- 
c\<yjo  rations ,  qu'à  caufe  de  l'union  avec  le  Verbe , 
ufquefe  qui  ne  peut  être  l'objet  que  de  Tefprit  fcul. 
pioprer  H  q[\  abfolument  néceflàirc  que  ceux  quife 
depreife-  ^^^^^^t  rendre  ûges  &  heureux  ,  foicnt  en- 
lit,  &  tiérement  convainais ,  &  comme  pénétrez 
non  te-  de  ce  que  je  viens  de  dire.  Il  ne  fufïit  pas 
fenfibus  ^— '^^^  ^^  croyent  fur  ma  parole,  ni  qu'ils  en 
quibus  ^^'cnt  perfuadez  par  l'éclat  d'une  lumière  paP 
yidfnrut  ûgérc  :  il  eil  néceiBire  qu'ils  le  fçachent  par 
ira  mi-  mille  expériences.,  &  mille  démon ftrations 
fed  ad'  J^conteflables  :  Il  faut  que  ces  chofes  ne  fe 
inteiie-  puiiTent  jamais  etfacer  de  leur  efprit ,  &  qu'el- 
ftiim  les  leur  f(;ient  préfentes  dans  toutes  leurs  étu- 
jubct      (jc5     ^  ^^jj5  toutes  les  autres  occupations  da 

eyolare,   i„.,      •  * 

fimui      leurvie. 

démon-       Ceux  qui  prendront  la  peine  de  lire  avec 

ftrans  &  quelque  application  l'Ouvrage  que  l'on  donne 

Quânta  c»    *  , 

poflit  ,  &  cur  hsc  faciat  ,  &  quam  parvi  pendat.  t^Aug.  i.  de 
ord.  9.  Et  fi  cognovimus  fecundum  carnem  Chriftum  ,  jara  non. 
fccundun»  carcena  norifaus.    i.  ûà  Cor.  Tx.  in  Joan.  t%. 


•  PREFACE, 

préfentementau  public ,  entreront  fi  je  ne  me 
trompe  dans  cette  dUpofition-  d' elprit.  Car 
on  y  démontre  en  piufîeurs  manières ,,  que 
nos-fèns,  nôtre  imagination,  &  nos  paflions 
nous  font  entièrement  inutiles  pour  découvrir 
la  vérité  &  nôtre  bien  ;  qu'ils  nous  éblomÏÏent 
au.  contraire ,  &  nous  lèduifent  en  toutes  ren- 
contres ;  &  généralement  que  toutes  les  con- 
noifTanccs  que  Tefprit  reçoit  par  le  corps ,  ou 
à  caufe  de  quelques  mouvemens  qui  fe  font 
dans  le  corps,  font  toutes  fàuiTes  &  confufès, 
par  rapport  aux  objets  qu'elles  repréièntent ; 
quoiqu'elles  foient  très  -  utiles  à  la  conforva- 
tion  du  corps  ,  &  des  biens  qui  ont  rapport 
au  corps- 

On  y  combat  plufieurs  erreurs  ,  &  princi-  . 
paiement  celles  qui  font  les  plus  univerfelle- 
ment  reçues  ,  ou  qui  font  caufe  d'un  plus 
grand  dérèglement  d'eiprit  ;  &  l'on  fait  voir 
qu'elles  font  prelque  toutes  des  fuites  de  l'u- 
nion de  l'eiprit  avec  le  corps.  On  prétend 
en  plufieurs  endroits  faire  fentir  à  l'efprit  fà 
fervitude,  &  la  dépendance  où  il  eft  de  toutes- 
les  chofcs  fenfibles  ,  afin  qu'il  fe  réveille  de 
fon  airoupifl[èment ,  &  qu'il  fafiÊ  quelques  ef- 
forts pour  fà  délivrance. 

On  ne  le  contente  pas  d'y  faire  une  fimple 
expofition  de  nos  égaremcns ,  on  explique 
encore  h  nature  de  reibrir.  On  ne  s'arrête; 
pas  par  exemple ,  à  faire  un  grand  dénombre- 
ment de  toutes  les  erreurs  particulières  des- 
fcns ,  ou  de  l'imagination  ,  mais  on  s'arrête 
principalementaux  caufesde  ces  erreurs.  On 
montre  tout  d'une  vue  ,  dans  l'explication- 
de.ces  facultez ,  &  des  erreurs  générales  dans 
le%ielles  ou  tombe  ,  un  nombre  comme  in-^ 

Êni 


PREFACE.. 

fini  de  ces  erreurs  particulières  dans  lefquelles 
on  peut  tomber.  Ainfî  le  fujetde  cet  Ouvra- 
ge cil  l'efprit  de  l'homme  tout  entier.  On 
le  confîdére  en  lui  -  même  ,  on  le  confîdére 
par  rapport  aux  corps ,  &  par  rapport  à  Dieu. 
On  examine  la  nature  de  toutes  lès  facultez  ; 
on  marque  les  u^es  que  l'on  en  doit  feire 
pour  éviter  l'erreur.  Enfin  on  explique  la 
plupart  des  chofcs  que  l'on  a  crû  être  utiles 
pour  avancer  dans  laconnoilïànce  de  l'hom- 
me. 

La  plus  belle  ,  la  plus  agréable  ,  &  la  plus 
nécelTaire  de  toutes  nos  connoiflànces  ,  eft 
làns  doute  la  connoiflànce  de  nous-mêmes^ 
.  De  toutes  les  fciences  humaines ,  la  fcience 
de  l'homme  eft  la  plus  digne  de  l'homme  : 
Cependant  cette  fcience  n'eft  pas  la  plus  cul* 
tivée  ,  ni  la  plus  achevée  que  nous  ayons.  Le 
commun  des  hommes  la  néglige  entièrement. 
Entre  ceux  mêmes  qui  fe  piquent  de  fcience, 
il  y  en  a  tres-peu  qui  s'y  appliquent .  &  il  y 
en  a  encore  beaucoup  moins  qui  s  y  appli- 
quent avec  firccez.    La  plupart  de  ceux  qui 
pafïcnt  pour  habiles  dans  le  monde ,  ne  voient 
que  fort  confufément  la  différence  efîèntjelle 
qui  eft  entre  Telprit  &  le  corps.    Saint  Au- 
7       gutlin  mêmes ,  qui  a  fi  bien  diftingué  ces  deux 
4*'^  .'S-  êtres ,  confelfe  qu'il  a  été  long-tems  fans  la 
pouvoir  reconnoïtre.  Et  quoi  qu'on  doive  de- 
meurer d'accord  qu'il  a  mieux  expliqué  les  pro- 
priétez  de  Tame  &  du  corps  ,   que  tous  ceux 
qui  l'ont  précédé  ,   &  qui  l'ont  lùivi  jufqu'à 
nôtre  liécle  ;  néanmoins  il  feroîtà  fc)uhaitter 
qu'il  n'eût  pas  attribué  aux  corps  qui  nous  en-, 
viroanent  ,  toutes  les  qualitez  fenliblcs  que 
nous  appercevons  parleur  moyen  ;  car  eiifia 

elle 


•    -  /9- 

PREFACE, 

elles  ne  font  point  clairement  contenues  dans 
ridée  qu*il  avoit  de  la  matière.  De  forte  qu'on 
peut  dire  avec  quelque  aiTurancc  ,  qu'on  n'a 
point  alTez  clairement  connu  la  différence  de 
l'elprit  &  du  corps  ,  que  depuis  quelques  an- 
nées. 

I^es  uns  s'imaginent  bien  connoître  la  na- 
ture de  l'cfprit.  Plulîeurs  autres  font  perfua» 
dez  qu'il  n'eft  pas  poiïîble  d'en  rien  connoî- 
tre. Le  plus  grand  nombre  enfin  ne  voit  pas 
de  quelle  utilité  eft  cette  connoifTance  ,  & 
pour  cette  raifon  ils  la  méprifent.  Mais  tou- 
tes ces  opinions  (î  communes ,  font  plutôt  des 
effets  de  Timâgination  &  de  l'inclination  des 
hommes ,  que  des  fùittes  d'une  vûë  claire  & 
diftin<5te  de  leur  efprit.  C'eft  qu'ils  fentent 
de  la  peine  &  du  dégoût  à  rentrer  dans  eux* 
mêmes ,  pour  y  reconnoître  leurs  foibleiTes 
&  leurs  infirmités,  oc  qu'ils  feplaifent  dans  les 
recherches  curieufcs ,  &  dans  toutes  lesfcien- 
ces  qui  ont  quelque  éclat.  Etant  toujours  hors 
de  chez  eux  ,  ils  ne  s'apperçoivent  point  des 
defordres  qui  s'y  paffent.  Ils  penfent  qu'ils 
fe  portent  bien ,  parce  qu'ils  ne  fe  fentent  point. 
Ils  trouvent  mêmes  à  redire  ,  que  ceux  qui 
connoifïènt  leur  propre  maladie  iè  mettent 
dans  les  remèdes;  ils  difent  qu'ils  iè  font  ma- 
lades, parce  qu'ils  tâchent  de  fe  guérir. 

Mais  ces  grands  génies  qui  pénétrent  les 
lècrets  les  plus  cachez  de  la  nature  ;  qui  s'é- 
lèvent en  efprit  jufques  dans  les  Cieux  ,  & 
qui  defcendent  jufques  dans  les  abîmes  ,  de- 
vroient  fe  fouvenir  de  ce  qu'ils  font.  Ces 
grands  objets  ne  font  peut  être  que  les  éblouir. 
11  faut  que  l'efprit  forte  hors  de  lui-même  pour 
atteindre  à  tant  de  chofes ,  mais  il  ne  peut  en 
fbrtirfànsfediffiper.  Les 


PREFACE. 

Les  hommes  ne  font  pas  nez  pour  devenir 
Aftronomes  ,  ow  Chymiftes  i  pour  pafïer 
toute  leur  vie  pendus  à  une  lunette ,  ou  atta- 
chez à  un  fourneau;  &  pour  tirer  enlùitedes 
conféquences  alTcz  inutiles  de  leurs  obferva- 
tions  laborieufes.  Je  veux  qu'un  Agronome 
^it  découvert  le  premier  des  terres  ,  des  mers, 
-&  des  montagnes  dans  la  lune  ;  qu'il  fe  foit 
apperçû  le  premier  des  taches  qui  tournent 
fur  le  fokil ,  &  qu'il  en  ait  exaélemcnt  cal- 
culé les  mouvemens.  jeveux  qu'un  Chymi- 
(le  ait  enfin  trouvé  le  fecret  de  fixer  le  mer- 
cure ,  ou  de  faire  de  cet  alkaéft  par  lequel 
Vanhelmont  fè  vantoit  de  difToudre  tous  les 
corps  :  en  font  ils  pour  cela  devenus  plus  fà- 
ges&  plus  heureux?  Ils  fe  font  peut  être  fait 
quelque  réputation  dans  le  monde  ;  mais  s'ils  y 
ont  pris  garde  ,  cette  réputation  n'a  fait  qu'é- 
tendre leur  fervitude. 

Les  hommes  peuvent  regarder  l'Aflro- 
tiomie  ,  la  Chymie,  &  prefque  toutes  les  au- 
tres fciences ,  comme  des  divertiffemens  d'un 
honnête  homme  ;  mais  ils  ne  doivent  pas  fc 
laifTer  furprendre  par  leur  éclat ,  ni  les  pré- 
férer à  la  fcience  de  l'homme.  Car  ,  quoi- 
que l'imagination  attache  une  certaine  idée  de 
grandeur  à  l'Aftronomie  ,  parce  que  cette 
fcience  confidére  de  grands  objets  ,  des  objets 
éclatans ,  des  objets  qui  font  infiniment  éle- 
vez au  délias  de  tout  ce  qui  nous  environne , 
il  né  faut  pas  quercfprit  révère  aveuglémxCnt 
cette  idée  :  il  s'en  doit  rendre  le  juge  ,  &  le 
maître  ,  &  la  dépouiller  de  ce  fafte  ïènfible 
qui  étonne  la  raifon.  Il  faut  que  l'elpritjuge 
de  toutes  chofes  félon  fes  lumières  intérieu- 
res, fans  écouter  le  témoignage  faux  &  con- 
fus 


PREFACE. 

fus  defès  fcns,  &  as.  Ibii imagination;  &s'il 
examine  à  la  lumière  pure  de  la  vérité  qui 
réclaire ,  toutes  les  fciences  humaines ,  on  ne 
craint  point  d'afTûrer  qu'il  les  méprifera  prelr 
que  toutes  ,  &  qu'il  aura  plus  d'eftime  pour 
celle  qui  nous  apprend  ce  que  nous  fbmmes, 
que  pour  toutes  les  autres  enfemble. 

On  aime  donc  mieux  exhorter  ceux  qui 
ont  quelque  amour  pour  la  vérité,  à  juger  du 
fujet  de  cet  Ouvrage  félon  les  réponles  qu'ils 
recevront  du  fbuverain  Maitre  de  tous  les 
homm>es  *  après  qu'ils  l'auront  interrogé  par 
quelques  réflexions  féricufes  ,  que  de  les  pré- 
venir par  de  grands  difcours ,  qu'ils  pourroient 
peut-être  prendre  pour  des  lieux  communs , 
ou  pour  de  vains  ornemens  d'une  Préface. 
Que  s'ils  fe  perlùadent  que  ce  lujet  foit  digne 
de  leur  application  &  de  leur  étude  ,  on  les 
prie  de  nouveau  de  ne  point  juger  des  chofes 
qu'il  renferme ,  par  la  manière  bonne  ou  mau- 
vaife  dont  elles  font  exprimées ,  mais  de  ren- 
trer toujours  dans  eux-mêmes ,  pour  y  en- 
tendre les  décifions  qu'ils  doivent  fuivre  ,  & 
ièlon  lesquelles  ils  doivent  juger. 

Etant  aulTi  perfuadezque  nous  lefbmmes,    Nolitc 
que  les  hommes  ne  fe  peuvent  enfeigner  les  putarc 
uns  les  autres  ;  &  que  ceux  qui  nous  écou-  9"^ï"' 
tent  n'apprennent  point  les  veritez  que  nous  ^^^^. 
drfons  à  leurs  oreilles ,  lî  en  même  tems  ce-  nem  aiU 
lui  qui  nous  les  a  découvertes  ne  les  mani-  quî^l 
feue  auffi  à  leur  efprit  ;  nous  nous  trouvons  f'f'^^^^'^^^ 

*^  homme , 

encore  Admo, 

nerc  pof- 
fumus  per  ftrcpitum  vocis  noftrx ,  fi  non  fit  intus  qui  doceat  inanis 
fit  ftrepitus  nofter.  cAug,  in  Joan.  Auditus  per  me  faftus , 
intelleûusper  qucm  ?  Diot  aliquis  &  ad  cor  veftrum ,  fed  non 
eum  videtis.  Si  JntellexilHs  fratres  ,  diftum  eft  ôccordi  vcilfo. 
Manus  Dei  eil  intelligentia.    tÀ^%  i»  70'^»'  '^f-  4^' 


1^ 

PREFACE, 
encore  obligez  d'avertir  ceux  qui  voudront  bien 
lire  cet  Ouvrage  ,  de  ne  point  nous  croire 
fur  nôtre  parole  par  inclination  ,  ni  s'oppo- 
ièr  à  ce  que  nous  difons  par  averiion.  Car 
encore  que  Ton  penfè  n'avoir  rien  avancé 
que  Ton  n'ait  appris  par  la  méditation  ,  on 
fèroit  cependant  bien  fâché  que  les  autres  fc 
contentafTent  de  retenir  &  de  croire  nos  (èn- 
timens  fans  les  fçavoir  ,  &  qu'ils  tombaffent 
dans  quelque  erreur  ,  ou  faute  de  les  en- 
tendre, ou  parce  que  nous  nous  ferions  trom- 
pez. 

L'orgueil  de  certains  Sçavans ,  qui  veulent 
qu'on  les  croie  fur  leur  parole  ,  nous  paroît 
infupportablc.  Ils  trouvent  à  redire  qu'on  in- 
terroge Dieu  après  qu'ils  ont  parlé ,  parce  qu'ils 
ne  l'interrogent  point  eux-mêmes.  Ils  s'irri- 
tent dés  que  l'on  s'oppofe  à  leurs  fentimens, 
&  ils  veulent  abfolumentque  l'on  préfère  les 
ténèbres  de  leur  imagination,  à  la  lumière  pu- 
re de  la  vérité  qui  éclaire  l'efprit. 

Nous  fommes  grâces  à  Dieu  bien  éloignez 
de  cette  manière  d'^ir ,  quoi  que  Ibuvent  on 
nous  l'attribue.    Nous  demandons  bien  que 
l'on  croye  les  faits  &  les  expériences  que  nous 
rapportons  ;  parce  que  ces  chofes  ne  s'appren- 
nent point  par  l'application  de  l'efprit  à  la  rai-» 
V.Le  fon  fouveraine  &  univerfellc.   Mais  pour  tou- 
d  M^  •-  ^^^  ^^^  veritez  qui  fe  découvrent  dans  lesveri- 
ftro  ^?^    tables  idées  des  chofes ,   que  la  Vérité  étcr- 
S.  cyiujf.  ^^^^^  ^^^^  repréfente  dans  le  plus  fecret  de  nô 
^^j.  ^*  treraifon,  nous  avertirons  exprcffément  que 
tare  reip!.  f  ^^^  ^^  s'arrête  point  à  ce  que  nous  en  pen- 
fameflè  fons  ;  Car  nous  ne  croyons  pas  quecelbitun 
lucem.     petit  crime  que  de  fe  comparer  à  Dieu  ,  en  do- 
„  f ?•  ^*^  minant  ainli  fur  les  eû)rits. 
^>^-  La 


•    11. 

PREFACE, 

La  principale  raifon  pour  laquelle  on  fbu- 
haitte  extrêmement,que  ceux  qui  liront  cetOu- 
vrage  s'y  appliquent  de  toutes  leurs  forces , 
c'eit  que  l'on  defîre  d'être  repris  des  fautes 
qu'on  pourroit  y  avoir  commilès  :  car  on  ne 
s'imagine  pas  être  infaillible.  On  a  une  lî  étroi- 
te liailbn  avec  fon  corps  ,  &  on  en  dépend  fî 
fort ,  que  l'on  appréhende  avec  raifon ,  de 
n'avoir  pas  toujours  bien  difcerné  le  bruit  con- 
fus ,  dont  il  remplit  l'imagination  ,  d'avec  la 
voix  pure  de  la  vérité  quiparleàreÇ>rit. 

S'il  n'y  avoit  que  Dieu  qui  parlât ,  &  que 
l'on  ne  jugeât  que  (èlon  ce  qu'on  entendroit, 
on  pourroit  peut-être  ufèr  de  ces  paroles  de 
JeSuS-Chri  ST  :  ^e  juge  félon  ce  que  fentens ,  ^!<^"'  *"- 
^  mon  jugement  eft  jufte  ^  véàtable.    Mais  judico,& 
on  a  un  corps  qui  parle  plus  haut  que  Dieu  judicium 
même  ,    &  ce  corps  ne  dit  jamais  la  vérité,  fneum 
On  a  de  l'amour  propre  ,  qui  corrompt  les  '^"'J'ia 
paroles  de  celui  qui  dit  toujours  la  vérité.  Et  non^qu^. 
on  a  de  l'orgueil ,  qui  infpire  l'audace  de  ju-  lo  voiun- 
gcr  fans  attendre  les  paroles  de  la  vérité ,  fè-  **^^"^ 
Ion  lefquelles  feules  on  doit  juger.  Car  la  pria-  ^^*"^*^ 
cipale  caufè  de  nos  erreurs ,  c'eft  que  nosju-^^    ' 
gemens  s'étendent  à  plus  de  chofès  que  la  vue 
claire  de  nôtre  efprit.    Je  prie  donc  ceux  à 
qui  Dieu  fera  connoître  mes  cgaremens  ,  de 
me  redrefTer  ,  afin  que  cet  Ouvrage  que  je  ne 
donne  que  comme  un  efïài  dont  le  fùjet  efl 
tres-digne  de  l'application  des  hommes ,  puiiTe 
peu  à  peu  fè  peifedionner. 

On  nel'avoit  entrepris  d'abord  que  dans  le 
defTein de  s'inûruire ;  mais,  quelques perfbn- 
nes  ayant  crû  qu'il  fëroit  utile  de  le  rendre 
public,  on  s'eft  rendu  à  leurs raifbns d'autant 
plus  volontiers ,  qu'une  des  principales  s'ac- 

cor- 


PREFACE. 

cordoit  avec  ce  defir  que  l'on  avoit  de  s'être 
utile  à  foi -même.  Le  véritable  moïen  di- 
foient'ils  de  s'inftruire  pleinement  de  quelque 
matière ,  c*eft  de  propofer  aux  habiles  gens 
les  fentimens  qu'on  en  a.  Cela  excite  nôtre 
attention  &  la  leur.  Quelquefois  ils  ont  d'au- 
tres véritex  que  nous;  &  quelquefois  ils  pouf- 
fent certaines  découvertes  qu  on  a  négligées 
parparefïè,  ou  qu'on  a  abandonnées  faute  de 
courage  &  de  force. 

C'eft  dans  cette  vue  de  mon  utilité  parti- 
culière ,  &  de  celles  de  quelques  autres  ,  que 
je  me  hazarde  à  être  Auteur.    Mais  afin  que 
mes  cfpérances  ne  foient  point  vaines  je  don- 
ne cet  avis ,  qu'on  ne  doit  pas  fe  rebuter  d'a- 
bord, fi  Ton  trouve  des  chofes  qui  choquent 
les  opinions  ordinaires  que  l'on  voit  approu- 
vées généralement  de  tous  les  hommes  & 
dans  tous  les  fîécles.    Ce  font  les  erreurs  les 
plus  générales  que  je  tâche  principalement  de 
,      .   détruire.  Si  les  hommes  étoient  fort  éclairez, 
hoc  vide-  l'approbation  univerfelle  feroit  une  raifon, 
re  non      mais  c'cft  tout  le  contraire.  Que  l'on  foit  donc 
poteft ,    averti  une  fois  pour  toutes ,  qu'il  n'y  a  que  la 
affîtu?     raifon  qui  doive  préfider  au  jugement  detou- 
poiTemc-  tes  les  opinions  humaines ,  qui  n'ont  point  de 
rcatur ,    rapport  à  la  foi ,  de  laquelle  feule  Dieu  nous 
nec  ad     inftroit  d'une  manière  toute  différente  de  celle 
nem  dif.  ^^^^  ^^  ^^^^  découvre  les  chofès  naturelles, 
putato-    Que  l'on  rentre  dans  foi-méme  j  &que  l'on 
rem  pul-  s'approche  de  la  lumière  qui  y  luit  incefîàm* 
qII^^     ment,  afin  que  cette  raifon  foit  plus  éclairée, 
non  legit  t  Que  l'on  évite  avec  foin  toutes  les  fondations 
legat,  fed  trop  vives ,  &toutes  les  émotions  de  l'ame  qui 

adDeum  rel- 

iai vato- 

lem  ut  quod  non  valet  viîear.  J?/».  1 1 2,-.  C,  I  i-  Supîevqrie  i]li  qui  Fa- 
nvn  Vi\-:^-:s  - '-n.:ir  :ir:^n'.-^%:.t  i;îJicr  Cent  tp  fnid^-r.c  -.  j. 


PREFACE. 

rempliiïent  la  capacité  de  refprit.  Car  le  plus 
petit  bruit ,  le  moindre  éclat  de  lumière ,  diffi- 
pent  quelquefois  la  vûë  de  Tefprit  :  il  eftbon 
d'éviter  toutes  ces  choies ,  quoi  qu'il  ne  fait 
pas  abfolument  néceflàire.  Et  fi  en  failànt  tous 
fesefforts,  on  ne  peut  rélîfter  aux  impreffions 
continuelles  que  nôtre  corps ,  &  les  préjugez 
de  notre  enfance  font  fiir  nôtre  imagination , 
il  eft' néceflàire  de  recourir  à  la  prière  ,  pour 
recevoir  de  Dieu  ce  que  Ton  ne  peut  avoir  par 
^  propres  forces  i  uns  cefTer  toutesfois  de 
réfîfter  à  fes  fèns  :  car  ce  doit  être  l'occupation 
continuelle  de  ceux  qui  à  l'exemple  de  faint 
Auguftin  ont  beaucoup  d'amour  pour  la  vie- 
jrité. 


■  VulU 


NuUo  modo  refiflitur  corporis  fenfibur,  QJJJE. 
NOBIS  SACR^ATISSIMA  DISCIPLINA 
EST  ,  fîper  eos  mfltBis  flagis  vulneribufque 
blandimur.     Ep.  72. 

La  âivifion  de  tout  l'Ouvrage  fe  trouvera  expli^ 
quù  dam  k  quatrk'me  Chapitre, 


PRE- 


^^^^^ 


m. 


PREFACE 

P  O  U  R    LE  S  ^ 

ECL  AIRCISSEMENS, 

Où  Von  fait  voir  ce  qu" il  faut  pen^ 
fer  des  diversjugemens  qu'ion  for- 
te ordinairement  des  Livres  qui 
combattent  les  préjuge^^. 

O  R  s  qu'un.  Livre  doit  paroî- 
tre  au  jour  ,  on  ne  Içait  qui 
confùlter  pour  apprendre  ia 
deftinée.  Les  Aftres  ne  préfî- 
dent  point  à  fà  nativité ,  leurs 
influences  n'agifTent  point  fur 
lui ,  &  les  Aftrologues  les  plus 
hardis  n'oient  rien  prédire  lur  les  diverlès  for- 
tunes qu'il  doit  courir.  Comme  la  véri- 
té n'efl:  pas  de  ce  monde  ,  les  corps  célc- 
ftes  n'ont  fur  elle  aucun  pouvoir  ;  &  ,  com- 
me elle  eft  d'une  nature  toute  fpirituelle  , 
les  divers  arrangemens  de  la  matière  ne 
peuvent  rien  contribuer  à  Ion  établiiïè- 
ment  ou  à  là  ruine.  D'a'lleurs  les  jugem.ens 
des  hommes  font  C\  difFérens  à  F  égard  des 
mêmes  chofes ,  qu'on  ne  peut  guéres  deviner 
avec  plus  de  témérité  &  d'imprudence  3  que 

■^^  lors 


PREFACE. 

lors  qu'on  prophétilè  l'heureux  ,  ou.  le  mal- 
heureux fuccez  d'un  Livre.  De  forte  que 
tout  homme  ,  qui  le  hazarde  à  être  Auteur , 
fè  hazarde  en  même  tems  à  pafTer  dans  l'elprit 
des  autres  hommes  pour  tout  ce  qu'il  leur 
plaira.  Mais  entre  Les  Auteurs,  ceux  qui  com- 
battent les  préjugez  ,  doivent  fe  tenir  alïùrez 
de  leur  condamnation  :  leurs  ouvrages  font 
trop  de  peine  à  la  plupart  des  hommes  ;  & 
s'ils  échapent  aux  paiGons  de  leurs  ennemis, 
ils  ne  doivent  leur  lalut  qu'à  la  force  toute  puif- 
iante  de  la  vérité  qui  les  protège. 

C'eft  un  défaut  commun  à  tous  les  hom- 
mes d'être  trop  promtsà  juger  :  car  tous  les 
hoi.imes  font  fojets  à  l'erreur  ,  &  ce  n'eft 
qu'à  caufe  de  ce  défaut  qii'ilsyfontfujets.  Or 
tous  les  jugemens   précipitez  font  toujours 
conformes  aux  préjugez.   Ainii  les  Auteurs, 
qui  combattent  les  préjugez ,  ne  peuvent  man- 
quer d'être  condamnez  par  tous  ceux  ,  qui 
confùltent  leurs  anciennes  opinions ,   com- 
me les  loix  félon  lelquelles  ils  doivent  toujours 
prononcer.  Car  enfin  la  plupart  des  Leâeurs 
font  en  même  temsjuges&  parties  de  ces  Au- 
teurs.   Ils  font  leurs  iuges ,  on  ne  peut  leur 
contefter  cette  qualité  :  &  ils  font  leurs  par- 
ties ,  parce  que  ces  Auteurs  les  inquiètent  dans 
la  poÔèffion  de  leurs  préjugez  ,   for  lesquels 
îls  ont  droit  de  prelçription ,  &  avec  leiquels 
ilsfe  fontfamiliarifcz  depuis  plufieur s  années. 
J'avoue  qu'il  y  a  bien  de  l'équité,  de  la  bon- 
ne foi ,  &  du  bon  fensdans  beaucoup  de  Le- 
deurs,  &  qu'il  fe  trouve  quelquefois  des  Ju- 
ges allez  raifonnabks ,  pour  ne  pas  fîiivre  les 
icntimens  communs ,  comme  les  régies  infail- 
libles de  la  vérité.    Il  y  en  aplufîeurs.,  qui 

ren* 


^4  — 

PREFACE, 

rentrant  en  eux-mêmes  ,  confiiltent  la  vérité 
intérieure  ,  félon  laquelle  on  doit  juger  de 
toutes  chofes.  Mais  il  y  en  a  très  peu  qui 
la  coniùltent  en  toutes  rencontres  :  &  il  n'y 
en  a  point  qui  la  confultent  avec  toute  l'at- 
tention &  toute  la  fidélité  néceflaire ,  pour 
ne  prononcer  jamais  que  des  jugemens  );éri- 
tables.  Ainfi,  quand  on  foppoferoit  qu'il  n'y 
auroit  rien  à  redire  dans  un  ouvrage  ,  ce  que 
l'on  ne  peut  fe  promettre  làns  vanité  ;  je  ne 
croi  pas  que  l'on  pût  trouver  un  lèul  homnie 
qui  l'approuvât  en  toutes  chofes  ,  principa-^ 
lement  lî  cet  ouvrage  combattoit  lès  préju*- 
gez  :  puis  qu'il  n'eft  pas  naturellement  polTi- 
ble  qu'un  juge  incefTammeht  oiFencé ,  irrité , 
outragé  par  une  partie,  lui  rende  une  entière 
juftice  ,  &  qu'il  veuille  bien  ïè  donner  la 
peine  de  s'appliquer  de  toutes  fès  forces  pour 
confidérer  des  raifons  ,  qui  lui  paroiffent  d'a- 
bord comme  des  paradoxes  extravagans  ,  ou 
des  paralogifmes  ridicules. 

Mais  ,  quoi  qu'on  trouve  dans  un  ouvra- 
ge beaucoup  de  chofes  qui  plaifent  ,  s'il  arri- 
ve qu'on  en  rencontre  quelques  unes  qui  cho- 
quent, il  m.e  femble  qu'on  ne  manque  guér es 
d'en  dire  du  mal ,  &  qu'on  oublie  fouvent  d'en 
dire  du  bien.  Il  y  a  mille  motifs  d'amour  pro  * 
pre  qui  nous  portent  à  condamner  ce  qui 
nous  de'plaît  i  &c  la  raifon  en  cette  rencon- 
tre juftifie  pleinement  ces  motifs  :  car  on  s'i- 
magine condamner  l'erreur  &  défendre  la 
vérité,  lors  qu'on  défend  fes  préjugez,  &quc 
l'on  condamne  ceux  qui  les  attaquent.  Ainfî 
les  juges  les  plus  équitables  des  livres  ,  qui 
combattent  les  préjugeî  ,  en  portent  ordinai- 
rement des  jugemens  généraux  ,  qui  ne  font 

'^'^  z  pas 


PREFACE. 

pas  fort  favorables  à  ceux  qui  les  ont  com- 
poièz.  Ils  diront  peut-être  qu'il  y  a  quelque 
chofe  de  bon  dans  un  tel  Ouvrage  ,  &  que 
l'Auteur  y  combat  avec  raifon  certains  pré- 
jugea :  mais  ils  ne  manqueront  pas  de  le  con- 
damned:,&  de  décider  en  juge,avec  force  &  gra~ 
vite ,  &  dire  qu'il  pouiïe  les  chofes  trop  loin  en 
telles  &  telles  rencontres.  Car  lors  que  T  Auteur 
combiit  des  préjugez  ,  dont  le  Le6lcur  n'eft 
point  prévenu,  tout  ceque  dit  cet  Auteur  pa- 
roît  aflez  raifonnable  :  mais  T Auteur  outre 
toujours  les  choies,  lors  qu'il  combat  des  pré- 
jugez dans  lesquels  le  Ledeur  eft  trop  forte- 
ment engagé. 

Or  ,  comme  les  préjugeï  de  différentes 
perfonnes  ne  font  pas  toujours  les  mômes ,  fî 
fon  reciieilloit  avec  foin  tous  les  divers  ju- 
gemens  que  l'on  porte  iur  les  mêmes  cho- 
ies ,  on  verroit  affez  Ibuvent ,  que  félon  ces 
jugemens  ,  il  n'y  auroit  rien  de  bon  ,  &  en 
même  tems  rien  de  méchant  dans  ces  fortes 
d'ouvrages.  Il  n'y  auroit  rien  de  bon  ,  car  il 
n'y  a  point  de  préjugé  que  quelques  uns  n'ap- 
prouvent :  &  il  n'y  a  aulTi  rien  de  méchant ,  car 
il  n'y  a  point  auflî  de  préjugé  que  quelques- 
uns  ne  condamnent.  Ainli  ces  jugemens  font 
il  équitables ,  que  ii  l'on  prétend  oit  s'en  fervir 
pour  réformer  fon  ouvrage  ;  il  faudroit  né- 
çeiîàirement  tout  effacer  ,  de  peur  d'y  rien 
laifTer  qui  fût  condamné  ,  ou  n'y  point  tou- 
cher, de  peur  d'en  rien  ôcer  qui  fût  approu- 
vé. De  Ibrte  qu'un  pauvre  Auteur  ,  qui  ne 
veut  choquer  perfonne  ,  fc  trouve  fort  em- 
baralTé  par  tous  ces  jugemens  divers  qu'on 
prononce  de  toutes  parts  contre  lui  &  en  fa 
faveur  :  &  s'il  ne  fe  réibut  à  demeurer  ferme 

& 


PREFACE. 

&  à  pafîèf  pour  obftiné  dans  fès  fentimens^, 
il  eft  abfolument  nécelïàire  qu'il  fè  contredi- 
fe  à  tous  momens ,  &  qu'il  prenne  autant  de 
formes  différentes  qu'il  y  a  de  têtes  dans  tout  un 
peuple. 

Cependant  le  tems  rend  juftice  à  tout  le 
monde  ;  &  la  vérité  ,  qui  paroît  d'abord 
comme  unphantôme  chimérique  &  ridicule, 
le  fait  peu  à  peu  fentir  :  On  ouvre  les  yeux, 
on  la  confidere  ,  on  découvre  fes  charmes, 
&  l'on  en  eft  touché.  Tel ,  qui  condamne 
un  Auteur  liir  un  fentiment  qui  le  choque^ 
le  rencontre  par  hazard  avec  une  perlbnne 
qui  approuve  ce  même  fentiment ,  &  qui  con- 
damne au  contraire  quelques  opinions  que: 
l'autre  reçoit  comme  incontcftables:  chacun 
parle  alors  félon  fa  penfée,  &  chacun  fccon^ 
tredit.  On  examine  de  nouveau  fes  raifons 
&  celles  des  autres  :  on  difpute  ,  on  s'appli^ 
que  ,  on  héfite  ,  on  ne  juge  plus  fî  facile-' 
ment  de  ce  que  l'on  n'a  pas  examiné  ;  &  fi 
l'on  vient  à  changer  de  fentiment  ,  &  à  re^ 
connoiftre  que  l'Auteur  eft  plus  raifonnable 
qu'on  ne  penlbit ,  il  s'excite  dans  le  cœur 
une  fecrette  inclination  ,  qui  porte  quelque^ 
fois  à  en  dire  autant  de  bien  que  l'on  en  a- 
dit  de  mal.  Ainii  celui  qui  fe  tient  ferme  à 
la  vérité  ,  quoi  qu'il  choque  d*abord  &  pafTc. 
pour  ridicule  ,  ne  doit  pas  défefperer  de  voir 
quelque  jour  la  vérité ,  qu'il  défend  ,  triom- 
pher de  la  préoccupation  des  hommes.  Car  il 
y  a  cette  différence  entre  les  bon^  &  les  mé' 
chans  livres,  entre  ceux  qui  éclairent  l'efprit 
&  ceux  qui  flattent  les  fens  &  l'im^ination , 
que  ceux-ci  paroilTent  d'abord  charmans  & 
agréables  ,  &  qu&  le  tems  les  flétrit  \  &  que 


P  R  E  F  A^C  E. 

les  autres  au  contraire  ont  jenelçai  quoi  d'é- 
trange &  de  rebutant  qui  effarouche  &  fait 
peine  :  m^is  on  les  goûte  avec  le  tems  ,  &  à 
proportion  qu'on  les  lit  &  qu'on  les  médite,  car 
le  tems  régie  ordinairement  le  prix  des  choies. 
Les  livres  qui  combattent  les  préjugez  , 
menant  à  la  vérité  par  des  routes  nouvelles , 
demandent  encore  bien  plus  de  tems  que  les 
autres  pour  faire  le  fruit  que  les  Auteurs  en 
attendent.     Car  ,   comme  l'on  eft  fouvent 
trompé  dans  l'efperance  que  donnent  ceux 
qui  compofent  ces  fortes  d'ouvrages  ;   il  y  a 
peu  de  perfonnes  qui  les  iifent ,  encore  moins 
qui  les  approuvent ,  p  refque  tous  les  condam^ 
nent  foit  qu'ils  les  Iifent  ou  ne  les  Iifent  pas  ; 
&  quoi  que  l'on  loit  certain  que  les  chemins 
les  plus  battus  ne  conduifent  point  où  l'on  a 
delTein  d'aller  ,  cependant  la  frayeur  que  l'on 
a  dés  l'entrée  de  ceux  ,  où  l'on  ne  voit  point 
de  vefliges ,  fait  qu'on  n'ofe  s'y  engager.  On 
ne  levé  point  la  vue  pour  fe  conduire  :  on 
fiiit  aveuglement  ceux  qui  précèdent:  la  com- 
pagnie divertit  &  confole:  on  ne  penfe  point 
à  ce  qu'on  fait  :  on  ne  fent  point  où  l'on  va: 
on  oublie  même  alTez  fouvent  où  l'on  a  def- 
fein  d'aller. 

Les  hommes  font  faits  pour  vivre  en  fo- 
cieté  :  mais  ,  pour  Fentretenir ,  ce  n'eftpas 
allez  de  parler  une  même  langue  ,  il  faut  te- 
nir un  même  langage  :  il  faut  penfer  les  uns 
comme  les  autres  :  il  faut  vivre  d'opinion 
comme  Ton  agit  par  imitation.  On  penfe 
commodément ,  agréablement  &  fûrement 
pour  le  bien  du  corps,  &  l'établilTement  de 
là  fortune  ,  lors  qu'on  entre  dans  les  lènti- 
mens  des  autres ,  oc  qu'on  fe  laiffe  perlùader 

par 


PREFACE, 

par  l'air  ou  l'imprefllonfenfible  de  rimagina- 
tion  de  ceux  qui  nous  parlent.  Mais  on  feuf- 
fre  beaucoup  de  peine  ,  &  Ton  expofe  fa  for- 
tune à  de  grands  dangers ,  lors  qu'on  ne  veut 
écouter  que  la  vérité  intérieure  ;  &  qu'on  re- 
jette avec  mépris  &  avec  horreur  tous  les  pré- 
jugez des  fens ,  &  toutes  les  opinions  qui  ont 
été  reçues  fans  examen. 

Ainfi  tous  ces  faifeurs  de  Livres  qui  atta- 
quent les  préjugez  font  bien  trompez  ,  s'ils 
prétendent  par  là  fe  rendre  recommandables. 
Peut-être  que  s'ils  réuffifTent  ,  un  petit  nom- 
bre de  ïçavans  parlera  de  leur  ouvrage  avec 
des  termes  honorables  ,  après  qu'ils  feront 
eux-mêmes  réduits  en  cendre  :  mais  pendant 
leur  vie ,  qu'ils  s'attendent  d'être  négligez  de 
la  plupart  des  hommes ,  &  méprifez ,  calom- 
niez, ,  perfëcutez  par  les  perlbnnes  mêmes 
qu'on  regarde  comme  tres-fages  &  tres-mode- 
rées. 

En  effet  il  y  a  tant  de  raifons ,  &  des  rai- 
fons  fi  fortes  &  fi  convaincantes ,  qui  nous 
obligent  à  agir  ,  comme  ceux  avec  qui  nous 
vivons ,  qu'on  a  fouvent  droit  de  condamner, 
comme  des  efprits  bizarres  &  capricieux  , 
ceux  qui  ne  font  pas  comme  les  autres  :  & 
parce  qu'on  ne  diftingue  pas  alTez  entre  agir 
&  penlèr  ,  on  trouve  d'ordinaire  fort  mau- 
vais ,  qu'il  y  ait  des  gens  qui  combattent  les 
préjugez.  On  croit  que  pour  garder  les  ré- 
gies de  la  focieté  civile  ,  il  ne  fiiffitpas  de  ië 
conformer  extérieurement  aux  opinions  & 
aux  coutumes  du  pais  où  l'on  vit.  On  pré- 
tend que  c'eft  témérité  que  d'examiner  les 
fentimens  communs  ,  &  que  c'eft  rompre 

^^4  la 


PREFACE. 

la  charité  que  de  conlùlter  la  vérité  :  par- 
ce que  ce  n'eft  pas  tant  la  vérité  qui  unit 
les  focietez  civiles  que  Topinion  &  la  cou- 
tume. 

Ariftote  eft  reçu  dahs  les  Univerfitez  com- 
me la  régie  de  la  vérité  :  on  le  cite  comme 
infaillible  :  c'eftunehéreliephilofophiqueque 
de  nier  ce  qu'il  avance:  en  un  mot  on  le  ré- 
vère comme  le  génie  de  la  nature  ,  &  avec 
tout  cela  ceux  qui  fçavent  le  mieux  là  Phy- 
lîque  ne  rendent  railbn ,  &  ne  font  peut-être 
convaincus  de  rien  ;  &  les  écoliers  qui  fbr- 
tent  de  Philofophie  n'ofènt  mêmes  dire  de- 
vant des  perfonnes  d'efprit  ce  qu'ils  ont  ap* 
pris  de  leurs  maîtres.  Cela  fait  peut-être  af- 
iez  comprendre  à  ceux  qui  y  font  réflexion , 
ce  qu'on  doit  croire  de  ces  fortes  d'études ,, 
car  une  do6l:rine  ,  qu'il  faut  oublier  pour  de- 
venir raifonnable  ,  ne  parok  pas  fort  folide. 
Cependant  on  palTeroit  pour  téméraire,  fî 
Ton  vouloit  faire  connoitre  la  fauflèté  des 
raifons  qui  autorifent  une  conduite  fî  extra- 
ordinaire ;  &  l'on  ne  manqueroit  pas  de  fe 
faire  des  affaires  avec  ceux  qui  y  trouvent  leur 
conte,  fi  l'on  étoit  aiTez  habile  pour  détrom- 
per le  public. 

N'eft -il  pas  évident  qu'il  faut  le  fervir  de- 
ce  qu'on  Içait  pour  apprendre  cequ'on  ne 
Içait  pas  :  &  que  ce  feroit  fe  mocquer  d'un 
François  ,  que  de  lui  donner  une  grammai- 
re ^  en  vers  Allemands  pour  luy  apprendre 
l'Allemand.  Cependant  on  met  entre  les 
mains  des  enfans  les  vers  latins  de  Deipaute- 
re  pour  leur  apprendre  le  Latin  :  des  ver$ 
«îbfcurs  en  toutes  manières  ,  à  àt$  enfans  ^ 

qui 


PREFACE. 

qui  ont  mêmes  de  la  difficulté  à  comprendre 
les  chofesles  plus  faciles.  La  raiibn,  &  mê- 
mes l'expérience  font  vilîblement  contre  cet- 
te coutume ,  car  les  enfans  font  tres-long- 
'  tems  à  apprendre  mal  le  latin.  Néanmoins 
c'eft  témérité  que  d'y  trouver  à  redire.  Un 
Chinois  qui  Içauroit  cette  coutume  ne  pou- 
roit  s'empêcher  d'en  rire  ,  &  dans  cet  endroit 
de  la  terre  que  nous  habitons  les  plus  fages  & 
les  plus  Içavans  ne  peuvent  s'empêcher  de 
l'approuver. 

Si  des  préjugez  fi  faux&  fi  grolfiers,  &des 
coutumes  fi  déraifonnables  &  de  fi  grande 
conféquence ,  ont  un  nombre  infini  de  pro- 
teéleurs  :  comment  pourroit-on  fe  rendre  aux 
raifons  ,  qui  combattent  des  préjugez  dépure 
fpéculation  ?  Il  ne  faut  que  tres-peu  d'atten- 
tion pour  découvrir  ,  que  l'inftruâion  que 
Ton  donne  aux  enfans ,  n'eft  pas  des  meil- 
leures ,  &  on  ne  le  reconnoift  pas  :  l'opinion 
&  la  coutume  l'emportent  contre  la  raiibn 
&  l'expérience.  Comment  donc  pourroit-on 
ie  perfuader  que  des  Ouvrages ,  qui  renver- 
fent  un  grand  nombre  de  préjugez  ,  ne  fè- 
roient  pas  condamnez  en  bien  des  chofes  par 
ceux-mémes  qui  pafïent  pour  les  plus  fçavans 
&  pour  les  plus  fages  ? 

Il  faut  prendre  garde  que  ceux  qui  pafiTent 
dans  le  monde  pour  les  plus  éclairez  &  les 
plus  habiles ,  font  ceux  qui  ont  le  plus  étudié 
dans  les  livres  bons  &  méchans  :  ce  font  ceux 
qui  ont  la  mémoire  plus  heureufe  ,  &  l'ima- 
gination plus  vive  &  plus  étendue  que  les  au- 
tres. Or  ces  fortes  de  perfonnes  jugent  or- 
dinairement ,de  toutes  chofes  promptement 


3f. 

PREFACE. 
&  ûns'examen<  Ils  confùltent  leur  mémoi- 
re ,  &  ils  y  trouvent  d'abord  la  loi ,  ou  le 
préjugé  ,  félon  lequel  ils  décident  fans  beau- 
coup de  réflexion.  Comme  ils  fè  croient 
plus  habiles  que  les  autres ,  ils  ont  peu  d'at- 
tention à  ce  qu'ils  lifent.  Ainii  il  arrive  fou  • 
vent  que  des  femmes  &  des  enfans  reconnoif- 
fent  bien  la  fauffeté  de  certains  préjugez  que 
l'on  a  combattus  ;  parce  qu'ils  n'ofent  juger 
£àns  examiner  ,  &  qu'ils  apportent  à  ce  qu'ils 
lilènt  toute  l'attention  dont  ils  font  capa- 
bles :  &  les  fçavans  au  contraire  demeurent 
fortement  attachez  à  leurs  opinions  ;  par- 
ce qu'ils  ne  fe  donnent  point  la  peine  d'e- 
xaminer celles  des  autres  ,  lors  qu'elles 
font  tout- à -fait  contraires  àcequ'ilspenfent 
déjà. 

,  Pour  ceux  qui  Ibnt  dans  le  grand  monde , 
ils  tiennent  à  tant  de  chofes  qu  ils  ne  peuvent 
pas  facilement  rentrer  dans  eux  -  mêmes ,  ni 
apporter  une  attention  fuffilànte  pour  difcer- 
ner  le  vrai  du  vrai  -  femblable.  Néanmoins 
ils  ne  font  pas  extrêmement  attachez  à  de  cer- 
tains préjugez  :  car  pour  tenir  fortement  au 
monde  ,  il  ne  faut  tenir  ni  à  la  vérité  ni  à  la 
vraifemblance.  Comme  l'humilité  apparen- 
te ,  ou  l'honéteté  &  la  modération  extérieu- 
re font  des  qualitcz  aimables  à  tout  le  mon- 
de ,  &  abfolument  néceiTaires  pour  entrete- 
nir la  focieté  parmi  ceux  qui  ont  beaucoup 
d'orgueil  &  d'ambition  ;  les  gens  du  monde 
fe  font  une  vertu  &  un  mérite  de  ne  rien  af- 
furer  &  de  ne  rien  croire  comme  inconte- 
ftable.  C'a  toujours  été  ,  h  ce  fera  toujours 
la  mode  de  regarder  toutes  chofes  comme 

pro- 


PREFACE. 

problématiques ,  &  de  parler  cavalièrement 
des  veritez  même  les  plus  làintes  pour  ne  pa- 
roître  entêté  de  rien.  Car  >  comme  ceux 
dont  je  parle  ne  s'appliquent  à  rien  ,  &  n'ont 
d'attention  qu'à  leur  fortune  ,  il  n'y  a,  point 
de  dilpofîtion  qui  leur  foit  plus  commode 
&  qui  leur  paroifîè  plus  raiîbrmable  ,  que 
celle  que  la  mode  juftifie.  Ainfi  ^  ceux  qui 
attaquent  les  préjugez  ,  flattant  d'un  côté 
l'orgueil  &  la  parefie  des  gens  du  monde  , 
ils  en  Ibnt  bien  reçus  ;  mais  s'ils  prétendent 
aiïurer  quelque  chofe  comme  inconteftable , 
&  faire  connoitre  la  vérité  de  la  Religion  & 
de  la  Morale  Chrétienne  ,  ils  les  regar- 
dent comme  des  entêtez  ,  &  comme  des  gens 
qui  fe  làuvent  d'un  précipice  pour  fe  perdre 
dans  un  autre. 

Ce  que  je  viens  de  direluffit ,  cemefem- 
ble  ,  pour  faire  juger  ce  que  je  pourois  ré- 
pondre aux  différens  jugemens  ,  que  diver- 
iès  perlbnnes  ont  prononcé  contre  le  Livre 
de  la  Rscherche  de  la  Veritz  ,  &  je  ne  veux 
pas  faire  une  application  que  tout  le  mon- 
de peut  faire  utilement  &  .fans  peine.  Je 
fçai  bien  que  tout  le  monde  ne  la  fera  pas  : 
mais  il  fembleroit  peut-être  que  je  me  fe- 
rois  juftice  à  moi-même  ,  fi  je  me  défen- 
dois  autant  que  je  le  pourois  faire.  J'aban- 
donne donc  mon  droit  aux  Leâieurs  atten- 
tifs ,  qui  ibnt  les  Juges  naturels  des  Li- 
vres i  &  je  les  conjure  de  fe  Ibuvenir  de  la 
prière  que  je  leur  ai  déjà  faite  dans  la  pré- 
face de  la  Recherche  de  la  vérité  &  ailleurs: 
Ve  ne  juger  de  mes  fentimens  que  félon  le^ 
n^onfes  claires  &  difiin^es  q^iî*ils  recevront 

de 


33: 

^        PREFACE, 

de  l* unique  Maître  de  tous  les  hommes ,  après 
qu'ails  Sauront  interrogé  par  une  attention 
Jerieufe.  Car  s'ils  confùltent  leurs  préju- 
gea comme  les  loix  décifives  de  ce  qu'on 
doit  croire  du  livre  de  la  E^cherche  de  la 
Veritz\  j'avouë  que  c'eft  un  fort  méchant 
Livre  >  puis  qu'il  eft  fait  exprés  pour  faire 
connoiftre  la  faufTeté  &  l'injuftice  de  ces 
loix. 


DE 


DELA 

RECHERCHE 

DELA 

VERITE. 


LIVRE    PREMIER. 

DES     EB^B^EVR^S      DES      SENS, 

CHAPITRE    PREMIER.  q^^^^ 

I.  De  la  nature  O"  des  propriété^  de  l'entendement^       ^\ 
II.  De  la.  nature  €r  des  propriété^  de  là  volonté,  O* 
ce  fde  c'ejl  ^ue  la  liberté. 

'Erreur  ell  la  caufè  ae  la  mi- 
icre  des  hommes  i  c'efl:  le  mau- 
vais principe  qui  a  produit  le  mal 
dans  le  monde  5  c'eft  elle  qui  fèit 
naître  &  qui  entretient  dans  nô- 
tre ame  tous  les  maux  qui  nous 
affligent ,  &  nous  ne  devons  point 
elpe'rer  de  bon-heur  IbHde  &  véritable  ,  qu'en  tra-^ 
vaillant  fe'rieuftment  à  l'éviter* 

L'Ecriture-Sainte  nous  apprend ,  que  les  hommes 
ne  font  miférables  ,  que  parce  qu'ils  lont  pécheurs  Se 
criminels  :  &  ils  ne  feroient  ni  pécheurs ,  ni  crimi- 
nels 5  s'ils  ne  iè  rendoient  point  elclayes  du  péché  jeu 
confentant  à  l'erreur» 

A  S'il 


i  ^  DE  LA  RECHERCHE 
Chap»  S'il  efl  donc  vrai ,  c|ue  l'erreur  foit  l'origine  delà 
I»  mifère  des  hommes ,  il  eft  bien  jufte  que  les  hotîï- 
mes  faïTent  efFort  pour  s'en  délivrer.  Et  certaine-'^ 
ment  leur  efFort  ne  fera  pas  inutile  &  fans  réconi- 
pcnfe ,  quoi  qu'il  n'ait  pas  tout  l'effit  qu'ils  poud- 
roient fbuhaitter.  Si  l.es  liommes  ne  deviennent  pas 
infailiibles  ,  ils  fè  tromperont  beaucoup  moins ,  & 
s'ils  ne  fè  délivrent  pas  entièrement  de  JeUrs  maux, 
ils  en  e'viteront  au  moins  quelques-uns.  On  ne  doit 
pas  en  cette  vie  efpérer  une  entière  félicité,  parce 
qu'ici  bas  on  ne  doit  pas  prétendre  à  l'infaillibilité: 
mais  on  doit  travailler  fans  celle  à  ne  fe  point  trom- 
per ,  puifquon  fbuhaitte  fans  celle  de  fe  délivrer  de 
f^  miféres  :  En  un  mot  comme  on  délire  avec  ar- 
deur un  bon -heur,  fans- l'efpérer  j  on  doit  tendre 
avec  effort  à  l'infaillibilité  ,  fans  y  prétendre. 

Il  ne  faut  pas  s'imaginer  ,  qu'il  y  ait  beaucoup 
a  foufFrir  dans  la  recherche  de  la  vérité  :  H  ne  faut 
qu'ouvrir  les  yeux,  fè  rendre  attentif 5&fliivreexa- 
d;ement  quelques  régies  que  nous  donnerons  dans 
■^  tiw€  la  ^  fuite.  L'exaditude  de  l'elprit  n'a  prefque  rien 
fixiémc,  de  pénible  :  ce  n'eft  point  une  fervitude  ,  comme 
l'imagination  lareprélente;  &  fi  nous  y  trouvons 
d'abord  quelque  difficulté  ,  nous  en  recevons'  bien- 
tôt des  fatisfàdions  qai  nous  récompenfènt  bien  de 
"nos  peines;  car  enfin  il  n'y  a  qu'elle  qui  produife  la 
lumière ,  &  qui  découvre  h  y^nté. 

Mais  fans  nous  arrêter  davantage  à  préparer  i'efprit 

desLedeurs,  qu'il  eft  bien  plus  juRe  de  croire  afïèz 

portez  d'eux-mêmes  à  larecherche  de  la  vérité,exami- 

noHS  ks  caufès  8c  la  nature  de  nos  erreurs:  &  puifque  la . 

L         mahode  qui  examine  les  chofes  en  les  conlidérant 

Delana-   dans  leur  naiiTance&  dans  leur  origine,  a  plus  d'or- 

ture  O'   dre  &  de  lumière  ,&  les  tait  connoître  plus  a  fond  que 

des  pro-  les  autres ,  tâchons  de  la  mettre  ici  enufàge. 

priite::^,         L'Efprit  de  l'homme  n'étant  point  matériel  ou 

de  fen-     étendu ,  eft  fans  doute  une  fubftance  fîmple,  indivifi- 

tende-       ble,  8c  (ans  aucune  compofîtion  de  parties  :  mais  ce- 

m.ent,       pendant  on  a  coutume  de  diilinguer  en  lui  deux  fa- 

cultez> 


DE  LA  VERITE'.  tirRg  ï.  5 

cuirez  j  fçavoir  ,  r entendement  &  la  volonté,  lefqiiel-   CHAî?^ 
les  il  eft  nccefïàire  d'expliquer  d'abord  ,•  car  il  lèm-       L 
ble  que  ks  notions  ou  les  idées ,  qu'on  a  de  ces  fâ- 
cultez,  ne  font  pas alTez nettes, ni  afïez  diftindes. 

Mais  parce  que  ces  idées  font  fort  abftraites  ,  & 
qu'elles  ne  tombent  point  fous  l'imagination  ,  il 
teiTtfele  à  propos  de  les  exprimer  par  rapport  aux 
proprietez  qui  conviennent  à  la  matie'rejlefquelles  fè 
pouvant  facilement  imaginer ,  rendront  les  notions, 
qu'il  eft  bon  d'attacher  a  ces  deux  mots  entendement 
é^ volonté, ^lus  diftindtes  &  même  plus  familières. 
Il  faudra  feulement  prendre  garde ,  que  ces  rapports 
de  l'eïprit  &  de  la  matie're  ne  font'pas  entièrement  ju- 
fles ,  &  qu'on  ne  compare  enfèmble  ces  deux  genres 
d'êtres  que  pour  rendre l'efprit  plus  attentif,  &  faire 
comme  fèntir  aux  autres  ce  que  l'on  veut  dire. 

La  matie're  ou  l'e'tenduë  renferme  en  elle  deux 
pioprie'tez  ou  deux  facultez  ;  la  premie're  faculté'  eft 
celle  de  recevoir  difFe'rentes  figures,  &  la  féconde  eft 
la  capacité'  d'être  mûë.  De  même  l'efprit  de  l'hom- 
me renferme  deux  facultez  j  la  premie're  qui  eft 
l'entendement  ,  eft  celle  de  recevoir  plufieurs  idéesy 
c'eft-à-dire,  d'appercevoir  plufîeurs  chofès  ;  la  fécon- 
de qui  eft  la  volonté j  eft  celle  de  recevoir  plufieurs 
inclinations  ,  ou  de  vouloir  différentes  chofès.  Nous 
expliquerons  d'abord  les  rapports  qui  fè  trouvent 
entre  la  premie're  des  deux  facultez  qui  appartien- 
nent à  Ja  matie're ,  &  la  premie're  de  celles  qui  appar- 
tiennent à  l'efprit. 

L'e'tenduë  eft  capable  de  recevoir  de  deux  fortes 
de  figures.  Les  unes  font  feulement  exte'rieures  > 
comme  la  rondeur  à  un  morceau  de  cire  :  les  autres 
font  inte'rieures ,  &  ce  font  celles  qui  font  propres  à 
toutes  les  petites  parties  ,  dont  la  cire  eft  compofe'ej 
car  il  eft  indubitable ,  que  toutes  les  petites  parties 
qui  compojfènt  un  morceau  de  cire ,  ont  des  figures 
fort  difFe'rentes  de  celles  qui  compofent  un  m^orceau 
de  fer.  J'appelle  donc  fim^kmem  figure  celle  qui  eft 
extérieure  3  6c  j'appelle  configuration ,  la  figure  qui  eft 

A  1  irte- 


4    ^^        PE  LA  RECHERCHE 
Chap.     intérieure,  Se  qui  eft  ne'ceflaire  à  toutes  les  parties 
I.        dont  la  cire  ell  compofée,  afin  qu'elle  ibit  ce  qu'elle. 
eft. 

On  peut  dire  de  même  ,  que  les  ide'es  de  l'ame 
font  de  deux  fortes ,  en  prenant  le  nom  d'idée  en 
général,  pour  tout  ce  que  l'efprit  apperçeit  immé- 
diatement. Les  premières  nous  repré/èntent  quel- 
que cliofe  hors  de  nous ,  comme  celle  d'un  quarré, 
d'une  maifon  ,  &c.  Les  fécondes  ne  nous  repréicn- 
tentquc  ce  qui  fe  paffe  en  nous ,  comme  nos  fen je- 
tions ,  la  douleur,  le  plaifîr ,  &:c.  Car  on  "fera  voir 
dans  la  liiite ,  que  ces  dernières  idées  ne  font  rien  au- 
tre clioic,  qu'une  manière  d'être  de  l'efprit  5  &  c'eft 
pour  cela  que  je  les  appellerai  des  modifications  de 
refprit. 

On  pourroit  appeller  aufli  les  inclinations  de  l'a- 
me des  modifications  de  lamêmeame.  Car  pui.'qu'il 
eft  confiant ,  que  l'inclination  de  la  volonté  eft  une 
manière  d'être  de  l'ame ,  on  pourroit  l'appeller  mo- 
dification de  l'ame  ;  ainfî  que  le  mouvement  dans 
les  corps  étant  une  manière  d'être  des  mêmes  corps, 
on  poiu"roit  dire  que  le  mouvement  eft  une  modifi- 
cation de  la  matière.  Cependant  je  n'appelle  pas  les- 
inclinations  de  la  volonté ,  ni  les  mouvement  de  la 
m-atiéredes  modifications,  parce  que  ces  inclinations 
&  ces  mouvemens  ont  ordinairement  rapport  à  quel  ' 
que  choIè  d'extérieur  ;  car  les  inclinations  ont  rapport 
au  bien  ,  &  les  mouvemens  ont  rapport  à  quelque 
corps  étranger.  Mais  les  figures  8c  les  configurations 
des  corps,  Se  les  fenfàtions  de  l'ame,  n  ont  aucun 
rapport  néceîTaire  au  dehors.  Car  de  même  qu'une 
figure  eft  ronde ,  lorfque  routes  les  parties  extérieu- 
res-d'un  corps  font  également  éloignées  d'une  de  fès 
parties  ,  qu'on  appelle  le  centre,  fans  aucun  rapport  à 
ceux  de  dehors  :ainfi  toutes  les  fenfàtions  dont  nous 
fommes  capables  pourroient  fiibfifter,  fans  qu'il  y  eût 
aucun  objet  hors  de  nous.  Leur  être  n'enferme  point 
de  rapport  nécefîaire  avec  les  corps  qui  femblent  les 
caufer ,  comme  on  le  prouvera  ailleurs  ,  &  elles  ne 

font 


DE  LA  VERITF.  LivftE  I.  '5 

font  rien  autre  chojfè  que  l'ame  modifie'e  d'une  telle  ou  Ghap, 
telle  façon  ?  de  forte  qu'elles  font  proprement  les  modi-       I, 
ficatms  de  l'ame.  Qu]il  me  fbit  donc  permis  de  les 
nommer  aififï  pour  m 'expliquer* 

La  première  &  la  principale  des  contenances  quifê 
trouvent,  entre  la  faculté' qu'a  la  matie're  de  recevoir 
diife'rentes^^wrei'  &  diife'rentes  configurations ,  &  celle 
qu'a  i'am.e  de  recevoir  différentes  idées  &  difîe'rentes 
modifications ,  c'efl  que  de  même  que  la  :&culte'  de  rece- 
voiï  difïe'rentes  figures  &  diffe'rentes  configurations 
dans  les  corps,  efl  emiérement  paffive  &  ne  renferme 
aucune  adion  :  ainfi  la  faculté'  de  recevoir  différentes 
ide'es&  différentes  m.odificâtions  dans  l'efprit,  efl  en- 
tièrement pafïive  Se  ne  renferme  aucune  idion  ;  & 
j'appelle  cette  acuité  ou  cette  capacité  qu'a  l'ame  de 
recevoir  toutes  chofes,  E  NTE  NDE  ME  NT.  - 

D'oûil:feut  conclure  ,  que  c'eft  l'entendement  qui 
apperçoitjpuifqu'iln'y  a  que  lui  qui  reçoive  les  idées 
des  objets  ;  car  c'eft  une  même  chofè  à  l'ame  d'ap- 
percevoir  un  objet ,  que  de  recevoir  l'idée  qui  le  repré- 
^nte.  C'efl  aufli  l'entendement  qui  apperçoit  les  mo- 
difications de  l'ame ,  puifque  j'sntens  par  ce  mote?i- 
tendement ,  cette  faculté  paflîve  de  l'ame ,  par  laquelle 
elle  reçoit  toutes  les  différentes  modifications  dont  elle 
efl  eapable,  car  c'eft  la  m.ême  chofè  à  l'ame  de  recevoir 
la  manière  d'être  qu'on  appelleladouleur ,  qued'ap" 
percevoir  la  douleur  ;  puifqu'elle  ne  peut  recevoir  la 
douleur  d'autre  manière  qu'en  l'appercevant.  D'od 
l'oin  peut  conclure  que  c'eft  l'entendement  qui  imagi-» 
ne  les  objets  abfèns  ,  &  qui  fent  ceux  qui  font  préfèns  ,- 
&queiesyf».y  &  t imagination  ne  font  que  l'entende- 
meut ,  appercevant  les  objets  par  les  organes  du  corps, 
ainii  que  nous  expliquerons  dans  la  fuite. 

Or  parce  que  quand  on  fènt  de  la  douleur  ou  autre 
chofè  ,  on  l'apperçoit  d'ordinaire  par  l'entremifè  des 
organes  des/è«i-;  les  hommes  difènt  ordinairement, 
que  ce  font  les  fens  qui  l'apperçoivent ,  fans  fçavoir  di- 
Itindrement  ce  qu'ils  entendent  par  le  terme  de  fcns. 
Ils  penfènt  qu'il  y  a  quelque  faculté  difHnguée  de  i'arae 

A  5  q[Ui 


€  DE  LA  RECHERCHE 

Çhap.  qui  la  rend  elle  ou  le  cprps  capable  de  fè'ntir:  car  ils 
ï.  croyent  que  \ts  organes  des  fens  ont  véritablement 
part  à  nos  perceptions.  Ils  s'imaginent  que  le  corps 
aide  tellement  l'eiprit  à  fentir ,  que  ii  l'efprit  étoit  ië- 
pare'  du  corps ,  il  ne  pourroit  jamais  rien  ftntir.  Mais 
ils  ne  pen/ent  toutes  ces  chofes  que  par  pre'occupa- 
tion  ;  &  parce  que  dans  Te'tat  où  nous  Ibmmes ,  nous 
ne  fèntons  jamais  rien  fans  l'ufàge  des  organes  des 
/èns,  comme  nous  expliquerons  ailleurs  plus  au  long. 
C'eft  pour  nous  accommoder  à  la  manie're  ordi- 
naire de  parler,  que  nous  dirons  dans  la  fuite  que  les 
fèns  fèntent  :  mais  par  le  mot  à&fens  nous  n'enten- 
dons rien  autre  chofè  que  cette  faculté  pafîive  de  l'a- 
me,dont  nous  venons  de  parler,  c'eft-à-dire ,  l'en- 
tendement appercevant  quelque  chofè  ,  à  l'occafion 
de  ce  qui  fe  pafîè  dans  les  organes  de  fbn  corps,  félon 
l'inftitution  de  la  nature  ,  comme  on  expliquera  ail- 
leurs. 

L'autre  convenance  entre  la  faculté  paffive  de  l'ame 
&  celle  de  la  matière,  c'eft ,  que  comme  la  matie'rc 
n'eft  point  véritablement  changée  par  le  changement 
qui  arrive  à  û  figure;  je  veux  dire  par  exemple  que 
comme  la  cire  ne  reçoit  point  de  changement  confîdé- 
rablepour  être  ronde  ou  quarréerainfi  l'efprit  ne  reçoit 
point  de  changement  par  la  diverlîté  des  idées  qu'il  a  j 
je  veux  dire  que  l'efprit  ne  reçoit  point  de  changement 
confîdérable ,  quoi  qu'il  reçoive  l'idée  d'un  quarré  ou 
d'un  rond ,  en  appercevant  un  quarré  ou  un  rond. 

De  plus  )  comme  l'on  peut  dire  que  la  matière 
reçoit  des  changemens  confidérables  ,  lorfqu'elle 
-  perd  la  configuration  propre  aux  parties  de  la  cire, 
pour  recevoir  celle  qui  eft  propre  au  feu  &  à  la  fu- 
mée, quand  la  cire  fè  change  en  feu  &  en  fumée  : 
ainfi  l'on  peut  dire  que  l'ame  reçoit  des  changemens 
fort  confidérables  lorfqu'elle  change  fes  modifica- 
tions ,  &  qu'elle  fbuifre  de  la  douleur  après  avoir 
fènti  du  plaifir.  D'où  il  faut  conclure  que  les  idées 
font  à  l'ame  à'peu-prés  ce  que  les  figures  font  à  la 
matière  ,•  &  que  les  configui'ations  font  à  la  matière 

à-peu- 


DE  LA  VERITE',  Livp  I.  ^ 

à  -  peu  -  prés  ce  que  les  ièniàtions  font  à  l'amer  ChavZ 

Il  y  a  encore  d'autres  conrenances  entre  les  figU'  X» 
tes  Ô^  les  configurations  de  la  matie're  ,  &  les  idées  O* 
Us  modifications  del'efprit,  car  il  iexnble  que  la  ma- 
cère ibit  l'image  de  l'efpritj  je  veux  dire  {eulement, 
qu'il  y  a  des  propriétez  dans  la  matie're ,  qui  ont  en^- 
tr 'elles  des  rapports  alTez  approchans  de  ceux  ,  qui  fe 
trouvent  entre  les  proprie'tez  qui  appartiennent  à  l'ei- 
prit  ;  quoique  là  nature  de  l'elprit  toit  bien  différente 
de  celle  delà  matière ,  comme  on  le  verra  clairement  j  j^ 
dans  la  fuite.  _  Delana: 

Il  faut  bien  retenir  de  tout  ceci  que  par  entendement  ^^^^  ^ 
j'entens  cette  faculté'  paffive  que  l'ame  a  d'appercevoir,  ^^^  p^.^^ 
c'efl-à-dire,  de  recevoir  non  feulement  diiFérentesyên-  pyiétez 
fat  ions  i  de  même  que  la  matie're  a  la  capacité' de  rece-  ^^[^  -^q^ 
voir  toutes  fortes  dejî^«rfjexte'rieures,&dec£>«^^«-  /o;^^/.  ^ 
r-4f/o«i- inte'rieures.  deûli- 

L'autre  acuité  de  la  matière ,  c'eft  qu'elle  eft  capa-  i^^f^ 
ble  de  recevoir  plufieurs  mouvemens-,  Se  l'autre  faculté' 
de  l'ame ,  c'efl:  qu'elle  eft  capable  de  recevoir  plufieurs 
inclinations.  Comparons  enièmble  cesfaculteX' 

De  me' me  que  l'Auteur  de  la  Nature  eft  la  caufè 
uniuerfèlic  de  tous  les  mouvemens  ,  qui  fè  trouvent 
dans  la  niatiére  j  c'eft  auffi  lui  qui  eft  la  caufè  ge'ne'rale 
de  toutes  les  inclinations  naturelles,  qui  fè  trouvent  dans 
\ts  efprits:&  de  même  que  tous  le3  mouvemens  fè  font 
en  ligne  droitCjs'ils  ne  trouvent  quelques  caufès  e'tran- 
ge'res  &  particulières  qui  les  déterminent  &  qui  les 
-ÇîTôngcnt  en  des  lignes  circulaires  par  leurs  oppofî- 
tions  ;  ainfî  toutes  les  inclinations  que  nous  avons  de 
Dieu,  font  droites ,  &  elles  nepourroient  avoir  d'au- 
tre fin  que  la  polleiTion  du  bien  &  de  la  vérité' ,  s'il  n'y 
avoit  une  caule  e'trangére,  qui  déterminât  l'imprefiioii 
de  la  nature  vers  de  mauvaiîès  fins .  Or  c'eft  cette  caulc 
étrangère  qui  eft  la  caufè  de  tous  nos  maux,  &  quicoc- 
rompt  toutes  nos  inclinations» 

Pour  la  bien  comprendre  ,  il  faut  fçavoir  qu'il  y  a 
une  différence  fort  confîdérable  ,  entre  l'impreffion 
ou  le  mouvement  que  l'Auteur  de  Unature  produic 

A4  dans 


[AI>? 


If  ■  .""DE  1 A  RECHERCHÉ 
,^dans  la  matière  ,  &  l'impreflion  ou  le  mouvement 
-  ■  If  vers  le  bien  en  général  ,  que  le  même  Auteur  de  la 
nature  imprime  fans  cefîè  dans  l'eiprit.  Car  la  matié- 
-re  eft  toute  iànsaâiion:  elle  n'a  aucune  force  pour  ar- 
rêterion  mouvém.ent ,  ni  pour  le  détermnier  &  le  dé- 
tourner d'un  côté  plutôt  ciue  d'un  autre*  Son  mouve- 
ment, comm.e  l'on  vient  de  dire ,  fè  fait  toujours  en  li- 
gne droite  ,  &  lorfqu'il  eft  empêché  defe  continuer  en 
cette  manière ,  il  décrit  une  ligne  circulaire  la  plus 
gi'ande  qu'il  eft  polTible-,  &  par  conféquent  la  plus  ap- 
prochante de  la  ligne  droite;  parce  que  c'eft  Dieu  qui 
lui  imprimé  fon  mouvement ,  &  qui  régie  fà  déter- 
^  mination»  Mais  il  n'en  eft  pas  de  même  de  la  volonté, 

,     'V  ^     ^  on  peut  dire  en  un  (èns  qu'elle  eft  agiiïante,  &  qu'el- 
",  .    ~,     le  a  en  elle-même  la  force  de  déterminer  diverfement 
^       *•''"    l'inclination  ou  l'impreiTion  que  Dieu  lui  donne;  car 
^  quoiqu  elle  ne  puilie  pas  arrêter  cette  impreiiîon  5  eiiC 

peut  en  un  fens  la  détourner  du  côté  qu'il  lui  plaît ,  & 
caufèr  ainfi  tout  le  dérèglement  qui  le  rencontre  dans 
fcs  inclinations,  &  toutes  les  miféres  qui  font  des  fui- 
tes nécelîaircs  &  certaines  du  péché. 

De  forte  que  par  ce  mot  de  KO  L  O  NTE' ,  je 
prétens  ici  déligner  l'imprcjjion  ou  le  mouvement  natu- 
rel-^  qui  nous  porte  vers  le  bien  indéterminée^  en  général: 
&  par  celui  âeL  IB  E I^  TE\  je  n'entens  autre  chofè 
que  la  force  qu'a  l'efprit  de  détourner  cette  imprejjion  vers 
les  objets  qui  nousplaifent  ■  ^  faire  ainfi  que  nos  inclina- 
tions naturelles  foient  terminées  a  quelque  objet  particu- 
lier ^  lefq'ueuesetoiènt  auparavant  vagues  &  indétermi- 
nées vers  lé  bien  en  général  ou  univerfèl ,  c'eft-à-dire  , 
•vers  Dieu  qiii  eft  fèul  le  bien  général ,  parce  qu'il  eft  le 
J[èul  qui  renferme  en  foi  tous  les  biens . 

D'où  il  eft  facile  de  reconnoître ,  que  quoique  hs 
inchnations  naturelles  foient  volontaires ,  elles  ne  (ont 
toutefois  pas  libres  de  la  liberté  d'indifférence  dont 
je  parle  ,  qui  renferme  la  puilTànce  de  vouloir  ou  de 
ne  pas  vouloir,  ou  bien  de  vouloir  le  contraire  de  ce 
à  quoi  nos  inclinations  naturelles  nous  portent.  Car 
quoique  ce  (bit  volontairement  3c  librement  que  l'on 

aime 


DE  LA  VERITE'.  Livre  I.  9 

aime  le  bien  en  général ,  puiiqu'on  ne  peut  aimer  que  Chap^ 
par  ià  volonté,  &  qu'il  y  a  contradidion  que  la  volon-        I, 
té  puifiè  jamais  être  contrainte  ;  on  ne  l'aime  pourtant 
pas  librement,  dans  le  fèns  que  je  viens  d'expliquer , 
puifqu'iln'efl:  pas  au  pouvoir  de  nôtre  volonté  de  ne 
pas  loahaiter  d'être  heureux. 

Mais  il  faut  bien  remarquer  ,  que  l'elprit  confîdéré 
comme  poufîé  vers  le  bienen  généraljnepeut  détermi- 
ner fon  mouvement  vers  un  bien  particulier  ,  Ci  le  mê- 
me eiprit  conndéré  comme  capable  d'idées ,  n'a  la 
connoillance  de  ce  bien  particulier.  Je  veux  dire,  pour 
me  lèrvir  des  termes  ordinaires ,  que  la  volonté  eil 
une  ^uilTance  aveugle,  qui  ne  peut  le  porter  qu'aux 
choies  que  l'enrendemient  lui  rcpréfènte.  De  Jibrte 
que  la  volonté  ne  peut  déterminer  diverlèmentrim» 
prcilîon  qu'elle  a  pour  le  bien  ,  &  toutes  fès  inclina- 
tions naturelles ,  qu'en  ^  conmiandant  à  l'entende-  ny,  j 
ment  de  lui  repréiènter  quelque  objet  particulier»    La  »       ,^ 
force  qu'a  la  volonté  de  déterminer  les  inclinations,    1  •   ~r 
renferme  donc  nécellairement  celle  de  pouvoir  porter  / 
l'entendement  vers  les  objets  qui  lui  plailènt.  ■'       '^  - 

Je  iens  {èndble  par  un  exemple,  ce  que  je  viens  de 
dire  de  la  volonté  &  de  la  liberté.  Une  perlbnne  fc 
repréiènte  une  dignité  comme  un  bien  qu'elle  peut 
eipérer  :  aulli-tot  là  volonté  veut  ce  bien  ;  c'eft-à-di- 
re  que  rimprejjlon  que  l'clprit  reçoit  làns  celle  vers 
le  bien  indéterminé  &  univerfèl  ,  le  porte  vers  cet- 
te dign:té.  Mais  comme  cette  dignité  n'eil  pas  le 
bien  univerfel ,  &  qu'elle  n'eil point  coniiderée>par 
une  vûë  claire  &  diltinde  de  l'efprit ,  comm.e  le 
bien  univerfel  ,  (  car  l'efprit  ne  voit  jamais  claire- 
ment ce'^qui  n'eft  pas  )  rimprej]ion  que  nous  avons 
vers  le  bien  univerlèl  ,  n'eit  point  entièrement  ar- 
rêtée par  ce  bien  particulier  :  l'elprit  a  du  mouve- 
ment pour  aller  plus  loin  :  il  n'aime  point  nécef- 
fairement  ni  invinciblement  cette  dignité,  &.  il  eir  li- 
bre à  ion  égard.  Ordta  liberté  coniiitc  en  ce  que  n'é- 
tant f  oiat  pleinement  convaincu  ,  que  cette  dignité 
renferme  tout  le  bien  qu'il  eft  capable  d'aimer  ,  il 

A  i  pcar 


îô  DE  LA  RECHERCHE 

Chap.    peut  jfùfpendre  Ton  jugement  &  fbn  amour  :&  cnfiiite 

I,       comme  nous  l'expliquerons  dans  le  troifléme  livre, 

il  peut  par  l'union  qu'il  a  avec  l'être  univerièl  ou  ce- 

-  lui  qui  renfermée  tout  bien  ,  penfèr  à  d'autres  choies,  8c 

par  confèquent  aimer  d'autres  biens.  Enfin  on  peut 

comparertous  les  biens,  les  aimer  fclon  l'ordre,  à 

proportion  qu'ils  font  aimables,  &  les  rapporter  tous 

a  celui  qui  les  renferme  tous  ,  &  qui  eft  lèul  digne  de 

borner  nôtre  amour  ,  comme  e'tant  fèul  capable  de 

lemplir  toute  la  capacité'  que  nous  avons  d'aimer. 

C'eft  à  -  peu  -  prés  la  mêm.e  chofe  de  la  connoil- 
ftince  de  la  vente'  que  de  l'am.our  du  bien.  Nous  ai- 
mons la  connoilTance  de  la  ve'rite' ,  comm.e  la  joUil- 
lànce  du  bien,  par  une  imprefïîon  naturellej& cette 
imprelTion  ,  aufîi  bien  que  celle  qui  nous  porte  vers  le 
bien,  n'eftpoint  invincible,  elle  n'eft  telle  que  par 
l'évidence  ou  par  la  connoiflance  parfaite  &  entière  de 
Tobjet  ;  &  nous  fommes  aufîi  libres  dans  nos  faux 
jugemens  que  dans  nos  amours  déréglez,  comme- 
nous  Talions  feire  voir  dans  le  Chapitre  lui vant» 

€HAr.  CHAPITRE    IL 

*       I.  Des  jugemens  O"  des  raifonnemens.   IL   Qu^ils  dé- 
fendent  de  la  "volonté^    III.  De  Vufa<^e  qu'on  doit 
'"~"  faire  de  fa  liberté  à  leur  égard,  IV.  Deuxrégles  gé- 
nérales p.our  éviter  l'erreur  O'  le  féché^  V.  Refic-' 
■xions  nécefiaircs  fur  ces  régies, 

I.        f^  ^  po^i'oit  afTez  conclure  des  cliofes  que  nous^ 

jies  niqe-  \^  avons  dites  dans  le  Chapitre  précèdent ,  que 

mens  tT   l'entendement  ne  juge  jamais  ,  puifqu'il  ne  fait  qu'z- 

des  rai-      percevoir,  ou  que  les  jugemens  &  les  raifonnemens 

fcfyine-       même  de  la  part.de  l'entendement,  ne  font  que  de 

^msns,        pures  perceptions  3  qiÈ  c'eil  la  volonté  feule  qui  juge. 

véritablement  en  acquiefçantàceque  l'entendement 

luirepréfènte,  &en  s'y.repolant  volontairement ;&. 

^u'aiaii  c'ell  elle  j£ule  c[ui  nous  jette  dans  l'erreur:. 

mais 


DE  LA  VERITE;  Livrî  ï.  iî 

mais  il  faut  expliquer  ces  choies  ^lus  au  long*  Chap,, 

Je  dis  donc  qu'il  n'y  a  point  d'autre  difFe'rence  de  II,. 
la  part  de  l'entendement  entre  une  fîmple  percep- 
tion ,  un  jugement  &  un  raifonnement  ,  finon  que 
l'entendement  apperçoit  une  cholè  fimpie  làns  aucun 
rapport  à  quoi  que  ce  fbit ,  par  une  iîmple  perception j 
qu'il  apperçoit  les  rapports  ,  entre  deux  ou  plufieurs 
choies ,  dans  les  jugemens  ;  &  qu'enfin  il  apperçoit  les 
rapports,  qui  font  eatre  les  rapports  des  chofès  ,  dans 
les  railbnnemens  :  de  forte  que  toutes  les  ope'rations 
de  l'entendement  ne  font  qutde  pures  perceptions.. 

Quand  on  apperçoit  par  exemple  deux  fois,!,  ou  4. 
ce  n'eft  qnnRÇ: fmple  perception.  Quand  on  juge  que 
deux  fois  2.  font  4  ou  que  deux  fois  i.  ne  font  pas  5,. 
l'entendement  ne  fait  encore  qu'appercevoir  le  rap- 
port d'e'galite',  qui  fè  trouve  entre  deux  fois  i.  &4«. 
ou  le  rapport  d 'inégalité',  qui  (è  trouve  entre  deux  fois 
Z.&  5.  AinR  le  Jugement  de  h  ^Zït  de  l'entendement,. 
n'eft  que  la  perception  du  rapport  quife  trouve  entre  deux 
ou  plufieurs  chofes.  Mais  le  raifonnement  eft  la  percep- 
tion du  rapport  qui  Ce  trouve ,  non  pas  entre  deux  ou 
plufieurs  chofes,  car  ce feroit  un  jugement ,  mais  c'eft 
U  perception  du  rapport  quife  trouve  entre  deux  ou  plu-- 
Çieurs  rapports  de  deux  ou  plufieurs  chofes,  Ainfi  quand 
je  conclus  que  4.e'tantmoins  que  6.  deux  fois  i .  étant 
égaux  a  4.  &  ils  font  par  conféquent  moins  que  ^  ;  je 
n'apperçois  pasfèulem.ent  le  rapport  d'inégalité'  entre 
2.  &  1.  &  6.  car  alors  ce  ne  feroit  qu'un  jugement , 
mais  le  rapport  d'inégalité  qui  eft  entre  le  rapport  de 
deux  fois  2.  &  4.  &  le  rapport  qui  eft  entre  4.  &  6. 
ce  qui  eft  un  raifonnement.   L'entendement  ne  fait      I  L 
donc  qu'appercevoir,  &  il  n'y  a  que  la  volonté. qui  Qj^ele^- 
juge&  qui  raifonne,  en  fe  repolànt  volontairement  î^igemens^ 
dawsceq'ie  l'entendement  lui repréiènte , eomane  l'on  ^ i-^s 
vient  de  dire.  raifonne- 

Mais  cependant,Iorfqjje  les  chofès  que  nous  cotifî-  mens  dé-'^ 
dérons  font  dans  une  évidence  palpable ,  il  nous  fom*  pe-ndei'i-^ 
ble  que  ce  n'eft  plus  volontairement  oue  nous  y  con-  delavo*-- 
ièntousjde  loi'(.&quencus  fommes  portez  à  croire  que  lont^^. 

A  6  0©-" 


11^  DE  LA  RECHERCHE 

Chap,    ce  n'efl:  point  nôtre  volonté ,  mais  nôtre  encencemc:u 
XI.      qui  en  juge. 

Afin  de  reconnoîtrc  nôtre  erreur,  ilfautfçavoircjuc 
les  chofes  que  nous  confide'rons  ne  nous  paroifient  en- 
tie'remcnt  évidentes  ,que  lorfque  l'entendement  en  a 
examiné  tous  les  cotez  &  tous  les  rapports  nécei 'ai- 
res pour  en  juger:  d'où  il  arrive,  que  la  volonté  ne 
pouvant  rien  vouloir  jfànscomioifsance,  elle  ne  peut 
agir  dans  l'entendement ,  c'eltà-dire  qu'elle  ne  peut 
plus  délirer  qu'il  repréiénte  quelque  chofè  de  nou- 
veau dans  fbn  objet ,  parce  qu'il  en  a  déjà  coni^déi  é 
tous  les  cotez,  qui  ont  rapport  à  la  queftion  que  l'on 
veut  décider.  Elle  eft  donc  obligée  de  fe  repoler  dans 
ce  qu'il  a  déjà  reprélenté ,  ôc  de  ceîlér  de  l'agiter  &  de 
le  tourner  5  &  c'efl;  ce  repos  qui  eft  proprement  ce 
qu'on  appelle  jugement  &  raifonnement.  Ainfî  ce  re  ' 
pos  ou  ce  jugement  n'étant  pas  libreSjquand  les  choies 
iôntdansla  dernière  évidence,  il  nous  lémble  aulfi 
qu'il  n'efl:  pas  volontaire. 

Mais  tant  qu'il  y  a  quelque  chofed'obrcur  ,  dans  le 
flijet  que  nous  coniiderons  i  ou  que  nous  ne  (bmmcs 
pas  entièrement  afiûrez ,  que  nous  ayons  découvert 
tout  ce  qui  eft  nécelîaire  pour  réfbudre  la  queition, 
comme  il  arrive  prefque  toujours  dans  celles  qui  font 
«difficiles  &  qui  renferment  plulieurs  rapports,  il  nous 
eft  libre  de  ne  pas  conièntir  ,  &  la  volonté  peut  enco- 
le  commander  à  l'entendement  ,  de  s'appliquer  à 
quelque  choie  de  nouveau:  ce  qui  fait  que  nous  ne 
Ibmniespas  fi  éloignez  de  croire  que  les  jugemens, 
que  nous  formons  fur  ces  fujets,  fbieiit  volontaires. 

Cependant  la  plupart  des  Philofophes  prétendent, 
q ue  ces  j'jgemens  mêmes  que  nous  formons  far  des 
choies  obfcures  ne  font  pas  volontaires ,  &  ils  veu- 
lent généralement  oue  le  coniéntement  x  h  vérité 
ioit  une  ad'on  de  l'entendement ,  ce  qu'ils  appel- 
lent ^if^eK/î/j  ,  à  la  différence  du  confèntement  au  bien 
qu'ils  attribuent  à  la  volonté  ,  &  qu'ils  appellent  ron- 
fcnfus.  Mais'  voici  la  caufe  de  leur  diftindion  oc  de 
leur  erieai:» 


DE  LA  VERITE'.  Livre  L  15 

C'eil  que  dans  l'état  où  nous  ionimes  ,  fbuvent  Chap^ 
nous  voyons  évidemment  des  véritez  fans  aucune  rai-  I  I. 
fbn  d'en  douter,  &  ainG  la  volonté  n'ell:  point  indiité- 
renre  dans  le  coafèntement  qu'elle  donne  à  ces  véritez 
évidentes,  comme  nous  venons  d'expliquer  :  mais  li 
n'en  eft  pas  de  même  des  biens-,&  nous  n'en  connoiC 
ions  aucun /ans  quelque  raifon  de  douter  que  nous  le 
devions  arnier.  Nos  pafTions  Se  les  inclinations ,  que 
nous  avons  naturellement  pour  les  plaii'îrs  (ènubles  , 
font  des  raifons  confufes ,  mais  tres-fortes  à  caufe  de 
la  corruption  de  notre  niture ,  leîqueîles  nous  rendent 
froids  Scindiftérens  dans  l'amour  même  deDieus  & 
ainiî  nous  Tentons  manifeflem.ent  nôtre  indifîerence  , 
&:  nous  fcmmes  intérieurement  convaincus  ,  que 
nous  failons  ufage  de  notre  liberté ,  quand  nous  ai- 
mons Dieu. 

Mais  nous  n'appercevons  pas  de  même ,  que  nous 
faiîions  ufage  de  nôtre  liberté, quand  nous  consentons 
à  la  vérité  ,  principalement  lorlqu'elle  nous  paroit  en- 
tièrement évidente:  &  cela  nous  fàitcroire.qne  le  con- 
fèntement  à  la  vérité  n'eO:  pas  volontaire.  Comme  s'il 
falloir  que  nos  actions  fuflènt  indiiïérenies  pour  être 
volontaires  j  &  comme  (i  les  bien-heureux  n'aimoienc 
-pas  Dieu  tres-volontairement ,  (ans  en  être  détournez 
par  quoique  ce  ibit  :  de  même  que  nous  confentons  à 
cette  propofition  évidente ,  que  deux  fois  i,  font  4. 
fins  êcre'détournez  de  la  croire  par  quelque  apparence 
de  raifbn  contraire. 

Mais  afin  que  l'on  reconnoilTe  difi:inâ:ement  îa  dir- 
férence,qu'il  y  a  entre  le  confèntement  de  la  volonté  à 
la  vérité,  &  fbn  confcntemait  à  la  bonté ,  il  i&ut  fça- 
voir  la  différence  qui  le  trouve  en:re  la  vérité  &  la  bon- 
té prilè  dans  le  fèns  ordinaire  &  par  rapport  à  nous. 
Cette  différence  confifte  Qacc  que  la  bonté  nous  re- 
garde &  nous  touche ,  &  que  la  vérité  ne  nous  touche 
pas  :  car  la  vérité  ne  confifte ,  que  dans  le  rapport  que 
deux  ou  pluiïeurs  choies  ont  entr'elles  ,  mais  la  bonté 
conf  ffce  dans  le  rapport  de  convenance ,  que  les  chofès 
ont  avec  nous.  Ce  gui  fait  qu'il  n'y  a  qu'une  ^ule 

adion 


14  DE   LA   RECHERCHE 

Ch  a  p.     adion  de  h  volonté  à  l'égard  de  la  vérité ,  cjui  eft  fon 
1 1.       acquiefcement  ou  fbn  confèntemeiit  à  la  repréfcnta- 
I.es  Géo-  tion  du  rapport  qui  eft  entre  les  chofes  -,  &  qu'il  y  en 
mètres      a  deux  à  l'égard  de  la  bonté,  qui  font  fon  acquiejp- 
pas  lavé-  cernent  ou  Ion  conlentement  au  rapport  de  convenan- 
xité,  mais  ce  de  la  chofè  avec  nous  ,  &  fon  amour  ou  fbn  mou- 
la con-      vement  vers  cette  chofè,  lesquelles  adions  font  bien 
iioilïànce  différentes,  quoi  qu'on  les  confonde  ordinairement» 
delà  ve-  Car  il  y  a  bien  de  la  différence  entre  acquiefcer  fîm- 
^u^onk^  plement,  &  fe  porter  par  amour  à  ce  que  l'efprit  re- 
dife  au-     ptéfénte,  puifqu'on  acquielce  fbuvent  à  des  chofès  que 
trement.    l'on  voudroitbien  qui  ne  fufîentpas  ,  &  que  l'on  fait. 
Or  fî  l'on  confidére  bien  des  chofès ,  on  reconnoî- 
tra  vifîblement  que  c'eft  toujours  la  volonté  qui  ac- 
quiefce ,  non  pas  aux  chofès  fi  elles  ne  lui  font  agréa- 
bles ,  mais  à  la  repréfentation  des  chofès  :  &  que  larai- 
fbn  pour  laquelle  la  volonté  acquiefcc  toiijours  à  la  rc-* 
préièntation  des  choies  qui  font  dans  la  dernière  évi- 
dence 5  cil  comme  nous  avons  déjà  dit ,  qu'il  n'y  a  plus 
dans  ces  chofès  aucun  rapport  qu'il  ait  falu  coniidérer, 
que  l'entendenient  ne  l'ait  apperç'j.  De  forte  qu'il  eft 
comme  nécefTaire  ,. que  la  volonté  cefTe  de  s'agiter  & 
ce  fè  fatiguer  inutilement,  &  qu'elle  acquielce  avec 
une  pleine  afsûrance  qu'elle  ne  s'eft  pas  trompée , 
puifqu'iln'y  aplus  rien  Ters  quoi  elle  puifTe  tourner 
ion  entendement. 

Il  faut  principalement  remarquer  ,  que  dans  l'état 
où  nous  fbmmes ,  nous  ne  connoifïons  les  chofès 
qu'imparfaitement ,  &  que  par  conféquent  il  eft  abfb- 
Jument  néceflàire,  que  nous  ayons  cette  liberté  d'in- 
différence ,  par  laquelle  nous  pouvons  nous  empêcher 
<àc  confèntir. 

Four  en  reconnoître  la  nécefïîté ,  il  faut  confidérer 
que  nous  fbmmes  portez  par  nos  inclinations  nata- 
relies  vers  la  vérité  &  vers  la  bonté:  de  fbrteque  la- 
volonté  ne  fè  portant  qu'aux  chofès  dont  l'efprit  a 
quelque  connoi/îànce  ,  il  faut  qu'elle  fè  porte  à  ce  qui 
a  l'apparence  de  la  yédté  &  de  la  bonté.  Mais  parce 
^ue  tout  ce.  qui  a  l'apparence  de  la  bouté,  n'eft  pas  toù- 

jpurs^ 


DE  LA  VERITE'.  Livre  L  15 

jours  tel  qu'il  paroît  ;  il  eftvifîble,  que  fi' la  volonté  Chap. 
n'étoit  pas  libre,  &  (l  elle  fè  portoit  infailliblement  &  11^ 
nécefTairement  à  tout  ce  qui  a  ces  apparences  débou- 
te'&  de  ve'rite' ,  <°lle  fè  trompcroit  prcfque  toujours. 
'D'où  iJ  fèmble  qu'on  pourroit  conclure ,  que  l'Auteur 
de  ion  être  {èroitaulfi  l'Auteur  de  fèse'garemens  &  de 
fes  erreurs. 

La libate' nous  eft  donc  donnée  de  Dieu  y  afin  que      ///. 
nous  nous  eirspéchions  de  tomber  dans  l'erreur,  &  DePu/à^ 
dans  tous  les  maux  qui  fuivent  de  nos  erreurs,  en  ne  ^e  que 
-nous  repofànt  jamais  pleinement  dans  \ç:s  vrai-{èm-  nous de- 
blances  ,  mais  ièulement  dans  la  Térité:  c'cft-à-dire,  en  'voyis  fai- 
ne ceiîant  jamais  d'appliquer  l'eiprit ,  &  de  lui  com-  re  de  no- 
mander  qu'il  examine  jufqu'à-ce  qu'il  ait  éclairci ,  &  tre  liber- 
développé  tout  ce  qu'il  yaàexaminer.    Car  lavéri-  té, pour 
té  ne  iè  trouve prefque jamais  qu'a-vec  l'évidence, &  ne  nous 
l'évidence  ne  confiitc  que  dans  la  vCië  claire  &  diftin-  tromper- 
ez^ de  toutes  les  parties  ,  &  de  tous  les  rapports  de  Jamais,. 
Tobjet,  qui  font  nécellàires  pour  porter  un  jugcmiCnt 
afsûré. 

,L'u(àge  donc,  que  nous  devons  feirc  de  nôtre 
liberté  ;  c'eft  DE  NOUS  EN  SEI^FIR^ 
zJU7^NT  ÇiUE  NOUS  LE  POU- 
VO  NS  :  c'eft- à-dirc ,  de  ne  coaftntir  jamais  à  quoi 
que  ce  fbit,  julqu'à-ce  que  nous  y  (oyons  comme  for- 
cez par  des  reproches  intérieurs  de  nôtre  raifbn. 

C'eft  fè  faire  efclave  contre  la  volonté  de  Dieu  ,  que 
de  le  fbùmettre  aux  fauïTes  apparences  de  la  vérité: 
mais  c'eft  obéïr  à  la  voix  de  U  vérité  éternelle  ,  qui 
nous  parle  intérieurement,  que  de  nous  Ibùmettre  de 
bonne  foi  à  ces  reproches  fecrcts  de  nôtre  railbn  ,  qui 
accompagnent  le  refus  que  l'on  fait  de  fe  rendre  à. 
l'évidence.  Voici  donc  deux  régies  établies  liir  ce  qu« 
je  viens  de  dire ,  lelquelles  font  les  plus  nécelTaires  de 
toutes  pour  les  {ciences  fpéculatives  &  pour  la  Morale  ,  -^^ 
&  que  l'on  peut  regarder  commele  fondement  de  Relies 
toutes  les  fcicnces  humaines  générales 

Voici  la  première  qui  regarde  les  Siences:  On  ne  doit  pour  fv/>- 
jamais  do7mer  de  conjentcment  entier  ,   fuaux  prc^ofi-  tcrle  pé^ 

tions  ché. 


i^  DE   LA   RECHERCHE 

Chap.  tions  qui  paroijfent  fi  évidemment  vrayes  jqu'onnepuif- 
ll*  fe  le  leur  rtfufer  fins  fentir  une  peine  intérieure  &  des 
reproches  fecrets  de  fa  raifon  ,•  c'eft-à  dire  ,  fans  c]uc 
l'on  connoiiîe  clairement  qu'on  feroit  inauTais  ufàge 
de  fa  liberté,  Çi  l'on  ne  vouloit  pas  confèntir ,  ou  fi  l'on 
vouloit  e'tendrc  fon  pouvoir  fur  des  chofcs,  fùrlcrquci- 
les  elle  n'en  a  plus» 

La  féconde  pour  la  Morale:  On  ne  doit  jamais  ai- 
mer ahflument  un  bien ,  fi  l'on  peut  fans  remors  ne  le 
point  aimer,  D  où  il  s'enfuit,  cju'on  ne  doit  rien  ai- 
mer que  Dieu  ab.iolument&  fans  rapport;  car  il  n'y  a 
cjae  lui  fèul,  qu'on  ne  puiile  s'abitenir  d'aimer  de 
cette  forte  fans  remors  ,•  c'ell  -  à  -  dire ,  fans  qu'on  fâ- 
che e'videmment  qu'on  fait  maffuppofé  qu'on  le  con- 
noifîe  par  la  rai  (on  ou  par  la  foi. 
T^'       ^    Mais  il  faut  ici  remarquer,  que  quand  les  chofès  que 
Klf^^'      nousappcrcevons,nous  [  aïoilfent  fort  vrai-fèmblables, 
xionne-    nous  nous  trouvons  extrêmemenf  portez  aies  croire: 
cefjaire     nous  (entons  mêm.e  de  la  peine,quand  nous  ne  nous  en 
(ur  ces      lùifsons  pas  perfliader  jde  forte  que  fi  nous  n'y  prenons 
acux re-   bien  garde, nous  fommes  for t  en  danger  d'y  confèntir, 
gles.         Se  par  confcquent  de  nous  tromper,-  car  c'eft  un  grand 
hazard,  que  la  ve'riré  le  trouve  enrie'remcnt  conforme 
à  la  vrai-fcmblance.  Et  c'eft  pour  cela,  que  j^ii  mis  ex- 
prefîe'mcnt  dans  ces  deux  régies,  qu'il  ne  faut  confèn- 
tir à  rien,  jufqu'àce  que  l'on  voyc  évidemment,  qu'on 
feroit  mauvais  ufàge  de  fà  liberté ,  fi  l'on  ne  confèntoic 
pas. 

Or  quoi  que  l'on  fè  fente  extrêmement  porté  à  cor^- 
fèntir  à  la  vrai-fèmblanec,  fi  tourcfois  on  prend  le  foin 
de  faire  réflexion  fi  l'on  voit  évidemment  qu'on  efl 
obligé  d'y  confèntir ,  on  trouvera  fans  doute  que  non» 
•  Car  fi  la  vrai-fcmblance  eft  âppuïée  fur  les  impreflions 
de  nos  lèns ,  vrai  -  fèmblancc  néanmoins  qui  n'en  mé- 
rite pas  le  nom  ,  sîors  on  fè  trouvera  fort  incliné  à  s 'y 
rendre  ;  mais  on  n'en  reconnoîtra  point  d'autre  caufè, 
que  quelque  pafîion  ,  ou  i'afïed:ion  générale  que  l'on 
a  pour  ce  qui  touche  les  fèns ,  comme  on  le  verra  aflcz  . 
dansb  fuite. 

Mais 


DE  LA  VERITE'.  Livre  I.  17 

Mais  a  la  vrai  -  femblance  vient  de  quelque  con-  ChàP» 
formite'  avec  la  vérité,  comme  d'ordinaire  \<zs  con-      H, 
noiiïànccs  vrai-fèmblablcs  font  vrayes  ,  pri(ès  dans 
un  certain  fèns  :  alors  fî  l'on  fait  reflexion  fur  £oi 
même ,  on  (è  ièutira  porté  à  faire  deux  chofès  j  l'une  à  — 

croire,  &  l'autre  à  examiner,  encore '.maison  ne  fc 
trouvera  jamais  fî  perfuadc ,  qu'on  croyc  évidem- 
ment mal  faire,  fi  l'on  ne  conient  pas  tout-à-fait» 

Ot  (xs  deux  inclinations,  que  l'on  a  à  l'égard  des 
chofès  vrai  -  {èmblables  ,  font  fort  bonnes.  Car  on 
peut,  &on  doit  donner  fon  confèntcment  aux  cho- 
ies vrai  -  fèmblables  ,  prifèsaufens  qui  porte  l'image 
de  la  vérité:  mais  on  ne  doit  pas  donner  encore  ua 
conlentement  entier,  comme  nous  avons  mis  dans 
la  régie  j  &  il  faut  examiner  \zs  cotez  &  les  ûccs  in- 
connues,  afin  d'entrer  pleineaaent  dans  la  nature  de 
jà  choie  ,  &  bien  diftinguer  le  vrai  d'avec  le  iàuxj 
&  alors  confcntir  entièrement  ,  fi  l'évidence  nous  y 
oWige. 

Il  faut  donc  bien  s 'accoutumer  à  diftinguer  la  vérité 
d'avec  la  vrai-femblançe ,  en  s 'examinant  intérieure^ 
ment ,  comme  je  viens  d'expliquer  :  car  c'cft  faute  d'a- 
voir eu  foin  de  s'examiner  de  cette  forte,  que  nous 
nous  fcntons  touchez  prefque  de  la  m.ême  manière  de 
deux  chofès  fi  différentes.  Car  enfin  il  eft  de  la  deriîié- 
re  conféquence  de  faire  bon  uiàgc  de  fà  liberté ,  en 
s'abftcnant  toi^ijours  de  confèntir  aux  chofès  &  de  les 
aimer,  jusqu'à  ce  qu'on  fè  fente  comme  forcé  de  le  fai- 
re par  la  voix  puiii'ante  de  l'Auteur  de  la  Nature ,  que 
j'ai  appellee  auparavant  les  reproches  de  nôtre  raifon, 
&  les  remors  de  nôtre  coniciencc. 

Tous  les  devoirs  des  êtres  fpiritucis  ,  tant  des  Anges 
que  des  hommes ,  confiltent  principalement  dans  ce 
bon  ufàgcj  &  l'on  peut  dire  fans  crainte,quç  s'ils  fè  fer- 
vent avec  foin  de  leur  liberté,  fans  le  rendre  mal  à  pro- 
pos elclaves  du  menfonge  &  de  la  vanité,  ils  font  dans 
le  chemin  de  la  plus  grande  peiièâiionj  dont  ils  foient 
naturellement  capables  :  pourvu  néanmoins ,  que  leur 
entendement  ne  demeure  point  oifif,  qu'ils  aventfoin 

di 


'      i8  DE  LA  RECHERCHE  - 

Chap.    de  l'exciter  continuellement  à  de  nouvelles  connoif- 
II.     jfances  ,  &  <gu'ils  le  rendent  capable  des  plus  grandes 
ye'ritez ,  par  des  méditations  continuelles  fiir  des  fu- 
jets  dignes  de  fon  attention. 

Caralîn  defeperfedionnerl'efprit,  il  ne  fuifit  pas 
defairetoûjoursufàgedefaliberté,  en  ne  conkntant 
jamais  à  rien  ;  comme  ces  perfonnes  qui  font  gloire  de 
ne  rien  fçavoir,&  de  douter  de  toutes  choies^  Il  ne  faut 
pas  auifi  confèntir  à  tout ,  comme  plufîeurs  autres  , 
qui  ne  craignent  rien  tant  c]ue  d'ignorer  quelque  cho- 
ie, &  qui  prétendent  tout  fçavoir.  Mais  il  faut  faire  un 
fi  bon  uiàge  de  fbn  entendement ,  par  des  méditations 
continuelles  ,  qu'on  fè  trouve  fbuvcnt  en  état  de  pou> 
voir  confèntir  à  ce  qu'il  nous  rcpréiènte  ?  fans  aucu- 
ne crainte  de  fe  tromper. 


Chap.  CHAPITRE     III. 

I.  ^ponfes  à  quelques  ohjeEiwns.   IL   \emarques  fût- 
ce  que  l'on  a  dit  de  la  nccejjitéde  l'évidence, 

IL  n'eft  pas  fort  difficile  de  deviner ,  que  la  prati- 
que de  la  première  régie ,  dont  je  viens  de  parler 
dans  le  Chapitre  précédent,  ne  plaira  pas  à  tout  le 
monde  ;  mais  principalement  à  ces  fçavans  imagi- 
naires ,  qui  prétendent  tout  {çavoir ,  &  qui  ne  fça- 
vent  jamais  rien  ;qui  fè  plaifènt  à  parler  liardiment 
deschofcsles  plus  difficiles,  &  qui  certainement  ne 
connoifTent  pas  \t^  plus  faciles» 

Ils  ne  manqueront  pas  de  dire  avec  Ariftote ,  que  ce 
n'eft  qtie  dans  les  Mathématiques  ,  qu'il  faut  chercher 
une  entière  certitude  j  mais  que  la  Morale  &  la  Physi- 
que font  àts  icicnces ,  où  la  feule  probabilité  fuffit. 
C^ue  Delcartes  a  eu  grand  tort  de  vouloir  traitter  de 
la  Phyfique,  comm.e  de  la  Géométrie,&  que  c'eft  pour 
cetie  railbn  qu'il  n'y  apasréiifïi.  Qu'il  eft  impofîî- 
ble  aux  hommes  de  connoître  la  nature  ;  queièsref- 
forts  &  {es  (ècrets  font  impénétrables  à  l'e/prit  hu- 
main. 


DE  LA  VERITE'.  Livre  L  19 

main  ;  &  une  infinité  d'autres  belles  chofes  ,  qu'ils  Châp* 
débitent  avec  pompe  &  magnificence  ,  &  qu'ils  ap-      IH. 
puïent  de  Tautorité  d'une  foule  d'Auteurs  ,  dont  ils 
ibnt  gloire  de  Tçavoir  les  noms ,  &  de  citer  quelque 
pafTage. 

je  voudrois  fort  prier  ces  Meflfieurs  ,  de  ne  parler 
plus  de  ce  qu'ils  avoiient  eux-mêmes  qu'ils  ne  fça- 
vent  pas  j  &  d'arrêter  les  mouvemens  ridicules  de 
leur  vanité ,  en  ceiTant  de  compofèr  de  fî  gros  volu- 
mes iùr  àts  matières ,  qui  félon  leur  propre  aveu, 
leur  font  inconnues. 

Mais  que  ces  perfbnnes  examinent  fèrieufèmcnt, 
s'il  n'eft  pas  abfolument  néceflaitc  ,  ou  de  tomber 
dans  l'erreur ,  ou  de  ne  donner  jamais  un  confènte- 
ment  entier ,  qu'à  des  chofès  entièrement  éviden- 
tes :  fî  la  vérité  n'accompagne  pas  toiijours  la  Géo- 
métrie j  à  caufe  que  les  Géomètres  obfèrvent  cette  ré« 
gle  j  &  fî  les  erreurs ,  où  quelques-uns  font  tombez 
touchant  la  quadrature  du  cercle,  la  duplication  du  cu- 
be ,  &  quelques  autres  problêmes  fort  difficiles ,  ne 
viennent  pas  de  quelque  précipitation  &  de  quelque 
entêtement ,  qui  leur  a  fait  prendre  la  vrai  -  fèmblancc 
pour  la  vérité. 

Qu'ils  confîdérent  aufTi  d'un  autre  c6té,fî  la  faufTe- 
té  &  la  confufîon  ne  régnent  pas  dans  la  Philofbphie 
ordinaire ,  à  caufè  que  les  Pliilolbphes  fè  contentent 
d'une  vrai-lèmblânce  fort  facile  à  trouver  ,  &  fî  com- 
mode pour  leur  vanité  &  pour  leurs  intérêts.  N'y 
trouve-t-on  pasprefoue  parjiout  j  une  infinie  diverfité 
defèntimens  fîir  les  mêmes  fu jets  ,  &parconféquent 
une  infinité  d'erreurs  ?  Cependant  un  très  ^  grand 
nombre  de  difciples  fè  laillènt  fèduire  ,  &  fè  fbumet- 
tent  aveuglement  à  l'autorité  de  ces  Philofophes,  fans 
comprendre  même  leurs  fentimens. 

Il  tiï  vrai  qu'il  y  en  a  quelques-uns  ,  qui  recon- 
noifTent  aprésvingt  ou  trente  années  de  tems  perdu, 
qu'ils  n'ont  rien  appris  dans  leurs  leèlures  ,  mais  il  ne 
leur  plaît  pas  de  nous  le  dire  avec  fîncèrité.  Il  faut 
auparavant  qu'ils  ayent  prouvé  à  leur  m.ode  qu'on 

ne 


10  DE  LA  RECHERCHE 

Chap.    ne  peut  rien  fçavoir,  &  puis  après  ils  le  confèfTèntî 
III.      parce  qu'alors  ils  croyent  le  pouvoir  feirc,  fans  qu'on 
fe  moque  de  leur  ignorance. 

On  auroit  toutes- fois  afîez  de  fujct  de  s'en  divertir 
&  d'en  rire ,  fi  on  leur  faifoit  avec  adrefie  des  deman- 
des fiir  le  progrez  de  leur  belle  érudition  ;  &  s'ils  iè 
mettoient  en  humeur  de  nous  déclarer  en  détail ,  tou- 
tes jes  fatigues  qu'ils  ont  endurées  pour  l'acquérir» 

Mais  quoique  cette  dodc  &  profonde  ignorance 
mérite  d'être  raillée,  il  femble  plus  à  propos  de  l'é- 
pargner ,  &  d'avoir  compafTion  de  ceux ,  qui  ont 
confiimé  tant  d'années  pour  ne  rien  apprendre ,  que 
cette  faufle  proposition  ennemie  de  toute  icience  &dc 
toute  vérité  ,  ^'on  ne  peut  rien  fçavoir. 

Puis  donc  que  la  régie  que  j'ai  établie,  eft  fi  né- 
cefîaire  dans  la  recherche  de  la  vérité ,  comme  nous 
venons  de  voir ,  que  l'on  ne  trouve  point  à  redire 
qu'on  la  propofè  :  Et  que  ceux  -qui  ne  veulent  pas 
prendre  la  peine  de  l'obièrver ,  ne  condamnent  pas 
du  moins  un  Auteur  auffi  illuftrc ,  qu'cft  M.  Dcf- 
cartes ,  à  caufè  qu'il  l'a  fiiivic ,  ou  qu'il  a  fait  tous  fcs 
efforts  pour  la  fuivre.  Ils  ne  le  condamneroient  pas  fi 
hardiment,  s'ils  connoifibicnt  celui  de  qui  ils  portent 
un  jugement  fi  téméraire,  &  s'ils  ne  lifbient  point  ïès 
ouvrages ,  comme  des  febles  &  des  Romans ,  qu'on 
iitpour  fè  divertir ,  &fur  lefquels  on  ne  médite  pas 
pour  s'inftruire.  S'ils  méditoient  avec  cet  Auteur ,  ils 
trouvcroient  encore  danj  eux  mêmes  quelques  no- 
tions, &  quelques  fèmences  des  véritez  qu'il  cnfèigne, 
qui  pourroient  fê  déveloper  malgré  le  poids  incom- 
mode de  leur  faufle  érudition» 

Le  Maître  qui  nous  enîeigne  intérieurement,  veut 
que  nous  l'écoutions ,  plutôt  que  l'autorité  des  plus 
grands  Philofbphes  ;  il  ie  plaît  à  nousinftruii'e,pourvii 
que  nous  (oyons  appliquez  à  ce  qu'il  nous  dit.  C'efl: 
par  la  méditation  ,  &  par  une  attention  fort  exade, 
que  nous  l'interrogeons  j  &  c'eft  par  une  certaine  con- 
"  vidrion  intérieure, &  par  ces  reproches  fecrets  qu'il  fait 
a  ceux  qui  ne  s'y  rendent  pas,  qu'il  naus  répond. 


DE   LA   VERITE'.  Livre  L  ir 

îl  faut  lire  de  telle  forte  les  Ouvrages  des  hom-  Chap, 
mes,  qu'on  n'attende  point  d'être  inftruit  par  les  IIL 
hommes  j  II  hm  interroger  celui  qui  éclaire  le 
monde,  afin  qu'il  nous  e'claire  aveclerefte  du  mon- 
de 5  &  s'il  ne  nous  éclaire  pas  après  que  nous  l'au- 
rons interrogé  ,  ce  fera  làns  doute  que  nous  l'au- 
rons mal  interrogé. 

Soit  donc  qu'on  liiè  Ariftote,  fbit  qu'on  lifè  De(^ 
cartes  ,  il  ne  faut  croire  d'abord  ni  Ari^ote,  ni  Def- 
cartes  5  mais  il  faut  fealemcnt  méditer  comme  ils 
ont  fait ,  ou  comme  ils  ont  dû.  faire  ,  avec  route  l'at- 
tention dont  on  eîc  capable ,  Se  cnfiiitc  obéir  à  la 
Yoix  de  nôtre  Maître  commun  ,  &  nous  fbûmettre 
de  bonne  foi  à  la  convidion  intérieure  ,  &  à  ces 
mouvemens  que  l'on  fènt  en  méditant. 

C'cft  après  cela ,  qu'il  eft  permis  de  former  un  ju- 
gement pour  ou  contre  les  Auteurs.  Mais  c'eft après 
avoir  ainfî  digéré  les  principes  de  la  Philosophie  de 
Dcfcartes  &  d'Ariflote,  qu'on  rejette  l'un,  &  qu'on 
approuve  l'autre  ;  que  l'on  peut  mêmes  adurer  du 
dernier  qu'on  n'ejipliquera  jamais  aucun  phénomè- 
ne de  la  nature,  par  les  principes  qui  lui  (ont  parti- 
culiers ,  comme  ils  n'y  ont  encore  de  rien  {èrvi  de- 
puis deux  mille  ans  ,  quoi  que  fà  Philofbphie  ait  été 
l'étude  des  plus  habiles  gens  dans  prtfque  toutes  les 
parties  da  monde:  &■  qu'au  contraire,  onpeac  dire 
hardiment  de  l'autre ,  qu'il  a  pénétré  ce  qui  paroif- 
ibitleplus  caché  aux  yeux  des  hommes  ;  Se  qu'il  leur 
a  montré  un  chemin  très -leur,  pour  découvrir  toutes 
les  véritez  ,  qu'un  entendement  limité  peut  com- 
prendre. 

Mais,  iàns  nous  arrêter  au  {èntiment,  qu'on,  peut 
avoir  de  ces  deux  Philofbphes  &  de  tous  les  autres, 
regardons- les  toujours  comme  des  hommes  ,•  &que 
les  fedateurs  d' Ariftote  ne  trouvent  pas  à  redire,  fi 
après  avoir  marché  pendant  tant  de  fîècles  dans  les  té- 
nèbres ,  fans  fè  trouver  plus  avancé  qu'on  étoit  aupa- 
ravant ,  on  veut  enfin  voix  clair  à  ce  qu'on  fait  j  &  fi 
-après  s'être  laifTé  mener  comme  des  aveugles ,  on  fè 

fou- 


^^  DE  LA   RECHERCHE 

Ghap.     fbuvient  j  que  l'on  a  des  yeux  avec  lefquels  on  veut 
III.      elîàyer  de  fè  conduire. 

Soyons  donc  pleinement  convaincus  que  cette  rè- 
gle: ^luil  ne  faut  jamais  donner  aucun  conjentement 
entier ,  qu'aux  chofes  qu'on  voit  a'vec  évidence  ,  eft  la 
plus  nécefïàire  de  toutes  les  régies  dans  la  recherche 
ce  la  vérité  j  &  n'admettons  dans  nôtre  eiprit  pour" 
vrai ,  que  ce  qui  nous  paroît  dans  l'évidence  qu'elle 
demande.  11  faut  que  nous  en_  ibyons  perluadez 
pour  nous  défaire  de  nos  préjugez:  &  ileftabfblu> 
ment  nécefïàire  que  nous  fbyons  entièrement  déli- 
vrez de  nos  préjugez ,  pour  entrer  dans  la  connoif- 
lance  de  la  vérité  ;  parce  qu'il  faut  abfblument  que 
l'efprit  fbit  purifié  avant  que  d'être  éclairé  :  Sapien- 
tia  frima  ^ultitia  caruijfe. 
IL  Mais  avant  que  de  finir  ce  Chapitre  il  faut  remar- 

J{emar-    quer  trois  chofes»     La  première  eft  que  je  ne  parle 
quesfur    point  ici  des  chofes  de  la  foi ,  que  l'évidence  n'ac- 
cequon    compagne  pas ,  comme  les  fciences  naturelles;  donc 
a  dit  de  la  il  fèmbie  que  la  raiibn  eft,  que  nous  ne  pouvons  ap- 
nécejjité    percevoir  les  chofes  que  par  les  idées  que  nous  en 
de  l'evi-  avons.  Or  Dieu  ne  nous  a  donné  des  idées  ,  que  fè- 
dence.       Ion  les  befbins  que  nous  en  avions  pour  nous  con- 
duire dans  l'ordre  naturel  des  chofes ,  félon  lequel  il 
nous  a  créez.     De  fcrte  que  les  myftéres  de  la  foi 
étant  d'un  ordre  fîirnaturel,  il  ne  faut  pas  s'étonner 
fi  nous  n'en  avons  pas  même  d'idées:  parce  que  nos 
âmes  font  créées  en  vertu  du  décret  général ,  par  le- 
Voye^iles  quel  nous  avons  toutes  les  notions,  qui  nous  font 
écLaircif-  nécefiàires ,  &  les  myftéres  de  la  foi  n'ont  été  établis 
femens,     que  par  l'ordre  de  la  grâce ,  qui  félon  nôtre  manière 
ordinaire  de  concevoir,  eft  undecretpoftérieuràcet 
ordre  de  la  nature. 

il  faut  donc  di^inguer  les  myftéres  delà  foi,  des 
chofes  de  la  na  ure.  U  faut  fè  foûmxettre  égalemenjc 
à  la  foi  &  à  l'évidence  :  mais  dans  les  chofes  de  la  foi 
il  ne  faut  point  chercher  d'évidence  ;  comme  dans 
celfes  de  la  nature,  il  ne  faut  point  s'arrêter  à  lafoi> 
c'eit-à-dire  j  à  l'autorité  des  PhiJofbphes.    En  un 

mot 


DE   LA  VERITE'.  Livre  L    ^      15 
mot  pour  écre  Fidèle  il  faut  croire  aveuglement,  Chap. 
mais  pour  écre  Pliiîofophc  il  faut  voir  évidemment.        1 1 L 

Gn  né  laifTe  pas  de  tomber  d'accord  ,  qu'il  y  2 
encore  des  ve'ritez  outre  celles  de  la  foi,  dont 
on  auroit  tort  de  demander  des  déraonftra- 
tions  inconteftables  ,  comme  font  celles  qui  re- 
gardent des  faits  d'hiftoire  ,  &  d'autres  chofes  qui 
dépendent  de  la  volonté  des  liommesv  Car  il  y  a 
deux  fortes  de  véritez  ,  les  unes  font  nécej^aires ,  & 
\&  autres  contingentes.  J'appelle  réritez  néceflaires 
celles  qui  font  immuables  par  leur  nature  ,  &  celles 
qui  ont  été  arrêtées  par  la  volonté  de  Dieu ,  laquel' 
le  n'eft  point  fiijettc  au  changement.  Toutes  les  au- 
tres font  des  véritez  contingentes.  Les  Mathémati- 
ques ,  laPhyfîque,  la  Métaphysique,  &  même  une 
grande  partie  de  la  Morale  contiennent  des  véritez  né- 
ceflaires. L'Hiftoire  ,  h  Grammaire  ,  le  Droit  parti- 
culier ou  ÏQs  Coutumes ,  &  plu^eurs  autres  qui  dépen- 
dent de  la  volonté  changeante  des  hommes  ,  ne  con- 
tiennent que  des  véritez  contingentes. 

On  demande  donc  qu'on  obierve  exa6tement ,  la 
régie  que  l'on  vient  d'établir  ,  dans  la  recherche  des 
réritez  nécelïaires  ,  dont  la  connoiflance  peut  être 
appellée  foience ,  &  l'on  doit  fc  contenter  de  la  plus 
grande  vrai-(cmblance  dansl'Hilloire ,  qui  comprend 
{qs  connoifîances  dç.s  choies  contingentes .  Car  on  peut 
généralement  appeiler  du  nomd'Hilloirelaconnoif- 
iànce  des  langues  ,  des  Coutumes ,  &  même  celle  des 
.  différentes  opinions  des  Philofophes  ,  quand  on  ne 
les  a  appriles  que  par  mémoire ,  &  (ans  en  avoir  eii 
d'évidence  ni  de  certkude. 

La  féconde  chofe  qu'il  faut  remarquer ,  eft  quC' 
dans  la  Morale,  la  Politique ,  la  Médecine  &  dans  tou- 
tes \qs  foiences  qui  font  de  pratique,  on  eft  obligé  de 
iè  contenter  de  la  vrai-fèmblance  :  non  pour  toii- 
jours ,  mais  pour  un  temps  :  non  parce  qu'elle  fàtif^ 
faitl'efprit,  mais  parce  que  le  befoin  prcxie  ;  &que 
fi  l'on  attendoit  pour  agirqu'o'i  le  fuft  entièrement 
affuré  du  fuccez  >  ibuvent  l'occalion  iè  perdroit. 

Mais 


24  DE  LA  RECHERCHE  ,. 

Chàp.  Mais  quoi  qu'il  ai-rive  qu'il  faille  agir,  l'on  doit  en 
III.  agi0ànt  douter  du  jfii€cez  des  choies  que  l'on  ex e'cu- 
te:  &  il  faut  tâcher  de  faire  detelsprogrez  dans  ces 
fciences,  qu'on  puilïè  dans  les  occasions  agir  avec 
plus  de  certitude  j  car  ce  deyroit  étre-là  la  hn  ordi- 
naire de  l'étude  &  de  l'emploi  de  tous  les  hommes 
qui  font  ufàge  de  leur  efprit. 

La  troilîéme  chofe  enfin  ,  c'ed:  qu'il  ne  faut  pas 
me'prifèr  abfblumèiit  les  vrai- fèmbîances ,  parce  qu'il 
arrive  ordinairement  que  plulieurs  jointes  enJ[Gmble> 
ont  autant  de  force  pour  convaincre ,  que  des  de'mon- 
ftrations  tres-e'videntes.Il  s'en  trouve  une  infinité  d'e- 
xemples dans  la  r4iy(ique  Se  dans  la  Morale  i  de  forte 
qu'if eft  iouvent  à  propos  d'en  amafier  un  nombre 
lîifïilànt  lur  les  matières  qu'on  ne  peut  démontrer 
autrement ,  afin  de  pouvoir  trouver  la  vérité  »  qu'il  fè- 
roit  impoffibîe  de  découvrir  d'une  autre  manière. 
--  Ilfautque  j'avoue  encore  ici  que  la  loi  quej'impo- 
fè  ell  bien  rigoureufè  î  qu'une  infinité  de  gens  aime- 
ront mieux  ne  raifbnner  jam.ais  que  de  raiionner  à  ces 
conditions  i  qu'on  ne  courra  pas  fi  vite  avec  des  cir- 
confpedionsfi  incommodes.  Mais  il  faut  aulTi  que 
l'on  m'accorde  qu'on  marchera  avec  lûrcté  en  la  fui- 
vantî  que  jufqu'à  prêtent  pour  avoir  couru  trop  vi- 
te,  on  a  été  obligé  de  retourner  fur  fès  pas  :  &  mê- 
me un  grand  nombre  de  peribnnes   conviendront 
avec  moi,  que  puifqueMoniieur  Defcaites  a  décou- 
vert en  trente  années  plus  de  véritez  ,  que  tous  les  au- 
tres Philoibphes  ,  à  caufe  qu'il  s 'eft  fournis  à  cette  Loi; 
fi  plufieurs  peribnnes  philoibphoieat  comme  lui,  on 
pourroit  fçavoir  avec  le  tems ,  la  plupart  des  choies 
qui  ibnt  nécelfaires  pour  vivre  heureux,  autant  qu'on 
le  peut  fur  une  terrç  que  Dieu  a  maudite. 


CHAP 


DELA   VERITE'.  LxvRi  I.  15 

Cha-f^ 
CHAPITRE    IV,  XY/ 

I.  Des  caufef  occafiomelles  df  Temur ,  &  qu' il  y  en  « 
cinq  principales.  II.  DejSein  général  de  tout  V  ouvrage^ 
O"  de ffe  in  particulier  du  premier  Livre* 

NOus  venons  de  voir  qu'on  ne  tombe  dans  l'er^ 
reur  ,  cjue  parce  que  l'on  ne  fiit  pas  l'ulàge 
qu'on devroit  faire  de  fà  liberté';  que  c'eft  faute  de 
modérer remprefTement,  &  l'ardeur  de  la  volonté 
pour  les  feules  apparences  de  la  vérité', qu'on  fè  trom- 
pe ;  &  que  l'erreur  ne  confifte  que  dans  un  confènte- 
ment  de  la  volonté',  qui  a  plus  d'e'tenduëquelaper- 
ccpdon  de  l'entendement  ipuifqu'on  ne  fè  trompe- 
roit  point  £  l'onne  jugeoit  limplement  que  de  ee  que 
l'on  voit. 

Mais ,  quoi  qu'à  proprement  parler ,  il  n'7  ait  que        ^« 
le  mauvais  uûge  de  la  liberté'  qui  foit  caulè  de  Ter-  Descau-^ 
reur,  on  peut  dire  ne'anmoins  que  nous  avons  beau-  fi^  occa* 
coup  de  facultez  qui  font  caufè  de  nos  erreurs ,  non  fio^^elles 
pas  caufes  véritables,  mais  caufès  qu'on  peut  appeller  denoser^ 
occafionnelles.    Toutes  nos  manières  d'appercevoir  reurs,^^ 
nous  font  autant  d'occafîons  de  nous  tromper:  Car  quilyen 
puifque  nos  faux  ]ugemens  renferment  deux  chofès,  a  cinq 
le  confèntement  de  la  volonté ,  &  la  perception  de  principe' 
l'entendement  ;  il  eft  bien  clair ,  que  toutes  nos  ma-  les^ 
niéres  d'appercevoir  nous  peuvent  donner  quelque 
occafion  de  nous  tromper,  puifqu 'elles  nous  peuvent 
porter  à  des  confèntemens  précipitez. 

Or  parce  qu'il  eft  néceâaire  défaire  d'abbordfèntii: 
à  l'ame  fès  foibleffes  &  les  égaremens,  afin  qu'elle  en- 
tre dans  hs  juftes  defirs  de  s'en  délivrer  ,  &  qu'elle  fè 
déiàfîe  avec  plus  de  facilité  de  iks  préjugez  î  on  va  tâ- 
cher de  faire  une  divi  ion  exade  de  fès  manières  d'ap- 
percevoir, qui  feront  comme  autant  de  chefs,  à  cha- 
cun defquels  on  rapportera  dans  la  fuite  les  différen- 
tes erreurs  aulquelles  nous  fommes  fùjets. 

B  L'ame 


^6    ^       /DE   LA.  RECHERCHE  _ 

Chap.        E'Ame peut  appercevoir  ks  chofes  en  trois  manic- 

IV.   .  ^^^  *  ^rl'eni€ndeme?it^urj  par  l'imagination ,  par  /ef 

Elle  apperçoitpar  r  entendement  pur  les  chofes  fpiri- 
tuelles ,  ks  univerf elles,  ks  notions  communes ,  l'i- 
dée de  la  pçrfedion ,  celle  d'un  être  infiniment  par- 
fait, &  généralement  toutes  iès.penfe'es  jloricjw'elie 
lesconnoitparla  réflexion  qu'elle  fait  fur  foi.  Elle 
apperçoit  mêmes  par  l'entendement  pur  par  les  cho- 
ies matérielles,  l'étendue  avec  fes  propriétezj  car  il 
,  n'y  a  que  l'entendement  purquipiiiireappercevoir  un 

cercle ,  Se  un  quarré  parfait ,  une  figure  de  mille  cô  - 
tez ,  &  cliolès  femblables.  Ces  fortes  de  perceptions 
s'appellent^^rei"  intelleÛions,  on  pires  perceptions, ^slï- 
ce  qu'il  n'eit  point  néceUàire  que  l'elprit  fonne  des 
images  corporelles  dans  le  cerveau  pour  fe  repréien- 
tes  toutes  ces  ciiofès, 

Vs.!  r imagination  l'ame  n'apperçoit  que  les  chofes 
matérielles, lors  qu'étantabfentes  elle  (é  les  rend  pré- 
sentes en  s'en  formant  des  images  dans  le  cerveau. 
C'eft  de  cette  manière  qu'on  imagine  toutes  fortes  de 
figures,  un  cercle ,  un  triangle  ,  un  vifage ,  un  cheval, 
des  villes  &  des  campagnes ,  fbit  qu'on  les  ait  déjà 
VLiëSjOiinon.  Ces  fortes  de  perceptions  (e  peuvent 
^ipfclki:  imagi?tations  -,  parce  que  l'ame  fe  rcprélente 
ces  choies  en  s'en  formant  des  images  dans  le  cer- 
veau  :  &  parce  qu'on  ne  peut  pas  le  former  des  mia- 
ges  des  choies  fpiritueiies  ,  il  s'enfuit  que  l'ame  né 
les  peut  pas  imaginer  >  ce  que  l'on  doit  bien  remar- 
quer. 

Eniinl'amen'apperçoitpar/ei-yêwj- ,  que  des  objets 

fèniibles  &  groifiers ,  lors  qu'étant  préfèns  ils  font 

•impreffion  furies  organes  extérieures  de  fon  corps. 

C'eti:  ainû  qu'elle  voit  des  plaines  &  des  rochers  pré- 

-lèns  a  fes  yeux  ,  qu'elle  connoit  la  dureté  du  fer,  èc  la 

-pointed'uneép£e&  chofes iembiablesi  &  ces  fortes 

de  perceptions  s  appellentyfi?//^^?/;- ,  ou  fenfations. 

L'ame  n'apperçoit  donc  les  choies ,  qu'en  ces  trois 

manières  :  ce  qu'il  eft  facile  de  voir ,  fi  l'on  conndé- 

t^  re. 


DE  LA  VERITE'.  Livre  T.  17 

re,  que  les  choies  que  nous  appercevons  font  fpiri-  CriAP,^ 
ruelles ,  ou  matérielles .  Si  elles  font  fpi rituelles ,  il  n'y  lY. 
a  que  l'entendement  pur  qui  les  puilTe  connoitre: 
Que  R  elles  font  matérielles ,  elles  feront  préfèntes  ou 
ablèntes.  Si  elles  font  abièntes ,  l'ame  ne  fe  les  repre'- 
j[ènte  ordinairement  que  par  l'imagination:  mais  fi. 
ellesTontprélèntes,  l'ame  peut  les  arpercevoirpar  les 
impredions  qu'elles  font  fur  fès  fèns  :  8c  ainfi  nos 
âmes  n'apperçoivent  les  chofos  qu'en  trois  maniéres> 
par  l'entendement  fur-,  par  l'imagination,  &  par  les  feus. 

On  peut  donc  regarder  ces  trois  facultez  comme 
certains  chefs ,  aufquels  on  peut  rapporter  les  erreurs 
des  hommes  &  les  caufès  de  ces  erreurs ,  &  éviter 
ainfi  la  confuiion ,  où  leur  grand  nombre  nous  jette- 
roit infailliblement,  finous  voulions  en  parlerions 
ordre. 

Mais  nos  inclinations  8c  nos  pajjîons  agilTent  encore 
très-fortement  fur  nous  :  elles  ébloiiilîènt  nôtre  efprit 
par  de  faufïès  lueurs ,  Se  elles  le  couvrent  &  le  rem- 
pliffent  de  ténèbres.  Ainfi  nos  inclinations  &  nos  paf^ 
fions  nous  ençaçent  dans  un  nombre  infini  d'erreurs, 
lorlque  nous  luivons  ce  faux  jour ,  &  cette  lumière 
trompeulè  qu'elles  produifènt  en  nous.  On  doit  donc 
les  confidéreravecles  trois  facultez  de  l'efprit,  com- 
me des  fources  de  nos  égaremens  &  de  nos  fautes  }  &: 
joindre  aux  erreurs  des  fèns,  de  l'imagination,  &  de 
l'entendement  pur  ,  celles  que  l'on  peut  attribuer  aux 
paffions  &  aux  inclinations  naturelles,  Ainfi  l'on 
peut  rapporter  toutes  les  erreurs  des  hommes  &  leurs  ^^- 
caufès  à  cinq  chefs,  &  on  les  traittera  félon  cet  ordre»    De/fein 

Premièrement  on  parlera  des  erreurs  des  fens.    Se-  général 
conderaent,  à^s  erreurs  de  l'imag-nation.  En  troifié-  de  tout 
melicu  i  des  erreurs  de  l'entendement  pur .   En  quatrié-  cet  Oii-^ 
me  lieu ,  des  erreurs  des  inclinations.  En  cinquième  ^rage* 
lieu ,  des  erreurs  des  pajjîons.  Enfin  après  avoir  elTayè     il  ■^« 
de  dèiivrer  l'efprit  des  erreurs  aufqu'elles  il  eft  fujet  Deffein 
on  donnera  une  méthode  générale  pour  fè  conduire  particu^ 
dans  la  1  echerche  de  la  vérité.  lier  du 

Nous  allons  commencer  à  expliquer  les  erreurs  de  premier 
nos  fens?  ou  plutôt  Iqs  erreurs ,  ou  nous  tombons  en  li-vre, 

B  1  ne 


tt  DE  LA  RECHERCHE 

CHA.P.  ne  fâiûnt  pas  l'uiàgeque  nous  devrions  faire  de  nos 
ly,  {èns  :&  nous  ne  nous  arrêterons  pas  tant  aux  erreurs 
particulières  qui  font  prefque  infinies  ,  qu'aux  caufès 
générales  de  ces  erreurs ,  &  aux  chofes  que  l'on  croit 
nécellàires ,  pourlaconnoifïànce  de  la  nature  de  VcC- 
prit  humain. 


Chap;  g  h  a  P  I  t  r  e   y. 

^'  DES  SENS 

I.  Deux  inameres  d'expliquer  comment  ils  font  corrom- 
pus par  le  péché.  IL  Ôifecenefontpasnos  fensj  mais 
notre  liberté  qui  ejl  la  véritable  caufe  de  nos  erreurs^ 
III.  B^glepour  ne  fe point  tromper  dans  lufage  de  fes 
fens. 

QUand  on  confidére  avec  attention  les  fèns  &  les 
pafîions  de  l'homme,  on  les  trouve  fî  bien  pro- 
portionnez avec  la  lin  pour  laquelle  ils  nous  (ont  don- 
nez, qu'on  ne  peut  entrer  dans  la  pentée  de  ceux  qui 
dilent  5  qu'ils  ibnt  entièrement  corrompus  par  le  pé- 
ché originel.  Mais  afin  que  l'on  reconnoiflë,  iî  c'eft 
avec  raiibn  que  l'on  ne  fe  rend  pas  à  leur  fèntiment ,  il 
eftnécelïàire  d'expliquer  de  quelle  manière  on  peut 
concevoir  l'ordre  qui  fè  trou  voit  dans  les  facukez ,  & 
dans  les  paffions  de  nôtre  premier  Père  pendant  fà  ju- 
llice ,  &  les  changemens  &  les  delordres  ,  qui  y  font 
arrivezapréslbn  péché.  Ces  chofes  fè  peuvent  con- 
€eToir-€A  deux  manières,  dont  voici  la  première. 
Ilfembkquec'eftune  notion  commune,  qu'afïn 
7mnicres  que  ks  chofVsfbient  bien  ordonnées  ,rame  doit  fèn- 
d'expii-    tir  de  plus  gr|,ndsplaifirs,  à  proportion  de  la  grandeur 
querla    des  biens  doiit  elle  jouit.  Leplaifir  cft  un  iiiftind  de 
corrup-    la  nature,  od pour  parler  plus  clairement,c'efb  une  im- 
t ion  des     pr-eiiioi>de  Dieu  même  ,  qui  nous  incline  vers  quel- 
jensfar    queLtfèn,  laquelle  doit  être  d'autant  plus  forte,  que  ce 
lepéché.  b>ya  cO;  plus  grande  Selon  ce  principe,  li  iémble  qu'on 

ne 


DE  LA  VERITF.  Livre  L  29 

ne  puifTe  douter  5  que  nôtre  premier  Père  avant  fbn  Chap, 
péché  &fbrtant  des  mains  ^^Dieu,  ne  trouvât  plus  V. 
de  plaifîr  dans  les  biens  les  plus  fblides  que  dans  i^ 
autres.  AinfipuifqueDieuravoit  créé  pour  l'aimer, 
&  que  Dieu  etoit  fbn  vrai  bien  ;  on  peut  dire  que  Dieu 
fe  iaiibit  goûter  à  lui,  qu'il  le  portoit  à  fbn  amour  par 
un  fentiment  de  plaifîr ,  &  qu'il  lui  donnoit  des  iàtiC. 
fadions  intérieures  dans  fbn  devoir ,  qui  contre-ba- 
lançoient  les  plus  grands  piaifîrs  des  fèns  ,  lefquelies 
depuis  le  péché ,  les  hommes  _,  ne  reiïèntcnt  plus  làns 
une  grâce  particulière. 

Cependant,  comme  il  avoit  un  corps  que  Dieu  vou- 
loit  qu'il  confervât ,  Se  qu'il  regardât  comme  une  par- 
tie de  lui  même»  il  lui  faifoi^  aufli  iintir  par  les  Cens  des 
plaiiirs  femblabies  à  ceux  que  nous  refTentons  dans 
J'ufige  des  chofes ,  qui  ibnt  propres  pour  la  conferva- 
tion  de  la  vie. 

On  n'ofc  pas  décider ,  fi  le  premier  homme  avant 
fà  chute  pouvoir  s'empêcher  d'avoir  des  fenfations 
agréableSjOu  deiagréables  dans  le  moment  que  la  par- 
tie principale  de  fbn  cerveau  étoit  ébranlée  par  l'ufàge 
actuel  des  chofès  fènfibles.  Peut-être  avoit-il  cet  Em- 
pire fiir  foi-même,  à  caufè  de  fi,  fbûmifïîon  à  Dieu, 
quoi  qu'il  paroiiïè  plus  vrai-fèmblable  de  penfèr  le 
contraire.  Car  encore  qu'Adam  put  arrêter  les  émo- 
tions des'cfprits  &  du  fang,&:les  ébranlemens  du  cer- 
veau ,  que  les  objets  excitoient  en  luy  >  à  caufè  qu'é- 
tant dans  l'ordre,  il  falloir  que  fbn  corps  fût  fournis  à 
fbn  efprit  :  cependant  il  n'efî:  pas  vrai-fèmblable,  qu'il 
eût  pu  s'empêcher  d'avoir  des  fènfàtions  des  objets, 
dans  le  tems  qu'il  n'euft  point  arrêté  les  mouvemens, 
qu'ils  {>rodui(bient  dans  la  partie  de  fbn  corps ,  à  la- 
queib  fbn  ame  étoit  immédiatement  unie. Car  l'union 
de  l'ame  &  du  corps  ,  confiftant  principalement  dans 
un  rapport  m utiiel  des  fcntimens  avec  les  mouvemens 
àes  organes,  il  ièmble  qu'elle  eût  été  plutôt  arbitraire 
que  naturelle ,  fi  Adam  eut  pu  ne  rien  fentir,  lors  que 
la  principale  partie  de  fbn  corps  recevoit  quelque 
imprciîîon  de  ceux  qui  l'environnoient  Je  ne  prens 

B  3  tou" 


îo  DE  LA  RECHERCHE 

Châp,.    toutefois  aucun  parti  fiir  ces  deux  opinions. 

y.  Le  premier  homme  reiî'entoit  donc  du  plaifir ,  dans 

cequiperfedionnoit (on corps,  comme  il  en  fèntoit 
dans  ce  qui  perfedionnoit  ion  ame  :  &  parce  qu'il 
ctoit  dans  un  état  parfait ,  il  éprou  voit  celui  de  l'ame  . 
beaucoup  plus  grand  que  celui  du  corps.  Ainfî  ,  il  lui 
€toit  infiniment  plus  facile  de  confèrver  là  juitice  qu'à 
iiouSjiâns  la  grâce  deJESus-CHRiST,puifque  uns  elle 
nous  ne  trouvons  plus  de  plaiiir  dans  nôtre  devoir. 
Il  s'eft  toutefois  laillemalheureufement  {èduire'j  il  a 
perdu  cette  juRice  par  fa  defobeïfTance  :  &  le  principal 
S.  Gre-    changement  qui  lui  efl  arrivé  ,  &  qui  caufè  tout  le  de 
goiie       fordre  des  fens  &  ics  pafîîons,  c'eft  que  par  une  puni- 
fûr  k's  E-  ^^*^"'  ^i^u  s'eit  retiré  de  lui  &  qu'il  n'a  plus  voulu  être 
vangiles.  ^^^  bien,  ou  plutôt  qu'il  ne  lui  a  plus  fait  fentir  ce  plai- 
fir ,  qui  lui  marquoit  qu'il  étoit  fon  bien.  De  forte  que 
les  plaifirs  fèniibles  qui  ne  portent  qu'aux  biens  du 
corps  étant  demeurez  fèuls ,  Se  n'étant  plus  contreba- 
lancez par  ceux  qui  le  poitoient  auparavant  à  fon  véri- 
table bien  ;  l'union  étroite ,  qu'il  avoit  avec  Dieu,  s'eft 
étrangement  afFoiblie  ,  &  celle  qu'il  avoit  avec  fon 
corps  c'eft  beaucoup  augmentée.   Le  plaifir  fènfible 
étant  le  maître  a  corrom.pu  fon  cœur ,  en  l'attachant  à 
tousles  objets  fènfïbles ,-  &  la  corruption  de  fon  cœur  a 
obfcurci  fon  efprit ,  en  le  détournant  de  la  lumière  qui 
i'éclaire ,  &  le  portant  à  ne  juger  de  toutes  chofès,  que 
ièlon  le  rapport  qu'elles  peuvent  avoir  avec  le  corps. 

Mais  dans  le  fond,  on  ne  peut  pas  dire,  que  le  chan- 
gement foit  fort  grand  du  côté  des  fèns.  Car  de  même 
que  il  deux  poids  étant  en  équilibre  dans  une  balance, 
je  venois  à  en  ôter  quelqu'un ,  l'autre  la  feroit  trébu- 
cher de  fon  côté ,  fans  aucun  changement  de  la  part  du 
premier  poids  ,  puiiqu'il  demeure  toujours  le  m^ê- 
me  :  Ainfî  depuis  le  péché  les  plaifirs  àcs  fèns  ont  ab- 
baifîé  l'ame  vers  les  chofes  fèniibles,  par  le  défaut  de 
ces  deleâatîons  imenemQS,qux  contrebalançoient  avant 
le  péché  l'mclination  que  nous  avons  pour  les  biens 
fènfïbles  5  mais  fans  un  changement  fîconfidérable  de 
la  pan  des  ikns ,  qu'on  iè  l'imagine  ordinairem.ent. 
i¥  Yoici 


DE  LA  VERITE;  Livre  t  3T* 

Voici  la  féconde  manière  d'expliquer  les  defordres  Chap, 
du  pèche ,  ia«|uelîe  eft  certainement  plus  raifonnable,      Y, 
que  celle'que  nous  venons  de  dire.  Elle  en  eft  beau- 
coup différente,  parce  que  le  principe  en  efl:  diiFe'rent  ; 
mais  cependant  ces  deux  manie'res  s'accordent  parfai- 
tement ,  pour  ce  qui  regarde  les  fèns. 

Etant  compofèz  d'un  clprit  &  d'un  corps  j  nous 
avons  deux  fortes  de  biens  a  rechercher ,  ceux  de  VeC- 
prit  &  ceux  du  corps.  Nous  avons  aulîi  deux  moyens 
de reconnoître, qu'une chofè nous  eft  bonne  ou  mau- 
vaife  :  nous  pouvons  lereconnoître  par  l'ufàge  de  l'ei^ 
prit  fèul,  &par  l'ufàge  de  l'efprit  joint  au  corps.  Nous 
pouvons  reconnoître  nôtre  bien  par  une  connoilïance 
claire  &  e'vidente:  nous  le  pouvons  auili  reconnoître 
par  un  fèntiracnt  confus.  Je  reconnois  par  la  raifbii 
que  la  juRice  eft  aimable,  je  fçai  auffi  par  le  goût,qu'un 
tel  fruit  eft  bon.  La  beauté  delà  jufticenefèfèntpas, 
la  bonté'  d^un  fruit  ne  fè  connoît  pas ,  Les  biens  du 
corps  ne  mc'ritent  pas  l'application  d'un  efprit,  que 
Dieu  n'afait  que  pour  lui;  il  faut  donc,  que  l'efprit 
reconnoiffe  de  tels  biens  fans  examen ,  &  par  la  preuve 
courte  &inconteflable  du  fentiment.  Les  pierres  ne 
font  pas  propres  à  la  nourriture ,  la  preuve  en  eft  con- 
vaincante ,  &  le  fèul  goût  en  a  fait  tomber  d'accord 
tous  les  hommes» 

Le  plaii:r  &  la  douleur  font  donc  les  carade'res  na- 
turels &;inconteftables  du  bien  &  du  mal ,  je  l'avoiie: 
mais  ce  n'efl  que  pour  ces  chofès-Ià  feulement,  qui  ne 
pouvant  étrepar  elles  mêmes  ni  bonnes  ni  mauvaiiès^ 
ne  peuvent  aufîi  être  reconnues  pour  telles  par  une 
connoifTance  claire  &  évidente:  ce  n'eft  que  pour  ces 
ehofès  là  feulement  qui  étant  au  defTous  de  l'écrit ,  ne 
pcuventnilerécompenfèrnile  punir:  Enfin  ce  n'efl 
quepources  ehofès  là  feulement,  qui  ne  méritent  pas 
que  l'efprit  s'occupe  d'elles  j  &  defquelles  Dieu  ne 
voulant  pas  que  l'on  s'occupe  ,  il  ne  nous  porte  à  elles 
queparinfi:inâ:,c'efl-à-dire,  par  des  fentimens  agréa- 
bles ou  defàgrèables. 

Mais  pour  Dieu ,  qui  eft  fèul  le  vrai  bien  de  l'ef^ 

B  4  pri=% 


3*  DE  LA  RECHERCHE 

Chap.  prit  ;  qui  fèul  eft  au  defîlis  de  lui  î  qui  fèul  peut  les  rc- 
Y.  compenlèr  en  mille  façons  différentes  ,•  qui  fèul  eft  di- 
gne de  Con  application ,  &  ^ui  ne  craint  point  que  ceux 
qui  le  connoifïent  ne  le  trouvent  point  aimable,  ij  ne  fe 
contente  pas  d'être  aime'  d'un  amour  aveugle  &  d*uîî 
amour  diftind:,il  veut  être  aime'  d'un  amour  éclaire  & 
d'un  amour  de  choix* 
Si  l'efprit  ne  voyoït  dans  les  corps,  que  ce  qui  y  eft  vé- 
ritablement, {ans  y  fentir  ce  qui  n'y  eft  pas  >  il  ne  pour-^ 
roit  les  aimer,  ni  s'en  fèrvir  qu'avec  beaucoup  de  peine: 
ainfîileft  comme  ne'celïaire  qu'ils  paroifTent  agrc'a- 
bles,  en  caufànt  des  fentimens  qu'ils  n'ont  pas.  Mais 
il  n'en  eft  pas  demême  de  Dieu  :  il  fiiffit  qu  on  le  voye 
tel  qu'il  eit,  afin  qu'on  fè  porte  à  l'aimer,-  &  il  n'eft 
pomt  ne'ceiïàire ,  qu'il  fc  ferve  de  cet  inftind  de  plaiiîr, 
comme  d'une  eipécc  d'artifice  pour  s'attirer  de  l'a- 
mour fans  le  mériter» 

Les  choies  étant  ainfi,  on  doit  dire  qu'Adam  n'étoit 
point  porté  à  l'amour  de  Dieu ,  &  aux  chofes  de  {ba 
*ybyeK  devoir  pai  un^plaifir  prévenant  î  parce  que  la  con- 
îcs  V-  noifîànce  qu'il  àvoit  de  Dieu  comme  de  fbn  bien ,  &  la 
tlaircif-  joie  qu'il  reflèntoit  fans  ccffe  comme  une  fuite  nécejP- 
femens.  faire  de  la  vue  de  ion  bonheur  en  s'uniffant  à  Dieu, 
Deus  ah  pouvoitlùifirepourTattacher  à  fon  devoir ,  &pour4e 
hitio  faire  agir  avecplus  de  mérite,  que  s'il  eût  été  comme 
con(ii-  déterminé  par  un  plaifir  prévenant.  Il  étoit  de  cette 
mit  ho-  forte  en  une  pleine  liberté.  Et  c'eft  peut-être  dans  cet 
minem  état  que  l'Ecriture  fainte  nous  le  veut  repréfentet  par 
^  y^ll^  ces  paroles  :  THeu  a  fait  l'homme  dés  le  commencement-, 
(luit  il-  ^  ^prcs  lui  avoir  propoféje!»  commandemens  il  Va  lai[ié â 
iumin  liiifnême:  c'cft-à- dire  fans  le  déterminer  par  le  goût 
manu  con  ^^  quelque  plaifir  prévenant  ,  le  tenant  feulement 
Cilii  fui  ^î^t^ché  à  la  vue  claire  de  fon  bien  &  de  fon  devoir. 
adjecit  ^^^^  l'expérience  a  fait  voir  à  la  honte  du  libre  arbitre, 
mandata  ^  ^  ^^  gloire  de  Dieu  feul,  la  fragilité  dont  Adam  étoit 
'iT*  pra-  cap^^^le,  dans  un  état  auifi  reVlé  &  aufii  heureux  que 
ceptaCua  celui  où  il  étoit  avant  fbn  péché. 
f^ç  Mais  on  ne  peut  pas  dire,  qu'Adam  fe  portât  à  la  re- 

Zccl!  15.  cb|fKhe  &  àl'ulàge  des  choies  fènfibles  ,  par  une  con- 
15    *     '    '  noilTancc 


DE  LA  VERITE'.  Livre  t  35 

noiflàiiceexade  du  rapport ,  qu'elles  pouvoient  avcir  Ch  ap. 
avec  fon  corps.  Car  enfin,  s'il  avoit  fallu  qu'il  eût  exj-      y^ 
minéles  configurations  des  parties  de  quelque  fnur, 
cdks  de  toutes  les  parties  de  Con  corps  ,  &  le  rapport 
qui  refaltoit  des  unes  avec  les  autres,  pour  juger  n  dans 
la  chaleur  pre'lènte  de  fon  fàng ,  &  dans  mille  autres , 
difpofltions  de  fbn  corps  jce  fruit  eût  été'  bon  pour  fà 
nourriture  ;  il  cft  vifible ,  que  des  chofes  qui  étoient 
indignes  de  l'application  de  fon  efprit ,  en  eufïènt  en- 
tièrement rempli  la  capacité  ;  &  cela  même  afîez  inuti- 
lement, parce  qu'il  ne  fe  fut  pas  confèi'vé  long  temps 
par  ceztQ  fèuIe  voye. 

Si  l'on  confîd ère  donc  que  l'efprit  d'Adam  n'étoit 
pasinfîni,  l'on  ne  trouvera  pas  mauvais  que  nous  di- 
fions,  qu'il  ne  connoifToit  pas  toutes  les  propriétez  des 
corps  qui  l'en  vironnoient,  puifqu'il  eft  confiant  que 
ces  propriétez  font  infinies.  Etfi  l'on  accorde,  ce  qui 
ne  fe  peut  nier,  avec  quelque  attention ,  que  fon  eiprit 
n'étoit  pas  fait  pour  examiner  les  mouvemens  &  les 
configurations  de  la  matière ,  mais  pour  être  conti- 
nuellement appliqué  à  Dieu  ;  l'on  ne  pourra  pas  trou- 
ver à  redire ,  fi  nous  aftûrons ,  que  c'eût  été  un  defor- 
dre  &  un  dérèglement,  dans  un  tems  où  toutes  choies 
dévoient  être  parfaitement  bien  ordonnées  ,  s'il  eût 
été  obligé  de  fè  détourner  l'efprit  de  la  vue  des  perfe- 
d:ions  de  ion  vrai  bien ,  pour  examiner  la  nature  de 
quelque  fruit,  afin  de  s 'en  nourrir. 

Adam  avoir  donc  les  mêmes  (èns  que  nous  ,  par  lef- 
quels  il  étoit  averti  fans  être  détourné  de  Dieu ,  de  ce 
q^u'il  devait  faire  pour  fon  corps.  Il  fèntoit  comme 
nous  des  plaifirs,  &  même  des  douleurs  ou  des  dé- 
goûts prévenans  èc  indéliberez.  Mais  ces  plaifirs  Se 
ces  douleurs  ne  pouvoient  le  rendre  efclave,  ni  mal- 
heureux comme  nous  ;  parce  qu'étant  maître  abfolu 
des  mouvemens  qui  s'excitoient  dans  fon  corps ,  il  les 
arrêcoir  incontinent  après  qu'ils  l'avoient  averd,  s'il  le 
iôuhaittoit  ainfï^  &  fans  doute  il  le  fbuhairoit  toujours 
à  l'égard  delà  douleur.  Heureux  ,  &  nous  auiiî  ,  s'il 
eût  fait  la  même  chofè  à  l'égard  du  plaifîr  j  6c  s'il  neux 

B  5  £k- 


5^4  .  I^E  LA  RECERCHE 
CHAP,  fut  point  dirtrait  volontairement  de  l^prélencc  de  fon 
V^  Dieu,  en  laiïïànt  remplir  la  capacité'  de  Ion  efprit  de  la 
beauté'  &  de  la  douceur  efpere'e  d'un  fruit  défendu  ,  ou 
peut-être  d'une  joie  préiomptueufè  excite'e  dans  fbii 
ame  à  la  vfië  de  (es  perfed:ions  naturelles . 

Mais  après  qu'il  eut  pèche',  ces  plailîrs  qui  ne  fai- 
ibient  que  l'avertir  avec  refpeâ: ,  &  ces  douleurs  qui 
lans  troubler  ù.  félicité  lui  faiibient  feulement  recon- 
noître ,  qu'il  pouvoit  la  perdre  Se  devenir  mal-heu- 
reux, n'eurent  plus  pour  lui  les  mêmes  e'gards.  Ses 
lèns  &  lès  paflions  (è  révoltèrent  contrelui ,  ils  n'obèï- 
rent  plus  à  fès  ordres ,  &  ils  le  rendirent ,  comme 
îiousj  efclave  de  toutes  les  choies  fènfiblcs. 

Ainfî  les  fèns  &  les  paPnons  ne  tirent  point  leur  naif- 

jfànce  du  pe'che' ,  mais  feulement  cette  puiHance  qu'ils 

ont  de  tyrannifèr  des  pe'chcurs  :  &  cette  puifïànce  n'efl 

pas  tant  un  defbrdre  du  côte'  des  fèns  ,  que  de  celui  de 

î'efpri:  &  de  la  volonté  d^s  hommes ,  q^ui  n'étant  plus 

fî  étroitement  unis  à  Dieu  ne  reçoivent  plus  de  lui  cet- 

te  lumière  &  cette  force  ,  par  kquelb  ils  coiifèrvoiens 

leur  liberté  ,&  leur  bon-heur. 

Reméd'»        ^^^  ^°^''  ^^^''^^'-■^''^  ^^""^  pafiant  de  ces  deux  manières, 

au  deibr-  f^^^n  lefquelles  nous  venons  d'expliquer  les  defbrdres 

dire  que     du  péché ,  qu'il  y  a  deux  chofes  uéceiïàires  pour  nous 

le  péché  rétablir  dans  l'ordre. 

originel  La  première  eft,  qu'il  faut  oter  de  ce  poids  qui  nous 
a  came  f^icpancher,  &  qui  nous  entraîne  vers  les  biens  fenfi- 
jnonde,  blcs>  en  retranchant  continuellement  de  ncsplaifirs> 
&  le  ton-  &  en  mortifiant  la  feiifibilité  de  nos  fèns  par  la  péni- 
dement  tence,  &  par  la  circoncision  du  cœur. 
^^   ^^^  La  féconde  eft,  qu'il  faut  demander  à  Dieu  le  poids 

^  ora.e  ^^  ^^  Grâce,  &  cette  déleciation  Prévenante  *  que  Je  sus- 
tienne.  C'hr  î  SX  nousa  particulièrement  méritée,  fans  laquel- 
le  nous  avons  bea.u  retrancher  de  ce  prem.ier  poids  ,  il 
f^oye^  pèlera  toujours  j  &  fi  peu  qu'il  pcTe  ,  il  nous  entraine- 
,  .  ra  infiilnblem.ent  dai'iS  la  péché  &  dans  le  defordre. 

rl'^*''"^  Ces  deux  chofès  font  abjohmient  néceiTaires  pcuu 

b-ni^ns.    rentrer,  &  pour  perféverer  dans  nôtre  devoir.  La  rai- 
fon^  comme  i'oa  voie ,  s'accorde  parfaitement  avee 
0  i'Evaji- 


les  c- 


DE  LA  VERITF.  Livre  L  3^ 

l'Evangile  ;  &  l'un  &  l'autre  nous  apprennent ,  que  la  Chap. 
privation, l'abnégation,  la  diminution  du  poids  du      Y. 
pcche',  font  des  préparations  néceiraires  ,  afin  que  le 
poids  de  la  Grâce  nous  redreUe  ,  &  nous  attache  a 
Dieu. 

Mais,  que  dans  l'état  où  nous  fbmmes ,  il  y  aitobli- 
gatioH  de  combattre  continiiellement  contre  nos  lèns, 
on  n'en  doit  pas  conclure,  qu'ils  fbient  abfblument 
corrompus  &  mal  réglez  Car  fi  l'on  confîdére,  quils 
nous  font  donnez  pour  laconlèrvation  de  nôtre  corps, 
on  tr .  uvera  qu'ils  s'acquittent  admirablement  bien  de 
leur  devoir  ,&  qu'ils  nous  conduilènt  d'une  manière 
il  ^ufle  &  Cl  fidelle  à  leur  fin,qu'ilfèmbleq[uec'eftà 
tort,  qu'on  les  accufè  de  corruption  &  de  dereglem.ent. 
Ils  avertifïènt  iî  promptementl'amepar  la  douleur  & 
par  le  plaifir,  parles  goiiîs  agréables  &  de{àgréables,  8c 
par  les  autres  fènlàtions ,  de  ce  qu'elle  doit  faire,  ou  ne 
iàirepas  pour  la  conièrvation  de  la  vie ,  qu'on  ne  peut 
pas  dire  avec  rai  (on,  que  cet  ordre ,  &  cette  exactitude 
fbient  une  fuite  du  peche^ 

Nos  (èns  ne  font  donc  pas  fî  corrompus  qu'on  s*i-      ^^^ 
magine,  mais  c'eft  le  plus  intérieur  de  nôtre  ame ,  c'eft  Ce  nefoni^ 
nôtre  liberté  qui  eft  corrompue.  Ce  ne  font  pas  nos  p^^  ^^^ 
ièns  q ni  nous  trompent ,  mais  c'eft  nôtre  volonté  qui  fo>^  qïit: 
nous  trompe  parles  jugemens  précipitez»  Quand  on  nous  jet- 
voit  parcxemple  de  la  lumière,  il  eft  trés-certain  que  tentdans^' 
l'on  voit  de  lalumie're  :  quand  on  fenrde  Iachaieur,on  l'erreuTy 
ne  fè  trompe  point  de  croire  que  l'on  en  fent,  fbit  de-  ff^-^i^  ^^ 
vant  ou  après  le  péché.  Mais  on  fè  trompe  ,  quand  on  mauvais- 
juge,  que  la  chaleur  que  l'on  lent,  eft  hors  de  l'ame  ufa^e  dé- 
fiai la  lent ,  comme  nous  expliquerons  dans  la  fuite,     noire  li- 

Les  ïkiis  ne  nous  jetteroient  donc  point  dans  i'er-  hcrîé. 
reur,  fi  nous  faifions  bon  ufage  de  nôtre  liberté  ,  &  fi 
nous  ne  nous  fèrvions  pointde  leur  rapport ,  pour  ju- 
ger des  chofès  avec  trop  de  précipitation.  Mais  par- 
ce qu'il  eit  trés-diincile  de  s'en  empêche-* ,  &  que- 
nous  y  fbmmes  quali  contraints ,  a  caufè  de  l'étioitcr 
union  de  nôtre  ame  avec  nôtre  corps  ,  voici  de  quel- 
le maniéie  nous  nous  devons  conduire  dans  leur 

B  6  u^^gf^ 


^é  DE   LA  RECHERCHE 

Chap.    ufagc,  pour  ne  point  tomber  dans  l'erreur. 

V.  Nous  devons  obfervcr  exadlement  cette  règle.  De 

J  1 1.     m  ju^er  jamais  par  les  (ens  de  ce  que  les  chofesfont  en  et  - 
f^gle       les-mêmes,  mais  feulement  du  rapport  qu  elles  ont  etitfel- 
pourévi'  les;  parce  qu'en  effet  ils  ne  nous  font  point  donnez 
ter  Ver-    p@ur  connoitrc  la  vérité  des  chofcs  en  elles-mêmes, 
reur         mais  feulement  pour  la  confervation  de  nôtre  corps. 
dans  Vu-      Mais  afin  qu'on  fe  délivre  toutafait  de  la  facilité  & 
fage  de     de  l'inclination  ,  que  l'on  a  à  fiiivrc  lès  fens  dans  la  re  - 
fesjens,    cherche  de  la  vérité ,  on  va  faire  dans  les  Chapitres  fui  « 
vans  une  dédudion  des  principales,  &  des  plus  géné- 
rales erreurs  où  ils  nous  jettent,  &  l'on  reconnoîtra 
maeifeftement  la  vérité  de  ce  que  l'on  vient  d'avancer. 


Gha?.  chapitre      VI. 

yi. 

I.  Des  erreurs  de  la  yuë  à  V égard  de  V.  étendue  en  foi.. 
IL  Suite  de  ces  erreurs  fir  des  objets  invisibles.  III.  Des 
erreurs  de  nos  yeux  touchant  l'étendue  confiderce  par 
rapport, 

LA  vue  cft  le  premier ,  le  plus  noble  &  îe  plus  cten^ 
du  de  tous  les  ièns,  de  Ibrte  que  s'ils  nous  étoient 
donnez  pour  découvrir  la  vérité ,  elle  y  auroit  lèule 
plus  départ  que  tous  les  autres  enlemble.  Ain  fi  il  fiiffi- 
ra  de  rmner  l'autorité  que  les  yeux  ont  fiir  la  railbn> 
pour  nous  détromper,  &  pour  nous  porter  à  une  dé- 
fiance générale  de  tous  nos  fèns. 

Nous  allons  donc  faire  voir,  que  nous  ne  devons^ 
point  nous  appuïer  fiir  le  témoignage  de  nôtre  vùë^ 
pour  juger  de  la  vérité  des  cHofesen  elîes-mémesjmais 
leuîemcst  pour  découvrir  le  rapport  qu'elles  ont  à  la. 
eonfèrvation  de  nôtre  corps  :  que  nos  yeux  nous  trom^- 
pent  généralement  dans  tout  ce  qu'ils  nous  reprefèn- 
ten.t,  dans  la  grandeur  des  corps,  dans  leurs  figures 
&  dans  leurs  mouvemens  ,  dans  lalamiére.&  dans  les 
couleurs,  quifoiit  les  feules  chofes  que  nous  voyoHSj. 
itouïes  ces  choies  ne  (ont point  telles  qu'elles  nous 

paroif- 


DE  LA  VERITE;  LivRî  I.  37 

paroiiïcnt,  que  tout  le  monde  s'y  trompe,  &  que  cela  Chap» 
nous  jette  encore  dans  d'autres  erreurs  dont  le  nombre      V I. 
eft  infini.  Nous  commençons  par  l'e'tenduë;  &  voici 
les  preuves,  qui  nous  font  croire  que  nos  yeux  ne  nous 
la  font  jamais  voir  telle  qu'elle  eft.  j 

On  voitalTez  fouvent  avec  des  lunettes  ,  des  ani-  j^^^çy^ 
maux  beaucoup  plus  petits  ,  qu'un  grain  de  fable  qui  ^^^^^  ^^ 
cftprefqueinvifible:"*  onen  avûmême  de  mille  fois  ^^  :^^g  ^ 
plus  petits.  Ces  atomes  vivans  marchent  auiïî  bien  que  ['^g-^y^ 
les  autres  animaux.  Ils  ont  donc  des  jambes  &  des  ^fi'p^ç^, 
pieds  ,  des  os  dans  ces  jambes  pour  les  fbûtenir  ,  des  j^^^-  ^^ 
mufclespjourlesremuër,  des  tendons  &  une  infinité   r^- 
de  fibres  dans  chaq'iem.u{clc,&  enfin  du  fàng  ou  des  4  Tour- 
cfprjrs  animaux  extrêmement  fubtils  &  déliez ,  pour  naldcs 
reij^plir  ou  pour  faire  mouvoir  {iicce.TIvement  ces  Sçavans 
n>(]icles.  Il  n'cft  pas  pofïible  fans  cela,  de  concevoir,  du  12. 
ou'ils  vivent,  qu'ils  fenourrilTent,  &  qu'ils  tranfpor-  ^°^' 
cent  leur  petit  corps  en  differens  lieux  ,  félon  ks  diffé- 
rentes imprcfîions  des  objets:  ou  plutôt  il  n'eft  pas 
polîible  que  ceux  mêmes,  qui  ont  employé  toute  leur 
vie  à  l'anatomie ,  &  à  la  recherche  de  la  nature,  fèrc> 
préfèntent  le  nombre ,  la  diverfité ,  &  la  déiicatefle  de 
toutes  les  parties,  dont  ces  petits  corps  font  nécefTairc- 
^entcompofez  pour  vivre,  &  pour  exécuter  toutes  les 
chofesquc  nous  leur  voyons  faire. 

L'imagination  fè  perd ,  &  s'étonne  àla  vue  d'une  Ci 
étrange  petitefïe  :  elle  ne  peut  atteindre,  ni  fè  prendre 
à  des  parties ,  qui  n'ont  point  de  prifè  pour  elle  j  & 
quoique  la  raifon  nous  convainque  de  ce  qu'on  vient 
de  dire,  les  fens  &  l'imagination  s'y  oppofent,  &  nous 
obligent  fouvent  d'en  douter. 

Nôtrevùc  eft  trés-limitée;  mais  elle  ne  doit  pas  H- 
sniter  fbn  objet.  L^idée  qu'elle  nous  donne  de  l'éten- 
due 5  a  des  bornes  fort  étroites  j  mais  il  ne  fuit  pas  de 
là,querétenduè'enait.  Elle  eft  fans  doute  infinie  en 
un  fèns  ;  &  cette  petite  partie  de  la  matière ,  qui  fè  ca- 
che à  nos  yeux  ,eff  capable  de  contenir  un  monde, dans 
îequeliifètrouveroit  autant  de  chofès,  quoique  plus 
petites  à  proportion  ,  que  dans  ce  giT.nd  monde  dans 
kquci  nous  vivons.  Les 


38  DE  LA  RECHERCHE 

Ch  AP.  Lts  petits  animaux  dont  nous  venons  de  parler ,  ont 
y  I»  peut-être  d'autres  petits  animaux  qui  les  dévorent ,  & 
qui  leur  font  imperceptibles  à  cauiê  de  leur  petitellè 
eiïroyable ,  de  même  que  ces  autres  nous  font  imper- 
ceptibles. Ce  qu'un  ciron  efl:  à  nôtre  égard  ,  ces  ani- 
maux le  font  à  un  ciron  ;  &  peut  être  qu'il  y  en  a  dans 
Ja  nature,de  plus  petits.&  déplus  petits  à  l'infini,  dans 
cette  proportion  R  étrange  d'un  homme  à  un  ciron  ♦ 

Nous  avons  des  démonftrations  évidentes  &  Ma- 
thématiques, delà  divifîbilité  de  la  matière  à  l'infini: 
&  cela  fuffit  pour  nous  faire  croire  qu'il  peut  y  avoJr 
des  animaux  plus  petits ,  &  plus  petits  à  l'infini ,  quoi 
que  nôtre  imagination  s'effarouche  de  cette  penfée. 
,  Dieu  n'a  fait  la  matière ,  que  pour  en  former  des  Ou- 
vrages admirables  :  &  puifque  nous  ibmmes  certains, 
qu'il  n'y  a  point  de  parties  >  dont  la  pctitelTe  (bit  capa- 
ble de  borner  là  puifîànce  dans  la  formation  de  ces  pe- 
tits animaux  ^pourquoi  la  limiter  ;  &  diminuer  ainfi 
fans  raifon  l'idée  que  nous  avons  d'un  ouvrier  infini, 
en  mefurant  fà  puiflànce  Si.  fon  addreiie  par  nôtre  ima- 
gination qui  eft  finie  ? 

L'expérience  nous  à  déjà  trompez  en  partie  ,  eii 
nousfàifànt  voir  des  animaux  mille  fois  plus  petits 
qu'un  ciron,  pourquoi  voudrions-nous  qu'ils  fuilènt 
les  derniers  &  les  plus  petits  de  tous  ?  1 -our  moi  je  ne  ■ 
voi  pas  qu'il  y  ait  raifon  de  fè  l'imaginer.  Il  eft  au  con- 
traire bien  plus  vrai-lèmblable  de  croire,  qu'il  y  en  a 
de  beaucoup  plus  petits  ,  que  ceux  que  l'on  a  décou- 
verts ;  car  enfin  les  petits  animaux  ne  manquent  pas 
a«xmicrofcopes,  comme  les  microfcopes  manquent 
aux  petits  animaux^ 

Lors  qu'on  examine  au  milieu  de  l'hy  ver ,  le  germe- 
de  j 'oignon  d'une  tulippe,  avec  une  fimple  loupe  ou 
verre  convexe ,  ou  même  feulement  avec  les  yeux ,  on 
découvre  fort  aifément  dans  ce  germe ,  les  feîiilles  qui 
doivent  devenir  vertes  ,  celles  qui  doivent  compoièr  U 
iîeur  ou  la  tulippe ,  cette  petite  partie  triangulaire  qui 
eiîfermelagraine^&les  lix petites  colomnes  qui  l'en- 
viroiiiient  dans  k  fond  de  h  tulippe .  Ainfi  on  ne  peut 
.  .^  douter 


DE  LA  VERITE'.  Livre  L  39 

clouter  que  le  germe  d'un  oigiion  de  tulippe  ne  renfeu-  Chap. 
me  une  tuî ippe  toute  entière.  V  l. 

Il  eft  raifonnable  de  croire  la  même  cholè  du  germe 
d'un  grain  de  moutarde ,  de  celui  d'un  pcpin  de  pom- 
me ,  &  généralement  de  toutes  fortes  d'arbres  &  de 
plantes, quoi  que  cela  ne  fc  puifTe  pas  voir  avec  les 
yeux  ,  ni  même  avec  le  microlcope  ^  &  l'on  peut  dire 
avec  quelque  alsûrance,  que  tous  les  arbres  font  ai  pe- 
tit dans  le  germe  de  leur  ièmence. 

Il  ne  paroît  pas  même  de'raifbnnable  de  penlèr, 
qu'il  y  a  des  arbres  infinis  dans  un  fèul  germe-,  puis- 
qu'il ne  contient  pas  feulement  l'arbre  dont  il  eft  la  fè- 
mence,  mais aulii  un  très-grand  nombre  d^autres  le- 
mcnces ,  qui  peuvent  toutes  renfermerdans  elles-mê- 
mes de  nouveaux  arbres  ,  &  de  nouvelles  fèmences 
d'arbres  ;  lefquelles  ^conftrveront  peut  -  être  encore 
dans  unepetiteireimcomprehenfibie ,  d'autres  arbres, 
&  d'autres  fèmenees  aulîi  fécondes  que  les  premie'res; 
&  ain^  à  l'infini.  De  forte  que  ,  félon  cette  pen  fée, 
qui  ne  peut  paroître  impertiuenre  &  bizarre,  qu'à 
ceux  qui  mefurent  les  merveilles  de  la  puilTànce  iiiiinie 
d'un  Dieu  avec  les  idées  de  leurs  (èns  &  de  leur  imagi- 
nation ,  onpourroit  dire  que  dans  un  féul  pépin  de 
pomme,  il  y  auroit  des  pommiers, des  pommes, &  des 
fèmenees  de  pommiers  pour  des  fiecies  infinis  ou 
prefque  infinis ,  dans  cette  proportion  d'un  pommier 
parfait  à  un  pommJer  dans  fà  ièraencei&  que  la  nature 
ae  fait  que  développer  ces  petits  arbres,  en  donnant  un 
accroiflement  fenlible,  à  celui  qui  eft  hors  de  (à  femen- 
ce,  &  des  accroilTemens  infènfîbles ,  mais  trés-réels  & 
proportionnez  à  leur  grandeur ,  à  ceux  qu'on  conçois 
être  dans  leurs  fèmenees  :  car  on  ne  peut  pas  douter, 
qu'il  ne  puiife  y  avoir  des  corps  aiTèz  petits,  pour  s'in- 
finiier  entre  les  fibres  de  ces  arbres  que  l'on  conçoit 
dans  lettrsfèmeiices,.&  pour  leur  fèrvirainli  de  nour- 
riture. 

Ce  que  nous  venons  de  dire  des  plantes  &:  de  leura 
germes, fe peut aufxipenfèrvles  animaux,  &  du  ger- 
me dont  ils  font  produits ,  Oa  voit  dans  le  serme  ds 

1  oignon 


40  DE  LA  RECHERCHE 

Ch  Ap.     l'oignon  d'aune  tulippe  une  tulippc  entière.  "^  On  voit 

V I.  aurii  dans  le  germe  d'un  œuf  frais ,  &c  qui  n'a  point  été' 
Le  germe  goutc  ,  un  poulet  qui  efl  peut-être  entièrement  for- 
de  l'œuf  j^ç'^  j.  On  voit  des  srcnouilles  dans  les  œuft  de  2Xe- 
tictitc  ta-  "oiiilles  ,  &  on  verra  encore  d'autres  animaux  dans 
che  blan-  ^^ur  germe ,  lors  qu'on  aura  aflez  d'addrelïè  &  d'expe'- 
chc,  qui  rience  pour  les  découvrir.  Mais  il  ne  faut  pas  qae  l'el^ 
eft  lui-  le  prie  s 'arrête  avec  les  yeux  :  car  la  vue  de  l'efprit  a  bien 
l^^'î^- ,  P^"^  d'étendue  ,  que  la  vue  du  corps.  Nous  devons 
j^'  f  ^  '  doHcpcnlcr  outre  cela,  que  tous  les  corps  des  hommes 
{.    ^    &  des  animaux  qui  naîtront  jufqu'à  la  confbmmation 

„.  .       des  Iiecies  ,  ont  peut-être  ete  produits  des  la  créa- 

^    '  j      tion  du  monde  ;  je  veux  dire  que  les  femelles  des  pre- 

..    -,  ,    miers  animaux  ont  peut  être  ete  créées  ,  avec  tous 
M.  Mal-  1        A  r        ^     >•!  1         „         •    7 

pig,  lij        ceux  de  même  eipecc  qu  ils  ont  engendrez  &  qui  dc- 

-j-y.j//.  voient  s'engendrer  dans  la  iîiite  des  tems. 
raculum       ^"  pourroit encore  pouiTer  davantage  cette  penfee, 
tmtur<£     ^  P^"^  "  ^^^'^  ^^^^  beaucoup  de  raiibn  &  de  vérité: 
de  M.       n^ais  on  appréhende  avec  lu^jet ,  de  vouloir  pénétrer 
Swam-     trop  avant  dans  les  Ouvrages  de  Dieu.  On  n'y  voit 
înexdam .  qu'infinitez  par  tout;  &  non  feulement  nos  fens  &  nô- 
tre imagination  font  trop  limitez  pour  les  compren- 
dre ,  mais  l'eiprit  mêmes  tout  pur  &  tout  dégagé 
qu'il  eft  delà  matière  ,  eft  trop  grofïier  &  trop  foible, 
pour  pénétrer  le  plus  petit  des  Ouvrages  de  Dieu.  Ilfe 
perd,  il  le  diflipe  ,  ils'ébloiiit,  &  il  s'eiFraye  à  la  vue  de 
ce  qu'on  appelle  un  atome  félon  le  langage  des  fens. 
Mais  toutes-fois  l'efprit  pur  a  cet  avantage  (ur  ks  fens 
&fiir  l'imagination,  qu'il  reconnoîtfà/biblelTe,  &  h 
grandeur  de  Dieu ,  &  qu'il  apperçoit  l'infini  dans  le- 
quel il  fè  perd  :  au  lieu  que  nôtre  imagination  &  nos 
iens  rabbaifîcnt  Its  Ouvrages  de  Dieu ,  &  nous  don- 
nent une  fotte  confiance  ,qui  nous  précipite  aveuglé- 
ment dans  l'erreur.  Car  nos  yeux  ne  nous  font  point 
avoir  d'idée  de  toutes  ces  chofès,  que  nous  découvrons 
âveclesmicroicopes,  &parla  raiibn.  Nous  n'apper- 
cevons  point  par  nôtre  vfië ,  de  plus  petit  corps  qu'un 
eii"on,ou  une  mite,  La  moitié  d'un  ciron,  n'eft  rien  ,  ii 
Ro^  croyons  le  rapport  qu'elle  nous  en  fait.  Une  mite 

n'eft 


DE  LA  VERITE'.  Livrï  I.  41 

n'eQ:  qu'un  point  de  Mathématique  à  fou  e'gard;on  ne  Ch  ap, 
peut  la  divikr  fans  l'anéantir»  Nôtre  vue  ne  nous  re-  VI. 
préfènte  donc  point  l'étendue  ,  félon  ce  qu'elle  eft  en 
elle-même  5  mais  feulement  ce  qu'elle  eft  par  rapport  à 
nôtre  corps  :  &  parce  que  la  moitié  d'une  mite  n'a  pas 
un  rapport  à  nôtre  corps,  &  que  cela  ne  peut  ni  le 
■confèrver  ni  le  détruire,  nôtre  vùë  nous  le  cache  entiè- 
rement. 

Mais  fî  nous  avions  les  yeux  faits  comme  ks  mi- 
crofcopes,  ou  pliàtôt  £.  nous  étions  aaflî  petits  que  les 
cirons  &  les  mites,  nous  jugerions  tout  autrement  de 
la  grandeur  des  corps.  Car  fans  doute  ces  petits  ani- 
maux ont  les  yeux  difpofèz  pour  voir  ce  qui  les  envi^ 
renne,  &  leur  propre  corps  beaucoup  plus  grand  que 
nous  ne  le  voyons  :  puifqu 'autrement ,  il  n'en  pour- 
roicnt  pas  recevoir  lesimprefîîons  nécefîaires  à  la  con- 
lèrvâtion  de  leur  vie ,  &  qa'ainfi  les  yeux  qu'ils  ont> 
icur  fèroient  entièrement  inutiles. 

Mais  afin  d'expliquer  les  chofès  à  fond ,  nous  de- 
T«ns  confidérer ,  que  nos  propres  yeux  ne  font  en  effet 
que  des  lunettes  naturelles  ;  que  leurs  humeurs  font  le 
même  effet  que  les  verres  dans  les  lunettes  j  &  que  fé- 
lon la  figure  du  cryflalin  ,  &  fbn  éloignement  de  la  ré- 
tine ,  nous  voyons  les  objets  fort  différemment.  De 
forte  qu'on  ne  peut  pas  aifùrer,  qu'il  y  ait  deux  hom- 
mes dans  le  monde  ,  qui  les  voyent  de  la  même  gran- 
deur, puisqu'on  ne  peut  pas  afsûrer,  que  leurs  yeux 
foient  toutafait  fèmblabies. 

C'eft  une  propoiition  qui  doit  ê^tre  reçue  de  tous 
ceux  qui  fè  mêlent  d'Optique  :  Q^ue  les  objets  q^ui  pa- 
roifïent  également  éloignez ,  font  vus  d'autant  plus 
grands.  Or  il  efi  conftant  que  dans  les  yeux  desper- 
fbnnes  qui  ont  le  cryftahn  plus  convexe ,  il  fè  tra- 
ce des  images  plus  petites  ,  à  proportion  de  leur  con- 
Texité,  Ceux  donc  qui  ont  la  vhë  courte ,  ayant  le  cry- 
ftalinplus  convexe  ,  voyent  les  obj^^rs  plus  petits ,  que 
ceux  qui  l'ont  à  l'ordinaire  ,  ou  que  les  vieillards  qui 
ont  befbin  de  lunettes  pour  lire,  mais  qui  voyent  par- 
faitement bien  de  loin  :  puifque  ceux  qui  ont  la  vue  la 

plus 


41  DE  LA  RECHERCHE 

Chap»    plus  courtejont  ncceiïairement  le  cryftalin  le  plus  con- 
Y I.      vexe ,  Il  on  fùppoiè  égalité  dans  les  autres  parties  de 
leurs  yeux. 

11  n'y  a  rien  de  fi  facile  que  de  démontrer  géométri- 
quement toutes  ces  chofes  ;  &  fi  elles  n'étoient  afièz 
connues  ,  on  s'arrêteroit  darantage  à  les  prouver. 
Mais  parce  que  plufieurs  perfbnnes  ont  déjà  traitté  ces 
matières,  on  prie  ceux  qui  s'en  veulent  inftruire,  de  les 
confiilter. 

Puifqu'il  n'efl:  pas  certain ,  qu'il  y  ait  deux  hom- 
mes dans  le  monde  ,  qui  voyent  les  objets  de  la  mê- 
me grandeur  ,-  &  que  pour  l'ordinaire  un  m.ême 
homme  les  voit  plus  grands  de  l'oeil  gauche  que 
du  droit ,  iélon  les  obièrvations  que  l'on  en  a  fai- 
tes 5  qui  font  rapportées  dans  le  Journal  des  Sçavans  de 
Rome,  du  mois  de  Janvier  i  é<>9 .  il  cft  vifible,  qu'il  ne 
faut  pas  nous  fier  au  rapport  de  nos  yeux  pour  en  ju- 
ger. Il  vaut  mieux  écouter  la  railbn  qui  nous  prouve, 
que  nous  nèfçaurions  déterminer  quelle  eft  la  gran- 
deur abfoluë  des  corps  qui  nous  environnent,  ni  quelle 
idée  nous  devons  avoir  de  l'étendue  d'un  pied  en 
quarré,  ou  de  celle  de  nôtre  propre  corpS;  afin  que  cet- 
te idée  nous  le  repréfènte  tel  qu'il  eft.  Car  la  railbn 
nous  apprend ,  que  le  plus  petit  de  tous  les  corps  ne  {è- 
roit  point  petit  s'il  étoit  lèul ,  puifqu'il  eft  compofé 
d'un  nombre  infini  de  parties  ,  de  chacune  defquelles 
Dieu  peut  former  une  terre,  qui  ne  fer  oit  qu'un  point 
à  l'égard  des  autres  jointes  enlèmble.  Ainii  l'efprit  de 
l'homme  n'eft  pas  capable  de  (è  former  une  idée  allez 
grande,  pour  comprendre  &  pour  embrafierlaplus 
petite  étendue  qui  foit  au  monde,  puifqu'il  eft  borné 
ôc  que  cette  iâéè  doit  être  infinie. 

'Il  eft  vrai  que Telprit  peut  connoître  à  peu-prés  les 
rapports  qui  le  trouvent  entre  ces  infinis,  dont  le  mon- 
de eft  compolé  i  que  l'un,  par  exemple  ,  eft  double  de 
l'autre ,  &  qu'une  toifè  contient  fix  pieds  :  mais  ce- 
pendant il  ne  peut  iè  former  une  idée ,  qui  repréfentc 
ce  que  ces  choies  font  en  elles-mêmes. 

Tj^veux  toutefois  fuppolèr ,  que  l'eipric  foit  capable 

I*»  d'idées, 


DE  LA  VERITE'.  Livre  I.  45 

d'idées ,  qui  égalent  ou  <]ui  médirent  l'étendue  des  Chap. 
corps  que  nous  voyon  s  ;  car  il  eft  aiîèz  difficile  de  bien  Y I* 
perlùader  aux  hommes  le  contraire.  Examinons  donc 
ce  qu'on  peut  conclure  de  cette  iuppoiition.  On  en 
conclura  fans  doute,  que  Dieu  ne  nous  trompe  pas; 
qu'il  ne  nous  a  pas  donné  des  yeux  ièmblables  aux  lu- 
nettes, qui  erofiiflent  ou  aui  diminuent  les  objets  ;  & 
ca  amli  nous  devons  crou'e  que  nos  yeux  nous  repré- 
sentent les  chofès  comme  elles  font. 

Il  eft  vrai  que  Dieu  ne  nous  trom.pe  jamais,  mais 
nous  nous  trompons  fouvent  nous  mêmes,  en  jugeant 
des  choies  avec  trop  de  précipitation.  Car  nous  ju- 
geons ibuvent  que  les  objets  dont  nous  avons  des 
idées  ,  exiftent ,  &  mêmes  qu'ils  font  toutafait  (èm- 
blables  à  ces  idées  ,  &  il  arrive  fouvent ,  que  ces  objets 
ne  font  point  ièmblables  à  nos  idées  ,  &  mêmes  qu'ils 
n'exiftent  point. 

De  ce  que  nous  avons  l'idée  d'une  chofè  ,  il  ne  s 'en- 
fuit pas  qu'elle  exifte,  &  encore  moins  qu'elle  foit  en- 
tièrement fomblable  à  l'idée  que  nous  en  avons.  De 
te  que  Dieu  nous  feit  avoir  une  telle  idée  fcnfible  de 
grandeur,  lor/qu'une  toife  eft  devant  nos  yeux ,  il  ne 
s'enfuit  pas  que  cette  toifè  n'ait  que  l'étendue  qui  nous 
eft  repréfentée  par  cette  idée.  Car  premièrement,  tous 
leshonnnes  n'ont  pas  la  même  idée  fenfible  de  cette 
toifè,  puifque  tous  n'ont  pas  les  yeux  difpofèz  de  la 
même  façon.  Secondement ,  une  même  perfbnne  n'a 
pas  la  même  idée  Icnfible  d'une  toifè,  iorlqu'ii  voit 
cette  toifè  avec  l'œil  droit ,  &  enfuiteavec  le  gauche, 
comme  nous  avons  déjà  dit.  Enfin  il  arrive  fouvent 
que  la  même  perfonne  a  des  idées  toutes  dilïérentes 
desmiêmes  objets  en  différens  tems  ,  félon  qu'elle  les 
croît  plus  ou  moins  éloignez,  comme  nous  explique- 
rons ailleurs, 

C'eft  donc  un  préjugé  ,  qui  n'eft  appuyé  fur  aucune 
raifon  ,  que  de  croire ,  qu'on  voit  les  corps  félon  leur 
véritable  grandeur.  Car  nos  yeux  ne  nous  étant  don- 
nez que  pour  la  confèrvation  de  nôtre  corps ,  ils  s'ac- 
quitttnt  fort  bien  de  leur  devoir ,  en  nous  faifànt  avoir 

des 


44  DE  LA  RECHERCHE 

Ch Ap,    des  idées  des  objets  lefquelles  fbient  proportionne'es  à 
YL      ià  grandeur. 

Mais  pour  mieux  comprendre ,  ce  que  nous  devons 
juger  de  l'e'tenduë  des  corps  fur  le  rapport  de  nos 
yeux  j  imaginons-nous  que  Dieu  ait  fait  en  petit ,  & 
d'une  portion  de  matière  de  la  grolTeur  d'une  balle, 
un  ciel  &  une  terre ,  &  des  hommes  (ur  cette  terre, 
avecles  mêmes  proportions  qui  font  obfèrve'es  dans 
ce  grand  monde.  Ces  petits  hommes  iè  verroient  les 
uns  les  autres ,  &  les  parties  de  leurs  corps  ,  &  même 
les  petits  animaux  qui  fèroient  capables  de  les  incom- 
moder j  car  autrement  leurs  yeux  leur  fèroient  inutiles 
pour  leur  confèrvation.  Il  eft  donc  manifefte  dans 
cette  luppoiition  ,  que  ces  petits  hommes  auroient 
des  idées  de  la  grandeur  des  corps  ,  bien  différentes  de 
celles  que  nous  en  avons  ,•  puifqu'ils  regardcroient 
leur  petit  monde  qui  ne  feroit  qu'une  balle  à  nôtre 
cgard ,  comme  dts  el^aces  inânis ,  à-peu-prés  demê- 
jne  que  nous  jugeons  da  monde  dans  lequel  nous 
ibmmes. 

Ou>  fi  nous  le  trouvons  plus  facile  à  concevoir, 
<•  penfons  qae  Dieu  ait  fait  une  terre  infiniment  plus  va- 
ne,  que  celle  que  nous  habitons  ;  de  forte  que  cette 
nouvelle  terre  foit  à  la  nôtre,  comme  la  nôtre  feroit  à 
celle  dont  nous  venons  de  parler  dans  la  fuppofition 
précédente.  Penfons  outre  cela,  que  Dieu  ait  gardé 
dans  toutes  les  parties ,  qui  compofèroient  ce  nouveau 
monde,Ia  même  proportion,  que  dans  celles  qui  com- 
pofènt  le  nôtre»  Il  eft  clair  que  les  hommes  de  ce  der- 
nier monde,  feraient  plus  grands  qu'il  n'y  a  d'efpacc 
entre  nôtre  terre ,  &  les  étoiles  les  plus  éloignées  que 
nous  voyons:  Se  cela  étant,  il  eft  viiible  que  s'ils  a- 
voient  les  mêmes  idées  de  l'étendue  des  corps,  que 
nousenavons,  ilsnepourroienrpasdiftinguer  quel- 
ques-unes des  parties  de  leur  propre  corps,&  qu'ils  en 
verroient  quelques  autres  d'une  groiïèur  énorme.  De 
forte  qu'il  eft  ridicule  de  penlèr  qu'ils  viilènt  les  cko- 
fes  de  la  même  grandeur  que  nous  les  voyons. 

Upeft  mxanifeite  dans  les  deux  fuppofitions  que  nous 
^  venons 


l 


DE  LA  VERITE'.  Livre  I.  45 

venons  de  faire,  <jue  les  hommes  du  grand  ou  du  petit  Ch  aP. 
monde ,  auroient  des  id  ées  de  la  grandeur  des  corps,     y  i, 
bien  différentes  des  nôtres  ,  fuppofe'  que  leurs  yeax 
leur  fi/îènt  avoir  des  idées  des  objets,  qui  fèroient  au-  . 
tour  d'eux,  proportionnées  à  la  grandeur  4e  leur  pro- 
pre corps.  Or  li  ces  hommes  afsûroient  hardiment 
fur  le  témoignage  de  leurs  yeux,  que  les  corps  (èroient 
delà  grandeur  qu'ils  les  verroient ,  il  eft  vifible qu'ils 
fctroiîiperoient  j  perfbnne  n'en  peut  douter.  Cepen- 
dant il  eft  certain,  que  ces  hommes  auroient  tout  au- 
tant de  raifon  que  nous  ,  de  dejffendre  leur  fèntiment, 
Aprenons  donc  par  leur  exemple,  que  nous  fbmmes 
très  -  incertains  de  la  grandeur  des  corps  que  nous 
voyons,  &  que  tout  ce  que  nous  en  pouvons  fçavoir 
ar  nôtre  vùë,n'eftquele  rapport  qui  eft  entr'eux& 
e nôtre:  en  un  mot ,  que  nos  yeux  ne  nous  font  pas 
donnez  pour  juger  delà  vérité  des  chofes  ,  mais  feule- 
ment pour  nous  faire  connoître  celles  qui  peuvent 
nous  incommoder  ou  nous  être  '  utiles  en  quelque 
choIè. 

Mais  les  hommes  ne  fè  fient  pas  feulement  à  leurs 
yeux  pour  juger  des  objets  viables:  ils  s'y  fient  mê- 
me pour  juger  de  ceux  qui  font  invifibles.  Dés 
qu'ils  ne  voyent  point  certaines  chofès ,  ils  en  con- 
cluent qu'elles  ne  font  pomt ,  attribuant  ainfi  à  la 
vue  une  pénétration  en  quelque  façon  infinie.  C'eft 
ce  qui  les  empêche  de  reconnoître  les  véritables  cau^ 
fcs  d'une  infinité  d'effets  naturels  j  car  s'ils  les  rap- 
portent à  des  facultez  &  à  des  quafitez  imagmaires, 
c'eft  fbuvent  parce  qu'ils  ne  voyent  pas  les  réelles,  qui 
confiftent  dans  les  différentes  configurations  de  ces 
corps. 

Ils  ne  voyent  point,  par  exemple ,  les  petites  parties 
de  l'air  &  de  la  flamme ,  encore  moins  celles  de  la  lu- 
mière, ou  d'une  autre  matière  encore  plus  fubtile^  8c 
cela  les  porte  à  ne  pas  croire  qu'elles  exiftent ,  ou  a 
juger  qu'elles  font  fans  force  &  fans  adion.  ils 
ont  recoui's  à  des  qualitez  occultes ,  ou  à  des  facul- 
tez imaginaires ,  pour  expliquer  tous  les  eiFets  dont 

ces 


46  DE  LA  RECHEPvCHE 

Chap.     ces  parties  imperceptibles  font  la  caufe  naturelle.    . 
YI.  Ils  aiment  mieux  recourir  à  l'horreur  du  vuide  , 

pour  expliquer  rélévation  de  l'eau  dans  les  pompes, 

qu'à  lapelànteur  de  l'air  j  à  des  qualitez  de  la  Lune, 
pour  le  flwx  &  reflu;c  delà  Mer ,  qu'au  preirement  de 
l'air  qui  environne  la  terre  :  à  des  facultez  attraâives 
dans  le  Soleil  pour  l'élévation  des  vapeurs,  qu'au  fim- 
ple  mouvement  d'impuliion  caufe'  par  les  parties  de  la 
matière  iiibtile  qu'il  re'pand  fans  celle. 

Ils  regardent  comme  impertinente  la  penfe'e  de 
ceux,  qui  n'ont  recours  qu'à  du  fàng  &  à  la  chair,  pour 
rendre  railbn  de  tous  les  mouvemens  des  animaux, 
des  habitudes  même ,  &  de  la  mémoire  corporelle  des 
hommes.  Et  cela  vient  en  partie  de  ce  qu'ils  conçoi- 
vent le  cerveau  fort  petit,  &par  conféquent  fans  une 
capacité  fufHfànte  pour  confèrver  des  veftiges  d'un 
nombre prefque  infini  de  chofes  qui  y  font.  Ils  aiment 
mieux  admettre  fans  le  concevoir ,  une  ame  dans  les 
bêtes  qui  ne  fbit  ni  corps  ni  efprit ,  des  qualitez  &  des 
efpeces  intentionnelles  pour  les  habitudes  ,  Se  pour  la 
méiTioire  des  hommes  ,  ou  de  fèmblables  chofes  ,  def- 
quelles  on  ne  trouve  point  de  notion  particulière  dans 
fbn  efprit. 

Onfèroittrop  long,{î  on  s'arrétoit  à  faire  le  dé- 
nombrement des  erreurs  jauiqueiles  ce  préjugé  nous 


Mais  quoi  qu'on  ne  veuille  pas  trop  s'arrêter  à  ces 
chofes ,  on  a  pourtant  de  la  peine  à  fè  taire  fiir  le  mé- 
pris que  les  hommes  font  ordinairement  des  inledes, 
&  des  autres  petits  anim^aux  qui  naiflent  d'une  matiè- 
re qu'ils  appellent  corrompue.  C'eft  un  mépris  inju- 
fte,  qum'eil  fondé  que  fur  l'ignorance  de  la  chofè 
qu'on  méprife ,  &  fur  le  préjugé  dont  je  viens  de  par- 
ler. Il  n'y  a  rien  de  méprifàble  dans  lanature  ,  &  tous 
les  Ouvrages  de  Ijieu  font  dignes  qu'on  les  refpede,  & 
qu'opales  admire, principalea.ent ,  fi  l'on  prend  sarde 
aii^  voyes  adiiiuabks  par  leiqueiks  Dieu  les  fait  & 

les 


DE  LA  VERITE',  Livre  L  47 

les  confèrve.  Les  plus  petits  moucherons  font  auili  Çhap. 
parfaits  que  les  animaux  les  plus  énormes.  Les  pro-  yi, 
portions  de  leurs  mem.bres  font  auffi  juftes  que  celles 
des  autres  ;  &  il  femble  même  que  Dieu  ait  voulu  leur 
donner  plus  d'ornemens  pour  recompenier  la  petitel^ 
iè  de  leur  corps.  Ils  ont  des  couronnes ,  des  aigrettes, 
&  d'autres  ajuftemens  fur  leurs  têtes,  qui  effacent  tout 
ce  que  le  luxe  des  hommes  peut  inventer:  &  je  puis 
dire  hardiment ,  que  tous  ceux  qui  ne  fè  &nt  jamais 
fervis  que  de  leurs  yeux  ,  n'ont  jamais  rien  vu.  défi 
beau  ,  de  (i  jufle ,  ni  même  de  fï  magnifique  dans  les 
maifonsdes  plus  grands  Princes,  que  ce  qu'on  voit 
avec  des  lunettes  fur  la  tête  d'une  fîmple  mouche. 

Il  eft  vrai  que  ces  chofès  font  fort  petites ,  mais  il  effc 
encore  plus  furprenant  qu'il  fe  trouve  tant  de  beautez 
ramafle'es  dans  un  fi  petit  efpace  5  &  quoi  qu'elles 
fbientfortcommunes,  elles  n'en  font  pas  moins  edi- 
mables  ,&  ces  animaux  n 'en  font  pas  moins  parfaits  en 
eux  mêmes  :  au  contraire  Dieu  en  paroit  plus  admira- 
blcjqui  a  feitavec  tant  de  profu(ion  &.  de  magnificence 
un  nom.bre  prefqu'in fini  de  miracles  en  les  produilànt. 
.  Cependant  notre  vue  nous  cache  toutes  ces  beautez: 
elle  nous  fait  me'prifèr  tous  ces  Ouvrages  de  Dieu,  H 
dignes  de  nôtre  admiration  ,•  &  à  caufè  que  ces  ani- 
maux font  petits  par  rapport  à  nôtre  corps  ,  elle  nous 
les  fait  confidérer  comme  petits  ablblument,  &  enfîii- 
tecommemeprifàblesàcâufède  leur  petitefîè,  com- 
me fî  les  corps  pouvoient  être  petits  en  eux-mêmes. 

Tâchons  donc  de  ne  point  fuivre  les  imprefïions  de 
nos  fèns  dans  le  jugement,  que  nous  portons  de  la 
grandeur  des  corps  :  &  quand  nous  dirons  ,  par  exem^ 
pie  qu'un  oifèau  eft  petit,  ne  l'entendons  pas  abfblu- 
ment ,  car  rien  n'eft  grand  ni  petit  en  foi.  Un  oifèau- 
mêmes  eft  grand  par  rapport  à  une  mouche  ;  &  s 'il  eft 
petit  par  rapport  a  nôtre  co rps  ,  il  ne  s 'enfuit  pas  qu'il 
le  fbitabiolument,puif  que  nôtre  corps  n'eft  pas  une 
régie  abfoluë  ,  lur  laquelle  nous  devions  mefurer  les 
autres.  H  eft  lui  -même  trés-pecit  par  rapport  a  la  ter- 
re 3  &  la  terre  par  rapport  au  cercle ,  que  le  Soleil  ou  la 

terre 


4»  DE  LA  RECHERCHE 

Chap.    terre  même  décrit  à  l'entour  l'un  de  l'autre  j  Se  ce  ccr- 
Y I.      ^^^  P^^  rapport  à  l'eipace  contenu  entre  nous  &  les 
e'toiles  fixes  :  &  ainfi  en  continuant,  car  nous  pouvons 
toujours  imaginer  des  efpaces  plus  grands  &  plus 
grands  à  l'infinii 
m»         Mais  il  ne  faut  pas  nous  imaginer ,  que  nos  fens 
De  Ver-  nous  apprennent  au  jufte  le  rapport  que  les  autres 
reur  de    corps  ont  avec  le  nôtre  :  car  l'exaditude  &  la  juftede 
nos  yeux  ne  lont point  elïentielles  aux  connoiHances  fènfibles, 
touchant  qui  ne  doivent  fèrvir  qu'à  la  confervation  delà  vie.  Il 
V étendue  eft  vrai  que  nous  connoifTons  adez  exadement  le  rap- 
des  corps  port  que  les  corps  qui  font  proche  de  nous  ont  avec  le 
par  rap-  nôtre  :  mais  à  proportion  que  ces  corps  s^élbignent, 
port  les    nous  les  connoifibns  moins  ,  parce  qu'alors  ils  ont 
uns  aux    moins  de  rapport  avec  nôtre  corps .  L'idée  ou  le  fenti- 
autres.     ment  de  grandeur,  que  nous  avons  à  la  vCië  de  quelque 
corps,  diminue  à  proportion  que  ce  corps  eft  moins 
en  état  de  nous  nuire^  &  cette  idée  ou  ce  fentiment  s'é- 
tend à  mefure  que  ce  corps  s'approche  de  nous,  ou 
plutôt  à  mefure  que  le  rapport  cjuil  aavec  notre  corps 
s'augmente.  Enfin  ii  ce  rapport  celle  tout-à-fait ,  je 
veux  dire,  Ci  quelque  corps  eft  fi  petit  ou  fi  éloigné  de 
nous  qu'il  ne  puifiè  nous  nuire ,  nous  n'en  avons  plus 
a«cun  fentiment.  De  forte  que  par  la  vue  nous  pou- 
vons quelquesfois  juger  à  peu-prés  du  rapport,  que 
les  corps  ontavec  le  nôtre,  &  de  celui  qu'ils  ont  en^ 
tr'eux  ;  mais  nous  ne  devons  jamais  croire  ,  qu'ils 
fôient  de  la  grandeur  qu'ils  nous  paroifîent. 

Nos  yeux,  par  exemple,  nous  repréientent  le  Soleil 
&  la  lune  delà  largeur  d'un  ou  de  deux  pieds:  mais  il 
ne  fe.ut  pas  nous  imaginer ,  comme  Epicure  &  Lucrè- 
ce, qu'ils  n'ayenr  véritablement  que  œtiQ  largeur.  La 
jcnême  Lune  nous  paroît  à  la  vûë  tîeaucoup  plus  grande 
que  les  pi  us  grandes  étoiles  ,  &  néanmoins  on  ne  dou- 
te pas  qu'elle  ne  fbitfàns  comparaiion  plus  petite.  De 
même  nous  voyons  tous  les  jours  fur  la  terre  deux  ou 
plufieurs  chofes ,  defquelles  nous  ne  fçaurions  décou- 
vrir m  juite  la  grandeur,  parce  qu'il  eîl:  nécefïaire  pour 
en  j^erd'enconnoître  la  jufte  diitance,  ce  qu'il  eft 
trés-difncile  de  fçavoir.  Nous 


DE   LA  VERITE'.  Livre  I.^        49 

Nous  avons  mêmes  de  la  peine  à  juger  arec  quel-  Chaï* 
que  certitude  du  rapport ,  qui  fe  trouve  entre  deux  Y  Iv 
corps  ,  qui  font  tout  proche  de  nous  :  il  les  faut  pren- 
dre entre  nos  mains,  &  les  tenir  l'un  contre  l'autre 
pour  les  comparer  ,  &  avec  tout  cela  nous  he'fitons 
fouvent  5  fans  en  pouvoir  rien  afsùrer .  Cela  fè  recoii- 
noît  vifîblementjlorfqu'on  veut  examiner  la  grandeur 
de  quelques  pièces  de  monoye  prefqu'egales  :  car 
alors  on  eft  oblige' de  les  mettre  lès  unes  fur  les  au- 
tres, pour  voir  d'une  manière  plus  fèûre  que  par  la 
vue,  fî  elles  conviennent  en  grandeur.  Nos  yeur  ne 
nous  trompent  donc  pas  (eulement  dans  la  grandeur 
des  corps  en  eux  mêmes ,  mais  auifi  dans  les  rapports 
que  les  corps  ont  entr'eux. 


CHAPITRE    VIL  Chap: 

VU. 

I.  Deserreurs  de  nos  yeux  touchant  les  figures,   II.  Nous 

n  avons  aucune  connoijjance  des  plus  petites^  III.  Que 
la  connoiffance ,  que  nous  avons  des  plus  grandes ,  n"e(h 
pasexaae.  IV-  Explication  de  certains  jugemens  na- 
turels ,  qui  nous  empêchent  de  nous  tromper.  V.  Que 
ces  mêmes  jugemens  nous  trompent  dans  des  rencontres 
particulières. 

NOtre  vûë  nous  porte  moins  à  l'erreur ,  quand  Des  er- 
elle  nous  repréfènte  les  figures,  que  quand  el-  reursde 
le  nous  repréfènte  toute  autre  cliofej  parce  que  la  fi-  njtrevùë 
gure  en  foi  n'eft  ries  d'abfolu,  &  que  la  nature  confî-  touchant 
lie  dans  le  rapport,  qui  eft  entre  les  parties  qui  ter    lesfigu- 
minent  quelque  efpace  ,  &  un  point  que  l'on  conçoit  res. 
dans  cette  efpace ,  &  que  l'on  peut  appeiler ,  comme      /  /. 
dans  le  cercle  ,  centre  de  la  figure.  Cependant  nous  Que  nous 
nous  trompons  en  mille  manières  dans  les  figures ,  &  n'avons 
nous  n'en  connoifTons  jamais  aucune  par  les  fins  dans  aucune 
la  dernière  exaditude.  connoip 

Nous  venons  de  prouver  que  nôtre  vûë  ne  nous  fait  fance  des 
pas  voir  toute  forte  d'etenduë  ,  mais  feulement  celle,  pluspe^ 

C  qui  îites. 


Çd  DE  LA  RECHERCHE 

Chap,    qui  â  une  proportion  alTez  confidérable  avec  nôtre 

yil.       corps  î  &  que  pour  cette  raifon  nous  ne  voyons  pas 

toutes  les  parties  des  plus  petits  animaux,  ni  celles  qui 

compofènttous  les  corps  tant  durs  que  liquides.  Ainfi 

ne pouvans apperceuoir ces  parties  acaulède  leur  pe- 

titefîè  ,  il  s'enftiit  que  nous  n'en  pouvons  appercevoir 

les  figures ,  puiique  la  figure  des  corps  n'elt  que  le 

terme  qui  les  borne»  Voilà  donc  déjà  un  nombre  pref^ 

que  infini  de  figures ,  &  même  le  plus  grand  que  nos 

yeux  ne  nous  découvrent  point  j  &ils  portent  mêmes 

refprit  qui{è  fie  trop  à  leiar  capacité ,  &  qui  n'examine 

pas  aflez  les  choies ,  à  croire  que  ces  figures  ne  font 

point. 

m.  Pour  les  corps  proportionnez  à  nôtre  vue,  qui  font 

Que  la     ^"  très -petit  nombre  en  comparaifondes  autres  ,  dé- 

connoij-   couvrons  à-peu  prés  leur  figure  ,  mais  nous  ne  la  con- 

funceque  noifîbns  jamais  cxaétement  par  les  fèns.    Nous  ne 

nous  a-    pouvons  pas  mêmes  nous  afl uret  par  la  vue  ,fi  un  ro-nd 

yons  des  ^  ^^  quarré ,  qui  font  les  deux  ngures  les  plus  fim- 

plus         pies,  ne  font  point  une  ellipfè,  &  un  paralelogram- 

çrandes ,  ^"^^ jquoi  que  ces  figures  foient  entre  nos  mains,&  tout 

ne(l         proche  de  nos  yeux. 

-t'oint  £•-  J^  ^'^  plus,  nous  nepouvons  dillingusrexadlement 
\.acïei  ^  ^"^  ligne  eft  droite  ou  non,  principalement  fi  elle  ell 
un  peu  longue  :  il  nous  faut  pour  cela  une  règle.  Mais 
quoi  ?  nous  ne  fçavons  pas ,  fi  la  régie  même  eft  telle 
que  nous  la  fiippofons  devoir  être  &  nous  ne  pou- 
vons nous  en  alsûrer  entièrement.  Cependant  (ans  la 
connoifîànce  de  la  ligne  ,  on  ne  peut  jamais  con^ 
noitre  aucune  figure  ,  comme  tout  le  monde  fçait 
afiez. 

Voilà  ce  que  l'on  peut  dire  en  général  des  figures 
quifonttout-prochede  nos  yeux  &  entre  nos  mains: 
Riais  fi  on  hs  fiippofè  éloignées  de  nous ,  combien 
trouverons  nous  de  changement,  dans  la  projection 
qu'elles  feront  fur  le  fi^nd  de  eos  yeux  ?  Je  ne  veux 
pas  m'arréter  ici  à  les  décrire  :  on  les  apprendra  aife'- 
nien&dans  quelque  livre  d'Optique,  ou  dans  l'examen 
àc  \  ^gUi  e  s  qui  iz  r  ro  u  V  -n  t  dan  s  le  5  tab  1  -  aux .  Car  p  aif- 


DE   LA  VERITF.  Livre  t  51 

que  les  Peintres  font  obligez  de  ks  changer  preixjuc  Chap. 
toutes ,  afin  qu'elles  parroilTent  dans  leur  naturel ,  &  VU. 
de  peindre  par  exemple  des  cercles ,  comme  des  dlip- 
fesi  c'ell:  une  marque  infaillible  des  erreurs  de  nôtre 
vûëdanslesobjetSjquine  font  pas  peints.  Mais  ces 
erreurs  font  corrigées  par  de  nouvelles  fenfàtions 
qu'on  pourroit  peut  être  regarder  comme  une  efpece 
de  jugemens  naturels ,  &  qu'on  pourroit  appellef  ju- 
gemens  des  fons. 

Quan  d  nous  regardon  s  un  cube  par  exemple ,  il  eft      •'  ^ 
certain  que  tous  les  cotez  que  nous  en  voyons,  ne  font  •^'^pf'^'Z'» 
preique  jamais  de  projedion  ,  ou  d'image  d'égale  ^^'^^  "f 
grandeur  dans  le  fond  de  nos  yeux  ;  puifque  l'image  f^^^'«^ 
de  chacun  de  ces  cotez  qui  fè  peint  lur  la  rétine  ou  nerf  V-g^^^^, 
optiqueeflfortfèmblableà  un  cube  peint  en  perfpe-  «^^«''^^^ 
dive:  &  par  confèquent  la  (ènfation  que  nous  en  arons  î^^  "°^^^. 
nous  devroit  reprélènter  les  faces  du  cube  comme  iné-  ^'^P^- 
gales  ,  puifqu'elles  font  inégales  dans  un  cube  en  per-  <^^^«f  «« 
ipedive.  Cependant  nous  les  voyons  toutes  égales>  ^^^ 
&  nous  ne  nous  trompons  point.  tromper*. 

Or  l'on  pourroit  dixe  que  cela  arrive  par  une  efpece 
de  jugement  que  nous  faifons  naturellement ,  fçavoirj 
Que  les  faces  du  cube  les  plus  éloignées  ne  doivent 
pas  former  (iir  le  fond  de  nos  yeux  des  images  auffi 
grandes,  que  les  faces  qui  font  plus  proches.  Mais, 
comme  Içs  fens  ne  font  que  fentir  &  ne  jugent  jamais 
à  proprement  parler  5  il  eft  certain  que  ce  jugement 
n 'eft  qu'une  fènfarion  com^pofée  laquelle  par  confè- 
quent peut  quelquefois  être  faufïè.  ^ 

Cependant  ce  qui  n'eU  en  nous  que  fenfàtion ,  pou-  ^^ces 
vant  être  confidéré  par  rapport  à  l'Auteur  de  la  nature  mêmes' 
qui  l'excite  en  r.ous  comme  une  efpece  de  jugement, je  jugemens 
parle  quelquefois  des  fenfàtions  comm.e  des  jugemens  fious 
naturels  rparceque  cette  manière  de  parler  fert  à  ren-  trompent 
die  raifon  des  chofes  ;  commue  on  le  peut  voir  ici,  dans 
dans  le  9.  chapitre  vers  la  fin  &  dans  pluiieurs  autres  ^ueli^ues 
endroits.  rencon- 

Quoi  que  ces  jugemens  dont  je  parle  nous  fervent  à  très  par- 
conigeraos  fens  en  mille  façons  différentes,  &  que  particu- 

C  1  '  i?i:.\s  lier  es. 


f%  DE  LA  RECHERCHE 

(ans  eux  nous  nous  tromperions  picfque  toujours, 
cependant  ils  ne  lailîent  pas  de  nous  être  des  occafîons 
d'erreur.  S 'il  arrive  par  exemple  que  nous  voyons  le 
haut  d'un  clocher  derrière  une  grande  muraille  ,  ou 
derrière  une  montagne, il  nous  paroitra  affez  proche& 
alTez  petit.  Que  lî  apre's  nou^  voyons  dans  la  même 
diftance ,  mais  avec  pluficurs  terres  &  plufieurs  mai- 
fons  entre  nous  &  lui,  il  nous  paroîtralàns  doute  plus 
éloigné  &  plus  grand  ;  quoique  dans  l'une  &  dans 
l'aiïtre  manière  laproje'clion  des  rayons  du  clocher 
ou  l'image  du  clocher  qui  fe  peint  au  fond  de  nôtre 
oeil  foit  toute  la  même.  Or  l'on  peut  dire  que  nous  le 
voyons  plus  grand,  à  caufe  d'un  jugement  que  nous 
faifons  naturellement ,  fcauoir  ;  Que  puifqu'il  y  a 
tant  de  terres  entre  nous  &  le  clocher,  il  faut  qu'il  ibit 
plus  éloigné ,  &  par  conféquent  plus  grand, 

C^  il  au  contraire  nous  ne  voyons  point  de  terres 
entre  nos  yeux  &  le  clocher ,  quoique  nous  fcachions 
.  mêmedautrepartqu'ily  en  a  beaucoup  &  qu'il  ell 
fort  éloigné  ,  ceqm  eft  afïez  remarquable  j  il  nous 
paroitra  toutefois  fort  proche  &  fort  petit ,  comme  je 
viens  de  dire.  Et  l'on  peut  encore  penfec  que  cela  fe 
fait  par  un  jugement  naturel  à  notre  amc,laquelie.voit 
de  la  forte  ce  clocher  ,  parce  qu'elle  le  juge  à  cinq  ou 
fîx  cens  pas»  Car  d'ordinaire  nôtre  imagination  ne  le 
repréfente  pas  plus  d'étendue  entre  les  objets  &  nous, 
fi  elle  n'efl:  aidée  par  la  vue  fènhbie  d'autres  objets 
p'elle  voye  entre-deaix  ,  ^  au  delà  defquels  elle  puii- 


l 


e  encore  imaginer. 


Voyez  le  ^'^^^  P°^^  ^^^^  ^"*^  quand  la  Lune  fe  levé  ou  qu'elle 
chap.  9.  ^^  couche  ,  nous  la  voyons  beaucoup  plus  grande,  que 
vers  la  lorfqu'elle  eft  fort  élevée  fur  l'horizon  :  car  étan  c  fort 
iin.  haute,  nous  ne  voyons  point  entr'elle  &  nous  d'ob- 

jets, dont  nous  fçachions  la  grandeur ,  pour  juger  de 
cslle  delà  Lune  par  leur  comparaifon.  Mais  quand  el- 
le v.ent  de  fe  lever ,  ou  qu'elle  eft  prête  à  fe  coucher, 
nous  voyons  entr'eiie  Ôc  nous  plufieurs  campagnes, 
d^t  nous  connoiiTons  à  peuprés  la  grandeur,  &  ainiî 
if^s  h  jugeons  plus  éloignée,  &  à  caufe  de  cela  nous 
la  voyons  plus  grande.  Et 


DE  LA  VERITE'.  Livrï  I.  ^  .  55 
Et  il  faut  remarquer ,  que  lorrqu'elle  eft  élevée  au  Chat, 
defTus  de  nos  teres  ,  quoique  nous  {cachions  trés-cer-  VU. 
tainement  parla  raifon qu'elle  eft  dans  une  très-gran- 
de diftance  ,  nous  ne  laifïbns  pourtant  pas  de  la  voir 
fort  proche  &  fort  petite  :  parce  qu'en  effet  ces  ju^e- 
mens  naturels  de  la  vùë  ne  font  appuiez  que  fur  des 
perceptions  de  la  même  vûë  ,  &  que  la  raifon  ne  peut 
les  corriger.  De  forte  qu'ils  nous  portent  fouvent  à 
l'erreur  en  nous  faifant  former  des  jugemens  libres> 
qui  s'accordent  parfaitement  avec  eux.  Car  quand  on 
juge  comme  l'on  fent ,  on  fe  trompe  toujours  ,  quoi 
qu'on  ne  fè  trompe  jamais  ,  quand  on  juge  comme 
l'on  conçoit  :  parce  que  le  corps  n'inftruit  que  pour  le 
corps,  &  qu'il  n'y  a  que  Dieu  qui  enfèigne  toujours 
la  vérité,  comme  je  ferai  voir  ailleurs. 

Ces  faux  jugemens  ne  nous  trompent  pas  feulement 
dans  l'éloignement  &  dans  la  grandeur  des  corps ,  ce 
qui  n'eft  pas  dans  ce  Chapitre  ;  mais  aufll  en  nous  fai- 
ànt  voir  leur  figure  autre  qu'elle  n'eft.  Nous  voyons 
par  exemple,  le  Soleil  &  la  Lune  ,  &  les  autres  corps 
îphériques  fort  éloignez ,  comme  s'ils  ecoient  plats 
&  comm.e  des  cercles.  Parce  que  dans  cette  grande  di- 
ftance  nous  ne  pouvons  pas  diuinguer  ,  li  la  partie  qui 
nous  eft  ogpofee  eft- plus  proche  de  nous  que  les  au- 
tres j  &  à  caufe  de  cela  nous  la  jugeons  dans  une  égale 
diftance.  C'eft  aulTi  pour  la  même  raifon  ,  que  nous 
jugeons  que  toutes  les  étoiles,  &  le  bleu  qui  paroît  au 
ciel,  font  dans  le  même  éloignement ,  &  comme  dans 
une  voûte  parfaitement  convexe  ;  parce  que  nôtre  ef- 
prit  fuppofe  toujours  l'égalité,  où  il  ne  voit  point 
d'inégalité  :  cependant  il  ne  la  devroit  pofitivcment 
reconnoître  ,  qu'où  il  la  voit  avec  évidence.    - 

Onnes'arrêtepasicià  expliquer  plus  au  long  les 
erreurs  de  nôtre  vue  ,  à  l'égard  des  figures  des  corps, 
parce  qu'on  s'en  peut  inftruire  dans  quelque  Uvic 
d'Optique.  Cette  fcience  en  efïèt  n'apprend  que  la 
manière  de  tromper  les  yeux  5  &  toute  Ion  addrefle 
ne  conhfte  ,  qu'à  trouver  des  moyens  pour  nous  faire 
faire  les  jugemens  naturels  dont  )e  viens  de  parler> 

C  j  dans 


H  BE  LA  RECHERCHE 

Cha  p.  dans  le  tems  que  nous  ne  les  devons  pas  faire.  Et  cela 
yiL  fe  peut  exécuter  en  tant  de  différentes  manières ,  xjue 
de  toutes  les  figures  qui  font  au  monde ,  il  n'y  en  a  pas 
une  feule  5  qu'on  ne  puilTe  peindre  en  mille  façons, 
de  lorte  que  la  vîië  s'y  trompera  infailliblement.  Mai$ 
cen'eft  pas  ici  le  lieu  d'expliquer  ceschofes  àfond. 
Ce  que  l'on  a  dit  fuiîit  pour  faire  voir,  qu'il  ne  faut  pas 
tant  fè  fier  à  fcs  yeuxjlors  même  qu'ils  nous  reprefen- 
tentlafigure  des  corps  i  quoi  qu'en  matière  de  figu- 
res il-s  fofent  beaacoup  plus  fidèles ,  qu'en  toute  au- 
tre rencontre. 


€hap.        -  C  H  A  P  I  T  R  E    V  1 1 1. 

vni. 

I.  Que  nos  yeux  ne  nous  apprennent  point  la  grandeur  ou  la 
yitejje  du  mouvement  confidéréenfoi.  IL  Que  la  durée^ 
qui  ejl  nécejfaire  pour  connaître  le  mouvement ,  ne  nous 
eflpas  connue.  III.  Exemple  des  erreurs  de  nos  yeux 
touchant  le  mouvement  C^  le  repos. 

NOus avons  découvert  les  principales,  &  plus 
générales  erreurs  de  nôtre  vue,  à  l'égaid  de 
l'étendue  &  des  figures  ,  il  faut  maintenant  corriger 
celles,  ou  cette  même  vue  nous  engage  touchant  le 
i^  mouvemeiit  de  la  matière.  Et  cela  ne  fera  guères  dif- 

ficile, après  ce  que  nous  avons  dit  de  l'ètendaë  j  car 
il  y  a  tant  de  rapport  entre  ces  deux  chofes,  que  fi  nous 
nous  trompons  dans  la  grandeur  des  corps  ,  il  efl ab- 
solument nècefïaire ,  que  nous  nous  trompions  auliî 
dans  leur  mouvement. 

Mais  afin  de  ne  rien  dire ,  que  de  net  &  de  diRind, 
il  faut  d'abord  ôter  l'équivoque  du  mot  de  mouve- 
ment 5  car  ce  terme  fignifie  ordinairement  deux  cho- 
fes :  la  première  eft  une  certaine  force,  qu'on  imagine 
dans  le  corps  mû ,  qui  eft  la  caufe  de  fon  mouvement: 
la  leçon  de  eft  le  tranfport  continiiel  d'un  corps ,  qui 
s'éloigne  ou  qui  s'approche  d'un  autre  que  l'on  conii- 
dérc  comme  en  repos. 

10-  Qii?»^^ 


DE  LA  VERITF.  Livre  I.  55 

Quand  on  dit  par  exemple ,  qu'une  bo4ile  a  com-  Chap. 
aiuniqué  de  fon  mouvenvent  à  un  autre ,  le  mot  de  VIII* 
mouvementé  prend  dans  la  première  fisnification: 
mais  fi  on  dii  firaplement ,  qu'on  voit  une  boule  dans 
un  grand  mouvement,  il  fc  prend  dans  la  féconde.  En 
un  mot ,  ce  terme  ,  mouvement ,  fîgnifîe  Jacaulè  &  l'ef- 
fet tout  enfemble ,  qui  font  cependant  deux  chofês  dif- 
férentes. 

On  cfl  ce  me  fèmble  dans  êits  erreurs  tre's-grofSé- 
res  ,  &  même  tre's-dangereufès  touchant  la  force  ,  qui 
donne  le  mouvement  &  qui  tranfporte  les  corps.  Ces 
beaux  termes  de  «<z/;/re,  &  de  qualitez  imprefes  ,  ne 
femblentétre  propres  qu'à  mettre  à  couvert  l'igno- 
rance des  faux  fçavans  ,  &  .l'impie'te'  des  libertins, 
comme  il  me  fèroit  facile  de  le  prouver.  Mais  cen'eft  y,  Ze 
pas  ici  le  lieu  de  parler  de  cette  force  qui  meut  les  chap.  5  T 
corps ,  elle  n'efl  rien  de  vifible ,  &  je  ne  parfeici  que  delaz. 
des  erreurs  de  nos  yeux.  Je  remets  à  le  faire ,  quand  il  part,  du 
feratems»  6.  Livre. 

Le  mouvement  pris  dans  le  fécond  fèns ,  &  pour 
ce  tranfport  d'un  corps  qui  s'éloigne  d'un  autre , 
eft  quelque  chofe  de  vifîble  ,  &  le  lujet  de  ce  Cha- 
pitre. ^  ^  ^ 

J'ai  ce  me  femble  démontré  dans  le  fîxiéme  Chapi-    _     * 
tre,  que  nôtre  vue  ne  nous  faifbit  pas  connoîcre  la  >^^"®^ 
grandeur  des  corps  en  eux-mêmes  ,  mais  feulement  ^^^^  "^ 
le  rapport  qu'ils  ont  les  uns  avec  les  autres ,  &  princi-  ^°^^^  ^P' 
paiement  avec  le  nôtre.  D'où  je  conclus,  que  nous  ne  f^^^^^J^* 
pouvons  aufficonnoître  la  grandeur  véritable  ou  ab-  P^^'^^j^ 
foluë  de  leurs  n?  ouvemens,  c'efl-à-  dire,  de  leur  vitef-  ^'^'^^^^^J' 
fè  &  de  leur  lenteur  j  mais  feulement  le  rapport  que  0^^'^'^^" 
ces  iiiouvemens  ont  ks  uns  avec  les  autres,  &  princi-  '^^^  "^ 
paiement  avec  celui  qui  arrive  ordinairement  à  nôtre  '"^^'^'^* 
corps  :  ce  que  j^  prouve  ainfi.  ^^^rj  < 

Il  efc  confiant ,  que  nous  ne  fçaurions  juger  de  k  ^^W^^f^^ 
grandeur  du  mouvement  d'un  corps ,  que  parla  Ion-  ^'^^  ^^^° 
gueur  de  l'efpace ,  que  ce  même  corps  à  parcouru.  ^^^*^' 
Ainfi  puifque  nos  yeux  ne  nous  font  pas  voir  la  véri- 
table longueur  de  l'efpace  parcouru  il  s'enfuit  qu'ils 

C  4  ne 


5^  BE  LA  RECHERCHE 

Chap.    ne  peuvent  pas  nous  faite  connoitre  la  véritable  gran- 
Vin.      deur  du  mouvement. 

Cette  preuve  n'eft  qu'une  fuite  de  ce  que  j'ai  dit  de 
î'e'tenduë  ,  &  elle  n'a  fa  force  que  parce  qu'elle  eft  une 
fuite  ne'ceiïâïre  ,  de  ce  que  j'en  ai  de'montre'.  En  voici 
unequinefuppoferien.  Je  dis  donc,  que  quand  mê- 
ines  nous  pourrions  connoître  clairement  la  véritable 
grandeur  de  l'eipace  parcouru ,  il  ne  s'enfiiivroit  pas, 
que  nous  pûffions  de  même  connoître  celle  du  mou- 
tement. 

La  grandeur  ou  la  vitcfîè  du  mouuement  renferme 
deux  choies.  La  première  eft  le  traniport  d'un  corps 
d'unlieuà  un  autre,  comme  de  Taris  à  Saint  Ger- 
main: Lafecondeeftletems,  qu'ila  fallu  pour  faire 
ce  tranfport.  Or  il  ne  fuffit  pas  de  fçavoir  exadement, 
combien  il  y  a  d'efpace  entre  Paris  &  Saint  Germain, 
pour  fçavoir  fi  un  nomme  y  eft  allé  d'un  mouvement 
vite  ©u  d'un  mouvement  lent  ;  il  faut  outre  cela  fça- 
voir, combien  il  a  employé  de  tems  pour  en  faire  le 
jj       chemin.  J'accorde  donc  que  l'on  fçacne  au  vrai  la  lon- 
Oue  *la,     S^^U'-*  ^^  ce  chemin  :  mais  je  nie  abfolument  qu'oiî 
durée  qui  puifTe  connoître  exadement  par  la  vue ,  ni  mêmes  de 
efi  nécef-  guel^u'autre  manière  que  ce  fbit,  le  tems  qu'oiiamisà 
ç^l^ç        le  faire,  &  la  véritable  grandeur  de  la  durée. 
pourcon-      CelaparoitaiTez,  de  ce  qu'en  de  certains  tems  une 
mitre  la  ^^ule  heure  nous  paroitauiïi  longue  que  quatre  j  &  au 
çrandeur  ^^^'^^^^^^  ^^  d'autres  tems  quatre  heures  s'écoulentin- 
du  ;^o«-  ^iifiblement.  Quand;  pasexemiple,  on  eft  comblé  de 
yement    Î^X^  >  ^^^  heures  ne  durentqu'un  moment  j  parce  qu'a- 
tie  nous    ^°^^  ^*^  ^^"^^  palTc  fans  qu'on  ypcnfè.  Mais  quand  on 
e/?  pas      ^^  abbatu  de  triftefîè,ou  que  l'on  fbufîre  quelque  dou- 
connus,     ^^^^»  ^^^  jours  durent  des  aimées  entières.  La  raifbn  de 
ceci  eft ,  qu'alors  l'efprit  s'ennuie  de  fà  durée ,  parce 
c|u'elle  lui  eft  pénible.  Commeils'y  applique  davan- 
tage, il  la  reconnoît  mieux  j  &:  ainii  il  la  trouve  plus 
longue  que  durant  la  joie  ,  ou  quelque  occupation 
agréable, qui  le  fait  fbrtir  comme  hors  de  lui  pour  l 'ar- 
racher à  l'objet  de  fà  joie,  ou  de  fbn  occupation.  Car 
•^emêiKe  qu'une  perfonne  trouve  un  tableau  d'autant 
^  plus. 


DE  LA   VERITE'.  Livre  t.         ^  57 

plus  grand,  qu'il  s'arrête  à  conftdérer  avec  plus  û'at-  Chaf, 
tention  les  moindres  ciiofes  qui  y  font  reprëfentées ;  yiXi^ 
ou  de  même  qu'on  trouve  la  tête  d'une  mouche  fort 
grande;  quand  on  en  diftingue  toutes  les  parties  avec 
un  microfcope  5  ainuTelprit  trouve  fa  durée  d'autant 
plus  grande^  qu'il  la  confidére  avec  plus  d'attention, & 
qu'il  lent  toutes  les  parties» 

De  forte  que  je  ne  doute  point ,  que  Dieu  ne  puiHe 
appliquer  dételle  forte  nôtre  efprit  aux  parties  de  la 
dure'e,  en  nous  faiiànt  avoir  un  tre's-grand  nombre  de 
lenlationsdanstre's-peudetems  ,  qu'une  fenlc  heure 
nous  paroifle  pîufîeurs  fiecles.  Car  enfin  il  n'y  a  point 
d'inftant  dans  la  durée,  comme  il  n'y  a  point  d'ato' 
mes  dans  les  corps  5  &  de  même  que  la  plus  petite  par- 
tie de  la  matière  fè  peut  divifer  à  l'infini ,  on  peut  auflî 
donner  des  parties  de  durée  plus  petites  &  plus  petites 
à  l'infini,  comme  il  eft  facile  de  le  démontrer.  Si  donc 
l'erpritétoit  attentif  à  ces  petites  parties  de  fà  durée 
par  des  fenfàtions  ,  qui  lailîàfTent  quelques  traces  dans 
le  cerveau ,  defquelles  il  fè  pût  refouvenir ,  il  la  trouve- 
roit  fans  doute  beaucoup  plus  longue  qu'elle  ne  lui 
paroit.  t 

Mais  enfin  l'ufàge  des  montres  prouve  affez  ,  qu'oa 
ne  connoît  point  exactement  la  durée  ;  &  cela  me  fiif- 
fit»  Car  puilque  l' on  ne  peut  connoître  la  grandeur  dii 
mouvement  en  lui-même  ,  qu'on  ne  connoiiîe  aupa- 
ravant celle  delà  durée  ,  comme  nous  l'avons  montré^ 
il  s'enfiiic  que  fi  l'on  ne  peut  exadement  connoître  la 
grandeurabfbluëde  la  durée,  on  ne  peut  aulïi  con- 
noître exadement  la  grandeur  abfoluë  du  mouve- 
ment. 

Mais  parce  que  l'on  peut  connoître  quelques  rap- 
■ports  des  durées ,  ou  des  tem.s  les  uns  avec  les  autres  j 
on  peut  aulïi  connoître  quelques  rapports  des  meuve- 
mens  les  uns  avec  les  autres .  Car  de  même,  qu'on  peur 
•fçavoir  que  l'année  du  Soleil  eft  plus  longue  que  celle 
de  la  Lune  -,  on  peut  aufTi  fçavoir ,  qu'un  boulet  de  ca- 
non a  plus  de  mouvement  qu'une  tortue.  De  forte" 
«^ue,  il  nos  yeux  neilous  font  pomt  voir  la  grandeur 

C   i  âbfo-i 


5^   .:.      ^^  LA  RECHERCHE 

Chap.     abfoluc  du  mouvement ,  ils  ne  laifTciit  pas  de  nous  21- 
Yllir      der  à  en  connoîcre  à  peu-pre's  la  grandeur  relative; 

c'eft-à-dire  -,  le  rapport  qu'un  mouvement  a  avec  un 

autre  :&  c'cft  cela  îèul  qu'il  eft  néceilàire  de  Içavoir 

pour  laconfervation  de  nôtre  corps» 
jl^-  11  y  abien  des  rencontres ,  dans  lefquelles  on  recon- 

Bx'rnple  "*^^''  ^^^^^"^^^^"^  ^^^  "ôtre  vue  nous  trompe  touchant 
de  Cet'  1^  i'"ouvement  des  corps:  Il  arrive  même  afîcz  fou - 
-,  .,..  »  ^^"^  î  ^^^  c'^^x  qui  nous  paroillent  fe  mouvoir ,  ne 
~..».^»v  lont  point  mus  i&  ou  au  contraire,  ceux  qui  nous  pa- 
touchant  ^'^"^^"^  comme  en  repos  ,  ne  lailîent  pas  d  être  eu 
,  „  mouvem.ent.  Lors  par  exemple,  qu'on  eft  a(Fs  lùr  le 
le  mou-      u     j  j'  -/r  •      r     ^  a  ^  ,, 

bord  d  un  vailleau  quivarort  vite  &  d  un  mouvement 

,  fort  égal ,  on  voit  que  les  terres  &  lés  villes  s'éloi- 

ft  j  '  gnent  5  elles  paroifïent  çn  mouvem.ent ,  &  le  vailIèau 
f  paroît  en  repos. 

corj^s.  De  même,  ii  unhomir.e  e'tcit  place' fiir  la  pîaiiette 

de  Mars  ,  il  jugeroit  àlaviië ,  que  le  Soleil,  la  terre  & 
les  autres  planètes  avec  toutes  les  étoiles  fixes  ,  fc 
loicnt  leur  circonvolution  environ  en  24.  ou  i  ^ .' heu- 
res ,  qui  efl:  le  tem.s  que  Mars  employé  à  faire  ion 
tour  fur  (on  axc.Cepcndant  la  terre,le  Soleil  &  les  e'toi- 
ïcs,  ne  tournent  point  autour  de  cette  planète  :  de  for- 
te que  cet  homme  verroit  des  choies  en  m.ouveirienr, 
qui  (ont  en  repos  ,  &  iè  croiroit  en  repos  quoi-qu'il 
fût  en  mouvement. 

Je  ne  m'arrête  point  à  expliquer,  d'où  vient  que  ce- 
lui qui  (èrojt  fur  le  bord  d'un  vaifTeau  ,  corrigeroit  fa- 
cilement l'erreur  de  fès  yeux,  &  que  celui  qui  lèroit 
.  iur  la  planète  de  Mars ,  demieureroit  obftine'ment  at' 
taché  à  ion  erreur.  H  eft  trop  facile  d'en  connoître  la 
jaiion,-  &  on  !a  trouvera  encore  avec  plus  de  facilite', 
il  l'on  fait  rcHexion  fiir  ce  qui  ariiveroit  à  un  homme 
dormant  dsns  un  vaiiTeau  qui  fè  re'veilleroit en  fùrfàut, 
&  ne  verroit  à  fon  réveil ,  que  le  liaut  du  mas  de  quel- 
qu'autre  vaiiTeau  qui  s'approcheroit  de  lui.  Car  >  liip- 
pofe' qu'il  ne  vît  point  de  voiles  eniiez  de  vent,  ni  ds 
matelot  en  'befoigne,  &  qu'il  n e  feu tît  point  l'agi ta- 
tipjL,  &  les  iècouiies  de  Ion  vaiiTeau  ?  m  autre  chofe 
^W  feni- 


DE  LA  VERITE;  Livre  L  59 

fèniblable  -,  d  deaieur^roit  ablolument  dans  le  doute, 
fans  fçavoir  lequel  des  deux  vaifleaux  fèroit  en  mouve- 
ment :  ni  les  yeux  >  ni  mêmes  fà  propre  raiibn  ne  lui  cii 
pourroic  rien  découvrir. 


CHAPITRE     IX.  Chap, 

IX. 

Continuation  du  même  fujet,  I.  Preuve  générale  def  er- 
reurs de  nôtre  vue  touchant  k  mouvement:  II.  g^ '//  ejî 
nécej^aire  de  connaître  la  diftance  des  objets ,  pour  juger 
de  [a  grandeur  de  leur  mouvement^  III.  Examen  des 
moyens  peur  rcconnoitre  les  distances. 

Voici  une  preuve  générale  de  toutes  les  erreurs, 
dans  lelquelles  nôtre  vue  nous  fait  tomber  rou- 
ehant  le  mouvement. 

A)  ibit  l'œil  du  fpetbareur  5  C,  l'objet,  que  je  iijppo- 
{èiiiîèz  éloigné  d'A.  Je  dis,  que  quoique  l'objet  de- 
meure immobile  en  C5  on  peut  le  croire  s 'éloigner  jui- 
qu'à  D}  ou  s'approcher  julqu'^B.  Que  quoique  l'ob- 
jet: s'éloigne  vers  D,  on  peut  le  croire  immobile  en  C, 
&  même  s 'appro  :  her  vers  Bj&  au  contraire,  quoi  qu'il 
s'approche  vers  B,  on  peut  le  croire  immobile  en  C.  te 
mém.es'é'oiguer  vers  D.  Que  quoique  l'objet  {è  foie 
avancé  depuis  C  juiqu'en  E ,  ou  en  H ,  ou  en  G  ,  ou  en 
K,  on  peut  cro.re  qu'il  ne  s'eftrriii  que  depuis  C  jui- 
qu'àF,oujufqu'àlj&  au  contraire,  que  bien  que  l'ob- 
jet iefbit  mû  depuis  C  ,  juiqu'à  P ,  ou  jufqu'à  I ,  ou 
peut  cioire  qu'il  s'eft  mu  juiqu'à E,  ou  julqu'à H  ,  ou 
bien,  julqu'à  G  ,  ou  juiqu'à  K.  Que  li  l'objet  fe 
meut  par  une  ligae  également  diftantc  du  fpedlateur, 
c'eft-à  dire,  par  une  Circonférence  dont  le  fpeâiateur 
ibit  le  centre  :  encore  que  cet  objet  fè  meuve  de  C  en 
P>  on  peut  croire  qu'il  ne  fe  meut  que  de  B  en  O  3  6c 
au  contraire ,  bien  qu'il  neiè  meuve  que  de  B,  en  O^ 
on  le  peu  t  croire  fe  mouvoir  de  C  en  P. 

Si  par  delà  l'objet  C ,  il  fè  trouve  un  autre  objet  M, 
que i'oD^roie  immobile  3  &  qui  cependant  iè  meuve 

C  6  vers 


îô  DE  LA  RECHERCHE 

CHAP.     vers  N  :  quoique  l'objet  C  demeure  immobile, ,'  ou  fè 
IX»      meuvebeaucoup  plus  lentement  vers  F  ,  que  M.,  vers 
■rj       N, il paroîtra (émouvoir vers \^,  &  au  contraire,  li, 

^^rf-  Il  efl:  évident,  que  la  preuve  de  toutes  ces  propofi- 
nccejj^  tionSjiiorftais  de  la  dernie're,  ou  il  n'y  a  point  de  dilîî- 
re  c  eji^i-  -  ç^-^i^^^  i^e  dépend  que  d'une  chofe,  qui  eft,  que  nous  ne 
"K^.^I  pouvons  d 'ordmaire  juger  avec  alTurance  de  la  diftan  . 
1  h'  f  cèdes  objets.  Car  s'il  eil  vrai,  que  nous  n'en  fçaurions 
°  -'  juger  avec  certitude ,  il  s'enfiut  que  nous  ne  pouvons 
pour  c  n    jpç^YQ^^  ^  Q  5'gf|.  g^Y^J;•,cé  vers  D ,  ou  s'il  s'eft  approche 

naître  l^  t>    o     •  r  j  r  ■ 

,       vers  B  ,  &  auili  des  autres  propolitions. 

pmz  e  Or  pour  voir  n  les  jugeméns  que  nous  formons  de 

^^'^     la  diftance  des  objets  ?  font  alfûrcz ,  il  n'y  a  qu'à  èxa- 

mouve-    ixiiner  les  moyens  dont  nous  nous  fèrvons  pour  en  ju- 

rnent.-       ^^ .  g^  j[^  ^es  moyens  font  incertains ,  il  ne  (èpeut  pas 

l^^ï'      £iire  que  les  jugeméns  ibient  infaillibles.  Il  y  en  a  plu- 

^xamen   ficurs^  &  il  les  feur  expliquer. 

Àcs  mo'        Le  premier ,  le  plus  univerfeî,  &  quelquefois  le  plus 

yens^our  jfûr  moyen,  que  nous  ayons  pour  juger  delà  diltancvî 

reconnoi-  des  objets,  efll'angle  que  font  les  rayons  de  nos  yeuxy 

tre  la,  di-  duquel  l'objet  en  eft  le  fommet ,  c'eft-  à  dire ,  duquel 

Jlancedes  l'objet  eft  le  point  où  ces  rayons  (e  rencontrent.  Lor(- 

objets,.     que  cet  angle  eft  fort  grand  ,  nous  voyons  l'objet  fort 

l/araene  proche,  &  au  contraire  quand  il  eft  fort  petit,  nous  le 

fait  point  voyons  fort  éloigné.  Et  le  chaDs;ement  qui  arrive  dans 
tous  les    1    r        •       ]      ^  r  1       1        1  r 

nisem       ia  ûtuation  de  nos  yeux  klon  les  changcmens  de  CQt 

que  je  lui  angle ,  eft  le  moyen  dont  nôtre  am.e  fe  fert  pour  juger 

aîtribu'ë  ,  deréloigneraentoude  la  proximité  des  objets.  Car 

ces  juge-  demémegu'un  aveugle,  qui  auroit  dans  fes  mains 

inens  na-  j^^^  bâtons  droits  ,  desquels  ilnefçaurcit  pas  même 

S!f/^"î  laloncrueur,  pourroit  par  une  efpece  de  Géométrie 
îpnt  que  ,«^,,       .    J-      ,  ••■,,,     f.n  ,  t 

desfenfa-  «atureile ,  juger  a  peu-pres  de  la  diliance  de  quelque 

taons  ;  6c  corps  en  le  tbuchant  du  bouc  de  ces:  deux  bâtons,  à. 

ienepar-  caule  de  la  diipofition  &  de  l'éloignement  où  fes 

î  e  ainii,    mains  fè  trouveroient  ;  ainfi  on  peut  dire  que  i'ame  ju- 

3.'!.1^^.„.  ^e  de  la  diirance  d'un  objet  par  la  difpolition  de  les 

expliquer  jeux  ,  qui  n  eit  pas  la  même  ,  quand  1  angle  par  lequel 

l€âdiûici  e.Ue.l^'ok  eft  grand  ,  c^ue  quaiidiieft  petit  j  c'eft  a- 


DE  LA  VERITE'.  Livre  L  Ci 

<îire ,  quand  l'objet  eft  proche ,  que  quand  il  cft  éloi-  Chaf . 

On  fèperdiadcra  facilement  de  ce  que  je  dis,  fi  l'on  Voyez 
prend  la  peine  de  faire  cttto.  expérience,  qui  eft  fort  fa-  ^'^lî-  4. 
cile.  Que  l'on  fiiipende  au  bout  d'un  filtt  une  bague,  diich.  7. 
dont  l'ouverture  ne  nous  regarde  pas  ,  ou  bien  qu'on 
enfonce  un  bâton  dans  terre,  &  qu'on  en  prenne  un 
autre  à  lamain  ,  qui  (bit  courbe' par  ie  bout  :  que  l'on 
fè  retire  à  trois  ou  quatre  pas  de  la  bague,  ou  du  bâton: 
quel'on  ferme  un  œil  d'une  main,  &  que  de  l'autre 
on  tâche  d'enfiler  la  bague  ,  ou  de  toucher  de  travers 
&  a  la  hauteur  environ  de  Tes  yeux,  le  bâton  avec  celui 
que  l'on  tient  à  fâ  main  :  &  on  fera  furpris  de  ne  pou- 
voir peut-être  faire  en  cent  fois  ,  ce  que  l'on  croioit 
trës-facile.  Si  l'on  quitte  mêmes  le  bâton,  &  qu'on 
veuille  encore  enfJer  de  travers  la  ba^ue  avec  cueî- 
qu'un defès doits, on  y  trouvera  quelque  diinculte', 
quoique  l'on  en  fbit  tout  proche. 

Mais  il  faut  bien xemaïquer ,  que  j'ai  dit ,  qu'on  tâ- 
che d'enfiler  la  bague;  ou  de  toucher  le  bâton  detra-  ^ 
vers  ,  &  non  point  par  une  Hgnc  droite  de  nôtre  œil  à 
la  bague  :  car  alors  il  n'y  auroit  aucune  diiHcuîtJ  y  8c 
mêmes  il  lèroit  encore  plus  facile  d'en  venir  à  bout 
avec  un  œil  ferme'  que  les  deux  yeux  ouverts  ,  parce 
que  cela  nous  re'gieroit. 

Or  l'on  peut  dire  que  la  difficulté  ,  qu'on  trouve  à. 
effiler  une  bague  de  travers ,  n'ayant  qu'un  œil  ou' 
vert,  vient  de  ce  que  l'autre  étant  fermé  ,  l'angle  dont 
je  viens  de  parler  n'eft  point  connu,  Car  il  ne  luffx 
pas  pour  connoijtre  la  grandeur  d'un  angle ,  de  fçavoir 
celle  de  la  bafe ,  &  celle  d'un  angle  que  fait  un  de  Ces 
cotez  fur  cette  bafè  ;  ce  quieft  connu  par  l'expérience 
précédente»  Mais  il  efi:  encore  néceflaire  de  connoître 
l'autre  angle,  que  fait  l'autre  côté  fur  la  bafè,  ou  la 
longueur  d'un  des  cotez  ;  ce  qui  ne  fè  peut  exadiement 
fçavoir  qu'en  ouvrant  l'autre  œil.  Ainfî  l'ame  ne  Ce 
peut  fèrvir  de  fa  GéoiriCtrie  naturelle ,  pour  juger  de 
'  a.  diflanee  de  la  bague . 

La  difpofition  des  yeux  ,  qui  accompagne  rangfe- 

formé  • 


6t.        de  la  recherche 

Chap.  formé  des  rayons  vifùels  qui  fc  coupent  &  (è  rencon- 
IX.  trent  dans  l'objet ,  ék.  donc  un  des  meilleurs  &  des 
plus univerfèls moyens,  dont l'ame  fè  fèrve  pour  ja- 
ger  de  la  diftance  des  ckolès.  Si  donccec  angle  nechan- 
ge  point  fènfiblementj  quand  l'objet  eit  un  peu  éloi- 
gne',  ibit  qu'il  s'approche  ou  qu'il  le  recule  de  nous, 
il  s'enlùivra  que  ce  moyen  fera  faux ,  &  que  l'ame 
ne  s'en  pourra  lèrvir  pour  juger  de  la  diftaiice  de  cet 
objet. 

Or  il  eft  très  -  facile  de  reconnoître  que  cet  an- 
gle change  notablement  ,  quand  un  objet  qui  elt 
a  un  pied  de  nôtre  vue,  eît  tranfpor:é  à  quatre: 
mais  s'il  ell  feulement  tranfporté  de  quatre  à  huit, 
le  changement  eft  beaucoup  moins  feniîble  ;  fi  de 
huit  à  douze  ,  encore  moins  ii  de  mille  à  cent 
mille  ,  pireique  plus  5  enfin  ce  changement  ne  le* 
ra  plus  fèniible  ,  quand  mêmes  on  le  porteroit 
julques  dans  les  elpaces  imaginaires.  De  lorte  que 
s 'il  y  a  un  cfpace  allez  couiideiable  entre  A,  &C,  l'â- 
me ne  pourra  point  par  ce  moyen  connoltie ,  li  l'objet 
cH  proche  de  B  ou  de  D. 

C'eft  pour  cette  rai  (on  que  nous  voyons  le  Soleil  & 
la  Lune  ,  comme  s'ils  e'toient  envdopez  dans  les  nues, 
quoi-qu'ils  en  foient  étrangement  éio'gnezj  que  nous 
croyoi  s  naturellement  que  tous  les  Aitres  font  dans 
une  égale  dillance  ;  &  que  ks  comètes  font  fiables,  & 
pre/que  làns  aucun  mouvem.eni:  iùr  la  fin  de  leur  cours. 
Nous  nous  imaginons  mêmies  que  les  comètes  le 
diflïpent  entièrement  au  bout  de  quelques  mois  ,  à 
caule  qu'elles  s'éloignent  de  nous  par  une  ligne  prcf- 
que  droite ,  ou  direde  à  nos  yeux  i  &  qu'elles  vont 
ainiîfe  perdre  dans  ces  grands  efpaces  ,  d'où  elles  ne 
retourflent  qu'après  plufîeurs  années  ,  ou  mêmes 
%econà     après  plulicurs  iiècles. 

moyen  Pour  expliquer  le  fécond  moyen,  dont  l'ame  {è  fèrc 

fouriii'  pour  juger  de  la  diibance  des  objets  ,  il  faut  fçavoir, 
ger  de  la  qu'il  eft  abfbiument  nècefîairc  ,  que  la  Êgure  de  l'œil 
dijlance  foit  différente  ,  félon  la  différente  diffance  des  objets 
desobjets  que  nous  voyons  :  car  lors  qu'un  homme  Voit  un  ob- 
X       r^  jet 


DE  LA  VERITE'.  Livre  L  6^ 

jet  proche  de  foi ,  ileilnéceiTaire  que  (es  yeux  (oient  Chat. 
plus  ionf'S  ,  que  h  l'objet  étoit  plus  éloigne'  j  parce    I X» 
nu'afin  que  les  rayons  de  cet  objet  (e  raflcmblent  fur 
le  nerf  optique,  ce  qui  eft  néceilaire  afin  qu'on  le  voye, 
il  £iut  que  la  dntance  d'entre  ce  nerf  &  le  cryllâlin  loit 
plus  grande 

Il  eft  viai  que  (\  le  cryftalin  devenoit  plus  convexe 
quand  l'objet  ed  proche  ,  cela  feroit  le  même  eifec  que 
fi  l'ail  s'allongeoit:  maisiln'eft  pas  croyable  que  le 
cryftalin  pniile  fac-iement  changer  de  convexité'  ;  & 
Ton  a  d'un  autre  côté  une  preuve  trés-fenfible ,  que 
l'ceil  s'allonge  :  carTinatomie  apprend  qu'il  y  a  des 
niufcles,  qui  environnent  l'œil  par  le  milieu,  &roii 
fent  l'effort  de  ces  mufcles  qui  le  preffent  &  qui  l'al- 
longent 5  quand  on  veut  voir  quelque  choie  de  fort 
prés. 

Mais  il  n'eilpas  nécefiaire  de  fçavoir  ici ,  de  quelle 
manière  celafe  fait,il  liiifit  qu'il  arrive  du  changement 
dans  l'csil,  foit  parce  que  les  mufcles  qui  l'eRviron- 
neat,  le  prefiènt  ;  loic  parce  que  les  petits  nerfs,  qui  ré- 
pondent aux  ligamens  ciliaires ,  leLqueîs  tiennent  If 
cryflalin  f  uipendu  entre  les  autres  hum.eurs  de  l'œil,  fè 
lâchent  pour  augmenter  la  convexité  du  cryftalin,  ou 
fè  roidifiènt  pour  la  diminuer. 

Car  enfin,  le  changement  qui  arrive,  quel  qu'il  loir, 
n'cfl  que  pour  faire  que  les  rayons  des  objets  fc  raf- 
fèmblent  tout  juile  fur  le  nerf  optique.  Or  il  eit  con- 
fiant ,  qViC  quand  l'objet  eft  à  cinq  cent  pas  ,  ou  à  dix 
mille  lieues,  on  le  regarde  avec  la  miéme  difpo^roh 
des  yeux  5  fans  qu'il  y  ait  aucun  changement  fenibîe 
dans  ks  mufcles  qui  environnent  l'œil ,  ou  dans  les 
nerfs  qui  répondent  aux  ligam^ens  cilîaires  du  cryfla- 
lin  :  Si  les  rayons  des  objets  fc  ralïèmblent  fort  exade- 
ment  iar  la  rétine  ou  nerf  optique.  Amfi  l'amie  juge- 
roit  que  des  objets  éloignez  de  dix  mille  ou  de  cent 
milki-  lieuës,ne  lent  qu'a  cinq  ou  iix  cens  pas;fï  elle  ne 
jiig<;oit  de  leur  éloigneir.ent,que  par  la  dilpofiîion  des 
yeux  dont  je  viens  déparier. 
Cependant  li  efl  certain  que  ce  moyen  fêrt  à  l'ame, 

ouand 


64  DE  LA  RECHERCHE 

Chap.  quand  l'objet  efl:  proche.  Si  par  exemple  un  objet  n'efl: 
I X.  qu'à  demi  pied  de  nous,  nous  diftinguons  afTez  bien  {à 
diftance  par  la  difpofition  des  muicles  qui  prefl'ent  nos 
yeux  ,  afin  de  les  faire  un  peu  plus  longs  i  &  mêmes 
cette  difpofition  eft  pénible.  Si  cet  objet  eit  à  deux 
pieds,  nous  le  diftinguons  encore,  parce  que  la  diipo . 
lition  des  raufcles  eft  quelque  peu  fènfible ,  quoiqu'el- 
le ne  fbit  plus  pe'nible.  Mais  fi  l'on  éloigne  encore 
l'objet  de  quelques  pieds ,  cette  difpofîtion  de  nos 
mufcles  devient  il  peu  lenlîble,  qu'elle  nous  eft  tout-à- 
faitinutile  pour  juger  de  la  diftance  de  l'objet. 

Voilà  donc  déjà  deux  moyens  ,  dont  l'ame  Ce  fèrt 
pour  juger  delà  diftance  de  l'objet ,  quifont  fort  inuti- 
les ,  quand  cet  objet  eft  éloigné  de  cinq  à  iix  cens  pas, 
&  qui  même  ne  font  point  allûrez,  quoi  que  l'objet 
/bit  plus  proche. 
Tro'ific-       ^^  troiûéme  moyen  confifte  dans  la  grandeur  de 
1^    -  l'image  qui  fe  peint  au  fond  de  l'œil  ,5cquirepréfpnte 
'; ,     les  objets  que  nous  voyons.  On  avoue  que  cette  ima- 
y   1.  ge  diminue  a  proportion  que  1  objet  s  éloigne  ;  mais 
^  .n  .^       cette  diminution  eft  d'autant  moins  feniîblcque  l 'ob- 
'  •'  A;  t   i^*"  ^^^  change  de  diftance  eft  plus  éloigné.  Car  lors 
^      qu'un  objet  eft  déjà  dans  une  diftance  raifbnnable, 
comme  de  cinq  à  iix  cent  pas,  plus  ou  moins  à  pro- 
portion de  fà  grandeur  ,  il  arrive  des  changemens  fort 
coniîdërables  dans  Ion  élcignement ,  fans  qu'il  arrive 
de  changement  {ènfibie  dans  l'image  qui  le  rcpréfènte, 
comme  il  eft  facile  de  le  démontrer.  Ainfi  ce  troisième 
moyen  a  le  même  défaut,  que  les  deux  autres  dont 
nous  venons  de  parler. 

11  y  a  de  plus  à  remarquer,  que  l'ame  ne  juge  pas  ces 
objets-là^es  plus  éloignez ,  dont  l'image  peinte  fïir  la 
rétine  eft  plus  petite.  Quand  je  vois  par  exemple ,  un 
•homme  &  un  arbre  à  cent  pas,  ou  bien  plufîeurs  étoiles 
dans  le  ciel  j  je  ne  juge  pas  que  l'homme  foit  plus  éloi- 
gné eue  l'arbre,  &  [ç:s  petites,  étoiles  plus  éloignées 
que  les  plus  grandes^ quoique  les  images  de  l'hommeôc 
des  petites  étoiles,  qui  font  peintes  fur  la  rétine,  (oient 
plusjetites  que  celles  de  l'arbre  &  des  grandes  étoiles. 

rf  II 


DE  LA  VERITE'.  Livre  L'  ^5 

Il  faut  encore  la  grandeur  de  l'objet ,  pour  pouvok  ju-  Chap, 
ger  à  peu-prés  de  fbn  e'Ioignement  :  &  parce  que  je  IX» 
Içai  qu'une  maifbn  eft  plus  grande  qu'un  homme, 
quoique  l'image  d'une  maifbn  fbit  plus  grande 
que  celle  d'un  homme ,  je  ne  lajugepas  néanmoins 
plus  proche,  lien  eft  de  même  des  e'toiles.  Nos  yeux 
nous  les  repre'fèntenttoutes  dans  une  même  diftance, 
quoi-qu'il  (bit  tre's-raifonnable  d'en  croire  quelques- 
unes  beaucoup  plus  éloignées  de  nous  que  les  autres, 
Ainfî  il  y  a  une  infinité  d'objets  dont  nous  ne  pouvons 
point  fçavoir  la  diftance ,  puifqu'il  y  en  a  une  infinité 
dont  nous  ne  conHoifîbns  point  la  grandeur. 

Nous  jugeons  encore  de  l'éîoignement  de  l'objet, 
par  la  force  avec  laquelle  il  agit  mr  nos  yeux  >  parce  o^^*„'^ 
qu'un  objet  éloigne  agit  bien  plus foiblement qu'un  CTt^  " 
autre  5  &  parla  diftindion  &  la  netteté  de  l'image  qui  ^-.^j.-^ 
ik  forme  dans  l'œil ,  parce  que  quand  l'objet  eft  éloi-  ^J^^.  " 
gné,  il  faut  que  le  trou  de  l'œil  s'ouvre  davantage  ,& 
parconféquentqueles  rayons  fè  raffemblent  un  peu  ' 
confufément.  C'eft  pour  cela  que  les  objets  peu  éclai- 
re2,  ou  que  nous  Toyons  confufément,  nous  paroif^ 
fent  proches.  Il  eft  aflèz  clair,  que  ces  derniers  moyens 
ne  fbnt  pas  afsûrez  pour  juger  avec  quelque  certitude 
delà  diftance  des  objets ,  &  on  ne  veut  point  s'y  arrê- 
ter, pour  venir  enfin  au  dernier  de  tous,  qui  eft  celui 
qui  aide  le  plus  l'imagination  ,  &  qui  porte  plus  facile- 
ment lame  à  juger  que  les  objets  font  fort  éloignez. 

Le  fixiéme  donc  &  principal  moyen  corrfifte ,  en  ce 
que  l'œil  ne  rapporte  point  à  l'ame  un  (èul  objet  fépa-  Sixième 
ré  des  autres  3  mais  qu'il  lui  fait  voir  auîïï  tous  ceux^  moye» 
qui  fe  trouvent  entre  nous  &  l'objet  principal  que  nous  pourju- 
confidérons.  ger  de  la 

Quand  par  exemple ,  nous  regardons  un  clocher  dijvance 
allez  éloigné,  nous  voyons  d'ordinaire  dans  le  même-  des  objets 
tems  pluneurs  terres  &  plusieurs  maifons  entre  nous 
&  lui  y  &  parce  que  nous  ne  jugeons  de  réloigaement 
de  ces  terres  &  de  ces  maifons;  &  que  cependant  nous 
voyons  quele  clocher  eft  au  delà,  nous  jugeons  aufli 
qu'il  eft  bien  plus  éloigné  ,  &  même  plus  gros  &  plus 

grandi 


^6  DE  LA  RECHERCHE 

€hap.  grand  ,  que  fi  nous  le  voyons  tout  fèul.  Cependant 
IX.  l'image  cjui  s'en  trace  au  fond  de  l'œil,  eft  toujours 
d'une  égale  grandeur ,  foit  qu'il  y  ait  des  terres  &  des 
maifons  entre  nous  &  lui ,  fbit  qu'il  n'y  en  ait  peint, 
pourvu  que  nous  le  voyons  d'un  lieu  également  di- 
ftant,  commeonlefùppofè.  Ainfî  nous  jugeons  de 
lagrandeur  des  objets  par  l'éloignement  où  nous  les 
croyons  ;  &  les  corps  que  nous  voyons  entre  nous  & 
les  objets  aident  beaucoup  nôtre  imagination  à  juger 
de  leur  éJoignement:  de  même,que  nous  jugeons  de  la 
grandeur  de  nôtre  durée ,  ou  du  tenips  qui  s'ell  paffé 
depuis  que  nous  avons  fait  quelque  action  ,  par  le  Ibu- 
venirconfiis  des  choies  que  nous  avons  faites,  ou  des 
pcnfées  qae  nous  avons  eues  fucceffivement  depuis 
cette  adion.  Car  ce  font 'toutes  ces  penfées  &  toutes 
ces  adions  qui  fè  fo/it  fuccedées  les  unes  aux  autres^ 
qui  aident  nôtre  e^rit  à  juger  de  la  longueur  de 
quelque  tems  ou  de  quelque  partie  de  nôtre  durée; 
ou  plutôt  le  fbuvenir  confus  de  toutes  ces  penfees  fuc- 
cefhveseftlamêmechofc,  quelc  jugement  de  nôtre 
durée ,  comme  la  vûë  confufè  des  terres ,  qui  font  en- 
tre nous  &  un  clocher ,  eft  la  même  choie  que  le  juge- 
ment de  l'éloignement  du  clocher. 

De  là  il  cit  facile  de  reconnoure  la  véritable  raiibii 
pourquoila  Lune  nous  paroît  plus  grande  loriqu'elle 
\ç.\i\-ç. ,  que  loriqu'elle  eft  fort  haute  fur  l'horiion,. 
Car  loriqu'elle  iè  léve,el]e  nous  paroît  éloignée  de  plu- 
£eurs  lieues,  &  mêmes  au  delà  de  l'horifon  feniibJe , 
eu  des  terres  qui  terminent  nôtre  vCië:  au  lieu  que 
nous  ne  la  jugeons  qu'environ  à  une  demi-lieuë  de 
nous  3  ou  ièpt  ou  huit  fols  plus  élevée  que  nos  mai- 
ions,  loriqu'elle  eft  montée  iùr  nôtre  iioriibn .  Ainfî 
nqus  la  jugeons  beaucoup  plus  grande  quand  elle  eft 
proche  de  l'horifon,  que  loriqu'elle  en  eft  fort  éloi- 
gnée j  parce  que  nous  la  jugeons  beaucoup  plus  éloi- 
gnée de  nous  loriqu'elle  fe  lève,  que  loriqu'elle  eft 
fort  haute  fur  nôtre  horiibn . 

\\  eft  vrai  qu'un  tr  fs-grand  nombre  de  Philofophes 
attribuent  ce  que  nous  venons  de  dire,  aui  vapeurs 


DE  LA  VERITE'.  Livre  \.    .      €7 

qui  s'élèvent  de  la  terre.  Je  tombe  d'accord  avec  eux,  Chai>» 
que  les  vapeurs  rompant  les  rayons  des  objets  ,  les  I X. 
fontparoître  plus  grands.  Je  fçai  qu'il  y  a  plus  de  va- 
peurs entre  nous  &  la  Lune,  lorlqu'eilc  fè  lève  que 
lor/qu'elie  eft  fort  haute  j  &que  par  conféquent  elle 
devroitparoître  quelque  peu  plus  grande  qu'elle  ne 
paroît ,  fi  elk  e'toit  toujours  également  éloignée  de 
nous.  Mais  cependant  on  ne  peut  pas  dire  que  cette 
réfradion  des  rayons  de  la  Lune  (bit  la  caulè  de  œs 
changemens  apparens  de  (à  grandeur  j  car  cette  féfra- 
d:ion  n'empêche  pas  ,  que  l'image  qui  fè  trace  au  fond 
«3e  nos  yeux  ,  lorlque  nous  voyons  la  Lune  qui  fe  lève, 
ne  fbitplus  petite ,  que  celle  qui  s'y  forme ,  lorfqu'il  y 
a  iong-tems  qu'elle  eft  levée. 

Les  Ailronomes  ,  qui  mefiirent  les  diame'tres  àts 
Planètes  ,  remarquent  que  celui  de  la  Lune  s'agrandir, 
à  proportion  qu'elle  s'éloigne  de  l'horiion  ,  &  par 
conféquent  à  proportion  qu'elle  nous  paroît  plus  pe-» 
tite  :  ainfi  le  diamètre  de  l'image  que  nous  en 
avons  dans  le  fond  de  nos  yeux ,  eft  plus  petit  lorfquc 
nous  la  voyons  plus  grande.  En  effet  lorfque  la  Lune  fè 
lève,  elle  eft  plus  éloignée  de  nous  du  diamètre  de  la 
terre,  que  lorfqu'elle  eft  perpendiculairement  (iir  nô- 
tre tête  3  &  c'cu-là  la  raifon  ,  pour  laquelle  Ton  dia- 
mètre s'agrandit  lorfcju'elle  monte  fur  rhorifon  ,  par- 
ce qu'alors  ûlz  s'aproche  de  nous. 

Ce  qui  fait  donc,  que  nous  la  voyons  plus  grande 
lorfqueile  lè  lève  ,  n'eft  point  la  refra<Slion  que  fouf- 
ftent  les  rayons  dans  les  vapeurs  qui  fbrtent  de  la  terre, 
puifque  l'miage  qui  eft  formée  de  ces  rayons  eft  alors 
plus  petite:  mais  c'eft  le  jugement  naturel  que  nous 
fâiibns  de  fon  èloignernent ,  à  caufe  qu'elle  nous  pa- 
•rcitau  delà  des  terres  que  nous  voyons  fort  éloignées 
de  nous,  commel'on  a  expliqué  auparavant:  &  on 
s^'étonneauedes  Philolbohes  tiennent  aue  la  raifon 
de  cette  apparence  &  de  cette  tromperie  de  nos  lens 
fbit  plus  difficile  à  trouver ,  que  les  plus  grandes 
équations  d'Algèbre. 

Ce  moyen  ,  que  nous  avons  pour  juger  de  l'èloi- 

snement 


<58  DE  LA  RECHERCHE 

Chap.  gnement  de  quelque  objet  par  la  connoifTance  de  la  1 
I X.  diftance  des  chofès  qui  font  entre  nous  &  lui ,  nous  eft 
ibuventaffez  utile  ,  quand  les  autres  moyens  dont  j'ûi 
parle',  ne  nous  peuvent  aérien  /èrvir  j  car  nous  pou- 
vons juger  par  ce  dernier  moyen  ,  que  de  certains  ob- 
jets font  éloignez  de  nous  de  plu/ieurs  lieues,  ce  que 
nous  ne  pouvons  pas  faire  par  les  autres.  Cependant  fi 
on  l'examine ,  on  y  trouvera  plufieurs  défauts. 

Car  premièrement,  ce  moyen  ne  nous  lèrt  que  pour 
les  objets  qui  font  fur  la  terre ,  puiiqu'on  n'en  peut 
J^ire  ufàge  que  tre's-rarement  &  mêmes  fort  inuti- 
lement pour  ceux  qui  font  dans  l'air  ou  dans  les  cieux. 
Secondement ,  on  ne  s'en  peut  fervir  fur  la  terre,  que 
pour  des  chofès  éloigne'es  de  peu  de  lieues.  En  troinc- 
melieu  ,  il  faut  être  afsûré  ,  qu'il  ne  fè  trouve  entre 
nous  &  l'objet  ni  vallées,  ni  montagnes  ,  ni  autre  cho- 
ie ièmblable ,  qui  nous  empêche  de  nous  lervir  de  ce 
JRioyen.  Enfin  je  croi  qu'il  n'y  a  perfonne ,  qui  n'aie 
iàitaffez  d'expe'ricnces  iurcej[iijet  pour  êtreperfuadé, 
qu'il  eft  extrêmement  difficile  de  juger  aveè  quelque 
certitude ,  de  rêloignement  des  objets,  par  la  vùë  fèn- 
fîble  des  chofès  quifè  trouvent  entr 'eux  &  nous3  &  on 
ne  s'y  eft  peut-être  que  trop  arrête'» 

Voilà  tous  les  moyens  que  nous  avons  pour  juger 
de  la  diftance  des  objets ,  on  y  a  fait  remarquer  les  de'- 
fàuts  confîdérables  ,  &  on  doit  conclure ,  que  les  juge- 
mens  qui  y  font  appuyez  doivent  être  aufîi  tre's-incer- 
tains. 

Il  eft  facile  de  là  ,  de  faire  voir  la  vérité'  des  proposi- 
tions que  j'ai  avancées.  On  a  fiippofé  l'objet  C  ,  aiïèz 
éloigné  d'A  ;  donc  il  peut  en  plufieurs  rencontres  s'a- 
vancer vers  D,  ou  s'approcher  vers  B,  fans  qu'on  le  re- 
donnoifîè,  puifqu'on  n'a  pas  de  moyen  afsiiré  pour  ju- 
ger de  fà  diftance.  Il  peut  mêmes  reculer  vers  D ,  lors 
qu'on  le  croira  s'approcher  vers  B:  parce  quel'image 
de  l'objet  s'augmente  &  s'agrandit  quelquefois  fur  le 
nerf  optique  j  fbit  à  caufè  que  l'air  qui  eft  entre  l'objet 
&c  l'œil  fait  une  plus  grande  réfraction  en  un  tems 
qu^n  un  autres  foit  parce  qu'il  arrive  quelquefois  de 
/'f  petits 


DE  LA  VERITE'.  Livrf  I.  6<) 

pctitstremblemensàcenerfi  foit  enfin  parce  que  l'im-  Chap, 
prefTion ,  que  fait  l'union  peu  exade  des  rayons  flir  ce     I X, 
même  neri,  (k  re'pand  &  fè  communique  aux  parties, 
qui  n'en  devroient  point  être  agitées  j  ce  qui  peut  ve- 
nir de  plufieurs  caufès  difFe'rentes.  Ainfî  l'image  des 
mêmes  objets  fè  trouvant  plus  grande  dans  cqs  occa- 
fîons  ,  elle  donne  fuiet  à  l'ame  de  croire  que  l'objet 
s'approche.  Il  en  faut  dire  autant  des  autres  propo fi- 
lions. 

Avant  que  de  finir  ce  Chapitre,  il  faut  remarquer, 
qu'il  nous  importe  beaucoup  pour  la  confèrvation  de 
nôti-evie,  de connoitre mieux  le  mouvement,  ou  le 
repos  des  corps,  à  proportion  qu'ils  font  plus  proche 
de  nous":  &  qu'il  nous  eit  aflez  inutile  de  fçavoir  avec 
cxaditude  la  vérité  de  ces  chofès  ,  quand  elles  fè  paf^ 
fènt  dans  des  lieux  fort  éloignez.  Car  cela  montre  évi- 
demment j  que  ce  que  j'ai  avancé  généralement  de 
tous  les  fèns  ,  qu'ils  ne  nous  font  connoître  les  chofes 
que  par  rapport  à  la  confèrvation  de  nôtre  corpg  ,  & 
non  pas  félon  ce  qu'elles  font  en  elles-mêmes  ,  fè  trou- 
ve exadementvraien  cette  rencontre;  puifque  nous 
connoifTons  mieux  le  miouvement ,  ou  le  repos  des 
objets,  à  proportion  qu'ils  s'approchent  de  nous,  & 
que  nous  n'en  fçaurions  juger  par  les  fèns  ,  quand  ils    - 
font  fi  éloignez  qu'il  femble  qu'ils  n'ayent  plus  ou 
prefque  plus  de  rapport  à  nos  corps,Comme  quand  ils 
font  à  cuiq  ou  fix  cent  pas  de  nous  ,  s'ils  font  d'une 
grandeur  médiocre  j  ou  même  plus  prés  que  cela ,  s'ils 
font  plus  petits  ;  ou  enfui  plus  lein  dç  quelque  chofc, 
s'ils  font  plus  grands. 


CHAPI- 


70  I^E  LA  RECHEPvCHË 

^^^^'  ;CHAriTRE     X. 

Des  erreurs  touchant  les  qualités  fenfihles.  I.  BijlmElion 
deTame^ducorps,  11.  Explication  des  organes  des 
fens.  III.  c^  quel/epartle  du  corps  Vame  ejl  immédiate- 
ment  unie,  IV.  Ce  que  les  objets  font  fur  les  corps.  V. 
Cequ'ilsproduifent  dans  l'ame^  &  les  rai fons  pour 
lefquelles  Vame  n'apper^oit  point  les  mouvemens  des  fi- 
hrcs  du  corps,  VI.  Quatre chofes  que  ton  conjond  dans 
chaque  fenfation, 

^"y  Ous  avons  vCi  dans  les  Chapitres  pre'cccîensjque 
S!  les  jugemenscjue  nous  foimons  (ur  le  rapport 
de  nos  yeux  touchant  re'cenduë  ,  la  figure,  &  le  mou- 
vement, ne Ibnt jamais exaélcment  vrais:  cependant 
il  faut  tomber  d'accord,  qu'  ils  ne  ibnt  pas  entièrement 
faux:  Ils  renferment  du  moins  cette  ve'rite'j  qu'il  y  a 
tors  de  nous  dcl'e'tenduë ,  des  figures ,  &  des  mouve- 
mens ,  quels  qu'ilsfoient. 

Ilelivrai ,  que  nous  voyons  Ibuvent  des.  chofès  qui 
ne  font  point,  &  qui  ne  fuient  jamais  ,  &  que  nous  ne 
devons  pas  conclure  qu'une  choie  ioit  hors  de  nous  de 
cela  fèul que  nous  la  voyons  hors  de  nous.  Il  n'y  a 
point  de  îiaifon  néceffaire  entre  la  pré(ènce  d'une  idée  à 
i'efprit  d'un  homme ,  &  l'exiftence  de  la  chofè  que 
cette  idée  repréfènte  ;  &  ce  qui  arrive  a  ceux  qui  dor- 
ment, ou  qui  font  en  délire,  fcprouvefuftîfàmment. 
Mais  cependant  on  peut  afsûrer  qu'il  y  a  ordinaire- 
ment hors  de  nous  de  l'e'tenduë ,  des  figures  ,  &  des 
mouvemens, lorfque nous  envoyons    Ces  chofès  ne 
font  point  feulement  imaginaires ,  elles  font  réelles,  & 
^  rr  ,  ■^    nous  ne  nous  trompons  point  de  croire  ,  qu'elles  ont 
A^oj>  ^    une  exiftence  réelle ,  &  indépendante  de  nôtre  elprit, 
,  .  ~^    ^- quoiqu'il  foittrés-diffdle  de  le  prouver* 
cuiircij-       Il  ^i^j.  tjonc confiant  que  les  jugemens  que  nous  ùi. 
^^""^'       foiiS  touchantrétcnduë,  les  figures,&  les  mouvemens 
cIjs  corps,  renferment  quelque  véiité  :  mais  il  n'en  elt 

pas 


DE  LA  VERITE'.   Livre  L  71 

pas  de  même  de  ceux ,  que  nous  faifbns  touchant  la  Chap» 
lumière ,  ks  couleurs ,  les  faveurs ,  les  odeurs  &  routes      X. 
les  autres  qualitez  fèniibles  ;  car  la  vérité'  ne  s'y  rencon- 
tre jamais,  comme  nous  Talions  faire  voir  dans  le  refte 
de  ce  premier  livre. 

On  ne  fèpare  point  ici  la  lumie're  d'avec  les  cou- 
leurs, parce  qu'on  ne  les  croit  pas  fort  différentes,  & 
qu'on  ne  les  peut  expliquer  féparement.  L'on  fera 
mêmes  obligé  de  parler  des  autres  qualitez  fenfibles  en 
général ,  en  même-tems  que  l'on  traittera  de  ces  deux- 
cy,  parce  qu'elles  s'expliqueront  par  les  mêmes  prin- 
cipes. Il  faut  apporter  beaucoup  d'attention  aux  cho- 
fès  qui  fijivent,  car  elles  font  de  la  dernière  confequen- 
ce ,  &  bien  différentes  pour  leur  utilité  de  celles  qui 
ont  précédé.  /. 

Je  fuppofè  d'abord ,  qu'on  ait  ûit  quelque  réflexion  Dijiin- 
fur  deux  "*  idées ,  qui  (è  trouvent  dans  nôtre  ame  :  l'u^  ^ion  de 
ne  qui  nous  rcpreTente  le  corps ,  &  l'autre  qui  nous  re-  l'ameO* 
prilènte  l'efprir  :  Qu'on  les  fçache  biea  diftinguer  du  corps. 
par  les  attributs  pofitns ,  qu'elles  rcnfemient;  en  un  *  j'ap- 
mot,  qu'on  fefoit  bien  perluadé,  que  l'étendue  eft  pelle  ici 
différente  de  la  penfée.  Ou  bien  je  fuppofè ,  qu'on  ait  ^'^'^^  ^.^^ 
lu  &  médi:é  quelques  endroits  deSaint  Auguftin,com-  f^^St-^ 
me  le  I  G.  Chapitre  du  i  o.  Livre  de  la  Trinité,  les  4.  &  i.-nœe- 
14,  Chapitres  du  Livre  de  la  (^antitéde  l'ame  ,  ou  les  diat  de 
Méditations  de  M*  Defcartes ,  principalement  ce  qui  l'clprit. 
regarde  la  diftindion  de  l'ame  &  du  corps.  Ou  enfin 
le  h  xiéme  difcours  du  difcernement  de  l 'ame  €^  du  corps 
de  M  k  de  Cordemoy . 

Je  fuppofè  aum ,  qu'on  f^aclie  l'anatomie  des  orga-      h  '; 
nesdesfens:  &  qu'ils  font  compoièz  de  petits  filets,  ^xp"^<^* 
qui  ontleur  origine  dans  le  milieu  du  cerveau;  qu'ils  tiondes 
le  répandent  dans  tous  nos  membres  où.  il  y  a  du  lenti-  organes 
ment,  &  qu'ils  viennent  enfin  aboutir  fans  aucune  in-  desfens, 
terruption  jufqu'aux  parties  extérieures  du  corps  :  que 
pendant  que  l'on  veille ,  &  qu'on  eft  enfanté,  on  ne 
peut  en  remuer  un  bout,  que  l'autre  ne  le  remue  en 
même-tems ,  à  cauiè  qu'ils  font  roiijours  un  peu  ban- 
dez i  de  même  qu'il  arrive  à  une  corde  bandée ,  de  h- 


Chap. 
X. 


Vame 
eji  unie 
imme- 
àiatemèt 
à  la  par- 


71  DE  LA  RECHERCHE 

quelle  on  ne  peut  remuer  une  partie  fans  que  l'autre 

ioit  ébranlée. 

Iliàutauffifçavoir,  que  ces  filets  peuvent  être  re- 
muez eu  deux  manie'res ,  ou  bien  par  le  bout  qui  eft 
hors  du  cerveau ,  ou  par  le  bout  qui  etl  dans  le  cerveau. 
Si  ces  filets  font  agitez  au  dehors  par  l'action  des  ob- 
jets ,  &  que  leur  agitation  ne  fé  communique  point 
jpfqu'au  cerveau  ,  comme  il  arrive  dans  le  Ibmmeil, 
î'ame  n'en  reçoit  pour  lors  aucune  fèniàtion  nouvelle: 
mais  fi  ces  petits  filets  font  remiiez  dans  le  cerveau  par 
le  cours  des  efprits  animaux ,  ou  par  quelqu'autre  cau- 
fè ,  l'âme  appeAçoit  quelque  chofè ,  quoique  les  parties 
de  ces  filets  qui  iônt  hors  du  cerveau,  &  répandus  dans 
toutes  les  parties  de  nôtre  corps,  fbientdans  un  par- 
fait repos  ',  comme  il  arrive  encore  pendant  qu'on 
dort. 

Il  efl:  encore  bon  de  remarquer  ici.  en  paffant,  que 
l'expe'rience  apprend  qu'il  peut  arriver,  que  nous  fen- 
tions  de  la  douleur  dans  des  parties  de  nôtre  corps  qui 
nous  ont  c'té  entie'rementcoupe'es  :  parce  que  les  filets 
du  cerveau,  qui  leur  re'pon  dent,,  étant  ébranlez  de  la 
même  manière  que  fi  elles  étoient  efïeiflivement  bief- 
fées,  l'âme  fent  dans  ces  parties  imaginaires  une  dou- 
leur trés-réelle.  Car  toutes  œs  choies  montrent  vifi- 
blement,  que  l'âme  réfide  immédiatement,  dans  la 
partie  du  cerveau  à  laquelle  tous  les  organes  des  fèns 
aboutiiFenti'je  veux  dire  qu'elle  y  fent  tous  les  chan- 
gemens,  qui  s'y  paffent par  rapport  aux  objets  quiles 
ontcaufèz,ou  qui  ont  accoutumé  de  les  caufèr,  & 
&  qu'elle  n'apperçoit  ce  qui  fe  paiïe  au  dehors  de  ctttQ 
partie,  que  par  l'entremife  des  fibres  qui  y  aboutilïènt. 
Cela  pofë&  bien  conçu,  il  ne  fera  pas  fort  difficile  de 
voir  comment  la  fèniàtion  fè  fait ,  ce  qu'il  faut  expli- 
quer par  quelque  exemple. 

Lors  qu'on  appuie  la  pointe  d'une  aiguille  fur  fà 
main ,  cette  pointe  remue  &  fépare  les  fibres  de  la 
chair.  Ces  fibres  font  étendues  depuis  CQt  endroit  juf- 
quljn  cerveau  ;  &  quand  on  veille ,  elles  font  afïez 
biadées  pour  ne  pouvoir  être  ébranlées ,  que  celles  du 

cerveau 


DE  LA  VERITE'.  LivreI.  75 

cerveau  ne  le  ibienc.  Il  s'en  fuit  donc  que  les  extrêmi-  Ch  AB^ 
tez  de  ces  fibres ,  qui  font  dans  le  cerveau ,  font  aufïi  X* 
remuées.  Si  le  mouvement  des  fibres  de  la  main  eft 
mode'ré ,  celui  des  fibres  du  cerveau  le  fera  auflî  ;  &  fi 
ce  mouvement  cft  afTez  violent  pour  rompre  quelque 
chofc  fiir  la  mainj  il  fera  de  même  plus  fon&  plus 
violent  dans  le  cerveau» 

De  même  fi  l'on  approche  fà  main  du  feu ,  les  peti- 
tes parties  du  bois ,  qu'il  poufTe  continuellement  en 
fort  grand  nombre  &  avec  beaucoup  de  violence, 
comme  la  raifbn  le  démontre  au  défaut  de  la  vûë , 
viennent  heurter  contre  ces  fibres  ,  &  leur  commun!  • 
quent  une  partie  de  leur  agitation.  Si  cette  adlion  eft 
mode're'e ,  celle  des  extre'mitez  des  fibres  du  cerveau^ 
qui  repondent  à  la  main,  fera  modérée  :  &  fi  ce  mou  ' 
vement  efl  afTez  violent  dans  la  main  pour  en  fcparer 
quelques  parties ,  comme  il  arrive  quand  on  fè  brûle, 
le  mouvement  des  fibres  intérieures  du  cerveau  fera  â 
proportion  plus  violent.  Voilà  ce  qui  arrive  à  nôtre 
corps,  quand  les  objets  nous  frapentî  il  faut  mainte- 
nant voir  ce  qui  arrive  ànôtreame» 

Elle  réfîde  principalement ,  s 'il  efl  permis  de  le  dire       ^ 
ainfi  j  dans  cette  partie  du  cerveau ,  où  tous  les  filets  de  q^    ' 
nos  nerfs  aboutiffent:  elle  y  eft  pour  entretenir,  &  Us  objets 
pour  conferver  toutes  les  parties  de  nôtre  corps;  &  £j/-0£//«7ft 
par  conféquent  il  faut  qu'elle  foit  avertie  de  tous  les  *^^„^  ^«^^ 
changemens  qui  y  arrivent,&  qu'elle  puiflè  diftinguer  ^^^  ^ 
ceux  qui  font  conformes  à  la  confticution  de  fôn  •    \^jr^g 
corps,  d'avec  les  autres ,  parcç  qu'il  lui  fèroit  inutile  I  r 

de  les  connoître  abfblument  &  fans  ce  rapporta  ^'^^    u  llel' 
corps.  Ainfi  quoique  tous  ces  changemens  de  nos  fi   ?• -^ 
bres  ne  confiflent  félon  la  vérité ,  que  dans  des  mou- , ,         - 
vemens  qui  ne  différent  ordinairement  que  du  plus  &  ^  > c  «^ 
du  moins,  il  eft  nécefTairc  que  l'ame  les  regarde  com-  î    ^ 
me  des  changemens  efïeniiellemcnt  diflérens .  Car  en-»- 
corc  qu  en  eux  -  mêmes  ils  ne  dirrerent  que  très*  1    ri^ 
peu ,  on  les  doit  toutefois  confidérer  comme  effen     ^^ 
tiellemcnt  diifcrens  par  rapport  à  laconfcrvation  du  ^^*'^^' 
corps, 

D  le 


'J4  ^E  LA  RECHERCHE 

CrfÀP.  le  mouvemenr  par  exemple ,  qui  caufe  la  douleur 
X.  ne  difFe're  àflez  ibuvent  que  très  peu,  de  celui  qui  eau- 
Ce  rai-  fè  le  chatouillemjeîït  :  11  n'eflpas  nécelîaire  qu'il  y  ait 
ionnc-  jje  (Jiffe'rence  elTentielle  entre  ces  deux  mouvemensi 
confusi  ^^^^  ^^  ^^  nécefTaire  qu'il  y  ait  une  différence  elTentiel- 
ou  ce  ju-  ^c  entre  le  chatouillcmeat ,  &  la  douleur ,  que  ces 
gement  deux  mouvemens  caulent  dans  rame.  Carlébranle- 
naturcl  ment  des  fibres  qui  accompagne  le  chatouillement, 
^'^^         témoigne  à  l'ame  la  bonne  conftitution  de  fbn  corps, 

Sfadon  *ï^'^^  ^  ^^^  ^^  ^°^^^  P°"^'  ^'^'^1^^^  ^  rimprefTion  de 
coiupo-  i'objet,  &  qu'elle  ne  doit  point  appréhender  qu'il  en 
lée.  {bit  bleffé:  mais  le  mouvement  qui  accompagne  la 

Voyez  ce  douleur,  étant  quelque  peu  plus  violent,  11  elt  capable 
que  )"ai  ^ç  jf^mpre  quelque  fibre  du  corps  ,  &  l'ame  en  doit 
ravant^^"  être  avertie  par  quelque  lènfàtion  delàgréable ,  afin 
des  juge-  <5u'elle  y  prenne  garde.  Ainfî  quoique  les  mouvemens 
mensna-  qtii  fè  paflent  dans  le  corps ,  ne  différent  que  du  plus 
turels,  6c  &  du  moins  en  eux-mêmes,  fi  néanmoins  on  les  con- 
lei.  ch.  fjdére  par  rapport  à  laconfèrvationdenôtrcvie,  on 
^^'  ^^'  peut  dire  qu'ils  différent  eilèntieliement, 

C'eft  pour  cela  que  nôtre  ame  n'apperçoit  point  les 
c'branlemens  que  les  objets  excitent  dans  les  fibres  de 
nôtre  chair:  il  lui  lèroitafîéz  inutile  de  les  connoîtrej 
&  d\Q.  n'en  tireroit  pas  afîez  de  lumière  pour  juger  fî 
les  chofes  qui  nous  environnent ,  fèroiejit  capables  de 
détruire,  ou  d'entretenir  Tceconomie  de  nôtre  corps, 
Mais  elle  fe  fent  touchée  de  ientimens  qui  différent 
cfîentiellement  j  &  qui  marquent  précitémcnt  les 
qualitez  des  objets  par  rapport  i.Con  corps  ,  lui  font 
Icntir  trés-diftindement ,  fi  ces  objets  font  capables  de 
lui  nuire. 

Il  faut  déplus  confidérer ,  que  fî  l'ame  n'apperce- 
Vbitquecequi  fè  pafïè  dans  fà  main,  quand  elle  Ct 
brille  :  fî  elle  n'y  voyoit ,  que  le  mouvement  &  k  fé- 
paratio'n  de  quelques  fibres  ,  elle  ne  s'en  nîettroit  gué- 
resenpeine:  &  mêmes  elle  pourroit  quelquefois  par 
fanraifîè  &  par  capriee ,  y  prendre  quelque  JÊtisfac^ion,- 
copjBiecesfantafquesquiièdiveinrîenr  à  touç  rom- 
pra dans  leurs  emportemens  &  dans  leurs  débauches. 

Ou 


DELA  VERirr.  LtvRE  1.  7J 

Oubiende  même  qu'un  prifbnnier  né  Ce  mettroit  CHAïi 
gueres  en  peine ,  s'il  voyoic  cju'on  dém.olit  les  murail-  X» 
les  qui  l'enferment ,  &  que  même  il  s'en  réjoiiiroit 
cians  refpérance  d'être  bien-tôt  délivré.  Ainfi,  fi  nou5 
n'appercevions  que  la  réparation  des  parties  de  nôtre 
corps,  lorfque  nous  nous  brûlons ,  ou  que -nous  rece- 
Tons  quelque  bleflùre ,  nous  nous  perfùaderionsbiefl- 
tôt  que  notre  bon  heur  n'eft  pas  d'être  enfermé  dans 
un  corpsj  qui  nous  empêche  de  jouïr  des  choies  qui 
nous  doivent  rendre  heureux  -,  &  ainû  nous  ferions 
bien  aifes  de  le  voir  détruire. 

Il  s'enfiiit  delà ,  que  c'eft  ayec  une  grande  fàge/Te, 
que  l'Auteur  d^  l'union  de  nôtre  ame  avec  nôtre 
corps,  aordonné  que  nous  fèntifïions  de  la  douleur 
quand  il  arrive  a|j  corps  un  changement  capable  de  lui 
nuire  y  comme  quand  une  aiguille  entre  dans  la  chair, 
ou  que  le  feu  en  répare  quelques  parties  î&  que  nous 
fèntiifions  du  chatouillement,  ou  une  chaleur  agréa- 
ble, quand  ces  mouvemens  font  modérez,  fànsapper- 
cevoir  la  vérité  de  ce  qui  fè  palïe  dans  nôtre  corps ,  ni 
ks  mouvemens  de  ces  fibres .  dont  nous  venons  de 
parler. 

Premièrement ,  parce  qu'en  Tentant  de  la  douleur  8c 
du  plaifir  ,  qui  (ont  des  cno(ès  qui  différent  bien  da- 
vantage que  du  plus  ou  du  moins,  nous  diftinguons 
avec  plus  de  facilité  les  objets  qui  en  font  roccafîon* 
Secondement,  parce  que  cette  voie  de  nous  faire  con- 
nokre,  fi  nous  devons  nous  unir  aux  corps  qui  nous 
environnent ,  ou  nous  en  féparer,  eii  la  plus  courte,  & 
qu'elle  occupe  moins  la  capacité  d'un  efprit  qui  n'effe 
fait  que  pour  Dieu.  Eniin,  parce  que  la  douleur  &  Is 
plaifir  étant  des  modifications  de  nôtre  ame  ,  qu'elle 
lent  par  rapport  à  fon  corps ,  &  qui  la  touchent  bien 
iiavantage  que  la  connoilTance  du  mou/cment  de 
quelques  fibres  qui  lui  appartiendroient  ;  cela-  l'oblige 
a  s'en  mettre  fort  en  peine,  &  cela  fait  une  union  trés- 
ctroite  entre  l'une  &  l'autre  partie  de  l'homme.  Il 
eft  donc  évident  de  tout  ceci ,  que  les  (ens  ne  nous 
font  donnez  que  pour  la  confervation   de  nôtre 

P  2  corps, 


7^  DE  LA  RECHERCHE  i 

^rfAP*  corps  >  &  non  pour  nous  apjprendre  la  vérité» 
X,  Ce  que  Ton  vient  de  dire  du  cnatoiiillement  &  de  la  j 
douleur,  £e  doit  entendre  généralement  de  toutes  les  ; 
autres  fcnfàtions,  comme  on  le  yerra  mieux  dans  la  } 
fuite.  On  a  commencé  par  ces  deux  fentimens ,  plii-  j 
tôt  que  par  les  autres,  parce  que  ce  font  les  plus  vif  s, Se  ' 
qu'ils  font  concevoir  plus  fènfiblemcnt  ce  que  l'on  ] 
vouloir  dire  ] 

Il  eft  préièntemcnt  trés-facilc  de  faire  voir  ,  que     i 
nous  tombons  en  une  infinité  d'erreurs  touchant  la  lu- 
mière &  les  couleurs  >  &  généralement  touchant  tou- 
tes les  qualitez  fènfibles,  comme  le  froid,  le  chaud>     ] 
les  odeurs  ,  les  laveurs ,  le  fon ,  la  douleur ,  le  chacoùiU    \ 
leimeiit  i  &  fi  je  voulois  m*arrêcer  à  rechercher  en  par-    j 
ticuher  toutes  celles  où  nous  tombons  fur  tous  les  ob- 
jets de  nos  fèns  ,  des  années  entières  ne  fiiffiroient  pas     | 
pour  les  déduire ,  parce  qu'elles  lont  prefque  infiniesi     i 
ainfi  ce  fera  aflTez  d 'en  parler  en  général . 

Dans  prefque  toutes  les  feniàtions,  il  y  a  quatre  cho-  .1 
F"/,  (es  différentes ,  que  l'on  confond  >  parce  qu'elles  fc  \ 
Çuatre  font  toutes  enfemble,&  comme  en  un  inftant.  C'eft-  ' 
chofes  1^  le  principe  de  toutes  les  autres  erreurs  de  nos  lèns . 
^uel'on  La  première  eft  VaBion  de  l'objet  ,  c'eft-à-dire,  ] 
confond  dans  la  chaleur  ,  par  exemple , /'/wp«/j'zo/z&:  le  mou-  '• 
ianscha-  vement  des  petites  parties  du  bois  contre  les  fibres  de  ; 
^iiejen-   la  main.  i 

jation*         La  féconde  eft  UpaJJion  de  l'organe  du  fèns ,  c'eft-à-  ,; 
dire ,  l'agitation  des  fibres  de  la  main  caufée  par  pelle  \ 
des  petites  parties  du  feu,  laquelle  agitation  fè  commu- 
nique ju  'ques  dans  le  cerveau ,  parce  qu'autrement  l'a-  i 
mené  fèntiroit  rien.  ] 

Xâ  troilïéme  eft  la{>aJJion,  la  fcnfation,  ou  la  percep-  ; 
tion  de  l'ame ,  c'eft- à-dire ,  ce  qu'un  chacun  fènt,  : 
quand  il  eft  auprès  du  feu.  '  ] 

La  quatrième  eft /e/«gfWf«ï  que  l'ame  fait,  que  ce 
qu'elle  lent  eft  dans  ù,  main ,  &  dans  le  feu.  Or  ce;  ju-  ] 
ment  eft  naturel,  ou  plutôt  ce  n'elt  qu'une  fèniâtion  ; 
compoièe  :  mais  cette  ienfation  ou  ce  jugement  ,natu-  ; 
JJIijf^ft  prefque  toujours  iliiyid'un  autre  jugement  U-  ■ 

bre,; 


DE  LA  VERITF.  Litre  L  77 

brc,  que  l'ame  a  pris  une  fi  grande  habitude  de  toc,  ChaK 
qu'elle  ne  peut  prefque  plus  s 'en  empêcher,  Xr 

Voilà  quatre  chofès  bien  différentes,  comme  l'on 
peut  voir ,  lefquelles  on  n'a  pas  foin  de  diftinguer,  & 
qucl'on  cft porte'  à  confondre  à  caufe  de  l'union  étroit 
te  de  l'ame  &  du  corps ,  laquelle  nous  empêche  de 
bien  démêler  les  ptoprictcz  de  la  matie're  d'avec  celles 
del'eiprit. 

Il  eix  cependant  facile  de  reconnnoître ,  que  de  ces 
quatres  cnofès  qui  fè  paffent  en  nous ,  quand  nous 
ientons  quelque  objet ,  les  deux  premie'res  appartien- 
nent au  corps ,  &  que  les  deux  autres  ne  peuvent  ap^ 
partènir  qu'a  l'ame ,  pourvu  qu'on  ait  un  peu  médité 
fiir  la  nature  de  l'ame  &  du  corps ,  comme  on  l'a  du 
iàire,ainnqucjerailuppofë»  Mais  il  faut  expliquer 
ces  choies  en  paniculicr. 

C  H  A  P  I  T  R  E    XI*  ^^^/' 

I.  "De  V erreur  où  lo'n  tombe  touchant  Va^ion  des  ohjetf 
contre  les  fibres  extérieures  de  nos/èns.  II.  Caufede 
cette  erreur.  III.  Objeâiion  ^  ré^onfe, 

ON  traitera  dans  ce  Chapitre  &  dans  les  trois  Çxxi- 
vans ,  de  ces  quatre  chofes  que  nous  venons  de  . 
dire  que  l'on  confondoit,  &  que  l'on  prenoit  pour 
unefimpleiènfàtion  j  &  on  expliquera  feulement  en 
générai ,  les  erreurs  dans  krquelles  nous  tombons: 
parce  que  fi  on  youloit  entrer  dans  le  détail ,  ce  ne  fè- 
roit  jamais  fait.  On  efpére  toutefois  mettre  l'efprit  de 
ceux,  qui  méditeront  iérieufement  ce  que  l'on  va  dirCt 
en  état  de  découvrir  avec  une  très -grande  facilité, 
toutes  les  erreurs  où  les  fcns  nous  peuvent  porter  : 
mais  on  leur  demande  pour  cela>  qu'ils'  méditent- 
avec  quelque  application ,  tant  fur  les  Chapitres  qui 
fui  vent,  que  fur  celui  qu'ils  viennent  de  lire.  -^ 

La  première  de  ces  chofès  que  nous  confondons  'De  Ver^ 
dans  chacune  de  nos  fcnfàtions ,  eft  l'adioii  des  objets  reur  o;iK 

D  }  fur 


7S  DE  LA  RECHERCHE 

Cha?»    fiir  les  fibres  extérieures  de  nôtre  corps.  Il  eftccr- 

XI.      tain qu'oniie met pref que  jamais  de  différence  entre 

Von  tom-  la  ièniàtion  de  l'ame  &  cette  adion  des  objets  ;  &  ce- 

he  tou-    la  n'a  pas  befbin  de  preuve.   Prefque  tous  les  homme» 

chant       s'imaginent  que  la  chaleur  par  exemple  que  l'on  fènt, 

VaBion     eft  dans  le  fèu  qui  la  caule^  que  la  lumière  eft  dans 

des  objets  l'air ,  &  que  les  couleurs  tont  llir  les  objets  colorez.  Ils 

contre  les  ne  penfent  point  aux  mouvemens  des  corps  impercep  ^ 

fibres  de  tibles  qui  caufent  ces  feutimens. 

nos/ens^       Il  eft  vrai  qu'ils  ne  jugent  pas  que  la  douleur  ibit 

li,      daiisrai^uillequilespicque,  de^même  qu'ils  jugent 

Caufede  que  la  chaleur  eft  dans  le  feu  :  mais  c'eft  que  Tai- 

cette  er-  guille  &  fonadion  font  vifibles,  &  que  les  petites  par- 

retir*        '^i^s  du  bois  qui  fortent  du  feu ,  &  leur  mouvement 

contre  nos  mains  ne  jfe  voyent  pas.  Ainfi  ne  voyant  rien 

qui  frappe  nos  mains ,  quand  nous  nous  chauffons, ôc 

yfèntant  delà  chaleur,  nous  jugeons  naturellement 

que  cette  chaleur  eft  dans  le  feu ,  feute  d'y  voir  autre 

chofe. 

De  forte  qu'il  eft  ordinairement  vrai,  qne  nous  at- 
tribuons nos  fenfàtions  aux  objets ,  quand  les  caufès 
de  ces  {ènlàtions  nous  font  inconnues .  Et  parce  que  la' 
douleur  ôc  le  chatoiiiJlement  font  produits  avec  des 
corps  fenfîbles,  comme  avec  une  aiguille  &c  une  plu- 
me, que  nous  voyons  &  que  nous  touchons ,  nous  ne 
jugeons  pas  à  caulè  de  cela,  qu'il  y  ait  rien  de  fembla- 
blable  à  ces  featimens  dans  les  objets  qui  nous  les  eau- 
lent. 
jrr  II  eft  vrai  néanmoins ,  que  nous  ne  lailTons  pas  ju- 

Obi  '  ger,  que  la  brûlure  n 'eft  pas  dans  le  feu,  mais  fèuIe- 
rt  •  '  ment  dans  la  main,  quoiqu'elle  ait  pour  caufc  les  peti- 
^--  -  tes  parties  du  bois,  aulTi  bien  que  la  chaleur,  laquelle 
toutefois  nous  attribuons  au  feu.  Mais  la  railon  de 
ceci  eft  que  la  brûlure  eft  une  elpécc  de  douleur  :  car 
ayant  jugé  plufîeurs  fois,  que  la  douleur  n'eft  pas  dans 
le  corps  extérieur  qui  la  caulè,  nous  fbmmes  portez  à 
faire  encore  le  même  jugement  de  la  brûlure. 

Ce  qui  nous  porte  encore  à  en  juger  de  la  forte,  c'eft 
queli^BOuleur ,  ou  la  brûlure  appliquent  forcement 

nôtre 


DE  LA  VERITE'.  Livre  L  79 

nôtre  ame  aux-parties  de  nôtre  corps ,  &  cela  nous  dé-  Ch A.f , 
tourne  de  penfèr  à  autre  ckofè  :  ai  nu  l'efprit  attache  la  X  ^» 
fênûtion  de  la  brûlure  à  l'objet,  qui  lui  elt  le  plus  pr^- 
(ènt.  Et  parce  que  nous  reconnoiflbns  un  peu  après, 
que  la  brûlure  a  laiiTe'  quelques  marques  viables  dans 
la  partie  où  nous  avons  (ènti  de  la  douleur ,  cela  nous 
confirme  dans  le  jugement  que  nous  avons  fait  que  U 
brûlure  eft  dans  la  main. 

Mais  cela  n'empêche  pas,  qu'on  ne  doive  recevoir 
cette re'glegéne'ralej  Que  nous  av^ns  coutume  d'attrî' 
huer  nos  fenfations  aux  objetSy  toutes  les  fois  qu'ils  a?ijfent 
fur  nous  par  le  mouvement  de  quelques  parties  invifihies^ 
Etc'eftpour  cette  railbn  ,  que  l'on  croit  ordinaire- 
ment que  les  couleurs  s  lalumie're,  les  odeurs ,  ïts  la- 
veurs, le  Ion,  &  quelques  autres  fentimens  j  font  dans 
l'air,  ou  dans  les  objets  extérieurs  qui  les  caufcnt  j  par- 
ce que  toutes  \ts  fènfàtions  font  produites  en  nous 
par  le  mouvement  de  quelques  corps  impercepti- 
bles. 


CHAPITRE    XII.|  Chap. 

XII. 

I.  Des  erreurs  touchant  les  mcuvemens  des  fhres  de  nos 
fens.  II.  Que  nous  n'appercevons  pas  ces  mouvemens, 
ou  que  nousles  confondons  avec  nos  fenfations  »  III.  Ex- 
périence qui  le  prouve,  IV.  Trois  fortes  de  fenfations» 
V.  Les  erreurs  qui  les  accompagnent^ 

LA  féconde  chofè ,  qui  fè  trouve  dans  chacune  àt^       ^' 
fènfàtions  ^  efl  l'ébranlement  des  fibres  de  nos  erreurs 
nerfs, qui fè communique jufqu 'au  cerveau:  &.  nous  toucharA 
nous  trompons  en  ce  que  nous  confondons  toujours  ^^^  mou- 
cet  ébranlement  avec  la  lènûtion  de  l'ame  ,  &  que  vemens 
nous  jugeons  qu'il  n'y  en  a  point,  lorfque  nous  n'en  ouïes  /- 
appercevons  point  par  les  fèns.  .    branle- 

Nous  confondons,  par  exemple  l'ébranlement  que  mens  des 
le  feu  excite  dans  les  fibres  de  nôtre  main ,  avec  la  fen-  fihres  de 
fàtion  de  chaleur  ,&  nous  difons  que  la  chaleur  eft  dans  nos  fens, 

D  4  nôtre 


CVLAf. 

XII. 
IL 

tes  con- 
fondons 
a\ec  les 
fenfatiôs 
de  notre 
ame,C^ 
^e  (quel- 
quefois 
mus  ne 
les  af- 
ferceyôs 
point. 
III. 
Bxpcriè- 
cequile 
frowve. 


to  DE  LA  VERITE'.  Livre  L 

nôtre  main*  Mais ,  parce  que  nous  ne  fèntons  point 
l'ébranlement  5  que  les  objets  vifibles  font  fur  le  n«rf 
optique ,  qui  eft  au  fond  de  Tœil ,  nous  pcnfons  que  ce 
nerf  n'eft  point  ébranlé,  &  qu'il  n'eft  point  couvert 
des  couleurs  que  nous  voyons  :  nous  jugeons  au  con- 
traire qu'il  n'y  a  que  l'objet  extérieur,  (ur  lequel  ces 
couleurs  fbient  répandues.  Cependant  on  peut  voir 
par  l'expérience  qui  luit,  que  les  couleurs  Ibntpref^ 
qu'auflî  fortes  &  aulfi  vives  fur  le  fond  du  nerf  opti-» 
que,  que  fiir  les  objets  vifibles. 

Que  l'on  prenne  un  œil  de  bœuf  nouvellement  tué, 
qu'on  ôteles  peaux  qui  font  à  l'oppofite  de  la  prunel- 
le, à  l'endroit  où  eft  le  nerf  optique,  &  qu'on  mette 
en  leur  place  quelque  morceau  de  papier  fort  traiifpa- 
rent.  Cela  fait,  qu'on  mette  cet  œil  au  trou  d'une  fe- 
nêtre, enforte  que  la  prunelle  foit  à  l'air ,  &  que  le  der- 
rière de  l'œil  foit  dans  la  chambre ,  qu'il  faut  bien  fer- 
mer, afin  qu'elle  foit  fort  obfcure.  Et  alors  on  verra 
toutes  les  couleurs  des  objets,quifont  hors  de  la  cham- 
bre, répandues  for  le  fond  de  l'œil ,  mais  peints  à  la 
renverfe.  Que  s'il  arrive  que  ces  couleurs  ne  foient 
pas  aiîè2  vives,  il  faudra  allonger  l'œil  en  le  prelïànt 
parles  cotez,  fi  les  objets  qui  iè  peignent  au  fond  de 
l'œil  font  trop  proches  j  ou  bien  le  ^aireplus  court ,  li 
les  objets  font  trop  éloignez. 

On  voit  bien  par  cette  expérience,  que  nous  de- 
Trions  juger ,  ou  fèntir  les  couleurs  au  fond  de  nos 
yeux,  de  même  que  nous  jugeons  que  la  chaleur  eft 
dans  nos  mains,  (i  nos  fèns  nous  étoient  donnez  pour 
découvrir  la  vérité  ,  &  fî  nous  nous  conduifîons  par 
raifon  dans  les  jugemens  que  nous  formons  for  les  ob- 
jetsde  nos  fèns. 

Mais,  pour  rendre  quelque  raifon  de  toute  la  bizar- 
rerie de  nos  jugemens  for  les  quaiitez  fènfîbles  ,  il  faut 
confîdéier  que  l'ame  eft  unie  fi  étroitement  à  fon 
corps,  &  qu'elle  eft  encore  devenue  fî  charnelle  depuis 
k  péché  qu'elle  lui  attribue  beaucoup  de  chofes,  qui 
n'appartiennent  qu'à  elle-mcme,&:  qu'elle  ne  fe  diftjn- 
gue  ifefque  plus  d'avec  lui.  De  forte  qu'elle  ne  lui  at^ 

tribaë 


DE  LA   VERITES  Livré  I.  %t 

tiibuë  pas  feulement  toutes  les  fèn Étions  ,•  dont  nous  chat». 
pirloHS  à  prcfènt  ;  mais  aufïî  la  force  d'imaginer ,  &    XU* 
mêmes  quelqaefois  la  puiffance  de  railbnner  :  car  il  y 
a  eu  un  grand  nombre  de  Philolbphes  aflez  ftupidcs, 
&  aflèz  grollîers  pour  croire ,  que  l'ame  n'étoit  que  la 
plus  dûiCQôc  laplus  {iibtile  partie  du  corps. 

Si  l'on  veut  bien  lire  Tertulien  ,  on  ne  verra  que 
trop  de  preuves  de  ce  que  je  dis  ,  puifqu'il  cft  lui-mê- 
me de  ce  fèntiment  apre's  un  très- grand  nombre  d'Au- 
teurs qu'il  rapporte.  Cela  eft  fi  vrai ,  qu'il  tâche  de 
prouver  dans  le  livre  de  l'ame ,  que  la  foi,  l'Ecriture,  & 
même  les  révélations  particulie'res  nous  obligent  de 
croire  que  l'ame  eft  corporelle.  Je  ne  veux  point  ré- 
futer ces  fèntimens,  parce  que  j'ai  fuppofé  qu'on  de- 
voit  avoir  lu  quelques  Ouvrages  de  Saint  auguitin ,  ow 
de  M,  Dcfcartes,  qui  auront  afîeziàit  voir  l'extrava- 
gance de  ces  penfées,&  qui  auront  aflez  aiïèrmi  l'efprit 
dans  la  diftindùon  de  l'étendue  &  de  la  penfec ,  de  l'a- 
me &  du  corps. 

L'ame  eft  donc  fi  aveugle  qu'elle  fè  mcconnoît  elle     -*  ^ 
même  ,  &  qu'elle  ne  voit  pas  que  Cqs  propres  iènfà-  Ex^lica.-^- 
tions  lui  appartiennent.  Mais  pour  expliquer  ceci ,  il  ^"«  de 
Êiutdiftingucr  dans  l'ame  trois  ibrtes  de  {èniàiicns,  trois  Cor'-- 
quelques-unes  fones&  vives  ,  quelques  autres  foibles-  tes  de 
&  ]anguiiranti:s,,&  enfin  de  moyennes  entre  les  unes  &  fr-!^  • 
lis  autres.  tions  de- 

Les  fènfations  fortes  &  vives  font  celles  qui  éton-  l'ame, 
nent  l'ejtprit ,  &  qui  le  réveillent  avec  quelque  force >, 
parce  qu'elles  lui  font  fort  agréables  ou  fort  incom- 
modes :  telles  font  la  douleur ,  le  chatoiiillement ,  le 
grand  froid,  le  grand  chaud ,  &  généralement  toures- 
celles  qui  ne  font  pas  feulement  accompagnées  de  ve- 
rtiges dans  le  cerveau ,  mais  encore  de  quelque  mou- 
vement des  efÎ3rits,  propre  à  exciter  les  palhons,  com- 
me nous  expliquerons  ailleurs. 

Les  fènfànons  foibles  &  lànguifTantes  font  celles  eut 
touchent  fort  peu  l'arse,  &c  quineluifont  niforta-- 
greabîe-s,  ni  fort  incommodes,  comme  la  lumière  mé- 
diocre ,  toutes  les  couleurs  ,  les  fons  ordiiiaires  &  afiez 
fcibles,&e^  D-  5;  Enfiit 


Sij  DE  LA  RECHERCHE 

Chap.  Enfin  j'appelle  moyennes  entre  les  fortes  &  les  foi- 
^Ut  blcs  ,  ces  fortes  de  fenfàtions  qui  touchent  l'ame  mé- 
diocrement ,  comme  une  grande  lumie're ,  un  fbn  vio- 
lent, &c^  Gr  il  faut  remarquer  qu'une  fenfacionfoi- 
ble  ôc  languifTante  peut  devenir  moyenne,  &  enfin  for- 
te &  vive.  La  fenfation  par  exemple ,  qu'on  a  de  la  lu- 
mière, eft  foible ,  quand  la  lumie're  d'un  flambeau  efl: 
languifTante,  ou  que  le  flambeau  ell  éloigné  :  mais  cet- 
te fenfation  peut  devenir  moyenne,  fi  l'on  approche  le 
*.  flambeau  allez  prés  de  nous  ;  &  eafin  elle  peut  devenir 

trés-forte  &  trés-vive ,  fi  l'on  approche  le  flambeau  Ci 
prés  de  fes  yeux  qu'on  en  fbitébloiii,  ou  bien  quand 
on  regarde  le  Soleil.  Ainfi  la  fenfation  de  la  lumière 
peut  être  forte,  foible,  ou  moyenne,  félon  les  différens 
degrez. 
fT  Voici  donc  les  jugemens,  que  nôtre  amc  fait  de  ces 

Erreurs  f^^ois  foftes  de  fènfàtions,  où  nous  pouvons  voir,  qu'el- 
quiac-  le  fuit  prefque  toujours  aveuglément  les  impreflions 
compa.^  fènfibles,  ou  les  jugemeus  naturels  des  fens  j  &  qu'el- 
•pâment  ^^  féplaît ,  pour  sinCi  dire ,  à  fe  répandre  fur  tous  les 
les  fenfa-  objets  qu'elle  coniidére ,  en  fè  dépouillant  de  ce  qu'el- 
îions,       leapourles  en  revêtir» 

Les  premières  de  ces  fènfàtions  font  fi  vives  &  fi 
touchantes ,  quel''ame  ne  peut  prefque  s'empêcher  de 
•reconnoître  qu'elles  lui  appartiennent  en  quelque  fa- 
^on  :  de  forte  qu'elle  ne  juge  pas  feulement  qu'elles 
font  dans  les  objets,  mais  elle  les  croitauiïï  dans  les 
membres  de  fon corps, lequel  elle  confidére  comme 
une  partie  d'elle-même»  Ainfi  elle  juge  que  le  froid  & 
le  chaud  ne  font  pas  ieulement  dans  la  glace  &  dans  le 
feu ,  mais  q  u 'i  Is  fbn  t  au  fC  dan  s  f  es  propres  mains. 

Pour  les  fènfàtions  linguifîàntes ,  elles  touchent  fi 
peu  famé,  qu'elle  ne  croit  pas  qu'elles  lui  appartien- 
nent, ni  qu'elles  fbientau  dedans  d'elle-même,  niauf^ 
fi  dans  fon  propre  corps,  mais  feulement  dans  les  ob- 
jets. C'ePc  pour  cette  raifbii  que  110113  ôtons  la  lumié- 
le  &  hs  couleurs ,  à  nôtre  ame  Si.  à  nos  propres  yeux, 
pour  en  parer  les  objets  de  dehors  :  quoique  la  ràifbii 
nous  apprenne  qu'elles  ne  iè  trouveûc  point  dans  l'i- 
^  déc 


DE  LA  VERITE'.  Livre  L      ^     85 

dée  que  nous  avons  de  la  matière  5  &  que  l'cxpe'nence  Chap»* 
nous  fàiïè  voir  que  nous  les  devrions  juger  dans  nos     XIL 
yeux,  auiîi  bien  que  fur  les  objets ,  puifque  nous  les  y 
voyons  aufll  bien  que  dans  les  objets, comme  j'ai  prou- 
véparrexpcricnce  d'un  œil  de  boeuf  mis  au  trou  d'*- 
ne  fenêtre. 

Or  la  raifbn  pour  laquelle  tous  les  hommes  ne 
voyent  point  d'abord  que  les  couleurs,  les  odeurs ,  ks 
faveurs ,  &  toutes  les  autres  (ènfàtions  font  des  modi- 
fications de  leur  ame  j  c'eft  que  nous  n'avons  point  d'i- 
dée claire  de  nôtre  ame.  Car  lors  que  nous  connoiP 
fons  une  chofe  par  l'idéeijui  la  reprélènte ,  nous  con- 
noilTons  clairement  les  modifications  qu'elle  peut 
avoir.  Tous  les  hommes  conviennent  que  la  rondeur, 
par  exemple  ,  eft  une  modification  de  l'étendue ,  par 
uneidée  claire  qui  la  repréfèntc.  Ainfine  connoiflant  Foyt^^  le 
point  nôtre  ame  par  (on  idée,  comme  je  l'expliquerai  chnp,  7. 
ailleurs  ,  mais  feulement  par  le  fentiment  intérieur  de  la  i. 
quenous  en  avons  ,  nous  ne  fcavons  poiiat  par  fimple  part,  du^ 
vûë,  mais  feulement  par  raisonnement,  u  la  blan-  3.XiT/rf, 
cheur,  la  lumière,  les  couleurs,  les  autres  fenfàtions, 
foibles  &  languifîàntes  font ,  ou  ne  font  pas  des  modi- 
fications denôtreame.  Mais  pour  les  fenfàtions  yiw&si 
comme  la  douleur  &  leplaifir,  nous  jugeons  facile- 
ment qu'elles  font  en  nous ,  à  caufè  que  nous  fentons 
bien  quelles  nous  touchent  :&  que  nous  n'avons  pas 
befbindelesconnoitre  par  leurs  idées ,  pour  fçavoy: 
qu'elles  nous  appartiennent. 

Pour  les  fenfàtions  moyennes ,  l'ame  s'y  trouve  fort 
cmbaralféc.  Car  d'un  côté  elle  veut  fciivre  les  juge- 
mens  naturels  des  fens ,  &  pour  cela ,  elle  éloigne  de 
foi,  autant  qu'elle  peut ,  ces  fortes  de  fenfàtions,  pour 
les  attribuer  aux  objets  :  mais  de  l'autre  côté,  elle  ne 
peut  qu'elle  ne  fente  au  dedans  d'elle-même ,  qu'elles  - 
lui  appartiennent  j  principalement ,  quand  ces  fenfà- 
tions approchent  de  celles  que  j'ai  nommées  fortes  & 
vives  :  de  force  que  voici  comme  elle  le  conduit  dans 
les  jugemens  qu'elle  en  fait.  Si  la  fènfàtion  la  toHche 
afïèz  fort,  elle  la  juge  dans  fbn  propre  corps,  auffi  bien 

D  6  ^ue 


»4  ^^^  LA  RECHERCHE 

Ghap.     que  dans  Pobjet.  Si  elle  ne  la  touche  que  très -peu ,  elle 

,XII*      nela  jugeque  dans  l'objet.  Et  fi  cette lènfàtion  cft  éxa- 

âiement  moyenne  entre  les  fortes  &  les  foibles  >  alors 

l'ame  ne  içait  plus  qu'en  croire ,  lorfqu'elle  n'en  juge 

^ueparlesfèns» 

Par  exemple  >  fi  on  regarde  une  chandelle  d'un  peu 
loin ,  l'ame  juge  que  la  lumière  n'eft  que  dans  l'objet. 
Si  on  la  met  tout  proche  de  fès  yeux,  l'ame  juge  qu'el- 
le n'eft  pas  feulement  dans  la  chandelle ,  mais  auffi 
dans  fê&yeux.  Que  fî  on  la  retire  environ  à  un  pied  de 
foi ,  l'ame  demeure  quelque  tems  (ans  juger  (i  cette 
lumie're  n'eft  que  dans  l'objpt.  Mais  elle  ne  s'aviie  ja- 
anais  de  penfèr  comme  elle  devroit  faire,  que  la  lumiè- 
re n'eft  &  ne  peut  être  une  proprie'te' ,  ouunemodifi- 
cation  de  la  matière,  &  qu'elle  n'eft  qu'au  dedans  d'el- 
le-même 5  parce  qu'elle  ne  penfè  pas  à  k  (èrvir  de  fà 
raifbn  pour  découvrir  h  vérité  de  ce  qui  en  cft ,  mais 
Seulement  deies icns,  qui  ne  la  découvrent  jamais ,  ôc 
qui  ne /ont  donnez  que  pour  la  eon{eivation  du  corps. 
Or  la  caufe  pour  laquelle  l'ame  ne  {èfert pas  delà 
laifon  -.  c'eft-à-dire,  de  la  pure  intelledion ,  quand  el- 
le confidère  un  objet  qui  peut  être  apperçû  par  les  fènsî 
c'eft  que  l'ame  n'eft  point  touchée  par  les  chofes  qu'el- 
Je  appcrçoit  par  la  pure  intelkâiion,  &  qu'au  contraire 
elle  l'eft  très-vivement  par  les  choks  lènfîbles  3  car  l'a- 
ime s'applique  fort  à  ce  qui  la  touche  beaucoup ,  &  elle 
néglige  de  s 'appliquerais  choies  qui  ne  la  touchent, 
pas.  Ainfîelle  conforme  prefque  toujours  lès  jugc- 
mens  libres  aux  jugemens  naturels  de  fès  fèns. 

Pour  juger  donc  fâinement  de  la  Lumière  &  des^ 
couleurs  ,  auffi  bien  que  de  toutes  les  autres,  qualitez 
iènfibles  ,  on  doit  diftinguer  avec  foin  le  fèntiment  de 
couleur  ,,d'aYec  le  mouvement  du  nerf  optique,  &  re- 
connoître  par  la  rai-fon  ,  que  les  mouvemens  &  les  im  • 
pulfïons.fbnt  despropnètez  des  corps ,  &  qu'ainfî  ils 
.iè  peuvent  rencontrer  dans  les  objets,  &  dans  les  orga- 
nes de  nos  fens  ;  mais  que  la  lumière,  &  les  couleurs 
eue  l'on  voit,fc)ntdes  modifications  de  l'ame  bien  dif^ 
fcrenres  àts  autres.,  &  de%uelies  aufTi  l'QSi  a  dçs  idées, 
bieu  <?:^éreiiies^  Car 


DE    LA  VERITF.  Livre  I.  S5 

Car  il  dt  certain  ^u'un  païfan  par  exemple.  Toit  Chak 
fort  bien  les  couleurs ,  &  qu'il  lesaiftingue  de  toutes  XII, 
les  chofès  qui  ne  font  point  de  couleur.  lï  cft  de  même 
certain  qu'il  n  'apperçoit  point  de  mouvement  ni  dans 
les  objets  colorez ,  ni  dans  le  fond  de  les  yeux  :  Donc 
ûe  lacouleurn'eft  point  du  mouvement.  De  même, 
un  paï/àn  fent  fort  bien  la  chaleur,  il  enaunecon- 
noi/Tance  aiïez  claire  pour  la  diftinguer  de  toutes  les 
cho(ês  qui  ne  font  point  chaleur  :  Cependant ,  il  ne 
penièpasfèulement,  que  les  fibres  de  jfà  main  {bien t 
remutes,  Lachaleurqu-'iliènty  n'eft  donc  point  un 
mouvement ,  puifque  les  ide'cs  de  chaleur  &  de  mou- 
vement font  difPe'rentes  ,  &  qu'il  peut  avoir  l'une 
iâns  l'autre.  Car  il  n  y  a  point  d'autre  railon  pour  di- 
re, qu'un  quatre  n'en:  pas  un  rond  ,  que  parce  que 
l'idée  d'un  quatre  eft  diiïerente  de  celle  d'un  rond ,  & 
que  l'on  peutpenfèr  à  l'un  làns  penfèr  à  l'autre. 

Il  ne  faut  qu'un  peu  d'attention  pour  reconnoître 
qu'il  n'eft  pas  ne'ceiTaire  ,  que  la  caufè  qui  uou.s  fait 
fèntir  telle  ou  telle  chefe  >  la  contienne  en  foi.  Car 
de  m.crae,  qu'il  ne  faut  pas  qu'il  y  ait  de  la  lumière 
dans  ma  main ,  afin  que  j'en  voye ,  quand  je  me  frap- 
pe les  yeux  ;  il  n'eft  pas  SLufTi  ne'celîàire  qu'il  y  ait  de 
la  chaleur  dans  le  fèu ,  afin  que  j'en  iênte  quand  je  lui 
préiènte,mes  mains  ;  ni  que  toutes  les  autres  qualicez 
fcnfibies  q«e  je  fens ,  ibient  dans  les  objets.  Il  fuffit 
qu'ils  caulent  quelque  e'branlement  dans  les  fibres  de- 
ma  chair ,  afin  que  mon  ame  qui  y  eft  unie ,  fbit  mo- 
difiée par  quelque  fenfàtion.  Il  n'y  a  point  de  rapport 
entre  des  mcuvemens  &  des  fcnwmens  -,  il  eft  vrai. 
Mais  il  n'y  en  a  point  auffi  entre  le  corps  &  i'dprit  :  8c 
puifque  la  x^ature  ou  la  volonté'  du  Créateur  allie  ces 
deux  fiibftances  toutes  oppofées  qu'elles  font  par  leur 
Rature ,  il  ne  feut  pas- s' étonner  n  lears  modifications 
font  réciproques,  li  eft  néceiïàire  queceUfoit,  &En 
qu'elles  ne  failent  enfèmble  qu'un  tout. 

Il  faut  bien  remarquer  ,  que  nos  fèns  nous  étant 
donnez  feulement  pour  la  confervation"  de  nôtre 
corps ,.  il  eft  trés-à- propos  qu'ikiious  portent  à  juger 

Êommfr 


U  DE  LA  RECHERCHE 

Cha p.  comme  nous  faifons  des  qualitez  {ènfîbles.  II  nous  efl: 
XII.  bien  plus  avantageux  de  (èntir  la  douleur  &  la  chaleur, 
comme  étant  dans  nôtre  corps,  que  fî  nous  jugions 
qu'elles  ne  fuflent  que  dans  les  objets  qui  les  caufèntj 
parce  que  la  douleur  &  la  chaleur  e'tant  capables  de 
nuire  à  nos  membres ,  il  eft  à  propos  que  nous  foyons 
avertis ,  quand  ils  en  font  attaquez  afin  d'empêcher 
qu'ils  n'en  foient  offenfèz. 

Mais  il  n'en  eft  pas  de  même  des  couleurs  ;  elles  ne 
peuvent  d'ordinaire  blelTer  le  fond  de  l'œil ,  où  elles  fe 
raflemblent ,  &  il  nous  eft  inutile  de  fçavoir  qu'elles  y 
font  peintes.  Ces  couleurs  ne  nous  font  nécellàires, 
que  pour  connoître  plus  diftindtement  les  objets  ;  & 
c'eft  pour  cela  que  nos  fèns  nous  portent  à  les  attribuer 
feulement  aux  objets.  Ainfi  les  jugemens  ,  aufquels 
l'impreiTion  de  nos  fens  nous  portent ,  font  trés-ju- 
ftes ,  fi  on  les  confide're  par  rapport  à  la  confervatioii 
du  corps  :  mais  néanmoins  ils  font  tout-à-fait  bizar- 
res ,  &  trés-e'loignez  de  la  ve'rite',  comme  on  a  de'ja  vu 
en  partie ,  &  comme  on  le  verra  encore  mieux  dans  la 
fuite. 


Chap.  chapitre    XIII. 

XIII. 

I,  3e  la  nature  àesfenfatiom.  IL  (^'o«  les  comoît  mieux 
^uon  ne  croit.  III.  Ohjeâîion  &"  réponfe.  IV.  Pour- 
quoi l'on  s' imagine  ne  rien  connaître  defesfenfations. 
V.  Qu'on  Je  trompe  de  croire ,  que  tous  les  hommes  ont 
les  mêmes  fenjations  des  mêmes  objets^  YL  Ohje6îion 
O'réponje. 

/.       TT    A  troifiémc  chofe  qui  fe  trouve  dans  chacune  de 
^éfinitio  jL  nosfèn(àtions,oucequenousj[èntons,par,exem- 
desfen-    pie  ,  quand  nous  fommes  aupre's  du  feu  ,  eu:  une  ma- 
fations,     dijication  de  nStre  ame  par  rapport  à  ce  qui  Je  pa^e  dans  le 
corps  auquel  elle  efl  unie.  Cette  modification  eft  agréa- 
ble, quand  ce  qui  le  pafTe  dans  le  corps  eft  propre  pour 
aider  lacirculation  du  fang&ks  autres  fonâ:ioiis  de 
^  la 


DE  LA  VERITE'»  Litrî  I.  iy 

la  vie;  onlanomme  du  terme  équivoque  de  chaleur:  Chap. 
&  cette  modification  eft  pénible  &c  toute  différente  de    XIII. 
l'autre ,  quand  ce  qui  fè  palTe  dans  le  corps  eft  capable 
de  l'incommoder  &  de  le  brûler ,  c'cft-à-dire,  quand 
les  mouvcmens  qui  font  dans  le  corps,  font  capables 
d'en  rompre  quelques  fibres,  &  elle  s'appelle  ordinai- 
rement douleur  ou  brûlure,  &:ainfides  autres  fcnfà- 
tions.  Mais  voici  les  penfées  ordinaires  que  l'on  a  ilir 
cefijjet. 
La  première  erreur  eft,que  l'on  s'imagine  fans  raijfbn      /  j- 
qu'on  n'a  aucune  connoiiîànce  de  fès  fenfàtions.  Il  le  o«  con- 
trouve  tous  les  jours  une  infinité  de  gens  ,  qui  (e  met-  ^q/"^ 
tent  fort  en  peine  de  fçavoir  ce  que  c'eft  que  la  dou-  fftieux 
leur ,  leplaifir ,  &  les  autres  fènlations  ;  ils  ne  demeu-  r^^  p^^_ 
rentpas  mêmes  d'accord  qu'elles  ne  font  que  dans  l'a-  py.^^  r^^^ 
me,  &  qu'elles  n'en  font  que  des  modij&cations.  Il  /^^/o^i- 
eft  vrai,  que  ces  fortes  de  gens  font  admirables  de  quon  ne 
vouloir  qu'on  leur  apprenne  ce  qu'ils  ne  peuvent  ^^qj^ 
ignorer ,  car  il  n'eft pas pofiible  à  unhomme  d'igno- 
rer entièrement ,  ce  que  c'eft  que  la  douleur ,  quand  il 
la  fent. 

Une  perfônne  par  exemple,  qui  fe  brûle  la  main, 
diftingue  fort  bien  la  douleur  qu'il  fènt  d'avec  la  lu-  . 
miére,  la  couleur,  le  fon ,  les  faveurs ,  les  odeurs  ,  le 
plaifir ,  &  d'avec  toute  autre  douleur  que  celle  qu'il 
fènt  ;  il  la  diftingue  très  -bien  de  l'admiration  ,  du  de- 
fir  ,  de  l'amour  ;  il  la  diftingue  d'un  quarré,  d'un  cer- 
die ,  d'un  mouvement  :  enfin  il  la  reconnoît  fort  dif- 
férente de  toutes  les  chofes ,  qui  ne  font  point  cette 
douleur  qu'il  fènt.  Or  s'il  n'avoir  aucune  connoiiTance 
de  la  douleur ,  je  voudrois  bien  fçavoir  comment  il 
pourroitconnoître  avec  évidence  &  certitude,  que  ce 
qu'il  fent  n'eft  aucune  de  ces  chofcss. 

Nous  connoilTons  donc  en  quelque  manière  ce  que 
nous  fèntons  immédiatement ,  quand  nous  voyons 
des  couleurs ,  ou  que  nous  avons  quelqu'autre  ienti- 
ment:  &  mêmes  il  eft  très  certain  ,  que  fi  nous  ne  le 
connoiliions  pas  ,' nous  ne  connoîcrions  aucan  objet 
jtenfible:  cariieft'évidcntquenousne  pourrions  p?.s 

difÙu- 


n  DE  LA  RECHERCHE 

Chap.     diftingucr  par  exemple  l'eau  d'avec  le  vin  r  fi  nous  ne 

XIII.     {^avions  que  les  fènfations  que  nous  avons  de  run> 

font  différentes  de  celles  que  nous  avons  de  l'autre  ,  & 

ainfi  de  toutes  les  chofès  q^ue  nous  connoiflbns  par  les 

fcns. 

TIL  il  eft  vïsi  que  fi  on  me  prelïè ,  &  qu'on  me  deman- 

Ohje-       ^e ,  que  j 'explique  donc  ce  que  c'cft  que  la  douleur,  le 

Ûion  &  plaihr ,  la  couleur  ,  &c.  j^e  ne  le  pourrai  pas  faire 

réponfe.    comme  il  faut  par  des  paroles  j  mais  il  ne  s'enfuit  pas 

de  là,  que  fi  je  voi  de  la  couleur,  ou  que  je  me  brûle ,  je 

ne  connoifiè  du  moins  en  quelque  manie're  ce  que  je 

fens  adiuellcment. 

Or  la  raifon  pour  laquelle  toutes  les  fcnfàtions  ne 
peuvent  pas  bien  s'expliquer  par  des  paroles ,  comme 
toutes  les  autres  choies ,  c'eft  qu'il  dépend  de  lavo- 
k)nte'  des  hommes  d'attacher  les  idées  des  chofes  à 
tels  noms  qu'il  leur  plaît.  Ils  peuvent  appeller  le  Ciel, 
Ouranos ,  Schamajim  ,  &c.  comme  les  Grecs  &  les 
Hébreux  :  mais  ces  mêmes  hommes  n'attachent  pas 
comme  il  leur  plaît ,  leurs  fen(àtions  à  des  paroles,  ni- 
mêmes  à  aucune  autre  chofe.  Ils  ne  voyent  point  de 
couleurs ,  quoi  ciu'on  leur  en  parle,  s'ils  n'ouvrent  les 
jeux.  Ils  ne  goûtent  point  de  faveurs,  s'il  n'arrive 
quelque  changement  dans  l'ordre  des  fibres  de  leur 
langue,  &  de  leur  cerveau.  En  un  mot,  toutes  les  len- 
fàtions  ne  dépendent  point  de  la  volonté  des  hom- 
mes :  &  il  n'y  a  que  celui  qui  les  a  faits ,  ciui  les  confer- 
ve  dans  cette  mutuelle  correfpondance  des  modifica^. 
lions  de  leur  ame  avec  celles  de  leur  corps.  De  forte 
^ue  fi  un  homme  veut,  que  je  lui  repréfênte  de  la. 
chaleur ,  ou  de  la  couleur ,  je  ne  puis  me  fèrvir  de  pa- 
roles pour  cela  :  mais  il  faut  que  j'imprime  dans  les 
organes  de  fèsfèns  les  mouvemcnsaufquels  la  nature 
aattaché  CCS  fènfations:  il  faut  que  je  l'approche  du 
feu,  &  que  je  lui  faffe  voir  des  tableaux. 

C'efl  pour  cela  qu'il  eO:  impodibie  de  donner  aux 
aveugles  la  moindre  connoifiance  de  ce  que  l'on  en- 
tend par  rouge ,  verd  ,  jaune  ,  &cc:  Car  puifqu'on  ne 
faiC-ie,&ir^  entendre,  quiiiid  celui  c^ui  écoute  n'a  pas- 
9  ks. 


DE  LA  VERITE'.  Litre  I.  89 

les  mêmes  idées  ^ue  celui  qui  parle  j  il  cft  manifeftc,  Chaï. 
que  les  couleurs  n'étant  point  attachées  au  fbn  des  pa-    XIII. 
rôles ,  ou  au  mouvement  du  nerf  des  oreilles ,  mais  à 
celui  du  nerf  Optique ,  on  ne  peut  pas  les  repréfènter 
aux  aveugles ,  puifque  letunçrf  Optique  ne  peut  être 
c'branlé  par  les  objets  colorez.  _ 

Nous  avons  donc  quelque  connoinànce  de  nos  fcn-  y^,  s   .. 
fations.  Voyons  maintenant  d'où  vient  que  nous  cher-     ,^^'*;* 
chons  encore  à  les  connoître,  &  que  nous  croyons  ^^  ^^/  '' 
n'en  avoir  aucune  connoiflance.  En  voici  fans  doute  la  ^^P"^^ 
raifon,  nef^co- 

L'ame  depuis  le  péché  efi:  devenue  comme  corpo-  "^^'^^r' 
relie  par  inclination.  Son  amour  pour  les  chofès  iènfî-  ^J^'^^J^^ 
blés  diminue  fans  celle  l'union,  ou  le  rapport  qu'elle  a  j^,^j^ 
avec  les  chofès  intelligibles.  Ce  n'eft  qu'avec  dégoût  *^^^^' 
qu'elle  conçoit  les  chofès  qui  ne  fè  font  point  fèntir,  & 
tWc  fè  laflc  incontinent  de  ks  confidérer.  Elle  i&it  tous 
fès  efforts  pour  produire  dans  fbn  cerveau  quelques 
images  qui  Us  repréfcntent ,  &  dh  s'eft  lî  fort  accou- 
tumée dés  l'enfance  à  cette  forte  de  conception,  qu'eN 
le  croit  mêmes  ne  point  connoître  ce  qu'elle  ne  peut 
imaginer .  Cependant  il  fè  trouve plufieurs  chofès  qui 
n'étant  point  corporelles  ,  ne  peuvent  être  repréfèn- 
fèntées  à  l'elprit  par  des  images  corporelles,  comme 
nôtre  amc  avec  toutes  (es  modifications.  Lors  donc 
que  nôtre  ame  veut  fè  repréfènter  fà  nature,  &  fes  pro- 
pres fènfàtions  ,  elle  fait  effort  pour  s'en  former  une 
image  corporelle.  Elle  fè  cherche  dans  tous  les  êtres 
corporels  :  elle  fè  prend  tantôc  pour  l'un ,  &  tantôt 
pour  l'autre  ,  tantôt  pour  de  l'air,  tantôt  pour  du  feu, 
ou  pour  l'harmonie  des  parties  de  fbn  corps  j  &  fc  - 
voulant  ainfi  trouver  parmi  ks  corps ,  &  imaginer  fes 
propres  modifications  qui  font  (es  fenfations  ,  comme 
les  modifications  des  corps ,  il  ne  faut  pas  s'étonner  fi 
dlz  s'égare,  &  li  elle  fè  méconnoit  entièrement  elle 
même. 

Ce  qui  la  porte  encore  beaucoup  à  vouloir  imaginer 
&s  fènfàtions ,  c'eft  qu'elle  juge  qu'elles  font  dans  les 
objets,  &  qu'elles  en  font  mêmes  des  modiiications,&: 

par 


C&  DE  LA  RECHERCHE 

Chap*  par  conféquent  que  c'eft  quelque  chofe  de  corporcI,5c 
XIII.  qui  (ê  peut  imaginer.  Elle  juge  donc  que  la  nature  de 
£ès  fènfàtions  ne  confifte  que  dans  le  mouvement  qui 
fcs  caufe. ,  ou  dans  quclqu 'autre  modification  d^un 
corps  ;  ce  quife  troiïvc différent  de  ce  qu'elle  iènt,  qui 
n'eu  rien  de  corporel,  &  qui  ae  le  peut  représenter  par 
des  images  corporels.  Cela  l'embaraflTe  &  lui  fait 
croire  qu'elle  ne  connoît  pas  fcs  propres  fënlàtions. 

Pour  ceux  qui  ne  font  point  de  vains  efforts ,  afîa 
de  fè  repre'fenter  l'ame  &  fès  modifications  par  des 
images  corporelles ,  &  qui  ne  laiffent  pas  de  demander 
^  qu'on  leur  explique  les  fènlàtions  >  ifs  doivent  f  çaYoir 

f/'^^      qu'on  ne  connoît  point  l'ame,  ni  fès  modifications, 
f^      "    par  <ies  idées,  prenant  le  mot  d'idée  dans  fbn  ve'ri  table 
cijjernent  ç^^^  ^  jg|  q^g  j^  ]g  détermine  &  que  je  l'explique  dans 
jurlech    le  troifie'me  Livre ,  mais  feulement  par  fentiment  in- 
7.  de  la  térieur  :  &  qu'ainfi  lors  qu'ils  fbuhaitent  qu'on  leur 
2,.{>art.    explique  l'ame  &  fcs  fenfations  par  quelques  idées,  ils 
duyhv,  fouhaitent  ce  qu'il  n'eft:  pas  po/fible  à  tous  les  hom- 
mes enfèmble  de  leur  donner  j  puifquc  les  hommes 
ne  peuvent  pas  nous  inftruire  en  nous  donnant  les 
idées  des  chofès ,  mais  feulement  en  nous  failànt  pen- 
fèr  à  celles  que  nous  avons. 

La  féconde  erreur  où  nous  tombons  touchant  les 

feniations ,  c'eft  que  nous  les  attribuons  aux  objets: 

^       ^l\^  a  été  expliquée  dans  le  Chapitre  XI.  ôc  XIL 

-.  ,      ,       La  troificmejeft  que  nous  jugeons  que  tout  le  mon- 

\luon  je  a  les  mêmes  fènfations  des  mêmes  objets.  Nous  cro- 

rompe^     yons  par  exemple  que  tout  le  monde  voit  le  Ciel  bleu, 

«^J'o^re  |ç5  prez  verds ,  &  tous  les  objets  vifibles  ,  delà  même 

^ue  tous    manière  que  nous  les  voyons,  &  ainfi  de  toutes  les  au- 

les  hom-  j^-^j  qualitezfcnfibles  des  autres  fèns.  Plufieurs  per- 

mes  ont     fonnes  s'étonneront  mêmes  de  ce  que  je  mets  en  dou- 

Les  me-     ce  des  choies  qu'ils  croyent  indubitables.  Cependant 

mesjen^    je  puis  alfûrer  qu'ils  n'ont  jamais  eu  aucune  raifbn 

jations      j'e(^  juger  de  la  manière  qu'ils  en  jugent  :  &  quoique 

des  mê-    je  ne  puiile  pas  démontrer  mathématiquement  qu'ils 

mes  ob-    fè  trompent ,  je  puis  toutefois  démontrer,  que  s'ils  ne 

pi^-         fè  trompent  pas,  c'eit  par  le  plus  grand hazard du 

T  mon- 


DE  LA  VERITE'.  Livre  L  91 

inonde.  J'ai  mêmes  desraifons  afïèz  fones  pour  affù-  Chap. 
rer  qu'ils  font  yéritablemenc  dans  l'erreur.  XIII. 

Pour  reconnoître  la  vérité  de  ce  que  j'avance,  il  faut 
fcfouvenir  de  ce  quej'ai  déjà  prouve',  fçavoir  qu'il  y 
a  grande  diJftérence  entre  les  fènfàtions ,  &  les  caufes 
des  lènfitions.  Car  on  peut  juger  delà  qu'abfolument 
parlant  il  (è  peut  faire ,  qae  des  mouvemens  fèmbla- 
bles  des  fibres  intérieures  du  nerf  Optique  ne  falîent 
pas  avoir  à  différentes  peribnnes  les  mêmes  fènû- 
tions ,  c'eft-à  dire,  voir  les  mêmes  couleurs  j  &'qu'il 
peut  arriver  qu'un  mouvement  qui  caufèra ,  dans  une, 
perfonue  la  fènfàtion  de  verd  ou  de  gris  dans  un  autre, 
ou  mêmes  une  nouvelle  fenfàdon  que  perfonne  n'au- 
ra jamais  eue. 

Il  eft  confiant  que  cela  peut  être ,  &  qu'on  n'a  point 
de  raifbn  qui  nous  démontre  le  contraire  :  cependant 
on  tombe  d'accord  ,  qu'il  n'cft  pas  vrai-fèmblable  que 
cela  foit  ainfï.  Il  eft  bien  plus  raifonnable  de  croire, 
que  Dieu  agit  toujours  de  la  même  manière,  dans  l'u- 
Jiion  qu'il  a  mifè  entre  nos  âmes  &  nos  corps  j  &  qu'il 
a  attaché  hs  mêmes  idées,  &  Its  mêmes  fènfàtions  aux 
mouvemens  femblables  des  fibres  intérieures  du  cer- 
Yeau  de  différentes  perfonnes. 

Qu'il fbit  donc  vrai ,  que  les  mêmes  mouvemens 
des  fibres  qui  aboutillènt  dans  le  milieu  du  cerveau, 
fbient  accompagnez  des  uiêmes  fènfàtions  dans  tous 
hs  hommes  :  s'il  arrive  que  les  mêmes  objets  ne  pro- 
duifènt  pas  les  mêmes  mouvemens  dans  leur  cerveau, 
ils  n'exciteront  pas  par  conféquent  les  mêmes  fenfa-  . 
tions  dans  leur  ame.  Or  il  me  paroît  indubitable, que 
hs  organes  des  fèns  de  tous  les  hommes  n'étant  pas 
difpofèz  de  la  même  manière  ,  ils  ne  peuvent  pas  rece- 
voir les  mêmes  imprefîions  des  mêmes  objets. 

Les  coups  de  point  par  exemple,  que  les  portefaix 
fe  donnent  pour  fe  flatter  ,  fèroient  capables  d'eftro- 
pier  bien  des  gens.  Le  même  eeup  produit  des  mou- 
vemens bien  diiFérens  ,  &  excite  par  conféquent  des 
fènfàtions  bien  différentes  ,  dans  un  homme  d'une  . 
conflitution  robufte  ,  &  dans  un  gifant ,  ou  une 

iemmc 


91  DE  LA  RECHERCHE 

femme  de  foible  complexion.  Ainfi  n'y  ayant  pas 
deux  perfbnnes  au  monde,  de  qui  on  puidè afeûrer 
qu'ils  ayent  les  organes  des  {èns  dans  une  parfaite  con- 
formité' j  on  ne  peut  pas  aisùrerj  qu'il  y  ait  deux  hom* 
mes  dans  le  monde,  qui  ayent  tout-a  fait  les  mêmes 
ièntimens  des  mêmes  objets. 

C'eft  là  l'origine  de  cette  e'trange  variété'  qui  (è ren- 
contre dans  les  inclinations  des  hommes.  Il  y  en  a  qui 
aiment  extrêmement  la  mu(ique  -,  d'autres  qui  y  font 
in(ènliblesj  &  mêmesentreceux  qui  s 'y  plaident,  les 
uns  aiment  un  genre  de  mufique ,  I^s  autres  un  autre, 
ièlon  la  diveriîté  prefque  infinie  qui  fe  trouve  dans  les 
fibres  du  nerf  de  l'ouïe,  dans  le  fang  &  dans  les  efprits. 
Combien  par  exemple  y  a-t-il  de  différence  entre  k 
niufique de  France,  celle  d'Italie ,  celle  des  Chinois^, 
&  les  autres?  &parcon{équentlegoûtque  les  diffé- 
rens  peuples  ont  des  diJïérens  genres  de  mufique.  Il 
arrive  mêmes  qu'en  différenstems  on  reçoit  des  im- 
pre/Iions  fort  différentes  par  les  mêmes  concerts  :  cai 
ïï  l'on  a  l'imagination  échauffée  par  une  grande  abon- 
daiice  d'efprits  agitez ,  on  fè  plait  beaucoup  plus  à  en- 
tendre une  mufique  hardie ,  &  où  il  entre  beaucoup  de 
diflbnances ,  que  dans  une  mufique  plus  douce ,  & 
plus  félon  ks  régies  &  l'exadlitude  mathématique. 
L'expérience  le  prouve ,  &  il  n'elt  pas  fort  difficile 
d 'en  donner  la  raifbn . 

Il  en  elt  de  même  des  odeurs.  Celui  qui  aime  la 
fleur  d'orange,  ne  pourra  peut-être  fôuffrir  la  rofe ,  & 
d'autres  au  contraire. 

Pour  ks  faveurs ,  il  y  a  autant  de  diverfité  que  dans 
ks  autres  fènfations.  Les  GiufCcs  doivent  être  toutes 
différentes  pour  plaire  également  à  différentes  per- 
fonnes,  ou  pour  plaire  également  à  une  même  per- 
fbnne  en  difrérens  tems.  L'un  aime  le  doux  j  l'autre 
aime  l 'aigre.  L'un  trouve  le  vin  agréable,  &  l'autre  en 
a  de  l'horreur  ^  &  la  même  perfonne  qui  le  trouve 
agréable  quand  elle  fe  porte  bien  ,  le  trouve  amer 

3uand  eliea  la  fièvre ,  &  ainfi  des  autres-  fcns.  Cepen- 
ant  tQiiis  ks  hommes  aiment  le  plaifir  :  ils  aiment 
'  '  tous 


DE  LA  VERITE'.  Livre  L  95 

tous  les  fènfations  agréables:  ils  ont  tous  en  cela  la  Chap. 
même  inclination.  Us  nç  reçoivent  donc  pas  les  me-     XIIL 
mes  fenfations  des  mêmes  objets»  puifqu'ils  ne  les  ai- 
ment pas  également. 

Ainfi ,  ce  qui  fait  dire  à  un  homme  qu'il  aime  le 
doux ,  c'efl:  que  la  {ènlàtion  qu'il  en  a  eft  agréable  :  & 
ce  qui  feit  qu'un  autre  dit  qu'il  n'aime  pas  le  doux, 
c'eft  que  félon  la  vérité ,  il  n'a  pas  la  même  fenfàtion 
que  celui  qui  l'aime.  Et  alors  quand  il  dit  qu'il  n'aime 
pas  le  doux ,  cela- ne  veut  pas  direqu'il  n'aime  pas  à 
avoir  la  même  {èniàtion  que  l'autre,  mais  feulement 
qu'il  ne  l'a  pas.  De  forte  que  Ton  parle  impropre- 
ment, quand  on  dit  qu'on  n'aime  pas  le  doux ,  on  de- 
vroit  dire  qu'on  n'aime  pas  le  fucre ,  le  miel ,  &c.  que 
tous  les  autres  trouvent  doux  &  agréables ,-  &  qu'on 
ne  trouve  pas  de  même  goût  que  les  autres  ,  parce 
qu'on  a  les  fibres  de  la  langue  autrement  difpofées. 

Voici  un  exemple  plus  iènfible  :  fuppofe  que  de 
vingt  perfonnes  ,  il  y  ait  quelqu'un  qui  ait  froid  aux 
mams ,  &  qui  ne  fçache  pas  les  noms  dont  on  Ce  fèrt 
en  France  pour  expliquer  les  fenfations  de  froideur  & 
de  chaleur  i  &  que  tous  les  autres  au  contraire  ayenc 
les  mains  extrêmement  chaudes.  Si  en  hyveronleur 
apportoit  à  tous  de  l'càu  un  peu  froide  pour  fèlaver9 
ceux  qui  auroient  les  mains  fort  chaudes  ,  fè  lavant 
d'abord  les  uns  après  les  autres  pourroient  bien  dire: 
Voilà  de  l'eau  bien  froide .,  je  n'aime  point  cela    Mais 
quand  ce  dernier  qui  a  les  mains  extrêmement  froides 
viendroit  à  la  fin  pour  fe  laver ,  il  diroit  au  contraire:  - 
Je  ne  fçai  pas  pourquoi  vous  n'aimez  pas  l'eau  froide, 
pour  moi  je  prens  plaiiîr  de  fentir  le  froid ,  &  de  me 
laver. 

Ileft  bien  clair  dans  cet  exemple ,  que  quand  ce  der- 
nier diroit:  j'aime  le  froid,  cela  ne fignificroit autre 
choie ,  fînon  qu'il  aime  la  chaleur ,  &  qu'il  lafènt  >  où 
les  autres  fènrent  le  contraire. 

Ainfi  quand  un  homme  dit  :  J'aime  ce  qui  eft  amer, 
&  je  ne  puis  fouffrir  les  douceurs  ;  cela  ne  fignifie  au- 
tre chore>  finon  qu'il  a'apas  les  mêmes  fènlations  que 

ceux 


94  DE  LA  RECHERCHE 

Chap.     ceux  qui  difent  qu'ils  aiment  les  douceurs,  &  qu'ils 
Xin»     ont  de  l'averfion  pour  tout  ce  qui  e(t  amer. 

Il  eft  donc  certain ,  au'une  kniation  qui  eft  agréa- 
ble aune  perfbnne,  l'en:  aufli  à  tous  ceux  qui  la  fen- 
tent  ;  mais  que  les  mêmes  objets  ne  la  font  pas  fèntir  a 
tout  le  monde ,  à  cauie  de  la  diffe'rente  dilpofition  des 
organes  des  {ens:ce  qu'il  eft  de  la  dernie'reconfequen- 
ce  de  rem  arquer  pour  la  Phyfique  &  pour  la  Morale» 

On  peut  ieulemcnt  ici  faire  une  objeâ:ion  fort  iàcilc 
à  re'Ibudre ,  fçavoir  qu'il  arrive  quelquefois  que  des 
personnes  ,  qui  aiment  extrêmement  de  certaines 
viandes,  viennent  enfin  à  en  avoir  horreur:  ou  parce 
qu'en  la  mangeant  ils  y  ont  trouvé  quelque  lalete'  mê- 
lée ,  qui  les  a  furpris  ;  ou  parce  qu'ils  ont  été'  fort  ma- 
lades a  caufè  qu'ils  en  avoient  pris  avec  excez,  ou  en- 
fin pour  d'autres  raifbns.  Ces  fortes  de  perlbnnes  di- 
ra-t-on  ,  n'aiment  plus  les  mêmes  fenfations  qu'ils  ai- 
moient  autre-fois  j  car  ils  les  ont  encore  quand  ils 
mangent  les  mêmes  viandes,&  cependant  elles  ne  leur 
font  plus  agréables. 

Pour  répondre  à  cette  objedion ,  il  faut  prendre 
garde  que  quand  ces  pcrfbnnes  goûtent  des  vian- 
des dont  ils  ont  tant  d'horreur -&  de  dégoût,  ils  ont 
deu^  fènlations  bien  différentes  en  même  tcms.  Ils 
ont  celle  de  la  viande  qu'ils  mangent ,  l'objedion  le . 
fuppofe:  &  ils  ont  encore  une  autre  (ènfàtion  de  dé- 
goût qui  vient  par  exemple  de  ce  qu'ils  imaginent  for- 
tement la  làleté  ,  qu'ils  ont  vue  ,  mêlée  avec  ce  qu'ils 
mangent.  La  raifon  de  ceci  eft,  que  lorfque  deux  mou- 
vemens  fe  font  faits  dans  le  cerveau  en  m.ême  tems, 
l'un  ne  s 'excite  plus  fans  l'autre,  fi  ce  n'eft  après  un 
tems  confidérable.  Ain/i,  parce  que  la  (enlation  agréa- 
ble ne  vient  jamais  làns  cette  autre  dégoûtante  ,  &  que 
nous  confondons  ks  choies  qui  fè  font  en  mêmc- 
tems  5  nous  nous  imaginons ,  que  cette  fènfation  qui 
ctoit  autrefois  agréable  ne  l'eftplus,  Cependant  fi  el- 
le eft  toujours  la  même,  il  eft  nécelfaire  qu'elle  ibit 
toujours  a^réabîfe.  De  forte  que ,  fi  l'on  s'imagine 
qu'elle  pfeft  pas  agréable  >  c'dt  parce  qu'elle  eft  jointe 

& 


DE  LA  VERITE^.  LivRiE  L  95 

&  confondue  avec  une  autre ,  qui  caufè  plus  de  dégoût  Chat  ♦ 
que  celle  ci  n'ad'agre'ment»  XIII. 

li  y  a  plus  de  difticultéà  prouver  que  les  couleurs  & 
quelques  autres  (enûtions,  que  j'ai  appellécs  foibles  & 
languilTantes  j  ne  font  pas  les  mêmes  dans  tous  les 
hommes ,  parce  que  toutes  ces  (èniàtions  touchent  û 

{)eu  l'ame ,  qu'on  ne  peut  pas  diftinguer,  comme  dans 
es  faveurs  ou  d'autres  lenlations  plus  fortes  &  plus  vi- 
ves ,  que  l'une  eft  plus  agréable  que  l'autre ,-  &  recon- 
noître  ainli  par  h  variété  duplaifir  ou  du  dégoût  qui 
fc  trouveroit  dans  différentes  perlbnnes,  la  diverfité  de 
leurs  lenlations.  Toutetois  la  railon  ,  qui  montre  que 
les  autres  iènfations  ne  font  pas  (èmblables  en  diffé- 
rentes perfonnes  ,  montre  aulti  qu'il  doit  y  avoir  de  la 
variété  dans  les  (ènlàtions  que  l'on  a  des  couleurs.  En 
effet ,  on  ne  peut  pas  douter  qu'il  n'y  ait  beaucoup  de 
diverfité  dans  les  organes  de  la  vue  de  différentes  per- 
fonnes ,  audi  bien  que  dans  ceux  de  l'ouïe  ou  du  goût: 
Car  il  n'y  a  aucune  raifon  de  fuppofèr  une  parfaite ref^ 
fèmblance  dans  la  difpofition  du  nerf  optique  de  tous 
les  hommes,  puifqu'il  y  a  une  variété  infinie  dans 
toutes  les  choies  de  la  Nature  >  &  principalement  dans 
celles  qui  font  matérielles.  Il  y  a  donc  giande  appa- 
rence ,  que  tous  les  hommes  ne  voient  pas  les  mêmes 
couleurs  dans  les  mêmes  objets . 

Cependant,  je  croi  qu'il  n'arrive  jamais  ou  prefque 
jamais,  que  des  perfonnes  voient  le  blanc  &  le  noir 
d'une  autre  couleur  que  nous ,  quoi  qu'ils  ne  le  voient 
pas  également  blanc  ou  noir.  Mais  pour  les  couleurs 
moyennes ,  comme  le  rouge ,  le  jaune  &  le  bleu  ,  6c 
princip  Jement  celles  qui  fontcompofe'es  de  ces  trois- 
ci  j  je  croi  qu'il  y  a  très  peu  de  perfonnes  qui  en  ayent 
tout-à- fait  la  même  fènfàtion.  Car  iltètrouv    quel- 
i^uefois  des  perfonnes, qui  voyent  certains  corps  d'une 
couleur  jaune,  par  exemple,  lorlqu'ils  les  regardent 
d'un  oeil  &  d'une  couleur  verte  ou  bleue,  lorfqu'ils  les 
regardent  de  l'autre.  Cependant,  fî  l'on  fuppofoit  que 
ces  perfonnes  fuflënt  nées  borgnes, ou  avec  deux  yeux 
difpofez  à  voir  bleu  ce<]u'on  appelle  verc,ils  croiroient 


9^  DE  LA  RECHERCHE 

Chap»    voir  les  objets  de  la  même  couleur  que  nous  les  vo- 
Xlir.    yons ,  parce  qu'ils  auroient  toujours  entendu  nom- 
mer vert  ou  bleu  ce  qu'ils  verroient  jaune  ou  rouge. 

On  pourroit  encore  prouver  que  tous  les  hommes 
ne  voient  cas  les  mêmes  objets  de  même  couleur,  à 
caufc  que  Jfclon  les  remarques  de  quelques  -uns, les  me  » 
mes  couleurs  ne  plailènt  pas  également  à  toutes  Ibrtes 
de  pcrfonnes  \  puifque  fices  fèniàtions  étoient  \ç.^  œê- 
ines,elles  fèroient  également  agréables  à  tous  les  hom- 
mes. Mais  parce  qu'on  peut  faire  contre  cette  preuve 
des  objections  tres-fbrces ,  appuyées  fiir  la  réponfe 
a[ue  j'ai  donnée  à  l'objcdion  prccédente,onnc  la  croit 
pas  afièz  folide  pour  la  propofèr. 

En  effet  il  elt  aflez  rare  qu'on  fè  plaifè  beaucoup 
plus  à  une  couleur  qu'à  une  autre ,  de  même  qu'on 
prend  beaucoup  plus  de  phifir  à  une  faveur  qu'à  une 
autre.  La  raifbn  en  eft,  que  les  {cntimens  des  couleurs 
ne  nous  font  pas  donnez  pour  juger,  fi  les  corps  £oïa 
propres  à  nôtre  nourriture ,  ou  s'ils  n'y  font  pas  pro- 
pres. Cela  fe  marque  par  le  plaifir  &  la  couleur ,  qui 
Ibnt  les  caradéics  naturels  du  bien  &:  du  mal.  Les 
objets  en  tant  que  colorez  ne  font  ni  bons  ni  mauvais 
à  manger,  ^i  les  objets  nous  paroilToient  agréables  ou 
defagréables  en  tant  que  colorez ,  leur  viie  fèroit  tou- 
jours fuivie  du  cours  des  cfprits  qui  excite  &  qui  ac- 
compagneles  paflïons ,  puifqu'on  ne  peut  toucher  l'a- 
me  lans  l'émouvoir.Nous  haïrions  fbuvent  de  bonnes 
choies,  &  nous  en  aimerions  de  mauvaifès,  de  forte 
que  nous  ne  conferverions  pas  long-tems  nôtre  vie. 
Enfin  les  femimens  de  couleur  ne  nous  font  donnez, 
c,ue  pour  diftinguer  les  corps  les  uns  des  autres  j  & 
c'eft  ce  qui  fè  fait  auffi  bien ,  fbit  qu'on  voye  l'herbe 
verte  ou  que  l'on  la  voye  rougej  pourvu  que  la  perfon- 
nc  qui  la  voit  verte  ou  rouge ,  la  voye  toujours  de  la 
même  manière. 

Mais  c'eft  afTez  parler  de  ces  fenfàtions  j  parlons 
maintenant  des  jugemens  naturels ,  &  des  jugemens 
libres  qui  les  accompagnent.  C'eft  la  quatrième  chofe 
que  nous  confondons  avec  les  trois  autres  dont  nous 
venctts  de  traiter.  C  H  A  t 


DE  LA  VERITF.  Livre  I;         57 


CHAPITRE    XIV.  .  CKAfl 

I.  Des  fauxjiigemens  qui  accompagnent  nos  jenfati9ns-i& 
que  nous  confondons  avec  elles .  II.  R^ifons  de  ces  faux 
jugemens.  lll.  Que  Terrcurnefe  trouve  point  dans  ms^ 
fenfationsy  mais  jeulement  dans  ces  jugemens. 

ON  prévoit  bien  d'abord  ,  qu'il  fe  trouvera  fort       7. 
peu  de  perfbnnes  qui  ne  (bieni"  choquées  de  cet-  Des  faux 
te  propofition  ge'iie'rale  que  l'on  avance  :  Içavoir ,  que  jugemen: 
nous  n'avons  aucune  fèiifàrion  des  objets  de  dehors,  quiac-^ 
qui  ne  renferme  un  ou  plusieurs  jugemens.  On  fçait  compa- 
bien  que  la  plupart  ne  croyent  pas  mêmes,  qu'il iè  gnentnos 
trouve  aucun  jugement  ou  vrai  ou  faux  dans  nos  fen-  fenjatios^ 
lâtions.    De  forte  que  czs  peribnnes  furprifes  de  la  ^  que 
nouveauté  de  cette  proportion,  diront  ians  doute  en  nouscon^ 
eux-mêmes:  mais  comment  cela  fè  peut-il  faire?  Je  fondons 
ne  juge  pas  que  cette  muraille  foit  blanche ,  je  voi  bieo  avec  elles 
qu'cllel'ed:  Je  ne  juge  point  que  la  douleur  Ibit  dans 
ma  main',  je  l'y  (eus  très-certainement  :&  qui  peut 
douter  de  chofes  fî  certaines  ,  s'il  ne  {entier  objets  au- 
trement que  je  ne  fa.  s  ?  Enfin  leurs  inclinations  pour 
les  préjugez  de  1  enfance  les  porteront  bien  pKis  avantj 
ôc  s'ils  iic  pafTent  aux  injures  &  au  mépris  de  ceux 
qu'ils  croiront  perdiadez  des  fènrmiens  contraires  aux 
leurs  ,  ils  mériteront  (ans  doute  d'être  mis  au  nombre 
des  perfbnnes  modérées. 

Mais  il  ne  faut  pas  nous  arrêter  à  prophetifèr les 
mauvais  liccez  de  nos  pen'ées  :  il  eft  p  us  à  propos  de 
tâcher  de  les  produireavec  des  preuves  ;.  fortes ,  ôc  de 
les  mettre  d^.ns  un  il  grand  jour,  qu'on  1  epuifîelrs  at- 
taquer les  yeux  ouver:s ,  ni  les  regarder  avec  attenàon 
fins  s'y  ibumettre.  On  doit  prouver  ,  que  nous  n'a- 
Tons aucune  enlation  des  cbje's  de  dehors,  qui  ne 
renferme  quelque  faux  jvgemcnt  ,  en  vcici  la 
preuve, 
ileilceine  iembk  indubitable,  qpe  nos  âmes  ne 

E  reiiiphf- 


9t  DE  LA  RECHERCHE 

Chap.  remplilTènt  pas  des  efpaces  auffi  vaftes  que  ceux  qui 
XIV.  font  entre  nous  &  les  e'toiles  fixes  >  quand  mêmes  on 
accorderoit  qu'elles  fuiïènc  e'tenduës  :  ainfi  il  n'eft  pas 
raifbnnable  de  croire  que  nos  âmes  {oient  dans  les 
Cieux,  quand  elles  y  voyent  des  étoiles.  Il  n'eil  pas 
mêmes  croyable,  qu'elles  fbrtent  à  mille  pas  de  leur 
corps  pour  voir  des  maifons  à  cette  diftance.  Ileft 
donc  ne'cefTaire,  que  nôtre  ame  voye  les  maifons  &  les 
étoiles  où  elles  ne  font  pas ,  puifqu'elle  ne  fort  point 
du  corps,  ouelle  eft ,  &  qu'elle  ne  laifïè  pas  de  les  voir 
:  hors  de  lui.  Or  comme  les  étoiles  qui  font  immédia- 

tement unies  à  l'ame ,  lefquelles  font  les  feules  que 
Tame  puifTe  voir ,  ne  font  pas  dans  les  Cieux ,  il  s'en- 
liiit  que  tous  les  hommes  qui  voyent  les  étoiles  dans 
les  Cieux ,  &  qui  jugent  enfoite  volontairement  qu'el- 
les y  font ,  font  deux  Bux  jugemens,  dont  l'un  elt  na- 
turel, &  l'autre  libre.  L'un  eft  un  jugement  des  fèns 
ou  une  fènfàtion  compofée ,  félon  laquelle  on  ne  doi^ 
pas  juger.  L'autre  efl  un  jugement  libre  de  la  volonté 
que  l'on  peut  s'empêcher  de  faire ,  &  par  conféquent, 
que  l'on  ne  doit  pas  faire ,  fi  l'on  veut  éviter  l'erreur, 
II-  ^  Mais  voici  pour  quoi  l'on  croit  que  ces  m  êmcs  étoi- 
"^i fonce  les  que  l'on  voit  immédiatement,  font  hors  de  l'ame 
ceifrux  Se  dans  les  Cieux.  C'eftqu'iln'eftpasenlapuifTance 
Jugemens  ^q  l'ame  de  les  voir  quand  il  lui  plaît  ;  car  elle  ne  peut 
les  appercevoir ,  que  lorfqu'il  arrive  dans  fo  n  cerveau 
des  mouvemensaufquels  les  idées  de  ces  objets  font 
jointes  par  la  nature.  Or,  parce  que  l'ame  n'apperçoit 
point  les  moavemens  de  fès  organes ,  mais  feulement 
fès  propres  fènfàtion  s  ,  &  qu'elle  fçaic  que  ces  mêmes 
lenfàtions  ne  font  point  produites  en  elle  par  elle  mê- 
me,- elle  eft  portée  à  juger  qu'elles  font  au  dehors ,  & 
dans  la  caufe  qui  les  lui  repréfènte:&  elle  a  fait  tant 
de  fois  ces  fortes  de  jugemens,  dans  le  mcmetems 
qu'elle  appcrçoit  les  objets  ,  qu'elle  ne  peut  prefque 
plus  s'empêcher  de  les  faire.  ' 

Il  fèroitnécefîaire  pour  expliquer  à  fond  ce  que  je 

viens  de  dire ,  de  montrer  l'utilité  de  ce  nombre  infini 

^c  Miits  êtres  j  qu'on  nomme  des  efpéces  &  des  idées, 

-^r  qui 


DE  LA  VERITE'.  LïvRi  I.  99 

oui  {ont  comme  rien  &  qui  repréfentent  toutes  cho-  Chaï* 
fes  i  que  nous  créons  &  que  nous  détruifons  quand  il  XIY» 
nous  plaît  ,&  que  nôtre  Ignorance  nous  a  fiât  imagi- 
ner pour  rendre  raifbn^es  chofes  que  nous  n'enten- 
dons point»  Il  faudroit  faire  voir  ia  fblidite'  du  fènti- 
ment  de  ceux  qui  croyent  que  Dieu  eft  le  vrai  pe're  de 
lalumie're ,  qui  éclaire lèul  tous  les  hommes ,  fans  le* 
quels  les  ve'ritezies  plus  lîinples  ne  leroient  point  in- 
telligibles >&  le  Soleil  tout  éclatant  qu'il  eft ,  ne  fèroit 
pas  même  vifible:  qui  ne  reconnoiflènt  point  d'autr* 
nature  que  la  volonté  du  Créateur  j  &  qui  fur  ces  peu- 
féesjontreconnu  que  les  idées  qui  nous  repréfentent 
les  créatures ,  ne  font  que  des  perfe<Sions  de  Dieu,  qui 
répondent  à  ces  mêmes  créatures  >  &  qui  les  repréfèa- 
tent» 

Il  faudroit  enfin  traitter  en  quoi  confîfle  ce  que  nous 
appelions  idées ,  &  enfuite  il  feroit  facile  de  parler  plus 
nettement  des  chofès  que  je  viens  de  dire,  mais  cela 
nous  meneroit  trop  loin  »  On  n'expliquera  ces  chofès 
que  dans  k  troifiéme  livre  ;  l'ordre  le  demande  ainfï. 
Il  fuiîit  prefèntement  que  j'apporte  un  exemple  très- 
fènfible  &  inconteflable ,  où  il  le  trouve  plufieurs  ju- 
gemens  confondus  avec  une  même  fènûtion. 

Je  croi  qu'il  n'y  a  perfbnne  au  monde  qui  regardant 
îa  Lune  ne  la  voye  environ  à  mille  pas  loin  de  foi ,  & 
qui  ne  la  trouve  plus  grande  lorfcju'elle  fê  lève  ou 
qu'elle  fe  couche  que  lors  qu'elle  efl  fort  élevée  fur 
rhorifbn  ;  &  peut-être  mêmes  qui  ne  croye  voir  feule- 
ment qu'elle  eft  plus  grande ,  fans  penièr  qu'il  fê  trou- 
ve aucun  jugement  dans  fz  fenfàtion .  Cependani  il  eft 
indubitable ,  que  s'il  n'y  avoit  point  quelque  efpece 
dejugementrenfermé  dans  fa  fenfàtion,  il  ne  vsrroit 
point  la  Lune  dans  fon  éloignement  où  elle  paroicj 
&  outre  celaillaverroit  plus  petite  lorfqu 'elle  k  lève, 
que  lors  qu'elle  eft  fort  élevée  furl'horifbn;  puif^ 
que  nous  ne  la  voyons  grande  quand  elle  fe  lève,  qu'à 
caufe  que  nous  la  jugeons  plus  éloignée ,  par  un  juge- 
ment naturel,  dont  j'ai  parlé  danslefîxièmeCÎiapi- 
tre,. 

£  1  M^? 


IGO  DE  LA  RECHERCHE 

Mais,  outL-e  nos  jiigémens  naturels  que  l'on  peut  re- 
garder comme  des  fenfations  corapofees ,  il  le  rencon- 
tre dans  prefque  toutes  nos  fenfations  un  jugement  li- 
bre. Car  non  feulement  les  hommes  jugent  par  un  ju- 
gement naturel ,  que  la  douleur  par  exemple  eft  dans, 
leur  main ,  ils  le  jugent  aufTi  par  unjugement libre  ; 
non  feulement  ils  l'y  fèntent ,  mais  ils  l'y  croyent  :  & 
ils  ont  pris  une  fi  forte  habitude  de  former  de  tels  ju- 
gemens,  qu'ils  ont  beaucoup  de  peine  à  s'en  empê- 
cher. Cependant  ces  jugemens  font  très  faux  en  eux- 
mêmes  >  quoique  fort  utiles  à  la  confervation  de  la 
vie.  Carnosiènsne  nous  inftruifènt  que  pour  nôtre 
corps ,  &  tous  les  jugemens  libres  qui  font  conformes 
auxjugeraens  des  fens  font  très -éloignez  de  la  vérité'» 
Mais  j  afin  de  ne  laifTer  pas  toutes  ces  chofes  fans 
donner  quelque  moyen  d'en  découvrir  les  raifbns ,  il 
faut  reconnoître  qu'il  y  a  deux  fortes  d'êtres  :  des  êtres 
que  nôtreame  voit  immédiatement  A  d'autres  qu'el- 
le ne  connoît  que  par  le  moyen  des  premiers.  Par 
cxem.ple  ?  lors  que  j 'apperçois  le  Soleil  qui  fè  lève  5  j'ap- 
perçois  premièrement  celui  que  je  vois  immédiate- 
ment: &  parce  que  je  n'apperçois  ce  premier  >  qu'à 
caufe  qu'il  y  a  quelque  chofè  hors  de  moi ,  qui  produit 
certains  mouvemens  dans  mes  yeux  &  dans  mon  ct^r- 
veau,  jejuge  que  ce  premier  Soleil  qui  efl  dans  moa 
ame,  eft  au  dehors  &  qu'il  exifte. 

Il  peut  toutefois  arriver ,  que  nous  voyions  ce  pre- 
mier Soleil  qui  eft  uni  intimement  à  nôtre  ame,  fans 
quel'autrefoitfuri'horifbn,  &  mêmes  fans  qu'il  exi- 
Jte  du  tout.  De  même  nous  pouvons  voir  ce  premier 
Soleil  plus  grand,  lorfque  l'autre  fe  lève,  que  quand 
il  eftfort  élevé  fur  l'honfon  :  &  quoi  qu'il  foie  vrai, 
que  ce  premier  Soleil  que  nous  voyons  immédiate- 
ment >  foit  plus  grand  quiind  l'autfe  fs  lève  ,  il  né 
s'enfuit  pas  quecetautre  ibit  plus  grand.  Car  ce  n'efk 
pas  proprement  cchu  qui  fè  lève  que  nous  voyons, 
puiiqu'il  eft  éloigné  de  pluHeurs  niîlUq^îS  de  lieuèsj 
mais  c'eft  ce  premier ,  qui  elt  véritablement  plus 
grand  ,  &  tel  que  nous  le  voyons  :  parce  que  toutes 

les 


DE  LA  VERITF.  LivïtÉ  L  lof 
leschofès,  que  nous  voyons  immédiatement,  font  Chap. 
toujours  telles  que  nous  les  voyons  :  &  nous  ne  nous  XIY^ 
trompons ,  que  parce  que  nous  jugeons ,  que  ce  que 
nous  voyons  imme'diatement  ,  fe  trouve  dans  les 
objets  exteneurs  qui  font  caufedece  que  nous  vo  ■ 
yons. 

De  même  quand  nous  voyons  de  la  liimiére  ct\ 
voyant  ce  premier  Soleil  qui  eft  immédiatement  uni  a 
nôtre  efprit,  nous  ne  nous  trompons  pas  de  croire 
que  nous  en  voyons  j  il  n'eft  pas  pofTible  d'en  douter. 
Mais  nôtre  erreur  eft  que  nous  voulons  fans  aucune 
railbn  ,  &  même  contre  route  raifbn  ,  que  cette  lumie'^ 
re  que  nous  voyons  imme'diatement>  exifte  dans  le  So- 
leil qui  eft  hors  de  nous»  C'eft  ta  même  chofe  des  au- 
tres objets  de  nos  fèns. 

-Si  Ton  prend  garde  à  ce  que  nous  avons  dit  dés  le      /f/, 
commencement ,  &  dans  la  fuite  de  cet  Ouvrage  :  il  (c-  L'erreur 
ra.  facile  de  voir,  que  de  toutes  les  chofès  qui  fe  trou-  neferen- 
vent  dans  chaque  fènfation  ,  l'erreur  ne  fe  rencontre  \ontre 
que  dans  les  jugemens  que -nous  failons^s  &  que  nos  p^sdans- 
lenfàtions  font  dans  les  objets.  '     '  nos  (en- 

Premièrement,  ce  n'eft  pas  une  erreur  d'ignorer  r^tionsy 
qu&  i'adion  des  objets  confifte  dans  le  mouvement  de  ^^;^  /^^_ 
quelques"unes  de  leurs  parties ,  &  que  ce  mouvement  [ç-^ç^jt 
fècommuniaueauxorganesdenosiens  :  qui  font  les  ^^^,^  ^^j- 
«Jeux'-premieies  chofes  qui  iè  trouvent  dans  chaque  m^smcns 
fènfation    Car  il  y  a  bien  de  la  diiFérencc  entre  ignorer 
une  chofe,  &  être  dans  une  erreur  à  l'égard  de  cette 
choIè, 

Secondem.cnt ,  nous  ne  nous  trom.pons  point  dans 
la  troiGéme,  qui  eft  proprement  la  (èniation.'  Lorfque 
nous  fentons  de  la  chaleur ,  lorfque  nous  voyons  de  la 
lumière  -,  des  couleurs  ,  ou  d'autres  objets  ,  il  eft  vrai  ., 
que  nous  les  voyons  ,  quand  mêmes  nous  ferions 
phréiietiques .  Car  il  n'y  a  rien  de  plus  vrai  que  tous  les 
vifîonnaires  voyent  ce  qu'ils  voyent'j  &"  leur  erreur^ 
ne  coupite  que  dans  les  jugemens  qu'ils  font ,  que  ce 
qu'ils  voyent ,  exifte  Véritablement  au  dehors ,  à  caufe 
qu'ils  le  voyent  au  dehors. 

•    '  E  3  •      C'eft 


TOI  DE  LA  RECHERCHE 

C'efl  ce  jugement  qui  renferme  un  confentement  cîc 
nôtre  liberté ,  &  par  confécjuent  qui  efl  fujet  à  l'erreur. 
Et  nous  devons  toujours  nous  empêcher  de  le  faire > 
félon  la  règle  que  nous  avons  miiè  au  commencement 
de  ce  livre  :  Que  nous  ne  devons  jamais  juger  de  quoi 
que  ce  fôit ,  îorîque  nous  pouvons  nous  en  erwpêcher, 
&  que  l'évidence  &  la  certitude  ne  nous  y  contraignent 
pas ,  comme  il  arrive  ici.  Car  quoi  que  nous  nous  (en- 
tions extrêmement  portez  par  une  habitude  trés-forte, 
à  juger  que  nos  fènfàtions  lont  dans  les  objets  j  comme 
que  la  chaleur  eft  dans  k  feu,  &  les  couleurs  dans  les 
tableaux  :  cependant  nous  ne  voyons  point  de  raiion 
certaine&  évidente  qui  nous  prefîè&  qui  nous  oblige 
d  le  croire  j  &  ainfi  nous  nous  fbumettons  volontai- 
rement à  l'erreur  ,  par  le  mauvais  u(àge  que  nous  fai- 
fons  de  nôtre  liberté ,  quand  nous  formons  librement 
de  tels  jugemens. 


CHAPITRE    XV. 

JExpîîcation  des  erreurs  particulières  de  la  Vue  >  pour  fer- 
yir  d'exemple  des  erreurs  générales  de  nos  fens. 

NOus  avons  donné,  cemefèmble,  affez  d'ou- 
verture ,  pour  recomioître  les  erreurs'  de  nos. 
fens  à  l'égard  des  qualitez  fenfibles  en  général ,  à^Ç- 
quelles  ona  parlé  à  l'occafîon  de  la  lumière  !k  des  cou- 
leurs ,  que  l'ordre  demandoit  qu'on  expliquât.  II 
lèmble  qu'on  devroit  maintenant  defcendre  un  peu 
dans  le  particulier}  &  examiner  en  détailles  erreurs, 
où  chacun  de  nos  fens  nous  porte  :  mais  on  ne  s'arrête- 
ra pas  à  ces  choies,  parce  qu'après  ce  que  l'on  a  déjà 
dit ,  un  peu  d'attention  fuppléera  facilement  à  des  di(- 
coursennuïeux,  que  l'on  lèroit  obligé  défaire.  On 
vaiéulemcnt  rapporter  les  erreurs  générales ,  ou  nô- 
tre vue  nous  fait  tomber  touchant  la  lumière  5c  les 
couleurs,  &  l'on  croit  que  cet  exemple  fufiîrapour  fai- 
icconi^  Itre  les  erreurs  de  tous  les  autres  lens. 

LorjtqtK 


DE  LA  VERITE'*  Livre  I.         lo, 
Torfciue  nous  avons  regardé  quelques  niomenslc  Ghap. 
Soleil ,  voici  ce  qui  fe  pafTe  dans  nos  yeux,  &  dans  no-    XY# 
tre  ame,  &  les  erreurs  dans  lefquelles  nous  tombons. 

Çeuxquifçavent  les  premiers  éle'mens  delaDiop- 
trique ,  &  quelque  choie  de  la  ftrudture  admirable 
des  yeux ,  n'ignorent  pas  que  les  rayons  du  Soleil 
ibuJfFrent  refradion  dans  le  cryjlalini  &  dans  les  au- 
tres humeurs  ,  &  qu'ils  le  ralfemblent  enfuite  fur  la 
rétine  ou  nerfoptique  ,  qui  tapilîê  tout  le  fond  de  l'ociU 
de  la  même  manière  que  \ts  rayons  du  Soleil ,  qui  tra- 
Terfènt une /o«pe ou  verre  convexe,fè  ralîèmblentau 
foyer  ou  point  brûlant  de  ce  verre  à  deux ,  trois,  ou 

quatre  pouces  de  lui  à  proportion  de  ià convexité.  Or  ^^P^pif^ 
i-i         /  ^  j  /-  r  1  noir  bru- 

1  expérience  apprend  que  ii  on  met  au  loyer  de  cette  j^  f^cii^^ 

loupe  quelque  petit  morceau  de  papier  noir,les  rayons  ment, 

du  Soleil  font  une  fi  grande  impremon  (ùr  cette  étoffe  mais  il 

ou  fur  ce  papier  ,  &  i\s  en  agitent  les  petites  parties  ^^"^  une 

avec  tant  de  violence  qu'ils  les  rompent  &  les  féparent  '■^^^^ 

les  unes  d'avec  les  autres^  en  un  mot  qu'ils  les  brûlent,  ^^l:*^^-* 

ou  les  réduifènt  en  fumée  &  en  cendres.  ou  plus 

Ainfi  l'on  doit  conclure  de  cette  expérience ,  que  fi  coavexe 
le  nerf  optique  étoit  noir,  &  que  fi  la  prunelle,  ou  le  pour 
trou  de  Vuvée-i  par  laquelle  la  lumière  entre  dans  les  brûler  da 
yeux  s'élargiflbit  pour  laifier  librement  pailer  les  ra-  P^P^^^ 
yons  du  Soleil ,  au  lieu  qu'elle  s'étrecit  pour  les  em-     ^"  ' 
pécher,  il  arriveroit  la  même  chofè  à  nôtre  rétine, 
qu'à  cette  étoffe  ou  à  ce  papier  noir,  &  les  fibres  fe- 
roient  H  fort  agitées ,  qu'elles  fcroient  bien-tôt  rom- 
pues Si  brûlées.   C'eft  pour  cette  railbn  ,  que  la  plii- 
part  des  hommes  fèntent  une  grande  douleur,  s'ils  re- 
gardent pour  un  moment  le  Soleil  5  parce  qu'ils  ne 
peuvent  fi  bien  fermer  le  trou  de  la  prunelle,  qu'il 
n'y  pafiè  toujours  afièz  de  rayons  pour  agiter  lesiilets 
da  nerfoptique  avec  beaucoup  de  violence,  ôcavec 
quelque  fujct  de  craindre  qu'ils  ne  le  rompent. 

L'ame  n'a  aucune  connoifl'ance  de  tout  ce  que  nous 
venons  de  dire  j  &  quand  elle  regarde  le  Soleil ,  elle 
n'apperçoit  ni  Ion  nerfoptique  ,  ni  qu'il  y  ait  du  mou- 
vement dans  ce  nerf:  mais  cela  n'elt  pas  une  erreur,  ce 

E  4  n'cft 


ÎC4  DE  LA  RECHERCHE 

Chap.     n'eft  qu'une  (împle  ignorance.  La  première  erreur  où 
^î^Y.      elle  tombe,  eft  qu'elle  juge  que  la  douleur '«qu'elle 
fènt  eft  dans  (en  œil. 

Siincoiitinentapre'squ'ona  regardé  le  Soleil,  on 
entre  dans  un  lieu  fort  oblcut  les  yeux  ouverts ,  cet 
ébranlement  des  fibres  du  nerf  optique  caufë  par  les 
rayons  du  Soleil  diminue  ,  &  fe  change  peu  à  peu  -, 
c'cfi-là  tout  le  changemient  que  l'on  peut  concevoir 
dans  les  yeux.  Cependant  ce  n'eft  pas  ce  que  l'ame  y 
apperçoit,  niais  feulement  une  lumière  blanche  Se 
jaune:  &  la  féconde  erreur  eft  qu'elle  juge,  que  la  lu- 
mière qu'elle  voit,  eit  dans  ihs  yeux ,  ou  fur  une 
muraille  proche  de  nous. 

Enfin  l'agitation  des  fibres  de  la  rctine  diminue  tou- 
jours ,  &  celle  peu- à-peu  ;  car  lors  qu'un  corps  a  été 
ébranlé ,  on  n'y  doit  rien  concevoir  autre  chofè  qu'u- 
ne diminution  de  ion  mouvement  :  mais  ce  n'eft  point 
encore  ce  que  l'amcknt  dans  fês  yeux.  Elle  voit  que- 
la  couleur  blanche  devient  orangée ,  puis  le  change 
en  rouge,  &  enfin  en  bleue.  Et  la  troifieme  erreur 
où  nous  to^nbons ,  eft  que  nous  jugeons  qu'il  y  a  dans 
nôtre  œil  >  ou  lur  une  muraille  proche  de  nous  ,  des 
changemens  qui  différent  bien  davantage  que  du  plus 
ou  du  moins  ^  à  caufè  que  les  couleurs  bleue  ,  orangée 
&  rouge  que  nous  voy ons, différent  cntr'eiles  bien  au* 
trement  que  du  plus  &  du  moins* 
i-  Voilà  quelques  erreurs,  où  nous  tombons  touchant 
la  lumière  &  les  couleurs  :  Se  ces  erreurs  nous  font  en- 
core tomber  en  beaucoup  d'autres ,  comme  nous  Tal- 
ions explique!  dans  les  Chapitres  fuiyans. 


CHAPI' 


DE  LA  VERITE'.  Livre  1.         i» 


CHAPITRE    XVI.  chap. 

I.  ^e  les  erreurs  de  nos  fens  nous  fervent  de  principes  gé--    XVI. 
néraux  &  fort  féconds  pour  tirer  de  fauj^es  conclufions, 
le/quelles  fervent  de  principes  a  leur  tour.  II.  Origine 
dis  différences  effentielles.  lll.  Des  formes  fuhfrantieL 
les,  iV.De  quelques  autres  erreurs  delaFhilofophie- 
de  C  Ecole. 

ONa  ce  me  femble  expliqué  fuififàmment ,  pour 
des  perfbnnes  qui  ne  font  point  préocupe'es  ,  &        - 
qui  font  capables  de  quelque  attention  d'efprit  ,  en  ^ 

quoi  confiftent  nos  fènlàtions  ,  &  les  erreurs  séne'ra-     ^^  ^^' 
1  •    >  Ti    n.       •  ^  1    reurs  ae 

les  qui  s  y  trouvent.  II  eit  mawtenant  a  propos  de       > 

-'         ■'      >         '  n.  r     •  j  '■    '    1       nos  lens 

montrer,  qu  on  s  elt  lervi  de  ces  erreurs  générales,      ^  ^ 

comme  de  principes  inconteftables ,  pour  expliquer  ^'^^'^  l^^' 

1     /•  .  •  ''         ■   c   •   '  ^   i     rr     vent  de 

toutes  choies  i  qu  on  en  a  tuxunemnnite  ciefaulles      .    . 

confe'quences ,  qui  ont  aulli  i  leur  tour  fervi  de princi-  r^/"^T^ 
pe  pour  tirer  d'autres  ccnfe'quen ces  ;  Se  qu'ainu  on  a  Ç^^'^^^'^'^^jf 
compoie  peu- à-peu  ces  icien ces  imaginaires  fans  corps  P^^'^J^" 
&  (ans  réalité  ,  après  lefqudles  on  court  aveuglement;  ^f^^f 
mais  cjui  lemblables  à  des  phantômes,ne  laiîTent  autre  F-^W^ 
cho(eàceuxquilesembrairent,quela  confudon  &  la  ^^"^'^^'  , 
honte  de  s'être  lailféfêduire,  ou  ce  caradére  de  folie  P^^^'5'''^ 
qui  fait  qu'on  prend  plaifir  à  fe  repaître  d'illulions  &  ji^^'^cnt 
de  chimères»  C'eîl:  ce  qu'il  faut  montrer  en  particu-  ^-^t'-;'" 
lier  par  des  exemples.  '^^P^  '^ 

On  a  déjà  dit,  que  nous  avions  coutume  d'attribuer  l^^^^'^^^^Tf^'- 
aux  objets  nos  propres  fenlàtions  ,  &  que  nous  ju- 
gions que  kscouleu:  s  ,  les  odeurs  ,  les  faveurs  &  les 
autres  quahtez  fènfibles  fe  trouvoient  dans  les  corps 
que  nous  appello.iS  colorez,  &  ainfi  des  autres.  On 
a  reconnu  que  c'eit  une  erreur.  Il,  faut  préfèntemenr 
monrrer  que  nous  nous  fèrvons  de  cette  erreur  com- 
me d'un  principe  pour  tirerdefaufies  confe'quences; 
&  qu'enluite  nous  regardons  ces  dernières  coiifé- 
qucnces  comme  d'autres  principes  ,  fur  ierqucls  nous» 
cantiiiiiouS' d 'appui  r  nos  raiionnemens .  En  uamo': , 
•  •         E  5,.  il 


io(J  DE  LA  RECHERCHE 

CrtAP.     il  faut  cxpofer  ici  les  démarches  que  fait  l'efprithu- 
Xyi.     main  dans  la  recherche  de  quelques  véritez  particuliè- 
res ,  lorfqae  ce  faux  principe ,  que  nos  fenjaîions  font 
dans  les  objets ,  lui  paroit  incojiteftable . 

Mais  afin  de  rendre  ceci  plus  fenfible  ,  prenons 
'  cjuclque  corps  en  particulier ,  dont  on  rechercneroit  la 
nature  :  &  voyons  ce  que  feroit  un  homme  ,  qui  vou  - 
droit  paxexempleîConnGÎtre  ce  que  c'eft  que  du  miel& 
ilu  fèl.  La  première  chofe  que  feroit  cet  homme,  feroit 
4'en  examiner  lacouleurjl'odeurjla faveur  &:  les  autres 
«jualitez  fenfïbles  ;  quelles  font  celles  du  miel ,  &  celles- 
du  (d  ;  en  quoi  elles  conviennent ,  en  quoi  elles  dif- 
férent ,  &  le  rapport  qu'elles  peuvent  encore  avoir 
avec  celles  des  autres  corps.  Cela  fait,  voici  à- peu- 
prés  la  manière  dont  il  raifbnneroit  ,  fuppolé  qu'il 
crût  comme  un  principe  inconteftable  que  les  fènfar- 
lions  fufîent  dans  les  objets  des  fens. 

Toutes  les  chofès  que  je  fèns  en  goûtant,  en  voyante 
ïl.  &  en  maniant  ce  miel&cefel,  font  dans  ce  miel  & 
origi-  dans  ce  fel.  Or  il  eft  indubitable  que  ce  que  je  fèns- 
T^edes  dans  le  miel  diffère  eiTentiellement  de  cequejefcns 
différen-  dans  le  fèl.  La  blancli^eur  du  Tel  diffère  fans  doute  bien 
iesquon  davantage  que  du  plus  &:  du  moins  de  la  couleur  dui 
attribué  miel.j  &  la  douceur  du  miel,  de  la  faveur  piquante- 
nux ob-  du  fel  :  &  par  confèquent ,  il  faut  qu'il  y  ait  une  diffè- 
jets-^que  rence  efîèntielle  entre  le  miel  &  le  fèl ,  puifque  tout  ce 
f  f  j  dijfér  que  je  fens  dans  l'un  &  dans  l'autre  ne  diffère  pas  fèu- 
verxes  lement  du  plus  &  eu  moins ,.  maisqu'il  diffère  efïèn- 
font  dans  tiellement. 

famé.  Voilà  la  première  démarche,  que  cette  perfbnne 

feroit.  Car  fans  doute ,  il  ne  peut  juger  que  le  miel  &. 
Je  lel  diffèrent  eiîèn  ciel  lement ,  que  parce  qu'il  trou- 
ve qiïeîes  apparences  de  l'un  différent  eflentiellement 
de  celles  de  l'autre;  c'efr-à^dire  ,  que  les  fenfàtions 
qu'il  a  du  miel,  difFèrent  eiTentiellement  de  celles. 
<]u'iî  a  du  fel ,  puiiqu'il  n'en  juge  que  par  l'imprellioa 
qu'ils  font  fur  ks  fens»  Il  regarde  donc  enfiiite  (àcon- 
elufion  ,  comme  un  nouveau  principe  ,  duquel  il 
to  4^uties  concUiiiQiis  en  cette  force. 

Puis 


DE  LA  VERITF.  Livrs  I.         207 

Puis  donc  que  le  miel  &  le  fcl,  &  ks  autres  corps  Chap. 
naturels  différent  e/ïèntiellement  les  uns  des  autres;     XVI. 
il  s'enfuit  que  ceux-là  fe  trompent  lourdement ,  qui      ///. 
nous  veulent  feire  croire  que  toute  la  différence,  qui  Vorigi^ 
^trouve  entre  ces  corps ,  neconfîfleqaedansladiiïë   ne  des 
rente  configuration  des  petites  parties  qui  les  compo-/orwfj: 
fènt.  Car  puifque  la  figure  n'eil  point  clïèntielle  aux  y«^y?<in- 
différcns  corps  î  que  la  figure  de  ces  petites  par-  tielies, 
lies  qu'ils  imaginent  dans  le  miel  change ,  le  miel  de- 
meurera toujours  miel,  quand  même  ces  parties  au- 
roient  la  figure  de  petites  parties  du  £èl.  Ainfî,  il  Bluî 
de  ne'ceflite'  qu'il  le  trouve  quelque  fùbftance  ,  qui 
étant  jointe  à  la  matière  première  commune  à  .tous  les 
diiférens  corps ,  faffe  qu'ils  différent  elîentiellemenc 
les  uns  des  autres. 

Voilà  la  féconde  démarche  que  feroit  cet  homme, 
&l'heureu'e  découverte  des  formes  fubjlantielles  :  ces 
fubltances  fécondes ,  qui  font  tout  ce  que  nous  voyons 
dans  la  nature  quoiqu'elles  ne  (libfîfteht  que  dans  l'i- 
magination de  nôtre  Philofbphie.  Mais  voyons  les 
propriétez,  qu'il  va  libéralement  donner  à  cet  être 
de  fon  invention,  carilctera  fans  doute  à  toutes  les 
autres  fubftances  les  propriétez  qui  leur  font  les  plus. 
efTcntielles  ,  pour  l'en  revêtir. 

Puis  donc  qu'il  fè  trouve  dans  chaque  corps  naturel       r,^ 
deuï  fubftan  ces  qui  le  compofent:  l'une  qui  eftcom-  y,     .* . 
muneau  miel  &  au  ùl  &  à  tous  les  autres  corps, &  l'au-      ^''^<^- " 
tre  qui  fait  que  le  miel  eit  miel ,  que  le  fel  eft  fel,  &  que  "^  f  ^^^ 
tous  ks  autres  corps  font  ce  qu'ils  fbntj  il  s'enfuit,  que    ^^ 
Ja  première  qui  eft  la  matière,  n'ayant  point  de  con- 
traire &  étant  indifférente  à  toutes  les  formes, doit  de-  ^'^^^^ 
meurer  fans  force  &  fans  aâ:ion,puifqu'elîe  n'a  pas  be--  ^f  ^.  ^^ 
foin  de  fe  defïèndre  :  mais  pour  les  autres ,  qui  font  les  /    T^/'. 
formes  fubit^ntielles,  elles  ont befbin  d'être  toujours  pi^r 
accompagnées  de  quai  tez  &  de  facultez  pour  les  déf-      ^^^^ 
fendre,  ii  faut  qu'elles  fbient  toujours  fur  leurs  gardes  .^^    , 
^e  peur  d'être  furpriiès  j  qu'elles  travaillent  conta. «fl  ~     "^^^  ^" 
lemeiit  à  leur  confervation  à  étendre  leur  domin.itio-i 
fiir  les  matières  Yoiiines  j  &  à  pouilèr  leurs  conquêtes 

t  £  ^  le 


loS  DE  LA  RECHERCHE 

Chap.  le  plus  avant  qu'elles  pourront  3  parce  que  fi  eUes 
Xyi.  e'toient  (ans  forces,ou  fi  elles  manquoient  a  agir^d'au- 
très  formes  les  viendroient  (iirprendre  ,  &  les  ane'anti- 
roient  aufli-tôt.  Il  faut  donc  qu'elles  combattent  tou- 
jours ,&  qu'elles  nourrilîent  ces  antipathies, &  ces  hai-- 
nés  irre'conciliables  contre  ces  formes  ennemies  qui  ne 
cherchent  qu'à  les  détruire. 

Que  s'il  arrive,  qu'une  forme  s'empare  delà  ma- 
tie're  d'une  autre  :  que  la  forme  de  cadavre  ,  par  exem-. 
pie,  s'empare  du  corps  d'un  chien:  il  ne  faut  pas 
que  cette  forme  fè  contente  d'anéantir  la  forme  du 
chien,  il  faut  que  (à  haine  fefàtisfafiè  dans  la  deftruc- 
tion  de  toutes  les  quaiitez  qui  ont  fuivi  le  parti  de  Ton 
ennemie.  Il  faut  aufli  tôt  ,  que  le  poil  du  cadavre 
ibit  blanc  d'une  blancheur  de  cre'ation  nouvelle  :  que 
ion  fang  {bit  rouge  d'une  rougeur  qui  ne  foit  point  liif- 
pede  :  que  tout  ce  corps  Ibit  couvert  de  quaiitez  fidè- 
les à  leur  maitrelTe ,  &  qu'elles  la  deftendent  ièion  le 
peu  de  forces,  qu'ont  les  quaiitez  d'un  corps  mort, 
qui  doivent  bien-tôt  pe'rir  à  leur  tour.  Mais  parce 
^u'on  ne  peut  pas  toujours  combattre ,  &  que  toutes^ 
chofès  ont  mi  lieu  de  repos  ;  il  faut  uns  doute  que  le 
feu ,  par  exemple  ,  ait  (on  centre ,,  cii  il  tàehe  tou- 
jours d'aller  p2J'iàkgéreté&  par  fbn  inclination  na- 
turelle, afin  de  repoier  ,  de  ne  brûler  plus,  &  de 
quitter  mêmes  fa  clialéur ,  qu'il  ne  gardoitici  bas  que 
pourfàde'fenfè. 

Voilà  une  petite  partie  des  confe'quences  ,  que  l'on 
tire  de  ce  dernier  principe ,  qu'il  y  a  des  formes' fub- 
ftantielîcs  ,  lesquelles  conféquences  on  a  fait  conclu- 
re à  nôtre  l'hilofbpheavec  un  peu  trop  de  liberté'  ;  car 
d'ordinaire  les  autres  difènt  ces  mêmes-  choies  plus, 
fe'rieulement  qu'il  n'a  pas  fait  ici. 

Il  y  a  encore  une  infinité  d'autres  confequences,qûc 
tire  tous  les  jours  chaque  Philolbphe,  félon  fon  hu- 
meur &  ion  inclination  ,  félon  la  fécondité  ou  là  fteri- 
iké  de  fbn  imagination  ;  car  cenefont^ueceschofèi 
i^ui  les  font  difïérer  les  uns  des  autres. 

On  ne  s'Arrête  point  ici  à  conibatcre  ces  fubftauees 


DE  LA  VERITE'.  Livre  I.        109 

chimériques  ,  d'autres  perfbnnes  les  ont  aiïèzexa-  Chap. 
minées.  Ils  ont  aflez  fait  voir  que  les  formes  fubftau-    XYI. 
tieïles  ne  furent  jamais  dans  la  nature ,  &  qu'elles  fer- 
vent à  tirer  un  très-grand  nombre  de  confequences  ri- 
dicules ,  &  même  contradidoires.    On  (è  contente 
d'avoir  reconnu  leur  origine  dans  l'elprit  de  l'hom- 
me ,   &  d'avoir  fc.it  voir ,  qu'elles  doivent  ce  qu'elles 
font  aujourd'hui  à  ce  pre'juge'  comm.un  à  tous  les 
hommes ,  Que  les  fenfations  font  dans  les  objets  qu'ils  Chap] 
[entent.  Car  il  l'on  confide're avec  un  peu  d'attention  10. art.  ^. 
ce  que  nous  avons  de'ja  dit ,  (çavoir  :  Qu'il  eft  ne'ceffai- 
re  pour  la  confèrvatioi  du  corps ,  que  nous  avons  des 
fenfàtfons  elïentiellemxent  différentes  ,  quoique  Iq.s 
impreffions  que  les  objets  font  fur  nôtre  corps,  ne  dif- 
férent que  tre's- peu,  on  verra  clairement  que  c'eft  à 
tort ,  qu'on  s'imagine  de  fi  grandes  différences  dans 
les  objets  de  nos  {èns. 

Mais  il  faut  que  je  dilè  ici  en  palîànt ,  qu'on  ne  trou- 
ve rien  à  rédire  à  ces  termes  de /orwf ,  èc  de^dijférence 
effentielle.  Le  miel  efi:  fans  doute  miel  par  (à  forme ,  de 
c'eft  ainfi  qu'il  diffère  efièntielkment  du  fel  Tmais  cet- 
te forme  ou  cette  différence  effenti'elle',  ne  confifte  que 
dans  la  différente  configuration  de  fés  parties.  C'eft  ,^ 
cette  différente  configuration ,  qui  fait  que  le  miel  eft 
miel ,  &  que  le  fcl  eft  lèl  ;  &  quoi  qu'il  ne  (bit  qu'ac- 
cidentel à  la  matière, en  général  d'avoir  la  configu- 
ration dès  parties  du  miel  ou  du  fèl ,  &  ainfi  d'avoir 
la  forme  du  m  iei  on  du  fèl,  on  peut  dire  cependant 
qu'il  eft  effentiel  au  miel  &  au  Çd  ,  pour  être  ce  qu'ils 
font  ,  d'avoir  une  telle  ou  telle  configuration  dans 
leurs  parties.  De  m.ême  que  les  fcnfetions  de  froid  > 
de  chaud ,  du  plaifir  &  de  la  douleur  ,  ne  font  point 
efïèntieîiesàrame,  mais  feulement  à  l'ame  ,  qui  les 
fènt  rpârceque  c'eft  par  ces  fènfàtions  qu'elle  eft  ap' 
pellée  fèniir  du  châud ,  du  froid ,  du  plaifir  &c  de  la 
dcLikur. 


CHAPI- 


Chap. 
XVII. 


ïïo  DE  LA  RECHERCHE 


CHAPITRE    XVII. 

I.  z^utre  exemple  tiré  de  la  morale ,  lequel  fait  'voir  que 
nos  fens  ne  nous  offrent  que  de  faux  biens.  II.  Q^il 
ny  a  que  Dieu  quifoit  notre  bien .  III.  Origine  des  er- 
reurs des  Epicuriens  O"  des  Stoïciens. 


o 


N  a  rapporté  des  preuves ,  qui  font  ce  me  fièmble 
aflcz  voir  que  ce  pre'jugé ,  ^lue  nos  fenfations  jont 
dans  Us  objets ,  eli  un  principe  très  fécond  en  erreurs 
dans  la  Phyfique.  U  en  faut  maintenant  apporter  d'au- 
tres tire'es  delà  Morale  >  daiis  laquelle  ce  même  pré- 
jugé joint  avec  celui-ci.  J^e  les  objets  de  nos  fens  font 
les  feules  Sl  les  "véritables  eau  je  s  de  nos  fenfations  ^  efi 
aujji  très -danger  eux. 

Il  n'y  a  rien  de  fi  commun  dans  le  monde ,  que  de 
i'  voir  des  perfbmies  qui  s'attachent  aux  biens  fènfibles: 
E^em-  les  uns  aiment  la  mufique  les  autres  la  bonne  chère,  & 
fie  tiré  d'autres  enfin  font  palTionnez  pour  d'autres  chofès. 
delà  Or  voici  à-peu -prés  de  quelle  manière  ils  doivent 
Morale,  avoir  raifbnné  ,  pour  s'être  perfuadez  que  tous  ces 
quenos  objets  font  des  biens.  Toutes  les  faveurs  agréables  qui 
Jens  ne  nous  plaifènt  dans  les  feflins ,  ces  fons  qui  flattent  l'o- 
nous  of-  reille ,  &  ces  autres  plaiurs  que  nous  fentons  en  d'aUf 
pent  que  très  occafîons ,  font  fans  doute  renfermez  dans  Its  ob- 
defaux  jets  fènfiblcs  ,  ou  tout  au  moins  ces  objets  nous  ics 
hiens^.      font  fèntir ,  ou  enfin  nous  ne  pouvons  les  goûter  que 

Îiar  leur  mc^yen.  Or  il  n'ell  pas  polTible  de  douter  que 
e  plaiiir  ne  fbit  bon ,  que  la  douleur  ne  foit  mauvaifè^ 
nous  en  fbmmes  intérieurement  convaincus  :  &  par 
conféqueût  les  objets  de  nos  pallions  font  des  biens 
très  réels ,  auiquels  nous  devons  nous  attacher  pour 
être  heureux. 

Voilà  le  raifbnnement ,  que  nous  faifbns  d'ordinai- 
re prcfque  fans  y  penfèr,  Ainlî ,  c'eit  à  caufè  que  nous 
croyons ,  que  nos  fènfàtions  font  dans  les  objets ,  oa 
.  bien  quje  les  objets  ont  sn  eux-mêmes  le  pouvoir  de 

■  JiOUS- 


DE  LA  VERITE'.  Livre  I.  m 

nous  les  Eire  fèntir  ,  que  nous  confîdérons  comme  Chap. 
nos  biens  dcschofès,  au  defïus  defquelles  nous  fom-  XVIL 
mes  infiniment  élevez  i  qui  ne  4)eu  vent  au  plus  agir  l'expli- 
que fur  nos  corps ,  &  produire  quelques  mouvemens  T'^"'^^^.. 
dans  leurs  fibres ,  mais  qui  ne  peuvent  jamais  agir  fiir  dernier 
nos  âmes ,  ni  nous  faire  kntir  du  plaifir  ou.  de  la  dou-  Livre,  en 
leur.  quel  fcns 

Certainement,  fi  ceii'eft  pas  notre  ame  qui  agit  les  objets 
fur  elle-même,  à  l'oGcafion  derequifepalTedansle  ^g^^"^ 
c®rps  ;  iln'y  a  que  Dieu  feul  qui  ait  ce  pouvoir  :  Etfi  cQ^pg. 
ce  n'eil:  point  elle  qui  fè  caufe  du  plaifir  ou  de  la  dou-      ij 
leur  félon  la  divernte'  des  e'branlemens'.des  fibres  de  Ion  Q^'Hf^'y 
corps,  commeily  a  toutes  les  apparences  jpuifqu'el-  ^^^ 
lefent  du  plaifir  fans  qu'elle  y  coniènte ,  je  ne  coiuiois  j^-^^      • 
point  d'autre  main  afîez  pui.lante  pour  les  lui  faire  fen-  r-f.  ^^^^^ 
tir  ,  que  celle  de  l'Anteur  de  la  nature.  ^^'^^^  ^ 

En  effet  il  n'y  a  que  Dieu  qui  fbit  nôtre  véritable  ^^^  ^^^^^ 
bien.  II  n'y  a  que  lui  qui  puifle  nous  combler  de  tous  j^^Qjyjçf^ 
les  plaifirs  dont  nous  Ibmmes  capables.  Ce  n'eft  que  fç.^çyi^^ 
dans  (à  connoifrance&  dansfon  amour  qu'il  a  réibiu  „^  ^'f^. 
de  nous  les  faire  fèntir:  Et  ceux  qu'il  a  attachez  aux  y^^fy.Qjf^ 
mouvemens  qui  ièpafi[ent  dans  nôtre  corps ,  afin  que  f^iy^Tpr,^ 
nous  eufîîons  foin  de  fa  confervation ,  font  tres-petits,  ^^y  j^^ 
tre's-foibles  &  detre's-peu  de  dure'e ,  quoique  dans  Te'*  pi^î^y, 
tat  où  le  pe'ché  nous  a  re'duits ,  nous  en  fbyons  comme 
efdaves.  Mais  ceux  qu'il  fera  fèntîr  à  fès  Elus  dans  le 
Cid ,  feront  infiniment  plus  grands ,  puifqu'il  nous  a 
iàitspourleconnoitie&  pour  l'aimer.  Car  enfin  l'or- 
dre demandant  que  l'on  rellente  de  plus  grands  plai- 
firs, lorfqu'on  pofîede  de  plus  grands  biens  j  puilque 
Dieu  eft  infiniment  au  defius  de  toutes  cho  fes ,  le  plai- 
:fir  de  ceu  x  qui  le  pofïe'der ont ,  furpaffera  cei  cainemen  t      IIL 
tous  les  plaiiirs.  VOrï- 

Ce  que  nous  venons  de  dire  de  la  caufè  de  nos  erreurs  gi'^^  des 
à  l'égard  du  bien ,  fait  afiéz  connoîtrt  la  faufTeté  des  erreurs 
opinions  qu'avoient  les  Stoïciens,  &  ks  EpicuL'iens  des  EpU 
touchant  le  fouverain  bien.  Les  Epicuriens  le  met  curiens 
toient  dans  le  plaifir  j  &  parce  qu'on  le fèntaufli  bien  CT  des 
dans  le  Yice ,  que  dans  U  vertu  >  6c  mêmes  plus  ordi-  Stokiens 

jiaire- 


iri  DE  LA  RECHERCHE 

Chap*    nairement  dans  le  premier ,  que  dans  l'autre,  on  a 
XVII'  crû.  communément ,  qu'ils  fe  iaifîoien't  aller  à  toutes 
fortes  de  voluptez. 

Or  la  première  caufe  de  leur  erreur  efi: ,  que  jugeant 
fàudèment  qu'il  y  avoit  quelque  chofe  d'agreabJe  dans 
les  objets  de  leurs  fens  >  ou  qu'ils  e'toient  les  ve'rita- 
bîes  caules  des  plaifirs  qu'ils  fèntoient  j  étant  outre  ce- 
la convaincus  par  le  fèntiment  intérieur  qu'ils  avoient 
d'eux  mêmes,  que  le  plaifîr  étoit  un  bien  pour  eux, 
au  moin'  pour  le  tems  qu'ils  en  jouïfToient  j  ils  le  hiC- 
foient  aller  à  toutes  les  paillons  ,  derquelles  ils  n'ap- 
prchendoient  point  de  (oufFrir  quelque  incommodi- 
té dans  la  fuite.  Au  lieu  qu'ils  dévoient  coiifidérer, 
que  le  plaifîr  que  l'on  fent  dans  les  choies  fenfîbles,  ne 
peur  être  dans  ces  choies  comme  dans  leurs  ve'ritables 
caulèsni  d'une  autre  manière;  &  parconféquent,  que 
les  biens  fenlibles  ne  peuvent  être  des  biens  à  l'égard 
de  nôtre  am.e  :  &  le  refte  que  nous  avons  expliqué. 

Les  Stoïciens  periùadez  au  contraire  ,  que  les  plar- 
firs  fenfîbles  n'étoient  que  dans  le  corps  &  pour  le 
corps  ,  &  que  l'ame  dcvoit  avoir  (on  bien  particulier, 
mettoient  le  bon-heur  dans  la  vertu.  Or  voici  la  fbur- 
cc  de  leurs  erreurs. 

C'eft  qu'ils  croyoient,  que  le  plaifir  &  la  douleur 
fenfîbles  n'étoient  point  dans  l'ame  ,  mais  feulement 
dans  le  corps  :  &  ce  faux  jugement  leur  fcrvoit  enfuite 
de  principe  pour  d'autres  faufles  condufîons  :  comme 
que  la  douleur  n'efl  point  un  mal,  ni  le  plaifîr  un  bien  j 
que  les  plai'.-rs  des  fèns  ne  font  point  bons  en  eux-mê- 
mes ;  qu'ils  font  communs  aux  hommes  &  aux  bê- 
tes, &c.  Cependant  il eft facile  de  voir,  que  quoi- 
que les  Epicuriens ,  8c  les  Stoïciens  ayent  eu  tort  en 
bien  des  chofès,  ils  ont  eu  rai(on  en  quelques-unes». 
Car  le  bon  heur  des  bien-  heureux  ne  confiite  que  dans 
une  vertu  accomplie ,  c'ef]:-à-dire  dans,  la  connoifî'an  - 
ce  &  l'amour  de  Dieu  ;  &  dans  un  plaifir  très-doux, 
qui  les  accompagne  fans  cciÏQ. 

Retenons  donc  bien,  que  les  objets  extérieurs  ne ■ 
ren^ment  liea  d'agréable  m  de  fâcheux  :  qu'ils  ne 


DE  LA  VERITF.  Livre  L  115 
font  point  les  cauiès  de  nos  plaifîrs  :  que  nous  n'avons  Chap, 
point  de  fùjet  de  les  craindre  ni  de  les  aimer:  mais  qu'il  XYH, 
n'y  a  que  Dieu  qu'il  faille  craindre,  &  qu'il  faille  ai- 
mer, comme  il  n'y  a  que  lui  qui  (bit  allez  puiiîant 
pour  nous  punir  &.  pour  nous  re'eompenlèr ,  pour 
nous  faire  ^ntir  du  plaifîr  &  de  la  douleur  :  enfin  que 
ce n'eft qu'en  Dieu  ,  &  que  de  Dieu,  que  nous  de- 
vons efperer  ks  plaifîrs  ,  pour  lefquels  nous  avons 
une  inclination  n  forte,  fi  naturelle,  &  fi  jufte. 


Chap. 
CHAPITRE    XVIIL  XYIIL 

I.  Que  nosjens  nous  portent  à  l* erreur  en  des  chofes  mê- 
me qui  ne  font  point  fenfihles .  IL  Exemple  tiré  de  la, 
converfation  des  hommes.  III,  Qt^ilne  faut  points^ ar- 
rêter aux  manier  es  fenjihle  s. 

NOus  avons  fuffi{àmment  explique'  les  erreurs 
de  nos  fèns  à  l'égard  de  leurs  objets  ,  comme 
de  la  lumie're ,  des  couleurs ,  &  des  autres  qualitez 
iènfîbles.  Il  faut  voir  maintenant  comme  ils  nous  fe'- 
duilènt  touchant  les  objets  même  qui  ne  font  point  de 
leur  refibrt ,  en  nous  empêchant  de  les  confidérer 
avec  attention  ,  &  en  nous  inclinant  à  en  juger  fur  leur       j^ 
rapport.  C'eft  ce  qui  méiite  bien  d'être  expliqué.         q^„  ' 
L'attention  &  l'application  de  l'e/prit  aux  idées  ^^'  ' 
chires&diftindes  que  nous  ayons  des  objets,   ^^^^  portent  a 


pas  poilible  de  voir  la  beauté  de  quelque  ouvrage  iaiis   Aj.^a_ 
ouvrir  les  yeux  ,  &  iàns  le  regarder  fixement  j  ainfi  fp^pauine 
l'elprit  ne  peut  pas  voir  évidemment  la  plùparj:  des  /-^J^/^^/^^ 
choies  avec  les  rapports  qu'elles  ont  \ts  unes  aux  f^ySLles 
autres ,  s'il  ne  les  conlidére  avec  attention.  Or  il  ^   ■' 
eft  certain  ,  que  rien  ne  nous  détourne  davantage 
de  l'attention  aux   idées  claires  &  diilindes  que 
nos  propres  lèns  ;  &:  par  conféquent  rien  ne  nous 

éloi- 


114  DE  LA  RECHERCHE  '       j 

Chai,     éloigne  davantage  de  la  vérité ,  &  ne  nous  jette  {î-tôt 
jlCYIII.    tîiins  l'erreur.  ■ 

Pour  bien ,  concevoir  cette  vérité,  il  eft  abfolument  - 
néce/Taire  de  fçavoir ,  que  les  trois  manières  dont  l'a-  j 
ine  apperçoit ,  fçavoir  par  les  (êns ,  par  l'imagination,  | 
&parre{prit,  ne  la  touchent  pas  toutes  égalementi  % 
&  que  par  conféquent  elle  n'apporte  pas  une  pareille  '| 
attention  à  tout  ce  qu'elle  apperçoit  par  leur  moyenj  | 
car  elle  s'applique  beaucoup  à  ce  qui  la  touche  beau-  i 
coup  ,  &  elle  en: attentive  à  ce  qui  la  touche  peu.  I 

Or  ce  qu'elle  apperçoit  par  les  fenSjla  touche  &  l'ap-  i 
plique  extrêmement  ;  ce  qu'elle  connoît  par l'imagi-  \ 
nation  la  touche  beaucoup  moins ,-  mais  ce  que  l'en-  i 
tendement  lui  repréfente  ,  je  veux  dire ,  ce  qu'elle  ap-  j 
perçoit  par  elle-même  ou  indépendemment  des  fèns  i 
&  de  l'imagination,  ne  la  réveille  preique  pas.  Per-  ' 
fbnne  ne  peut  douter  que  la  plus  petite  douleur  des  i 
fcns  ne  fbit  plus  préfente  à  l'efprit ,  &  ne  le  rende  plus 
attentif,  que  la  méditation  d'une  choIè  de  beaucoup  1 
plus  grande  conféquencCk  i 

Larailbn  de  ceci  eft ,  que  les  fèns  repréfèntent  les  ; 
objets  comme  préfèns ,  &  que  l'imagination  ne  les  i 
repréfente  que  comme  abfens.  Or  l'ordre  demande  1 
que  de  plufieurs  biens,  ou  de  plufieurs  maux  propofez  , 
àl'ame,  ceux  qui  font  préfèns  la  touchent  ôcTappli-  i 
quent  davantage  que  les  autres  qui  font  abfens  ,  parce  ; 
qu'il  eft nécefïàire que  l'ame  fe  détermine  prompte-  < 
m ent  fur  ce  qu'elle  doit  faire  en  cette  rencontre.  Ainfi"  J 
elle  s'applique  beaucoup  plus  à  une  fîmple  piqueure,  i 
qu'à  des ipéculations  fore  relevées;  &  les  plaifirs  &  ' 
les  maux  de  ce  monde  font  même  plus  d'imprefTion  jj 
fjc  elle ,  que  les  douleurs  terribles ,  &  les  plaifirs  in- 
finis de  l'éternité,  i 
Les  fèns  appliquent  donc  extrêmement  l'ame  à  ce  i 
qu'ils  lui  représentent.  Or  comme  elle  eft  limitée ,  &  ■ 
qu'elle  ne  peut  nettement  concevoir  beaucoup  de  cko  .  ■ 
fes  à  la  fois  ;  elle  ne  peut  appercevoir  nettement  ce  l 
que  l'entendement  lui  repréfente  ,  dans  le  même  ] 
tcirf'  que  les  fèns  lui  offrent  quelque  chofe  à  confidé-  \ 

rer.  i 


DE  LA  VERITE'.  Livre  L  115 
rer.  Elle  laifTe  donc  les  idées  claires  ^diftiiiAcs  de  Ghap. 
l'encendemcnt ,  propres  cependant  à  découvrir  lavé-  XYIH. 
rite  des  chofes  en  elles-mêmes  -,  &  elle  s'applique  uni- 
quement aux  idées  confufès  des  fens ,  qui  la  touchent 
beaucoup,  &  qui  ne  lui  repréfentcnt  point  les  chofes 
/don  ce  qu'elles  font  en  elles-mêmes  ,  mais  feulement 
félon  le  rapport  qu' elles  ont  avec  fon  corps . 

Si  une  perfonne ,  par  exemple ,  veut  expliquer  quel-  ^^'  r 
que  vérité,  il  eft  néccfïaire  qu'il  le  ferve  de  la  parole,  ^^^^^f^ 
&  qu'il  exprime  fes  mouvemens  &  fes  fentimens  inté-  ^'^^  «^ '^ 
rieurs  par  des  mouvemens  &  des  manières  fenfibles.  corrver- 
Or  i'ame  ne  peut  dans  le  même-tems  appercevoir  di-  T^^^^"  ««"^ 
flindementplufieurschofes.Ainfiayant  toujours  une  hommes. 
grande  attention  à  ce  qui  lui  vient  par  les  fens ,  elle  ne 
eonudcre  prefque  point  les  raifons  qu'elle  entend  dire. 
Mais  elle  s'applique  beaucoup  au  plaifirfenfible  qu'el- 
le a  delà  mefure  des  périodes,  des  rapports  des  ge- 
ftes  avec  les  paroles ,  de  l'agrément  du  vifage ,  enfin 
de  l'air ,  &  de  la  manière  de  celui  qui  parle.  Cepen- 
.  dant  après  qu'elle  a  écouté  ,  elle  veut  juger ,  tfeft  la 
coutume.  Ainfi  les  jugemens  doivent  être  difterens, 
^lèlonladiverfitédesimpreflîons  qu'elle  aura  receuës 

par  les  fens. 

Si  par  exemple ,  celui  qui  parle  s'énonce  avec  facili- 
té j  s'iigarde  une  mefure  agréable  dans  fes  périodes; 
s'ilal'air  d'un  honnête  homme  &  d'un  homme  d'ef- 
prit  j  &  fi  c'eft  une  peribnne  de  quaUté  ,•  s'il  eft  fuivi 
d'un  grand  train  j  s'il  parle  avec  authorité  &  avec  gra^ 
vite;  fi  les  autres  l'écoutent  avec  relped  &en  filencc; 
s'il  a  quelque  commerce  avec  les  elprits  du  premier 
ordre  ;  enfin  s'il  eft  alTez  heureux  pour  plaire  ,  ou 
pour  être  eftimé,  il  aura  raifon  dans  tout  ce  ^u'il  avan- 
cera ;  &  il  n'y  aura  pas  jufqu'à  foncolet  &c  a  fes  man- 
chettes ,  qui  ne  prouvent  quelque  chofè. 

Mais  s 'il  eft  afîez  mal-heureux  pour  avoir  des  qua-- 
litez  contraires  à  celles-ci ,  il  aura  beau  démontrer  ,  il         - 
ne  prouvera  jamais  rien  ;  qu'il  dife  les  plus  belles  cho- 
fes du  monde,  on  ne  les  appercevra  jamais.  L'atten» 
tion  des  auditeurs  n'étant  qu'à  ce  qui  touche  les  fens, 

ic 


11^     ^     DE  LA  RECHERCHE 

Ghap,  le  dégoût  qu'ils  auront  de  voir  un  homme  fi  malcom- 
XYIII»  pofe' ,  les  occupera  tout  entiers ,  &  empêchera  l'ap- 
plication qu'ils  devroient  avoir  à /es  penfees,  Cccokt  I 
fàle  &  chifonne'  fera  meprifèr  celui  qui  le  porte ,  &  tout  j 
ce  qui  peut  venir  de  lui  ;  &  cette  manière  de  parler  de  1 
Philosophe  &  de  rêveur ,  fera  traitter  de  rêveries  &  ! 
d'extravagances  ces  hautes  &  fublimes  véritcz  »  dont  ; 
le  commun  du  monde  n'eft  pas  capable,  i 

Voilà  quels  font  les  jugemens  des  hommes»  Leurs  J 
yeux  &  leurs  oreilles  jugent  de  la  vérité'  &  non  pas  la  i 
raifbn  ,  dans  les  chofes  même  qui  ne  dépendent  que  i 
delaraifbn  j  parce  que  les  hommes  ne  s'appHquent  \ 
qu'aux  manières iènfîbles  &  agréables  ,  &  qu'ils  n'ap-  ^ 
portent  prefque  jamais  une  attention  forte  ôc  ferieufe,  ? 
pour  découvrir  la  vérité.  | 

IIL        Qu 'y  a-t-il  cependant  de  plus  in jufte  que  de  juger  des  | 
Çuilne   chofes  par  la  manière ,  &  de  mépriièr  la  vérité  ,  par-  .| 
J^ïit         ce  qu'elle  n'eft  pas  revêtue  d'ornemens  qui  nous  plai-  ; 
^omt^      iènt,  &  qui  flattent  nos  fens?  Il  devroit  être  honteux  i 
s'arrêter  à  des  Philofbphes ,  &  à  des  perfonnes  qui  (è  piquent  ,j 
aux  ma-  d'eljnit,  de  rechercher  avec  plus  de  foin  ces  matières  i 
r^^V/       agréables,  que  la  vérité  même  ,  &  de  fe  repaître  plù^ 
Jenjibles  tôt  l 'eiprit  de  la  vanité  des  paroles ,  que  de  la  fblidité  i 
^,^1       des  choies.  C'eft-  au  commun  des  hommes ,  c'eft  aux  J 
gréahks  âmes  de  chair  &  de  fàng,à  le  lailîer  gagner  par  des  pé-  ; 
iiodes  bien  mefurées ,  &  par  des  ^gures  &:  des  mou-  ; 
vemens  qui  réveillent  les  pallions.  \ 

Ornniaemmflolidimagisadmîrantur  >  amant^uey  ' 

Inverjîsqu^  fiib  verbîslatiîantia  cernunt.  '■': 
I                Vèraquc  confiituunt ,  qux  belle  tangerepopmt 

'  coures ^C^  iepîdoqu<£jîmtfucataJ6nore.  \ 

Mais  les  perfonnes  {âges  tâchent  de  fe  défendre  ] 
contre  la  force  maligne,  &  les  charmes  puilTans^ 
de  CCS  manières  feniibles.  Les  fens  leur  impofènt 
auffi  bisn  qu'aux  autres  hommes  ,  puilqu'en  elFec^ 
iisibnt  hommes  ,  mais  ils  méprilènt  les  rapports^ 
^;fils  leur  font.    Ils  imitent    ce  fameux    exem-: 

pie 


DE  LA  VERITE'.  Livre  L        117 

pie  des  luges  de  l'Aréopage  ,  qui  deiFcndoieiit  ri-  Cha?. 
goureuièment  à  leurs  Avocats  de  fe  fervir  de  ces  XYUIt 
paroles  &  de  ces  figures  trompeufcs ,  &  qui  ne  les 
écoutoient  que  dans  les  ténèbres^  de  peur  que  les  agré- 
mens  de  leurs  paroles  &  de  leurs  geftes  ne  leur  perfiia- 
dafïènt  quelque  cholè  contre  la  vérité  &  la  juftice ,  •& 
afin  qu'ils  pCifTent  davantage  s'appliquer  à  confiderer 
la  fbîidité  de  leurs  raifons» 


CHAPITRE    XIX,  C^^^- 

Deux  autres  exemples.  I.  Le  premier  ^  de  nos  erreurs 
touchant  la  nature  des  corps.  II.  Le  fécond ,  de  celles 
qui  regardent  les  qualités  de  ces  mêmes  corps. 

ON  vient  de  faire  voir  qu'il  y  a  un  fort  grand 
nombre  d'erreurs ,  qui  ont  pour  première  cau- 
fè  cette  forte  application  de  l'ame  à  ce  qui  lui  vient  par 
les  fèns,  &  cctt-e  nonchalance ,  oûelleeit,  pour  les 
chofes  que  l'entendement  lui  reprefènte.  On  vient 
d'en  donner  un  exemple  de  fort  grande  conféquence 
pour  la  Morale  tiré  de  laconverfation  Aes  hommes, en 
voici  encore  d'autres  tirez  du  commerce  que  Ton  a 
aveclerefte  de  la  nature,  leiquels  il  eft  abfblument 
nécelTaire  de  remarquer  pour  la  Phynque» 

Unt  àts  principales  erreurs ,  ou  l'on  tombé  en  ma-       J. 
tiéredePhyiique,  c'eft  que  l'on  s'imagine  ,  qu'il  y  a  'Erreurs 
beaucoup  plus  de  fubfrance  dans  les  corps  ,  qui  (è  font  touchant 
beaucoup  fentir,  que  dans  les  autres  qu'on  ne  lent  la  nature 
prefquepas.  La  plupart  des  hommes  croyent,  qu'il  y  des  corps 
a  bien  plus  de  matière  daiiS  l'or  &  dans  le  plomb  ,  que 
dans  l'air  &  dans  1  eau  j  Se  les  ènfans  même,  qui  n'ont 
point  rembarqué  par  les  iens  les  effets  de  l'air,  s'ima 
ginent  ordinairement  que  cen'eltrien  de  réel. 

L'or  &  le  plomb  font  fort  pefans ,  fort  durs  &  fort 
fènfblesj  l'eau  &  l'air  au  contraire  ne  fè  font  prefque 
pas  fèntir.  De  là  les  hommes  concluent ,  que  les  pre- 
miers ont  bien  plus  de  réalité  que  les  autres.  Ils  jugent 

àt 


ii8  DE  LA  RECHERCHE  \ 

Chap.     *^^^^  vérité  des  chofes  par  l'imprefTion  fènjfïble  qui  ; 

XlX*.    ^'^^^  crompe  toujours,  &  ils  négligent  les  idées  clai-  \ 

xes  &  dilHndes  de  l'elprit ,  qui  ne  nous  trompent  ja-  : 

maisj  pdicequelelènlible  nous  touche  &  nous  appIiJ  ! 

que ,  &.  que  l'intelligible  nous  endort.  Ces  faux  juge-  I 

mens  regardent  la  fubOiance  des  corps,  en  Yoici  d'au-  ] 

très  iur  les  qualitez  des  mêmes  corps.  ] 

'II.  Les  hommes  j  ugent  prelque  toujours  que  les  objets;  ; 

Erreurs    <\^*  excitent  en  eux  des  lèulàtions  plus  agréables ,  font 

touchant  les  plus  parfaits  &  les  £Îus  purs  j  fans  ff  avoir  feulement  \ 

leurs        en  quoi  concilie  la  perfedion  &  la  pureté  de  la  matié-  \ 

qualité^  ^^>  &  mêmes  fans  s'en  mettre  en  peine.  ; 

^  leur        Ils  difênt ,  par  exemple ,  que  de  la  fange  eft  împu-  \ 

^^erfe-       re,  &  que  de  l'ea^  très- claire  eft  fort  pure.  Mais  les  i 

6iiott,       chameaux  qui  ain;  ent  l'eau  bourbeufè,  &  ces  animaux  \ 

qui  fèplaifent  dans  la  fange,  ne  feroient  pas  de  leur  \ 

ientiment.  Ceibnt  des  bêtes,  il  eft  vrai»  Mais  les  per-  i 

fonnes  qui  ai  ment  les  entrailles  de  la  becafîè  &  les  ex-  1 

crémens  de  la  fouine ,  ne  àifènt  pas  que  c'eft  de  l'im-  ^ 

pureté  ,  quoi  qu'ils  le  difènt  de  ce  qui  fort  de  tous  les   i 

autres  animaux.  Enfin  le  mufc  &  l'ambre  fbntefti-  \ 

mez  généralement  de  tous  les  hommes,  quoi  que  l'ott   ; 

tienne  que  cène  font  que  des  excrémens.  \ 

Certainement  on  nejuge  de  la  perfedion  de  la  ma-   i 

tiére  &  de  fà  pureté  que  par  rapport  à  fes  propres  fènsî   ^ 

Se  de  là  il  arrive ,  que  les  fèns  étant  difFérens  dans  tous   ' 

les  hommes  ,  comme  on  l'a  fiiffifàm ment  expliqué, 

ils  doi vent ^ugertrés-diverfèment  de  la  perfedion  &   ] 

de  la  pureté  &  la  matière.  Ainr  les  livres  qu'ils  coni-    ] 

pofenttous  les  jours  fiir  les  perfections  imaginaires,    ' 

qu'ils  attribuentàcertains  corps  ,  fbntnéccfîàirement    \ 

remplis  d'erreurs  dans  unevaiiététout-à-faitétran"   ■; 

:ge  &  bizarre  j  puitque  les  raifbnnemens  qu'ils  con-    I 

tiennent  ne  font  appuyez  que  iur  les  idées  faufïèSïCon»   ] 

ftlfès&  irreguliéresdenosfens.  ' 

Il  ne  faut  pas  que  des  Philofophes  difent,  que  la    i 

matière  eft  pure  ou  impure  ,  s'ils  ne  fçaventce  qu'ils    = 

entendent  précifément  par  ces  mots  de  pur  &  d'im- 

p!  I,-  car  il  ne  faut  pas  parler  fans  fçayoir  ce  que  l'on    \ 

■    ^  dit,  ■  j 


DE  LA   VERITF.  Livre  ï.         n^ 

ditî  c*eft-à-dire,  fans  avoir  des  idées  diftiiKfles  ,  qui  CHAp. 
lepo  ident  aux  termes  donc  on  fè  /èrt.  Or  s'ils  avoient    XIX. 
fixe  des  idées  claires  &  diftindes ,  à  l'un  &  à  l'autre 
de  ces  mots,  ils  verroicnt  que  ce  qu'ils  appellent  pur 
feroit fouvent très  impur,  &  que  ce  qui  leur  paroît 
impur ,  (è  trouveroit  fouvent  trés-pur. 

S'ils  vouloient ,  par  exemple ,  que  cette  matière 
là  fû:  la  plus  pure  &  la  plus  parfaite ,  dont  les  parties 
ièroient  les  plus  déliées  &  les  plus  faciles  à  fc  mou* 
voir,  l'or,  l'argent  &  les  pierres  précieufès  fèroient 
des  corps  extrêmement  imparfaits  ;  &  l'air  &  le  fea 
fèroient  au  contraire  très  -  parfrdts.  Quand  de  la 
chair  vien droit  àfe  corrompre  &  à  (èntir  mauvais  ,  ce 
feroit  alors  qu'elle  commenceroit  à  fè  perfectionner j 
&  une  charongne  puante  feroit  un  corps  bien  plus  par  - 
fait  que  de  la  chair  ordinaire. 

Que  fi  au  contraire  ils  vouloient ,  que  les  corps  les 
plus  parfaits  fufïènt  ceux ,  dont  les  p*ircics  fèroient 
les  plus  grofîes ,  les  plus  foli des  &  les  plus  difficiles  à 
remiier-,  de  la  terre  feroit  plus  parfaite  que  de  l'or  j  & 
l'air  &  le  feu  fèroient  les  corps  les  plus  imparfaits. 

Que  fi  l'on  ne  veut  pas  attacher  aux  termes  de 
pur  &  de  parfait  les  idées  diftiuâiçs  ,  dont  je  viens  de 
parler  ,  il  cft  permis  d'en  fubllitue'r  d'autres  en  leur 
place  :  mais  (^  l'on  prétend  ne  définir  ces  mots  que  par 
des  notions  fènfibles,  on  confondra  éternellenienc 
toutes  chofès ,  puis  qu'on  ne  fixera  jamais  la  lignifica- 
tion des  termes  qui  les  expriment.  Tous  les  hommes, 
comme  l'on  a  déjà  prouvé  ont  des  fènfàtions  bien  dif» 
férentcs  des  mêmes  objets  :  Donc  on  ne  doic  pas  défi- 
nir  ces  objets  par  les  fcnfations  qu'on  en  a  ,  fi  l'on  ne 
veut  parler  fans  s'entendre  ,  Se  mettre  la  confuûon 
par  tout» 

Mais  au  fonds,  jenevoispasqu'ily  ait  de  la  Ma- 
tière ,  fùt'Ce  celle  dont  les  cieux  font  compofèz ,  qui 
contienne  en  foi  plus  de  perfection  que  les  autres. 
Toute  matière  ne  fèmble  capable  que  de  ngures  &  de 
mouvemens  ,  &  il  lui  eft  égal  d'avoir  des  f  gures  ôc 
des  mouvemens  réguliers ,  ou  d'en  avoir  d'irréguliers. 

La 


Il©  DE  LA  RECHERCHE 

Cha/«  Laraifbnnenous  dit  pas ,  que  le  Soleil  foit  plus  par- 
XIX.  ^^^^'  i^ip^i^s  lumineux  ^ue  la  boue  j  nique  ces  beau- 
tez  de  nos  Romans  &  de  nos  Poètes  ,  ayent  aucun 
avantage  iiir  les  cadarres  les  plus  corrompus,  Ce  font 
Ros  (èûs  faux  6c  trompeurs  qui  nous  le  difent.  On  a 
beau  (è  re'crier  :  toutes  les  railleries  &  les  exclamations 
paroîtront  firoides  &  badines  à  ceux  qui  examineront 
attentivement  les  raifbns  qu'on  a  apportées. 

Ceux  qui  (çavent  feulement  fèntir,  croyent  que  le 
Soleil  eft  plein  de  lumière  :  mais  ceux  qui  Içavent  fcn- 
tir  &  railonner ,  ne  le  croyent  pas  ;  pourvu  qu'ils  fça- 
chent  auffi  bienrailbnner,  qu'ils  fçavent  fentir.  On  eft 
tre's-perfiiadé  ,  que  ceux  mêmes  qui  deTerent  le  plus 
au  témoignage  de  leurs  fèns  ,  entreroient  dans  le  îèn- 
timent  ou  l'on  eft ,  s'ils  avoient  bien  médité  les  cho- 
fès  que  l'on  a  dites.  Mais  ils  aiment  trop  les  illufions 
de  leurs  fèns  j  ilyatroplong-tems  qu'ils  obéïfTent  à 
leurs  pr^ugez  i  &leurames'eiî;  trop  oubliée  ,  pour 
reconnoître  que  c'eft  à  elle  même  qu'appartiennent 
toutes  les  perfedions  qu'elle  s 'miagine  voir  dans  les 
corps. 

Ce  n'eft  pas  auffi  à  ces  fortes  de  gens  que  l'on  parle; 
on  fè  met  peu  en  peine  de  leur  approbation  &  de  lair 
eflinie  :  ils  ne  veulent  pas  écouter ,  ils  ne  peuvent 
donc  pas  juger.  Il  fuiîit  qu'on  défende  la  vérité,  & 
qu'on  ait  l'approbation  de  ceux  qui  travaillent  ferieu- 
fement  à  fè  délivrer  des  erreurs  de  leurs  fèns ,  &  à  ufèr 
bien  des  lumières  de  leur  efprit.  On  leur  demande 
feulement,  qu'ils  méditent  ces  penfè'es  avec  le  plus 
d'attention  qu'ils  pourront  j  &  qu'ils  jugent.  Qu^'ils 
hs  condemnenc  ,  ou  qu'ils  les  approuvent.  On  les 
fbûmet  à  leur  JL.gement  j  parce  que  par  leur  médita - 
lion  ils  oiv/;  acquis  fur  elles  droit  de  vie  &  de  mort,  qui 
lie  peut  leur  être  contcfté  fans  injuitice. 


CHAPI- 


DE  LA  VERITE'.  Litre  î.        m 


CHAPITREXX.  g^^ç; 

Conclupon  de  ce  premier  livre.  I.  que  nos  fêns  ne  nous  * 

/ont  (lome:^  que  pour  nôtrecorps.  11.  Qu^il  faut  douter 
de  ce  qu'ils  nous  rapportent.  IIL  Çuece  n'eji  pas  peu 
que  de  douter  comme  il  faut. 

r 

> "y  Ous  avons  ce  me  fèmblèafTez  découvert  léser-  ^    * 
N  rems  péne'rales  où  nos  {ens  nous  portent,  fbit  *>-    ^  ^ 
a  l'égard  des  choies  qui  ne  peuvent  être  apperceuës  ■>        ^ 
que  pâi|' l'entendement  5  &  je  ne  croi  pas  qu'en  fui-  y^^  J'^" 
vant  lelir  rapport  nous  tombions  dans  aucune  erreur,     '^^^^^ 
dont  on  ne  puiilè  reconnoitre  la  caufè  par  les  choies  ^'^^  ^  ^ 

que  nous  venons  de  dire ,  pourvu  qu'on  les  vciiilie  un    *  ^^^j^^' 
•^  /  .•  ^  ^  vationdc 

peu  méditer.  ■  ^   ^      ' 

Nous  avons  encore  vu  ,  que  nos  lèns  fonttre's  fî-  ^°  ^^ 
deles  Se  très  exacts ,  pour  nous  inftruire  des  rapports,  ^^T^" 
que  tous  les  corps  qui  nous  environnent  ont  avec  le 
nôtre  ;  mais  qu'ils  Ibnt  incapables  de  nous  apprendre 
ce  que  ces  corps  font  en  eux-iViêmes  :  que  pour  en  fai- 
re bou  ulage ,  il  ne  faut  s'en  lèrvir  que  pour  conlèrver 
là  faute'  &  là  vie  -,  &  qu'on  ne  les  peut  allez  me'prilèr, 
quand  ils  veulent  s'élever  jufqu'à  fe  Ibùmettreref- 
prit.  C'eft  la  principale  cholè  que  je  Ibuhaitte ,  que 
l'on  retienne  bien  de  tout  ce  premier  Livre.  Que  l'on 
conçoive  bien  ,  que  nos  kns  ne  nous  font  donnez,  que 
pour  la  conlèrvation  de  nôrre  corps  ;  qu'on  Ct  fortifie   » 
dans  cette pentée,-  &  que  pour  iè  délivrer  dé  l'igno- 
rance où  l'on  efi: ,  on  cherche  d'autres  lècours,  que       IL 
ceu  X  qu  'ils  nous  fourniiTent.  Qu^H 

Que  s'il  le  trouve  quelques  perlbnnes,  comme  uns  faw  doU' 
doute  il  n'y  en  aura  que  trop,  qui  ne  Ibient  point  per-  ter  du 
luadées  de  ces  dernières  propof'tions  par  les  choies   rapport 
qu'on  a  dires  jufques  ici ,  on  leur  demande  encore  quils 
bien  moins.  Il  fufiit  qu'ils  entrent  feulement  en  quel-  y^ous  font 
que  défiance  de  leurs  lèns  :  &  s'ils  ne  peuvent  pasrc     des  cho-- 
jettcr  entièrement  leurs  rapports  comme  faux  Se  fes. 

F  trom- 


ïii  DE  tA  RECHERCHE 

Chap.    trompeurs ,  oa  leur  demande  feulement ,  qu'ils  dou- 
%  X.    '^^"t  fe'ricufèmcnt  que  ces  rapports  foient  entièrement 
Trais. 

Et  véritablement  il  me  (cmble  qu'on  en  a  afTez  dit, 
pour  jetter  au  moins  quelque  fcrupuie  dans  l'eiprit 
des  perfbnnes  raifbnnables  >  &  par  conféquent  pour 
les  exciter  à  (èfervir  de  leur  liberté',  autrement  qu'ils 
il 'ont  fait  jufqu'à  prefènt.  Car  s'ils  peuvent  entrer  dans 
quelque  doute ,  que  les  rapports  de  leurs  fèns  foient 
vrais ,  ils  auront  aufîi  plus  de  facilite'  à  retenir  leur  con  - 
lentement,  &  à  s'empêcher  ainfi  de  tomber  dans  les 
erreurs  où  ils  font  tombez  jufqu'ici ,  principalement, 
s'ils  fèfbuvicnnent  de  la  règle  qui  eft  au  commence- 
ment de  ce  traité  ?  Qu'on  ne  doit  jamais  donner  un  con- 
fentement  entier ,  qu,*à  des  chofes  qui  paroijjênt  entière- 
ment évidentes  ;  C^  aufquelles  on  ne^euts'abjienir  de  cory- 
fentir ,  fans  reconnaître  avec  une  entière  certitude ,  que 
l'on  fer  oit  mauvais  ufage  de  fa  liberté  >  fi  Von  ne  s'y  ren- 
dait pas  ^ 
m.         Au  refle ,  qu'on  ne  s'imagine  pas  avoir  peu  avancé, 
Çue  ce    fî  on  a  feulement  appris  à  douter.  Sçavoir  douter  par 
nejl  pas  efprit  &  par  raifon ,  n'elî:  pas  n  peu  de  chofe  qu'on  le 
peu  que    penfe.  Car  il  faut  le  due  ici,  il  y  a  bien  de  la  différence 
de  fca-    entre  douter  &  douter.  On  doute  par  emportement 
voirdou-  &  par  brutalité  j  par  aveuglement  &  par  malice  j  & 
ter  ccm-  ^^'i""  p^r  fantaiîîe  ,  &  parce  que  l'on  veut  douter. 
me  il  faut  ^^^s  on  doute  auffi  par  prudence  &  par  défiance ,  par 
fàgefTe  &  par  pénétration  d'efprit.  Les  Académiciens, 
&  les  Athées  doutent  d-^  la  première  forte:  les  vrais 
Philofophes  doutent  de  la  féconde.  Le  premier  doute 
elî;  un  doute  de  ténèbres  ,  qui  ne  conduit  point  à  lalu# 
miére ,  mais  qui  en  éloigne  toujours.  Le  iècond  dou- 
te naifl  de  la  lumière,  &  il  aide  en  quelque  façon  à  la 
produire  à  fbn  tour. 

Ceux  qui  ne  doutent  que  de  la  première  façon  ,  ne 
comprennent  pas  ce  que  c'eft  que  douter  avec  efprit. 
Ils  fe  raillent  de  ce  que  .■i.  Defcartes  apprend  à  douter 
da^lapi'^ miére  de  fès  Méditations  Metaphyfiques, 
p^tce  qu'iUeurfsiîible  qu'il  n'y  a  qu'à  douter  par  fan- 

tailîe; 


DE  LA  VERITES  Livre  I.        it\ 
taifie:&  qu'il  n'y  a  qu'à  dire  en  général,  que  nôtre  Chaf. 
nature  eft  infirme:  que  nôtre  efpriteft  plein  d'aveu-     XX, 
glement:  qu'il  iàutavoir  un  grand  foin  de  fc  défeirc 
de  ces  préjugez ,  &  autres  chofès  fèmblablef .  Ils  pea- 
/ent  que  cela  fùfîît  pour  ne  plus  fè  laifler  féduire  a  £ès 
fèiis,  &  pour  ne  plus  fè  tromper  du  tout.  II  ne  fufic 
pas  de  dire  que  l'efprit  eft  foible  j  il  faut  lui  faire  fèntir 
lès  foibiefTes.  Ce  n'efl  pas  afïcz  de  dire ,  qu'il  eft  fîi- 
jet  à  l'erreur  5  il  faut  lui  découvrir ,  en  quoi  confîflent 
its  erreurs.  C'efl  ce  que  nous  croyons  avoir  commen- 
cé de  faire  dans  ce  premier  Livre  ,  en  expliquant  la  na- 
ture &  \qs  erreurs  de  nos  fèns  :  &  nous  allons  pour/iii- 
vre  nôtre  même  defïèin ,  en  expliquant  dans  le  fécond 
la  nature  &  les  erreurs  de  nôtre  imaginatiooj 


r  1 


BB  LA 


DELA 


RECHERCHE 


DELA 


VERITE 


Chap, 
L 


LIVRE   SECOND. 
DE    V  IMAGINATION 

PREMIERE  PARTIE. 
CHAPITRE    PREMIER. 

I.  làée  générale  de  V imagination.  II.  Qu'elle  renferme 
deuxfacultez  j  l'une  aBive  1  C^  l'autre  pajj'ive.  III. 
Caujé générale  des  changemens  qui  arrivent  a  l'imagi^ 
nation  des  hommes  ,  CT*  le  fondement  de  ce  Second 
Livre, 

An  s  le  Livre  précédent  nous  avons 
traittédesfèns.  Nous  avons  taché 
d'en  expliquer  knature,&  de  mar  ^ 
quer  precifement  l'ulàge  que  l'on 
en  doit  faire.  Nous  avons  décou- 
vert les  principales  &  les  plus  géné- 
laks  erreurs  dans  lefquelies  ils  nous  jettent  ;  &  nous 
avons  tàch'i  de  limiter  de  telle  ibrte  leur  puifîànce , 
«5^fpDn  doit  beaucoup  efpérer  d'euX)  &  n'en  rien  crain- 
dre ,  fi  Cil  l«s  retient  toujours  dans  les  bornes ,  que 

nous 


DÉ  LA  VERITE'.  Livre  IL  115 
nous  leur  avons  prefcritcs.  Dans  ce  {ccond  livre  nous  Chap. 
traitterons  de  l'imagination  :  l'ordre  naturel  nous  y  I.  .  . 
oblige  5  car  il  y  a  un  u  grand  rapport  entre  les  (èns ,  & 
l'imagination  qu'on  ne  doit  pas  les  feparer.  On  verra 
mêmes  dans  la  fuj  te ,  que  ces  deux  puiiîances  ne  dilîé» 
rcnt  entr'elles  que  du  plus  &  du  moins, 

Voici  l'ordre  que  nous  gardons  dans  ce  Traitte'»  Il 
cftdivilëen  trois  Parties.  Dans  la  premie're  nous  ex- 
pliquons les  causes  phyfiques  du  de'réglement ,  &  des 
erreurs  de  l'imagination.  Dans  la  féconde  nous  fài- 
fons  quelque  application  de  ces  caufès  aux  erreurs  les 
plus  ge'nérales  de  l'imagination  ;  &  nous  parlons  aufîî 
des  caufès  que  l'on  peut  appeller  miorales  de  ces  er- 
reurs. Dans  la  troifieme  nous  parlons  de  la  commu- 
nication contagicu(è  des  imaginations  fortes. 

Si  la  plûpatt  des  chofes  que  ce  Traite'  contient,  ne 
font  pas  fi  nouvelles  5  que  celles  que  l'on  a  de'ja  dites 
en  expliquant  les  erreurs  des  fens ,  elles  ne  feront  pas 
toutefois  moins  utiles.  Les  personnes  e'clairées  recon- 
noilîent  alTez  les  erreurs  &  les  caufcs  même  des  erreurs 
dontjetraite;  mais  ily  atrés-peudeperfonnes  qui  y 
fàirentafTezde  réflexion.  }e  ne  pretens  pas  inlhuire 
tout  le  monde  ,  j'inftruis  les  ignorans ,  &  j'avertis 
feulement  les  autres  ,  ou  plutôt  je  tâche  ici  de  m'in- 
fh'uire  ,  &  de  m 'avertir  moi-même.  ■^• 

Nous  avons  dit  dans  le  premier  Livre,  que  les  or-  ^(^^^  g^- 
ganes  de  nos  fèns  étoient  compofèz  de  petits  filets,  qui  nérale  de 
d'un  côte'  fe  terminent  aux  parties  extérieures  du  /'^wd^Ç^- 
corps&àla  peau,  &  de  l'autre  aboutififent  vers  le  mi-  nation, 
lieu  du  cerveau.  Or  cqs  petits  filets  peuvent  être  re- 
muez en  deux:  manières ,  ou  en  commençant  par  les 
boucs  qui  fè  terminent  dans  le  cerveau ,  ou  par  ceux 
qui  fe  terminent  au  dehors.  L'agitation  de  ces  petits 
filets  ne  pouvant  fè  communiquer  jufqu'au  cerveau, 
quel'amen'apperçoive  quelque  chofè  j  fi  l'agitation  ^  P/tr 
commence  par  l'impreflîon  que  les  objets  font  far  la  ««  j^g^- 
furface  extérieure  des  filets  de  nos  nerfs  ,  &  qu'elle  fè  fnent  na- 
communique  jufqu'au  cerveau  ,  alors  l'amefent  &ju-  tureldont 
ge^que  ce  qu'elle  fent  efl  au  dehors  >  c'eft- à-dire  j'^i/ p^r- 

A  j  qu'elle 


latf  BE  LA  RECHERCHE 

Chap.    «qu'elle  apperçoit  un  objet  comme  prefenc    Mais  s'il 
^  I.        n'y  a  que  les  filets  intérieurs  qui  (oient  agitez  par  le 
léenplu'  cours  des  elprics  animaux  ,  ou  de  quelqu'autre  ma- 
fieursen-  niére ,  l'ame  imagine  ,  &  juge  que  ce  qu'elle  imagine, 
droits  du  n'efl:  point  au  dehors,  mais  au  dedans  du  cerveaU) 
Ih'repré'  c'eft-à-dire ,  qu'elle  apperçoit  un  objet  comme  ablent. 
cèdent.     Voilà  la  différence  qu'il  y  a  entre  ièntir ,  &  imaginer. 
Mais  il  faut  remarquer  que  les  fibres  du  cerveau 
font  beaucoup  plus  agitées  par  l'impreflion  âts  objets, 
que  par  le  cours  des  efprits  ;  &  que  c'eft  pour  cela  que 
l'ame  ell  beaucoup  plus  touchée  par  les  objets  exté- 
rieurs ,  qu'elle  juge  comme  préfens  ,  &  comme  capa- 
bles de  lui  faire  fèndr  incontinent  du  plaiiir  ,  ou  de  la 
Couleur ,  que  par  le  cours  des  efprits  animaux.  Ce- 
pendant il  arrive  quelquefois  dans  les  perfbnnes  qui 
ont  les  efprits  animaux  fort  agitez  par  des  j.eûnes  ,  par 
des  veilles ,  par  quelque  fièvre  chaude  ,  on  ^ar  quel- 
q-uepalfion  violente  ,  que  ces  efprits  remuent  les  fî~ 
bres  intérieures  du  cerveau  avec  autant  de  force  que  les 
objets  extérieurs ,  de  forte  que  ces  perfonnes  l'entent 
l  ce  qu'ils  ne  devroient  qu'imaginer,  &  croyent  voir 

^  devant  leurs  yeux  des  objets  qui  ne  font  que  dans  leur 

/  imagination.  Cela  montre  bien  qu'à  l'égard  de  ce  qui 

le  pafTe  dans  le  corps  ,  les  fens ,  &  l'im.agination  ne 
différent  que  du  plus  &  du  moins  jâinfî  que  je  viens  de 
l'avancer» 

Mais  afin  de  donner  une  idée  plus  dif^incfle  &  plus 
particulière  de  l'imagination  ,  il  fautfçavoir ,  que  tou- 
tes les  fois  qu'il  y  a  du  changement  dans  la  paitie  du 
ccrueau  à  laquelle  les  nerfs  aboutilîent ,  il  arrive  aufH 
du  changement  dans  l'ame:  c'eft-à-dire,  comme 
'  nous  avons  déjà  expHqué ,  que  s'il  arrive  dans  cette 
partie  quelque  mouvement ,  qui  change  l'ordre  de 
iès  fibres ,  il  arrive  auffi  quelque  perception  nouvelle 
dans  l'ame  ;  &  qu'elle  fent ,  ou  qu'elle  imagine  quel- 
que chofe  de  nouveau:  &c  que  l'ame  ne  peut  jamais 
rien  fèntir ,  ni  rien  imaginer  de  nouveau ,  qu'il  n'y  ait 
du  ckmgemeHt  dans  les  fibres  de  cette  même  partie  du 
ccr/îau. 

De 


DE  LA  VERITE'.  Livre  ïl.         iiy 

De  forte  que  la  faculté  d'imaginer,  ou  l'imagina-  Chap. 
tien  ne  confifte  que  dans  la  puifïanee  qu'a  l'amedefè  I» 
former  des  images  des  objets ,  en  proaluifànt  du  ehan- 
gementdans  les  fibres  de  cette  partie  du  cerveau ,  que 
Ton  peut  appeller  ^znit  principale  ^  parce  qu'elle  ré- 
pond à  toutes  les  parties  de  nôtre  corps,  &  que  c'eft 
lelieuoii  nôtre  ame  réiîde  immédiatement,  s'il  eft 
permis  de  parler  ainfi. 

Cela  fait  voir  clairement ,  que  cette  puifïànce  qu'a      ^^' 
l'ame  de  former  des  images  renferme  deux  chofeSi  X>euxfa^ 
l'une  qui  dépend  de  l'ame  même,  &  l'autre  qui  dé-  cultes 
pend  du  corps.  La  première  cft  l'aâiion,  &  le  com-  dans  li- 
mandement  de  la  vo  Jonté  .  Lafeconde  cft  l'obéiffan-  ma^ina^ 
ceqiBe  lui  rendent  les  elprits  animaux  qui  tracent  ces  tionj'i^ 
images ,  &  les  fibres  du  cerveau  fur  lefquelles  elles  maâive, 
doivent  être  gravées.  Dans  cet  Ouvrage,  on  appelle  l\iutre 
indifféremment  du  nom  d'imagination  l'une  &  î'au-  pajjiye, 
tre  de  ces  deux  chofes ,  &  on  ne  les  diftingue  point 
par  les  mots  c?'fl(5?/vf  &  de  pajjive  qu'on  leur  pouroic 
donner  j  parce  que  lefens  c^  la  chofe  dont  on  parle, 
.  ^  jnarque  aflèz  de  laquelle  dcjs  deux  on  entend  parler ,  fî 
feU  de  l'imagin^iionaâiy/^  dcVzmQ  i  ou  de  V  imagina-' 
iionpaJ[iyeâ\jL  corps.     -^ 

On  ne  détermine  point  encore  en  particulier ,  quel- 
le eft  cette  partie  principale  dont  on  vient  de  parler. 
Premièrement  parce  qu'on  le  croit  afTcz  inutile.  Se- 
condement parce  ^u'on  ne  le  fcait  pas  avec  une  entiè- 
re certitude.  Et  enfin  parce  que  n'en  pouvant  convain- 
cre ks  autres  3  àcaufèquec'eftun  fait  qui  ne  fè  peut 
prouver  ici ,  quand  on  feroit  très -afluré  quelle  eft  cet- 
te partie  principale,  on  croit  qu'il  feroit  mieux  de  n'en 
lien  dire. 

Que  ce  (bit  donc ,  félon  le  fèntiment  de  WilHs, 
dans  les  deux  petits  corps,  qu'il  appelle  corporM-jlriatay 
que  ref  de  le  fens  commun  j  que  les  finuofitez  du  cer- 
veau confcrvent  les  eipéces  de  la  mémoire  ;  &  que  le 
corps r^//f;/x foit  le  fiege  de  l'imagination:  Que  ce 
fbit  iuivant  le  fentiment  de  Fernel  dans  la  pie  mère-,  qui 
envelope  la  iubftance  du  cerveaa:  Que  ce  fbit  dans  la 

14.  Glan- 


ii8  DE  LA  RECHERCHE 

Chap.  Glande  Plnéale  de  M.  Defcartes ,  ou  enfin  dans  quel- 
I.  qu'autre  partie  inconnue  jufques  ici ,  que  nôtre  ame 
exerce fes  principales  fondrions,  on  ne  s'en  met  pas 
fort  en  peine.  Il  fuffit  qu'il  y  ait  une  partie  principalci 
&  cela  eft  mêmes  abfblument  neceflàire  ,  conamc  aufTî 
que  le  fonà  du  Syfteme  de  M,  Defcartes  fubfifte.  Car  il 
faut  bien  remarquer,quequandil  fèftroittrompé  lors- 
qu'il a  afsûre' que  c'elt  à  la  Glande  Pinéale  que  l'ame 
eftimme'diatement  unie,  cela  toutefois  ne  pourroit 
faire  de  tort  au  fond  de  ibn  Syfteme ,  duquel  on  tirera 
toujours  toute  l'utilité  qu'on  peitt  attendre  du  vérita- 
ble, pour  avancer  dans  la  connoiflance  de  l'homme* 
IIL  Puis  donc  que  l'imagination  ne  confîfte  que  dans  la 

Caufe       force  qu'a  l'ame  de  felbrmer  des  images  des  objets, 
générale  en  \zs  imprimant  pour  ainf?  dire  dans  les  fibres  de  fbn 
des  chan-  cerveau  j  plus  les  vcftiges  de^  efpritsanimaux,  qui  font 
gemens     les  traits  de  ces  images,  feront  grands  &  diftindl:s,plus 
qui  arri-  l'ame  imaginera  fortemiCnt  &  diftindemcnt  cesob- 
yentdans  jets.  Or  de  même  ciuc  la  largeur  ,  la  profondeur,  & 
Vinuigi-    la  netteté  des  traits  de  quelque  gravure  dépend  delà 
nationO^  force  dont  le  burin  agit ,  &  de  l'obeïfiance  que  rend  le 
le  fonde-  cuivre:  ainfi  la  profondeur ,  &  la  nettetédes  veftigcs 
vient  de    de  l'imagination  dépend  de  la  force  des  efprits  ani- 
ce  fécond  maux,  &  de  la  conftitution  des  fibres  du  cerveau  :  & 
Li\re,      c'ell:  la  variété  qui  fe  trouve  dans  ces  deux  chofcs  ,  qui 
fait  prefque  toute  ceùte  grande  différence  ,  que  nous 
remarquons  entre  Icsefprits. 

Car  il  eft  afïcz  facile  de  rendre  raifbn  de  tous  les  dif- 
férens  caraâ:eres ,  qui  fe  rencontrent  dans  les  efprits 
des  hommes  :  D'un  coté  par  l'abondance  ,  &  la  difèc- 
te  3  par  l'agitation  ,  &  la  lenteur  ^par  la  grollèur  ,  & 
la  petiteflè  des  eiprits  animaux  :  &  de  l'autre  par  la  de  - 
licatelTe ,  &  la  groffieretc  j  par  l'humidité ,  &  la  fèche- 
relfe ,  par  la  facilité  ,  &  la  difficulté  de  fe  ployer  des 
fibres  du  cerveau;  &  enfin  par  le  rapport  que  les  efprits 
animaux  peuvent  avoir  avec  ces  fibies.  Et  il  feroit 
fort  à  propos  ,  que  d'abord  chacun  tâchât  d'imaginer 
toutg^les  difiérentes  cortibinailbnsde  ces  chofcs ,  & 
^u'-»a  les  appliquât  foi-méme  à  coûtes  les  diftcrer;ces 

qu'on 


DE  LA  VERITE'.  Livre  H.        119 

qu'on  a  remarquées  entre  les  efprits  ;  parce  qu'il  eft  Chap. 
toujours  plus  utile  &  même  plus  agréable  de  faire  I* 
ufage  de  ion  efprit  ,  &  de  l'accoutumer  ainfi  à  dé- 
couvrir par  lui  même  la  vérité  ,  que  de  le  lailTer 
corrompre  dans  l'oiliveté  ,  en  ne  l'appliquant  qu'à 
des  chofes  toutes  digérées  ,  &  toutes  dévelopées;. 
Outre  qu'il  y  a  des  choies  fi  délicates  &  fi  fines 
dans  la  différence  des  elprits ,  qu'on  peut  bien  quel- 
quefois les  découvrir  &  les  fèntir  fiDi-même ,  mais 
on  ne  peut  pas  les  répréfènterniies  faire  fentiraux 
autres. 

Mais  afin  d'expliquer  autant  qu'on  le  peut  toutes 
ces  différences  qui  le  trouvent  entre  les  elprits  ,  &c 
afin -qu'un  chacun  remarque  plus  aifement  dans  le 
fien  même  la  caufe  de  tous  les  changemens  ,  qu'il 
y  fènt  en  différens  tems  ,  il  fcmble  à  propos  d'exa- 
miner en  général  les  caulès  des  changemens  qui  ar- 
rivent dans  les  efprits  animaux  &  dans  les  fibres  du 
cerveau;  parce  qu'ainfi  on  découvrira  tous  ceux  qui 
fè  trouvent  dans  l'imagination, 

L'homme  ne  demeure  guéres  long-tems  fèmbla- 
ble  à  lui-même  :  tout  le  monde  a  aUcz  de  preuves 
intérieures  de  fon  inconftance  :  on  juge  tantôt  d'u- 
ne façon  ,  &  tantôt  d'une  autre  fiir  le  même  fijjet  ; 
en  un  mot  la  vie  de  l'homme  ne  confifte  ,  que  dans 
la  circulation  du  fàng,  &  dans  une  autre  circulation 
de  pcnfécs  &  de  deiirs  j  &  il  femble  qu'on  ne  puilTe 
guéres  mieux  emplo}er  Ion  temps  ,  qu'à  rechercher 
les  caufès  de  ces  changemens  qui  nous  arrivent  j  6c  ap- 
prendre ainfià  nous  comiokre  nous  mêmes. 


CBAVlf 


130  DE.  LA  RECHERCHE 

Chap».  _  ^ 

II,  CHAPITRE    II.: 

I.  Desefprîirs  animaux ,  &  des  chmgemens  aufquels  ils 
fontfujets  en  général.  II.  Qu^e  le  chyle  vaaucœiir ,  CT" 
qu  il  apporte  du  changement  damles  ef^nts.  III.  One 
le  y  in  en  fait  autant. 


T 


Out  le  monde  convient  aflez,  que  les  efprits  ani- 
maux ne  font  que  les  parties  les  plus  fubtiles  & 
les  plus  agitées  du  fang,  qui  le  fubtilifè  &  s'agite  prin- 
cipalement par  la  fermentation  qu'il  reçoit  dans  le 
cœur ,  &  par  lemouYement violent àcs  mufcîcs  dont 
cette  partie  eft  compose'e:  que  ces  clprits  font  conduits 
avec  le  refte  du  fàng  par  les  artères  jafques  dans  le  cer- 
veau,- &  que  là  ils  en  font  fe'parez  par  quelques  parties 
deftine'esàcet  ulàge ,  defquellcs  on  ne  convient  pas 
encore. 

Il  faut  conclure  de  là, que  fî  le  fimg  eft  fort  fubtil,  il  y 
aura  beaucoup  d^cfprits  animaux  ,  &  que  s'il  eft  grof? 
^cr,il  y  en  aura  peu:Que  fi  le  fang  eft  compose'  dépar- 
ties fort  faciles  à  s'embrafer  dans  le  cœur,  ou  fort  pro- 
pres au  mouvement ,  les  efprits  qui  feront  dans  le  ccr- 
Teau  feront  extre'mement  échauffez  ou  agitez^quefî  au 
contraire  le  fàng  ne  fe  fermente  pas  allez  dans  le  cœur, 
les  efprits  animaux  feront  langui(Ians,  fansadlion  & 
fans  force  :  Enfin  que  félon  la  folidité  qui  fè  trouvera 
^Hs  les  parties  du  fàng ,  les  efprits  animaux  auront 
plus  ou  moins  de  folidité,  &  par  conféquentplusoa 
Bîoins  de  force  dans  leur  mouvement. Mais  il  faut  ex- 
pliquer plus  au  long  toutes  ces  chofès,&  apporter  des 
exemples  ,  &  des  expériences  inconteftables,  poHr  en 
faire  reconnoître  plus  fènfiblèment  la  vérité. 
//.  L'auterité  des  anciens  n'a  pas  feulement  aveuglé 

^^e/V  fclpiit  de  quelques  gens  ,  on  peut  même  dire  qu'elle 
éhyle  va  leur  a  fermé  les  yeux.  Car  il  yaencQrequeIQuesper- 
>'B^<:a'*<;r ,  f€^:lnes  fi  refpedueu'es  à  l'égard  des  anciennes  opi- 
&  quU  nions  ^  eu  jeut-ctrefiopiniârresqu^'ilsneveulcntpa'; 

VOiL" 


DE  LA  VERITE'.  Livre  IT.         131 
voir  des  chofès ,  qu'ils  ne  pourroient  plus  contredire,  Chap. 
s'il  leur  plaifbit  leulemeut  d'ouvrir  les  yeux .  X)n  voit      II. 
tous  les  jours  des  perfbnnes  afiéz  eftime'es  par  leur  caufe  du 
e'tude,  qui  font  des  livres  &  des  confe'rences  publi-  change- 
ques  contre  les  expe'riences  vifibles  &  fènfibles  de  la  ment 
circulation  du  iàng,  contre  ccWo.  du  poids  ,  &  de  la  dans  les 
force  elaftique  de  l'air  ,  &  d'autres  femblables.   La  ejprits. 
de'cou verte  que  M»  Pecquet  a  faiteennos  jours  ,  de 
laquelle  on  a  befbin  ici,  eft  du  nombre  de  celles  qui 
ne  font  mal-heureulès  que  parce  qu'elles  ne  naiiTenc 
pas  toutes  vieilles,  &  pour  ainfi  dire  avec  une  barbe 
ve'ne'rable .  On  ne  laifTera  pas  cependant  de  s 'en  jfèrvir, 
6c  on  ne  craint  pas  que  les  perfonncs  judicieules  y 
trouvent  à  redire. 

Scion  cette  découverte  il  eft:  confiant  que  le  chyle  ne 
va  pas  d'abord  des  vifceres  au  fo'ïe  par  les  veines  méfa^ 
reliques ,  comme  le  croyent les  anciens  ,  mais  qu'il  paf- 
fè  des  boyaux  dans  les  veines  laâ:ées  ,  &enluitedans 
certains  rëfcrvoirs ,  où  elles  aboutifTent  toutes  :  Que 
de  là  il  monte  par  le  canal  thorachique  le  long  ê^s  v  er- 
trebres  du  dos ,  &  ie  va  mêler  avec  le  Iàng  dans  la  veine 
axiilaire ,  laquelle  entre  dans  le  tronc  (upérieur  de  la 
veine  cave  3  &  qu' ainfi  étant  mêlé  avec  lefàng ,  il  fe  va 
rendre  dans  le  cœur. 

Il  faut  conclure  de  cette  expérience  que  le  fàng  mêlé 
avec  le  chyle  étant  fort  différent  d'un  autre  fàng ,  qui 
auroit  déjà  circulé  plufîeurs  fois  par  le  CŒur,les  efprits 
animaux  qui  n'en  font  que  les  plus  fubtiles  parties, 
doivent  être  auiîi  fort  difrérens  dans  les  perfbnnes  qui 
font  à  jeun  ,  &  dans  d'autres  qui  viendroient  de  m^an- 
ger.  De  plus ,  parce  qu'entre  ks  viandes ,  &  les  breu- 
vages dont  on  fe  fèrt ,  il  y  en  a  d'une  infinité  de  fortes, 
&  mêmes  que  ceux  qui  s'en  fervent  ont  des  corps  di- 
versement difpofez  3  deux  perfbnnes  qui  viennent  de 
dîner ,  &  qui  fbrtent  d'une  même  table  ,  doivent  fen- 
tir  dans  leur  faculté  d'imaginer  une  f4  grande  variété 
de  changemens  qu'il  n'eft  paspolîible  delà  décrire.- 

Il  eft  vray  que  ceux  qui  jouïllent  d'une  fànté  parlai- 
îe  font  une  digeftion  fi  achevée  >  que  le  chyle  entrant: 

E  6-  d-^iSi 


lîî  DE  LA  RECHERCHE 

Chap.     dans  le  cœur  n'en  augmente,  ou  n'en  diminue  pref- 
II.        c]ue  point  la  chaleur,  &  n'empêche  pas  que  le  (àiio;  ne 
s'y  fermente  prefque  de  la  même  façon  que  s'il  y  en- 
troitfcul:  de  Ibrte  que  leurs  cfprics  animaux,  &  par 
confequent  leur  faculté  d'imaginer  n'en  reçoivent 
presque  pas  de  changement.    Mais  pour  les  vieillards, 
&  les  infirmes  ,  ils  remarquent  en  eux  mêmes  des 
chàugemcns  fort  fenfibles  après  leur  repas.  Ils  s'af- 
fbupilîentprcfquetous  j  ou  pour  le  moins  leur  ima- 
gination devient  toute  languidante ,  &  elle  n'a  plus 
de  vivacité  ni  de  promptitude;  ils  ne  conçoivent  plus 
rien  diftinclemcnt  ,•  ils  ne  peuvent  s 'appliquer  à  quoi- 
que ce  foit  ;  En  un  mot  ils  font  tout  autres ,  qu'ils 
n'étoient  auparavant. 
^^'         Mais  afin  que  les  phis  fains  &  les  plus  robuftes  ayent 
Jj<c.ie      auflî  des  preuves  lènfibles  de  ce  que  l'on  vient  de  dire, 
vin  en       jj^  fi>ont  qu'à  faire  réflexion  fur  ce  qui  leur  efl  arrivé, 
fait  au-     quandilsontbeuduvinplusqu'àrordinaire,  oubiciî 
^''^*         lur  ce  qui  leur  arrivera ,  quand  ils  ne  boiront  que  du 
vin  dans  un  repas,  &  que  de  l'eau  dans  un  autre.    Car 
on  eff  afliiré  que  s'ils  ne  font  entièrement  ftupides,  ou 
fi  leur  COI  ps  n'eft  compofé  d'une  façon  toute  extraor- 
dinaire ,  ils  fentirontaulfi-tot  de  lu  gayeté,  ou  quel- 
que petit  afioupiflèment ,  ou  quelque  autre  accident 
lemblable. 

Le  vin  eft  fi  fpiritueux ,  que  ce  font  des  efprits  ani- 
maux prefque  tout  formez: mais  des  efpiits  unpeu 
libertins  ,  qui  ne  fe  foumettent  pas  volontiers  aux  or- 
dres de  la  volonté  à  caufe  de  leur  fblidité  ,  &  de  leur 
'  agitation  exccffive.  Ain'^  dans  les  hommes  même  les 
plus  forts  &  les  plus  vigoureux  ,  il  produit  de  plus, 
grands  changemens  dans  rimaguiation ,  &  dans  tou- 
tes les  parties  dw  corps ,  que  les  viandes  &  hs  autres 
^.  breuvages.  H  donne  du  croc  en  jambe  ,  pour  parler 

mum  comme  Flaute  ;  &  il  produit  dans  l'cfpri-t  bien  àts  ef  <• 
dbioius  '^^'^  '  *^"^  ^■^^  ^"^  P^^  "  avantageux  que  ceux  qu  Horà- 
«It  ce  décrit  en  ces  vers* 

*^ 

Ouid 


DE  LA  VERITE'.  Livre  IL        135 

Chap, 
^id  non  ehrietas  defi^nat  ?  operta  redudit  :  U, 

Spes  juhet  ejje  ratas  :  inpralia  trudit  inermen  : 
SolUcitisanimis  onus  eximit  -.addocetartes, 
Fœcundi  calice  s  quem  non  fecere  difertum  ? 
ContraÛa  quem  non  in  paupertatefolutum  ? 

Il  (èroit  afïèz  facile  de  rendre  raifbn  des  principaux 
effets,  c]ue  le  mélange  du  chyle  avec  le  ûng  produit 
dans  les  efprits  animaux ,  &  enfuite  dans  le  cerveau, 
&  dans  lame  même  :  comme  pourcjuoi  le  vin  réjouit, 
pourquoi  il  donne  une  certaine  vivacité'  à  l'efprit, 
cjuand  on  en  prend  avec  modération  ?  il  l'abrutit  avec 
Je  tems,  quand  on  en  fait  excez:  pourquoi  on  eft  af- 
fbupi  après  le  repas ,  &  de  pluneuis  autres  choies, 
deiquelles  on  donne  ordinairement  des  raifons  fort 
ridicules.   Mais  outre  qu'on  ne  fait  pas  ici  une  Phyfî- 
quc,  il  faudroir  donner  quelque  idée  de  l'anatomie 
du  cerveau,  ou  faire  quelques  fuppofitions ,  comme 
Monfîeur  Defcartesen  fait  dans  le  traité  qu'il  afait  de 
V homme  j  fans  Icfquelles  il  n'eft  pas  polnble  de  s'ex- 
pliquer.  Maisenfinfion  litavec  attention  ce  traité  de 
Monfîeur  Delcartes  ,  on  pourra  peut  être  (è  fatisfiare 
fur  toutes  ces  quelbons  :  parce  quecet  Auteur  expli- 
que toutes  ces  choies  ,  ou  du  moins  il  en  donne  allez 
de  connoiflance  pour  les  découvrir  après  de  ioi-mc- 
me  par  la  méditation,  pourveu  qu'on  ait  quelque  con" 
noiflànce  de  fès  principes. 


CHAPITRE    III.  Chap. 

■Çlue  L'air  qu'on  refaire  y  caufe  aujji  quelque  changement  " 
dans  les  efprits. 

LA  féconde  eaufè  générale  des  chang^mens  qui 
arrivent  daiiS  les  eiprits  animaux ,  eft  l'air  que 
nous  refpirons.  Car  quoi  qu'il  ne  fade  pas  d'aborcf 
des  uT»prcHions  li  icnlibks  que  le  chyle ,  cependant  il'. 


154  DE  LA  RECHERCHE 

fait  à  la  longue  ce  que  les  (ùcs  des  viandes  font  en  peu 
de  tems.  Cet  air  entre  des  branches  de  la  trachée  artè- 
re dans  celles  de  l'artère  véneufe  :  de  là  il  fè  mêle  &  fc 
fermente  avec  le  refte  du  fang  dans  le  coeur:  &  félon 
fàdifpoiîtion  particulière  &  celle  du  (ang  ,  il  produit 
detrc's-grandschangemens  dans  les  efprits  animaux 
&  par  confe'quent  dans  la  faculté'  d'imaginer. 

Jeiçai  qu'il  y  a  quelques  perfonnes  ,  qui  ne  croyent 
pas  que  l'air  (è  mêle  avec  le  fàng  dans  les  poumons  & 
dans  le  cœur  ,  parce  qu'ils  ne  peuvent  découvrir  avec 
leurs  yeux  dans  les  branches  de  la  trachée  artère  ,  8c 
dans  celles  de  l'artère  vèneuiè  les  partages  par  où  cet 
air  Ce  communique.  Mais  il  ne  faut  pas  que  l'adion  de 
l'e/prir  s 'arrête  avec  celle  des  fèns:  il  peut  pénétrer  ce 
qui  leur  e(t  impénétrable,  &  s'attacher  à  des  chofès, 
qui  n'ont  point  de  prifepour  eux.  Il  efl  indubitable, 
qu'il  padè  continuellement  quelques  parties  du  ^ang^ 
des  branches  de  h  veine  arterieufe  dans  celles  de  la  tra- 
chée artère:  l'odeur  &  l'humidité  de  l'haleine  le  prou- 
vent anczj&  cependant  les  pafîàges  de  cette  communi- 
cation font  imperceptibles.  Pourquoi  donc  les  parties 
f ubtiles  de  l'air  ne  pourroicnt-elles  pas  palfer  des  bran- 
ches de  la  trachée  artère  dans  l'artère  véneule,  quoi 
que  les  partages  de  cette  communication  ne  (oient  pas 
vilibles.  Enfin  ilCe  tranipire  beaucoup  plus  d'humeur 
par  ks  pores  imperceptibles  des  artères  &  delà  peau, 
qu'il  n'en'fbrt  par  les  autres  partages  du  corps  ^  &  les 
métaux  mêmes  les  plus  folides  n'ont  point  de  pores>{î 
étroits,  qu'il  ne  fe  rencontre  encore  dans  la  nature  des 
corps  afiez  petits  pour  y  trouver  k  partage  hbre  ,  puif- 
qu'autrement  ces  pores  Ce  fermeroient. 

11  efl  vrai  que  les  parties  gro/lières  &  branchuès  de 
l'air,  ne  peuvent  point  paflèr  par  les  pores  ordinaires 
des  corps  ;&  que  l'eau  même,  quoique  fortgrolîié- 
re,  peut  fè  glirter  par  des  chemins  où  œt  air  cfi  obli- 
gé de  s'arrêter.  Mais  on  ne  parle  pas  ici  de  ces  par- 
ties grofîîéres ,  &  branchuès  de  l'air  :  elles  font  ce 
j^mble  âfTez  inutiles  pour  la  fermentatipn.  On  ne 
jarle,  |iie  des  plus  pctkej  parties ,  roides,  piquantes, 


DE  LA  VERITE'»  Livre  I.         i^^  ^ 
èc  qui  n'ont  point ,  ou  que  fort  peu  de  branches  qui  les  Chap;. 
pLiilîènt  arrêter ,  parce  que  ce  font  les  plus  propres      III. 
pour  h  fermentation  du  iang. 

Je  pourrois  cependant  afsùrer  fur  le  rapport  de  Sil- 
viusj  que  l'air  mêmes  le  plus  grolTier  palTè  de  la  tra- 
chée artère  dans  le  cœur ,  puifqu'il  alsùre  lui-raêmes> 
qu'il  l'y  aveu  pader  par  l'addrefTe  de  M.  deSvvam- 
merdam.  Car  ilcft  plus  raifonnable  dccroire  un  hom- 
mes qui  dit,  avoir  veu,  qu'un  railion  d'autres,qui  par- 
lent en  l'air.  Il  ell:  donc  certain  que  les  parties  les  plus 
fubtiles  de  l'air ,  que  nous  refpirons  ,  entrent  dans 
nôtre  cœur  ;  qu'elles  y  entretiennent  avec  le  (ang  3c  le 
chyle  le  feu  qui  donne  la  vie  &  le  mouvement  à  nôtre 
corps  ;  &  que  félon  kurs  difï-érentes  qualitez  elles  ap- 
portent de  (grands  chan^emcns  dans  la  fermentation 
du  lang ,  &  dans  les  efprits  animaux. 

On  rcconnoit  tous  les  jours  la  vérité'  dé  ceci  par  îes" 
divcrfès  humeurs ,  &  les  différens  caradieres  d'elprit 
des  perfonnes  de  différens  païs.    Les  Gafcons  par 
exemple  )  ont  l'imas^ination  bien  plus  vive  que  les 
Normans.  Ceux  de  Rouen  &  de  Dieppe,  Si  les  Pi- 
cards différent  tous  entr'eux  ;  5c  encore  bien  plus  des 
bas-  Normans ,  quoi  qu'ils  foientalTez  proches  les  uns 
des  autres.  Mais  fi  on  confîdére  les  nommes  qui  vi- 
vent dans  des  païs  plus  éloignez ,  on  y  rencontrera 
des  différences  encore  bien  plus  étranges ,  comme  un  l^un^uid 
Italien ,  &  un  Flamand  ,  ou  un  Hoîandois.  Enfin  il  y  «o«  ultra 
a  des  lieux  renommez  de  tout  tems  pour  lafagefledc  eji  fa- 
leurs  habitans  ,  comme   Theman  ôc  Athènes  ;  &  tîentiain 
d'autres  pour  leur  ftupidité,  comme  Thebes,  Abde-  Tljeman} 
ic,  &  quelques  autres.  Jere.  c. 

49.  Y.  7. 

ç^tken/s  tenue  cœlum-,  ex  quo  acutiores  etiam  putaïitur 
c^ttici ,  crajinm  The  bis  Cic.  de  fato. 
c^bderitancepeâcraplebis hdben.  Mart. 
BœGtumincraJJôj»raresaêrenatum,lioi, 


€HA.-^ 


1^6  DE  LA  RECHERCHE 


Chap.  chapitre    IV. 

IV. 

I.  Du  changement  des  ejprits  cmfé  par  les  nerfs  qui  vont 
au  cœur ,  O^  auxpoùmons.  II.  De  celui  qui  efi  caufé 
par  les  nerfs quivont  au  foye  ,  a  la  rate ,  O'  dans  les 
'vifceres.  III,  ^e  tout  cela  fe  fait  contre  notre  vokn- 
té-,  mais  que  cela  ne  fe  peut  faire  fans  une  providence. 


L 


A  troifieme  caufe  des  changemens  qui  arrivent 
aux  efj)rits  animaux ,  eft  la  plus  ordinaire  &  la 
plus  agifTante  de  toutes  i  parce  que  c'eil  elle  qui  pro- 
duit, qui  entretient,  &  qui  fortifie  toutes  les  pafïîons.. 
Pour  la  bien  comprendre,  il  faut  fçavoir  que  la  cin- 
quième, la  fixiéme ,  &  la  huitie'me  paire  des  nerfs  en- 
voient la  plupart  de  leurs  rameaux  dans  la  poitrine ,  & 
dans  le  ventre ,  où  ils  ont  des  ufages  bien  utiles  pour 
lacon{èrvationducorps  ,  mais  extrêmement  dange- 
reux pour  l'amcj  parce  que  ces  nerfs  ne  dépendent 
point  dans  leur  aÂion  de  la  volonté  des  hommes> 
comme  ceux  qui  fervent  à  remuer  les  bras,  les  jambes» 
&  les  autres  parties  extérieures  du  corps,  &  qu'ils  agif- 
fcnt  beaucoup  plus  fur  l'ame >  que  lame  n'agit  fur 
eux, 
7.  II  faut  donc  fçavoir ,  que  pluiîeurs  branches  de  fa 

Duchan-  huitième  paire  des  nerfs  fe  jettent  entre  les  fibres  du 
gement     principal  de  tous  les  mufcles  ,  qui  eft  le  cœur  -,  qu'ils 
'des  ef-      environnent  fès  ouvertures  ,  fès  oreillettes ,  &  fès  arte- 
priîscau-  resj  qu'ils  fè  répandent  mêmes  dans  la  fubftance  cài 
p par  les  poumon  ,  &qu'ain^^par  leurs  difFérens  mouvemens 
nerfs  qui  ils  produifènt  des  changemens  fortconfiderables  dans 
Vont  au    le  fàng.  Car  les  nerfs  qui  font  répandus  entre  les  fibres 
cœur  O'  du  cœur  ,  le  faifant  quelquefois  étendre  &  racourcir 
au  pou-    avec  trop  de  force  &  de  promptitude,  pouffent  avec 
nion,         une  violence  extraordinaire  quantité  de  lang  vers  la 
zèit->  &  vers  toutes  les  parties  e;^téneures  du  corps. 
Qudiquefoisaulli ces  mêmes  nerfs  font  un  effet  tout 
co:.a:aire.  Pour  les  nerfs  q^ui  environnent  les  ouvercu- 


DE  LA    VERITE'.  Livre  IL         i;7 
resducœur,  fes oreillettes ,  &  fès  artères,  ils  font  à  Chap. 
peu  pre's  le  même  effet ,  que  des  regiftres  avec  lefguels      lY» 
hs  Chymiftes  modèrent  la  chaleur  de  leurs  four* 
iieaux ,  Hc  que  les  robinets  dont  on  fè  fèrt  dans  les  fon- 
taines pour  régler  le  cours  de  leurs  eaux.  Car  l'ufagc 
àe  ces  nerfs  eft  de  (errer  &d'elargir  diverfement  les  ou- 
vertures du  cœur  j  de  hâter ,  &  de  retarder  de  cette  ma- 
nière l'entre'e  ,  &  la  fbrtie  du  fang  j  &  d'en  augmen- 
terainfi,  &  d'en  diminuer  la  chaleur.  Enfînles  nerfs 
qui  font  re'pandus  dans  le  poumon  ,  ont  aufïi  le  même 
uiàge  :  car  le  poumon  n'e'tantcompofé,  que  des  bran- 
ches de  la  trache'e  artère ,  delà  veine  arterieu(è  &  de 
l'artère  ve'ncufè  entrelaffe'es  les  unes  dans  les  autres ,  il 
cfi:  vifible  que  les  nef  fs  qui  font  répandus  dans  la  fub- 
ftance,  empêchent  par  leur  contraâ:ion  ,  que  l'air  ne 
palîè  avec  allez  de  liberté'  des  branches  de  la  trache'e  ar- 
te'rc ,  &  lefàng  de  celles  de  la  veine  arterieufè  dans  l'ar-v* 
te're  ve'neo(è  pour  fe  rendre  dans  le  cœur.  Ain  fi  ces 
nerfs,  félon  leur  différente  agitation  ,  augmentent,  ou 
diminuent  encore  la  chaleur  &  le  mouvement  du 
fang. 

Nous  avons  dans  toutes  nos  partions  des  expérien- 
ces fort  fènfîbles  de  ces  différens  degrez  de  chaleur  de 
nôtre  cœur.  Nous  l'y  fentons  manifeftement  fè  dimi' 
nuër,  &  s'augmenter  quelquefois  tout  d'un  coup:  & 
Comme  nous  jugeons  fauflèment  que  nos  fènfàtions 
font  dans  les  parties  de  nôtre  corps  ,  à  l'occaf^on  del- 
quelieselless'excitenten  nôtreame,  ainli  qu'il  a  été 
expliqué  dans  les  premier  Livre  ;  prefque  tous  les 
Philosophes  fè  font  imaginez ,  que  le  cœur  étoïc  le  fîé- 
ge  principal  des  partions  de  l'ame ,  &  c'eft  mêmes  en- 
core aujourd'huy  l'opinion  la  plus  commune. 

Or,  parce  que  la  faculté  d'imaginer  reçoit  de  grands 
changemens  par  ceux  qui  arrivent  aux  efprits  ani- 
maux ,  &  que  les  efprits  animaux  font  fort  différens 
félon  la  différente  fermentation  du  fang  qui  (e  fait  dans 
le  cœur  ;  il  eft  facile  de  reconnoître  ce  qui  fait  que  les 
perfbnnes  paffionnées  imaginent  les  chofes  tout  autre- 
ment ,  que  ceux  qui  les  conlidcrent  de  fàng  froid» 

L'autre 


îjS  DE  l.k  RECHERCHE 

€hap.         L'antrecaufè,  qui  contribue  fort  à  diminuer,  &  à 

IV.       augmenter  ces  fermentations  extraordinaires  du  ûng 

IL      dans  le  cœur,  confîfte  dans  l'aâiionde  plu'*eurs  au- 

Duchan-  très  rameaux  des  nerfs  ,  defquels  nous  venons  de 

gement     parler. 

des  ef-          Ces  ra-meaux  Ce  re'pandent  dans  lefoye-,  qui  contient 
fritscau-  la  plus  iubtile  partie  du  (àng,  ou  ce  qu'on  appelle  or- 
fé  par  les  dinairement  la  bile  i  dans  la  r<î?f  qui  contient  la  plus 
nerfs  qui  grofïie're,  ou  la  melan^'olie  ;  dans  lepancréas,  quicon- 
"vontau     tient  unfiic  acide  tre's-propre  pour  la  fermentation} 
foye-À  la  dans  l'eftomac  ,  les  boïaux ,  &  les  autres  parties ,  qui 
rate  O'     contiennent  le  chyle  j  enfin  ils  fè  répandent  dans  tous 
aux  au-     les  endroits,  qui  peuvent  contribuer  quelque  chofe 
très  vif-    pour  varier  la  fermentation  du  fang  dans  le  cœur.  Il 
ceres.       n'y  a  p^is  mêmes  jufqu'aax  artères  ,  &  aux  veines  qui 
ne  fuient  lie'es  de  ces  nerfs,  comme  Monfieur  VVillis 
i'ade'couvert  du  tronc  infe'rieur  de  la  grande  arte'rc 
qui  en  eft  lie'e  proche  du  cœur ,  de  Tarte're  axillaire  du 
côté  droit,  de  la  veine  emulgente,  &  de  quelques  autres. 
4^  Ainû  l'ulàgc  des  nerfs  e'tant  d'agiter  diverfèment 

^^^  les  parties  ,  aufquelles  ils  font  attachez ,  il  eft  facile  de 
concevoir,  comment  par  exemple,  le  nerf  qui  environ- 
ne le  foï'e ,  peut  en  le  ferrant  faire  couler  gt ande  quan- 
tité' de  bile  dans  les  veines ,  &  dans  le  canal  de  la  bile, 
laquelle  s'étant  méle'e  avec  le  fàng  dans  les  veines  ,  & 
avec  le  chyle  par  le  canal  de  la  bile ,  entre  dans  le  cœur, 
&  y  produile  une  chaleur  bien  plus  ardente  qu'à  l'or- 
dinaire. Ainfî  lors  qu'on  eft  emeu  de  certaines  pat- 
rons ,  le  fàng  bout  dans  les  arte'res  &;  dans  les  veinesj 
l'ardeur iè répand  dans  tout  le  corps;  le  fcu  monte 
à  la  tête  ;&  elle  fe remplit  d'un  fi  grand  nombre  d'ef. 
prits'animaux  trop  vifs ,  &  trop  agitez ,  que  par  leur 
cours  impétueux  ils  empêchent  l'imagination  défère^ 
prélènter  d'autres  chofes ,  que  celles  dont  ils  forment 
des  images  dans  le  cerveau,  c'eft-à-dire,  de  peniêr  à 
d'autres  objets  qu'à  ceux  de  lapafîîon  qui  domine. 

Il  en  eft  de  m.éme  des  petits  nerfs  qui  vont  à  la  rate, 
ou  à^'autres  parties  qui  contiennent  une  matière  plus 
§î?CiIiére,  &  moins  fulceptible  de  chaleur  &  de  mou- 
vements 


DE  LA  VERITF.  Livre  IL        139 

vementi  il  rendent  l'imagination  toute  languifTante,*  Chap^ 
&  -oate  affoupie  ,  en  faifânt  couler  dan  s  le  fang  quel-       lY. 
que  matière  groiîiere ,  &  difîîale  à  mettre  en  mouve- 
ment. 

Pour  le?  nerfs  qui  environnent  les  artères  &  les  yci- 
v.ts  y  leur  ufàge  efl  d'empêcher  le  iang  de  pafTer ,  &  de 
lobligerenles  ferrant  de  s'écoukr  dans  les  lieux  ,  oii 
il  trouve  le  paffage  libre.  Ainfî  la  partie  de  la  grande  ar- 
tère, qui  fournit  du  fàng  à  toutes  les  parties  qui  font 
au  dellous  du  cœur  ,  e'rantlie'e&  ferrée  par  ces  nerfs. 
Je  fang  doit  nécefî'airement  entrer  dans  la  tefte  en  plus 
graii  de  abondance,  &  produire  ainfï  du  changement 
dans  les efpriusani maux, &  par  conféquent  dans  Vi- 
niagi  nation.  .  ///. 

Or  il  faut  bien  remarquer ,  que  tout  cela  ne  fê  fait  Que  ces 
que  par  machine ,  je  veux  dire  ,  que  tous  les  diffe'rens  jugemens 
mouvcmens  de  ces  nerfs  dans  toutes  les  païïious  difFé-  arrivent 
rentes  n'arrivent  point  par  le  commandement  de  la  contre 
volonté,  mais  fsfontau  contraire  fans  fes  ordres  &  notre  vo-* 
même  contre  ces  ordres  :  De  forte  qu'un  corps  fans  lontépar 
ame  difpofé  comme  celui  d'un  homme  fàin  ,  fèroit  l'ordre 
capable  de  tous  les  mouvemens  qui  accompagnent  nos  d'une 
paiîîons.  Ainfi  les  bêtes  mêmes  en  peuvent  avoir  de  provi- 
fèmblables  quand  elles  ne  feroient  que  de  pures  ma-  dence, 
chines. 

C'ed  ce  qui  nous  doit  faire  admirer  la  fageffe  in- 
comprehenfible  de  celui ,  qui  a  fi  bien  rangé  tous  ces 
rcflTorts,  qu'il  fufHt  qu'un  ob;et  remue  le  nerf  optique 
d'une  telle  ou  telle  manière,  pour  produire  tant  de 
divers  mouvemens  dans  le  coeur,  dans  les  autres  par- 
ties du  corps  ,  &  mêmes  fur  le  vifage.  Car  on  a  dé- 
couvert depuis  peu ,  que  le  même  nerf,  qui  répand 
quelques  rameau.v  dans  le  cœur,  &  dans  Ies"aurres  par-- 
ties  intérieures ,  communique  audi  quelques-unes  de 
fes  branches  aux  yeux  ,  à  la  bouche ,  &  aux  autres  par- 
ties du  vifage.  De  forte  qu'il  ne  peut  s'élever  aucune 
pafïion  au  dedans ,  qui  ne  paroiflè  au  dehors ,  parce 
qu'il  ne  peut  y  avoir  de  mouvement  dans  les  branches 
qui  vont  au  cœur,qu'il>n'en  arrive  quelqu'un  dans  cel- 
les qui  font  répandues  fur  le  vifage.  '  L»- 


^140  DE  LA  RECHERCHE 

Chat,  *  La correfpon(îance& la fympathie qui (è trouve  cw- 
IV.  tre  les  nerfs  du  vifage,  &  quelques  autres,  qui  ré- 
pondent à  d'autres  endroits  du  corps  ,  qu'on  ne 
peut  nommer  5  eft  encore  bien  plus  remarquable  :& 
ce  qui  fait  cette  grande  fympathie ,  c'eft  comme  dans 
les  autres  partions ,  que  les  petits  nerfs,  qui  vont  au  vi- 
fage ne  (6  nt  encore  que  des  branches  de  celui  qui  delr 
.  cend  plus  bas. 

Lorfqu'on  eftfurpris  de  quelque  paflion  violente,  ii 
l'on  prend  foin  de  faire  re'flex ion  fur  ce  que  l'on  (ent 
dans  les  entrailles ,  &  dans  les  autres  parties  du  corps 
où  les  nerfs  s'infinuent ,  comme  aufii  aux  changemens 
de  vilàge  qui  l'accompagnent  :&  fi  on  confidére  que 
toutes  ces  diverfès  agitations  de  nos  nerfs  fbntentie're- 
ment  involontaires ,  &  qu'elles  arrivent  même  mai- 
gre' toute  la  refîftance  que  nôtre  volonté  y  apporte  ,•  on 
n'aura  pas  grande  peine  à  le  laifler  perluader  de  la 
fimple  cxpoiition,  que  l'on  vient  de  faire  de  tous  ces 
rapports  entre  les  nerfs . 

Mais  fi  l'on  examine  les  raifbns  &  la  fin  de  toutes 
ces  chofès ,  on  y  trouvera  tant  d'ordre  &  de  làgefle, 
qu'une  attention  un  peu  férieufe  fera  capable  de  con- 
vaincre les  perfbnnes  les  plus  attachées  à  Epicure ,  &  a 
Lucrèce  ,  qu'il  y  a  une  providence  qui  régit  le  monde. 
Quand  je  vois  une  montre,  i'ay  raifbn  de  conclure, 
qu'il  y  ait  une  intelligence ,  puifqu'i!  eft  impofTîble 
que  le  hazard  ait  pii  produire  &  arranger  toutes  iès 
roues.  Comment  donti  {èi oit-il  poffible,  que  le  ha- 
zard ,  &  la  rencontre  des  atomes  (àt  capable  d'arran- 
ger dans  tous  les  hommes ,  &  dans  tous  les  animaux 
tant  de  refîbrts  divers ,  avec  la  jufte/Iè  &  la  proportion 
queje  viens  d'expliquer  5  &  que  les  hommes  ,  &  les 
animaux  en  engendrafiènt  d'autres,  qui  leurflifîcnt 
tout-à-fait  kmblables"  Ainfi  il  eft  ridicule  de  penfèr 
ou  de  dire  comme  Lucrèce,  que  le  hazard  a  formé  tou- 
les  parties  qui  compofènt  l'homme  j  que  le  yeux  n'ont 
point  été  faits  pour  voir ,  mais  qu'on  s'eft  avifé  de 
''^ir,  parce  qu'on  avoit  des  yeux,  &  ainfi  des  autres 
parties  du  corps.  Voici  fes  paroles* 

Lumina 


DE  LA  VERITE'.  Livre  IL         141 

Chap. 

Lumind  nefacîas  oculorum  chra,  creata  ly. 

Pro/picere  utpojjrmus  ,  &  ut pro ferre  viai 

Proceros pafus ,  ideo  fafligiapojje 

Sur  arum  acfeminum  pedihui  fundataplicari. 

Brachia  tumforro  vdidis  exaptalacertis 

EfjC ,  manu/que  datas  utraque  ex  parte  minijlrdt 

Utjacere  ad  vitam  pojjimus  ,  qu<€  foret  ufus. 

Ccetera  dégénère  hoc  imer  quxcumque pretantur 

Omnia  ferversaprjepojierafuni  ratione. 

.Islil  ideo  natu'ejl  in  no^ro  corpore  ut  uti 

Pojfmus  ,  fed  quod  natum  ejl  id  procréât  ufum. 

Ne  faut-il  pas  avoir  une  e'trange  averfion  d'une  provi- 
dence pour  s'aveugler  ainfî  volontairement  de  peur  de 
lareconnoître,  &  pour  tacher  de  (e  rendre  infènfîble 
à  des  preuves  auili  fortes  &  aufîî  convaincantes  ,  que 
cell-S  que  la  nature  nous  'en  fournit?  Il  eft  vrai  que 
quand  on  afFede  une  fois  de  faire  l'efprit  fort,  ou  plu- 
tôt l'impie,  ainfi  que  failbient  les  Epicuriens,  on  fe 
trouveincontinent  tout  couvert  de  ténèbres  5  &  on  ne 
voitplusquede  faulîes  luuis:  on  nie  hardiment  les 
choies  les  plus  cliires ,  &  on  afsûre  fièrement  &  ma- 
giftralement  les  plus  faufles  &  les  plus  obfcures. 

Le  Poète ,  que  je  viens  de  citer,  peut  fèrvir  de  preu- 
ve de  cet  aveuglement  des  efprits  forts  :  Car  il  pronon- 
ce haidiment  &  contre  toute  apparence  de  vérité'  ,  fur 
les  queilions  les  plus  difficiles  &  les  plus  obfcures  ,  &  il 
fèmble  qu'il  n'apperçoive  pas  les  idées  même  les  plus 
claires,  &  les  plus  e'videntes.  Si  je  m'arrêtois  à  rappor- 
ter des  paffages  de  cet  A  uteur  pour  jufhfier  ce  que  dis, 
je  ferois  une  digreffion  trop  longue  &  trop  ennuïeufè. 
S'il  ék.  permis  de  faire  quelques  re'flexions ,  qui  arrê- 
tent pour  un  momentl'efprit  fur  des  ve'ritez  efïènciel- 
les  ,  il  n'ell  jamais  permis  de  faire  des  digreffions ,  qui 
détournent  l'efprit  pendant  un  temsconfidérable  de 
l'attention  à  fon  principal  fujet ,  pour  l'appliquer  à 
des  choies  de  peu  d'importance, 

CHA- 


I4X  DE  LA  RECHERCHE 

CHAPITRE    Y, 


o 


I.  Delà  mémoire»  ÏI.  Et  des  hahittSes, 

N  vient  d'expliquer  les  caufes  générales  tant  ex- 
térieures qu'intérieures  ,  qui  prodoifènt  dtt 
changement  dans  les  efprits  animaux ,  &  par  confè- 
quentdansla  faculté  d'imaginer.  On  a  feit  voir  que 
les  extérieures  {ont  les  viandes  dont  oa  (c  nourrit ,  & 
l'air  que  l'on  refpire  :  &  que  l'intérieure  confiée  dans 
l'agitation  involontaire  de  certains  nerfs.  On  ne  {çait 
point  d'autres  caulès  générales ,  &  l'on  afsùremême 
qu'il  n'y  en  a  point.De  forte  que  la  faculté  d 'imaginer 
ne  dépendant  de  la  part  du  corps  que  de  ces  deux  cho- 
ies, fçavoir  des  efprits  animau  x,  &  de  la  difpod tion  du 
cerveau  fiir  lequel  ils  agillènt,  il  ne  refte  plus  ici ,  pour 
donner  une  parfaite connoiflance  de  l'imagination  que 
d'expofèr  les  différenschangemens  qui  peuvent  arri' 
ver  dans  la  fubftance  du  cerveau. 

Nous  ks  examinerons ,  après  que  nous  aurons  don- 
né quelque  idée  de  la  mémoire,^  des  habitudes;  c'eft- 
à-dire  de  cette  facilité  que  nous  avons  de  penfèr  à  des 
chofes  aufquelles  nous  avons  déjà  penfé,  &  de  faire 
des  chofès  que  nous  avons  déjà  faites.  L'ordre  le  de- 
mandeainfî. 

Pour  l'explication  de  la  mémoire,  ilfautfèfou- 
venir  de  ce  qu'on  a  déjà  dit  plufieurs  fois  :  Que  toutes 
nos  différentes  perceptions  font  attachées  aux  change- 
memoire.  mens,  qui  arrivent  aux  fibres  delà  partie  principale  du 
cerveau  dans  laquelle  l'ame  re'fide  plus  particulière- 
ment. 

Cela  fèul  fùppofe ,  la  nature  de  la  mémoire  efl  ex- 
pliquée. Car  de  même  que  les  branches  d'un  arbre,qui 
ont  demeuré  quelques  temps  ploïécs  d'une  certaine 
feçon,  confèrvent  quelque  facilité  pour  écre  ploïées  de' 
nouveau  de  la  même  manière  ;  ain'  •  les  f  bres  du  cer- 
veau ^nt  une  fois  receu  certaines  impre/iions  par  le 
courL  de;  efprits  animaux,  &  par  l'aâiion  des  objets> 
gardent  aflez  long-tcms  cjuelque  facilité  pour  recc  voir 

ces 


DE  LA  VERITE'.  Livre  H.        1^5 
ces  marnes  diftofïtions.  Or  la  mémoire  ne  concile  Chap. 
c|ue  dans  cecte  facilité  5  puifque  l'on  penfe  aux  mêmes       V. 
choies ,  lorique  le  cerveau  reçoit  les  mêmes  impreP- 
fions. 

Comme  les  erprits  animaux  agilîènt  tantôt  plus/ 5c 
tantôt  moins  fort  liir  la  fubftance  du  cerveau ,  &  que 
les  objets  icn'ibles  font  des  imprefTions  bien  plus 
grandes ,  que  l'imagination  toute  lèule ,  il  eft  fkciic  de 
là  de  reconnoître ,  pourquoi  on  ne  le  fouvient  pas  éga- 
lement de  toutes  les  choies  que  l'on  a  apperceiies. 
Pourquoi ,  par  exemple ,  ce  que  l'on  a  apperceu  plu- 
fîeurs  fois  fe  reprefente  d'ordinaire  à  l'ame  plus 
vivement ,  que  ce  que  l'on  n'a  apperceu  qu'une  ou 
deux  ibis.  Pourquoi  on  fe  fouvient  plus  diftindc- 
ment  des  chofes  qu'on  a  vues ,  que  de  celles  qu'oa 
a  feulement  imagine'es  :  &  ainfi  pourquoi  on  fçau- 
ra  mieux  ,  par  exemple  la  diftributiou  des  veines 
dans  le  foie ,  apre's  l'avoir  veuë  une  feule  fois  dans 
la  diUèdion  de  cette  partie ,  qu'apre's  l'avoir  lue'  plu- 
fieurs  fois  dans  un  livre  d'anatomic ,  &  d'autres  cho- 
fes fèmblables. 

Que  fi  on  veut  faire  re'fîexion  fur  ce  qu'on  a  dit  au- 
paravant de  l'imagination  ^liir  le  peu  que  l'on  vient 
de  dire  de  la  me'moire  ;  &  fi  l'on  eil:  de'livré  de  ce  pré- 
jugé :  Que  nôtre  cerveau  eft  trop  petit  pour  conlèrrer 
des  veftigcs,  &  des  imprelllons  en  fort  grand  nombre, 
on  aura  le  plaif^r  de  découvrir  la  caufe  de  tous  ces  effets 
furprenans  de  la  mémoire ,  dont  parle  Saint  Auguftin 
avec  tant  d'admiration  dans  le  dixième  Livre  de  les 
Confeflions.  Et  l'on  ne  veut  pas  expliquer  ces  chofès 
plus  au  long,  parce  que  l'on  croit  qu'il  eft  plus  à  pro- 
pos que  chacun  le  les  explique  à  foi  même  par  quelque 
effort  d'efprit  ;  à  caufe  que  les  chofes  qu'on  découvre 
par  cette  voye  font  toujours  plus  agréables,  8c  font  da- 
vantage d'ifnprelfion  fiir  nous  que  celles  qu'on  ap- 
prend des  autres. 

Pour  l'explication  des  habitudes ,  il  eft  néceffaire  de      //. 
fçavoir  la  manière  don  ton  a  fiije-t  de  nenfèr  que  l'ame  DeshU" 
ïemuë  les  parties  du  corps  auquel  elle  eft  unie  :  La  bitudes, 

voici. 


144  DE  LA  RECHERCHE 

Chpa.     voicr.  Selon  toutes  les  apparences  du  monde,  il  y  a 
Y.        toujours  dans  quelques  endroits  du  cerveau  ,  quels 
qu'ils  ibient,  un  aflez  grand  nombre  d'efprits  ani- 
maux très  agitez  par  la  chaleur  du  cœur  d'où  ils  font 
fbrtis>&  tous  prêts  de  couler  dans  les  lieux  où  ils  trou -. 
vent  le  pall'age  ouvert.  Tous  les  nerfs  aboutiflent  au 
+T'expli-  réièrvoir  de  ces  efprits ,  &  l'ame  a  le  f  pouvoir  de  de- 
que  ail-     termirer  leur  mouvement ,  &  de  les  conduire  par  ces 
leurs  en     nerfs  dans  tous  les  mufcles  du  corps.  Ces  efprits  y 
?"°r  A      c't^3"t  entrez ,  ils  les  enflent ,  &  par  confequciit  ils  ra- 
cepou*^    coure  fient.  Ainfî  ils  remuent  les  parties,  aufquelles 
voir.    *    les  mufcles  font  attachez. 

On  n'aura  pas  de  peineàfèperlùader ,  que  l'ame 
remué  le  corps  de  la  manière  qu'on  vient  d'expliquer, 
fi  on  prend  garde ,  que  lorfqu'on  a  e'te'  long  -tems  (ans 
nianger,on  abeau  vouloir  donner  de  certains  mouve- 
mens  àfon  corps,  on  n'en  peut  venir  à  bout,  3c  même 
l'on  a  quelque  peine  à  fè  foûtenir  liir  lès  pieds.  Mais 
ii  on  trouve  le  moien  de  faire  couler  dans  ion  cœur 
quelque  chofe  de  fort  (piritueux  comme  du  vin  ou 
quelqu'autre  pareille  nourriture,  on  lent  aufïl-tôt  que 
le  corps  obéît  avec  beaucoup  plus  de  facilité  ,  Se  l'on  le 
remue  en  coûtes  les  manières  qu'on  fouhaitte.  Car 
cette  lèule  expérience  fait  ce  me  iemble  allez  voir ,  que 
l'ame  ne  pouvoit  donner  de  mouvement  à  fon  corps 
faute  d'efprits  animaux,  &  que  c'ellparleur  irioyeu 
qu'elle  à  recouvré  fon  empire  fur  lui. 

Or  les  eiiflures  des  mufcles  lent  fî  vifîbles  &  fi  fenfi- 
bles  dans  les  agitations  de  nos  bras  &  de  toutes  les  par- 
ties de  nôtre  corps  j  &  il  eit  h  raifonnable  de  croire  que 
ces  mufcles  ne  fe peuvent  enfler,  que  parce  qu'il  y  entre 
quelque  corps ,  de  même  qu'un  baion  ne  peut  iè  grof- 
fir,  m  s'enfler,  que  parce  qu'il  y  entre  de  l'air ,  ou  autre 
chofo  5  qu'il  (emble  qu'on  nepuifi'e  douter  ,  que  les  ef- 
prits animaux  ne  foient  pouflez  du  cerveau  par  les 
nerfs  julques  dans  les  mulcles  pour  les  enfler ,  &  pour 
y  produire  tous  les  mouvemens  que  nous  fouhaitons. 
C?xCnmufcIe  étant  plein  ,  ileft  nécefiàirement  plus 
courtques'il  étoit  vuide,ainfi  il  tire  &  remue  ia  partie. 


DE  LA  VERITES  Livre  IL  14s 
à  laquelle  il  efl:  attaché,  comme  on  le  peut  voii:  cxpli-  Chap, 
que'  plus  au  long  dans  les  livres  des  PaJJions,  &de  Y« 
l'homme  de  M,  Defcartes»  On  ne  donne  pas  cepen- 
dant cette  explication,  comme  parfaitement  démon- 
trée dans  toutes  Ces  parties.  Pour  la  rendre  entière- 
ment évidente  j  il  y  a  encore  plusieurs  choies  à  defirer, 
defquelles  il  dï  prefqu'impomblc  de s'éclaircir.  Mais 
il  eft  aufli  affez  inutile  de  les  fçavoir  pour  nôtre  fùjet: 
car  que  cette  explication  foit  vraye ,  ou  fàulTe ,  elle  ne 
laifïè  pas  d'être  également  utile  pour  faire  connoîtrc 
la  nature  des  habitudes  ;  parce  que  fi  l'ame  ne  remue 
point  le  corps  de  cette  manière,  elle  le  remue  néccf 
fàirementdequelqu'autre  qui  lui  eft  afTez  fèmblablc> 
pour  en  tirer  les  conféquences  que  noiis  en  tirons. 

Mais  afin  de  fuivre  nôtre  explication,  il  faut  remar- 
quer que  les  efprits  ne  trouvent  pas  toujours  les  che- 
mins ,  par  où  lis  doivent  pafïer  ,  alîèz  ouverts  &afl«!z 
libres  ;  &  que  cela  fait  que  nous  avons ,  par  exemple, 
de  la  diiîi culte  à  remuer  les  doits  avec  la  vite/ïè  qui  eft 
nécefi[àire  pour  joiier  des  inftrumens  de  mufique  ,  ou 
Ifs  mufcles  qui  fervent  à  la  prononciation  ,  pour  pro- 
noncer les  mots  d'une  langue  étrangère  :  mais  que  peu 
à  peu  les  elprits  animaux  par  leur  cours  continuel  ou- 
vrent &:appIaniJîent  ces  chemins  ,  enforte  qu'avec  le 
tems  ils  n'y  trouvent  plus  de  refiftance.  Or  c'eft  dans 
cette  facilité  que  les  elprits  animaux  ont  de  palTer  dan$ 
hs  membres  de  nôtre  corps ,  que  confiftent  les  habi- 
tudes. 

Il  eft  très  facile  félon  cette  explication  de  refondre 
une  infinité  de  queftions ,  qui  regardent  les  habitudes 
comme  par  exemple  ,  pourquoi  les  enfans  font  plus 
capables  d'acquérir  de  nouvelles  habitudes ,  que  les 
perfonnes  plus  âgées.  Pourquoi  il  eft  trés-diflîcilc  de 
perdre  de  vieilles  habitudes»  Pourquoi  les  hommes  à 
Force  de  parler  ont  acquis  une  fi  grande  facilité  à  cela> 
qu'ils  prononcent  leurs  paroles  avec  une  vitefie  in- 
croyabl©,  &même  fans  y  penfèr:  comme  il  n'arrive 
quetropibuventàceuxquidifent  des  prières,  qu'ils 
ont  accoutumé  de  faire  depuis  plufieurs  années.  Ce- 

G  pendant 


14^  DE  LA  RECHERCHE 

Ckap,  pendant  pour  prononcer  un  feul  mot ,  il  faut  remuer 
Y,  <^ans  un  certain  tems ,  &  dans  un  certain  ordre ,  plu  - 
fieurs  mulcles  à  la  fois,  comme  ceux  de  la  langue ,  des 
le'vresj  du  goiîer  &  du  diaphragme.  Mais  on  pourra 
avec  un  peu  de  méditation  fe  fàtis faire /iir  ces  que- 
fiions  ,  &  fiir  plufieurs  autres  trés-curieufes  &  alfcz 
utiles  î  &  il  n'eft  pas  nëce{ïàire  de  s'y  arrêter. 

Ilcllvifible  par  ce  que  l'on  vient  de  dire,  qu'il  y  a 
beaucoup  de  rapport  entre  la  mémoire  &  les  habitu- 
des ,  &  qu'en  un  lèns  la  mémoire  peut  paiTer  pour  une 
efpece  d'habitude.  Car  de  même  que  les  habitudes 
corporelles  confiftent  dans  la  facilité  que  les  efprits 
ont  acquifè  de  palTer  par  certains  endroits  de  nôtre 
corps  :  ainfi  la  mémoire  confifte  dans  les  traces ,  que 
les  mêmes  efprits  ont  imprimées  dans  le  cerveau ,  IcC- 
quelles  font  caufes  de  la  facilité  que  nous  avons  de 
nous  fouvenir  des  chofes.  De  forte  que  s'il  n'y  avoir 
point  de  perceptions  attachées  aux  cours  des  efprits 
animaux,  ni  à  ces  traces  ,  il  n'y  auroit  aucune  différen- 
ce entre  la  mémoire  &  les  autres  habitudes.  Il  n'cft 
pas  aufliplus  difficile  de  concevoir  que  les  bêtes  >  quoi 
que  fans  ame  Se  incapables  d'aucune  perception,  fe 
fouviennent  en  leur  manière  des  chofes ,  qui  ont  fait 


i.jj^u.vr.^  g    qu'il    V   aie    UtCiiUVy^i'    J^lU^  «^«^  'J^iiii*'"^'-*-  »*^  •l^  ^""pis- 

fur  la  fènter  confinent  les  membres  de  leur  corps  acquie- 
mémoire  j-^j^j-pe^  ^  peu  différentes  habitudes  ,  qu'à  concevoir 
^  ^^^  comment  une  m.achine  nouvellement  faite  ne  joue 
hahith-    _  |-  facilement ,  q^e  lors  qu'on  en  a  fait  quelque 

^''/ft    ufage.' 
nîucHes,       ^ 


€HA- 


DE  LA  VERITE'.  LivRi  II.        14^ 


CHAPITRE    VI.  c^^,^ 

I .  Que  lesfihres  du  cerveau  ne  font  pasfùjettes  à  des  chan-»  * 

gemens  fi  f  romps  que  les  effrits,  IL  Trois  différens 
changemens  dans  les  trois  différens  âges. 

TOutes  les  parties  des  corps  vivans  /ont  dans  an        ^ 
mouvement  continuel ,  les  parties  folides  &  les  ^     , 
fluides  ,  la  chair  aufïî  bien  que  le  fang  :  il  y  a  feulement  ^^  ^^ 
cette  différence  entre  le  mouvement  des  unes  &  des  P'^^^^  ^^ 
autres  ,  que  celui  des  parties  du  {àng  eft  vifîblc  &  fen-  ^^^^^^ 
iîble,  &  que  celui  des  fibres  de  nôtre  chair  eft  tout-à-  "v^'^f 
fait  imperceptible.  Il  y.  a  donc  cette  différence  entre  P^^J^J^*' 
les  efprits  animaux  &  la  fubftance  du  cerveau ,  que  les  ^^^^  "^^ 
elprits  anim.au X  font  trés-agitez  &  très  -fluides,  &  que  ^"^^^^^ 
lafubftawce  du  cerveau  a  quelque  folidité  Se  quelque  ^^^^r 
Gonfîifence.  De  forte  que  les  elprits  fe  divifenten  peti-  P^^^P^ 
tes  parties ,  &  fe  diffipenten  peu  d'heures ,  en  tranfpi-  ^^^  ,^^ 
rant  par  les  pores  des  vaifleaux  qui  les  con tiennent ;&  il  vP''''^!i 
en  vient  ibuvent  d'autres  en  leur  place  qui  ne  leur  font 
point  du  tout  fèmblables:mais  les  fibres  du  cerveau  ne 
font  pas  fi  faciles  à  fe  diffiper  ;  il  ne  leur  arrive  pas  fbu- 
vent  des  changemens  confiderableSi  &  toute  leur  fiib- 
f  tance  nefè  peut  changer  qu'après  plusieurs  années. 

Les  différences  les  plus  confiderables  qui  fè  trou- 
vent dans  le  cerveau  d'un  homme  pendant  toutç^fà  •  , 
vie,  font  dans  l'enfance ,  dans  l'âge  d'un  homme  fait,    .  ^'^^^ 
&danslavieilleffe.                                                         change  ~^ 
Les  fibres  du  cerveau  dans  l'enfance  font  molles,  ^V^^  ^"^ 
flexibles  ,  &  délicates.   Avec  l'âge  elles  deviennent  i^^^''^' . 
plus  féches ,  plus  dures  ,  &  plus  fortes.  Mais  dans  la  ^'^•^S'^" 
vieillefTe  elles  font  tout,  à-fait  inflexibles,  grofliéres  &  arrivent 
mêlées  quelquesfois  avec  des  humeurs  fuperfkiës,  que  "■^''^f  ^^f 
la  chaleur  tres-foible  de  cet  âge  ne  peut  plus  difliper.  ^^ois  dij- 
Car  de  même  que  nous  voyons  que  les  fibres ,  qui  J^"^^^^ 
compofem  la  chair ,  fe  durciffent  avec  le  tems,&  que  la  ^^^^' 
chair  d'un  perdreau  eft  fans  conteftation  plus  tendre 
que  celle  d'une  vieille  perdrix  :ainfi  les  fibres  du  cer- 

G  z  veau 


14Î  DE  LA  RECHERCHE 

vtau  d'un  enfant  ou  d'un  jeune  homme  doivent  être 
beaucoup  plus  molles  &  plus  délicates  que  celles  des 
perfonnes  plus  avancées  en  âge. 

L'onrcconnoîtralaraifondeceschangemens,fion 
confidere ,  que  ces  fibres  font  continuellement  agitées 
par  les  efprits  animaux ,  qui  coulent  à  l'tntour  d'elles 
en  plusieurs  manières.  Car  de  même  que  les  vents  lè- 
chent la  terre,  fur  laquelle  ils  fbufHent ,  ainfi  les  efprits 
animaux  par  leur  agitation  continuelle  rendent  peu  à 
peu  la  plufj?art  des  fibres  du  cerveau  de  l'homme  plus 
fcches ,  plus  comprimées  ,  &  plus  folides  ,  en  iorte 
que  les  perfonnes  plus  âgées  les  doivent  avoir  prelque 
toujours  plus  inflexibles  ,  que  ceux  qui  font  moms 
avancez  en  âge.  Et  pour  ceux  qui  font  de  même  âge, 
les  yvrognes  qui  pendant  plufîeurs  années  ont  fait  ex- 
cez  de  vin ,  où  de  femblables  boifions  capables  d'en^ 
y  vrer,  doivent  les  avoir  aulîî  plus  folides ,  &  plus  in- 
flexibles, que  ceux  qui  fè  font  privez  de  CesboiHons 
pendant  toute  leur  vie. 

Or  les  différentes  conftitutions  du  cerveau  dans  les 
cnfens  ,dans  ks  hommes  faits ,  &  dans  les  vieillards, 
font  des  caufcs  fort  confidérables  de  la  différence  qui 
fe  remarque  dans  la  faculté  d'imaginer  de  ces  trois 
âges  defquels  nous  allons  parler  dans  la  fuite. 

Chap.  chapitre    VII. 

yiî.       I.   De  h  communication  qui  eji  entre  le  cerveau  à' une 

mereO'  celui  àefon  enfant. ll,De  la  communication  qui 

ejl'  entre  nôtre  cerveau  CT"  les  autres  parties  de  mire 

corps  laquelle  nous  porte  à  l'imitation  C!^  ala  compaf- 

fion.  llï.  Explication  de  la  génération  des  enfans  mon- 

-     firueux ,  C^  de  la  propagation  des  efpeces.  ÎV.  ExpU- 

caîion  de  quelques  déréglemens  d\ejprit  C^  de  quelques 

inclinations  de  la  volonté.  V  De  la  concupijcence  O' 

du  pèche  originel.  VI.  OhjeBions  C^réponjcs. 

L  cft  ce  me  femble  afTez  évident  que  nous  tenons  à 
toiUQ's  choies ,  &:  que  nous  avons  des  rapports  na- 
.^  turels 


^  DE  LA  VERITF.  Livre  IL  149 
turels  à  tout  ce  qui  nous  environne,  Icfquels  nous  font  Cha  ?. 
tiéS'UtiIes  pour  la  confèrvation  &  pour  la  commodité  YH.  . 
de  la  vie.  Mais  tous  ces  rapports  ne  font  pas  égaux. 
Nous  tenons  bien  davantage  a  la  France  qu'à  la  Chine, 
au  Soleil  qu'à  quelque  étoile,  à  nôtre  propre,  maifoa 
qu'à  celle  de  nos  voifins.  Ily  adesliensinvifiblesqui 
tious  attachent  bien  plus  étroitement  aux  hommes 
qu'aux  bêtes  j-  à  nos  parens  &  à  nos  amis  qu'à  des 
étrangers  ;  à  ceux  de  qui  nous  dépendons  pour  la  con- 
fèrvation de  nôtre  être,  qu'à  ceux  de  qui  nous  ne  crai- 
gnons &  n'eiperons  rien. 

Ce  qu'il  y  a  principalement  à  remarquer  dans  cette 
union  naturelle  qui  eft  entre  nous  &  les  autres  hom- 
mes 5  c'eft  qu'elle  eft  d'autant  plus  grande ,  que  nous 
avons  davantage  befoin  d'eux*  Les  parens  &  ks  amis 
îcnt  unis  étroitement  les  uns  aux  autres  :  on  peut  dire 
que  leurs  douleurs  &  leurs  miCeres  font  communes, 
aulfi  bien  que  leurs  plaifirs  &  leur  félicité  j  car  toutes 
les  pallions  &  tous  les  fentimens  de  nos  amis  le  com- 
muniquent ànouspar  l'impreflion  de  leur  manière, 6c 
par  l'air  de  leur  vilage.  Mais  parce  qu'abfolumenc 
nous  pouvons  vivre  fans  eux,  l'union  naturelle  qui  eft 
entr'eux  &  nous  n'eft  pas  la  plus  grande  qui  puilïe 
éîie. 

Ves  enfans  dans  le  lèin  de  leurs  mercs  ,  le  corps  def^       ^* 
quels n'eft  point  encore  entièrement  formé,  &  qui  Deiàco- 
Ibnrpar  eux-mêmes  dans  un  état  de  foiblelïè  &  dedi-  munica--- 
fette  la  plus  grande  qui  fe  puiife  concevoir  ,  doivent  tien  qui 
aufïi  être  unis  avec  leurs  mères  de  la  manière  la  plus  eR  entre 
étroite  qui  fe  puifïc  imaginer.  Ei  quoi  que  leur  ame  le  cer  • 
fbitféparéedecellede  leur  mère,  leur  corps  n'étant  veau  de 
point  détaché  du  fien,  on  doit  penfèr  qu'ils  ont  les  la  mère ^ 
mêmes  fentimens  &  les  mêmes  paiTions  ,  en  un  mot  tT  celui 
toutes  les  mêmes  penfécs  qui  s'excitent  dans  i'ame  à  defonen^ 
l'occafion  des  mouvemens  qui  fe  produifent  dans  le  fant. 
corps. 

Ainlî  les  enfans  voyent  ce  que  leurs  mères  voyent, 
ils  entendent  les  mêmes  cris  ,  ils  reçoivent  les  mêmes 
impreilions  des  objets ,  &  ils  ibiit  agitez  de  mêmes 
G  3  pafUons»  - 


i$o  DE  LA  RECHERCHE 

Chap.  palTions.  Car  puifque l'air  du  vifage  d'un  homme  paf- 
VII.  flîonné  pénètre  ceux  qui  le  régardent,  &  imprime  na- 
turellement en  eux  une  paffion  fèmblablêaGellequi 
l'agite ,  quoique  l'union  de  cet  homme  avec  ceux  qui 
le  confîde'rent  ne  ibit  pas  fort  grande  :  on  a  ce  me (èm- 
ble  raifbn  de  penlèr  que  les  mères  font  capables  d'im- 
primer dans  leurs  enfans  tous  les  mêmes  ièntimens 
dont  elles  font  touchées ,  &  toutes  les  mêmes  paiTions 
dont  elles  font  agitées.  Car  enfin  le  corps  de  l'enfant 
ne  fait  qu'un  même  corps  avec  celui  de  la  mère  :  le 
fàng  &  les  efprits  font  communs  à  l'unô:  à  l'autre  :  les 
ièntimens  &  les  paffions  font  des  fiiites  naturelles  des 
mouvcmens  des  cfprits  &  du  fàng ,  &  ces  mouvemens 
le  communiquent  nécellairement  de  la  mère  à  l'en- 
fant. Doncles paffions  &  les  fèntimens  &  générale- 
ment toutes  les  penfëes  dont  le  corps  eftl'occafioa 
ibnt  communes  à  lanière  Se  à  l'enlànt. 

Ces  chofès  me  paroiflenc  inconteftables  pour  pla- 
ceurs xaifons  ;  cependant  je  ne  les  avance  ici  que  com- 
me une  fuppolîtion  qui  félon  ma  penfée ,  fè  trouvera 
fuflifâmment  démontrée  par  la  fuite»  Car  toute  fup' 
^  ^'  ^   pofîtion  qui  peut  fàcisfaire  à  la  réfolution  de  toutes  les 
Delaco-  difficultez  que  l'on  peut  former,  doit  pafTer  pour  un . 
mimica-   principe  inconteftabie. 

tion  qui  L^g  liens  invifibles  par  lefquels  l'Auteur  de  la  natu- 
€Jt  entre  re  unit  tous  ces  ouvrages ,  font  dignes  de  h  fageffe  de 
notre  D^çy  &  ^Je  l'admiration  des  hommes  ;  il  n'y  a  rien  de 
cerveau  plus  furprenant  ni  de  plus  inflruilif tout  emfèmble: 
^  '^-f  mais  nous  n'y  penfons  pas.  Nous  nous  laiffons  con- 
Autres  duirc  fans  conndérer  celui  qui  nous  conduit ,  ni  com- 
parties  ment  il  nous  conduit  :  la  nature  nous  eft  cachée  aulTi 
de  nôtre  bien  que fon  Auteur  j  &  nous  fentons  1  ;s  mouvemens 
cerp^ila-  quifèproduifentennous ,  fans  en  confidérer  lesrefr 
quelle  forts.  Cependant  il  y  a  peu  de  chofès  qu'il  nous  foit 
noiapor-  plus  néceffaire  de  connoître  j  car  c'eft  de  leur  connoLl- 
te  a  /*/-  lance  que  dépend  l'explication  de  toutes  les  chofès  qui 
mitation    ont  rapport  à  l'homme. 

(yàla  II  y  a  certainement  dans  nôtre  cerveau  des  refforts 
côpapcn  gui  nqps  portent  naturellement  à  l'imitation  ,  car  cdd. 


DE  LA  VERITE'.  LtviE  IL         i-t 

cîlnécefTaire  à  la  focieté  civile.  Non  feulement  il  eft  Chap. 
nécefTaire  que  les  enfans  croyent  leurs  percs  3  les  diCci^  YII„ 
pies ,  leurs  maîtres  i  &  les  inférieurs ,  ceux  qui  font 
au  defTus  d'eux  :  il  faut  encore  que  tous  les  hommes 
ayent  quelque  difpofition  à  prendre  les  mêmes  maniè- 
res ,  &  à  faire  les  mêmes  adions  de  ceux  avecqui  ils 
reulent  vivre.  Car  afin  que  les  hommes  fè  lient  ■>  il  eii: 
nécefTaire  qu'ils  le  relTemblent  &  par  le  corps  &  par 
l'cfprit.  Ceci  eft  le  principe  d'une  infinité  de  chofès 
dont  nous  parlerons  dans  lafiiite.  Mais  pour  ce  que 
nous  avons  à  dire  dans  ce  Chapitre  ,  il  eft  encore  né- 
cefTaire >  que  l'on  fâche  qu'il  y  a  dans  le  cerveau  des 
difpofitions  naturelles  qui  nous  portent  à  la  compaf* 
fion  auflî  bien  qu'à  l'imitation. 

il  faut  donc  fçavoir  que  non  fèuîementlesefprits 
animaux  fè  portent  naturellement  dans  les  parties  de 
pôtre  corps  pour  faire  les  mêmes  adions  ,  &  les  mê- 
mes mouvemens  que  nous  voyons  faire  aux  autres  , 
mais  encore  pour  recevoir  en  quelque  manière  leurs 
bleffures,  &  pour  prendre  part  à  leurs  miferes.  Car 
l'expérience  nous  apprend ,  que  lorfque  nous  confi- 
dérons  avec  beaucoup  d'attention  quelqu'un  que  l'on 
frappe  rudement ,  ou  qui  a  quelque  gran  de  playc ,  les 
efprits  fè  tranfportent  avec  effort  dans  les  parties  de 
nôtre  corps  qui  répondent  à  celles  que  l'on  voit  blcf- 
fèr  dans  un  autre  :  pourveu  que  l'on  ne  détourne  point 
ailleurs  le  cours  de  ces  efprits ,  en  fe  chatoiiillant  vo- 
lontairement avec  quelque  force  une  autre  partie  que 
ce]  le  que  1  on  voit  blelTer  ;  ou  que  le  cours  naturel  des 
efprits  vers  le  cœur  &  les  vifceres ,  qui  eft  ordinaire 
aux  émotions  fubites  ,  n'entraîne  ou  ne  change  point  . 
celui  dont  nous  parlons  j  ou  enfin  que  quelque  liaifbri 
extraordinaire  des  traces  du  cerveau  &  des  mouve- 
mens des  efprits  ne_fafîè  pas  le  même  effet. 

Ce  tranfport  des  efprits  dans  les  parties  de  nôtre 
corps  ,  qui  répondent  à  celles  que  l'on  voitblefTer 
d.sns  les  autres  ,  fe  fait  bien  fentir  dans  les  perfbnnes 
dèhcaies>  qui  ont  l'imagination  vive,  &  les  chairs 
fort  tendres  Se  fort  molles.  Car  ils  refïentent  fort  fou- 

G  4  <»  vent- 


ï^i  DE  LA  RECHERCHE 

vent  comme  une  efpéce  de  fremiiTement  dans  leurs 
jambes ,  par  exemple  s'ils  regardent  attentivement 
quelqu'un  qui  y  ait  une  ulcère ,  ou  qui  y  reçoive 
actuellement  quelque  coup.  Voici  ce  qu'un  de  mes 
amis  m'e'crit  pour  confirmer  ma  penfee.  Vnhomme 
d'âge  qui  demeure  che:!c  une  de  mesjœurs  étant  malade , 
unejeunefervante  de  la  maifon  tenait  la  chandele ,  comme 
on  le  feignait  au  pied  :  Quand  elle  lui  vit  donner  le  coup  de 
lancette  elle  fut faifie  d'une  telle  apprehenfion  qu'elle  fen- 
tît  trois  ou  quatre  jours  enfuite  une  douleur  fi  vive  au  mè' 
me  endroit  du  pied ,  quelle  fut  obligée  de  garder  le  lit 
pendant  ce  tems.  La  raifon  de  ces  accidens  eftqueles 
cfprits  fe  répandent  avec  force  dans  ks  parties  de  nôtre 
•tforpsqui  re'pondent  à  celles  que  nous  voyons  bleiïer 
dans  les  autres  5  &  cela  afin  que  les  tenant  plus  ban- 
dées, ils  les  rendent  plus  fenfiblesànôtrea.ne  ,  & 
qu'elle  ibit  fur  fès  gardes  pour  éviter  les  maux  que 
nous  voyons  arriver  aux  autres. 

Cette  compalTion  dans  les  corps  produit  lacom- 
paliïon  dans  les  efprits.  Elle  nous  excite  à  fbulager  les 
autres ,  parce  qu'en  cela  nous  nous  foulageons  nous- 
mêmes.  Enfin  elle  arrête  nôtre  malice  &  nôtre  cruau- 
té. Car  l'horreur  du  fang,  la  frayeur  de  la  mort,  eu 
un  mot  l'impreffion  (enfible  delà compallion empê- 
che (buvent  de  malTacrer  des  bêtes ,  ks  perlbnnes 
même  les  plus  perfuadées  que  ce  ne  font  que  des  ma- 
chines :  parce  que  la  plupart  des  hommes  ne  les  peu- 
Tcnt  tuer  fans  fè  bleiier  par  le  contrecoup  de  la  corn- 
paflïon» 

Ce  qu'il  faut  principalement  remarquer  ici ,  c'efl 
que  la  veuë  fènfible  de  la  blefîure  qu'une  perfonne  re- 
çoit ,  produit  dans  ceux  qui  le  voyent  une  autre  blef- 
furc  d'autant  plus  grande ,  qu'ils  font  plus  foibles  & 
plus  délicats.  Parce  que  cette  veuë  fènfible  poufiànt 
avec  eflfort  les  efprits  animaux  dans  les  parties  du 
corps  qui  répondent  à  celles  que  l'on  voitblellèr  ,  ils 
font  une  plus  grande  impreilion  dans  les  fibres  d'un 
corps  délicat  que  dans  celles  d'un  corps  fort  &  ro- 
buftc. 

.,/  e  Ainfi 


DE  LA  VERITE'.  Liv?i  IL  15J 
Ài-ifi  les  hommes  c] ui  fo n t  pleins  de  forGe&  de  vi-  Chap. 
gueuL"  lie  font  point  blelTez  par  la  veuë  de  quelque  VU. 
mallàcre:  &  ils  ne  font  pas  tant  portez  à  lacompaf^ 
fion  ,  à  caufè  que  cette  veuë  choque  leur  corps  ,  que 
parce  qu'elle  choque  leur  railbn.  Ces  perfbnnes  n'ont 
point  de  compafïion  pour  les  criminels  ;  ils  (ont  in- 
flexibles &;  inexorables»  Mais  pour  les  femmes  &  les 
en  fans ,  ils  fbuffrent  beaucoup  de  peinepar  les  bief- 
fùres  qu'ils  voyent  recevoir  à  d'autres.  Ils  ont  machi- 
nalement beaucoup  de  compallîon  des  miferables  :  & 
ils  ne  peuvent  mêmes  voir  battre  ni  entendre  crier  une 
bête  fans  quelque  inquie'tude  d'cfprit. 

Pour  les  enfens  quifbnt  encore  dans  lefêin  de  leur 
mère ,  la  délicatefîb  des  fibres  de  leur  chair  e'tant  infî-  - 
niment  plus  grande  ,  que  ce  lie  des  femmes,  &des 
enfans  ,  le  cours  des  cfprits  y  doit  produire  des  chan- 
gemens  plus  confide'rables ,  coinm.e  on  le  verra  dans  - 
la  fuite. 

On  regardera  encore  ce  que  je  viens  de  dire  comme 
unefimplcfuppofîtion  fi  on  le  (ouhaitte  ainfi  ;  Mais  • 
on  doit  tâcher  de  la  bien  comprendre ,  fi  en  veut  con- 
cevoir diftinftement  les  chofès  que  jeprc'tens  expli-"  • 
quer  dans  ce  Chapitre.  Car  les  deux  fuppohtions  que 
je  viens  de  faire  font  les  principes  d'une  infinité  de 
chofès  que  l'on  croit  ordinairement  fort  difficiles  & 
fort  cachées  ,  &  qu'il  me  paroît  en  effet  impofîîble  -^ 
d'éclaircir  fans  recevoir  ces  fuppoiitions.  Voici  des 
exemples.  I^î- 

Il  y  a  environ  fèpt  ou  huit  ans ,    que  l'on  voyoit  aux  Explica- 
Incurables  un  jeune  homme  ,  qui  ctoit  né  fou  ,   &  iion  de  la  ■ 
dont  le  corps  éroit  rompu  dans  les  mêmes  endroits  j^^génera- 
dans  lefquels  on  rompt  les  criminels»  Il  a  vécu  prés  de  tlon  des  ' 
vingt  ans  en  cet  état:  plu  fieurs  perfbnnes  l'ont  veu,  enfans- 
Scia  feue  Reine  mère  étant  allée  vifiter  cet  Hoipital  eut  wo^- 
la  curiofîté  de  le  voir ,  &  même  de  toucher  les  bras  ,  fl-rue?^.x 
&  les  jambes  de  cejeunehommeaux  endroits  où  ils'Ci^  de  U 
croient  rompus.  plrcpa^a-'i^ 

Selon  les  principes  que  je  viens  d'établir  ,  lacaûfè  tion  de 
de  ce  fiineftc  accident  fut ,   que  fa  isere  ayant-fceu  Vef^cce.  ^ 
G  6  cju'on  - 


154  DE  LA  RECHEPvGHE 

Chat,     qu'on  aîloit  rompre  un  criminel ,  l'alla  voir  exécuter. 
V.  1 1.     Tous  les  coups  que  l'on  donna  à  ce  miférable  ,  *  fra- 

*  Selon  perent  avec  force  l'imagination  de  cette  mère ,  &  par 
U  pre-  uneefpe'ce  de  contrecoup  le  cerveau  tendre  &  délicat 
tniere  de  fon  enfant.  Les  fibres  du  cerveau  de  cette  femme 
fuppofi-  furent  étrangement  ébranlées ,  &  peut-être  rompues 
tion, .        en  quelques  endroits  par  le  cours  violent  des  elprits 

produit  à  la  veuë  d'une  adion  fi  teruible  ,  mais  elles 
eurent  affez  de  conûftence  pour  empefcher  leur  bou- 
leverlèment  entier*  Les  fibres  au  contraire  du  cerveau 
de  l'enfant  ne  pouvant  réfiiler  au  torrent  de  ces  elprits 
furent  entièrement  dillipées ,  Se  le  ravage  fut  aflcz 
grand  pour,  lui  faire  perdre  l'efprit  pour  toujours» 
C'eftlàlaraifon  pour  laquelle  il  vint  au  monde  privé! 
defèns.  Voici  celle  pour  laquelle,  il  étoit  rompu  aux 
mêmes  parties  du  corps  que  le  criminel ,  que  (à  mère 
avoir  veuiiiettre  à  mort. 

A  la  veuë  de  cette  exécution  fi  capable  d'elfraïer  une 
femme ,  le  cours  violent  des  efprits  animaux  de  la 
mère  alla  avec  force  de  fon  cerveau  vers  tous  les  en  - 
droits  de  Ion  corps ,  qui  répondoient  à  ceux  du  crimi- 

*  Selon  "^^  '  ■**  &  la  même  choie  ih  paflà  dans  l 'enfant.  Mais  , 
^a  fecon-  V^^^^  9^^  ^^s  os  de  la  mère  étoicnt  capables  de  réfifler 
de  'uùpo-  ^  ^^  violence  de  ces  efprits ,  ils  n'en  furent  point  blel^ 
^i/'on  ^^^'  P^u'^^f^^  même  qu'elle  ne  reffentit  pas  la  moin- 
dre douleur ,  -  ni  le  moindre  fremilTement  dans  les 
bras  ni  dans  les  jambes ,  lorfqu'on  les  rompoit  au  cri- 
jminel.  Mais  ce  cours  rapide  des  efprits  fut  capable 
d'entraîner  les  parties  molles  Se  tendres  des  os  de  l'en- 
fant. Car  les  os  font  les  dernières  parties  du  corps  qui 
fè  forment ,  &  ils  ont  tres-peu  de  confiftence  dans  les 
cnfans  qui  font  encore  dans  le  ièin  de  leur  mère.  Et  il 
faut  remarquer ,  que  fi  cette  mère  eût  déterminé  le 
mouvement.de  ces  efprits  vers  quelqu'autre  partie  de 
ihn  corps  en  le  chatouillant  avec  force ,  fon  enfant 
n'auroit  point  eu  les  os  rompus,  mais  la  partie ,  qui 
eût  répondu  à  cdie  vers  laquelle  la  mère  auroit  déter- 
miné ces  efpiits ,  eût  été  foie  blelTée ,  fdon  ce  que 


I  >ii  dcu  ait, 


Les  : 


DELA  VERITE'.  Livre  IL        i^^ 

Les  raifons  de  cet  accident  fon  géne'rales  pour  expli  - 
cfuer  comment  les  femmes  ,  qui  voyent  durant  leur  Chap; 
grofîelTe  des  perfbnnes  marquées  en  certaines  parties  VII. 
du  vifàge ,  impriment  a  leurs  enfans  les  mêmes  mar- 
ques ,  &  dans  les  mêmes  parties  du  corps  :  &  l'oa 
peut  juger  de  là  que  c'eft  avec  railen  qu'on  leur  dit  > 
qu'elles  fe  frottent  à  quelque  partie  cache'e  du  corps , 
lorfqu'elîes  apperçoivent  quelque  chofè  qui  les  fur- 
prend  ,  &  qu'elles  font  agitées  de  quelque  palîioa 
violente  ;  car  cela  peut  faire  que  les  marques  fe  tracent 
plutôt  fur  ces  parties  cachées  quefurlevifàgedeleurs 
enfans. 

'  Nous  aurions  (buvent  des  exemples  pareils  à  celui' 
que  nous  venons  de  rapporter ,  fi  les  enfans  pouvoienc 
vivre  après  avoir  reçu  de  lî  grandes  playes ,  mais  d'or- 
dinaire ce  font  des  avortons.  Car  on  peut  dire  que 
prefque  tous  les  enfans ,  qui  meurent  dans  le  ventre 
de  leurs  mères  (ans  qu'elles  (oient  malades, n'ont  point 
d'autre  caufe  de  leur  mal-heur,  que  l'épouvante,  quel- 
que defir  ardent ,  ou  quelqu'autre  paîïîon  violente  de 
leurs  mères.  Voici  un  autre  exemple  alTez  particulier. 

Il  n'y  a  pas  un  an  qu'une  femme  ayant  confiderc 
avec  trop  d'application  le  tableau  deJ&intPiedonton 
cclebroit  la  feile  de  laCanoniJ&tion  ,  accoucha  d'un 
enfant  qui  reiîembloit  parfaitement  à  la  repre'lènta' 
tion  de  ce  fiint.  Il  avoit  le  vifage  d'un  vieillard  ,  au- 
tant qu'en  eft  capable  un  enfant  qui  n'a  point  de  barbe. 
Ses  bras  e'coient  croifèz  fur  là  poitrine ,  fès  yeux  tour- 
nez vers  le  Ciel ,  &  il  avoit  très  peu  de  front ,  parce  - 
que  l'image  de  ce  Saint  étant  élevée  vers  la  voûte  de 
l'Eglife  en  regardant  le  Ciel  »  n'avoit  auiTî  prefque  ' 
point  de  front.  Il  avoit  une  efpéce  de  mitre  renvcriee 
fur  fès  épaules  avec  plufîeurs  marques  rondes  aux  en- 
droits ,  où  les  mitres  font  couvertes  de  pierreries.  En- 
fin cet  enfant  reiîembloit  fort  au  tableau ,  fur  lequel  û 
mère  l'avoir  formé  par  la  force  de  fbn  imagination. 
C'eft  une  chofe  que  tout  Paris  a  pii  voir  auifi  bien  que 
moi ,  parce  qu'on  l'a  coiifèrvé  afTez  long  tems  daasie  - 
i'efprie  de  via,  -  • 


ï5^  DE  LA  RECHERCHE 

Cet  exemple  a  cela  de  particulier  que  ce  ne  fut  pas  a 
la  veuë  d'un  homme  vivant  &  agité  de  quelque  pal- 
fion,  qui  e'mut  les  efprits  &  le  fang  de  la  mère  pour 
produire  un  fi  e'trange  effet,  mais  feulement  la  veuë 
d!un  tableau:  laquelle  cependant  fut  fort  fenfibîe  &  ac- 
compagnée d'une  grande  émotion  d'efprits ,  {bit  par 
î'ardeur  &  par  l'application  de  la  mère ,  foit  par  l'agi- 
tation que  le  bruit  de  la  fefte  caufoit  en  elle. 

Cette  mère  regardant  donc  avec  application  &  avec 
e'motion  d'efprits  ce  tabkau,  l'enfant  félon  la  premiè- 
re fuppofîtion  le  voyoit  comme  elle  avec  application 
&  avec  émotion  d'efprits.  La  mcreen  étant  vivement 
frappée  l'imitoit  au  moins  dans  la  pofture  ,  félon  la 
deuxième  fiippofition  :  car  fon  corps  étant  entière- 
ment formé  &;  les  fibres  de  fà  chair  allez  dures  pour 
refîfter  au  cours  des  efprits ,  elle  ne  pouvoit  pas  l'imi- 
ter ou  fè  rendre femblable  à  lui  en  toutes  chofes.  Mais 
les  fibres  de  la  chair  de  l'enfant  étant  extrêmement 
molles,  &  par  conféquent  fufceptibles  de  toutes  fortes, 
d'arrengemens ,  le  cours  rapide  des  efprits  produifit 
dans  fà  chair  tout  ce  qui  étoit  nécefîaire  pour  le  rendre 
«ntiérementfèmblabk  à  l'image  qu'il  voyoit;  &  l'i- 
jiiitaticn  à  laquelle  les  enfans  (ont  les  plus  difpofèz  fut 
prefque  -  auiu  parfaite  qu'elle  le  pouvoit  être.  Mais 
cette  imitation  ayant  donné  au  corps  de  cet  enfant  une 
figure  trop  extraordinaire ,  elle  lui  cau(à  la  mort» 

II  y  a  bien  d'autres  exem  pies  de  la  force  de  l'imagi- 
ïiation  des  mères  dans  les  Auteurs  ,  &  il  n'y  a  rien  de  fî 
bigarre  dont  elles  n'avortent  quelquefois.   Car  nori . 
feulement  elles  font  des  enfans  difformes ,  mais  enco- 
re des  fruits  dont  elles  ont  fouhaittc  de  mange:r }  des 
pommes ,  des  poires  ,  des  grappes  deraifîn  &  d'autres  • 
cKofès  lemblables.  Les  m^res  imaginaiu  &  defirant 
fortement  de  manger  des  poires ,  parexç mple  ?  les  en- 
;£ins  les  im.aginent  &  les  défirent  de  même  avec  ar- 
deur :  &  Je  cours  des  efprits  excité  par  l'image  du  fruit 
defiré  ,  lè  répandant  dans  un  petit  corps  fort  capable 
4ç  changer  de  figuie  à  caufè  de  fà  moleflè  3  ces  pauvres  . 
lafans  dvYiearient  rembkbles  aux  chofes  qu'ils  fou- 
■•  haitesti 


DE  LA  VERITE.  Livre  IL        157 
haiîencavcc  trop  d'ardeur.    Mais  les  mères  n 'en fbuf-  Chap. 
firent  point  de  mal,  parce  que  leur  corps  n'eft  pas  af-     XlL 
fez  mou  pour  prendre  la  figure  des  chofès  qu'ils  ima- 
ginent :  ainfi  elles  ne  peuvent  pas  les  imiter ,  oa  fè  ren^ 
dre  entiérementfemDlables  à  elles. 

Or  il  ne  feut  pas  s'imaginer  que  cette  correfpon- 
dance  que  je  viens  d'expliquer  ,  &  qui  eft  quelquefois  . 
caufe  de  fî  grands  defbrdres  ,  foit  une  chofè  inutile  ou 
mal  ordonnée  dans  la  nature.  Au  contraire  elle  fem- 
bîe  tre's-utile  à  la  propagation  du  corps  humain  ou  à  la 
formation  au  fœtus ,  &  elle  efl:  abroliiment  ne'cefiaire  à 
la  tranfmilTîon  de  certaines  difpofitions  de  cerveau  qui 
doivent  être  différentes  en  difrérenstems  &  en  difFé- 
rcns  pais  :  car  il  efl  néceflaire  par  exemple  que  hs 
agneaux  ayent  dans  de  certains  païs  le  cerveau  tout- à- 
fait  difpof  é  à  Fu'ir  les  loups ,  à  caufè  qu'il  y  en  a  beau- 
coup en  ces  lieux ,  &  qu'ils  font  fort  à  craindre  pour 
eux. 

Il  efl  Trai  que  cette  communication  du  cerveau  de  la 
mère  avec  celui  de  fbn  enfant  a  quelquefois  de  mau- 
vaifès  fuites  ,  lors  que  les  mères  fe  1  aident  fil rprcndre 
par  quelque  paffion  violente.  Cependant  il  me  fèmble 
que  fans  cette  communication  les  femmes  Si.  les  ani- 
maux ne  pourroient  pas  facilement  engendrer  des  pe- 
tits de  même  efpéce.  Car  encore  que  l'on  puifîc  don- 
ner quelque  raifon  de  la  formation  du/arw/ en  géné- 
ral , comme  Monfieur  Defcartes  l'a  tenté  afiez  heu-' 
reufement.  Cependant  il  efl  très-difficile  fans  cette 
communication  du  cerveau  de  la  mère  avec  celui  de 
l'enfant,  d'exphquer comment  une  cavale  n'engen- 
dre point  un  bœuf,  &  une  poule  un  œuf  qui  contienne 
une  petite  perdrix,  ou  quelque  oifeau  d'une  nouvelle 
elpece  :  &  jecroi  que  ceux  qui  ont  médité  fur  la  for- 
mation du  fcBtus  ieront  de  ce  fèntiment. 

Il  efl  vrai  que  la  penfée  la  plus  raifbnnable  ,  &  la 
plus  conforme  à  l'expérience  fur  cette  queflion  très- 
difficile  de  la  formation  du  fœtus  ;  c'cd  que  les  enfans 
font  déjà  tout  formez  avant  même  l'adion  par  laquei- 
kils  font  conçus ,  &.queleursmcresiîefont  que  leur 

domœr 


15?  DE  LA  RECHERCHE 

donner  l'accroiflement  ordinaire  dans  le  tems  de  la 
groflèfTe.  Cependant  cette  communication  des  efprits 
animaux  &du  cerveau  de  la  mcre  avec  les  ef|)rits ,  &  le 
cerveau  de  l'enfant,  fèmble  encore  fcrvir  a  régler  cet 
accroilïèment ,  &  à  déterminer  les  parties  qui  fervent 
à  {à  nourriture,  à  fè  ranger  à  peu-prés  de  la  même  ma- 
nière que  dans  le  corps  de  la  mère ,  c'eft-  à-dire  à  ren- 
dre l'enfant  fèmblable  à  la  mère  ou  de  même  efpéce 
qu'elle.  Cela  paroit  aflTez  par  les  accidens  qui  arrivent, 
lorfque  l'imagination  de  la  mère  fè  dérègle ,  &  que 
quelque  pailion  violente  change  la  difpoiition  natu- 
relle de  fbn  cerveau  :  car  alors  ,  comme  nous  venons 
d'expliquer,  cette  communication  change  la  confor- 
mation du  corps  de  l'enfant ,  &  les  mères  avortent 
quelquefois  des  fœtus  d'autant  plus  fèmblables  aux 
fruits  qu'elles  ont  defirez ,  que  les  efprits  trouvent 
moins  derefîftance  dans  les  fibres  du  corps  de  l'enfant. 

On  ne  nie  pas  cependant,  que  Dieu,  fans  cette  com-' 
munication  dont  nous  venons  de  parler  ,  n'ait  pu 
difpofèr  d'une  manière  fi  exadle  &  fi  régulière  toutes 
les  chofès  qui  font  nécefïàires  à  la  propagation  de  l'ef^ 
pecepour  des  fiécles  infinis  ,  que  les  mères  n'cuilènt 
jamais  avorté,  &  même  qu'elles  euffent  toujours  eu 
àes  enfans  de  même  grandeur ,  de  même  couleur ,  & 
qui  fe  fufîènt  refîemblez  en  toutes  chofès  :  car  nous  ne 
devons  pas  mefiirer  la  puiflànce  de  Dieu  par  nôtre  foi- 
ble  imagination,  &  nous  ne  fçavons  point  les  raifbns 
gu'il  a  pu  avoir  dans  la  conftrudion  de  fbn  ouvrage. 

Nous  voyons  tous  les 'jours  que  fans  le  fècours  de 
cette  communication ,  les  plantes  &  les  arbres  produi- 
sent affez  régulièrement  leurs  femblables  ,  &  que  les 
oifèaux,  &  beaucoup  d'autres  animaux  n'en  ont  pas 
befbiu,  pour  faire  croître  &  éclorre  d'autres  petits,- 
lorfqu'ils  couvent  des  œufs  de  différente  efpècejcom- 
me  lors  qu'une  poule  couve  des  œufs  de  perdrix.  Car 
quoique  l'on  ait  raifbn  de  penfer  que  les  graines  &  ks' 
œufs  contiennent  déjà  les  plantes  &  les  oiièaux  qui  en 
£w:tent,  &  qu'il  fepuifle  faire  que  ks  petits  corps  de 
ces  oifeaux  ayant  receu leur  couformadon  par  la  com-- 


DE  LA  VERITE'.  LmiB  IT-.  x<,r 
munication  dont  on  a  parle  ,  &  les  plantes  la  leui:  par  CHAFi 
lé  moyen  d'une  autre  communication  équivalente:  ce-  YJL 
pendant  c'eft  peut-être  deviner.  Mais  quand  mêmes 
on  ne  devineroit  pas ,  on  ne  doit  pas  tout-à-fait  juger 
par  les  chofes  que  Dieu  a  faites ,  qu'elles  font  celles 
qu'il  peut  faire. 

Si  on  confîde're  toutesfois  que  les  plantes ,  qui  re- 
çoivent leur  accroilTement  par  Tadion  de  leur  mère, 
lui  refîcmblent  beaucoup  plus  que  celles  qui  viennent 
de  graine  :  que  les  tulippes  par  exemple  qui  viennent 
de  cajeux  font  de  même  couleur  que  leur  mère ,  &  que 
celles  qui  viennent  de  graine  en  font  prefque  toujours  - 
fort  différentes  ,  on  ne  pourra  douter  >  que  fî  la  com- 
jaiunication  de  la  m.ere  avec  le  fruit  n'eft  pas  abfblu- 
ment  nécefïàire  afin  qu'il  fbit  de  même  efpece ,  elle  eft 
toujours  nécefTaire  j  afin  que  ce  fruit  lui  fbit  entière- 
ment fèmblable. 

De  forte  qu'encore  queDieu  ait  préveu  que  cette  com- 
munication du  cerveau  de  la  mère  avec  celui  de  fbn  en- 
fànt,feroit  quelquefois  mourir  d^s  fœtus  &  engendrer 
des  monflres  à  caufè  du  dérèglement  de  l'imagination 
de  la  merexcpendant  cette  communication  eft  fi  admi- 
rable  j&  fî  nccefïàire  par  les  raifbns  que  je  viens  de  dire, 
&  pour  plufieurs  autres  que  je  pourrois  encore  ajou- 
ter, que  cette  connoifîànce  que  Dieu  a  eue  de  ces  in»- 
conveniens  ne  lui  a  pas  du  empêcher  d'exécuter  fbn 
deffein.  On  peut  dire  en  un  fens  que  Dieu  n'a  pas  eu 
delîèin  de  faire  des  monftres  :  car  il  me  paroit  évident 
que  fi  Dieu  ne  faifoit  qu'un  animal  il  ne  k  feroit  ja- 
mais monftrueux.  Mais  ayant  eu  defîein  de  produire 
un  ouvrage  admirable  par  les  voyes  les  plus  fîmples,  & 
de  lier  toutes  fès  créatures  les  unes  avec  les  autres  ,  il  a 
préveu  certains  effets  quifuivroient  nécedairement  de 
l'ordre,  &  de  la  nature  des  chofès,  &x;ela  ne  l'a  pas  dé- 
tourné de  Ton  deffein.  Car  enfin  quoi-qu'unmonflre 
tout  feul  fbit  un  ouvrage  im.parfait,toutefois  lors  qu'il 
Cil  joint  avec  le  refte  des  créatures ,  il  ne  rend  point  là-. 
îîionde  imparfait. 

Koi!is.aYons  fufifamiaent  explique  ee  que  l'imagi^ 

aatiojft-i 


léù  DE  LA  RECHERCHE 

nation  d'une  mère  peut  faire  fur  le  corps  de  fbn  enfont: 
examinons  preièntement  le  pouvoir  qu'elle  a  fur  for» 
eipritj  &  tâchons  ainfi  de  de'couvrir  les  premiers  dére'- 
glcmens  de refprit&  delà  volonté  des  hommes  dans 
leur  origine  :  carc'tft-là  nôtre  principal  deflein. 

Il  eft  certain  que  Its  traces  du  cerveau  font  accom- 
pagne'es  des  fentimens  &  des  ide'es  de  l'ame,  &  que  les 
émotions  des  elprits  animaux  ne  fe  font  point  dans  le 
corps,  qu'il  n'y  ait  dans  l'ame  des  mouvemens  qui 
leur  répondent  5  En  un  mot ,  il  eft  certain  que  toutes 
les  paflions  &  tous  les  lêntimens  corporels  font  accom- 
pagnez de  véritables  fentimens  &  de  véritables  pafïîons 
de  l'ame.  Or  félon  nôtre  première  foppofîtion  les  mè- 
res communiquent  à  leurs  enfans  les  traces  de  leur  cer- 
veau >  &  cnfuite  les  m.ouvemens  de  leurs  efprits  ani- 
maux. Donc  elles  font  naître  dans  l'efprit  de  leurs  en- 
fans  les  mêmes  paillons  &  les  mêmes  iéntimens  dont 
dks  font  touchées  :&  par  conféquent  elles  leur  cor- 
rompent le  cœur  &  la  raifon  en  plufieurs  manières. 

S'il  lé  trouve  tant  d'enfans  qui  portent  fur  leur  vifi- 
ge  des  marques ,  ou  des  traces  de  l'idée  qui  a  frappe 
leur  mère  ,  quoi  que  les  fibres  de  la  peau  fafîent  beau- 
coup plus  de  réliftance  au  cours  des  efprits  que  \ts  par- 
ties molles  du  cerveau ,  &  que  les  efprits  foient  beau- 
coup plus  agitez  dans  le  cerveau  que  vers  la  peau;  on  ne 
peut  pas  raifonnablemênt  douter,  que  \ts  efprits  ani- 
maux de  la  mère  ne  produifcnt  dans  le  cerveau  de  leurs 
enfans  beaucoup  de  traces  de  leurs  ém.otions  déré- 
glées. Or  les  grandes  traces  du  cerveau,  &  les  émo^ 
rions  des  efprits  qui  leur  répondent  ,  fe  confèrvant 
long-tems  &  quelquefois  toute  la  vie  ;  il  efl  évident 
que  comme  il  n'y  a  gueres  de  femmes  qui  n'ayent 
quelques  foibleffes ,  &  qui  n'ayent  été  émues  de  quel- 
que paillon  pendant  îeurgro^flè,  il  ne  doit  y  avoir 
que  très  peu  d'enfàns  qui  n'ayent  l'efprit  mal  tourné 
en  quelque  chofè ,  &  qui  n'ayent  quelque  pafïion  do- 
minante. 

On  n'a  que  trop  d'expériences  de  ces  chofès,  &  tout 

kaioade fçaitafïèz qu'ily a de^  faiViilics entières ,  qui 

.-^  fonc 


'  DE  LA  VERITE'.  Livre  H.  i^i 
font  affligées  de  grandes  foiblefTes  d'imagination,  Cha.p. 
qu'elles  ont  he'rité  de  leurs  parens  :  Mais  il  n'eft  pas  VU, 
iie'celîâire  d'en  donner  ici  des  exemples  particuliers. 
Au  contraire  il  eft  plus  à  propos  d'affûrer  pour  la  con- 
fblation  de  quelques  perfonnes  ,  que  ces  foibleiïès  des 
parens  n'e'tant  point  naturelles,  ou  propres  à  la  nature 
de  l'homme,  les  traces  &  les  veftiges  du  cerveau  qui 
en  font  la  caufè,  {e  peuvent  eHacer  avec  le  tems . 

On  peut  toutefois  rapporter  ici  l'exemple  du  Roi 
Jacques  d'Angleterre  ,  duquel  parle  le  Chevalier  d'Ig- 
by  ,  dans  le  Livre  de  la  poudre  de  Sympathie  qu'il  a  ' 
donné  au  public.  Il  alfure  dans  ce  Livre  que  Marie 
Stuard  étant  groile  duRoiJacques,queIques  Seigneurs 
d'Ecoffe entrèrent  dans  fà  chambre,  &  tuèrent  en  {à 
préfènce  fbn  Secrétaire  qui  ctoit  Italien  j  quoiqu'elle 
{èfùtjettéeau  devant  de  lui  pour  les  en  empêcher: 
que  cette  PrincefTe  y  reçut  quelques  légères  bleflures; 
&  que  la  frayeur  qu'elle  eut  fit  de  fi  grandes  impref- 
fions  dans  fon  imagination  ,  qu'elles  fe  communiquè- 
rent à  l'enfant  qu'elle  portoit  dans  fon  fein  :  Dç  iorçe 
que  le  Roi  Jacques  fon  fils  demeura  toute  fa  vie  fans 
pouvoir  regarder  une  épéenuë.  Il  dit  qu'il  l'expéri- 
menta lui  même,  lorfqu'il  fut  fait  Chevalier  :  car  ce 
Princeluidevant  toucher  l'épaule  de  l'épée,  il  la  lui 
porta  droit  au  vifage,  &  l'en  eut  même  bleiTé  ,  fi  quel- 
qu'un ne  l'eut  conduite  adroitement  où  il  falîoit.  Il  y 
atantdefomblables  exemples,  qu'il  eft  inutile  d'en 
aller  chercher  dans  les  auteurs.  On  ne  croit  pas  qu'il 
fo  trouve  quelqu'un  qui  contefre  ces  chofès.  Car  en- 
fin on  voit  un  très-grand  nombre  de  perfonnes  qui 
ne  peuvent  foulFrir  la  veuë  d'un  rat, d'une  fouris,d'un 
chat,  d'une  grenoiiille ,  &  pB^icipalcmcnc  des  ani- 
maux  qui  rampent  comme  les-^rpens  &  les  couleu-  ^ 
vres  ;  èc  qui  ne  connoiiTentpoint  d'autre  caufè  de  ces  Explica^ 
averfons  extraordinaires,  que  la  peur  que  les  mères  tionde  la- 
ont  eues  de  ces  divers  animaux  pendant  leur  groiîefTè.  concupf- 

Mais  ce  que  je  fouhaite  principalement  que  l'on  re-  ceyice^O' 
marque ,  c'eft  qu*il  y  a  toutes  les  apparences  poiTibles  du  péché 
que  les  hommes  gardent  encore  aujourd'huy  dans  originel, 

leur 


i6i  DE  LA  RECHERCHE 

Chap.  leur  cerveau  des  traces  &  des  imprefïions  de  leurs  pre-  ' 
IIV.  miers  parens.  Car  de  même  que  les  animaux  produi- 
jfencleursièmblables,  &  avec  des  veftiges  iemblables 
dans  leur  cerveau,  lefquels  font  caufe  que  les  animaux 
de  même  efpe'ceontles  mêmes  fympathies,  &  antipa- 
thies ,  &  qu'ils  font  les  mêmes  adions  dans  les  mêmes 
rencontres  :  Ainfî  nos  premiers  parens  après  ieur^pe'- 
che  ont  receu  dans  leur  cerveau  de  fi  grands  veftiges  8c 
àzs  traces  fi  profondes  par  l'imprefTion  des  objets  (èn- 
fiblesjqu'ils  pourroient  bien  les  avoir  communiquées 
à  leurs  enfans.  De  forte  que  cette  grande  attache ,  que 
nous  avons  de's  le  ventre  de  nos  mères  à  toutes  les 
ehofès  (ènfibles ,  &  ce  grand  e'ioignement  de  Dieu  où 
nous  lommes  en  cet  état ,  pourroit  être  explique  en 
quelque  manie' re  par  ce  que  nous  venons  de  dire. 

Car  comme  il  eft  nécefïàire  félon  l'ordre  étabU  de  h 
Rature ,  que  les  penfe'es  del'amc  foient  conformes  aux 
traces  qui  font  dans  lecerveau  :  on  pourroic  dire  que, 
dés  que  nous  fommes  formez  dans  le  ventre  de  nos 
mères,  nous  fommes  dans  le  péché  &  inicûiez  de  la 
corruption  de  nos  parens,  puifque  dés  ce  teras-Iàuous 
fommes  très-fortement  attachez  aux  plaifirs  de  nos 
fèns .  Ayant  dans  nôtre  cerveau  des  traces  femblables  à 
celles  des  perfonnes  qui  nous  donnent  l'être ,  il  eft  né- 
eefîàire  que  nous  ayons  auill  les  mêmes  penfées  ,  &  les 
mêmes  inclinations  qui  ont  rapport  aux  objets  fenfi- 
blés. 

Ainfi  nous  devons  naître  avec  la  concupifcence  r  & 
avec  le  péché  originel.  Nous  devons  naître  avec  la 
concupifcence  fi  la  concupifcence  n'eft  que  l'effort  na- 
turel ,  que  ÏQs  traces  du  cerveau  font  (ur  l'efprit  pour 
l'attacher  aux  ehofès  ^|(îbles  :&  nous  devons  naître 
dans'le  péché  originmr  le  péché  originel  n'eft  autre 
ehofe  ,  que  le  règne  de  la  concupifcence ,  &  que  ces  ef- 
S  Paul     ^^^""^  comme  vidorieux  &  comme  maîtres  de  l'efpric 
aûxRom  ^  ^^  cœur  de  l'enfant. Or  il  y  a  grande  apparence,  que 
ch.  6.  S'^  le  règne  de  la  concupifcence  ou  la  vidoirede  la  con- 
12.14.     cupifcence ,  eft  ce  qu'on  appelle  péché  originel  dans 
C^<^.        les  enfans ,  &  pèche  aduel  dans  les  hommes  libres. 
i0  H 


DE  LA  VERITE'.  Livre  IL        itfj 
Il femble feulement , qu'on  pourroit  conclure  des  Chai. 
principes  que  je  viens  d'e'tablir ,  une  chofe  contraire  à      VII. 
l'expenence  ,  fçavoir,  que  la  mère  devroic  toujours       VI. 
communiquer  à  {on  enfant  des  habitudes  &  des  incli-  Ohje" 
nations  fcmbiables  à  celles  qu'elle  a,  &  la  facilité  d'i-  Ûiam  O* 
maginer ,  &  d'apprendre  les  mêmes  chofès  qu'elle  réponfes^ 
connoît  :  car  toutes  ces  choies  ne  de'pendent ,  comme 
l'on  a  dit,  que  des  traces  &  des  veftiges  du  cerveau»  Or 
il  eft  certain ,  que  les  traces  &  les  veftiges  du  cerveau 
des  mères  iè  communiquent  aux  enfans.  On  a  prou- 
ve' ce  fait  par  des  exemples  qu'on  a  rapportez  touchant 
les  hommes  3  &:  il  eft  encore  confirme'  par  l'exemple 
àts  animaux  ,  dont  les  petits  ont  le  cerveau  rempli  des 
mêmes  vdviges  ,  que  ceux  dont  ils  font  fortis  ;  ce  qui 
feit  que  tous  ceux  qui  font  d'une  même  efpe'ce ,  ont  la 
même  voix , .  la  même  manie're  de  remuer  leurs  mem- 
bres ,  &  enfin  les  mêmes  ru(ès  pour  prendre  leur  proie 
&  pour  iè  deffèndre  de  leurs  ennemis.  Il  devroit  donc 
fuivre  de  là,  que  puifque  toutes  les  traces  des  mères  ik 
gravent, &  s'impriment  dans  le  cerveau  desenfàns, 
les  enfàns  devroient  naître  avec  les  mêmes  habitudes, 
&  les  autres  qualitez  qu'ont  leurs  mères  :  &  mêmes  les 
confêrver  ordinairement  toute  leur  vie ,  puifque  les 
habitudes  qu'on  a  de's  fà  plus  tendre  jcuneiTe  ,  font  cel- 
les qui  fe  confèrvent  plus  long-tems  ,•  ce  qui  ne'ant- 
moins  eft  contraire  à  l'expe'rience. 

Pourre'pondre  a  cette  objediion  ,  il  faut  (ça  voir  qu'il 
y  a  de  deux  fortes  de  traces  dans  le  cerveau.  Les  unes 
font  naturelles  ou  propres  à  la  nature  de  l'homme  :  les 
autres  font  acquifes.  Les  naturelles -font  tre's-pro fon- 
des ,  &  il  eft  impoffible  de  îes^ftacer  tout-à-fait  :  les 
acquifes  au  contraire  fè  peuvent  perdre  facilement, 
parce  que  d'ordinaire  elles  ne  font  pas  fi  profondes. Or 
quoi  que  les  naturelles,  &  les  acquifes  ne  différent  que 
du  plus  &  du  moins  ,  &  que  fouvent  les  premières 
aïent  moins  deforce  que  les  Secondes,  puifque  l'on  ac- 
coutume tous  les  jours  des  animaux  à  faire  des  chofès 
tout-à-:&it  contraires  à  celles  aufquelles  ils  font  portez 
par  ces  traces  naturelles  j  (  on  accoutume  par  exemple- 


164  ,DE  LA  RECHERCHE^ 
Chap.  un  chien  à  ne  point  toucher  à  du  pain ,  &  à  ne  point 
VII.j  courir  après  une  perdrix  qu'il  voit  &  qu'il  fènt  j }  ce- 
pendant iLy  a  cette  difFe'rcnce  entre  ces  traces ,  que  les 
naturelles  ont  pour  ainli  dire  de  iècretes  alliances  avec 
hs  autres  parties  du  corps  :  car  tous  les  relïbrts  de  nô- 
tre machine  s'aident  les  uns  les  autres  pour  Ce  confer- 
Vcr  dans  leur  e'tat  naturel.  Toutes  les  parties  de  nôtre 
corps  contribuent  mutuellement  à  toutes  les  chofes 
nécefTàires  pour  la  conlèrvation ,  ou  pour  le  rétablifïè- 
ment  des  traces  naturelles.  Ainfi  on  ne  les  peut  tout- 
à-fait  eiïàcer  ,  ■&  elles  commencent  à  revivre,  lors 
qu'on  croit  les  avoir  détruites. 

Au  contraire  les  traces  acquiies ,  quoi  que  plus  gran- 
des, plus  profondes ,  &  plus  fortes  que  les  naturelles, 
ièperdentpeu  à  peu,  fi  l'on  n'a  foin  de  les  confèrver 
par  l'application  continuelle  des  caufès  qui  les  ont 
produites  :  parce  que  les  autres  parties  du  corps  ne 
contribuent  point  à  leur  confèrvation,  &  qu'au  con- 
traire elles  travaillent  contiritiellement  à  les  effacer  & 
à  les  perdre.  OiTpeut  comparer  ces  traces  aux  playes 
ordinaires  du  corps  ;  ce  font  des  bleiTures  que  nôtre 
cerveau  à  receuës  ,  lesquelles  Ce  renferment  d'elles  - 
^îêmes,  comme  les  autres  playes  ,  par  laconftrudion 
admirable  de  la  machine. 

Comme  donc  il  n'y  a  rien  dans  tout  le  corps  qui  ne 
foit  conformée  aux  traces  naturelles ,  elles  Ce  tranlmct- 
tent  dans  les  enfans  avec  toute  leur  force.  Ainlî  les 
Perroquets  font  des  petits  ,  qui  ont  les  mêmes  cris  ,  ou 
les  mêmes  chants  naturels  ,  qu'ils  ont  eux-mêmes» 
Mais  parceqae  les  traces  acquiies  ne  font  que  dans  le 
cerveau,  &  qu'elles  ne  rayonnent  pas  dans  le  refte  du 
corps,,fî  ce  n'ed  quelque  peu ,  comme  lorfqu'elles  ont 
ère'  imprimées  par  les  émotions  qui  accompagnent  les 
pallions  violentes ,  elles  ne  doivent  pas  fe  tranlmcttre 
dans  les  enfans .  Ainfî  un  Perroquet  qui  donne  le  bon 
jour  &  le  bon  foir  à  fon  Maître ,  ne  fera  pas  des  petits 
auffi  fçavans  que  lui ,  &  des  perfonnes  dodes  &  habi- 
les n'auront  pas  des  en&ns  qui  leur  reffemblent» 
Ain^^'t^uoi qu'il foit  vrai,  que  tout  ce  qui  fè  paflTe. 
"  dans 


DE  LA  VERITE'.  Livre  IL^       i6^ 
dans- le  cerveau  de  la  nieie,  fè  pallè  auflî  en  même  tems  Ch  ap. 
dans  celui  de  l'enfant  ;  que  la  mère  ne  puifîe  rien  voir,     VIL 
rien  fentir ,  rien  imaginer  ,  que  l'enfant  ne  voie ,  ne  le 
fente  ,  &  ne  l'imaguie,  &  enfin  que  toutes  les  fauUès 
traces  des  mères  corrompeut  l'imagination  des  en^ 
fans  :  néanmoins  ces  traces  n'ciiantpas  naturelles  dans 
le  fèns  que  nous  venonsd'expliquer ,  il  ne  faut  pas  s'é- 
tonner ii  elles  fe  referment  d'ordinaire ,  aufTi-tôt  que 
les  enfans  font  fbrtis  du  iein  de  leur  mère.  Car  alors, 
la  caufe  gui  formoit  ces  traces  ,  &  qui  les  cntretenoit, 
ne  {ubfitte  plus  ;  la  conftitution  naturelle  de  tout  le 
corps  contribue  à  leur  deftrudion  j  &  les  objets  fcnfi- 
bles  en  produifent  d'autres  nouvelles,  très-profondes, 
&  en  très-grand  nombre ,  qui  effacent  preique  toutes 
celles  que  les  enfans  ont  eues  dans  le  {èin  de  leur  mère. 
Car  puifqu'il  arrive  tous  les  jours,  qu'une  grande  dou- 
leur fait  qu'on  oublie  celles  qui  ont  précédé,il  n'eft  pas 
poiîible  que  des  fèntimens  aulli  vifs  que  font  ceux  des 
enfans,  qui  reçoivent  pour  la  première  fois  l'impref- 
fîon  des  objets  fur  les  organes  délicats  deleurlèns, 
n'effacent  la  plufpart  des  traces  ,  qu'ils  n'ont  receu  des 
mêmes  objetsq'fieparuneefpéce  de  contrecoup,  lors 
qu  'ils  en  étoient  comme  à  couvert  dans  le  fèin  de  leur 
mère. 

Toutesfois  lorsque  ces  traces  font  formc'es  par  une 
forte  paffion,  &  accompagnées  d'une  agitation  trés- 
violente  de  fang  &  d'efprits  dans  la  merejcUes  agiflent 
avec  tant  de  force  fur  le  cerveau  de  l'enfaiirSc  fur  le  re- 
fte  de  fon  corps,  qu'elles  y  impriment  des  veftiges  auf- 
fî  profonds  de  aum  durables  ,  que  les  traces  naturelles: 
comme  dans  l'exemple  du  Chevalier  d'igby  ;  dans  ce« 
lui  de  cetenfantné foû.^  tout brifé,  dans  le  cerveau 
&  dans  tous  les  membres  duquel  l'imagination  de  la 
mère  avoir  produit  de  fî  grands  ravages  ,  &  enfin  dans 
l'exemple  de  la  corruption  générale  de  la  nattire  de 
l'homme. 

Et  il  ne  faut  pas  s 'étonner  fi  ks  enfans  du  Roi  d'An- 
gleterre n'ont  pas  eu  la  même  foiblelfe  que  leur  Père. 
Premièrement ,  parce  que  ces  fortes  de  traces  ne  s'im- 
priment 


ié«  DE  I-A  RECHERCHE 

Chap,  priment  jamais  fî  avant  dans  le  refte  du  corps  que  les 
VII»  naturelles.  Secondement,  parce  que  la  mère  n'ayant 
pas  la  même  foibleffe  que  le  père ,  elle^  a  empêché  par 
là  bonne  conftitution  que  cela  n'arrivât.  Et  enfin  par- 
ce que  la  mère  agit  infiniment  plus  fur  le  cerveau  de 
J'enfant  que  le  Père,  comme  il  eft  évident  par  les  cho- 
ses que  Ton  a  dites. 

Mais  il  faut  remarquer  que  toutes  ces  raifons  qui 
montrent  que  les  enfans  du  Roi  Jaques  d'Angleterre 
ne  pouvoient  participer  à  la  foiblefîe  de  leur  l'ère  ne 
font  rien  contre  l'explication  du  péché  originel ,  ou  de 
cette  inclination  dominante  pour  les  choies  fènfibles, 
nidecegrandéloignement  de  Dieu  que  nous  tenons 
de  nos  parens  :  parce  que  les  traces ,  que  les  objets  fèn- 
fibles  ont  imprimées  dans  le  cerveau  des  premiers 
hommes ,  ont  été  très-profondes  :  qu'elles  ont  été  ac- 
compagnées ,  &  augmentées  par  des  partions  vioIen> 
tçs  :  qu'elles  ont  été  fortifiées  par  l'ufàge  continuel 
deschofès  (ènfibles  iScnéceflairesàlaconfervation  de 
la  vie,  non  feulement  dans  Adam  &  dans  Evé^i  mais 
même  ,  ce  qu'il  faut  bien  remarquer ,  dans  ks  plus 
grands  Saints ,  dans  tous  les  hommes  Se  dans  toutes 
les  femmes  de  qui  nous  defcendons  ;  de  forte  qu'il  n'y 
â  rien  ,  qui  ait  pu  arrêter  cette  corruption  de  la  nature. 
Ainfi  tant  s'en  faut  que  ces  traces  de  nos  premiers  pè- 
res fe  doivent  effacer  peu  à  peu ,  qu'au  contraire  elles 
doivent  s'augmenter  dejour  en  jour  3  &  fans  la  grâce 
de  Jesus-Christ  ,  qui  s'oppofè  continuelle- 
ment à  ce  torrent ,  il  fèroit  abfolument  vrai  de  dire  ce 
qu'a  dit  un  Poète  Payen. 

^y£tasparentum  pejor  avis  tulit 
'N'as  ncqtiiores  ,  mox  daturos 
Progemem'vitiofiorem, 

Car  il  faut  bien  prendre  garde  que  les  vefligcs  qui 
réveillent  des  fentimens  de  piété  dans  les  plus  làintes 
mères  ne  communiquent  point  de  piété  aux  enfàns 
qu'elles  ont  dans  leur  jfein,  &  que  les  traces  au  contrai- 

1^.  rc 


DE  LA  VERITE'.  Livjie  II.  1^7 

re  qui  réveillent  les  idées  fies  chofès  fènfibles ,  Se  qui  Chap. 
lôni:  fuiries  de  pafîîons  ,  ne  manquent  point  de  com-     yn, 
muniquer  aux  enfans  le  /èntiment  &  l'amour  des 
chofèslènribles. 

Une  mère  par  exemple  qui  tft  excite'e  à  l'amour  de 
Dieu  par  le  mouvement  des  elprits  qui  accompagne  la 
trace  de  l'image  d'un  ve'nérable  vieillard  5  à  caufe  que 
cette  mère  a  attache  l'idée  de  Dieu  à  cette  trace  de  vieil'' 
lard  :  car  comme  nous  verrons  bien-tôt  dans  le  Chapi  ' 
tre  de  la  îiaifbn.des  idées ,  cela  Cq  peut  facilement  faire> 
quoi  qu'il  n'y  ait  point  de  rapport  entre  Dieu  &  l'ima- 
ge d'un  vieillard;  cette  meredis-je  ne  peut  produire 
dans  le  cerveau  de  fon  enfant  que  la  trace  d'un  vieil- 
lard ,  &  que  de  l'inclination  pour  les  vieillards ,  ce  qui 
n'eil:  point  l'amour  de  Dieu  dont  elle  écoit  touchée. 
Car  enfin  il  n'y  a  point  de  traces  dans  le  cerveau  qui 
puiiïènt  par  elles-mêmes  réveiller  d'autres  idées  que 
celles  des  chofcs  iènfîbles  ;  parce  que  le  corps  n'eft  pas 
fait  pour  inftruire  l'elprit,  &  qu'il  ne  parle  al'ame  que 
pour  lui  même. 

Ainii  une  mère ,  dont  le  cerveau  tu  rempli  de  traces 
qui  par  leur  nature  ont  rapport  aux  choies  fènfibles,  & 
qu'elle  ne  peut  effacer  à  cauiè  que  laconcupifcence  de- 
meure en  dk  Se  que  fon  corps  ne  lui  eft  point  fbûmis, 
les  communiquant  nécefïàircment  à  fbn  enfant ,  l'en- 
gendre pécheur  quoi  qu'elle  foi:  jude.  Cette  mereeft 
jafie ,  parce  qu'aimant  aduellementou  qu'ayant  aimé 
Dieu  par  un  amour  de  choix,  cette  concupifcence  ne 
la  rend  point  criminelle,  quoi  qu'elle  en  lliive  les  moU' 
vemiens  danslefommeil.  Mais  l'enfant  qu'elle  engen- 
dre n'ayant  point  aimé  Dieu  par  un  amour  de  choir, 
&  ion  cœur  n'ayant  point  été  tourné  vers  Dieu  ;  il  eft 
évident  qu'il  eft  dans  le  defordre  &  dans  le  déreglé- 
ment,&  qu'il  n*y  a  rien  dans  lui  qui  ne  ibit  digne  de  la 
colère  de  Dieu. 

Mais  lors  qu'ils  ont  été  régénérez  par  le  baptême, 
&  qu'ils  ont  été  jufliiiez  ou  par  une  difpoiîtion  de 
cœur  femblable  à  celle  qui  demeure  dans  les  juftes  du- 
rant les  illufions  delà  nuit  :  ou  peut-être  par  un  aâ:e 

libre 


1^8  DE  LA  RECHERCHE 

Chap.  ^^^^^  d'amour  de  Dieu  cju'ils  ont  fait  étant  délivrez 
VII  '  po'Jr  quelques  momens  de  la  domination  du  corps 
par  la  force  du  Sacrement  :  (  car  comme  Dieu  le  s  a  faits 
pourl'aimer,  on  ne  peut  concevoir  qu'ils  fbient  ac- 
tuellement dans  la  jufrice  &  dans  l'ordre  de  Dieu,  s'ils 
ne  l'aiment  ou  s'ils  ne  l'ont  aimé  j  ou  pour  le  moins  fi 
leur  cœur  n'eft  difpofe'  de  la  même  manie're  qu'il  ièroic 
s'ils  i'avoientaâiuellement  aimé  :  )  Alors  quoi  qu'ils 
obéilfent  à  la  concupifcence  pendant  leur  enfance, leur 
concupifcence  n'eft  plus  péché:  elle  ne  les  rend  plus 
coupables  &  dignes  de  colère  :  ils  nelailTent  pas  d'être 
juftes  &  agréables  à  Dieu,par  la  même  raifbn  que  l'on 
ne  perd  point  la  grâce,  quoi  que  l'on  fui  ve  en  dor- 
mant les  mouvemens  de  la  concupifcence  :  car  les  en- 
fans  ont  le  cerveau  fi  mou ,  &  ils  reçoivent  de  fî  vives 
&defîfortesimprefïîons  des  objets  les  plus  foibles, 
qu'ils  n'ont  pas  allez  de  liberté  d'eiprit  pour  y  refifter* 
Mais  je  me  fuis  arrêté  trop  long-tems  a  des  chofès  qui 
ne  font  pas  tout  à  fait  du  iujet  que  je  traite.  C'ell  aflèz 
que  je  puifTe  conclure  ici  de  ce  que  je  viens  d'expliquer 
dans  ce  Chapitre  cjue  toutes  ces  faufTès  traces ,  que  les 
mères  impriment  dans  le  cerveau  de  leurs  enfans,  leur 
ydye:^les  rendent l'efprit faux,  &  leur  corrompent  l'imagina- 
cclair-  tion  :&  qu'ainfi  la  plupart  des  hommes  font  fujets  à 
ctjfemens»  imaginer  les  chofès  autrement  qu'elles  ne  font,  en 
donnant  quelque  fauffe  couleur  ,  &  quelque  trait  irré» 
gulicr  aux  idées  des  chofès  qu'ils  apperçoivenr* 


CHAPITRE    VIII. 

Chap. 

YIII»  I.  Chi^ngemens  qui  arrivent  à  l'imagination  d'un  enfant, 
qui  fort  dujein  de  fa  mère ,  par  la  converfation  qu'il  a 
avec  fa  nourrice,  fa  mère  i&  d'autres  perfonnes.  II, 
t^vispour  les  bien  élever. 


D 


Ans  le  chapitre  précédent  nous  avons  conWéré 

le  cerveau  d'un  enfant  dans  le  fein  de  ià  mère, 

cxam-^ons  maintenant  ce  qui  lui  arrive  dés  qu'il  en  eft 
^  fora. 


DE  LA  VERITE'.  Livre  II.        ri^ 

fbrti.  En  même  tems  qu'il  quitte  les  ténèbres  &  qu'il  ChatI 
voit  pour  la  première  fois  la  lumière ,  le  froid  de  l'air    YIIL 
extérieur  le  faifit  :  les  embraflèmens  les  plus  carefïàns 
de  la  femme  qui  le  reçoit  ofFeniènt  Ces  membres  de'li- 
cats:  tous  les  objets  exte'rieurs  le  furprennenti  ils  lui 
ibnt  tous  des  fujets  de  crainte ,  parce  qu'il  ne  connok 
pas  encore ,  &  qu'il  n'a  de  lui-même  aucune  force 
pourfèdelFendreoupoHrfuïr.  Les  larmes  &  les  cris 
^ar  lefquels  il  fè  confble ,  font  des  marques  infaillibles 
de  les  peines  &  de  fes  frayeurs  i  car  ce  font  en  effet  des 
prières  que  la  nature  fait  pour  lui  aux  alfiftans ,  afin 
■qu'ils  le  deffendent  des  maux  qu'il  foulFre  &  de  ceux 
tju'il  appréhende. 

Pour  bien  concevoir  l'embarras ,  où  fè  trouve  fbn 
cfprit  en  cet  e'tat ,  il  faut  fe  fouvenir  que  les  fibres  de 
ion  cerveau  font  tres-mollcs  &  tres-délicates ,  &  par 
-confèquent  que  tous  les  objets  de  dehors  font  fiir  elles 
des  impreffions  très-profondes.  Car  >  puifque  les  plus 
petites  chofès  fe  trouvent  quelquefois  capables  de  bleiP. 
fer  une  imagination  fbible  ,  un  lî  grand  nombre  d'ob- 
jets furprenans  ne  peut  manquer  de  blefTer ,  &  de 
broiiilJer  celle  d'un  enfant. 

Mais  afin  d'imaginer  encore  plus  vivement  les  agita- 
tions &  les  peines ,  ou  font  les  enfans  dans  le  temps 
qu'iis^  viennent  au  monde,&  les  blelTurcs  que  leur  ima- 
gination doit  recevoir  :  Reprefèntons-nous  quel  feroit 
rétonnement  des  hommes  >  s'ils  voïoient  devant  leurs 
yeux  des  géants  cinq  ou  lix  fois  plus  hauts  qu'eux,  qui 
s'approcheroientfàns  rien  faire  connoître  de  leur  deC- 
fêin;  ou  s'ils  voïoient  quelque  nouvelle  elpece  d'ani- 
maux,  qui  n'euifent  aucun  rapport  avec  ceux  qu'ils 
ont  déjà  veus,  ou  feulement  (î  un  cheval  ailé  ,  ou  quel' 
qu'autre  chimère  de  nos  Poètes  defcendoit  fubitement 
des  nues  fur  la  terre.  Que  ces  prodiges  feroientdc 
profondes  traces  dans  les  efprits  ,  &  que  de  cervelles 
fè  broiiilkroient  pour  les  avoir  vus  feulement  une 
fois  ? 

Tous  les  jours  il  arrive  qu'un  e'vénem.ent  inopiné 
&  qui  a  quelque  chofe  de  terrible,  fait  perdre  Peiprir  à 

H  des 


170  DE  LA  RECHERCHE 

Chap.  des  hommes  faits }  dont  le  cerveau  n'eft  pas  fort  (u{- 
YIII.  ccptible  de  nouvelles  impreflîons ,  qui  ont  de  l'expé- 
rience, qui  peuvent  fè  deffendre,  ou  au  moins  qui  peu* 
vent  prendre  quelque  refolution.  Les  enfans  en  venant 
SLU  monde  fbufFrent  quelque  chofc  de  tous  les  objets 
qui  frappent  leurs  fèns,  aufquels  ils  ne  font  pas  accoû- 
eumez.  Tous  les  animaux  qu'ils  voyent,  font  des  ani- 
maux d'une  nouvelle  elpece  pour  euXjpuifqu'ils  n'ont 
rien  vCiau  dehors  de  tout  ce  qu'ils  voyent  pour  lors:  ils 
n'ont  ni  force ,  ni  expe'rience  -,  les  fibres  de  leur  cerveau 
font  très -délicates  &  tres-fle'xibles.  Comment  donc  (c 
pourroit-il  faire ,  que  leur  imagination  ne  demeurât 
point  blcflee  par  tant  d'objets  differens  ? 

Ileftvrai,  que  les  mères  ont  déjà  un  peu  accoutu- 
mé leurs  ei^fans  aux  impreflîons  des  objets,  puifqu'el- 
les  les  ont  déjà  tracez  dans  les  fibres  de  leur  cerveau, 
quand  ils  étoientencore  dans  leur  foin  ;  &  qu'ainfî  ils 
en  font  beaucoup  moins  bleflcz,  lorfqu'ils  voyent  de 
Jeurs  propres  yeux  ,  ce  qu'ils  avoient  déjaapperceu  en 
quelque  manière  par  ceux  de  leurs  mercs»  Il  elt  en- 
core v  rai  que  les  faulîès  traces  &  les  blcflures  que  leur 
imagination  a  rellenties  à  la  vue  de  tant  d'objets  terri- 
bles peur  eux  ,  fè  ferment  &  fe  gueriflent  avec  le  tems  j 
parce  que  n'étant jpas  nanurelles  ,  tout  le  corpsycil 
contraire,  &  les  efface  comme  nous  avons  vu  dans  le 
chapitre  précèdent  :  &  c'efl:  ce  qui,em|?éche  que  géné^ 
ralementtous  les  hommes  ne  foient  fous  dés  leur  en- 
fance.  Mais  cela  n'empêche  pas  qu'il  n'y  ait  toujours 
quelques  traces  fi  fortes  &  fi  profondes ,  qu'elles  ne  fo 
puilTent  éiFacer ,  de  forte  qu'elles  durent  autant  que  la 
vie. 

Si  les  hommes  faifoient  de  fortes  réflexions  fiircc 

qui  fe  paffe  au  dedans  d'eux  mêmes  &  fur  leurs  pro^ 

près  pcnfces ,  ils  ne  manqueroient  pas  d'expériences 

qui  prouvent  ce  que  l'on  vient  de  dire.  Ils  reconnoî- 

troienr  ordniairement  en  eux-mêmes  des  inclinations 

^desavcrfionsfocrettes,  que  les  autres  n'ont  pas,  def- 

quelles  il  femble  qu'on  ne  puifie  donner  d'autre  caulp, 

cj'ie  ces  traces  de  nos  premiers  jouïs»  Car  puifque  les 

L'jf  cauiès 


DE  LA  VERITF.  Livre  II.  171 
caufêsdeces  inclinations  &averfions  nous  font  parti-  Ch  a  p. 
culiéres ,  elle  ne  font  point  fonde'es  dans  la  nature  de  YI1I« 
l'homme:  &  puifqu'elles  nous  (ont  inconnues,  il  faut 
qu'elles  ayenr  agi  en  un  tems ,  où  nôtre  mémoire  n'é- 
toit  pas  encore  capable  de  retenir  lescirconftances  des 
choies ,  qui  auroient  pCi  nous  en  faire  fouvenir  :  &  ce 
tems  ne  peut  être  que  celui  de  nôtre  plus  tendre  én- 
once. 

Monsieur  Defcartes  a  écrit  dans  une  de  fès  lettres  ^ 
qu'il  avoit  une  amitié  particulière  pour  toutes  les  per- 
sonnes louches i  &  qu'en  ayant  recherche'  lacaulè  avec 
foin  ,  il  avoit  enfin  reconnu  que  ce  défaut  ferencon- 
troit  en  une  jeune  fille  qu'il  aimoit,  loi'fqu'il  étoit  en- 
core enfant ,  rafFeâ:ion  qu'il  avoit  pour  elle  fe  répan- 
dant à  toutes  les  perfbnues  qui  lui  re0èmbloient  en 
quelque  chofe. 

Mais  ce  ne  font  pas  ces  petits  déreglemens  de  nos 
inchnations  ,  lefquels  nous  jettent  le  plus  dans  l'er- 
reur :  c'eft  que  nous  ayons  tous ,  ou  prcfque  tous  l'eC- 
prit  faux  en  quelque  chofè  j  &  que  nous  fommes  prc^ 
que  tous  fujecs  à  quelque  efpéce  de  folie  ,  quoi  que 
nous  ne  le  pen fions  pas.  Quand  on  examine  avec  (oin 
le  génie  de  ceux  avec  Ie(quels  on  converfe ,  on  (è  per- 
fuade  facilement  de  ceci ,-  &  quoi  qu'on  foit  peut-être 
original  foi  même ,  &  que  les  autres  en  jugent  ainfî  5 
on  trouve  que  tous  les  autres  (ont  aufïi  des  originaux, 
&  qu'il  n'y  a  de  différence  entr'eux  que  du  plus  &  du 
moins. 

Or  une  des  caufes  des  difFérens  caraâieres  d'efprits, 
&  fans  doute  la  différence  des  imprelllons  qu'on  re- 
çoit à  la  (ortie  du  lein  de  fa  mère ,  ain  fi  qu'on  vient  de 
le  faire  voir  par  les  inclinations  particulières  &  extra- 
ordinaires :  parce  que  ces  efpeces  de  folie  étant  con- 
fiantes &  durables  pour  l'ordinaire  ,  elles  ne  peuvent 
pas  dépendre  de  la  conflitution  des  cfprits  animaux  , 
laquelle  change  fort  facilement.  Et  par  conféquent  il 
eft  nécefîaire  qu'elles  viennent  des  faufTes  impref^ 
fions  jqui  fè  font  faites  dans  les  fibres  ducerveau,Iorf^ 
que  nôtre  mémoice  n'étoit  pas  capable  d'en  conf^rver 

H  1  h 


171  DE  LA  RECHERCHE 

Chap.  lefouvenir  ,  c'eft-à  dire  >  dés  le  commencement  de 
VIII.  nôtre  vie.  Voilà  donc  une  fource  aiîez  ordinaire  des 
erreurs  âQS  hommes ,  que  ce  bouleverfement  de  leur 
cerveau  caufe  par  l'imprefllon  des  objets  extérieurs 
dans  le  tems  (ju'ils  viennent  au  monde.-mais  cette  cau- 
fe.  ne  celle  pas  fî-tôt ,  qu'on  pourroit  s'imaginer. 

La  converfàtion  ordinaire  que  hs  enfans  font  obli- 
gez d'avoir  avecleurs  nourrices  ,  ou  même  avec  leurs 
mères  ,  lesquelles  n'ont  fouvent  aucune  éducation  , 
achevé  de  leur  perdre  &  de  leur  corrompre  entière- 
ment l'eiprit.  Ces  femmes  ne  les  entretiennent  que 
deniaifoics ,  que  de  contes  ridicules ,  ou  capables  de 
leur  fa.repear.  Illes  ne  leur  parlent  que  déchoies  fen- 
fibles,  &  d'une  manière  propre  à  les  confirmer  dans 
hs  faux  jugemens  des  lèns.  £n  un  mot ,  elles  jettent 
dans  leurs  efprits  ks  lèmences  de  toutes  les  foiblelîes 
qu'elles  ont  elles-mêmes ,  comme  de  leurs  apprehen- 
iions  extravagantes  ,  de  leurs  fuperltitions  ridicules 
ôc  d'autres  femblables  foiblelles.  Ce  qui  fait  que  n'é- 
tant pas  accoutumez  à  rechercher  la  vérité  ,  ni  la  goû- 
ter, ils  deviennent  enfin  incapables  de  la  difcerner ,  & 
de  faire  quelque ufage de  leur  railon.  Delà  leur  vient 
une  certaine  timidité  &  baflefle  d'efprit ,  qui  leur  de- 
•n-ieureiort  long-tems  j  car  il  y  en  a  beaucoup  ,  qui  à 
Vsig<£  de  qumze  &  de  vingt  ans ,  ont  encore  tout  i'et- 
ptit  de  leur  nourrice. 

H  eft  vrai  que  les  en  fans  ne  paroidènt  pas  fort  pro- 
pres pour  la  méditation  delà  vérité,  &  pour  les  (cien- 
ces  abltraites  &  relevées  :  parce  que  les  fibres  de  leur 
cerveau  étant  tres-délicates,  elles  font  très-facilement 
•agitées  parles  objets  mêmes  les  plus  foibles,  &:  les  . 
moins  fènfîbles;  &  leur  ame ayant néce-rairement  des 
Xenfàcions  proportionnées  à  l'agitation  de  ces  fibres , 
die  laifïe  là  Iqs  penlées  Métaphyiiques,  &  de  pure  in- 
telle<^ion  ,  pojr  s'appliquer  uniquement  à  (es  fenlà- 
tions.  Ainlî  il  femble  que  les  enfans  ne  peuvent  pas 
coa(ide;er  avec aiïêz  d'attention  les  idées  putes  delà- 
yçrité,  étant  fi  Ibu  vent  &  fi  facikmenc  diftraits  par  les 
idées  coufufes  dçs  feas, 


DE  LA  VERITE;  LivRt  IL  if^ 
Cependant  on  peut  répondre,  premiéremcntjqu'il  Chap» 
cftplus  facile  à  un  enfant  de  fcpt  ans  de  fè  délivrer  des  YIIL 
erreurs  ,  où  les  fens  le  portent ,  qu'aune  perfbnne  de 
Ibixante,  qui  a  fùivi  toute  û  vie  les  pre'jugez  de  l'en. 
fance.  Secondement ,  que  fi  un  enfant  n'eft  pas  capa- 
ble des  idées  claires  &  diftindles  de  la  vérité ,  il  eft  du 
'moins  capable  d'être  averti ,  que  (es  fens  le  trompent 
en  toutes  fortes  d'occafîonsi  &  fi  on  ne  lui  apprend  pas 
la  vérité  >  on  ne  doit  pas  au  moins  l'entretenir  ni  le 
fortifier  dans  fes  erreurs.  Fnfin  les  plus  jeûnes  enfàns 
tout  accablez  qu  'ils  font  de  fèntimens  agréables  &  pé- 
nibles ,  ne  laiflent  pas  d'apprendre  en  peu  de  tems  ce 
<jue  des  perfbnnes  avancées  en  âge  ne  peuvent  faire  eii 
beaucoup  davantage  ;  comme  laconnoifiâncedel'ôr" 
dre  &  dés  rapports  ,  qui  iè  trouvent  entre  tous  les 
mots  &  toutes  lès  chofes  qu'ils  voyent  &  qu'ils  en- 
tendent. Car  quel  que  ces  cnofès  ne  dépendent  guéfes 
que  de  la  mémoire,  cependant  il  paroît  allez  qu'ils 
font  beaucoup  d'ulâge  de  leur  raifon  dans  la  manière 
dont  ils  apprennent  leur  langue. 

Mais  puilque  la  hcàité ,  qu'ont  les  fîbrôî  du  ccî-     17^ 
ytzu  des  enfàns  pour  recevoir  les  impf  efîîons  touchan-  ^Vis 
tes  des  objets  fênfibles,  eft  la  caulè  pour  laquelle  on  les  four  bien- 
juge  incapables  des  fcietices  abllraites ,  il  eft  facile  d'y  élever 
remédier.  Car  il  faut  qu'on  avoue ,  que  fi  on  tenoit  les  en-- 
les  enfàns  fans  crainte ,  fans  defirs,  &  fans  efpérancesj  fans, 
fi  on  ne  leur  faifoit  point  fbufFrir  de  douleur  ^  fi  oh  lés 
éloignoit  autant  qu'il  fe  peut  de  leurs  petits  plaifirs;. 
on  pourroit  leur  apprendre ,  dés  qu'ils  fçàuroient  par- 
ler ,  les  chofes  les  plus  dijEficiles  &  les  plus  abftraités, 
ou  tout  au  moins  les  Mathématiques  fênfibles ,  la  Mé- 
canique, &  d'autres  chofes  femblables ,  qui  font  né- 
ceiïàires  dans  la  fuite  de  la  vie.  Mais  ils  n'ont  garde 
d'appliquer  leur  efprit  à  des  fcîcnces  abftraites  ,  lors 
qu'on  les  agite  par  des  defirs ,  &  qu'on  les  trouble  par 
des  frayeurs ,  ce  qu'il  eft  tres-nécelTaire  de  bien  confi- 
dérer. 

Car  comme  un  homme  ambitieux ,  mii  viendrois 
deperdre  fon  bien  &fbn  honneur  ,  ou  «Jû  aiiroitétié 

ékre 


9 
i 
174^  DE  LA  RECHERCHE 

clevé  tout  d'un  coup  à  une  grande  dignité'  qu*il  n'ef- 
peroitpas,  ne  fèroit  point  en  état  de  refbudre  ^des  que- 
ftionsMetaphyfiqueSîOU  des  équations  d'Algebre^mais 
feulement  de  faire  les  choies  que  (à  pafïîon  prefènte  lui 
infpireroit.  Ainfi  les  enfans ,  dans  le  cerveau  defquels 
une  pomme  &  des  dragées  font  des  imprelîions  auflî 
profondes ,  que  les  charges  &  les  grandeurs  en  font 
dans  celui  d'un  homme  de  quarante  ans ,  ne  font  pas 
en  e'tat  d'e'couter  des  véritez  abftraites,  qu'on  leur  en- 
feigne.  De  forte  qu'on  peut  dire,  qu'il  n'y  a  rien  qui 
fbit  fi  contraire  à  l'avancement  des  enfans  dans  les 
jfciences ,  que  les  divertilTemens  continuels  dont  on  les 
re'compenfe,  &  que  les  peines  dont  on  les  menace  (ans 
«elle. 

Mais  ce  qui  eft  infiniment  plus  confiderablcjC'eft  que 
ces  craintes  deschaftimens  ,  &  ces  defirs  de  re'compen- 
ics  (ènfiblcs ,  dont  on  remplit  l'efprit  des  enfans  ,les 
éloigne  entie'rement  delà  piete'.  La  dévotion  eO:  enco- 
re plus  abflraite  que  la  (cience,  elle  eft  encore  moins  du 
goût  de  la  nature  corrompue.  L'efprit  de  l'homme  eft 
aiïèz  porté  à  i'e'tude ,  mais  il  n'eft  point  porté  à  la  pic- 
té.  Si  donc  les  grandes  agitations  ne  nous  permettent 
pas  d'étudier,  quoi  ^u'il  y  aitnarurellemenr  du  plaifirj 
comment  Ce  pourroit-il  faire,  que  des  enfans ,  qui  font 
tout  occupez  des  plaifîrs  fènfibles  dont  on  les  récom- 
penfè,  &  des  peines  dont  on  les  effraye,  le  confervaflènt 
encore  allez  de  liberté  d'efprit  pour  goûter  les  chofès 
de  pieté? 

La  capacité  de  l'elprit  eft  fort  limitée  ,  il  ne  faut  pas 
beaucoup  de  chofès  pour  la  remplir ,  &  dans  le  tems 
que  l'efprit  eft  plein,  il  eft  incapable  de  nouvelles  pen- 
lées,  s'il  ne  fè  vuidc  auparavant,  Mai  s  lorfque  l'efprit 
cftremplides  chofès  knfibles,  il  nefèvuide  pas  com- 
me il  lui  plaît.  Pour  concevoir  ceci,  il  faut  confiderer, 
que  nous  fommes  tous  incefîàmment  portez  vers  le 
bien  par  les  inclinations  de  la  nature  ;  &  que  le  plaifir 
étant  le  carad:ere,  par  lequel  nous  le  diftinguons  du 
mal ,  il  eft  nécellaire  que  le  plaifir  nous  touche ,  & 
nous  pccupc  plus  que  tout  le  refte.  Le  plailir  étant 
,  f  donc 


DE  LA  VERITE'.  Livre  IL         175 
doncatraché  à  J'ufàge  des  chofes  fenfibles,  parce  cju'el-  Ch  a  p. 
les  font  le  bien  du  corps  de  l'homme,  il  y  a  une  e(pece     YIII» 
dene'ce/Iite',queces  biens  remplilTent  la  capacité  de  nô- 
tre c/prit,  julqu'à  ce  que  Dieu  répande  fur  eux  une 
amertume  ,  qui  nous  en  donne  du  aégoùt&  de  Thor- 
reur,ennousfaiiantfèntir  par  fà  grâce  cette  douceur 
du  ciel  ,  qui  efface  toutes  les  douceurs  de  la  terre  : 
Dando  menti  celejlem  deleÛationem  quâ  omnis  terrcna  ^-  zj4>  ^ 
deleBatiofu^eretur. 

Mais,  parce  que  nous  fbmmes  autant  portez  à  fuïr 
le  mal  qu'à  aimer  le  bien ,  &  que  la  douleur  ell  le  cara- 
élere  que  la  nature  a  attaché  au  mal ,  tout  ce  que  nous 
venons  de  dire  du  plaifîr  fe  doit ,  dans  un  f  eus  contrai- 
re, entendre  de  la  douleur. 

Puis  donc  que  les  chofès  ,  qui  nous  font  fèntir  du 
plaifîr  &  de  la  douleur ,  rempliffent  la  capacité  de  l'ef- 
prit,&:  qu'il  n'cft  pas  en  nôtre  pouvoir  de  les  quitter 
&  de  n'en  être  pas  touchez ,  quand  nous  le  voulons  ;  il 
cfl  vifible ,  qu'on  ne  peut  faire  goûter  la  pieté  aux  en- 
fans,  non  plus  qu'au  refte  des  hommes ,  fî  on  ne  com- 
mence félon  les  préceptes  de  l'Evangile  par  la  priva- 
tion de  routes  les  choies  qui  touchent  les  fens,  &  qui 
excitent  de  grands  defîrs  &  de  grandes  craintes  j  puif- 
que  toutes  les  pallions  olïùiquent  &  éteignent  la  grâce, 
&  cette  délégation  intérieure,  que  Dieu  nous  fait  fèn- 
tir dans  nôtre  devoir. 

Les  plus  petits  enfans  ont  de  la  raifbn  aulïî  bien  que 
les  hommes  faits  ,  quoi  qu'ils  n'ayent  pas  d'expérien- 
ce :  ils  ont  aufîiles  mêmes  inclinations  naturelles,  quoi 
qu'ils  fèpertent  à  des  objets  bien  différcns.  Il  faut 
donc  les  accoutumer  à  fe  conduire  par  la  raifbn  ,  puif^ 
qu'ils  en  ont  5  il  faut  les  exciter  à  leur  devoir  en  ména- 
geant adroictement  leurs  bonnes  inclinations.  C'eft 
éteindre  leur  raifbn,  &  corrompre  leurs  meilleures  in- 
clinations, que  de  hs  tenir  dans  leur  devoir  par  des  im- 
prelfionsfènfîbles.  Ils  paroifTent  alors  être  dans  leiy: 
devoir  jinais  ils  n'y  font  qu'en  apparence.  La  vertu 
n'efi  pas  dans  le  fond  de  leur  efprit ,  ni  dans  le  fond  de 
leur  cœur  3  ils  ne  la  connoiHent  prefquepas ,  &  ils  l'ai- 

H  4  ment 


17^  DE  LA  RECHERCHE 

Chap.  ment  encore  beaucoup  moins.  Leur  efprit  n'efl:  plein 
yiIL  que  de  frayeurs  &  de  defirs  ,  d'averfîons  &  d'amitiez 
fènfibles ,  defquelles  il  ne  Ce  peut  dégager  pour  fe  met- 
tre en  liberté ,  &  pour  faire  ufàge  de  fa  raifbn.  Ainfî 
les  enfans ,  qui  font  élevez  de  cette  manière  bafTe  & 
ltrvile,s 'accoutument  peu-à-peu  à  une  certaine  infcn . 
iîbilitc  pour  tous  les  fentimens  d'un  honnête  homme 
&  d'un  Chrétien,  laquelle  leur  demeure  toute  leur  vie: 
'&quand  ils  efpérent  le  mcttte  à  couvert  des  châtimens 
par  Ieurautorité,ou  par  leur  adrefle,ils  s'abandonnent 
a  tout  cequi  flatte  la  concupiscence  &  les  fens ,  parce 
qu'en  effet  ils  ne  connoifîent  point  d'autres  biens  qge 
les  biens  fènfibles. 

Il  eft  vrai  qu'il  y  à  des  rencontres,  où  il  efl  néceffai- 

rcd'inftruire  les  enfans  par  leurs  fèns,  mais  il  ne  le 

iàut  faire  que  lorfque  la  raifon  ne  fuffit  pas.  Il  faut 

d'abord  les  perfuader  par  la  raifbn  de  ce  qu'ils  doivent 

faire,  &  s'ils  n'ont  pas  affez  de  lumière  pour  recon- 

noître  leuLS  obligations,  il  fèmbie  qu'il  faille  les  lailTer 

.   en  repos  pour  quelque  tems.  Car  ce  ne  fèroit  pas  les 

infèruire,  que  de  les  forcer  de  faire  extérieurement  ce 

c[u'ils  ne  croient  pas  devoir  faire,  puifque  c'eft  l'efprit 

^u*ii  iàut  inftruire,  &  non  pas  le  corps.  Mais  s'ils  te- 

nifent  de  feire  ce  que  la  raifon  leur  montre  qu'ils  doi- 

Quî  par-  ^^^^  faire,  il  ne  le  faut  jamais  fouffrir ,  &  il  faut  plutôt 

cit  virZ£  ^"  v^nir  à  quelque  forte  d'excezt  car  en  ces  rencontres 

oàit  fifiu  celui  qui  épargne  fon  fils  a  pour  lui  félon  le  Sage,  plus 

fùum.       ^^  haine  que  d'amour. 

Prov.*  13.      ^^  ^^  châtimens  n'inflruifènt  pas  l'efprit ,  &  s.'ils  ne 
z^,  font  point  airrier  la  vertu,  ils  inftruifent  au  moins  en. 

quelque  manière  le  corps,  &  ils  empêchent  que  l'on 
ne  goûte  le  vice ,  &  par  conféquent ,  que  l'on  ne  s'en 
rende  efclave.  Mais  ce  qu'il  faut  principalement  re- 
marquer ,  c'eft  que  les  peines  ne  remplirent  pas  la  ca- 
pacité de  l'efprit,  comme  les  plaifîrs.  On  celle  facile- 
ment d'y  penfèr ,  dés  qu'on  ceffe  de  les  fouffrir  6c 
qu'il  n'y  a  plus  de  fujet  de  les  craindre.  Car  alors  elles 
«e  follicitent  point  l'imagination  j  elles  n'excitent 
point  les  paUions  >  elles  n'irritent  point  la  concu- 
»*  piften- 


DE  LA  VERITE'.  Livre  ÎÎ.        177 
piicencci  enfin  elles  laifTent  à  l'efprit  toute  îa  liber-  Chap. 
né  de  penfèr  à  ce  qu'il  lui  plaît.  Ainfï  on  peut  s'en  fer-    VIIL 
vit  envers  les  enfans  pour  les  retenir  dans  leur  devoir 
ou  dans  l'apparence  de  leur  devoir. 

Mais,  s'il  eft  quelquefois  utile  d'effirayer  &  de  punir 
les  enfans  par  des  châtimensfcnfîbles,  il  ne  faut  pas 
conclure  qu'on  doive  les  attirer  par  àts  recompenfes 
fènfibles.  Il  ne  faut  fe  fervir  de  ce  qui  touche  les  fèns 
avec  quelque  force  ,  que  dans  la  dernie're  nccefîîté  :  or 
il  n'y  en  a  aucune  de  leur  donner  des  recompenfes 
fènfibles,  &  de  leur  reprefènter  ces  recompenfes  com- 
me la  fin  de  leurs  occupations»  Ce  fèroit  au  contcairô 
corrompre  toutes  leurs  meilleures  aâ:ions  ,  &  les  por- 
ter plutôt  àlafenfualite' qu'à  la  vertu.  Les  traces  des 
plaifîrs  qu'on  aune  fois  goûtez,  demeurent  fortement 
imprimées  dans  l'imagination  ;  elles  réveillent  conti- 
'nuellemcntles  idées  des  biens  fenfîbles  ;  elles  excitent 
toujours  des  defirs  importuns ,  qui  troublent  la  paix 
de  l'efpritj  enfin  elles  irritent  la  concupifcence  en  tou- 
tes rencontres,  &:c'efl  un  levain  qui  corrompt  tout:: 
mais  ce  n'eft  pas  ici  le  lieu  d'expliquer  ces  chofès  ,CGm- 
me  elles  le  méritent. 


U'^l  $Eca^- 


Ï7Î 


SECONDE   PARTIE. 

DE     V  IMAGINATION. 

Crik^* . 

1.  CHAPITRE    PREMIER. 

I.  De  l'imagination  des  femmes.  II.  De  celle  des  hom-^ 
mes.  m^  De  celle  des  vieillards. 

Ous  avons  donné  quelque  ide'e  des 
caulès  Phyfiques  du  de'reglement 
derimagination  des  hommes  dans 
l'autre  Partie  :  nous  tâcherons  dans 
celle  ci  de  faire  quelque  application 
de  ces  caufès  aux  erreurs  géne'rales 
de  l'imagination,  &  nous  parlerons. 
aiiffi  des  caufès  de  ces  erreurs  que  l'on  peut  appelîer 
morales» 

On  a  pu  Yoir  par  les  chofes  qu'on  a  dites  daiis  le 
Chapitre  précédent ,  qire  la  délicateiïe  des  fibres  du 
cerveau  eit  une  des  principales  caufès  qui  nous  empê- 
chent de  pouvoir  apporter  afïez  d'application  pour 
découvrir  les  véritez  unrpeu  cachées. 
2  Cette  délicatelTe  des  fibres,  fè  rencontre  ordinaire- 

j^    j, .      ment  dans  les  femmes  ,  &  c'eft  ce  qui  leur  donne  cette 
T(?;»rJ    grande  intelligence  j  pour  tout  ce  qui  frappe  les  fèns. 
i'     d  ~   ^^^  ^^x  feimes  à  décider  des  modes ,  à  juger  delà 
^      ^      langue,  à  difcerner  le  bon  air  8:  les  belles  manières, 
r      '"■  '    Ellesontplus  de  fcience,  d'habileté  &  de  finefle  que 
ΣS  hommes  iîir  ces  chofès.   Tout  ce  qui  dépend  du 
goût  eft  de  leur  reffort ,  mais  pour  Tordinaire  elles 
iont  incapables  depénétrer  les  véritez  un  peu  diffici- 
ks, à  découvrir.     louî  ce  qui  eft  ^bflxiuc  leur  eft  in- 

compre- 


DE  LA  VERITE'.  Livre  IL  179 
comprehenfible.  Elles  ne  peuvent  fe  fèrvir  de  leur  Chap, 
imagination  pour  de'veloper  des  queftions  compo-  L 
fées,  &  embarrafTées.  Elles  ne  canfide'rent  que  Técor- 
ce  des  chofès  5  &  leur  imagination  n'a  point  de  force 
&  d'étendue  pour  en  percer  le  fond,  &  pour  en  com" 
parer  toutes  les  parties  fans  fe  diftraire.  Une  bagatel- 
le efl  capable  de  les  détourner:  le  moindre  cri  les  ef- 
fraye :1e  plus  petit  mouvement  les  occupe.  Enfin  U 
manière,  &  non  la  réalité  des  chofes,  fuffit  pour  rem- 
plir toute  la  capacité  de  leur  efprit:  parce  que  les  moin- 
dres objets  produifànt  de  grands  mouvemens  dans  les 
fibres  délicates  de  leur  cerveau  -,  elles  excitent  par  une 
fuite  nécefïàire  dans  leur  ame  des  fèntimens  affez  vifs 
&  aflèz  grands  pour  l'occuper  toute  entière. 

S'il  eil  certain  que  cette  délicatefïc  des  fibres  du  cer^ 
veau,  eft  la  principale  caufè  de  tous  ces  efFets  :  Il  n'eft 
pas  de  même  certain  qu'elle  fe  rencontre  générale- 
ment dans  toutes  les  femmes.  Ou  fi  elle  s'y  rencontre, 
leurs  efprits  animaux  ont  quelquefois  une  telle  pro- 
portion avec  les  fibres  de  leur  cerveau ,  qu'il  fe  trouve 
des  femmes  qui  ont  plus  de  fblidité  d'efprit  que  quel- 
ques hom.mes,  C'efl  dans  un  certain  temperamment 
delagrofîèur,  &  de  l'agitation  des  efprits  animaux 
avec  les  fibres  du  cerveau,  que  confifle  la  force  de  l'ef. 
prit ,  &:  les  femmes  ont  quelquefois  ce  jufte  tempe- 
ramment. Il  y  a  des  femmes  fortes  &  conftantes  ,  & 
il  y  a  des  hommes  fbibles  &  inconftans.  11  y  a  dçs 
femmes  fçavantes,  des  femmes  courageufès,  des  fem- 
mes capables  de  tout  ;  &  il  fè  trouve  au  contraire  des 
hommes  mous  &  efféminez,  incapables  de  rien  péné- 
trer &  de  rien  exécuter.  Enfin  quand  nous  attribuons 
quelques  défauts  à  un  fèxe ,  à  certains  âges ,  à  certai- 
nes conditions ,  nous  ne  l'entendons  que  pour  l'ordi- 
naire, Cil  fuppofànt  toujours  ,  qu'il  n'y  a  point  de  rc' 
gle  générale  làns  eïKjeption.. 

Car  il  ne  faut  pas  s'imaginer,  que  tous  leshomm.esj 
ou  toutes  les  femmes  de  même  âge,ou  de  même  païs, 
ou  de  même  famille,  ayent  le  cerveau  de  même  con- 
fticuuon.  11  eft  plus  àpropos  de  croire,  que  comme 

H  5,  «ti 


De  l'i- 
magina- 
tion des 
hovimes 
àans  la 
ferfe- 
(liQnâe 
kur  a^e 


i8o  DE  LA  RECHERCHE 

on  ne  peut  trouuér  deux  vilàges  qui  iè  reflèmblent  en- 
tie'rement  ,  on  ne  peut  trouver  deux  imaginations 
tout-à  fait  fèmblables  ;  ^  que  tous  les  hommes  ^.  les 
femmes  &  les  enfans  ne  différent  entr'eux  que  du  plus 
&  du  moins  dans  la  délicatefTe  des  fibres  de  leur  cer- 
veau. Car  de  même  qu'il  ne  faut  pas  fuppofèr  trop  vl  - 
te  une  indentité  elTentielle  entre  des  chofès  entre  Jef- 
quellesonnevoit  point  de  diffe'rence:  il  ne  faut  pas 
mettreauifi  des  difîe'rences  efifentielles,  où  on  ne  trou- 
ve pas  de  parfaite  indent ité.  Car  ce  font  là  des  défauts 
où  l'on  tombe  ordinairement . 

Ce  qu'on  peut  donc  dire  des  fibres  du  cerveau  j  c'cfl: 
que  d'ordinaire  elles  font  tres-molles  ,  &  très  délica- 
tes dans  les  enfans ,' qu'avec  l'âge  elles  fè  durciflent, 
&  fè  fortifient  j  que  cependant  la  plupart  des  femmes , 
&:  quelques  hommes  les  ont  toute  leur  vie  extrême- 
ment délicates.  On  ne  fçauroit  rien  déterminer  da^ 
van tage.  Mais  c'eft  affez  parler  des  femmes  &  des  en- 
fans  :  ilsnefè  mêlent  pas  de  chercher  la  vérité  &  d'en 
inftruire  les  autres:  aafi  leurs  erreurs  ne  portent  pas 
beaucoup  de  préjudice,  car  on  ne  les  croit  guéres  dans 
les  chofès  qu'ils  avancent.  Parlons  àzs  hommes  faits , 
de  ceux  dont  l'efprit  eft  dans  fa  force  &  dans  fà  vi- 
gueur, &  que  l'on  pourroit  croire  capables  de  trouver 
la  vérité,  &  de  l'enfeigner  aux  autres . 

Le  tems  ordinaire  de  la  plus  grande  perfedion  de 
l'efprit  eft  depuis  treate  jafqu'à  cinquante  ans.  Les 
fibres  du  cerveau  en  cet  âge  ont  acquis  pour  l'ordinai- 
ve  une  confifteiice  médiocre.  Les  plaifîrs  &  les  dou- 
leurs des  fèns  ne  font  prefque  plus  d'impreffion  fur 
elles.  De  forte  qu'on  a'a  plus  à  fèdefïendre,  que  des. 
paffions  violentes  qui  arrivent  rarement ,  &  defquelï 
les  on  peut  fè  mettre  à  couvert ,  fi  on  en  évite  avec  foin 
toutes  \ts  occafîons.  Ainfi  l'ame  n'étant  plus  divertie 
par  les  chofès  fènfibles  ,  elle  peut  contempler  facile- 
ment la  vérité. 

Un  homme  dans  cet  état,  &  qui  ne  fcroit  point 
rempli  des  préjugez  de  l'enfance;  qui  dés  fàjeuneflc 
zvxoii  acquis  de  la  facilité  poni  la  niéditation  j  qui  ne 

,#  vo«- 


DE  LA  VERITE'.  Livre  H.  i8i 
Toudroit  s'arrêterqu'aux  notions  claires  &  diftindes  Ch  ap. 
de  refprit;  qui  rejetreroit  foigneufement  toutes  les  L 
idées  confufes  des  fens ,  &  qui  auroit  le  tems  &  la 
volonte'deine'diter,netomberoitlâns  doute  que  dif- 
ficilement dans  l'erreur.  Mais  ce  n'eft  pas  de  cet  hom- 
me dont  il  faut  parler  :-c'efl:  des  hommes  du  com- 
mun, qui  n'ont  pour  l'ordinaire  rien  de  celui-ci. 

Je  dis  donc ,  que  la  coniiftence  ,  qui  fe  rencontre 
avec  l'âge  dans  les  fibres  du  cerveau  des  hommes  5  fait' 
la  (olidité  &  la  confidence  de  leurs  erreurs, s'il  eft  per- 
mis de  parler  ainfî.  C'eft  le  £ceau>  qui  fcéelle  hurs  pré- 
jugez, &  toutes  leurs  faufîes  opinions,  &■  qui  les  met  à- 
couvert  de  la'foree  de  la  raifon .  Enfin  autant  que  cet- 
te confiitution  des  fibres  du  cerveau  efi:  avantageufc 
aux  personnes  bien  élevées,  autant  eft  elle  delàvanta- 
^euie  à  la  plus  grande  partie  des  hommes ,  puifqu'elle 
confirme  les  uns  &  les  autres  dans  les  penfées  où  ils 
font. 

Mais  les  hommes  ne  fc-nt  pas  feulement  confirmez 
dans  leurs  erreurs ,  quand  ils  font  venus  à  l'âge  de 
quarante  ou  de  cinquante  ans.  Ilsfbntencore  plusfu- 
jets  à  tomber  dans  de  nouvelles  :  parce  que  fe  croyant 
alors  capables  de  juger  de  tout ,  comme  en  efièt  ils  le 
devroient  être,  ils  décident  avec  préfomption,  6c  ne 
confultent  que  leurs  préjugez  >  car  les  hommes  ne 
raifbnnent  des  chofès,  que  par  rapport  aux  idées  ,  qui 
leur  font  les  plus  familières*  Quand  un  Chymifle 
veutraifbnoer  de  quelque  corps  naturel ,fès  trois  prin- 
cipes lui  viennent  d'abord  en  l'efprit.  Un  Peripateti- 
Cten  penlè  d'abord  aux  quatre  éiomens ,  &  aux  quatre  • 
premières  qualitez  -,  un  autre  Philofophe  rapporte 
tout  à  d'autres  principes.  Ainfi  il  nepeut entrer  dans 
î'êfprit  d'un  homme  rieii  qm  ne  fbit  incotitinent  in- 
fedé  des  erreurs ,  aulquellesil.eftrujet,  &  qui  n'en 
augmente  lenombre. 

Cette  confiftence  des  fibres  du  cerveau  a  encore  un 
très-mauvais  effet,  principalement  dans  les  perfbnncs 
plus  âgées,  qui  efl  de  les  rendre  incapables  de  médita- 
tioa.  Ils  ne  peuvent  apporter  d'attention  à  la  pièpart 


I. 


lîz  DE  LA  RECHERCHE 

Chap.  des  chofes  qu'ils  veulent  fçavoir,  &  ainfi  ils  ne  peu- 
vent pénétLer  les  véiitez  un  peu  cachées.  Ils  ne  peu- 
vent goûter  les  ièntimens  les  plus  raifonnables ,  îorî- 
cju'ilsfbntappuyezfùrdesprincipes  qui  leur  paroif- 
fent  nouveaux  j  quoi  qu'ils  fbient  d'ailleurs  fort  intel- 
li^ens  dans  les  chofès  dont  râjje  leur  a  donné  beau- 
coup  d  expérience.  Mais  tout  ce  que  je  dis  ici,  ne  s  en- 
tend que  de  ceux  qui  ont  pafTé  leur  jeuneflè ,  (ans  faire 
ufâge  de  leur  efprit,  &  fans  s'appliquer. 

Pour  e'claircir  ces  choies  il  faut  fçavoir  que  nous  ne 
pouvons  apprendre  quoi  que  ce  fbitifi  nous  n'y  appor- 
tons de  l'attention  j  &  que  nous  ne  fçaurions  gue'res 
erre  attentifs  à  quelque  chofè,  fi  nous  ne  l'imaginons, 
&  fi  nous  ne  nous  la  reprefèntons  vivement  dans  nô- 
tre cerveau.  Or  afin  que  nous  puifïlons  imaginer 
quelques  objets  ,  il  eft  néceilaire  que  nous  faiîions 
ploïer  quelque  partie  de  nôtre  cerveau  >  ou  que  nous 
lui  imprimions  quelqu'autre  m.ouvement  pour  poU' 
voir  former  les  traces ,  aufquelles  font  attachées  les 
idées,  qui  nous  reprcfèntent  ces  objets.  De  forte  que  Ci 
les  fibres  ducerreau  fè  font  un  peu  durcies  ,  elles  ne  fe- 
ront capables  que  de  l'inclination  &  des  mouvemens , 
qu'elles  auront  eues  autrefois.  Et  ainfi  l'ame  ne  pour- 
ra imaginer ,  ni  par  conféquent  être  attentire  à  ce 
<^u  elle  vouloit,  mais  feulement  aux  choies  qui  lui  font 
familières. 

De  là  il  faut  conclure  ,  qu'il  eft  très -avantageux  de 
s'exercer  à  méditer  fur  toutes  fortes  de  fujets ,  afin 
M*rtCquerir  une  certaine  facilite  de  penfèr  à  ce  quon 
veut.  Car  de  même  que  nous  acquérons  une  grande 
iàcilitè  de  remuer  les  doits  de  nos  mains  en  toutes  ma- 
nières, &  avec  une  très-grande  viteffe  par  le  fréquent 
ufàge  que  nous  en  fàiibns  en  joiiant  des  inftrumensr 
aiufiles  parties  de  nôtre  cerveau,  dont  le  mouvement 
eft  nècefîàirc  pour  imaginer  ce  que  nous  voulons ,  ac- 
quièrent par  T  ufàge  une  certaine  facihtè  à  fè  ploïer, 
qui  fait  qtie  l'on  imagine  les  chofès  que  l'on  veut  avec 
beaucoup  de  facilite ,  de  promptitude,  6c  même  de 
netteté, 

Orfe 


DE  LA  VERITE'.  Livre  IL        185 

Or  le  meilleur  moyen  d'acquérir  cette  habitude  qui  Chap, 
fait  la  principale  différence  d'un  homme  d'cfprit  'd'à-       I. 
vec  un  autre  ,c'^àc  s'accoutumer  dés  fa  jeuneilè  à 
chercher  h  ve'rité  des  choies  mêmes  fort  difficiles, 
parce  quten  cet  âge  les  fibres  du  cerveau  font  capables 
de  toutes  fortes  d'inflexions . 

Je  ne  pre'tens  pas  néanmoins  qwe  cette  facilité  fè 
puifîe  acquérir  par  ceux  qu'on  appelle  gens  d'étude, 
qm  ne  s'appliquent  qu'à  lire  fans  méditer ,  &  fans  re- 
chercher par  eux-mêmes  la  réfoludon  de;  qucftions 
avant  que  delahredans  les  Auteurs.  Il  eft  afiez  vifible 
que  par  cette  voye  l'on  n'acquiert  que  la  facilité  defè 
fouvenir  des  chofès  qu  'on  a  leuës .  On  remarque  tous 
les  jours,  que  ceux  qui  ont  beaucoup  de  ledure,  ne 
peuvent  apporter  d'attention  aux  chofès  nouvelles 
dont  on  leur  parle,  &  que  la  vanité  de  leur  érudition 
les  portant  à  en  vouloir  juger  avant  que  de  les  conce- 
voir ,  les  fait  tomber  dans  des  erreurs  grolliéres,  dont 
les  autres  hommes  ne  font  pas  capables. 

Mais  quoi  que  le  defFaut  d'attention  foit  la  princi- 
pale cauiè  de  leurs  erreurs,  il  y  en  a  encore  une  qui 
leur  eft  particulière,  C'eft:  que  trouvant  toujours  dans 
leur  mémoire  une  infinité  d'efpeces  confufès ,  ils.  en 
prennent  d'abord  quelqu'une  qu'ils  confîdérent  com- 
me celle  dont  il  elt  queftion  î  &  parce  que  leschofcs 
qu'on  dit  ne  lui  conviennent  pas  ,  ils  jugent  ridicule- 
meàit  qu'on  fe  trompe.  Quand  on  veut  leur  repré- 
senter't|u'ils  fè  trompent  eux-mêmes  ,  &  qu'ils  nefça- 
vent  pas  feulement  l'état  de  la  queftion  ,  ils  s'irritet^-t; 
&  ne  pouvant  concevoir  ce  qu'on  leur  dit,  ils  conti- 
nuent de  s'attacher  à  cette  faufïè  efpece  que  leur  mei* 
moire  leur  a  préfèntée.  Si  on  leur  en  montre  trop  ma- 
nifeftement  la  faulTeté  ,  ils  en  fubllituënt  une  féconde 
&  unetroifîéme  qu'ils  delFendent  quelquefois  contre 
toute  apparence  de  vérité,  &  même  contre  leur  propre 
confcience  -,  parce  qu'ils  n'^ont  guéres  de  refpe£t  ni 
d'amour  pour  la  véiité,  &  qu'ils  ont  beaucoup  de 
confufion  &  de  honte  à  reconnoirrejqu'il  y  a  âts  cho- 
fès q^u'on  Içait  mieux  qu'eux. 

Tout 


184  DE  I>A  RECHERCHE 

Ch  Ap.  Tout  ce  qu'on  a  dit  des  perfonnes  de  quarante  &  de 
I_  cinquante  ans ,  fè  doit  encore  entendre  avec  plus  de 
///.  raifbn  des  vieillards  j  parce  que  les  £bres  de  leur  cer- 
j)ps  ^^^  ^"^  encore  plus  inflexibles  ,  &  que  manquant 
vieil^  d'ejiprits  animaux  pour  y  tracer  de  nouveaux  velliges> 
îards.  ^^u-  imagination  eft  toute  languilïante.  Et  comme 
d'ordinaire  les  fibres  de  leur  cerveau  font  mêle'es  avec 
beaucoup  d'humeurs  fiiperfluës,  ils  perdent  peu  à  peu 
la  mémoire  des  choies  paflees  »  &  tombent  dans  les 
foiblelTes  ordinaires  aux  enfans.  Ainfi  dans  Tâge  dé- 
crépit, ils  ont  les  de'fauts  qui  dépendent  de  la  conftitu- 
tion  des  fibres  du  cerveau,  lefquels  fe  rencontrent  dans 
les  enfans  &  dans  les  hommes  faits:  quoi  que  l'on 
puifTe  dire  ,  qu'ils  font  plus iàges  que  les  uns  &  les  au- 
tres, à  caufe  qu'ils  ne  font  plus  fi  fujets  à  leurs  pa{^ 
fions,  qui  viennent  de  l'émotion  des  efprits  animaux. 
On  n'expliquera  pas  ces  chofes  davantage ,  parce 
qu'il  eft  facile  de  juger  de  cet  âge  par  les  autres  dont  on 
a  parlé  auparavant ,  &  de  conclure  que  les  vieillards 
ont  encore  plus  de  difficulté  que  tous  les  autres  à  con- 
cevoir ce  qu'on  leur  dit  3  qu'ils  font  plus  attachez  à 
leur  préjugez  &  à  leurs  anciennes  opinions  -,  8c  par 
conséquent,  qu'ils  font  encore  plus  confirmez  dans 
leurs  erreurs  &  dans  leurs  mauvaifès  habitudes,  &  au- 
tres chofes  fèmblables.  On  avertit  feulement,  que  l'e'- 
tac  du  vieillard  n'arrive  pas  précifèment  àfoixante,  ou 
à  foixante  &  dix  ans  j  que  tous  les  vieillards  ne  rado- 
tent pas  ;  que  tous  ceux  qui  ont  pafTé  foixante  ans  ne 
font  pas  toujours  délivrez  des  paffions  des  jeuiies 
^ns  :  &  qu'il  ne  faut  pas  tirer  des  conféquehces  trop 
générales  des  principes  que  l'on  a  établis. 


m^  CHâ-PÎ- 


DE  LA  VERITE'.  Livre  IL        1S5 


C  H  A  P  I  T  R  E    I  L 

Quf  les  e/prits  animauxvont  d'ordinaire  dans  tes  traces 
des  idées  qui  nous  font  les  ^lus  familières ,  ce  qui  fait 
qu'on  ne  juge  point  jainement  deschofes. 

JE  croi  avoir  expliqué  dans  les  chapitres  prëce- 
dens  les  divers  changemens  oui  Ce.  rencontrent 
dans  les  elprits  animaux ,  &  dans  la  conftitution 
des  fibres  du  cerveau  félon  les  diffe'rens  âges,  Ainlî 
pourvu  qu'on  ait  un  peu  médité  fur  ce  que  nous  avons: 
dit  fur  ce  fujetj  on  doit  avoir  àprefentune  connoif- 
fanceafe  diftindede  l'imagination,  &  des  caufès 
phyfiques  les  plus  ordinaires  des  diiFérens  que  l'on  re- 
marque entre  les  efprits ,  puifque  tous  les  changemens 
qui  arrivent  à  l 'imagination  &  à  l'elprit ,  ne  font  que 
des  fuites  de  ceux  qui  fe  rencontrent  dans  les  efprits 
aniniaux ,  &  dans  les  fibres  dont  le  cerveau  eft  corn- 

JJOfë. 

Mais  il  y  a  plufieurs  caufes  particulie'res ,  &  gu'on 
pocrroitappcller  morales ,  des  changemens  qui  atrir 
vent  à  l'imagination  des  hommes  ^  fçavoir  leurs  diffé- 
rentes conditions  ,   leurs  différens  emplois ,  en  un 
mot  leur  différente  manière  de  vivre  à  la  confi dération 
defquelles  il  faut  s'attacher:  parce  que  ces  fortes  de 
changemens  font  caufe  d'un  nombre  prefqu'iniini 
d'erreurs ,   chaque  perfonne  jugeant  des  choies  par 
rapport  à  fà  condition.  On  ne  croit  pas  devoir  s'arrê- 
ter à  expliquer  les  efîets  de  quelques  caufès  moins  or- 
dinaires ,  comme  des  grandes  maladies  ,  des  malheurs» 
fiirprenans ,  &  des  autres  accidens  inopinez ,  qui  font~ 
des  imprefîions  tres-vioIentes  dans  le  cerveau  & 
même  qui  le  bouleverfènt  entièrement  ,•  parce  oue  ces 
chofès  arrivent  rarem.cnt  ;  &  que  les  erreurs  ou  tom- 
bent ces  fortes  deperfbnnes  font  fi  grolïîéres ,  qu'el- 
les ne  font  point  contagieufès ,  puifque  toutle  monde 
les  reGonnoît  fans  peine. 

Afin 


CHAP. 

IL 


\îé  DE  LA  RECHERCHE 

€h  A  p.  Afin  de  comprendre  parfaitement  tous  les  changc- 
ï  I.  mens  ,  que  les  différentes  conditions  produifent  dans 
l'imagination  ,  il  eîl  abfolumentne'cefTairedefefbu- 
venir  que  nous  n'imaginons  les  objets  qu'en  nous  en 
formant  des  images  ;  &  que  ces  images  ne  font  autre 
chofè  que  les  traces  que  les  efprits  animaux  font  dans 
le  cerveau  :  que  nous  imaginons  les  chofès  d'autant 
plus  fortement  >  que  ces  traces  font  plus  profondes  & 
mieux  gravées  ,  &  que  les  efprits  animaux  y  ont  pafîé 
plus  fbuvent  &  avec  plus  de  violence:&  que  lorfque  les 
efprits  y  ont  paflé  plufieurs  fois ,  ils  y  entrent  avec  plus 
de  facilité,  que  dans  d'autres  endroits  tout  proches,par 
leiqiif  Is  ils  n'ont  jamais  paffé ,  ou  par  lefquels  ils  n'ont 
pas  pafTé  fï  fbuvent. Ceci  eft  la  caufè  la  plus  ordinaire  de 
laconfufîon  ,  &  de  la  fauffeté  de  nos  idées.  Caries 
efprits  animaux  qui  ont  été  dirigez  par  l'adion  des  ob- 
jets extérieurs  ,  ou  même  par  les  ordres  de  l'ame , 
pour  produire  dans  le  cerveau  de  certaines  traces  >  en 
produifent  fbuvent  d'autres,  qui  à  k  vérité  leur  ref- 
îèmblent  en  quelque  chofè ,  mais  qui  ne  font  point 
tout  à-fait  les  traces  de  ces  mêmes  objets,  ni  celles 
que  l'ame  defîroit  de  fè  reprefènter  :  parce  que  les  ef- 
prits animaux  trouvant  quelque  refîflance  dans  les  en- 
droits du  cerveau  par  où  il  falloir  pafTer ,  ils  fè  détour- 
nent facilement  pour  entrer  en  foule  dans  les  traces 
profondes  des  idées,  qui  nons  font  plus  familières. 
Voici  des  exemples  fort  grofUcrs ,  &  trcs-fènfibles  de 
ces  chofès, 

Lorfque  ceux ,  qui  n'ont  pas  la  vûë  extraordinaire- 
ment  courte ,  regardent  la  Lune ,  ils  y  voient  deux 
yeux,  un  nez,  une  bouche,  en  un  mot  il  leur  fèm* 
ble-,  qu'ils  y  voient  un  vifàge.  Cependant  il  n'y  a  rien 
dans  la  Lune  de  ce  qu'ils  penfènt  y  voir.  Plufieurs  per- 
fbnnes  y  voient  tout  autre  chofe.  Et  ceux  qui  croient 
que  la  Lune  eft  "telle  qu'elle  leur  paroit ,  fe  détrompe- 
ront facilement  s'ils  la  regardent  avec  des  lunettes 
d'approche  f\  petites  qu'elles  fbient }  ou  s'ils  conful- 
tent  les  defcriptionsqu'Hevelius,  Riccioli,  &  d'au- 
tres efi  ont  données  au  public.  Or  larailbn  pourîa- 
*  .  quelle 


DE  LA  VERITE'.  Livre  IL  187 
quelle  on  Toit  ordinairement  un  vilàge  dans  la  Lune,  C:îA?* 
&  non  pas  les  taches  irre'gulie'res  qui  y  font ,  c'cft  ijue  I L 
les  traces  de  vifàge  qui  font  dans  nôtre  cerveau  font 
très-profondes ,  à  caufe  que  nous  regardons  fouvent 
des  vifàges  &  avec  beaucoup  d'attention»  Deforteque 
les  efprits  animaux  trouvant  de  la  refiftance  dans  les 
autres  endroits  du  cerveau,  ils  fe  détournent  facile- 
ment de  la  direction  ,  que  la  lumière  de  la  Lune  leur 
imprime  quand  on  la  regarde ,  pour  entrer  dans  ces 
traces  auxquelles  les  idées  de  vifàge  font  attache'es  par 
la  nature.  Outre  que  la  grandeur  apparente  de  la  Lune 
n'e'tant  pas  fort  diffe'rente  de  celle  d'une  tête  ordinai- 
le  dans  une  certaine  diflance ,  elle  forme  par  fon  im- 
.preiîîon  des  traces,  qui  ont  beaucoup  de  liaifon  avec 
celles  qui  reprefèntent  un  nez,  une  bouche,  8c  des 
yeux ,  &  ainfî  elle  détermine  les  efprits  à  prendre  leur 
cours  dans  les  traces  d'un  vifàge.  Il  y  en  a  qui  voient 
dans  la  Lune'un  homme  à  cheval, ou  quelqu'autre  cho- 
ie qu'un  vifàge  j  parce  que  leur  imagination  aïant  été 
Yivement  frapée  de  certains  objets,  les  traces  de  ces  ob- 
jets fè  r'ouvrent  par  la  moindre  chofè  qui  y  a  rapport.. 

C'eft  aulïi  pour  cette  même  raifon ,  que  nous  hou5 
imaginons  voir  des  chariots ,  des  hommes  >  des  lions, 
ou  d'autres  animaux  dans  les  nues ,  quand  il  y  a  quel- 
que peu  de  rapport  entre  leurs  figures  &  ces  animaux  ; 
&  que  tout  le  monde ,  &  principalement  ceux  qui  ont 
coutume  dedefîîncr,  voient  quelque-fois  des  têtes 
d  hommes  fur  des  murailles ,  où  il  y  a  pluficurs  taches 
irreguliéres. 

C'eft  encore  pour  cette  raifon  ,  que  les  efprits  de  vin 
eatrant  fans  diredion  de  la  volonté  dans  les  traces  les 
plus  familières,  font  découvrir  les  fecrets  delà  plus 
grande  importance:  &  que  quand  on  dortonfonge 
ordmairement  aux  objets  que  l'on  a  vus  pendant  le 
jour ,  qui  ont  formé  de  plus  grandes  traces  dans  le 
cerveau ,  parce  que  l'ame  fê  reprefènte  toujours  les 
chofès ,  dont  elle  a  des  traces  plus  grandes  &  plus 
profondes.  Voici  d'autres  exemples  plus  conlpofèz. 

Une  maladie  eft  nouvelle  ;  elle  fait  des  ravages  qui 


rS8  DELA  RECHERCHE 

€hap.  furprennent  le  monde.  Cela  imprime  des  tracés  fî 
II.  profondes  dans  le  cerveau  ,  que  cette  maladie  eft  tou- 
jours pre'lènte  à  l'cfprit.  Si  cette  maladie  eft  appellëe 
par  exemple  le  fcorbut,  toutes  les  maladies  feront  le 
fcorbut.  Le  fcorbut  eft  nouveau,  toutes  les  maladies  lè- 
vent le  (corbut.  Le  fcorbut  eft  accompagné  d'une  dou- 
zaine de  fymptomes ,  dont  il  y  en  aura  beaucoup  de 
communs  à  d'autres  maladies:  Cela  n'importe.S'il  arr- 
re  qu'un  malade  ait  quelqu'un  de  ces  fymptomes ,il  fe- 
ra malade  du  fcorbut}  &  on  ne  penfèra  pas  feulement 
aux  autres  maladies ,  qui  ont  les  mêmes  fymptomes. 
On  s'attendra ,  que  tous  les  accidens  qui  font  arrivez 
à  ceux  qu'on  a  vu  malades  du  fcorbut ,  lui  arriveront 
aulîî.  On  lui  donnera  les  mêmes  médecines  ,  &on 
fera  furpris  de  ce  qu'elles  n'ont  pas  le  même  effet, 
qu'on  a  vu  dans  les  autres. 

Un  Auteur  s'applique  à  un  genre  d'étude ,  les  tra» 
cesdufujec  de  fbn  occupation  s'impriment  fi  profon- 
dément, &  rayonnent  il  vivement  dans  tout  fbn  cer- 
veau ,  qu'elles  confondent  &  qu'elles  effacent  quel 
quefbis  les  traces  des  chofès  même  fort  différentes.  Il 
y  en  a  eu  un,  par  exemple,  qui  a  fait  plufieurs  volu- 
mes fur  la  Croix  :  cela  lui  a  fait  voir  des  croix  par  tout  j 
&  c'eft  avec  raifbn  que  le  Père  Morinlerailledece 
qu'il  croioit ,  qu'une  médaille  reprefèntât  une  croix, 
quoi  qu'elle  reprefèntât  toute  autre  chofè.  C'eft  par 
un  fèmblabîe  tour  d'imagination  que  Gilbert  ,  ôc  plu- 
fieurs  autres  ,  après  avoir  étudié  l'A  iman ,  &  admi- 
ré fes  proprietez ,  ont  voulu  rapporter  à  des  qualitez 
Magnétiques^  un  très -grand  nombre  d'eftets  natu- 
rels ,  qui  n'y  ont  pas  le  moindre  rapport. 

-Les  exemples  qu'on  vientd'apporter,  fuiHfent  pour 
prouver  que  cette  gtande  facilite  ,  qu'a  l'imagination 
àfe  repreiènter  les  objets  qui  lui  font  familiers ,  &  la 
difficulté  qu'elle  éprouve  à  imaginer  ceux  qui  lui  font 
nouveaux,  fait  que  les  hommes  fè forment prefquc 
toujours  des  idées  j  qu'on  peut  appeller  mixtes  &im^ 
pures  ;  &  que  l'efprit  ne  juge  des  chofès  que  par  rap  • 
port  iibi-même  &  àfès  premières  penfè'es .  Ainfî  les 

dîifé- 


DE'L A  VERITE'.  Livre  II.  189 
diiï-érentes  pa/Tîons  des  homes, leurs  inçIinatios,leur$  Chap,' 
conflitionsiîeurs  emplois, leurs  qualitez,  leurs  études,  ,  II. 
enfin  toutes  leurs  différenres  manières  de  vivre ,  met- 
tant de  fort  grandes  différences  dans  leurs  idées ,  cela 
les  fait  tomber  dans  un  nombre  infini  d'erreurs ,  que 
nous  expliqueiôs  dans  la  (uite.Et  c'eft  ce  qui  a  faitdire 
au  Chancelier  Bacon  ces  paroles  fort  judicieufes:©»?- 
nei  ^ercepticnes  tamfenfus  quam  mentis Junt  ex  analogia 
hoyninis-,nonexayialogiauniverfi  :  f/?  queintellecîushu' 
maniis  rnjiar  jpecuUïnaeqHalis ad  radios  rerû  quifuâ  fiatu* 
■  Yd  ^'atnrce  rerum  immifcei,  eamque  difiorquetj&'  inficii. 

CHAPITRE    III. 

De  la  liai/on  mutuelle  des  idées  de  l'efprit  O"  des  traces 
.    du  cerveau  ,  O'  delà  liai/ou  mutuelle  des  traces  avec 
les  traces  ,  C^  des  idées  avec  les  idées. 

DE  toutes  les  chofès  matérielles  il  n'y  en  a  point  Cj^^j»-^ 
de  plus  digne  de  l'application  des  hommes,  que  jjj^* 
la  flriidure  de  leur  corps  ,  &  que  la  correfpondence 
qui  eft  entre  toutes  les  parties  qui  lecompolent:  & 
de  toutes  les  chofès  fpirituelles  il  n'y  en  a  point  dont  la 
connoilîanceleur  foitplus  nécefïaire  que  celle  de  leur 
ame^  &  de  tous  les  rapports  qu'elle  a  in  difpenfable- 
■ment  avec  Dieu  &  naturellement  avec  le  corps. 

Il  ne  fulht  pas  de  (èntir  ou  de  connoître  confufë- 
•  meiit)  que  les  traces  du  cerveau  font  liées  lès  unes  avec 
les  autres  ,  &  qu'elles  font  fuivies  du  mouvement  des 
■  efprits  animaux  :  que  les  traces  réveillées  dans  le  cer- 
veau réveillent  des  idées  dansl't/pritjôc  que  des  moU' 
vemens  excitez  dans  les  efprits  animaux  excitent  des 
paffions  dans  la  volonté.  Il  faut  autant  qu'on  lepeut> 
îçavoir  diflind:ement  la  caufe  de  toutes  cesliaifons 
différentes ,  &  principalementles elïets  qu'elles  font" 
capables  de  produire. 

IleufauEconnoîtrelacaufe  ,  parce  qu'il  faut  co  ti- 
noitre  celui  qui  feul  eft  capable  d'agir  en  nous,  &de 
nous  rendre  heureux  ou  malheureux  :  &  il  en  faut 
CJonnoîcrc  les  eFiets ,  parce  qu'il  faut  nous  connoître 
nous-inêmesautant  que  ueu^  le  pouvons  ,  &lesau- 
*  tt€s homme>s  avec  guino us  devons  vivre.  Alors  nous 

fçau- 


Î90  DE  LA  RECHERCHE 

fçaurons  les  moyens  de  nous  conduire  &  de  nous  con- 
fèrver  nous-mêmes,  dansVétatleplus  heureux  &  le 
plus  parfait  où  l'on  puifie  parvenir/elon  l'ordre  de  la 
nature  &  {èlon  les  règles  de  l'Evangile;  &  nous  pour- 
rons vivre  avec  les  autres  hommes ,  en  connoifiant 
exactement  &  les  moïens  de  nous  en  (êrvir  dans  nos 
befbins ,  &  ceux  de  les  aider  dans  leurs  mifëres, 

Je  ne  pre'tens  pas  exphc^uer  ,  dans  ce  Chapitre  j  un 
fujet  fi  vaftc  &  fi  e'tendu  Je  n  e  pre'tens  pas  même  de  le 
faire  entièrement  dans  tout  cet  ouvrage.  Il  y  a  beau  • 
coup  de  chofès  que  je  ne  connois  pas  encore  ,  &  que 
je  n'efpere  pas  de  bien  connoître:&  il  y  en  a  quelques- 
unes  que  je  croifçavoir  ,  &  que  je  ne  puis  expliquer. 
Car  il  n'y  a  point  d'efpritfî  petit  qu'il  foitjqui  ne  puif - 
fcen  me'ditant  découvrir  plus  de  ve'ritez  que  l'homme 
du  monde  le  plus  éloquent  n'en  pourroit  de'duire. 
2  II  ne  faut  pas  s'imaginer  comme  la  plupart  des  Phi- 

TieVu'  Jofophes  que  l'efprit  devient  corps  ,  lors  qu'ils  s'unit 
•^»  .1^    au  corps  &  que  le  corps  devient  efprit  lors  qu'il  s'unit 
Vame       ^  l^lp^it*  L  ame  n  elt  pouit  répandue  dans  toutes  les 
avec  le     P^^^^ies  du  corps  ,  afin  de  lui  donner  la  vie  &  le  mou- 
vement, commel'imagination  fe  le  figure:  &  le  corps 
■*   *       ne  devient  pointcapable  de  (entimentpar  l'union  qu'il 
a  avec  Tefp rit, comme  nos  fens  faux  &  trompeurslem- 
.  blent  nous  en  convaincre. Chaque  fubftance  demeure 
ce  qu'elle  eft,  &  comme  l'ame  n'eft  point  capable  d'e- 
tenduë&  de  mouvement  ,  le  corps  n'eft  point  capa- 
ble de  fentiment  &  d'inclmations.Toute  l'alliance  de 
l'efprit  &  du  corps  qui  nous  eft  connue,  coniifle  dans 
:  une  corre/pondance  naturelle  &  mutuelle  des  penfe'es 
de  l'ame  avec  les  traces  du  cerveau ,  &  des  e'motions 
-  derameaveclesmouvemensdesefprits. 

Pe's  que  l'ame  reçoit  quelques  nouvelless  ide'es ,  il 
s'imprime  dans  le  cerveau  de  nouvelles  traces  ;  &  de's 
queles  objets  produifènt  de  nouvelles  traces  ,  l'ame 
reçoit  de  nouvelles  ide'es.  Ce  n'eft  pas  qu'elle  confi- 
de'rc  ces  traces,  puis  qu'elle  n'en  a  aucune  connoifTan- 
ce  j  ni  que  ces  traces  renferment  ces  idées ,  puis -quel- 
les n'y  ont  aucun  rapport  ;  ni  enfin  qu'elle  reçoive  fes 
idée^de  ces  traces  >  car  comme  nous  expliquerons 

ail' 


DE  LA  VERITE'.  Livre  IL         i^i 

ailleurs ,  il  n'eft  pas  concevable  que  l'ejlpnt  reçoive  Chap. 
quelque  chofè  du  corps  ,  &  qu'il  devienne  plus  éclai'*  III, 
re' qu'il  n'eft,  en  fe  tournant  vers  lui  ainfi  que  les  Phi- 
lofophes  le  prétendent ,  qui  veulent  que  ce  fbit  par 
converfîon  aux  phantômes  ouaux  traces  du  cerveau, 
fer  converjionem  ' ad  phantajmata ,  que  l'efprit  apper- 
çoive  toutes  choies/; 

De  même  dés  que  l'ame  veut  que  le  bras  (oit  mik , 
lebraseftmû,  quoi  qu'elle  ne  fçache  pas  lèulement 
ce  qu'il  faut  faire  pour  le  remuer  :  &  dés  que  les  e{prits 
animaux  font  agitez,  l'ame  fè  trouve  émue,  quoi 
qu'elle  ne  (cache  pas  feulement  s'il  y  a  dans  (on  corps 
des  e(prits  animaux. 

Lors  que  je  traitterai  des  padîons  je  parlçray  de  la 
liaifon  qu'il  y  a  entre  les  traces  du  cerveau  &  les  mou- 
vemens  des  e(prirs ,  &  de  celle  qui  eft  entre  les  idées  & 
les  émotions  de  l'ame ,  car  toutej  les  pallions  en  dé- 
pendent. Je  dois  feulement  parler  ici  de  la  liaifon  des 
idées  avec  les  traces ,  &  de  la  liailbn  des  traces  les  uiaes 
avec  les  autres. 

Il  y  a  trois  caufès  fort  con(îderablcs  de  U  î  iiiCen  des     Trois 
idées  avec  les  traces.  La  première  &.  la  plus  générale ,  caufes  de 
cc(i  l'identité  du  tems.  Car  il  fufïit  fouvent  qwe  nous  la  liaifon 
ayons  eii  certaines  penfées  dans  le  temps  qu'il  yavoit  ^^^  idées 
dans  nôtre  cerveau  quelques  nouvelles  traces ,  afin  que  ^  des 
ces  traces  ne  puidènt  plus  fe  produire  fans  que  nous  traces. 
ayïons  de  nouveau  ces  mêmes  penfées.Si  l'idée  deOieu 
s'eflpréfèntée  à  mon  efpritdans  le  même-tems  que 
mon  cerveau  a  été  frappé  de  la  vûëde  ces  trois  caraéle- 
res  iahiou  du  fon  de  ce  mot,  il  fuffira  que  les  traces  que 
ces  caraéleres  ou  leur  fon  auront  produites  fè  réveil- 
lent ,  afin  que  je  penfè  à  Dieu ,  &  je  ne  pourrai  penfer  à 
Dieu  qu'il  ne  fe  produifc  dans  mon  cerveau  quelques 
traces  confufès  des  caraderes,  ou  des  fons  qui  auront 
accompagné  les  penfées  que  j'airai  eiies  de  Dieu  :  car 
le  cerveau  n'étant  jamais  fans  traces  ,  il  a  toujours  cel- 
les qui  ont  quelque  rapport  à  ce  que  nous  penfons> 
quoique  fouvem  ces  traces  fbienc  fort  imparfaites  & 
io.itco'nfa(es. 

La 


ifi  DE   LA  RECHERCHE 

Chap»  La  féconde  caufè  de  la  liaifbn  des  ide'es  avec  les  tra- 
IIL  ces,  ôc  qui  fuppolè  toujours  la  première ,  o'eft  la  vo- 
lonté  des  hommes.  Cette  volonté'  eft  nécefïàire  afin 
que  cette  liaifbn  des  ide'es  avec  les  traces  jfoit  regle'e  & 
accommode'e  à  l'ufage.  Car  fi  les  hommes  n'avoient 
pas  naturellement  de  l'inclination  à  convenir  entr'eux 
pour  attacher  leurs  ide'es  à  des  fignes  fcnfibles  :  non 
leulement  cette  liaifbn  des  idées  feroit  entièrement 
inutile  pour  la  focieté ,  m  ais  elle  feroit  encore  fort  de'- 
reglèe&  fort  imparfaite. 

Premièrement  parce  que  les  idées  ne  fè  lient  forte- 
ment avec  Its  traces,  que  lors  que  les  efprits  étant  agi- 
tez 5  ils  rendent  ces  traces  profondes  &  durables.  De 
forte  que  les  efprits  n'étant  agitez  que  par  les  pallions, 
files  hommes  n'en  avoient  aucune  pour  communi- 
c|uer  leurs  fentimens  &  pour  entrer  dans  ceux  des  au- 
tres, il  eft  évident  que  la  liaifbn  exade  de  leurs  idées  a 
certaines  traces  feroit  bien  fbible  j  puifqu'ils  nes'afïii- 
jettifrentàcesliaifbnséxaâ;es&  régulières  que  pour 
fè  rendre  intelligibles» 

Secondement  ,  La  répétition  de  la  rencontre  des 
mêmes  idées  avec  les  mêmes  traces  étant  nécefïàire 
pour  former  une  liaiion  qui  fè  puillè  conferver  long- 
temsj  puis  qu'une  première  rencontre ,  fi  elle  n'eft  ac- 
compagnée d'un  mouvement  violent  d'efprits  ani- 
maux, ne  peut  faire  de  fortes  liaifbns  ;  il  eft  clair  que 
files  homm.es  ne  voul oient  pas  convenir  ,  ce  feroit  le 
plus  grand  hazard  du  monde ,  s'il  arrivoit  de  ces  ren- 
contres des  mêmes  idées  &  des  mêmes  traces.  Ain  fi 
la  volonté  des  hommes  eft  nécefïàire  pour  régler  la 
jiaifon  des  m.êmes  idées  auec  les  mêmes  traces  j  quoi- 
que cette  volonté  de  convenir  ne  foit  pas  tant  un  effet 
de  leur  choix  &  de  leur  raifon ,  qu'une  impreflion  de 
l'Auteur  de  la  nature  qui  nous  a  tous  faits  les  uns  pour 
les  autres ,  &  avec  une  inclination  tres-forte  à  nous 
unir  par  l'efprit ,  autant  que  nous  le  fommes  par  le 
corps. 

La  troifiéme  caufè  delà  liaifbn  deis  idées  avec  les  tra- 
ces, f  Jlft  la  nature  ou  la  volonté  confiante  &  immua- 
ble 


DE  LA  VERITE'.  Livre  H.  i^j 
blc  du  Créateur.  Ilyaparexemple  une  liaiibn  natu-  CHAf^ 
reJIe ,  &  qui  ne  dépend  point  de  nôtre  volonté ,  entre  III, 
les  traces  queproduifent  un  arbre  ou  une  montagne 
que  nous  voyons  ,  &  ks  idées  d'arbre  ou  de  monta- 
gnej  entre  les  traces  que  produifènt  dans  nôtre  cerveau 
ie  cri  d'un  homme ,  ou  d'un  animal  qui  IbufFre  &  quo 
nous  entendons  fè  plaindre,  l'air  du  vifàge  d'un  hom- 
me qui  nous  menace  ou  qui  nous  craint,  &  les  idées 
de  douleur  ,  de  force ,  de  foiblelTc ,  &  même  entre  les 
fèntimens  de  compalïîon,  de  crainte  &  de  courage  qui 
£c  produifènt  en  nous . 

Ces  liaifbns  naturelles  font  les  plus  fortes  de  toutes; 
elles  font  fèmblablcs  gene'ralement  dans  tous  les  hom- 
mes i&  elles  font  abfolumentnc'ceffaires  à  laconfer- 
vation  de  la  vie.  C'efl:  pourquoi  elles  ne  dépendent 
point  de  nôtre  volonté.  Car,  fi  la  liaifon  des  ide'es 
aveclesfons&  certains  caraderes  eft  foible,  &  fore 
différente  dans  dijfférens  païs  j  c'eft  qu'elle  dépend  de 
la  volonté  foible ,  &  changeante  des  hommes  :  &  la 
raiion  pour  laquelle  elle  en  dépend ,  c'eft  parce  que 
cette  liaifon  n'eft  point  abfolument  néceifaire  pour  vi- 
vre, m.ais  feulement  pour  vivre  comme  des  hommes 
qui  doivent  former  entr'eux  une  focieté  raifonnable. 

Il  faut  bien  remarquer  ici  que  la  liaifon  des  idées> 
qui  nous  reprélentent  des  chofès  fpirituelles  diftin- 
guéesdenous,  avec  les  traces  de  nôtre  cerveau  n'eft 
point  naturelle  ôc  ne  le  peut  être  ;  &  par  conféquent 
qu'elle  eft  >  ou  qu'elle  peut  être  différente  dans  tous 
les  hommes  jpuifqu'elle  n'a  point  d'autre  caufe  que 
leur  volonté  &  l'identité  du  tems,  dont  j'ai  parlé  au- 
paravant. Au  contraire  la  liaifon  des  idées,  de  toutes 
les  choies  matérielles  avec  certaines  traces  particuliè- 
res eft  naturelle ,  &  par  conféquent  il  y  a  certaines  tra- 
ces qui  réveillent  la  même  idée  dans  lous  les  hommes. 
On  ne  peut  douter  par  exemple  que  tous  les  hommes 
n'ayent  l'idée  d'un  quarré  à  la  veuë  d'un  quatre ,  par- 
ce que  cette  liaifon  eft  naturelle.  Mais  on  peut  douter 
qu'ilsayenttous  l'idée  d'un  quarré  lors  qu'ils  enten-« 
oent  prononcer  ce  mot  quarré ,  parce  que  cette  Baifon 

1  eit 


1^4  I^E  l'A  RECHERCHE 

Chap     ^^^  entièrement  volontaire.  Il  faut  penfer  la  même 
TTj  '    chofe  de  toutes  les  traces  qui  font  liées  avec  les  idées 
àcs  choies  fpirituelies . 

Mais,  parce  que  les  traces  qui  ont  liaifon  naturelle 
avec  les  idées  touchent  &  appliquent  l'efprit,  &  le 
rendent  par  conféqucnt  attentif,  la  plupart  des  hom  ' 
mes  ont  affez  de  facilite'  pour  comprendre  &  retenir 
les  ve'ritez  fènfibles  &  palpables ,  c'eft-à-dire les  rap- 
ports qui  font  entre  les  corps.  Et  au  contraire ,  parce 
que  les  traces  qui  n'ont  point  d'autre  liaifon  avec  le*- 
idées,  que  celles  que  la  volonté  y  a  miles  ,ne  frappent 
point  vivement  l'efprit ,  tous  les  hommes  ontaflèz  de 
peine  à  comprendre,&  encore  plus  à  retenir  ks  véritez 
abftraites,c'cft-à-dire  les  rapports  qui  font  entre  les 
chofos  qui  ne  tombent  point  fous  l'imaginarion.  Mais 
lors  que  ces  rapports  font  un  peu  compofez  ils  paroil^ 
fènt  abfolument  incomprehenlîbks ,  principalement 
à  ceux  qui  n'y  font  pomt  accoutumez;  parce  qu'ils 
n'ont  point  fortifié  la  liaifon  de  ces  idées  abftraites 
avec  leurs  traces  par  une  méditation  continuelle.  Et 
quoique  les  autres  les  ayent  parfaitement  comprifos, 
ils  les  oublient  en  peu  de  tems,  parce  que  cette  liaifon 
n'eftprelque  jamais  aufli  forte  que  les  naturelles. 

Il  cft  11  vrai  que  toutela  difficulté  que  Ton  a  à  com- 
prendre &  à  retenir  les  choies  fpirituelies  &  ablhaitcs, 
vient  de  la  difficulté  que  l'on  a  à  fortifier  la  liailbn  de 
leurs  idées  avec  les  traces  du  cerveau ,  que  lors  qu'on 
trouve  moyen  d'expliquer  par  les  rapports  des  chofes 
matériellesjceux  qui  fc  trouvent  entre  les  chofès  îpiri- 
tuellesjon  les  fait  aifément  comprendre;  &  on  les  im- 
prime de  telle  forte  dans  l'efprit  que  non  feulement  on 
en  eR"  fortement  perfiiadé  ,  mais  encore  qu'on*  les  re- 
tient avec  beaucoup  de  facilité.  L'idée  générale  que 
l'on  a  donnée  de  l'efprit  dans  le  premier  Chap.  de  cet 
ouvrage  elt  peut-être  une  alTez  bonne  preuve  de  ceci. 

Au  contraire  lors  qu'on  exprime  les  rapports  qui  le 
trouvent  entre  les  chofès  matérielles  ,  de  telle  manière 
qu'il  n'y  a  point  dehaifon  néceflaire  entre  les  idées  de 
ces  "jfofes  è  les  traces  de  leius  expreffions,  on  a  beau- 
coup 


DE  LA  VERITE',  Livre  n»        i^ç 
coup  de  peine  à  les  comprendre ,  &  on  les  oublie  Êici-  CHAt* 
Icment.  1}1^ 

Ceux  par  exemple  qui  commencent  l'étude  de  l 'Algè- 
bre ou  de  l 'analyfe  ne  peuvent  comprendre  les  dëmon- 
ftrations  al^ebraïques  qu'avec  beaucoup  de  peine  :  & 
lors  qu'ils  les  ont  une  fois  comprifès ,  ils  ne  s'en  fbu- 
viennentpaslong-tems.  Parce  que  les  quarrez,  par 
exemple»  les  parallélogrammes,  les  cubes,  les  fblideSf 
&c.  étant  exprimez  par  <ï<î  ,ab  ^a^  ^abc ,  &c.  dont  les 
traces  n'ont  point  de  liaifon  naturelle  avec  leurs  idées» 
l'efprit  ne  trouve  point  de  prifc  pour  s'en  fixer  les 
idées  &  pour  en  examiner  les  rapports. 

Mais  ceux  qui  commencent  la  Géométrie  commu- 
ne, conçoivent  tres-clairement  &  tres-promptemenc 
les  petites  démonftrations  qu'on  leur  explique,  pour- 
vu qu'ils  entendent tres-diftinétement  les  termes  dont 
on  fe  fert  :  parce  que  les  idées  de  quarré,  de  cercle,  &c. 
font  liées  naturellement  avec  les  traces  des  figures 
qu'ils  voyent  devant  leurs  yeux.  Il  arrive  mêmes  fou- 
vent  que  la  feule  ex  pofition  delà  figure  qui  fert  à  la 
demonftration  la  leur  fait  plutôt  comprendre  que  les 
dilcoui  s  qui  l'expliquent.  Parce  que  les  mots  n'étant 
liez  aux  idées  que  par  une  inftitution  arbitraire ,  ils  ne 
réveillent  pas  ces  idées  avec  aflèz  de  promptitude  &  de 
netteté  pour  en  reconnoître  facilement  les  rapports, 
car  c'eft  principalement  à  caufè  de  cela  qu'il  y  a  de  la 
difficulté  à  apprendre  les  fciences. 

On  peut  en  pafîànt  reconnoître  par  ce  que  je  viens 
de  dire  que  ces  écrivains  ,  qui  fabriquent  un  grand 
nombre  de  mots  nouveaux  &  de  nouvelles  figures 
pour  expliquer  leurs  fèntimens ,  font  fou  vent  des  ou- 
vrages afîèz  inutiles.  Ils  croyent  fè  rendre  intelligi- 
bles, lors  qu'en  effet  ils  le  rendent  incomprehenfîbles» 
Nous  défînilîons  tous  nos  termes  &  tous  nos  cara<5te- 
res,  difènt-ils,  &  les  autres  en  doivent  convenir.  Il  efl 
vrai  :  les  autres  en  conviennent  de  volonté  j  mais  leur 
nature  y  répugne.  Leurs  idées  ne  font  point  attachées 
à  ce:  termes  nouveaux ,  parce  qu'il  faut  pour  cela  de 
l'ufàge  &  un  grand  uiàge.  i-çs  auteurs  ont  peut-être 

Il  cet 


19^  DE  LA  KECHERCHE 

Cî  W»    cet  uiàge,  mais  les  ledeurs  tie  l'ont  pas.  Lors  iju'on 
ui.      prétend  inftruire  refprit,  il  éft  nëcellaire  ck  le  connoî- 
tre ,  parce  qu'il  fautfuivre  la  nature  &  ne  pas  l'irriter 
ni  la  choquer. 

On  ne  doit  pas  cependant  condamner  le  foin  que 
prennent  les  Mathématiciens  de  définir  leurs  termes, 
car  il  cft  évident  qu'il  les  faut  définir  pour  ôter  les 
équivoques.  Mais  autant  qu'on  le  peut  il  faut  fe  ièr- 
'Tir  de  termes  quifoient  reçus ,  &\i  dont  la  lignification 
ordinaire  ne  foit  pas  fort  éloignée  de  celle  qu'on  pré- 
tend introduire,  &c'eft  ce  qu'on  n'obfèrve  pas  tou- 
jours dans  les  Mathématiques. 

On  ne  prétend  pas  auflî  par  ce  qu'on  vient  de  dire, 
condamner  l'Algèbre  telle  principalement  que  M. 
Pefcartes  l'a  rétablie;  car  encore  que  la  nouveauté  de 
quelques  «xprefïîons  de  cette  faence  fàfle  d'abord 
.  quelque  peine  à  l'efprit ,  ilyafipeu  de  variété  &  de 
confiifion  dans  ces  exprellions  ,  &  le  lècou rs  que  l'ef- 
prit en  reçoit  (urpafle  fi  fort  la  difFiCalté  qu'il  a  trou- 
vée, qu'on  ne  croit  pas  qu'il  Ce  puilTe  inventer  uwe  ma- 
nière d'ex  primer  fcs  raifbnnemens  qui  s'accomm»ode 
mieux  aveclanatiire  de  l'efprit ,  &  qui  puific  le  porter 
:  plus  avant  dans  la  découverte  des  véritez  inconnues. 
Les  expreflîons  de  cette  fcience  ne  partagent  peint  la 
capacité  de  l'efprit,  elles  ne  chargent  point  la  mémoi-» 
re  ,  elles  abrègent  d'une  manière  merveiljeufe  toutes 
Mes  idées  &  tous  nos  raifonnemens,'Sc  elles  les  rendent 
mêmes  en  quelque  manière  fênfibles  par  l'ulàge.  En- 
fin leur  utilité  eit  beaucoup  plus  grande  que  celle  des 
cxpieflions  quoique  naturelles  des  figures  defiinées  de 
triangles-,  de^qusrrez  &  autres fèmblables  qui  ne  peu- 
■  yentiervir  à  la  recherche  &  à  l'expoiitlon  des  véritez 
u'n  peu  cachées.  Mais.c'cft  alTez  parler  de  la  haifon  des 
idées  avec  les  traces  du  cerveau:  il  eft  à  propos  de  dire 
quelquecholèdelaliaifon  des  traces  les  unes  avec  leg 
autres ,  &  par  confèquent  à.  celle  cjui  eft  entre  les 
idées  qui  répondent  à  ces  traces. 

Cette  liailbn  confiée  en  ce  que  les  traces  du  ccr- 
vçay  iè  lient  h  bien  les  unes  avec  les  autres,'  qu'elles  ne 


DE  LA  VEPvITE'.  Livre  IL        197 
peuvent  plus  Ce  réveiller  làns  toutes  celles,  qui  ont  été  Chap* 
imprimées  dans  le  même  tems.  Si  un  homme  par     IIL 
exemple,  fe  trouve  dans  quelque  cérémonie  publique,       //» 
s'il  en  remarque  toutes  les  circonftances ,  &  toutes  hs  De  la 
principales  perfonnes  qui  y  afliftent,  le  tems^le  lieu,Ie  liaifon 
jour5&  toutes  les  autres  particularitez,il  Tuffira  qu'il  fè  mutuelle 
fbuvienne  du  lieu ,  ou  même  d'une  autre  circonftance  des  tra.- 
moins  rem.arquable  de  la  cérémonie  pour  ie  repréfèn  '  ces, 
ter  toutes  les  autres.  Ceftpourcelaque  quand  nous 
ne  nous  fouvenons  pas  du  nom  principal  d'une  chofey 
flous  le  désignons  (uffifàmment  en  nous  fèrvant  du 
nom  ,  qui  Signifie  quelque  circonftance  de  cette  choie  : 
comme  ne  pouvant  pas  nous  Ibuvenir  du  nom  propre 
d  une  Eglilè,  nous  pouvons  nous  fervir  d'un  autre 
nom  qui  fîgnifie  une  choÊ: ,  qui  y  a  quelque  rapport. 
Nous  pouvons  dire  :  c'cft  cette  Eglifé,  où  il  y  avoit 
tant  de  prefTe ,  oùMonfîcur  .,..  prêchoit ,  où  nous 
allâmes  Dimanche»   Et  ne  pouvant  trouver  le  nom 
propre  d'une  perfbnne ,  ou  étant  plus  à  propos  de  le 
oefigner  d'une  autre  manière ,  on  le  peut  remarquer 
par  ce  vi{àge  picotté  de  vérole,  ce  grand  homme  bien  - 
^t ,  ce  petit  bolTufelon  les  inclinations  qu'on  a  pour 
lui,  quoi  qu'on  ait  tort  de  fc  fervir  de  paroles  de  mé- 
pris. 

Or  la  liaifon  mutuelle  des  traces  &  par  conféquent 
des  idées  les  unes  avec  les  autres  n'eft  pas  feulement  le 
fondem.ent  detoutes  les  figures  de  laRhétorique-.mais 
encore  d'une  infinité  d'autres  chofès  de  plus  grande 
conféquence  dans  la  Morale,  dans  la  Politique ,  &  gé- 
néralement dans  toutes  ks  (ciences ,  qui  ont  quelque 
rapport  à  l'homme,  &  par  conféquent  de  beaucoup 
de  choiès ,  dont  nous  parlerons  dans  la  fuite. 

La  caufe  de  cette  liailon  de  plufieurs  traces  eft  V iden- 
tité du  tems  auquel  elles  ont  été  imprimées  dans  le 
cerveau.  Car  il  iuiHt  que  plufieurs  traces  ayent  été 
produites  dans  le  même-tems,afin  qu'elles  ne  puifîent 
fè  réveiller  que  toutes  eniêmble:  parce  que  les  efprits 
animau  x  trouvant  le  chemin  de  toutes  les  traces  qui  fè 
fbnt  fait&s  dans  le  même-tems,  entr 'ouvert ,  ils  y  con  • 

j  i  tinlient 


t^î  DE  LA  RECHERCHE- 

tiniient  leur  chemin  à  caufe  qu'ils  y  pafTent  plus  facile- 
ment qui  par  les  autres  endroits  du  cerveau^  C'eli-Ià 
h  caufè  de  la  mémoire ,  &  des  habitudes  corporelles 
qui  nous  font  communes  avec  les  bêtes. 

Ces  liailons  des  traces  nefbnt  pas  toujours  jointes 
avecles  émotions  deo  elprits,  parce  que  toutes  hs  cho- 
fcs  que  nous  voyons,  ne  nous  paroilïènt  pas  toujours 
ou  bonnes  ou  mauvaiiès.  Ces  liaifons  peuvent  aullî 
changer  &  (è  rompre  parce  que  n'^'cant  pas  toujours 
ncceffaires  à  la  confèrvation  de  la  vie ,  elles  ne  doivent 
pas  toujours  être  les  mêmes. 

Mais  il  y  a  dans  nôtre  cerveau  ^es  traces  qui  font 
liées  naturelîementles  unes  avec  les  autres ,  &  encore 
avec  certaines  émotions  des  efprics,  parce  que  cela  eft 
ne'celîàire  à  la  conferv.-tion  de  la  vie  :  &  leur  liaifon  ne 
peut  fe  rompre ,  ou  ne  peut  fe  romprefacilement,  par- 
ce qu'il  eft  bon  qu'elle  foit  toujours  la  même.  Par. 
exemple,  la  trace  d'une  hauteur  que  l'on  voit  au  def- 
ibus  de  foi ,  &  de  laquelle  on  eften  danger  de  tomber, 
ou  la  trace  de  quelque  grand  corps  qui  eft  prêt  à  tonj- 
ber  for  nous  &  à  nous  écrafor ,  eft  naturellement  liéQ 
avec  Celle  qui  nous  repreïente  la  mort  j  &  avec  une 
émotion  àçs  écrits ,  qui  nous  dilpofe  à  la  fiiite ,  &  au 
defir  de  fuïr.  Cette  liaifon  ne  change  jamais ,  parce 
qu'il  eft  ne'cclîaire  qu'elle  foit  toujours  la  même;  & 
elle  confïfte  dans  une  difpofition  des  fibres  du  cerveau, 
gue  nous  avon  s  de's  nôtre  naifîan  ce . 

Toutes  les  liaifons  qui  ne  font  point  naturelles  fè 
peuvent  &  le  doivent  rompre ,  parce  que  les  difïe'ren- 
tes  circonftances  des  temps  &  des  lieux  les  doivent 
changer ,  afin  qu'elles  foient  utiles  à  la  confèrvation  de . 
la  vie.  Il  eft  bon  que  les  perdrix ,  par  exemple ,  fuyent 
les  hommes  qui  ont  des  rufîls ,  dans  les  lieux  ou  clans 
les  tcms  où  l'on  leur  fait  la  chafTe:  mais  il  n'eft  pas  ne'- 
cefTaire  ^'elles  les  fuient  en  d'autres  lieux,&  en  d'au- 
tres tems,  Ainfî,  pour  la  confèrvation  de  tousles  ani- 
maux, il  eft  nécelTaire  qu'il  y  ait  de  certaines  liaifons 
de  traces ,  qui  Ce  puiflent  former  &  détruire  facile- 
nient  j  iR'il  y  en  m  d'autres  qui  ne  fe  puifTenc  rompre 

que 


DE  LA  VERITE'.  Livre  IL         195 
que  difficilement  j  &  d'autres  eafin  j  qui  ne  fè  puiiTent  Ch  Ap^ 
jamais  rompre.  XIJ. 

Il  efttres-utile  de  rechercher  avec  ibin  les  difFe'rens 
cfFets  que  ces  différentes  liaifbns  font  capables  de  pro- 
duire :  car  ces  efîets  font  en  très-grand  nombre,  &  de 
très-grande  conféquence  pour  la  connoifiTance  de 
l'homme  &  de  toutes  les  chofês  qui  ont  rapport  à  lui. 
On  reconnoitra  dans  la  fuite  que  ces  choies  font  la 
principale  caufe  de  nos  erreurs.  Mais  il  eft  tems  de  re- 
venir à  ce  que  nous  avons  promis  de  traitter,  &  d'ex- 
pliquer les  diiîe'rens  changemens  qui  arrivent  à  l'ima- 
gination des  hommes  à  caufc  de  leur  différente  ma- 
nière de  vivre. 


CHAPITRE    IV.  Chap. 

IV. 

I.  Que  lesperfonnes  d'étude  font  les  plus  Jujettes  à  Ver-^ 
reur.  li.  E^ifons  pour  lejquelles  on  aime  mieux fuiyrc 
l^  autorité  que  défaire  uj'age  de  fort  ejprit. 

L'Es  différences,  qui  fè  trouvent  dans  les  manière? 
de  vivre  des  hommes,  font  prefque  infinies.  Il  y 
a  un  très-grand  nombre  de  différentes  conditions , 
de  diiFérentes  charges  ,  de  différentes  communau- 
tez.  Cesdifrérences  font  >  que  prefque  tous  les  hom- 
mes agiflent  pour  des  deiTeins  tous  différcns ,  &: 
qu'ils  raifonnent  fur  de  diifércns  principes .  Il  fe- 
roit  même  afîez  diâScile  de  trouver  plufieurs  perfon- 
nes,  qui  eulïènt  entièrement  les  mêmes  vues  dans  une 
même  communauté ,  dans  laquelle  les  particuliers  ne 
doiv eut  avoir  qu'un  même  ef prit ,  &  que  les  mêmes 
defîeins.  Leurs  différens  emplois  &  leurs  différentes 
liaifons  mettent  nécelfairement  quelque  différence 
dans  ie  tour  &  la  manière  qu'ils  veulent  prendre,  pour 
exécuter  les  chofès  mêmes  dont  ils  conviennent.  Cela 
fait  bien  voir  que  ce  fèroit  entreprendre  l'impofTible, 
que  de  vouloir  expliquer  en  détail  les  caufês  morales 
de  l'erreur  j-  mais  aulli  il  fer  oit  allez  inutile  de  ie  faire 

I  4  ici* 


100  DE  LA  RECHERCHE 

Chap.    ici.  On  veut  feulement  parler  des  manières  de  rivrc, 
lY*     qui  portent  à  un  plus  grand  nombre  d'erreurs,  &  à  des 
erreurs  de  plus  grande  importance.  Quai>d  on  les  aura 
expliquées ,  on  aura  donné  afïèz  d'ouverture  à  l'efprit 
pour  aller  plus  loin  j  &  chacun  pourra  voir  tout  d'une 
vue  ,  &:  avec  grande  facilité  les  caufes  tres-cachées  de 
plufieurs  erreurs  particulières  ,  qu'on  ne  pourroit  ex- 
pliquer qu'avec  beaucoup  de  tems  &  de  peine.  Quand 
î'ciprit  voit  clair ,  il  (è  plaît  à  courir  à  la  vérité  j  &  il  y 
courtd'unevitelTequi  ne  fc  peut  exprimer. 
'         L'emploi  duquel  ilfemblele  plus  nécciîàire  de  parler 
«*^^  ^^    ici  à  caufe  qu'il  produit  dans  l'imagination  des  hom- 
ferjon-     ^^^^^  ^^^  changemens  plus  confidérables ,  &  qui  con- 
**^^    t"    duilèîit davantage  à  Terreur,  c'eft  l'emploi  des  per- 
tuae  jùfi  jjjjjj^çg  d'étude ,  qui  font  plus  d'ufage  de  leur  mémoi- 
i^sf  us  ^  requedeleurefpnt.  Car  l'expérience  a  toujours  fait 
jy  *   "^     connoitre,  que  ceux  qui  le  font  appliquez  avec  plus 
l  erreur.  ^J  ardeur  à  la  ledure  des  livres  ,  &  à  la  recherche  de  la 
Vftrité  ,  font  ceux-là  mêmes  qui  nous  ont  jettez  dans 
un  plus  grand  nombre  d'erreurs. 

Il  en  eft  de  même  de  ceur  qui  étudient  que  de  ceux 
qui  voyagent.  Quand  un  voyageuf  a  pris  par  mal- 
heur  un  chemin  pour  un  autre ,  plus  il  avance ,  plus  il 
s'éloigne  du  lieu  où  il  veut  aller  5  &  il  s'égare  d'autant 
plus,  qu'il  eft  plus  diligent ,  &  qu'il  (è  hâte  davantage 
d'arriver  au  lieu  qu'il  fouhaite.  Amfi  ces  delirs  ar- 
dens  ,  qu'ont  les  hommes  pour  la  vérité ,  font  qu'ils 
fc  jettent  dans  la  ledurc  des  hvrcs  où  ils  croyent  k 
trouver  ;  ou  qu'ils  fe  forment  un  fyftéme  chyméri- 
que  des  choies  qu'ils  fbuliaitent  de  fçavoir  ,  duquel  ils 
s'entêtent,  &  qu'ils. tâchent  mêmes  par  de  vains  efforts 
d'eipritde  faire  goûter  aux  autres  ,  afin  de  recevoir 
l'honneur  qu'on  rend  d'ordinaire  aux  mventeuxs  des 
fyftémes.  Expliquons  ces  deux  défauts. 

Il  eft  afTezdiihcile  de  comprendre,  comment  il  fè 
p€ut  faire  que  des  gens  qui  ont  de  l'efprit ,  aiment 
mieux  iè-fervir  de  refpric  des  autres  dans  la  rechei-che 
de  la  vérité,  qliç  de  celui  que  Dieu  leur  a  donné.  Il  y  a 
fans  àoum  infiniment  plus  deplaiiir  &^.  plus  d'honneur 
'  àfe 


DE  LA  VERITE'.  Livre  IL        201 
à  Ce  conduire  par  fes  propres  yeux,  que  par  ceux  des  Chap. 
autres  ;  &  un  homme  qui  a  de  bons  yeux  ne  s'aviià  ja-      IV. 
mais  de  (c  les  fermer,  ou  de  fe  les  arracher ,  dans  VcC- 
pérance  d'avoir  un  conduâ:eur.  Cependant  i'u(àge  de 
refp-iteflàrufàgedes  yeux ,  ce  que  l'efprit  efl:  aux- 
ycux  }  &  de  même  que  l'efprit  eft  infiniment  au  deffus 
des  yeux,  l'ufàge  de  l'efprit  eft  accompagné  de  Ci- 
tisfadions  bien  plus  folidcs ,  &  qui  le  contentent 
bien  autrement ,  que  la  lumière  &  les  couleurs  ne 
contentent  la  vûë.  Les  hommes  toutes  fois  fe  fer- 
rent toujours  de  leurs  yeux  pour  fè  conduire,   &  ils 
ne  fè  fervent  prcfque  jamais  de  leur  efprit  pour  de'- 
couvrir  la  vente',  _ 

Mais  il  y  a  plufïeurs  caufès  qui  contribuent  à  ce  ren-      ^   ' 
verfcment  d'efprit.  Premie'rement ,  la  parefîc  natu-  i\S^P^^ 
!(plle  des  hommes ,  qui  ne  veulent  pas  fe  donner  la  pei-  P^^^  ^r 
ne  de  méditer.  2«^^^" 

Secondement,  l'incapacité  de  méditer,  dans  laquel-  °»^i'^^- 
k  on  e(l  tombé,  pour  ne  s'être  pas  appliqué  dés  fà  jeu-  ^"^^^ 
ncfTe ,  comme  on  a  expliqué  dans  le  ChapitrelX.         /«'"v-r-f  ^ 

Entroiiîémelieu,  le  peu  d'amour  qu'on  a  pour  les  ^  ^'^^OU'-- 
véritezabliraites,  qui  font  le  fondement  de  tout  ce  ^^>2^^ 
que  l'on  peut  connoîtreici  bas.  défaire 

En  quatrième  lieu>  la  fatisfadion  qu'on  reçoit  dans  «/^Ç^  "^'^ 
la  connoifianee  des  vrai-fèmblanccs  ,   qui  font  fort  jonej^rii^ 
agréables  Se  fort  touchantes ,  parce  qu'elles  font  ap- 
puyées fur  les  notions  fènfïbles. 

En  cinquième  lieu,  la  fbtte  vanitéqui  nous  faitfou- 
haiter  d'être  eflimezfçavans  ;  Car  on  appelle  fça vans 
ceux  qui  ont  le  plus  de  ledure:  la  connoiHance  des 
opinioas  eft  bien  plus  d'ufàge  pour  la  converfàtion5& 
pour  étourdir  les  efprits  du  commun  ,  que  la  connoif?» 
lance  de  la  véritable  Philoibphie  qu'on  apprend  en 
méditant. 

En  fixiéme  lieu ,  parce  qu'on  s'imaginefàns  raifbn,- 
que  les  Anciens  ont  été  plus  éclairez  que  nous  ne  pou- 
vons l'être,  &  qu'il  n'y  a  rien  à  faire  où  ils  n'ont  pas- 
ïéiiiTi. 
En- feptiéme  lieuj  parce  qu'un  faux  refped  mêle- 

X-  5,  d'fâiie; 


€hap. 
IV. 


Chrus 

obobf- 

curam 

UnguûM. 

Lucrèce. 


101  DE  LA  RECHERCHE 

d'une  (ôtte  curiofité  fait  qu'on  admire  davantage  les 
chofes  les  plus  éloignées  de  nous ,  les  chofes  les  plus  - 
vieilles, celles  qui  viennent  de  plus  loin ,  ou  de  païs  in- 
connus, &  mêmes  les  Livres  les  plus  obfcur'-.  Ainlî 
on  eftimoit  autrefois  Heraclite  pour  (on  obkuritc'.  . 
On, recherche  les  me'daiîles  anciennes  quoique  ron- 
gées delà  rouillc,&  on  garde  avec  grand  foin  îa  lan- 
terne &  la  pantoufle  de  quelque  ancien,  quoique  man- 
gées de  \CK  :  leur  antiquité  fait  leur  prix.  Tes  gens 
s'appliquent  à  la  ledure  des  Rabbins ,  parce  qu'ils  ont 
écrit  dans  une  langue  étranme  ,  très -corrompue  ^ 
tres-obfcure.  On  eftime  davantage  les  opinions  les 
plus  vieilles,  parce  qu'elles  font  les  plus  éloignées  de 
nous.  Et  fans  doute ,  fi  Nembrot  avoit  écrit  i'Hiftoi- 
re  deion  Règne  j,  toute  la  politique  la  plus  fine,  &  mê- 
me toutes  les  autres  fciences  y  fèroient  contenues,  de 
même  que  quelques-uns  trouvent  qu'Homère  &  Vir- 
gile avaient  une  connoiiTance  parfaite  de  la  nature.  Il 
'  faut  reipeder  l'antiquité  ,  dit  on  j  quoi  Ariftote,  fia- 
ton,  Epicure,ces  grands  hommes  (è  fèroient  trompez? 
On  ne  confidére  pas  qu'Ariftote  ,  Platon ,  Epicure 
âçritatiî  étoient hommes  comme  nous,  &  de-mcme  efpéce 
que  nous  :  &  de  plus  qu'au  tems ,  où  nous  vivons  ,  le 
monde  eft  plus  âgé  de  deux  mille  ans,qu'il  a  plus  d'ex- 
périence,  qu'il  doit  être  plus  éclairé  ;  &  que  c'eft  la 
vieillefle  du  monde ,  &  l'expérience ,  qui  font  décou* 
Yi-ir  la  vérité.. 

En  huitième  lieu,  parce  que  lors  qu'on  eftime  une 
opinion  nouvelle,  &  un  Auteur  du  tems,  il  fèmble  que 
leur  gloire  efface  la  nôtre,  àcaufè  qu'elle  en  eft  trop 
proche ,  m^is  on  ne  craint  rien  de  pareil  de  l'honneur 
qu'on  rend  aux  Anciens. 

En  neuvième  lieu ,  parce  que  la  vérité  ,  Se  la  nou- 
veauté ne  peuvent  pas  fè  trouver  enfèmble  dans  les 
chofes  de  la  foi.  Car  les  hommes  ne  voulant  pas  faire 
de dilcernement entre ies  véritez qui  dépendent  delà 
raiibn,  &  celles  q«i  dépendent  de  la  tradition  ,  ne  con- 
fi^éreijt  pas  qu'on  doit  les  apprendre  d'une  manière 
toute  Giitercnre,  ils  confondent  h  nouveauté  avec 


fiiiatem 
forh-, 
non  an- 


DE  LA  VERITF.  Livre  IL        205 

l'erreur  &  l'antiquité  avec  la  véxité.  Lutker,  Calvin,  Chap. 
&  les  autres  ont  innove',  &  ils  ont  erré  .-Donc  Galilée,      ly. 
Hervée,  Defcartes  (etrompent  dans  ce  qu'ils  dilènt  de 
nouveau.  L'impanation  de  Luther  eft  nouvelle,  Se  el- 
le eftfaufTe:  donc  la  circulation  d'Hervée  eft  faufîe, 
puifqu'ellc  eft  nouvelle.  C'eft  pour  cela  aulîi  qu'ils 
appellent  indifféremment  du  nom  odieux  de  nova- 
teur ,  les  hérétiques ,  &  les  nouveaux  Philofophes. 
Les  idées  &  les  mots  de  vérité 8c  d'antiquité ,  defaupe- 
té  Se  de  nouveauté  ont  été  liez  ks  uns  avec  les  autres: 
c'en  eft  fait,  le  commun  des  hommes  ne  les  féparô  ■ 
plus ,  &  les  gens  d'efprit  fèntent  même  quelque  peine 
à  ks  bien  feparer. 

En  dixième  lieu ,  parce  qu'on  eft  dans  un  tems,  au  ' 
q^uel  la  fcience  des  opinions  anciennes  eft  encore  en 
vogue  ;  Se  qu'il  n'y  a  que  ceux  qui  font  u&ge  de  leur 
efprit,  quipuifient  par  la  force  de  leur  railbn  fe  mettre 
au  delfus  des  méchantes  coutumes.  Quand  on  eft  dans 
la  prefTe  &  dans  la  foule ,  il  eft  difficile  de  ne  pas  céder 
au  torrent  qui  nous  emporte. 

En  dernier  lieu ,  parce  que  les  hommes  n'agiflenc 
que  par  intérêt  :  &  c'eft  ce  qui  fait  que  ceux  mêmes 
qui  le  détrompent ,  &  qui  reconnoilïènt  la  vanité  de 
ces  Ibrres  d'études,  ne  iaidènr  pas  de  s'y  appliquer; 
parce  que  les  honneurs,  les  dignitez ,  &  même  les  bé- 
néfices y  font  attachez,  &  queceux  qui  y  excellent ,  les 
ont  toujours  plutôt  que  ceux  qui  les  ignorent. 

Toutes  ces  raifbns  font  ce  me  ferable  aflez  com- 
prendre-, pourquoi  les  hommes  luivent  aveugléiTiCnt  -' 
les  opinions  anciennes  comme  vrayes ,  &  pourquoi  ilK  - 
rejettent  fans  difcernement  toutes  les  nouvelles  com- 
me fauiTes  ;  enfin  pourquoi  ils  ne  font  point ,  ou  pref* 
que  point  d'ufage  de  leur  elprit.  Il  y  a  (ans  doute  en  - 
core  un  fort  grand  nombre  d'autres  raifons  pins  par- 
ticuliéres  qui contribiient  à  cela: mais  fi  Ton  conii- 
déreavec  attention  celles  que  nous  avons  rapportées, 
on  n'aura  pas  fujet  d'être  fiirpris  de  vo'r  renrètement  - 
de  certiunes  gens  pour  l'autorité  des  Anciens . 

14  CHÂ-- 


.04  DE  LA  RECHERCHE 


CHAr.  CHAPITRE    Y. 

Deux  mauvais  effets  de  la  kcÎMr.efùr  l^ imagination. 

CE  faux  &  lâche  refpedtj  que  les  hommes  portent 
aux  Anciens  ,  produit  un  très  grand  nombre 
d'effets  tres-pcrnicieux  qu'il  cfl:  à  propos  de  remar- 
quer. 
J^ye:z  /e      Le  premier  eft  que  lès  accoutumant  à  ne  pas  fai- 
I  .article  rc  ufàge  de  leur  cfprit  ,  il  les  met  peu  à  peu  dans 
du  chap.  une  véritable  impuifTance  d'en  faire  ufàge .  Car  il  ne 
prece-       faut  pas  s'imaginer  ,  que  ceux  qui  vieiliifîènt.lur  les; 
dent,.       Livres  d'  Ariftote  &  de  Platon  ,  faffent  beaucoup 
d'iifàge  de  leur  efprit.  Ils  employent  ordinairement 
tant  de.  tems  à.  la  lefture  de  ces   livres  ,  que  pour 
tâcher  d'entrer  dans  les  fcntimens  de  leurs  Auteurs j 
&:  leur  but  principal  eft  de  fçavoir  au  vrai  les  opinions, 
qu'ils  ont  tenues  ,  làns  fe  mettre  beaucoup  en  pei- 
ne de  ce  qu'il  en  faut  tenir  ,  comme  on  le  prouve- 
ra dans  le  Chapitre  fuivant,    Ainli  la  fcience  &  la 
Philofbphie  qu'ils  apprennent ,  eft  proprement  une 
fcience  de  mémoire  ,  h.  non  pas  une  fcience  d'efprit^ 
Ik  ne  fçavent  que  des  Hiftoires  &  des  faits ,  &  non  pas-, 
des  véritez  évidentes  j&celbntplùtôt  des  Hiftoriens> 
que  de  véritables  Philofbphes , 

Le  fécond  effet  que  produit  dans  l'imagination  la 
kfture  des  Anciens ,  c'eft  qu'elle  met  une  étran- 
ge confufîon  dans  toutes  les  idées  de  la  plupart  de 
•ceux  qui  s'y  appliquent.  Il  y  a  deux  différentes  ma- 
nières de  lire  les  Auteurs  :  l!iuie  très-bonne  &  très- 
utile  ,&  l'autre  fort  inutile,  &  même  danger  eu  fè.  IL 
eft  très -utile  de  lire,  quand,  on  médite  ce  qu'on  lit: 
quand  on  tâche  de  trouverpar  quelque  effort  d'efprit 
îarcTolutiondesqueitions  ,  que  l'on  voit  dans  les  ti- 
tres des  Chapitres  ,  avant  même  que  de  commencer  à 
lés  lire:  quand  on  arrange,  &  quand  on  confère  les. 
idées  des  choies  les  unes  avec  les  autres  3  en  un  mot, . 
^^  <iuaad( 


DE  LA  VERITE'.  Livre  II.        105 
quandonuièdefàraifon.  Au  contraire  il  cft  inutile  Chap. 
de  lire,  quand  on  n'entend  pas  ce  qu'on  lit  :  mais  il  clt      Y. 
dangereux  de  lire,  &  de  concevoir  ce  qft'oalit,  quand 
ou  ne  l'examine  pas  aficz  pour  en  bien  juger ,principa- 
lement  fi  l'on  a  adez  de  me'moire  pour  retenir  ce 
qu'on  a  conçu,  &  afiez  d'imprudence  pour  y  confen' 
tir.  La  première  manière  éclaire  l'efprit  :  elle  le  forti- 
fie, Scelle  en  augmente  l'e'tenduë.  La  féconde  en  di- 
minue l'étendue ,  &  elle  le  rend  peu  à  peu  foible,  ob- 
fcur  5c  confus. 

Or  la  plupart  de  ceux  qui  font  gloire  de  {çavoir  les 
opinions  des  autres  ,  n'étudient  que  de  la  féconde  ma- 
nière. Airifi,  plus  ils  ont  de  Icdiure,  plus  leur  efprir 
devient  foible  &  confus.  La raifbn  en  eft  ,  que  ks  tra* 
ces  de  leur  cerveau  fè  confondent  les  unes  avec  les  au- 
tres, parce  qu'elles  fontentres-grand  nombre,  &  quc- 
Ja  raifon  ne  lésa  pas  rangées  par  ordre  ;  ce  qui  empê  - 
chc  l'efprit.  d'imaginer  &  de  fè.  repréfcnter  nettement 
les  choies  dont  il  a  befoin .  Quaiid  l'efprit  veut  ouvrir 
certaines  traces  ,  d'autres  plus  familières  fe  rencon- 
trant à  la  traverfè,  il  prend  le  change.  Car  la  capacité 
du  cerveau  n'étant^as  infinie ,  il  eflprefqueimpolîi- 
ble  que  ce  grand  nombre  de  traces  formées  fans  ordre- 
ne  fè  broiiilîen:  &  n'apportent  de  la  confusion  dans  les 
idées.  C'eft  pour  cette  même  raifbn  que  les  perfonnes 
de  grande  mémoire  ne  font  pas  ordinairement  capa^ 
blcs  de  bien  juger  des.chofès,  où  il  faut  apporter  beau-  ^ 
coup  d'attention. 

Mais  ce  qu'il  faut  principaleï^ent  remarquer ,  c'eft 
cjuc  les  connoifiances  qu'acquièrent  ceux  qui  lifent 
làns  ^méditer  ,  &  feulement  pour  retenir  les  opi» 
nions  des  autres  ;  en  un  mot  toutes  hs  fcienccs  qui 
dépendent  de  la  mémoire  font  proprement  de  ces 
fcicnces  qui  enflent ,  à  caufè  qu'elles  ont  de  l'éclat 
&  qu'elles  donnent  beaucoup  de  vanité  à  ceux  qui 
les  poilèdent.  Ainfi  ceux  qui  font  fçavans  en  cette 
manière  étant,  d'ordinaire  remplis  d'orgueil  &  de 
prèfbmption  ,  prétendent  avoir  droit  de  juger  c«': 
Kiut,  quoi  qu'ils  en  ibieut  trcs -peu  capables  3  ce  qui 


10^  DE  LA  RECHERCHE 

Chap»    les  fait  tomber  dans  un  très-grand  nombre  d'erreurs. 
Y.  Mais  cette  faufTe  feience  fait  encore  plus  grand 

mal»  Car  ces  perfonnes  ne  tombent  pas  feules  dans 
Terreur,  elles  y  entraînent  avec  elles  prelque  tous 
les  efprits  du  commun  ;  &  un  fort  grand  nombre 
de  jeunes  gens ,  qui  croyent  comme  des  articles  de 
foi  toutes  leurs  de'cifions.  Ces  faux  fçavants  les 
ayant  fouvent  accablez  parle  poids  de  leur  profonde 
e'rudition  ,  &  étourdis  tant  par  des  opinions  ex- 
traordinaires que  par  des  noms  d'Auteurs  anciens 
&  inconnus,  ic  font  acquis  une  autorité  fi  puiflante 
fur  leurs  efprits,  qu'ils  refpedent ,  &  qu'ils  admirent 
comme  des  oracles  tout  ce  qui  fort  de  leur  bouche ,  & 
qu'ils  entrent  aveuglément  dans  tous  leurs  fèntimcns. 
Des  personnes  même  beaucoup  plus  fpirituelles  & 
plus  judicieufès ,  qui  ne  les  auroient  jamais  connus, 
&  qui  ne  fçauroient  point  d'autre  part  ce  qu'ils  font,  • 
les  voyant  parler  d'une  manière  fi  décifive ,  &  d'un 
air  fi  ncr ,  iî  impérieux  ,  &  fi  grave  ,  auroient  quel- 
que peine  à  manquer  de  refped  &  d'eftime  pour  - 
ce  qu'ils  dilent ,  parce  qu'il  eft  tres-difSciIe  de  ne 
rien  donner  à  l'air  &  aux  manières.  Car  de  même 
qu'il  arrive  fouvent,  qu'un  homme  fier  &  hardi  en 
maltraitte  d'autres  plus  forts ,  mais  plus  judicieux,  & 
plus  retenus  que  luitainfi  ceux  qui  foûtiennent  ces 
chofcs  qui  ne  font  ni  vrayes ,  ni  même  vrai-fèmbla- 
bles ,  font  fouvent  perdre  la  parole  à  leurs  adverfàires, 
en  leur  parlant  d'une  manière  impérieufe,  fic're>  ou 
grave  qui  les  furpr end . 

Or  ceux  de  qui  nous  parlons  ont  allez  d'eftime 
d'eux-mêmes  ,  &  de  mépris  des  autres  ,  pour  s'être 
fortifiez  dans  un  certain  air  de  fierté ,  mêlé  de  gravité 
&  d'une  femte  modeitie ,  qui  préoccupe  &  qui  gignc 
ceux  qui  les  écoutent . 

Car  il  faut  remarquer,  que  tous  les dilférens airs 
des  perfonnes  de  différentes    conditions  ne   font 
que  des  fuittes  naturelles  de  i'cftime  que  chacun  a  de  - 
Ibi-même  par  rapport  aux  autres  ,  comme  ile0:fà- 
dk-delereconnoîtrefirony  faitunpeude  réflexion. 


DE  LA  VERITE'.  Livre  II.  107 
Ainfî  Tair  de  fierté  &  debrutalité ,  eft  l'air  d'un  hom-  Chap» 
me  oui  s'eftime  beaucoup  ,  &  qui  néglige  afîcz  l'efti-  V. 
me  des  autres.  L'air  modeAie  elfc  l'air  d'un  homme  qui 
s'eftime  peu ,  &  qui  eflime  affez  les  autres.  L'air  gra- 
ve eft  l'air  d'un  homme  qui  s'eftime  beaucoup  >  &  qui 
defïrefort  d'être  eftimé^  &  l'air  fimple ,  celui  d'un 
homme ,  qui  ne  s'occupe  guéres  ni  de  (bi  ni  de  autres. 
Ainii  tous  les  difFerens  airs  qui  font  prefque infinis  ne 
font  que  des  effets  que  les  différens  degrez  d'eftime 
que  l'on  a  de  loi  &  de  ceux  avec  qui  l'on  converlè , 
produifent  naturellement  fur  notre  vifage  ,  &  fur  tou- 
tes les  parties  extérieures  de  nôtre  corps.  Nous  avons 
explique  dans  le  Chapitre  IV.  cette  correfpondance, 
qui  eft  entre  les  nerfs  qui  excitent  les  pallions  au  de'.* 
dans  de  nous>  &ceux  qui  les  témoignent  au  dehors  - 
par  l'air  qu'ils  impriment  fur  le  vilàge. 


G  H  A  P  I  T  R  E    VL  Cha?- 

VI>- 

Çueles  fer/omes  d'étude  s'entêtent  ordinairement  de 
quelque  ft^uteur  j  de  forte  que  leur  but  principal  ejî 
defr^avoircequila  crùfansjefoucier  de  ce  qu'' il  faut 
croire, 

IL  y  a  encore  un  défaut  de  très  grande  conféquen^- 
ce ,  dans  lequel  les  gens  d'étude  tombent  ormnai- 
rement ,  c'eft  qu'ils  s'entêtent  de  quelque  Auteur. 
S'il  y  a  quelque  chofe  de  vrai  >  &  de.bon  dans  un  livre  j 
ils  fe  jettent  aulTi-tôt  dans  l'excez:  tout  en  eft  vrai , 
tout  en  eft  bon ,  tout  en  eft  admirable.  Ils  fè  plaifent 
même  à  admirer  ce  qu'ils  n'entendent  pas ,  &  ils  veu- 
lent que  tout  le  monde  l'admire  avec  eux.  Ils  tirent 
gloire  des  louanges  qu'ils  donnent  à  ces  Auteurs  ob- 
leurs  ,  parce  qu'ils  perfuadent  par  là  auxautres ,  qu'ils 
les  entendent  parfaitement ,  &  cela  leur  eft  un  fiijet  de 
vanité  :  ils  s'eftiment  au  defius  des  autres  hommes  , 
à  caufe  qu'il  croyent  entendre  une  impertinence  d'un  : 
ancien  Auteur ,  ou  d'un,  homiae  qui  ne  s'entendoitv. 

peufc. 


10g  ^         DE  LA  RECHERCHE 

Chap.  P^u^'^^ï^^ P^  lui-même.  Combien  de fçavans  ofâtfiié 
Yj  pour  éclaircir  des  pafTages  obfcurs  des  Philofephes  & 
mêmes  de  quelques  Poètes  de  l'antiquité  :  &  combien- 
ya^t  il  encore  de  beaux  efprits  qui  font  leurs  délices 
de  la  critique  d'un  mot ,  &  du  fentimcnt  d'un  Au- 
teur. Mais  il  eft  à  propos  d'apporter  quelque  preuve 
de  ce  que  je  dis. 

La  queltion  dePimm^rtalité  de  l'ame  eft  fans  dou- 
te une  queftion  très-importante:  on  ne  peut  trouver 
à  redire ,  que  des  Philoibphes  faflent  tous  leurs  cf 
forts  pour  la  rélbudre,  &  quoiqu'ils  compotent  de 
gros  Volumes  pour  prouver  d'une  manière  afTez  foi- 
ble  une  vérité,  qu'on  peut  démontrer  en  peu  de  mots, 
ou  en  peu  de  pages,  cependant  ils  font  excufables. 
Mais  ils  lont  bien  plaiiàns  de  fè  mettre  fort  en  peine 
pour  décider  ce  qu'Ariftcte  en  a  crû.  Il  eft  ce  me 
îèmble  aflcz  iuutile  à  ceux  qui  vivent  préièntcmcnt  de 
fçavoir,  s'il  y  a  jamais  eu  un  homme  qui  s'appellât 
Ariftotcj  fi  cet  homme  a  écrit  ks  livres  qui  portent 
fon  nom  ;  s'il  entend  une  telle  chofe  ou  une  autre 
dans  un  tel  endioit  de  (es  Ouvrages  :  cela  ne  peut  fai- 
rs  un  homine  ni  plus  fage  ni  plus  heureux ,  mais  il  eft 
très  important  de  fçàvoir  ,  fi  ce  qu'il  dit  eîl  vrai  oH. 
faux  en  foi. 

Il  eft  donc  tics- inutile  defçavoir  ce  qu'Arift'ote  a; 
eru  de  l'immortalité  de  l'ame,  quoi  qu'il  foit  très- 
utile  de  fçavoir  que  lame  eft  immortelle.  Cependant 
on  iif  craint  point  d'afTarer ,  qu'ily  aeupluiieurs  fça- 
Yans  qui  fc  font  mis  plus  en  peine  de  fçavoir  iéfènti- 
ment  d' Ariftote  fur  ce  fujet ,  que  la  vérité  de  la  chofe 
en  foi  i  puis  qu'il  y  en  a  qui  ont  fait  des  Ouvrages  ex- 
prés pour  expliquer  ce  que  ce  Philofophe  en  a  crû  ,  & 
qu'ils  n'en  ont  pas  tant  fait  pour  fçavoir  ce  qu'il  en 
lalloit  croire. 

Ivlais  quoi  qu'un  très-grand  nombre  de  gens  fc' 
fbient  fort  fatigué  l'cfprit  pour  refondre  quel  a  été  le 
fcntiment  d'Ariftote,  ils  fè  le  font  fatic^ué  inutile- 
ment ,  puifqa'on  ne  tombe  pas  encore  d'accord  dc- 
g^^ttequeftion  ridicule.  Ce  qui  fait  voir  que  les  feda- 

teursi 


DE  LA  VERITE;  Livre  IL        109 
reurs  d'Ariftote  font  bien  malheureux  d'avoir  un  Cha?. 
homme  (î  obfcur  pour  les  éclairer ,  &  qui  même  af-      YI. 
fe£î:e  l'obfcurité ,  com.me  il  le  témoigne  dans  une  let' 
trc  qu'il  écrit  à  Alexandre. 

Le  fèntimcîit  d'Ariftote  Cm  l'immortalité  de  l'ame 
a  donc  été  en  divers  tems  une  fort  grande  qucRion , 
&:  fort  con  (iderable  entre  les  perfonnes  d'étude.  Mais 
afin  qu'on  ne  s'imagine  pas ,  que  je  le  àiCe  en  l'air  & 
fans  iondcmcnt ,  je  fuis  obligé  de  rapporter  ici  un 
paiTage  de  La  Cerda,  un  peu  long  &  un  peu  ennuyeux, 
dans  lequel  cet  Auteur  à  ramalTé  différentes  autoritez 
{ùr  ce  Tujet ,  comme  fur  une  queftion  bien  importan- 
te. Voici fes  paroles  furie  (èconi  Chapitre  derejùr- 
re6iione  carnis ,  deTertullien. 

QuejIiQ  hac  in  fchelis  utrimque  validis  jujpiciombuf 
éigitatur  j  num  animam  immortaiem ,  mortakm-ve  fecerit 
^rijioteles.  Et  quidem  Philojbphihaud  ignohiles  ajjeve- 
rayeruntc^rijtotelempofuijfenojlros  animas  ah  intérim 
aliénas.  Hi/unt  è  Gr^cis  O'  Latinis interpretibus  zAfn- 
monius  uterque,  Olympiodorus ,  PhiloponUs ,  SimpliciuSf 
i^'vicenna-i  uti  memorat  Mirandula  l.  ^.  de  examine  va- 
nitAtisCap.  9.  Theodorus  ,  Metochytes ,  Themi^ius ,  S. 
Thomas  x.  contrargentes  cap,  7  9.  C^  Phyf.  leci.  11.  O* 
Yr<£t€rea  1 1.  Metap,  leâ.  j .  &  quodlih.  10.  qu.  ^.  art, 
I.cy^lbertur,  traà.  i,  dr  anima  cap.  zo,  CT  Traâ.  3 ,. 
cap.  1 3 .  ^.gidius  lib.  3 .  de  anima  ad  cap.  4.  Durandus  ' 
in  1.  dif}.  i%.qu.  ^.Ferrarius  loco  citato  contra  gentesy 
^ latè Euguhinus l.  9,  de percmi philûjhphiac/ip.i%.0' 
quodpluris  ejl-^difctpuluszSirijiotelis  Theophrafhis,magi  • 
jirimentem  CT  are  (!T  calamo  novij^e peritus qui poterat . 

In  contrariam  fa^ionem  ahicre  nonnulli  Pairt^  nec 
injirmiPhilojophiyJujlimismfuaParoenefi-,  Origenes  in 
ÇiÀ«(r6(piif.à^6j  y  &  utfertur  2<fa:^ianK-  in  dijj^.  contra 
MuHom.  C  NyJJenus  l.  z.de  anima  cap.  4.  Ttoeodoretus 
de curandis Gracornm ajfe6îihus L  ^.Galenus  in  hijioria 
philojophicâi  Pomponatius  l.  de  imm.crtalitate animât  Si- 
mon Portius  l.  de  mente  humana  y  Caietanus  ■^ .  de  anima 
cap .  z .  In  eum  Jenfum,  ut  caduc um  animum  nosirum  pu- 
faret  e^rifloteles ,  junt  partim  adduBi  «ih  zy^îexandro 

f^pho" 


110  DE  LA  RECHERCHE 

Ch  A  p.     zy^phodis  auditore-,  quijîc  folitus  er^t  interpretari  tAri" 
VI.      ftotelicam  mentem  }  quamvis  Eu^uhinus  cap .  1 1 .  C^  i  z , 
eum  excufet.  Et  quidem  unde  coUegifje  videtur  ^^lexan- 
der  mortalitdtem ,  nempeex  ii.  M.etaph.  inde  S.  Tho' 
masyTheodorus-,  Metochytes immortalitatem  collegerunt. 

Porro  Tertullianum  veutraT^hanc  opinionem  ample- 
xum credo -y fedputajleinhffc parte  amhiguum  ^^rifiote- 
Um.  Itaque  ita  citât  illum  pro  utraç[ue.  Nam  cumhîc 
étdfcrihat  ç^rifloteli  mortaiitatem  anim^^tamen  l.de  ani- 
ma c,  6. pro  contraria  opinione  immortalitatis  citât.  Ea- 
dem  mente  fuit  Plutarchus  >  pro  utraque  opinione  adyo- 
cans  eundem  philofophum  in  t.  5.  de  placitis  philofbp. 
Nam  cap.  i .  mortaiitatem  trihuit ,  0"  cap,  z  5 .  immor- 
talitatem.,  ExScolaflicisetiam,  qui  in  neutram  partem 
t^rijlotel'em  conjiantemjudicant ,  .eddubiumO*  ancipi- 
tem  ,  fîint  Scotus  in  4.  difl:.  45 .  jg-w.  i. art^  z.Harveus 
quodlib.j.qu.  11.6^  i.fenten.dijt.  I.  qu.  r.  Niphus  in 
Opufculo  de immortalitate  anim<e  cap.  r .  O"  récentes alii 
interprètes  :  quam  mediam  exiflimationem  credo  verio- 
remJedfcholti  lexyetatjUt  autoritatum pondère librato 
illudfuadeam. 

On  donne  toutes  ces  citations  pour  vraïes  fiir  la  foi 
de  ce  Commentateur ,  par  ce  qu'on  croiroit  perdre 
Ion  tems  à  les  vérifier ,  &  qu'on  n'a  pas  tous  ces  beaux 
livres  d'où  elles  font  tirées.  On  n'en  ajoute  point 
aulli  de  nouvelles ,  parce  qu'on  ne  lui  envie  point  la 
gloire  de  les  avoir  bien  recueillies 5  &  que  l'on  perdroit 
encore  bien  plus  de  tems  >  fi  on  le  vouloir  faire  quand 
on  ne  feiiilleteroit  pour  cela  que  les  tables  de  ceux  qui 
©nt  commente'  Ariftotc. 

On  voit  donc  dans  ce  paflàge  de  La  Çerda ,  que  des 
perfonnes  d'étude  qui  pafient  pour  habiles ,  le  font 
bien  donné  de  la  peine  pour  fçavoir  ce  qu'Ariftote 
cro^oit  de  l'immortalité  de  l'ame  ;  &  qu'il  y  en  a  qui 
ont  été  capables  de  faire  des  livres  exprés  fur  ce  fujet; 
comme  Pomponace  :  car  le  principal  but  de  cet  Au- 
teur dans  fbn  livre  eft  de  montrer  ,  qu'Ariftote  a  crû 
que  l'ame  étoit  mortelle»  Et  peut-être  y  a-t-ildes 
gens  qui  ne  iè  mettent  pas  feulement  en  peine  dcfça- 
/**  voir 


DÉ  LA  VERITE'.  Livre  IL  m 
Yoir  ce  qu'Ariftore  a  crû  fur  ce  fujet  :  mais  gui  regar-  Ch  ap* 
dent  même,  comme  une  queftion  qu'il  elttres  irn-  YL 
portant  de  fça  voir,  iî  parexemple ,  Tertullien,  Plu- 
tarque ,  ou  d'autres  ont  crû  ou  non  ,  que  le  {èntiment 
d'Ariftote  fût  que  l'ame  e'toit  mortelle  j  comme  on 
a  grand  iujet  de  le  croire  de  La  Cerda  mêmes,  fi  on  faic 
réflexion  lur  k  dcrnie're  partie  du  partage  qu'on  vient 
de  citer.  PorroTertulliamm,  &lerefte. 

S'iln'eft  pas  fort  utile  de  fçavoir  ce  qa'Ariflote  a 
crû  de  l'immortalité  de  l'amc ,  ni  ce  que  Tertuîlien  & 
Plutarque  ont  penié  qa'Ariftote  e»  croyoit ,  le  fond 
de  la  queftion  ,  l'immortalité  de  l'ame ,  eft  au  moins 
une  venté  qu'il  eil  néceiîàire  (^  fçauoir.   Mais  il  y  a. 
une  infinité  de  choies  qu'il  eft  fort  inutile  de  conaoî- 
tre,  &  delquelles  par  conféquent  il  eft  encore  plus 
inutile  de  fçavoir  ce  que  les  anciens  en  ont  penfé  ; 
&  cependant   on  (è  met  fort  en   peine  pour  de- 
viner les  fèntimens   dts  Philofophcs  fur  de  fem- 
blables  fujets.    On   trouve    des  livres  pleins   de 
ces  éjfamens  ridicules  j    &  ce  font  ces  bagatelles  qui 
■ont  excité  tant  de  guerres  d'érudition .  Ces  queftions 
vaines  &-  impertinentes,  ces  Généalogies  ridicules 
d'opinions  inutiles ,  font  des  fujets  importans  de  cri- 
tique aux  fçavans.  Ils  croyent  avoir  droit  de  méprifcr 
ceux  qui  méprifent  ces  fotrifès,  &  detraitter  d'igno- 
ransceux  qui  font  gloire  de  les  ignorer.  Ilss'imagi- 
nçnt  polTéder  parfaitement  l'Hiftoire  généalogique 
des  formes  (ubirantielles  ,  &le  fiécleeft  ingrat  s 'il  ne 
reconnoît  leur  mérite.  Que  ces  chofes  font  bien  voir 
la  foiblefïè&  la  vanité  del'efprit  de  l'homme  ^  &que 
lôrlque  ce  n'eft  point  la  raifon  qui  régie  les  études, non 
feulement  les  études  ne  perfedionnent  point  la  raifôuj 
mais  même  qu'elles  l'obrcurcifTent ,  la  corrompent , 
&la  pervertiUent  entièrement. 

II  eft  à  propos  de  remarquer  ici ,  que  dans  les  que- 
ftions de  la  foi  ce  n'eft  pas  un  défaut  de  chercher  ce 
qu'en  a  crû  par  exemple,  S.  Auguftin  ,  ou  un  autre 
Père  de  l'Eglifè ,  ni  même  de  rechercher  ,  fi  S.  Augu- 
ftin a  crû  ce  que  croyoient  ceux  qui  l'ont  précédéj  par 

«e- 


m  DE  LA  RECHERCHE 

ce  ope ks choies  ck la  fcnoe  s'apprcnn^nr  qucpar  la 
tiaâidoo,  drqoelaGBfea  ncpeocpis  les  découvrir. 
La  crovacce  la  plos  aocknoe  écanc  la  plus  vraie  j  il  ânt 
tâcber  <k  fçaToir  quelle  ëeoit  celle  <ks  andens  ;  &  cela 
De(èpeiK  qu'en  examinam  kiêzinmenc  deplulîeurs 
pdiotincs ,  qm  Çcïonz  iuivis  en  différens  cems.  Mais 
les  chofes  cnri  Wépen^eiit  6e.  la  railon  leur  ^tcocs  op- 
po(ces,&:  '.I  ne  £ur  pas.fe  nKcirc  en  peine  de  ce  ^'en 
©or  cru  Ic^  andens,  pour  (çavoir  ce  qu'il  en  faut  croire. 
CcpeHdinr  je  ne  Içai  pir  quel  renveiiêmenr  d'eipric, 
csrtimcs  gens  s'effàrouchcnr,  il  l'on  p^Ic  en  Philoib- 
phie  aiicreînen:  eu" AriftoK  ■.  Se  ac  Ce  me^enc  {XHOt 
en  peine,  il  Toa parie  en  Tiicologie  au:rirQenc  que 
^Evingue,  ks  Peres&:ksCoiiG΀s.IlineknibIe,qnt 
ceîôacd'c  crien:  le  rlui  ccncie  ks 

noaTeaurci  ^   .-.  rj'ondoiceitiiiLer, ouifà- 

Toojcnr  &:  qui  dekzi<knt  même  a^ec  plus  d'opima- 
trere' Certaines  nooTcanrez  de  Theo'ogic  qj'on  doit 
àczdkcz  :  car  ce  n'efl  point  lemr  îai^age  que  l'on  n'ap- 
PCDOTc pas: coût incoona  qu'il  aie  été  a  i'anr:qiiicc> 
r  nâgeiantonic  roefixitks  erreurs  qu'ils  répan<knt> 
ovqn'ils  ibàtknziem  àh  ^^eur  de  ce  lang^  équiTo^ 

En  maoére  d&Tbëotog^  on  doit  aimer  l 'andqmt^, 
parce  qa'ondaitaîmcr  la  ▼éncé  ,  Se  que  la  vérité  (c 

troore  dans  l'aadquite  ;  il  Lut  que  tou:e  oirioiîte'  cef- 
le,  lors  ^'oanent  une  fois  la  venré.  Niais  cnmaaé- 
redePhilofo^eoadoit  au  contraire  ain-.er  la  nom- 
■teauré,  par  la  même  raifoo  qu'il  faut  toujours  aimer 
laTcri 


pvut'énre  s'appliquer  qu'a  les  entendre  ;  mais  h 
raifcn  ne  permet  pas  qu'on  le  croie.  La  raifbn  veur  au 
contraire ,  que  nous  Ici  pigioos  pics  igaorsns  qnc  les 
Bouveajn  Fnilofbplies }  pmlqoe  dans  le  rems  oa  nous 
TÎTcaî. ,  fc  monde  ell  plus  TÎeni  de  deux  milk  ans  ,  & 
qu'il  a  plus  d'eîpc'riaiceqiie  dans  le  cems  d'Ariflore 
Sl  éz  riaion  ,  comiiic  Ion  a  ct'ji  dit ,  &  que  les  nou- 
.^  veaux 


-A 
DE  LA  VERITE'.  Livre  II.         n, 
▼cauxPhilofbphes  peuvent içavoir  toutes  les  Tentez»  Cha?. 
eue  les  Anciens  nous  ont  iaiflées,  &  en  trouver  encore      VI. 
piufîears  litres.    Toutefois  h  raifbn  ne  veut  pas , 
qu'on  croye  encore  ces  nouveaux  Philofophes  lur 
leur  parole  plutôt  que  les  Anaens.  Elle  veut  au  con- 
traire, qu'on  examine  avec  attention  leurs  penfees,  & 
qu'on  ne  s'y  rende,  que  lorsqu'il  ne  pourra  plus 
s'empêcher  d'en  douter ,  uns  {è  préoccuper  ridicule- 
ment de  leur  grande  icieace ,  ni  des  autres  qualitez  de 
leur  eiprit. 


CHAPITRE    VII.  Chap. 

va. 

Df  Upréoccufation  des  Commmtateurs» 

CEt  excez  de  préoccupation  paroît  bien  plus 
étrange  dans  ceux  ,  qui  commentent  quelque 
Auteur;  parce  que  ceux  qui  entreprennent  ce  tr^vîil, 
qui  iêmbîe  de  Coi  peu  digne  d'un  homme  d'eiprit ,  s'i- 
maginent que  leurs  Auteurs  méritent  i'admiranon  de 
tous  les  hommes.  Ils  le  regardent  aulïî  comn^c  ne 
fei(ànt  avec  eux  qu'une  même  perfonne  :  &  dans  cet- 
te Tuë  l'amour  propre  joue  admirablement  bien  fôn 
jeu.  Ils  donnent  adroitement  dcsloiianges  avec  pro- 
fiiiîon  a  leurs  Auteurs,  ils  les  environnent  de  chrtez  Se 
de  lumière  ,  ils  les  comblent  de  gloire  ,  iç^hant  bien 
que  cet:e  gloire  rejaillira  fur  eux-m-êmes.  Cette  idc'c 
de  grandeur  n'élevé  pas  leuîement  Anllote,  ou  Pla- 
ton, dans  l'efprit  de  beaucoup  de  gens  ,elieimpri2:c 
aufli  du  reiped:  pour  tous  ceux  qui  les  ont  commen- 
tez ;  &  tel  n'auroit  pas  fait  rapothéofè  de  fon  Auteur, 
s'il  ne  s'étoit  miagine  comme  enveloppé  dans  la  mê- 
me gloire. 

Je  ne  prétens  pas  toutefois  ,  que  tous  les  Commen- 
tateurs donnent  des  loiiangcs  à  leurs  Auteurs  dans 
refpc'rijce  du  retour,  plufieurs  en auroient quelque 
-  horreur  s'ils  y  faiibient  réflexion ,  ils  les  lodent  de 
bonne  foi,  &  làiis  y  entendre  fin  elle ,  ils  n'y  pei^iènt 

pasi 


114  DE  LA  RECHERCHE 

pas  ;  mais  î'amour  propre  y  penfe  pour  eux,  &  (ans 
qu'ils  s'en  apperçoivent.  Les  hommes  ne  Tentent  pas 
la  chaleur  auieft  dans  leur  cœur,  quoiqu'elle  donne  la 
vie  &  le  mouvement  à  toutes  les  autres  parties  de  leur 
corps,  il  Élut  qu'ils  fe  touchent  &  qu'ils  fè  manient, 
pour  s'en  conviiincre,  parce  que  cette  chaleur  eft  natH- 
relle.  Il  eu  eft  de  même  de  la  vanité, eile  eft  fî  naturel- 
le à  l'homme  qu'il  ne  la  fènt  pas  î  quoique  ce  ibitcllc 
qui  donne  pour  ainfî  dire  la  vie  &  le  mouvement  à  la 
plupart  de  fès  pcnfées  &  de  fès  defïcins,  elle  le  fait  Ibu- 
vcnt  d'une  manière  qui  lui  eft  imperceptible.  Il  faut 
fctât€r,fè manier, (è fonder,  pour  fçavoir  qu'on  eft 
vain.  On  ne  connoît  point  allez ,  qucc'eft  la  vanité', 
qui  donne  le  branle  à  la  plupart  des  adions  \  &  quoi- 
que l'amour  propre  le  [cache,  il  nelelçaitquepour  le 
de'guifer  au  refte  derhommc. 

Un  Commentateur  ayant  donc  quelque  rapport  & 
quelque  Ifaifon  avec  l'Auteur  qu'il  commente ,  fon 
amour  propre  ne  manque  pas  de  lui  découvrir  de 
grands  ujjets  de  louange  en  cet  Auteur ,  afin  d'en  pro- 
fiter lui- me'me.  Et  cela  fe  fait  d'une  manie're  fî  ad- 
droite ,  fi  fine ,  &  fi  de'Iicate  qu'on  ne  s'en  apperçoic 
point.  Mais  ce  n'eft  pas  ici  le  lieu  de  découvrir  les 
ibuplelTes  de  l'amour  propre. 

Les  Commentateurs  ne  Iciient  pas  feulement  les 
Auteurs  ,  parce  qu'ils  font  prévenus  d'eflime  pour 
eux  ,  &  qu'ils  fè  font  honneur  à  eux  mêmes  en  les 
loiiantrmais  encore  parce  que  c'eft  la  coutume,  & 
qu'il  fèmble  qu'il  en  faille  ain  fi  ufer.  Il  ie  trouve  des 
pcrfbnnes  qui  n'ayant  pas  beaucoup  d'eftime  pour 
certains  Auteurs,  ne  laiiTent  pas  de  les  commenter ,  & 
de  s'y  appliquer,  parce  que  leur  eroploi ,  le  hazard ,  ou 
mêmes  leur  caprice  les  a  engagez  à  ce  ti^wail  :  &  ceux- 
ci  fè  croyent  obligez  de  loiier  d'une  manie're  hyperbo- 
lique les  fciences  &  les  Auteurs  fur  lefquels  ils  travail- 
lent, quand  même  ce  fèroit  des  Auteurs  impertinens, 
&  dts  fciences  tres-baffes  é^  trcs-inutiles. 

En  efïèc)  il  fèroit  alTez  ridiculequ'un  homme  entre- 
prît de  commenter  un  Auteur  qu'il  çroiroit  être  im- 
.0  pertinent, 


DE  LA  VERITE'.  Livre  IL         iis 

pertinent ,  &  qu'il  s'appliquât  fèrieufemcnt  à  écrire  Cha?, 
d'une  matière  qu'H  penlèroit  être  inutile.  Il  faut  donc  YII. 
pour  couièrverîa  réputation,  loiier  ces  fciences,  quand 
les  uns  &  les  autres  feroient  me'prifables  ?  &  que  la 
faute  qu'on  a  faite  d'entreprendre  un  méchant  Ouvra- 
ge, Ibit  réparée  par  une  autre  faute»  C'eft  ce  qui  fàic 
que  ^es  perfonnes  dodes ,  qui  commentent  différens 
Auteurs  difènt  (bavent  des  choies  qui  {è  contredi- 
f^nt. 

C'eft  auffi  pour  cela  que  prefquc  toutes  lesPrc'faccs 
ne  font  point  conformes  à  la  vérité,  ni  au  bon  (èns.  Si 
l'on  commente  Ariftote ,  c'eft  le  génie  de  la,  nature.  Si 
l'on  écrit  fiiu  Platon ,  c'eft  le  divin  Platon.  On  ne  com- 
mente guéres  les  Ouvrages  des  hommes  tout  court. 
Ce  font  toujours  les  Ouvrages  d'hommes  tout  divins, 
d'hommes  qui  ont  l'admiration  de  leur  fiécic ,  ôc  qui 
ont  reçu  de  Dieu  des  lumières  toutes  particulières.  lî 
en  eft  de  même  de  la  matière  que  l'on  traite  :  c'eft  tou- 
jours la  plus  belle,  la  plus  relevée  &  la  plus  néceflaire 
déroutes. 
Mais  afin  qu'on  ne  me  croye  pas  fur  ma  parole:  Voi- 
ci la  manière  dont  un  Commentateur  fameux  entre 
les  fçavans ,  parle  de  l'Auteur  qu'il  commente*  C'eft 
Avcrioësqui  parle  d' Ariftote.  Il  dit  dans  la  préface 
fur  laPhydque  de  ce  Philofophe ,  qu'il  a  été  l'inven- 
teur de  la  Logique  ,  de  la  morale ,  &  de  la  Mctaphyfi- 
que,  &  qu'il  les  a  miles  dans  leur  perfedion.  Complet 
"vit ,  die-  il ,  quia  nul  lus  eorum^quifecutijunt  eum  ufque 
éid  hoc  tempHS ,  quod  ejl  mille  &  quingentorum  annorum, 
quidquam  addidit ,  nec  inyeniesin  ejus  verbis  errorem 
alicujus  quantitatis  y  O'  talem  ejjèvirtuteminindividuo 
ano  miraculofum-,  O'  extraneum  exijlit .  O'  heec  dijfofitio 
cum  in  uno  homine  reperitur  >  dignus  eH  ejje  divinus  magis 
quamhumanus.  En  d'autres  endroits  >  il  lui  donne  des 
louanges  bien  plus  pompeuses  &  bien  plus  magnifi- 
ques ,  comme  i.  degeneratione  ammalium.  Laudemus 
Deum  qui  feparavit  hune  yirum  ah  aliis  inperfeÛionei 
appropriayitque  ei  ultimam  dignitdtem  humanam ,  quam 
non  omnishomo  potef  mquacumQue  dtate  attingere.  Le 

même 


Chap 
VIL' 


âiones 

principm 
Mlemen- 
toY'.'m 
Buclidis. 


zi6  DE  LA  RECHERCHE 

même  ditauffi  /.  i .  deftruc.  dijp.y  ç^rîflotelis  doEîrinA 
eji  SUMMzA  FERJTz^S ,  quoniam  ejus  intelleBus 
fuît  finis  humant  intelleBus  quare  bene  dicitur  de  illo  ^ 
quod  if fe  fuît creattis-,  O'  datus  nobis divinaprovidentiai 
ut  non  igncremus  pojjibilia  fciri. 

En  vérité,  ne  faut-il  pas  être  fou  pour  parler  ainfî; 
&  ne  faut-il  pas  que  l'entêtement  de  cet  Autear  (bit 
dégénéré  en  extravagance  de  en  folie.  La  doârine 
d'^rifloteefî  la  SOVFEI{,MNE  VE^TE'.  Per- 
fonne  nepeut  avoir  de  fcîence  qui  égale ,  ni  mêmes  qui  ap- 
proche delà  fienne.  Ùejî  lui  qui  nous  ef}  àoymé  de  Dieu 
pour  apprendretout  ce  quipeut  être  connu.  C'eji  lui  qui 
rend  tous  les  hommes  fages  ,  C^  ils  font  d'autant  plus  Jca- 
vans  qu'ils  entrent  mieux  dansfapenjée ,  comme  i\  le  die 
en  un  autre  endroit,  c^rifîoteles  fuit  Pr inceps  ,  per 
quem  perficiuntur  omnes  fapientes ,  quijueruntpofi  eum  : 
ticet  différant  inter fe  in  intelligendo  "verba  ejus ,  C  in  eo 
quod  fequitur  ex  eis.  Cependant  les  Ouvrages  de  ce 
Commentateur  fè  font  répandus  dans  toute  l'Europe , 
&  même  en  d'autres  pais  plus  éloignez.IIs  ont  été  tra- 
duits d'Arabe  en  Hébreu,  d'Hébreu  en  Latin ,  &  peut- 
être  encore  en  bien  d'autres  langues ,  ce  qui  montre 
afîez  l'eftime  que  hs  Sçavans  en  ont  fait  ;  De  forte 
qu'on  n'a  pu  donner  d'exemple  plus  fèn^-ble  que  ce- 
lui, cij  delà  préoccupadoèi  des  perfonnes  d'étude.  Car 
il  fait  afïèz  voir  que  non  feulement  ils  s'entêtent  fou- 
vent  de  quelque  Auteur  ,  mais  auiîi  que  leur  entête- 
ment fè  com.munique  à  d'autres ,  à  proportion  de  l'e- 
ftime qu'ils  ont  dans  le  monde  j  &  qu'ainfilesfau/Tès 
loiianges  que  les  Commentateurs  lui  donnent,fouvcnc 
font  caufe  que  des  perfonnes  peu  éclairées,  qui  s'ad- 
dorment  à  la  ledure,  (è  préoccupent ,  &  tombent  dans 
une'infinité  d'erreurs»  Voici  un  autre  exemple. 

Un  illuftre  entré  les  Sçavans  ,  qui  a  fondé  des  chai- 
res de  Géométrie ,  &  d' Aftronomie  dans  l'Univerfité 
d'Oxford,commcnce  un  Livre,  qu'il  s'efl  avifé  de  fai- 
re fur  les  huit  premières  proportions  d'Euclide ,  par 
ces  paroles.  Co«///i«w  meum^nuditores^fi  vires  C^  vale- 
tudo  [îiEecerintj  explicare  defnitionesypetiticnesycommu- 

'  ^  nés 


DE  LA  VERITE'.  Livre  II.  117 
hfSy  O"  oâo  priores  propofitiones  primi  libri  elemento-  Cha?^ 
r«w,  catera  pofl  me  venîentibus  relinqucre  :  &  il  finit  par  yj^ 
celles-ci:  Exohi per Dei grdtiam  ,  Domini auditoresy 
promiffum  ,  liberavifdem  meam ,  explicaVi  pro  modulo 
meo  definitiones ,  petitiones^  communes  fententiai,  tT  oEio 
priores  propofitiones  elementorum  Euclidis*  Hic  amis 
fejjiis  cyclos  artemque  repono.  Succèdent  in  hoc  munus 
aiii fortajjè magis  vegeto  corpore y  vivido  ingénia, O'c» 
Il  ne  faut  pas  une  heure  à  un  efprit  me'diocre^pour  ap- 
prendre par  lui-même ,  ou  par  le  {ècours  du  plus  petit 
Géome'tre  qu'il  y  ait,  les  définitions, les  demandes, les 
axiomes  &  les  huit  premières  proportions  d'Euclide: 
à  peine  ont»  elles  befoin  de  quelque  explication  ,  &  ce- 
pendant voici  un  Auteur  qui  parle  de  cette  entreprifè, 
comme  (î  elle  e'toit  fort  grande  &  fort  difficile,  lia 
peur  que  les  forces  lui  manquent , y?  vires ,  &  valetud» 
ftiffecerint.  Il  laifiè  à  lès  fuccelTeurs  à  pouffer  ces  cho- 
ies :  Cxtera  poji  me  yenientibus  relinquere^  Il  remercie 
Dieu  de  ce  que  par  une  grâce  particulière ,  il  a  exécute 
ce  qu'il  lui  avoit  promis  :  Exolvi  fer  Deî  gratiam  pro" 
mijjum  j  liberavi  fidem  meam  j  Explicavi  pro  modu' 
lo  meo.  Quoi  ?  la  quadrature  du  cercle  ?  la  duplica- 
ton  du  cube  ?  Ce  grand  homme  a  cxplique'pro  modu- 
la fuo ,  les  de'finitions ,  les  demandes ,  les  axiomes ,  & 
leshuitpremiérespropofitionsdu  premier  Livre  des 
Elcmens  d'Euclide.  Peut  être  qu'entre  ceux  qui  lui 
fuccederont ,  il  s'en  trouvera  qui  auront  plus  de  fàntc', 
&  plus  de  force  que  lui  pour  continuer  ce  bel  ouvrage. 
Succèdent  in  hoc  munus  alii  porta  s  se  magis  vegeto  cor^ 
pore,  O"  vivido  ingenio.  Mais  pour  lui  il  cft  tems  qu'il 
fè  repofc ,  hicannisfejfus  cyclos  artemque  reponit. 

Euclide  ne  penloit  pas  être  fi  oblcur ,  ou  dire  des 
choies  fi  extraordinaires  en  compolànt  lès  Eleraens, 
qu'il  fut  néceffaire  de  faire  un  Livre  de  pre's  de  trois 
cent  pages  pour  expliquer  Tes  définitionsjlès  axiomes,  j  cuarù 
fes  demandes  ,  &  fès  huit  premières  propohtions.  ^ 
Mais  ce  fçavant  Anglois  fçait  bien  relever  la  Icience 
d'Euclide,  &  iî  l'âge  le  lui  eûtpermis,  &  qu'il  eût  con^ 
tinuedclamême  force,  nous  aurions  priJfcntcment 

K  douze 


ii8  DE  LA  RECHERCHE  ^ 

Chap,    douze  ou  quinze  gros  volumes  fur  les  fèuls  élemens 
VII»       de  Géométrie  ,  qui  feroicnt  fort  inutiles  à  tous  ceux 
qui  veulent  apprendre  cette  fence ,  &  qui  feroient 
bien  de  l'honneur  â Euclide. 

Voilà  des  delîeins  bizarres ,  dont  la  faufTè  erudi- 
dition  nous  rend  capables.  Cet  homme  fçavoit  du 
Grec ,  car  nous  lui  avons  l'obligation  de  nous  avoir 
donné  en  Grec  les  ouvrages  de  S,  Chryfoltomo.  Il 
avoit  peut-être  lu  les  anciens  Géomètres.  Il  fçavoit 
hiftoriquement  leurs  propofitions,  auffi  bien  que  leur 
généalogie.  Il  avoit  pour  l'antiquité  tout  le  rcfpcâ; 
que  l'on  doit  avoir  pour  la  vérité»  Et  que  produit 
cette  difpofition  d'efprit  ?  Un  commentaire  des  défi- 
nirions de  nom ,  des  demandes ,  des  axiomes ,  &  des 
huit  premières  propofitions  d'Euclide  beaucoup  plus 
di  fficile  à  entendre  &  à  retenir,  je  ne  dis  pas  que  ces 
propofitions  qu'il  commente,mais  que  tout  ce  qu'Eu- 
clide  a  écrit  de  Géométrie. 

Il  y  a  bien  des  gens  que  la  vanité  fait  parler  Grec  & 
mêmes  quelquefois  d'une  langue  qu'ils  n'entendent 
pas;  car  les  Diélionnairesaulfi  bien  que  les  tables  & 
les  lieux  communs  font  d'un  grand  fecours  à  bien  des 
Auteurs  :  mais  il  y  a  peu  de  gens  qui  s'avilènt  d'entaf- 
fèrkurGrccfiirunfujetjoùileftfi  mal  à  propos  de 
s'en{crvir:&  c'eft  ce  qui  me  fait  croire  que  c'efcla 
préoccupation ,  &  une  efhme  déréglée  pour  Euclide, 
quiaforméledeflèindece  Livre  dans  l'imagination 
de  fon  Auteur. 

Si  cet  homme  eût  fait  autant  d'ulàge  de  ù  raifoa 
que  de  fà  mémoire  ,  dans  une  matière ,  où  la  feule  rai- 
jondoirétreemployée  ;  ou  s'il  eût  eu  autant  de  re£- 
ped:  &  d'amour  pour  la  vérité,que  de  vénération  pour 
l'Auteur  qu'il  a  commenté,-  il  y  a  grande  apparence, 
qu'ayant  employé  tant  de  tcm.s  fijr  un  fujct  ii  pedt ,  il 
leroit  tombé  d'^.ccord  ,  que  les  définitions  que  donne 
Euclide  de  l'angle  plan  &  des  lignes  parralleles  font 
deftcctueufcs  ,  &  qu'elles  n'en  expliquent  point  afiez 
la  nature: 'S:  que  la  fi:condc  proportion  eu:  imperri- 
:i]ent|(f  puifqu'cilc  ne  iç  peut  trouver  que  par  la  troi- 

fiéme 


DE  LA  VERITE'.  Livre  H.  ir^ 
fiémc  demande,  laquelle  on  nedevroitpasfi-tôtac-  ChA1?> 
corder  que  cette  féconde  proportion  j  puifqu'en  ac-  VU, 
cordant  la  troifîéme  demande ,  qui  eft  que  1  on  puifle 
décrire  de  chaque  point  un  cercle  de  l'intervalle  qu'on 
Toudra ,  on  n'accorde  pas  feulement  que  l'on  tire  d'un 
point  une  ligne  égale  à  une  autre,  ce  qu'Euclide  exé- 
cute par  de  grands  détours  dans  cette  féconde  propo- 
rtion ,  mais  on  accorde  que  l'on  tire  de  chaque  point 
un  nombre  infini  de  lignes  de  la  longueur  que  l'on 
veut. 

Mais  le  defïèin  de  la  plupart  des  Commentafeurs, 
n'eft  pas  d'éclaircir  leurs  auteurs,,  &  de  chercher  la  vé- 
ntéjc'eft  de  faire  montre  de  leur  érudition  ,  &  de  dé- 
fendre aveuglement  les  défauts  mêmes  de  ceux  qu'ils 
commentent. Ils  ne  parlentpas  tant  pour  fè  faire  enten- 
dre ni  pour  faireen  tendre  leur  Auteur,que  pour  lè  fai- 
re admirer  eux-mêmes  avec  lui.Si  celui  dont  nous  par- 
lons n'avoit  rempli  fbn  Livre  de  paflàges  Grecsjde  piu- 
fieurs  noms  d'Auteurs  peu  connus, &defèmblables  re- 
marques alTez  inutiles  pour  entendre  des  notionscom- 
munes  ,  des  définitions  de  nom  ,  &  des  demandes  de 
Géométrie ,  quiauroit  lu  fbn  Livre  ?  qui  l'auroit  ad- 
miré ?  &  quiauroit  donné  à  fbn  Auteur  la  quahté  de 
içavant  homme ,  &  d'homme  d'efprit? 

Je  ne  croi  pas  qu'on  puifîè  douter  après  ce  que  l'on 
a  dit,  que  la  ledureindifcrete  des  Auteurs  ne  préoc- 
cupe fbuvent  l'efprit.  Or  auffi  -  tôt  qu'un  efprit  efl 
préoccupé,  il  n'a  plus  tout  à-fàit  ce  qu'on  appelle  le 
fèns  commun.  Il  ne  peut  plus  juger  fàinement  de  tout 
ce  qui  a  quelque  rapport  au  fujet  de  fà  préoccupation; 
il  en  infe<5lc  tout  ce  qu'il  penfè.  Il  ne  peut  même  gué» 
res  s'appliquer  à  des  fujets  entièrement  éloignez  de 
ceux  dont  il  eft  préoccupé.  Ainfî  un  homme  entêté 
d 'Ariflote  ne  peut  goûrcr  qu' Ariftote  :  il  veut  juger  de 
toutpar rapporta  Ariflote:  ce  qui  eft  contraire  à  ce 
Philofophe lui  paroît  faux:  il  aura  toujours  quelque 
paflàge  d' Ariftote  à  la  bouche  :  il  le  citera  en  toutes  for- 
tes d'occafions  ,  &  pour  toutes  fô'-tes  de  fi-ijets  ;  pour 
prouver  des  chofcs  obfcures  &qaeperfoiiaenecon- 

K   2,  çoit 


iio  DELA  RECHERCHE 

çoit,  pour  pijQUver  aufïi  des  cliofes  tres-évidentcs ,  & 
iefquelles  des  enfens  même  ne  pourroientpas  douter  j 
parce  qu'Ariftote  lui  eft  ce  que  la  raifon  &  révidence 
font  aux  autres. 

De  même  fi  un  homme  eft  entête' d'EucIide&  de 
Gcome'trie ,  il  voudra  rapporter  à  des  lignes ,  &  à  des 
propositions  de  (on  Auteur  tout  ce  que  vous  lui  direz. 
Il  ne  vous  parlera  que  par  rapport  à  là  fcience.  Le  tout 
ne  lèra  plus  grand  que  (à  partie  que  parce  qu'Euclide 
l'a  dit,  &  il  n'aura  point  de  honte  de  le  citer  pour  le 
prouver  ,  comme  je  l'ai  remarque'  quelquefois.  Mais 
cela  eft  encore  bien  plus  ordinais^à  ceux  qui  fiiivent 
d'autres  Auteurs  que  ceux  de  Ge'ome'cric  -,  &  on  trou- 
ve très -fréquemment  dans  leurs  Livres  de  grands  paG- 
fages  Grecs  ,  Hébreux  >  Arabes ,  pour  prouver  des 
çhofes  qui  font  dans  la  dernière  évidence. 

Tout  cela  leur  arrive ,  à  cauiè  que  les  traces ,  que  les 
objets  de  leur  préoccupation  ont  imprimées  dans  les 
fibres  deleur  cexveau ,  font  fi  profondes  qu'elles  de- 
m.eurent  toujours  entr'ouvertes,-  &  que  les  elprits  ani- 
maux y  palïànt  continuellement  les  entretiennent  toû' 
joursfàns  leur  permettre  de  fè  fermer.  De  forte  que 
lame  étant  contrainte  d'avoir  toujours  ks  penfées  qui 
font  liées  avec  ces  traces ,  elle  en  devient  comme  efcla- 
ye  ;  &  clic  en  eft  toujours  troublée  &  inquiétée ,  lors 
mêmes  que  connoiflàntfon  égarement ,  elle  veut  tâ- 
cher d'y  remédier^  Ainfi  elle  eft  continuellement  en 
danger  de  tomber  dans  un  très-grand  nombre  d'er- 
reurs ,  fi  elle  ne  demeure  toujours  en  garde ,  &  dans 
une  réfblution  inébranlable  d'obfèrver  la  règle  dont 
on  a  parlé  au  commencement  de  cet  ouvrage ,  c'eft-à- 
dire  de  ne  donner  un  conlèntement  entier  qu'à  des 
chAlcs  entièrement  évidentes. 

Je  ne  parie  point  ici  du  mauvais  choix  que  font  la 
plupart  du  genre  d'étude  auquel  ils  s'appliquent.  Ce- 
la fe  doit  traiter  dans  la  morale  i  quoi  que  cela  (è  puiiTe 
aufîi  rapporter  à  ce  qu'on  vient  de  dire  de  la  preoccu' 
pation.  Car  îors  qu'un  homme  iè  jette  à  corps  perdu 
dans  ialcdure  des  Rabins,  &  des  Livres  de  toutes  for- 


tes 


DE  LA  VERITF.  Livke  II  m 
tes  ^c  langues  les  plus  inconnues,  &  par  confe'quent  Chap. 
les  plus  inutiles ,  &  qu'il  y  confume  toute  fa  vie ,  il  ie  VU. 
feitfàns  doute  par  préoccupation,  &  fur  une  c^éràncc 
imaginaire  de  devenir  fçavant  j  quoi  qu'il  ne  puiflè  ja- 
jnais  acquérir  par  cette  voye  aucune  véritable  feiencc. 
Mais  comme  cette  application  à  une  étude  inutile  ne 
nous  jette  pas  tant  dans  l'erreur ,  qu'elle  nous  fait  per- 
dre nôtre  tems  pour  noiis  remplir  d'une  fbtce  vanité, 
on  ne  parlera  point  ici  de  ceux  qui  fè  mettent  en  tête 
de  devenir  fçavans  dans  toutes  ces  fortes  de  fciences 
balTes  ou  inutiles  ,  defquelles  le  nombre  eft  fort 
grand ,  &  que  l'on  étudie  d'ordinaire  avec  trop  de 
pafïïoA. 


CHAPITRE    VIII.  Chap. 

VIII. 
I.  Des  inventeurs  de  non-veaux  Jyflemes,  II.  Dernière 
erreur  des perfonnes  d'étude. 

NOus  venons  de  faire  voir  l'état  de  l'imagination 
des  perfbnnes  d'étude ,  qui  donnent  tout  à 
l'autorité  de  certains  Auteurs  :  il  y  en  a  encore  d'au- 
tres, qui  leur  font  bien  oppofèz.  Ccux-cy  ne  refpe- 
d:ent  jamais  les  Auteurs,  quelque  eftimc  qu'ils  ayent 
parmi  les  Sçavans.  S'ils  les  ont  eftimez  ,  ils  ont  biea 
changé  depuis,-  ils  s'érigent  eux  mêmes  en  Auteurs. 
Ils  veulent  être  les  inventeurs  de  quelque  opinion  nou- 
velle ,  afin  d'acquérir  par  là  quelque  réputation  dans 
le  monde  5  &  ils  s'afïurent  qu'en  difaiit  quelque  chofe 
qui  n'ait  point.encore  été  dite,  ils  nemanqueront  pas 
d'admiiûteurs. 

Cesfbrtes  de  gens  ont  d'ordinaire  l'imagination 
alTez  forte  :  les  fibres  de  leur  cerveau  font  de  telle  na- 
ture ,  qu'elles  conlervent  long-tems  les  traces  qui  leur 
ont  été  imprimées.  Ainfi,.  lors  qu'ils  ont  une  fois 
imaginé  un  tyfleme  qui  a  quelque  vrai-fembliince ,  on 
ne  peut  plus  les  en  détromper.  Ils  retiennent  &  con- 
fèLvent  très -chèrement  toutes  les  chofès  qui  pe^jveuc 

K'5  '  ièrvic 


%ii  DE  LA  RECHERCHE 

/èrvir  en  quelque  manière  à  le  confirmer ,  &  au  eou^ 
traire  ils  n'apperçoivent  prefque  pas  toutes  les  obje- 
âions  qui  lui  font  oppofées,  ou  bien  ils  s'en  de'font 
par  quelque  diftindion  frivole.  Ils  fè  plaifent  intérieu- 
rement dans  la  vue  de  leur  ouvrage ,  &  de  l'eftime 
<5u'ils  efpe'rent  en  recevoir*  Ils  ne  s'appliquent  qu'à 
considérer  l'image  de  la  ve'rité  que  portent  leurs 
opinions  vrai  -  fèmblables  :  Ils  arrêtent  cette  ima- 
ge fixe  devant  leurs  yeux ,  mais  ils  ne  regardent  ja- 
mais d'une  vûë  arrêt e'e  les  autres  faces  de  leurs 
ientimens  ,  lefquelles  leur  en  découvriroient  la 
ÊulTete'. 

II  faut  de  grandes  qualitez  pour  trouver  quelquç 
ve'ritable  fyileme  :  car  il  lîe  fuffit  pas  d'avoir  beaucoup 
de  vivacité  &  de  pénétration ,  il  faut  outre  cela  une 
certaine  grandeur  &  une  certaine  étendue  d'efpritjqui 
puifîeenvilàger  un  très-grand  nombre  de  chofes  à  là 
fois .  Les  petits  elprits  ,-avec  toute  leur  vivacité  &  tou^ 
te  leur  délicatefTe ,  ont  la  vue  trop  courte  pour  voir 
toutcequieftnéceiîaire  à  l'établilieraent  de  quelque 
lyfleme.  Ils  s'arrêteiit  à  de  petites  difficultcz  cpii  les 
rebutent ,  ou  à  quelques  lueurs  qui  les  ébloiiiflént  :  ils 
n'ont  pas  la  vùë  allez  étendue  pour  voir  tout  le  corps 
d.'un  grand  fùjet  en  même-tems. 

Mais  quelque  étendue  &  quelque  pénétration 
qu'ait  l'efprit ,  fi  avec  cela  il  n'elt  exemt  depa{îion& 
depréjugez ,  il  n'y  arien  à  efperer.  Les  préjugez  oc- 
cupent une  partie  de  l'efprit ,  &  en  infedent  tout  le 
relte.  Les  partions  confondent  toutes  les  idées  en  mil- 
le manières  ,  &  nous  font  prefque  toujours  voir  dans- 
lès  objets  tout  ce  que  nous  defirons  d'y  trouver.  La 
palfion  même  que  nous  avons  pour  la  vérité  nous 
trompe  quelquefois,  lorfqu'elle  elt  trop  ardente j  mais 
lèdélîrdeparoitrefçavantefl  ce  qui  nous  empêche  le 
plus  d'acquérir  une  fcience  véritable. 

Il  n'y  a  donc  rien  de  plus  rare,  que  de  trouver  des 
perfbnnes  capables  défaire  de  nouveaux  fyftemes  :  ce- 
pendant il  n'eil  pas  fort  rare  de  trouver  des  gens  -,  qui 
S 'ea  foieg*  formé  quelqu'un  â  leur  fàncaifie.  On  ne 
^  voie 


DE  LA  VERITE',  Livre  II.  ii; 
voit  qiie  fort  peu  de  ceux  qui  étudient  beaucoup,  rai-  Chap. 
fonner  félon  les  notions  communes:  il  y  a  toujours  YIII, 
quelque  irrégularité'  dans  leurs  idées  j  &  cela  marque 
allez  qu'ils  ont  quelque  fyftéme  particulier  qui  ne 
jj©us  eft  pas  connu."  Il  eft  vrai  que  tous  les  Livres 
qu'ils  compolènt  ne  s'en  (entent  pas  :  car  quand  il  eft 
queftion  d'écrire  pour  le  public ,  on  prend  garde  de 
plus  prés  à  ce  qu'on  dit ,  &  l'attention  toute  feule  fuf- 
fit  allez  ibuvent  pour  nous  détromper.  On  voit  tou- 
tcsfois  de  tems  en  tems  quelques  livres  qui  prouvent 
ailèz  ce  que  l'on  vient  de  dire:  car  il  y  a  mêmes  des 
pcribnnes,qui  font  gloire  de  marquer  dés  le  commen^' 
cernent  de  leur  livre  qu'ils  ont  in  venté  quelque  nou- 
▼eaa  fyftéme. 

Le  nombre  des  inventeurs  de  nouveaux  (yftémes, 
s'augmente  encore  beaucoup  par  ceux  qui  s'étoicnt 
préoccupez  de  quelque  Auteur  :  parce  qu'il  arrive 
{buvent  que  n'ayant  rencontré  rien  de  vrai  ni  de  folide 
dans  les  opinions  des  Auteurs  qu'ils  ont  lus ,  ils  en- 
trent premièrement  dans  un  grand  dégoût  ,  &  un 
grand  mépris  de  toutes  fortes  délivres  ,  &  eniuite  ils 
imaginent  une  opinion  vrai-feiiibUble  qu'ils  embraf- 
fènt  detout  leur  cœur ,  &  dans  laquelle  ils  fe  fortifieiiC 
de  la  manière  qu'on  vient  d'expliquer. 

Mais  lors  que  cette  grande  ardeur  qu'ils  ont  eue 
pour  leur  opinion  s 'eft  rallentie  ou  que  le  deiîein  de  la 
faire  paroltre  en  public  les  a  obligez  à  léxaminer  avec- 
une  attention  plus  éxadle  &  plus  férieufe ,  ils  en  dé- 
couvrent la  fauiTeté  &  ils  la  quittent  :  mais  avec  condi- 
tion ,  qu'ils  n'en  prendront  jamais  d'autres ,-  &  qu'ils 
condamneront  abfoiument  tous  ceux  qui  prétendront 
avoir  découvert  la  vérité. 

De  (bite  que  la  dernière  eft  la  plus  dangereufe  er-      ^  ^* 
rcur  ou  tombent  plufieurs  perlbnncs  d'étude  ,  c'cft  Erreur 
qu'ils  prttendent  qu'on  ne  peut  rien  fçavoir.  Us  ont  coyijide^ 
lu  beaucoup  de  Livres  anciens  &  nouveaux  ,  ou  ils  rabledes 
n'ont  point  trouvé  la  vériié  ;  ils  ont  eu  piuiieurs  belles  ferjon- 
penfées  qu'ils  ont  trouvé  faufTes  ,  après  les  avoir  éxa-  nés  d'é- 
Biuoées  avec  plus  d'attention  i  De  là  ils  concluent,  que  tndc. 

K  4  f©as 


.114  I>E  I^A  RECHERCHE 

Chap.  tous  les  hommes  leur  refïèrabient,  &  que  fi  ceux  qui 
YUI.  croyent  avoir  de'couvcrt  quelques  ve'ritczy  faifoient 
une  réflexion  plus  fcrieufe,ilsfe  de'tromperoicnt  auflî 
bien  qu'eux.  Cela  leur  iuffit  pour  les  condamner  iàns 
ctitrcr  dans  un  examen  plus  particulier  :  parce  que 
s'ils  ne  les  condamnoicnt  pas,  ce  fcroit  en  quelque 
manière  tomber  d'accord  qu'ils  ont  plus  d'efprit 
qu'eux ,  &  cela  ne  leur  parole  pas  vrai-femblablc. 

Ils  regardent  donc  comme  opiniâtres  tous  ceux  qui 
affurent  quelque  choie  comme  certain  j  &  ils  neveu- 
lent  pas  qu'on  parle  des  fcicnces ,  comme  des  véritez 
évidentes ,  defqiielles  on  ne  peut  pas  raifonnablement 
douter,  maisiealement  comme  des  opinions  qu'il 
cftbondene  pas  ignorer.  Cependant  ces  perfonnes 
devroientconfîde'rer ,  que  s'ils  ont  lu  un  fort  grand 
nombre  de  livres  ,  ils  ne  les  ont  pas  néanmoins  lus 
tous,  ou  qu'ils  ne  les  ont  pas  lus  avec  toute  l'attention 
néceflairepour  les  bien  comprendre  ^  &  que  s'ils  ont 
cû  beaucoup  de  belles  penfées  qu'ils  ont  trouvé  faulïès 
dans  la  fuite ,  néanmoins  ils  n'ont  pas  eu  toutes  celles 
qu'on  peut  avoir  j  &qu'ainfiil  Te  peut  bien  faire ,  que 
d'autres  auront  mieux  rencontré  qu'eux.  Er  il  n'cft 
^  pas  nécefTaire  abfolument  parlant,  que  ces  autres 
aycnt  plus  d'efprit  qu'eux  ,  fi  cela  les  choque  ,  car  il 
fuffit  qu'ils  ayent  été  plus  heureux.  On  ne  leur  fait 
point  de  tort ,  quand  on  dit  qu'on  fçait  avec  é  vidence 
'ce qu'ils  ignorent ,  puifqu'on  dit  en  même  tems  que 
pluiîeurs  iiécles  ont  ignoré  les  mêmes  véritez  >  noa 
pas  faute  de  bons  efprits ,  mais  parce  que  ces  bons  ef- 
prits  n'ont  pas  bien  rencontré  d'abord. 

Qu'ils  ne  fe  choquent  donc  point,  fi  on  voit  clair, 
&  fi  on  parlecomme  l'on  voit.  Qu^ils  s'appliquent  à 
ce  qi^'on  leur  dit, fi  leur  efprit  eft  encore  capable  d'ap- 
plication après  tous  leurs  égaremens ,  &  qu'ils  jugent 
enfiiite,  il  leur  eft  permis:  mais  qu'ils  fe  tailent  s'ils  ne 
veulent  rien  examiner.  Qu'ils  raflent  un  peu  quelque 
réflexion ,  fi  cette  réponfe  qu'ils  font  d'ordinaire  fur 
la  plupart  des  choies  qu'on  leur  demande  :  on  ne  fçait 
pas  cela  :  perfonnc  nelçait  comment  cela  fè  fait ,  n'eli 

,,#  pas 


DE  LA  VERITE'.  Livre  IL  ï-k; 
pas  une  reponjfe  peu  judicieufè ,  puifque  pour  k  faire,  CHA?i 
il  faut  de  ne'celnte'  qu'ils  cr oyent  (çavoir  tout  ce  que  les  VHL 
hoiximes  fçavent ,  ou  tout  ce  que  les  hommes  peuvent 
fçavoir.  Car  s'ils  h'avoient  pas  cette  penfe'e-là  d'eux- 
mêmes  ,  leur  re'ponfè  {èroit  encore  plus  impertinente* 
Et  pourquoi  trouvent-ils  tant  de  difficulté  à  dire ,  je 
n'enfcai  rien ,  puilqu'en  certaines  rencontres  ils  tom- 
bent d'accord  qu'ils  ne  fcavent  rien  :  &  pourquoi  faut- 
il  conclure  que  tous  les  hommes  lont  des  ignorans-,  à 
caufe  qu'ils  font  inte'rieurement  convaincus  >  qu'ils^ 
fonteux-mêmes  èits  ignorans  ? 

Il  y  a  donc  trois  fortes  de  perfonnss,  qui  s'appli- 
quent à  l'e'tude.  Les  uns  s'entêtent  mal  à  propos  de 
quelque  Auteur  y  ou  de  quelque  fcience  inutile,  ou 
fàu/îè.  Les  autres  fè  préoccupent  de  leurs  propres  fan- 
taifies.  Enfin  les  derniers,  qui  viennent  d'ordinaire 
des  deux  autres,  font  ctux  qui  s'imaginent  connoître 
tout  ce  qui  peut-être  connu  ;  &  qui  perfiiadez ,  qu'ils 
ne  Icavent  rien  avec  certitude,concluent  crene'ralement 
qu'on  ne  peut  rien  fçavoir  avec  évidence,  &  regardent 
toutes  les  chofes  qu'on  leur  dit  comme  de  fimples  opi- 
nions. 

Il  cft  Êcile  de  voir ,  que  tous  Tes  deTauts  de  ces  trois 
fortes  de  perfonnes  dépendent  des  propriétez  de  l'i- 
magination, qu'on  aexpliquées  dans  les  Chapitres  X? 
&  XI.  &  principalement  delà  première  :  Que  tout  ce- 
la ne  leur  arrive  que  par  des  préjugez,  qui  leur  bou- 
chent l'efprit  ,  &  qui  ne  leur  permettent  pas  d'apper  » 
ce  voir  d'autres  objets  que  ceux  de  leur  préoccupation* 
On  peut  dire  que  leurs  préjugez  font  dans  leur  efprit , 
ce  que  les  Miniftres  des  Princes  font  à  l'égard  de  leurs- 
Maîtres.  Carde  même  que  ces  perfonnes  ne  permet- 
tent autantqu'ils  peuvent,  qu'a  cç,\xx  qui  font  dans- 
leurs  intérêts,  ou  qui  ne  peuvent  les  dépolfeder  de  leur 
faveur,  dépariera  leurs  Maîtres.  Ainfî  les  préjugez 
de  ceux-ci  ne  permettent  pas,que  leur  efprit  regarde  fi- 
xement les  idées  des  objets  toutes  pures  &  iàns  mélan- 
ge :  Mais  ils  les  déguifènt  ;  ils  les  couvrent  de  leurs  li- 
i?rées  i  &  ils  les  lui  préieatent  aiafi  toates  ma(quées,dc 


^^6  DE  LA  RECHERCHE 

Ghap»     forte  qu'il  eft  très-difficile  qu'il  lè.de'trompe  &  qu'il" 
yill.      reconnoilTe/ès  erreurs. 


£hap. 


e  H  A  P  I  T  R  E    IX. 

î.  Des  éfpritsejfeminex.  IL  Des  ej^rits  fuperficiels. 
III.  Des  perjonnes  d'autorité.  V^  .De  ceux  qtii  font - 
des  expériences»' 


c 


E  que  nous  venons  de  dire  {uffit  ce  me  fèmbic, 
pourreconnoîtreen  ge'ne'ral  quels  font  les  dé- 
fauts d'imagination  des  perfonnes  d'étude ,  Se  les  er- 
reurs aulquelies  ils  font  le  plus  fujets.  Or  comme  il  '. 
n'y  aguéres,  queces  peribnnes  là  qui  (e  mettent  en  . 
pein e  de  chercher  h  vérité,&  mêmes  que  tout  le  mon- 
des'en  rapporteàeux  j  il  (èmbîe qu'on  pourroit  finir 
ici  cette  féconde  Partie,  Cependant  il  efl  à.  propos  de 
dire  encore  quelque  chofè  des  erreurs  écs  autres  hom- 
mes ;  parce  qu'il  ne  fera  pas- inutile  d'en  être  averti. 
/.■  Tout  ce  qui  flatte  les  fcns  nous  touche  extréme- 

Des  ef.  ment,  &  tour  ce  qui  nous  touche,nous  applique  à  pro* 
frits  ef-  portion  qu'il  nous  touche.  Ainfi  ceux  ,  qui  s'aban- 
femfneiz.  donnent  à.  toutes  fortes  de  divertilîemens  tres-fènfi* 
bles  &  tres-agr cables  j  ne  font  pas  capables  de  pénétrer 
des  "véritez  qui  renferment  quelque  difficulté  confîdé- 
rarie ,  parce  que  la  capacité  de  leur  efpritqui  n'eft  pas 
infinie  efl  toute  remplie  de  leurs  piaifirs,  ou  du  moins  . 
tliQ  en  eft  fort  partagée» 

La  plupart  des  grands ,  des  gens  de  Cour ,  des  per- 
lonnes  riches,  des  jeunes  gens,&  de  ceux  qu'on  appel- 
le beaux  eiprits  étant  dans  des  diyertifîemcns  conti- 
nuels j  ôc  n'étudiant  que  l'art  de  plaire  par  tout  ce  qui 
flatte  la  conctîpifcence  &  les  lèns  ;  ils  acquièrent  peu- 
à,  peu  une  telle  délicateflé  dans  ces  chofes,  ou  une  te! le 
mollelle  j  qu'on  peut  dire. fort  fouvent  que  ce  font 
plL-rôt  des  efprirs  eitéminez,  que  des  efprits  fins>com- 
meilsleprétendï^nt.  Car  il  y  a  bien  de  la  différence, 
eDxreiâ  veïicabk . liiaeilè  de  i'efprit  &  U  mollefie, 


^W- 


qUQÀ 


DE  LA  VERITE'.  Livre  II.        117 
quoi  que  l'on  confonde  ordinairement  ces  deux  cho-  Chap.' 
as.  "  IX,^ 

Lesefprits  fins  fonrceux,qui  remarquent  par  la  rai^ 
fbn  ju(quesaux  moindres  dilFe'rences  des  chofes  5  qui 
preVoycnt  les  effets  qui  dépendent  des  caulès  caciie'es, 
peu  ordinaires  &  peu  vifibles  ;  enfin  ce  font  ceux  qui 
pe'ne'trent  davantageks  fujets  qu'ils  confide'rent.Mais  ■ 
Jesefprits  mous  n'ont  qu'unefaufle  delicatefTe:  ils  ne  ~ 
font#iivifsniperçans:iIs  nevoyentpas  les  effets  des 
caufes  même  les  plus  grolîie'res  &  les  plus  palpables: 
eftfîn  ils  ne  peuvent  rien  embrafïêr  ni  rien  pe'ne'trer, 
mais  ils  font  extrêmement  de'licats  pour  les  manie'res. 
Un  mauvais  mot ,  un  accent  de  Province ,  une  petite 
grimace  les  irrite  infiniment  plus  qu'un  amas  confus 
de  méchantes  raifbns.  Ils  ne  peuvent  reconnoîtrc  le 
défaut  d'un  raifonnement ,  mais  ils  fèntent  pai-faircf 
ment  bien  une  faufTe  mefùre  &  un  gefte  mal  réglé.  lEn 
un  mot)  iis  ont  une  parfaite  intelligence  à^s  chofès 
fènfîbles,  parce  qu'ils  ont  fait  un  ufàge  continuel  de 
leurs  fèns  :  mais  iis  n'ont  point  la  véritable  intelligen- 
ce des  chofès  qui  dépendent  delà  raifon,  parce  qu'ils 
n'ont  prefque  jamais  fait  tifàge  de  la  leur. 

Cependant  ce  font  ces  fortes  de  gens,  qui  ont  le  plus 
d'eftime  dans  le  monde,  &  qui  acquièrent  plus  facile- 
ment la  réputaticn  de  bel  efprit.  Car  lorlqu'un  hom- 
me parle  avec  un  air  iibrc'^  dégsigé  ;  que  fes  e.\-pref- 
fi'onsfontpures&bienchoifies;  qu'il  iè  ièrt  defigu* 
rcs  qui  fïattentles  fens,  &  qui  excitent  les  pafHons  d'u- 
ne manière  imperceptible  :  quoi  qu'il  ne  dife  que  des 
fottifês  j  &  qu'il  n'y  ait  rien  de  bon ,  ni  rien  de  vrai  fous  - 
ces  belles  paroles  jC'eft  fïiivant  l'opinion  commune  un  . 
htl  efprit,  c'eft  un  efprit  lin  ,  c'eft  un  efprit  délié.  On 
ne  s'âpperçoit  pasque  c'eft  feulement  un  efprirmôû  &  ' 
efféminé,  qui  ne  brille  que  par  de  faufïes  lueurs,  Se  qui  ■ 
xî'e'claire  jamais:  qui  ne  perfuade  que  parce  que  nous  '- 
avons  des  yeux ,  &  non  point  parce  que  nousavons  de  - 
la  raifon, 

Aurcfte  l'on  ne  nie  pas  que  tous  les  hommes  ne  fe 
fentent  de  cette  foibieile ,  que  l'on  vient  de  remarquer  ^ 


11?  DE  LA  RECHERCHE 

Chap.  en  quelques-uns  d'entr'eux.  Il  n'y  en  a  point  dont 
IX^  l'efork  ne  (bit  touche'  par  les  imprelîions  de  leurs  fens 
&  de  leurs  paiTions  j  &  par  conféquent  qui  ne  s'arrête 
quelque  peu  aux  manières.  Tous  les  hommes  ne  dif- 
fe'rent  en  cela  que  du  plus  &  du  moins.  Mais  la  raifbn 
pour  laquelle  on  a  attribué  ce  défaut  à  quelques-uns 
en  particulier ,  c'eft  qu'il  y  en  a  qui  voyent  bien  que 
c'eft  un  défaut  &  qui  s'appliquent  à  s'en  corriger.  Au 
Jieuque  ceux ,  dont  on  vient  de  parler ,  le  regardent 
comme  une  qualité  fort  avantageufe.  Bien  Icia  de  re- 
connoître  que  cette  faulle  delicatefTe  eft  l'effet  d'une 
molefFe  efféminée ,  &  l'origine  d'un  nombre  infini  de 
nialadies  d'efprit  i  ils  s'imaginent  que  c'eft  un  effets 
une  marque  de  la  beauté  de  leur  génie. 
II.  On  peut  joindre  à  ceux  dont  on  vient  de  parler,  ua 

Des  ef-  fort  grand  nombre  d'écrits  fuperficiels,  qui  n'appro- 
p'its  (u-  fbndifîent  jamais  rien,  &  qui  n'àpperçoivcnt  que  con* 
ferScieh  fulèment  les  différences  des  choies  :  non  par  leur  faur 
te,  comme  ceux  dont  on  vient  de  parler,  car  ce  ne  (ont 
point  les  diverdiîèmens  qui  leur  rendent  l'efprit  pe- 
tit ,  mais  parce  qu'ils  font  naturellement  petit.  Cette 
petiteilè  d'efprit  ne  vient  pas  de  la  nature  dcl'ame,. 
comme  on  pourroit  fè  l'imaginer  :  elle  eft  caufée, 
(quelquefois  par  une  grande  difette  ou  par  une  grande 
lenteur  des  efprits  animaux,  quelquefois  par  l'infle- 
xibilité des  fibres  du  cerveau,,  quelquefois  auffi  par 
«ne  abondance  immodérée  des  efprits  &  du  ûng,  ou 
par  qiKÎqu'autre  chofe  c^u'il  n'eft  pas  néceffaire  de 
içavoir. 

Il  y  a  donc  des  efprits  de  deux  fortes.  Les  uns  re- 
marquent ailément  les  différences  des  chofcs ,  &  ce 
font  les  bons  efprits.  Les  autres  imaginent  &  fuppO'- 
lent  de  la  relîèmblance  entr 'elles ,  &  ce  font  les  eftrits- 
luperficicls.  Les  premiers  ont  le  cerveau  propre  a  re- 
cevoir des  traces  nettes  &  diftin<fles  des  objets  qu'ils, 
eonfîdérenc  :  &  parce  qu'ils  font  fort  attentifs  aux 
idées  de  ces  traces  >  ils  vcyent  ces  objets  comme  de: 
]^rés,  &  rien  ne  leur  échappe.  Mais  les  efprits  fuperfi- 
ciels  n'en  reçoiveat  que  des  traces  foibles  ou  confufès. 
,•  lis. 


DE  LA  VERITE'.  Livre  II.  izf 
Ils neles voyentquecommeenpafianr, deloin&fort  Chap.. 
confùfément  5  de  Ibrte  qu'elles  leur  paroifîent  fcmbla-  ix» 
bles,  comme  ks  vifâges  de  ceux  que  l'on  regarde  de 
trop  loin  parce  que  refprit  fuppole  toujours  de  la  ref- 
femblance  &  de  l'égalité ,  où  il  n'eft  pas  obligé  de  re- 
connoître  de  différence  &  d'inégalité ,  pour  les  raiibns 
que  je  dirai  dans  le  uoiïïéme  Livre. 

La  plupart  de  ceux  qui  parlent  en  public ,  tous  ceux 
qu'on  appelle  grands  parleurs ,  &  beaucoup  même 
de  ceux  qui  s'énoncent  avec  beaucoup  de  facilité,  quoi 
qu'ils  parlent  fort  peu ,  (ont  de  ce  genre.  Car  il  eft  ex- 
trêmement rare  que  ceux  qui  nvéditent  férieufèmenr, 
puifîcnt  bien  expliquer  les  choies  qu'ils  ont  méditées^ 
D'ordinaire  ils  nefitent  quand  ils  entreprennent  d'en. 
parler,  parce  qu'ils  ont  quelque  fcrupule  de  fc  fèrvir 
de  termes  qui  réveillent  dans  les  autres  une  fauife  idée... 
Ayant  honte  de  parler  fimplement  pour  parler ,  com- 
me font  beaucoup  de  gens  qui  parlent  cavalièrement 
de  toutes  choies  ,  ils  ont  beaucoup  de  peine  à  trouver 
des  paroles  qui  expriment  bien  des  penie'cs  qui  ne  font 
pas  ordinaires. 

Quoi  qu'on  honore  infiniment  les  perfonnes  de      IlL 
piété  ,  les  Théologiens,  les  vieillards  ,  &  générale-  Des  fer- 
ment  tous  ceux  qui  OLt  acquis  avec  juftice  beaucoup  Jonnes 
d'autorité  fur  les  autres  hommes  j  cependant  ou  croit  d'auto/- 
être  obligé  de  dire  d'eux,  qu'il"  arrive  louvent  qu'ils  rite, 
fè  croyent  infiilliblcs ,  à  caule  que  le  monde  les  écou- 
le avec  relpeil  j  qu'ils  font  peu  d'ulàge  de  leur  elprit 
pour  découvrir  les  veritez  {peculatives  3  &  qu'ils  con- 
damnent trop  librement  tout  ce  qu'il  leur  plaît  de 
condamner ,  (ans  l'avoir  confîderé  avec  allez  d'atten- 
tion. Ce  n'eft  pas  qu'on  trouve  à  redire,  qu'ils  ne 
s'appliquent  pas  à  beaucoup  de  Iciences  qui  ne  (ont  pas 
fort  nécefïàires:  il  leur  eft  permis  de  ne  s'y  point  ap- 
pliquer, &  mêmes  de  les  me'priler  j  mais  ils  n'en  doi- 
vent pas  juger  par  fàntaifie ,.  &  fur  des  (bupçons  mal^ 
iondez.  Car  ils  doivent  confidérer  que  la  gravité  avec 
laquelle  ils  parlent,  l'autorité  qu'ils  ont  acquiie  fur-- 
t' elprit  des  autres  ,&  la  coutume  q^u'ils  oiitde  confir- 


mer- 


25©  DE  LA  RECHERCHE 

mer  ce  qu'ils  difènt  par  quelque  paiîàge  de  la  Sainte- 
Ecriture  ,  jetteront  infailliblement  dans  l'erreur  ceux 
qui  les  e'coutent  avec  rejFpeâ: ,  &  qui  n'e'cant  pas  capa  - 
blés  d'examiner  les  choies  à  fond ,  felailTent  furpren- 
dre  au  v  manières  &  aux  apparences . 

Loifque  l'erreur  porte  les  livrées  de  la  ve'rite' ,  elle 
eftlbuventplusrefpedéequela  ve'rité  même,  ôc  ce 
faux  relpeda  des  fuites  très  dangereufès.  PeJJima.  res 
eft  erroriim  apotheofis ,  &"  pro  pejle  inteUe^us  habenda 
ejiyÇi  vanîs  accéda fveneratio.  Ainiî  lorfque  certaines 
perfonnes ,  ou  par  un  faux  zèle,  ou  par  l'amour  qu'ils 
onteus  pour  leurs  propres  penfécs,(e  fontfèrvis  del'E- 
criture  Saintej  pour  établir  de  faux  principes  de  Physi- 
que,ou  quelques  autres  femblables,  ils  ont  e'te'  fouvent 
écoutez  comme  des  oracles  par  des  gens  qui  les  ont 
crû  fiu'  leur  parole,  à  caufe  du  refpeâ:  qu'ils  dévoient  à 
l^Autorité  làinte  :  mais  il  eft  auffi  arrive' ,  que  quelques 
cfprits  mal  faits  ont  pris  fujet  de  là  de  me'prifèr  la  Re- 
ligion .  De  forte  que  par  un  renverfement  étrange  l'E- 
criture-Saintea  été  cautè  de  l'erreur  de  quelques  uns; 
&  la  vérité  a  été  le  motif  &  l'origine  de  l'im^pieté  de 
quelques  autres.  11  faut  donc  bien  prendre  garde ,  dis 
l'Auteur  que  nous  venons  de  citer  de  ne  pas  chercher 
hs  choies  mortes  avec  les  vivantes ,  &  de  ne  pas  pré- 
tendre par  Ion  propre  e{prit  découvrir  dans  la  Sainte 
Ecriture  ce  que  le  S.  Efprit  n'y  a  pas  voulu  déclarer. 
jEx  dhinorum  ,  C  humanorum  malefana.  admixtione^ 
continuë-t'il ,  nonfolufneduciturphilofophiaphantajH^ 
ca,  fcdctiam  'B^lmo  hceretica.  Itaque  Jalutare  admo-^ 
dam  e(l  fi  mente /obrïafideitantum  dentur ,  qudsjïdeifunt. 
Toutes  Jes  perlonnes  donc  qui  ont  autorité  fur  les  au- 
tres ,  ne  doivent  rien  décider  qu'après  y  avoir  d'autant 
plus  penfé  ,  que  leurs  décidons  font  plus  fuivies  :  &  les 
Théologiens  principalement  doivent  bien  prendre 
garde  à  nepoint  faire  méprifer  la  Religion  par  un  faux 
zèle ,  ou  pour  fe  faire eftimer  eux-mêmes ,  &  domier 
r_  cours  à  leurs  opinions.  Mais  parce  que  ee  n'eft  pas  à 
^r^j  '■  •  9  moi  à  leur  dire  ce  qu'ils  doivent  faire  ,  qu'ils  écoutent 
S..  Thomas  leur  Maître  qui  étant- interrogé  par  fon 
li^  Géiiéxai . 


DE  LA  VERITE'.  Liyre  IL         151 
G.'iiéfâlpourfçavoir  fon  fentiment  fur  quelques  ar-  Chap 
ticles  ,  lui  répond  par  Saint  Auguftin  en  ces  ter-     jx,  ' 
mes. 

MultumautemnocH  H  eft  bien  dangereux  de 
parler  décifivement  fiir  des 
matie'resquinefbnt  point  de 
la  foi  ,  comme  fî  elles  en  e'- 
toient.  Saint  Auguftin  nous 
l'apprend  dans  le  cinquie'me 
livre  de  fès  Confejjions.  Lorf- 
que  Je  voi, dit-il,  un  Chrétien, 
ui  ne  fçair  pas  le  fentiment 
es  Philolbphes  touchant  les 
Cieux,  les  étoiles,  &  les  mou- 
vemens  du  Soleil  &  de  la  Lu- 
ne ,  &  qui  prend  une  chofè 
pour  une  autre,  je  le  laiffe  dans 
fès  opinions  ,  &  dans  fes  dou- 
tes: car  je  ne  voi  pasquel'i-- 
gnoranceoiiil  eft  de  lafitua- 
tion  àçs  corps, &  des  diitérens 
arrangemens  de  la  matière  lui 
puilTe 


talia  quce  adpietatis  do- 
âirinam  nonJpeâant,vel 
aferere  vel  negare^qua.- 
Jipertinentia  adfacram 
doSlrinam.  Dicit  enim 
ç^ug,  in  5 .  Confefj'.cum 
audio  Chri^ianum  ali- 
quemfratrem  l'fia ,  quce 
Fhilofophide  cœio  ,  ant 
fîellis ,  Cr  de  fohs  O' 
lun£  motibus  dixerunt-i 
nefcientem-,0^  aliudpro 
alio jenîientem ,  patien- 
ter intueor  opinant em 
hominèm  «  nec  illi  ohepe 
video-,  cum  dete^Doir.i- 
ne  Creator  omnium  no- 
jlrum  ,  non  credat  indi- 
gna ,  fi  forte fitus  ,  O" 
hahitus  creaîurs  corpo- 
ralis  ignoret.  Ohefl au- 
tem-yji  hduc  ad  ipfam  do- 


nuire  ,  pourvu  qu'il 
n'ait  pas  des  fentimens  indi- 
gnes de  vous,  ô' Seigneur ,  qui 
nous  avez  tous  créez.  Mais  il 
ârinam  pietatis  perîi-  fefaittorr,s'ilfeperfuadeque- 
Titre  arbitreîur-,  CTper-  ces  chofes  touchent  la  Reli- 
tinadus  afjirmare  au^  gion  ,  &  s'il  eft  allez  hardi 
âcat quod ignorât .(^od  pour  afTurer  avec  opiniâtreté" 
autem  obft ,  manifeliat  ce  qu'il  ne  fçair  point.  Le  mê- 
cJug.in  I .  fut  er  Genef.  me  Saint  explique  encore  plus 
adlitteram.  Turpeell;  clairement  fa  penfée  fur  ce  fu* 
induit,  nimis,  Crperni-  jet,dansle  i.  liv.  de  l'explica- 
dofum  ,  ac  maxime  ca-  tion  littérale  de  la  Genele  ,  en 
yendum^ut  Chrijlianum  ces  termes.  Un  Chrétien  doit 
de  his  rébus  quafîfecun-  bien  prendre  garde  à  ne  point 
dum  chriflianas  lit  tcras  parler  de  ces  choies ,  corn  me  fi 
loijuentem ,  ita  ddiran  elles  étoi-ent  de  la  Sainte  Ecri- 
tures- 


1^1  DE  LA  RECHERCHE 

ture  :  car  un  infideile  ,  qui  lui  quilihet    inficlelis   au^ 

enteadrcit  dire  des  excrava-  2iat  ,   ut  quemadmo- 

gan ces ,  qui  n'auront  aucune  dum  dicitur  toto  cœlo 

apparence  de  vente' ,  ne  pour-  errare  co?i/hiciens ,  ri- 

roit  pas  s'empêcher  d'en  rire,  /ùm  tenere  vix  pojjit. 

Ainfi  le  Chrétien  n'en  rece-  Et  non  tamen  melepum 

vroit  que  delà  confufion,  Se  ejl  cfuod  errms  homu 

l'infïdelleenferoit  mal  édifie',  yideatur.fed  quodtyîu- 

Toutefois  ce  qu'il  y  a  de  plus  tores  nojlri  ab-  eis  qui 

fâcheux  dans  ces  rencontres,  forisfunt ,  talia  Jètifijfe 

n'eft  pas  que  Ton  voye  qu'un  creduntur ,  &  cum  ma- 

hom.me  s'eft  trompe  ;  mais  gno  eorum  exitio  ,  de 

c'eft  que  les  injfîdelles   que  quorum  falute  Jatdgi- 

nous  tachons  de  convertiras 'i-  mus-,  tanquam  indoéii 

maginentfauflèment  &pour  reprehenduntur    atque 

leur  perte  ine'virable>  que  nos  rejfuuntur.   Unde  mi- 

Auteurs,  ont   des  fentimens  hi  videtur  tutius  effet 

aufll  extravagans  ,  de  forte  ut  hdce  quce  Phiiofophi 

qu'ils  les  condamnent ,  &  les  communes  fenferuntjO* 

mépriient  comme  des  igno-  nojlnz  jidei  non  repw- 

rans.ileftdonccemefèmble  gnant -,  neque  ejfe   fie 

bien  plus  à  propos  de  ne  point  afjerenda  ,  ut  dogma^ 

afTurer  comme  des  dogmes  de  tafidei ,  licet  aliquan- 

la  foi  des  opinions  commu-  do  fuh  nomine  Philofi- 

ne'ment  receuës  des  Philofo-  fhorum  introducantury 

phes  j  lefquelles  ne  font  point  neque  fie  ejle  neganda. 

contraires  à  nôtre  foi  ?  quoi  tanquam  fidei  contra'- 

qu'on  puifTefeferTir  quelque  ria,  nejhpientibushu" 

ibis  de  l'autorité  des  Philolb-  jus  mundi  contemnendî 

phes  pour  les  faire  recevoir.  Il  doârinam  fidei  occafioi 

nefautpointaufïï  rejetter  ces  ^rxbeasttr. 
opinions ,  comme  étant  con- 
traires à  nôtre  foi ,  pour  ne 
point  donner  de  fu  jet  aux  Sa- 
ges de  ce  monde  de  méprifer 
ks  véritez  fàintes  de  la  Reli- 
gion Chrétienne. 

La  plupart  des  hommes  fourfî  ne'gligens  &  fi  âé~ 
laiioniiâbiçs,  qu'ils  lic  font  point  de  difcernenient  en- 


DE  LA  VERITE'.  Livke  IL  i^j 
trc  ia  parole  de  Dieu  &  celle  des  hommes ,  Ior{qu*elles  Ch  Ap» 
/ont  jointes  en {èmble:  de  (orte  qu'ils  tombent  dans  IX, 
l'erreur  en  les  approuvant  toutes  deux ,  ou  dans  l'im- 
piété'en  les  mépriûnt  indifFe'remment.  Il  clï  encore 
hkn  facile  de  voir  la  caufè  de  ces  dernières  erreurs ,  & 
qu^elles  dépendent  de  la  liaiibn  des  idées  expliquée 
dans  le  Chap»  XI.  &  il  n'eft  pas  nécelTaire  de  s'arrêter 
à  l'expliquer  davantage.  j^r 

Il  iembls  à  propos  de  dire  ici  quelque  chofe  des  p^  ^^^j^ 
Chymiftes ,  &  ge'ne'ralement  de  tous  ceux  qui  em-  qui  font 
ploient  leur  tems  à  faire  des  expe'riences.   Ce  font  ^es  ex- 
des  gens  qui  cherchent  la  ve'rité:  on  (îiit  ordinaire-  p^îg^çff 
ment  leurs  opinions  fans  les  examiner.  Ainfi  leurs  er-  " 
leurs  font  d'autant  plus  dangereufès ,  qu'ils  les  com- 
muniquent aux  autres  avec  plus  de  facilite'. 

Il  vaut  mieux  fens  doute  e'tudier  la  nature  que  les 
livres  ,  les  expériences  vifibles  &  fènfîbles  prouvent 
certainement  beaucoup  plus  que  les  railbnnemens  des 
hommes  ;  &  on  ne  peut  trouver  à  redire  que  ceux  qui 
font  engagez  par  leur  condition  à  l'étude  de  la  Phyfi- 
que,  tachent  de  s'y  rendre  habiles  par  des  expériences 
continuelles,  pourvu  qu'ils  s'appliquent  encore  da- 
vantage aux  fciences  qui  leur  font  encore  plus  nete^ 
fàires.  On  ne  blâme  donc  point  la  Philolbphie  expé- 
rimentale ,  ni  ceux  qui  la  cultivent ,  mais  feulement 
leurs  défauts. 

Le  premier  eft,  que  pour  l'ordinaire  ce  n'eft  point 
laluiiniére  delà  railbn  qui  les  conduit  dans  l'ordre  de 
leurs  expériences  ,  ce  n'eft  que  le  hazard  :  ce  qui  fait 
qu'ils  n'en  deviennent  guéres  plus  éclairez  ni  plus  fça- 
vans,  après  y  avoir  employé  beaucoup  de  tems  &  de 
bien. 

Le(econdcft  ,  qu'ils  s'arrêtent  plutôt  à  des  expé- 
riences curieufes  &  extraordinaires ,  qu'à  celles  qui 
font  les  plus  communes.  Cependant  il  eft  virible,que 
les  plus  communes  étant  les  plus  fimples ,  il  faut  s'y 
arrêter  d'abord  avant  que  de  s'appliquer  à  celles  qui 
font  plus  compofées  ,  &  qui  dépendent  d'un  plus 
grand  nombre  de  caufes. 

Le 


154  DE  LA  RECHERCHE 

te  froifîeme  eft,  qu'ils  cherchent  avec  ardeur  & 
avecafïèz  de  foin  les  cxpe'riences  qui  apportent  du  pro- 
fit ,  &  qu'ils  négligent  celles  qui  ne  fervent  qu'à  éclai- 
rer l'elprit. 

Le  quatrième  eft  ^  qu'ils  ne  remarquent  pas  avec  â-Ç- 
fez  d'exaditude  toutes  les  circonftîinces  particulières, 
comme  du  tems ,  du  lieu  >  de  la  qualité  des  drogues 
dont  ils  fefervent  ;  quoique  la  moindre  de  ces  circon- 
ftances  fbit  quelquefois  capable  d'empêcher  l'eflet 
^u'on  eipére.  Car  il  faut  obferver  que  tous  les  ter-- 
mes  dont  les  Phyficiens  fe  fervent  font  des  équivo- 
ques :  &  que  le  mot  de  vin  par  exemple  fignihe  au- 
tant de  cnofes  différentes  qu'il  y  a  de  différens 
terroirs  ,  de  différentes  manières  de  faire  le  vin  & 
^e  le  garder.  De  forte  qu'on  peut  mêmes  dire  en  gê- 
nerai ,  qu'il  n'y  en  a  pas  deux  tonneaux  tout-à-fait 
ièml) labiés  ;  &  qu'amfi  quand  un  Phyfîcien  dit  ;  Pour 
feire  telle  expérience  prenez  du  vin ,  on  ne  fçait  que 
tres-con  fiifément  ce  qu'il  veut  dire .  C'eft  pourquoi  il 
lâut  ufer  d'une  très-grande circonfpeâ:ion  dans  les  ex- 
périences j  &  ne  delcendre  point  aux  compof ées ,  que 
lorfqu'on  a  bien  connu  la  raifbn  des  plus  fimplcs  $c 
des  plus  ordinaires» 

Le  cinquième  eft,  que  d'une  feule  expérience  ils  en 
tirent  trop  de  confequenccs .  Il  faut  au  contraire  pref^ 
que  toujours  plufieurs  expériences  pour  bien  conclure 
une fèuIe chofe  ;  quoiqu'une  feule  expérience  puilTe 
aider  à  tirer  plufieurs  conclufîons. 

Enfin  la  plupart  des  Phyficiens  &  des  Chymiftes  ne 
confîdérent  que  les  effets  particuliers  de  la  nature  :  ils 
ueremontentjamais  aux  premières  notions  des  cho- 
fes  qui  compofènt  les  corps.  Cependant  il  eft  indubif 
table  ^  qu'on  ne  peut  connoitre  clairement  &  diftin  • 
(bernent  les  choies  patrticulières  de  laPhyfiquc ,  fi  on 
ne  polfede  bien  ce  qu'il  y  a  déplus  général,  &  fi  on  ne 
s'élève  mêmes  jufqu'au  Metaphyfique.  Enfin  ils  man» 
quent  fbuvent  de  courage  &  de  conf tance ,  ils  fe  laffent 
à  caulede  la  fatigue  &  de  la  dépenfe.  il  y  a  encore 
beaucoup  d'autres. défauts  dans  les  peribnnes  dont 

/?*  ilOlK 


DE  LA  VERITE'.  Livre  H.        155 
nous  venons  de  parler ,  maison  ne  pre'tend  pas  tout  Chap^ 
dire.  IX. 

Les  caufcs  des  fautes  qu'on  a  remarquées  font  le  peu 
d'application  ,  les  proprietez  de  l'imagination  expli^ 
que'es  dans  les  chapitres  X .  &  XL  &  de  ce  qu'on  ne  ju- 
ge de  la  différence  des  corps  &  du  changement  qui 
leur  arrive  que  par  les  fènfàtions  qu'on  en  a ,  fclon  ce 
qu'on  a  expliqué  dans  le  premier  Livre. 


R©r. 


»3« 


TROISIEME  PARTIE 

DE  L^  COMMUNICATION 
contagieufe  des  imaginations  fortes. 


CHAPITRE    PREMIER. 

I.  T>eUdi(^ofitionquenous avons  à  imiter  Us  autres  en 
tsutes  chojes ,  laquelle  e[l l'origine  de  la  communication 
des  erreurs  qui  dépendent  de  la  puîjjance  de  l'imagina- 
j'a'  r^'  ^^^^  <^^^fes  principales  qui  augmentent  cette 
dijpofition,  Hl.  Ce  que  c'e(l  qu'imagination jorte.  IV. 
Ça'ilyenadeplufieurs  fortes.  Des  fous  O-  de  ceux 
^ui  ont  l'imagination  forte  dans  le  fens  qu'on  l'entend 
ICI.  V.  Deux  défauts  confidérables  de  ceux  qui  ont  l'i- 
magination forte.  YLDe  laùttiffance  qu'ils  ont  deper- 
fuadçrCTd'impofer.  '  ^^       ^  ^   - 

Prés  avoir  expliqué  la  nature  de  l'i- 
magination ,  les  ^défauts  aur^uels 
elle  eft  fujette ,  &  comment  nôtre 
propre  imagination  nous  jette 
dans  r  erreur>  il  ne  refte  plus  à  par- 
ier dans  ce  fécond  Livre ,  que  de  la 
communication  contagieufe  à^ 
imaginations  fortes,  je  veux  dire  de  la  force  que  cer- 
tains esprits  ont  fur  les  autres  pour  Us  engager  dans 
leurs  erreurs. 

Les  imaginations  fortes  font  extrêmement  conta- 
gieufès  :  elles  dominent  fur  celles  qui  font  foibles  :  el  - 
les  leur  donnent  peu-à  peu  leurs  mêmes  tours,  &  leur 
impriment  leuts  caradcres ,  Ainfi  les  hommes  d'idées. 


DE  LA  VERITE'.  Livre  II.        1^7 
&  d'une  imagination  forte  &  vigoureufè  e'tant  tout-à-  Chap^ 
fiit  de'raifbnnables  j  il  y  a  tres-peu  de  caufes  plus  ge'né-      I, 
raies  des  erreurs  des  hommes ,  que  cette  communica- 
tion dançereufè  de  l'imagination. 

Pour  concevoir  ce  que  c'eft  que  cette  contagion,  & 
comment  elle  fe  tranfmet  de  l'un  à  l'autre ,  il  faut  fça- 
voir  que  les  hommes  ontbefbin  les  uns  des  autres  j  & 
qu'ils  (ont  faits  pour  compolèr  enfèmble  plusieurs 
corps ,  dont  toutes  les  parties  ayent  entr'elles  une  mu- 
tuelle correfpondance.  C'ell  pour  entretenir  cette 
union,  que  Dieu  leur  a  commande'  d'avoir  de  la  chari- 
té les  uns  pour  les  autres.  Mais  parce  que  l'amour  pro- 
pre pouvoir  peu-à- peu  éteindre  la  charité',  &  rompre 
ainli  le  nœud  de  la  fbcieté  civile ,-  il  a  été  à  propos  pour 
là  confèrver  que  Dieu  unîtencore  les  hommes  par  des 
liens  naturels ,  qui  fiib(ill:anent  au  défaut  de  la  chari- 
té ,  &  qui  pûlTent  mêmes  la  défendre  contre  hs  efforts 
de  l'amour  propre. 

Ces  liens  naturels ,  qui  nous  font  communs  avec  les 
bêtes ,  confiffent  dans  une  certaine  difpofition  du  cer- 
veau qu'ont  tous  les  hommes ,  pour  imiter  quelques- 
uns  de  ceux  avec  lesquels  ils  converfent ,  pour  former 
les  mêmes  jugemens  qu'ils  font ,  &  pour  entrer  dans 
les  mêmes  pa(fions  dont  ils  (ont  agitez.  Et  cette  difpo- 
fition lie  d'ordinaire  les  homraes  le:  uns  avec  les  autres 
beaucoup  plus  étroitrementqu'une  charité  fondée  fur 
la  raifbn ,  laquelle  charité  ell  afiezrare. 

Lors  qu'un  homme  n'a  pas  cette  dirpolîtion  du  cer- 
veau pour  entrer  dans  nos  fèntimens  &  dans  nos  paf^ 
fions ,  il  eft incapable  parla  nature  de  fè  lier  avccnous> 
&  de  faire  un  même  corps  :  il  relTemble  à  ces  pierres  ir- 
réguliéres,  qui  nepeuvent  trouver  leur  place  dans  un 
bâtiment ,  parce  qu'on  ne  les  peut  joindre  avec  les 
autres. 

Odermt  hiîarem  trijies-i  triftemqueiocofî 
Sgdatum  celer  es  ^  agilemgnayum^ue  remiffl* 

Il  &utplus  de  verni  qu'on  ne  penfe ,  pour  ne  pas 

rom- 


ÎL58  DE  LA  RECHERCHE 

Chap,    rompreavec  ceux  qui  n'ont  point  d'égard  à  nos  paP- 
I.        jfîons ,  &  qui  ont  des  fcntimens  contraires  aux  nôtres. 
Et  ce  n'ert  pas  tout- à  fait  iàns  raifon  j  car  lors  qu'un 
homme  a  ni  jet  d'être  dans  la  triftefle ,  ou  dans  la  joie> 
c'eft  lui  infulter  en  quelque  manière  que  de  ne  pas  en- 
trer dans  fèsfentimens.  S'il  efttrifte  on  ne  doit  pasfc 
preïenter  devant  lui ,  avec  un  air  gai  &  enjoiié ,  qui 
marque  de  la  joye,  &  qui  en  imprime  les  mouvemens 
avec  effort  dans  fon  imagination  j  parce  que  c'eft  k 
vouloir  Gter  de  l'e'tat  qui  lui  eft  plus  convenable  &  le 
plus  agréable  ;  latrillefTc  mêmes  étant  la  plus  agréable 
de  toutes  les  palfions ,  à  un  homme  qui  fouffre  quel- 
que mifére. 
^^-  Tous  les  hommes  ont  donc  une  certaine  difpofî- 

Deux  tion  du  cerveau,  qui  les  porte  naturellement  à  fè  com- 
caufes  pofèr  de  la  même  manière  ,  que  quelques-uns  de  ceux 
pwicipa-  avec  qui  ils  vivent.  Or  cette  difpoi^tion  a  deux  caufès 
les  qui  principales  qui  l'entretiennent,  Ôc  qui  l'augmentent. 
(lugmen-  L'une  efl;  dans  l'ame,&  l'autre  dans  le  corps.  La  pre- 
îentU  miére  conflfte  principalement  dans  l'inclination, 
di/pofi-  qu'ont  tous  les  hommes  pour  la  grandeur  &  pour  l'é- 
tlonque  Icvation.  Car  c'eft  cette  inclination  qui  nous  excite 
nous  {ècrerement  à  parler,  à  marcher,  à  nous  habiller,. &  à 
avons  a  prendre  l'air  des  perfcnnes  de  qualité.  C'eft  la  fburce 
imiter  des  modes  nouvelles,dci'mftabilitédes  langues  vivan-  . 
les  au-  tes,  &  mêmes  de  certaines  corruptions  générales  des 
très.  mc3eurs.  Enfin  c'eft  la  principale  origine  de  toutes  ies 
nouveautez  extravagantes  &  bizarres ,  qui  ne  font 
point  appuyées  fur  la  raifon ,  mais  lèulement  fur  la 
fantaiiie  des  hommes . 

L'autre  cauiè  qui  augmente  la  diipofition  que  nous 
avons  à  imiter  les  autres  de  laquelle  nous  devons  prin- 
cipalement parler  ici  ,con(ïfte  dans  une  certaine  im^ 
///.       prcflion  que  les  pcrfonnes  d'une  imaginauon  forte 
Ce  que    font  fur  les  efprits  foibles  ,  &  fur  les  cerveaux  tendres 
c'efi^         &  délicats. 

qu'ima-  /'encens  par  imagination  forte  &  vigoureufe  cette 
girMion  conftitucion  ciu  cerveau  ,  qui. le  rendcapabiedevefti- 
JQïte.       ges  &  de/,i5ces  extrêmement;  profondes ,  S^  qui  rcm- 


pijiieut 


DE  LA  VERITE'.  Livre  IL        139 
piiiïentteliemenc  la  capacité  de  l'ame  ,  qu'elles  l'em-  Chap, 
pèchent  d'apporter  quelque  attention  à  d'autres  cho-      I. 
£es  ,  qu'à  celles  que  ces  images  repre'fentent. 

Il  y  a  de  deux  lortes  de  perfbnnes  ,  qui  ont  l'imagi-      jjr 
nation  forte  dans  ce  fèns.  Les  premières  reçoivent  ces  II  y  ^^  ^ 
profondes  traces  par  l'imprelTion  involontaire  &  de'-  de   deux 
réglée  des  elprits  animaux  5  &  les  autres ,  defqueis  on  fortes. 
veut  principalement  parler,  les  reçoivent  par  la  difro- 
fïtion  qui  fè  trouve  dans  la  fiibftance  de  leur  cerveau. 

Il  eft  vifîble  que  les  premiers  font  entièrement  fous, 
puifqu'ils  font  contraints  par  l'union  naturelle  qui  eft 
entre  leurs  idées  &  ces  traces ,  de  penfèr  à  des  chofès 
aufq  uelles  les  autres  avec  qui  ils  converfont  ne  penien  t 
pas:  ce  qui  les  rend  incapables  de  parler  à  propos,  & 
de  répondre  jufte  aux  demandes  qu'on  leur  fait. 

Il  y  en  a  d'une  infinité  de  fortes  qui  ne  différent  que 
du  plus  &  du  moins  :  &  l'on  peut  dire  que  tous  ceux 
qui  font  agitez  de  quelque  pafiîon  violente  font  de  leur 
nombre  ,  puifque  dans  le  tems  de  leur  émotion  les  eC 
prits  animaux  impriment  avec  tant  de  force  les  traces 
&  les  images  de  leur  paffon,  qu'ils  ne  font  pas  capa- 
bles de  penfèr  à  autre  chofe. 

Mais  il  faut  remarquer,  que  toutes  ces  fortes  de  per* 
fonnesnefontpas  capables  de  corrompre  l'imagina- 
tion des  efprits  mêmes  les  plus  foibles,  &  des  cerveaux 
les  plus  mous  &  les  plus  délicats  pour  deux  raifons 
principales.  La  première  ,  parce  que  ne  pouvant  ré- 
pondre conformément  aux  idées  des  autres ,  ils  ne 
peuvent  leur  rien  perfuadcr:  &  la  féconde,  parce  que 
le  dérèglement  de  leur  efprit  étant  tout-à-fàitfènfibic, 
on  n'écoute  qu'avec  mépris  tous  leurs  difcours. 

Il  eft  vrai  néanmoins ,  que  les  perfonnes  pafTion- 
nées  nous  pafïionnent ,  &  qu'elles  font  dans  nôtre 
imagination  des  imprefïions  qui  reiTemblent  à  celles 
dont  elles  font  touchées  :  mais  comme  leur  emporte- 
ment eft  tout- à- fiit  vifîble ,  on  refifte  à  ces  impref^ 
fions ,  &  l'on  s'en  défait  d'ordinaire  quelque  tems 
-après.  Elles  s'effacent  d'elles  mêmes  ,  louf Quelles 
ne  font  point  entretenues  par  la  caufè  qui  les  a  voit 

produi- 


t4«  DE  LA  RECHERCHE 

Chap.    produites  :  c'cft-à-dire  lorfque  ces  emportez  ne  font 
I,         plus  en  nôtre  pre'fènce,  &  que  la  vus  fenfible  des  traits 
quelâpallionformoitfurleurvifagc,  ne  produit  plus 
aucun  changement  dans  les  fibres  de  nôtre  cerveau,  ni 
aucune  agitation  dans  nosefprits  animaux. 

Je  n'examine  ici  que  cette  forte  d'imagination  for- 
te &vigoureufe,  qui  confifte  dans  une  difpofition  du 
cerveau  propre  pour  recevoir  des  traces  fort  profon- 
des des  objets  les  plus  foibles  &  les  moins  agiflans. 

Ce  n'eft  pas  un  défaut  que  d'avoir  le  cerveau  propre 
pour  imaginer  fortement  les  chofes ,  &  recevoir  des 
images  tres-diftindes  &  très -vives  àcs  objets  les 
moins  confidérables  -,  pourvu  que  l'ame  demeure  ton  - 
jours  la  maîtrelïe  de  l'imagination,  que  ces  images 
s'impriment  par  Ces  ordres  ,  &  qu'elles  s'effacent 
quand  il  lui  plaît  rc'cft  au  contraire  l'origine  de  la  fi' 
neffe,&deIaforcede  l'eiprit»  Mais  lorlque  l'imagi- 
nation domine  fur  l'ame  ,  &  que  fans  attendre  les  or- 
dres de  la  volonté,  ces  traces  fè  forment  par  la  difpofi- 
tion du  cerveau,  &  par  Tadion  des  objets  &  des  cf^ 
prits,  il  eft  vifîble  que  c'eft  une  tres-mauvaifè  qualité 
ôc  une  efpéce  de  folie.  Nous  allons  tâcher  de  faire 
connoître  le  caractère  de  ceux  qui  ont  l'imagination 
de  cette  forte. 

Ilfautpourcelafèfôuvenirquela  capacité  de  VeC- 
prit  cft  tres-bornéc  i  qu'il  n'y  a  rien  qui  remplifiè  Ci 
fort  fa  capacité  que  les  fènfations  de  l'ame ,  &  généra- 
lement toutes  les  perceptions  des  objets  qui  nous  tou- 
chent beaucoup  j  &  que  les  traces  profondes  du  cer- 
veau font  toujours  accompagnées  de  fenûtions,  ou  de 
J^.       ces  autres  perceptions  qui  nous  appliquent  fortement» . 
Deuxt^.é-  Car  par  là  il  elt  facile  de  reconnoître  les  véritables 
fauts  cô-  caradléres  de  l'efprit  de  ceux  qui  ont  l'imagination 
jîdéra..     forte. 

blés  de  Le  prcmier,c'  cft  que  ces  perfonnes  ne  font  pas  ca- 
ceux  qui  pables  de  juger  fainement  des  chofès  qui  font  un  peu 
ont  l'i-  difficiles  &  embarafiees  :  Parce  que  la  capacité'  de  leur 
magina-  eïpric  étant  remplie  des  idées  qui  font  liées  par  la  natu- 
tionforte  re  à  ces  ttiCs  trop  profond  es,  ils  n'ont  pas  la  liberté 

de 


DE  LA  VERITE'.  Livre  H.  141 
depenfcràplufîeurschofesenméme  tems.  Or  dans  Chai?, 
les  queftions  compofces ,  il  faut  que  l'efprit  parcoure  I, 
par  un  mouvement  prompt  &  fubit  ks  idées  de  beau- 
coup de  chofes  ,  &  qu'il  en  reconnoifle  d'une  ïîmple 
vue  tous  les  rapports  &  toutes  les  liaifonSjqui  iont  ne- 
ce /ïàires  pour  re'fcudrc  ces  queftions. 

Tout  le  monde  fçait  par  fa  propre  expe'rienccjqu'on 
n'eft  pas  capable  de  s'appliquer  à  quelque  vc'rité  dans 
le  tems  qu'on  (ènt  quelque  douleur  un  peu  force  parce 
qu'alors  il  y  a  dans  le  cerveau  de  ces  traces  prof  ondes 
qui  occupent  la  capacité'  de  l'efprit.  A  infi  ceux  de  qui 
nous  parlons  ayant  des  traces  plus  profondes  des  mê- 
mes objets  que  les  autres ,  comme  nous  lefuppofbns, 
ils  ne  peuvent  pas  avoir  autant  d'e'tenduë  d'efprit ,  ni 
embrafîèr  autant  de  chofès  qu'eux.  Le  premier  défaut 
de  ces  perlbnnes  eft  donc  d'avoir  l'efprit  petit,&:  d'au- 
tant plus  petit,  que  leur  cerveau  reçoit  des  traces  plus 
profondes  des  objets  les  moins  confidérables. 

Lefecoiùd  défaut  c'eft  qu'ils  font  vifionnaires,mais 
d'une  manière  délicate,  &c  affez  difficile  à  reconnoîtrc. 
Le  commun  des  hommes  ne  les  eflime  pas  vifiounai- 
res  i  il  n'y  a  que  les  efprits  juftes  &  éclairez ,  qui  s'ap- 
perçoivent  de  leurs  vidons ,  &  de  l'égarement  deleuc 
imagination. 

Pour  concevoir  l'origine  de  ce  défaut,  il  faut 
encore  fè  fbuvenir  de  ce  que  nous  avons  dit  dés 
le  commencement  de  ce  Second  Livre  ,  qu'à  l'é- 
gard de  ce  qui  fè  palTe  dans  le  cerveau ,  les  fcns 
&  l'imagination  ne  différent  que  du  plus  &  du 
moins:  &  que  c'eft  la  grandeur  &  la  profondeur  des 
traces  qui  font  que  l'ame  fênt  les  objets  5  qu'elle  les 
juge  comme  préfens&  capables  de  la  toucher  j  &  en- 
fin affez  procnes  d'elle  pour  lui  faire  fen  tir  du  plaifîrSc 
de  la  douleur.  Car  lorîque  les  traces  d'un  objet  fonc 
petites,  l'ame  imagine  feulement  cet  objet  ;  elle  ne  ju- 
ge pas  qu'il  foit  prefent  5  &  mêmes  elle  ne  le  regarde 
pas  comme  fort  grand  &  fort  considérable,  mais  à 
mefure  que  ces  traces  deviennent  plus  grandes  &  plus 
profondes, i'ame juge aufïi  que  l'objet  devient  plus 

L  grand 


141  DE  LA  RECHERCHE 

Ch Ap.     grand  &  plus confidérable ,  qw'il  s'approche  davanta- 
I.         ge  de  nous  ^  &  enfin  qu'il  eft  capable  de  nous  toucher, 
&  de  nous  blelîèr. 

Les  vifionnaires  dont  je  parle  ne  font  pas  dans  cet 
cxcez  de  foHe,  de  croire  voir  devant  leurs  yeux  des  ob  ^ 
jets  qui  font  abfèn s  :  les  traces  de  leur  cerveau  ne  font 
pas  encore  afîcz  profondes  j  ils  ne  font  fous  qu'à  de- 
mi :  &  s'ils  l'étoient  tout-à-fait,  on  n'auroit  que  faire 
de  parler  d'eux  ici  j  puilque  tout  le  monde  fèntant 
leur  égarement,  on  ne  pourroitpass'ylaifTer  trom- 
per. Ils  ne  font  pas  vifionnaires  des  Jfens  ,  mais 
Iculement  vifionnaires  d'imagination.  Les  fous  font 
vifionnaires  des  fèns ,  puifqu'ils  ne  voyent  pas  les  cho- 
fès  comme  elles  font ,  &  qu'ils  en  voyent  feuvent  qui 
ne  font  point:  mais  ceux  dont  je  parle  ici  font  vifion- 
naires d'imagination ,  puifqu'ils  s'imaginait  ks  cho- 
ies tout  autrement  qu'elles  ne  font,  &  qu'ils  en  ima- 
ginent même  qui  ne  font  point.  Cependant  il  efl  e'vi- 
dem  que  les  vifionnaires  des  fens,  &  les  vifionnaires 
il'imaginacion  ne  différent  entr'eux  qu«  du  plus  &  du 
moins ,  &  quel'on  paffefouvent  de  l'état  des  uns  àce- 
îui  des  autres.  Ce  qui  fait  qu'on  fe  doit  repréfènter  la 
,  inaladie  de  l'elprit  des  derniers  par  comparaison  à  cel- 
le des  premiers,  laquelle  eft  plus  fenrible,&  fait  davan- 
tage d'imprefîion  fur  l'efprit  :  puifque  dans  des  chofès 
<]ui  ne  différent  que  du  plus  &  du  moins ,  il  faut  tou- 
jours expliquer  les  moins  ièafibles  par  rapport  aux 
plus  fènfibles» 

Le  fécond  défaut  de  ceux,  qui  ont  l'imagination  for- 
te Ôc  vigoureufe,  eft  donc  d'être  vifionnaires  d'imagi- 
nation, ou  Amplement  vifionnaires  i  car  on  appelle  du 
terme  de  fou  ceux  qui  font  vifionnaires  des  fens.  Voici 
donc  les  mauvaifes  qualitez  des  efprits  vifionnaires. 

Ces  efprits  font  excelïifs  en  toutes  rencontres  :  ils 
relèvent  les  chofès  bafTes;  ils  agrandifîent  les  petites, 
ils  approchent  les  éloignées.  Rien  ne  leur  paroît  tel 
qu'il  eft.  Ils  admirent  tout  3  ils  fè  récrient  fur  tout 
fans  jug^ent,  &  fans  difcernement.  S'ils  font  difpo- 
lèz  à  U  oainte  par  leur  complexion  naturelle  j  je  veux 

dire. 


DE  LA  VERITE;  Livre  IL     ^  245 

dire,  fi  les  efprits  animaux  (ont  en  petite  quantité',  fans  chap, 
force  &  fans  agitation;  ils  s'effrayent  à  la  moindre  I, 
chofè ,  &  ils  tremblent  à  la  chute  d'une  feiiille.  Mais 
s'ils  ont  abondance  d'efprits  &  de  fàng,  ce  qui  efl  plus 
ordinaire ,  ils  fè  repaifïènt  de  vaincs  cfpe'rancesj  &  s'a- 
bandonnant  à  leur  imagination  fe'conde  en  idées,  ils 
bâtiffent  comme  l'on  dit ,  des  châteaux  en  Efpagnc 
avec  beaucoup  de  fàtisfaélion  &  de  joïe.  Ils  font  vehe* 
ïnens  dans  leurs  pallions,  entêtez  dans  leurs  opinions, 
toujours  pleins  &  tres-fàtisfaits  d'eux-mêmes. Quand 
ils  Ce  mettent  dans  la  tête  de  pafTer  pour  beaux  eÇrits, 
&  qu'ils  s 'érigent  en  Auteurs  j  car  il  y  a  des  Auteurs 
de  toutes  efpéces,  vifîonnaires  &  autres  :  que  d'extra-» 
vagances,  que  d'emportemens,que  demouvemens  ir- 
re'guliers  I  ils  n'imitent  jamais  la  nature,  tout  eft  affe- 
éte',  tout  eil  force',  tout  eft  guindé'.  Ils  ne  vont  que 
par  bonds  ;  ils  ne  marchent  qu'en  cadence ,  ce  ne  font 
que  figures  &  qu'hyperboles.  Lors  qu'ils  fè  veulent 
mettre  dans  la  pie'té ,  &  s'y  conduire  par  leur  fantaifîe, 
ils  entrent  entie'rement  dans  l'efprit  juif  &  Pharifien. 
Ils  s'arrêtent  d'ordinaire  à  l'e'corce,  à  des  cérémonies 
exte'rieures,  &  à  de  petites  pratiques,  ils  s'en  occupent 
tout  entiers .  Ils  deviennent  fcrupuleux ,  timides ,  fii- 
perflitieux.  Tout  efl  de  foi  ;  tout  eft  effentiel  chez 
eux,  horfinis  ce  qui  eft  ve'ritablcment  de  foi ,  &  ce  qui 
eft  elïentiel  :  car  affez  fbuvent  ils  ne'gligent  ce  qu'il  y  a 
de  plus  important  dans  l'Evangile,  la  juftice ,  la  mife- 
ricorde,  &  la  foi ,  leur  efprit  e'tant  occupé  par  des  de- 
voirs moins  elTentiels .  Mais  il  y  auroit  trop  de  chofes 
à  dire.  Il  fuffit  pour  fè  Perfuader  de  leurs  défauts  ,  Se 
pour  en  remarquer  plufîeurs  autres,  de  faire  quelque 
réflexion  fiir  ce  qui  le  paflè  dans  les  converfàtions  or- 
dinaires. 

Les  perfbnnes  d'une  imagination  fbrtc  &  vigoureufe 
ont  encore  d'autres  qualitez,  qu'il  eft  très  nécelîàirc 
de  bien  expliquer  .Nous  n'avons  parlé  jufqu'à  préfènt 
que  de  leurs  défauts  :  il  eft  trcs-jufte  maintenant  de 
parler  de  leurs  avantages.  Ils  en  ont  un  entr'autres  qui 
regarde  principalement  nôtre  fîijet:  parce  que  c'efl 

L  X  par 


144  DE  LA  RECHERCHE 

Chap.     par  cet  avantage ,  qu'ils  dominent  fur  les  efprits  ordi- 
1,         naircsj  qu'ils  les  font  entrer  dans  leurs  idécsj&  qu'ils 
leur  communiquent  toutes  les  faulTes  impremons, 
dont  ils  font  touchez, 
rr/.  Cet  avantage  confîfte  dans  une  facilite'  de  s'expri- 

Oucc'eux  mer  d'une  manière  forte  &  vive,  quoiqu'elle  ne  foit 
ouï  o"t    pâs  naturelle.  Ceux  qui  imaginent  fortement  les  cho- 
imaç-i-    ^^'  ^^^  expriment  avec  beaucoup  de  force ,  &  perfua- 
noMm       ^^"^  ^^^^  ^^^^  ^"^  ^^  convainquent  plutôt  par  l'air  & 
f-rtevcr-  p^il'i'^prefTionienfible  ,  que  par  la  force  des  raifbns. 
fuadenî     ^^^  ^^  cerveau  de  ceux  qui  ont  l'imagination  forte  re- 
f  îa/f  -      "^e^^i^f  î  comme  l'on  a  dit,  des  traces  profondes  des  fa  ' 
ment        ^^^^  qu'ils  imaginent,  ces  traces  font  naturellement  fui- 
vies  d'une  grande  émotion  d'efprits,  qui  difpofe  d'une 
manière  prompte  &  vive  tout  leur  corps  pour  expri- 
mer leurs  penlées.  Ainfi  l'air  de  leur  vifage,  le  ton  de 
leur  voix,  &  le  tour  de  leurs  paroles  animant  leurs  ex  - 
prefîîonsjpre'parent  ceux  qui  les  c'coutent  &  qui  les 
regardent  àfe  rendre  attentifs,  &  à  recevoir  machina- 
lement rimprefïîon  de  l'image  qui  les  agite.  Car  enfin 
unhommequieftpe'ne'tre'de  ce  qu'il  dit  en  pe'nètre 
ordinairement  les  autres ,  un  pafiionné  émeut  tou- 
jours i  &  quoique  fa  rhétorique  loit  fbuventirregu- 
liére,  elle  ne  laifîe  pas  d'être  très  perfuafive  :  parce  que 
l'aire  la  manière  fè font  fentir  ,  &  agilTentainfi  dans 
l'imagination  des  hommes  plus  vivement  que  les  dis- 
cours les  plus  forts ,  qui  font  prononcez  de  làng  froid  j 
à  caufe  que  ces  difcours  ne  flattent  point  leurs  lens ,  & 
ne  frappent  point  leur  imagination. 

Les  perfonnes  d'imagination  ont  donc  l'avantage 
déplaire,  de  toucher  &  deperfuader,  à  caufè  qu'ils 
forment  des  images  tres-vives  &  tres-fènfibles  de  leurs 
penfèes.  Mais  il  y  a  encore  d'autres  caufes  qui  contri- 
buent à  cette  facilité  qu'ils  ont  de  gagner  l'elprit.  Car 
ils  ne  parlent  d'ordinaire  que  fur  des  fujets  facdes  ,  & 
qui  font  de  la  portée  des  efprits  du  commun.  Ils  ne 
feierventqued'expreffions&de  termes  ,  qui  ne  ré- 
veillent que  les  notions  cûnfufès  desfens,  kfquelles 
iont  ?iujours  tres-forces  &  tres^ touchantes-:  Us  ne 

trait- 


DE  LA  VERITE'.  Livre  II.        14^ 

tralttent  des  matières  grandes  &  difficiks  ,  que  d'une  Chat. 
manie're  vague  &  par  lieux  communs ,  fans  fe  hazar-  I. 
der ,  d'entrer  dans  le  de'tail  &  fans  s'attacher  aux  prin- 
cipes ;  foit  parce  qu'ils  n'entendent  pas  ces  matiéresj 
foit  parce  qu'ils  appréhendent  de  manquer  de  termes, 
de  s'embarrafTer,  &  de  fatiguer  l'efp rit  de  ceuxjqui  ne 
font  pas  capables  d'une  forte  attention. 

Il  eft  maintenant  facile  de  juger  par  les  chofes  que 
nous  venons  de  dire,  que  les  déreglemens  d'imagina  ■« 
tion  font  extrêmement  contagieux ,  &  qu'ils  fe  glif- 
fènt&fè  re'pandent  dans  la  plupart  des  efprits  avec 
beaucoup  dé  facilite'.  Mais  ceux  qui  ont  l'imagination 
forte  e'tant  d'ordinaire  ennemis  de  la  raifon  &  du  bon 
/ènsjà  caufe  de  la  petitelTe  de  leur  efprit,  &  des  vifions 
aulquelles  ils  font  fujcts  ,  on  peut  auflî  reconnoître, 
cu'ilyatres  peudecaufcs  plus  se'ne'rales  de  nos  er- 
leurs,  que  la  communication  contagieule  des  dére- 
glemens &  des  maladies  de  l'imagination .  Mais  il  faut 
encore  prouver  ces  ve'ritez  par  des  exemples  >  &  des 
expériences  connues  de  tout  le  monde. 


CHAPITRE    IL  Chap. 

Exemples  généraux  de  la  force  de  r  imagination.  * 

IL  fè  trouve  des  exemples  fort  ordinaires  de  cette 
communication  d'imagination  dans  les  enfans  à 
l'égard  de  leurs  peres>&  encore  plus  dans  les  filles  à 
l'égard  de  leurs  mères  j  dans  les  ferviteurs  à  l'égird  de 
leurs  Maîtres,  &  dans  les  fervantes  à  l'égard  de  leurs 
MaîtrefTes;  dans  les  écoliers  à  l'égard  de  leurs  précep' 
teurs  ;  dans  les  courtifàns  à  l'égard  des  Rois ,  Se  géné- 
ralement dans  tous  les  inférieurs  à  l'égard  de  leurs  fu 
périeurs  :  pourvu  toutefois  que  les  pères  ,  les  maîtres  > 
Se  les  autres  fupérieurs  aycnt  quelque  force  d'imagi- 
nation ;  car  (ans  cela  il  pourroit  arriver,  que  des  ea- 
fans  &  des  (erviceurs  ne  recevroient  aucune  impref- 
{ion  con(idérable  >  de  l'imagination  foible  de  leurs  pè- 
res ou  de  leurs  nialtres. 

L  3  Ilfe 


24^  DE  LA  RECHERCHE 

Il  fê  trouve  encore  des  effets  de  cette  communica- 
tion dans  les  perlbnnes  d'une  condition  égale  ;  mais 
celan'eft  pas  fi  ordinaire ,  à  caufe  qu'il  ne  fe  rencontre 
pas  entr'elles  un  certain  relped ,  qui  difpofè  les  efprits 
a  recevoir  fans  e'xamen  les  impreffions  des  imagina- 
tions fortes.  Enfin  il  fè  trouve  de  ces  effets  dans  les 
Supe'rieurs  à  l'égard  même  de  leurs  inférieurs  ;  ôc 
ceux-ciont  quelquefois  une  imagination  fi  vive  &  fi 
dominante,  qu'ils  tournent  l'efprit  de  leurs  maîtres  & 
de  leurs  Supérieurs  comme  il  leur  plaît. 

Il  ncfèrapasmal-aifé  de  comprendre  comment  les 
pères ,  &  les  mères  font  des  imprelTîons  trcs-fortes  fur 
l'imagination  de  leurs  engins  ,  f\  l'on  confidére ,  que 
ces  diipofitions  naturelles  de  nôrrc  cerveau ,  qui  nous 
portent  à  imiter  ceux  avec  qui  nous  vivons,  ôc  à  entrer 
dans  leurs  fentimens  &  dans  leurs  pafïions,  font  enco- 
re bien  plus  fortes  dans  les  enfans  à  l'égard  de  leurs 
parens,  que  dans  tous  les  autres  hommes»  L'on  en 
peut  donner  phifieurs  raifons.  La  première  c'efl:  qu'ils 
(ont  d'un  même  ûng.  C?.r  de  même  que  les  parens 
tranfmettent  tres-fouvent  dans  leurs  enfans  des  diipo- 
fitions à  certaines  maladies  héréditaires  ,  telles  que  h 
coûte ,  la  pierre ,  la  folie ,  &  généralement  toutes  cei- 
Iss,  qui  ne  leur  font  point  fijr venues  par  accident ,  ou 
qui  n'ont  point  pour  caufo  feule  &  unique  quelque  fer- 
mentation extraordinaire  des  humeurs ,  comme  les 
fièvres  &  quelques  autres  :  car  il  eft  vifible  que  celles- 
ci  ne  iè  peuvent  communiquer»  Ainfi  ils  impriment 
les  difpoiitions  de  leur  cerveau  dans  celui  de  leurs  en- 
fans ,  &  ils  donnent  à  leur  imagination  un  certain 
tour ,  qui  les  rend  tout-à-fait  fufceptibles  des  mêmes 
£èntimens. 

-  La  féconde  raifon,  c'efl:  que  d'ordinaire  les  enfans 
îi'ont  que  tres-peu  de  commerce  avec  le  relie  des 
hommes,  qui  pourroient quelquefois  tracer  d'autres 
veftiges  dans  leur  cerveau,  &  rompre  en  quelque  fa- 
çon l'effort  continuel  de  rimpreîfion  paternelle.  Car 
de  mêmequ'un  homme  qui  n'eft  jamais  forti  de  Ion 
paîs s'imagine  ordinairement  que  les  moeurs  ôc  les. 

»  COUtU." 


DE  LA  VERITF.  Livre  IL  147 
coutumes  des  étrangers  font  tout  à-fait  contraires  à  la  Ch  a  p. 
raifon,  parce  qu'elles  (ont  contraires  à  la  coutume  de  I L 
{à  ville,au  torrent  de  laquelle  il  Te  laifïè  emporter  :  ain(î 
un  enfant  qui  n 'eft  jamais  forti  de  la  mailon  paternel- 
le, s 'imagine  que  les  {èntimens&  les  manie'res  de  fès 
parens  font  la  raifbn  univerfèlle  j  ou  plutôt  il  ne  penfè 
pas  qu'il  puifîe  y  avoir  quelqu'autres  principes  de  rai- 
Ibn  ou  de  vertu  que  leur  imitation.  Il  croit  donc  tout 
ce  cju'il  leur  entend  dire ,  &  il  fait  tout  ce  qu'il  leur 
voit  faire. 

Mais  cette  impreflion  des  parens  eft  fi  forte,  qu'elle 
n'agit  pas  feulement  fur  l'imagination  des  enfans,  elle 
agit  même  fiir  les  autres  parties  deleur  corps-.  Un  jeu- 
ne garçon  marche,  parle,  &  fait  les  mêmes  gefles  que 
fbnpere»  Une  fille  de  même  s'habille  comme  ù.  mè- 
re, marche  comme  elle  ,  parle  comme  elle  ;  fi  la  mère 
grafiàïe,  la  fille  grafiaïe  -,  fi  la  mère  a  quelque  tour  de 
tête  irregulier ,  la  fille  le  prend.  Enfin  les  enfans  imi- 
tent les  parens  en  toutes  chofes,  jufques  dans  leurs  de' 
feuts,  &  dans  leurs  grimaces ,  auifi  bien  que  dans  leurs 
ierreurs  &  dans  leurs  vices. 

Il  y  a  encore  plufieurs  autres  caufès  qui  augmentent 
TefFct  de  cette  impreflion.  Les  principales  lont  l'au- 
torité'des  parens  ,  la  dépendance  des  enfans ,  &  l'a- 
mour mutuel  des  uns  &  des  autres  :  mais  ces  cau/ès 
font  communes  aux  Courtifàns,  aux  lèrviteurs  ,&  gé- 
néralement à  tous  les  inférieurs  âuffi  bien  qu'aux  en- 
fans .Nous  les  allons  expliquer  par  l'exemple  des  gens 
de  Cour . 

Il  y  a  des  hommes  qui  jugent  de  ce  qui  i>e  parok 
point  par  ce  qui  paroît  :  de  la  grandeur,  de  la  force ,  & 
de  la  capacité  de  l'efprit  qui  leur  font  cachées,  par  la 
iToblerîe,  les  dignitez  &  les  richefTeSjqui  leur  font con  - 
nues.  On  mefurefbuvent  l'un  par  l'autre  :  &  la  dé- 
pendaHceoù  l'on  eft  des  grands,  le  defir  de  partici- 
per à  leur  grandeur,  &  l'éclat  fenfible  qui  les  environ- 
ne ,  portent  (buventles  hommes  à  rendre  à  des  horti- 
mes  des  honneurs  divins ,  s'il  m'eft  permis  de  parler 
ainfi.  Car  fi  Dieu  donne  aux  Princes  i'aucoiité,  les 

•      L  4.  hom>- 


14?  DE  LA  RECHERCHE 

Chap.  hommes  leur  donnent  l'infaillibilité  :  mais  une  infail- 
1 1.  libilite',  qui  n'eft  point  limite'e  dans  quelques  fujets 
ni  dans  quelques  rencontres,  &  qui  n'eft  point  atta- 
chc'e  à  quelques  ceremonies.Les  Grands  fçavent  natu- 
rellement toutes  choies  :  ils  ont  toujours  raifbn,  quoi 
qu'ils  de'cident  des  queftionsdefquelles  ils  n'ont  au- 
cune connoiflànce.  C'eft  ne  fçavoir  pas  vivre  que  d'e- 
xaminer ce  qu'ils  avancent  :  c'eft  perdre  le  re(pe£t  que 
d'en  douter  :  C'eft  fe  révolter,  ou  pour  le  moins  c'eft 
iè  déclarer  Cot ,  extravagant  èc  ridicule  que  de  les  con- 
damner. 

Mais  lors  que  les  grands  nous  font  l'honneur  de 
nous  aimer,  ce  n'eft  plus  alors  iimplement  opiniâtre- 
té, entêtement ,  rébellion  ,  c'eft  encore  ingraritude  & 
perfidie  que  de  ne  iè  rendre  pas  ave  uglém  en  ta  toutes 
leurs  opinions  :  c'eft  une  faute  irréparabre  qui  nous 
îend  pour  toujours  indignes  de  leurs  boanes  grâces. 
Ce  qui  fait  que  les  gens  de  Cour>&  par  une  (uite  nécel- 
iàire  presque  tous  les  peuples  s'engagent  iàns  délibe'- 
ler  dans  tous  les  fentimens  de  leur  Souverain ,  ]\iC- 
^ueS'là  mêmes  que  dans  les  véritez  de  la  Religion ,  ils 
ic  rendent  tres-lbuvcnt  à  leur  fantaiûe  &  à  leur  ca- 
price, 

L' Angleterre,  &  l'Allemagne  ne  nous  fburni/Tent 
que  trop  d'exemples  de  ces  jfeûmilîîons  déréglées  des 
peuples  aux  rolontez  impies  de  leurs  Princes.  Les  hi- 
ftoires  de  ces  derniers  temps  en  font  toutes  remplies  -, 
ôcl'on  a  vu  quelquefois  des  perfonnes  avancées  en  âge 
avoir  changé  quatre  ou  cinq  fois  de  Religion  à  cauiè 
des  divers  changemens  de  leurs  Princes. 
'z^rt.  5  7      ^^s  Rois  &  même  les  Reines  ont  dans  l'Angleterre 
d€lal{e-  i^gouyernement  de  tous  les  Etats  de  leurs  B^yaumes  foit 
Imon  de  Bcclejiajiiquesou  civils  en  toutes  caufes.    Ce  font  eux 
VBdife    9"^  approuvent  les  liturgies,  les  offices  des  Peftes  &  la 
^ndic.  nianiere  dont  on  doit  adminiftrer  les  Sacremens.  Ils 
ordonnent  par  exemple  que  l'on  n'adore  point  Jesus- 
Christ  iorlque  l'on  communie ,  quoiqu'ils  obligent 
encore  de  le  recevoir  à  genoux  félon  l'ancienne  coutu- 
me. Eii  jin  mot  ils  changent  toutes  chofes  dans  leurs 

litur- 


DE  LA  VERITE'.  Livre  IL        149 
liturgies  pour  la  conformer  aux  nouveaux  arficles  de  Chat. 
leur  foi,  &  ils  ontaulfi  le  droit  die  juger  de  ces  articles      il. 
avec  leur  Parlement  comme  le  Pape  avec  le  Concile, 
ainfi  que  l'on  peut  voir  dans  les  ftacuts  d'Angleterre  Se 
d'Irlande  faits  au  commencement  du  Règne  de  la  Rei- 
ne Elilàbech.  Enfin  on  peut  dire  que  les  Rois  d'An- 
gleterre ont  mêmes  plus  de  pouvoir  fiir  le  fpirituel  que 
furie  temporel  de  leurs  fujets:  parce  que  ces  mifèra- 
bles  peuples  &  ces  enfàns  de  la  Terre  fè  (buciant  bien 
moins  de  la  confervation  de  la  foi,  que  de  la  conferva- 
tion  de  leurs  biens  5  ils  entrent  facilem.ent  dans  tous 
les  (èntimcns  de  leurs  Princes,  pourvu  que  leur  intérêt 
temporel  n'y  foit  point  contraire. 

Les  révolutions  qui  font  arrive'es  dans  la  Religion 
en  Suéde  &  en  Danemarc,  nous  pourroient  encore  fer- 
vir  de  preuve  de  la  force  que  quelques  esprits  on:  fur 
les  autres,  mais  toutes  ces  révolutions  ont  encore  eâ 
plufieurs  autres  caufes  tres-coniîdérables.  Ces  chan- 
gemens  furprenans  font  bien  des  preuves  de  la  com- 
munication contagieufe  de  l'imagination  ;  mais  des 
preuves  trop^randes  &  trop  vaftes.  Elles  étonnent  ^ 
elles  éblouïflent  plutôt  les  efprits  qu'elles  ne  les  éclai-  - 
rent ,  parce  qu'il  y  a  trop  de  caufes  qui  concourent  à  la 
produdion  de  ces  grands  évenemens. 

Si  les  courtilàns  &  tous  les  autres  hommes  aban- 
donnent fbuvent  des  vériïez  certaines ,  dQ3  véritez  ef- 
ientielles,  des  véritez  qu'ileftnécelTairedeiaùtenir, 
ou  de  fe  perdre  pour  une  éternité  ;  il  e(t  vifîble  qu'ib 
ne  fe  bazarderont  pas  de  défendre  des  véritez  abflrai- 
tes,  peu  certaines  &  peu  utiles.  Si  la  Religion  du  Prin- 
ce fait  la  Religion  des  fujets,  la  raifon  du  Prince  f::ra 
aulfi  la  raifon  de  fes  fujets,  Et  ainfi  les  fentimens  t?ii 
Prnice  feront  toujours  à  la  mode  :  fès  plaifirs ,  fès  paC- 
fions,  fès  jeux,  fes  paroles, fes  habits, &  genéraleme^it 
toutes  fès  adions  feront  à  la  mode  :  car  le  Prince  cR: 
lui  même  comme  la  mode  efienrielle ,  &  il  ne  le  ren- 
contre prefque  jamais ,  qu'il  fafiè  cjuelque  chofe  qui 
ne  fbii;  pas  à  la  mode.  Ec  comme  toutes  les  irré.^ulari- 
tez  de  la  mode  ae  font  que  des  agréemens  &  de^.  beau- 

L  5  tez. 


%<,o  DE  LA  RECHERCHE 

QnAV.     tcz,ilnefeut  pas  s'^tomier  fi  les  Princes  agiifent  £: 
11^      ibrtementfùi  rimagination  des  autres  hommes. 

Si  Akîrandrepanche  la  tête,  (es  courtifans  panchenc 
Ja  tête.  Si  Denys  le  Tyran  s'applique  à  la  Géométrie  k 
l'arrive'e  de  Platon  dans  Syracufè  ,  la  Géométrie  de- 
vint aulîi  -tôt  à  la  mode ,  &  le  Palais  de  ce  Roi,  dit  Plu- 
tarcjueXe  remplit  incontinent  de  poufliére  par  le  grand 
nombre  de  ceux  qui  tracent  des  figures.  Mais  dés  que 
Platon  fe  met  en  colère  contre  lui,  &  que  ce  Prince  {è 
dégoûte  de  l'étude,  &  s  abandonne  de  nouveau  à  fès 
plailirSjfèscourtifans  en  font  auffi-tôt  de  même.  Il 
lemble ,  continue  cet  Auteur  qu'ils  foient  enchantez. 
Oeuvres  &  qu'une Cir ce  les  transforme  en  d'autres  hommes. 
fnora.es.  Ils  partent  de  l'inclination  pour  la  Philolbphie  à  Tin- 
Commet  cHnation  pour  la  débauche,  &  de  l'horreur  de  la  dé- 
^j.fff^^'   bauche  à  l'horreur  de  la  Philolbphie.C'efl:  ainfi  que  les 
dijtin-      Princes  peuvent  changer  les  vices  en  vertus  &  les  vertus 
çuer  le    en  vices, &  qu'une  feule  de  leurs  paroles  eft  capable  de 
ft«î/fw      changer  toutes  les  idées.  Ilnefeut  d'eux  qu'un  mot, 
dcl/'.mi.  qu'un  geftc,  qu'un  mouvement  des  yeux  ou  des  lè- 
vres pour  faire  paîTer  lafcience  Se  l'érudition  pour  une 
balîè  pédanterie  jla  témérité ,  la  brutalité ,  la  cruauté,  , 
peur  la  grandeur  de  courage-,  &  l'impitté  &.le  liber- 
tinage, pour  force  &  pour  liberté  d'efprit. 

Mais  cela,  auifi  bien  que  tout  ce  que  je  viens  de  dire- 
ftippofe ,  que  ces  Princes  ayent  l'imagination  forte  Se 
vive  :  car  s'ils  avoient  l'imagination  foible  &  languit- 
jfànte,  ils  nepourroient  pas  animer  leurs  difcoursj  ni 
leur  donner  ce  tour  &  cette  force,  qui  foùmet  &  qui 
ab bat  invinciblement  les  efprits  foibles. 

Si  la  force  de  l'imagination  toute ieule  &  fans  aucun . 
ifècours  de  la  raifon  peut  produire  des  effets  fi  furpre- 
nan's  ,  il  n'y  arien,  de  fi  bizarre  ni  de  fi  extravagant .: 
qu'elle  ne  perfuade ,  loifiju'elleefl  foûtenuë  par  quel- 
ques raifons  apparentes.  En  vo  ci  des  preuves . 
J)îoâore  ;      Un  ancien.  Auteui:  rapporte.qu'enEthiopie  les  gens  . 
deSui!e->  de  Cour fèrendoient  boiteux  £c- difformes-,  qu'ils  fs 
BfhMoth.  coupoient  quelques  membres  ,&  qu'ils  fe  donnoient 
lijl.l,.].  mixi'ifi.jp.  iv.oiz  pour ic  rendre  fenibiables  à  leurs  , 

Piin- 


DU  LA  VERITE'.  Livre  IL         içt 
Princes.  On  avoit  honte  de paroitre  avec  deux  yeux,  Chtap. 
&  de  marcher  droit  à  la  fuite  d'un  Roi  borgne  &  boi  -      IL 
teuxj  de  même  qu'on  n'oferoitàpiélènt  paroîrre  à 
la  Cour  avec  la  fraize&  la  toque,  ou  avec  des  bottines 
blanches  &  des  e'perons  dorez.  Cette  mode  des  Ethio- 
piens étoit  fort  bizarre  ,  &  fort  incommode ,  mais 
cependant  c'e'toit  la  mode.    On  la  fui  voit  avec  joye,  & 
on  ne  fbngcoit  pas  tant  à  la  peine  qu'il  falJoit  fbuffrir, . 
qu'à  l'honneur  qu'on  (è  faifoit  de  paroître  plein  de 
générofité  &  d'afFedion  pour  ion  Roi.  Enfin  cette 
faufTeraiibn  d'amitié  (bûtenant  l'extravagance  de  la 
mode ,  l'afairpalTercn  coutume  &  en  loi  qui  a  e'té 
obièrve'e  fort  long-tcms. 

Les  relations  de  ceux  qui  ont  voyagé  dans  le  Levant 
■nous  apprennent  que  cette  coutume  fe  garde  dans  plu* 
fîeurs  pais  ,&  encore  quelques  autres  aufTi  contraires  ' 
au  bon  fèns  &  à  la  raifon»  Mais  il  n'eft  pas  néceiîaire 
depalTer  deux  fois  la  ligne  pourvoir  obferver  religieu- 
fèment  des  loix  &  des  coutumes  déraifbnnables ,  ou 
pour  trouver  des  gens  qui  fuivent  des  modes  incom- 
modes ,  &  bizarres  :  il  ne  faut  pas  fortir  de  la  France 
pour.cela  Par  tout  où  il  y  a  des  hommes  lèn  fibles  au  x 
paflîons,  &  où  l 'imagination  eft  maîtreiïe  de  la  raifbn  j 
il  y  a  de  la  bizarrerie ,  &  unebizarrerie  incompréhen- 
sible. Si  l'on  ne  fouf&e  pas  tant  de  douleur  à  tenir  fbn 
fèin  découvert  pendant  les  rudes  gelées  del'hyver ,  Se 
p.iQ  ferrer  le  corps  durant  les  chaleurs  excelTives  de  l'é- 
té, qu'à  ie  crever  un  œil  ou  à  fè  couper  un  bras,  on  de- 
vroitfoulFrir  davantage  de  confufion.  La  ve'mQ  n'eft  ■ 
pas  fi  grande,  mais  la  raifon  qu  on  a  de  l'endurer  n'eft 
pas  fi  apparente  :  ainfiil  y  a  pour  le  moins  une  égale 
Dizarrerie.  Un  Ethiopien  peut  dire  que  c'eft  par  géné- 
rofité qu'il  (è  crève  un  œil  ,•  mais  que  peut  dire  une 
Dame  Chrétienne  qui  fait  parade ,  de  ce  que  la  nature  ' 
&  la  Religion  l'obligent  de  cacher  ?  Qoi:  c'eit  fa  m.O'^  - 
de,  &  rien  davantage .  Mais  cette  mode  eft  bizarre,in- 
commode,  mal  honnête,  indigne  en  toutes  manie-  - 
res:  elle  n'a  point  d'autre  fburce,  qu'une  manifcfte 
coiTuptioiidcla  raifon ,  ôl  qu'une  fecrctce  corruption  ^ 

L-é  >  dé-i 


1^1  BE   LA  RECHERCHE 

Ch  a  p*     du  cœur:  on  ne  la  peut  fuivre  fans  fcandale  :  c'efl:  pren- 
X  1.       dre  ouvertement  le  parti  du  dérèglement  de  l'imagi- 
nation contre  la  raifon ,  de  l'impureté  contre  la  pure- 
té, de  l'efprit  du  monde  contre  l'efprit  de  Dieu:  en  un 
mot  c'eft  violer  les  loix  de  la  raifon  &  les  loix  de  l'E- 
vangile que  de  fuivre  cette  mode.  N'importe  ,  c'eft  la 
rnode  :c'eil-à-dire  une  loi  plus  (àinte  &  plus  inviola- 
ble que  celle  que  Dieu  avoir  écrite  de  fa  main  fur  les 
Tables  de  Moïfc,  &  que  celles  qu'il  grave  avec  fon  ef- 
prit  dans  le  cœur  des  Chétiews. 

En  vérité  je  ne  {çai ,  (î  les  François  ont  tout-à-fàic 
droit  de  fe  moquer  des  Ethiopiens  &  des  Sauvages.  Il 
cft  vrai ,  que  fi  on  voyoit  pour  la  première  fois  un  Roi 
borgne  &  boiteux  n'avoir  à  fà  fuite  que  des  boiteux  &: 
des  borgnes,  on  auroit  peine  à  s'empêcher  de  rire. 
Mais  avec  le  tems  on  n'en  riroit  plus ,  &  l'on  admire- 
roit  peut-être  davantage  la  grandeur  de  leur  courage 
&  de  leur  amitié,  qu'on  ne  (è  railleroit  de  la  foiblefle 
de  leur  eiprit.  Il  n'en  cft  pas  demémedes  modes  de 
Prance.  Leur  bizarrerie  n'eft  point  (oûtenuë  de  quel- 
que raifon  apparente  ;,  &  fi  elles  ont  l'avantage  de  n'ê- 
tre pas  fi  fâcheufes,  elles  n'ont  pas  toiàjours  celui  d'ê- 
tre auffi  raifonnables.  En  un  mot  elles  portent  le  ca- 
radere  d'un  iiécle  encore  plus  corrompu ,  dans  lequel 
xien  n'cft  affez  puiilant  pour  modérer  le  dérèglement 
de  l'imagination. 

Ce  qu'on  vient  de  dire  àes  gens  de  Cour  ,  fè  dois 
aufïi  entendre  de  la  plus  grande  partie  des  fêrviteurs  à 
l'égard  de  leurs  maîtres ,  des  fervantes  à  l'égard  de 
leurs  maîtrefïès  ,  &  pour  ne  pas  faire  un  dénombre- 
ment âfTez  inutile ,  cela  fe  doit  entendre  de  tous  les  fii- 
perieurs  :  mais  principalement  des  enfans  à  l'égard  de 
leurs  parens  j  parce  que  les  enfans  font  dans  une  dé- 
pendance toute  particulière  de  leurs  parens  j  que  leurs 
parens  ont  pour  eux  une  amitié  &;une  tendrefîcqui  ne 
iè  rencontre  pas  dans  les  autres  ;  &c  enfin  ,  parce  que  la 
raifon  porte  les  enfans  à  desfoiimifîions&àdesref^ 
peds,  c]ue  la  même  rai  fon  ne  régie  pas  toujours. 
il  aift  pas  abroluiîienc  uéceilàire  pour  agir  daiis 
/•■^  l'iiuJi» 


DE  LA  VERITE'.  Livre  IL  155 
rimagination  des  autres ,  d'avoir  quelque  autorite'  Chap/' 
fur  eux  5  &  qu'ils  dépendent  de  nous  en  quelque  ma-  I  I. 
niére:  la  (èule  force  d'imagination  fuffit  quelquefois 
pour  cela»  Il  arrive  (buvent  que  des  inconnus  ,  qui 
n'ont  aucune  réputation,  &  pour  lefqucls  nous  ne 
fbmmes  pre'venus  d'aucune  cftime  ,  ont  une  telle  for- 
ce d'imagination  ,  &par  confe'quent  àcs  exprefïîons  (î 
vives ,  &  fi  touchantes ,  qu'ils  nous  perfuadent  (àiis 
que  nous  j[çachioiJS  ni  pourquoi ,  ni  même  de  quoi 
nous  fbmmes  periuadez.  Ileft  vrai  que  cela  fèmbk 
fort  extraordinaire ,  mais  cependant  il  n'y  a  rien  de 
plus  commun. 

Or  cette  perfuafîon  imaginaire  ne  peut  venir  que  de 
la  force  d'un  efprit  vifionnaire  ,  qui  parle  vivement 
fans  içavoir  ce  qu'il  dit,  &  qui  tourne  ainfi  les  efprits 
de  ceux  qui  l'écoutent  à  croire  fortement  0ns  {çavoir 
ce  qu'ils  croyent.  Car  la  plupart  des  hommes  le  hif- 
fent  aller  à  l'effort  de  l'imprelHon  (ènfible  qui  les 
éblouit,  &  qui  les  pouffe  à  juger  par  pafTion  de  ce 
ce  qu'ils  ne  conçoivent  que  confufèment.  On  prie 
ceux  qui  liront  cet  ouvrage  de  penfèr  à  ceci,  d'en  re* 
marquer  des  exemples  dans  les  converfàtionsoùils  Ce 
trouveront ,  &  de  faire  quelque  réflexion  fur  ce  qui  fè 
pafle  dans  leur  efprit  en  ces  occafions.  Cela  leur  fera 
beaucoup  plus  urile'qu'ils  ne^peuvent  fè  l'imaginer» 

Mais  il  faut  bien  confiderer  qu'il  y  a  deux  chofes 
qui  contribuent  merveilleufèment  à  la  force  de  l'ima^ 
gination  des  autres  fur  nous.  La  première  eft  un  air 
de^pieté  &  de  gravité  :  l'autre  eft  un  air  de  libertinage 
&  de  fierté.  Car  félon  nôtre  difpofition  à  la  pieté  ou  au 
libertinage,  les  perfonnes  qui  parlent  d'un  air  grave  & 
pieux  )  ou  d'un  air  fier  &c  libertin  agiifent  fort  diverfc» 
ment  fur  nous. 

Il  eft  vrai  que  les  uns  font  bien  plus  dangereux  que 
les  autres,  inais  il  ne  faut  jamais  fè  laifler  perfîiader 
par  les  manières  des  uns  ni  des  autres,  mais  feulement 
par  la  force  de  leurs  raifons.  On  peut  dire  gtavement 
&  modeftement  des  fottifes  ,  &  d'une  manière  dévote 
desimpiecezôcdesblafphcmes.  Il  faut  donc  exami- 
ner. 


154  DE  tA  RECHERCHE 

Çhap^  lier ,  fi  les  efprits  (bnc  de  Dieu  félon  le  confèil  de  Saint 
l  h  Jean,  &  ne  pas  fe  fier  à  toutes  fortes  d'efprits .  Les  Dé- 
mons Ce  transforment  quelquefois  en  Anges  de  lu- 
mie're  :  &c  l'on  trouve  des  perfonnes  à  qui  l'air  de  pie- 
té'eft  comme  naturel ,  &  par  confëquent  dont  la  ré- 
putation eft  d'ordinaire  fortement  établiequi  dilpen- 
îènt  les  hommes  de  leurs  obligations  efTentielles ,  & 
même  de  celle  d'aimer  Dieu  &  le  prochain ,  pour  Iqs 
rendre  efclaves  de  quelque  pratique,  &  de  quelque  cé- 
rémonie Pharifîenne.  / 

Mais  les  imaginations  fortes  de{qaelles  il  faut  e'vi- 
ter  avec  foin  l'impreffion  &  la  contagion  font  certains 
eiprits  par  le  monde,  qui  afFetStent  la  qualité'  d'e/prits 
forts  i  ce  qui  ne  leur  eit  pas  bien  difficile  d'acquerif. 
Car  il  n'y  a  maintenant  qu'à  nier  d'uii  certain  air  le  pè- 
che'originel  ,  l'immortalité' de  l'ame,  ou  fe  railler  de 
quelque  (èntiment  reçu  dans  l'Eglife  ,  pour  acqué- 
rir la  rare  qualité' d'elprit  fort  parmi  le  commun  des 
hommes . 

Ces  petits  eiprits  ont  d'ordinaire  beaucoup  de  feu,  & 
un  certain  air  libre  &  fier  qui  domine ,  &  qui  difpofe 
les  imaginations  foibles  à  iè  rendre  à  des  paroles  vives 
&  (pecieufes,  mais  qui  ne  fignifient  rien  à  dçs  efprits 
attentifs.  Ils  font  tout  à  fait  heureux  en  expreffionSy 
quoi  que  tres-mal-heureux  en  raifons.  Mais  parce 
que  les  homm^s^toutraifonnables  qu'ils  font,  aiment 
peaucoup  mieux  le  laiffer  toucher  par  le  plaifir  fènfi- 
bie  de  l'air  &  des  expreffions ,  que  de  fè  fatiguer  dans  - 
Texamen  des  raifons ,  il  eft  vifible  que  ces  efprits  doi- 
vent l'emporter  furies  autres,  &  communiquer  ainix 
leurs  erreurs  &  leur  malignité  ,  par  la  puiflance  qu'ils 
ç^nt  fur  i'iraagiaation  des  autres  hommes. 


miM 


DE  LA  VERITE'.  Livre  IL        1^5 


CHAPITRE    II  L 

I.-IT<?  la  force  de  Imagination  de  certains  ç^Uteurs, 
II.  De  Tertullien. 


Chap» 
III, 


U Ne  des  plus  grandes  &  des  plus  remarquables 
preuves  de  la  puinànce  que  les  imaginations 
ont  les  unes  fur  les  autres,  c'eft  le  pouvoir  qu'ont 
certains  Auteurs  de  perfuader  {ans  aucunes  raifons. 
Par  exemple ,  le  tour  à^s  paroles  de  Tertullien  ,  de 
Seneque ,  de  Montagne ,  &  de  quelques  autres ,  a  tant 
de  charmes,  &tant  d'éclat,  qu'il  ébloiiit  l'elprit  de 
la  pluipart  des  gens ,  quoi  que  ce  ne  {bit  qu'une  foible 
peinture ,  &  comme  l'ombre  de  l'imagination  de  ces 
Auteurs.  Leurs  paroles  toutes  mortes  qu'elles  {ont  > 
ont  plus  de  vigueur  que  la  raison  de  certaines  gens.  El- 
les entrent,  elles  pénètrent,  elles  dominent  dans  l'ame 
d'une  manière  {iimpérieu{è,qu'élles{è  font  obéir  {ans 
fè  faireentendre ,  &  qu'on  fe  rendà  leurs  ordres  {ans 
les  fçavoir.  On  veut  croire ,  mais  on  ne  Içait  que  croi  - 
re  :  car  ior{qu'on  veut  fçavoir  ce  qu'on  veut  croire ,  & 
gu'on  s'approche  pour  ainddire  de  ces  phantômes 
pour  les  reconnoitre ,  ils  s'en  vont  Ibuvcnt  en  fumée 
avec  tout  leur  appareil  &  tout  leur  éclat. 

Quoi  que  les  livres  des  Auteurs  que  je  viens  dé- 
nommer ,  foient  très-propres  pour  faire  rem  arquer  la 
puiflTance.,  que  les  imaginations  ont  les  unes  {ijr  les 
autres ,  &  que.je  \çs  propole  pour  exemple ,  je  ne  pré" 
tens  pas  toutefois  les  condamner  en  toutes  cho{ès. 
Je  ne  puis  m'empêcher  d'avoir  de  l'eftime  pourcer-  r?j^^^j^^ 
■taines  beautez  qui  s'y  rencontrent,  &dela  déferen-  éciaircip' 
ce  pour  l'approbation  univerlelle  qu'ilsonreuë  pen     (çynenL 
dant  plutieuTsiiécles.^  jeprotefle  enfin  que  j'ai  beau- 
coup  de  refpeâ:  pour  quelques  ouvrages  de  Tertulien, 
principalement  pour  Ion  apologie  contre  lesGentils> 
&  pour  {on  livre  des  prescriptions  contre  les  hereti- 
«J^es,&;po^^  quelques  e^ndroits  des  Livres  de  Sene- 


2S6  DE  LA  RECHERCHE 

Chap.  que,  c]uoi  que  je  n'ayepas  beaucoup  d'eftime  pour 
III»       tout  le  livre  de  Montagne. 

Tertullien  e'toit  à  la  vérité  un  homme  d'une  pro- 
fonde érudition,  mais  il  avoir  plus  de  mémoire  que  de 
jugement ,  plus  de  pénétration  &  plus  d'étendue  d'i- 
magination ,  que  de  pénétration  Se  d'étendue  d'efprit: 
On  ne  peut  douter  enfin ,  qu'il  ne  fut  vifionnaire 
dans  les  fens  que  )*ai  expliqué  auparavant,  &  qu'il 
n'eût  prefque  toutes  les  qualitez  que  j'ai  attribuées  aux 
eiprits  vifionnaires.  Le  refpeâ:  qu'il  eut  pour  les  vi-' 
frons  de  Montanus  &  pour  Tes  ProphetefTes ,  eft  une 
preuve  inconteftable  de  la  foibielTe  de  {on  jugement. 
Ce  feu ,  ces  emportemens,  ces  entoufiafmes  fur  de  pe- 
tits fujets  marquent  fènfiblement  le  dérèglement  de 
Ion  imagination.  Combien  demouvemens  irregu- 
lièrs  dans  fès  hyperboles  &  dans  Tes  figures  ?  Combien 
de  raifons  pompeulès  &  magnifiqueSjqui  ne  prouvent 
que  par  leur  éclat  fenlible  ,  &  qui  ne  perfiiadent  qu'en 
écourdilîant  &  qu'en  ébloiiiflant  l'efprit. 

A  quoi  fert ,  par  exemple ,  à  cet  Auteur ,  qui  veut  fe 
juftifter  d'avoir  pris  le  manteau  de  Philoibphe,  au  lieu 
delà  robbe  ordmaire ,  dédire  que  ce  manteau  avoit 
autrefois  été  en  ufâge  dans  la  ville  de  Cartage  ?  Eft-il 
permis  prefèntement  de  prendre  la  toque  &  la  f  raife , 
à  cauiè  que  nos  pères  s'en  font  (ervis  ?  Et  les  femmes 
peuvent- elles  porter  des  vertugadins  &  des  chaperonsi 
fi  ce  n'eft  au  carnaval ,  lorfqu'elles  veulent  le  déguifer 
pour  aller  en  mafque. 

Que  peut-ii  conclure  de  ces  defcriptions  pompeu- 
lès &  magnifiques  des  changemens  qui  arrivent  dans 
le  monde,  &  que  peuvent  t'elles  contribuer  à  (à  juftifi- 
cation  ?  la  Lune  eit  différente  dans  fès  phafcs ,  l'année 
dans'ies  làilbns ,  les  campagnes  changent  de  face  l'hy- 
ver  &.  l'efté  II  arrive  des  débordemens  d'eaux  qui 
noyent  des  Provinces  entières  ,  &  des  tremblemens  de 
terre  qui  les  engloutillent.  On  a  bâti  de  nouvelles  vil- 
les i  on  a  établi  de  nouvelles  colonies  ;  on  a  vu  des  in- 
ondations de  peuples  qui  ont  ravagé  des  pais  entiers  j 
enfin  toute  la  nature  eit  lujette  au  changement,  Donc 

'■^  a 


DE  LA  VERITE'.  Livrî  II.        15-7 
il  a  eu  raifbn  de  quitter  la  robbe  pour  prendre  le  man-  Cha.p. 
teau.  Quel  rapport  entre  ce  qu'il  doit  prouver,    &      III, 
entre  tous  ces  changemens ,  &plufîeurs  autres  qu'il 
recherche  avec  grand  foin ,  &  qu'il  décrit  avec  des  ex- 
premons  forcées,  obfcures,  &guinde'es.  Le  Paon  fè  chap,  2. 
change  à  chaque  pas  qu'il  fait ,  le  fèrpent  entrant  dans  &  3  • 
quelque  trou  étroit  fort  de  (à  propre  peau,  &  fè  renou-  ^^  ^ai- 
veile  ;  donc  il  a  railbn  de  changer  d'habit  ?  Peut  on  de  ^îo- 
fàng  froid ,  &  de  (àng  raflîs  tirer  de  pareilles  conclu- 
lions  ,  &  pourroit-on  les  voir  tirer  fans  en  rire ,  fi  cet 
Auteur  n'étoiirdifroit&  ne  troubloic  l'efprit  de  ceux 
quilelifent? 

Prefque  tout  le  refle  de  ce  petit  livre  de  Pallh ,  eft 
plein  deraifbns  aufTi  éloignées  de  fbn  fujet  que  celles  • 
ci ,  le/quelles  certainement  ne  prouvent  qu'en  écour- 
difîant,  lorfqu'on  eft  capable  defelaider  étourdir: 
mais  il  feroit  afTez  inutile  de  s'y  arrêter  davantage.  Il 
fuifit  de  dire  ici ,  que  fi  la  jufteffe  de  l'efprit ,  auÀi  bien 
que  la  clarté  &  la  netteté  dans  le  diicours  ,  doivent 
toujours  paroître  en  tout  ce  qu'on  écrit ,  puifqu'on  ne 
doit  écrire  que  pour  faire  connoître  la  vérité  -,  il  n'eft  Multos 
pas  polfible  d'exculer  cet  Auteur ,  qui  au  rapport  me-  ^^i^^ 
me  de  Saumaife  le  plus  grand  Critique  de  nos  jours ,  a  yidipojî' 
fait  tous  fès  efforts  pour  fe  rendre  obfcuri  &  qui  a  fi  ^«^^ 
bien  leiiffi  dans  fbn  de(rein,que  ceCommentateur  étoit  bene 
prêt  de  jurer  ,  qu'il  n'y  avoir  perfbnne  qui  l'entendît  <ejluaf- 
parfaitement.  Mais ,  quand  le  génie  de  la  nation ,  la  Jent  ut 
fantaifie  de  la  mode  qui  regnoi  t  en  ce  tems  là  ,&  enfin  eum  af* 
la  nature  de  la  fatire  ou  de  la  raillerie  feroient  capables  feque- 
dejuftifier  en  quelque  manière  ce  beaudelîein  defè  rentury 
rendre  obfcur  &  incomprehenfible  ;  tout  cela  ne  pour-  nihil 
roit  excufèr  les  méchantes  raiions  &  l'égarement  i^Y£ter 

d'un  fudorem 
C^  inanem  animi  fatigationem  lucratos ,  ah  ejus  UElione  difcejjiffe^ 
Sic  qui  Scotinus  haberi  viderique  dignus ,  qui  hoc  cognomentum  ha^ 
heret ,  voluit ,  adeo  quod  voluit  àfemet  ipjo  im^etraviti  O'  efficere 
id  quod  optabat  valuit,  ut  liquida  jur are  aufm  yieminem  ad  hoc  tem- 
pus  extitiJJè-,quipoJJitjurare  hune  lihellum  à  capitead  calcem  u/que 
totum  àfènon  minus  bene  intdk^um  quam  leÛum.  Salm.  in  epiit, 
ded.  Comm.  in  Tert. 


ij8  DE  LA  RECHERCHE 

Chap.  d'un  Auteur,  qui  dans  plufieurs  autres  defèsouvra- 
III»  ges ,  auffi-bien  que  dans  celui-ci ,  dit  tout  ce  qui  lui 
vient  dans  l'efprit  j  pourvu  que  ce  fbit  quelque  penfée 
extraordinaire ,  &  qu'il  ait  quelque  expreffion  hardie 
par  laquelle  il  efpere  faire  parade  de  la  force ,  ou  pour 
mieux  dire ,  du  de'réglement  de  fbn  imagination. 

Chap.  chapitre    IV^ 

IV. 

De  V  hna.gination  de  Sene^ue. 

L'Imagination  de  Sçneque  n'eft  quelquefois  pas 
mieux  réglée  que  celle  de  Tertullien.  Sesmou- 
vemens  impétueux  l'emportent  fouvent  dans  des  païs 
qui  lui  font  inconnus ,  ou  néanmoins  il  marche  avec 
la  même  affurance ,  que  s'il  fçavoit  où  il  eft  &  où  il  va. 
Pourvu  qu'il  fafïc  de  grands  pas ,  des  pas  figurez ,  & 
dans  une  jufle  cadence ,  il  s'imagine  qu'il  avance  beau- 
coup ;  mais  il  reffemble  à  ceux  qui  danfent  qui  finiA 
iènt  toujours  où  ils  ont  commencé. 

11  faut  bien  diftinguer  la  force  &  la  beauté  des  pa- 
roles, delà  force  &  de  l'évidence  des  raifons.  II  y  a 
fans  doute  beaucoup  de  force  i  &  quelque  beauté  dans 
hs  paroles  de  Seneque ,  mais  il  v  a  très-  peu  de  force  & 
d'évidence  dans  Ces  raifons.  Il  donne  par  la  force  de 
Ion  imagination  un  certain  tour  à  les  paroles,  qui  tou- 
che ,  qui  agite ,  &  qui  perluadeparimpreilîon  ;  mais 
il  ne  leur  donne  pas  cette  netteté  ,  &  cette  lumière  pu- 
re, qui  éclaire  &  qui  perfuade  par  évidence.  Il  con- 
vainc parce  qu'il  émeut ,  &  parce  qu'il  plaît  ;  mais  ;e 
ne  croi  pas  qu'il  lui  arrive  de  perfuader  c-eux  qui  le 
peuvent  lire  de  ^ng  froid,  qui  prennent  garde  à  la 
furprifè ,  &.  qui  ont  coutume  de  ne  fe  rendre  qu'à  h 
clarté  &  à  l'évidence  des  raifons.  En  un  mot  pourvii 
^u  'il  parle  &  qu'il  parle  bien  ,  il  fè  met  peu  en  peine  de 
ce  qu'il  dit,  comme  fi  on  pouvoit  bien  parler  fins 
J^avoir  ce  qu'on  dit  :  &  ainii  il  perfuade  ians  que  l'on 
fçache  louvent ,  ni  de  quoi  ni  comment  on  eft  perfiia- 
^  de, 


DE  LA  VERITE'.  Livre  IL        259 
dé ,  comme  fi  on  devoir  jamais  fè  laiflèr  per(ùadcr  de  Cha  p^ 
quelque  chofè  fans  la  concevoir  diftinâ;ement ,  &  fans     I  Ve 
avoir  examine'  les  preuves  qui  la  démontrent. 

Qu'y  a-t'il  de  plus  pompeux  &  de  plus  magnifique> 
que  ridée  qu'il  nous  donne  de  ion  Sage  j  mais  qu'y  a- 
t'il  au  fond  de  plus  vain  &  de  plus  imaginaire  ?  Le  por- 
trait qu'il  fait  de  Caton  eft  trop  beau  pour  être  natu- 
rel :  ce  n'eft  que  du  fard  &  que  du  plâtre  qui  ne  donne 
dans  la  vue  que  de  ceux,qui  n'étudient,  Se  qui  ne  con- 
noifïent  pas  la  nature.Caton  étoit  un  homme  fujet  à  h 

Itaquenonrejert  ^  quam  mifère  des  hommes  :  il 
rmlta  in  iUum  tela  conii^  n'étoit  point  invulnérable, 
ciantur ,  cumfit  nulli  feue-  c'efl  une  i  dée  ;  ceux  quile 
trahilis .  Quomodo  quorum-  firappoient  le  bleffoient.  II 
dam  Ufyidum  inexmgnahi-  n'avoit  ni  la  dureté  da 
lis  ferro  duritia  eft ,  nec/è-  diamant  jque  le  fer  ne  peuc 
cariadamas ,  aut  cadi  vel  brifèr  ,  ni  la  fermeté  des 
teri  potefl ,  fed  incurrentia  rochers  que  les  flots  ne 
ultro  retundit  :  quemadmo-  peuvent  ébranler,  comme 
dum  projeéîi  in  altumfcopii-  Seneque  le  prétend.  En  ua 
H  mare  frangunt ,  nec  ipjî  mot  il  n'étoit  point  iiifèn- 
ttllafevitia  -vefiigia  m  ver-  fible  ;  &  le  même  S  eneque 
heratifeculisoftentant.Ita  (s.  trouve  obligé  d'en 
Jàpientis  animus  filidus  efi,  tomber  d'accord,  lorfqae 
CT  id  rohoris  coUegit ,  ut  fon  imagination  s'eft  un 
tam  tutus  fit  ah  injuria^  peu  refroidie ,  &  qu'il  fait 
quam  ilU  qu<£  extuli.  davantage  de  réflexion  i 

hen.  cap.  s.  Tract  Quodin    ce  qu'il  dit. 
fapientcm  non  cadic  injuria. 

Mais  quoi  donc  n'accordera-t'il  pas  que  fon  fagc 
peut  devenir  miferable ,  puifqu'il  accorde  qu'il  n'eft 
pas  infènfîblc  à  la  douleur  ?  Non  fans  doute ,  la  dou- 
leur ne  touche  pas  fbn  fage  ;  la  crainte  de  la  douleur  ne 
l'inquiète  pas:  fbn  fage  e(l  au  delTus  de  la  fortune, &  de 
là  malice  des  hommes  ;  ils  ne  font  pas  capables  de  l'in- 
quiéter. 

zy^dfum  hoc  vohisproha-  Il  n'y  a  point  de  murail- 
turus  : fuh  i[lo  tôt  civitatum  les  &  de  tours  dans  les 
everfire  munimema  incur-   plus  fortes  places ,  que  les 

béliers 


z^ô  DE  LA  RECHERCHE 

Chap*    béliers  &  les  autres  ma-    fitarietislabefieriyO'ytur- 
I*V.      chines  ne  fàlTent  trembler,    rium  altitudinem  cunkulis 
6c  ne  renverfent  avec  le    ac  lateyitibus  fojjis  repente 
tems»  Mais  il  n'y  a  point    refidere  ,  O'  a^uaturum 
<3e  machines  affezpuilïàn-    editîjjmas  arces  aggerem 
tes  pour  ébranler  l'elprit    crefcere.  z^tnullamachi- 
ferme  de  fbn  {âge.  Ne  lui    namentapojjèreperirî ,  qua 
comparez  pas  les  murs  de    hene  fundatum  animum  agi- 
Bâbilone  qu'Alexandre  a    ^e«f .  Et  plus  bas  :  ]Vo«  5/2- 
forcez, ni  ceux  de  Cartage    hylonis  muros  illi  contule- 
&  de  Numance  ,  qu'un    ris^quos  zy4lexander  intra^ 
mêmcbrasarenverlèz,  ni    yiti  non  Cartaginis  ^  dut 
enfin  le  Capitole  &  ta  Ci-    JSfumantite  mœnia  tina  ma- 
tadelle  qui  gardent  encore    nu  capta;  non  Capitolium 
à  pre'fènt  des  marques  ,    arcemve  :  hahent  ijîa  ho(ii' 
que  les  ennemis  s'en  font    le  vefli^ium.  chap.  ô. 
rendus  les  Maîtres.   Les        Quia  tu  putas  cum  ^oli^ 
flèches  que  l 'on  tire  con-    dus  illeR^x  multitudine  te- 
tre  le  Soleil  ne  montent    lorumdiemobfcurafetyul- 
pasjufqu'à  lui.  Leslàcri-    lamfagittamm  folem  inci- 
îéges  que  l'on  commet,    dijfe.  UtcœlefliahHnumas 
lorlque  l'on  renverlè  les    manuseffu^iunt-tO' ahhis 
temples,  &  qu'on  en  brifè   qui  tempU  diruunt  )  dutfi- 
les  images  ne  nuifènt  pas   mulachra  confiant ,  nihiîdi-' 
à  la  divinité'.  Les  Dieux    vinitati  nocetur  -,  ita  quid- 
mêmes  peuvent  être  acca-    quid  fit  infapientem,proter- 
blez  fous  les  ruines  de    yè-,petulanter,fuperbèjfrU' 
leurs  temples^mais  Ton  fa-    jiya  tentatur,c\i3ip.  4. 
ge  n'en  fèr^  pas  accablé:        l}jter  fragorem  templo- 
ou  plutôt ,  s'il  en  eft  acca  -    rumfuper  Deosfuos  caden- 
blé ,  il  n'eft  pas  poffible    tium  uni  homini  pax  fuit. 
qu'il  en  (bit  blelTé.  chap.  5. 

Mais  ne  croyez ,  pas  dit  Non  ejl  ut  dicas  ita  utfo- 
Seneque,  que  ce  fàge  que  je  les-,  hune  fapïentem  nojhum 
vous  dépeins  ne  le  trouve  nufquam  inveniri.  Non  fin- 
nulle  part.  Ce  n'ell  pas  gimus  ijiud  humani  ingenii 
une  fiâiion  pour  élever  yanum  decus ,  nec  ingentem 
fbttement  î'efprit  de  imaginem  rcifalfe  concipi- 
l'homme*  Ce  n'eft  pas  mus'.fedqualem  confirma- 
,  '  muSj 


DE  lA  VERITE'.  Livre  II.        itfi 
mus ,  exhihumus ,  O  ex-    une  grande  idée  fans  re'a-  Chap. 

Jité  &  {ans  vérité  5  peut-     lY. 


hihtbimus.  Caterum  hic  ip- 
fe  M.  Cate  vereor  nefupra 
nojirum  exempUrfit,  ch .  7 . 
Videormihï  intuer i  ani- 
mum  tuum  incenfum-,0'  ef- 
fervefcentem  :  paras accla- 
mare.  Hxcfunt-,  qu^auBo- 
ritatempr^ceptis  vefiris  de- 
trahant.  Magna  promitti- 
tis ,  dr  qu£  ne  optari  qui' 
àem^  ne  dùmcredipojiunt. 


être  mêmes  que  Caton 
paflè  cette  idée. 

Mais  il  me  femble,  coru- 
timè  t'il ,  que  je  voi  que 
vôtre  efprit  s'agite  ,  s'é- 
chaufîfè.  Vous  voulez  dire 
peut-être,  que  c'eft  iè  ren- 
dre méprifable ,  que  do 
promettre  des  choies 
qu'on  ne  peut  ni  croire, ni 


Et  plus  bas  ;  Ita  fuhlato  efperer  j  &  que  les  Stoï- 

altè  fupercilio  in   eadem-,  ciens  ne  font  que  changer 

qu£ cateri,  defcenditis  mu-  le  nom  des  choies,  afin  de 

tatisrerumnomimbusytale  dire  les  mêmes    véritez 

itaque  aliquid  Cr  in  hoc  effe  d'une  manière  plus  |ran- 

fuJpicor,quod prima fpecie  de,  &  plus  magnifique. 


Mais  vous  vous  trompez: 
Je  ne  prétens  pas  élever  le 
{âge  par  ces  paroles  mag- 
niiiques  &  Ipécieulès  ;  je 
prétens  feulement ,  qu'il 
eftdansun  lieu  inacceiîî- 
ble ,  &  dans  lequ?l  on  ne 
peutleblelTer. . 


pulchrum  atque  magniji- 
cumeji-i  necinjuriam,  nec 
contumeliam  accepturum 
ejiefapientem.  Et  plus  bas. 
Ego  verojapientem  non  ima- 
glnario  honore  verhorum 
exoraare  confiitui,  fed  eo  lo- 
co  ponere ,  quo  nullaperve- 
niat  injuria. 

Voilà  julqu'où  l'imagination  vigoureufe  de  Scne- 
que  emporte  fa  foible  raiïon.  Mais  Iè  peut  il  faire  que 
des  hommes  qui  fentent  continuellemei"M:  leurs  mi{è- 
res  &  leurs  foiblefîes ,  puident  tomber  dans  des  {ènti-  ' 
mens  Ci  fiers  &  fi  vains  ?  Un  homme  raifbnnable  peut- 
il  jamais  fè  perfuader  ,  que  fà  douleur  ne  le  touche  & 
neiebleflèpas?  &  Caton  tout  iàge  &  tout  fort  qu'il 
étoit,  pou  voit-il  Ibuffrir  fans  quelque  inquiétude ,  011 
du  moins  fans  quelque  diftradion,  je  ne  dis  pas  les  in- 
jures atroces  d'un  peuple  enragé  qui  le  traîne  ,  qui  le 
dépoiiille ,  &  qui  le  maltraitte  de  coups  ,  mais  les  pic- 
qùres  d'une  fimple  moucheîQu'y  a-c'il  déplus  foible 

contre 


i€z  DE  LA  RECHERCHE 

Ch  a  p.    contre  des  preuves  auffi  fortes ,  &  aulfi  convaincantes 
I  y.       cjue  font  celles  de  nôtre  propre  expe'rience ,  que  cette 
belle  raifon  de  Seneque,  laquelle  eft  cependant  une  de 
fès  principales  preuves  ? 

Celui  qui  blelTc ,  dit-  il ,        Vàlidius  dehet  efe  quod 
doit  être  plus  fort,quc  ce-    l<£dit->  eo  quod  Uditur.  Non 
lui  qui  cft  blefTé.  Le  vice    cfl  autem  fortior  nequîtia 
n'cftpas  plus  fort  que  la    minute.  Nonpotefl  ervoU- 
Tertu.   Donc  le  làge  ne    difapens.  Injuria^  inbonos 
peut  être  blefle.  Cariln'y    nontentaturnifiàmaUs-,ho- 
a  qu'à  répondre  ou  que    nis  interfe  pax  ejl.  Quod  fi 
tous  les  hommes  font  pé-    Udi  nifi  infrmior  non  potejty 
cheurs,  &  par  confequent    malus  autem  hono  infirmior 
dignes  de  la  mife're  qu'ils    eji ,  nec  injuria  bonis  ni  fi  à 
foufFrent  j  ce  que  la  Reli-    difpari  verenda  eft  j  injuria 
gion  nous  apprend  :  ou    injàpientem  yirum  non  cA' 
que  fi  le  vice  n'eft  pas  plus    dit ,  chap.  7, 
fort  que  la  vertu ,  les  vi- 
cieux peuvent  avoir  quel- 
quefois plus  de  force,  que 
les  gens  de  bien;  comme 
Texpérience  nous  le  fait 
connoître. 
,  Epicure  avoit  raifon  de  dire  ,  que  les  off en/es  étaient 

Lpicurus  Jf^poj-tables  a  un  homme  fage^  Mais  Seneque  à  tort  de  di- 
ait  in]u-    J.Ç  ^  ^j^ç  iç^  p^^^^  ne pcwvent  fas  même  être  ojfenfe:^,  La 
nastcle-  vertu  de'sStoïques  ne  pouvoit  pas  les  rendre  invulne- 
rabiies      râbles ,pui{c]ue la  véritable  vertu  n'cmpéchepas  qu'on 
epeja-      ^ç_  ^^-j.  nijferable,  &  digne  de  compaflfion  dans  le  tems 
penti,      qu'on  foufFre  quelque  mal.  S.  Paul  &  les  premiers 
nos  tnju-  Chrétiens  avoient  plus  de  vertu  que  Caton  &  que  tous 
rias  non    jçj  Stoïciens.  Ils  avouoient  néanmoins,  qu'ils  étoient 
ejje.c.i^.  jniferables  par  les  peines  qu'ils  enduroient,quoi  qu'ils 
fulTent  heureux  dans  l'elperance  d'une  récompenfo 
étemelle.  Si  tantum  in  hac  y  ita  gérantes  fiimus  mi  fera' 
hiliores  fumus  omnibus  hominihus ,  dit  Saint  Paul . 

Comme  il  n'y  a  que  Dieu  qui  nous  puifTe  donner 
par  (à  grâce  une  véritable&folide  vertu,  il  n'y  a  aulTî 
^ue  lui  <-3iri  nous  puiflc  faire  jouir  d'un  bonheur  £o\id& 


DE  LA  VERITE'.'LivRE  II.        lëy 
&  véritable  5  mais  il  ne  le  promet  &  ne  le  donne  pas  Chap. 
en  cette  vie.  C'eft  dans  l'autre  qu'il  faut  l'efperer  de     IV. 
fà  juftice,  comme  la  récompenfe  des  miferes  qu'on  a 
fouiFertes  pour  l'amour  de  lui .  Nous  ne  fomfnes  pas 
àpre'fèntdanslapoflefnondecettepaix  ,  ôc  de  ce  re- 
pos que  rien  ne  peut  troubler.   La  grâce  mêmes  de 
Jesus-Christ  ne  nous  donne  pas  une  force  invinci- 
ble :  elle  nous  laifle  d'ordinaire  {èntir  nôtre  propre 
foiblefïe,  pour  nous  faire  connoitre  qu'il  n'y  a  rien  au    ' 
ftiondc  qui  ne  nous  puilTe  bleflèr  i  &  pour  nous  faire 
ibufFrir  avec  une  patience  humble ,  &  modefte  toutes 
les  injures  que  nous  recevons ,  &  non  pas  avec  une  pa- 
tience fiere  &  orgueilleujè ,  femblablc  à  la  confiance 
dufuperbeCatou. 

Lorfqu'on  frappa  Gaton  au  vifàge ,  il  ne  le  fâcha 
point  j  il  ne  fe  vengea  point;  il  ne  pardonna  point 
aulfi:  mais  il  nia  fièrement  qu'on  lui  eût  fait  quel- 
que injure.  Il  voUloit  qu'on  le  crut  infiniment  au  def^  Seneque 
fus  de  ceux  qui  l'avoient  frappe'.  Sa  patience  n'ëtoit  ch.  14. 
qu'orgueil  &  que  fierté,  Elle  étoit  choquante  &  in  du  même 
jurieufè  pour  ceux  qui  l'avoient  maltraite  j  &Caton  li\rc, 
marquoit  par  cette  patience  de  Stoïque,  qu'il  regar- 
doitfes  ennemis  comme  des  bctes  contre lefquelles  il 
eft  honteux  de  fè  mettre  en  colc're.  C'eft  ce  mépris  de 
fes  ennemis ,  &  cette  grande  eftime  de  foi- me  me,  qwc 
Seneque  appelle  grandeur  de  courage.  Majori animo-, 
dit-il  parlant  de  l'injure  qu'on  fît  à  Caton  ,  nonagnO" 
'vitquamigtjovij^ct.  Quelexcez  de  confondre  la  gran- 
deur de  courage  avec  l'orgueil ,  &  de  fèpar^r  la  patien- 
ce d'avec  l'humilité  pour  la  joindre  avec  une  fierté  in- 
luportable.  Mais  que  ces  excez  flattent  agréablement 
la  vanité  de  l'homme  ,  qui  ne  veut  jamais  s'abbaifTer: 
&  qu'il  eft  dangereux  principalement  à  des  Chrétiens 
des'inftruire  delà  Morale  dans  un  Auteur  aufli  peu 
judicieux  que  Seneque  j  mais  dont  l'imagination  eft 
fi  forte ,  fi  vive ,  &  fi  impetueulè  qu'elle  ébîouit,qu'eI- 
le  entraîne  cous  ceux  qui  ont  peu  de  fermeté  d'efp rit, 
&  beaucoup  de  fenfibilité  pour  tout  ce  qui  flatte  les 
léns  &  la  concupifcence, 

QU€ 


^164  DE  LA  RECHERCHE 

C^AP.        Que  les  Chrétiens  apprennent  plutôt  de  lewrMaî- 
ly,       tre ,  que  des  impies  font  capables  de  les  blefTer ,  & 
que  les  gens  de  bien  font  quelquefois  afTujcttis  à  ces 
impies  par  l'ordre  delà  Providence.  Lorsqu'un  des 
Officiers  du  Grand  Prêtre  donna  un  fouflet  à  J  e  s  u  s# 
Christ,  ce  Sage  des  Chrétiens ,  infiniment  fàge , 
&  mêmes  auffi  puiflant  qu'il  eft  (âge ,  con fe/Te  que  ce 
valetae'tf  capable  de  le  blcfïèr.  11  ne  fe  fâche  pas  i  il 
ne  fè  venge  pâs  comme  Catonj  mais  il  pardonne  com- 
me ayant  été' véritablement  offenfe'.  Il  pouvoit  le  ven- 
ger ,&  perdre  fts  ennemis  i  maisilfoufFre  avec  une 
patience  humble  &  modefte,  qui  n'eft  injurieufêà 
perfonne ,  ni  mêmes  à  ce  valet  qui  l'avoit  ofFenfe'.  Ca- 
ton  au  contraire  ne  pouvant  oun'olànt  tirer  de  ven- 
geance réelle  de  l'oftènfe  qu'il  avoit  reçue,  tâche  d'en 
-tirer  une  imaginaire ,  &  qui  fiatc  la  vanité  &  fon  or- 
gueil, Ils'éleveenelprit  jufquesdans  les  nues: il  voit 
delà  les  hommes  d'ici  bas  petits  comme  des  mouches,- 
&  il  les  mépriiècomme  des  infèdes  incapables  de  l'a- 
voir oiFenié,  &  indignes  de  là  colère.  Cette  vifion  cft 
unepenlée  digne  du  fage  Caton.     C'eft  elle  qui  lui 
donne  cette  grandeur  d'ame ,  &  cette  fermeté  de  cou- 
rage ,  qui  le  rend  fêmblable  aux  Dieux.  C'eft  elle  qui 
le  rend  invulnérable,  puilque  c'ell  ellequi  lemetau 
Sapi'en-    defîus  de  toute  la  force  &  de  toute  la  maligaité  des  au- 
tia  hujus  ti^es  hommes.  Pauvre  Caton  tu  t'imagines  ,  que  ta  ver- 
mundi      ^^  t'éleve  au  defîus  de  toutes  choies.   Ta  fagelle  n'ell; 
fthltitia    <3ue  folie  ,    &  ta  grandeur  qu'abomination  devant 
cft  apud  Ûieu,  quoi  qu'en  penlènt  les  fa^es  du  monde. 
Dcum.         11  y  a  des  vifîonnaires  de  plulieurs  elpeces.    Les  uns 
Quod       s'imaginent  qu'ils  font  transformez  en  coqs  &  en 
homini-    poules  5  d'autres  croyent  qu'ils  font  devenus  Rois ,  ou 
hus  al-    Empereurs  j  d'autres  enfin  le  perfuadent  qu'ils  font 
tum  ed    indépendans  ,  &  comme  des  Dieux.  Mais  fi  ks  honi- 
fihomi-    rn^s  regardent  toujours  comme  des  fous  ceux  qui  af- 
natio  ejî  forent  -,  qu'ils  font  devenus  coqs  >  ou  Rois  5  ils  ne 
ante        penfènt  pas  toujours ,  que  ceux  qui  diiènt  que  leur  ver- 
Deum.    tu  les  rend  indépendans  &  égaux  à  Dieu  ,  foient  véri- 
Luc.  16.  tablement  vilionnaires.   Laraifoneneft,    que  pour 

étxe 


DE  LA  VERITF.  Livre  IL  1^5  - 
être  eftimé  foù  >  il  ne  fuffit  pas  d'avoir  de  folks  pen-  Chap. 
fées  ;  il  faut  outre  cela,  que  les  autres  hommes  pren-  I  V^ 
nentles  penfe'cs  que  l'on  a  pour  des  vifions  &  pour  des 
folies.  Car  les  feus  ne  pafïènt  pas  pour  ce  qu'ils  font, 
parmi  les  fous  qui  leur  relTeitiDlent ,  mais  feulement 
parmi  les  hommes  raifbnnables ,  de  même  que  les  (à- 
ges  ne  pafTent  pas  pour  ce  qu'ils  font  parmi  des  fous. 
Les  hommes  reconnoilTent  donc  pourfbûs  ceux  qui 
s'imaginent  être  devenus  coqs  ou  Rois ,  parce  que 
tous  les  hommes  ontraifbn  de  ne  pas  croire,  qu'oa 
puilïè  fi  facilement  devenir  coq  ou  Roi.  Mais  ce  n'cfl: 
pas  d'aujourd'hui  que  les  hommes  croyent  pouvoir 
devenir  comme  des  Dieux  :  ils  l'ont  crû  de  tout  tems> 
&  peut-être  plus  qu'ils  ne  le  croyent  aujourd'huy.  La 
vanité' leur  a  toujours  rendu  cette  penle'e  affez  vrai- 
fcmblable.  Ils  la  tiennent  de  leurs  premiers  parens; 
car  fans  doute  nos  premiers  parens  e'toient  dans  ce  fen- 
timent ,  lorfqu'ils  obéirent  au  démon  qui  les  tenta  par 
la  promefTe  qu'il  leur  fit,  qu'ils  deviendroient  fèmbla- 
bles  à  Dieu ,  Entisficut  Dii.  Les  intelLgences  mêmes 
Its  plus  pures  &  les  plus  e'clairées  ont  e'té  fi  fort  aveu- 
glées par  leur  propre  orgueil,  qu'ils  ont  crû  pouvoir 
devenir  indépend<jns,&  qu'ils  ont  mêmes  formé  le 
defièin  de  monter  lur  le  thrône  de  Dieu.  Ain  fi  il  ne 
faut  point  s'étonner,  fi  les  hommes  qui  n'ont  ni  la  pu- 
reté ni  la  lumière  des  Anges  s'abandonnent  aux  mou- 
vemens  de  leur  vanité  qui  les  aveugle  &  qui  les  fé- 
duit. 

Si  la  tentation  pour  la  grandeur  &  l'indépendance 
eftlaplus  forte  de  toutes  i  c'eft  qu'elle  nous  paroît 
«omme  à  nos  premiers  parens  afiez  conforme  à  nôtra 
raifbn,  anfli  bien  qu'à  nôtre  inclination  ,  à  caufè  que 
nous  ne  ièntons  pas  toujours  toute  nôtre  dépendance. 
Si  le  fèrpent  eût  menacé  nos  premiers  parens  en  leur 
difàntjfivous  ne  mangez  du  fruit  dont  Dieu  vous  a 
defFendu  de  manger,  vous  ferez  transformez  ,  vous  en 
coq,  &  vous  en  poule,  on  ne  craint  point  d'aflurer 
<5u'ils  fe  fufïènt  raillez  d'une  tentation  fi  grofiiére  :  car 
«eus  ttous  en  raillerions  nous  mêmes.  Mais  le  démon 

M  jugeant 


%6€  DE  LA  RECHERCHE 

Chap.    jugeant  des  autres  par  lui  même,  fçavoit  bien  que  le 
J  Y-       «ielir  de  l 'i nde'pendance  étoit  le  foible,par  ou  il  les  fal- 
ioit  prendre. 

La  féconde  raifon  qui  fait  qu'on  regarde  comme 
feux,  ceux  qui  allurent  qu'ils  (ont  devenus  coqs  ou 
Rois ,  &  qu'on  n'a  pas  la  même  penfe'e  de  ceux  qui  af- 
furent  que  perfonne  ne  les  peut  bleîTer ,  parce  qu'ils 
{ont  au  delîus  de  la  douleur  i  c'eft  qu'il  eft  vifible  que 
les  hypocondriaques  (è  trompent ,  &  qu'il  ne  faut 
qu'ouvrir  les  y€ux  pour  avoir  des  preuves  fenfiblcs  de 
leur  égarement»  Mais,,  Ior(que  Caton  affure  que  ceux 
qui  l'ont  frappé  ne  l'ont  point  bleffé,&  qu'il  eft  au  dcf- 
ius  de  toutes  les  injures  qu'on  lui  peut  faire  ;  il  l'alîu- 
xe ,  où  il  peut  l'alTurer  avec  tant  de  fierté  &  de  gravité, 
•qu'on  ne  peut  reconnoître  s'il  eft  effedivemcnt  tel  au 
dedans  qu'il  paroît  être  au  dehors.  On  eft  mêmes 
porté  à  croire  que  (on  ame  n'eft  point  ébranlée,à  cau- 
iè  que  fon  corps  demeure  immobile  :  parce  que  l'air 
extérieur  de  nôtre  corps  eft  une  marque  naturelle  de 
ce  qui  fc  pafle  dans  le  lond  de  nôtre  ame.  Ainfi  quand 
un  hardi  menteur  ment  avec  beaucoup  d'aflurancc , 
il  fait  fouvent  croire  les  chofes  les  plus  incroyables: 
parce  que  cette  alTurance  arec  laquelle  il  parle  eft  une 
preuve  qui  touche  les  fèns;  &  qui  par  conféqucnt  eft 
ues-forte  &  trcs-perfiiaftve  pour  la  plupart  des  hom- 
mes. Il  y  a  donc  peu  de  perfonncs  qui  regardent  les 
Stoïciens  comme  des  vifionnaires ,  ou  comme  de  har- 
dis menteurs ,  parce  qu'on  n'a  pas  de  preuve  fènfiblc 
de  ce  qui  fè  parte  dans  le  fond  de  leur  cœur>  Se  que 
l'air  de  leur  vifàge  eft  une  preuve  fènfible ,  qui  impofè 
iacikment  ^  outre  que  la  vanité  nous  porte  à  croire 
que  l'eiprit:  de  l'homme  eft  capable  de  cette  grandeur, 
&  de  cette  indépendance  dont  ils  fe  vantent. 

Tout  cela  fait  voir  qu'il  y  a  peu  d'erreurs  plus  dan- 
^ereufes ,  &  qui  fe  communiquent  aulî^  facilement 
que  celles  ,  dont  les  livres  de  Seneque  font  remphs: 
parce  que  ces  erreurs  (ont  délicates,  proportionnées  à 
Ja  vanité  de  l'homme  j&  (emblables  à  celle  dans  la- 
<que'îj5  le  démon  engagea  nos  premiers  parens.  Elles 

Ibnt 


DE  LA  VERITE*.  Livre  II.  Kf? 
ibntrevétuës  dans  ces  livres  d'ornemens  pompeux  &  Chaî>. 
magnifiques,  qui  leur  ouvrent  le  paiTage  dans  la  plu-  I  Y» 
part  des  efprits.  EUesy  entrent,  elles  s'en  emparent, 
elles  les  e'tourdiflènt ,  &  les  aveuglent.  Mais  elles  les 
aveuglent  d'un  aveuglement  fiiperbe,  d'un  aveugle- 
ment e'bloiiiflant,  d'un  aveuglement  accompagné  de 
lueurs  ,  &  non  pas  d'un  aveuglement  humiliant  & 
plein  de  ténèbres ,  qui  fait  fèntir  qu'on  eft  aveugle  & 
qui  le  fait  reconnoître  aux  autres .  Q^nd  on  eft  frap- 
pe' de  cet  aveuglement  d'orgueil  on  fè  met  au  nombre 
des  beaux eiprits&  des  elprits  forts.  Les  autres  mê- 
mes nous  y  mettent,  &  nous  admirent.  Ainfi  il  n'y  a 
rien  de  plus  contagieux  que  cet  aveuglement  j  parce 
que  la  vanité  &  la  fenfibilite' des  hommes,  la  corrup- 
tion de  leurs  (ens  &  de  leurs  partions  les  difpofè  à  re- 
chercher d'en  être  frappez /&  les  excite  à  en  frapper 
les  autres. 

Je  ne  croi  donc  pas  qu'on  puiflè  trouver  d'Auteur 
plus  propre  que  Seneque  ,  pour  feire  connoître  quelle 
eft  la  contagion  d'une  infinité  de  gens  ,  qu'on  appelle 
beaux  efprits  &  elprits  forts  -,  &  comment  les  imagi- 
nations fortes  &  vigoureufès  dominent  fur  les  efprits 
foibles&  peu  éclairez  :  non  par  la  force  ni  l'évidence 
des  raifbns  ,  qui  {ont  des  produd:ions  de  l'elprit  j  mais 
par  le  tour  &  la  manière  vive  de  l'expreffion ,  qui  dé- 
pendent de  la  force  de  l'imagination* 
Je  fçai  bien  que  cet  Auteur  a  beaucoup  d'eftime  dans 
le  monde,  &  qu'on  prendra  pour  une  e(pccc  de  terne- 
rite'  de  ce  que  j'en  parle,  comme  d'un  homme  fort 
Imaginatif  &  peu  judicieux.  Mais  c'eft  principalement 
à.  caufe  de  cette  eftime  que  j'ai  entrepns  d'en  parlerj 
non  par  une  efpece  d'envie  ou  par  méchante  humeur  > 
mais  parce  quel 'eftime  qu'on  fait  de  lui  touchera  da- 
vantage les  efprits ,  &  kur  fera  faire  attention  aux  er- 
reurs que  j'aicomb^tucs.Il  faut  autant  qu'on  peut  ap- 
porter des  exemples  illuftres  deschofes  qu'on  dit  lorf^ 
qu'elles  font  de  conlèquence,  &  c'eft  quelquefois  fai- 
re honneur  à  un  livre  que  de  le  critiquer.  Mais  enfin 
)e  ne  fuis  pas  le  fcul,  <]ui  trouve  à  redire  dans  ks  écrits 

M  r  a« 


X  î68  DE  LA  RECHERCHE 

CrtAP*  de  Scneque  5  car  fans  parler  de  quelques  illufires  de  ce 
IV.  Siècle,  il  y  a  pre's  de  feize  cent  ans,  qu'un  Auteur  jadi- 
j.lnVhi'  cieux  a  remarqué,  qu'il  y  avoit  peu  i  d'cxaâ:itude 
lofophia  dans  fà  Philofbpkie ,  peu  z  de  discernement  &  de  ju- 
pa^um  ^^i^'^  dans  fon  clocution ,  &  3  que  fa  réputation  e'toit 
d'dhens.  pIûtôtreiFetd'unefcrveur&  d'une  inclination  indif- 
z.  /^//fi-  crête  déjeunes  gens ,  que  d'un  conlèntement  de  per- 
eumfuo  ibnnes  payantes  &  bien  fenfe'es. 
ingenio  I^  eft  inutile  de  combattre  par  àts  e'crits  publics  des 
dixijfea-  erreurs  grolïie'res,  parce  qu'elles  ne  font  point  conta- 
Imio  iu-  gieufes.  il  eft  ridicule  d'avertir  les  hommes  ,  que  les 
dicio.  hypocondriaques  fè  trompent  ,  ils  le  {çavent  aiïez-. 
3 .  Si  ali-  Mais  iï  ceux  dont  ils  font  beaucoup  d'eftime  fè  trom- 
nua  con-  P^nt ,  il  eft  toujours  utile  de  les  en  avertir ,  de  peur 
îempfif"  qu'ils  ne  fuivent  leurs  erreurs*  Or  il  eft  vifible  que 
fet-t  C^c.  i'elprit  de  Seneque  eft  un  efprit  d'orgueil  &  de  vanité'. 
confenfu  -Ainfi  puilque  l'orgueil  félon  l'Ecriture  eft  la  fburce  du 
potius  €-  ^cchéjlnitiumpeccatifuperhiai  l' efprit  de  Sencquc  ne 
rudito-  peut  être  l 'efprit  de  l'Evangile,  ni  fà  Morale  s'allier 
Yum  qua  avec  la  Morale  de  Jesus-Christ  ,  laquelle  feule  eft 
pucYorû    fohde  &  véritable. 

amore         ^^  ^^  ^^^^  q"^  toutes  les  penfées  de  Seneque  ne  font 
compro-   P^s  faulTcs ,  ni  dangereufes.  €et  Auteur  fe  peut  lire 
haretur.  avecprofit  par  ceux  qui  ont  l'efprit  jufte  ,  &  qui  fça- 
Q.uiniil-  "^ent  le  fond  de  la  Morale  Chrétienne.    De  grands 
lien.  liv.  hommes  s'en  fontfèrvis  utilement,  &  je  n'ai  garde  de 
10.  ch.  I.  Condamner  ceux  qui  pour  s'accommoder  à  la  foi- 
blefïè  des  autres  hommes ,  qui  avoient  trop  d'eftime 
pour  lui,  ont  tiré  des  ouvrages  de  ctt  Auteur  des  preu-» 
vespoar  défendreia  Morale  de  Jesus-Christ,  & 
pour  combattre  ainfi  les  ennemis  de  l'Evangile  par 
îeurls  propres  armes.  ; 

Il  y  a  de  bonnes  choies  dans  l'Alcoran,  &  l'on  trou^ 
ve  des  Prophéties  véritables  dans  les  Centuries  de 
Noftradamus  :  on  fè  fert  de  l'Alcoran  pour  combattre 
laReligion  des  Turcsi&  l'on  peut  fe  fervir  des  Pro- 
phéties de  Noftradamus  pour  convaincre  quelques  ef- 
prits  bizarres.  Mais  ce  qu'il  y  a  de  bon  dans  l'Alcoran 
hefak^s  que  l'Alcoran  ioit  un  bon  livre,  &  quelques 

véri- 


DE  LA   VERITE'.  Livre  IL         1^9 
Yeritables  explications  des  Centuries  de  Noftradamus  Chap, 
ne  feront  jamais  pafTer  Noftradamus  pour  un  Pro-    I  y^ 
phete  j  &  l'on  ne  peut  pas  dire  que  ceux  qui  (è  fervent 
de  ces  Auteurs  les  approuvent ,  ou  qu'ils  ayent.  pour 
eux  une  eftime  ve'ritable. 

On  ne  doit  pas  pre'tendre  combattre  ce  que  j'ai  avan- 
cé de  Seneque ,  en  apportant  un  grand  nombre  de  paf- 
fàges  de  cet  Auteur^qui  ne  contiennent  que  des  véritez 
folides  &  conformes  à  l'Evangile:  je  tombe  d'accord 
qu'il  y  en  a ,  mais  il  y  en  aaulu  dans  l'Alcoran  &  dans 
les  autres  me'chans  livres.  Onauroit  tort  de  même  de 
m'accabler  de  l'autorité'  d'une  infinité  de  gens  qui  fe 
font fervis  de  Seneqùe,  parce  qu'on  peut  quelquefois 
fèferyir  d'un  livre  que  l'on  croit  impertinent ,  poutvû 
que  ceux  à  qui  l'on  parle  n'en  portent  pas  le  même  ju- 
gement que  nous. 

Pour  ruiner  toute  la  {àgefîè  des  Stoïques,  il  ne  faut 
fçavoir  qu'une  feule  chofè,  qui  eft  afTez  prouvée  par 
l'expérience  &  par  ce  que  l'on  a  déjà  dit  :  c'eft  que  ' 
flous  tenons  à  nôtre  corps,  à  nos  parens,  à  nos  amis, à 
nôtre  Prince ,  à  nôtre  patrie  par  des  liens  que  nous  ne 
pouvons  rompre,  &  que  mêmes  nous  aurions  honte 
de  tâcher  de  rompre.  Nôtre  ame  eft  unie  à  nôtre 
corps  )&  par  nôtre  corps  à  toutes  les  chofès  vifibles  par 
une  main  fipuifîànte,  qu'il  eft  impoilîble  par  nous- 
mêmes  de  nous  en  détacher.  Il  eft  impoilîble  qu'on 
pique  nôtre  corps,  fans  que  l'on  nous  pique,  &  que 
l'on  nous  blelTe  nous  mêmes;  parce  que  dans  l'étan 
011  nous  fbmmes  cette  correfpondance  de  nous  avec  le 
corps  ,  qui  eft  à  nous  eft  ablblument  néceifaire.  De 
mcmeil  eft  impoffible  qu'on  nous  dife  des  injures  Se 
qu'on'  nous  méprifè,  fans  que  nous  en  fèntions  du 
chagrin  :  parce  que  Dieu  nous  ayant  faits  pour  être  en 
focieté  avec  les  aunes  hommes ,  il  nous  a  donné  une 
inclination  pour  tout  ce  qui  eft  capable  de  nous  lier 
arec  eux,  laquelle  nous  ne  pouvons  vaincre  par  nous 
mêmes.  Il  eft  chimérique  de  dire  que  la  douleur  ne 
nous  blefîe  pas,  &  que  les  paroles  de  mépris  ne  font 
pas  capables  de  nous  ofFenfer,  parce  qu'on  eft  au  def- 

M  5  fus 


170  t>E  LA  RECHERCHE 

fus  de  tout  ceh.  On  n'eft  jamais  au  de(Tus  de  la  natu- 
re, fî  ce  n  'eft  par  la  grâce  -,  &  jamais  Stoïque  ne  me'pri- 
fà  la  gloire,  &  l'eftime  des  hommes, par  les  lèuies  for- 
ces àe  ion  efprit. 

Les  hommes  peuvent  bien  vaincre  leurs  partions 
par  des  paffions  contraires.  Ils  peuvent  vaincre  la 
peur,  ou  la  douleur  par  vanité;  je  veux  dire  feulement, 
qu  'ils  peuvent  ne  pas  fuir  ou  ne  pas  (è  plaindre ,  lorf^ 
<5ue  lèièntanten  vue  à  bien  du  monde ,  le  defir  de  la 
gloire  les  foûtient>  &  arrête  dans  leur  corps  les  mou- 
vemens  qui  les  portent  à  la  fuite.  Ils  peuvent  vaincre 
de  cette  forte  ;  mais  ce  n'elf  pas  là  fe  délivrer  de  la  fèr- 
vituderc'elt  peut-être  changer  de  maître  pour  quel- 
que tems,  ou  plutôt  c'efî:  étendre  (on  efclavage  ;  c'eft 
devenir  (âge,  heureux,  &  libre  feulement  en  apparen- 
ce, &  fouffrir  en  effet  une  dure  &  cruelle  fèrvitude. 
On  peut  réfif ter  à  l'union  naturelle  que  l'on  a  avec  fbn 
corps,  par  l'union  que  l'on  a  avec  les  hommes  ;  parce 
qu'on  peut  réfiifer  a  la  nature  :  on  peut  réfifter  à  Dieu 
par  les  forces  que  Dieu  nous  donne.  Mais  on  ne  peut 
réfifter  à  Dieu  par  les  forces  de  fbn  efprit:  on  ne  peut 
entièrement  vaincre  la  nature  que  par  la  grâce  ;  par  ce 
qu'on  nepeut ,  s'il  eft  permis  de  parler  ainfî ,  vaincre 
jDicH,  que  par  unfècours  particulier  de  Dieu. 

iMnfi  cette  divifion  magnifique  de  toutes  les  chofès 
qui  ne  dépendent  point  de  nous,  &  defquelles  nous  ne 
devons  point  dépendre  ,  eft  une  divifîon ,  qui  fèmble 
conforme  à  la  rai fon  j  mais  qui  n'eft  point  conforme 
à  l'état  déréglé,  auquel  le  péché  nous  a  réduits»  Nous 
fbmmes  unis  à  toutes  hs  créatures  par  l'ordre  de 
Dieu,  &  nous  en  dépendons  abfoiument  par  le  deTor- 
dre  du  péché.  De  forte  que  ne  pouvant  être  heureux, 
lors  que  nous  fommes  dans  la  douleur  &  dans  fin* 
quiétude,  nous  ne  devons  point  efperer  d'être  heu- 
reux en  cette  vie,  en  nous  imaginant  que  nous  ne  dé- 
pendons point  de  toutes  les  cnofès  ,  defquelles  nous 
îbmmes  naturellement  efclaves.  Nous  ne  pouvons 
être  heureux  que  par  une  foi  vive  &  par  une  forte  ef^ 
perance,  qui  nous  fafTejouïr  par  avance  (Iqs  biens  fu- 
i<^  tursi 


DE  LA  VERITE'.  Livre  IL        171 
tnrs;  &  nous  ne  pouvons  Yivre  félon  les  règles  de  la  Chap; 
Tertu  >  &  vaincre  la  nature ,  fi  nous  ne  fommes  Cok-       l  y, 
tenus  par  la  grâce  que  J  e  s  us-C  h.r  i  S-x  nous  a  me'- 
ritec» 


CHAPITRE    V.  GHAPi 

Y. 

Du  Livre  de  Montagne. 


-^ 


LEs  Eflàis  de  Montagne  nous  peuvent  auflî  {crvir 
de  preuve  de  la  force ,  que  les  imaginations  ont 
les  unes-  iur  les  autres  :  car  cet  Auteur  a  un  certain  aie 
libre,  &  il  donne  un  certain  tour  fi  naturel  &  fi  vif  à 
fcs  pcnfe'es,  qu'il  eft  mal-aire'  de  le  lire  fans  (è  laifler- 
pre'occuper.  La  négligence  qu'il  affede lui  fied  allez 
bien  ,  &  le  rend  aimable  à  la  plupart  du  monde  (ans 
le  faire  mép^nCer  -,  &  ù.  fierté'  eft  une  certaine  fierté 
d'honnête  homme ,  fi  cela  £è  peut  dire  ainfi,  qui  le 
fait  refpcctcr  lans  le  faire  haïr.  L'air  du  mcmde  &  l'aie 
cavalier  Ib  il  tenus  par  quelque  érudition  font  unefF^c 
fi  prodigieux  flirTelprit,  qu'on  l'admire  fouventSc 
qu'on  fè  rend  prefque  toujours  à  ce  qu'il  décide ,  (ans 
©ièr  l'examiner,  &  quelquefois  mêmes  (ans  l'enten- 
dre. Ce  ne  font  nullement  fès  raifons  qui  perfuadent  : 
il  n'en  apporte  prelque  jamais  des  choies  qu'il  avance  r 
ou  pour  lé  moins  il  n'en  apporte  prefque  jamais  qui 
ayent  quelque fblidité.  Eneiïetil  n'a  point  de  princi-» 
pes  fiir  lefquels  il  fonde  fes  raifbnn^mens  ,  &  il  n'a 
point  d'ordre  pour  faire  les  déductions  de  fès  princi- 
pes. Un  trait  d'Hiftoire  ne  prouve  pas  j,  un  petit 
conte  ne  dém.ontre  pas  ;  deux  vers  d'Horace,  un 
apophtegme  de  Cleomcnes  ou  de  Cefàr  ne  doivent 
pas  perfîiader  des  gens  raifonnables  :  cependant  ces 
Effais  ne  font  qu'un  tifïu  de  traits  d'Hiftoire ,  de  pe- 
tits contes^  de  bons  mots,  dediftiques,  ôcd'apo* 
phtegmes. 

Il  eft  vrai  qu'on  ne  doit  pas  regarder  Montagne 
4aHS  fès  Ellàis ,  comme  un  homme  qui  raifbnne  , 

M  4  mais. 


lyi  DE  LA  RECHERCHE 

Chap*  mais  comme  un  homme  qui  le  divertit  :  qui  tâche  de 
V.  plaire ,  &  qui  ne  penfe  point  à  enfeigner  :  &  fi  ceux 
qui  le  lifènt  ne  faifoient  que  s'en  divertir ,  il  faut  tom- 
ber d'accord  que  Montagne  ne  feroit  pas  un  fime'- 
chant  livre  pour  eux.  Mais  il  efb  prefque  impoflible 
de  ne  pas  aimer  ce  qui  plaît ,  &  de  ne  pas  (è  nourrir 
des  viandes  qui  flattent  le  goût.  L'efpritnepeutfe 
plaire  dans  !à  leéture  d'un  Auteur  (ans  en  prendre  les 
îèntimens ,  ou  tout  au  moins  fans  en  recevoir  quel- 
que teinture  ,  laquelle  fè  mêlant  avec  fes  idées  les 
rende  confufes  Se  obfcures» 

Il  n'eft  pas  feulement  dangereux  délire  Montagne 
pour  fe  divertir,  àcaufcqueleplaifirqu'ony prend 
engage  infènfiblement  dans  {es  lentimens  :  mais  en- 
core parce  que  ce  plaifîr  eft  plus  criminel  qu'on  ne 
peiifè.  Car  il  eft  certain  que  ce  plaiiir  naît  principale- 
ment de  la  concupifcence ,  &  qu'il  ne  fait  qu'entrete- 
nir ,  &  que  fortifier  les  pallions  ,  la  manière  d'écrire 
de  cet  Auteur  n'étant  agréableque  parce  qu'elle  nous 
touche ,  &  qu  '^eîle  réveille  nos  pallions  d'une  maniè- 
re imperceptible. 

Il  ièroit  alTez  utile  de  prouver  cela  dans  le  détail  ; 
&  généralement  que  tous  les  divers  Itiles  ne  nous 
plaiient  >  qu'à  caule  de  la  corruption  lècrette  de  nôtre 
cœur:  mais  ce  n'en  eft  pas  ici  le  lieu,  Recela  nous 
meneroit  trop  loin.  Toutefois  fi  l'on  veut  faire  ré- 
flexion fur  la  liailon  des  idées ,  &  des  pallions  donc 
j'ai  parlé  auparavant ,  &  fur  ce  qui  fe  paffe  en  foi-mê- 
me ,  dans  le  temps  que  l'on  lit  quelque  pièce  bien 
e'crite  ,  on  pourra  reconnoître  en  quelque  façon , 
que  fi  nous  aimons  le  genre  fublime  :  l'air  noble  &  li  - 
bre  de  certains  Auteurs ,  c'elt  que  nous  avons  de  la 
vanité ,  &  que  nous  aimons  la  grandeur  &  l'indépen- 
dance i  &  que  ce  goiit ,  que  nous  trouvons  dans  la 
délicatelTè  des  difcours  efFeminez ,  n'a  point  d'autre 
iburce  qu'une  fècrette  inclination  pour  la  mollelïe  & 
pour  la  volupté  :  En  un  mot  que  c'eft  une  certaine  in- 
telligence pour  ce  qui  touche  les  fèns ,  &  non  pas  fin  . 
Sciiigeneç  de  la  vérité ,  qui  fait  que  certains  Auteurs 
/*  nous 


DE  LA  VERITES  Livre  Ii:        27^ 
nous  charment  &  nous  enlèvent  comme  maigre'  Chap. 
nous.  Mais  revenons  à  Montagne»  Y, 

Il  me  femble ,  que  fes  plus  grands  admirateurs  le 
ioiient  d'un  certain  caradere  d'Auteur  judicieux  & 
éloigne'  du  pe'dantifrae  5  &  d'avoir  parfaitement  con« 
nu  la  nature  &  les  fbiblelTes  de  l'erprit  humain.  Si  je 
montre  donc  que  Montagne  tout  Cavalier  qu'il  eft , 
ne  laifie  pas  d'être  aulîî  pe'dant  que  beaucoup  d'autres, 
&  qu'il  n'a  eu  qu'une  connoilîancetres-mediocre  de 
l'efprit,  j'aurai  fait  voir  que  ceux  qui  l'admirent  le 
plus  n'auront  point  e'te' perfiiadez par  des  raifbnse'vi* 
dentés ,  mais  qu'ils  auront  e'té  feulement  gagnez  par 
la  force  de  fbn imagination. 

Ce  îcïme pédant  eft  fort  e'quivoquc ,  mais  l'ufàge  y 
ce  me  (èmblc  ,  &  mêmes  la  raifon  veulent  que  l'on 
appelle  pedans  ceux ,  qui  pour  faire  parade  de  leur 
faufTe  {cience ,  citent  à  tort  Ôc  à  travers  toutes  (brtes 
d'Auteurs  j  qui  parlent  fimplement  pour  parler  & 
p«ur  fè  feire  admirer  des  fbts  ;  quiamaflentlàns  ju- 
gement &  (ans  dilcernement  des  apophtegmes  &  des 
traits  d'Hiftoire  pour  prouver,  ou  pour  faire  fèm- 
blant  de  prouver  des  chofès-,  qui  ne  le  peuvent  proi^ 
ver  que  par  des  railons. 

Pédant  eft  oppofé  à  raifbnable ,  &  ce  qui  rend  ks^ 
pe'dans  odieux  aux  perfonnes  d'elprit ,  c'eft  que  les 
pe'dans  ne  font  pas  raiibnnables:  car  les  perfonnes 
d'efprir,  aimant  naturellement  à  raifbnner,  ils  ne 
peuvent  foufïlir  la  converfàtion  de  ceux  quine  raifbn- 
nent  point.  Les  pe'dans  ne  peuvent  pas  raifbnner, 
parce  qu'ils  ont  l'efprit  petit  ,  ou  d'ailleurs  rempli? 
d'une  faulïè  e'rudition:  &  ils  ie  veulent  pas  raifbn- 
ner ,  parce  qu'ils  voyent  que  certaines  gens  les  rc- 
(pcôicm  &■  les  admùent  davantage,  loriqu'ils citent 
quelque  Auteur  inconnu  &  quelque  Sentence  d'un 
Ancien  ,  que  lorfqu'ils  prétendent  r?i(bnner.  Ain'i 
leur  vanire'  (è  fatisfailant  dans  la  veuë  du  relpeét 
qu'on  leur  porte,  les  attache  à  l'étude  detoucesles 
iciences  extraordinaires,  qui  attirent  l'admiration  da.^ 
commun  des  hommes.  - 

M.  y.  L.3- 


Chap. 
V. 


APoc. 
19.  10. 
Confer- 
■vus  tuus 
fumy 
erc. 
adora, 
Denrn 


174  DE  LA  RECHERCHE 

Les  pédans  font  donc  vains  &  fiers  ,  de  grande  mé- 
moire &  de  peu  de  jugement,  heureux  &  forts  en 
citations,  malheureux  &  foibles  en  raifons, d'une  ima- 
gination vigoureufê  &  {pacicufe ,  mais  volage  &  déré- 
glée ,  &  qui  ne  peut  fe  contenir  dans  quelque  juftelTe. 

Il  ne  fera  pas  maintenant  fort  difficile  de  prouver 
que  Montagne  étoit  auffi  pédant  que  plufîeurs  autres 
félon  cette  notion  du  mot  de  pédant ,  qui  femble  la 
plus  conforme  à  la  raifon  &  à  l'ulàge  :  car  je  ne  parle 
pas  ici  de  pédant  à  longue  robbe ,  la  robbe  ne  peut 
pas  faire  le  pédant.  Montagne  qui  a  tant  d'averfion 
pour  la  pédanterie  pouvoir  bien  ne  porter  jamais  rob- 
be longue ,  mais  il  ne  pouvoir  pas  de  même  (è  défaire 
de  fès  propres  défauts .  Il  a  bien  travaillé  à  (è  faire  l'air 
cavalier ,  mais  il  n*a  pas  travaillé  à  fe  faire  rcfprit  ju- 
fle  ,  ou  pour  le  moins  il  n'y  a  pas  revilli.  Ainfi  il  s'efl: 
plîitôt  foit  un  pédant  à  la  cavalière,  &  d'une  efpece 
toute  fînguîiére ,  qu'il  ne  s'efl  rendu  raifonnable ,  ju- 
dicieux ,  &:  honnête  homme . 

Le  livre  de  Montagne  contient  des  preuves  fi  évi- 
dentes de  la  vanité  &  de  la  fierté  de  fon  Auteur  ,  qu'il 
paroît  peut-être  afîez  inutile  de  s'arrêter  à  les  faire  re- 
marquer :  car  il  faut  être  bien  plein  de  foi-même 
pour  s'imaginer  comme  lui ,  que  le  monde  veiiiile 
bien  lire  un  affez  gros  livre  pour  avoir  quelque  con- 
noilïànce  de  nos  humeurs.  Il  falloir  néceffairement 
qu'il  fe  réparât  du  commun  ,  &  qu'il  fè  rega,rdât 
comme  un  homme  tout-à-fait  extraordinaire. 

Toutes  les  créatures  ont  une  obligation  eflentielle 
de  tourner  hs  efprits  de  ceux  qui  les  veulent  adorer  , 
vers  celui-là  fèul  qui  mérite  d'être  adoré  ;  &  la  re 
ligion  nous  apprend  que  nous  ae  devons  jamais  fouf- 
frir  que  l'efprit  &  le  cœur  de  l'homme  qui  n'eft  fait 
que  pour  Dieu  ,  s'occupe  de  nous  ,  &  s'arrête  à 
nous  admirer  &  à  nous  aimer.  Lorfque  S.  Jean  fè  pro^ 
flerna  devant  l'Ange  du  Seigneur  ,  cet  Ange  lui 
defFendit  de  l'adorer:  Je  fuis  feryiteur ,  lui  dit 'il, 
comme  yous  0"  comme  yoî  frères.  ^yidorCK  Dieu.  Il 
n'y  a  que  les  démons,  &  ceux  qui  participent  à  l'or- 


DE  LA  VERITE'.  Livre  II.        275 

gueil  des  démons  qui  fè  plaifcnt  d'être  adorez  ^  Se  Chap». 
c'eft  vouloir  être  adore'  non  pas  d'une  adoratioa  e'xte'-  Y» 
rienrc  &  apparente,  mais<l'une  adoration  inte'rieure 
&  véritable ,  que  de  vouloir  que  les  autres  hommes- 
s'occupent  de  nous:  c'eft  vouloir  être  adore' ,  com- 
me Dfeu  veut  être  adore' ,  c'eft-à-dire en^fprit  &  eu- 
ve'rite'. 

Montagne  a'a  fait  fôn  Livre  que  pour  fe  peindre  ,- 
&  pour  reprefènterfes  humeurs  &  (es  inclinations  :  \ï 
l'avoue  lui-même  dans  l'avertiflement  au  Led:eur  in- 
sère' dans  toutes  les  éànions-xC'ejhmoique  iepeins-,dit- 
il,  y  e  fuis  moi-même  la  matière  demonUvre.  Et  cela 
paroît  allez  en  le  liûnt  :  car  il  y  a  très- peu  de  Chapi- 
tres y  dans  lefquels  il  ne  falTe  quelque  digre/îlon  pour 
parler  de  lui ,  &  il  y  a  mêmes  des  Chapitres  entiers ,  - 
dans  lefquels  il  ne  parle  que  de  lui.  Mais  s'il  a  compo- 
fe'  fbn  Livre  pour  s'y  peindre ,  il  l'a  fait  imprimer  afin 
qu'on  le  lut.  Il  a  donc  voulu  que  les  hommes  le  re- 
gardaflènt  &  s'occupafTanrde  lui  ;  quoi  qu'il  dife  que 
ce  nefi  pas  raifcn  qu'on  employé  /on  loi fir  en  unfujet ji 
frivole  Ô'  fi  vain.  Ces  paroles  ne  font  que  le  condan*- 
ner:  car  s'il  eût  crû  que  ce  n'e'toit  pas  r<zi/on  qu'on 
employât  le  tems  à  lire  f©n  Livre ,  il  eût  agi  lui-mê- 
me contre  le  fèns  comm.un  en  le  faifânt  imprimer. 
Ainfi  on  eft  obligé  de  croire,  ou  qu'il  n'a  pas  dit  ce - 
qu'il  penfbit ,  ou  qu'irn'â  pas  fait  ce  qu'il  xievoit. 

C'efi  encore  une  plailànte  excufè  de  (à  vanité  de  di- 
re ,  qu'il  n'a  écrit  que  pour  ksparens  O^  amis.   Car  lî 
cela  eilt  été  ainfi ,  pourquoi  en  eùt-iî  fait  faire  trois- 
impiefïions?  Une  feule  ne  luffifoit-elle  pas  pour  fè$ 
parens  &  pour  fes  amis?  D'où  vient  encore  qu'il  a  aug- 
menté fbn  Livre  dans  les  dernières  impreffionsqu'il' 
en  a  fait  faire,&  qu'il  n'en  a  jamais  rien  retrai%ché,fi  ce 
nleftque.la fortune fecondoitfesintentions.  J'ajoute,  Ch.  9* 
dit-il.>  mais  je  ne  corrige  pas,  parce  que  celui  qià  a  hypo-  ^'^' 
tcqué  au  monde  fon  ouvrage,  je  trouve  apparence  qu'il  ny 
aitplus  de  droit.  Qu'il  die  s' il  peut  mieux  ailleurs,  CT"  ne 
corrompe  la  befogne  qu'il  a  vendue.  Dételles  gens  il  ne 
fauiroit  rien  achepter  qu'après  leur  mort,quils y  penfent 

M.  6>  hje)%i 


t-^  DE  LA  RECHERCHE 

Ch  A  p.     ^'f  «  avant  que  de  fe produire.  Qui  les  hâte  ?  mon  Livre  e(l 
Y.       toujours  un  ^  O'c.  Il  a  donc  voulu  fè  produire  &  hypo- 
tequer  au  monde  fbn  ouvrage ,  aufîi  bien  qu'à  fès  pa- 
ïens &  à  {es  amis.  Mais  (à  vanité  feroit  toujours  auez 
criminelle  quand  il  n'auroit  tourne' &:  arrête' l'elpric 
&  le  cœur  que  de  fes  parens  &  de  fès  amis  vers  fbn  por- 
trait,autant  dt  tems  qu'il  en  faut  pour  lire  fbn  Livre. 
,     Si  c'eft  un  défaut  de  parler  fbuvent  de  loi ,  c'eft  une- 
effronterie  ,  ou  plutôt  une  efpécc  de  folie  que  defê 
loiier  à  tous  momens ,  comme  fait  Montagne  :  car  ce 
n'cft  pas  feulement  pe'cher  contre  l'ku milité  Chré- 
tienne j  mais  c'eft  encore  choquer  la  raifbn. 

Les  hommes  ibnt  faits  pour  vivre  enfèmWe  ,  & 
pour  former  des  corps  &  des  focietez  civiles.  Mais  il 
Faut  remarquer ,  que  tous  les  particuliers  qui  compo- 
iènt  \zs  focietez,  ne  veulent  pas  qu'on  les  regarde 
comme  la  dernière  partie  du  corps  duquel  ils  font.. 
Ainli  ceux  qui  fè  loiient  fê  mettant  au  defïus  des  au- 
tres ,  les  regardant  comme  les  dernières  parties  de 
leur  fbcicré  j  &  fè  confiderant  eux-mêmes  comme 
les  pruidpales  &  les  plus  honorables ,  ils  fe  rendent 
ucceflàiiemcnt  odieux  à  tout  le  monde  ,  au  lieu  de  le 
faire  aimer  &  de  fe  hirc  eflimer. 

C  'ef l  donc  une  vanité ,  &  une  vanité  indifcrette  & 
ridicule  à  Alontagne  de  parler  avantageufement  de 
lui-même  à  tous  momens.  Mais  c'eft  une  vanité 
encore  plus  extravagante  à  cet  Auteur  de  décrire  fès 
défauts.  Car  iî  Ton  y  prend  garde ,  on  verra  qu'il  ne 
découvre  guéres  que  les  défauts  dont  on  fait  gloire 
dans  le  m.onde  à  caufè  de  la  corruption  du  fîécle  ;  qu'il 
s'attribue  volontiers  ceux  qui  peuvent  le  faire  pafïèr 
pour  efpritfort,  ou  lui  donner  l'air  cavalier  j  &afin 
que  pat  cette  franchiiè  limulée  de  la  confeiKon.  de  fcs 
défôrdres ,  on  le  croye  plus  volontiers  lors  c^'il  parle 
ch.  à  fbn  avantage,  il  a  raifbn  de  dire  que  fe^iferO'  fe 
mé^ifer  naif.ent  fcuyenî  de  pareil  air  d'arrogance.  C'eft 
toujours  une  marque  certaine  que  l'on  cft  plein  de  foi- 
Biéme  j  &  i\!ontagne  rriC  paroît  encore  plus  lier -^ 
plus  y^im  quand  û  le  blâme  que  lors  qu'il  fe  loue  ,  par  - 


il- 


Qt. 


DELA  VERITE'.  Livre  IL  277 
ce  que  c'eft  un  orgueil  in (îiporrable  que  de  tirer  vanité  Chap. 
de  Ces  de'fauts ,  au  lieu  de  s'en  humilier.  J'aime  mieux  V. 
un  homme ,  qui  cache  lès  crimes  avec  koote ,  qu'un 
autie  qui  les  publie  avec  effronterie -,  &ilmefèrable 
qu'on  doit  avoir  quelque  horreur  de  la  manière  cava- 
lie're  &  peu  Chrétienne,  dont  Montagne reprefènte 
fes  défauts.  Mais  examinons  les  autres  qualirez  de  fou 
efprir. 

Si  nous  croïons  Montagne  fur  fà  parole  ,    nous 
nous  perlùaderons  que  c'étoit  un  homme  Jt*  ««//e  rr-  !•  2.ch. 
tention  j  qu^ilnavoitpoitttdegardoire;  que  la  mémoire  j^"*    . 
lui  manquait  du  tout  y  mais^  qu'il  ne  manquoit  pas  de  ^'    '     ' 
i^ns  ,  &  de  jugement.  Cependant  fi  nous  en  croïons  l.  2.  ch» 
le  portrait  mêmes ,  qu'ilafoitdefbnefprit,  je  veux  17. 
dire,  fbn  propre  Livre,  nous  ne  ferons  pas  tout-à- 
èdz  de  Ton  fentiment.  Je  nef^aurois  recevoir  une  charge 
fans  tablettes ,  dit-il ,  C^  quand  fai  un  propos  à  tenir , 
s'il  eji  de  longue  haleine.   Je  fuis  réduit  à  cette  y  ileO* 
miferahlenécejfité  d" apprendre  par  cœur  mot  à.  mot  ce  que 
j'ai  éL  dire;  étutremtnt  je  nauroisnifacenniajjurancey. 
étant  en  crainte  ^ue  ma  mémoir-e  me  vint  faire  un  mauvais^ 
tour.  Un  homme  qui  peut  bien  apprendre  mot  à  mot 
des  difcours  de  longue  haleine,  pour  avoir  quelque 
&çon  &  quelque  aiîiiraBce,    manque-t-ii  pliitôt  de 
mémoire  que  de  jugement  ?  Et  peut- on  croire  Mon- 
tagne, lorfqu'il  dit  de  lui.  Les  gens  qui  me  fervent  •, 
il  faut  que  je  les  appelle  par  le  nom  de  leurs  charges  ,  ou 
de  leur  pais.     Car  il  m'eft  tr es-mal  aisé  de  retenir 
des  noms  y  &  fi  je  durcis  a  vivre  long-tems,  jenecroi 
pas  que  je  noubliare  mon  nom  propre.  Un  fimple  Gentil- 
homme, qui  peut  retenir  par  cceur  &  mot  à  mot  arec 
aflurancc  des  difcours  de  longue  haleine ,  a-t'il  un  fi 
grand  nombre  d'Oiîiciers  qu'il  n'en  puillc  retenir  les 
noms  ?  L;  n  honmie  qui  eji  ne  C"  nourri  aux.  champs  yO* 
parmi  le  labourage ,    qui  a  des  araires  O"  un  ménage 
en  main  y  &  qui  dit  que  mettre  à  non  chaloir  ce  qui  efl  à  l.ii.ch» 
nos  pieds ,  ce  que  nous  arvons  entre  nos  mains  y  ce  qui  regar-  1 7* 
de  de  plus  près  l'ufage  de  la  vie ,  c'éjî  chofe  bien  éloignée, 
dejon  dogme ,  peut-il  oublier  les  noms  Irançois  de  fes 

dome-î- 


i7«  DE  LA  RECHERCHE 

Chap.  domeftiques  ?  Peut-il  ignorer ,  comme  il  dit ,  la  plw 
y  ^  fart  de  nos  monnoyes  >  la  différence  d'ungr-ain  a  Vautre  en 
la  terre  O'  au  grenier-,  fi  elle  nefi  par  trop  apparente,  les 
flusgrojjier s  principes  de  l'agriculture  O"  que  les  enfans 
fçayent ,  dequoi  fert  le  levain  à  faire  du  pain  >  O"  ae  que 
c'e^  que  défaire  cuver  du  vin  l  Et  cependant  avoir  l 'ef^ 
prit  bien  plein  de  noms  des  anciens  Philofophes,  & 
ae  leurs  principes  i  des  idées  de  Platony  des  atomes  d'E- 
pleure ,  du  plein ,  C  du  vuide  de  Leucippus  O'de  Demo^ 
1. 1  .ch.  1 2  cr/V^j }  de  Veau  de  Thaïes ,  de  V infinité  de  nature  d'^yina- 
ximandre  f  de  Vair  de  IHogenes ,  des  nombres  0"  de  lit 
fymmetrie  de  Pytagoras ,  de  V infini  de  Parmenidesy  de 
l'un  de  Mu/eus,  de  Veau  0'  du  feu  d'zJppollodorus,  des 
parties  Jimîlaires  d'zy4naxagoras ,  de  la  difcorde  0  de 
V amitié  d'Empedocles  ,  du  feu  d'Heraclite ,  O'c.  Un 
homme  qui  dans  trois  ou  quatre  pages  de  fon  livre, 
rapporte  plus  de  cinquante  noms  d'Auteurs  difFe'rens 
avec  leurs  opinions  :  qui  a  rempli  tout  fon  Ouvrage  de 
traits  d'hiltoires ,  &  d'apophtegmes  enta(ïèzfàns  or- 
dre j  qui  dit  quQVhfîoire  0  laPoêfiefintjongihier  en 
Î.i.ch25  matière  de  Livres  ;  qui  le  contredit  à  tous  momens  & 
dans  un  même  chapitre ,  lors  mêmes  qu'il  parle  des 
chofès  qu'il  prétend  le  mieux  fçavoir ,  je  veux  dire., 
iors  qu'il  parle  des  qualitez  de  (on  efprit ,  fè  doit- il  pi- 
quer d'avoir  plus  de  jugement  que  de  mémoire  ? 

Avouons  donc  que  Montagne  ëtoit  excellent  en  our 
hliance ,  puiique  Montagne  nous  en  affure ,  qu'il  fou^ 
Jiaite  que  nous  ayons  ce  fentiment  de  lui ,  &  qu'enfin 
celaji'e{tpastout-à-£iit  contraire  à  la  vérité'.  Mais 
ne  nous  perfîiadons  pas  fur  fà  parole ,  ou  par  les  loiir 
anges  qu'il  fè  donne ,  que  c'étoit  un  homme  de  grand" 
fens  5  &  d'une  pénétration  d'efprit  toute  extraordi- 
naire. Cela  pourroïc  nous  jetter  dans  l'erreur  ,  8c 
donner  trop  de  crédit  aux  opinions  faufTes  &  dange- 
jeulèsj  qu'il  débite  avec  une  fierté  &  une  hardiefTe  dor 
minante ,  qui  ne  fait  qu'étourdir  &  qu'éblouir  les  ef- 
p.rits  foibles. 

L'autre  loiiange  que  l'on  donne  à. Montagne  efl 

^u'ilavoit  une  coiinoilîànce  parfaite  deileiprit  hu.' 

^  lîiâiu- 


DE  LA  VERITE'.  Livre  IL         179 
main,  qu'il  en  penétroit  le  fondja  naturejes  proprie'-  Chap, 
tezi  qu'il  en  fçavoit  le  fort  &  le  foible,  en  un  mot  tout       Y* 
ce  que  l'on  en  peut  fçavoir.  Voyons  s'il  me'rite  bien  ces 
louanges ,  &  d'où  vient  qu'on  en  eft  fî  libéral  à  (on 
égard. 

Ceux  qui  ont  lu  Montagne  fçavent  allez  que  cet  Au* 
teurafFedoitdepaflèrpourPyrrhonien,  &  qu'il  fai- 
fbit  gloire  de  douter  de  tout.  LaferfmfiondeU  certi-  l-ï-ch.xs 
tuâe ,  dit-il ,  efl  un  certain  témoignage  de  folie  O"  d'incer- 
titude extrême:,  0'  n'efl  point  de  plus  folles  genSiO"  moins 
Philo/ophes ,  ^ue  les  Philo  doxes  de  Platon.  Il  donne  au 
contraire  tant  de  louanges  aux  Pyrrhoniens  dans  le  Un  peu 
même  Chapitre ,  qu'il  n'eft  pas  poflible  de  douter  pij^s  haut 
qu'il  ne  fût  de  cette  lecte.  Il  e'toit  néceflaire  de  fbn 
tems,  pour  palier  pour  habile  &  pour  gallant  homme,  _ 
de  douter  de  tout  j  &  la  qualité'  d'efprit  fort  dont  il  (è 
piquoit,  l'engageoit encore  dans  fès  opinions.  Ainfi 
en  le  fîippoûnt  Académicien ,  on  pourroit  tout  d'un 
coup  le  convaincre  d'être  le  plus  ignorant  de  tous  les 
hommes ,  non  feulement  dans  ce  qui  regarde  la  natu- 
re de  l'efp  rit,  mais  mêmes  en  toute  autre  cholè.  Car 
puifqu'il  y  a  une  difïèrence  efl'entielle  entre  fçavoir  & 
douter ,  fi  les  Académiciens  dilènt  ce  qu'ils  pcnfcnt> 
lors  qu'ils  afTurent  qu'ils  ne  fcavent  rien,  on  peut  dire 
que  ce  font  les  plus  ignorans  de  tous  les  hommes. 

Mais  ce  ne  font  pas  lèulement  les  plus  ignorans  de 
tous  les  hommes ,  cefbntaulîi  les  deifenfeurs  des  opi- 
nions les  moins  raifbnnables.  Car  non  feulement  ils 
rejettent  tout  ce  qui  eft  de  plus  certain  &  de  plus  uni- 
veriêllemcnt  reçu ,  pour  fe  faire  palier  pour  efprits 
forts  j  mais  par  le  même  tour  d'imagination ,  ils  fè 
plailènt  à  parler  d'une  manière  décifive  des  choies  hs 
plus  incertaines  &  les  moins  probables.  Montagne  eft 
vifibleraent  frappé  de  cette  maladie  d'efprit  >  &  il  faut 
nécelïàirement  dire  ,  que  non  feulement  il  igno- 
roit  la  nature  de  l'efprit  humain ,  maismêmes  qu'il 
étoit  dans  des  erreurs  fort  grolfieres  fur  ce  fujet,  fiip- 

ofé  qu'il  nous  ait  ditcequ'iLeupeufoit,  conlmeil 

'a  du  faire, 

Car. 


r- 


iSo  DE  tA  RECHERCHE 

Chap»  Car  que  peut-on  dire  d'un  homme  qui  confond 
,Y,  l'efprit  avec  la  matie're  :  qui  rapporte  les  opinions  les 
plus  extravagantes  des  Philofophcs  fur  la  nature  de 
.  î'ame  làns  les  me'prifèr ,  &  mêmes  d'un  air  qui  fait 
afîez  connoître ,  qu'il  approuve  davantage  les  plus 
oppofées  à  h  raifon  ;  qui  ne  voit  pas  la  nécefTite' de 
l'immortalité'  de  nos  âmes  ;  qui  penfe  que  la  raifon 
humaine  ne  la  peut  reconnoîtrc  j  &  qui  regarde  les 
preuves  que  l'on  en  donne  comme  des  fbnges  que 
î.  2.c.i2t  le  defîr  fait  naître  en  nous.  Somnia  nondocentisfedop- 
tantis  :  qui  trouve  à  redire  que  les  hommes  fefeparent 
de  la  prej^e  des  autres  créatures ,  O'fe  dijiinguent  des 
hites  j  qu'il  appelle  nos  confrères ,  O'  nos  compagnons  y 
qu'il  croit  parler ,  s'entendre,  &  (è  mocqucr  de  nous, 
de  même  que  nous  parlons, que  nous  nous  entendons, 
&  que  nous  nous  mocquons  d'elles  :  qui  met  plus  de 
différence  entre  un  homme  à  un  autre  homme,  qu'en- 
tre un  homme  aune  bête  :  qui  donne  juf qu'aux  araig- 
ne'es  ,  délibération-,  fcnfement -,  O'  conclu fion  :  Et 
qui  apre's  aToirfbîitenuqueladifpofition  du  corps  de 
l'homme ,  n'a  aucun  avantage  fur  celle  des  bête« ,  ac- 
cepte volontiers  ce  lèntiment ,  que  ce  n'ejl  point  par  la 
raifon -i  par  le  difcours  O'  par  l'âme  ^ue  nous  excellons 
fur  Us  bêtes ,  mais  parnotre  beauté  ■,  notre  beau  teint  y 
0"  notre  belle  difpofition  de  membres  ^  pour  laquelle  il 
nous  faut  mettre  nôtre  intelligence  ,  nôtre  prudence ,  O* 
tout  le  refle  à  l'abandon,  CTc.  Peut-on  dire  qu'uiî^ 
homme  qui  (èfert  desopinions  les  plus  bizarres  pour 
conclure,  C[\iiQcen'ej}pointparyraidiJcours  ,  mais  par 
tme  fierté  0"  opiniâtreté ,  que  nous  nous  préferons  aux 
autres  animaux,  eût  une  connoiflànce  fortexaélede 
refpiit  humain  ,    &  croit-on  en  perfuader  les  au^ 

Sl'CS? 

Mais  il  faut  faire  juftice  à  tout  le  monde ,  &  dire  ds 
bonne  foi  quel  e'toit  le  caractère  del  'efprit  de  Montag- 
ne. 11  avoit  peu  de  mémoire  ,  encore  moins  de  ju- 
gement,  il  clt  vrai:  mais  ces  deux  qualaez  ne  font- 
point  eniembie  ce  que  l'on  appelle  ordinairement 
dans  le.  monde  beauté  d'efprit.  C'eft  la  beauté,  la 

;:4^  '  viva-- 


DE  LA  VERITE'.  Livre  IL        i8i 
vivacité,   &  l'écenduë  de  l'imagination  ,   qui  font  Cha», 
paflèr  pour  bel  elprit.  Le  commun  des  honunesefti-       Y. 
me  le  brillant,  &  non  pas  le  folide,  parce  que  l'on  aime 
davantage  ce  <^ui  touche  les  fèns  ,  que  ce  qui  inftruic 
la  rajfon.  Ainli  en  prenant  beauté  d'imagination  pour 
beauté  d'cfprir ,   on  peut  dire  que  Montagne  avoie 
Telprit  beau  &  mêmes  extraordinaire»  Ses  idées  fbnc 
iàufles ,  mais  belles.  Ses  exprelîions  irrégulieres  ou 
hardies,  mais  agréables.  Ses  dilcours  mal  raifonnez, 
mais  bien  imagmez.  On  voit  dans  tout  ion  Livre  un 
caraélere  d'original,   qui  plaît  infiniment  :  toutCo- 
pifte  qu'il  eft,  il  ne  fènt  point  Ton  Copifte  ;  &  fpn 
imagination  forte  &  hardie  dorme  toujours  le  tour 
d'original  aux  chofès  qu'il  copie.  Il  a  enfîa  ce  qu'il  eft 
néceflàire  d'avoir  pour  plaire  &  pour  impofcr  ;  &je 
penlè  avoir  montré  fuffifammcnt)  que  ce  n'eft  point 
en  convamquant  la  railbn  qu'il  fe  fait  admirer  de  tant 
de  gens,  mais  en  leur  tournant  l'elprit  par  la  viva- 
cité toujours  vidorieulè  de  fon  imagination  doxni- 
nante. 


CHAPITRE    YI.  Chap, 

YL 

I.  Des  Sorciers  par  imd^îmtion^  O'  des  Loups garou^, 
11.  Conclufion des deuxpremiers Livres, 

LE  plus  étrange  effet  de  la  force  de  l'imagina- 
tion, eft  la  crainte  déréglée  de  l'apparition  des 
efprits,  des  fortileges,  descaraderes,  des  charmes, 
des  Lycanthropes  ou  Loups  garoux  ,  &  gé»érâîe- 
ment  de  tout  ce  qu'on  s'imagine  dépendre  de  la  pail^ 
lance  du  démon. 

Il  n  'y  a  rien  de  plus  terrible  ni  qui  effarouche  da- 
vantage l'efprit ,  ou  qui  produi(è  clans  le  cerveau  des 
veftiges  plus  profonds  ,  que  l'idée  d'une  puifFance  in- 
vifible,  qui  ne  peniè  qu'à  nous  nuire,  &  à  laquelle 
on  ne  peut  réfifter.  Tous  les  diicours  qui  réveillent 
cette  idée  font  toujours  écoutez  avez  craints  &  curio- 

fitc. 


28i  DE  LA  RECHERCHE 

CrîAP»  fîté.  Les  hommes  s 'attachant  à  tout  ce  qui  cftextra- 
Y  !•  ordinaire ,  fè  font  un  plaifir  bizarre  de  raconter  ces 
hiftoires  furprenantes  &  prodigieufes  delapuifTancc 
&  de  la  malice  des  Sorciers,  à  e'pouvanter  les  autres 
&  à  s'épouvanter  eux  mêmes*  Ainfî  il  ne  faut  pas 
s'e'tonner  fi  les  Sorciers  font  fi  communs  en  certains 
pais,  oii  la  cre'ance  dufàbbatefttropenracine'e;  où 
tous  Its  contes  les  plus  extravagans  des  forcileges  fbat 
écoutez  comme  des  hiltoires  autentiques  ;  &  ou  1  on 
brûle  comme  des  Sorciers  véritables  les  fous ,  &  les 
vifionnaircs  dont  l'imagination  a  été  déréglée ,  a<,i- 
tant  par  le  récit  de  ces  contes ,  queparlacorruptioa 
de  leur  cœur» 

Je  fçai  bien  que  quelques  perfbnnes  trouveront  â 
redire ,  que  j'attribue  la  plupart  des  fbrcelleries  à  la 
force  de  l'imagination  ,  parce  que  je  fçai  que  les 
hommes  aiment  qu'on  leur  donne  de  la  crainte;  qu'ils 
fe  fâchent  contre  ceux  qui  les  veulent  defiàbufèr  j  & 
qu'ils  reflTemblentaux  malades  par  imagination  ,  qui 
écoutent  avec  refped  >  &  qui  exécutent  fidellemenc 
les  ordonnances  des  Médecins  >  qui  leur  pronofti- 
Quent  des  accidens  funefteS.  Les  lupcrftitions  nefe 
aétruijfènt  pas  facilement,  &  on  ne  les  attaque  pas 
fans  trouver  un  grand  nombre  de  dcffenfeurs  -,  &  cet- 
te inclmation  à  croire  aveuglément  toutes  les  rêveries 
des  Démonographes ,  eft  produite  &  entretenue  par 
la  même  caufe ,  qui  rend  les  fuperflitieux  opiniâtres , 
comme  il  eft  aflèz  facile  de  le  prouver.  Toutes  fois  ce- 
la ne  doit  pas  m'empêcher  de  décrire  en  peu  de  mots  , 
comme  je  croi  que  de  pareilles  opinions  s'établil- 
fent. 

Un  Paftre  dans  fa  bergerie  raconte  après  fouper  à 
fà  femme  ,  &  à  fès  enfans  les  avantures  du  fàbbat» 
Comme  fbn  imagmation  elt  modérément  échauffée 
par  les  vapeurs  du  vin  ,  &  qu'il  croit  avoir  affilié  plu- 
lîeurs  fois  â  cette  afièmblee  imaginaire ,  il  ne  man- 
oue  pas  d'en  parler  d'une  manière  forte  Se  vive.  Son 
éloquence  naturelle  jointe  à  la  difpofition  où  eft  toute 
ÊA  famille»  pour  entendre  parkr  d'un  fujec  fi  nouTeaa 


DE  LA  VERITE'.  Livre  II.        285 

!v&  Cl  terrible  ,  doit  fans  doute  produire  d'étranges  Chai»» 
traces  dans  des  imaginations  foibîes  ,  &iln'eftpas  VI. 
naturellement  po/îîble qu'une  femme  &  des  enfans  ne 
demeurent  tout  effrayez,  péne'trez&  convaincus  de 
ce  qu'ils  lui  entendent  dire.  C'eft  un  mari ,  c'eft  un 
père  qui  parle  de  ce  qu'il  a  vu  ,  de  ce  qu'il  a  fait:  on 
J'aime ,  &  on  le  refpede  :  pourquoi  ne  le  croiroit-on 
pas?  CePaftrelere'pe'teen  différensjours.  L'imagi- 
nation delà  mère  &  des  enfans  en  reçoit  peu  à  peu  des 
traces  plus  profondes:  ils  s'y  accoCuument,les  frayeurs 
-'paiïènt  j  &  la  conviction  demeure  -,  &  enfin  la  curio- 
iïté  les  prend  d'y  aller .  Ils  fè  frottent:  ils  fè  couchent  : 
cette  difpo(îtion  de  leur  cœur  e'chaufè  encore  leur 
imagination ,  &  les  traces  que  le  Fafîîre  avoit  forme'es 
idans  leur  cerveau ,  s'ouvrent  afièz  pour  leur  faire  ju« 
:ger  dans  le  fommeil  comme  préfènts  tous  les  mouvc- 
mens  de  la  cére'monie,  dont  il  leur  avoit  fait  la  dc- 
icription.  Ils  fè  lèvent  >  ils  s'entredemaiident ,  & 
s'entre  difènt  ce  qu'ils  ont  vu.  lis  fè  fortifient  de  cette 
iorte  ks  traces  de  leur  vifîon  ;  &  celui  qui  a  l'imagi' 
iriation  la  plus  forte  perfuadant  mieux  les  autres ,  ne 
manque  pas  de  régler  en  peu  de  nuits  Thiftoirc  imagi^ 
naire  du  ^bbat.  Voilà  donc  des  Sorciers  achevez,  qae 
le  Paftre  a  faits  j&  ils  en  feront  un  jour  beaucoup  d'au- 
tres ,  fi  ayant  l'imagination  forte  &  vive  -,  la  crainte 
ineles  empêche  pas  de  conter  de  pareilles  hiftoires. 

Il  s'eft  trouvé  plufîeurs  fois  des  Sorciers  de  bonne 
foi  ,  qui  difoient  généralement  à  tout  le  monde , 
qu'ils  alloient  au  fabbat  >  &  qui  en  étoicnt  fî  perlua- 
dez ,  que  quoi  que  plufîeurs  perfonnes  les  veillaflènt  > 
&  les  afljiralîènt  qu'ils  n'étoient  point  fbrtisdulit, 
ils  ne  pouvoient  fè  rendre  à  leur  témoignage. 

Tout  le  monde  fçait  que  lorfque  l'on  fait  des  contes 
'd'efprit  aux  enfans,  ils  ne  manquent  prefque  jamais 
d'en  être  effrayez  ,  Si.  qu'ils  ne  peuvent  demeurer 
uns  lumière  &  fans  compagnie.  Parce  qu'alors  leur 
cerveau  ne  recevant  point  de  traces  de  quelque  objet 
préfènt, celle, que  le  conte  a  formé  dans  leur  cerveau , 
fè  r'ouYre ,  &  fourent  mêmes  avec  allez  de  force  pour 

leur 


284  DE  LA  RECHERCHE 

CiïAP»  leur  repréiènter  comme  devant  leurs  yeux  les  efprits 
Y I.  qu'on  leur  a  dépeints.  Cependant  on  ne  leur  conte  pas 
ces  hiltoires  comme  fi  elles  étoient  véritables.  On  ne 
leur  parle  pas  avec  le  même  air ,  que  fi  on  en  e'toit  per- 
iuade'  ;  &  quelquefois  on  le  fait  d'une  manie're  afTez 
froide  &  allez  langui/Tante.  Il  ne  faut  donc  pas  s'éton- 
ner, qu'un  homme  qui  croit  avoir  été  au  fabbat ,  & 
qui  par  conféquent  en  parle  d'un  ton  ferme ,  &  avec 
une  contenance  afïurée ,  perfuade  facilement  quelques 
perfbnnes  qui  l'écoutent  avec  refpec!^  ,  de^toutesles 
circonftances  qu'il  décrit  -,  &  tranfinette  ainfi  dans 
leur  imagination  des  traces  pareilles  à  celles  qui  le 
trompent. 

Quand  les  hommes  nous  parlent  >  ils  gravent 
dans  nôtre  cerveau  des  traces  pareilles  à  celles  qu'ils 
ont.  Lorfqu'ils  en  ont  de  profondes ,  ils  nous  par- 
lent d'une  manière  qui  nous  en  grave  de  profondes; 
car  ils  ne  peuvent  parler ,  qu'ils  ne  nous  rendent  fem- 
blables  à  eux  en  quelque  façon.  Les  enfans  dans  le 
fèin  de  leurs  mères  ne  voient  que  ce  que  voient  leurs 
mères;  &  mêmes  lors  qu'ils  font  venus  au  monde  9 
ils  imaginent  peu  de  chofès  dont  leurs  parens  n'en 
ioient  la  caufej  puifque  les  hommes  même  les  plus 
/âges  fè  conduifent  plutôt  pat  l'imagination  des  aur 
très  ;  c'eft-à-dire  par  l'opinion  &  par  la  coutume , 
que  par  les  régies  de  la  raifbn.  Ainfi  dans  ks  lieux  où 
l'on  brûle  les  Sorciers,  on  en  trouve  un  grand  nom* 
bre  )  parce  que  dans  les  lieux  où  l'on  les  condamne  au 
feu  ,  on  croit  véritablement  qu'ils  le  font  ,  &  cette 
croyance  fe  fortifie  par  les  difcours  qu'on  en  tient» 
Que  ron  ceife  de  les  punir  &  qu'on  les  traite  comme 
des  fous  ;  &  l'on  verra  qu'avec  le  tem s  ils  ne  feront 
plus  Sorciers:  parce  que  ceux  qui  ne  le  font  que  par 
imagination  ,  qui  font  certainement  le  plus  grand 
îiombre ,  reviendront  de  leurs  erreurs: 

Il  eft  indubitable  que  les  vrais  Sorciers  méritent  la 
mort,  &  que  ceux  mêmes  qui  ne  le  font  que  par  ima- 
gination ne  doivent  pas  être  réputez  comme  tout  à- 
feit^nocens  j  puifque  pour  l'ordinaire  ils  ne  fè  pêr- 

fua- 


DE  LA  VERITE'.  Livre  IL  185 
fmàtnt  être  Sorciers ,  que  parce  qu'ils  (ont  dans  une  Chap. 
difpofition  de  cœur  d'aller  au  fabbat  ,  &  qu'ils  £c  VI. 
/ont  frottez  de  quelque  drogue  pour  venir  à  bout  de 
leur  mal-heureux  deliein.  Mais  en  punifîànt  indifFe- 
remment  tous  ces  criminels  ,  lapcrfuafion  commune 
k  fortifie,  les  Sorciers  par  imagination  fe  multiplient , 
&  ainfi  une  infinité  de  gens  k  perdent  &fe  damnent. 
C'eft  donc  avec  raifon  que  plufieurs  Parlemcns  ne  pu- 
niflènt  point  les  Sorciers  :  Il  s'en  trouve  beaucoup 
moins  dans  les  terres  de  leur  reffort  :  Et  l'envie,  U 
haine  ,  &  la  malice  desme'chans  ne  peuvent  £cJ[èrvir 
de  ce  prétexte  pour  perdre  les  innocens. 

L'apprehenfion  des  loups-garoux ,  ou  des  hom- 
mes transformez  en  loups  eft  encore  une  plaifàntc  vi- 
fîon.  Un  homme  par  un  effort  dérègle' de fon  imagi- 
nation tombe  dans  cette  folie  >  qu'il  fè  croit  devenir 
loup  toutes  les  nuits.  Ce  dérèglement  deionefprit 
ne  manque  pas  de  le  di/pofèr  à  faire  toutes  les  adions 
que  font  les  loups ,  ou  qu'il  a  oiii  dire  qu'ils  faifoient. 
Il  fort  donc  à  minuit  de  fà  maifon ,  il  court  les  rués  , 
il  iè  jette  fur  quelque  en&nt  s'il  en  rencontre  ,  il  le 
mort  &  le  mai-traite  :  &  le  peuple  (lupide,  &fupcr- 
ftitieux  s'imagine  qu'en  eftet  ce  fanatique  devient 
loups  parce  que  ce  malheureux  le  croit  lui-même; 
&  qu'il  l'a  dit  en  (ecrct  à  quelques  perfonncs  qui 
n'ont  pu  le  taire. 

S'il  étoit  facile  de  former  dans  le  cerveau  les  traces 
qui  periuadent  aux  hommes  qu'ils  font  devenus 
loups,  6c  fi  l'on  pouvoit  courir  les  rués  &  faire  tous 
ks  ravages  que  font  ces  miferables  loups  garoux  fans 
avoir  le  cerveau  entièrement  bouleverfé,  comme  il 
eft  facile  d'aller  au  fabbat  dans  fon  lit  &iànsk  réveil- 
ler ;  ces  belles  Hiftoires  de  transformations  d'hom- 
mes en  loups  ne  manqueroient  pas  de  produire  leur 
effet  comme  celles  que  l'on  fait  du  fàbbat,  &  nous  au- 
rions autant  de  loups  garoux  que  nous  avons  deSer- 
Cters.  Mais  la  perfuafion  d'être  transformé  en  loup 
iuppole  un  bouleverJement  de  cerveau  bien  plus  diffi- 
cile à  produire,  que  celui  d'un  homme  qui  croit  fcule- 

inenc 


xU  DE  LA  RECHERCHE 

Chap,    meutallerau  fàbbat  j  c'eft  à  dire  cjui  croit  voir  la  nuit 
YI»      àes  chofès  qui  ne  font  point ,  &  qui  étant  réveille  ne 
jpeut  diftinguer  fês  longes  des  penfées  qu'il  a  eues 
pendant  le  jour. 

C'eft  une  chofc  afTez  ordinaire  à  certaines  perlbn- 
nes  d'avoir  la  nuit  des  fonges afTez  vifs ,  pour  s'en  rcf^ 
{buvenir  exa<Slement  loriqu'ils  font  réveillez,  quoi- 
que le  fiijet  de  leur  fbnge  ne  (bit  pas  de  (bi  fort  terrible. 
Ainfi  il  n'eft  pas  difficile,  que  des  gens  fè  perfùadent 
d'avoir  été  au  fabbat  5  car  il  fiifïit  pour  cela ,  que  leur 
cerveau  confèrve  les  traces  qui  s'y  font  pendant  le 
fbmmeih 

La  principale  raifori  qui  nous  empêche  de  prendre 
nos  longes  pour  desréalitez,  eft  que  nous  ne  pouvons 
lier  nos  fonges  avec  les  choies  que  nous  avon  s  ^itcs 
pendant  la  veille  :  car  nous  reconnoiHbns  par  là ,  que 
ce  ne  font  que  des  fonges .  Or  les  Sorciers  par  im  agi- 
nation  ne  peuvent  reconnoître  par  là ,  fi  leur  fabbat 
cftunfonge.  Car  on  ne  va  au  (àbbat  que  la  nuit ,  &ce 
qui  Ce  paflè  dans  le  fàbbat  ne  le  peut  lier  avec  les  autres 
allions  delà  journée:  Ainfi  il  eft  moralementimpof- 
iîble  de  les  détromper  par  ce  moyen  là.  Etiln'eft 
point  encore  nécefîàire,  que  les  chofes  que  ces  Sor- 
ciers prétendus  croyent  avoir  veuës  au  fàbbat  gardent 
entr'elles  un  ordre  naturel  :  car  elles  paroiflent  d'au- 
tant réelles  ,  qu'il  y  a  plus  d'extravagance ,  &  de  tôn- 
fufion  dans  leur  fuite.  iMufht  donc  pour  les  trom- 
per ,  que  les  idées  des  chofès  du  fàbbat  foient  vives  & 
effrayantes:  cequinepeutmanquer ,  fi  on  confîderc 
qu'elles  reprefèntent  des  chofes  nouvelles  &  extraor- 
dinaires. 

Mais  afin  qu'un  homme  s'imagine  qu'ileftcoq , 
chèvre ,  loup ,  bœuf,  il  faut  un  fî  grand  aéréglement 
d'imagination  ,  que  cela  ne  peut  être  ordinaire:  quoi- 
que ces  renverfèmens  d'efprit  arrivent  quelquefois,ou 
par  une  punition  divine ,  comme  l'Ecriture  le  rap- 
porte de  Nabuchodonofor  j  ou  par  un  tranfport  na- 
turel de  mélancolie  au  cerveau ,  comme'on  en  trouve 
^es  cx^nples  dans  ks  Auteurs  de  Medeone» 

^'^  En- 


DE  LA  VERITE'.  LivRi  IL  1S7 
Encore  que  je  fois  perfuadé,que  les  véritables  Sor-  Chap. 
tiers  foient  très-rares ,  que  le  fabbat  ne  foit  qu'un  fon-  YL 
ge,  &  que  les  Parlcmens  qui  renvoyent  les  acculâtions 
des  fbrcellericSjfoientlcs  plus  équitablesjcependantje 
ne  doute  point  qu'il  ne  puifie  y  avoir  des  Sorciers ,  des 
charmes  ,  des  iortileges ,  &c.  &  que  le  de'mon  n'cx' 
crce  quelquefois  fà  malice  fur  les  hommes  par  une  per- 
milïîon  particuUe're  de  Dieu.  Mais  rEcricure-Saitite 
nous  apprend ,  que  le  royaume  de  Satan  e(t  détruit  ; 
que  l'Ange  du  Ciel  a  enchaîné  le  démon  ,  &  l'a  enfer- 
mé dans  lesabyfines,  doàilnefortiraqu'àlafîndii 
monde  :  quejESus^CHRisTadépoiiillé  ce  fortarme', 
&  que  le  temps  eft  venu  auquel  le  Prince  du  monde  efî 
chafîé  hors  du  monde. 

Il  avoit  régné  julqu'à  la  venue  du  Sauveur,  &il 
règne  mêmes  encore ,  fi  on  le  veut,  dans  les  lieux  où 
le  Sauveur  n'eft  pointconnu:  mais  il  n'a  plus  aucun 
droit,ni  aucun  pouvoir  fiir  ceux  qui  font  régénérez  en 
J  E  s  u  s-C  H  R  I  s  T  :  il  ne  peut  même  les  tenter ,  fî 
Dieu  ne  le  permet ,  &  Ci  Dieu  le  permet ,  c'ell:  qu'ils 
peuvent  le  vaincre  C'eil  donc  faire  trop  d'honneur 
au  diable ,  que  de  rapporter  des  Hiftoires  comme  des 
marques  deiàpuiflance  ,ain(i  que  font  quelques  nou- 
veaux démonographes ,  puifque  ces  Hiftoires  le  ren- 
dent redoutable  aux  clprits  foibles. 

Il  faut  mépriser  les  démons  comme  on  méprife  les 
bourreaux  j  car  c'eft  devant  Dieu  feul  qu'il  faut  trem- 
bler. C'eft  fa  feule  puifTance  qu'il  faut  craindre.  II  faut 
appréhender  fes  jugeraens  &  £à  colère ,  &  ne  pas  l'ir- 
riter par  le  mépris  de  fos  Loix  &  de  (on  Evangile.  Il 
mérite  bien  qu'on  l'écoute ,  lorlqu'il  parle ,  ou  lorf- 
que  les  hommes  nous  parlent  de  lui.  Mais  quand 
les  hommes  nous  parlent  de  la  puifîànce  du  démon , 
il  eft  ridicule  de  s'efFraier  &  de  fe troubler.  Nôtre 
trouble  fait  honneur  à  nôtre  ennemi.  11  aime 
qu'on  le  refpede  ,  èc  qu^on  1.  craigne  ,  &  ion 
orgueil  fèiâtisfait,  lorlque  nôtre  efprit  s'abbat  de- 
vant lui. 
Il  eft  temps  de  finir  ce  fécond  Livre ,  &  de  faire 

remar- 


a88  DE  LA  RECHERCHE 

Cha  p.    remarqua  par  les  chofes  que  l'on  a  dites  dans  ce  lirre, 
VI»      &  dans  le  picce'dentj  que  toutes  les  penfées  qu'a  l'amc 
//.      par  le  corps  ou  par  dépendance  du  corps ,  font  toutes 
Conclu-    pour  le  corps  :  qu'elles  font  toutes  f  aufïès  ou  obfcures: 
fion  des    qu'elles  ne  fervent  qu'à  nous  unir  aux  biens  fcnfibles> 
deux        éc  à  tout  ce  qui  peut  nous  les  procurer ,  &  que  cette 
premiers  oflion  nous  engage  dans  des  erreurs  infinies ,  &  dans 
Livres,    de  très-grandes  miferes  j  quoique  nous  ne  fèntions 
pas  toujours  ces  miferes ,  de  même  que  nous  ne  con^ 
noifTons  pas  les  erreurs  qui  les  ont  caufées .  Voici  l'e- 
xemple le  plus  remarquable. 

L'union  que  nous  avons  eue  arec  nos  mères  dam 
leur  fcin,  laquelle  eft  la  plus  e'troite  que  nous  puiffions 
avoir  avec  les  hommes  ,  nous  a  caule'  les  plus  grands 
maux  ;  fçavoir  le  péché  &  la  concupifcence  qui  font 
l'origine  de  toutes  nos  miferes.  Il  falloit  neantmoins 
pour  la  conformation  de  nôtre  corps,  que  cette  union 
fût  auffi  étroite  qu'elle  l'a  été. 

A  cette  union  qui  a  été  rompue  par  nôtre  naiC- 
/ànce  une  autre  a  fucccdc ,  par  laquelle  les  enfans 
tiennent  à  leurs  parens  &  a  leurs  nourrices.  Cette 
féconde  union  n'a  pas  été  G.  étroite  que  la  premiè- 
re, aulTî  nous  a  t'elle  fait  moins  de  mal.  Elle  nous 
a  ieulement  porté  à  croire ,  &  à  vouloir  imiter  nos 
parens  &  nos  nourrices  en  toutes  chofes.  Il  eft  via- 
ble -,  que  cette  féconde  union  nous  étoit  encore  ne- 
ceflaire,  non  comme  la  première  pour  la  conforma- 
tion de  nôtre  corps  ,  mais  pour  fa  confèrvation  ,  pour 
connoitre  toutes  les  cho(es  qui  y  peuvent  être  utiles, & 
pour  difpofèr  le  corps  aux  mouvemens  nécefîaires 
pour  les  acquérir. 

.  Enfin  l'union  ,  que  nous  avons  encore  prefènte- 
ment  avec  tous  les  hommes  ■>  ne  laifie  pas  de  nous 
iàire  beaucoup  de  mais  quoiqu'elle  ne  foit  pas  fi  étroi- 
te ,  parce  qu'elle  eft  au  moins  nécefiiaire  à  la  confèrva- 
tion de  nôtre  corps.  Car  c'eft  à  caufe  de  cette  union, 
que  nous  vivons  d'opinion  ,  que  nous  eftimons&  que 
nous  aimons  tout  ce  qu'on  aime  &  ce  qu'on  eftime 
dans  lejponde,malgré  les  remors  de  nôtre  confciencc 

& 


DE  LA  VERITE'»  Livre  H.        189 
&  les  véritables  idées  que  nous  avons  des  choiès.  Je  Chai». 
ne  parle  pas  ici  de  runion,que  nous  avons  avec  l'efprit      V I, 
des  autres  hommes  j  car  on  peut  dire  que  nous  en  re- 
cevons qlielque inftruâiion.  Je  parle  feulement  de  l'u- 
nion fènfible,  qui  eft  entre  nôtre  imagination ,  &  l'air 
&  la  manière  de  ceux  qui  nous  patient»  Voilà  com- 
ment routes  les  penfécs  que  nous  avons  par  dépendan- 
ce du  corps,  font  toutes  fàulîes ,  &  d'autant  plus  dan- 
gereufes  pour  nôtre  ame,  qu'elles  font  plus  utiles  à 
nôtre  corps» 

Ainfî  tâchons  de  nous  délivrer  peu-à-peu  des  illu- 
fions  de  nos  fens,  des  vifions  de  nôtre  imagination,  & 
de  l'imprellion  que  l'imagination  des  autres  hom- 
mes fait  for  nôtre  efprit.  Rejettons  avec  foin  toutes 
les  idées  confiifes ,  que  nous  avons  par  la  dépendance 
©û  nous  fommes  de  nôtre  corps  î  &  n'admettons  que 
les  idées  claires  Se  évidentes  que  l'efprit  reçoit  par  l'u- 
nion qu'il  a  néceflairement  avec  le  Verbe,  ou  la  fagede 
&  la  vérité  éternelle ,  comme  nous  expliquerons  dans 
le  Livre  foivant  qui  eft  de  l'entendement  ou  de  l 'eibric 
pur. 


N  DE 


290 


DELA 

RECHERCHE 

DELA 

VÉRITÉ 


LIVRE  TROISIEME. 

D  £    V  ENTENDEMENT 

eu  de  tejprit  fur. 
CHAPITRE    PREMIER. 

I.  La penfée feule  ejl  ejfentielle  à  l'efprlt.  Sentir  0"  /w^p- 
giner  n'en  font  que  des  modif  cations .  1 1.  Nous  ne  con~ 
noil?ons  pas  toutes  les  modifications  dont  notre  ame  eji 
capable,  III .  Elles  font  différentes  de  nôtre  connoiffan- 
ce  &  de  notre  amour-,  O'  même  elles  n  en  font  pas  toù' 
jours  des  fui  tes. 

E  lujet^c  ce  troifîeme  Traité  cft 

un  peu  ïèc  &  fterile.  On  y  examine 

l'elprit  confidere'  en  lui  même ,  & 

làns aucun  rapport  au  corps,  afin 

dercconhoîtrelesfoiblelîès  qui  lui 

font  propres  ,  &  les  erreurs  qu'il  ne 

tient  que  de  lui-même.  Les  fdis  & 

l'imagination  font  des  (burces  fécondes  &  me'puilà- 

ble«  d'éffivrcmcns  &  d'iilafions ,  mais  i'elprit  agi  liant 

/■^  par 


DE  LA  VERITE'.  Livre  IlL  191 
par  luy-même  n'eft  pas  fî  fujet  à  l'erreur.  Owavoit  Chap» 
de  la  peine  à  finir  les  deux  Traitez  précedens  :  on  a  L 
eu  de  la  peine  à  commencer  celui-ci.  Ce  n'eft  pas 
qu'on  ne  puiffè  dire  aiTez  de  chofès  fiir  la  nature  ou  les 
propriétez  de  Tefprit  j  mais  c'eft  qu'on  ne  recherche 
pas  tant  ici  fès  propriétez,  que  fès  foiblelTes.  Une 
faut  donc  pas  s'étonner ,  fi  ce  Traité  n'eft  pas  fî  am- 
ple, &  s'il  ne  découvre  pas  tant  d'erreurs  que  ceux 
qui  l'ont  précédé.  Il  ne  faut  pas  aufTifè  plaindre  s'il 
eftunpeuièc,  abftrait&  appliquant.  On  ne  peut  pas 
toujours  en  parlant  remuer  les  fèns  &  l'imagination  ^ 
des  autres ,  &  même  on  ne  le  doit  pas  toujours  faire. 
Quand  un  fùjet  eft  abftrait ,  on  ne  peut  gueres  le  ren- 
dre fenfîble  ,  lans  l'obfcurcir  ,  il  fufht  de  le  rendre 
intelligible.  Il  n'y  a  rien  de  liinjufte  que  les  plaintes 
ordinaires  de  ceux  qui  veulent  toutfçavoir  ,  &  qui  ne 
veulent  s'appliquer  à  rien.  Ils  fè  tâchent  lorfqu'on 
les  prie  de  fe  rendre  attentifs.  Ils  veulent  qu'on  les 
touche  toujours  &  qu'on  flatte  incefïàmment  leurs 
ièns  &  leurs  pallions.  Mais  quoi  ?  nous  reconnoifTons 
nôtre  impuilTance  à  les  fàtislàirc.  Ceux  qui  font  des 
Romans  &  des  Comédies  font  obligez  de  plaire  &  ds 
rendre  attentifs;  pour  nous,  c'eft  allez  u  nous  pou- 
Tons  inftruire  ceux  même  qui  font  effort  pour  fè  ren- 
dre attentifs» 

Les  erreurs  des  fèns  &  de  l'imagination  viennent  de 
la  nature  &  de  la  conftitution  du  corps ,  &  fè  décou- 
vrent en  confiderant  la  dépendance  où  l'ame  eft  de 
lui:  mais  les  erreurs  de  l'entendement  pur  ne  fe  peu- 
vent découvrir  qu'en  confiderant  la  nature  de  l'efprit 
même ,  &  des  idées  qui  lui  font  nécefïàires  pour  con- 
noître  les  objets.  Ainfi  pour  pénétrer  les  caufès  des 
erreurs  de  l'entendement  pur  ,  il  fera  nécelTaire  de 
nous  arrêter  dans  ce  livre  à  la  confideration  de  la  natu- 
re de  l'efprit ,  &  dès  idées  intelleâ:uelles. 

Nous  parlerons  premièrement  de  l'efprit  félon  ce 
qu'il  eft  en  lui  même,  &  fans  aucun  rapport  au  corps 
auquel  il  eft  uni.  De  forte  que  ce  que  nous  en  dirons 
fe  pourroit  dire  des  pures  intelligences,  &  à  plus  forte 

N  1  raifba 


1^2.  DE  LA  RECHERCHE 

Ghap.     raifon  de  ce  que  nous  appelions  ici  entendement  pur: 
I,        car  par  ce  mot  efitendement  pur ,  nous  ne  pi  étendons 
<ie'fîgner  que  la  faculté  qu'a  l'e/prit  de  connoître  les 
objets  de  dehors,  fans  en  former  d'images  corporel- 
les dans  îe  cerveau  pour  fe  les  reprcfenter.  Nous  trai- 
terons enfuite  des  idées  intelleâ:uelles ,  par  le  moyen 
^'        dcfquclhs  l'entendement  pur  appcrçoitles  objets  de 
f'^Pf'*-   dehors. 

A^  J^  Je  ne  croi  pas  qu'après  y  avoir  penfe  fcrieu(èmenr, 

e[t  ejkn-  on  puiflè  conter  que  "l'eflence  de  l'eforit  ne  coniifte 
^^^ n^  •**  *^"^  ^^"^  ^^  penfée,  de  même  que  l'eirence  de  la  jna- 
Vejjfrit.  tiéreneconiifiequedans  l'étendue  j  &  que  fèlôn-Jes 
SentirC/  afférentes  modifications  de  la  penfée,  l'cfprit  tantôt 
maginer  ^ç^ ^  ^  tantôt  imagine,ou  enfin  qu'il  a  plufieurs  autres 
n  enjont  [q^^^^^  particulières  ;  de  même  que  félon  les  difFeren- 
^ue  des  ^^^  modifications  de  l'éten  due  la  matière  eft  tantôt  de 
moaip-  i'eau>  tantôt  du  bois,  tantôt  du  feu ,  ou  qu'elle  ^  une 
fations.    infinité  d'autres  formes  particulières. 

Par  J'avertis  feulement  que  par  ce  mot  penfée ,  je  n'en- 
lejjence  jçj^j  point  ici  les  modifications  particulières  de  l'a- 
d'une  ^  ^  me ,  c'cft-  à-dire  telle  ou  telle  penf  ée  5  mais  la  penfée 
chojc]  e-  capable  de  toute  forte  de  modifications  ou  de  penfées: 
iens  ce  ^^  même  que  par  l'étendue  l'on  n'entend  pas  une  telle 
g«f  l'on  Q^  teije  étendue,  comme  la  ronde  ou  la  quarrée,  mais 
(onçûitde  pe'tenduë  capable  de  toutes  fortes  de  modifications  ou 
pemier  ^^  figures.  Et  cette  comparaifbn  ne  peut  faire  de  pei- 
danscet'  ne,  que  parce  que  l'on  n'a  pas  une  idée  claire  de  la 
te  chofcy  penfée,  comme  l'on  en  a  de  l'étendue  ,  car  on  ne  con- 
duquel  ^  noit  la  penfée  que  par  fèntiment  intérieur  ou  par  con- 
^fpf  »^^^  yf/f,';cf,  ainfi  que  je  l'explique  plus  bas. 
toutes  les  je  ne  croi  pas  aulTi  qu'il  Ibit  poifible  de  concevoir  un 
?nodif,car  c^rjt  qui  ne  penlè  point,  &  quoi  qu'il  fbit  facile  d'en 
sions  que  concevoir  un  qui  ne  fente  point ,  qui  n'imagine  point, 
ronyre-  &  mêmes  qui  ne  veuille  point  :  de  même  qu'il  n'eft 
inarque,  pas  poflible  de  concevoir  une  matière ,  qui  ne  fbit  pas 
j..Pariie  étendue  :  quoi  qu'il  fbit  afîez  facile  d'en  concevoir 
de  Vef-  une,  qui  ne  fbit  ni  terre  ni  m.etal ,  ni  quarrée  ni  ronde, 
frit  par.  &  qui  mêmes  ne  fbit  point  en  mouvement.  Il  faut 
chfip.  7 .  çonç]  vje  de  là;  que  comme  ij  fe  peur  faire  qu'il  7  ait  de 
'  -  la 


DE  LA  VERITE'.  Livre  IIÎ.        i^; 

la  madère,  qui  ne  (oit  ni  terre  ni  metai ,  ni  quarr^'e  ni  Cha  ?. 
rende nimêmes en  mouvement:  il  Ce  peut  faire  aulli  l, 
qu'un  elprit  ne  (ente  m  chaud  m  froid,  ni  joie  ni  tri- 
ûeffe ,  n'imagine  rien ,  &  mêmes  ne  veiiille  rien;  de 
fbrrc  que  toutes  ces  modifications  ne  lui  font  pointe!^ 
fèntielles.  La  penfée  toute  feule  eft  donc  l'efTence  de 
l'e/pric,  ainii  que  i'e'tenduë  feule  eft  l'efTence  de  la  ma- 
tière. 

Mais  de  même  que  fî  la  matière  ou  I'e'tenduë  e'toic 
fans  m.ouvemcnt,  elle  fercit  entièrement  inutile  ^:  in- 
capable de  cette  variété'  de  formes  pour  laquelle  elle 
eft  faite  ;  8c  qu'il  n'eft  pas  poiîible  deconcevoir,qu'uii 
être  intelligent  l'ait  vouluproduire  de  la  forte  ram  fi,  il 
un  cfprit  ou  la  penfeeétoit  fans  volonté' ,  il  eft  clair 
qu'elle  ièroit  tout-à-fait  inutile, puifque  cecefprit  ne  iè 
porteroit  jamais  vers  les  objets  de  fes  perceptions ,  & 
qu'il  n'aimeroit  point  le  bien  pour  lequel  il  eft  fait  ;  de 
ione  qu'il  n'eft  pas  poiîible  de  concevoir  qu'un  être 
intelligent  l'ait  voulu  produire  en  cet  e'tat.  Neant- 
moins  comme  le  mouvement  n'eft  pas  de  l'efTeRce  de 
la  matie'rc  ,  puifqu'il  fuppofè  de  I'e'tenduë  ,  ainfî  vou- 
loir n'eft  pas  de  l'efTence  del'efprit,  puifque  vouloir 
fuppofela  perception. 

La  penfée  toute  feule  eft  donc  proprement  ce  qui 
conftituë  l'efTence  de  l'efprit,  &  les  différentes  maniè- 
res depenfèr,  comm.e  ientir  &  imaginer ,  ne  font  que 
les  modifications  dont  il  eft  capable ,  &  dont  il  n'eft 
pas  toujours  modifie:  mais  vouloir  eft  une  propriété 
qui  l'accompagne  toujours  ,  foit  qu'il  fbit  uni  à  un 
corps ,  ou  qu'il  en  fbit  fèparë  ;  laquelle  cependant  ne 
lui  eft  pas  ellèntielle,  puifqu'elle  fjppoie  la  pcnle'e  ,  &: 
qu'on  peut  concevoir  un  clpric  fans  volonté  comme 
im  corps  fans  mouvement. 

Toutefois  h  puiflance  de  vouloir  eft  infèparable  de 
l'efprit,  quoiqu'elle  ne  lui  fbit  pas  efTentielle;  com^ 
me  la  capacité  d'e'tremeuëeit  infèparable  de  la  ma- 
tière, quoiqu'elle  ne  lui  (oit  pas  efîentielle.  Car  de 
même  qu'il  n'eft  pas  poflîbl^  de  concevoir  une  matiè- 
re qu'on  ne  puifle  mouvoir  j  auffi  n'eft- il  pas  poiîible 

N  5  4e 


294  DE  LA  RECHERCHE 

ChAp»  de  concevoir  un  efprit  qui  ne  puilfe  vouloir  , ou  qui  ne 
L  fbit  capable  de  quelque  inclination  naturelle.  Mais 
auflî  comme  l'on  conçoit  que  la  matie're  peut  exifter 
iàns  aucun  mouvcment,on  conçoit  de  même  que  l'ef- 
prit  peut  être  Iàns  aucune  imprelHon  de  l'Auteur  delà 
Nature  vers  le  bienj&  par  conlèquent  Iàns  volonté:  car 
Ja  volo-nté  n'eft  autre  chofè  que  l'impreflion  de  l'Au- 
teur de  la  Nature,  qui  nous  porte  vers  le  bien  en  ge'ne'- 
lal  ainfi  que  nous  avons  expliqué  plus  au  long  dans  le 
premier  Chapitre  du  Traité  des  fèns. 

Ce  que  nous  avons  dit  dans  ce  Traitté  des  fens ,  & 
ce  que  nous  venons  de  dire  de  la  nature  de  l'efprit ,  ne 
fuppofè  pas  que  nous  connoilTions  toutes  les  modifi- 
cations dont  il  efl:  capable  j  nous  ne  faifons  point  de 
pareilles  fuppofitions.  Kbus  croyons  au  contraire, 
qu'il  y  a  dans  l'efprit  une  capacité  pour  recevoir  fiic- 
ceflivement  une  infinité  de  diverfcs  modifications  que 
le  même  efprit  ne  connoît  pas. 

La  moindre  partie  de  la  matière  efl:  capable  de  rece- 
Toir  une  figure  de  trois,  de  fixj  de  dix,  de  dix  mille 
cotez,  enfin  la  figure  circulaire  &  l'elliptique  que  l'on 
peutconfiderer  comme  des  figures  d'un  nombre  i n- 
nni  d'angles  &  de  cotez.  Il  y  a  un  nombre  infini  de 
différentes  efpeces  de  chacune  de  ces  figures^  un  nom- 
bre infini  de  triangles  de  différente  cfpéce,  encore 
plus  de  figures  de  quatre,  de  fix  ,  de  dix ,  de  dix  mille 
cotez,  &  de  polygones  infinis.  Car  le  cercle,  l'elliplè, 
&  généralement  toute  figure  régulière ,  ou  irreguliére 
curviligne ,  fe  peut  conliderer  comme  un  polygone 
infini  iTellipIè,  par  exemple,  comme  un  polygone 
infini,  mais  dont  les  angles,ou  les  cotez  font  inégaux, 
étansplus  grands  vers  le  petit  diamètre  que  vers  le 
grand,  &ainfi  des  autres  polygones  infinis  plus  com- 
foCez  &  plus  irreguliers. 

Un  fimple  morceau  de  cire  efl:  donc  capable  d'un 
nombre  infini ,  ou  plutôt  d'un  nombre  infiniment 
infini  de  différentes  modifications,  que  nul  efprit  ne 
peut  comprendre»  Quelle  raifon  donc  de  s'imaginer 
cjue  l'aiT^  qui  eft  beaucoup  plus  noble  que  le  corps,  ne 

ioic 


DE  LA  VERITF.  Livre  IIL        195 
{bit  capable  que  des  feules  modifications  qu'elle  a  dé-  Chap^ 
ja  receuës.  L 

Si  nous  n'avions  jamais  fenti  ni  plaifir  ni  douleur; 
fi  nous  n'avions  jamais  vu  ni  couleur  ni  lumie'rejenfin 
fï  nous  étions  à  l'égard  de  toutes  chofes  comme  des 
aveugles  &  comme  des  lourds  à  l'égard  des  couleurs 
&  des  fons  j  aurions-nous  raifon  de  conclure ,  que 
nous  ne  ferions  pas  capables  de  toutes  les  fènfations 
que  nous  avons  des  objets»  Car  ces  (ènfations  ne  font 
que  des  modifications  de  nôtre  ame ,  comme  nous 
avons  prouvé  dans  le  Traitté  des  lèns  ? 

Il  faut  donc  demeurer  d'accord  ,  que  la  capacité  qu'a 
J'ame  de  recevoir  difFérentes  modifications,  eft  vrai- 
fèmblablement  plus  grande  que  la  capacité  qu'elle  a  de 
concevoir  ;  je  veux  dire ,  que  comme  l'efp rit  ne  peut 
épuilèr ,  ni  comprendre  toutes  les  figures  dont  la  ma- 
tière eft  capable,il  ne  peut  aulfi  comprendre  toutes  ks 
difFérentes  modifications ,  que  la  puiflante  main  de 
rieu  peut  produire  dans  l'ame ,  quand  mêmes  il  con- 
noîuroit  auui  diirinclement  la  capacité  de  l'ame  qu'il 
connoît  celle  de  la  matière  :  ce  qui  n'eft  pas  vrai,  pour 
fes  raifons  que  je  dirai  au  Chapitre  VIL  de  la  féconde 
partie  de  ce  Livre. 

Si  nôtre  ame  ici  bas  ne  reçoit  que  tres-peu  de  modi- 
fications ,  c'eft  qu'elle  eft  unie  à  un  corps  &  qu'elle  ea 
dépend»  Toutes  Ces  fènfàtions  fè  rapportent  à  fon 
corps ,  &  comme  elle  ne  joiiit  point  de  Dieu ,  elle  n'a 
aucune  des  modifications  que  cette  jouïflance  doic 
produire.  La  matière  dont  nôtre  corps  eft  compofé, 
H 'eft  capable  que  de  tres-peu  de  modifications  dans  k 
tems  de  nôtre  vie.  Cette  matière  ne  peut  fe  refondre 
en  terre  &  en  vapeur  qu'après  nôtre  mort.  Mainte* 
nant  elle  ne  peut  devenir  air,  feu,  diamant,  métal;  elle 
ne  peut  devenir  ronde ,  quarrée ,  triangulaire  ;  Il  faut 
qu'elle  fbit  chair,  &  qu'elle  ait  la  figure  d'un  homme, 
afin  que  l'ame  y  fbit  unie.  11  en  eft  de  même  de  nôtre 
ame:  il  eft  néceffaire  qu'elle  ait  les  fenlàtions  de  cha- 
leur, de  froideur,  de  couleur ,  de  lumière ,  des  fbns, 
des  odeurs,  des  faveurs,  &plufieurs  autres  modifica- 

N  4.  tion%. 


29^  DE  LA  RECHERCHE 

Chaï.  tions,  afin  qu'elle  demeure  unie  à  fon  corps.  Toutes 
I,  ces  lenfations  l'appliquent  à  la  conlèrvation  de  fa  ma- 
chine. Elles  l'agitent ,  &  l' effrayent  de's  que  le  moin- 
dre relîbrt  (è  débande,  ou  Ce  rompt,  6c  ainfi  il  faut  que 
l'ameyfoitiujette,  tant  que  (on  corps  fera  fiijec  à  la 
corruption.  Mais  lorlqu'ilfera  revêtu  de  l'immorta- 
lité, &  que  nous  ne  craindrons  plus  la  dilTolution  de 
iès  parties ,  il  eft  raifbnnable  de  croire ,  qu'elle  ne  ièra 
plus  touchée  de  ces  fènfàtions  incommodes  que  nous 
ièntons  malgré  nous  j  mais  d'uae  infinité  d'autres 
toutes  différentes,  dont  nous  n'avons  maintenant  au- 
cune idée  j  lefquelles  pafTeront  tout  fèntiment ,  &  fe- 
ront dignes  de  la  giandeur  &  de  la  bonté  du  Dieu  que 
nous  poflederons. 

C'elldonclàns  raifbn  que  l'on  s'imagine  pénétrer 
de  telle  forte  la  nature  de  l'ame,  que  l'on  ait  droit 
d'afsiirer,  qu'elle  n'eflcapablequede  connoifTancc 
&  que  d'amour.  Cela  pouiroit  être  foûtenu  par  ceux 
quiaitribuënt  leurs  lenfations  aux  objets  de  dehors, 
ou  à  leur  propre  corps ,  &qui  prétendent  que  leurs 
pallions  font  dans  leur  coeur  :  Car  en  efïet  fî  on  re- 
tranche de  i'ame  toutes  lès  partions  &  fès  fenfations> 
tout  ce  qu'on  y  reconnoît  de  refte  ,  n'eft  plus  qu'u- 
ne fîiite  delà  connoilîauce&  de  l'amour.  Mais  je  ne 
conçois  pas,  comment  ceux  qui  font  revenus  4e  ces 
illulions  de  nos  fens ,  fe  peuvent  perfuader  que  toutes 
nos  fènfàtions  &  toutes  nos  pafTions  ne  font  que  con- 
noiflànce  &  qu'amour ,  je  veux  dire  des  efpeces  de 
jugemens  confus,  que  l'ame  porte  des  objets  par  rap- 
port au  corps  qu'elle  anime.  Je  ne  comprenspas  com- 
ment on  peut  dire  que  la  lumière ,  les  couleurs ,  les 
odeurs ,  &c,  foient  des  jugemens  de  l'ame  :  car  il  me 
Jfemble  au  contraire  que  j'apperçois  diftindement 
que  la  lumière ,  les  couleurs ,  les  odeurs ,  &  les  autres 
fènfàtions  font  des  modifications  tout-àfait  différen- 
tes des  jugemens. 

Mais  choififTons  des  fènfàtions  plus  vives  &  qui  ap- 
pliquent davantage  l'elprit.  Examinons  ce  que  ces 
perlbnnes  difent  de  la  douleur ,  ou  du  plailir,  Ils 

yeu- 


DE  LA  VERITE'.  Ltvri  m.        197 
veulent  apre's  plufieurs  "'^  Auteurs  très  confide'rables,  Chaf. 
que  ces  fentimens  ne  foient  que  des  fuites  de  Ja  fàcul-      I» 
té  que  nous  avons  de  connoître&  de  vouloir  i  &  que  '^S.^^i^ 
la  douleur. par  exemple  ne  fôit  que  le  chagrin  >  i'op-  Uv.  6.  de 
pofition ,  &reloignementqu'a  la  volonté'  pour  les  Mufica 
chofès ,  qu'elle  connoît  être  nuifibles  au  corps  qu'elle  Dejcar- 
aime.  Mais  il  me  paroît  e'vident  que  c'eft  confondre  tes  dans 
ladouleuravec  la  trifteire&  que  tant  s'en  feut  que  layo«  hom' 
douleur  (bit  une  fuite  de  la  connoiflànce  de  l'efprit  &  mcyO  e^ 
de  l 'adion  de  la  volonté,  qu'au  contraire  elle  précède 
rune&  l'autre. 

Par  exemple ,  fi  l'on  mettoit  un  charbon  ardent 
dans  la  main  d'un  homme  qui  dort ,  ou  qui  fè  cha^jf  " 
fe  les  mains  derrière  le  dos  ^  j  e  ne  croi  pas  qu'on  puiC 
iè  dire  avec  quelque  vrai-fèmblance ,  que  cet  hom- 
me connoîtroit  d'abord  qu'il  fe  paflèroit  dans  £a 
main  quelques  mouvemens  contraires  à  la  bonne 
conftitution  de  Ion  corps  j  qu'enfuite  fa  volonté  s'y 
oppcferoit  ;  &  que  û  douleur  (èroit  une  {uite  de  cette 
connoiilancedelonefprit ,  &  de  cette  opposition  de 
fà  volonté.  Il  m.e  (èmbleau  contraire ,  qu'il  eft indu- 
bitable que  la  première  chofe  que  cet  homme  ap* 
percevroit  ,  lorfque  le  charbon  lui  toucheroit  la 
main,  feroit  la  ûouleur  j  &  que  cette  connoilTance 
de  l'efprit ,  &  cette oppofition  delà  volonté  ne  font 
que  des  fuites  de  la  douleur  j  quoiqu'elles  foient  véri- 
tablement la  caufedelatrifleiTe  qui  fuivroit  la  dou- 
leur. 

Mais  il  y  a  bien  de  la  différence  entre  cette  dou- 
leur ,  &  la  triflciTe  qu'elle  produit.  La  douleur  e(V 
la  première  choIè  que  l'ame  fente  ;  elle  n'eft  précédée 
d'aucune  connoiflance  ,•  &  elle  ne  peut  jamais  être 
agréable  par  elle-même.  Au  contraire  la  triilefTe  cft 
la  dernière  choiè  que  l'arae  fente  ;  elle  eft  toujours 
précédée  de  la  coniioiflancc  j  &.  elle  eft  toujours  tres- 
agréablepar  tilf:  même.  CelaparoîtalTezpaF  leplai- 
firquiaccompagne  latriilefTe,  dont  on  eft  touché 
aux  flmeites  repréientations  des  théâtres  j  car  ce 
f>lailir  augmeiue  avec  la  triftefîe  :  mais  leplaifir  n'aug-    ' 

N  %  meuce 


iç^S  DE  LA  RECHERCHE 

Ghap.  iTïente  jamais  avec  la  douleur.  Les  Comédiens  qui 
I,  étudient  l'art  de  plaire ,  fçavent  bien  qu'il  ne  faut 
point  enfànglanter  le  théâtre  ,  par  ce  que  la  vûë  d'un 
meurtre  quoique  feint ,  (èroit  trop  terrible  pour  être 
agre'able.  Mais  ils  n'appréhendent  jamais  de  toucher 
Icsafîlrtans  d'une  trop  grande  triftefTej  parce  qu'en 
effet  la  trifteffe  elt  toujours  agréable  ,  lorfqu'il  y 
a  fujet  d'en  être  touché.  Il  y  a  donc  une  différence  ef- 
fcntielle  entre  la  trifteflTe  &  la  douleur,  &  l'on  ne  peut 
pas  dire  que  la  douleur  ne  foit  autre  cholè  qu'une  con* 
noilïànce  de  l'efprit  jointe  à  une  oppofition  de  la  vo- 
lonté. 

Pour  toutes  les  autres  fenlàtions ,  comme  font  les 
odeurs,  les  faveurs,  les  (bns ,  les  couleurs ,  la  plupart 
des  hommes  ne  penfent  pas  qu'elles  (oient  des  modi- 
fications de  leur  ame.  Ils  jugent  au  contraire  qu'elles 
font  répandues  fur  les  objets  j  ou  tout  aa  moins,qu'el- 
Jes  ne  lont  dans  l 'ame  que  comme  l'idée  d'un  quat- 
re &  d'un  rond  ,  c'ell-à-dire  qu'elles  font  unies  à 
l'ame ,  mais  qu'elles  n'en  font  pas  des  modifications: 
&  ils  en  jugent ainfî,  àcaufè  qu'elles  ne  les  touchent 
pas  beaucoup ,  comme  j'ai  fait  voir  en  expliquant  les 
erreurs  des  (en s. 

On  croie  donc  qu'il  faut  tomber  d'accord,  qu'on  ne 
connoît  pas  toutes  les  modifications  dont  l'ame  eft  ca- 
pable i  &  qu'outre  celles  qu'elle  a  parles  organes  des 
ièns  ,  il  fè  peut  faire  qu'elle  en  ait  encore  une  infinité 
d'autres  qu'elle  n'a  point  éprouvées,  &  qu'elle  n'é- 
prouvera qu'après  qu'elle  fera  délivrée  de  la  captivité 
«le  Ion  corps. 

Cependant  il  faut  que  l'on  avoue  ,  que  de  même 
«juela  matière  n'eit  capable  d'une  infinité  de  diffé- 
rentes configurations  ,  qu'à  caufe  de  Ion  étendue  > 
J'ame  auffi  n'eft  capable  de  différentes  modifications, 
qu'à  caufè  de  la  penfée  :  Car  il  eft  vifible  ,  que  l'ame 
31C  fèroit  pas  capable  des  modifications  de  plaifîr ,  de 
«louleur,  ni  mêmes  de  toutes  celles  qui  lui  font  in- 
différentes ,  fi  elle  a'e'toit  capable  de  perception  ou 


DE  LA  VERITE'.  Livrs  Itl.        r?? 

Ilnousfuffit  donc  de  fçavoir,  que  le  principe  de  Ck^p, 
toutes  css  modifications ,  c'eftia  penfe'e.  Si  l'on  veut  I^ 
même  qu'il  y  ait  dans  l'ame  quelque  chofè  qui  pre'ce* 
de  la  penfe'e ,  je  n'en  veux  point  difputer.  Mais  com- 
me je  fuis  fur  que  perfbnne  n'a  de  connoilïànce  de  fbii 
ame  que  par  la  penfe'e ,  ou  par  le  (èntiment  inte'rieur 
de  tout  ce  qui  fe  pafTe  dans  fon  efprit  j  je  fiiis  afluré 
auffi,  que  fi  quelqu'un  veut  raifonner  fiir  la  nature 
de  l'ame,  il  ne  doit  confulterquece  fèntiment  inté- 
rieur ,  qui  le  repre'fènteûns  ceflè  à  lui-même  tel  qu'il 
eft,  &  ne  pas  s'imaginer  contre  fà  propre  confcience 
que  l'ame  elt  un  feu  invifible ,  un  air  fubtil  ^  une  har- 
monie ou  autre  choie  fèmblable» 


CHAPITRE    IL  Chap, 

I.  V Efprit  étant  borné ,  ne  peut  comprendre  ce  qui  tient 
de  l'infini.  II.  Sa  limitation  ejl  r origine  de  beaucoup 
d'erreurs.  III.  Et  principalement  des  hère  fies.  lY.  Il 
fautfoùmettre  l'efprit  àlafoy, 

CE  qu'on  trouve  donc  d'abord  dans  la  penfe'e  de        / 
l'homme,  c'eft  qu'elle  eft  tres-limite'e:  d'oà  L'efprit 
l'on  peut  tirer  deux  confêquenccs  très- importantes,  ctayitbor- 
La  premie're  que  l'ame  ne  peut  connoître  parfaite-  né  ne  peut 
ment  l'infini.  La  féconde ,  qu'elle  ne  peut  pas  mêmes  compretî- 
connoître  diftiiidement  plufieurs  choies   à  la  fois,  d^ece 
Car  de  même  qu'un  morceau  de  cire  n'elt  pas  capable  c^i  tient 
d'avoir  en  même-tems  une  infinité  de  figures  difFé-  ^^/'/„_ 
rentes  ;  ainfi  l'ame  n'eit  pas  capable  d'avoir  en  même  ^,.y 
temsla  connoiflànce  d'une  infinité  de  choies.  Et  de  '' 
même  aulfi  qu'un  morceau  de  cire  ne  peut  être  quat- 
re &  rond  dans  le  même  tems  •>   mais  feulement  moi- 
tié quarré&  moitiérond  -,  &que  d'autant  plus  qu'il- 
aura  de  figures  diiFérentcs  ,  elles  en  leiont  d'autant 
moins  parfaites  &  moins  diftint^es  ;  amfi  l'am€  ne 
peut  appercevoir  pluTieurs  chofes  à  la  fois  ?  &  fes  pen- 

N  6  ftcs 


3€>o  DE  LA  RECHERCHE 

Ghap.    fées  font  d'autant  plus  confufes  qu'elles  font  en  plus 
II.       grand  nonîbre. 

Enfin  de  même  qu'un  morceau  de  cire  qui  auroit 
mille  cotez ,  &  dans  chaque  côte'  une  figure  diffe'ren- 
te ,  ne  feroit  ni  quarré ,  ni  rond ,  ni  ovale  >  &  qu'on 
ne  pourroit  dire  de  quelle  figure  il  (èroit  :  ainfi ,  il  ar- 
rive quelquefois  qu'on  a  un  fi  grand  nombre  de  pcn- 
fe'es  différentes  ,  qu'on  s'imagine  que  l'on  nepcnfe 
à  rien.  Cela  paroîc  dans  ceux  qui  s'e'vanotiifïènt.  Les 
cfprits  animaux  tournoyant  irrégulie'rement  dans 
leur  cerveau,  réveill.nt  un  fi  grand  nombre  de  tra- 
ces, qu'ils  n'en  ouvrent  pas  une  aflèz  fort ,  pour  ex- 
citer dans  l'efprit  une  lènfation  particulière,  ou  une 
jde'e  diftindte  :  de  forte  que  ces  perfonnes  fentent  ua 
fi  grand  nombre  de  chofes  à  la  fois,  qu'ils  ne  fèntent 
rien  de  diftind ,  ce  qui  fait  qu'ils  s'imaginent  n'avoir 
rienfenti. 

Ce  n'eft  pas  qu'on  ne  s'e'vanoiiifie  quelquefois  fau- 
te d'e(prits  animaux:  mais  alors  l'ame  n'ayant  que 
des  penfe'es  de  pure  intellcâiion ,  qui  ne  laifiènt  point 
de  traces  dan  s  le  cerveau,  on  ne  s'en  fouvieut  point 
apre's  que  l'on  eft  revenu  à  foi ,  &  c'eft  ce  qui  fait 
croire  qu'on  n'a  penle' à  rien.  J'aiditceci  enpaflant, 
pour  montrer  qu'on  a  tort  de  croire  que  l'ame  ne  pen  - 
le  pas  toujours ,  àcaufè  qu'on  s'imagine  quelquefois 
qu'on  ne  penlè  a  rien. 
jT  Toutes  les  perfonnes  qui  font  un  peu  de  re'ilexioa 

j    j .'      fur  leurs  propres  penfe'es ,  ont  afièz  d'expe'rience,  que. 
.     j"  l'erpritne  peut  pas  s'appliquer  à  plufieurschofesala 
.   r   Y     *^^^'  &  a  plus  forte  raiion  ,  qu  il  ne  peut  pas  pêne-' 
J^^f^  ,    trer  l'infini.  Cependant  je  ne  fçai  par  quel  caprice  des- 
•     °y'   perfonnes  qui  n'ignorent  pas  ceci ,  s  occupent  davan- 
gine  de     j^gg  ^  méditer  lur  des  objets  infinis ,  &  fur  des  que- 
beaucouf  (^^^,5  ^yj  demandent  une  capacité  d'efprit  infinie» 
^^^^^^^  que  fur  d'autres  qui  font  de  la  portée  de  leur  efprit  ; 
&  pourquoi  encore  il  s'en  trouve  un  fi  grand  nombre 
d'autres,  qui  voulant  tout  fçavoir,  s'appliquent  à  tant 
de  foicnces  en  même  tems  qu'ils  ne  font  que  £è  con= 
fondre  i'e/prit ,  &  k  readre  iiicîipâblç  de  quelque 
/aencevàicable,  Com- 


DE  LA  VERITF.  Litre  TVL      joï 
Combien  ya-t-ilde  gens  qui  veulent  comprendre  Chap. 
la  divifibilite'  de  la  matiereà  l'infîni ,  &  comment  il  fè      JJ^ 
peut  faire ,  qu'un  petit  grain  de  (àble  contienne  autant 
de  parties  que  toute  la  terre ,  quoique  plus  petites  â 
proportion  ?  Combien  forme-t-on  dequeftions ,  qui 
ne  k  refbudront  jamais  fur  ce  lujet ,  &  fur  beaucoup 
d'autres  qui  renferment  quelque  chofè  d'infini ,  defr 
quelles  on  veut  trouver  la  (blution  dans  (on  elprit  ? 
On  s'y  applique  ;  on  s'y  c'chaulFe  i  mais  enfin  tout  ce 
que  l'on  y  gagne,  c'eft  que  l'on  s'entête  de  quelque 
extravagance  &  de  quelque  erreur. 

N'elt-cepas  unecholë  plailànte  de  voir  des  gens, 
qui  nient  la  divifibilite  de  la  matie're  àl'infini,  pour 
cela  fèul  qu'ils  ne  la  peuvent  comprendre,  quoiqu'ils 
comprennent  fort  bien  les  démonllrations  qui  la 
prouvent  ;  &  cela  dans  le  même  tems  qu'ils  confcC- 
îènt  de  bouche ,  que  l'cfprit  de  l'homme  ne  peut  pas 
conuoitre l'infini.  Car  les  preuves  qui  montrent  que 
le  matière  eft  divifible  à  l'infini ,  font  de'monftratives 
s'il  en  fut  jamais  j  ils  en  conviennent  quand  ils  les 
confidérent  avec  attention.  Néanmoins ,  fi  on  leur 
fa.tdcsobjedions  qu'ils  ne  puiflent  réfoudre,  leur 
cfprit  (è  détournant  de  l'évidence  qu'ils  viennent 
d'appercevoir ,  ils  commencent  d'en  douter.  Ils  s'oc- 
cupent fortement  de  l'objetflion,  qu'ils  ne  peuvent  re- 
fondre 5  ils  inventent  quelque  diftinclion  frivole  con- 
tre les  démonftrations  de  la  divifibilite  à  l'infini  j  & 
ils  concluent  enfin  qu'ils  s'y  écoient  trompez  >  &  que 
tout  le  monde  s'y  trompe,  lis  embrallènt  enfiiite  l'o  * 
pinion  contraire.  Ils  la  défendent  par  des  points  en- 
flez ,  àc  par  deiemblables  extravagances ,  que  l'ima* 
gination  ne  manque  jamais  de  fournir.  Or  ils  ne  tom- 
bent dans  ces  égaremens ,  que  parce  qu'ils  ne  font  pas 
intérieurement  convaincus  que  l'elprit  de  l*homme 
eft  fini  ;   &  que  pour  être  perfuadé  de  la  divifibilite  de 
la  matière  à  l'infini ,  il  n'ell  pas  nécefTaire  qu'il  la 
comprenne  ;  parce  que  toutes  les  objedions  qu'on  ne 
peut  refoudre  qu'en  la  comprenant ,  font  des  obje- 
dioas  qu'il  eft  impolTible  deréfoiidre» 

Si  . 


joi  DE  LA  RECHERCHE 

Chap.        Si  les  hommes  ne  s'arrêtoient  qu'à  de  pareilles  que- 
II,       ftions ,  on  n'auroit  pas  fijjet  de  s'en  mettre  beaucoup 
en  peine  j  parce  que  s'il  y  en  a  quelques-uns  qui  fê 
pre'oceupent  de  quelques  erreurs ,  ce  font  des  erreurs 
de  peu  de  confëquence.  Pour  les  autres ,  ils  n'ont  pas 
tout-à-feit  perdu  leurtems,  cnpenfàntà  des  choies 
qu'ils  n'ontpù  comprendre  ;  car  ils  Ce  font  au  moins 
L'art  de    convaincus  delà  foiblefle  de  leur  efprit.  Il  eft  bon ,  dit 
penfer      y,^  Auteur  fort  judicieux,de  fetiguer  l'elprit  à  ces  for  - 
tes.de  fubtilitez ,  afindedomter  fà  pre'fomption ,  Se 
iuiôterla  hardiclîê  d'oppofèr  jamais  fes  foibles  lu- 
mie'res  aux  véritez  que  lÈglifè  lui  propofe ,  fous  pré- 
texte qu'il  ne  les  peut  pas  comprendre.  Carpuilque 
toute  la  vigueur  de  rcfprit  des  hommes  eft  contrainte 
de  fuccomber  au  plus  petit  atome  de  la  matie're,  &  d'a- 
vouer qu'il  voit  clairement  qu'il  eft  infiniment  divifî" 
ble,  fans  pouvoir  comprendre  >  comment  cela  fè  peut 
feire  :  n 'et t-ce  pas  pe'chcr  vifiblement  contre  la  raifon , 
que  de  rcfufer  de  croire  les  efFets  merveilleux  de  la 
Toutepuiflànce  de  Dieu  >  qui  eft  d'elle  même  incom- 
prehenlîble ,  par  cette  railon  que  nôtre  efprit  ne  ks 
peut  comprendre  ? 
///.  L'effet  donc  le  plus  dangereux  que  produit  l'igno- 

Mtprinci-  rance,  oupliinôt  l'inadvertance  où  l'on  eft  delalimi- 
palement  tadon  &  de  la  foiblefle  de  l'eiprit  de  l'homme  j  &  par 
des  he-     coniéquent  àtion  incapacité  pour  comprendre  tout 
refies.       cequi  tient  quelque  chofe  de  l'infini,  c'eft  l'herefie. 
Il  fè  trouve,  ce  me  fèmble,  en  ce  tcms-ci  plus  qu'en 
aucun  autre,  un  fort  grand  nombre  de  gens  qui  {è  font 
une  Théologie  particulière ,  quin'e-î:  fondée  que  fijr 
leur  propre  elprit,  &  fur  la  foiblefie  naturelle  delà 
raifon  i  parce  que  dans  les  fujets  même  qui  ne  font 
point  fournis  à  la  raifon ,  ils  ne  veulent  croire  que  ce 
qu'ils  comprennent. 

1  es  Socinicns  ne  peuvent  comprendre  \ts  Myfteres 
de  la  Trinité,  ni  de  l'Incarnation  :  Cela  leur  foffit  pour 
ne  les  pas  croire ,  &  même  pour  dire  d'un  air  fier  & 
libertm  de  ceux  qui  les  croyent ,  que  ce  font  des  gens 
Bfz  pour  l'efclavage,  Un  Calvinifte  ne  peut  conce- 
voir 


DE  LA  VERITE'.  Livre  m.  395 
Toir  comment  il  fè  peut  faire  que  le  corps  de  Jésus-  Chap. 
Christ  foit  re'ellement  prefènt  au  Sacrement  de  i  j^- 
l'Autel,  dans  le  même  tems  qu'il  eft  dans  le  Cielj  & 
de  là  il  croit  avoir  railbn  de  conclure  que  cela  ne  fè 
peut  faire,  comme  s'il  comprenoit  parfaitement  juf- 
qu'où  peut  aller  la  puiflTance  de  Dieu. 

Un  homme  qui  eft  mêmes  convaincu  qu'il  eft  li- 
bre, s'il  s 'échauffe  fort  la  tête  pour  tâcher  d'accorder 
lafcience  de  Dieu  &  lès  décrets  avec  la  liberté ,  il  fera 
peut-être  capable  de  tomber  dans  l'erreur  de  ceux  qui 
ne  croyent  point  que  les  hommes  fbient  libres.  Car 
d'un  cozé,  ne  pouvant  concevoir  que  la  Providence  de 
Dieu  puiiîèfubfilicr  aveclalibertë  de  l'homme ,  &  de 
l'autre,  le  relpcâ:  qu'il  aura  pour  la  Religion  l'empê- 
chant de  nier  la  Providence ,  il  fè  croira  contraint  d'ô- 
ter  la  liberté'  aux  hommes  ;  ne  faifànt  pas  aflez  de  ré- 
flexion fur  la  foiblelîè  de  (on  efprit ,  il  s'imaginera 
pouvoir  pe'ne'trer  les  moyens  que  Dieu  a  pour  accor- 
der fès  décrets  avec  nôtre  liberté'. 

Mais  les  he're'tiques  ne  font  pas  les  fêuîs  qui  man- 
<^uent  d'attention  pour  confidérer  la  foiblelîè  de  leur 
efprit,  &  qui  lui  donnent  trop  de  liberté  pour  juger 
des  chofès  qui  ne  lui  font  pas  (bûmifès  :  prefque  tous 
les  hommes  ont  ce  défaut,&  principalement  quelques 
Théologiens  des  derniers  fiécles.  Car  on  pourroit  , 
peut-être  dire  ,  que  quelques-uns  d'eux  employent  , 
fî  fbuvent  des  raifbnnemens  humains ,  pour  prouver,  - 
oupourexpliquer  des  myfteres  qui  font  au  defTus  de 
la  raifbn  ,  quoi  qu'ils  le  faflent  avec  bonne  intention,    . 
&  pour  deflendre  la  Religion  contre  les  hérétiques, 
qu'ils  donnent  fbuvent  occafion  à  ces  mêmes  héréti-    • 
ques  de  demeurer  obltinément  attachez  à  leurs  er- 
reurs ,  &  de  traiter  les  myfteres  de  la  foi  comme  des 
opinions  humaines. 

L'agitation  de  l'efprit  &  les  fùbtilitez  de  l'école  ne 
fbntpas  propres  à  faire  connoître  aux  hommes  leur 
foiblelfe  ,  &  ne  leur  donnent  pas  toujours  cet  eiprit  de 
fbiimilfion  ,  fi  neceUàire  pour  fè  rendre  avec  humilité 
aux  dédiions  de  l'Eglife.   Tous  ces  railbnnemens 

fiibtils 


504  DE  LA  RECHERCHE 

Ch'AP.    ftibtils  &  humains  peuvent  au  contraire  exciter  en  eux 

1 1^     leur  orgueil  fecret  :  ils  peuvent  les  porter  à  faire  ulàge 

delcur  efpritmal  à  propos ,  &  à  le  former  ainfi  une 

Religion  conforme  à  là  capacité'.   Aufîî  ne  voit-on 

{>as  que  les  he're'tiques  Ce  rendent  aux  argumens  Phi- 
ofbphiques ,  &  que  la  leâ:urc  des  livres  purement 
Scholaftiques  leur  fafïè  reconnoître  &  condamner 
leurs  erreurs .  Mais  on  voit  au  contraire  tous  les  jours 
qu'ils  prennent  occafîon  de  la  foiblefTe  des  raifonne- 
mens  de  quelques Scholail:iques,pour  tourner  en  rail- 
lerie les  myfteres  les  plus  iàcrez  de  notre  Religion, 
qui  dans  la  vente'  ne  font  point  e'tablis  fur  toutes  ces 
raifons  &  explications  humaines ,  mais  feulement  fur 
l'autorité' de  la  parole  de  Dieu  écrite,  ou  non  e'crite» 
c'eft-à-diretranfmifèjufqu'ànous  par  la  voye  de  la 
tradition. 

En  cflet  la  railbn  humaine  ne  nous  fait  point  com- 
prendre ,  qu'il  y  a  un  Dieu  en  trois  perfonnes  -,  que  le 
corps  deJESus  Christ foitre'ellcment  dans  l'Eucha- 
riftiej  &  comment  il  fe  peut  faire  que  l'homme  fbit  li- 
bre, quoi  que  Dieu  fçache  de  toute  e'ternite'  tout  ce  que 
l'homme  fera.  Les  raifons  qu'on  apporte  pour  prou- 
ver &  pour  expliquer  ces  choies ,  font  des  raifons  qui 
neprouvent  d'ordinaire  qu'à  ceux  qui  les  veulent  ad- 
.  mettre  làns  les  examiner  ;  mais  qui  femblent  fouvent 
extravagantes  à  ceux  qui  les  veulent  combattre,  SC 
qui  ne  tombent  pas  d'accord  du  fond  de  ces  myfte'res. 
On  peut  dire  au  contraire,  que  les  objeâ:ions  que  l'on 
forme  contre  les  principaux  articles  de  aôtre  foi  & 
principalement  contre  le  myflere  de  la  Trinité  font  fî 
fortes  ,  qu'il  n'ell:  pas  pofTibled'en  donner  des  folu- 
tions  claires,  évidentes,  &  qui  ne  choquent  dn  rien 
nôtre  foible  raifon.parcc  qu'ea  effet  ces  myfleres  font 
incoraprehenfibles. 

Le  meilleur  moyen  de  convertir  les  hérétiques  n*eft 
donc  pas  de  ks  accoutumer  à  faire  ufage  de  leur  efprir^ 
eh  ne  leur  apportant  que  des  argumens  incertains  ti- 
rez de  la  Philoiophie ,  parce  que  les  véritez  dont  on 
.  veut  les  inflrmreae  fout  pas  foûmilès  à  h  raifon,  I 
;./  n'etl 


DE  LA  VERITE'.  Livre  ni.  305 
n'efl:  pas  même  toujours  à  propos  de  (è  fervir  de  ces  Chap. 
raifonnemens  dans  des  ve'ritez,qui  peuvent  être  prou-  1 1. 
vées  parla  raifbn  auffî  bien  que  par  la  tradition,  com  • 
me  l'immortalité  de  l'ame  ,  le  péché  originel ,  lanc- 
cefTité  de  la  grâce,  le  defordre  de  la  nature  &  quelques 
autres,  j  depeurqueleerelprit  ayant  une  fois  goûté 
l'évidence  des  raiiôns  dans  ces  queftions ,  ne  veuille 
point  fèfbûmettre  à  celles  qui  ne  fe  peuvent  prouver 
que  par  la  tradition.  Il  faut  au  contraire  les  obliger  à 
le  défaire  de  leur  efprit  propre,  en  leur  faifànt  fentir  (à 
foiblefïè,  (à  limitation  ,  &  £à  difproportion  avec  nos 
myftéres  ;  &  quand  Torgiieil  de  leur  efprit  fera  abba- 
tu  alors  il  fera  facile  de  les  faire  entrer  dans  les  fènti- 
mens  del'Eglife,  en  leur  repréfentant  fon  autorité,  ou 
en  leur  expliquant  la  tradition  ds  tous  les  f.ecles  s'ils 
en  font  capables. 

Mais,  fî  les  hommes  détournent  continuellement  . 
leur  jcuë  de  deilRis  la  foiblelfe  &  la  limitation  de 
leur  efprit ,  une  préfomption  indifcrete  leur  enflera 
le  courage  i  une  lumière  trompeufè  les  ébloiiira , 
l'amour  delà doire  les  aveuglera.  Ainfî  les  héréti- 
ques feront  éternellement  hérétiques ,  les  Philofb- 
phes  opiniâtres  &  entêtez  i  &  l'on  ne  ceflera  jamais 
de  difputer ,  fîir  toutes  les  choies  dont  on  difputera, 
tant  qu'on  en  voudra  difputer. 


CHAFî' 


106  DE  LA  RECHERCHE 

Chap. 
III.  CHAPITRE    III. 

I.  Les  Philofophes  fe  dijjipent  l'ejprit ,  en  s'appliquant 
à  desfujets  qui  renferment  trop  de  rapports  ,  O^  qui 
dépendent  de  trop  de  chofes  fans  garder  aucun  ordre 
dans  leurs  études.  II  Exemple  tiré  d'^^riflote^ 
III.  Çue  les  Géomètres  au  contraire  Je  conduifent 
hien  dans  la  I{echerche  de  la  Vérité  ;  Principale' 
ment  ceux  qui  Je  fervent  de  l\^lgehre  C^  de  /'c^- 
nalyfe.  IV.  Ç^e  leur  Méthode  augmente  la  force 
de  l'ef^rit  ;  O"  que  la  Logique  d^^rifîote  la  di^ 
minuè,    V.  centre  défaut  des  perfonnes  d'étude, 

/.  TT  Es  hommes  ne  tombent  pas  feulement  dans  un 
Qjie  les  ■  ^  ^ort  grand  nombre  d'erreurs  ,  parce  qu'ils  s 'oc- 
PhiloCo-  ^"P*^"t  ^  des  queftions  qui  tiennent  de  l'infini,  leur 
4iUp,-i^';,  efprit  n'étant  pas  infini  5  mais  aufli  parce  qu'ils  s'ap- 
ci7cnt"*  pliguent  à  celles  qui  ont  beaucoup  d'e'tenduë ,  leur 
i' ordre    ^5*^^^  en  ayant  fort  peu. 

^^„j  Nous  avons  déjà  dit ,  que  de  même  qu^ua  morceau 

Içf^y.^  deciren'eft  pas  capable  de  recevoir  en  mêmc-tems 
études,  plusieurs  figures  parfaites  &  bien  diftindes  :  ainiî  l'ef- 
prit  n 'étoit  pas  capable  de  recevoir  plusieurs  idées  di* 
ftindies  ,  c'eft- à-dire  d'appercevoir  plufieurs  cho- 
ies, &  bien  diftindement  dans  le  même-tems.  De- 
là il  eft  facile  de  conclure,  qu'il  ne  feut  pas  s'appliquer 
d'abord  à  la  recherche  des  véritez  cachées ,  dont  la 
connoilTanee  dépend  de  trop  de  choies ,  &  dont  il  y  en 
a  quelques-unes  qui  ne  nous  font  pas  allez  famihéres: 
car  il  faut  étudier  avec  ordre,  Sclefèrvir  de  ce  qu'on 
fçaitdiftindement  pour  apprendre  ce  qu'on  ne  fçait 
pas ,  ou  ce  qu'on  ne  fçait  que  confulement.  Cepen- 
dant la  plupart  de  ceux  qui  fe  mettent  à  l'étude  n'y 
font  point  tant  de  façon.  Ils  ne  font  point  efïài  de 
leurs  forces  j  ils  ne  confultent  point  avec  eux-mêmes 
jufqu'oû  peut  aller  la  portée  dejeurelprit.  C'eft  une 
iècrete  v^^té  »  8c  wi  defîr  déréglé  de  içavoir ,  &  non 

pas 


DE  LA  VERITE'.  Livre  IIL  307 
pas  la  rai(bn  ,  qui  règle  leurs  e'tudes.  Ils  entrepreiv  Chap. 
nent iàns la coiuulter ,  de péne'trer les  ve'ritez les  plus  III. 
cachées  &  les  plus  impénétrables ,  &  derefbudre  des 
<]ueft:ions  qui  dépendent  d'un  fi  grand  nombre  de 
rapports,  que  l'elprit  le  plus  vif  &  le  plus  pénétrant 
ne  pourroit  en  découvrir  la  vérité  avec  une  entière 
certitude  ,  qu'après  plufîçurs  fiécles  &  un  nombre 
prcfqu 'infini  d'expériences. 

Il  y  a  dans  la  Médecine  &  dans  la  Morale  un  très - 
grand  nombre  de  queftions  de  cette  nature.Toutes  les 
Tdences  des  corps  &  de  leurs  qualitez,comme  des  ani- 
mauxjdes  plantes,des  métaux  ,&  de  leurs  qualitez  pro  - 
près,  font  de  ces  fçiences  qui  ne  peuvent  jamais  être 
alTez  évidentes  ni  aflez  certaines  :  principalement  li  on 
ne  ks  cultive  d'une  autre  manière  qu'on  n'a  fait ,  &  fi 
on  ne  commence  par  ks  (ciences  les  plus  fîmples  ,  & 
ks  moins  compofées  dont  elles  dépendent.  Mais  les 
perfonnes  d'étude  ne  veulent  pas  fe  donner  la  peine  de 
Philofopher  par  ordre.  Ils  ne  conviennent  point  dc  [z 
certitude  des  principes  de  Phyfîque  :  ils  ne  connoif- 
fcntpoint  la  nature  des  corps  en  général  ni  de  leurs 
qualitez,  ils  en  tombent  d'accord  eux-mêmes.  Ce- 
pendant ils  s 'imaginent  pouvoir  rendre  raifon  pour- 
quoi par  exemple ,  les  cheveux  des  vieillards  blanchiHr 
fent,  &  que  leurs  dents  deviennent  noires ,  &  de  fèm- 
blables  queftions  qui  dépendent  de  tant  de  caufès, 
qu'il  n'eît  pas  pofliblc  d'en  donner  jamais  de  raifon 
alTurée.  Car  il  eft  nécefîaire  pour  cela  de  fçavoir  au 
vrai,  en  quoi  confifte la  blancheur  des  cheveux  en  par^ 
ticulier;  les  humeurs  dont  ils  font  nourris;  les  filtres 
qui  font  dans  le  corps  pour  laifler  pafîer  ces  humeurs; 
la  conformation  de  la  racine  des  cheveux  ou  de  la 
peau  par  où  elles  pafTent  ;  &  la  différence  de  toutes  /  /. 
ces  cnofès  dans  un  jeune  homme  &  dans  un  vieillard,  Exempte 
ce  qui  eft  abfolument  impofïiblc ,  ou  du  moins  très-  du  dé- 
difficile  à  connoître.  fautd'or" 

Ariftote  par  exemple ,  à  prétendu  ne  pas  ignorer  la  dre  daw 
caufe  de  cette  blancheur,  qui  arrive  aux  cheveux  des  ç^rif»" 
vieillards  j  il  en  a  donné  plufieurs  laifons  en  iiff  érens  te. 

en- 


3g8  de  la  recherche 

Chap,    endroits  cîefès Livres.  Mais  parce  que  c'eft  le  ge'nie 
1 1 L      cie  la  nature,  il  n'en  eft  pas  demeure  là  :  il  a  pénétré 
bien  plus  avant.  Il  a  encore  découvert ,  que  la  caulc 
qui  rendoit blancs  les  cheveux  des  vieillards,  étoit 
celle-là  même  qui  failbit  que  quelques  perfonnes  ,  & 
quelques  chevaux  ont  un  œil  bleu ,  &  l'autre  d'une 
autre  couleur.  Voici  fès  paroles:  ETs^éyXuvKot  5 
'  i.  5.  de  f^eixt<3-a,yivcv'^    j^  0]  uvB-^ass-on  f^  0;   'i^srsrot    ^cf> 
^ener.        rLu     dvrlw^  cclriecv    è)   luf'zrtp    t  fd^  avS'pûfZô-(^ 
anim.       ttoXiS"^  fAovov.  Cela  eft  afîèz furprenant ,  mais  il  n'y 
c.  I.         a  rien  cfe  caché  à  ce  grand  homme  5  &  il  rend  raifo^ 
d'unfi  grand  nombre  dechofes,  dans  prefque  tous  ces 
ouvrages  dePhyfique,queles  plus  éclairez  de  cetems- 
ci  croyent  impénétrables  ,  que  c'eft  avec  railbn  qu'on 
ditdeluiqu'ihious  a  été  donné  de  Dieu,  afin  que 
nous  n'jgnoraffions  rien  de  ce  qui  peut  être  connu. 
zyîriflotelisdoElrinaeli  SUMM^  J/ER^T.^S  ,  quo- 
ntam  ejus  intelleBus  fuit  finis  hiimani  intelle^lus.  Çu^are 
hsne  dicitur  deillo ,  quod  ipfe  fuit  créants  O'  dut  us  nobis 
divina  provîdentia  ,  ut  non  ignoremui  pojj'ibilia  Jciri. 
- Averroës devoit  mêmes  dire,  que  la  Divine  Provi- 
dence nous  avoir  donné  Ariftote  pour  nous  appren- 
dre ce  qu'il  n'eft  pas  poflible  de  f^avoir.  Car  il  eft 
vrai  que  ce  Philoibphe  ne  nous  apprend  pas  feule- 
ment les  choies  que  l'on  peut  Içavoir  j  mais,  puisqu'il 
Je  faut  croire  fur  h  parole ,  fà  dodrine  étantla  souve- 
KAiNE  VERITE',  SUAdMs^  V^ERJT^S ^  il  nous 
apprend  même  les  chofès ,  qu'il  eft  impoiTible  de  fça- 
voir» 

Certainement  il  faut  avoir  bien  de  la  foi  pour  croi- 
re ainfî  Ariftote,  lors  qu'il  ne  nous  donne  que  des 
raifons  de  Logique ,  &  qu'il  n'explique  les  effets  de  la 
nature ,  que  par  les  notions  conluies  des  fèns  ;  princi- 
palement loriqu'il  décide  hardiment  fur  des  que- 
llions ,  qu'on  ne  voit  pas  qu'il  foit  polïible  aux  hom- 
mes de  pouvoir  jamais  réioudre.  Au(ïî  Ariftote 
prend-  il  un  foin  particulier  d'avertir  qu'il  faut  le  croi- 
re fur  fà  parole:  car  c'eft  un  axiome  inconteftable  à  cet 
Auteurqu'ilfautqueleDifciplccroye,  ^J  îr<î-«y«y 


DE  LA  VERITE'.  Livre  III.  309 
ïl  eft  vrai  que  les  Difciples  font  obligez  quelque-  Chap. 
ibis (iecroiie leur  Maître, mais  leur  foi  ne  doits'e'-  III. 
rendre  qu'aux  expériences  &  aux  faits.  Car  s'ils  veu- 
lent devenir  véritablement  Philofophes ,  ils  doivent 
examiner  les  railbns  de  leurs  maîtres,  &  ne  lesrece- 
Toir,  qu'apre's  qu'ils  en  ont  reconnu  l'e'vidence  par 
leur  propre  lumière.  Mais  pour  être  Philofbphe  Pc- 
ripatcticien ,  il  eft  feulement  ne'cefTaire  de  croire  &  de 
retenir,  «Se  il  faut  apporter  la  mêm.e  difpOiition  d'ef- 
prit  à  laledlure  de  cette  Philofbphie  qu'à  la  lecture  de 
quelque  Hiftoire.  Car  ii  on  prend  la  liberté  défaire 
ulàge  defon  elprit  &  de  fa  raifbn ,  il  ne  faut  pas  efpe- 
rer  de  de  venir  grand  Phiiofophe  5  ht  /i  Triç-heiv  r 

Mais  laraifon  pour  laquelle  Ariftote ,  &  un  très- 
grand  nombre  d'autres  Piiilofbphes  ont  prétendu 
fçavoircequi  ne  le  peut  jamais  Ravoir,  c'eft  qu'ils 
n'ont  pas  bien  connu  la  différence  qu'il  y  a  entre  (ça- 
voir  &  Içavoir  >  entre  avoi  r  une  connoiffance  certaine 
&  évidente,  &  n'en  avoir  qu'une  vrai-lèmblable.  Éc 
la railbn pourquoiils n'ont  pas  bien  fait  ce  dilceme- 
ment ,  c'eft  que ks  iujets  auiquels  ils  fe  lont  occupez,- 
ayant  toujours  eu  plus  d'étendue  que  leur  efprit ,  ils 
n'enontordinairement  vu  que  quelques  parties  (ans 
pouvoir  les  embrailèr  toutes  enfemble  ;  ce  qui  fuifit 
bien  pour  découvrir  plufieurs  vrai-femblances ,  mais 
non  pas  pour  découvrir  la  vérité  avec  évidence.  Outre 
que  ne  cnerchant  la  fcience  que  par  vanité.  Se  les  vrai- 
femblances  étant  plus  propres  pour  gagner  l'eftime 
des  hommes  que  la  vérité  même,  à  caufe  quelles  font 
plus  proportionnées  à  la  portée  ordinaire  de  l'elprit}  ^^^' 
ils  ont  négligé  de  chercher  les  moyens  néce/îàires  LesGeo- 
pour  augmenter  la  capacité  de  l'efprit,  &  lui  donner  mètres  Je 
plus  d'étendue  qu'il  n'a  pas,  de  forte  qu'ils  n'ont  pu  conduifêt 
pénétrer  le  fond  des  veritez  un  peu  cachées.  hien  dans 

Les  fèuls  Géomètres  ont  bien  reconnu  le  peu  d'é-  i^  K^' 
tendue  de  l'efprit  ;  du  moins  iè  font- ils  conduits  dans  cherche^ 
leurs  études  d'une  manière  qui  marque  qu'ils  la  con^  de  la  Vc' 
noiflent  parfaiteinent  j  fur  tout  ceux  qui  le  font  fèrvis  rtté. 

de 


31©  DE  LA  RECHERCHE 

€hap»     de  l'Algèbre  &  del'Analyfe,  que  Viéte  &  Dcfcartes 
III.       ont  renouvellëe  &  perfed:ionnée  en  ce  liécle.  Cela 
paroît  en  ce  que  ces  perfbnnes  ne  fe  font  point  avifez 
de  refbudre  des  difîicultezfort  compoîées ,  qu'apre's 
avoir  connu  tre's- clairement  les  plus  fimples  dont  el- 
les dépendent:  ils  ne  fe  font  appliquez  à  la  contîdera- 
tion  dés  lignes  comme  des  (èdions  coniques ,  qu'a- 
prés  qu'ils  ont  bien  pofledé  la  Géométrie  ordinaire, 
/  yi    Mais  ce  qui  eft  de  particulier  aux  Analyftes ,  c'efl:  que 
Leur     voyant  que  leur  elprit  ne  pouvoir  pas  être  en  même- 
méthode  tems  appliqué  à  plufieurs  figures  ;  &  qu'il  ne  pouvoit 
Augmen-  pas  mêmes  imaginer  des  Iblides,  qui  eullênt  plus  de 
te  laça-   trois  dimenfions,  quoi  qu'il  foit  fbuvent  néceflaire 
facile  de  d'en  concevoir  qui  en  ayent  davantage  j  ils  fe  font  fer- 
l'efprit,    vis  de  lettres  ordinaires  qui  nous  font  folt  familières , 
celle        afin  d  exprimer  &  d'abréger  leurs  idées.  Ainfi  l'ef^ 
d'zy^rt'    prit  n'étant  point  embaralïé ,  ni  occupé  dans  la  repré- 
ftête  la    îèn ration  qu'il  feroit  obligé  de  fe  faire  de  plufieurs  fi- 
diminuë.  gures  &  d'un  nombre  infini  de  lignes,  il  peut  apperce- 
voir  tout  d'une  vcuë  ce  qu'il  ne  lui  feroit  pas  pofTible 
de  voir  autrement  ;  parce  que  l'efprit  peut  pénétrer 
bien  plus  avant  &  s'étendre  à  beaucoup  plus  de  cho- 
ies, lorfqueià  capacité  eft  bien  ménagée. 

De  forte  que  l'adrefîè  qu'il  a  pour  le  rendre  plus 
pénétrant  &  plus  étendu ,  confifte  comme  nous  l'ex- 
pliquerons ailleurs  à  bien  ménager  fes  forces  &  (à  ca- 
Livre  6.    p^cité ,  ne  l'employant  pas  mal  à  propos  à  des  chofes 
dans  la     qui  ne  lui  font  point  necellaires  pour  découvrir  la  ve- 
ï.Part.dc  rite  qu'il  cherche;  &e'eft  ce  qu'il  faut  bien  remar- 
\  ^"      S^^i'-  ^^  ^^^^  ^^^^  ^^^^  ^i^ii  "^oir  que  les  Logiques  or« 
t  o«tc.      binaires  font  plus  propres  pour  diminuer  la  capacité 
de  l'efprit  que  pour  l'augmenter  ,•  parce  qu'il  eft  vifi- 
ble  que  il  on  veut  feiervir  dans  la  recherche  de  quel- 
que vérité ,  des  règles  qu'elles  nous  donnent ,  la  capa- 
cité de  l'efprit  en  iera  partagée^  de  forte  qu'il  en  aura 
moins  pour  être  attentif,  &  pour  comprendre  toute 
l'étendue  du  fujer  qu'il  examine. 
Il  paroît  donc  afîèz  par  ce  que  l^on  vient  de  dire,que  la 
plupart  des  hommes  n'ont  gueres  fait  de  réflexion  fur 

m  la 


DE  LA  VERITE'.  Livre  IIL  311 
la  nature  de  l'elprit ,.  quand  ils  ont  voulu  l'employer  à  Chap, 
Jarecherche  de  la  Vérité  :  qu'ils  n'ont  jamais  été  bien  IIL 
convaincus  de  ion  peu  d'étendue,  &  de  la  necefTité 
qu'il  y  a  de  la  bien  ménager  &  même  de  l'augmenterj 
&  que  cela  eft  une  des  caufes  les  plus  confîdérables  de 
leurs  erreurs,&  de  ce  qu'ils  ont  n  mal  réiifli  dans  leurs 
études. 

Ce  n'cft  pas  pourtant  qu'on  prétende,  qu'il  y  air  eu 
quelques  perlbnnes  ,  qui  n'ayent  pasfçeu  que  leur  es- 
prit fut  borné ,  &  qu'il  eût  peu  de  capacité  &  d'éten- 
tenduë.  Tout  le  monde  l'avoue  :  mais  la  plupart  ne 
le  fçavent  que  confufement  &  ne  le  confeilènt  que  de 
bouche.  La  conduite  qu'ils  tiennent  dans  leurs  étu- 
des dément  leur  propre  confelîion ,  puifqu'ils  agiA 
fènt  comme  s'ils  croyoient  véritablement  que  leur  eC- 
fïit  n'eût  point  de  bornes ,-  &  qu'ils  veulent  pénétrer 
des  choies  qui  dépendent  d'un  très-grand  nombre  de 
caules ,  dont  il  n'y  en  a  d'ordinaire  pas  une  qui  leur 
f oit  connue. 

Il  y  a  encore  un  autre  défaut  allez  ordinaire  aux      p^ 
perlbnnes  d'étude.  C'eft  qu'ils  s'appliquent  à  trop  ^utre 
defciencesàlafois ,  &  que  s'ils  étudient  (ix  heures  défaptt 
le  jour ,  ils  étudient  quelquefois  fîx  choies  différentes,  ^çj  p^^ 
Il  eft  vifible  que  ce  défaut  procède  de  la  même  caulè  fonnes 

3ue  les  autres  dont  on  vient  de  parler  ;  car  il  y  a  gran-  d'étude, 
e  apparence  que  fi  ceux  qui  étudient  de  cette  maniè- 
re connoilToient  évidemment  qu'elle  n'eft  pas  pro- 
portionnée avec  la  capacité  de  leur  erprit,&  qu'elle  eft 
plus  propre  pour  le  remplir  de  confiifion  &  d'erreur 
que  d'une  véritable  fciencej  ils  ne  fè  lailTeroientpas 
emporter  aux  mouvemens  déréglez  de  leur  pamon 
&  de  leur  vanité  ;  car  en  effet  ce  n'eft  pas  le  moyen  de 
laûtisfàire,  puifque  c'eft  juftement  le  moyen  de  ne 
rien  Içavoir. 


CHA- 


511  DE  tA  RECHERCHE 


Chap.  chapitre  IV. 

IV. 

î.  Vejprit  ne  peut  s*  appliquer  long-tems  d  des  ohjets  qui 

n'ont  point  de  rapport  à  lui -y  ou  qui  ne  tiennent  point 
quelque  chofe  de  l' infini.  II.  L'inconjîance  de  lafo- 
loniéefi  caufe  de  ce  défaut  d 'application ,  -  eiT*  par  con- 
fèquent  de  l'erreur,  lll.  Nos  Jçnjations  nous  occupent 
davantage  que  les  idées  pures  de  Te/prit.  lY.Cequi 
ejî  la  fource  de  la  corruption  des  mœurs»  Y,  Et  de 
V ignorance  du  commun  des  hommes, 

L'Efprit  de  l'homme  n'efl:  pas  feulement  fujet  à 
l'erreur,  parce  qu'il  n'eft  pas  infini,  ou  qu'il  a 
moins  d'e'tenduë  que  les  objets  qu'ils  confide'rc, com- 
me nous  venons  d'expliquer  dans  les  deux  Chapitres 
précedcns  j  mais  aufli  parce  qu'il  eft  inconftant,  qu'il 
n'a  point  de  fermeté  dans  fon  action ,  &  qu'il  ne  peut 
tenir  aflei  long-tems  fa  veue  fixe  &  arrêtée  fur  un  lu* 
jet,  afin  de  l'e'xaminer  tout  entier. 

Pour  concevoir  la  caufè  de  cette  inconftance  &  de 
cette  légèreté' de  l'eiprit  humain,  il  faut  fçavoir  que 
c'eft  la  volonté  qui  dirige  ion  adion  j  que  c'efl:  dlo. 
qui  l'applique  aux  objets  qu'elle  aime- i  &  qu'elle  eft 
elle-même  dans  une  inconftance  &  dans  une  inquié- 
tude continuelle,  dont  voici  la  caufè» 

On  ne  peut  douter ,  que  Dieu  ne  fbit  l'Auteur  de 
toutes  chofes,  qu'il  ne  les  ait  faites  pour  lui,&  qu'il  ne 
tourne  le  cœur  de  l'homme  vers  lui ,  par  une  impref^ 
fïon  naturelle  &  invincible  qu'il  lui  imprime  fans  cc^ 
fe.^  Dieu  ne  peut  vouloir  qu'il  y  ait  une  volonté  qui 
ne  l'aime  pas,  ou  qui  l'aimée  moins  que  quelqu'autre 
bien ,  s'il  y  en  peut  avoir  d'autre  que  lui  ;  parce  qu'il 
ne  peut  vouloir  qu'une  volonté  n'aime  point  ce  qui  eft 
fbuverainemcnt  aimable,  ni  qu'elleaime  leplus  ce  qui 
eft  le  moins  aimable.  Ainfiilfautque  l'amour  natu- 
rel nous  porte  vers  Dieu ,  puifqu'il  vient  de  Dieu  j  & 
qu'il  jT^  a  riçii  qui  puiffe  en  arrêter  les  mouvemens, 
^  que 


DE  LA  VERITE'.  Livre  III.         315 

queDieu  même  qui  les  imprime.  II  n'y  a  donc  point  Chap^ 
de  volonté  qui  ne  fuive  néceflairement  les  mouve-  lY» 
mens  de  cet  amour.  Les  juftes ,  les  impies  ,  les  bien- 
heureux 5  &  les  damnez  aiment  Dieu  de  cet  amour. 
Car  cet  amour  naturel  que  nous  avons  pour  Dieu, 
ctanc  la  même  cholè  que  l'inclination  naturelle  qui 
nous  porte  vers  le  bien  en  général ,  vers  le  bien  infi- 
ni, vers  le  Ibuverain  bien  ,  il  eft  vifible  que  tous  les  es- 
prits aiment  Dieu  de  cet  amour  ,  puilqu'iln'y  a  que 
lui  qui  Ibit  le  bien  univerièl ,  le  bieninnni ,  le  Ibuve- 
rain bien.  Car  enfin  tous  les  efprits,  &  les  démons 
même  défirent  ardemment  d'être  heureux ,  &  de  pof- 
fèder  le  fbuverain  bien  ;  &  ils  le  défirent  làns  choix., 
fans  délibération ,  fans  liberté  &  par  la  necefiité  de 
leur  nature.  Etant  donc  faits  pour  Dieu  ,  pour  un 
bien  infini,  pour  un  bien  qui  comprend  en  loi  tous 
hs  biens ,  le  mouvement  de  nôtre  cœur  ne  cédera  ja- 
mais que  par  la  pofleflion  de  ce  bien. 

Ainfi  nôtre  volonté  toujours  akerée  d'une  jfôif  ar-      f  ''• 
dente ,  toujours  agitée  de  defirs  ,  d'empreflemens ,  Se  ^^^^<^^^ 
d'inquietudespour  ie  bien  qu'elle  ne  poffede  pas>  ne  /f^«<^^«^ 
peut  fouffrir  fans  beaucoup  de  peine  que  l'elprit  s'ar-  '^  ^o/o«- 
rête  pour  quelque  tems  à  des  veritez  abftraitcs,  qui  ^^^j^^^ 
ne  la  touchent  point ,  &  qu'elle  juge  incapables  de  la  ^^^v^  "^ 
rendre  heureufè.  Ainfi  elle  le  pouflè  fans  ccfCc  à  re-  «^/'^^^ 
chercher  d'autres  objets  :  &  lorfque  dans  cette  agita-  ^  ^fplt^ 
tion  ,  que  la  volonté  lui  communique ,  il  rencontre  ^^^^o«  > 
quelque  objet  qui  porte  la  marque  du  bien  ,  je  veux  ^  f^^ 
dire  qui  fait  ientir  à  l'ame  par  fes  approches  quelque  ^onfe- 
douceur  ,  &  quelque  fàtisfadion  intérieure  ;  alors  î^^^«^  "<? 
cette  foif  du  cœur  s'excite  de  nouveau  :  ces  defirs ,  ces  ^'^rreur, 
emprefiêmens ,  ces  ardeurs  fè  rallument  :  &  l'efprit 
obligé  de  leur  obeïr  s'attache  uniquement  à  l'objet 
qui  les  caufè  ou  qui  les  fèmble  cauièr ,  pour  l'appro- 
dier  ainfi  de  l'ame  qui  le  goûte  &  qui  s'en  repaît  pour 
quelque  tems.  Mais  le  vuide  des  créatures  ne  pou- 
vant remplir  la  capacité  infinie  du  cœur  de  l'homme, 
ces  petits  plaifirs  au  lieu  d'éteindre  làfi^ifue  font  que 
l'irriter,  &  donner  à  l'ame  une  fbtte  &  vaine  efperan- 

O  ce 


5Ï4  DE  LA  RECHERCHE 

Chap.    ce  de  fè fàdsfaire  dans  la  multiplicité  des  plaifirs  de 
l  Y.     'la  terre  :  ce  qui  produit  encoreune  iiiconlbnce  &  une 
légèreté  inconcevable  dans  refprit  qui  doit  lui  décou- 
viirtous  ces  biens. 

Il  eft  vrai  que  lorfque  l'efprit  rencontre  par  hazard 
quelque  objet  qui  tient  de  l'infini,  ou  qui  renferme 
en  foi  quelque  chofe  de  grand ,  Ion  inconfiance  &  fbii 
agitation  cefTent  pour  quelque  tems.  Carreconnoif^ 
faut  que  cetobjet  porte  le  caractère  de  celui  que  l'a- 
medefire,  il  s'y  arrête  &  s'y  attacheafiêzlong-tems. 
Maisxrette  attache  ,  ou  plutôt  cette  opiniâtreté  de  l'ef- 
prit à  examiner  des  fujets  infinis  ou  trop  vaRes,  lui  cft 
auffi  inutile ,  que  cette  légèreté  avec  laquelle  il  confi- 
dére  ceux  qui  font  proportionnez  à  fà  capacité.  Il  efl 
trop  foîble  pour  venir  à  bout  d'une  entreprife  fi  diffi- 
cile 5  Se  c'elten  vain  qu'il  s'efforce  d'y  reiiilir.  Ce  qui 
doit  rendre  l'ame  heureufè  n'efl  pas  pour  ainfi  du'e  la 
comprehenfîon  d'un  objet  infini ,  elle  n'en  ell  pas  ca- 
pable; mais  l'amour  &lajouifrance  d'un  bien  infini, 
dont  la  volonté  efl  capable  par  le  mouvement  d'a- 
mour que  Dieu  lui  imprime  fans  celle. 

Apres  cela,  il  ne  faut  pas  s'étonner  de  l'ignorance 
&  de  l'aveuglement  des  hommes  ;  puifqueleurefprit 
e'tant  fournis  à  l'inconflance  &  à  la  légèreté  de  leur 
coeur,  qui  le  rend  incapable  de  rien  confiderer  avec 
une  application  férieufè  ,  il  ne  peut  rien  pénétrer  qui 
renferme  quelque  difficulté  confiderable.  Car  eniîn 
l'attention  de  l'efpriteft  aux  objets  de  l'efprit ,  ce  que 
Je  regard  fixe  de  nos  yeux  eft  aux  objets  de  nos  yeux. 
Et  de  mêmie  qu'un  homme  qui  ne  peut  arrêter  fès 
jeux  fur  les  corps  qui  l'environnent ,  ne  peut  pas  voir 
ibfhiammenc  pour  diftinguer  les  différences  de  leurs 
îplus  petites  parties,  &  pour  reconnoître  tous  les  rap- 
ports que  toutes  ces  petites  parties  ont  les  unes  avec 
les  autres  :  Ainfî  un  homme  qui  ne  peut  fixer  la  veuë, 
de  fon  efpritfur  les  chofes  qu'il  veut  içavoir ,  ne  peuE 
pas  le  connoîtreiuffifammentpour  en  difiinguer  tou- 
tes les  parties  ,  &  pour  reconnoître  tous  les  rapports 
gu'/!«es peuvent  avoir  entr 'elles  ou  avec  d'autres  fu- 
j^xs.  Cepen- 


DE  LA  VERITE'.  Livre  III.  •515 
Cependant  il  eftconitant  que  toutes  les  conuoifiàn-  Chap. 
ces  ne  confîltent  que  dans  une  veuë  claire  dss  rap-  I  Y. 
ports  j  que  les  cnolès  ont  les  unes  avec  les  autres. 
Quand  donc  il  arrive  ,  comme  dans  les  queftions  dif- 
ficiles, que  l'eCprit  doit  voir  tout  d'une  veuë  un  fort 
grand  nombre  de  rapports ,  que  deux  ou  plufîeurs 
cho/èsont  entr'elles  ;  il  eft  clair  que  s'il  n'a  pas  confi- 
dere'ces  cliolès-lâ  avec  beaucoup  d'attention,  &  s"ii  ne 
le  connoît  que  confuCéraent,  il  ne  lui  lera  pas  poilible 
d'appercevoir  diftinélement  leurs  rapports ,  &  par 
coniéquent  d'en  form.er  un  jugement  lolide.  j  j-j^ 

Une  des  principales  caufes  du  défaut  d'application  j^j^^  V  ^ 
de  nôtre  eiprit  aux  veritez  abftraites ,  efl:  que  nous  les  r^fi^l^ 

voyons  comme  de  loin  ,  &  qu'il  iè  preTente  incelTam-  {,^,_  ^^ 
\A  ,.,,-'  .i       /-.        .  .  1        flous  OC'' 

ment  a  notre  eiprit  des  choies  qui  en  iont  bien  plus  ^.^^^^^ 

proche*  La  grande  attention  de  l'efprit  approche  pour  J^^^ 
ainfi  dire  les  idées  des  objets  aufquels  on  s'êipplique  :         ^ 
Mais  il  arrive  fouvent  que  lors  qu'on  efl  attentif  a  des  /^   -j 
ipéculationsMetaphyiiques ,  on  en  eft  détourné,  par-  p^^       j  4 
ce  qu'il  iurvient  à  l'ame  quelque  fenriment  qui  elt  en-  y.  n    . 
core  plus  proche  d'elle  que  ces  idées  ;  car  il  ne  faut      •'^ 
pour  cela  qu'un  peu  de  douleur ,  ou  deplailir.  La  rai- 
ion  en  efl  que  la  douleur  Se  le  plaiiir,  &  généralement 
toutes  les  fenfations  font  au  dedans  de  l'ame  m.ême:  Fôyex  îe 
elles  la  modifient,  &  elles  la  touchent  de  bien  plus  Ch.y.de 
prés,  que  les  idées  (impies  des  objets  de  la  pure  intel-  lai.par- 
ledion  ,  lelquel'es  bien  que  préièntes  à  l'efprit  ne  le  tie  de  ce 
modifient  pas.  Ainfi  l'ame  étant  d'un  côté  ties-limi-  livre. 
tée  ,  &  de  l'autre  ne  pouvant  s'empêcher  de  fentirfà 
douleur  &  toutes  {es  autres  fenfations,  là  capacité  s 'en 
trouve  rem pUe  ;  &  elle  ne  peut  dans  un  mêm.e  tems 
fèntir  quelque  chclè  &  penfcr  librement  à  d'autres 
obJ£îsquine  lé  peuvent  fèntir.  Le  bourdonnement 
d'une  mouche  ,  ou  qiidqu'autre  pttit  bruit ,  fiippofe 
qu'il  le  communique  jufqu'à  la  partie  principale  du 
cerveau  en  forte  que  l'ame  l'apperçoive  ,  eft  capable 
malgré  tous  nos  efforts  de  nous  empêcher  de  coniidé- 
rerdesvéiitezabftraites  &  fort  relevées;  parce  que 
toutes  les  idées  âbflraites  ne  modifient  point  l'ame, 

O  i  ôc 


7,iC  DE  LA  RECHERCHE 

Chat.     ^  que  toutes  les  (ènfâtions  k  modifient, 
j  y^  C'cft  ce  qui  fait  la  (lupidicé  &  l'alToupidement  de 

2  r/^       rcfprit  à  l'égard  des  plus  grandes  veritezde  la  Mora- 
Ce  qui      ^^  Chrétienne  ;  &  que  les  hommes  ne  les  connoilTent 
a  >         que  d'une  manière  ipéculative  &  infrudueufe  fans  la 
Curcede  g^'^^^  ^^)  esus  Chrtst.  Tout  le  monde  connoît 
/    cor-      *^^'^'  y  a  un  Dieu  ?  qu'il  faut  l'adorer  &  le  (érvir  :  mais 
qui  le  iért  &  l'adore  fans  la  grâce ,  laquelle  feule  nous 
,  ^  ftitgoiiterde  la  douceur ,  6l  du  plaiiîr  dans  ces  de- 

voirs? llyatres-peudegens,  qui  ne  s'apperçoivent 
*  -du  vuide  &  de  l'inftabilité  des  biens  de  la  terre;  &  mê- 
me qui  ne  (oient  convaincus  d'une  convicStion  abftrai- 
te,  m.ais  toutefois  très  certaine  &  très-  évidente,  qu'ils 
ne  méritent  pas  nôtre  application  &  nos  foins .  Mais 
ou  font  ceux  ,  quiméprifcnt  ces  biens  dans  la  prati- 
que,&:  qui  refuient  leurs  (oins  &  leur  application  pour 
les  acquérir  ?  il  n'y  a  que  ceux  qui  (entent  quelque 
amertume  &  quelque  dégoût  dans  leur  joiiiiTance  ;  ou 
que  la  grâce  à  rendu  fènhbles  pour  des  biens  fpiri- 
tuels  par  une  déle(ftation  intérieure  que  Dieu  y  a  atta - 
chée ,  qui  vainquent  les  imprefîions  des  fens  &  les  ef- 
forts delà  concupilcence.  La  veuë  de  refprit  toute 
feule  ne  nous  fait  donc  jamais  ré(ifter,comme  nous  le 
devons  ,  aux  efforts  de  la  concupifcence  :  il  faut  outre 
cette  veuë  un  certain  fèntiment  du  cœur.  Cette  lu- 
mière de  l'elprit  tome  feule  ellfî  ou  le  veut  une  grâce 
fufïîfante  ,  qui  ne  fait  que  nous  condamner  ,  qui  nous 
fait  connoitre  nôtre  foibleile,  &  que  nous  devons  re- 
courir par  la  prière  à  celui  qui  eft  nôtre  force.  Mais 
ce  féntiment  du  cœur  eft  une  grâce  vive  qui  opère. 
C'eft  elle  qui  nous  touche  ,  qui  nous  remplit ,  &  qui 
nous perfuade le  cœur,  &  fans  elle,  il  n'y  a  perionne 
qui  penfe  du  cœur  :  Nemo  eft  quirecogitet  corde.  Tou- 
tes les  veritezles  plus  confiantes  de  la  Morale  demeu- 
rent cachées  dans  les  replis,  &  dans  les  recoins  de  l'ef^ 
prit  i  &  tant  qu'elles  y  demeurent  elles  y  font  fteriles, 
&  fans  aucune  force ,  puifque  l'ame  ne  les  goûte  pas. 
Mais/|^plai(îrs  des  fens  (ont  plus  proches  de  l'ame, 
■  êi  n'étant  pas  poifibk  de  ne  pas  fentir  &  même  de  ne 

pas 


DE  LA  VERITF.  Livre  IIL        V7 
pas  aimer  *  fon  plaifîr ,  il  n'eft  pas  poffible  f  de  fè  de'-  Ch  ap, 
tacher  de  la  terre ,  êc  de  k  défaire  des  charmes  &  des    I V. 
illufions  de  fès  {èns  par  (es  propres  forces.  '^Sça\'oir 

Je  ne  nie  pas  toutefois  que  les  juftcs  dont  le  cœur  a  d'un 
déjà  e'te' vivement  tourné  rers  Dieu  par  une  déledla-  amour 
tion  prévenante ,  ne  puifîent  fans  cette  grâce  particu'  naturel: 
liere  faire  quelques  adions  méritoires ,  &  réfifter  aux  car  on 
mouvemens  de  la  conçu pifcence.  Il  y  en  a  qui  font  peut  haïr 
courageux  &  conftans  dans  la  Loi  de  Dieu  par  la  for-  le  plaifir 
ce  de  leur  foi ,  par  le  foin  qu'ils  ont  de  fè  priver  des  d'une 
choresfen{îbles,&  par  le  mépris  &  le  dégoût  de  tout  haine  é^ 
ce  qui  les  peut  tenter.  Il  y  en  a  qui  agifTent  prefque  leBheoi» 
toujours  Ans  goiiter  de  plaifir  indeliberé  ou  préve-  de  choix. 
nant.  La  feule  joyé  qu'ils  trouvent  en  agifTant  félon  |  Parce 
Dieu  eft  le  fèul  plaifîr  qu'ils  goûtent  5  &  ce  plaifir  fîjf-  que  la- 
fit  pour  les  arrêter  dans  leur  état>  &  pour  confirmer  la  rnour  é- 
difpo'fition  de  leur  cœur.  Ceux  qui  commencent  leur  le^ifne 
converfion  ont  d'ordinairebefbin  d'un  plaifir  indéli-  peut  être 
beré  &  prévenant  pour  les  détacher  des  biens  iènfï-  [q^^  i^^fig 
blcs  5  aufquels  ils  font  attachez  par  d'autres  plailirs  fans  fe 
prévenans  &  indéliberez  j.la  triflefîe  &  les  remords  de  confor'^ 
leur  confciencene  fuffifent  pas  j  &  ils  ne  goûtent  point  ^çy.  ^ 
encore  de  joye.    Mais  les  juftes  peuvent  vivre  par  la  l'amour 
foi ,  &  dans  la  difètte.  Et  c'eft  mêmes  en  cet  état  qu'ils  ^^turd 
méritent  davantage  j  parce  que  les  hommes  étans  rai^ 
fbnnables ,  Dieu  veut  en  être  aimé  d'un  amour  de 
choix, plutôt  que  d'un  amour  d'inflind:&d'un  amour 
indeliberé ,  femblable  à  celui  par  lequel  on  aime  les 
chofès  fenfibles ,  fans  reconnoître  qu'elles  font  bon- 
nés  autrement  que  par  le  plaifir  qu'on  en  reçoit.  Ce- 
pendant la  plupart  des  hommes  ayant  peu  de  foi ,  &  fe 
trouvant  fans  cefTe  dans  des  occafions  de  goûter  les 
plaifîrs  ,  ils  ne  peuvent  confèrver  long-tems  leur 
amour  éleâiif  pour  Dieu  contre  l'amour  naturel  pour 
les  biens  fenfibles,  fi  la  déledation  de  la  grâce  ne  les 
ioutient  contre  les  efforts  de  la  volupté  ;  Car  la  déle^ 
dation  de  la  grâce,  produit,  confèrve,  augmente  la 
charité,  comme  les  plaifîrs  fenfibles ,  la  cupidité. 

Ilparoitafïèzparleschofesqueron  a  dites  ci-def- 

O  j  lus,, 


5iS  DE   LA  RECHERCHE 

Ch  AP.     fus  j  que  les  hommes  n'étant  jamais  fans  quelque  paf  ' 
i  V.       iîon ,  ou  fans  quelques  fcnfàtions  agréables  ou  fàclieu- 
V,       fes  ,  la  capacité  &  retendue  de  leur  efprit  en  eft  beau- 
^tàeVi-  coup  occupée,  &  que  lorfqu'ils  veulent  employer  le 
gnorance  reile  de  cette  capacité  à  examiner  quelque  vérité  ,  ils 
deshom-  en  (ont  fbuvent  détournez  par  quelques  (ènf^tions 
m€s,         nouvelies,par  le  dégoût  que  l'on  trouve  dans  cetexer- 
cicej,  &  par  l'inconltance  de  la  volonté  qui  agite5&  qui 
promène  l'ciprit  d'objets  en  objets  fans  l'arrêter. 
De  forte  que  fi  l'on  n'a  pas  pris  dés  la  jeunefïe  l'iiabi- 
lude  de  vaincre  toutes  ces  oppofitions  ,  comme  on  a 
expliqué  dans  la  féconde  partie ,  on  fe  trouve  enfin  in- 
capable de  pénétrer  rien  qui  foit  un  peu  difficile ,  & 
qui  demande  quelqwe  peu  d'application. 

Il  faut  conclure  de  là  que  toutes  les  iciences,  &  prin- 
cipalement celles  qui  renferment  des  queftions  tres- 
diiîiciles  à  éclaircir  font  remplies  d'un  nombre  infini 
ii'erreurs  ;  &  que  nous  devons  avoir  pour  fufpecls> 
tous  ces  gros  Volumes  que  l'on  compofe  tous  les  jours 
fur  laMédecme  ,  furia  Phifique,  fur  la  Morale ,  & 
principalement  fur  des  queflions  particulières  de  ces 
ïciences,  qui  font  beaucoup  plus  compofées  que  les 
générales.  On  doit  mêmes  juger  que  ces  livres  font 
3'autant  plus  méprifàbles ,  qu'ils  font  mieux  feceus 
ducommun  des  hommes;  j'cntensde  ceux  qui  font 
peu  capables  d'application ,  &  qui  ne  fçavent  pas  faire 
uiàge  de  leur  efprit  :  parce  que  l'applaudiflement  du 
peuple  à  quelque  opinion  fur  une  matière  difficile 
efï  une  marque  infaillible  qu'elle  eft  faufîè  >  &  qu'el- 
le n'ed  appuyée  que  fiir  les  notions  trompeufes  àts 
ièns  >  ou  fur  quelques  fauilcs  lueurs  de  l'imagina- 
tion. 

Neantmoins  il  n'eft  pas  impoffible ,  qu'un  homme 
fèul  puifïè  découvrir  un  très-grand  nombre  de  véri  - 
tez  cachées  aux  fiécles  pafTez  :  fuppofé  que  cette  per- 
fonnc  ne  manque  pas  d'efpritj  &  qu'étant  dans  la  fo- 
litude,éloigné  autant  qu'il  fè  peut  de  tout  ce  qui  pour- 
roit  le  diitraire,  il  s'applique  férieufèment  à  la  recher- 
che de  l^  Vérité .  C'eit  pourquoi  ceux- là  font  peu  rai- 
*  iônna- 


DE  LA  VERITE'.  Livre  ÏII.  ^19 
fbnnables,  qui  meprifenc  la  Philofbphie  de  M.  DeC-  c-tap. 
cartes  fans  la  (ça voir ,  &  par  cette  unique  raifbn  ,  qu'il  I  Y\ 
paroitcommeimpoiriblecju'un  homme  (èul  ait  trou- 
ve'la  vérité' dans  des  chofèsaulîîcache'es  que  font  cei- 
Jes  de  la  nature.  Mais  s'ils  (çavoienr  la  manie're  dont 
ce  Phiiofophe  a  vécu  î  les  moyens  dont  il  s'eft  fervi- 
dans  (es  e'tudes  pour  empêcher  que  la  capacité'  defoii 
elprit  ne  fût  partage'e  par  d'autres  objets  que  ceux- 
dontil  vouloit  découvrir  la  vérité'  jla  netteté  des  idées 
furleJLquellesil  a  établi  fa  Philofophie;  &  générale- 
ment tous  Iqs  avantages  qu'il  a  eus  fur  les  Anciens  par 
les  nouvelles  découvertes  ;  ils  en  recevroient  iàns  dou- 
te un  préjugé  plus  fort  &  plus  raifonnable  que  celui  de' 
l'antiquité,  quiautorife  Aiiftote ,  Piatoa&plulieurs 
autres. 

Cependant  je  neleur  confeillerois  pas  de  s'arrêter  à 
ce  préjugé  ,  &  de  croire  que  M.  Deicartes  eft  un 
grand  homme  &  que  Ci  Philofbphie  eft  bonne,  à  cau- 
le  des  chofes  avantageufès  que  l'on  en  peut  dire.  Mon- 
fieur  Defcarteséîoit  homme  comm.eks  autres  -,  fujet 
à  l'erreur  &  à  l'illufion  comme  les  autres  ;  iîn'yaau- 
cun  de  fès  ouvrages  fans  même  excepter  fa  Géométrie 
où  il  n'y  ait  quelque  marque  de  foiblelîèdel'efprit 
humain.  11  ne  faut  donc  point  le  croire  fur  fà  parole >. 
anais  le  hre  comme  il  nous  avertit  lui-m  ême  avec  pré- 
caution ,  en  examinant  s'il  ne  s'eO;  point  trompé  ,  ôc 
necroyant  rien  de  ce  qu'il  dit,  que  ceque  l'évidence 
&  les  reproches  fècrets  de  nôtre  raifbn  nous  oblige* 
ront  de  croire.  Car  en  un  motl'efprit  ne  fçaic  vérita- 
blement que  ce  qu'il  voit  avec  évidence. 

Nous  avons  montré  dans  les  cliapitres  précedensy 
que  nôtre  efprit  n'étoit  pas  infini ,  qu'il  avoit  au  con- 
traire une  capacité  fort  médiocre,  &  que  cette  capaci- 
té étoit  ordinairement  remplie  par  les  fènfàtions  de 
l'amej  &  enfin  que  l'efprit  recevant  fa  diredion  delà 
volonté ,  ne  pouvoir  regarder  fixement  quelque  objet 
fans  en  être  bien-tôt  détourné  par  fbn  inconftance  Se. 
par  fa  légèreté,  llefl  indubitable  que  ces  chofèsfont 
les  caufes  les  plus  générales  de  nos  erreurs  j  &  Pou 

O  4  pour- 


31^  M  LA  RECHERCHE 

Chap»  pourroit  s'arrêter  ici  encore  davantage  pour  le  faire 
lY.  "Foir  dans  le  particulier.  Mais  ce  que  l'on  a  dit  fufîît  à 
des  perlonnes  capables  de  quelque  attention ,  pour 
Jcur  taire  connoître  la  foiblefTe  de  refprit  de  Thom- 
jne.  On  traitera  plus  au  long  dans  le  quatrième  & 
cinquième  Livre,  des  erreurs,  qui  ont  pour  caufè  nos 
inclinations  naturelles  &  nos  paffions  ,  dont  nous  ve- 
nons déjà  de  dire  quelque  chofe  dans  ce  Chapitre. 


SECON» 


ytt 


SECONDE    PARTIE 

DE  L'ENTENDEMENT  PUR. 


DE     LA     JNATUn^E    DES     IDEES. 

C  H  A  P  I  T  R  E    P  R  E  M  I  E  R. 

I.  Ce  qu  on  entend  par  idées.  Qu'elles  excitent  yerita- 
hlement ,  CÎT  qu  elles  font  neceffaires  pourapperce- 
"voir  tous  les  ohjetf  matériels.  II.  Divifion  de  toutes 
les  manières  par  le/quelles  on  peut  voir  les  objets  de 
dehors. 

E  croi  que  tout  le  monde  tombe 
d'accord,  que  nousn'appercevons 
point  les  objets  qui  font  hors  de 
nous  par  eux  mêmes.  Nous  voion» 
Je  Soleil,  les  Etoiles ,  &  une  infinité 
d'objets  hors  de  nous  3  &  il  n'eft 
pas  vrai-femblable  que  l'ame  forte 
du  corps,  &  qu'elle  aille  pour  ainfi  dire  fe  promener 
dans  les  Cieux,  pour  y  contempler  tous  ces  objets.  Eî^ 
le  ne  les  voit  donc  point  par  eux  mêmes,  &  l'objet  im- 
m.ediat  de  nôtre  efprit  ,  lorfqu'il  voit  le  Soleil  par 
exemple  n'eft  pas  le  Soleil ,  mais  quelque  chofè  qui  eft 
intimement  unie  à  nôtre  ame  ,  &  c'eft  ce  que  j'appel- 
le ide'e,  Ainfî  par  ce  mot  idée  •  je  n'entens  iciautre- 
ehofe ,  que  ce  qui  eft  l'objet  immédiat ,  ou  le  plus 
proche  de  l'efprit  :  quand  il  apperçoit  quelque  choie. 

Il  faut  bien  remarquer  qu'afin  que  l'efprit  apper- 
çoive  quelque  objgt ,  il  eft  abrolamentueceflaire que 

O-  5,  ïiàés^ 


Chap^ 
L 


5ti-         DE  LA  RECHERCHE 

l'idée  de  cet  objet  lui  {oit  aftuellemenc  préfeiiue  ,  il 
a'eft  pas  pofiible  d'en  douter -.mais  il  n'elt  pas  necef- 
{aire,  qu'il  y  ait  au  dehors  quelque  cholè  de  femblablc 
à  cette  idée  ;  car  il  arrive  tres-lbuvent  que  l'on  apper  - 
çoit  des  chofes  qui  ne  font  point,  &  qui  même  n'ont 
jamais  été,  Ainfi  l'on  a  fouvent  dans  l'efprit  des  idées 
réelles  de  chofes  qui  ne  furent  jamais.    Lorlqu'un 
Jbomme,  par  exemple  imagine  une  montagne  d'or  ,  il 
eft  abfblument  neceïïàire  que  l'idée  de  cette  montagne 
ibic réellement prefente à (bi  tfprit.Lors qu'un foù,ou 
un  homme  qui  a  la  fièvre  chaude  ou  qui  dort ,  voit  de- 
vanticsyeuxquelqueanimalcerrible,  il  efl  confiant 
que  l'idée  de  cet  animal  exifte  véritablement  :  mais 
cette  montâgntd'or  &  cet  animal  ne  furent  jamais. 

Cependant  les  hommes  étant  comme  naturelle- 
ment portez  à  croire  ,  qu'iln'yaquelesobjetscorpo- 
rels  qui  exiftent  ;  ils  jugent  de  la  réalité  &  de  l.'exi- 
llence  des  chofes  tout  autrement  qu'ils  devroicnt.Car 
<iés  qu'ils  Tentent  un  objet,  ils  veulent  qu'il  fbit  très- 
certain  que  cet  objet  e'/iile  ,  quoi  qu'il  arrive  (buvent 
qu'il  n'y  ait  rien  au  dehors  ;  ils  veulent  outre  cela,que 
trct  objet  Ibit  tout  de  même  comme  ils  le  voyent ,  ce 
qui  n'arrive  jamais.  Mais  pour  l'idée  qui  cxifte  ne- 
«:eirairement,5:quine  peutctreautre  qu'on  la  voir> 
ils  jugent  d'ordinaire  fans  réflexion  que  ce  n'eft  rien  j 
comme  fi  les  idées  n'avoient  pas  un  iott  grand  nom- 
bre de  proprietez:  comme  fi  l'idée  d'un  quarré,  par 
exemple  n'étoit  pas  bien  différente  de  celle  de  quel- 
que nombre ,  &  ne  repréfèntoit  pas  des  chofes  tout  à. 
fait  diiTerentes  j  ce  qui  ne  peut  jamais  arriver  au  néant> 
puifque  le  néant  n'a  aucune  propriété.   Il  eft  donc  in* 
4ubitable  que  les  idées  ont  une  cxiflence  très  réelle. 
Mais  examinons  quelle  eft  leur  nature  &  leur  eflence^ 
&  voyons  ce  qui  peut  être  dans  l'ame  capable  de  lui  re- 
préfènter  toutes  choies. 

Toutes  les  chofes  que  l'ame  apperçoit  font  de  deux 

fortes  ,  ou  elles /ont  dans  l'ame ,  ou  elles  font  hors  de 

l'ame.  Celles  qui  font  dans  l'ame  font  fès  propres 

pcnféc^  c'efl-à  due  toutes  j£S  différences  moditica- 

'  tiens 


D  E  L  A  V  E  R I T  E\  Livre  III.        515 

rions ,  car  par  ces  mots  ,  penfée ,  nmnicre  de  ^enfer ,  ou  Chat; 
-  modification  de  l'ame ,  j'entens  généralement  toutes-       I, 
les  chofès,  qui  ne  peuvent  être  dans  î'ame  fans  qu'el- 
le les  apperçoive  j  comme  font  Tes  propres  fènfàtionss 
Ces  imaginations  ,  Ces  pures  inteIIe6lions  ,  ou  fimple- 
ment  iès  conceptions  ,  fès  palTions  même ,  &  Tes  incli- 
nations naturelles.  Or  nôtre  amen'apas  befoin  d'i- 
dées pour  appercevoir  toutes  ces  choies ,  parce  qu'el- 
les fon  tau  dedans  de  l'ame,  ou  plutôt  parce  qu'elles 
ne  font  que  l'ame  même  d'une  telle  ou  telle  façon  ;  de 
même  que  la  rondeur  réelle  de  quelque  corpy ,  &  fon. 
mouvement  ne  font  que  ce  corps  figuré ,  &  tranlpor- 
té  d'une  telle  ou  telle  façon. 

Mais  pour  les  choies  qui  font  hors  de  l'ame ,  nous 
ne  pouvons  les  appercevoir  que  par  k  moyen  des 
idées,  fiippo  fé  que  ces  chofes  ne  puilïént  pas  lui  être 
intimement  unies.  Il  y  en  a  de  deux  fortes  :  de  fpi ri- 
tuelles, &dematerielles.  Pour  les  rpirituelles ,  il  y^a 
quelque  apparence  qu'elles  peuvent  le  découvrir  à  nô*- 
rre  ame  iàns  idées  &  par  elles  mêmes.  Car, encore  que  - 
l'expérience  nous  apprenne,que  nous  ne  pouvons  pas. 
immédiatement  &  par  nous  mêmes  déclarer  nos  pen* 
lées  ks  uns  aux  autres ,  mais  feulement  par  des  paro- 
les, ou  par  d'autres  lignes  fènlîbles,  aufquels  nouî^ 
avons  attaché  nos  idées  ;  on  peut  dire  que  Dieu  Ta  or" 
donné  ainfi  pour  le  tems  de  cette  vie  feulement ,  afin 
d'empêcher  les  defordres  qui  arriveroient  préfente- 
menc,  fî  les  hommes  pouvoient  Ce  faire  entendre- 
commeil  leur  plairoit.  Mars  lorfque  la  juftice  &  l'or- 
dre régneront,  &  que  nous  ferons  déhvrez  delà  cap- 
tivité de  nôtre  corps ,  nous  pourrons  peut  être  nous  v 
faire  entendre  par  l'union  intime- de  nous  mêmesi% 
ainfi  qu'il  y  a  quelqaeapparence ,  que  lés  Anges  peu- 
vent faire  dans  le  Ciel.  De  forte  qu'il  ne  Semble  pas^ 
abfolumentneceiîaire  d'admettre  des  idées*  pour  re- 
prefènter  à  l'ame  des  chofès  fpirituclles ,  parce  qu'il  le- 
peut  faire  qu'on  les  voye  par  elles-mè«i(^)  quoique^ 
d'une  manière  fort  imparfeite. 

j£ n  e%a?nine^as  ici  comment  deux  sjfnti peui^efit  s'u^-  Cet  am=i 


514  DE  LA  RECHERCHE 

Ch  AP,     nir  l'un  à  l'autre ,  O'  s' ils  peuvent  de  cette  manière  Ce  dé" 
I.        couvrir  mutuellement  leurs  penfées.  Je  croi  cependanty 
de  eften  qu'il  n'y  a  point  de  fuh fiance  purement  intelligible  •,  que 
Italique ,  ç^He  de  J)ieu;  qu'on  ne  peut  rien  découvrir  avec  évidence, 
^^\^^  1     9^^  dansja  lumière-^  Ô'  que  l'union  des  efprits  ne  peuvent 
peut  paf-  ^^^  rendre vifibles.  Car,  quoique  nous  [oyons  très-unis 
fer,  &     avec  nous-mêmes  ^nous  fommes  ^Cr  nous  ferons  inintelli' 
qu'il  cft   gibles  a  nous-mêmes ,  jufqu'  a  ce  que  nous  nous  voyons  en 
difficile     j)/f^  j  ^  ç^'//  nous  préfente  à  nous-mêmes  l'idée  parfai- 
t^  â^'c  ^^^^^^  intelligible  qu'il  a  de  nôtre  être  renfermée  dans  le 
Pon  ne     i'^"-  c^^>^fi  y  quoiqu'il  femble  que  j'accorde  ici,  que  les 
içait  ce      ^nges  puiffent  manifefler  les  uns  aux  autres  ,  &  ce 
que  je       qu'ils  font  ^O"  ce  qu'ilspenfent  if  avertis  que  ce  n'efi  que 
pente  de  ^arce  que  je  n'en  veux  pas  difputer,  pourvu  que  l'on  m'a- 
deTa^na-  ^^^^^^^^  ^^  5'^'  ^/^  incontejlablefçavoir  qu'on  ne  peut  voir  ' 
«urc  des    ^"  chofes  matérielles  par  elles-mêmes  érfansidées, 
.idées.  Jexplic|uerai  dans  le  Chapitre  fèptiémc  le  fènti- 

ment  que  j'ai  fur  la  manière,  dont  nous  connoilTotïS 
les  efprits  ,  &  je  ferai  voir  qu'à  pre'fent  nous  ne  pou- 
vons \qs  connoltre  entie'rement  par  eux- mêmes, quoi- 
qu'ils puifïênt  peut-être  s'unir  à  nous.  Mais  je  parle 
principalement  ici  des  chofes  mate'rielles  qui  certai- 
nement ne  peuvent  s'unir  à  notre  ame,de  la  façon  qui 
cft  ne'cclïàire  afin  qu*elle  les  apperçoive  :  parce  qu  e'- 
tant  étendues,  &  l'ame  ne  l'étant  pas,  il  n'y  a  point  de 
proportion  entr 'elles.  Outre  que  nos  anies  ne  fortent 
point  du  corps  pourmeiîircr  la  grandeur  descieux,  & 
par  confèquenc  elles  ne  peuvent  voir  \ts  corps  de  de- 
1I\      hors,  que  par  des  idées  qui  les  reprélèntent.  C'elt  de- 
Divifion  quoi  tout  le  monde  doit  tomber  d'accord. 
àc  toutes      Nous  afiurons  donc  qu'il  eft  abfblument  ne'celïài- 
les  ma-    re,  que  hs  ide'es  que  nous  avons  des  corps  ,  &  de  tous 
nieres  fè-  les  autres  objets  que  nous  n'appercevons  point  par 
Ion  lef-     eux-mêmes  ,  viennent  de  ces  mêmes  corps ,  ou  de  ces 
quelles     objets  :  ou  bien  que  nôtre  ame  ait  la  puilïance  de  pro- 
en  peut     duire  ces  ide'es  :  ou  que  Dieu  les  ait  produites  avec  elle 
yoir  les    en  la  créant,  ou  qu'il  les  produilè  toutes  les  fois  qu'on 
objets  de  penfè  à  quelque  objer  :  ou  que  l'ame  ait  en  elle-même 
d.eb.ûts-,    toutes  les  ueife^ftions  qu'elle  voit  dans  ces  corps  :  ou 
/  -^  enfin 


DE  LA  VERITE'.  Livre  IIL        515 
enfin  qu'elle  fbit  unie  avec  un  être  tout  parfait,  &aui  Chap, 
renferme  géne'ralement  toutes  les  perfeâ;ions  des      I, 
ctxes  cre'ez. 

Nous  ne  {cautions  voir  les  objets  que  de  l'une  de 
ces  manières.  Examinons  qu'elle  eft  celle  qui  fèmblc 
la  plus  vrai-femblable  de  toutes  fans  préoccupation,  & 
fans  nous  effrayer  de  la  difEculté  de  cette  queftion: 
peut-être  que  nous  la  rélbudrons  alTez  clairement, 
quoique  nous  ne  prétendions  pas  donner  ici  des  de'- 
monltrations  inconteftables  pour  toutes  fortes  de 
perfbnnes  ;  mais  feulement  des  preuves  tres-convain- 
cantes  pour  ceux  au  moins  qui  les  me'diteront  avec  une 
attention  férieufèrcar  on  paflèroit  peut-être  pour  te'- 
jnéraiie,  fi  l'on  parloit  autrement. 

Chap, 
C  H  A  P  I  T  R  E    I  L  II. 

J^e  les  objets  matériels  nenvoyent  point  d'effeces 
qui  leur  rejiemblent. 

LA  plus  commune  opinion  efl  celle  des  Peripate- 
ticiens  qui  prétendent,  que  les  objets  de  dehors 
cnvoyent  des  efpeces  qui  leur  refîemblent ,  &  que  ces 
efpeces  (ont  portées  par  les  fens  extérieurs  jufqu'au 
ièns  commun  :  ils  appellent  ces  efpeces-là  imprej^es, 
parce  que  les  objets  les  impriment  dans  les  fens  exté- 
rieurs. Ces  efpeces  imprefles  étant  matérielles  &  fen- 
fibles  ,  font  rendues  intelligibles  par  rintelleB  agent 
ou  agifiant ,  &  font  propres  pour  être  receuës  par  /'/«- 
telleti patient.  Ces  efpeces  ainfifpiritualifées  font  ap- 
pellées  efpeces  exprej^eS)  parce  qu'elles  font  exprimées 
desimprelks  :  &c  c'eit  par  dksc^uel'inteHeÛ  patient 
connoit  toutes  les  chofes  matérielles. 

On  ne  s'arrête  pas  à  expliquer  plus  au  long  ces  bel- 
les chofes ,  &c  les  diverfes  manières  dont  différens 
Philolbphes  les  conçoivent.  Car ,  quoiqu'ils  ne  con- 
viennent pas  dans  le  nombre  des  facultez  qu'ils  attri- 
buent auièiiS  intéiie-ur  &  à  remendemeut,  &  mêmes 

q^u'il 


11^  DE  LA  RECHERCHE 

Chap.    C|u'il  y  en  ait  beaucoup  qui  doutent  fort  qu'ils  aycnc 
jl^       befbin  d'un  intelkSi  agent ,  pourconnoître  /es  objets 
fènfîbles:  cependant  ils  conviennentprefque  tous,que 
lés  objets  de  dehors  envoyent  des  efpeces  oudes  ima- 
ges qui  leur  refïèmblent  ;  &  ce  n'eft  que  fur  ce  fonder 
ment,  qu'ils multiplientleursfacultez,&  qu'ils  dé- 
fendent leur  intelleâ  agent.  De  forte  que  ce  fonde- 
ment n'ayantaucunefolidite',  comme  on  le  va  faire 
voir,  il  n'eft  pas  néceiîairc  de  s'arrêter  davantage  à 
renverfèr  tout  ce  qu'on  a  bâti  delTus. 
On  allure  donc  qu'il  n'eft  pas  vrai-fèmblable,quc  les 
objets  envoient  des  images, ou  des  efpeces  qui  leur  ref- 
ièmblcnt  ^  dequoi  voici  quelques  raifons.  La  premie'- 
refè  tire  de  l'impénétrabilité  des-corps.  Tous  les  ob- . 
jets,  comme  le  Soleil,  les  Etoiles,  &  tous  ceux  qui  font 
proche  de  nos  yeux,  ne  peuvent  pas  envoyer  des  efpe- 
ces qui  foient  d'autre  nature  qu'eux:  c'eft  pourquoi 
les  Philofbphes  difènt  ordinairement ,  que  ces  efpeces^ 
font  grofIieres&  matérielles  ,  à  la  différence  desel- 
pcces  expreffes  qui  fontfpiritualifées.  Ces  efpeces  im- 
prefTes  des  objets  font  donc  de  petits  corps  :  Elles  ne 
peuvent  donc  pas  fo  pénétrer  ,  ni  tous  les  cfpaces  qui . 
.  font  depuis  la  terre  jufqu'au.Ciel,  lefquels  en  doi- 
vent être  tout  remplis.  D'où  il  eft  facile  de  conclure 
qu'ellesdevroientfefroifïèr,&fèbrifer  ,  les  unes  al- 
lant d'un  côté  &  les  autres  de  l'autre,  &  qu'ainû  elles 
ne  peuvent  rendreles  objets  vifîbles. 

De  plus  on  peut  voir  d'un  même  endroit  ou  d'un 
même  point  un  très  grand  nombre  d'objets,  qui  (ont 
dans  Je  ciel  &  fur  la  terre  :.  donc  il  faudroit  que  Ics- 
elpeces  de  tous  ces  corps  fè.  pùllent  réduire  en  un 
point»  Or  elles  font  impénétrables,  puifqu'elles  font 
étendues ,  donc ,  &c» 

Mais  non  feulement  on  peut  voir  d'un  même  point . 
un. très-grand  nombre  de  très-grands  &  de  tres-vaftes 
objets  :  il  n'y  a  mêmes  aucun  point  dans  tous  ces  . 
grands  efpaces  du  monde,  d'où  on  ne  puiffe  décou- 
vrir un  nombre  prefqu'mfini  d'objets ,  &  même  d'ob- 
jets, aufû  grands  que  le  Soleil ,  la  Lune.&  lesCieux. 

-^  n 


DE  LA  VERITE'.  Livre  IIL        ^7 
Il  n^yadonc  aucun  point  dans  tout  le  monde  où  ks  CHAPi 
efpeces  de  toutes  ces  chofès  ne  Ce  dùflent  rencontrer:      I L 
ce  qui  efi:  contre  toute  apparence  de  vérité.  Si  Ton 

La  féconde  raifon  fe  prend  du  changement  qui  ar-  ^^^^  ^Ç*- 
rive  dans  les  efpeces.  Il  eft  confiant,  que  plus  un  ob-  ^^^^ 
jet  eft  proche,  plus  l'efpece  en  doit  être  grande,  puif^  ^^ej^J 
que  nous  voyons  l'objet  plus  grand.  Or  on  ne  voit  touteslcs 
pas  ce  qui  peut  faire  que  cette  efpece  diminue,  &  ce  impref. 
que  peuvent  devenir  les  parties  qui  la  compofbient,  fions  des 
lorfquelle  étoit  plus  grande.  Mais  ce  qui  eft  encore  °^'fï* 
plus  difficile  à  concevoir  félon  leur  fèntiment ,  c'efl:     ^^^ 
que  fî  on  regarde  cet  objet  avec  des  lunettes  d'appro-  gu'oppo- 
che  ou  un  microfcope,refpece  devient  tout  d'un  coup  ices,  fe 
cinq  ou  fïx  cens  fois  plus  grande ,  qu'elle  n'étoit  aupa-  peuvent 
ravant  :  car  on  voit  encore  moins  de  quelles  parties  el'  '^?^*'^^ "^"* 
*  le  peut  s'accroître  Ci  fort  en  un  inlbnt:  fans^s'af- 

La  troifiéme  raifon  ,  c'eft  que  quand  on  regarde  un  foiblir, 
cube  par&t ,  toutes  les  efpeces  defes  cotez  font  inéga-  on  peut 
les.,  &  néanmoins  on  ne  laifîê  pas  de  voir  tous  fès  cô-  Ii'2  la 
tcz  également  quarrez.  Et  de  même  lorfque  l 'on  con  -  I^iop^ "" 
fîdéredans  un  tableau  des  ovales  &  des  parallelogra-  J^fj^^f^ 
mes ,  qiii  ne  peuvent  envoyer  que  des  efpeces  delém-  cartes, 
blabie  figure,  on  n'y  voit  cependant  que  des  cercles  & 
des  quarrez.  Car  cela  fait  manifeftement  voir  ,  qu'il 
ri'eft  pas  néceflaire  que  l'objet  que  l'on  regarde  piro- 
duifè,  afin  qu'on  le  Yoye  >  des  efpeces  qui  lui  foient 
femblables. 

Enfin  on  ne  peut  pas  concevoir,  comment  il  Ce  peut 
faire  qu'un  corps  qui  ne  diminue  point  fènfîblement, 
envoyé  toujours  hors  de  foi  des  efpeces  de  tous  côtez; 
cull  en  remplilTe  continuellement  de  fort  grands  ef- 
paces  tout  à  l'entour  ;  &  celaavec  une  vitefl'e  inconce-^ 
vable.  Car  un  objet  étant  caché  ,  dans  l'initant  qu'il 
redécouvre,  on  le  peut  voir  de  plufieurs  millions  de 
lieues  &  de  tous  les  cotez.  Et,  ce  qui  paroît  encore 
fort  étrangejc'efl:  que  les  corps  qui  ont  beaucoup  d'a- 
diion  ,  comme  l'air  &  quelques  autres ,  n'ont  point  la 
force  de  poufîêr  au  dehors  de  ces  images  qui  leurref- 
fernblent)  ce  que  font  ks  corps  les- plus  giolliers  & 

qui 


518  DE  LA  RECHERCHE 

Ch  AP.    qui  ont  le  moins  d'adion  ,  comme  la  terre  >  les  pier- 
1 1,      res ,  &  preJfque  tous  les  corps  durs. 

Mais  on  ne  veut  pas  s'arrêter  davantage  à  rappor- 
ter toutes  les  raifons  contraires  à  cette  opinion  >  parce 
que  ce  ne  fèroit  jamais  fait ,  le  moindre  effort  d'ef- 
prit  en  fournifiTant  un  fi  grand  nombre,  qu'on  ne  fc 
peut  e'puifer.  Celles  que  nous  venons  de  rapporter 
lontfufïifàntes}  &  elles  n'étoient  pas  mêmes  ne'cef* 
faires  après  ce  qu'on  a  dit  qui  regarde  ce  (ujet  dans  le 
premier  Livre ,  lorfqu'on  a  expliqué  les  erreurs  des 
iens.  Mais  il  y  a  un  n  grand  nombre  de  Philolophcs 
attachezà  cette  opinion ,  qu'on  a  crû  qu'il  étoit  ne'cef- 
iâire  d'en  dire  quelque  choie  pour  les  porter  à  faire 
re'Jle'xion  liir  leurs  penfées , 

Chap 
m/  CHAPITRE    III» 

Ç^e  Vame  tia  point  la  pnffznce  de  produire  les  idées, 
Caufe  de  l'erreur  oh  l'on  tomhe  fur  ce  fujet. 

LA  féconde  opinion  eft  de  ceux  qui  croyent ,  que 
nos  âmes  ont  la  puiflance  de  produire  les  idées 
des  choies  aufquelles  elles  veulent  penfèr  :  &  qu'elles 
font  excitées  à  les  produire  par  les  impreflions  que  les 
objets  font  (iir  le  corps  ,  quoique  ces  imprelfions  ne 
fbient  pas  des  images  fembîables  aux  objets  qui  lt5 
caufènt»  Ils  prétendent  que  c'eft  en  cela  que  l'hom^ 
me  eft  fait  à  l'image  de  Dieu  ,  &  qu'il  participe  à  fà 
puiflance  :  Que  de  même  que  Dieu  a  créé  toutes  cbo- 
îès  de  rien,  &  qu'il  peut  les  anéantir,  &  en  créer  d'au- 
tres nouvelles  ;  qu^ainfi  l'homme  peut  créer  &  anéan^ 
tir  les  idées  de  toutes  leschofes  qu'il  lui  plaît.  Mais 
on  a  grand  fujet  de  le  défier  de  toutes  ces  opinions  qui 
élèvent  l'homme.  Ce  font  d'ordinaire  des  penfées  qui 
viennent  de  Ion  fonds  vain  &  fuperbe ,  &  que  le  père 
àts  lumières  n'a  point  données. 

Cette  participation  à  la  puiflance  de  Dieu  que  les 
hommes  Iç  vantent  d'avoir  pour  le  reprélènter  les  ob- 


DE  LA  VERITE'.  Livre  IIL  519 
jets,&  pour  faire plufieurs  autres  adions  particulie-  Chat. 
res  ,  eftone  participation  qui  iemble  tenir  quelque  II L 
chofè  de  l'indépendance ,  comme  on  l'explique  ordi- 
nairement. Mais  c'eftauflî  une  participation  chime'- 
rique,  que  l'ignorance  &  la  vanité  des  hommes  leur  a 
{aji  imagmer.  Ils  font  dans  une  de'pcndance  bien  plus 
grande  qu'ils  ne  penfènc  de  la  bonté  ^  &  de  la  mile  ri- 
corde  de  Dieu,  mais  cen'eil  pas  ici  le  lieu  de  l'expli- 
quer. Tachons  lèulement  de  faire  voir  que  hs  hom- 
mes n'ont  pas  la  puifTancc  de  former  les  idées  des 
chofès  qu'ils  apperçoivent. 

Perlonne  ne  peut  douter  que  les  ide'es  ne  fbient  des 
êtres  réels,  puisqu'elles  ont  des  proprietez  réel]es,que 
les  unes  ne  différent  des  autres ,  &  qu'elles  ne  repre- 
f entent  des  choies  toutes  différentes.  On  ne  peut  aufîî 
laifonnablement  douter  qu'elles  ne  (oient  fpirituellcs, 
&c  fort  différentes  des  corps  qu'elles  repréfentent.  Et 
cela  femble  alfez  fort  pour  faire  douter,  (i  les  idées  par 
le  moyen  defquelles  on  voit  les  corps  ne  font  pas  plus 
nobles  que  les  corps  mêmes.  En  eftet  le  monde  intel- 
Jigible  doit  être  plus  parfait  que  le  monde  matériel  & 
terrertre,  comme  nous  le  verrons  dans  la  fuite.  Ainfî, 
quandt>n  afTure.  que  les  hommes  ont  la  puiflance  de 
ie  former  les  idées  telles  qu'il  leur  plait ,  on  lè  met  fort 
en  danger  d'alîurer  que  les  hommes  ont  la  puilTancc 
de  faire  des  êtres  plus  nobles  &  plus  parfaits  que  le 
monde  que  Dieu  a  crée'.     On  ne  fait  pas  cependant 
réflexion  à  cela ,  parce  qu'on  s'imagine ,  qu'une  idée 
n'eft  rien  ,  à  caufc  qu'elle  ne  fe  fait  point  lèntir  :  ou 
bien  fi  on  la  regarde  comme  un  être ,  c'eft  comme  un 
être  bien  mince  &  bien  mépriiàble,  parce  qu'on  s'i- 
magine qu'elle eft  anéantie,  dés  qu'elle  n'elt  plus  pré* 
fçpteàl'efprit. 

Mais  quand  même  il  feroit  vrai  que  les  idées  ne  fè- 
roient  que  des  êtres  bien  petits  &  bien  méprifàbles ,  ce 
font  pourtant  des  êtres  &  des  êtres  {pirituels  i  &  les 
hommes  n'ayant  pas  la  puiflance  de  créer,  il  s'enfuit 
qu'ils  ne  peuvent  pas  les  produire.  Car  la  production 
des  idées  de  la  manière  qu'on  l'exphque  cit  une  véri- 
table 


no  DE  LA  RECHERCHE 

Chap^     tablecreation  :  &  quoi  qu'on  tâche  de  pallier  &  d^a» 

J 1 1,       doucir  la  har diefîè  &  la  dureté  de  cette  opinion ,  en  di  - 

fànt  que  la  production  des  ide'es  fuppofè  quelque  cho- 

fè,  8c  que  la  création  ne  fiippoie  rien ,  on  ne  rend  pas 

néanmoins  raifbn  du  fond  de  la  difficulté. 

Car  il  iàut  prendre  garde  qu'il  n'eft  pas  plus  diffi- 
cile de  produire  quelque  chofè  de  rien ,  que  de  la  pro- 
duire en  fuppolàiit  une  autre  chofè  de  laq^uelle  elle  ne 
iè  peut  pas  fairej&quine  pui(îè  contribuer  de  rien  à.  fa 
produdion.  Par  exemple ,  il  n'eft  pas  plus  difficile  de 
créer  un  Ange  j  que  de  le  produire  d'une  pierre;  parce 
qu'une  pierre  étant  d'un  genre  d'être  tout  oppofe,^e 
Jîe  peut  fervir  de  rien  ila  produdlion  d'un  Ange. Mais 
elle  peut  contribueràla'productiondupain  ,  de  l'or, 
&c.  parce  que  la  pierre,  l'or,  &  le  pain  ne  font  qu'une 
même  étendue  diverfèment  configurée,  &  que  toutes 
ces  chofès  font  matérielles. 

Il  efl  même  plus  difficile  de  produire  un  Ange  d'u- 
ne pierre  que  de  leproduirède  rien  ;  parce  que  pour 
faire  an  Ange  d'une  pierre ,  autant  que  cela  fe  peut  fai- 
re ,  il  faut  anéantir  la  pierre ,  &  enfuite  créer  l' Angej 
&  pour  créer  fîmplement  un  Ange ,  il  ne  faut  rien 
anéantir.  Si  donc  i'e/pric  produit  fes  idées,  des  ina- 
preiïîons  matérielles  que  le  cerveaa reçoit  des  objets, 
il  fait  toujours  la  même  chofe ,  ou  une  chofe  aufTi  dif- 
ficile ,  ou  mêmes  plus  difficile  que  s'il  les  créoitipuif- 
queles  idées  étant  fpirituelles ,  elles  ne  peuvent  pas 
être  produites  des  images  matérielles  qui  n'ont  point 
de  proportion  avec  elles. 

Que  fi  on  dit ,  qu'une  idée  n'eft  pas  fubftance ,  je  le 
veux  j  mais  c'eft  toujours  une  chofè  fjîirituelle  :  & 
comme  il  n'eft  pas  polfible  de  faire  un  quarré  d'un 
efprit,  quoi  qu'un  quarré  ne  foit  pas  une  fubftance  ;  il 
n'eft  pas  pofïibleauffi  de  former  d'une  fublhnce  ma- 
térielle une  idée  fpirituelle ,  quand  mêmes  une  idée 
ne  fèroit  pas  une  fubftance. 

Mais  quand  on  accorderoit  à  l'efpric  de  l'homme 

une  fbuveraine  puifTance  pour  anéantir ,  &  pour  créer 

içs  id4QS:,dQS  chofès ,  ayec  tout  cela  il  ne  s'en  ferviroit 

/  *  jamais 


DE  LA  VERITES  Livre  III.        331 

jamais  pour  les  produire.  Carde  même  qu'un  Pein-  Chap, 
tre  quelque  habile  qu'il  foit  dans  fbn  Art ,  ne  peut  pas  III. 
reprelenter  un  animal  qu'il  n'aurajamaisvû  ,  &  du^ 
quel  il  n'aura  aucune  ide'e,  de  ibrte  que  le  tableau 
qu'on  l'obligeroit  d'en  faire  ne  peut  pas  être  fèmbla- 
ble  icct  animal  inconnu  :  ainfi  un  homme  ne  peut  pas 
former  l'idée  d'un  objet,  s'il  ne  le  connoît  aupara- 
vant, c'eft  à-dire  s'il  n'en  a  déjà  l'ide'e,  laquelle  ne  de'- 
pend  point  de  là  volonté'.  Que  s 'il  en  a  déjà  une  ide'e, 
il  tonnoît  cet  objet  ;  &  il  lui  eft  inutile  d'en  former 
une  nouvelle.  Il  eft  donc  inutile  d'attribuer  à  l'elprit 
de  rhomme  la  puiiïance  de  produire  fès  idées. 

On  pourroit  peut-être  dire  que  l'elprit  a  des  idées 
générales  &  confufès  qu'il  ne  produit  pas ,  &  que  cel  • 
les  qu'il  produit  font  particulières,  plus  nettes  &  plu5 
difhndes  :  mais  c'eft  toujours  la  même  cholè.  Car  de 
même  qu'un  Peintre  ne  peut  pas  tirer  le  portrait  d'un 
homme  particulier ,  de  forte  qu'il  Ibit  alliiré  d'y  avoir 
reufTi,  s'il  n'en  a  une  idée  diftinde,  &  mêmes  li  la 
perfbnnen 'eft  préfente.  Ainfî  l'efprit  qui  n'aura  pai 
exemple  quel'idée  de  l'être  ou  de  l'anmial  en  géné- 
ral, ne  pourra  pas  fê  reprelenter  un  Cheval ,  ni  en  for- 
mer une  idée  bien  diftinde  ;  &  être  affuré  qu'elle  eft 
parfaitement  lèmblable  à  un  cheval,  s'il  n'a  déjà  une 
première  idée  avec  laquelle  il  confère  cette  féconde. 
Or  s 'il  en  a  une  première,  il  eft  inutile  d'en  former 
une  féconde,  &  la  queftioa  regarde  cette  première: 
Donc,  &c. 

11  eft  vrai  que  quand  nous  concevons  un  quarré  par 
pureintellediion,  nous  pouvons  encore  l'miaginer, 
c'eft- à-dire  l'appercevoir  en  nous  en  traçant  une  ima- 
ge dans  le  cerveau.  Mais  il  faut  remarq uer  première- 
ment que  nous  ne  fbmmes  point  la  véritable ,  ni  la 
principale  caufè  de  cette  image ,  mais  il  ieroit  trop, 
long  de  l'expliquer.  2°.  Que  tant  s'en  faut  que  la  fé- 
conde idée  qui  acompagne  cette  image  fbit  plus  di- 
ftinde, &  plus  jufte  que  l'autre:  qu'au  contraire  eîla 
n'eft  jufte ,  que  parce  qu'elle  rellemble  à  la  première, 
quifert  de  règle  pour  la  féconde.  Car  enfin  il  ne  faut 

pas 


352-  DE  LA  RECHERCHE   ^ 

Chap.     pas  croire,  que  rimagination  ,  &  les  (èns  même  nous 

m»      repre'fentent  les  objets  plus  diflinârement  que  Ten- 

tendemenc  pur  j  mais  feulement  qu'ils  touchent  Se 

qu'ils  appliquent  davantage  Tefprit»    Car  les  ide'es 

des  fèns,  &  de  l'imagination  ne  font  point  diftindes, 

que  par  la  conformité  qu'elles  ont  avec  les  idées  de  la 

pureintelledtion.  L'image  d'un  quarre' par  exemple, 

i  anto       que  l'imagination  trace  dans  le  cerveau ,  n'elt  jufte  & 

meltora    [jj^^^  ^^^.^  ^^^^  ^^^  j^  conformité  qu'elle  a  avec  l'idée 

ejje  mai'  ^«^^  quatre  que  nous  concevons  par  pure  intellcs 

co  qu£      âion.  C'eft  cette  idée  qui  règle  cette  image.  C'eft- 

ocuLîs       l'ejfprit  qui  conduit  rimagination,&  qui  l'oblige  pour 

cerno-,      ainfïdire,  de  regarder  de  tems  en  teins,  H  l'image 

quAttto      qu'elle  peint  eft  une  figure  de  quatre  lignes  droites  & 

fYojm      égaies ,  dont  les  angles  foient  éxadement  droits  :  en 

natura     un  mot  fi  ce  qu'on  imagine  eft  fèmblable  à  ce  qu'on 

yiciniora  conçoit. 

jmt  lis         Après  ce  que  l'on  a  dit ,  je  ne  croi  pas  qu'on  puifTe 
^ua  ani-  douter,  que  ceux  qui  afTurent  que  l'efprit  peut  fe  con- 
»?o/«-      former  les  idées  des  objets,  ne  (è  trompent i  puif^ 
uUigo      qu'ils  attribuent  à  l'efprit  la  puilTance  de  créer,  &  mê- 
-Aug.  (5î.   ^^çj  jjç  créer  avec  fàsefîe  &  avec  ordre,  quoiqu'il 
iciieione     ^'^^  aucune  connoiliance  de  ce  qu  il  fait  :  car  cela  n  elt 
pas  concevable.  Maisiacaufè  de  leur  erreur,  eft  que 
les  hom  mes  ne  manquent  jamais  de  juger  qu'une  cno- 
fè  eft  caufè  de  quelque  effet,  quand  l'un  &  l'autre  font 
joints  enfèmble ,  fiippolé  que  la  véritable  caufè  de 
cet  effet  leur  fbit  inconnue.  C'eft  pour  cela  que  tout 
le  monde  conclut ,  qu'une  boule  agitée  qui  en  ren- 
contre une  autre  ,  eft  la  véritable,  &la  principale 
caufede  l'agitation  qu'elle  lui  communique:  que  la 
volonté  de  l'ame  eft  la  véritable ,  &  la  principale  caufe 
du  mouvement dubras,& d'autres  préjugez (èmbla- 
blcs  :  parce  qu'il  arrive  toujours  qu'une  boule  eft  agi- 
tée ,  quand  elle  eft  rencontrée  par  une  autre  qui  la 
choque;  que  nos  bras  font  remuez  prefquc  toutes  les 
fois  que  nous  le  voulons,  &  que  nous  ne  voyons 
point  fenfiblement  quelle  autre  choie  pourroit  être  la 
caule  d<^tes  mouvemens - 

Mais> 


DE  LA  VERITE'.  Livre  IîL-     535 

Mais,  lorfqu'un  eiîet  ne  fuit  pas  fi  fouvcnt  de  Chap. 
quelque  chofe  qui  n'en  elt  pas  la  cauie,  il  ne  laide  pas  IIL 
d'y  avoir  toujours  un  fort  grand  nombre  de  perfbnnes 
cjui  croient  que  cette  chofe  eft  la  caufè  de  l'effet  qui 
arrive ,  mais  tout  le  monde  ne  tombe  pas  dans  cette 
erreur.  Il  paroit  par  exemple  une  Comète ,  &  apre's 
cette  Comète  un  Prince  meurt  :  des  pierres  font  expo- 
fées  à  la  Lune ,  &  eiles  font  mangées  de  ver  :  le  Soleil 
eft  joint  avec  Mars  dans  la  nativité  d'un  enfant ,  & 
il  arrive  à  cet  enfant  quelque  chofè  d'extraordinaire. 
Cela  Tuffit  à  beaucoup  de  gens  pour  Ce  perfuader  ,  que 
la  Comète ,  la  Lune ,  la  conjondion  du  Soleil  avec 
Mars  font  les  caufesdes  effets  que  l'on  vient  de  mar- 
quer ,  &  d'autres  même  qui  leur  relîèmblent  ;  &  la 
raifbn  pour  laquelle  tout  le  monde  ne  le  croit  pas  , 
c'eft  qu'on  ne  voit  pas  à  tousmomens  que  ces  effets 
iuivent  ces  choies. 

Mais  tous  les  hommes  ayant  d'ordinaire  les  idées 
des  objets,  prefentes  à  l'elprit ,  dés  qu'ils  le  fouhait- 
tent ,  &  cela  leur  arrivant  plu^  euis  fois  le  jour  ;  preP- 
que  tous  concluent  que  la  volonté  qui  accompagne  U 
production  ou  plutôt  la  préfènce  des  idées  ,  en  eft  la 
véritable  caule  :  parce  qu'ils  ne  vovent  rien  dans  le 
même  temps  à  quoi  ils  la  puiffent  atcribuer  ,•  &  qu'ils 
s'imaginent  que  les  idées  ne  font  plus  ,  dés  que  l'efprit 
ne  les  voit  plus  ,  &  qu'elles  recora  mencent  a  exifter , 
lorfqu'elles  fè  reprelèntcnt  à  l'efprit. 

C'eft  auifi  pour  ces  raifons  là  que  quelques-uns  ju- 
gent, que  les  objets  de  dehors  envoyent  des  images 
qui  leur  refîcmblent ,  ainfi  que  nous  venons  de  le  dire 
aans  le  Chapitre  précèdent.  Car  n'étant  pas  poflible 
de  voir  les  objets  par  eux-mêmes ,  mais  feulement 
par  leurs  idées,  ils  jugent  que  l'objet  produit  l'idée? 
parce  que,  dés  qu'ileft  prefent,  ils  le  voyent  j  dés 
qu'il  eft  abfent,  ils  ne  le  voyent  plus  3  &:qaelapi:é- 
fence  de  l'objet  accompagne  prcfque  toujours  l'idée 
qui  nous  le  reprelcnte. 

Toutefois ,  il  les  hommes  ne  fè  précipitoient  point 
daias  leurs  jugemensj  de  ce  que  les  idées  des  chofes 


334  DE  LA  RECHERCHE 

Chap»     iont  préfentes  à  leur  efprit  dés  qu'ils  le  veulent ,  ils 
III,       devroient  feulement  conclure,  que  félon  l'ordre  de  la 
nature ,  leur  volonté  eft  ordinairement  neceflaire  > 
afin  qu'ils  ayent  ces  idées  :  mais  non  pas  que  la  vo- 
lonté eft  la  véritable  &  la  principale  caufè  qui  les  rende 
préfèntes  à  leur  efprit ,  6c  encore  moins  que  la  vo- 
lonté les  produife  de  rien ,  ou  de  la  manière  qu'ils 
l'expliquent.  Ils  ne  doivent  pas  non  plus  conclure, 
que  les  objets  envoyent  des  efpeces  qui  leur  reiïem- 
blent ,  à  caufè  que  l'ame  ne  les  apperçoit  d'ordinaire 
que  lorfqu'ils  fontprefèns  ;  mais  feulement  que  l'ob- 
jet 'eft  ordinairement  neceflaire ,  afin  que  l'idée  Ibic 
prefênte  à  l'efprit.  Enfin  ils  ne  doivent  pas  juger , 
qu'une  boule  agitée  foie  la  principale  &  la  véritable 
caufè  du  mouvement  de  la  boule  qu'elle  trouve  dans 
fon  chemin ,  puifque  la  première  n'  a  point  elle  même 
la  puifl'ance  de  fe  mouvoir*  Ils  peuvent  feulement  ju- 
ger que  cette  rencontre  de  deux  boules  eft  occafion  a 
l'Auteur  du  mouvement  de  la  matière  d'exécuter  le 
décret  de  fà  volonté ,  qui  eft  la  caufè  univerfelle  de 
toutes  chofès  j  en  communiquant  à  l'autre  boule  une 
Voyez  le  V^^^^^  ^^  mouvement  de  la  première  ,  c'eft-à-dire 
Chap.  3.  po"'^  parler  plus  clairement,  en  voulant  que  la  der- 
de  la  2.     niereacquiére  autant  d'agitation  que  la  première  perd 
part,  de    ^^  ^^  fienne  :  car  la  force  mouvante  des  corps  ne  peut 
la  Me-     être  que  la  volonté  de  celui  qui  les  conferve  comme 
thode,      ^^^^^  ferons  voir  ailleurs. 


CH^r.  CHAPITRE    IV. 

IV.  ,  ^,       ^^« 

Çluè  nous  ne  voyons  point  les  objets  par  des  idées  créées 
avec  nous.  Que  Dieu  ne  les  produit  point  en  nous  à 
chaque  moment  que  nous  en  avons  hefoin. 

LA  troifîéme  opinion  eft  de  ceux  qui  prétendent  > 
que  toutes  les  idées  font  créées  avec  nous. 
Pour^econnoître  le  peu  de  vrai-fèmblance  qu'il  y  a 
dans  **  iîte  opinion  >  il  faut  fe  repréfèntcr  qu'il  y  a  dans 

le 


DE  LA  VERITE'.  Livre  m.         555 

le  monde  plufîeurs  choies  toutes  différentes ,  dont  Chap. 
nous  avons  des  idées.  Mais  pour  ne  parler  que  de  fîm-  I  y^ 
pies  figures  ,  il  eft  confiant  que  le  nombre  en  eft  infi- 
ni :  &  mêmes  fî  on  s'arrête  à  une  feule  comme  à  l'e'l- 
Jipfè,  on  ne  peut  douter  que  l'efprit  n'en  conçoive 
un  nombre  infini  de  différente  efpece  ;  lorfqu'il  con- 
çoit qu'un  des  diamètres  peut  s'allonger  à  l'infini, 

1''  J  A.  F  A  ^ 

i  autre  demeurant  toujours  le  même. 

De  même  la  hauteur  d'un  triangle  fe  pouvant  aug- 
menter ou  diminuer  à  l'infini ,  le  côté  qui  fert  de 
bafe  demeurant  toujours  le  même ,  on  conçoit  qu'il  y 
en  peut  avoir  un  nombre  infini  de  dilfe'renteefpece: 
Et  mêmes  ,  ce  que  je  prie  que  l'on  confidere  ici, 
l'efprit  apperçoit  en  quelque  manière  ce  nombre  infi- 
ni ,  quoi  qu'on  n'en  puiilè  imaginer  que  tres-peu  ; 
&  qu'on  ne  puiffe  en  même-tems  avoir  des  ide'es  par-  - 
ticuliêres  Se  difl:inâ;es  de  beaucoup  de  triangles  de 
différente  efpece.  Mais  ■  ce  qu'il  faut  principalement 
remarquer,  c'effc  que  cette  idée  générale  qu'a  l'efprit 
de  ce  nombre  de  triangles  de  différente  efpece  prouve 
affez  j  que  fi  l'on  ne  conçoit  point  par  des  idées  parti- 
culières tous  ces  difîérens  triangles  ,  en  un  mot  fi  on 
ne  comprend  pas  l'infini,  ce  n'eft  pas  faute  d'idées,  ou 
que  l'infini  ne  nous  foit  prefent  ;  mais  c'eft  feulement 
faute  de  capacité  &  d'étendue  d'efprit.  Si  un  homme 
s'appliquoitàconfidérerlespropriécez  de  toutes  les 
diverfes  efpéces  de  triangles  ,  quand  mêmes  ilconti- 
nuëroitéternellement  cette  forte  d'étude  ,  ilneman- 
queroit  jamais  d'idées  nouvelles  8c  particulieresj  mais 
fbn  efprit  fè  lafïeroit  inutilement. 

Ce  que  je  viens  de  dire  des  triangles  fè  peut  appli- 
quer aux  figures  de  cinq ,  de  fix  ,  de  cent ,  de  mille , 
de  dix  mille  cotez,  ôc  ainfià  l'infini.  Er  Ci  les  cotez 
d'un  triangle  pouvant  avoir  des  rapports  infinis  hs 
uns  avec  les  antres  font  des  triangles  d'une  infinité  ^ 
d'eipe-ces,  il  eft  facile  de  voir  que  les  figures  de  quatre, 
de  cinq  ,  ou  d'un  million  de  cotez ,  font  capables  de 
différences  encore  bien  plus  grandes  ;  puifqu'elles 
font  capables  d'un  plus  grand  nombre  de  rapports, 


53é  DE  LA  RECHERCHE 

Chap.     ^  ^^  combinai/bns  de  leurs  cotez ,  que  les  fîmples 
jy  '     triangles.  . 

*  L'eiprit  voit  donc  toutes  ces  chofes  :  II  en  a  des 

idées  :  il  eft  iîir  que  ces  idées  ne  lui  manqueront  ja- 
mais, quand  il  employeroit  des  fie'cles  infinis  à  la  con- 
fideiation  mêmes  d'une  {èule  figure;  &ques'iln'ap- 
perçoic  pas  ces  figures  infinies  tout  d'un  coup  ou  s'il 
ne  comprend  pas  l'infini  ,c'eitièulement  quefon  éten  ' 
due  eft  très  lim.ite'e.  Il  a  donc  un  nombre  infini  d'i- 
dées :  que  dis- je  un  nombre  infini?  il  a  autant  dénom- 
bres mfinis  d'idées,  qu'il  y  a  de  difïèrcntes  figures  j  de 
forte  que  puifqu 'il  y  a  un  nombre  infini  de  différen- 
tes figures,  il  faut  pour  connoîcre  feulement  les  figu- 
res ,  que  l'efprit  ait  une  infinité  de  nombres  infinis 
d'idées. 

Or  je  demande  s'il  eft  vrai,  femblable ,  que  Dieu  ait 
créé  tant  de  chofès  avec  refprit  de  l'homme.  Pour 
moi  cela  ne  m.eparoît  pas  ainfi  :  principalement  puif- 
que  cela  le  peut  faire  d  une  autre  manière  très  fimple 
&  tres-facile ,  comme  nous  verrons  bien-tôt.  Car> 
comme  Dieu  agit  toujours  par  les  vcyes  les  plus  fim- 
ples ,  il  ne  paroît  pas  raifbnnable  d'expliquer  com- 
ment nous  conncifîbns  les  objets  en  admettant  la 
création  d'une  infinité  d'êtres  ,puis  qu'on  peutrélou- 
dre  cette  difficulté  d'une  manière  plus  facile  &  plus 
naturelle. 

Mais,  quand  mêmes  l'efprit  auroit  un  magazin  de 
toutes  les  idées,  qui  lui  font  necefTaires  pour  voir  les 
chofès  ,  il  fèroit  néanmoins  très-difficile  d  expliquer 
comment  l'ame  pourioit  les  choifîr  pour  le  les  rc- 
prefènter,  par  exemple  il  fèpourroit  faire  qu'elle  ap- 
perceiit  le  Soleil,  lorfqu'ilferoitprefèncauïyeux  du 
corps.  Car  puifque  l'image  que  le  Soleil  imprime 
dans  lecerveau  ne  relTemble  point  a  l'idée  que  nous 
en  avons ,  comme  on  l'a  prouvé  ailleurs  5  &  mêmes, 
que  l'ame  n'apperçoit  pas  le  mouvement  -  que  le  So- 
leil produit  dans  le  fond  des  yeux  &  dans  le  cerveauj 
il  n'efl  oas  concevable  qu'elle  piitjuftement  deviner, 
parmi  .e  nombre  infiai  d'idées  qu'elle  auroit ,  laquel- 
le 


DE  LA  VERITE;  Livre  îIL        ^57 
le lifaudroit  qu'elle  (ercpréfêncât  poiiu  imaginer  ou  Cka?» 
pour  voir  le  Soleil.  On  ne  peut  pas  donc  dire  que  les    I  y, 
idées  des  choies  (oient  créées  avec  nous,  &  que  cela 
fîiific  afin  que  nous  voyons  les  objets  qui  nous  envi» 
ronncnt. 

On  ne  peut  pas  dire  aufTi  que  Dieuenproduifeà 
tous  momens  autant  de  nouvelles  que  nous  apperce- 
vons  de  choies  différentes.  Cela  eft  affez  réfuté  par- 
ce que  Ton  vient  de  dire  dans  ce  Chapitre.  De  plus  il 
cft  nece/Tairc  qu'en  tout  tems  nous  ayons  aéluelle- 
ment  dans  nous  mêmes  les  idées  de  toutes  chofès  > 
puilqu  en  tout  tems  nous  pouvons  vouloir  penfèr  à 
toutes  chofes  :  ce  que  nous  ne  pourrions  pas ,  f\  nous 
neksappercevionsdéjaconfulément  ,  c'e(l-à-dire  li 
un  nombre  infini  d'idées  n'étoit  prefent  à  nôtre  e{- 
pritj  Car  enfin  on  ne  peut  pas  vouloir  penfèr  à  des  ob- 
jets dont  on  n'a  aucune  idéQ. 


C  H  A  P  I  T  R  E    V. 

Chap^ 

Que  rcfprii  ne  voit ,  ni  Veljence ,  ni  lexiflence  des-  objets      Y» 
en  confiderant  fes propres  perfeÛions.  C^ilny  a  que 
Dieu  qui  les  yoye  en  cette  manière. 

TA  quatrième  opinion  cil,  que  refpritn'abefoin 
ja__^  qucdeloi-méme,  pour  appercevoir  les  objets^ 
&  qu'il  peut ,  en  fè  confiderant  &  Ces  propres  pei'fc- 
dions ,  découvrir  toutes  les  choies  qui  font  au  de- 
hors. 

Il  ed  certain  que  l'ame  voit  dans  elle-même  &  fans 
idées  toutes  les  fenfations  5c  toutes  les  pafîîôns  dont 
elle  eft  capable,  le  plaifir  ,  la  douleur,  le  froid,  la  cha- 
leur, ks  couleurs,  les  fbns,  les  odeurs,  les  faveurs,  fon 
amour,  fa  haine,  fà  joye,  fa  trifteiTè,  &  les  autres j  par-  ^ 
ce  que  toutes  les  fenfàtions  &  toutes  les  pallions  de  l'a- 
me ne  reprelentent  rien  qui  foit  hors  d'elle  ,  oui  lair 
reflemble ,  &  que  ce  ne  font  que  des  modihcations 
dont  un  efprit  eft  capable.  Mais  la  difïîcuké  eft  de 

P  fcavoir. 


358  DE  LA  RECHERCHE 

Ch  Ap,  fçavoir,  Ci  les  idées  qui  repiefentent  quelque  cliofc  qui 
Y^  cft  hors  de  l'âme ,  &  qui  leur  reffemble  en  quelque  fa- 
çon ,  comme  les  ide'es  du  Soleil ,  d'une  maifon ,  d'un 
cheval  >  d'une  rivière ,  &c.  ne  font  que  des  modifica- 
tions de  l'ame  j  de  forte  que  l'efprit  n'ait  befoin  que 
de  lui-mcrae  pour  fe  reprélenter  toutes  les  chofes  qui 
Ibnthorsdelui. 

Il  y  a  des  perfbnnes  qui  ne  font  point  de  difficulté 
d'afTurer  ,  que  l'amc  étant  faite  pour  penfèr ,  elle  a 
dans  elle-iTiéme,  je  veux  dire  en  confiderant  Ces  pro- 
pres perfedions ,  tout  ce  qu'il  lui  faut  pour  appeicc- 
voir  les  objets  -,  parce  qu'en  effet  e'tant  plus  noble  que 
toutes  ks  chofès  qu'elle  conçoit  diflindement  >  on 
peut  dire  qu'elle  les  contient  en  quelque  forte  éminem^ 
ment  y  comme  parle  l'Ecole  >  c'eft-  à-dire  d'une  manie'- 
le  plus  noble  &  plus  releve'e  qu'elles  ne  font  en  elles- 
mêmes.  Ils  pte'tendent  que  les  chofès  fupérieures 
comprenent  en  cette  forte  les  perfedions  des  infc- 
jieures.  Ainfî  étant  les  plus  nobles  des  créatures  qu'ils  ' 
connoifFent ,  ils  fe  flattent  d'avoir  dans  eux-mêmes 
d'une  manière  fpirituelle  tout  ce  qui  cfl  dans  le  mon- 
de vifibîe ,  &  de  pouvoir  en  fè  modifiant  diverfement 
appercevoir  tout  ce  que  l'elprit  humain  efl  capable  de 
connoître»  En  un  mot  ils  veulent  que  l'ame  fbit  com- 
me un  monde  intelligible ,  qui  comprend  en  foi  tout 
ce  que  comprend  le  monde  matériel  &  lènfible,  & 
mêmes  infiniment  davantage. 

Mais  il  me  femble  que  c'eft  être  bien  hardi ,  que  de 
vouloir  foûtenir  cette  penfée.  C'eft  fî  je  ne  me  trom- 
pe la  vanité  naturelle ,  l'amour  de  l'indépendance ,  & 
le  defir  de  refTembler  à  celui  qui  comprend  en  foi  tous 
les  êtres ,  qui  nous  broiiille  l'efprit ,  &  qui  nous  porte 
Die  quia  à  nous  imaginer  que  nous  pofïèdons  ce  que  nous  n  'a- 
tu  tibi       vons  point.  Ne  dites  f  as  que  -vous  foyex  a  yous  mêmes 
lumen       "^^tre  lumière^  dit  Saint  Auguftin  :  car  il  n  'y  a  que  Dieu 
n:>n  es.      qui  foit  à  lui-même  faiumiére,  &  qui  puillè  en  fè  con- 
Scnn    «.  Il  derant^  voir  tout  ce  qu'il  a  produit ,  &  qu'il  peut  pro- 
fit-véT^/V  duiiQ-^ 

Domim.        1  left  indubitable  qu'il  n'y  avoit  que  Dieu  feula  van  t 

que 


DE  LA  VERITE'.  Livre  lîl.  339 
que  le  monde  fût:  créé  ,  &  qu'il  n'a  pu  le  produire  ans  Chap. 
connoifTance  Se  (ans  idée  :  que  par  conféquenc  ces  Y. 
idées  que  Dieu  a  eues  ne  font  point  différentes  de  lui- 
même  i  &  qu'ainfl  toutes  les  créatures  ,  mêmes  les 
Us  plus  matérielles  &  les  plus  terreflres.font  en  Dieu> 
quoi  que  d'une  manière  toute  spirituelle  &  que  nous 
ne  pouvons  comprendre.  Dieu  voit  donc  au  dedans 
de  lui-même  tous  les  êtres,  en  confiderant  Ces  propres 
perfe(^ions  qui  les  luireprefentent.  Il  connoît  encore 
parfaitement  leur  exiftence,parce  que  dépendant  tous 
de  fà  volonté  pourcxifter,  &  ne  pouvant  ignorer  (es 
propres  volontezj  il  s'enfuit  qu'il  ne  peut  ignorer  leur 
exillence  :  &  par  confequent  Dieu  voit  en  lui-même 
non  feulement  l'efTence  des  chofes,  mais  au/fi  leur  exi- 
ftence. 

Mais  il  n'en  efl:  pas  de  même  des  efprits  créez ,  ils 
ne  peuvent  voir  dans  eux-mêmes  ni  l'ellence  des  cho- 
fes ni  leur  exiftence.  Ils  n'en  peuvent  voir  l'eflèncc 
dans  eux-mêmes ,  puis  qu'étant  tres-liminez  ils  ne 
contiennent  pas  tous  les  êtres ,  comme  Dieu  que  l'on 
peutappeller  l'être  univcrfel,  ou  fimplement  celui  qui 
eft}  comme  il  (è  nomme  lui-même.  Puis  donc  que 
i'efprit  humain  peut  connoître  tous  les  êtres,  &  des 
êtres  infinis,&  qu'il  ne  les  contient  pas,c'eft  une  preu- 
ve certaine ,  qu'ilne  voit  pas  leur  ellence  dans  lui-mê- 
me. Car  l'elprit  ne  voit  pas  feulement  tantôt  une  cho- 
(è  &  tantôt  une  autre  fuccefTivement ,  il  apperçoit  mê- 
mes aduellement  l'infini  quoiqu'il  ne  le  comprenne 
pas  ,  comme  nous  avons  dit  dans  le  Chapitre  précè- 
dent. De  forte  que  n'étant  point  acluellement  infini, 
ni  capable  de  modifications  infinies  dans  le  même- 
tems,  il  eft  ablblumentimpcffibic qu'il  voye dans  lui- 
même  ce  qui  n'y  eft  pas.  Ilnevoit  donc  pas  l'elfencc 
des  chofes  en  confiderant  fes  propres  perfedions ,  ou 
en  fè  modifiant  diverfèment. 

Il  ne  voit  pas  aufli  leur  exiftence  dans  lui-même, 
parce  que  les  êtres  ne  dépendent  point  de  fà  volonté 
pour  exifter  ,  &  que  les  idées  de  ces  êtres  peuvent  être 
prefemes  à  I'efprit ,  quoi  qu'ils  n'exiftent  pas.  Car 

P  2.  tour 


340  DE  LA  RECHERCHE 

Chap.  tout  le  monde  peut  avoir  l'idée  d'une  montagne  d'ory. 
y.  fans  c]u'il  y  ait  une  montagne  d'or  dans  ia  nature  :  Et 
quoique  l'on s'appuyelur les  rapports  dts  fèns  pour 
juger  de  l'exiftence  des  objets,  néanmoins  la  raifon 
ne  nous  affuie  point  que  nous  devions  toujours  en 
croire  nos  lens ,  puifque  nous  découvrons  clairement 
qu'ils  nous  trompent.  Quand  un  homme  par  exem- 
ple aie  (àng  fort  échauffé,  ou  (implement  quand  il 
dort ,  il  voit  quelquefois  devant  fès  yeux  des  campa- 
gnes ,  des  combats  ,  &  choies  fèmblables  ,  qui  toute- 
fois ne  (ont  point  prefèns ,  &  qui  ne  furent  peut-être 
jamais.  Il  efl:  donc  indubitable  que  ce  n'eft  pas  en  foi- 
même  ni  par  foi-même  ,  que  Teiprit  voit  i'exiflencc 
des  chofès  >  mais  qu'il  dépend  en  cela  de  quelqu'autre 
chofe. 

^"V-  CHAPITRE    VI. 


V  I. 


O^^  nous  voyons  toutes  chofes  en  Dieu, 

jy  Ous  avons  examiné  dans  les  Chapitres  préce- 
dens  quatre  différentes  manières  ,  dont  l'efprit 
peut  voir  \ç.s  objets  de  dehors  ,  lerquelles  ne  nous  pa- 
loillènt  pas  vrai' fèmblables.  Une  relie  plus  que  la 
cinquième,  qui  paroît  feule  conforme  à  la  raiibn,  &  la 
plus  propre  pour  feire^connoitre  la  dépendance  que 
les  eiputsont  de  Dieu  dans  toutes  leurs  pcnfées. 

Pour  la  bien  comprendre  ,  il  faut  fè  ibuvenir  de  ce 
qii^on  vient  de  dire  dans  le  Chapitre  précèdent ,  qu'il 
elf  abfolumentnécellàire  que  Dieu  ait  en  lui-même 
les  idées  de  tous  les  êtres  qu'il  a  créez  >  pui/qu 'autre- 
ment il  n'auroitpas  pu  les  produire ,  &  qu'ainfi  il  voit 
tous  ces  êtres  en  conliderant  hs  perfedions  qu'il  ren- 
ferme auxquelles  ils  ont  rapport.  Il  faut  déplus  fça- 
voir  que  Dieu  eft  très  étroitement  uni  à  nos  âmes  par 
là  p^SKnce  ,  de  forte  qu'on  peut  dire  qu'il  eft  le  lieu 
des  efpnts ,  de  même  que  les  efpaces  font  le  lieu  des 
corps .  C es  deux  chofes  érans  fuppofées ,  il  efl:  certain 

que 


DE  LA  VERITE'.  Livre  IIL  341 
•que  refprit  peut  voir  ce  qu'il  y  a  dans  Dieu  qui  repre-  Ch  a  p. 
lente  les  êtres  créez,  puifque  cela  eft  tres-fpiritud,  y  [^ 
très-intelligible ,  &  tres-préfènt  à l'efprit,  Ainfi  i'ed 
prit  peut  voir  en  Dieu  les  ouvrages  de  Dieu ,  Tuppole 
queDieu  veuille  bien  lui  découvrir  ce  qu'il  y  a  dans 
lui  qui  les  repreiente.  Or  voici  les  raifons  qui  fcni- 
blent  prouver  qu'il  le  veut  plutôt  que  de  créer  un 
nombre  infini  d  idées  dans  chaque  efprit. 

Premièrement,  c'eft  qu'encore  qu'on  ne  nie  pas 
abfolument ,  que  Dieu  ne  puilîè  faire  une  infinité  de 
nombres  infinis  d'êtres  reprefèntatifs  des  objets  avec 
chaque  eiprit  qu'il  crée  :  cependant  on  ne  doit  pas 
croire  qu'il  le  fafie  ainfi.  Car  non  feulement  il  eii 
tres-conformc  à  la  raifon ,  mais  encore  il  parole  par 
l'œconomie  de  toute  la  naturejque  Dieu  ne  fait  jamais 
par  des  voyes  très-  difHciIes  ce  quife  peut  faire  par  des 
>oyes  tres-fimpics  &  tres-faciles.  Dieu  ne  fait  riea 
inutilement  &  laus  rai-fon  :  Ce  qui  marque  la  fâgeilè  Ôc 
iâpuilïancen'eftpasdefàirede  petites  choffs  par  de 
grands  moyens  j  cela  eft  contre  la  raifon  ,  8c  marque 
une  intelligence  bornée.  Mais  au  contraire,  ccii  de 
iàire  de  grandes  choies  par  des  moyens  tres-iîmples 
&  tres-faciles.  C'eft  ainli  qu'avec  l'étendue  toute  lèu- 
je  il  produit  tout  ce  que  nous  vo}ons  d'admirabk: 
dans  la  nature  ,  &  même  ce  qui  donne  la  vie ,  3c  le 
mouvement  aux  animaux.  Car  ceux  qui  veulent  ab- 
folument des  formes  fubftantielks,  desfacultcz,  6c 
des  âmes  dans  les  animaux ,  différentes  de  kui  lang 
&  des  organes  de  leurs  corps,  pour  faire  toutes  leurs 
fonctions ,  veulent  en  même  tems  que  Dieu  manque 
d'intelligence ,  ou  qu'il  ne  puiiTe  pas  faire  ces  choies 
admirables  avec  l'étendue  toute  feule.  Ils  mefurent 
la  puiflànce  de  Dieu  ,  fsc  fà  tbuverainc  fagelîe  par  la 
petiteile  de  leur  cfprit.  Puis  donc  que  Dieu  peut  faire 
voir  aux  efprits  toutes  chofes,  en  voulant  fimplemenc 
qu'ils  voycnt  ce  qui  eft  au  milieu  d'eux-mêmes,  c'cil:- 
à  dire  ce  qu'il  y  a  dans  lui-même  qui  a  rapport  à  ces 
chofès  èc  qui  les  reprefcnte  ,  il  n'y  a  pas  d'apparence 
qu'il  le  faliÇ  autrement  i  Se  qu'il  procluile  pour  cela 

P  j  autant 


34^  DE  LA  RECHERCHE 

Chap.    autant  d'infînitez  de  nombres  infinis  d'ide'es  qu'il  y  a 
V  I.      d'e/prits  créez. 

Mais  il  faut  bien  remarquer  qu'on  ne  peut  pas  con- 
clure que  les  efpritsvoyent  l'eflence  de  Dieu,  de  ce 
qu'ils  voyent  toutes  choies  en  Dieu  de  cette  manière. 
Parce  que  ce  qu'ils  voyent  eft  tres-imparfait ,  &  que 
Dieu  eft  très  parfait.  Ils  voyent  de  la  matière  divifî- 
ble,  figurée ,  &c.  &  en  Dieu  il  n'y  a  rien  qui  foit  divi- 
sible ou  figure  :  car  Dieu  eft  tout  être ,  parce  qu'il  eft 
infini  &  qu'il  comprend  tout  j  mais  il  n'eft  aucun 
être  en  particulier.  Cependant  ce  que  nous  voyons 
ïî'eft  qu'un  ou  pluficurs  êtres  en  particulier,  &  nous 
ne  comprenons  point  cette  fimplicite'  parfaite  de 
Dieu  qui  renferme  tous  les  êtres.  Outre  qu'on  peut 
dire ,  qu'on  ne  voit  pas  tant  les  ide'es  des  cnofes ,  que 
les  chofes  mêmes  que  les  idées  rcprefentent  :  car  lors 
qu'on  voit  un  quarrc  ,  pnr  exemple ,  on  ne  dit  pas  que 
l'on  voit  l'idée  de  ce  quarréj  qui  eftunieàl'efprit, 
mais  feulement  le  quarré  qui  eft  au  dehors. 

La  féconde  raifbn  qui  peut  faire  penfer,  que  nous 

Toyons  tous  les  êtres  â  cauiè  que  Dieu  veut ,  que  ce 

qui'eft  en  lui  qui  les  rcpréfènte  nous  ibit  découvert; 

&  non  point  parce  que  nous  avons  autant  d'idées 

créées  avec  nous  que  nous  pouvons  voir  de  chofes, 

c'eft  que  cela  met  les  e(prits  créez  dans  une  entière 

dépendence  de  Cieu,  &  la  plus  grande  quipuiffe  être. 

Car  cela  étant  aiiifi ,  non  feulement  nous  ne  fçaurions 

lien  voir,que  Dieu  ne  veuille  bien  que  nous  le  voïons> 

mais  nous  ne  fça*irions  risn  voir ,  que  Dieu  même 

ne  nous  le  fafîe  voir.  Non  Jumus  fufjicîentes  cogitare 

%  ►  «a      aliquid  à  nohis  j  tanguant  ex  nobiS)  fedfufficientia  noftra 

Cor.  5.5.  ex  Deo  eft.  C'eft  Dieu  même  qui  éclaire  les  Philofb- 

phes  dans  les  connoifTances  que  les  hommes  ingrats 

l{off-:.  I.  appellent  naturelles,  quoi  qu'elles  ne  leur  viennent 

î  9 .  que  du  Ciel  :  Deiis  enîm  illis  manifeftavit.  C'eft  lui  qui 

lac.i.iy  eft  proprement  la  lumière  de  l'elprit,  &  le  Père  des 

Pf*  <,h    lumières.  Pater  laminum:  c'eft  lui  qui  enfèigne  là 

10.         fcience  aux  hommes  :  ^i  docet  hominem  fcientiam, 

■^(ini,*.  En  un  i^t  c'eft  la  véritable  lumière  qui  éclaire  tous 

*.  ceux 


DE  VA  VERITE'.  Livre  III.        543 
ceux  qui  viennent  en  ce  monde  ;  lux  yera  qu<£illumi->  Chap. 
nat  omnem  homincm  vementem  in  hunc  mundum.  y  J^ 

Car  enfin  il  eft  afTez  difficile  de  comprendre  diftin-- 
<£lementla  dépendance  que  nos  efprits  ont  de  Dieu 
dans  toutes  leurs  adions  particulie'res  ,  ruppofé  qu'ils 
ayent  tout  ce  que  nous  connoilïons  diflindement  leur 
étrenéceiîàire  pour  agir ,  ou  toutes  les  idi^'es  des  cho- 
ies prefèntes  à  leur  efprit.  Et  ce  mot  ge'néral  &  con- 
fus de  concours ,  par  lequel  on  pre'tend  expliquer  la 
dépendance  que  les  cre'atures  ont  de  Dieu,  ne  réveil- 
le dans  un  elprit  atcentifaucune  idée  diftincle  j  &  ce- 
pendant il  elt  bon  que  les  hommes  fçachenr  tres-di- 
ltinâ:ement ,  comment  ils  ne  peuvent  rien  fans  Dieu. 
Mais  la  plus  forte  de  toutes  les  raifons  ,  c'eft  !a  ma- 
nière dont  l'cfprit  appcrçoit  toutes  chofes .  Il  eil con- 
ftant,  &  tout  le  monde  le  fçaitpar  experience,que  lors 
que  nous  voulons  penfer  à  quelque  chofe  en  particu- 
lier ,  nous  jettons  d'abord  la  vue  fur  tous  les  êtres  ,  & 
nous  nous  appliquons  ealuite  à  la  confideration  de 
l'objet  auquel  nous  fouhaitons  de  penfer.  Or  il  eft  in- 
dubitable que  nous  ne  le  voyions  déjà,  quoi  que  con- 
fufémcnt  &  en  gênerai  :  de  forte  que  pouvant  defîrcr 
de  voir  tous  les  êtres,  tantôt]  un  &  tantôt  l'autre,  il  eft 
certain  que  tous  les  êtres  font  prefèns  à  nôtre  efpritj 
&ihemble  que  tous  les  êtres  ne  puiiîent^tre  prefens 
à  nôtre  efpric,que  parce  que  Dieu  lui  eft  prefènt,c'eft- 
à-dirc  celui  qui  renferme  toutes  chofes  dans  la  fim- 
plicité  de  fbn  être. 

Il  fèmble  mêmes  que  l'efprit  ne  fèroit  pas  capable 
dcfereprefènter  des  idées  univcrfelies  de  genrejd'ef-- 
pécc,  &c.  s'il  ne  voyoir  tous  les  êtres  renfermez  en  un- 
Car  toute  créature  étant  un  être  particulier ,  on  ne 
peut  pas  dire  qu'on  voyc  quelque  chofè  de  créé  lors 
qu'on  voit  par  exemple ,  un  triangle  en  général .  En- 
fin je  ne  croi  pas  qu'on  puilTc  bien  rendre  raifon  de  la 
manière  dont  l'efprit  connoît  plufieurs  véritez  ab- 
ftraites  &  générales  ,  queparlapréfèncedeceluiqui 
peut  éclairer  l'cfprit  en  une  infinité  de  façons  difre- 
rentes. 

P  A  Enfin 


Y  h 


344  DE  LA  RECHERCHE 

Chap.  Enfin  la  preuve  de  l'exiftence  de  Dieu  la  plas  belFe, 
la  plus  relevée  ,  la  plus  (blide  ,  &  la  première ,  ou  celle 
qui/uppofe  le  moins  de  chofes  •>  c'eft  l'idée  que  nous 
avons  del  mfini,  quoi  qu'il  ne  le  comprenne  pas  y  & 
qu'il  a  une  idée  tres-dilUnde  de  Dieu ,  qu'il  ne  peut 
avoir  que  par  l'union  qu'il  a  avec  lui  ;  puirqu'oa  ne 
peur  pas  concevoir ,  que  l'idée  d'un  être  infiniment 
parfait,qui  eft  celle  que  nous  avons  de  Dieu^fbit  quel- 
que choie  de  créé. 

Mais  non  feulement  l'efprit  a  l'idée  de  l'infini ,  il 
l'a  mêmes  avant  celle  du  fini.  Car  nous  concevons 
l'être  infini  5  de  cela  fèuî  que  nous  concevons  l'être, 
fans  penfèrs'iieit  fini  ou  infini.  Mais  afin  que  nous 
concevions  un  être  fini ,  il  faut  nécefTairemenr  retran- 
cher quelque  choie  de  cette  notion  générale  de  rétre, 
laquelle  par  conféquent  doit  précéder.  Ainfil'eiprit 
n'apperçoit  aucune  choCè  que  dans  l'infini:  &  tant  s 'en 
faut  que  cette  idée  foit  formée  de  l'afTemblage  confus 
de  toutes  les  idées  des  êtres  particuliers  ,  comme  le 
penfènt  ks  Philosophes  -,  qu'au  contraire  toutes  ces 
idées  particulières  ne  font  que  des  participations  de 
l'idée  générale  de  l'infini  :  de  même  que  Dieu  ne 
rient  pas  (on  êcre  des  créatures ,  mais  toutes  les  créa- 
tures ne  fubfiflent  que  par  lui. 

La  dernière  preuve ,  qui  fera  peut-être  une  démon- 
ftration  pour  ceux  qui  font  accoutumez  aux  raifbnne- 
mens  abltraits,  eft  celle-ci.  Il  eft  impolfible  que  Dieu 
ait  d'autre  fin  principale  de  fès  adions  que  lui-même; 
c'eft  une  notion  commune  à  tout  homme  capable  de 
quelque  réflexion  ;  &  l'Ecriture  fâinte  ne  nous  permet 
pas  de  douter ,  que  Dieu  n'ait  fait  toutes  chofes  pour 
luv  H  eft  donc  néceiîàire  que  non  feulement  nôtre 
amoiir  naturel ,  je  veux  dire  le  mouvement  qu'il  pro- 
duit dans  nôtre  efprit ,  tende  vers  lui ,-  mais  encore 
que  la  connoilTance  &  que  la  lumière  qu'il  lui  donne 
nous  fafie  connoitre  quelque  chofè  qui  foit  en  lui  :  car 
tout  ce  qui  vient  de  Dieu  ne  peut  être  que  pour  Dieu. 
Si  Dieu  faifoitun  efprit  &c  lui  donnoit  pour  idéQ ,  ou 
pour  IJ^jct  immédiat  de  fà  coiuioiil'ance  ie  ibleif. 


DE  LA  VERITE'.  Livre  IIL         34s 
pieu  fèioit  ce  me  (èmble  cet  efpric ,  Se  l'idée  de  cet  ef-  Ch  a  p. 
prit  pour  le  Soleil  &  non  pas  pour  lui.  Y  L 

Dieu  ne  peut  donc  faire  un  efprit  pour  connoîcre 
fès  ouvrages  ,  fi  ce  n'efl;  que  ceteiprit  voie  en  quelque 
façon  Dieu  en  voyant  Ces  ouvrages.  De  forte  que  l'on 
peut  dire,  que  11  nous  ne  voyons  Dieu  en  quelque  ma- 
niere,  nous  ne  verrions  aucune  cholè  ;  de  rnéme  que  (î 
nous  n'aimons  Dieu ,  je  veux  dire  fi  Dieu  n'imori-  L.i.eh.j, 
moit  fans  celTe  en  nous  l'amour  du  bien  en  général, 
nous  n'aimerions  aucune  choIè.  Car  ctt  amour  e'tant 
nôtre  volonté  ,  nous  ne  pouvons  rien  aimer ,  ni  rien 
Vouloir  fans  lai  ;  puifque  nous  ne  pouvons  aimer  àç.5 
biens  particuliers,  qu'en  déterminant  vers  ces  biens  le 
mouvement  d'amour ,  que  Dieu  nous  donne  vers  lui. 
Ainii  comme  nous  n'aimons  aucune  choie  que  par 
l'amour  nécelTaire  que  nous  avons,  pour  Dieu  ,  nous 
ne  voyons  aucune  chofè  que  par  la  connoiiîance  natu- 
relle que  nous  avons  de  Dieu  :  &  toutes  \q.s  idées  par- 
ticulières que  nous  avons  des  créatures,  ne  font  que 
des  limitations  de  l'idée  du  Créateur,  comme  tous 
Its  mouvemens  de  la  volonté  pour  les  créatures  ne 
font  que  des  déterminations  du  mouvement  pour  le 
Créateur. 

Je  ne  eroi  pas  qu'il  y  ait  de  Théologiens  qui  ne 
tombent  d'accord  que  les  impies  aiment  Dieu  de  cet 
amour  naturel  dont  je  parle  :  Et  iàint  Auguftin  èc 
quelques  autres  Pères  a/îurent  comme  une  cholè  in- 
dubitable ,  que  les  impies  voyent  dans  Dieu  lesréglcs 
des  mœurs ,  oC  les  verit^z  éternelles.  De  forte  que 
l'opinion  que  j'explique  ne  doit  faire  peine  à  perfon- 
ne.  Voici  comm.e  parie  fain'Muguftin  :  çylh  ilU  in-  L.  14.  de 
commuta,bili  luce  veritatis  ■,  etiam  impius  y  dum  ah  ea  Trin.c^-^. 
ayertitur ,  quoda-mmodo  tangitur.  Hinc  eft  qiiod  etiam 
impi  cogitant  £ternitatenhO'  milita  reÛè  rcprekendmt 
reaeque  laudant  in  hominum  morihus.  Çu^ihus  ea  tan^ 
dem  regulisjuuicant  >  nifi  m  quibus  yident ,  quernadmo  - 
dum  quifque  yiyere  deheat ,  etiam (i necipfi  eodem modo 
yiyant  ?  XJhi  autem  eas  yident  ?  Neque  enim  infua  natu- 
ra,.  Nam  cum procul.dnbio  mente iftayidaintur  ^eûrum- 

-         -  ■  E    5  r«.. 


54^  DE   LA  RECHERCHE 

Chap.     que  mentes  conflet  effe  mutabiles  i  bas  vero  régulas  m- 

V  I^       mutabileSyVideat  (^uifquis  in  eis  O"  hoc  Vider e potuerit.. . , 

uhînam  ergo  funt  ijlce  reguU  fcripta ,  niji  in  lihro  lucis 

illiusj  qu£yeritas diciturtundelex  omnisjufla  defcribi' 

tur inqua  "videt  quid  operandumfit ,  etiam  qui  ope-» 

ratur  injujiitiam ,  C^  ipfe  efl  qui  ah  illa  luce  avertitur.  a 
qua  tamen  tangitur^ 

Il  y  a  dans  (ainr  Auguftin  une  infinité  de  pafifages 
fèmHables  à  celui-ci ,  par  lefquels  il  prouve  que  nous 
voyons  Dieu  dés  cette  vie ,  par  la  connoifTance  que 
nous  avons  des  véritez  éternelles.  La  vérité  eft  in- 
créée, immuable,  immenfe,  éternelle  au  dellus  de 
toutes  choies.  Elle  eft  vraie  par  elle  même.  Elle  ne 
tient  fâ  perfedion  d'aucune  cnofe  Elle  rend  les  créa» 
tures  plus  parfaites ,  &  tous  les  elprits  cherchent  na- 
turellement à  la  connoître.  Il  n'y  a  rien  qui  puiiïe 
avoir  toutes  ces  per  ferions  que  Dieu.  Donc  la  vérité 
eft  Dieu.  Nous  voyons  de  ces  véritez  immuables  & 
éternelles.  Donc  nous  voyons  Dieu.  Ce  font  là  les 
raifbns  de  faint  Auguftin ,  les  nôtres  en  font  un  peu 
différentes  ;  &  nous  ne  voulons  point  nous  lèrvir  in- 
juftement  de  l'autorité  d'un  fi  grand  homme  pour 
appuyer  nôtre  (èntiment. 

Nous  penfons  donc  que  les  véritez,  mêmes  celles 
qui  font  éternelles,  comme  que  deux  fois  deux  font 
quatre ,  ne  font  pas  feulement  des  êtres  abfolus ,  tant 
s'en  faut  que  nous  croyons  qu'elles  foient  en  Dieu. 
Car  il  eft  vifible  que  cette  vérité  ne  confifte  que  dans 
un  rapport  d'égalité ,  qui  eft  entre  deux  fois  deux  &: 
quatre.  Ainfi  nous  ne  difons  pas  que  nous  voyons 
Dieu ,  en  voyant  les  véritez,  comme  le  dit  lâint  Augu- 
ftin, mais  en  voyant  les  idées  de  ces  véritez:  car  les 
idées  font  réelles,  mais  l'égalité  entre  les  idées,  quieft 
la  vérité,  n'eftrienderéeL  Quand  par  exemple ,  on 
dit  que  du  drap  que  l'on  mefiire  a  trois  aunes ,  le  drap 
&  les  aunes  font  réelles.  Mais  l'égalité  entre  trois  au- 
nes &  le  drap  n'eft  point  un  être  réel:  ce  n'eft  qu'un 
rapport,  qui  le  trouve  entre  les  trois  aunes  &le  drap, 
lorlq' .km  dit  que  deux  fois  font  quatre  >lcs  idées  des 

aom- 


DE  LA  VERITE'.  Livre  IIL      547 

nombres  font  réelles  MTiais  l'égalité,  qui  efl:  entr'eux  CHAPi 
n'eft  qu'un  rapport.  Ainfî  félon  nôtre  lèntiment  nous  VU 
voyons  Dieu  >  lorfque  nous  voyons  des  ver itez  éter- 
nelles, non  que  ces  véritez  ibient  Dieu^mais  parce  que 
les  idées  dont  ces  véritez  dépendent  font  en  Dieu: 
peut-être  mêmes  que  Ciint  Auguftin  l'a  entendu  ainfi. 
Nous  croyons  aufn,  que  Ton  connoît  en  Dieu  ks  cho- 
ies changeantes  &  corruptibles  ,  quoique  fàint  Augu- 
ftin ne  parle  que  des  chofes  immuables  &  incorrupti- 
bles j  parce  qu'il  n'eft  pas  nécefTaire  pour  cela  ,  de 
mettre  quelque  imperfedion  en  Dieu  j  puifqu'il  fuf- 
fit ,  comme  nous  avons  déjà  dit ,  que  Dieu  nous  falTc 
voir  ce  qu'il  y  a  dans  lui  qui  a  rapport  à  ces  chofes. 

Mais  quoique  je  difè  que  nous  voions  en  Dieu  les 
chofès  matérielles  &  fenfibles ,  il  faut  bien  prendre 
garde  que  je  ne  dis  pas ,  que  nous  en  ayions  en  Dieu 
les  fèntimens ,  mais  feulement  que  c'eft  de  Dieu  qui 
agit  en  nous  j  car  Dieu  connoît  bien  les  choies  fenfi- 
bles, mais  il  ne  les  fènt  pas.  Lorfque  nous  apperce- 
vons  quelque  cholè  de  fènfible,  il  fe  trouve  dans  nôtre 
perception,  fèntiment  &  idée  pure.  Lefendmentelt 
une  modification  de  nôtre  ame ,  &  c'eft  Dieu  qui  la 
caufèen  nous  :  &  il  lapeutcaufèr ,  quoi-  qu'il  ne  l'ait 
pas,  parce  qu'il  voit  dans  l'idée  qu'il  a  de  nôtre  amej 
qu'elle  en  eft  capable.  Pour  l'idée  qui  fë  trouve  jointe 
avec  le  fèntiment ,  elle  eft  en  Dieu,  nous  la  voyons, 
parce  qu'il  lui  plaît  de  nous  la  découvrir:  &  Dieu  joint 
la  fènfation  à  l'idée ,  lors  que  les  objets  font  préfens, 
afin  que  nous  le  croyions  ainfi,  &  que  nous  entrions 
dans  les  fèntimens  &  dans  les  pallions  que  nous  de- 
vons avoir  par  rapport  à  eux. 

Nous  croyons  enfin  que  tous  les  elpritsvoyent  les 
Joix  éternelles  aufii  bien  que  les  autres  chofès  en  Dieu, 
mais  avec  quelque  différence,  llsconnoiflentl'ordra 
&  les  véritez  éternelles,  &  mêmes  les  êtres  que  Dieu  a- 
faits  félon  ces  véritez  ou  félon  l'ordre,  par  fumon  que 
ces  efprits  ont  nécefiairement  avec  le  Verbe  ,  pîf  la  fa- 
gefle  de  Dieu  qui  les  éclaire  ,  comme  on  vient  de  l'ex' 
pliquer.  Mais ,  c'eft  par  l'impieiTion  quilsieçoivenc. 

P  6  ians. 


34S  DE  LA  RECHERCHE 

Chat»,  fans  ceiTe  de  la  volonté  gc  Dieu  ,  lequel  les  porte  ver? 
Y  I.  lui ,  &  tâche  pour  aiaii  dire  ,  de  rendre  leur  volonté 
entie'rement  (emblable  à  la  fienne  ,  qu'ils  connoiiïènc 
que  Tordre  eft  une  loi ,  je  veux  dire  qu'ils  connoilTent 
les  loix  e'ternelles  :  comme ,  qu'il  faut  aimer  le  bien, 
&  fuir  le  mal:  qu'il  faut  aimer  la  jullice  plus  que  tou- 
tes les  richelTes  :  qu'il  vaut  mieux  obeït  à  Dieu  que  de 
commander  aux  hommes,  &  une  infinité  d'autres 
îoix  naturelles.  Car  la  connoifTance  de  toute^  ces  loix 
n'eftpas  différente  de  la  connoiiTànce  de  cette  impref- 
iîon  5  qu'ils  {entent  toujours  en  eux-mêmes ,  quoi 
qu'ils  ne  la  tijivent  pas  toujours  par  le  choix  libre  de 
leur  volonté  j  &  qu'ils  fçavent  être  commune  à  tous 
[esefprits,  quoi  qu'elle  ne  foitpas  également  forte 
dans  tous  les  efprits. 

C'eO:  par  cette  dépendance,  par  ce  rapport,  par  cet- 
te union  de  nôtre  efprit  au  Verbe  de  Dieu,  &  de  nôtre 
volonté  à  fbn  amour,  que  nous  iommes  faits  à  rima- 
ge  ôc  à  larelîemblance  de  Dieu  ;  Et  quoique  cette  ima- 
gfî  (bit  beaucoup  enàcee  par  le  péché  ,  cependant  il  cfï 
nécûlîàire  qu'elle fublifre autant  que  nous.  Mais,  il 
nous  portons  l'image  du  Verbe  humilié  fur  la  terre, 
&  û  nous  fuivons  les  mouvcmens  dn  fàint  Efprit,  cet- 
te image  primitive  de  notre  première  création  ,  cette 
union  de  nôtre  eiprit  au  Verbe  du  Père,  &  à  l'amour 
du  Perc  ôc  du  Fils  {êra  rétablie  &  rendue  inefEiçabîe. 
Nous  ferons  femblables  à  Dieu ,  fi  nous  fbmmes  ièm- 
bkbles  à  PHomme-Dieu.  Enfin  Dieu  fera  tout  en 
nous,  &c  nous  tout  en  Dieu,  d'une  manière  bien 
plus  parfaite  ,  que  cdlc  par  laquelle  il  efl  néceilâirci 
afin  que  nous  fubfîflions ,  que  nous  ibyons  en  lui  &c 
qu'il  foit  en  nous. 
J^hirz.  les  Voilà  quelques  raifbns  qui  peuventfaire  croire,que 
rdaircif-  les  eiprits  apperçoivent  toutes  chofès  par  la  préfènce 
jtnïcns,  intime  de  celui,  qui  comprend  tout  dans  la  fimplicité 
de  fon  être.  Chacun  en  jugera  félon  la  conviâ;ion  in- 
réri-eure  qu'il  en  recevra,  après  y  avoir  férieufericnc 
penlé^.lais  on  croit  qu'il  n'y  a  aucune  vrai-feinblan^ 
w  d^^toi^cs  les  autres  nianicres  d'expliquer  ces 

cliûles,, 


DE  LA  VERITE'.  Livre  IIL  ^9 
cliolès  ,  &  que  cette  dernière  paroitrâ  plus  que  Chaî» 
"vrai-fêmbiabie»  Ainfî  nos  âmes  dépendent  de  V  I, 
Dieu  en  toutes^  façons.  Car  de  même  que  c'eft  lui 
qui  leur  fait  {èntir  la  douleur,  le  plaifir,  &  toutes 
les  autres  fenfations  ,  par  l'union  naturelle  qu'il  a 
mifc  entr'elles  &  nôtre  corps  ,  qui  n'eft  autre  que 
Ion  décret  Se  fa  Yolonte'  générale  :  Ainfi  c'eft  lui 
qui  par  l'union  naturelle  qu'il  a  mifè  auiîî  entre  la 
volonté  de  l'homme ,.  &  larepréfentation  des  idées 
que  renferme  riramenfîté  de  l'être  Divin  »  leur  fait 
connoitre  tout  ce  qu'elles  connoilTent ,  &  cette  union 
naturelle  n'eft  auffi  que  là  volonté  générale»  Dcfor- 
tequ'il n'y  a  que  lui  qui  nous  puifTe  éclairer ,  en  nous 
repréfèntant toutes  choies  y  de  même  qu'il  n'y  a  que 
lui  qui  nous  puiiîè  rendre  heuîeux ,  en  nous  faifant 
goûter  toutes  fortes  de  plaifirs. 

Demeurons  donc  dans  ce  fèntiment  »  que  Dieu 
efi  le  monde  intelligible ,   ou  le  lieu  des  elprits ,  de 
même  que  le  monde  matériel  eftlelieu  des  corps-. 
Que  c'en;  de  fà  puiflance  qu'ils  reçoivent  toutes  leurs 
modifications  :  que  c'eft  dans  là  lagelTe  qu'ils  trou- 
vent toutes  leurs  idées  :&  que  c'eft  par  Ion  araouî 
qu'ils  font  agitez  de  tous  leurs  mouvemens  regkz; 
êc  parce  que  là  puilTancc  &  fon  amour  ne-  font  que  lui. 
croyons  avec  faint  Paul ,  qu'il  n'cft  pas  loin  de  cha- 
cun de  nouS}  &  que  c'eft  en  lui  que  nous  avons  la  ^^  ^^ 
vie,  le  mouvement,  &  l'être.  Non  longe  eji  ah  uno'  poft.  c. 
qtwotie  nodriiïïi  :,  in  ipfo  çnim  yjyimus -,  ?noy.emur .  C^  17. 2 1.- 
jurnus.. 


CHÀ- 


Chap. 
VIL 


35©  DE  LA  RECHERCHE 


CHAPITRE    VIL 

I,  Quatre  différentes  manières  de  yoir  les  chofes^  II. 
Comment  on  connaît  Dieu.  III.  Comment  on  connoh 
iescorfs.  lY.  Comment  on  connott  Ton  ame.  V.  Com- 
ment on  connoît  les  âmes  des  autres  hommes  CT*  les 
purs  efpits. 


A 


Find'abbreger&d'eclaircirle  (èntiment  que  je 

viens  d'établir  touchant  la  manière ,  dont  l'efl 

prit  apperçoit  tous  les  difFérens  objets  de  fa  connoif* 
fince,  il  eh  ne'ceflaire  que  je  diftingue  en  lui  quatre 
manières  deconnoltre. 

La  première  eft  de  connoître  les  ehofes  par  elles* 
mêmes  : 

La  féconde  de  les  connoître  par  leurs  idées,  c*eft-à- 
dire,  comme  je  l'entens  ici ,  par  quelque  chofe  qui  [oit 
diiFe'rent  d'elles. 

La  troifîéme  de  les  connoître  par  confiience ,  ou  par 

fèntiment  intérieur. 

La  quatrième  de  les  connoître  par  conjedure. 

-  On  connoît  les  chofès  par  elles  -  mêmes  &  fans 

UîL^\^f     idées,  lors  qu'e'tant  très  intelligibles  elles  peuventpe'-. 

manières  nf^trerTeiprit  ou  fe  découvrir  a  lui.  On  connoît  les 

de  Voir     chofès  par  leurs  idées ,  lorf qu'elles  ne  font  point  intel- 

les  cho'    jigibjes  p^j.  elles-mêmes ,  ibit  parce  qu'elles  font  cor- 

i^{*  poreiles ,  fbit  parce  qu'elles  ne  peuvent  pénétrer  l'éC» 

pi  i:  ou  fe  découvrir  à  lui.  On  connoît  par  conlcience 

toutes  les  chofès  qui  ne  font  point  diflinguées  de  loi. 

Enfip  on  connoît  par  conjedure  les  chofès  qui  font 

différentes  de  foi ,  &  de  celles  que  l'on  connoît  en 

elles-mêmes  &  par  des  idées,  lors  qu'on  penlè  que 

i  ^'      certaines  chofès  font  femblables  à  quelques  autres  que. 

Cam-       Ion  connoît. 

menîcn  II  n'y  a  que  Dieu  que  l'on  connoifTe  par  lui-même: 
connoît  car  encore  qu'il  y  aie  d'autres  êtres  fpirituels  que  lui. 
Dieu,       &  qui  f^ptiDient  être  intelligibles  par  leur  nature ,  il 

n'y 


DE  LA  VERITE'.  Livre  III.        ;5t 
n'yapréfentementquelui  feul,  qui  pénétre  l'efprit  Chai, 
&  {e  découvre  à  lui.  Il  n'y  a  que  Dieu  que  nous  vo-    YII. 
yïons  d'une  vûë  immédiate  &  direâe.  Peut-être  mê- 
mes qu'il  n *y  a  que  lui ,  qui  puilTe  éclairer  l'efprit  par 
fi  propre  fuDftance.  Enfin  dans  cette  vie  ce  n'eft  que  Humam 
parl'union  que  nous  avons  avec  lui,  que  nous  fbm«  *^entihus 
mes  capables  de  connoître  ce  que  nous  connoilTons ,  "^^/'i  in- 
ainfi  que  nous  avons  expliqué  dans  le  Chapitre  préce-  terpofita 
dent:  car  c'eft  nôtre  jfeul  maître,  qui  préfidc  à  nôtre  natura 
efprit,  (èloniàint  Auguftin,  (ans  l'entremifè  d'aucune  frafidetl 
créature.  Aug.i  de 

On  ne  peut  concevoir  que  quelque  chofè  de  créé  ^p"^*  "^^1^* 
puifîereprelènterlinfiui  j  que  l'être  {ans  reftridtion,  2^°^®*  *• 
l'être  immenfè ,  l'être  univerfèl  puilTe  être  apperçù 
par  une  idée,  c'eft-à-dire  par  un  être  particulier ,  par 
un  être  différent  de  l'être  univerfèl  &  infini»  Mais 
pour  les  êtres  particuliers ,  il  n'efl  pas  difficile  de  con- 
cevoir qu'ils  puiflcnt  être  reprefèntez  par  l'être  infini 
qui  les  renferme ,  &  qui  les  renferme  d'une  manière 
tres-fpirituelle  ,  &  par  conféquent  tres-inrelligible» 
Ainûileftnécefïàirede  dire,  que  l'on  connoît  Die« 
par  lui-même ,  quoi  que  la  connoilïance  que  l'on  en  a 
en  cette  vie  foit  tres-im parfaite  ;  &  que  Ion  connoîc 
Its  chofès  corporelles  par  leurs  idées ,  c'eft-a-dire  en 
Dieu,  puifqu'il  n'y  a  que  Dieu,  qui  renferme  le  mon- 
de intelligible ,  où  fè  trouvent  les  idées  de  toutes  cho- 
ies. 

Mais  encore  que  l'on  puiiTe  voir  toutes  chofès  en 
Dieu ,  il  ne  s'enfuit  pas  qu'on  les  y  voye  toutes  :  On 
ne  voit  en  Dieu  que  les  chofès  dont  on  a  des  idées  >  & 
il  y  a  des  chofès  que  l'on  voit  fans  idées. 

Toutes  les  chofès  qui  font  en  ce  monde ,  dont  nous      ///^ 
ayions  quelque  connoiflance ,  font  des  corps  ou  des    Com- 
eîprits  5  proprietez  de  corps  ,  proprietez  d'efprrts.  rnenton 
On  ne  peut  douter  que  l'on  ne  vaye  les  corps  avec  connoît 
leurs  proprietez  par  leurs  idées  5  parce  que  n'étant  pas  /^j.  çQ^ps^ 
intclligibies  par  eux-mêmes  ,  nous  ne  les  pouvons 
voir  que  dans  l'être  ,  qui  les  renferme  d'une  manière 
intelligible,  Ainfi  c'eiienDieu,  &  par  leurs  idées. 


VU. 


JK 
Com- 
ment on 
connoît . 
[m  ame. 


éciaircif- 


551  DE  LA  RECHERCHE 

que  nous  voyons  les  corps  avec  leurs  propiietez  ;  & 
CcH:  pour  cela  que  la  connoifïànce  que  nous  en  avons 
eft  tres-parfàite:  je  veux  direjque  l'ide'e  que  nous  avons 
del'e'tenduë  fliÂît  pour  nous  faire  eonnoitre  toutes 
Iqs  proprietez ,  dont  l'e'tenduë  eft  capable  •  &  que  nous 
lie  pouvons  defîrer  d'avoir  une  ide'e  plus  diftinde  & 
plus  fe'conde  de  l'étendue ,  des  figures  &  des  mouve- 
mens ,  que  celle  que  Dieu  nous  en  donne. 

Comme  les  idées  des  choies  qui  font  en  Dieu ,  ren- 
ferment toutes  leurs  proprietez  >  qui  en  voit  les  idées, 
en  peut  avoir  fuccelTivement  toutes  les  proprietez:  car 
lors  qu'on  voit  les  chofès  comme  elles  font  en  Dieu, 
on  les  voit  toujours  d'une  manière  tres-parfaite  :  & 
elle  leroit  infiniment  parfaite ,  fi  Terprit  qui  les  y  voit 
etoit  infini.  Ce  qui  manque  à  la  connoifTance  que 
iious  avons  de  l'étendue  ,  des  figures  ,  Se  des  mouve- 
mens ,  n'eft  point  un  défaut  del'idée  qui  la  reprefeiî*. 
te,  mais  de  nôtr eefprit  qui  la  confidére. 

Il  n'en  eft  pas  de  même  de  Tame,  nous  ne  la  corv 
noifïbns  point  par  fbn  idée  mous  ne  !a  voyons  point 
en  Dieu  :  nous  ne  la  connoiiîons  que  par  conjcience  ;  8c 
c'êft  pour  cela  que  la  connoifTance  que  nous  en  avons 
eft  imparfaite.  Nous  ne  fçavons  de  nôtre  amc,  quece 
ç^uenousTencoaslepalTeren  nous.  Si  nous  n'avions 
.  jamais  fènti  de  douleur ,  de  chaleur ,  de  lumière ,  &ç. 
.  nous  ne  pourrions  (çavoir  fi  nôtre  ame  en  feroit  capa- 
ble ,  parce  que  nous  ne  la  connoifïbns  point  par  fôn 
idée.  Mais  ii  nous  voyions  en  Dieu  l'idée  qui  répond 
à  nôtre  ame,  nous  connolrrions  en  même-tems ,  ou 
nous  pourrions  connoitre  routes  les  proprietez  dont 
élit  eft  capable:  comme  nous  connoiiîons  toutes  les 
proprietez ,  dont  l'étendue  eft  capable  5.  parce  que 
iicus  connoifTons  l'étendue  par  fbn  idée. 

Il  eft  vrai  que  nous  connoiiîons  afîezpar  nôtre  con  - 
{çience,  ou  par  le  fèntiment  intérieur  que  nous  avons 
de  nous-mêmes  ,  que  nôtre  ame  eft  quelque  chofè  de 
grand  :  Mais  il  fe  peut  faire  que  ce  que  nous  en  con- 
noiiîons ne  fôitpreique  rien  de  ce  qu'elle  eft  en  elle- 
même.^i  on.  ne  coanoifibit  de  la  matière  que  vingt 

ou 


;     DE  LA  VERITE'.  Livre  ÏÏL        355 
ou  trente  figures  dont  elle  auroit  été  modifiée,  ccrcai-  CtïAf , 
nement  on  n'en  connoîtroit  prefque  rien  ,  en  compa-     yn, 
railbn  de  ce  que  l'on  en  connoît  par  l'idée  qui  la  repre- 
fente.  Il  ne  luffit  donc  pas  pour  connoitre  parfaite- 
ment l'amc ,  de  fçavoir  ce  que  nous  en  fçavons  par  le  - 
lèul  fentiment  intérieur  5  puifque  la  conlcience  que 
nous  avons  de  nous-mêmes  ne  nous  montre  peut-être 
que  la  moindre  partie  de  nôtre  être. 

On  peut  conclure  de  ce  que  nous  venons  de  direj 
qu'encore  que  nous  connoilnons  plus  diftindemcnc 
l'exiftence  de  nôtre  ame  que  l'exiftence  de  nôtre 
corps ,  3c  de  ceux  qui  nous  environnent  ^  cependant 
nous  n  avons  pas  une  connoiiTance  fi  parfaite  de  h 
nature  de  i'ame  que  de  la  nature  des  corps  :&  cela 
peut  fèrvir  à  accorder  les  difFcrens  fèntimens  de  ceux 
qui  diiènt  qu'il  n'y  a  rien  qu'on  connoiiîe  mieux  que 
i'ame,  &  de  ceux  quialiurentqu'il  n'y  arien  qu'ils 
connoiilént  moins. 

Celapeutauifi fèrvir  à  prouver  que  les  idées,  qui 
nous  rcpréfèntent  quelque  choIê  hors  de  nous ,  ne 
font  point  des  modifications  de  nôtre  ame.  Car  fi 
I'ame  voyoit  toutes  choies  en  confîdérant  lès  propres 
modifications ,  elle  devroitconnoître  plus  clairement 
fon  efîence  ou  fà  nature  que  celle  des  corps ,  &  toutes 
les  fenfàtions  ou  modifications  dont  elle  ell  capable> 
que  les  figures  ou  modifications  dont  les  corps  font 
capables.  Cependant  elle  ne  connoit  point  qu'elle  ibit 
capable  d'une  telle  fenfàtion  par  la  veuë  qu'elle  a  d'el- 
le-même ,  mais  feulement  par  expérience  :  au  lieu 
qu'elle  connoit  que  l'étendue  eft  capable  d'un  nom- 
bre infini  de  figures  par  l'idée  qu'elle  a  de  l'étendue» 
Il  y  a  même  certaines  fènlations ,  comme  les  couleurs 
&  lesfbns ,  que  la  plupart  des  hommes  ne  peuvent  re- 
connoitre,  fi  elles  Ibnt  des  modifications  de  I'ame  j  & 
il  n'y  a  point  de  figures  que  tous  les  hommes  ne  re- 
connoilïênt  par  l'idée  qu'ils  ont  de  retendue ,  être  des 
modifications  des  corps. 

Ce  que  je  viens  de  dire  fait  anflî  voir  la  raifbn  pour 
îaquelk  on  ne  peut  pas  donner  de  définition  ?  qui  fâfih 

COXî' 


3S4  DE  LA  RECHERCHE 

Cha  p.  connoitre  les  modifications  de  l'ame  :  car  puifqu'on 
VIU  lie  connoit  ni  l'ame ,  ni  lès  modifications  par  des 
ide'es,  mais  feulement  par  des  (èntimens,  &  que  tels 
fèntimens  de  plaifir ,  par  exemple ,  de  douleur ,  de 
chaleur,  &c.  ne  font  point  attachez  aux  mots  ;  il  eft 
clairquefi  quelqu'un  n'avoir  jamais  vu  de  couleury 
ni  fènti  de  chaleur,  on  ne  pourroit  lui  faire  connoi- 
tre ces  fènfàtions  par  toutes  les  définitions  qu'on  lui 
en  donneroit.  Or  les  hommes  n'ayant  leurs  fènti- 
mens qu'à  caufè  du  corps  ,  &  leur  corps  n'étant  pas 
difpofé  en  tous  de  la  même  manière,  il  arrive  fou- 
vent  que  les  mots  font  équivoques  5  que  ceux  dont  on 
fè  fèrt  pour  exprimer  les  modifications  de  fon  ame 
Signifient  tout  le  contraire  de  ce  qu'on  pre'tend  ;  & 
que  fouvent  on  fait  penfer  à  ramertume  par  exemple, 
lors  qu'on  croit  faire  penfer  à  la  douceur. 

Encore  que  nous  n'ayons  pas  une  entière  connoif- 
fance  de  nôtre  ame,  celle  que  nous  en  avons  par  con- 
fèienee  (iiffit  pour  en  de'montrer  l'immortalité',  la  fpi- 
ritualite' ,  la  liberté  &  quelques  autres  attributs ,  qu'il 
cft  nécelîàire  que  nous  fçachions  :  &  c'eû  pour  cela 
que  Dieu  ne  nous  la  fait  point  connoitre  par  fon  idée, 
comme  ilnous  fait  connoitre  les  corps.  La  connoif- 
fàncequenousavons  de  nôtre  ame  par  confcience  eft 
imparfaite,  il  eft  vrai,  mais  elle  n'eft  point  faulîè:  la 
connoiflàuce  au  contraire ,  que  nous  avons  des  corps 
par  fcntiment  ou  par  confcience,  fi  on  peut  appeller 
confcience  le  féntiment  de  ce  qui  fè  pafle  daas  nôtre 
corps ,  n'eft  pas  feulement  imparfaite ,  mais  elle  eft 
fàufle«  Il  nous  falloir  donc  une  idée  des  corps  pour 
corriger  les  fèntimens  que  nous  en  avons  :  Mais  nous 
n'avons  point  befoin  de  l'idée  de  nôtre  ame ,  puifque 
îa  confcience  que  nous  en  avons  ne  nous  engage  point 
dans  l'erreur  j  &  que  pour  ne  nous  point  tromper 
dans  fà  connoiiTance  ,  il  fùlfit  de  ne  la  point  con- 
fondre avec  le  corps ,  ce  :que  nous  pouvons  faire  par 
laraifon.  Enfin  fi  nous  euihons  eu  une  iàée  claire  de 
Tame  comme  celle  que  nous  avons  du  corps ,  cette 
idée  nous  l'eût  trop  fait  confidérer  comme  féparée  de 
'^  lui; 


DE  LA  VERITE'.  Livre  III.        35^ 
lui  :ainfî  elle  eût  diminué  l'union  de  nôtre  ame  avec  Chap, 
nôtre  corps  j  en  nous  empêchant  de  la  regarder  com-     VU, 
me  répandue  dans  tous  nos  membres  ,  ce  que  je  n'ex- 
plique pas  davantage. 

De  tous  les  objets  de  nôtre  connoifîànce ,  il  ne  nous       ^p 
refte  plus  que  les  âmes  des  autres  hommes ,  &  que  les     - 


pures  intelligences  ;  &  il  eft  manifcfte  que  nous  ne  les 
connoi/ïbns  que  par  conjedure.  Nous  ne  les  connoif-     ^"  °I^ 
fbns  prcfèntement  ni  en  elles  mêmes ,  ni  pai-  leurs  ^f  "^''' 
ide'es  »  &  comme  elles  font  difFe'rentes  de  nous ,  il  n'eft    ^'^ 
pas  pofnble  que  nous  l^s  connoilfions  par  conlcience.  f  ^  ^^^ 
Nous  conjecturons  que  les  âmes  des  autres  hommes  '^'^^^^^' 
font  de  même  elpece  que  la  nôtre.  Ce  que  nous  fèn- 
tons  en  nous-mêmes ,  nous  prétendons  qu'ils  le  fén» 
tent  ;  &  même  lorfqae  ces  fentimens  n'ont  point  de 
rapport  au  corps ,  nous  fommes  alTurez  que  nous  ne 
nous  trompons  point  :  parce  que  nous  voyons  en 
Dieu  certaines  idées  &  certaines  loix  immuables,  fé- 
lon lerquellcsnouslçavons  avec  certitude,  que  t)içvL 
agit  également  dans  tous  les  eftrits. 

Jefçaiquedeux  fois  deux  font  quatre ,  qu'il  vaat 
mieux  être  jufte  que  d'être  riche ,  &  je  ne  me  trompe 
point  de  croire  que  les  autres  connoilTent  ces  veritez 
aufli  bien  que  moi.  J'aime  le  bien  &  le  plaifir,  jehai 
le  mal  &  la  douleur ,  je  yeux  être  heureux ,  &  je  ne  me 
trom.pe  point  de  croire ,  que  les  hommes ,  les  Anges> 
les  démoBS  même  ont  ces  inclinations.  Je  fçai  me-  " 
mes  que  Dieu  ne  fera  jamais  d'eiprits  qui  ne  défirent 
d'être  heureux,  ou  qui  puifTent  defirer  d'être  mal- 
heureux :  mais  je  le  fçai  avec  évidence  &  certitude,par- 
ce  que  c'eft  Dieu  qui  me  l'apprend  :  car  quel  autre  que 
Dieu  pourroit  me  faire  connoitre  les  defleins&  les 
volontezdeDieu?  Mais  lorfque  le  corps  a  quelque 
part  à  ce  qui  (è  pafïe  en  moi ,  je  me  trompe  prefquc 
toujours,  fi  je  juge  des  autres  par  moi-même.  Je  fens 
de  la  chaleur,-  je  vois  une  telle  grandeur,  une  telle  cou* 
leur  j  je  goûte  une  telle  ou  telle  laveur  à  l'approche  de 
certains  corps  :  je  me  trompe ,  fi  je  juge  des  autres  par 
moi-même.  Je  lîiisfùjet  à  certaines  pallions,  j'ay  de 

l'ami- 


35^.  Î)E  LA  RECHERCHE 

Chap,  ramiciëoudei'aYerlionpour  telles  ou  telles  chofèsj 
yil,  &  je  juge  que  ks  autres  me  relTemblent  ;  ma  conje- 
fture  eil  louvent  f^ulTe,  Ainfi  la  connoilTance  que 
nous  avons  des  autres  hommes  eft  fort  fu  jette  à  Ter- 
reur ,  fi  nous  n'en  jugeons  que  par  les  fentimens  quie 
«ous  avons  de  nous-mêmes. 

S'il  y  a  quelques  êtres  diffërens  de  Dieu ,  de  nous- 
mêmes,  des  corps  &  des  purs  efprits,  cela  nous  eft  in- 
connu. Nous  avons  de  la  peine  a  nous  pcrlûader  qu'il 
y  en  ait  :  &  après  avoir  examiné  les  raifons  de  certains 
i'hilofophes  qui  prétendent  le  contraire  ,  nous  les 
avons  trouvées  faulles.  ce  qui  nous  à  confirmé  dans  le 
icntiment  que  nous  avions ,  qu'étant  tous  hommes  de 
même  nature,  nous  avions  tous  les  mêmes  idées;  par- 
ce que  nous  avons  tous  bejfoin  de  connoitre  les  mêmes 
choies. 


^m  CHAPITRE    VIII. 

1,  La  ^refence  intime  de  l'idée  "vague  de  l'être  en  général 
ejl  la  cauje  de  toutes  les  abjîraâicns  déréglées  de  Vejy 
^rit  y  O'  de  la  plupart  des  chimères  de  la  Philofofhk 
ordinaire ,  qui  empêchent  beaucoup  de  Philojbphes  de 
reconnoître  la  joliditédes  "vrais principes  de  Fhyfiq^ue^ 
11.  £xempletouchant l'ejfencede lamatiére, 

CEtte  prélènce  claire,  intime ,  néeeflaire  de  Dieu; 
je  veux  dire  de  l'être  fans  reftridlion  particuliè- 
re, de  l'être  infini,  de  l'être  en  général  à  refpiit  de 
l'homme  ,  agit  fur  lui  plus  fortement  que  la  préfénce 
de  tous  les  objets  finis»  11  eft  impofTible  qu'il  fè  dé- 
falTe  entièrement  de  cette  idée  générale  de  l'être ,  par- 
ce qu'il  ne  peut  fubfifter  hors  de  Dieu.  Peut-être 
pourroit-on'dire  qu'il  s'en  peut  éloigner,  à  caufè  qu'il 
peut  penfèr  à  ces  êtres  particuliers  :  mais  on  fe  trom- 
peroit.  Car  quand  i'eipritconfidére  quelque  être  en 
particulier ,  ce  n'eft  pas  tant  qu'il  s'éloigne  de  Dieu, 
cjue  c'eft  plutôt  qu'il  s'approche ,  s'U  eft  permis  de 
'  par- 


DE  LA  VERITE'.  Livre  m.        357 

parler  ainfi,  de  quelques-unes  de  Tes  perfections  en  Chap" 
s'éloignant  de  toutes  les  autres.  Toutefois  il  s'en  e'ioi-  VIII» 
gne  de  telle  manière ,  qu'il  ne  les  perd  point  entière- 
ment de  vùë,  Se  qu'il  eftprefque  toujours  en  état  de 
les  aller  chercher  &  de  s'en  approcher.  Elles  font  tou- 
jours présentes  à  l'efp  rit,  mais  l'elprit  ne  les  appert 
çoit  que  dans  une  confunon  inexplicable  à  caufe  de  h 
petiteiTe,  &  de  la  grandeur  de  l'idée  de  l'être.  On  peut 
bien  être  quelque  tems  làns  penier  à  foi-même  :  mais 
on  ne  fçauroit  ce  me  fêmble  {ubfifter  un  moment  fans 
penfor  a  l'être  ;  &  dans  le  tems  même  qu'on  croit  ne 
penfer  à  rien  ,  on  eft  nècefTairement  plein  de  l' idée 
vague  &  générale  de  l'être.  Mais  parce  que  les  chofès 
qui  nous  font  fort  ordinaires ,  &  qui  ne  nous  touchent 
point,  ne  réveillent  point  refprit  avec  quelque  force, 
&  ne  l'obligent  point  à  faire  quelque  réflexion  fur 
eilesî  cette  idée  de  l'être  fi  grande,  ii  va(l:e,fi  réelle,  & 
fipofitivc qu'elle Ibit ,  nous  ed  iî familière,  &  nous 
îouche  fi  peujque  nous  croyons  quafi  ne  la  point  voirj 
que  nous  n'y  faifons  point  de  réflexion  j  que  nous  ju- 
geons enfuiteqn'elle  a  peu  de  réalité;  &  qu'elle  n'ed 
toîm ée  que  de  l'àfîbmbîage  confus  de  toutes  les  idées 
particulières  :  quoi  qu'au  contraire  ce  foit  dans  elle 
feule  &  par  elle  feule ,  que  nous  appercevons  tous  les 
êtres  en  partiailier. 

Quoique  cette  idée,  que  nous  recevons  par  l'union 
,  immédiate  que  nous  avons  avec  le  Verbe  de  Dieu  ,  ne 
nous  trompe  jamais  par  elle-même  3  comme  celles 
que  nous  en  recevons  à  caufe  de  l'union  que  nous 
avons  avec  nôtre  corps,  léfqueiles  nous  reprèlèntent 
les  chofos  autrement  qu'elles  font  ;  Cependant  je  ne 
crains  point  de  dire  que  nous  faifons  un  fi  mauvais 
uiâgc  dts  meilleures  chofes ,  que  la  préfence  ineffaça- 
ble de  cette  idée  eft  une  des  principales  caufès  de  tou- 
tes les  abfiraclions  déréglées  de  l'efprit  ;  &  par  confé- 
quent  de  toute  cette  Philofophieabih-aite  &  chiméri- 
que, qui  explique  tous  les  effets  naturels  par  des  ter- 
mes généraux  d'a£le ,  de  puifTance ,  de  caufe ,  d'effet, 
d€  fornics  fublianti^lles ,  de  facultez ,  de  qualitez  oc- 

cuifeî. 


358  DE  LA  RECHERCHE 

ChA-P.  cultes,  de  fympathie,  d'antipathie,  &c.  Car  il  eft 
VIII.  confiant  que  tous  ces  termes ,  &  plufîeurs  autres  ne 
re'veillent  point  d'autres  idées  dans  l'efprit ,  que  âcs 
idées  vagues  &  générales:  c'eft-à  dire  de  ces  idées  qui 
fe  prélentent  à  refprit  d'elles-mêmes ,  {ans  peine  Se 
fans  application  de  nôtre  part. 

Qu'on  lifè  avec  tou'e  l'attention  poffible  toutes  les 
définitions ,  &  toutes  les  explications  que  l'on  donne 
aux  formes  fubftantielles  :  que  l'on  cherche  avec  foin 
en  quoi  confilte  l'elTence  de  toutes  ces  entitez,  que  les 
Pliilofophes  imaginent  comme  il  leur  plaît,  &  en  lî 
grand  nombre,  qu'ils  font  obligez  d'en  faire  plufîeurs 
divisons  &  fubdivifions  j  &  je  m'alTure  qu'on  ne  re- 
veillera jamais  dans  fon  efprit  d'autre  idée  de  toutes 
ces  choies ,  que  celle  de  l'être  &  de  la  caufe  en  gé- 
néral. 

Car  voici  ce  qui  arrive  ordinairement  aux  Philofo- 
phes.  Ils  voyent  quelque  effet  nouveau  :  ils  imaginent 
auffi-tôt  une  entité  nouvelle  pour  le  produire.  Le  feu 
échauffe  :  il  y  a  donc  dans  le  feu  quelque  entité  qui 
produit  cet  effet ,  laquelle  eft  diiférente  de  la  matière 
dont  le  feu  eft  comjpofé.  Et  parce  que  le  feu  eft  capa- 
ble de  plufieurs  effets  différens  -,  comme  de  féparer 
les  corps ,  de  les  réduire  en  cendre  &  en  verre ,  de  les 
fécher ,  les  durcir,  les  amolir ,  les  dilater ,  les  purifier, 
les  éclairer ,  &c  -,  ils  donnent  libéralement  au  feu  au» 
tant  de  facultez  ou  de  qualitez  réelles,  qu'il  eft  capa- 
ble de  produire  d'effets  différens. 

Mais  fi  l'on  fait  réflexion  à  toutes  les  définitions 
qu'ils  donnent  de  ces  facultez ,  on  reconnoîtra  que  ce 
ne  font  que  des  définitions  de  Logique,  &  qu'elles  ne 
réveillent  point  d'autres  idées  que  celle  de  l'être,  &  de 
la  caufèen  général  que  l'efprit  rapporte  à  l'effet  qui  fè 
produit  j  de  forte  qu'on  n'en  eft  pas  plus  fçavant, 
quand  on  les  a  fort  étudiées.  Car  tout  ce  qu'on  retire 
de  cette  forte  d'étude ,  c'eft  qu'on  s'imagine  f  çavoir 
mieux  que  les  autres ,  ce  que  toutes  fois  on  fçait  beau- 
coup rçifns:  non  feulement  parce  qu'on  admet  plu- 
fieurs entitez  qui  ne  furent  jamais  j  mais  encore,  parce 

qu'étant 


DE  LA  VERITE'.  Livre  IIL  559 
qu'étant  préoccupé,  on  Ce  rend  incapable  de  cbnce-  Chap. 
voir,  comment  il  le  peut  faire  que  de  la  matière  tou  YHI» 
te  feule  comme  celle  du  feu»  étant  mûë  contre  des 
corps  différemment  dilpolèz  >  y  produilè  tous  les 
différents  effets  que  nous  voyons,  que  le  feu  pro- 
duit. 

Ileft  manifefte  à  tous  ceux  qui  ont  un  peu  lu ,  que 
prefquetous  les  Livres  de  icience ,  &  principalement 
ceux  qui  traitent  de  la  Phylique ,  de  la  Médecine ,  de 
la  Chymie ,  &  de  toutes  les  chofes  particulières  de  la 
nature,  font  tout  pleins  de  raifonnemens  fondez  fur 
les  qualitez  élémentaires,  &  fiir  ks  qualitez  fécondes > 
comme  les  attraâricesy  les  rêtentricest  les  concoêiricesy 
les  expultricesySc  autres  fèmblablesj  fur  d'autres  qu'ils 
appellent  occultes  ;  fur  les  vertus  (pécifîques ,  &  fur 
plufîeurs  encitez  que  les  hommes  compofènt  de  Vidée 
générale  de  l'être ,  &  de  celle  de  la  caufe  de  l'effet 
qu'ils  voyent»  Ce  qui  fèmble  ne  pouvoir  arriver  qu'à 
cauie  de  la  facilité  qu'ils  ont  à  confidérer  l'idée  de 
l'être  en  général,  qui  eft  toujours  préfènte  à  leur  el^ 
prit  par  la  préfènce  intime  de  celui  qui  renferme  tous 
les  êtres. 

Si  les  Philofophcs  ordinaires  fè  contentoient  de 
donner  leur  Phyliquefîmplement  comme  une  Logi^ 
que ,  qui  fourniroit  des  termes  propres  pour  parler 
des  choies  de  la  nature,-  &  s'ils  laiflbient  en  repos  ceux 
qui  attachent  à  ces  termes  des  idées  diftmd:es  &  parti- 
culières afin  de  iè  foire  entendre ,  on  ne  trouveroit 
rien  à  reprendre  dans  leur  conduite.  Mais  ils  préten- 
dent eux-mêmes  expliquer  la  nature  par  leurs  idées 
générales  &  abftraices ,  comme  fi  la  nature  étoit  ab- 
itraite  i  &  ils  veulent  ab(olument  que  la  Phyfique  de 
'leur  Maître  Aridone  loit  une  véritable  Phyfique  qui 
explique  le  fond  des  chofes,  &  non  pas  fîmplement 
une  Logique  ;  quoiqu'ell  e  ne  contienne  rien  de  fup- 
portable  que  quelques  définitions  fi  vagues,  &  quel- 
ques termes  li  généraux  ,  qu'ils  peuvent  fèrvir  dans 
toutes  fortes  de  i/hilofophie.  Ils  font  enfin  fî  fort  en- 
têtez de  toutes  ces  encUez  imaginaires ,  &  de  ces  idées 


vagues 


^€0  DE  LA  RECHERCHE 

Chap.  vagues  &  indéterminées  c|ui  leur  naiflent naturelle- 
Ylir.  nienr  dans  Tefprit ,  qu'ils  font  incapables  de  s'arrêter 
afiez  long-tems  à  conddérer  les  idées  réelles  des  cho- 
ies, pour  en  reconnoîtrela(blidité&  l'évidence: Et 
c'ell  ce  qui  eft  la  caufe  de  l'extrême  ignorance ,  où  ils 
Ibnt  Qcs  vrais  principes  de  Phyfîque»  Il  en  faut  don- 
ner quelque  preuve. 
^■?.  Les  Philofbphes  tombent  afïèz  d'accord ,  qu'on 

DeVef-  doit  regarder  comme  l'elTence  d'une  chofe,  ce  que 
fence  de  l'on  reconnoit  de  premier  dans  cette  chofe ,  ce  qui  en 
la  ma-  eft  infèparable ,  &  d'où  dépendent  toutes  les  pro  pric- 
tiére.  tez  qui  lui  conviennent.  De  (orte  que  pour  découvrir 
Si  on  re-  g^  quoi  conliftel'efience  de  la  matiéie,il  faut  regarder 
àéfinf-^^  toutes  les  proprietezqui  lui  conviennent ,  ou  qui  font 
tion  du  renfermées  dans  l'idée  qu'on  en  a  :  comme  la  dureté, 
mot  la  mollelîe,  la  fluidité ,  le  mouvement ,  le  repos  >  la  fi- 
fjjencc,  gure,  la  divifîbilité ,  l'impénétrabilité  ,  &  i' 'étendue, 
tout  le  de  confidérer  d'abord  lequel  de  tous  (es  attributs  en 
^krV^^  eft  infèparable.  Ainfi  la  fluidité ,  la  dureté,  la  mollef- 
*  j"  le,  le  mouvement,  &  le  repos ,  fe  pouvant  lépai'er  de 
moiitie  :  ^^  i^atiere,  puilqu  il  y  a  plul^eurs  corps  qui  lonc  lans 
û  on  ne  dureté ,  ou  !ans  fluidité ,  ou  fans  morefle ,  qui  ne  font 
la  reçoit  point  en  mouvement ,  ou  enfin  qui  ne  font  point  en 
pas,  ce  repos  y  il  s'enfuit  clairement  que  tous  ces  attributs  ne 
n'cû  plus  iy^  Q^^^^  -^^  eirentiels, 
qu'une  ni   •  S  n 

quîftion  ^*^^^  ^^  ^^^  ^^"^  encore  quatre,  que  nous  concevons 
de  nom ,  infèparabk'S  de  la  matière ,  fçavoir  la  figure ,  la  divi- 
ne fça-  flbilité,  l'impénétrabilité,  &  l'étendue.  De/brteque 
voir  en  pour  voir  quel  eft  l'attribut  qu'on  doit  prendre  pour 
*^''^°r/i  l'eflence,  il  ne  faut  plus  fonger  à  les  féparer  j  mais  feu- 
refïence  ^^^^^'^^^  examiner  ,  lequel  eitle  premier ,  &  qui  n  en 
deli  ma-  fuppofè  point  d'autre.  On  reconnoit  facilement,  que 
tiére ,  ou  la  figure  ,  la  divifîbilité ,  &  l'impénétrabilité  ,  fuppo- 
piûtôî  feTétenduë ,  &  que  l'étendue  ne  fuppofè  rien  -,  mais 
cela  ne  que  dés  qu'elle  eft  donnée,  la  divifîbilité,  l'impéne- 
Fr!!!- !^^'  trabilité,&  la  figure  font  données.  Ainfiondoitcon- 
queftio"*  ciure  que  l'étendue  eit  1  elience  de  la  matière ,  luppo-' 
féqu'elk  n'ait  que  les  attributs  dont  nous  venons  de 
parlejf  V'Ou  d'autres  {êmblables  j  &  je  ne  croi  pas  qu'il 

y 


DE  LA  VERITE'.  Livre  ïll.         ^6^ 
y  ait  perfoiine  au  monde  qui  en  puifTe  douter ,  apre's  y  cha  p, 
avoir reneufeiTient  penfe'.  Ylil. 

Mais  la  difficulté  cft  de  fçavoir ,  fi  la  matie're  n'a 
point  encore  quelques  autres  attributs  difFe'rens  de 
l'e'tenduë  Si.  de  ceux  qui  en  dépendent  ;  de  forte  que 
re'tenduë  même  ne  lui  Toit  point  eflentielle,  &  qu'elle 
fuppofe  quelque  chofe  qui  en  Toit  le  fujet  &  le  prin- 
cipe. 

Plufieurs  perfonnes  après  avoir  confîderé  très- at- 
tentivement l'idée ,  qu'ils  avoient  de  la  matière  par 
tous  les  attributs  qui  en  ibnr  connus  5  après  avoir  aulU 
médité  les  effets  de  la  nature  ,  autant  que  la  force  & 
la  capacité  de  l'efprit  le  peuvent  permettre,  (è  ibnt 
fortement  perfuadez  que  l'étendue  ne  fuppofe  aucune 
chofe  dans  la  matière  5  {bit  parce  qu'ils  n'ont  pas  en 
d'idée  diftincle  &  particulière  de  cette  prerenduë 
choie  qui  précède  retendue  5  foit  encore  parce  qu'ils 
n'ont  vu  aucun  effet  qui  la  prouve. 

Cardemêmequepourleperfuader ,  qu'unemon- 
tre  n'a  point  quelque  entité  différente  de  la  matière 
dont  elle  eft  compolèe ,  il  fuffit  de  fçavoir ,  comment 
la  différente  difpofition  des  roiiespeut  produire  tous 
les  mouvemens  d'une  montre  ;  &  de  n'avoir  outre 
cela  aucune  idée  dillinde  de  ce  qui  pourroit  être  • 
caufè  de  cgs  mouvemens  ,  quoi  qu'on  en  ait  plu- 
fieurs de  Logique.  Ainfi  parce  que  ces  perfonnes 
n'ont  point  d'idée  diRinde  decequi  pourroit  être 
dans  la  matie're,  li  l'étendue  en  ètoit  ôtée;  qu'ils 
ne  voyent  aucun  attribut  qui  le  falfe  connoître  ; 
que  l'étendue  étant  donnée  ,  tous  les  attributs , 
que  l'on  conçoit  appartenir  à  la  m.atière  ,  (ont  don- 
nez 5  &  que  la  matière  n'eft  canle  d'aucun  effet,  qu'on 
ne  puille  concevoir  que  de  l'étendue  diveriement 
configurée,  &  diveriement  agitée  ne  puifïeproduirej 
ils  le  Ion:  perfuadez  de  là  que  l'étendue  ètoic  l'eifence 
delà  matière. 

Mais  demêmequelïïs  hommes  n'ont  point  de  dè- 
monftrat ion  certaine  qu'il  n'y  a  point  quelque  intelli- 
gence ,  ou  quelque  entité  nouv:;lIemenc  crè.'e  dans  les 

Q^  roues 


3^4  I^E  LA  RECHERCHE 

ChaP.  roues  J^'une  montre  :  ainfl  perfonne  ne  peut  Êns  une 
VIII'  -révélation  particulière aflurer  comme  une  de'monftrjw- 
tion  de  Geomctrie.cju'il  n'y  a  que  de  l'étendue  diver- 
ièment  configurée  dans  une  pierre.  Car  il.^e  peut 
abfolument  foire,  que  l'étendue  {bit  joint  e  â^vec  quel- 
qu  'autre  chofè  que  nous  ne  concevons  pas ,  parce  que 
nous  n'en  avons  point  d'idée  :  quoi  qu'il  ièmblc  fort 
déraifbnnabledelecroire&deraffùrer  jpuifqu'il  eft 
contre  la  raifon  d'afsûrer  ce  qu'on  ne  fçait  pomt  &  ce 
•qu'on  ne  conçoit  point. 

Toutefois  quand  on  fuppofèroit  ,  qu'il  y  auroit 
quelqu'autre  chofèquc  l'étendue  dans  la  matière ,  ce- 
la n'empécheroit  pas  ,  fi  ony  prend  bien  garde,  que 
l'étendue  n'en  fût  l'elîence,  félon  la  définition  que 
quel'on  vient  de  donner  de  ce  mot.  Car  enfin  il  cfl 
abfblument  nécefiairc  que  tout  ce  qu'il  y  a  au  monde, 
ibit  ou  bien  un  être ,  ou  bien  la  manière  d'un  être: 
imefprit  attentif  ne  le  peut  nier.  Or  l'étendue  n'eft 
pas  la  manière  d'un  être  :  donc  c'eft  un  être.  Mais 
parce  que  la  matière  n'eft  pas  un  compofé  de  plu- 
fieurs êtres  ,  comme  l'homme,  qui  cft  compofé  de 
corps  &  d'efprit  3  puifque  la  matière  n'eft  qu'un  fêul 
^tte,  il  eft  manifeftc  que  la  matière  n'eft  rien  autre 
chofè  que  l'étendue. 

Pour  prouver  maintenant  que  l'étendue  n'eft  pas  la 
manière  d'un  être,  mais  que  c'eft  véritablement  un 
ctre  -j  il  faut  remarquer  qu'on  ne  peut  concevoir  la 
manière  d'un  être  ,  qu'on  ne  conçoive  en  mêmctcms 
l'être  dont  il  eft  la  manière,  on  ne  peut  concevoir  de 
rondeur,  par  exemple ,  qu'on  ne  conçoive  de  l'étcn^ 
due  ;  parce  que  la  manière  d'un  être  n'étant  que  l'ê  • 
tre  même  d'une  telle  façon,  la  rondeur  par  exemple 
de  la  cire  n'étant  que  la  cire  même  d'une  telle  façon, 
j1  eft  vifible  qu'on  ne  peut  concevoir  la  manière  fans 
l'être.  Si  doncrètenduë  étoir  la  manière  d'un  être, 
on  ne  pourroit  concevoir  l'étendue  fans  cet:  être,  dont 
l'étendue  feroit  la  manière.  Cependant  onla  conço:t 
fort  £icilemenL  toute  feule.  Donc  elle  iVd'cfomzh 
^m?:iGrcd*auciUiêcre;  Et  par  confèquenc  elle  eft  elle- 
'^  mêms 


DE  LA  VERITE'.  Livre  IIL         5^5 
Bicmeunêtre.  Ainfi  elle  fait  reiTence  de  la  matière,  Chap. 
puifque  la  matière  n'eft  qu'un  être,  &  non  pas  un    VIII.. 
compoTé  de  plufîeurs  êtres ,  comme  nous  venons  de 
dire. 

Mais  plufieursPhilofophes  font  fi  fortaaoûtumez 
aux  idées  ge'nerales  &  aux  entitez  de  Logique ,  que 
leur  eiprit  en  eft  plus  occupé  que  celles  qui  iont  parti- 
culières, diftindes  &  dePhy(ique.  Cela  paroit  alFez 
decequclesraifonnemens  qu'Us  font  fur  les  diofès 
naturelles,  ne  font  appuyez  que  fur  des  notions  de 
Logique ,  d'ade  &  de  puifTance,  &  d'un  nombre  infi- 
ni d'entitez imaginaires,  qu'ils  ne  difcernent  point  de 
celles  qui  font  réelles.  Ces  perfonnes  donc  trouvant 
une  merveilleulè  facilité  de  voir  en  leur  manière  ce 
qu'il  leurplaît  de  voir,  s'imaginent  qu'ils  ont  meil- 
leure vcuë  que  les  autres  ,  &  qu'ils  voyent  diftinde- 
ment  que  l'étendue  fuppolè  quelque  chofo,  &  qu'elle 
n'eft  qu'une  propriété  de  la  matière  de  laquelle  mê- 
mes elle  peut  être  dépoiiillée. 

Toutefois,  fi  on  leur  Hemande  qu'ils  expliquent 
eettechofo,  qu'ils  prétendent apperce voir  dans  lama- 
tiére par  delà  l'étendue  5  ils  le  font  en  plufieurs  fa- 
çons ,  qui  font  toutes  voir  qu'ils  n'en  ont  point  d'au- 
tre idée  que  celle  de  l'être,  ou  de  la  fubftance  en  géné- 
ral. Cela  parolt  clairement  lorfqu'on  prend  garde, 
que  cette  idée  ne  renferme  point  d'attributs  particu- 
liers qui  conviennent  à  la  matière.  Car  fi  on  ôte  l'é- 
tendue de  la  matière ,  on  ôte  tous  les  attributs  &  tou- 
tes les  proprietez  que  l'on  conçoit  diftinâ:ement  lui 
appartenir,  quand  mêmes  on  y lailferoit cette chofo 
qu'ils  s'imaginent  en  être  l'efience  :  H  eft  viûble 
qu'on  n'en  pourroitpas  faire  un  ciel,  une  terre,  ni 
rien  de  ce  que  nous  voyons.  Et  tout  au  contraire,  G. 
on  ôtecequ'ils  imaginent  être  l'efience  de  la  matière, 
pourvu  qu'on  laifîe  l'étendue ,  on  laifie  tous  les  attri- 
buts &  toutes  les  proprietez ,  que  l'on  conçoit  diftin- 
âement  renfermez  dans  l'idée  de  la  matière  :  car  il  eft 
certain  qu'on  peut  former  avec  l'étendue  toute  feule 
un  ciel,  udc  terre  &  tout  le  monde  que  nous  voyons. 


5^6  DE  LA  RECHERCHE 

Ch  Ap.  Se  encore  une  infinité'  d'autres .  A  infi.  ce  quelque  cho- 
YIII.  fe  qu'ils  fuppolènt  au  delà  de  l'étendue,  n'ayant  point- 
d'attributs  que  l'on  conçoive  diftinftement  lui  appar- 
tenir, &  qui  (oient  clairement  renfermez  dans  l'idée 
qu'on  en  a,  n'eft  rien  de  réel ,  fi  l'on  en  croit  la  raiibn  j 
&  même  ne  peut  de  rien  fervir  pour  expliquer  les  ef- 
fets naturels.  Et  ce  qu'on  dit  que  c'elt  \z  fujet&clQ 
principe  de  l'étendue  ,  Te  dit  gratis ,  &  fans  que  l'on 
conçoive  dillindlement  ce  qu'on  dit  ;  c'eft-à-dire 
fàiis  qu'on  en  aye  d'autre  idée  qu'une  générale  &  de 
Logique,  comme  de  fujet  &  de  principe.  De  forte 
que  l'on  pourroit  encore  imaginer  un  nouveau  fujet 
&  un  nouveau  principe  de  ce  fujet  de  l 'étendue,  &  ainfi 
à  l'infini  ;  parce  que  l'efprit  Te  repréfente  des  idées  gé 
néralcs  de  fujet  &  de  principe  comme  il  lui  plait. 

H  eft  vrai  qu'il  y  a  grande  apparence  ,que  les  hom- 
mes n'auroient  pas  obfcurci  fî  fort  l'idée  qu'ils  ont  de 
la  matière,  s'ils  n'avoient  eu  quelques  railons  pour 
celvijocqueplufieursfbùtiennenc  des  fèntimens  con- 
traires à  ceux-ci  par  des  principes  de  Théologie.  Sans 
doute  l'étendue  n'efl  point  l'elTence  de  la  matière,  fî 
cela  efi:  contraire  à  la  foi, on  y  fbufcrit.L'on  eil  grâces 
à  Pieu  tres-perfuadé  de  la  foiblefié  &  de  la  limitation 
de  rcfprir  humain  .On  fçait  qu'il  a  trop  peu  d'étendue 
pour  meliu'er  une  puifTance  infinie,  que  Dieu  peut  in^ 
finiment  plus  que  nous  ne  pouvons  concevoir,  qu'il 
ne  nous  donne  des  idées  que  pour  connoitre  les  cho- 
ies qui  arrivent  par  l'ordre  delà  nature ,  &  qu'il  nous 
cache  le  ref te.  On  eft  donc  toujours  prêt  à  foiimettrc 
l'efprit  à  la  fçi  ;  mais  il  faut  d'autres  preuve^  que  cel- 
les qu'on  apporte  ordinairement  pour  ruiner  les  rai- 
fons'quei'on  vient  de  dire  parce  que  les  manières  dont 
on  explique  les  myfl:erês  de  lafoineloncp^s  defoi> 
&  qu'on  les  croit  même  fans  comprendre  qu'on  ert 
puiiiè  jamais  expliquer  nettem.ent  la  manière. 

On  croit  par  exemple,  le  Myftere  de  la  Trinité  quoi 
que  i'efpri:  humain  ne  le  puiiîè  concevoir,  &  on  ne 
laifTe  pas  de  croire  que  des  choies  qui  ne  différent 
poiiK  ^ :Ei* 'elles j  quoique  cecte  propofîtion  fcrable  le 

détrui- 


DE  LA  VERITE'.  Livre  m;        3^7 

détruire.   Car  on  cftperfuadé  qu'il  ne  faut  faire  ulagc  Chap. 
de  fbn  efprit,  que  fur  des  fu  jets  proportionnez  à  là  ca-     VIII. 
pacité,  &  qu'on  ne  doit  pas  regarder  fixement  nos 
myfte'res,  de  peur  d'en  être  ébloui ,  félon  cetavertii- 
fèmcnt  du  fàint  Efprit  i  Qj^î  Jcrmator  ejl  majejlatis  op^ 
frimetur  àglorîa . 

Si  toutefois  on  croyoit  qu'il  fut  à  propos  pour  la  fà- 
tisfadion  de  quelques  eiprics  ,  d'expliquer  commeat 
le  fèntiment  qu'on  a  de  la  matière  ,  s'accorde  avec 
cequelafoinousenfèignede  la  Tranfl'ubflantiation,  -  - 
on  le  feroit  peut-être  d'une  manière aiîéz  nette  &  af- 
fez  didinâe ,  &  qui  certainement  ne  choqueroit  en 
lien  les  décidons  de  l'EgUiè  ;  mais  on  croit  iè  pouvoir 
difpenfer  de  donner  cette  explication, principalement 
dans  cet  ouvrage. 

Car  il  faut  remarquer  que  les  Saints  Pères  ont  pref^ 
que  toujours  parlé  de  ce  myRére,  comme  d'un  my- 
ftére  incomprehenfible  :  qu'ils  n'ont  point  phiîofo- 
phé  pour  l'eîcpliquer  5  &  qu'ils  fe  font  contentez 
pour  l'ordinaire  de  comparaifons  peu  exadcs  >  plus 
propres  pour  faire  connoitre  le  dogme,  que  pour  ea 
donner  une  explication  qui  contentât  l'efprit  :  qu'ain- 
fi  la  tradition  eft  pour  ceux  qui  ne  philolophent  point 
fur  ce  m.yftére,  &  qui  fbùmcttent  leur  e{pritàlafoi 
^ns  s'embarraiïèr  inutilement  dans  ces  queilions 
tres^diiîiciles. 

On  auroir  donctort  de  demander  aux  Philofophes, 
qu'ils  donnaient  des  explications  claires  &  faciles  de 
la  manière  dont  le  corps  de  jesus-Christ  eft  dans 
l'Euchariftic  j  carceièroit  leur  demander  qu'ils  dif- 
iënt  des  nouveautcz  en  Théologie.  Et  fi  les  Philofb- 
phes  répondoient  imprudemment  à  cette  demande, 
il  fèmble  qu'ils  ne  pourroient  éviter  la  condamna- 
tion ,  ou  de  leur  Philofbphie  >  ou  de  leur  Théologie. 
Car  fî  leurs  explications  étoient  obfcures ,  on  me  « 
priferoit  les  principes  de  leur  Philolophie  ;  &  li 
leur  réponle  étoit  claire  ou  facile ,  on  appréhender 
roit avec  quelque  rjiifbn  la  nouveauté  de  ieurThéa-- 
logic. 

Qw3  "^^^^ 


3ég  DE  LA  RECHERCHE 

Chap,  Puis  donc  cjue  la  ilouveauté  en  matière  de  Théolo- 
VllI.  gi^  porte  le  caractère  de  l'erreur  ,  &  qu'on  a  droit  de 
me'prilèr  des  opinions  pour  cela  (èul  qu'elles  font 
nouvelles,  &  fans  fondement  dans  la  tradition  :  on  ne 
doit  pas  entreprendre  de  donner  des  explicationsfaci- 
Jes  &  intelligibles  des  chofes,  que  les  Pères  &  les  Con- 
ciles n'ont  point  entièrement  expliquées;  &  il  fiifïit  de 
tenir  le  dogme  de  la  Tranfubftantiation  ,  fans  en  vou- 
loir expliquer  la  manière.  Car  autrement  ce  fcroit 
jetter  des  lemences  nouvelles  de  difputes ,  &  de  que- 
relles ,  dont  il  n'y  a  déjà  que  trop  ,  &  hs  ennemis  de 
la  vérité  ne  manqueroient  pas  de  s 'en  fervir  malicieu- 
Jfement  pour  opprimer  leurs  adverfàires. 

Les  difputes  en  matière  d'explications  de  Théolo' 
giefemblent  être  des  plus  inutiles  &  des  plus  dange- 
reùfès  :  &  elles  font  d'autant  plus  à  craindre ,  que  les 
perfonnes  mêmes  de  pieté  s'imaginent  fbuvent  qu'ils 
ont  droit  de  rompre  la  charité,  avec  ceux  qui  n'entrent 
yoint  dans  leurs  ièntimens.  On  n'en  a  que  trop  d'ex- 
périences ,  &  la  caufè  n'en  eft  pas  fort  cachée.  Ainfiè 
c'clt  toujours  le  meilleur  &  le  plus  fur  de  ne  point  fè 
prefler  de  parler  des  cbofès  dont  on  n'a  point  d'évi- 
4dencc ,  &  que  les  autres  ne  font  pas  difpofcz  à  concc  * 
"Voir. 

Il  ne  feut  pas  auiTi  que  des  explications  obfcures  & 
incertaines  des  myfteres  delà  foi ,  lefquelleson  n'efl 
point  obligé  de  croire ,  nous  ferrent  de  régie  &  de 
principe  pour  raifonner  en  Philolbphie  ,  ou  il  n'y  a 
cjue  l'évidence  qui  nous  doive  periùader.  Il  ne  faut 
pas  changer  les  idées  claires  &  diftindes  d'étendue, 
de  figure,  &  de  mouvement  local ,  pour  ces  idées  gé* 
nérales  &  confufès  de  principe ,  ou  de  fujet  d'éten- 
due ,  deforr-ne,  dequidditez,  de qualitez réelles,  &  de 
tous  ces  mouvemens  de  génération ,  de  corruption, 
d'altération  ,  &  d'autres  fèmblables  qui  différent  du 
mouvement  local.  Les  idées  re'elles  produiront  une 
fcience  réelle:  mais  les  idées  générales  de  Logique  ne 
prod'^font  jamais  qu'une  fçience  vague,  fùperficiellc 
6cflerile.  Il  faut  donc  confîdérer  avec  afTez  d'atten- 
tion 


DE  LA  VERITE'.  Livre  m.        ^69 

tion  CCS  idées  diftiiides  &  particulières  des  chofes,  Chap. 
pour  reconnoltre  les  proprietez qu'elles  renfermenti    VIII. 
&  étudier  ainfi  la  nature ,  au  lieu  de  Te  perdre  dans  des 
chimères  qui  n'exilient  que  dans  la  raifbu  de  quelques 
Philofbphes. 


CHAPITRE    IX.  Chap; 

ÏX.; 

L  Dernière  eau fe générale  de  nos  erreurs.  II.  Q^e  les 
idées  des  chofes  ne  font  pas  toujours  préjentes  a  i'efprit 
dés  qu'on  le  Jouhaite.  III.  ^e  tout  ejf  rit  fini  ejl  fujet 
à  l'erreur  Ô^ pourquoi.  IV.  Ç^u'on  ne  doit  pas  Juger 
qu'il  n'y  a  que  des  corps  ou  des  efprits,  ni  que  Dieu  foi*, 
efprit ,  comme  nous  concevons  les  efprits. 


tt 


NOus  avons  parlé  jufques  ici  ê^c^  erreurs ,  dont       /. 
on  peut  alîigner  quelque  caufe  occafionnelle  Dernière 
dans  la  natiure  de  l'entendement  pur,  ou  de  l'efprit  caufe  gé- 
confîderé comme  agilTant  par  Iui-mêmei&  dans  la  na-  nérale  de 
turc  des  idées,  c'cft- à- dire  dans  la  manière  dont  l'ef-  yios  er- 
pritapperçoitlesobjets  de  dehors.  Il  ne  refte  main-  reuxs, 
tenant  qu'à  expliquer  une  caufè,  que  l'on  peut  appel- 
1er  univerrel]e&  générale  de  toutes  nos  erreurs  ;  parce 
qu'on  ne  conçoit  point  d'erreur  qui  n'en  dépende  ea 
quelque  manière.  Cette  caufe  eit,  que  le  néant  n'a- 
yant point  d'idée  qui  le  repréfente ,  l'efprit  cft  porté  à 
croire  que  les  chofes  dont  il  n'a  point  d'idée  n'exiftent 
pas. 

Il  cft  confiant  que  k  fource  générale  de  nos  er- 
reurs ,  comme  nous  avons  déjà  dit  plufieurs  fois^ 
c'cft  que  nos  jugemens  ont  plus  d'étendue  que  nos 
perceptions .  Car  lors  que  nous  considérons  quelque 
objet ,  nous  ne  l'envifageons  ordinairement  que  par 
un  côté,  &  nous  ne  nous  contentons  pas  de  juger  da- 
côté  que  nous  avons  confideré ,  mais  nous  jugeons  de 
l'objet  tout  entier.  Ainfî  il  arrive  fbuvent  que  nous, 
nous  trompons,  parce  que  bien  quelachofefoitvraye 
du  côte  que  nous  l'avons  examinée ,  elle  fè  trouve  or- 

0^4  dinai- 


570  DE  LA  RECHERCHE 

Ch  A  P.  dinairement  fauiTe  de  i'aurre ,  &  es  que  nous  croyons? 
I X»  vrai  n'eft  feulement  cjue  vrai  fercbkble.  Or  il  eft  vi- 
sible que  nous  ne  jugerions  pas  abfolumenc  des  choies 
comme  nous  f^xifons  ,  (i  nous  ne  penfions  pas  en  avoir 
coiiîîdere'  tous  les  cotez  ■>  ou  fi  nous  ne  les  uippouons 
pas  fèmbJablesàcelai  que  nous  avons  exammé.  Aind 
îa  cau(e  ge'iic'raie  de  nos  erreurs  ,  c'eft  que  n'ayant 
point  d'idée  des  autres  cotez  de  nôtre  objet,  ou  de 
leur  différence  d  avec  celui  qui  eftpréfent  à  nôtre  ef- 
prit  j  nous  croyons  que  ces  autres  cotez  ne  font  pointj 
ou  tout  au  moins  nous  fuppofons  qu'ils  n'ont  point 
de  dilFe'rence  particulic're. 

Cette  manie're  d'agir  nous  paroît  afTez  raifonnable. 
Car  le  néant  ne  formant  point  d'ide'e  dans  l'efpritjon  a 
gueiqucfu jet  de  croire  que  les  choies  qui  ne  forment 
point  d'ide'e  dans  l'efprit ,  dans  le  tems  qu'on  les  exa- 
mine, rellèmblent  au  néant.  Et  ce  qui  nous  confirme 
dans  ce  fèntimcnt ,  c'eft  que  nous  (ommes  perfiiadez 
par  une  efpece  d'inftinâ:  >  que  hs  idées  des  chofes  font 
/  dues  à  nôtre  nature  j  Se  qu'elles  font  foûmifès  de  tel- 
le manie're  à  l'efprit ,  qu'elles  doivent  le  reprefèntcr  à 
lui  de's  qu'il  le  foùhaite. 
J  J  Cependant  fi  nous  foifions  quelque  re'flexion  à  l'e'- 

Le  idées  ^^^prcfent  de  nôtre  nature,  nous  n'aurions  pas  tant 
descho'  *^^P^"c^^"^  ^  croire  que  nous  avons  toutes  les  ide'es 
fes  ne  ^^s chofes  dés  que  nous  le  voulons.  L'homme  pour 
font  tas  *^^"^  ^^^^  ^'^^  ^^^  chair  &  que  fàng  depuis  le  pèche'. 
prélej  tes  La  moindre  imprelfion  defesfens  ,  &  de  fes  palTions 
a,  lefh  t  ^^^P^  la  plus  forte  attention  de  fon  efprit  ;  &  le  cours 
dés  u'on  ^^^  ^^^ii^s  &  du  fàng  remporte  avec  foi  &  le  poufïe 
2  p-        continuellement  vers  les  objets  fenfibles.  C'eft  foa- 

tAÏte  ^^^ ^  ^'^  ^^^"  *^^^^  ^^  roidit  contre  le  torrent  qui  î'en- 
trainci  &  c'eft  rarement  qu'il  s'avifè d'y  reiifter:. car 
il  y  a  trop  de  douceur  à  le  fuivre ,  &  trop  de  fatigue  à 
s'y  oppoièr.  L'efprit  donc  fè  rebutte  «3c  s'abbat  auffi- 
tôt  qu'il  a  fait  quelque  effort  pour  fc  prendre  &  pour 
s'arrêter  à  quelque  vc'rite'  :  il  eft  abfolument  fiiux  dans 
l'ctatoii  nous  fommes ,  que  les  idées  des  chofès  foient 
prefèn^  à  nôtre  efprit  toutes  les  fois  que  nous  les 

YOU" 


DE  LA   VERITE'.  Livre  HL  ,     571 
Voulons conîïciérer.  Aiiifî nous  ne  devons  point  ju-  Cha?. 
ger  que  les  chofes  ne  font  point,  de  cela  feui  que  nous     I X. 
n'en  avons  aucunes  idée?. 

Mais  quand  nous  fùppolèrions  l'homme  maître      ///^ 
âbfbîu  de  fon  efprit  &  ck  iès  ide'es  ,  il  feroir  encore  fu-  Xout  ef- 
jcc  à  l'erreur  par  fa  nature.  Car  refprit  de  l'homme  eft  w/  /^^/ 
limité,  &  tout  efprit  limite'  eft  par  fa  nature  fu  jet  à  eftfujctX 
l'erreur,  Laraifon  en  eft,  que  les  moindres  chofes  l'erreur, 
ont  entr'elles  une  infinité  de  rapports,  &  qu'il  faut  un 
e(prit  infini  pour  les  comprendre.  Ainfi  un  efprit  li- 
mité ne  pouvant  embralîer  ni  comprendre  tous  ces 
rapports  quelque  effort  qu'il  fafle,  il  elt  porté  à  croire   • 
que  ceux  qu'il  n'apperçoit  pas  n'exiftent  point, pruici- 
palement  lorfqu'il  ne  fait  pas  d'attention  à  la  foiblef- 
(e  &  à  la  limitation  de  (on  efprit,  ce  qui  lui  eft  fort  or- 
dinaire» Ainfi  la  limitation  de  l'efprit  toute  feu- 
le emporte  avec  foi  la  capacité  de  tomber  dans  l'er- 
reur. 

Toutefois  fi  les  hommes ,  dans  l'état  même  où  iFs 
fbntdefbiblefîe&de  corruption,  fàifbient  toujours 
bon  ufàgc  de  leur  liberté ,  ils  ne  fè  tromperoient  ja- 
mais. Et  c'eft  pour  cela  que  tout  homme  qui  tombe 
dans  l'erreur  eft  blâmé  avec  juîHce,  &  mérite  même 
d'être  puni  :  car  il  fufïlt  pour  ne  fè  point  tromper  de 
ne  juger  que  de  ce  qu'on  voit,  &  de  ne  faire  jamais  des 
jugemcns  entiers ,  que  des  chofes  que  l'on  eft  aHuré 
d'avoir  examinées  dans  toutes  leurs  parties,  ce  que  les 
hommes  peuvent  faire.  Mais  ils  aiment  mieux  s'afTu- 
jettir  à  l'erreur  que  de  s'afTujcttir  à  la  règle  de  vérité: 
ilsveulentdécider  fans  peine  &  fans  examen.  Ainfi  il 
ne  faut  pas  s'étonner ,  s'ils  tombent  dans  un  nombre 
infini  d'erreurs  ,  &  s'ils  font  fouvent  (ks  jugemens  af^ 
fez  incertains. 

Les  hommes  par  exemple  n*ont  point  d'autres      -^^ 
idées  defubftance  ,  que  celles  de  l'efprit  &  ducorpsi  On  ne 
c'eft-à  dire  d'une  lubftancc  qui  penfè  &  d'une  fub^  doit  pas 
ftance  étendue.  Et  de  là  ils  prétendent  avoir  droit  de  pg^^' 
conclure,  que  tout  ce  qui  exifte  eft  corps  ou  elprir.  Ce  5''^''^  '^  jy 
n'efi  pas  que  je  prétende-  afiurer  qu'il  y  air  quelque  (^'it  rien 

Q^  S  fub- 


571  DE  LA  RECHERCHE 

Chap.    fubftancequinefbitnicorpsnierprit  :  car  on  ne  doit 
IX.      P^s  alTurcr  que  des  choies  exiftcnt ,  lors  qu'on  n'en  a  . 
de  créé    point  de  connoifTance  j  puifqu'il  fcmble  que  Dieu  qui 
que  des    "^  "<^5  cache  point  (es  ouvrages,  nous  en  auroit  dori- 
corpsou    n^ quelque ide'e.  Cependant, je  croi  qu'on  ne  doit 
deseC-     ^^^"  déterminer  touchant  le  nombre  des  genres  d'c- 
prits-,  ni   ^^^^  ^"^  Dieu  a  créez ,  par  les  idées  que  l'on  en  aj  puif- 
que  Dieu  9"'^^  ^  V^^^  abfolument  faire  que  Dieu  ait  des  raifons 
foitefhrit  ^^  "°^^  ^^^  cacher  que  nous  ne  fçachions  pas ,  quand 
comme     ^^  "^  feroit  qu'à  caufe  que  ces  êtres  n'ayant  aucun  rap- 
nous  con-  P^^^  ^  "^^^  '  ^^  "<^"s  feroit  aflez  inutile  de  les  connoî- 
cevons     ^^^  '  ^^  "^ême  qu'il  ne  nous  a  pas  donné  des  yeux  al^ 
les  ef-      ^^^  ^°"^  P°"^  conter  les  dents  d'un  ciron ,  parce  qu'il 
PY-ifj,      cft  affez  inutile  pour  la  confèrvation  de  nôtre  corps> 
que  nous  ayons  la  vûë  fi  perçante. 

Mais  quoi  que  l'on  ne  penfe  pas  devoir  juger  avec 
précipitation  ,  que  tous  les  êtres  foient  écrits  ou 
corps  j  on  croit  cependant  qu'il  cft  tout  à  fait  contre 
laraifon,  que  des  Philofophes  pour  expliquer  les  ef- 
fets naturels  fc  fervent  d'autres  idées  ,  que  celles  qui 
dépendent  delapenfée  &  de  l'étendue  ,  puifqu'en  ef- 
ièt  ce  font  les  feules  que  nous  ayons  qui  foient  diftin- 
ûes  ou  particulières. 

Il  n 'y  a  rien  de  d  dérailbnnable ,  que  de  s'imaginer 
uneinfînitéd  erres  fur  de  fîmples  idées  de  Logique; 
de  leur  attribuer  une  infinité  de  proprietez,-  &  de 
■vouloir  ainfî  expliquer  des  chofes  qu'on  n'entend 
point ,  par  des  choies  que  non  feulement  on  ne  con- 
fit pas ,  mais  qu'il n'eit  pas  même  polCble  de  conce- 
"Voir.  C  'efi:  faire  de  même  que  des  aveugles  qui  vou- 
lant parler  cntr'eux  des  couleurs  &  en  fbûtcnir  des 
.   Thelès,  fe  fèrviroient  pour  cela  des  définitions  que  les 
'    Philofbphes  leur  donnent  defquelles  ils  tireroient 
jiuûeurs  conclurions.    Car  comme  ces  aveugles  ne 
pourroient  faire  que  des  raifbnnemens  pîaifans  &  ri- 
dicules fur  les  couleurs ,  parce  qu'ils  n'en  auroienc 
fas  des  idées  diftinâ:esv&  qu'ils  en  voudroient  rai- 
jnner  fur  iesidées  générales  &  de  Logique  :  ainfi  les. 
P^^J|bphcs  ne  peuvent  pas  feire  des  raifonncmens. 


Ï51E  LA  VERITE'.  Livre  III.  375 
folides  lur  les  eiïèt  s  de  la  nature  ,  Ior(qu'iIs  ne  fè  fer-  CrtAT , 
vent  pour  cela  que  des  idées  ge'nérales  &  de  Logique,  I X . 
d'a6le>  de  puifîànce,  d'être ,  de  caufe ,  de  principe ,  de 
forme,  de  qualité ,  &  d'autres  (cmblables.  Il  efl:  ab- 
fblument  neceflaire  qu'ils  ne  s'appuyent  que  fur  les 
idées  diftindles  ou  particulières  delà  penfee&  de  l'e'- 
teaduë,  &  de  celles  qu'elles  renferment,  comme  la 
figure,  le  mouvement,  &c.  Car  on  ne  doit  point 
attendre  de  connoitre  la  nature  que  par  la  confîdera- 
tion  des  idées  diftin6tes  qu'on  en  a  j  &  il  vaut  mieux 
ne  point  méditer  des  chimères . 

On  ne  doit  pas  toutesfbis  alTurer  qu'il  n'y  ait  que 
des  efprits  &  des  corps  ,  des  êtres  qui  penlènt  &  à^s 
êtres  étendus,  parce  qu'on  s'y  peut  tromper.  Car 
quoi  qu'ils  fuiïîfent  pour  expliquer  la  nature ,  &  par 
conféquent  que  l'on  puilïè  conclure  làns  crainte  de  fè 
tromper ,  que  les  cnofes  naturelles  dont  nous  avons 
quelque  connoilîanee  j  dépendent  de  l'étendue  &  de 
la  penfee,-  cependant  il  fè  peutabfblument  faire  qu'il  y 
en  ait  quelques  autres  dont  nous  n'ayons  aucune  idée, 
&  dont  nous  ne  voyons  aucuns  effets. 
Les  hommes  font  donc  un  jugement  précipité,quand 
ils  jugent  comme  un  prirKipe  indubitable,  que  toute 
lubftance  cft  corps  ou  efprit.  Mais  ils  en  tirent  encore 
une  conclufion  précipitée ,  lorfqu'ils  concluent  par  la 
ièule  lumière  de  la  raifbn  que  Dieu  eft  un  efprit.  Il  efl: 
vrai  que  puifque  nous  fbmmes  créez  à  ion  image  &  à 
ià  relîèmblance,&  que  l'Ecriture  Sainte  nous  apprend 
en  plufîeurs  endroits  que  Dieu  eft  un  efprit  nous  le 
devons  croire,  ÔcTappelIer  ainfi:  mais  la  rai  (on  toute 
Ièule  ne  nous  le  peut  apprendre.  Elle  nous  dit  feule- 
ment que  Dieu  eft  un  être  infiniment  parEit ,  &  qu'il 
doit  être  plutôt  efprit  que  corps,  puifque  nôtre  ame- 
cft  plus  parfaite  que  nôtre  corps:  mais  elle  ne  nous 
alTure  pas ,  qu'il  n'y  ait  point  encore  des  êtres  plus 
parfaits  que  nos  efprits  3  &  plus  au  defTus  de  nos 
efprits ,  que  nos  efprits  ne  font  aa  deiTus  de  nos 
corps. 

Oifuppoféqu'ilyeût  de  ces  êtres,  corams  il  p3> 
'       ÇU  soit: 


374    ^      DE  LA  RECHERCHE 

roît  même  indubitable  par  la  raifon  que  Dieu  en  a  pu 
créer,  il  eft  clair  qu'ils  reflembleroient  plus  à  Dieu 
que  nous»  Aiiifi  la  même  raifon  nous  apprend  que 
Dieu  auroit  plutôt  leurs  perfedions  que  les  nôtres, 
qui  ne  feroient  que  des  imperfeâ:ions  à  leur  e'gard.  Il 
ne  faut  donc  pas  s'imaginer  avec  pre'cipitation ,  que  le 
mot  d'efprit  dont  nous  nous  (èrvons  pour  exprimer 
ce  qu'eft  Dieu  &  ce  que  nous  Ibmmes  ,  foit  un  terme 
univoque,  &  qui  (ignifie  les  mêmes  choies  ou  des 
chofesfort  {emblables.  Dieu  eft  plus  au  defius  des 
cfprits  créez  ,  que  ces  efprits  ne  font  au  defRis  des 
corps  j  &  on  ne  doit  pas  tant  appeller  Dieu  un  e(pric 
pour  montrer  pofîtivement  ce  qu'il  eft ,  que  pour  (î- 
gnifier  qu'il  n'efl:  pas  matériel.  C'eft  un  être  infini- 
ment parfait,  on  n'en  peut  pas  douter.  Mais  comme 
il  ne  faut  pas  s'imagmer  avec  les  Anthropomorphi- 
tes,  qu'il  doive  avoir  la  figure  humaine,  à  caulè  qu'el- 
le paroît  la  plus  parfaite,  quand  mêmes  nouslefup- 
polèrions  corporel ,  il  ne  faut  pas  au/Ti  penfer  que  i'ef- 
prit  de  Dieu  ait  des  penle'cs  humaines  :&  que  Ton  es- 
prit foit  (èmblable  au  nôtre ,  à  cau(è  que  nous  ne  con  ^ 
noifibns  rien  de  plus  parfait  que  nôtre  efprit.  Il  fauc 
plutôt  croire  que  comme  il  renferme  dans  lui-même 
les  perfedions  de  lamatie're  (ans  être  matériel ,  puii^ 
qu'il  eft  certain  que  la  matière  a  rapport  à  quelque 
pcrfetlion  qui  eft  en  Dieu  ;  il  comprend  auffi  les  per- 
fedions  des  cfprits  créez  (ans  être  efprit  de  la  maniè- 
re que  nous  concevons  les  efprits  :  que  fon  nom  véri- 
table  eft  ,  Celuy  qui  est  ;  c'eft-à- dire  l'être  (ans  re- 
flxidion^tout  êtiCj  l'être  infini  &  univerfcl. 


^^  CHA-. 


DE  LA  VERITF.  Livre  m.        575 


CHAPITRE    X»  CHAP' 

X. 

Exemples  de  quelques  erreurs  dePhyftque ,  dans  lefqueU 
les  on  tombe ,  farce  qu*onfuppofe  que  des  chofes  qm 
différent  dans  leur  nature  ;  leurs  qualité^  5  leur  éten- 
due 5  leur  durée ,  €7^  leur  proportion  ffontfemblables, 
en  toutes  ces  chofes . 

NOiis  avons  vu  dans  le  Chapitre  précèdent  que 
les  hommes  font  un  jugement  pre'cipite',quand 
ils  jugent  que  tous  les  êtres  ne  font  que  de  deux  rortes> 
efpiits  ou  corps.  Nous  montrerons  dans  ceux  qui  fui* 
vent ,  qu'ils  ne  font  pas  feulement  des  jugeméns  pré- 
cipitez ^  mais  qu'ils  en  font  de  très-faux  ,  &  qui  font 
Jes  principes  d'un  nombre  infini  d'erreurs,  lorfqu'ik 
jugent  que  les  êtres  ne  font  pas  difFe<rens  dans  leurs 
rapports  ni  dans  leurs  manières  ,  àcaufè  qu'ils  n'ont 
point  d'idée  de  cts  différences. 

Il  efl  confiant  que  l'efprit  de  l'homme  ne  cherche 
que  les  rapports  des  chofes  ;  premièrement  ceux  que 
les  objets  qu'ilconfîdére  peuvent  avoir  avec  lui,&  en- 
fuite  ceux  qu'ils  ont  les  uns  avec  les  autres.  Car  l'ef- 
prit  de  l'homme  ne  cherche  que  fon  bien  ,  &  la  vérité» 
Pour  trouver  fbn  bien ,  il  confidere  avec  foin  par  la  rai- 
fon,  &  par  le  goût  ou  le  fentiment,fî  les  objets  ont  un 
rapport  de  convenance  avec  lui  .Pour  trouver  la  vérité, 
il  confidere  fi  les  objets  ont  rapport  d'égalité  ,  ou  de 
reffemblanceles  uns  avec  les  autres,  ou  qu'elle  eft  pré  -^ 
cifèment  la  grandeur  qui  eft  égale  à  leur  inégalité.Car 
de  m.éme  que  le  bien  n'eft  le  bien  deTefprit,  que  parce 
qu'il  lui  eft  convenable:  ainli  la  vérité  n'eft  vérité,  que 
par  le  rapport  dVgalité ,  ou  de  reffemblance  qui  fc 
trouve  entre  deux  ou  plufleurs  chofes  :  fbit  entre  deux 
ouplufîeurs  objets,  comme  entre  une  aune,  &dela 
toile;  car  il  eft  vrai  que  cette  toile  a  une  aune,  parce 
qu'il  y  a  égahté  enrie  l'aune  &  la  toile:  foit  entre  deux 
ou  i-luiieurs  idécs^comme  entre  les  deux  idées  detrois 

& 


37^  DE  LA  RECHERCHE  . 

Chap»  ^  fJfois  &  celle  de  ûx  ;  car  il  eft  vrai  que  trois  &  trois 
X,  font  ûx ,  à  caufè  qu'il  y  a  e'galité  entre  les  deux  idées 
de  trois  &  trois  &  celle  de  hx:  (bit  enfin  entre  les  ide'es 
&  les  chofès  ,  quand  les  ide'es  reprelèntent  ce  que  les 
choies  font  j  car  lorlque  je  dis  qu'il  y  a  un  Soleil ,  ma 
propolîtioiî  eft  vraye  -y  parce  que  les  ide'es  que  j'ai 
«'exiftence  &  de  Soleil ,  reprelèntent  que  leSoleil  exi- 
f  te  véritablement*  Toute  raâ:ion&  toute  l'attention 
de  l'efprit  aux  objets  n'eft  donc  quepour  tâcher  d'en 
découvrir  les  rapports,  puifqu'on  ne  s'applique  aux 
chofès  que  pour  en  reconnoître  la  vérité  ou  la  bon- 
té'. 

Mais ,  comme  nous  avons  déjà  dit  dans  le  Chapitre 
précèdent ,  l'attention  fatigue  beaucoup  l'efprit.  Il  iè 
îafle  bien-tôt  de  refifter  àTimpreflion  des  fèns  qui  le 
détourne  de  fon  objet ,  &  qui  l'emporte  vers  d'autres, 
que  l'amour  qu'il  a  pour  fon  corps  lui  rend  agréables. 
Il  eft  extrêmement  borné ,  &  ainfi  les  difFerencesqui 
font  entre  les  fojets  qu'il  examine,  étant  infinies  ou 
prefque  infinies  ,  il  n'eft  pas  capable  de  les  diftinguer,- 
L'elprit  fuppofe  donc  des  refiemblances  imaginaires, 
où  il  ne  remarque  pas  de  différences  pofitives  &  rceL 
lesî  les  idées  de  reflemblancelui  étant  plus  préfentes, 
plus  familières ,  &  plus  fimples  que  les  autres .  Car  il 
eft  vifible  que  lareflcmblance  ne  renferme  qu'un  rap- 
port, &  qu'il  ncfcut  qu'unefèule  idée  pour  juger  que 
mille  chofes  font  fèmblables  :  au  lieu  que  pour  juger, 
fans  crainte  de  fè  tromper,  que  mille  objets  font  dif- 
£erens  entr'eux,  il  eft  abfolumentneceflaire  d'avoir 
préfentes  à  l'efprit  miileidées  différentes. 

Les  hommes  s'imaginent  donc  que  les  chofès  de 
différente  nature  font  de  même  nature ,  &  que  toutes 
les  choies  de  même  efjsécc  ne  difFérent  prefque  point 
les  unes  des  autres.  Ils  jugent  que  les  chofès  inégales, 
font  égalesi  que  celles  qui  font  inconftantes  font  con- 
fiantes ;  &  que  celles  qui  font  fms  ordre  &  fans  pro- 
portion, font  tres-ordonnées,&  trcs-proportionnées.. 
En  un  mot  ils  croyent  fouvent  que  des  chofès  diffé» 
Kûtes  en  nature  j  en  cpalitc ,  en  étendue?  en  durée  & 
^^  en 


DE  LA  VERITE'.  LivRs  m.        377 
en  proportion ,  font  (cmblables  en  toutes  ces  choies.  Cha?.^ 
Mais  cela  mérite  d'être  explique  plus  au  long  par      X, 
quelques  exemples jparce  que  c'eft  la  cauiè  d'un  nona- 
bie  infini  d'erreurs». 

L'efprit  &  le  corps ,  la  fubftance  qui  penfe ,  &  celle 
qui  eft  étendue ,  font  deux  genres  d'être  tout- à- fait 
difFe'rens  ,  &  entie'rement  oppolèz  :  ce  qui  convient  à 
l'un  ne  peut  convenir  à  l'autre.  Cependant  la  plupart 
des  hommes  faifantpeu  d'attention  à  l'ide'e  qu'ils  ont 
de  la  penfe'e,  &  étant  continuellement  touchez  par  les 
corps,  ont  regardé  l'ame  &  le  corps  comme  une  feule 
&  même  cholè  :  ils  ont  imaginé  de  la  reflemblance  en- 
tre deux  chofès  û  différentes.  Ils  ont  voulu  que  l'ame 
fut  materiellejc'eft- à-dire  étendue  dans  tout  le  corps> 
&  figurée  comme  le  corps.  Ils  ont  attribué  à  l'efprit 
ce  qui  ne  peut  convenir  qu'au  corps .  • 

De  plus  les  hommes  fen tant  du  plai fî r  ,  de  la  dou- 
leur ,  des  odeurs  ,  des  faveurs ,  &c  ,•  &  leur  corps  leur 
étantplus  préfènt  que  leur  ame  même:  c'eft-à-dire 
s'imaginantfacilemcntleur  corps,  &  ne  pouvant  ima- 
giner leur  ame  :  ils  lui  ont  attribué  les  facuitez  de  fcn- 
tir,  d'imaginer.,  &  quelquefois  mêmes  celle  de  conce- 
voir ,  qui  ne  peuvent  appartenir  qu'à  l'ame.  Mais  les 
exemples  fuivans  feront  plus  (enfibks. 

Il  eft  certain  que  tous  les  corps  naturels  ,  ceux-là 
même quel'on appelle  de  mêmeelpéce ,  difFerent  les 
uns  des  autres  ;  que  de  l'or  n'eftpas  tout-à-faitfèm- 
blable  à  de  l'or  ,&  qu'une  goûte  d'eau  eft  différente 
d'une  autre  goûte  d'eau.    11  en  eft  de  tous  les  corps 
de  même  cfpece  comme  des  vifàges .  Tous  les  vifages 
©nt  deux  yeux  ,  un  nez ,  une  bouche ,  ce  (ont  tous  des- 
vifàges  ,  &  des  vifàges  d'hommes  j  &  cependant  oa 
peut  dire  qu'il  n'y  en  eut  jamais  deux  tout  à-feit 
Semblables,  De  même  un  morceau  d'or  a  des  parties 
fort  lèmb labiés  à  un  autre  morceau  d'or  ,  &  une  gouv 
te  d'eau  a  alliirément  beaucoup  de  rcllèmblance  avec 
une  autre  goûte  d'eau  :  néanmoins  on  peut  affurer  que 
l'on  n'en  peut  pas  donner  deux  goûtes,  fuffent  elles 
priiès  de  la  même  uvicie ,  qui  fe  rciicmbient  entière- 
ment; 


57»  DE  LA  RECHEPveHE 

Cha?.    meut.  Toutefois  les  Philofophes  Tuppoient  fans  re'- 
X.       flexion  des  reilèmblances  efîentielles  entre  les  corps 
de  même  efpece ,  ou  des  relTemblances  qui  confiftent 
dans  l'iydivifible;  car  ks  elTences  des  choies  confîftent 
dans  un  indivifible  {èlon  leur  faufle  opinion. 

La  raiibii  pour  laquelle  ils  tombent  dans  une  erreur 
fi  groflîere  ,  c'eft  qu'ils  ne  veulent  pas  confide'reravec 
quelque  foin  les  choies,  fiir  lefquelies  cependant  ils 
compofent  de  gros  volumes.  Car  de  même  qu'on  ne 
met  pas  une  parfaite  refiemblance  entre  les  vifages, 
parce  que  l'on  a  foin  de  les  regarder  de  près ,  d>t  que 
l'habitude  qu'on  a  prifèdeles  diftinguer  fait  que  l'on 
en  remarque  les  plus  petites  différences  :  ain fi  ,  fi  les 
Philofophes  confideroient  la  nature  avec  quelque  atr 
tcntion  ,  ils  reconnoîtroient  affez  de  caufès  de  diverfi- 
.  tez  dans  les  chofès  même  qui  nous  caufènt  les  mêmes 
fènfàtions  ,  &  que  nous  appelions  pour  cela  de  même 
efpece  ;  &  ils  n'y  fuppoferoient  pas  fi  facilement  q:qs 
reilèmblances  effentielles.  Des  aveugles  auroienc 
tort,  s'ils  fuppofbient  une  refiemblance  efîèntielle  en- 
tre les  vifages  qui  confiflât  dans  ['indivifible  à  caufc 
qu'ils  n'en  apperçoivent  pas  fènfiblement  les  diffé- 
rences :  les  Philofophes  ne  doivent  donc  pas  fiippofcr 
de  telles  refiemblances  dans  les  corps  de  même  efpe- 
ce ,  à  caufè  qu'ils  n'y  remarquent  point  de  dilFe'ren- 
ccs,  par  les  fènfàtions  qu'ils  en  ont. 

L'inclination  que  nous  avonsàfùppofêr  de  la  ref- 
fèmblancc  dans  les  chofès ,  nous  porte  encore  à  croire 
qu'il  y  a  un  nombre  de'termine'  de  différences  &  de 
iormes  j  &  que  ces  formes  ne  font  point  capables  de 
plus  &  de  moins»  Nous  penfbns  que  tous  les  corps 
différent  les  uns  des  autres  comme  par  degrez  :  que 
ces  degrez  même  gardent  certaines  proportions  en- 
tr'eux  :  En  un  mot  nous  jugeons  des  chofès  matériel- 
les comme  des  nombres. 

Il  efl  clair  que  cela  vient  de  ce  que  l'efprit  fc  perd 
dans  les  rapports  des  chofès  incommcnfurables,  com- 
me font  les  diffe'rences  infinies ,  qui  fe  trouvent  danr. 
ks  corp&iîacurels ,  Si  <ju'il  fè  ibulag.e  quand  il  imagi' 


m 


DE  LA  VERITE'.  Livri  IîÏ.  579 
ne  cj^elque  reflTemblance  ,  ou  quelque  proportion  en-  Chap. 
tr'ellesi  parce  qu'alors  il  fè  repréfeiue  plusieurs  chofes  X, 
avec  une  cres-grande  facilite'.  Car  comme  j'ai  déjà  dit, 
il  ne  faut  qu'une  ide'e  pour  juger  que  plufieurs  chofes 
fe  rellcmblen  t,  &  il  en  faut  plu^eurs  pour  juger  qu'el- 
les diiïerententr 'elles.  Par  exemple,  fi  l'on  fçait  le 
nombre  des  Anges  ;  &  que  pour  chaque  Ange  il  y  ait 
dix  Archanges  ;  &  que  pour  chaque  Archange  il  y  ait 
dixThrônes  ;  &  ainfi  de  fuite  en  gardant  la  même 
proportion  d'un  à  dix  jufqu'au  dernier  ordre  des  In- 
teUigences;  l'elprit  peut  fçavoir  quand  il  voudra  le 
nombre  de  ces  efprits  bien-heureux ,  &  mêmes  en  ju«» 
ger  à  peu  prc'stout  d'une  vue  en  y  faifànc  une  forte 
attention,  ce  qui  lui  plaît  infiniment»  Etc'eftcequi 
peut  avoir  porté  quelques  perfbnnes  à  juger  ainfi  du 
nombre  des  efprits  celeftes  :  comme  il  efl  arrivé  à 
quelques  Philofbphes  ,  qui  ont  mis  une  proportion 
décuple  de  pefàntenrÂ:  de  légèreté  entre  les  élemens, 
fuppofànt  le  feu  dix  fois  plus  léger  que  l'air,  &  ainfi 
des  autres. 

Quand  l'efprit  fè  trouve  obligé  d'admettre  des  dif- 
férences entre  les  corps  par  les  différentes  fenfations 
qu'il  en  a,  &  encore  par  quelques  autres  raifbns  parti- 
culières ,  il  n'en  met  toujours  que  le  moins  qu'il  peut. 
C'efl  par  cette  raifbn  qu'il  fè  perfuade  facilement  que 
les  eflences  des  chofes  confiflent  dans  l'indivifible ,  & 
qu'elles  font  fèmblables  aux  nombres»  comme  nous 
venons  de  dire  :  parce  qu'alors  il  ne  lui  faut  qu'uJe  '^ 
idée  pour  fè  repréfènter  tous  les  corps  qu'ils  appel- 
lent de  même  efpece.  Si  on  met  par  exemple  un  ver- 
re d'eau  dans  un  muid  devin  ,  les  Philofophes  veulent 
quel'eirence  du  vin  demeure  toujours  la  même,  &  que 
l'eau  fbit  convertie  en  vin.  Que  de  mêm.e  qu'entre 
trois  &  quatre  il  ne  peut  y  avoir  de  nombre ,  puifquc 
Ja  véritable  unité  eftindivifiblej  qu'ainfi  il  eftnécet- 
iaire quel'eau foit  convertie enlanature  ôc en l'efîcn- 
ce  du  vin ,  ou  que  le  vin  perde  fà  nature.  Que  de  mê- 
me que  tous  les  nombres  de  quatre  font  tout-à-fàit 
ièmbiâbks  ;  qu'ainfi  refTçncc  de  l'eau  efl  tout-à-iàit 


58o  DE  LA  RECHERCHE 

Chap.  fèmblable  dans  toutes  les  eaux.  Que  comme  le  tipm- 
X.  bre  de  trois  diffère  eflcntiellement  du  nombre  de 
deux ,  &  qu'il  ne  peut  avoir  les  mêmes  proprietez  que 
Jui  :  qu'ainfi  deux  corps  de  différente  efpece  différent 
efîemiellement ,  &  d'une  telle  manière  qu'ils  n'ont 
jamais  les  mêmes  proprietez  qui  viennent  de  re{rence> 
&  d'autres  fèmblables.  Cependant  fi  les  hommes 
conlîderoient  les  ve'ritables  idées  des  chofès  avec  quel* 
que  attention,  ils  découvriroient  bien-tôt  que  tous  les 
corps  étant  étendus,  leur  nature  ouleureflcncen'a 
riendefèmblable  aux  nombres ,  &  qu'elle  ne  peut 
conlifter  dans  l'indivifible. 

Les  hommes  ne  fiippofent  pas  feulement  de  l'iden- 
tité, de  la  reflemblance,  ou  de  la  proportion  dans  la 
nature  dans  le  nombre  ôc  dans  les  différences  clTen- 
tieJles  des  fùbftances ,  ils  en  fuppofent  dans  tout  ce 
qu'ils  apperçoivent.  Prefque  tous  les  hommes  jugent 
que  toutes  les  étoiles  fixes  font  attachées  au  Ciel  com- 
me à  une  voûte  dans  une  éeale  dillance  de  la  terre, 
Les  Aftronomes  ont  prétendu  pendant  long-tems, 
que  les  Planettes  tournoient  par  des  cercles  parfaits^ 
&  ils  en  ont  inventé  un  très-  grand  nombre ,  comme 
les  concentriques ,  les  excentriques ,  les  cpicycles ,  les 
déferens ,  &les  équans  pour  expliquer  les  Phénomè- 
nes qui  contrcdiiènt  leur  préjugé. 

Il  eft  vrai  que  dans  ces  derniers  lîécles  les  plus  ha- 
biles ont  corrigé  l'erreur  des  Anciens, &  qu'ils  croient 
que  les  Planètes  décrivent  des  ellipies  par  leur  mouvc 
ment.  Mais ,  s'ils  prétendent  que  les  ellipies  foient 
régulières  ,  comme  on  eft  porré  à  le  croire ,  à  caufè 
que  l'efprit  fiippofe  la  régularité,  où  il  ne  voit  pas  d'ir^ 
régularité  ;  ils  tombent  dans  une  erreur  ,  d'autant 
plus  difficile  à  corriger ,  que  les  oblervations  que  l'on 
peut  faire  fur  le  cours  des  Planètes  ,  ne  peuvent  pas 
ctrcaflezexades,  ni  afîèzjuftes  pour  montrer  l'irré- 
gularité de  leurs  mouvemens.  Il  n'y  a  que  la  Phyfîquc 
qui  puifle  corriger  cette  erreur  j  car  elle  eft  infiniment 
moins  remarquable ,  que  celle  quiic  rencontre  dans 
icr,«ême  des  cercles  parfaits. 

Mais 


DE  LA  VERITE'.  Livre  IIL         î«r 

Mais  il  eft  arrivé  une  chofc  afTez  particulière  tou-  Chap. 
chant  la  diftancc  &  le  mouvement  des  Planètes.  Car      X«. 
les  Aftronoraesn'y  ayant  pu  trouver  de  proportion 
Arithmétique  ou  Géométrique  ,  cela  répugnant  ma- 
nifeftement  aux  obfèrvations ,  quelques-uns  (è  font 
imaginez  qu'elles  gardoient  donc  une  forte  de  pro- 
portion,qu'on  appelle  harmonique, dans  leurs  diftan- 
ces  &  dans  leurs  mouvemcns.    De  là  vient  qu'un 
Aftronomecece  fiécle  dans  fbn  c^lmagefte  nouveau  Sâccîoli 
commence  la  Seélion  qui  a  pour  titre  de  Syjlemate  \J^      n 
mundi harmomco  ,  ^2it  cçs^ziolts.  IlnyAfomtd',^-      ^^^H 
^ronome  t  pour  peu  -verfé  qu'il  joit  dans  ce  qui  regarde  t^^f^^' 
i' zyijhoncmie ,  qui  ne  reconnoijje  une  ejfece  a  harmonie  ^!^  ^  n 
dans  le  mounement  &  les  intervalles  des  Planètes ,  s'il  ^"     .'  T  * 
confidére  attentivement  l'ordre  qui  fe  trouve  dans  les  "^  /   ,  * 
deux.  Cen'edpas  que  cet  Auteur  fôit  de  ce  fènti-  î'"^^  ^* 
ment  :  car  les  obfèrvations  qu'on  a  faites  lui  ont  affez  7^^  *""" 
fiitconnoître l'extravagance  de  cette  harmonie ima-    ^'^^^^ 
ginaire ,  qui  a  été  cependant  l'admiration  de  plufieurs  ^^'^  ^^^ 
Auteurs  anciens  &  nouveaux  dont  le  Père  Ricciolirap-  ^     ^^* 
porte,  &  réfute  les  fentimens.  On  attribue  même  à  "^".^Ç' 
Pythagore  &  à  fès  fèâateurs ,  d'avoir  crû  que  les  ^J^^    . 
Cieux  faifoient  par  leurs  mouvemens  réglez  un  mer-  "f'"^" 
veilleux  concert ,  que  les  hommes  n'entendent  point  ^^^^ 
parce  qu'ils  y  font  accoutumez  ;  de  même  ,  difoit-il,  ?.^^^' 
que  ceux  qui  habitent  auprès  des  chûtes  des  eaux  du  ^^^  ^^' 
Nil,  n'en  entendent  pas  le  bruit.  Mais  je  n'apporte  f^^w<?f4- 
cette  opinion  particulière  de  la  proportion  harnioni-  ^^^*^' 
que  des  diftances  &  des  mouvemens  des  Planètes,  ^^p^^l' 
que  pour  faire  voir  que  l'efp rit  (e  plaît  dans  les  pro-  ^^^'  ^ 
portions,  &  que  fouvent  il  les  imagine  où  elles  ne  font  ^o^'^«^» 
pas» 

L'efprit  fùppofè  auiTi  l'uniformité  dans  la  durée 
deschofès,  &  il  s'imagine  qu'elles  ne  font  point  fu- 
jettes  au  changement  &  à  l'inftabilité ,  quand  il  n'eft 
point  comme  forcé  par  les  rapports  des  lèns  d'eu  ju- 
ger autrement. 

Toutes  les  chofos  matérielles  étant  étendues  font 
capables  de  divifioo ,&  par  canféquent  de  corruptioa: 

Quand 


38-1  DE  LA  RECHERCHE 

Chap.     Quand  on  fait  un  peu  de  re'fléxion  fur  la  nature  des 
X,       corps  j  on  reconnoit  vifiblement  qu'ils  font  corrupti- 
bles. Cependant  il  y  a  eu  un  très-grand  nombre  de 
Philofbphcs  ,  <^ui  fè  font  perluadez  que  les  Cienx 
quoique  mate'riels  e'toient  incorruptibles. 

Les  Cieux  font  trop  e'ioignez  de  nous  pour  y  pou- 
voir découvrir  les  changemens  qui  y  arrivent  j  &  il  eft 
rare  qu'il  s'y  en  fafîe  d'afïèz  grands  pour  être  veus 
d'ici-bas.  Celaafuffi  à  une  infinité'  de  perfonnes,  pour 
croire  qu'ils  e'toient  en  effet  incorruptibles.  Ce  qui 
les  a  encore  confirmez  dans  leur  opinion ,  c'eft  qu'ils 
attribuent  à  la  contrariété'  des  qualitez ,  la  corruption 
qui  arrive  aux  corps  fublunaires.  Car  comme  ils  n'ont 
jamais  été' dans  les  Cieux  pour  voir  ce  qui  s'y  pafle, 
ils  n'ont  point  eu  d'expe'rience  que  cette  contrariété 
de  qualitez  s 'y  rencontrât  :  ce  qui  les  a  portez  à  croire 
qu'efFedivement  elle  ne  s'y  rencontre  point.  Ainfi  ils 
ont  conclu  que  les  Cieux  étoient  exemts  de  corrup- 
tion ,  par  cette  raifon ,  que  ce  qui  corrompt ,  félon 
Jeurfèntiment,  tous  les  corps  d'ici-bas  ,  ne  fe  trouve 
point  là  haut. 

Il  eft  viiîblequecè  raifonncmentn*aaU!iunefoIidi- 
ré:  car  on  ne  Voit  point,  pourquoi  il  ne  (e  peut  pas 
Trouver  quelqu'aucre  caufè  de  corruption  ,que  cette 
contrariété  de  qualitez  qu'ils  imaginent;  ni  fur  quel 
fondement iîspeuvent  afiiirer,  qu'iln'yani  chaleur> 
ni  froideur,  ni  fccherelîè,  ni  humidité  dans  les  Cieux i 
que  le  Soleil  n'ell  pas  chaud,  3c  que  Saturne  n' eft  pas 
iroid. 

Il  y  a  quelque  apparence  de  raifon  de  dire  que  des 
pierres  fort  dures  ,  du  verre ,  &  d'autres  corps  de  cet- 
te nature  ne  fè  corrompent  pas  ,  puifqu'on  voit  qu'ils 
fubfiftent  long-tems  en  même  état ,  &  que  Ton  en  eft 
alTez  proche  pour  voir  les  changemens  qui  leur  arri- 
veroient.  Mais  étant  auffi  éloignez  des  Cieux  que 
nous  en  fommes ,  il  eft  tout-à-fâit  contre  la  raifon  de 
conclure  qu'ils  ne  fè  corrompent  pas ,  à  caufè  que  l'on 
n'y  fentpas  de  quahtez  contraires ,  &  qu'on  ne  voit 
pasq\*ils  fe  corrompent.  Cependant  on  ne  dit  pas 

feulc^ 


DE  LA  VERITE;  Livre  HL        385 
feulement  qu'ils  ne  iè  corrompent  pas  >  on  ditabIbJu-  ChaP. 
ment  qu'ils  ibnt  inaltérables  &  incorruptibles ,  &  peu      X» 
s'en  faut  que  les  Peripateticiens  ne  difènt  que  les  corps 
celcftes  (ont  autant  de  divinitez ,  comme  Ariftotc 
leur  maître  l'a  crii. 

La  beauté  de  l'Univers  ne  confifte  pas  dans  l'incor- 
ruptibilité de  fès  parties,  mais  dans  la  variété  qui  s'y 
trouve  ;  &  ce  grand  ouvrage  du  monde  ne  feroit  pas 
fî  admirable  fans  cette  viciflitude  de  choies  que  l'on  y 
remarque.  Une  matière  infiniment  étendue ,  fans 
mouvement ,  &  par  conféquent  fans  forme  &  fans 
corruption,  feroit  bien connoître la puilTance infinie 
de  Ton  Auteur,  mais  elle  ne  donneroit  aucune  idéQ  de 
feragefiè.  C'eft  pour  cela ,  que  toutes  les  chofès  cor- 
porelles font  corruptibles  ,  &  qu'il  n'y  a  point  de 
corps,  auquel  il  n'arrive  quelque  changement,  qui 
l'âltére  &  le  corrompe  avec  le  tems.  Dieu  forme  dans 
le  fèin  mêmes  des  pierres  &  du  verre ,  des  animaux 
plus  parfaits  &  plus  admirables  que  tous  les  ouvrages 
des  hommes.  Ces  corps,  quoique  fort  durs  &  fort  Journal 
fècs,ne  laiflent  pas  de  le  corrompre  avec  le  tems  :  L'air  des  Sça- 
&  le  Soleil  aufquels  ils  font  expoCez  changent  quel-  vans,  du 
^ues-unes  de  leurs  parties,  &  il  fetrouve  des  vers  ^.^yiout 
qui  s'en  nourrillent  ,  comme  l'expérience  le  fait  166S. 
voir. 

Il  n'y  a  point  d'autre  diirérence  entre  ces  corps  fort 
durs  &  fort  {ècs  &  les  autres  ,  fi  ce  n'eft  qu'ils  font 
compofez  de  parties  fort  guofi'es  &  fort  (blides,  &  par 
conféquent  moins  capables  d'être  agitées  ,  &  feparées 
les  unes  des  autres  par  le  mouvement  de  celles  qui 
viennent  de  heurter  contr'elles  ;  ce  qui  fait  qu'on  les 
regarde  comme  incorruptibles  :  Néanmoins  ils  ne 
font  point  tels  de  leur  nature ,  comme  le.  tems ,  4'ex- 
périence ,  &  la  raifb-i  le  font  afièz  connoître. 

Mais  pour  les  Cieux  ,  ils  font  compofcz  de  la  ma- 
tière la  plus  fluide  &  la  plu  s  fiibnle,  &  principalement 
le  Soleil  :&  tant  s'en  fauù  qu'il  ioii  fans  chai  ur  &c  in- 
corruptible ,  comme  dilènt  les  feclateurs  d'Ariftote, 
qu'au  contrAii'c  c'efl:  de  tous  les  corps  &c  le  plus  chaud, 

& 


3^4  DE  LA  RECHEReHE 

ThAP.  &  le  plus  fa  jet  au  changement.  Ceft  mêmes  lui  qui 
Y  cchaufFe ,  qui  agite ,  &  qui  change  toutes  chofes  :  car 
c'eft  lui  qui  produit  par  Ton  adion  ,  qui  n'eft  autre 
que  £a  chaleur,  ou  le  mouvement  de  fès  parties  ,  tout 
CQ  que  nous  voyons  de  nouveau  dans  les  changemens 
des  iàifons.  Laraifon  démontre  ces  chofes:  maisfî 
on  peut  refîfter  à  la  raifbn,on  ne  peut  redltcr  à  l'expe'- 
rience.  Car  puifqu'on  a  de'couvert  dans  le  Soleil ,  par 
le  moyen  des  Telefcopes  ou  grandes  Lunettes,  des  ta- 
ches aulîî  grandes  que  toute  la  terre  ,  qui  s'y  font  for- 
mées ,  &  qui  fè  font  dilfipe'es  en  peu  de  tems  :  on 
ne  peut  pas  davantage  nier ,  qu'il  ne  foit  beaucoup 
plus  fujet  au  changement  que  la  terre  que  nous  habi- 
tons. 

Tous  les  corps  font  donc  dans  un  mouvement  & 
dans  un  changement  continuel ,  &  principalement 
ceux  qui  font  les  plus  fluides  ,  comme  le  feu  ,  l'air  & 
l'eau  j  puis  les  patries  des  corps  vivans  »  comme  la 
chair  &  mêmes  les  os,&  enfin  les  plus  durs  :  Et  l'efprit 
ne  doit  pas  fuppofer  une  efpece  d'immutabilité  dans 
les  chofes  par  cette  raifon,  qu'il  n'y  voit  point  de  cor- 
ruption, ni  de  changement  ;  car  ce  n'eft:  pas  une  preu- 
ve qu'une  choie  foit  toujours  iemblable  à  elle-même, 
à  caufe  qu'on  n'y  reconnoît  point  de  différence  j  ni 
que  des  chofes  ne  foient  pas ,  à  caufe  que  l'on  n'en  a 
point  d'idée  ou  de  connoilïancc. 


Chap. 
XL 


CHAPITRE    XL 

Exemples  de  quelques  erreurs  de  Morale  qui  dépendent 

du  même  principe. 

CEtte  facilité  que  l'efprit  trouve  à  imaginer ,  &  » 
fiippofer  des  refîemblances ,  par  tout  où  il  ne  re- 
connoît pas  vifiblement  de  différences ,  jette  aufTi  la 
plupart  des  hommes  dans  des  erreurs  plus  dahge-' 
reuiès  en  matière  de  Morale,  En  voici  quelques 
eicSiples. 

Va 


DE  LA  VERITE'.  Livre  III.        585 

Un  François  (è  rencontre  avec  un  Anglois»  ou  un  Chap, 
Italien .  Cet  étranger  a  fès  humeurs  particulières  :  il  a  XI. 
de  la  délicatefïê  d'efprit ,  ou  fi  vous  voulez ,  il  eft  fier 
&  incommode.  Cela  portera  d'abord  ce  François  à 
ju'gerque  tous  les  Anglois,  ou  tous  les  Italiens  ont 
le  même  caradere  d'eipric  que  celui  qu'il  a  fré- 
quente'. Il  les  loiiera  ou  les  blâmera  tous  enge'né- 
ral  j,&  s'il  en  rencontre  quelqu'un  ,  il  fe  préoccu- 
pera d'abord  qu'il  eft  lèmblable  à  celui  qu'il  a  déjà 
vu ,  &  il  fè  lailTera  aller  à  quelque  afFedion ,  ou  â 
quelque  averfîon  (ècrete.  En  un  mot  il  jugera  de  tous 
les  particuliers  de  ces  nations  par  cette  belle  preuve, 
qu'ilenavûunouplufîeurs  qui  avoient  de  certaines 
qualitez  d'efprit:  parce  que  ne  {cachant  point  d'ail- 
leurs fi  les  autres  différent ,  il  les  fîippofe  tous  fembla- 
bles. 

Un  Religieux  de  quelque  Ordre  tombe  dans  une 
faute  :  cela Yiiffit  afin  que  la  plupart  de  ceux  qui  le  fça- 
vent  condamnent  indifféremment  tous  les  particu- 
liers du  même  Ordre.  Ils  portent  tous  le  même  habit, 
&  le  même  nom,  ils  fè  reliemblent  en  cela  :  c'eft  afîèz 
afin  que  le  commun  des  hommes  s'imagine  qu'ils  (c 
relTemblent  en  tout.  Onfuppofe  qu'ils  Ibntièmbla- 
bles  j  parce  que  ne  pénétrant  pas  le  fond  de  leurs 
cœurs  ,  on  ne  peut  pas  voir  pofitivement  s'ils  dif- 
férent. 

Les  calomniateurs,  qui  s'étudient  aux  moyens  de 
ternir  la  réputation  de  leurs  ennemis  ,  fè  fervent  d'or- 
dinaire de  celui-ci,  &  l'expérience  nous  appi;end  qu'il 
xeiifntprefque  toujours.  Eu  effet  il  eft  très -propor- 
tionné à  la  portée  du  commun  des  hommes.  Car  il 
n'eft  pas  difficile  de  trouver  dans  des  Communautez 
nombreufes  ,  fi  Saintes  qu'elles  (oient ,  quelques  per- 
fbnnes  peu  réglées  ou  dans  de  mauvais  fèntimens5 
puifque  dans  la  compagnie  des  Apôtres  ,  dont  J  e- 
sus-Christ  mêmes étoitlcchef ,  ils'eft trouvé 
un  larrouj  un  traître,  un  hypocrite ,  en  un  mot  un  ju- 
dus. 

Les  Juifs  auroicnt  eu  fans  doute  grand  tort,  s'ils 

euf^ 


iU  DE  LA  RECHERCHE 

Chap.  eufîent  porté  des  jugemens  defavantageux  contre  la 
XI.  compagnie  la  plus  Sainte  cjui  fut  jamais,  àcaufède 
l'avarice  &  du  de'reglement  de  Judas  j  &  s'ils  les  euP 
fent  tous  condamnez  dans  leur  cœur,  à  caufe  qu'ils 
foufFroientaveceuxceme'chant  homme,  &  quejE- 
sus-Chri  st  mêmes  ne  le  punifToic  pas , quoi- 
qu'il connût  Tes  crimes. 

Il  eft  donc  manifeftement  contre  la  raifon  &  contre 
la  charité  de  prétendre ,  qu'une  Communauté  eft 
dans  quelque  erreur ,  parce  qu'il  fe  trouve  quelques 
particuliers  qui  y  (ont  tombez ,  quand  mêmeleschefs 
la  diffimuleroient ,  ou  qu'ils  en  feroient  eux-mêmes 
les  partiians.  Il  eft  vrai  que  lorfque  tous  les  particu- 
liers veulent  fbûtenir  l'erreur ,  ou  la  faute  de  leur  frê- 
le ,  on  doit  juger  que  toute  la  Communauté  eft  cou- 
pable :  mais  on  peut  dire ,  que  cela  n'arrive  prefque  ja- 
mais: car  il  paroit  moralement  impoffiblc,  que  tous 
les  particuliers  d'un  Ordre  fbient  dans  les  mêmes  j[èn- 
timens. 

Les'hommes  ne  devroient  donc  jamais  conclure  de 
cette  forte  du  particulier  au  général  :  mais  ils  ne  fçau- 
roient  juger  fimplement  de  ce  qu'ils  voyent ,  ils  vont 
toujours  dans  l'excez.  Un  Religieux  d'un  tel  Ordre 
eft  un  grand  homme,  un  homme  de  bien  :  ils  con" 
cluent,  que  tout  l'Ordre  elt  rempli  de  grans  hom- 
mes, &  de  gens  de  bien;  De  même  un  Religieux  d'un 
Ordre  eft  dans  de  mauvais  fèntimens  :  donc  tout  cet 
Ordre  eft  corrompu,  &  dans  de  mauvais  fèntimens. 
Mais  CCS  derniers  jugemens  font  bien  plus  dangereux 
que  les  premiers  j  parce  qu'on  doit  toujours  bien  ju- 
ger de  fon  prochain  ,  &  que  la  malignité  de  l'homme 
fait  que  les  mauvais  jugemens,  &  les  dilcours  tenus 
contre  la  réputation  des  autres  plaifent  beaucoup 
plus  ,  &  s'impriment  plus  fortement  dans  Telprit 
que  les  jugemens  &  les  difcours  avantageux  qu'on 
en  fciit. 

Quand  un  homme  du  monde  &  qui  fuit  lès  paf^ 
lîonss'attach"  forcement  à  fbn  opinion  ,  &  qu'il  pré- 
tend^Jànslesmouvemensde  fa  palliou  qu'il  a  raifon 

de 


DE  LA  VERITE'.  Livre  III.      j%y 
^  la  fùivi-e ,  on  juge  avec  fujet  que  c'eft  un  opiniâtre,  Chap, 
&  il  le  reeonnoît  lui-même  des  que  fà  pafTion  eft  pal'     X  L 
fee.  De  même  quand  une  perfonne  de  pieté,  qui  eft 

Î)éne'tre'  de  ce  qu'il  dit ,  &  qui  a  reconnu  la  ve'rité  de 
a  Religion ,  &  la  vanité  des  chofès  du  monde ,  veut 
fiiriès  lumières  rcfifter  aux  déréglemens  des  autres, 
&  qu'il  les  reprend  avec  quelque  zcle ,  Izs  gens  du 
monde  jugent  auffi  que  c'eft  un  opiniâtre ,  &  ainfi  ils 
concluent  que  les  dévots  font  opiniâtres.  Ils  jugent 
même  que  les  gens  de  bien  font  beaucoup  pIUs  opi- 
niâtres, que  les  déréglez  &  les  méchans:  parce  que 
ces  derniers  ne  défendant  leurs  mauvaifes  opinions 
que  félon  \qs  différentes  agitations  du  (àng  &  des  par- 
lions, ils  ne  peuvent  pas  demeurer  long-cems  dans 
leurs  (èntimens  :  ils  en  reviennent.  Au  lieu  que  les 
perfonnes  de  pieté  y  demeurent  fermes  ;  parce  qu'ils 
ne  s'appuyent  que  fur  des  fondemens  immobiles,  qui 
ne  dépendent  pas  d'une  chofèaufli  inconftante  qu'eft 
la  circulation  du  (àng. 

Voici  donc  pourquoi  le  commun  des  hommes  ju- 
ge ,  que  les  perfonnes  de  pieté  font  opiniâtres  aulïi 
bien  que  les  perfonnes  vicieufes.  C'eft  que  les  gens 
de  bien  font  paifionnez  pour  la  vérité  &  pour  la  ver- 
tu, comme  les  méchans  le  font  pour  le  vice  &  pour  le 
menfonge.  Les  uns  &  les  autres  parlent  pre{que  de  la 
même  manière  pour  foiitenir  leurs  (èntimens  ils  font 
fomblables  en  cela ,  quoiqu'ils  différent  dans  le  fond. 
En  vo  là  aflèz ,  afin  que  le  mondequi  ne  pénétre  pas 
la  différence  des  raifons ,  juge  qu'ils  font  fèmblables 
en  tout,  à  caufe  qu'ils  font  (èmblabies  en  la  manière 
donc  tout  le  monde  eft  capable  de  juger. 

Les  dévots  ne  font  donc  pas  opiniâtres,  ils  font  feu- 
lement fermes  comme  ils  le  doivent  être  5  &  les  vi- 
cieux &  les  libertins  font  toujours  opiniâtres  ,  quand 
ils  ne  demeureroient  qu'une  heure  dans  leur  fènti- 
ment  :  parce  qu'on  eft  feulement  opiniâtre  lorfqu'on 
défend  une  fauile  opinion  ,  quand  même  on  ne  la  àé- 
fendroit  que  peu  oe  tems. 
Il  en  eft  de  même  de  ceitains  Philofophes ,  qui  ont 

R  foû- 


3S.S  DE  LA  RECHERCHE 

Cha?  foûtcBU  des  opinions  chimériques ,  dont  ik  revicn- 
XI  *  nent.  Ils  veulent  que  les  autres  qui  défendent  des  ve'- 
ritez  confiantes  ,  &  dont  ils  yoyent  la  certitude  avec 
évidence  ,  les  quittent  comme  de  fîmples  opinions, 
ainfî  qu'ils  ont  tait  de  celles  dont  ils  s'étoieat  entêtez 
înal  à  propos.  Et  parce  qu'il  n'eft  pas  facile  d'avoir  de 
la  déférence  pour  eux  au  préjudice  de  la  vérité,  &  gue 
Tamour  qu'on  a  naturellement  pour  elle,  porte  à  la 
défendre  avec  ardeur  j  ils  jugent  que  l'on  eftopiaiâ- 

fre. 

Ces  perfonncs  avoieut  tort  de  défendre  avec  ob- 
ftination  leurs  chimères ,  mais  les  autres  ont  raifon  de 
(oûtenir  la  vérité  avec  force  &  fermeté  d'elprit»  La 
manière  des  uns  &  des  autres  eft  la  même,  mais  les 
fentimens  font  différais  :&  c'cft  cette  différence  de 
ientimens ,  qui  fait  que  les  uns  font  fermes  >  &  que  les 
autres  étoicnt  des  opiniâtres. 


€0N 


DE  LA  VERITE'.  Livre  IH. 


^-9 


r-w-^^.  >*j«^  >*!;*<•  ?^.><  >«^T>^,>*'«<,  r-i'^s** ->^%ii<.2(fc^ 

^p  <^  ^jp  ^3p  <^iP''^iP''^i^'kXr''<^'^'<i^^^^ 

CONCLUSION 

DES 

TROIS  PREMIEPvS  LIVRES, 

Es  le  commencement  de  cet  Ou  • 
vrage,  j'ai  diftingné comme  deux 
pâmes  dans  l'érre  fimple  &  indivi- 
lible  de  l'ame  ;  l'une  purement  paf- 
iïve,  &  l'autre  pafïive  Se  aclive  tout 
cnfëmble.  Lapremie'reeftl'efpric 
ou  l'entendement:  La  féconde  eft  la  volonté.  J'ai  at- 
tribue'à  l'elprit  trois  fàcultez,  parce  qu'il  reçoit  fès 
modifications  &  (es  idées  de  l'Auteur  de  la  nature  en 
trois  manières.  Je  l'ai  appelle  fèn  s,  loriqu'il  reçoit  de 
Dieu  des  idées  confondues  avec  des  Icnfations ,  c'eft- 
à-dire  des  idées  {èn(îbles,à  l'occafioa  de  certains  mou- . 
vcmens  cjui  fe  paflènt  dans  les  organes  de  fès  f ens  à  la 
prefènce  des  objets.  Jel'ai  appelle  imagination  &  nW- 
moire ,  lorfqu'il  reçoit  de  Dieu  des  idées  confondues 
avec  des  images ,  lefquelles  font  une  efpece  de  fcnfa- 
lions  foibles&  languifî'antes ,  que  l'efprit  ne  xeçoit> 
<^ u 'à  caufè  de  quelques  traces  qui  fè  produifent>ou  qui 
fe  réveillent  dans  le  cerveau  par  le  cours  des  efprits. 
Enfin  je  l'ai  appelle  efprit  pur,  ou  entendement  pur, 
lorfqu'il  reçoit  de  Dicules  idées  toutes  pures  de  h  vé- 
rité lans  mélange  de  fènfàtions  &  d'images  :  non  par 
l'union  qu'il  a  avec  le  corps,  mais  par  celle  qu'il  a  avec 
le  Verbe ,  ou  la  Sagefîè  de  Dieu  ,  non  parce  qu'il 
eft  dans  le  monde  matériel  &  fènfible ,  mais  parce 
qu'il  fubfifte  dans  le  monde  immatériel  &intelligi-, 
bkj  non  pour  connoître  des  chofès  muables propres  à 

Ri  la 


^^■O  ■  DE  LA  RECHERCHE      ; 

h  confcrvation  delà  vie  du  corps,  mais  pour  pénétrer 
des  véritez  immuables  >  kfquelles  conferventen  nous 
laviedeTelprit. 

J'ai  fait  voir  dans  le  premier  &  dans  le  fécond  Livre, 
que  nos  fèns  6c  nôtre  imagination  nous  font  fort  uti- 
les pour  connoître  les  rapports  j  que  les  corps  de  de- 
hors ont  avec  le  nôtre  :  que  toutes  les  idées  que  refprit 
reçoit  par  le  corps  font  toutes  pour  le  corps  :  qu'il  eft 
impofTible  de  découvrir  quelque  vérité  que  ce  foit 
avec  évidence ,  par  les  idées  des  fens  &  de  l'imagina^ 
tion  :  que  ces  idées  confufès  ne  fervent  qu'à  nous  at- 
tacher à  nôtre  corps  &  par  nôtre  corps  à  toutes  Içs 
chofès  fenfîbles  :  &  qu'enfin  fi  nous  voulons  éviter 
l'erreur  nous  ne  devons  point  nous  y  fier.  Je  conclus 
de  même,  qu'il  eft  moralement  impofTible  de  con- 
noître par  les  idées  pures  de  refprit  les  rapports  qae 
les  corps  ont  avec  le  nôtre  :  qu'il  ne  faut  point  raifon- 
ner  félon  ces  idées  ,  pourfçavoir  fi  une  pomme,  ou 
une  pierre  font  bonnes  à  manger,  qu'il  en  faut  goûter; 
& qu'encor€  que  l'on  puilTe  fè  fer vir  de  fbn  efprit  pour 
«lonnoîtreconfufément  les  rapports  des  corps  étran- 
gers avec  le  nôtre ,  c'eft  toujours  le  plus  sur  de  fè  fer- 
vir  de  fès  fens.  Jedonneencore  un  exemple  j  car  ou 
ne  peut  trop  imprimer  dans  Tefprit  des  chofcs  fiefTcn- 
tieîles  &  fi  nécelTaires. 

-  Je  veux  examiner,  par  exemple,  ce  quîm'eft  le  plus 
avantageux  d'être  jufte,  ou  d'être  riche.  Si  j'ouvre  les 
yeux  du  corps ,  la  juftice  me  paroit  une  chimère  ;  je 
n'y  voi  point  d'attraits.  Je  voi  âcs  juf^es  mifèrables, 
abandonnez,  perfècutez ,  fans  défenfè&  fans  confbla- 
non  5  Car  celui  qui  les  confole  &  qui  les  foûticnt  ne  pa- 
loit  point  à  mes  yeux .  En  un  raot ,  je  ne  voi  pas  ,  de 
quel  nfagê  peut- être  la  julHce  &  la  vertu.  Mais  fi  je 
confidére  les  richelïès  les  yeux  ouverts  ,  j'en  vois  d'a- 
bord l'éclat,  Se  j'en  fuis  ébloiii.  La  pUiflance,  la^ran- 
deur,  les  plaifirs  &  tous  les  biens  iènfibles accompa- 
gnent les  ri.cheffes  ;&jene  puis  douter  qu'il  ne  ùûIq 
être  riche  p*^  être  heureux.  De  même,  fijemelers 
de  mes  oreilles ,  j'entens  gme  tous  les  hommes  efti- 

jnent 


DE  LA  VERITE'.  Livre  IÎÎ.  391 
ment  les  richefïès  ;  cju'on  ne  parle  que  des  moyens 
d'en  avoir;  que  l'on  loue  &  que  l'on  honore  fans  cej[l 
fè  ceux  qui  les  pofledent.  Ce  fèns  &  tous  les  autres 
me  difènt  donc,  qu'il  faut  être  riche  pour  être  heu- 
reux Que  fi  je  me  ferme  les  yeux  &  les  oreilles ,  & 
que  j'interroge  mon  imagination,  elle  me  reprefente- 
rafansceffe  ce  que  mes  yeux  auront  vCi,  ce  qu'ils  au-^ 
ront  lù,&  ce  que  mes  oreilles  auront  entendu  à  i'avan*- 
tage  des  richelTesrmais  elle  me  repréfèntera  encore  ces 
choies  tout  d'une  autre  manie're  que  mes  lens ,  car 
l 'imagination  augmente  toujours  les  idées  des  chofcs 
qui  ont  rapport  au  corps  &  que  l'on  aime.  Si  je  la  laif- 
lé  donc  faire ,  elle  me  conduira  bien-tôt  dans  un  palais 
enchanté,  femblable  à  ceux  dont  les  Poètes  &  les  fai- 
ièurs  de  Romans  font  des  delcriptions  Ci  magnifiques: 
&  là  je  verrai  des  beautez  qu'il  elt  inutile  que  je  décri- 
ve ,  lefquelles  me  convaincront  que  le  Dieu  des  ri- 
cheffes  qui  l'habite  eft  le  {èul  capable  de  me  rendre 
heureux.  Voilà  ce  que  mon  corps  eft  capable  de  me 
perfuader,  car  il  ne  parle  que  pour  lui,  il  efl  nécelTaire 
pour  Ion  bien,  que  l'imagination  s'abbatte  devant  la 
grandeur  &  l'éclat  des  richefles. 

Maisfijeconfidérequc  le  corps  cfl:  infiniment  au 
delîousde  l'efprit  ;  qu'il  ne  peut  eu  être  le  maître  î 
qu'ilnepeutPinftruire  de  la  rérité,  ni  produire  eti 
lui  la  lumiércj  &  que  dans  cette  veuë  je  rentre  en  moi* 
même ,  &  que  je  me  demande  :  ou  plutôt  {  puifque  je 
ne  fuis  pas  à  moi  même  ,  ni  mon  maître ,  ni  ma  lu- 
mière )  fi  je  m'approche  de  Dieu,  &  que  dans  le  filen*i 
ce  de  mes  fèns  &  de  mes  pafiions,  je  lui  demande,  fi  je 
dois  préférer  les  richelTes  à  la  vertu,  ou  là  vertu  aur 
richelîes:  j'entendrai  une  réponte  claire  &  didinde 
de  ce  que  je  dois  faire:  réponfè  éternelle  qui  a  tou- 
jours été  dite,  qui  fe  dit  &  qui  lè  dira  toujours  :  répon- 
fè  qu'il  n'eft pas  néceflaire  que  j'explique  parce  que 
tout  le  monde  la  fçait,  ceux  qui  liient  ceci ,  &  ceux 
qui  ne  le  lifent  pas  ;  qui  n'eft  ni  Grecque  ni  Latine ,  ni 
Prançoife ,  ni  Allemande ,  &  que  toutes  les  nations 
conçoivent  :  réponfe  enfin  qui  confole  les  juftes  dans 

R  5  leur 


DELA 


RECHERCHE 

DELA 

VERITE- 


LIVRE  QUATRIEME. 
D  E  S      l  N  C  L  l  N  AT  I  O  H  S 

en  des  mouvemêns  naturels  ds  Pefprit, 

C  H  A  P  I  T  R  E    P  R  E  M  I  E  R. 

I»  Les  Bf^rits  doivent  avoir  des  inclinations  t  comme  les 
corps  ont  des  mouvemens-^  IL  Dieu  ne  donne  aux  ef- 
frits  du  mouvement  que  pour  lui.  IIL  Les  efprits  ne 
je  portent  aux  biens  furticuliers  que  par  le  mouvement 
qu'ils  ont  pour  ie  bien  en  général.  IV.  Origine  des 
principales  inclinations  naturelles  qui  feront  la  divi- 
(ion  de  ce  quatrième  Liy te ^_  '  , 

L  ne  feroit  pas  nécefïàire  de  traiter 
des  inclinations  naturelles  comme 
nous  allons  ^re  dans  ce  quatrième 
Livre,  ni  des  paiïïons  comme  nous 
ferons.dans  le  fuivant)  pour  décou- 
vrir les  cauiès  des  erreurs  des  hom- 
mes ,  fi  l'entendement  ne  de'pen- 
doitpo int  ds k volonté tos  Jiiperceptioii  des  objets: 

mais 


DELA  VERITE'-.  Livre  IV.  ~    395 

mais  parce  qu'il  reçoit  d'elle  {à  diredion  ,  que  c'eft  Chap^ 
elle  qui  le  détermine  Se  qui  l'applique  à  quelques  ob-       L 
jets  plutôt  qu'à  d'autres  ;  il  eft  abfblumcnt  nécelTairc 
de  bien,  comprendre  fès  inclinations  »  afin  de  péné- 
trer les  caufès  dQS  erreurs  auxquelles  nous  fbmmes 
fùjets.  . 

Si  Dieu  en  créant  ce  monde  eiit  produit  ufiematie're  j    '  , 
infînimentétenduë fans  lui  imprimer  aucun  mouve-     ^^.A*. 
men^,  tous  ks  corps  n'auroient point  e'te'  dijférens  ^^'  ^     * 
les  uns  des  autres.  Tout  ce  monde  vifible  ne (eroit  '^^"  f' 
encore  à  pre'fènt  qu'une  malTe  de  matière  ou  d'ercn-  ^^^^^^^^ 
due,  qui  pourroirbienfèrvir  à  faire  connoître  la  gran-  ^"^  "^^' 
deur  &  la  puilTance  de  fbn  Auteur;  mais  iln'yauroir  /^^^ 
pas  cette  fucceflïon  de  formes  &  cette  variété  de  corps,  ^°^^^^^ 
qui  fait  toute  la  beauté  de  l'univers,  &  qui  porte  tous        ^'?^'^^ 
les  efpHts  a  admirer  la  fascfle  infinie  de  celui  qui  le  °^^^^-^ 
gouverne.  .  '      ''''''^'' 

Or  il  me  (èmble  que  les  inclinations  des  efprits  font  ^^'^^' 
au  mondefpirituel ,  ce  que  le  mouvement  eftaumon- 
de  matériel  ;  &  que  fi  tous  les efpritsétoient  (ans  in- 
clinations, ous'ilsnevouîoicncjamaisrien  ,  il  ne  fc 
trouveroit  pas  dans  Tordre  des  chofès  fpirituelles  cet- 
te variété,  qui  ne  fait  pas  feulement  admirer  la  pro- 
fondeur de  la  fàgeffe  de  Dieu ,  comme  fait  la  diverfité  ' 
qui  fè  rencontre  dans  des  chofès  matérielles  :  mais- 
auffi  là  miféricorde ,  fà  juftice ,  fà  bonté ,  &  générale- 
ment tous  fes  autres  attributs.  La  différence  des  in- 
clinations fait  donc  dans  les  efprits  un  effet  afièz  fèm^ 
blableàceluiquela  différence  des  mouvemens  pro-? 
duitdans  le  corps  •,&  les  mclinations  des  efprits,  ic  les' 
Hiouvemens  des  corps  fontenfèmble  toute  la  beauté 
des  êtres  créés.  Ainfi  tous  les  efprits  doivent  avoiu 
quelques  inclinations,  de  même  que  les  corps  ont 
diff^ércas  mouvemens.  Mais  tachons. de  découvrir 
quelles  inclinations  ils  doiventavoir. 

Si  nôtre  nature  n'étoit  point  corrompue  il  ne  fèroit 
pas  nécelTaire  de  chercher  par  la  raifbii,  ainfi  que  nous 
allons  faire,  qu'elles  doivent  être  les  inclinations  na- 
turelle-) des  efprits  créés  :  nous  n'aurions  pour  cela. 


DELA 

RECHERCHE 

DELA 

V  E   RI   TÉ- 


LIVRE  QUATRIEME. 
V  E  S      INCLINATIONS 

on  des  mouvement  naturels  ds  l'ejprit, 
CHAPITRE    PREMIER. 

1^  Les  El  frit  s  doivent  avoir  des  inclinations ,  comme  les 
corps  ont  des  mouvemens^  IL  Dieu  ne  donne  aux  ef- 
prits  du  mouvement  que  pour  lui.  IIL  Les  efprits  né 
je  portent  aux  hiens particuliers  que  par  le  mouvement 
qu'ils  ont  pour  le  bien  en  général.  IV.  Origine  des 
principales  inclinations  naturelles  qui  feront  la  divi' 
(ion  de  ce  quatrième  Livre'-.  '  .         - 


L  ne  feroit  pas  néce(ïàire  de  traiter 
des  inclinations  naturelles  comme 
nous  allons  Êire  dans  ce  quatrième 
Livre,  ni  des  pallions  comme  nous^ 
ferons.dans  leiiiivant,  pour  décou- 
vrir les  caulès  des  erreurs  des  hom- 
mes ,  fi  ^entendement  ne  dépen- 
Yolontedans  Japerceptioiî  des  objets: 

mais 


doit  point 


'DELA  VERITE'.  Livre  IV.  ""    395 

nuis  parce  qu'il  reçoit  d'elle  fa  diredion  ,  que  c'eft  Chap^ 
elle  cjui  le  détermine  Se  qui  l'applique  à  quelques  ob-      I. 
jets  plutôt  qu'à  d'autres  5  il  eft  abfblumcnt  nécelTaire 
de  bien  comprendre  fès  inclinations  •.  afin  de  pe'ne'- 
trer  les  caufès  dQs  erreurs  auxquelles  nous  fbmmes 
fùjers.  - 

Si  Dieu  en  créant  ce  monde  eût  produit  une  matie're  »    *  , 
■infiniment  étendue  fans  lui  imprimer  aucun  mouve-  J^-  ^u  - 
ment,  tous  les  corps  n'auroient point  été  difFérens  r^^-^"*'^'*" 
les  uns  des  autres.  Tout  ce  monde  vifible  ne feroit  ^^"  f^ 
encore  à  préiènt  qu'une  mafTe  de  matière  ou  d'ércn-  .  ''T.  ^^ 
due,  qui  pourroirbienfèrvir  à  faire  connoître  lagran-  ^"^  ''*'^" 
deur  &  la  puiiTance  de  fbn  Auteur  ;  mais  il  n'y  auroic   '^"^ 
pas  cette  fiiccefiion  de  formes  &  cette  variété  de  corps,  ^^^^''^^^ 
qui  fait  toute  la  beauté  de  l'univers,  &  qui  porte  tous        ^^J"?^ 
\z'^  efptits  à  admirer  la  fagefle  infinie  de  celui  qui.  le  ^^^ 
gouverne.  '      mou^e- 

Or  il  me  lèmble  que  les  inclinations  des  efprits  font  ^^''^^^ 
au  monde  fpirituel,  ce  que  le  mouvement  eft  au  mon- 
de matériel  j  &  que  fi  tous  les  efprits  étoient  fans  in- 
clinations ,  ous'ilsnevouloicntjamaisrien  ,  il  ne  fc 
trouveroit  pas  dans  Tordre  des  choies  fpirituelles  cet- 
te variété,  qui  ne  fait  pas  feulement  admirer  la  pro- 
fondeur delà  fàgefTe  de  Dieu,  comme  fait  la  diverfité 
qui  fè  rencontre  dans  des  chofès  matérielles  :  mais 
aufTi  là  miféiicorde ,  fà  juftice ,  fà  bonté ,  &  générale- 
ment tous  fes  autres  attributs.  La  différence  des  in« 
clinations  fait  donc  dans  les  efprits  un  efïet  afîèz  fèm- 
blableàceluiquela  différence  des  mouvemeus  pro- 
duit dans  le  corps  -,  &  les  inclinations  des  efprits,  &:  les' 
mouvemens  des  corps  font  enfèmble  toute  la  beauté 
desétues  créés.  Ainfi  tous  les  efprits  doivent  avok 
quelques  inclinations ,  de  même  que  les  corps  ont 
dilFérens  mouvemens.  Mais  tachons  de  découvrir 
quelles  inclinations  ils  doivent  avoir. 

^i  nôtre  nature  n'étoir  point  corrompue  il  ne  fèroit 
pas  nécelTaire  de  chercher  par  larailbn,  ainfi  que  nous 
allons  faire,  qu'elles  doivent  être  les  inclinations  na- 
turelles des  efprits  créés  :  nous  n'aurions  pour  cela 

R  5>  qu'i^ 


39^  DE  LA  RECHERCHE 

Ci^Ai.P..  qu'à  nous  confïilter  nous-mêmes ,  &  nous  reconnot- 
L  trions  par  le  (èntiment  intérieur,  que  nous  avons  dé: 
ce  qui  fe  pafïèen  nous, toutes  les  inclinations  que  nous; 
devons  avoir  naturellement.  Mais ,  parce  que  nous 
fçavonspar  la.foi  que  le  pèche'  a  renverfé  l'ordre  de  la 
nature ,  &  que  la  raifon  nous  apprend  que  nos  incli- 
nations font  de'reglées ,  comme  on  le  verra  mieux: 
dans  la  fuite,  nous  fbmmes  obligez  de  prendre  un  au» 
tre  tour:  ne  pouvant  nous  fier  àce  que  nous  (entons,, 
nous  fommes  obligez  d'expliquer  les. choies  d'une 
manière  plus  relevée  j.mais  qui  femblera  (ans  doute 
peufolide  à  ceux  qui  n'eftiment  que  ce  qui  &  fait  /en» 
tir. 
^'^.  C'effc  une  ve'rite'  inconteftable ,  que  Dieu  ne  peut  • 

5^ />«  w'tf  avoir  d'autre  fin  principale  dé  fes  opérations  que  lui-- 
ffoint        même,  &  qu'il  peut  avoir  plufieurs  fins  moins  princi- 
d'autrf    pales,  qui  tendent  toutesàlaconfèrvation  des  êtres; 
fn  prin-  qu'il  a. créés.  Il  ne  peut  avoir  d'autre  fin  principale 
ci^aU  àe  que  lui  même,  parce  qu'il  ne  peut  pas  errer ,  oumct-- 
fes  aâi^    tre  là  dernière  fin  dans  des  êtres  qui  ne  renferment  pas  i 
ons  que     toute  force  de  biens.  Mais  il  peut  avoir  pour  fin  moins  > 
luimê-     principale  la  confervation  des  êtres  créés,  parce  que- 
?ii€',0'  il  parcicipansto.us  de ià  bonté,  ils  font  neceflai rement- 
ne  donne  bons,  &  même  très  bons  (èlon  l'Ecriture ,  yalde  bona.' 
aux  ef-     Ainli  Dieu  les  aime ,  &  c'eft  mêmes  fon  amour  qui 
^its  du    les  con  ferve,  car  tous  les  êtres  ne  fubfiftent  que  parce  - 
mcHve-     que  Dieu  les  aime.  Dilips  omnia  quajunt,  dit  le  Sage,- 
ment  que  nihil  oàtjii  eorum  quxfecijH  :  nec  enim  odiens  aliquid  con-- 
^OKT  lui..  fUtMijliO'fedfii.  (^uomodo autempo([€t aliquid perma- 
wre-i  nifitH  -yoluiffes,  aut  quod  à  teyocatum  non  ejjètcon" 
fe^-varetur.  En  effet  il  n'eft  pas  pofliblede  concevoir 
que  des  choies  j qui  ne  plaiiènt  pas  à  un  être  infiniment  - 
parfait  &  tout  puiflànt,  fubfiftent,puifque  toutes  cho> 
îèsnefiibûftent-qucpar  ià  volonté.  Dieu  veut  donC' 
fa  gloire  comme  ia  fin  principale,  &  la  conièrvation'  , 
de  lès  créatures,  mais  pomià gloire. 

Les  incfeations  naturelles  des  e/prits  étant  certai- 
s^mcntdesimprciïions  continuelles  de  la  volonté  de^ 
<iç.celui ç[ui ifi§  a, créés  &  qui  les  coniçrYC>..il  eft  es» 
'  "*  me. 


DE  LA  VERITE'.  LtvRï  IV.  \rj 
Me  fcmble  néceiîaire  que  ces  inclinations  (oient  entié-  G«M»*  - 
rement  femblables  à  celles  de  leur  créateur  &  de  leur  I.  • 
eonfèrvateur.  Elles  ne  peuvent  donc  avoir  naturelle- 
ment d'autre  fin  principale  que  ïà  gloire ,  nr  d'autre 
fin  féconde  que  leur  propre  confèrvation  &  celle  deff 
autres,mais  toujours  par  rapport  à  celui  qui  leur  don- 
ne l'être.  Car  enfin  ikme  paroît  inconteftable  que 
Dieu  ne  pouvant  vouloir  que  Tes  volontcz  qu'il  crée, 
aiment  davantage  un  moindre  bien  qu'un  plus  grand 
bien ,  c'eft-à-dire  qu'elles  aiment  davantage  ce  qui  eft 
moins  aimable ,  que  ce  qui  eft  phis  aimable  :  il  ne  peut 
créer  aucune  créature  (ans  la  tourner  vers  lui-même, 
&  il  lui  commande  de  l'aimer  plus  que  toutes  chofès; 
quoi  qu'il  puilTe  la  crc'er  l&re  &  avec  la-  puiflànce  de- 
fe  de'tacher  &  de  fcdétoumer  de  lui. 

Gommeil  n'y  a  proprement  qu'un  amouren  Dieu,     i^^o 
qui  eft  l'amour  de  lui-même  :  &  que  Dieu  ne  peut  rien  Les  ef- 
aimer  que  par  cet  amour ,  puilque  Dieu  ne  peut?  rien  frits  ne  - 
aimer  que  par  rapport  à  lui  :  aufliDieu  n'imprime  /epcr- 
qu'iin  amour  en  nous ,  qui  eft  l'amour  du  bien  en  ge'*  tent  ati:^ 
ne'ral  j  &  nous  ne  pouvons  rien  aimer  que  par  cet  biens' 
amour,  puifquc  nous  ne  pouvons  rien  aimer  qui  ne  particu-' 
(bit  ou  qui  ne  paroille  un  bien.    G'eft  l'amour  du  lier  s  que 
bien  en  général  qui  eft  le  principede  tous  nos  amours  parle 
particuliers  ,  parce  qu'en  effet  cetamour  n'eft  que  nô-  mouveJ 
tre  volonté  :  car  comme  j'ai  déjà  dit  ailleurs  la  voîon-  meyit" 
té  n'eft  autre  chofè  que  l'impreflion  continuelle  dé  qu'ils 
l'Auteur  de  la  nature ,  qui  pone  l'efprir  de  l'homme  ontPcur 
vers  le  bien  en  général.  Certainement  il  ne  fatir  pas  yHen- 
s'imaginerquecettepuifïànce  que  nous  avons  d'aimer  général'. 
vienne,  on  dépende  de  nous.  Iln'yaquelapuifTancc 
de-mal  aimer,  ou  plutôt  de  bien  aimer  de  mauvaifès^ 
chofes  qui  dépende  de  nous,  parce  qu'b'tanr libres 
nous  pouvons  déterminer,  &  nous  déterminons  en 
effet  àdesbiensparrieuliers,  &  par  conféquent  à  de 
faux  biens ,  le  bon  amour  que  Dieu  ne  ceffe  point  ' 
d'imprimer  en  nous ,  tant  qu'il  ne  cefîè  pointdenous  ' 
conferver, 

Maisuon^reuiemcncnôtie  volonté ,  ou  n'être amôut 

R  6  fcuE 


398  DE  LA  RECHERCHE. 

Cra  p.  pour  le  bien  en  ge'ne'ral  vient  de  Dieu, nos  incKnations 
I»  .  pour  des  biens  particuliers  lelquellcs  Ibnt  communes 
à  tous  les  hommes  ,  quoi  qu'inégalement  fortes  dans 
tous  les  hommes  ,  comme  nôtre  inclination  pour  la 
confcrvation  de  nôtre  être,  &  de  ceux  avec  lefquels 
iioHS  fbmmes  unis  par  la  nature  ,  font  encore  des  im- 
prellions  de  la  volonté'  de  Dieu  fur  nous  :  car  j'appel- 
le ici  indifféremment  du  nom  d'inclination  naturelles 
toutes  les  impreiïions  de  rAuceur.  de  la  nature ,  qui 
font  communes  à  tous  les  efprits. 

Je  viens  de  dire  que  Dieu  aimoit  (es  créatures ,&  que 
„„  c'ctoit  mêmes  fon  amour  qui  leur:  donnoit  &  leur 
.'  confêrvoit  l'être  rainfi  Dieu  imprimant  fans  cefîè  en 
^^%^''^  nous  un  amour  pareil  au  (îen ,-  puifque  c'efl  fa  volon- 
ûes  fun-  té  qui  fait  &  qui  régie  la  nôtre  ,. il  nous  donne  auflî 
^'«^^/•^  toutes  ces  inclinations  naturelles  qui  ne  dépendent 
mcLinj.'  point  de  nôtre  choix  ,  &  qui  nousportent  necelTaire- 
tionsnii-  nient  àla  confcrvation  de  nôtre  être  3..&.  de  ceux  avec 
turcUes    lef^ijeJsnous  vivons. 

qui  ;  e-  ç;^!-^  ç^q^  q,jg  j^  pe'ché  ait  corrompu  toutes  chofèsj 

royii  ljz      il  ne  les  a  pas  détruites.   Q^uoi  que  nos  inclinations 
civij'iofi     naturelles  n'ayent pas  toujours  Dieu  pour  fin  par  le 
«^  ^^         choix  libre  de  nôtre  volonté ,  elles  ont  toujours  Dieu 
^■uatrie-   pour  fin  dans  l'inftirution  de  la  nature  :  car  Dieu  qui 
Â-îf  Li-     les  produit  &  qui  les  confèrve  en  nous ,  ne  les  produit 
"^re.         &  ne  les  conferve  que  pour  lui.  Tous  les  pécheurs 
tendent  à  Dieu  par  l'impreilion  qu'ils  reçoivent  de 
Dieu ,  quoi  qu'ils  s'en  éloignent  par  Terreur  Se  l'éga- 
rement de  leur  efprit.  Ik  aiment  bien ,  car  on  ne  peut 
:  jamais  mal  aimer ,  puifque  c'eft  Dieu  qui  fait  aimer; 

mais  ils  aiment  de  mauvaifès  choies  mau vaifès .  feule- 
ment,  parce  que  Dieu,  qui  donne  mêmes  aux  pé- 
cheurs le  pouvoir  d'aimer ,  leurdèfFend  de  les  aimer, 
â  caufè  que  depuis  le  péché  elles  les-détournent  de  fon 
^our.  Garles  hommes  s'imaginant  que  les  eréatu- 
rêsjcauicnt  en  eus  le  plaifîr  qu'ils  tentent  à  leur  ccca- 
fion ,  fè  portent  avec  fureur  vers  ks  corps ,  &  tombent 
dans  un  enèk:r  oubli  de  Dieu  qui  ue  paroit  point  à 
iSursyeax* 

Nous 


DE  LA  VERITE'.  Livre  I\^  J99 
Nous  avons  donc  encore  aujourd'hui  ies  mêmes  Chap, 
inclinations  naturelles .,  ou  les  mêmes  impreflîons  de  I. 
rAuceur  de  la  nature  qu'avoit  Adam  avant  fbn  pè- 
che'. Nous  avons  même  les  inclinations  qu'ont  les 
bienheureux  dans  le  ciel,  car  Dieu  ne  fàit&  necon- 
ferve  point  de  créatures  qu'il  ne  leur  donneun  amour 
pareil  au  lien.  Il  s'aime  ,11  nous  aime,  il  aime  toutes 
fès  créatures  j  il  ne  fait  donc  point  d'efprits  qu'il  ne 
les  porte  à  l'aimer ,  à  s'aimer ,  aaimer  toutes  les  créa- 
tures. 

Mais  comme  toutes  nos  inclinations  ne  font  que 
des  imprelTîons  de  PAuteur  de  la  nature  lefquelles 
nous  portent  à  l'aimer  &  toutes  choies  pour  lui  ;  elles 
ne  peuvent  être  regle'es ,  que  lor(que  nous  aimons 
Dieu  de  toutes  nos  forces,  &  toutes  choies  pour  Dieui 
par  le  choix  libre  de  nôtre  volonté  :  car  nous  ne  pou- 
vons fans  injufticeabufer  de  l'amour  que  Dieu  nous 
donne  pourlui ,  en  aimant  par  cet  amour  autre  choie 
que  lui  &  fans  rapport  à  lui. 

Ainfî  nous  connoifTons  préfèntement  non  feule- 
ment qu'elles  font  nos  indinations  naturelles,-  mais 
encore  quelles  elles  doivent  être  ;  afin  qu'elles  fbienc 
Bien  réglées  &  félon  l'inftitution  de  leur  Auteur.  Car 
tout  ledefordre  de  nos  inclinations  ne  confifte qu'en 
ce  que  nous  établiUons  nôtre  dernière  fin  dans  nous- 
mêmes  ,  &  qu'au  lieu  de  rapporter  tout  à  Dieu ,  nous 
rapportons  tout  à  nous. 

Nous  avons  donc  premièrement  une  inclination 
pour  le  bien  en  général ,  laquelle  eft  le  principe  de 
toutes  nos  inclinations  naturelles ,  de  toutes  nospal» 
fions  ,  &  de  tous  les  amours  libres  de  nôtre  volonté. 

En  fécond  lieu  nous  avons  de  l'inclination  pour  la 
confèrvation  de  nôtre  être  ou  de  nôtre  bonheur. 

En  troifiémelieu  nous  avons  tous  de  l'inclination 
pour  les  autrescréatures ,  lorfqu'elles  font  utiles  où  à 
nous  mêmes  ,  ou  à  ceux  que  nous  aimons.  Nous 
avons  encore  beaucoup  d'autres  inclinations  particu- 
lières qui  dépendent  de  celles-ci;  mais  nous  en  par-- 
ierons.  peut-être,  ailkuf  s.    Nous  prétendons  feu  le- 


4©o  DE  LA  RECHERCHE 

Chaf  .    nient  ra  pporter  dans  ce  quatrième  livre  les  erreurî  de 
l^        nos  inclinations  à  ces  trois  chefs  -,  à  l'inclination  que 
nous  avons  pour  le  bien  en  ge'ne'ral ,  à  l'amour  pro* 
prc,  &  à  l'amourdu  prochain. 


Ghap.  CHAP  FTRE    il 

L  V inclination  pour  le  bien  en  général  eji  lé  principe  de 
l'inquiétude  de  notre  volonté,  IL.  Et  par  conféquent  ds 
notre  peu  d'application  O'  de  notre  ignorance,  HLPre^ 
mier  exemple  -i  la,  morale  peu  connue  du  commun  des 
hommes  ♦  LV,  Second  exemple ,  l'immortalité  de  Vame 
conteflée  par  quelques per/onnes.  V.  Que  nôtre  igno-^ 
rance  efl  extrême  à  l'égard  des  chofesabftraiies  »  ou 
^i  n'ont  guéris  de  rapport  a  nous. 

j  f^  Ette  vafte  capacité  qu'a  la  volonté  pour  tous  les 

7 » •  *  7'  V^  biens  en  général ,  à  caufe  qu'ellcn'eft  faite  que 

pourim  bien  qui  renferme  en  foi  tous  les  biens,  ne 

^  ^^^,  peut  être  remplie  par  toutes  les  chofes  que  l'efprit  lui 

f^^  reprélènte  ,  &  cependant  ce  mouvement  continuel 

/.    .  que  Dieu  lui  imprime  vers  le  bien  ne  peut  s'arrêter* 

^^"f^^  Ce  mouvement  ne  ceflant  jamais  donne  n éceflàirc- 

'^J  .^  .  ment  à  l'efprit  une  agitation  continuelle.  La  volonté 

principe  quici^ej-cjjecequ'e2|ç(jefjj-e^  oblige  l'efprit  defèrc- 

^ .  /""J    préfènter  toutes  fortes  d'objets,  L'efprit  fè  les  repré* 

qmcu  e  f^i-j^ç  j^^is  l'ame  ne  les  goûte  pas  ;  ou  fî  elle  les  goûte 
ne  notre      n»  \   ^  i  r^ 

,      ,    elle  ne  s  en  contente  pas.L'ame  ne  les  goûte  pas,  parce 

'volonté,  r  1       '^.•^1,r•       ^  i\.°  • 

quelouv^ntia  vue  de  1  elpritn  eit  point  accompa- 
gnée de  plaifir;  car  c'eflparleplaifîrqueramegoutc 
ion  bien:  &  l'ame  ne  s'en  contente  pas?  parce  qu'il  n'y 
a  rien  qui  puilTe  arrêter  le  mouvementée  l'ame,  que 
celui  qui  le  lui  imprime.  Tout  ce  que  l'efprit  fè  repré- 
fènte  comme  fon  bien  ,  e^l  fini  5  &  tout-ce  qui  eft  fini, 
peut  détourner  pour  un  moment  nôtreamour ,  mais 
ii  ne  peut  le  fixer.  Lorfque  l'efprit  confidére  des  ob- 
jets fort  nouveaux  &  fort  extraordinaires jou  qui  tien- 
aeiir  queIqtr-.i^hoie  de'l'infini.)  la  volonté  fbuirre  pour 

quel- 


DE  LA  VFRITF.  tiVRE  IV.  401 
quelque  tems  qu'il  les  examine  avec  attention  ;  parce  Chap^ 
qu'elle  e{î>ere  y  trouver  ce  qu'elle  cherche ,  &  que  ce  I-Js. 
qui  paroît  infini,  porte  le  caractère  de  fon  vrai  bien; 
mais  avec  le  teras  elle  s'en  dégoûte  aulTî  bien  que  des 
autres.  Elle  eft  donc  toujours  inquie'te ,  parce  qu'elle 
eft  porte'e  à  chercher  ce  qu'elte  ne  peut  jamais  trouver; 
&  ce  qu'elle  efpére  toujours  de  trouver  :  &  elfe  aime 
le  grand,  l'extraordinaire,  &  ce  qui  tient  de  l'infini; 
parce  que  n'ayant  pas  trouvé  fbn  vrai  bien  dans  les 
chofès  communes  &  familières, elle slmagine le  trou- 
ver dans  celles  qui  ne  lui  font  point  connues.  Nous 
ferons  voir  dans  ce  chapitre ,  que  l'inquie'tude  de  nô- 
tre volonté'  eft  une  des  principales  caufës  de  l'igno-' 
rance  où  nous  femmes ,  &  des  erreurs  ou  nous  tom- 
bons fur  une  infinité  de  fujets  :  &  dans  les  dei|x  fîii^ 
vans  nous  exphquerons  ce  que  produit  en  noi^s  Ti»- 
clination  que  nous  avons  pour  tout  ce  qui  a  quelque 
chofè  de  grand  &  d'extraordinaire. 

Il  eft  aflez  évident  par  les  chofes  que  l'on  a  dites,      ^^• 
premièrement  que  la  volonté  n  'applique  guéres  l'en-    Etpér 
rendement  qu'a  des  objets  qui  ont  quelque  rapport  ^onfe- 
avecnous,&  qu'elle  néglige  fort  les  autres  j  car  fou-  S^ent  de- 
haitant  toujours  la  félicité  avec  ardeur,  &  par  l'im-  notre  feu- 
prelfion  de  la  nature,  elle  ne  tourne  l'entendement  à'affli- 
quevers  les  choies  qui  nous  paroiflent  utiles^  &  qui  c^tionO*^ 
nous  caulènt  quelque  plaifir.  »^  nôtre  ; 

Secondement,  que  la  volonté  ne  permet  pas  que  ignoran"^ 
l'entendement  s'occupe  long-tems,  à  des  choies  me-  ^f»  - 
me  qui  lui  donnent  quelque  plaifir  :  parce  que  comme 
on  vient  de  dire ,  toutes  les  choies  créées  peuvent  bien 
nous  plaire  pour  quelque  tems ,  mais  nous  nous  en 
dégoùtonsbien-totapré-s;  &  alors  nôtre  efprit  s'en 
détourne  &  cherche  ailleurs  dequoi  le  latisfairc. 

Troifiémement,  que  la  volonté  eft  excitée  à  faire 
ainfi  courir  l'etprit  d'objet  en  objet ,  parce  qu'il  n'eft 
jamais  {ans  lui  repréiènter  confufément  &  comme  de 
loin  celui  qui  contient  en  foi  tous  les  êtres  ,  comme 
nous  l'avons  dit  dans  le  troifiéme  livre.  Car  la  volon- 
td voulant-,  poux  ainfi  dire,  approcher  dayaiuagc  de 

fôl* 


4©i  DE  LA  RECHERCHE 

Chap.  ^i  ^"  vrai  bien  pour  en  être  touchée  ,  &  pour  en  re- 
1^1  cevoir  le  mouvement  qui  l'anime ,  elle  excite  l'enten- 
dement à  fè  le  représenter  par  quelque  endroit.  Mais 
alors  ce  n'eft  plus  l'être  ge'néral  6c  univerfel ,  ce  n'eft 
plus  l'être  infiniment-parfait  que  l'efpric  apperçoit  j 
c'eft  quelque  chofe  de  borné  &  d'imparfait,  qui  ne 
pouvant  arrêter  le  mouvement  dé  la  volonté  ni  lui 
plaire  long-tems ,  elle  l'abandonne  pour  courir  après- 
quelque  autre  objet. 

Cependant  l'attention  &  l'application  de  l'elpric^ 
étant  abfolument  néceilaRre  pour  découvrir  les  véri- 
tez  un  peu  cachées ,  il  eft  m.anifefte  que  lecommun 
des  hommes  doit  être  dans  une  ignorance  tres-gro{^ 
fîére  à  l'égard  même  des  ehplès  qui  ont  quelque  rap- 
port à  eux  3  &  qu'ils  font  dans  un  aveuglement  incon- 
cevable à  l'égard  de  toutes  les  veritez  abftraites  ,  & 
qui  n'ont  point  de  rapport  fcnfible  avec  eux.  Mais  il: 
faut  tâcher  de  faire  {èntir  ces  chofes  par  des  exem- 
ples. 
ri  T.         Il  n'y  a  point  de  Icience  qui  ait  tant  de  rapport  à 
Premier  nous  que  la  morale  :  C'eft  elle  qui  nous  apprend  tous 
exemple  y  nos  devoirs  à  l'égard  de  Dieu,  de  nôtre- Prince ,  de: 
lamora-  nos  parens,denos  amis,  &  généralement  de  tout  ee 
le  peu      qui  nous  environne.    Elle  nous  enfeigne  mêmes  le 
connue     chemin  qu'il  faut  fùivre  pour  devenir  éternellement 
du  corn-    heureux  ;  5c  tous  les  hommes  iont  dans  une  obliga- 
mundes    ^^''^^^  eilentielle ,  ou  plîitôt  dans  une  nécellité  indif^ 
/^owwfy.p^nlàblc  de  s'y  appliquer  uniquement  :  Cependant  il 
y  a  fix  mille  ans  qu'il  y  a  des  hommes,  &  cette  Icience 
cil:  encore  fort-imparfaite. 

Cette  partie  de  la  morale  qui  regarde  ce  que  l'on 
doi^tàDieu,  &  qui  fans  doute  eft  la  principale  puis- 
qu'elle a  rapport  à  l'éternité,  n'a  prefque  point  été 
connue  des  plus  fçavans  j  &  l'on  trouve  encore  à  pré- 
fent  des  perl.onnesd'ef[  rit  qui  n'en  ont  aucune  con- 
noillance:  Cependant  c'eii:  la  partie  de  la  Morale  la 
plus  facile.  Car  premic'rement  quelle  difficulté  y  a- 
a'jlàreconnoitrequ'ilyaunDieu  ?  Toute  que  Dieu 
af^tJe  2.^<?'^^  '  tout  ce  c^ue  les  hommes  &  les  bétes- 


DE  LA  VERITE'.  Livre  IY.        405 

font  le  prouve  :  tout  ce  que  nous  penfons ,  tout  ce  que  Cha^, 
nous  voyons,  tout  ce  que  nous  fèntons,  le  prouve.  En      1 1, 
un  mot  il  n'y  a  rien  qui  ne  prouve  l'exiftencc  de  Dieu, 
ou  qui  ne  la  puifTe  prouver  à  des  efprits  attentifs,  & 
qui  s  appliquent  fe'rieufèment  à  rechercher  l'Auteur 
de  toutes  ehofès. 

En  fécond  lieu  il  eft  eVident  qu'il  faut  iùivre  Ie&  or- 
idres  de  Dieu  pour  être  heureux  ;  car  étant  puifTant  & 
jufle  ,  on  ne  peut  lui  déibbeir  fans  être  puni,  ni  lui 
obe'ïr  fans  être  réeompenfé.  Mais  que  demande-t'il 
de  nous  ?  Que  nous  l'aimions  :  que  nôtre  efprit  foir 
occupe' de  lui ,  que  nôtre  cœur  foit  tourne'  vers  lui. 
Car  pourquoi  a-t'il  créé  les  efprits?  Certainement  il 
ne  peut  rien  faire  que  pour. lui .:  il  ne  nous  a  donc  faits 
que  pour  lui,&  nous  fommes  indifpenfablemenc  obli- 
gez à  ne  point  détourner  ailleurs  l'impreffion  d'a- 
mour qu'il  confer  ve  fans  celfe  en  nous ,  afin  que  nous 
l'aimions  (ans  cefîe. 

Ces  veritez  ne  font  pas  fort  difficiles  à  découvrit 
pour  peu  que  l'on.  s'y.  apphque.  Ççpçndâut  ç£  (eal 
principe  de  Morale  :  Ôue  pour  être  vertueux  &  heu- 
reux il  eft  ablblument  necefîaire  d'aimer  Dieu  fiir  tou- 
tes chofès  &  en  toutes  chofès  ,.  efl  le  fondement  de 
toute  la  Morak  Chrétienne.  Il-  ne  faut  pas  auffi  s'ap  • 
pliquer  extrêmement  pour  en  tirer  toutes  les  confe- 
quences  dont  nous  avons  befbin  ,  pour  établir  les  ré- 
gies générales  de  nôtre  conduite  j  quoi  qu'il  y  ait  tres^ 
peu  de  perlonnes  qui  les  tirent,  &  que  l'on  difpute en- 
core tous  les  jours  fur  des  queftions  de  Morale,  qui 
font  des  fuites  immédiates  &  nécelTaires  d'un  princi- 
pe auffi  évident  qu'eft  celui-là. 

Les  Géomètres  font  toujours  quelques  nouvelles 
découvertes  dans  leur  (cience,ou  s'ils  ne  la  perfection- 
nent pas  beaucoup,  c'eft  qu'ils  ont  déjà  tiré  de  leurs 
principes  les  confequences  les  plus  utiles  &  les  plus 
nécelTaires.  Mais  la  plupart  des  hommes  fèmblenc 
incapables  de  rien  conclure  du  premier  principe  de  là 
Morale.  Toutes  leurs  idées  s'évanoiliiTent  &  le  dilti- 
pent  lorfqu'ils   veulent  feulement  y  penfèr  :  parce 

qu'ils 


404  DE  LA  RECHERCHE 

Chap.  qu'ils  ne  le  veulent  pas  comme  il  faut  :  &  ilsnelîf 
1 1.  veulent  pas  ,  parce  qu'ils  ne  le  goûtent  pas ,  ou  parce 
qu'ils  s'en  dégoûtenttrop  tôt  après  qu'ils  l'ont  goft- 
te'.  Ce  principe  eft  abftrait,  metaphyfique,  purement 
inteliigi)Ie  j  il  oe  fefèntpas,  il  ne  s'imagine  pasj  II 
neparoîtdoncpas  folide  à  des  yeux  charnels ,  ou  à 
<^es€iprits  qui  ne  voyent  que  par  les  yeux.  Il  ne  {è 
trouve  rien  dans  ce  principe  qui  puifle  faire  cefTer  l'in- 
quiétude de  leur  volonté  ,  &  quipuiflè  en  fuite  arrêter 
lavuëdeleurefprit  pour  le  conndérer  avec  quelque 
attention.  Quelle  efpérance  donc  qu'ils  le  voyenc 
bien  ,  qu'ils  le  comprennent  bien ,  &  qu'ils  en  con- 
cluent diredementce  qu'ils  en  doivent  conclure. 

Si  les  hommes  ne  comprenoient  qu'imparfaite=- 
Kient  cette propofition  de  Géométrie:  Que  les  cotez 
^es  triangles  femblables  font  proportionnels  entr'- 
€ux  i  certainement  ils  ne  fcroient  pas  grands  Géomè- 
tres. Mais  fî  outre  cette  vue  confufe  &  imparfaite  de 
cette  propofîtion  fondamentale  de  Géométrie ,  ils  - 
avoi^nt- ei^'-f^'-p  '^'■'«"loiip  l'ii-pr^i- /-inc  Ipc  rotç?  des  trian^ 

gles  femblables  ne  fiiiîent  pas  proportionnels  ;  &  qus 
la  fauffe  Géométrie  fût  aufli  commode  pour  leurs  in» 
elinations  perverfes  que  la  fauffe  Morale ,  ils  pour- 
roient  bien  faire  des  paralogifmes  auili  abfurdes  en 
Géométrie  qu'en  matière  de  Morale ,  parce  que  leurs 
erreurs  leurs  (èroient  agréables ,  &  que  la  vérité  ne  îo^ 
roit  que  les  embarafler,  que  les  étourdir,  &  que  les  fâ- 
cher. 

Il  lie  faut  donc  pas  s'étonner  de  l'aveuglement  des 
hommes  qui  vivoient  dans  les  lîécles  palîez,  pendant 
lefquels  l'idolâtrie  regnoit  dan  s  le  monde ,  ou  de  ceux 
«lui  vivent  maintenant  &  qui  ne  font  point  encofc 
«clairez  par  la  lumière  de  l'Evangile.  Il  falloir  que  la 
iàgefTc  e'ternelle  fè  rendit  enfin  fènfible  pour  in- 
ftruire  des  hommes  qui  n'interrogent  que  leurs  fcns. 
Il  y  avoit  quatre  mille  ans  que  la  vérité  parloir  à  leur 
efpric,  mais  ne  rentrant  point  dans  eux-mêmes ,  ils  ne 
l'entendoicnt  pas  :  il  falloir  qu'elle  parlât  à  leurs  oreil- 
ks,  l4  IiHfie'{e,^ui€claiie  tous  les  hommes  7  luifôit 

daa&r 


DE  LA  VERITE;  Livre  IV»        405- 
dans  leurs  ténèbres,  uns  les  difïiper  :  ils  ne  pouvoicnc  Cha? » 
mêmes  la  regarder.  II  falloir  que  la  lumière  intelligi-       II. 
ble  fe  voilât  &  {è  rendit  vifîbk  :  il  falloir  que  le  Verbe 
fe  fît  chair  &  que  la  fàgefTe  cachée  &  inaccefTible  aux 
hommes  charnels  les  mftruisît  d'une  manière  char-  ^^yy^^ 
i}ç\k  )  carnaliter -,  dit  fàint  Bernard.    La  plupart  des  jQ^g 
hommes,  &  principalement  les  pauvres  qui  font  le  j^^^ali 
plus  digne  objet  delà  mifericorde  &  de  la  providence  j)Q^ijii^ 
du  créateur ,  ceux  qui  font  obligez  de  travailler  pour 
gagner  leur  vie ,  font  extrêmement  grofïîers  &  flupi- 
dts.  Ils  n'entendent  que  parce  qu'ils  ont  des  oreilles, 
&  ils  ne  voient  que  parce  qu'ils  ont  des  yeux.  Ils  font 
incapables  de  rentrer  dans  eux-mêmes  par  quelque  efi» 
fort  d'efprit,  pour  y  interroger  la  vérité  dans  le  fïien- 
ce  de  leurs  fèns  &  de  leurs  pafïions.  Ils  ne  peuvent 
s  appliquer  à  la  vérité ,  parce  qu'ils  ne  peuvent  la  goû- 
ter i  &.  fouvent  ils  ne  s'avifent  pas  même  de  «'y  appli- 
quer, parce  qu'ils  ne  s'avifènt  pas  de  s'appliquer  a  ce 
qui  neles  touche  pas.  Leur  volonté  inquiète  &  vola- 
ge tourne  iri£efï^;]in:]^tlî'Iâ  vùë-deleur  eforit  vers  tous 
its  objets  fènfibles  qui  leur  plaifènt  &  qui  les  divertift. 
(ènt  par  leur  variété  :  caria  multiplicité  &  la  divesfité 
^es  biens  fènfibles  font  caufè  que  l'on  en  recconnoît 
moins  la  vanité,  &  que  l'on  elt  toujours  dans  l'efpé- 
rance  d'y  rencontrer  le  vrai  bien  que  l'on  de/îre. 

Aiiîfî,  quoi  que  les  confèils  que  J  e'sus-ChRIST 
comme  homme,  comme  voie,  comme  Auteur  de  nô- 
tre foi  nous  donne  dans  l'Evangile ,  fbient  beaucoup 
plus  proportionnez  à  la  foibkfTe  de  nôtre  efprit ,  que 
ceux  que  le  même  J  esus-Christ  comme  fagef^ 
fe  éternelle,  comme  vérité  intérieure,  comme  lumière 
intelligible  nous  inlpire  dans  le  plus  fècret  de  nôtre 
raifbn  :  quoi  que  J  e  sus-Chris  t  rende,  ces  con- 
fèils agréables  par  fà  grâce,  fenfîbles  par  fbn  exemple, 
convaincans  par  fes  miracles  -,  les  hommes  font  fi  flii- 
pides ,  &  fî  incapables  de  réflexion ,  mêmes  fîir.  les 
chofès  qu'il  leur  eft  de  la  dernière  confèquence  de  bien 
fçavoir ,  qu'ils  n  '7  pcnfènt  prefijue  jamais  comme  ils 
le  doivent.  Peu  de  gços  voyent  la  beauté  de  l'Erangi- 

le. 


40^  DE  LA  RECHERCHE 

Chap.    le.  Peu  de  gens  conçoivent  la  iolidité  &  la  nécelîîté 
1 1.      des  confèils  dejssus-CHRTsr:  peu  les  médi- 
tent, peu  s 'en  nourrilTent  &  s'en  fortifient;  l'agitation 
continuelle  de  la  volonté  c]ui  cherche  le  goiit  du  bien, 
ne  permettant  pas  que  l'on  s'arrête  à  des  veritez  qui 
fèmbîent  l'en  priver.  Voici  une  autre  preuve  de  ce 
jr/      guejedis. 
-,       ',         Les  impies  doivent  uns  doute  le  mettre  fort  en  pei- 
ne  de  içavoir,  h  leur  ameeft  mortelle,  comme  ils  le 
empUi  penlent  ,  ou  fi  die  eft  immortelle  ,  comme  la  foi 
^J^/nor-  ^  1^  railbn  nous  l'apprennent.  C'eft  là  une  chofe 
,   ^  ^  ^    delà  dernière  conféquence  pour  eux;  il  y  va  de  leur 
^^  ^    éternité  ,  &  le  repos  mêmes  de  leur  efprit  en  dépend. 
eee  D'où  vient  donc  qu'ils  ne  kfçavent  pas ,  ou  qu'ils  dé- 
parquel-  meurent  dans  le  doute  ,  fi  ce  n'eft  qu'ils  ne  font  pas 
^"^        capables  d'une  attention  un  peu  lèrieafe,  &  que  leur 
P^r/on^     volonté  inquiète  &  corrompue  ne  permet  pas  à  leut 
^^^*  eiprit  de  regarder  fixement  les  raifons ,  qui  font  con- 

traires au  fentiment  qu'ils  voudroient  être  véritable. 
CâL  enfiaefl-ce  une  ciiofè  fi  di^icile  à  reconnQÎtie 
que  la  différence  qu'il  y  a  entre  l'ame  &  le  corps ,  en  ' 
tre  ce  qui  penfe  &  ce  qui  eft  étendu  ?  Faut  il  apporter 
une  fi  grande  attention  d'elprit  pour  voir  qu'une  pen- 
fc'e  n'en:  rien  derond  nids  quarr.é:.que  de  l'étendue 
n'eft  capable  que  de  différentes  figures  &  de  différens 
mouvemens ,  &  non  pas  de  penlée  &  de  raifonne- 
ment  :  &  qu'ainfi  ce  qui  penfe,  &cequieft  étendu, 
font  deux  êtres  tout-à-fàit  oppofèz.  Cependant  cela 
foui  fiiffit  pour  démontrer  que  l'ame  eft  immortelle, 
&  qu'elle  ne  peut  périr  quand  mêmes  le  corps  lèroit 
anéanti. 

.Lors  qu'une  fubftance  périt,  il  eft  vrai  que  lesmod^s 
ou  les  manières  d'être  de  cette  fubftance  périflent 
avec  elle.  Si  un  morceau  de  cire  étoit  anéanti,  il  eft 
eft  vrai  que  les  figures  de  cette  cire  fèroient  aufîi 
anéanties  avec  elle  j  parce  que  la  rondeur  par  exemple 
de  la  cire  n'eft  en  effet  que  la  cire  même  d'une  telle  fa- 
çon ,  âinfi  elle  né  peut  fubfifter  fans  la  cire.  Mais 
^uandDi^^^écruiroit  toute  U  cire  qui  eft  au  monde, 
*  '  il 


Dï  LA  VERITE'.  Livre  IV.  407 
il  ne  s'enfùivroit  pas  pourtant  de  là  qu'aucune  autre  chap. 
fubftancc ,  ni  que  les  modes  d'aucune  autre  fubftance  1 1, 
iufiTent  anéanties.  Toutes  les  pierres  par  exemple 
fubfîileroient  avec  tous  leurs  modes  ;  parce  que  les  pier- 
res font  des  lubftances  ou  des  êtres  ,  &  non  pas  des 
manie'res  d'être  de  la  cir«. 

De  même ,  quand  Dieu  anéantiroit  la  moitié  de 
x^uclque  corps  ,  il  ne  s'enfùivroit  pas  que  l'autre  moi- 
tié'fût  anéantie.  Cette  dernière  moitié  eft  unie  avec 
l'autre ,  mais  elle  n'eft  pas  une  avec  elle.  Aiiifî  une 
moitié  écantanéantie  il  s'enfuit  bien,  lelon  la  lumière 
de  la  raifon ,  -querautre  moitié  n'y  a  plus  de  rapports 
mais  il  ne  s'enfuit  pas  qu'elle  ne  {bit  plus  ;  puifque  fon 
être  étant  diffe'rent,  il  ne  peut-être  réduit  au  néant  par 
l'anéantiflèment  de  l'autre.  Il  eft  donc  clair  que  la 
penfée  n'étant  point  la  modification  de  l'étendue, 
MÔtre  ame  n'eft  point  anéantie ,  quand  même  on  lup- 
polèroit  que  la  mort  anéantiroit  nôtre  corps. 

Maison  n'apasraiton  de  s'imaginer  que  le  corps 
même  foit  arvéanti  lorfqu'il  eft  détruit.  Les  parties 
qui  le  compofent  fe  diifipent  en  vapeurs  &  iè  réfol' 
vent  en  poufîiere  :  on  ne  les  voit  plus ,  &  on  ne  les  re- 
connoît  plus ,  il  eft  vrai ,  mais  on  ne  doit  pas  conclure 
qu'elles  ne  (ont  plus ,  car  l'efprit  les  apperçoit  toujours. 
Si  l'on  répare  un  grain  de  moutarde  en  deux  ,  en  qua- 
tre en  vingt  parties ,  on  l'anéantiroitànosyeux ,  car 
on  ne  le  voit  plus:  mais  on  ne  l'anéantit  pas  en  lui- 
même  :  on  ne  l'anéantit  pas  à  l'efprit  j  car  l'efprit  le 
voitî  quand  mêmes  on  le  diviferoic  en  mille  ou  en 
cent  mille  parties. 

C'eft  une  notion  commune  à  tout  homme  qui  Ce 
(kït  plutôt  de  fa  raifon  que  de  fes  fens,  que  rien  ne  peut 
s'anéanrir  par  les  forces  ordinaires  de  la  nature  -,  car 
de  même  qu'il  ne  fè  pçut  faire  naturellement  quelque 
chofè  de  rien ,  il  nefc  peut  faire  qu'une  fubftance,  ou 
qu'un  être  devienne  rien  Les  corps  peuvent  bien  fè 
corrompre  ,  fî  l'on  veut  appeller  corruption  les  chan- 
gemens  qui  leur  arrivent ,  mais  ils  ne  peuvent  pas  s'a- 
néantir. Ce  qui  eft  iond  peut  devenir  quarré ,  ce  qui 

eifc 


4o8  DE  LA  RECHERCHE 

Ch^P.  cft  chair  peut  devenir  terre,  vapeur,&  tout  ce  qui  vous 
II  plaira  ;  car  toute  e'tenduë  eft  capable  de  toute  forte  de 
configuration  :  mais  la  fubftance  de  ce  qui  eft  rond  & 
de  ce  qui  eft  chair,  ne  peut  périr.  Il  y  a  certaines  loix 
établies  dans  la  nature  félon  lefquelles  les  corps  chan- 
gent {uccefhvement  de  formes ,  parce  que  la  variété 
iùccelîîve  de  ces  formes  fait  la  beauté'  de  l'Uni  vers ,  & 
donne  de  l'admiration  pour  fon  Auteur  :  mais  il  n'y  â 
point  de  loi  dans  la  nature  pour  ranéantiflèment  d'au- 
cun être,  parce  que  le  ne'ant  n'a  rien  de  beau  ni  rien  de 
bon  5  &  que  l'Auteur  de  la  nature  aime  fbn  ouvrage. 
Les  corps  peuvent  donc  changer,  mais  ils  ne  peuvent 
pas  périr  ? 

Mais  fi  en  s'arre'tant  au  rapport  de  fes  fèns ,  on  veut 
fbiîtenir  avec  opiniâtreté' que  la  refolution  des  corps 
eft  un  ve'ritableanéantiffement,  à  caufè  que  les  parties 
dans  lefquelles  ils  (ère'folvent,  font  imperceptibles  à 
nos  yeux:  qu'on  fèfouvienneau  moins  que  les  corps 
ne  peuvent  fè  divifèr  en  ces  parties  imperceptibles, que 
parce  qu'ils  font  étendus.  Car  fi  l'efprit  n'eft  point 
étendu ,  il  ne  fera  pas  divifible  j  &  s'il  n  *eft  pas  divifi- 
hky  il  faudra  demeurer  d'accord  qu'en  ce  fèns  il  ne  fe- 
ra pas  corruptible.  Mais  comment  pourroit-on  s'i- 
maginer que  l'efprit  fut  étendu  &  divifible  ?  On  peut 
par  une  ligne  droite  couper  un  quarré  en  deux  trian- 
gles,en  deuxparalelogrammes,en  deux  trapèzes:  Mais 
par  quelle  ligne  peut-on  concevoir  qu'un  plaifir,qu'u- 
Me  douleur ,  qu'un  defir  fè  puifiènt  couper  ?  &  quelle 
figure  réfiilteroit  de  cette  divifion  ?  Certainement  je 
ne  croi  pas ,  que  l'imagination  foit  afïèz  féconde  en 
iàufîes  idées  pour  fe  fàtisfaire  là-delîus. 

L'efprit  n'eft  donc  point  étendu,  il  n'eft  donc  point 
divifible,  il  n'eft  point  fufceptible  des  mêmes  change- 
mens  que  le  corps  :  néanmoins  il  ûut  tomber  d'ac> 
cord  qu'il  n'efl  pas  immuable  par  fa  nature.  Si^lc 
corps  eft  capable  d'un  nombre  infini  de  différentes 
figures,  &  de  différentes  configurations,  l'efprit 
eft  aufii  _^able  d'un  nombre  infini  de  différen- 
tes idées  Se  de  différentes  modifications.  Com- 
me 


DE  LA  VERITE'.  Livre  IIL  4©? 
jEte  après  nôtre  mort  la  fubftance  de  nôtre  chair  Chap. 
Ce  reloudra  en  terre  »  en  vapeurs  &  en  une  infinité  H. 
d^autres  corps  fans  s'anéantir:  de  même  nôtre  ame> 
fans  rentrer  dans  le  néant ,  aura  des  penfées ,  &  des 
fentimens  bien  différens  de  ceux  qu'elle  a  pendant 
cette  vie.  ïleft  nccelïâire,maintenant  que  nous  vivons, 
que  nôtrecorps  {bit eompoie  de  chair  &  d'osj  il  eft 
auffinéceflaire  pour  vivre  que  nôtre  ame  ait  les  idées 
&Jesfèntimensqu*cIIe  a  par  rapport  au  corps  auquel 
elle  eft  unie.  Mais  lorsqu'elle  fera  fèparée  de  fou 
corps,  elle  fera  en  pleine  liberté  de  recevoir  de  toutes 
fortes  d'idées  &  de  modifications  bien  différentes  de 
celles  qu'ellea  prefentement  j  comme  nôtre  corps  de 
fbn  côté  fera  capable  de  recevoir  de  toutes  fortes  de  fi- 
gures-&  de  configurations ,  bien  différentes  de  celles 
qu'il  eft  nécefîàire  qu'il  ait  pour  être  le  corps  d'un 
Homme  vivant. 

Les  chofès  que  je  viens  de  dire  font  ce  me  fèmble  âC- 
fczvoir  que  l'immortalité  de  l'ame  n'eft  pas  une  cho- 
fè  fi  difficile  à  comprendre.  D'où  peut  donc  venir 
que  tant  de  gens  en  doutent ,  fi  ce  n'eft  qu'il  ne  leur 
plaît  pas  d'apporter  aux  raifons  qui  la  prouvent ,  le 
peu  d'attention  qui  eft  nécefîàire  pour  s'en  convain- 
cre? &  d'où  vient  qu'ils  ne  le  veulent  pas ,  fi  ce  n'eft 
que  leur  volonté ,  étant  inquiète  &  inconftaate ,  agite 
JÊns  cefîè  leur  entendement  i  de  forte  qu'il  n'a  pas  le 
loifir  d'appercevoir  diftindement  les  idées  même  qui 
lui  font  les  plus  préfèntes ,  comme  font  celles  de  la 
penfëe  &  de  l'étendue  :  De  même  qu'un  homme  agi- 
té par  quelque  paffion,  &  qui  tourne  inceffamment  les 
yeux  des  tous  côtez»ne  diftingue  pas  le  plus  (bu  veut  les 
objets  les  plus  proches,  &  les  plusexpofezàfavûë. 
Car  enfin  la  queftion  de  l'immortalité  de  l'ame,  eft 
une  de  queflions  les  plus  faciles  à  refondre,  lorfque 
fans  écouter  fbn  imagination  l'on  confidére  avec  quel- 
qu'attention  d'efprit  l'idée  claire  &  diftinde  de  l'é- 
tendue ,  Ôc  le  rapport  qu'elle  peut  avoir  avec  la  penfée. 

Sirinconftance&  la  légèreté  de  nôtre  volonté  ne 
permet  pas  à  uôcieeniendemenc  de  pénétrer  le  fond, 

des 


Chap. 
IL 


(^e  no- 
tre igno- 
rance eft 
extrême 
k  C  égard 
des  cho- 
fes  ah- 
JiraiteSi 
eu  qui 
n'ont 
guère  s 
de rap^ 
port  à 
mus. 


410  DE  LA  RECHERCHE 

des  chofès  qui  lui  font  très  préfèntes ,  &  qu'il  nous  eft' 
delà  dernière  eonfêquence  de  fçavoir  j  il  eft  facile  de 
inger  qu'elle  nous  permettra  encore  mouis  de  me'di- 
tcr  celles  qui  font  e'ioignées  &  qui  n'ont  aucun  rap- 
port à  nous*  De  forte  que  fi  nous  fommes  dans  une 
ignorance  très-  grolTiere  de  la  plupart  des  chofès  qu'il 
nous  eft  tres-nécefïaire  de  fçavoir  ,  nous  neferons  pas 
fort  éclairez  dans  celles  qui  nous  paroiflcnt  entière- 
ment vaines  &  inutiles» 

Il  n'eft  pas  néceflaireque  je  m'arrête  àprouTer  ce- 
ci par  des  exemples  ennuyeux ,  &  qui  ne  renferment 
point  de  véritezconfiderables:  car  s'il  y  a  des  chofès 
que  l'on  doive  ignorer ,  ce  font  celles  qui  ne  fervent  à 
rien .  Et  j'aime  mieux  qu'on  ne  me  croye  pas ,  que  de 
faire  perdre  le  tems  à  lire  des  chofès  afîez  inutiles. 

Quoi  qu'il  y  ait  peu  de  gens  qui  s'appliquent  fërieu- 
fèment  à  des  chofès  entièrement  vaines  &  inutiles,  il 
n'y  en  a  encore  que  trop  :  mais  il  ne  peut  y  avoir  trop 
de  gens  qui  ne  s'y  appliquent  pas  &  qui  les  mèprifènt, 
pourvu  feulemcntqu'ils  n'en  jugent  pas.  Ce  n'eft-paS 
un  de'faut  à  un  efprit  borne ,  que  de  ne  pas  fçavoir 
certaines  chofès;  c'eft  feulement  un  défaut  d'en  ju- 
ger. L'ignorance  eft  un  mal  néceflaire  ,  mais  on  peut 
&  l'on  doit  éviter  l'erreur,  Ainfi ,  je  ne  condamne  pas 
dans  les  hoitimes  l'ignorance  de  beaucoup  de  choies, 
mais  feulement  les  jugemens  téméraires  qu'ils  en  por- 
tent. 

Lorfque  les  chofès  ont  beaucoup  de  rapport  à  nous, 
qu'elles  font  lènfîbles,  &  qu'elles  tombent  aifémenc 
fous  l'imagination  ,  l'on  peut  dire  que  l'efprit  s'y  ap- 
plique 5  &  qu'il  en  peut  avoir  quelque  connoifTance. 
Car  lors  que  nous  fçavons  que  des  chofès  ont  rapport 
à  nous,  nous  y  penfons  avec  quelque  inclination  j  & 
lorfque  nous  lèntons  qu'elles  nous  touchent,  nous 
nous  y  appliquons  avec  plailîr.  De  forte  que  nous  de- 
vrions être  plus  fçavans  que  nous  ne  (bmmes  dans 
beaucoup  de  choies ,  fi  l'inquiétude  &  l'agitation  de 
nôtre  vcîr^àté  ne  troubloit  &  ne  fatiguoit  fans  celïè 
nôtre  attention. 

Mais 


DE  LA  VERITE'.  Livre  IV.  411 
Mais lorjLC|ue les  chofès  font  abflraices  &:  peu  fenfî-  Ckap. 
bles,  nous  n'en  pouvons  que  difficilement  avoir  quel-  1 1. 
que  counoifTance  afTure'e  :  non  que  les  chofes  abftrai- 
tes  fbient  d'elles-mêmes  fort  embaralTées ,  mais  à 
caufe  que  l'attention  &  la  vûë  de  l'efprit  commence, 
&  finit  d'ordinaire  en  même-tems  que  la  vCië  fènfible 
des  objets  ;  parce  que  l'on  ne  penfe  guéres  qu'à  ce  que 
l'on  voit  &  que  l'on  fènt  >  &  qu'autant  de  tems  qu'on 
le  voit  &  qu'on  le  lent. 

Il  eft  certain  que  fî  l'efprit  pouvoit  facilement  s'ap- 
pliquer aux  idées  claires  &  diflindes  fans  être  com- 
me fbûtenu  par  quelque  fèntiment ,  &  fi  l'inquiétude 
de  la  volonté'  ne  détournoit  point  làns  celle  Ion  appli  ■• 
cation  i  nous  ne  trouverions  pas  de  fort  grandes  dif- 
ficultez  dans  une  infinité  de  queftions  naturelles  que 
nous  regardons  comme  inexplicables,  &  nous  pou^ 
rions  en  peu  de  tems  nous  délivrer  de  nôtre  ignoran- 
ce &  de  nos  erreurs  à  leur  égard. 

C'eft  par  exemple  une  vérité  inconteflable  à  tout 
hommequifaituiagede  fbn  efprit,  que  la  création 
&  l'anéantifïèmentfurpafient  les  forces  ordinaires  de 
la  nature.  Si  l'on  demeuroit  donc  attentif  à  cette  no- 
tion pure  de  l'efprit  &  de  la  raifon  ,  on  n'admettroic 
pas  avec  tant  de  facilité  la  création  &  l'anéantiffe- 
nient  d'un  nombre  infini  de  nouveaux  êtres ,  comme 
des  formes  fubftantiel les ,  desqualitez&des  facultez 
réelles.  On  chercheroit  dans  les  idées  diftind:es  que 
l'on  a  de  l'étendue,  de  la  figure,  &  du  mouvement ,  la 
raifon  des  effets  naturels  :  ce  qui  n'eft  pas  toujours 
fî  difficile  qu'on  le  l'imagine  ;  car  toutes  les  chofès 
de  la  nature  fè  tiennent  &  le  prouvent  les  unes  les  au-  . 
très. 

Les  effets  du  feu,  comme  ceux  des  canons  &  des  mi- 
nes font  fort  lîirprenans,  &  leur  caufe  eft  aflèz  cachée. 
Néanmoins  fi  les  hommes  au  lieu  de  s'attacher  aux 
impreffions  de  leurs  fens ,  &  à  quelques  expériences 
fàulîesou  trompeufès  ,  s'arrêtoienf  fortement  à  cette 
feule  notion  de  l'efprit  pur:  Qu'il  n'eO;  pas  poîTible 
qu'un  corps  qui  eft  tres-peu  agité  produiiê  un  mou- 

S  vc-ment 


4T1  DE  LA  RECHERCHE 

Chap.  vement  violent  puifqu'il  ne  peut  pas  donner  pfus 
II.  de  force  mouvante  qu'il  n'en  a  lui-même  ;  il  fe- 
roit  facile  de  cela  (èul  de  conclure  qu'il  y  a  une  matière 
fubtile &  invifîble  ,  qu'elleelt  tres-agitée ,  qu'elle  efl: 
répandue  généralement  dans  tous  les  corps,  &plu- 
fieurs  autres  chofès  {èmblables  qui  nous  feroient  con- 
noître  la  nature  du  feu,  &  qui  nous  (èruiroient  enco- 
re à  découvrir  d'autres  véritez  plus  cachées. 

Car,  puifqu'il  fe  fait  de  fi  grands  mouvemens  dans 
wn  canon  &  dans  une  mine ,  &  que  tous  les  corps  vi- 
sibles qui  les  environnent ,  ne  font  point  dans  une  âC- 
fèz  grande  agitation  pour  les  produire  ;  c'ell:  une  preu- 
ve certaine  qu'il  y  en  a  d'autres  invifibles  ôcinlenfible^ 
qui  ont  pour  le  moins  autant  d'agitation  que  le  boulet 
de  canon  :  mais  qui  e'tant  tres-liabtils  &  tres-déliez> 
peuvent  tous  feuls  palier  librement  &  fans  rien  rom- 
pre par  les  pores  du  canon  avant  que  le  feu  y  foit5c'elt' 
à-dire ,  comme  on  le  peut  voir  expliqué  plus  au  long 
dans  M.  Dclcartes ,  avant  qu'ils  ayent  entouré  les  par- 
ties dures  &  grofîiéres  du  iàlpêtre  dont  la  poudre  eft 
compolée.  Mais  lors  que  le  leu  y  eft,  c'efl- à- dire  lors 
que  ces  parties  tres-fubtiles  &  tres-agitées  ont  envi- 
ronné les  parties  groiîieres&  fblides  du  Iàlpêtre,  & 
leur  ont  ainfi  communiqué  leur  mouvement  très-fort 
&  tres-vioIent  ;  alors  il  eft  nécellaire  que  tout  crévej 
parce  que  les  pores  du  canon  ,  quilailToient  des  palTa- 
ges  libres  de  tous  cotez  aux  parties  fubtiles  dont  nous 
parlons  ,  loriqu'elles  étoient  feules  ,  ne  font  point  zC~ 
fez  grands  pour  lailTer  pafTer  hs  parties  grofîiéres  du 
faîpêtre,  &  quelques  autres  dont  la  poudre  eft  compc- 
feV,  lorfqu'elles  ont  reçu  l'agitation  des  parties  fubti- 
ies  qui  les  environnent. 

Car  de  même  que  l'eau  des  rivières  qui  coule  fous 
lesponts  ne  les  ébranle  pas ,  à  caufè  de  la  peticefTe  de 
/es  parties  :  aiii^i  la  matière  tres-fiibtile  &  tres-déliée 
dont  on  vient  de  parler ,  palFe  continuellement  au  tra- 
vers des  porcs.^e  tous  les  corps  iàns  y  faire  des  ^han- 
gemens  fènfîui^.  Mais  de  mêmeauffi  que  cette  riviè- 
re eft  capable  de  renvericr  un  pont,  lorfcjue  traînant 

dans 


DE  lA  VERITE'.  Livre  IV.        415 

dans  le  cours  de  fes  eaux  quelques  grandes  maflfes  de  Chap. 
glaces,  ou  quelques  autres  corps  plus  folides  ,  elle  les  1 1, 
pouflc  contre  lui  avec  le  même  mouvement  qu'elle  a: 
amiî  la  matière  fubtile  eft  capable  de  faire  les  effets 
fùrprenans  que  nous  voyons  dans  les  canons  &  dans 
les  mines  j  lor{qu'ayant  communique'  aux  parties  de 
la  poudre  ,  qui  nagent  au  milieu  d'elle,  Ion  mouve- 
ment infiniment  plus  violent  &  plus  rapide  que  celui 
des  rivières  &  des  torrens ,  ces  mêmes  parties  de  la 
poudre  ne  peuvent  pas  librement  pafTer  par  les  pores 
du  corps  qui  les  enferme  ,  à  caufè  qu'elles  font  trop 
grofïîéres  ;  de  forte  qu'elles  les  rompent  avec  violen- 
ce pour  fè  feire  un  pafîage  libre. 

Mais  les  hommes  ne  peuvent  pas  fi  facilement  fc  re- 
prelènter  des  parties  fiibtiles  &  déliées,  &  ils  les  regar- 
dent comme  des  chimères  à  cattfe  qu'ils  ne  les  voyent 
pas.  Contemplatio  ferè  de  finit  cum  afpeâuj  dit  Bacon. 
La  plupart  même  des  Phiiofophes  aiment  mieux  ia- 
Tenter  quelque  nouvelle  entité  pour  ne  fè  pas  taire  fiic 
œs  choies  qu'ils  ignorent.Et  fi  011  objede  contreleurs 
faufTes  &  incomprehenfibles  fuppofitions ,  qu'il  cfl 
nécefïâirequelefeufoitcompofé  de  parties  tres-agi» 
lées,  puifqu'il  produit  des  mouvemens  fi  violens  ,  &c 
qu'une  chofè  ne  peut  communiquer  ce  qu'elle  n'a 
pas  j  ce  qui  certainement  eft  une  objedion  cres-claire 
&  tres-fblide  :  ils  ne  manquent  pas  de  tout  confondre 
par  quelque  diflindion  frivole  &  imaginaire,  comme 
celles  des  caufes  équivoques  &univoques ,  afin  depa- 
roître  dire  quelque  chofe ,  lors  qu'en  effet  ils  ne  difènt 
rien.  Car  enfin  c'eft  une  notion  commune  à  des  es- 
prits attentifs  qu'il  ne  peut  pas  y  avoir  de  véritable 
caufè  équivoque  dans  la  nature ,  &  que  l'ignorance 
ièule  des  hommes  les  a  inventées . 

Les  hommes  doivent  donc  s'attacher  davantage  à 
laconfidération  des  notions  claires  &  diflincles ,  s'ils 
veulent  connoître  la  nature  :  ils  doivent  un  peu  repris 
mer  &  arrêter  l'inconftance  &  la  légèreté  de  leur  vo- 
lonté, s'ils  veulent  pénétrer  le  foaddeschofèsrcai: 
leurs  cfprits  feront  toujours  foibles,  fuperficiels  &  dif^ 

S   1  cur- 


414  DE  l'A  RECHERCHE 

Chap.    curfîfs,  fi  leurs  volontez  demeurent  toujours  légères, 
1 1.      inconftantes  &:  volages. 

Il  eft  vrai  qu'il  y  a  quelque  fatigue ,  &  qu'il  faut 
fè  contraindre  pour  iè  rendre  attentif,  &  pour  péné- 
trer leibnd  des  chofes  que  l'on  veut  Tçavoir  :  mais  on 
n'a  rien  ians  peine.  Il  eft  honteux  que  des  perfbnnes 
d'efprit ,  &  des  Philo (bphes  qui  fontobhgez  par  tou- 
tes (orres  de  raifons  à  la  recherche  &  à  la  défenfe  de  la 
vérité ,  parlent  (ans  fçavoir  ce  qu'ils  di(ènt ,  &  fè  con- 
tentent de  ce  qu'ils  n'entendent  point. 


Chap,  CHAPITRE    111/ 

III. 

I.  La  curlofté  ejî  naturelle  C^  nécejjaire.  II.  Trois  rè- 
gles pour  la  modérer .  111.  EKplication  de  la  première 
de  ces  règles. 

*T^  Ant  ^uc  les  hommes  auront  de  l'inclination 
X   V^^^  "^^  ^^^"  S^^  furpaflè  leurs  forces  ,  &  [qu'ils 
r^^'  a  nelepolTederont  pas,  ils  auront  toujours  une  fecrcttc 
riojite  eji  inclination  pour  tout  ce  qui  porte  le  caraderc  du  nou- 
naîiirelLe  ^eau  &  de  l'extraordinaire  :  Ils  courront  iàns  cti!iz 
^"^ '     après  \zs  choies  qu'ils  n'aurontpoint  encore  confîdé- 
ccjjaire.   j.^^^^^  ^j^^s  l'efperanced'y  trouver  ce  qu'ils  cherchenti 
&  leurs  elprits  ne  pouvant  fè  iatisfàire entièrement 
que  par  la  vue  de  celui  pour  qui  ils  font  faits  -,  ils  fe- 
ront toujours  dans  l'mquiétude  &  dans  l'agitation 
j  ufqu'à  ce  qu'il  leur  paroifTe  dans  fà  gloire. 

Cette  difpofition  des  efprits  eft  fans  doute  tres-con- 
fdrme  à  leur  état  :  car  il  vaut  infiniment  mieux  cher- 
cher avec  inquiétude  le  bon-heur  qu'on  ne  pofTcdc 
pas  5  que  de  demeurer  dans  un  faux  repos  ,  en  fe  con- 
tentant du  menfonge&  des  faux  biens  dont  on  Ce  re- 
paît ordinairement.  Les  hommes  ne  doivent  pas  être 
nifènhbles  à  la  vérité  &  à  leur  bon-heur  :  le  nouveau 
&rextraordi«gire  les  doit  donc  réveiller  :  il  y  a  unç 
£urio{ité  qui  leur  doit  être  permiie  ou  plutôt  qui  leui' 
doit  être  recommandée.  Ainiîies  chofes  communes 


DE  LA   VERITF.  Livre  IV.       415 

&  ordinaires  ne  renfermant  pas  le  vrai  bien,&  les  opi-  Ch  ap. 
nions  anciennes  des  PhiIo(ophes  étant  tres-incertai-     1 1 1, 
nés  j  il  eft  jufte  que  nous  foyons  curieux  pour  les  nou- 
velles découvertes ,  &  toujours  inquiets  dans  la  joilif- 
fànce  des  biens  ordinaires. 

Si  unGeomettrenous  venoit  donner  de  nouvelles^^ 
propofitions  contraires  à  celles  d'Euclide:  s'il  préten- 
doit  prouver  que  cette  (cience  eft  pleine  d'erreursy 
comme  Hobbes  l'a  voulu  faire  dans  le  Livre  qu'il  a 
compofe  contre  le  feftc  des  Géomètres, ^'avouc^qu'on- 
auroi  t  tort  de  fè  plaire  dans  cette  forte  de  nouveauté, 
parce  que  quand  on  a  trouvé  la  vérité  il  y  faut  demeu- 
rer ferme,  puiîque  la  curiofîté  ne  nous  eft  donnée  que 
pour  nous  porter  à  la  découvrir,  AulTi  n'eft-ce  pas  un 
défaut  ordinaire  aux  Géomètres  d'être  curieux  des 
opinions  nouvelles  de  Géométrie,  Ils  fè  dégoûte- 
roient  bien-tôt  d'un  livre  qui  ne  contiendioit  que  des 
propofitions  contraires  à  celles  d'Euclide  ■■,  parce 
qu'étant  tres-ccrtains  de  la  vérité  de  ces  propofitions 
par  des  démonftrations  inconteftables ,  toute  nôtre 
curiofité  cefTe  à  leur  égard  :  xMarque  infaillible  que  les 
hommes  n'ont  de  rinclinâcion  pour  la  nouveauté, 
qucparcequ'ilsnevoyent  point  avec  évidence  laveri* 
té  des  chofès  qu'ils  défirent  naturellement  de  fçavoir, 
&  qu'ils  ne  pofTedent  point  des  biens  infinis  qu'ils 
lôunaittent  naturellement  de  pofïèder. 

II  eft  donc  jufte  que  les  hommes  foient  excitez  par  1  L 
la  nouveauté ,  &  qu'ils  l'aiment  :  mais  il  y  a  pourtant  Trois  rr- 
des  exceptions  à  faire,  &  ils  doivent  oblervercertai-  gUs^our- 
nés  règles  qu'il  eft  facile  de  tirer  de  ce  que  nous  venons  pour  mo^ 
de  dire  ,  que  l'inclination  pour  la  nouveauté  ne  nous  dérer  la 
eft  donnée  que  pour  la  recherche  de  la  vérité  &  de  nô-  cunoÇité^ 
îre  véritable  bien» 

Il  y  en  a  trois  dontia  première  eft ,  que  les  hom- 
mes ne  doivent  point  aimer  la  nouveauté  dans  les 
chofès  de  la  foi  qui  ne  font  point  foûmifes  à  la  rai- 
fbn. 

La  féconde  ,  que  la  nouveauté  n'eftpasuneraifon 
qui  nous  doive  porter  à  croire  que  les  chofès  font  bon- 

S  3  lies 


416  DE  LA  RECHERCHE 

Chap.  lies  ou  vraies  :c'eîl-à-cîire  que  nous  ne  devons  point 
1 1 L  juger  que  lesopinions  font  vraies,a  caulè  qu'elles  font 
nouvelles,  ni  que  des  biens  font  capablesMe  nous  con- 
tenter ,  à  caufo  qu'ils  font  nouveaux  $c  extraordi- 
naires ,  &  que  nous  ne  les  avons  point  encore  polïë* 
dez. 

La  troifie'me,  que  lorfquc  nous  fommes  ûfifurez 
d'ailleurs  que  des  véritezfont  fî  cachées  qu'ileft  mo- 
ralement impolîible  de  les  dtfcoîivrir ,  &  que  les  biens 
font /i  petits  &  Il  minces  qu'ils  ne  peuvent  pas  nous 
fatisfaire  3  nous  ne  devons  point  nous  laifTer  exciter 
par  la  nouveauté  qui  s'y  rencontre ,  ni  nous  laiiïer  fè- 
duire  for  de  fàulîes  efperances-.  Mais  il  faut  expliquer 
Ces  règles  plus  au  long ,  &  faire  voir  que  faute  de  les 
obfèrver  nous  tombons  dans  un  très  :  grande  nombre 
d'crrturs. 
///,  On  trouve  alTèz  fouvent  des  efprits  de  deux  hu- 

Mxplica   meurs  bien  différentes  :  les  uns  veulent  toujours  croi' 
tion  par-  re  aveuglement  ;  les  autres  veulent  toujours  voir  évi- 
ticidiére  demment.  Les  premiers  n'ayant  prefque  jamais  iait 
delapre-  ufàge  de  leur  cfprit ,  croient  fans  difcernement  tout  ce 
niiere  de  qu'on  leur  dit  ;  les  autres  voulant  toujours  faire -u^fàge 
ces  re-      de  leur  efprit  fur  des  matières  même  qui  le  furpafTenc 
çies,        infiniment,  m  éprifcnt  indifféremment  toutes  fortes 
d'autoritez.  Les  premiers  font  ordinairement  des  (luw 
pidcs  &  des  efprits  foibles ,  N::omme  les  enfans  &  les 
iénimes  ;  les  autres  font  des  efprits  fuperbes  &  liber- 
tins, comme  les  hérétiques  &  les  Fhiiofophes. 

Il  eft  extrêmement  rare  de  trouver  des  perfonnes 
qui  fbientjuftementau  milieu  de  ces  deux  excez,  & 
qui  ne  cherchentjamais  d'évidence  dans  les  chofès  àç. 
la  foi  par  une  vaine  agitation  d'efpritjou  qui  ne  croient 
quelquefois  fans  évidence  des  opinions  faufïès  tou- 
chant les  cliof^s  de  la.  nature  ,  par  une  déférence  in- 
difcrete  &  par  une  bafïèfoiiniifïion  d'efprit.  Si  cefoat 
des  perfonnes  de  piété  &  fort  foûmifès  à  l'autorité  de 
l'Eglife,  leur  foi  s'étend  quelquefois  ,  s'ilm'eft  per- 
mis de  le  dire  s^'^fi,  jufqu'à  des  opinions  purement 
Pkilofophiquçs  ils  ks  regardent  fouvent  avec  Je  mêr 

me 


DE  LA  VERITE'.  Livre  IV.        417 
me  refpect  que  les  ve'ritez  de  la  Religion.  Ils  con-  Ch^ap. 
damneat  par  un  faux  zèle  avec  une  trop  grande  facili-     lil. 
te'  ceux  qui  ne  font  pas  de  leur  fèntiment.  Us  entrent 
dans  des  foupçons  injurieux  contre  les  perfonnes ,  qui 
font  de  nouvelles  de'couvertes.  C'eft  aiîez,  afin  de 
paiïèrpour  libertin  dans  leur  efprit ,  que  de  nier  qu'il 
y  ait  des  formes  (ubftantielles  ^  que  les  animaux  Im  - 
tencdela  douleur &du  plaifir ,  &  d'autres- opinions 
de  Pfiilofophie ,  qu'ils  croient  vraies  làns  raifbn  évi- 
.^ente ,  feulement  à  caule  qu'ils  s'imaginent  des  liai 
fbns  necelTaires  entre  ces  opinions  &  les  véritezdek 
foi. 

Mais  fi  ce  (ont  des  perfbnnes  trop  hardies  leur  or- 
gueil les  porte  à  méprifer  Tautorite  del'Eglifej  ce 
n'eft  qu'avec  peine  qu'ils  s'y  (bùmettent.  Ils  le  plai- 
fènt  dans  des  opinions  dures  &  téméraires  :  ils  afFe- 
étent  de  pafTer  pourelprits  forts  j  Se  dans  cette  vue  ils 
parlent  àcs  choies  divines  làns  refpeâ:  &  avec  une  ef- 
pece  de  fierté  :  ils  méprifènt  comme  trop  crédules 
ceux  qui  parlentavec  modeftie  de  certains- fèntimcns 
reçus.  Enfin  ils  font  extrêmement  portez  à  douter  de 
tout,  &  entièrement  oppofez  à  ceux,  qui  ont  une  trop 
grande  facilité  à  fe  foûmettre  à  l'autonté  des  honi- 
mes. 

Ileilmanifeilequeces  deux  extrémitez  ne  valent 
rien  j  &  que  les  peifônnes  qui  né  veulent  poiiît  d'ev^ 
dencedans  les  queftions  naturelles  font  blâmables, 
auifi  bien  que  les  autres  qui  demandent  de  l'évidenCw  ^ 
dans  les  mYftëres  de  la  foi.  Mais  <;eux  qui  fe  mettent 
en  danger  de  fè  tromper  dans  des  queîlions  de  Phiîo- 
fophieen  croyant  trop  facilement ,  font  fans  doute 
plus  exGn fables  que  les  autres  qui  fe  mettent  en  danger  . 
de  tomber  dans  quelque  herelie  en  doutant  téméraire^ 
ment.  Car  enfin  il  cft  moins  dangereux  de  tomber 
dans  une  infinité  d'erreurs  de  Philo fophie  faute  de 
les  examiner,  que  de  tomber  dans  une  feule  h  éréfie 
faute  defefoiimettre  avec  humilité  à  l'autorité  de  TE- 


glife. 


L'efprit  le  repofe  quand  il  trouve  de  l'évidence ,  & 
S  4  s'agite 


4i8  DE  LA  RECHERCHE 

Ch  AP.  s'agite  quand  il  n'en  trouve  pas ,  parce-  que  l'evicfence 
III  .  elHecaradcredelavcrice,  Ain  fî  l'erreur  des  libertins 
&  des  Hérétiques  vient  de  ce  qu'ils  doutent  que  la  ve'- 
rite' le  rencontre  dans  les  de'cifionsde  l'EglKè  ,  parce 
qu'ils  n'y  voyent  pas  d'évidence  j  &  qu'ils  efperenc 
que  les  véritez  de  la  foi  (è  peuvent  connoître  avec  évi- 
dence. Or  leur  amour  pour  la  nouveauté  eft  déréglé, 
puifque  pollédant  la  vérité  dans  la  Foi  de  l'Eglilè  ,  ils 
ne  doivent  plus  nen  rechercher  :  outre  que  les  véritez 
delaFoiétantinfinimentaudefTusde  leur  efprit,  ils 
ne  pourroient  pas  les  découvrir  ,  fuppofé ,  félon  leur 
faufiè  penlee,  que  rEglifefùt  tombée  dans  l'erreur. 

Mais^s'il  y  a  plufieurs  perfonnes  qui  fè  trompent  en 
refufànt  de  (elbûmettre  a  l'autorité  de  l'Eglile  il  n'y 
en  a  pas  moins  qui  fe  trompent  en  fè  fbùmettant  à 
l'autorité  des  homm.es.  Ilfautfèfbùmettreàrauto- 
rirédcl'Eghfè,  parce  qu'elle  ne  peut  jamais  fefbù- 
mercre  aveuglément  à  l'autorité  des  hommes,  parce 
qu'ils  peuvent  toujours  (è  tromper.  Ce  que  l'Eglifè 
nous  apprend  eft  infiniment  au  dellus  des  forces  de  la 
raifouj  ce  que  les  hommes  nous  apprennent  eft  fou- 
rnis à  nôtre  raifon  j  de  forte  que  fi  c'eft  un  crime  & 
une  vanité  infupportable  que  de  chercher  par  fon  ef- 
prit la  vérité  dans  les  matières  de  la  Foi ,  fans  avoir 
égard  à  l'autorité  de  l'Egliièi  c'eft  aulTi  une  légèreté 
&  une  balTelîé  d'efprit  méprifàble,  que  de  croire  aveu- 
glément à  l'autorité  des  hommes  dans  des  fujets  qui 
dépendent  de  la  raifon. 

Cependant  on  peut  dire  que  la  pliipart  de  ceux  que 
l'on  appelle  fçavans  dans  le  monde ,  n'ont  acquis  cet- 
te réputation  ,  que  parce  qu'ils  fçavent  par  mémoire 
les  opinions  d'Ariftote ,  de  Platon  ,  d'Epicure  ,  &  de 
quelques  autres  Philofbphes  ,  qu'ils  le  rendent  aveu- 
glément à  leurs  fèntimens ,  &  qu'ils  les  défendent 
avec  opiniâtreté.  -Pour  avoir  quelques  marques  exté- 
rieures de  dodrine  danslesUniverfitez,  il  fiiffit  de 
fçavoir  les  fèntimens  de  quelques  Philofophes  .pour- 
vu que  l'on  veiiille  jurer  in  verha  magijlri ,  on  devienc 
bien-tôt  un  Dcdeur»  Prefque  toutes  les  communau- 

tez 


DE  LA  VERITE'.  Livre  IV.  419 
tezonr  une doélrinc qui Jeur eft  propre,  &  qu'il  eft  Cka?, 
défendu  aux  particuliers  d'abandonner.  Ce  qui  eft  III. 
vrai  chez  les  uns  ,  eft  fbuvent  faux  chez  les  autres.  Ils 
font  gloire  quelquefois  de  foùtenir  la  dockine  de  leur 
Ordre  contre  la  raifon  &  l'expérience;  &  ils  fe  croient 
obligez  de  donner  des  contodions  à  la  ve'rité  ou  à 
leurs  Auteurs  pour  les  accorder  l'un  avec  l'autre:  ce 
qui  produit  un  nonabre  infini  de  diftinclions  frivoles? 
lefqueîles  font  autant  de  détours  qui  conduifènt  in- 
failliblement à  l'erreur. 

Sil'on  découvre  quelque  ve'rité,  il  faut  encore  à  pre- 
fènt  qu'Ariftote  Tait  vue  ,  ou  fi  Ariftote  y  efl  contrai- 
re, la  découverte  fera  fàufTe.  Les  uns  font  parler  ce 
Philofbphe  d'une  façon,  les  autres  d'une  autre;  car 
tous  ceux  qui  veulent  paiîèr  pour  fçavans ,  lui  font 
parler  leur  langage.  Il  n'y  a  point  d'impertinence 
qu'on  ne  lui  fafîè  dire ,  &  il  y  a  peu  de  nouvelles  dé- 
couvertes qui  ne  fè  trouvent  énigmatiquement  dans 
quelque  recoin  de  fes  Livres .  En  un  mot  il  fe  contre- 
dit prefque  toujours,  fi  ce  n'eft  dans  fès  ouvrages, c'eft 
du  moins  dans  la  bouche  de  ceux  qui  l'enfeignenc. 
Car  encore  que  les  Philo fophes  proteftent  &  préten- 
dent mêmes  d'cnfcigner  fà  doctrine ,  il  eft  difîicile 
d'en  trouver  deux  qui  foient  d'accord  fur  fes  fènti- 
mens  :  parce  qu'en  effet  les  Livres  d' Ariftote  fout  fî 
obfcurs  &  remplis  de  termes  fi  vagues  &  fi  généraux, 
qu'on  peut  lui  attribuer  avec  quelque  vrai-femblance 
les  fèntimens  de  ceux  qui  lui  font  les  plus  oppofez. 
Gn  peut  lui  foire  dire  tout  ce  qu'on  veut  dans  quel' 
'  ques-uns  de  ces  ouvrages  ,  parce  qu'il  n'y  dit  preique 
rien,  quoi  qu'il  ÊifTe  beaucoup  de  bruit  :  de  même  que 
les  enfàns  font-  dire  au  fon  des  cloches  tout  ce  qu'il 
leur  plaît,  parce  que  les  cloches  font  grand  bruit  &  ne 
difêntrien. 

Il  eft  vrai  qu'il  parolt  fort  raifonnable  de  fîrer  & 
d'arrêter  l'efprit  de  l'homme  à  des  opinions  particu- 
lières,  afin  de  l'empêcher  d'extravaguer.  Mais  quoi?  ' 
'feut-il  que  ce  foit  par  le  menfon^  &  par  l'erreur  ?  ou 
plutôt  croit-on  que  l'erreur  puifie  réunir  les  efprirs? 

S  5  Que 


410        .   DE  LA  REGH'^RGHE 
H  A  p.     Que  l*on  examine  combien  il  eft  rare  de  trouver  eleS 
i  I,       perfonncs  d'efprit  qui  Toient  fàcisfaines.  de  la  ledure 
d'Anftote  7  ôc  qui  foienc  perfiiade'es  d'avoir  acquis 
iineventablefciencs,  apre's  même  qu'ils  ont  vieilK.» 
fur  fès  Livres  j  &  on  reconnoîtra  manifeftement  qu'iL 
n'y  a  que  la  vérité  &  l'évidence  qui  arrêtent  l'agita-» 
tien  del'efprit  ;  &  queles  diCputes  ,  lesaverfions ,  les 
erreurs  &  les  héréfies  mêmefijnt  entretenues  &  for^ 
tijfiées  par  la  mauvaife  manière  Jont  qn  étucîie.  La 
vmtéconfiftedans  un  indivifible ,  elle n'efl: pas  capa-? 
ble  de  variété  5  &  il  n'y  a  qu'elle  qui  puifle  réunir  les 
e'fpiits  :  mais  le.  menfongeSc  l'erreur  ne  peuvent  que 
ks  divifèi.&,Ies-agiter. 

Je  ne  doute  pas  qu'il  n'y  ait  quelques  perfbnnes. 
qui  croient  de  bonne  foi  que  celui  qu'ils  appellent  le 
Prince  des  Pliilofbphes ,  n'ed  point  dans  l'erreur ,  &c 
que  c'eft  dans  fès  ouvrages,  que  fe  trouve  la  véritable 
&  foîidç Philofophije,  lîy  adesgens.qui  s!itnaginen£ 
que  depuis  deux  mille  ans  qu'Ariftote  a  écrit,  on  n'a 
pu  encore  découvrir  qu'il  ftit  tombé  dans  quelque  er-r 
reurj  qu'ainfi,  étant  infaillible  en  quelque  manière, 
its  peuvent  le  luivre  aveuglément  &  le  citer  comme 
infadlible.  Mais  on  ne  veut  pas  s'arrêter  à  répondre 
à  ces  pcrfonaes  5  parce  qu'il  faut  qu'elles  fbient  dans 
Une  ignorance  trop  groiliérco  &  plus  digne  d'être  mé- 
prifée  que  d'ctrccorabattuë.  On  leur  demande Cexihr 
sx]eiu quç,  s'ils  fçavent  qu'Ariftote  ou  quelqu'un  dç 
cçHX  qui  l'ont  fuivi ,  ayent  jamais  déduit  quelque  vé- 
jfîté  des  principes  de  Pbyfîque  qui  lui  fbient  particu^» 
liers  5  ou  fi  peut-être  ils  l'ont  fait  eux-mêmes,  qu'ils  fè  ' 
déclarent,  qu'ils  l'expliquent ,  &  qu'ils  la  prouvent  j 
■&  on  leur  promet  de  ne  plus  parler  d'Ariflote  qu'a* 
•vee.élQge,  Onnediraplusqyefès  principes  font  in- 
■fâtiles ,  puisqu'ils  auront  cnn  n  fervi  à  prouver  une  vé.- 
lit.éj  mais  ii  n'y  a  pas  lieu-^  de  l'eiperer.  Il  y  a  déjà 
long-ternsqu'oneuafaitle  deffi,  &  Monfieur  Def- 
■  carres  entr'autres  dans  [es  MéditatioiîS.MetaphyfiqueîS 
ily  a.prés=,de quarante. ans,  avecpramefTeineme de 
clg'paoii^erJaiàvi^eté.d^  cette  véîité  préçeodag  ;  Et  jj 


DE  LA  VERITE;  Livre  IV.        421 
f  a  grande  apparence  que  perionne  ne  (e  hazardera  Chap-,"- 
jamais  défaire  ,  ce  cjue les  plus  grands  ennemis  de     IIL* 
Monfleur  Defcartes  &  ks  plus  zelez  défenfeurs  de  la 
Philofbphied'Ariftoce  n'ont  point  encore  ofe'  entre- 
prendre. 

Qu'il  foit  donc  permis  apre's  cela  de  dire  que  c'cfl: 
aveuglement,  baflefîe <i eiprir ,  ftupidité,  que  de  Ce 
rendre  ainfi  à  rautorire  d'Ariltote ,  de  Platon  ,  ou  de 
quelque  autre  Philofbphe  que  ce  (bit  :  que  l'on  perd 
ion  tems  a  les  lire ,  quand  on  n'a  point  d'autre  dcikia 
que  d'en  retenir  les  opinions  ;  &  qu'on  le  fait  perdre 
à  ceux  à  qui  on  les  apfïrend  de  cette  forte.  Qu'il  foit  Qiiîstam 
permis  de  dire  avec  Saint  Auguftin  :  Qa^c'efi  être  fit-  ^uitecu- 
tement  curieux ,  que  d'etfvcyer  fin  fis  du  Coliege ,  afin  ^'^/"^  ^^ 
qu'il  y  apprenne  lesfintïmens  de  fon  Maître  :  Que  les  y^^^  " 
PhUofophes  ne  ptuvent  point  nous  inftruire  par  leur  {\x\xm 
autorite',  &  que  s'ils  le  pre'tendent  ils  fontinjufiies:  mittat  in- 
que  c'eft  uiieefpe'ce  de  folie  &  d'impiété  que  de  jurer  ^^iiolam ,. 
folemnellement  leur  de'iFcnj[è;&  enfin  ,  que  c'eft  te-  "^  ^}^'-'^ 
nirinjuftement  la  vérité  captive,  que  de  s'oppoler  ™^?!  ^"^ 
par  intérêt  aux  opinions  nouvelles  de  Phiiofophie  qui  di/^aj , 
peuvent  être  vraies  ,  pour  confèrver  celles  que  l'oa  ^112.  de 
Içait  aiTez  être  faulTes  ou  inutiles  ?  mcKfiQro • 

Chap. 
e  H  A  P  I  T  R  E    ÎV.  I  Y. 

Contînuatîandnmèmefujet.  I.  Explication  de  la  fécon- 
de règle  de  la  curiofité.  II.  Explication  de  la  troi* 
fiéme. 

A  féconde  règle  que  l'on  doit  obferver ,  c'^fl:  que-      /, 

lanouveauténedoit  jamais  nous  fervir  de  raifon  Seconde 

pour  croire  que  les  choies  font  véritables.  Nous  avons-  J^rriede 
déjà  dit  pluiieurs  fois  que  les  hommes  ne  doivent  pas  curioQxé, 
£è  repoler  dans  l'erreur,  &  dans  les  faux  biens  dont  ils 
j.Ou'ilTent  :  qu'il  eft  jufle  qu'ils  cherchent  l'évidence  de. 
la  vérité ,  &:ie  vrai  bienqu'ils  ne  pofîedentpas  ;  &  par- 
eonfec^uent  qu'ils  fè  poitent  aux  chofes  qui  leur  font. 

S-  ^  >  ncHi- 


4i2>  DE  LA  RECHERCHE 

^viK"?.  nouvelles  &  extraordinaires.  Mais  ils  ne  doivent  pas 
"l  V.  P°^^'  ^^^^  toujours  s'y  attacher ,  ni  croire  par  légèreté 
d'efprit ,  que  les  opinions  nouvelles  fon  vraies,  à  caule 
qu'elles  font  nouvelles ,  &  que  des  biens  font  ve'rita' 
blés,  parce  qu'ils  n'en  ont  point  encore  joiii.  La  nou- 
veauté les  doit  feulement  poufTer  à  examiner  avec  foin 
les  chofes  nouvelles ,  ils  ne  les  doivent  pas  méprifer 
puifqu'ils  ne  les  connoiiîent  pas,  ni  croire  aufïi  témé- 
rairement qu'elles  renferment  ce  qu'ils  fbuhaitcnt&: 
ce  qu'ils  efpérent. 

Mais  voici  ce  qui  arrive  aflTez  fouvent.  Les  hom- 
mes après  avoir  examiné  les  opinions  anciennes  & 
communes,  n'y  ont  point  reconnu  la  lumière  de  la  vé- 
rité-.après  avoir  goûté  les  biens  ordinaires,  ils  n'y 
ont  poinr  trouvé  le  plaifir  folide  qui  doit  accompa-- 
gner  la  polTellion  du  bien  :  leurs  deîîrs  &  leurs  em- 
prelîemens  ne  fè  font  donc  point  appaifèz  par  les  opi* 
nions  &  les  biens  ordinaires.  Si  donc  on  leur  parle  de- 

Quelque  chofe  de  nouveau  &  d'extraordinaire ,  l'idée- 
e  la  nouveauté  leur  fait  d'abord  efperer  ,.que  c'eft  ju- 
flement  ce  qu'ils  cherchent.  Et  parce  qu'on  {q  flate 
ordinairement ,  &  qu'on  croit  volontiers  que  les  cho- 
ies font  comme  on  louhaite  qu'elles  foient  j  leurs  eC- 
perances  fe  fortifient  à  proportion  que  leurs  defirs 
s'au2;mentent ,  &  enfin  elles  le  changent  infènfiblc- 
ment  en  des  ailurances  imaginaires.  Ils  attachent  ciii 
fuite  (i  fortement  l'idée  delà  nouveauté  avec  l'idée  de 
la  vérité,  que  l'une  ne fèrepréfente jamais  ^ns l'au- 
tre j  ôc  ce  qui  efl  plus  nouveau  leur  paroît  toujours; 
plus  vrai  &  meilleur  que  ce  qui  eft  plus  ordinaire  &. 
plus  commun  j  bien  difFerens  en  cela  de  quelques-uns, 
qui  ayant  joint  par  averfion  pour  les  hercfîes ,  l'idée 
de  k  nouveauté  avec  celle  de  là  faufleté ,  s'imaginent 
que  toutes  les  opinions  nouvelles  font  fàulîes  >  & 
qu'elles  renferment  quelque  chofe  de  dangereux» 

On  peut  donc  dire  que  cette  difpofition  ordinaire 
de  l'elprit  &  du  cœur  des  hommes  à  l'égard  de  tout  ce 
qui  porte  le  caractère  de  la  nouveauté,en:  une  des  eau- 
iks  plus  .géiiéiales  de  leurs  erreurs  ;  Car  elle  n\:  ks  con- 


DE  LA  VERITE'.  Livre  IV»  41^ 
duit  prefcjue  jamais  à  la  vérité  :  Lorfqu'elîc  les  y  coa-  Chap. 
du'it ,  ce  n'eft  que  par  hazard  &  par  bon-heur  :  &  en-  I  V. 
fin  elle  les  détourne  toujours  de  leur  véritable  bien, 
en  les  arrêtant  dans  cette  multiplicité  de  divertifîè- 
men»  &  de  faux  biens  dont  tout  le  monde  eft  rempli; 
ce  qui  eft  l'erreur  la  plus  dangereufè  dans  laquelle  on 
puiiïè  tomber. 

Latroifîémc  règle  contre  les  defirs  cYeefïîfs  de  la      -f/. 
nouveauté eft,que  lorfque  nous  fbmmes  afTûrez  d'ail-  Troifi/- 
leurs  que  d«s  vérités  font  fi  cachées  qu'il  eft  morale-  ^^  règle 
mentimpoflible  de  les  découvrir,  &  que  les  biens  delà  eu- 
ibntfi  petits  &  fi  minces  qu'ils  ne  peuvent  nous  ren-  riofité» 
dre  heureux ,  nous  ne  devons  pas  nous  làilTer  exciter 
par  la  nouveauté  qui  s'y  rencontre. 

Tout  le  monde  peut  {çavoir  par  la  foi ,  par  la  raifon 
&  par  l'expérience,  que  tous  les  biens  créés  ne  peu- 
vent pas  remplir  la  capacité  infinie  de  la  volonté»  La 
foinous  apprend  que  toutes  les  choses  du  monde  ne 
font  que  vanité,  &  que  nôtre  bonheur  ne  confifte  pas- 
dans  les  honneurs  ni  dans  les  richefîès.  La  raifbn  nous 
afiiire  que  puifqu'il  n'eft  pas  en  nôtre  pouvoir  de  bor- 
ner nos  defirs,  &  que  nous  fommes  portez  par  une  iii- 
elination  naturelle  à  aimer  tous  les  biensjnous  ne  pou- 
vons devenir  heureux  qu'en  polîèdat  celui  qui  les  ren- 
ferme tous.  Nôtre  propre  expérience  nous  fait  fcntir 
que  nous  ne  fommes  pas  heureux  dans  lapoffefiîon; 
des  biens  dont  nous  joûidons ,  puifque  nous  en  fbu- 
haitons  encore  d'autres.  Enfin  nous  voyons  tous  les 
jours  que  les  grands  biens  dont  les  Princes  &  les  Rois 
même  les  plus  puiilans  jouïflent  fur  la  terre ,  ne  font 
pas  encore  capables  de  contenter  leurs  defirs  ;  qu'ils 
ont  mêm.es  plus  d'inquiétudes  &  de  dépîaifirs  que  les 
autres  ,•  &  qu'étant  au  haut  delà  roue  de  la  forrune, 
ils  doivent  être  infiniment  plus  agitez  ^  plus  {ècoiiez 
par  (on  mouvement ,  que  ceux  qui  font  au  delTous  8c 
plus  proche  du  centre.  Car  enfin  ils  ne  tombent  ja- 
mais que  de  haut  ;  ils  ne  reçoivent  jamais  que  de  gran- 
des bleflùresj  &  toute  cette  grandeur  qui  les  accom  pa- 
gne &:  qu'ils  attachent  à  leur  propre  écre,  ne  fait  que- 

ks-- 


4H  BE  LA  RECHERCHE 

les  groflir  &  les  étendre ,  afin  qu'ils  fbient  capables 
l  y^      d'un  plus  grand  nombre  de  blcfïures ,  &  plus  expofez 
aux  coups  de  la  fortune. 

La  foi  donc ,  la  railbn  &  l'expérience ,  nous  con^ 
vainquant  que  les  biens  &  les  plaifirs  de  la  terre,  dcf- 
^ueis  nous  n'avons  point  encore  goûté ,  ne  nous  ren- 
droient  pas  heureux  quand  nous  les  pofTederions  ^ 
nous  devons  bien  prendre  garde  félon  cette  troifiéme 
règle  à.  ne  pas  nous  laifTeriottement  flatter  d'une  vai- 
ne elperance  de  bonheur,  laquelle  s 'augmentant  peu  à 
peu  à  proportion  de  nôtre  paflîon  &  de  nos  defirs ,  fc 
changeroit  à  la  fin  en  une  fauflè.  afïurance.  Car  lor£- 
quc  Ton  eft  extrêmement  paffionnc  pour,  quelque 
bien ,  oniè  l'imagiae  toiîjours  très-grand  j  &  l'on  fe 
perfuade  mêmes  infenliblement  que  l'on  fera  heureujt 
quand  on  le  pofTedera. 

Il  :feut  donc  refifter  à  ces  vains  dejfîrs,pui/que  ce  (è^ 
roit  inutilement  que  l'on  tâcheroit  de  les  contenter. 
Mais  principalement  encore,  parce  que  quand  on  fe 
Jaiflè  aller  à  fes  paflions ,  &  que  l'on  emploieibn  tems 
pour  les  fatisfaire ,  on  perd  Diea^. toutes  chofes  avec 
lui.  Oi> ne  fait  que  courir  d'un  faux  bien  après  un  au- 
tre faux  bien  :  on  vit  toujours  dans  de  faulles  efperan- 
ces  :  on  fè  diflîpe ,  on  s'agite  en  mille  manières  diffé  » 
rentes  :  on  trouve  par  tour  des  oppofitions  à  caufè  que 
llîs  biens  que  l'on  recherche  (ont  délirez  de plufieurs, 
&  ne  peuvent  être.  polTedez  de  plufîeurs  i  &  enfin 
Qïi  meurt  &  on  ne  pofTede  plus  rien»  Car,  comme 
Ch'ap.6.  nous  apprend  fàint  Paul ,  ceux  qui  veulent  devenir  ri^ 
uTi^i     f^ei",  tombent  dans  U  tentation  C^  dans  le  pfége  du  dia- 
ble y  C^  en  divers  defirs  inutiles  &  pernicieux  qui  préci- 
pitent les  hommes  dans  l'abime  de  la  perdition  Cr'-dt  lu.- 
damnations  car  la  cupidité  efl  la  racine  de  tous  les  maux. 
Que  fi  nous  ne  devons  pas  nous  porter  à  la  recher^r 
che  des  biens  delà  terre  qui  nous  font  nouveaux ,  parl- 
ée que  nousfbmmes  afTurez  que  nous,  n'y  trouverons 
pas  le  bonheur  que  nous  cherchons  ^  nous  ne  devons 
pas  auiîi  avoir. le  moin dre  de fir  de.  fcavoir  les  Q|sïnio!îS 
lïoilY-ciies-Jfe]^  uu  .tres-:eraiid .iioiïibre. de  queltions 

m 


DE  LA  YERIT£'_LivRBlV.  42.5 
difficiles ,  parce  que  nous  fçavons  d'ailleurs  que  VcC-  Chap* 
prit  de  l'homme  n'en  fçauroit  de'couvrir  la  vérité'.  La  I  Y, 
plupart  des  queftions  que  Ton  traite  dans  la  Morale  &. 
principalement  dans  la  Phyfîque  ,  font  de  cette  natu- 
re j  &  nous  devons  par  cette  raifon  nous  de'fier  beau- 
coup des  livres  que  l'on  compofè  tous  les  jours  fut 
ces  matières  tres-obfcures  &  tres-embaraflees.  Car, 
quoi  qu'abfolument  parlant ,  les  queftions  qu'ils  con- 
tiennent Ce  puiiTent  re'fbudrc  j  cependant  il  y  a  encore 
fi  peu  de  ve'ritez  de'couvertes ,  &  il  y  en  a  tant  d'autres 
à  içavojr  avant  que  de  venir  à.celles  dont^trai.tent  ces 
livres  ,  qu'on  ne  peutne  les  pas  lire  iàns  le  hazarder  de 
perdre  beaucoup. 

Cependant  ce  n'eft  pas  ainfi  que  les  hommes  fè.con- 
duiiènt;  lis  font  tout  le  contraire.  Ils  n'examinenc 
point fîce  qu'on  leur  dit  eft  pofîible.  H  n'y  a  qu'à, 
leur  promettre  des  chofes  extraordinaires,  comme  la . 
réparation  de  la  chaleur  naturelle,  de  l'humideradical, 
des  elprits  yitaux ,  ou  d'autres  ehofês  qu'ils  n'entenr 
dent  point,  pour  exciter  leur  vaine  curiofîte' 5  &poui: 
ks  préoccuper.  Il  fùffit  pour  les  eblouïr  &  les  gagner, 
^  leur  propolèr  des  paradoxes  j  defèfervir  de  paroles 
oblcures,  de  termes  d'influences,  de  l'autorité'  de 
quelques  auteurs  inconnus  j  ou  bien  de  faire  quetf 
que  expérience  fort  fenfible  &  fort  extraordinaire, 
^uoiqu'elle.n'ait  même  aucun  rapport  à  ce  qu'on 
avance,  car  il  fujSît  de  lé§,^'courdir  pour  les  couvain-^ 
cre»   ' 

Si  un  Medeetn,UB  Chirurgien,  un  Empirique  citent 
des  pailàges  grecs  &  latins ,  &  fe  fervent  de  termes 
ji.oiiveaux&  extraordinaires  pour  ceux  qui  Icse'cou- 
tent,  ce  font  de  grands  hommes  ;  on  leur  donne  droit 
de  vie  &  de  mort  :  on  les  croit  comme  des  oracles  :  ils 
s'imaginent  eux-mêmes  qu'ils  font- bien  au  defTus  du 
commun  des  hommes,  &  qu'ils  pénètrent  le  fond  des 
chofes.  Et  Cl  l'on  eft  a0èz  indifcret  pour  témoigner 
qu'on  ne  prend  pas  pour  raifon  cinq  ou  fîx  mots  qui 
liC  lignifient  &  quine  prouvent  rien  5  ils  s'imaginent 
^'oa  n'a  pas  le  fe^s  commun .,  &  que  l'ou  nie  ks. 


41^  DE  LA  RECHERCHE 

Chap.    premicK  principes.   En  effet  lès  premiers  principes 
I  V.      cle  ces  gens-là  font  cinq-  ou  (ix  mots  latins  d'un  au- 
teur ,  ou  bien  quelque  palïagc  grec ,  s'ils  font  plus  ha- 
biles. 

Il  eft  mêmes  neceiïaire  que  les  fçavans  Médecins 
parlent  quelques  fois  une  langue  que  leurs  malades 
n'entendent  pas,  pour  acquérir  quelque  réputation  &: 
pour  fè  faire  obeïr. 

Un  Médecin  qui  ne  fçait  que  du  latin^peut  bien  être 
eftimé  au  village  :  parce  que  du  latin  eft  du  grec&  de 
l'arabe  pour  des  paylàns.  Mais  (i  un  Médecin  ne  fçait 
au  moins  lire  le  grec  pour  apprendre  quelqu'aphorif- 
mcd'Hypocrate,  il  ne  faut  pas  qu'il  s 'attende  de  paf- 
fer  pour  içavant  homme  dans  l'eiprit  des  gens  de  vil- 
le ,  qui  fçavent  ordinairement  du  latin.  Ainfî  les  Mé- 
decins même  les  plus  fçavans  connoifîant  cette  fantai- 
fïcdes  hommes,  lè  trouvent  obhgez  déparier  comme 
ks  affronteurs  &  les  ignorans  j  Se  l'on  ne  doit  pas  tou- 
jours juger  de  leur  capacité'  &  de  leur  bon  fcns,  par  les 
chofès  qu'ils  peuvent  dire  dans  leurs  vifitcs. 


€hap. 
V. 


7. 

Delafe^ 
conde  in- 
clination 
naturelle 
ou  de  l'a- 
mour 
^roj^re^ 


CHAPITRE    V. 

I,  Tjela  féconde  inclination  naturelle  OH  de  l'amour  pro* 
pre.  II.  Ilfe  diVife  en  f  amour  de  l'être  C"  du  bien 
être ,  ou  de  la  grandeur  O'  duplaijir. 

LA  féconde  inclination  que  l'Auteur  de  la  na- 
ture imprime  (ans  celle  dans  nôtre  volonté, 
c'eft  l'amour  de  nous  mêmes&  denôtre  propre  con- 
fervation. 

Nous  avons  déjà  dit  que  Dieu  aime  tous  fes  ouvra- 
ges j  que  c'eft  l'amour  feul  qu'il  a  pour  eux  qui  les 
conferve  ;.  &  qui  veut  que  tous  les  efprits  créez  ayenc 
les  mêmes  inclinations  que  lui.  Il  veut  donc  qu'ils 
ayent  tous  uneinelination  naturelle  pour  leur  xonfèr- 
yation,  &  qu'ils  s'aiment  eux-mêmes.  Àii-.^l  eft  ju- 
Ht  des'aiinerpuifqu'en  eifeton  eft  aimable,  que  Dieu  • 

iîiêjme. 


DE  LA  VERITE'.  Livre  IV.  417 
même  nous  aime,  &  qu'il  veut  que  nous  nous  ai-  Chap. 
mions  :  mais  il  n'eft  pas  jufte  de  s'aimer  plus  que  V. 
Dieu,  puiique  Dieu  en:  infiniment  plus  aimable  que 
nous.  Ileft  injufte  de  mettre fà  dernière  fin  dans  foi- 
même,  &  de  ne  {è  pas  aimer  par  rapport  à  Dieu 5  puii- 
qu'en  efFet  n'ayant aucuiie'bonté  ni  aucune  fîibfîftan- 
ce  parrtous  mêmes  mais  feulement  par  participation 
de  la  bonté'  &  de  l'être  de  Dieu ,  nous  ne  fommes  pas 
aimables  par  nous  mêmes ,  mais  feulement  par  rap- 
port à  lui. 

Cependant  l'inclination  que  nous  devons  avoir 
pour  Dieu  s'ell  perdue  par  le  péché ,  &  il  en  eft  feule- 
ment refte'  dans  nôtre  volonté'  une  capacité'  infinie 
pour  tous  les  biens  ou  pour  le  bien  en  général ,  &  une 
inclination  forte  de  ks  pofîèder  qui  ne  peut  jamais  fe 
détruire  :  mais  l'inclination  que  nous  devons  avoir 
pour  nôtre  propre  confèrvation,  ou  nôtre  amour  pro- 
pre s'eft  fi  fort  augmenté,  qu'il  s'eft  enfin  rendu  le 
maître abfolu de  la  volonté.  Il  a  même  changé,  & 
transformé  en  fâ  propre  nature  l'amour  de  Dieu,  ou 
l'inclination  que  nous  avons  pour  le  bien  en  général, 
&  l'amour  que  nous  devons  avoir  pour  les  autres 
hommes.  Car  on  peut  dire  préfenremsnt  que  nous  • 
n'avons  de  l'amour  que  pour  nous  mêmes ,  puifquc 
nous  n'aimons  toutes  chofès  que  par  rapport  à  nous; 
au  lieu  que  nous  ne  devons  aimer  que  Dieu  &  toutes 
choies  par  rapport  à  Dieu. 

Si  la  foi  &  la  raifon  nous  apprennent  qu'il  n'y  a  que 
Dieu  qui  fbit  le  fbuverain  bien ,  &  que  lui  fèul  peut 
nous  combler  de  plaifirs  ;  nous  concevons  facilement 
qu'il  faut  donc  l'aimer  ,  &  nous  nous  y  portons  avec 
afièz  de  facilité  :  mais  fàiis  la  grâce ,  c'eft  toujours 
par  amour  propre  que  nous  l'aimons.  La  charité 
toute  pure  eft  h  au  defius  de  nos  forces ,  que  tant 
s'en  faut  que  nous  puilfions  aimer  Dieu  pour  lui-mê- 
me, que  la  raifon  humaine  ne  comprend  pas  facile-, 
ment  que  l'on  puifle  aimer  autrement  quepar  rapport 
à  foi ,  &  avoir  d'autre  dernière  fin  que  fà  propre fatis- 
fa(^ion.  L'amour  propre  eft  donc  le  fèul  maître  de  la 

voloii- 


42-«     ^     DE  LA  RECHERCHE 
Chap.    volonté  depuis  le  dcfbrdre  du  péché ,  &  l'amour  de 
Y#       I^ieu  &  du  prochain  n'en  font  plus  préièntement  que 
des  fiïitesi  puifqu'on  n'aime  plus  rien,  que  parce 
qu'en  l'aimant,  on  elpére  quelque  avantage,  ou  qu'on 
reçoit  adueîlement  quelque  plâifir. 
jl^  Or  cet  amour  propre  (e  peut  divifèr  en  deux  efpé^ 

V amour  ^^^  '  Ravoir  en  l'amour  de  la  grandeur ,  &  en  l'amour 
propre  Ce  ^"  P^^ilîr  j  ou  bien  en  l'amour  de  Ton  être  &  de  la  per- 
divife  en  ^^^^o"  ^^  fon  être ,  &  en  l'amour  de  fon  bien  être  ou 
l'amour    ^e  ia  félicité. 

de  l'être       ^^^^  l'amour  de  la  grandeur  nous  affedons  la  puif- 
&  du      ^ïï<^^  5  l'élévation ,  l'indépendance ,  &  que  nôtre  être 
bien  être   ^^^^^  P^^^  lui-même.  Nous  devrons  en  quelque  ma^ 
ou  de  la    "^^'^^  d'avoir  l'être  nécefîaire:  nous  voulons  en  un  fens 
grandeur  ^^'^^  comme  des  dieux.  Car  il  n'y  a  que  Dieu  qui  ait 
CT  du      proprement  l'être ,  &  qui  exifte  nécefîairement;  puif- 
plai^r      <]ue  tout  ce  qui  elt  dépendant  n'exifte  que  par  la  vo- 
^    ^  '     lonté  de  celui  dont  il  dépend.  Les  hommes  donc  (oa- 
haitant  la  necefïîté  de  leur  être,(buhaitent  aufli  la  pui{^ 
fànce  des  autres.  Ma is.pari'amour  du  plaifir  ils  défi- 
rent non  pas  fimpiement  l'être,  mais  le  bien  étreipuiC- 
que  le  plaiiir  eft  la  manière  d'être  qui  eO:  la  meilleure 
&  la  plus  avantageuse  à  l'ame. 

Car  il  faut  remarquer  que  la  grandeur ,  l'excellen- 
ce ,  &  l'indépendance  de  la  créature ,  ne  (ont  pas  des 
manières  d'érre  qui  la  rendent  plus  heureufè  par  elles- 
mêmes  j  puifqu'ilarrivefcmYent  qu'on  devient  mifèr- 
rablè  à  mefiire  qu'on  s'aggrandit.  Mais  pour  le  plai- 
fir, c'eft  une  manière  d'être  que  nous  ne  (çaurions  re- 
cevoir aduellement ,  fans  devenir  aduellement  glus 
heureux.  LagrandeurSc  l'indépendance  le  plus  |bu.- 
vent  ne  foiit  point  en  nous,  &  elles  ne  confident  d'or- 
dinaire que  dans  le  rapport  que  nous  avons  avec  les 
choies  qui  nous  environnent.  Mais  les  plaifirs  font 
dans  l'ame  même ,  3c  elles  en  font  des  manières  réel- 
les qui  la  modifîeHt;,&  qui  par  leur  propre  nature  font 
capables  de  la  contenter^  Ainlî  nous  regardons  l'ex^ 
cellence,  la  grandeur  ,  &hndépendan£e  comme  des 
diofès  propres  pour  la  confèrvation  de  nôtre  être  ^  & 

mçme 


DE  LA  VEUITF.  Livre  IV.       419 

Blême  cjuelcjuesfois  comme  fort  utiles  félon  l'ordre  ChapI 
de  la  nature  pour  la  con(èrvation  du  bien  être  :  Mais      Y» 
le  plai/ir  eft  toujours  la  manière  d'être  de  l'elprit, 
^m  par  elle  même  le  rend  heureux  &  content  ;  de  for- 
te que  leplaifir  eft  le  bien  être,  &  l'amour  du  plaifîr 
I  amour  du  bien  être. 

Or  cet  amour  du  bien  être  eft  fi  puilïànt  qu'il  eft 
fjuefquefois  plus  fort  que  l'amour  de  rêtre,&  l'amour 
propre  nous  fait  quelquefois  defirer  le  non  être ,  parce  . 
que  nous  n'avons  pas  le  bien  être,  Cek  arrive  à  tous 
les  damnez  auxquels  il  (èroit  meilleur  félon  la  parole 
de  Jefus-Gbrift ,  de  n'être  point  que  d'être  aufli  mal 
qu'ils  font:  parce  que  ces  malheureux  e'tant  ennemis 
de'clarez  de  celui  qui  renferme  en  lui-même  toute  la 
bonté' ,  &  qui  eft  la  caufè  feule  des  plaifîrs  &  des  dou- 
leurs que-nous  (ommes  capables  de  (entir,  il  n'éft.pas 
poiîible  qu'ils  jouïflent  de  quelque  {atisfa<îiion.  Ih 
font  &  ils  feront  e'ternellement  miferables ,  parce  que 
leur  volonté  fera  toujours  dans  k  même  diQ)ofitioni- 
&  dans  le  même  dérèglement.  L'amour  de  foi-mê- 
me renf€i:me  donc  deux. amascs,  l'amoat  de  la  gran- 
deur, de  la  puiflTance,  de  l'indépendance ,  &  généraîe- 
lîient  de  toutes  les  chofès  qui  nous  paroifïènt  propres 
pour  la  confervation  de  nôtre  êtrej  &  l'amour  du  plai- 
iîr  &  de  routes  les  choiés  qui  nous  fontnecelTaires 
pour  être  bieu,c'eft-àrdirej  pour  être  heureux  Ôc  con-- 
tens. 

Ces  deux  amours  fepcuvent  divifèr  en  pluiïeurs  ma- 
nières :  foit  parce  que  nous  fommes  compoféz  de 
dcux.partics  différentes  d'ame&de  corps ,  félon  lef- 
quelles  on  les  peut  divifer  ^  foit  parce  qu'on  les  peut 
diftinguer  ou  les  fpecilïer  par  ks  diiftrens  objets, 
qui  nous  font  utiles  pour  nôtre  confervation.  On  ne 
s'arrêtera  pas  toutefois  à  cela,  parce  que  nôtre  defîein, 
n'étant  paS'de  faire  une  Morale ,  il  n'eft  pas  necefïaire 
de  faire  unerecherche  &  une  divifîon  exaéle  de  toutes 
les  choies  que  nous  regardons  comme  nos  biens .  H  a 
feulement  été  néceflairs  de  faire  cette  divifîon  pour 
rapporter  avec  quelque  ordre  les  caiafès  de  nos  erreurs,. 

Nous. 


450  DELA  RECHERCHE 

Chap.  Nous  parlerons  donc  premièrement  des  erreurs 
V,  qui  ont  pour  caufè  l'inclination  que  nous  avons  pour 
la  grandeur,  &c  pour  tout  ce  qui  met  nôtre  être  hors 
de  la  dépendance  des  autres  :  Et  enfuitc  nous  traite- 
rons de  celles  qui  viennent  de  l'inclination  que  nous 
avons  pour  le  plaifir ,  &  pour  tout  ce  qui  rend  nôtre 
être  le  meilleur  qui  puifTe  être  pour  nous,  ou  qui  nous 
contente  leplus. 

^yY*  CHAPITRE    VI. 

I,  De  ^inclination  que  nous  avons  pour  tout  ce  qui  nour 
élevé  au  deffus  des  autres.  II.  Des  faux  jugemens  de 
quelques perfonne s  de  pieté.  III.  Des  faux  jugemens 
des  fuperfîitieux  &  des  hypocrites,  IV.  De  Vont  en- 
nemi de  M.  Defcartes, 

I,        '"T^  Outes  les  choies  qui  nous  donnent  une  certaine 
De  tin-     jL    élévation  au  deiîiis  desautres  en  nous  rendant 
clmation  plus  parfaits  ,  comme  la  fcience  &  la  vertu;  ou  bien 
que  nous  qui  nous  donnent  autorité  fur  eux  en  nous  rendant 
avons       pltis  puilîàns ,  comme  les  dignitez  &  les  riche/Tes , 
pour  tout  ièmblent  nous  rendre  en  quelque  forte  indépendans. 
ce  qui      Tous  ceux,  qui  font  au  de/Tous  de  nousjuous  révèrent 
nous  ék'  &nous  craignent  ;  ils  font  toujours  prêts  à  faire  ce 
veau       qu'il  nous  plaît  pour  nôtre  conlèrvation ,  &  ils  n'o- 
deffus  des  font  nous  nuire  ni  nous  rélîfter  dans  nos  defirs»  Ainli 
autres.     I^s  hommes  tâchent  toiijours  de  polîeder  ces  avanta- 
ges qui  les  élèvent  au  deflus  des  autres.  Car  ils  ne 
font  pas  réflexion  ,  &  que  leur  être  &  leur  bien  être 
dépendent  félon  la  vérité  de  Dieu  feul ,  &  non  pas  des 
hommes  ;  &  que  la  véritable  grandeur  qui  les  rendra 
éternellement  heureux,  ne  confifte  pas  dans  ce  rang 
qu'ils  tiennent  dans  l'imagination  des  autres  hom- 
mes, auflî  foibles  &  aullî  miforables  qu'eux-mêmes; 
mais  dans  une  humble  foùmilfion  à  la  volonté  de 
Dieu,  qui  étant  jufte ,  ne  manquera  pas  derécompen- 
fcr  ceux,  qui  demeurent  dans  l'ordre  qu'il  a  preforit. 

Mais 


DE  LA  VERITE'.  Livre  IV.        451 

Mais  les  hommes  ne  défirent  pas  feulement  de  pof-  Cha? 
fcder  efFedivement  la  fcience  &  la  vertu ,  les  dignitcz  y  X.  * 
,&  les  richelïès  j  ils  font  encore  tous  leurs  efforts  afin 
qu'on  croye  au  moins  qu'ils  les  pofïèdent  ve'ritablc- 
ment.  Et  fi  l'on  peut  dire  qu'ils  fè  mettent  moins  en 
peine  de  paroître  riches  que  de  l'être  efFedivement,on 
peut  dire  aufli  qu'ils  fe  mettent  fbuvent  moins  en 
peine  d'être  vertueux  que  de  le  paroître  :  car  comme 
dit  agréablement  l'Auteur  des  réflexions  Morales  la 
vertu  niroit^as  loinfi  la  vanité  ne  luitemit  compagnie, 

La  réputation  d'être  riche  ,  fçavant  ,  vertueux , 
produit  dans  l'imagination  de  ceux  qui  nous  environ- 
nent ,  ou  qui  nous  touchent  déplus  prés ,  des  difpofi- 
tionstres-commodes  pour  nous  :  elle  les  abbat  à  nos 
pieds  :  elle  les  agite  en  nôtre  faveur  :  elle  leurinfpire 
tous  les  mouvemens  qui  tendent  à  la  confèrvation  de 
nôtre  être,  &  à  l'augmentation  de  nôtre  grandeur. 
Ainfî  les  hommes  confèrvent  leur  réputation  comme 
un  bien  dont  ils  ontbefbin  poux  vivre  commodément 
dans  le  monde. 

Tous  les  hommes  ont  donc  de  l'inclination  pour  la 
vertu  î  la  fcience,  les  dignitez ,  &  les  richelTes,  &  pour 
lareputation  de  pofTeder ces  avantages.  Nous  allons 
feire  voir  par  quelques  exemples  comment  ces  inclina- 
tions peuvent  les  engager  dans  l'erreur.  Commen- 
çons par  l 'inclination  pour  la  vertu  ou  pour  l'apparen- 
ce de  la  vertu. 

Les  perfonnes  qui  travaillent  fèrieufèment  à  fè  ren» 
dre  vertueux,  n'employent  gueres  leur  efprit  ni  leur 
tems  que  pour  connoître  la  religion,  &  s'exercer  dans 
les  bonnes  œuvres.  Ils  ne  veulent  fçavoir ,  comme 
(àint  Paul ,  que  J  esus-Christ  crucifié,  le  remè- 
de de  la  maladie  &  de  la  corruption  de  leur  nature.  Ils 
ne  fbuhaitent  point  d'autre  lumière  que  celle  qui  leur 
cftnéceiTaire  pour  vivre  chrétiennement  ,&  pour  re- 
connoître  leurs  devoirs, &  en  fuitre  ils  ne  s'appliquent 
qu'à  hs  remplir  avec  ferveur  &  avec  exactitude.  Ainfi 
iîsnes'amufentguéres  à  des  (ciences  qui  paroifTent 
vailles  &  fteriles  pour  leur  fàlut. 

On 


43i  OE  LA  RECHERCHE 

Chxv.        ©n  ne  trouve  rien  à  redire  à  cctte<;onduitc ,  on  Te-  *• 
V  I.      ftime  infiniment,  on  fc  croiroit  heureux  delà  tenir 
//♦      exadement ,  &  on  fè  repentmême  de  ne  l'avoir  pas 
-Besfatfx  affez  fiiivie.  Mais  ce  que  l'on  ne  peut  approuver ,c'eft 
pigemens  qu'e'tant  confiant  qu'il  y  a  des  iciences  pureinent  ha- 
de  quel-  maines  très- certaines  &  allez  utiles, qui  de'tachent  l'ef- 
^uesper-  prit  des  chofèslènfibles,  &  qui  l'accoutument  ou  le 
jfbnnes  de  préparent  peu  à  peu  à  goûter  les  véritez  de  l'Evangile  j 
pieté»       quelques  perlbnnes  de  piete'.fàns  les  avoir  examinées, 
les  condamnent  trop  librement,  ou  comme  inutiles, 
Gu  comme  incertaines. 

f  II  eft  vrai  que  la  plupart  des  fciences  font  fort  incer- 
taines &  fort  mutiles.  On  ne  fè  trompe  pas  beaucoup 
de  croire  qu'elles  ne  contiennent  que  des  veritez  de 
peu  d'ufàge.  Il  eft  permis  de  ne  les  étudier  jamais  -,  Se 
il  vaut  mieux  les  me'prifèr  tout-à-fait  que  de  s'en  lait- 
ier charmer  &  éblouir.  Ne'anmoins  on  peut  aflurer 
qu'il  eft  tres-ne'ceflàire  de  fçavoir  quelques  veritez  de 
Me'taphyfique.  La  connoilïànce  univerfèlle  ou  de 
l'exiftence  d'un  Dieu  eft  ablblument  neceflàire ,  puif^ 
que  même  la  certitude  de  la  foi  dépend  de  la  connoif- 
iàncequelaraifon  donne  de  l'exiftence  d'un  Dieu.On 
doit  fçavoir  que  c'eft  là  volonté  qui  fait  &  qui  règle  la 
ï^iature  ;  que  la  force  ou  la  puilTance  des  caufes  natu- 
relles n'eft  que  là  volonté  j  en  un  mot  que  toutes  cho- 
ies dépendent  de  Dieu  en  toutes  manières» 

Il  eft  nécellairc  aufli  de  connoître  ce  que  c'eft  que  la 
vérité ,  ks  moyens  de  la  dilcerncr  d'avec  l'erreur ,  la 
diftin€tion  qui  le  trouve  entre  les  elprits  &  les  corps, 
les  conféquences  que  l'on  en  peut  tirer ,  comme  l'im- 
mortalité de  l'ame ,  &  plufîeurs  autres  femblables 
qu'on  peut  connoître  avec  certitude. 

La  fcience  de  l'homme  ou  de  {bi-même  eft  une 
Science  que  l'on  ne  peut  raifonnablement  méprilêri 
elleeft  remplie  d'une  infinité  de  choies  qu'il  eft  abfo- 
lument neceflàire  de  connoître  pouravoir  quelque  ju- 
ftefie  Se  quelque  pénétration  d'eiprit  :  &  l'on  peut  di- 
re que  fi  un  homme  grolfier  6c  ftupide,  eft  infiniment 
au  deUus  de  la  matière,  parce  qu'il  fçait  qu'il  eft  Se  que 

la 


DE  LA  VERITF,  Livre  IV»        435 
lamatiérenekfçâit pas, ceux cjui^onnoiffeûtl'hom-  Chap^ 
me,  font  beaucoup  au  defîus  des  perfonnes  grofficres    v  I  * 
&  ftupides ,  parce  qu'iis  fçavent  ce  qu'ils  font ,  &  que  ' 

les  autres  ne  le  {ça vent  point. 

Mais  la  fcience  de  l'homme  n'efl:  pas  ièulement 
eftimable ,  parce  qu'elle  nous  élevé  au  deflus  des  au- 
tres; elle  l'eft  beaucoup  plus  parce  qu'elle  nous  abbaif- 
fe,  &  qu'elle  nous  humilie  devant  Dieu.  Cette  fcien- 
ce nous  fait  parfaitement  connoître  la  dépendance 
que  nous  avons  de  lui  en  toutes  chofès,  &  même  dans 
nos  actions  les  plus  ordinaires  :  elle  nous  découvre 
tnanifeftement  la  corruption  de  nôtre  natarc  :  elie 
nous  difpofe  à  recourir  à  celui  qui  fèul  nous  peut  gué- 
rir, à  nous  attacher  à  lui,  d  nous  défier  &  nous  déta- 
cher de  nous-mêmes;  &  elle  nous  donne ain fi plu- 
fieurs  difpofîtions  d'efprit  très  -  propres  pour  nous 
loùmetcre  à  lagïace  del'Evangile. 

On  ne  peut  guéres  fe  palTer  d'avoir  au  moins  une 
teinture  grolîîére,  &  une  connoifTance  générale  des 
Mathématiques  &  de  h  nature»  On  doit  avoir  appris 
ces  fciences  dés  fa  jeunefle  i  elles  détachent  l'efprit  des 
chofes  fenûbles ,  &  elles  l'empêchent  de  devenir  moii 
&  ciïcminé  :  elles  font  afiez  d'ufàge  dans  la  vie  :  elles 
nous  portent  mêmes  à  Dieu  ;  la  connoiffance  de  la  na- 
ture le  faifant  par  elle-même ,  &  celle  des  Mathémati- 
ques par  le  dégoût  qu'elles  nous  infpirent  pour  les 
faulîe£imprelîions  de  nos  fens. 

les  peri^nnes  de  vertu  ne  doivent  point  méprifer 
ces  fciences  ,  ni  les  regarder  comme  incertaines  oa 
comme  inutiles ,  s'ils  ne  fontalïurez  de  les  avoir  allez 
étudiées  pouren  juger foli dément.  Il  y  en  a  afTez  d'au- 
tres qu'ils  peuvent  hardiment  méprifer.  Qu'ils  con- 
damnent au  feu  les  Poètes  &  les  Phiiofophes  Payens, 
ks  Rabbins  ,  quelques  Hiftoriens ,  &  un  grand  nom- 
bre d'Auteurs  qui  font  la  gloire  &  l'érudition  de 
quelques  fçavans ,  on  ne  s'en  mettra  guéris  en  peine. 
Mais  qu'ils  ne  condamnent  pas  la  connoilîànce  de  la 
nature  comme  contraire  à  la  Religion  j  puifque  la  na- 
ture étant  réglée  par  la  volonté  de  Dieu  ,  la  véritable- 


con- 


454  DE  LA  PvECHERCHE 

Ch  AP.    connoifTance  de  la  nature  nous  fait  connoitre  &  admi- 
Y  I.       rer  la  puiffance ,  la  grandeur  &  la  fagefle  de  Dieu.  Car 
enfin  il  femble  c]ue  Dieu  ait  formé  l'univers  afin  que 
les  efprits  l'e'tudient ,  &  que  par  cette  étude  ils  loient  ; 
portez  à  eonnoître  &  à  révérer  fon  Auteur.  De  forte  ) 
que  ceux  qui  condamnent  l'étude  de  la  nature ,  fem- .  ] 
blents'dppoler  à  la  volonté  de  Dieu  j  fi  ce  n'eft  qu'ils  j 
prétendent  que  depuis  le  péché  refprit  de  l'homme  j 
nefoitpas  capable  de  cette  étude.  Qu'ils  ne  difènt  i 
pas  aulîî  que  la  connoiflànce  de  l'homme  ne  fait  que  : 
l'enfler  &  lui  donner  de  la  vanité,  à  caufe  que  ceux  qui 
pafîent  dans  le  monde  pour  avoiruneparfaite  connoiC- 
îàncc  de  l'hommCj  quoique  fbuventilsleconnoifl'cnt  j 
tres-mal,  font  d'ordinaire  pleins  d'un  orgueil  infup-  i 
portable:  Car  il  eft  évident  que  l'on  ne  peut  fe  bien   ' 
eonnoître  fans  fèntir  fcs  foiblelTes  &  fes  miferes. 
Aufïî ,  ce  ne  font  pas  les  perfbnnes  d'une  véritable 
^^j*      &  fblidc  pieté  ,  qui  condamnent  ordinairement  ce 
pesjaux  qu'ils  n'entendent  pas  >  fe  font  plutôt  les  fùperfli- 
jugemens  jf^y^  ^  [^^  hypocrites. Les  fuperftitieux  par  une  crain- 
desfit-     te  fèrvile ,  &  par  une  balîèfl'e  &  une  foiblelTe  d'ef  prit, 
j^erlri-      s'eflfàrouchent  dés  qu'ils  voyent  quelque  efprit  vif  & 
tieuxO'  pénétrant.  Il  n'y  a  par  exemple  qu'à  leur  donner  des 
deshy-    raifons  naturelles  du  tonnerre  &  de  fès  effets,  pour 
focrites,  £f  j-^  ^jj  athée  dans  leur  efprit.  Mais  les  hypocrites  par 
une  malice  de  démon  fè  transforment  en  Anges  de  lu- 
mière. Ils  fè  fervent  des  apparences  de  véritez  fàintes 
&  révérées  de  tout  le  monde ,  pour  s  oppofèr  par  des 
intérêts  particuliers  à  des  véritez  peu  connues  &  peu 
eftimées.  Ils  combattent  la  vérité  par  l'image  de  la 
vérité  -,  &fe  mocquant  quelquefois  dans  leur  cœur  de 
ce  que  tout  le  monde  reipede ,  i!s  s'établiflent  dans 
l'efpritdes  hommes  une  réputation  d'autant  plus  fe- 
lide  &  plus  à  craindre,  que  la  chofe  dont  ils  ont  abufé, 
eflplusfàinte. 

Ces  perfbnnes  font  doncles  plus  forts,  lesplus  puii^ 
fans  &  les  plus  redoutables  ennemis  de  la  vérité.  Il  eft 
vrai  qu'ils  font  affezrareSjmais  il  en  faut  peu  pour  fai- 
re beaucoup  de  mal.  L'apparence  delà  vérité  &  de  la 

vertu 


DE  LA  VERITE'.. Livre  IV.        455 

Vertu  fait  fouvent  plus  de  mal  que  la  venté  &  la  vertu  Chap, 
iic  font  de  bien  ,•  car  il  ne  faut  cju'un  hypocrite  adroit      VL 
pour  renverlêr  ce  que  plusieurs  perfonnes  vraiment 
làges  &  vcrtueufcs  ont  e'difie'  avec  beaucoup  de  peines 
ëc  de  travaux.  _ 

Monfîeur  Defcartes  parexemple  a  prouvé  démon-  ^^ 
ftrativement  l'exiftence  d'un  Dieu ,  l'immortalité  ^^  f^^^' 
de  nos  âmes ,  plufieurs  autres  queftions  Metaphyfî- 
ques>  un  très  grand  nombre  de  queftions  dePhyfî- 
qae ,  &  nôtre  fiécle  lui  a  des  obligations  infinies  pour 
Icsvéritez,  qu'il  nous  a  découvertes*  Voici  cepen- 
dant qu'il  s'élève  un  petit  homme  >  ardent  &  véhé- 
ment déclamateur ,  refpeclé  des  peuples  à  caufè  du 
zele  quil  fait  paroitre  pour  leur  religion  :  il  compofe 
des  Livres  pleins  d'injures  contre  lui ,  &  ill'accuxe 
des  pluis  grands  crimes.  Defcartes  eft  un  Catholique, 
il  a  étudié  fous  les  PP.Jefuites  ,  il  a  fouvent  parlé 
d'eux  avec  eftime»  Celafufïità  cetefpritmalin  pour 
perfliader  à  des  peuples  ennemis  denôtre  Religion, 
&  faciles  à  exciter  fur  des  chofes  aufîi  délic^es  que 
font  celles  de  la  Religion  ,  que  c'eft  un  éminaire  des 
JefuitesSc  qui  a  de  dangereux  defîeins:  parce  que  les 
moindres  apparences  de  vérité  flir  des  matières  de  foi 
ent  plus  de  force  fiir  lesefprits,  que  les  véritez  réel- 
les &  effectives  de?  chofes  de  Phyfique  ou  de  Meta- 
phyfique  ,  defquelles  on  fè  met  fort  peu  en  peine. 
Monfîeur  Defcartes  a  écrit  de  l'exiftence  de  Dieu.  C'en 
eft  allez  à  ce  calomniateur  pour  exercer  fon  faux  zè- 
le ,  &  pour  opprimer  toutes  les  véritez  que  défend 
f©n  ennemi.  lU'accufè  d'être  un  athée,  &  même 
d'enfcigner  finement  8c  fecretementl'atheïfiTiejain- 
fi  que  cet  infâme  athée  nommé  Vanino  qui  fut  brû- 
lé à  Toulcufè,  lequel  couvroit  fam.alice  &fbnim~ 
piété  en  écrivant  pour  l'exiftence  d'un  Dieu  ;  car  une 
des  raifons  qu'il  apporte  que  fbn  ennemi  eft  un  athée, 
c'cft  qu'il  écrivoit  contre  les  athées  ,  comme  faifbic 
Vànino  qui  pour  couvrir  fon  impiété  écrivoit  contre 
les  athées. 

C'eft  ainii  qu'on  opprime  la  vérité  lorfqu'on  eft 
"  T  foùtenu 


4^(J  DE  LA  RECHERCHE 

Chap.  foûtenu  par  les  apparences  de  la  veïité  ,  &:  que  l'on 
yi.  s'eft  acquis  îxaucoup  d'autorité  fur  les  efpritsfbibles. 
La  ve'rite'  aime  la  douceur  &  la  paix ,  &  toute  forte 
qu'elle  eft ,  elle  œdc  quelqucsfois  à  l'orgueil ,  &  à 
la  fierté'  du  mcnlbngequi  fe  pare  &  qui  s'arme  de  {es 
apparences.  Elle  fçait  bien  qae  l'erreur  ne  peut  rien 
contr'clle ,  Se  fi  elle  demeure  quelque  temps  comme 
prolcrite&dansl'obfcurité,  ce  n'eft  que  pour  atten* 
cire  des  occaiîons  plus  favorables  de  le  montrer  au 
jour  ;  car  enfin  elle  paroitprefque  toujours  plus  for- 
te Se  plus  éciaunte  que  jamais ,  dans  le  lieu  même  de 
lonopprclîion» 

On  n'eft  pas  fiirpris  qu'un  ennemi  de  Monfieur 
Defcartcs ,  qu'un  homme  d'une  religion  différente 
delà  fienne,  qu'un  ambitieux  qui  ne  fongc  qu'à  s'é- 
lever fur  les  riiines  des  perfonnes  qui  font  au  delTus  de 
lui ,  qu'un declamateuriàns jugement, que jf^ëf^ par- 
le avec  mépris  de  ce  qu'il  n'entend  pas,  &  qu'il  ne 
veut  pas  entendre»  Mais  on  a  raifon  de  s'étonner 
que  des  gens  qui  ne  font  ennemis  ni  de  Monfieur 
De/cartes  ,  ni  de  fa  Religion  ,  ayent  pris  des  {èntimcns 
d'averfion&:  de  mépris  contre  lui»  âcaufe  des  inju- 
res qu'ilsont  lues  dans  des  livres  compofêz  par  l'en- 
nemi de  faperfonne  &defa  Religion. 

Le  Livre  de  cet  Hérétique  qui  a  pour  titre  :  Deffe- 
rata  caufa  Papattis,  fait  affez  voir  fon  impudence  , 
fon ignorance,  fon  emportement,  &ledefir qu'ila 
deparoîtrczelé  pour  acquérir  parce  moyen  quelque 
jéputation  parmi  lesfiens.  Ainficen'cft  pas  un  hom- 
me qu'on  doive  croire  fur  fa  parole.  Carde  même 
.<]u'onnedoit  pas  croire  toutes  les  Fables  qu'ila  ra- 
malîeesdans  ce  Livre  contre  nôtre  Religion,  Tonne. 
doit  pas  auffi  croire  fur  (a  parole  des  acCufations  atro  • 
£es  &  injurieuicsqu'iia  inventées  contre  fon  enne- 
mi. 

11  ne  faut  donc  pas  que  des  hommes  raifonnabks  fo 
laifiént  perfuader  que  M.Defcarteseft  un  homme 
dangereux, parce  qu'ils  l'ont  Kid^ns  quelque  livre,  ou 
bien  parce  qu'ils  l'ont  ouï  dire  à  quelques  perlonncs 

dont 


DE  LA  VERITE.  Livre  IV.  337 
dont  ils  refpedent  la  pieté.  Il  n'eft  pas  permis  de  Chap. 
croire  les  hommes  fur  leur  parole ,  lorfqu'ils  accu-  YI. 
fènt  ks  autres  des  plus  grands  crimes.  Ce  n'eft  pas  u- 
jie  preuve  fulfi(ànte  pour  croire  une  chofè  que  de  l'en- 
tendre dire  par  un  homme  qui  parle  avec  zèle  &  a  ' 
vec  gravité.  Car  enfin  ne  peut-oii  jamais  dire  des 
faullètez  &  des  fbttilès  de  la  même  manière  qu'on 
dit  de  bonnes  chofès ,  principalement  fi  l'on  s'en  eft 
laifîé  perfiiader  par  fimplicité&  par  foiblefie. 

Il  eft  facile  de  s'inftruire  de  la  vérité  ou  de  la  fauf- 
fcté  des  acculàtions  que  l'on  form.e  contre  M*  Dc- 
(cartes  j  fès  écrits  font  faciles  à  trouver,  &  fortai- 
iez  à  comprendre  ,  lorfqu'on  eft  capable  d'atten- 
tion. Qu'on  lifè  donc  fès  ouvrages  afin  que  l'on  puif- 
fè  avoir  d'autres  preuves  contre  lui  qu'un  firaple  oui- 
dire,  &j'e(pere  qu'après  qu'on  les  aura  lus  &  qu'on 
les  aura  bien  méditez ,  on  ne  l'accufera  plus  d'atheïf- 
mc ,  Se  que  l'on  aura  au  contraire  tout  le  refpeâ; 
qu'on  doit  avoir  pour  un  homm.e  ,  qui  a  démontré 
d'une  manière  tres-fimple  &  très-évidente  non  feu- 
lement l'exiftence  d'un  Dieu  &  l'immortalité  de  l'a- 
me ,  mais  auffi  une  infinité  d'autres  veritez  qui  a- 
T' oient  été  inconnues  jufquesàfon  tems. 


CHAPITRE    VIL 

Du  defir  de  la  fcience  O^   des  jugemens  des  faux  f^a- 
"vans. 

L'E  s  p  R I T  de  l'homme  a  fans  doute  fort  peu 
de  capacité  &  d'étendue  ,  &  cependant  il  n'y  a 
rien  qu'il  ne  fouhaite  de  Içavoir.  Toutes  les  fcien- 
ces  humaines  ne  peuvent  contenter  Tes  delirs ,  &  fà 
capacité  cil:  fi  étroite  qu'il  ne  peut  comprendre  par- 
faitement une  feule  Iciencc  oarticuliere.  Il  cfl  con- 
tinuëllement  agi  né  ,  &  il  defire  toujours  de  {çavoirj 
fbit  parce  qu'il  e(j?ere  trouver  ce  qu'il  cherche,  com- 
me nous  avons  dit  dans  les  Chapitres  précedens  ; 

T  %  foit 


Chap. 
VIL 


4^S  DE  LA  RECHERCHE 

Chap.  foit parce  qu'il  fe  perruadeque  foname&  fbiiefprk 
YIL  ^  'agrandîflent  par .  la  vaine  pcfTeffion .  de  quelque  cou* 
KoifTànce  extraordinaire.  Le  defîr  dérègle  de  fbn  bon- 
heur &  de  fà  grandeur  fait  qu'il  étudie  toutes  les 
iciences ,  efperant  trouver  fon  bonheur  dans  les  fcien- 
ces  de  Morale  ,  &  cherchant  cette  fauffe  grandeur 
dans  les  fciences  Tpéculatives. 

D'où  vient  qu'il  y  a  des  perfonnesqui  palTçnt  tou- 
te leur  vie  à  lire  des  Rabbnis  ,  &  d'autres  Uvres  é- 
Crits  dans  des  langues  étrangères  ,  obfcures  &  cor- 
rompues ,  &  par  des  auteurs  fans  goût  &  fans  intel- 
ligence ,  fi  ce  n'eft  parce  qu'ils  fe  perluadcnt  ,  que 
lorfqu'ils  fçavent  ks  laagues  orientales ,  ils  font  plus  ' 
grands  &  plus  élevez  que  ceux  qui  les  ignorent  ?  Ec 
qui  peut  les  foùtenir  dans  leur  travail  ingrat ,  de{a- 
gïeable,  pénible  &  inutile,  fi  ce  n'eftl'eCperancede 
quelque  élévation,  &la  vùë  de.  quelque  vaine  gran-' 
deurî  En  effet  on  les  regarde  comme  des  hommes 
rares  j  on  leur  fait  des  complimçns  fur  leur  profonde 
c'rudition  ;  on  les  écoute  plus  volontiers  que  les  au- 
tres: ôi  quoi  qu'on  puilîe  dire  que  ce  font  ordinaire- 
ment les  moins  judicieux ,  quand  ce  ne  f^roit  qu'à 
caufe  qu'ils  ont  emploie  toute  leur  vie  à  une  chofè 
fort  inutile,  &  qui  ne  peut  les  rendre  ni  plus  fages 
ni  plus  heureux  :  Néanmoins  on  s'imagine  qu'ils  oiit 
beaucoup  plus  d'efprit,  Se  de  jugement  que  les  au- 
tres :  étans  plus  fçavans  dans  l'origine  des  mots ,  on 
fè  lailié  periuader  qu'ils  font  fçavans  dans  la  nature 
des  chofès. 

C'eftpourla  même  raifon  que  les  Aflronomes 
emploient  leur  tems&leur  bien  pourfçavoir  auju- 
iie  ce  qu'il  eft  non  feulement  inutile  ,  maisirapolli- 
bledefçavoir.  Ils  veulent  trouver  dans  le  cours  des 
planètes  une  exadc  régularité  qui  ne  s'y  reîicontre 
jam.ais ,  &  dreliêr  des  tables  Aftronomiqiies  pour 
prédire  des  effets  ,  dont  ils  ne  connoilîènt  pas  les 
caufés.  ïls  ont  fait  la  Selenographie  ,  ou  la  Géographie 
delà  Lune,  comme  il  l'on  avoit  quelque  deflèin  d'y 
voyager  :  ils  Tout  dé;a  donnée  en  partage  à  tous  cens 

qui 


DE  LA  VERITE'.  Livre  IV.  459 
qui  font  Illuftres  dans  l'Aftronomie:  iî  y  en  a  peu  Chap-, 
qui  n'ayent  quelque  province  en  ce  pais,  comme  yil, 
pour  fî  recompenier  de  leurs  grands  travaux  j  &  je 
ne ïçaf  s'ils  ne  tirent  point  quelque  gloire  d'avoir  été' 
dans  les  bonnes  grâces  5  de  celuiquiieuradiftribué 
fî  magnifiquement  ces  Royaumes. 

D'où  vient  que  des  hommes  raifbnnables  s'appli- 
quent fi  fort  à  cette  fcience ,  &  demeurent  dans  des 
erreurs  tres-grofiieres  à  l'e'gard  des  veritez  qu'il  leur 
cft  très-utile  defçavoir;  fiçen'eftqu'il  leur  femble 
qwe  c'  eft  quelque  choIè  de  grand  que  de  connoître  ce 
qui  (èpade  dans  le  Ciel?  La  connoiîTance  delà  moin- 
dre chofe ,  qui  fè  pafle  là  haut ,  leur  femble  plus  no- 
ble 5  plus  relevée  &  plus  digne  de  la  grandeur  de 
leurefprrt ,  que  la  connoiiïànce  des  choies  viies ,  ab- 
jedles  &  corruptibles  ,  comme  font  (èlon  leurfènti- 
niÊiïries~fe-uls  corps  fublunaires.  Lanoblefiè  d'une 
fcience  fè  tire  delà  nobieffe  de  (on  objet:  C'efi:  un 
grand  principe!  La connoifîance  du  mouvement  des 
corps  inaltérables  &  incorruptibles  eft  donc  la  plus 
haute  &  la  plus  relevée  de  toutes  les  fciences.  Ainîr 
elle  leur  paroit  digne  de  la  grandeur  &  de  l'excellen- 
ce de  leur  efprit. 

C'eft  ainli  que  les  Iiommes  fè  laifTent  ébîoiiir  par 
unefaufîe  idée  de  grandeur  qui  les  fiatte  &  qui  les- 
agite.  Dés  que  leur  imaginarion  en  eft  frappée ,  elle- 
s'abbat  devant  cephantorae  ,  elle  le  révère  ,  &c  elle 
renverfè  &  aveugle  la  raifbn  qui  en  doit  juger.  Il 
femble  que  les  hommes  rêvent  quand  ils  juchent  à~:S 
objets  de  leurs  payions  ,  qu'il  n'ayenc  plus  les  yeux 
ouverts,  &  qu'il  manquent  de  fèns  commun.  Car 
enfin  qu'y-a-t'il  de  grand  dans  la  connoilTance  des 
mouvemens  des  Planètes  ,  &  n'en  fçavons-nous  pas 
affez  preféntement  pour  régler  nos  mois  &  nos  an- 
nées ?  Qu'avons  -nous  tant  affaire  de  f  çavoir  fi  Satur- 
ne efr  environné  d'un  anneau  ou  d'un  grand  nombre 
de  petites  lunes  ,  &  pourquoi  prendre  parti  lâ-dedus? 
Pourquoi  fe  glorifier  d'avoir  prédit  la  grandeur  d'u- 
ne éciypfe ,  où  l'on  a  peut  être  mieux  rencontré  qu'ua 
T  3  autre;, 


440  DE  LA  RECHERCHE 

autre ,  parce  qu'on  a  été  plus  heureux  ?  Il  y  a  des 
perionnes  dcftiinées  par  l'ordre  du  Prince  à  obfër ver 
îesaftrcs,  contentons -nous  de  leurs  obfèr  varions. 
Ils  s'appliquent  à  cet  emploi  avec  raifbn,  carilss*/ 
appliquent  par  devoir:  c'eftleur  affaire.  Ils  y  tra- 
vaillent avec  fuccés ,  car  ils  y  travaillent  fànscefïèa- 
vecart,  avec  application  &  avec  toute  l'exadlitude 
pollible  ;  rien  ne  leur  manque  pour  y  reuiïir.  Ainfi. 
nous  devons  être  pleinement  fàtisfaits  (lir  une  matiè- 
re qui  nous  touche  fîpcu  lors  qu'ils  nous  font  part 
de  leurs  découvertes. 

Il  eft  bon  que  plufieurs  perfbnncs  s'appliquent  à  l'a^ 
natomie,  puifqu'il  cft  extrêmement  utile  de  la  fçavoir, 
&  que  les  connoiiTanocs  aufquelles  nous  devons  a- 
fpirer ,  font  celles  qui  nous  font  les  plus  utiles.  Nous 
pouvons  &  nous  devons  nous  appHquer  à  ce  qui 
contribue  quelque  chofe  à  nôtre  bonheur ,  ou  Plu- 
tôt au  foulagement  de  nos  infirmitez  &  de  nos  mi- 
lères»  Mais  pafler  toutes  les  nuits  pendue  une  lunet- 
te pour  découvrir  dans  les  cieux  quelque  tache  ou 
quelque  nouvelle  planète  ,  perdre  (à  (ànté ,  &  fon 
iSicn,  &  abandonner  le  foin  de  fcs  affaires  pour  ren* 
die  règlement  vifite  aux  étoiles,  Scpourcnniefurcr 
les  grandeurs  Se  les  (ituations  -,  il  me  (emble  que  c'eft 
oubher  entièrement  &  ce  qu'on  eft  préfèntcment,  & 
ce  qu'on  fera  un  jour. 

Et  qu'on  ne  difc  pas  que  c'eft  pour  reconnoître  la 
grandeur  de  celui  qui  a  fait  tous  ces  grands  objets. 
Le  moindre  moucheron  manifeftc  davantage  la  puif- 
fàuce&  lafàgeiîc  de  Dieu,  à  ceux  qui  le  confiderent 
avec  attention  ,  &  fans  être  préoccupez  de  là  peti- 
tefïè  y  que  tout  ce  que  los  Aftronomes  fçavent  des 
cieux.  Néanmoins  les  hommes  ne  font  pa5  faits  pour 
confiderer  les  moucherons  j  &  l'on  n'approuve  pas 
la  peine  que  quelques  peribnnes  fc  font  données  pour 
nous  apprendre  comment  font  faits  les  poux  de  cha- 
que elpece  d'animal ,  &  Içs  transformations  de 
différensvers  en  mouches  &  papillons.  Il  eft  per- 
mis de  s'amufer  à  cela  quand  on  n'a  rien  à  faire  & 

pour 


DE  LA  VERITE'»  Livre  IV.        441 

pour  fè  divertir;  mais  les  hommes  ne  doivent  point  Ckap. 
y  emploier  tout  leur  temps ,  s'ils  ne  font  inienfibles  VIL 
àleursmifêres. 

Ils  doivent  inceflamment  s'appliquer  à  la  connoif- 
fànce  de  Dieu  &  d'eux  mêmes  ;  travailler  ferieufè- 
ment  à  fède'fairede  leurs  erreurs  &  de  leurs  préju- 
gez, des  leur  pallions  &Qe  leur  inclinations  au  pè- 
che' ;  rechercher  avec  ardeur  les  veritez  qui  leur  Ibnr 
les  plus  ne'cefîàires.  Car  enfin  ceux-là  ibnt  les  plus- 
judicieux  qui  recherchent  avec  plus  ce  foin  les  veri- 
icz  les  plus  fohdes. 

La  principale  caufo  qui  engage  les  hommes  danç 
de  faufïès  études ,  c'efl:  qu'ils  ont  attaché  l'idée  de 
fèavantà  desconnoifïànces  vaines  &  infructueufes , 
au  lieu  de  ne  l'attacher  qu'aux  fciences  fohdes  &  né- 
cefîàires.  Car  quand  un  homme  fo  met  en  tête  de 
devenir  fçavant,  &  quel'efprit  de  polymathie  com- 
mence à  l'agiter  -,  il  n'examine  gueres  quelles  font 
les  {ciencesqui  lui  font  les  plus  néceilaires  ,  foit  pour 
fo  conduire  en  honnête  homme,  foit  pour  perfection- 
ner là  raifon:  il  regarde  feulement  ceux  qui  palTcnr 
pour  fçavans  dans  le  m.onde,  &  ce  qu'il  y  a  en  eur 
qui  les  rerid  confiderables.  Toutes  les  Icienccs  les- 
plus  folides&  les  plus  neceiTaires  étantalTez  commu- 
nes ,  elles  ne  font  point  admirer  ni  refpeâier  ceu  x  qui 
hs  poffedent;  car  on  regarde  fans  attention  8c  làns- 
émotion  les  chofes  communes  quelque  belles  &  quel- 
que admirables  qu'elles  foientsn  elles-mêmes.  Ceux 
qui  veulent  devenir  fçavans,  ne  s'arrêten&donc guè- 
re s  aux  (cienccs  neceiTaires  à  la  conduite  dé  la  vie  &  à, 
la  perfection  de  l'efprir.  Ces  fcienc^s  ne  réveillent 
point  en  eux  cette  idée  des  Iciences  qu'ils  le  font  for- 
mée ,  car  ce  ne  font  pas  ces  foiences  qu'ils  ont  admi- 
rées dans  les  autres  ,  ôc  qu'ils  fouhaittent  qu'on  ad- 
mire en  eux. 

L'Evangile  &  la  Morale  font  desîciences  trop  com- 
munes &  trop  ordinaires  3  ils  fouhaicent  de  içavoir 
la  critique    de  quelques  termes  qui  fe  rencontrent 
dans  les  Philofophes  anciens ,  eu  dans  les  Poètes 
T  4  Grecs. 


44^  DE  LA  RECHERCHE 

Grecs.  Les  langues,  &  principalement  celles  qui  ne 
font  point  en  uiagc  dans  leurpaïs,  comme  l'Arabe 
&  le  Rabbinage  ou  quelques  autres  femblables  ,  leur 
paroiifèîît  diç^nes  de  leur  application  &  de  leur  étude» 
S'ils  lifènt  i'Ecrituie  fàinte  ,  cen'ePc  paspou.r  y  ap- 
prendre la  Religion  &  la  pieté  :  les  points  dé  chrono- 
logie, de  géographie ,  &  lesdifficultezdcgrammai* 
l's  ,  lesoccupent  tout  entiers:  ils  défirent  avec  plus 
d'ardeur  laconnoiHance  des  chofes,  que  lesveritez 
làlutaires  de  l'Evangile  :  ils  veulent  pofï'eder  dans 
eux-mêmes  la  fcicnce  qu'ils  ont  admiré  fortement 
dans  les  autres ,  &que  les  (bts  ne  manqueront  pas 
d'admirer  en  eux. 

De  même  dans  les  connoifîances  de  la  nature ,  ils 
r.'y  recherchent  guéres  les  plus  utiles ,  mais  les  moins 
commuiies.  L'imaromie eil  trop  balTepour  eux,  mais 
i'aitronomie  ellplus  relevée.  Les  expériences  ordi- 
naires font  peu  dignes  de  leur  application  ,  mais  ces 
expériences  rares  &  fuiprenantes  qui  ne  nous  peu- 
vent jamais  éclairer ,  font  celles  qu'ils  oblèrvent  a- 
vecplus  de  foin. 

Les  hillpires  les  plus  rares  &  les  plus  anciennes  font 
celles  qu'ils  font  gloire  de  fçaToir.  Ils  ne  fçavent  pas 
la î^énealogie des  Princes  qui  régnent  pré{èntement> 
&  ils  rechercheiit  avec  foin  celle  des  hommes  qui 
ion:  morts  il  y  a  quatre  mille  ans.  Ils  négligent  d'ap- 
prendre les  hidoircs  de  leur  tems  les  plus  communes, 
&  ils  fâchent  de  fçavoir  exactement  les  fables  Se  ks 
fictions  des  Poètes.  Ils  ne  connoifïent  pas  mêmes 
leurs  propres  parens  ;  mais  li  vous  lefouhaitez  ,  ils 
vous  apporteront  pîufieursautoritez  pour  vous  prou- 
ver qu'un  citoyen  Romain  étoit  allié  d'un  Empereur, 
&  d'autres  chofes  femblables. 

A  peine  foavent-ils  le  nom  des  vêtcmens  ordinai- 
res dont  onfe  fèrtde  leur  temps  ,  &ils  s'amufènt  à 
Ja  recherche  de  ceux  dont  fefèrvoient  les  Grecs  &  les 
Romains.  Les  animaux  de  leurpaïs  leur  font  peu 
connus  >  &ils  ne  craindront  pas  d'emploier  pluUeurs 
années  à  compofèr  de  grands  volumes  fur  'es  ani- 
maux 


DE  LA  VERITE'.  Livre  IV.        443 

nîaux  de  la  Bible ,  pourparoître  p.voir  mieux  devine  C^ap, 
c)  lie  les  autres  ce  que  fignifieiiL  des  termes  inconnus.  Vi  Iv 
Un  tel  livre  fait  les  délices  de  (on  auteur  8c  des  fçavans 
quilelifènt,  parce  qu'étant  tout  coufu  de  partages 
Grecs ,  Hébreux  ,  Arabes ,  &c  ;  de  citations  de  Rab- 
bins ,  &c  d'autres  auteurs  obfcurs  &-extraordin.iires  , 
ilfàtisfaitla  vanité'  de  (on  Auteur  ,  &la{ottecuriofîcé 
de  ceux  qui  le  liiênt,  qui  Ce.  croiront  àuiïi  plus  Cci- 
vans  que  les  autres  quand  ils  pourront  alTurer  avec 
fierté'  qu'il  y  a  fix  mots  diiFérens  dans  l'Ecriture  pour 
fignifierun  lion  ou  quelque  chofè  de  lèmblable. 

La  carte  de  leur  païs  ou  même  de  leur  ville  leur  cft 
fouvent  inconnue  ,  dans  le  temps  qu'ils  étudient  les 
cartes  delà  Grèce  ancienne ,  de  l'Italie ,  des  Gaules  du 
temps  de  Jules  Cefar ,  ou  les  rues  &  les  places  pu- 
bliques de  l'ancienne  Rome.  Lahor  Çtultorum ,  dit  le 
Sage,  ajfàget  eos  ,  qui  nefciunt  inurhemper^^ere:  ils 
nefçavent  pas  lecjiemin  de  leur  ville ,  &ils  {è  fati- 
guentîottem'ent  dans  des  recherches  inutiles.  Ilsae 
Içavent  pas  les  loixni  les  coûtum.esdes  lieux  où  ils 
vivent  5  mais  ils  étudient  avec  foin  le  droit  ancien , 
lesloix  des  douze  tables  ,  les  coutumes  des  Lacede- 
raoniens ,  ou  des  Chinois,  ouïes  ordonnances  du 
grand  MogoL  Enfin  ilsveulent  fçavorr  toutes  les  cho- 
ies rares,  extraordinaires,  éloignées  &  que  les  au  très 
ne  {ça vent  pas ,  parce  qu'ils  ont  attaché  par  un  reii^ 
verfement  d'efpnt  l'idée  de  fçavant  à  ces  chofes  j  & 
qu'il  fuitit  pour  êtreeftiméfçavant,Qe  Içavoir  ce  que 
les  autres  ne  fçavent  pas,  quand  même  on  ignore - 
roit  les  veritez  les  plus  néceiraires&  les  plus  belles ,. 
lleft  vrai  que  la  connoillance  de  toutes  ces  chofes  & 
d'autres  {èmblables  eil  appeiléefcience  ,  érudition  , 
doftrine,  i'ulàgel'a  voulu:  mais  il  y  a  une  fcicnce 
qui  n'eil:  que  folie  &  que  fortifè félon  l'Ecriture  :  Do^ 
Ùrinn  jiultorum  f-atuitas,  Jo  n'ai  point  encore  remar  - 
que  que  le  Saint  Elprit  qui  donne  tant  d'éloges  à  la 
Icience  dans  les  livres  iai-its  ,  dilè  quelque  chofè  à 
l'avantage  de  cette  faufïe  fcience ,  dont  je  viens  de. 
parier,  . 

T  ->  CHA- 


444  ^^  LA  RECHERCHE 

Chap. 

CHAPITRE    VIII. 

l.Vu  defîr  de  paraître  fçavant.  II.  Det  converfations- 
Vesfauxjcavems,  III.  De  leur  s  Ouyrages. 

•f •         O  I  le  defir  déréglé  de  devenir  fçavant  rend  foiîvent 

Du  defir  ^^  les  hommes  plus  ignorans,  le  defir  de  paroitre 

defaroi'  fçavant  ne  les  rend  pas  feulement  plus  ignorans  % 

trefça-     mais  il  lèmble  qu'il  leur  renverfè  l'efprit  :  car  il  y  a 

yant.        ^^^  infinité  de  gens  qui  perdent  le  fens  commun  ,par- 

ce  qu'ils  le  veulent  palier ,  Se  qui  ne  difcnt  que  des  fot- 

tifès,  parce  qu'ils  ne  veulent  dire  que  des  paradoxes. 

Ils  s'éloignent  fi  fort  de  toutes  les  penfées  communes 

dans  le  defiern  qu'ils  ont  d'acquérir  la  qualité  d'efprit 

rare&:  extraordinaire,  qu'en  effet  ils  y  reuflifTent, 

&  qu'on  ne  les  regarde  plus  qu'avec  admiration  ,  ou 

qu'avec  beaucoup  de  mépris. 

On  les  regarde  quelquefois  avec  admiration;  lors 
qu'étant  élevez  à  qudque  dignité  qui  les  couvre,  on 
s'imagine  qu'ils  font  autant  au  deiius  des  autres  par 
leur  génie  &  par  leur  érudition ,  qu'ils  le  fi^nt  par 
leur  rang  ou  par  leur  nailTance.  Mais  on  Jes  regarde 
le  plus  louvent  avec  mépris  ,  &  quelquefois  même 
comme  des  fous-,  lorfqu'on  les  regarde  de  plus  prés, 
&:  que  leur  grandeur  ne  les  cache  point  aux  yeux  des 
autres. 

Les  faux  fçavans  font  manifellement  paroître  ce 
qu'ils  font  dans  les  Livres  qu'ils  compofcnt  &c  dans 
leurs  converfations  ordinaires.  11  ell  peut-être  à  pro- 
pos d'en  dire  quelque  chofè. 
//.  Comme  c'efl  la  vanité  &  le  defir  de  paroître  plus 

Des  con-  que  les  autres  qui  les  engage  dans  l'étude  ,  dés  qu'ils 
yerfa-  fè  (entent  en  converfàtion  ,  la  pafTion  &  le  defir  de 
tloyis  des  l'élévation  fè  réveille  en  eux  &  les  emporte.  Ilsmon- 
fauxfça-  tent  tout  d'un  coup  fi  haut,  que  tout  le  monde  les 
va«/.  perdquafi  devûë,  &  qu'ils  ne  fçavent  fouvent  eux- 
mêmes  où  ils  en  font,  ils  oat  fi  peui;  de  n'être  pas  au 

deiTus 


DE  LA  VERITE'.  Livre  îV.        445 

deflas  de  tous  ceux  qui  les  e'coutent ,  qu'ils  fè  fâchent  Chàp, 
même  qu'on  les  fuive,  qu'ils  s'effarouchent  lors  YUI. 
qu'on  leur  demande  quel-que  e'clairciflement ,  &: 
qu'ils  prennent  même  un  air  de  fierté' à  la  moindre 
oppoficion  qu'on  leur  fait.  Enfin  ils  di(ènt  des  choies 
fï  nouvelles  &  fî  extraordinaires  ,  mais  fî  éloigne'es 
du  fèns  commun ,  que  les  plus  iàges  ont  bien  de  la 
peine  à  s'empêcher  de  rire ,  lorfque  les  autres  en  de- 
meurent tout  étourdis. 

LeurpremierefouguepafTe'c,  û  quelque  efpritaf- 
fezfort  &  alïez  ferme  pour  n'en  avoir  pas  été'  ren- 
verfe,  leur  montre-,  qu'ils  fè  trompent  ^  ils  ne  laif- 
fènt  pas  de  demeurer  obftiném.ent  attachez  à  leurs  er- 
reurs. L'air  de  ceux  qu'ils  ont  étourdis  ,  les  étourdit 
eux-mêmes  :  la  vue  de  tant  d'approbateurs  qu'ils  ont 
convaincus  par  imprelTion,  les  convainc  par  contre- 
coup: ou  fî  cette  viië  ne  les  convainc  pas,  elle  leur 
enfïe  au  moins  alTez  le  courage  pour  fbûtenir  leurs 
feux  fêntimens.  La  vanité  ne  leur  permet  pas  de  re- 
traâ:er  leur  parole»  Ils  cherchent  toujours  quelque 
raifon  pour,  fc  defFendre:  ils  ne  parlent  mêmes  ja- 
mais avec  plus  de  chaleur  &  d'empreffement  que 
lorsqu'ils  n'ont  rien  à  dire;  ils  s'imaginent  qu'on 
les  injurie,  &  que  l'on  tache  de  les  rendre  mcprifabl'esj 
à  chaque  raifon  qu'on  apporte  contre  eux ,  plus  elles 
font  fortes  &  judicieufes  ,  &  plus  elles  irritent  leur 
averfîon  &  leur  orgueil. 

Le  meilleur  moyen  de  defFendre  la  veritécontr 'eux 
n'eft  pas  de  difputer  ;  car  enfin  il  vaut  mieux  &  pour 
eux  &  pour  nous  les  laifTcr  dans  leurs  erreurs  que 
de  s'attirer  leur  averfîon.  Une  faut  pas  leurbleiler 
le  cœur ,  lorfqu'on  veut  leur  guérir  l'efprit  ;  puifque 
les  plaies  du  cœur  font  plus  (Jangereuiès  que  celles 
de  l'efprit:  outre  qu'il  arrive  quelquefois  que  l'on  a 
affaire  avec  un  homme  qui  eil  véritablement  {ça>^ 
vant ,  &  qu'on  pourroit  le  méprifer  faute  de  bien 
concevoirfes  penfées.ll  faut  doncprierceux  qui  par- 
lent d'une  manière  décifive  de  s'expliouer  le  plus  di- 
ftmclcment qu'illeui  eflpofTible,  fànsleurpcrmet- 

T  6  tie 


44^  DE  LA  RECHERCHE 

tre  de  changer  de  fujet ,  ni  de  le  feirvir  de  termes  ob- 
{jzurs^c  équivoques;  &  fi  ce  font  des  perfonaes  e'- 
claire'es ,  on  apprendra  quelque  cholè  avec  eux  :  mais 
fi  ce  font  de  faux  fçavans,  ils  fe  confondront  par 
leurs  propres  paroles  (ans  aller  fort  loin  ,  &  ils  ne 
pourront  s'en  prendre  qu'à  eux  mêmes.  On  en  re- 
cevra pcut-écre  quelque .  inftrudion  &  même  quel- 
que divertilTement  ,  s'il  efl  permis  de  fè  divertir 
de  la  foihlelle  des  autres  en  tâchant  d' y  remédier». 
Mais  ce  qui  eft  plus  confiderable ,  c'ed  qu'on  em- 
pêchera par  là  queles  foiblcs  ,  quilesêcoutoi'enta- 
vec  admiration ,  ne  fe  foûmettenr  à  l'erreur  en  fui- 
vant  leurs  décidons. 

Car  il  faut  bien  remarquer  que  lenombre  des  Cots  î  , 
ou  de  ceux  qui  fèlainent<;onduir€  machinalement  &■ 
par  l'impremon  lènfible ,  e'rant  infiniment  plus  grand 
que  de  ceux  qui  ont  quelqu'ouvecture  d'efprit ,  8e 
&  qui  le  perlùadent  par  raifbn  ;  quand  un  de  ces 
fçavans  parle  &  décide  de  quelque  cholè,  il  y  a  tou- 
jours beaucoup  plus  de  perfonnes  qui  le  croient  fur 
ifâ  parole  que  d'autres  qui  s'en  défient.  Mais,  par- 
ce que  ces  faux  fçavans  s'éloignent  le  plus  qu'ils  peu- 
■\cnt  des  penfées  communes  ,  tant  par  le  defir  de 
îrouver  quelque  oppofant  qu'ils  mal-traitent-pour 
.s'élever  ik.  pour  paroître ,  que  par  renverfèment  d'e- 
fprit ou  par  efprit  de  contradidion  ;  leurs  décifions 
font  ordinairement  faufies  ou  obfcures  ,  &  il  eft  aflez 
lare  qu'on  les  écoute  fans  tomber  dans  quelqu'er- 
reur. 

Or  cette  manière  de  découvrir  les  erreurs  des  au- 
tres ou  lafoJidité  de  leurs  fentimens ,  eft  afedifE- 
ciie  àiTiettre  en  ulage.  La  raifôn  de  ceci  eft  que  les 
faux  fçavans  ne  font  pas  les  feuls  qui  veulent  paroître 
ne  rien  ignorer,  prcique  tous -les  hommes  ont  ce 
défaut ,  principalement  ceux  qui  ont  quelque  leélu- 
ic  Se  queiqu'étude  ;  ce  qui  fait  qu'ils  veulent  toii- 
^>urs  parler  &  expliquer  leurs  fentimens  ,  fans  appor- 
ter afîèz  d'atteiuion  pour  bien  comprendre  cdui  des 
r,u:ies.  Lçs-plus  çomplaifans  5ciespliisraifonnables 

nié- 


DE  LA  VERITE'.  Livre  IV,       447 

méprisant  dans  leur  cœur  le  fèiitiment  des  autres  Chap. 
montrent  feulement  une  mine  attentive  ,  pendanr  YIII, 
que  l'on  voit  dans  leurs  yeux  qu'ils  pen(ênt  à  toute 
autre  chofè  qu'à  ce  qu'on  leur  dit,  &  qu'ils  ne  font  oc- 
cupez que  de  ce  qu'ils  veulent  nous  prouver  >  fans 
fongerà  nous  répondre.  C'eft  ce  qui  rend  fouvent 
Its  converJ&tions  tre-s-dé(âgreables»  Car  de  même 
qu'il  n'y  a  rien  déplus  doux,  &  qit'on  ne  fçauroic 
nous  faire  plus  d'honneur  que  d'entrer  dans  nos  raj- 
fbns ,  &  d'approuver  00s  opinions  i  il  n'y  a  riea 
aufîide  fî  choquant  que  de  voir  qu'on  ne  les  com- 
prend pas  ,  &  qu'on  ne  fbngc  pas  même  à  les  com- 
prendre. Car  enfin  on  ne  fe  plaît  pas  à  parler  &  X 
converfer  avec  des  flatuës',  mais  qui  ne  font  ftatuës  à 
nôtre  égard ,  que  parce  que  ce  font  des  hommes  q^ 
n'ont  pas  beaucoup  d'eflime  pour  nous ,  &  qui  ne 
fÔDgent  point  à  nous  plaire ,  mais  feulement  à  fe  con- 
tenter eux -mêmes  entachant  de(è  faire  valoir.  Que 
files  hommes  fçavoient  bien  écouter  &  bien  répon- 
dre, lésconverfàtîons  fèrcient  non  ieuîemefit  fort 
agréables,  mais  même  très-utiles:  au  lieu  que  cha*- 
cun  tâchant  de  paroître  fçavant ,  on  ne  fait  que  s'en- 
tendre -y  on  blelTe  quelquefois  la  Chanté ,  éc  l'on  n£ 
découvre  prefque  jamais  la  vérité. 

Mais  les  égaremens  où  tombent  les  faux  fçavans 
dans  la  converiàtion  ,  fbnt  en  quelque  maniercexcu- 
lables»  Qn  peut  dire  pour  eux  que  l'on  apporte  d'or-«. 
dinaire  peu  d'application  à  ce  qu'on  dit  dans  ce  tems- 
ià:  que  les  perfbnnes  les  plus  exades  ydilént  fou- 
vent  desfottifes  ;  &  qu'ils  ne  prétendent  pas  qu'on 
recueille  toutes  leurs  paroles  comme  l'on  a  fait  cel- 
les de  Scaliger  &'du  Cardinal  du  Perron. 

11  y  a  railbn  dans  ces  excules,  &  l'on  veut  bien  croi- 
re que  ces  fortes  de  fautes  font  dignes  de  quelque  in- 
dulgence. On  veut  parler  dans  la  converiàtion,  mais  il 
y  a  des  jours  mal-heureux  dans  lelquels  on  rencontre 
m.al-Onn'eil  pas  toujours  en  humeur  debienpen- 
ièr  &  de  bien  dire •,&  k  temps  eft  fi  court  dan-;  certai- 
îiÇà. rencontres,  que  le  plus  petit  nuage  de  la  plus  Icgg- 

T  7  ic 


448  DE  LA   RECHERCHE 

Cha?.    le  abfènce  d'efprit  fait    mal-heureuCèment  tomber 
VIÎI,     <îans  desabfurditez  extra vangan tes  les  elprits  me'me 
les  plus  juftes  &  les  plus  pe'netrans. 

Mais  fi  les  fautes  que  les  faux  fçavans  commettent 
dans  les  converfàtions ,  font  excufables  ,  les  fautes 
oiiils  tombent  dans  leurs  livres  apre's  y  avoir  fèrieu- 
fementpenfé,  ne  font  pas  pardonnables,  principa- 
lement fî  elles  font  frc'quentes  ,&  (i  elles  ne  font  poin  t 
réparées  par  quelques  bonnes  choies.  Car  enfin 
lorlque  l'on  a  compofé  un  me'chant  livre ,  on  eft  cau- 
fè  qu'un  très-grand  nombre  de  perfonnes  perdent 
leur  temps  à  le  lire  ;  qu'ils  tombent  fouvcnt  dans  les 
mêmes  erreurs  dans  lefquelles  on  efl:  tombé  ,  &  qu'ils 
en  déduifènt  encore  plufieurs  autres ,  ce  qui  n'ell  pas 
un  petit  mal. 

Mais ,  quoique  ce  foit  une  faute  plus  grande  qu'on 
ne  s'imagine,  que  de  compofèr  un  méchant  livre, 
ou  fimpkment  un  livre  inutile ,  c'eft  une  faute  dont 
on  eft  plutôt  recompenfé  qu'on  n'en  eft  puni.  Car 
il  y  a  des  crimes  que  les  hommes  ne  punifTent  pas , 
foit  parce  qu'ils  font  à  la  mode ,  foit  parce  qu'on  n'a 
pas  d'ordinaire  une  raifon  afTez  ferme  pour  condam- 
ner des  criminels  qu'on  eftime  plus  habiles  que  foi. 

On  regarde  ordinairement  les  Auteurs  comme  des 
hommes  rares  &  extraordinaires ,  &  beaucoup  éle- 
vez au  defïlis  des  autres  j  on  les  révère  donc  au  lieu 
de  les  méprifèr&  de  les  punir.  Ainfi  il  n'y  a  gueres 
d'apparence  que  les  hommes  érigent  jamais  un  tri- 
bunal pour  examiner  Se  pour  condamner  tous  les  Li- 
vres qui  ne  font  que  corrompre  la  raifon. 

C'eft  pourquoi  l'on  ne  doit  jamais  cfperer ,  queîa 
République  des  lettres  foit  mieux  réglée  que  les  au- 
tres Républiques ,  puifquc  ce  font  toujours  àcs  hom- 
mes qui  lacompofènt.  Il  eft  même  très- à-propos,  a- 
fin  que  l'onpuifTe  fè  délivrer  de  l'erreur,  qu'il  y  air 
plus  de  liberté  dans  la  République  des  lettres  que  dans 
les  autres ,  ou  la  nouveauté  eu:  toiijours  fort  dange- 
reufè.  Car  ce  fcroit  nous  confirmer  dans  les  erreurs 
ou  nous  fommes,  que  de  vouloir  ôter  la  liberté  aux 

gens 


DE  LA  VERITE'.  Livre  IV.        449 
gens  d'étude  ,  &  que  de  condamner  iàns  difi:erne-  Chap, 
ment  toutes  les  nouYeautez.  VIII. 

On  ne  doit  donc  point  trouver  à  redire  fi  je  parle 
contre  le  gouvernement  de  la  République  des  Lettresj 
&  fi  je  tâche  de  montrer  que  (buvcnt  ces  grands  hom- 
mes qui  (ont  l'admiration  des  autres  pour  leur  pro- 
fonde e'rudition  ,  ne  font  dans  le  fond  que  des  hom- 
mes vains  &  fiiperbes ,  fans  jugement  &  {ans  aucune 
ve'ritable  fcience.  Je  fuis  obligé  d'en  parler  de  cette 
forte  afin  qu'on  ne  fè  rende  pas  aveugle'ment  à  leurs 
de'cifions ,  &  qu'on  ne fuiv&pas  leurs  erreurs. 

Les  preuves  de  leur  vanité',  de  leur  peu  de  juge-     Ilf» 
ment  &  de  leur  ignorance  fè  tirent  manifeftement  de  Des  Li- 
leurs  Ouvrages.  Car  fi  l'on  prend  la  peine  de  les  exa-  yres  des 
miner  avec  defTein  d'en  juger  félon  les  lumières  du  fauxfça- 
fcns  commun ,  &  fans  préoccupation  d'eftime  pour  yans, 
ces  Auteurs,  on  trouvera  que  la  plupart  des  delTeins 
de  leurs  études  font  des  deffeins  qu'une  vanité  peu  JU' 
dicieufea  formez,  &  que  leur  principal  but  n'eft  pas 
de  perfectionner  leur  raifon  »  &  encore  moins  de 
bien  régler  lesmouvemicnsde  leur  cœur  ,  mais  feu- 
lement d'étourdir  les  autres  6c  de  paroître  plus  fça- 
vans  qu'eux. 

C'eft  dans  cette  vûë  qu'ils  ne  traitent,  comme  nous 
avons  déjà  dit,  que  des  fujets  rares  &  extraordinai- 
res î  &  qu'ils  ne  s'expliquent  que  par  des  termes  ra- 
res &  extraordinaires  ;  &  qu'ils  ne  citent  que  des  Au- 
teurs rares  &  extraordinaires.  Ils  ne  s'expliquent 
guéresen  leur  langue,  eîleefl  trop  commune  i  ni  a- 
\ec  un  Latin  fîmple  ,  net  &  facile,  cen'eftpaspouc 
fc  faire  entendre  qu'ils  parlent,  mais  pour  parler  Se 
pour  fè  faire  admirer.  Ils  s'appliquent  rarement  à  des 
fujets  qui  peuvent  (èrvir  à  la  conduite  de  la  vie  j  cela 
leur  fèmble  trop  commun:  ce  qu'ils  cherchent  n'ell 
pas  d'eflre  utiles  aux  autres  ,  ni  à  eux-mêmes,  c'eft 
feulement  d'eflre  eftimez  fçavans.  Ils  n'apportent 
point  de  raifons  des  chofes  qu'ils  avancent  ,  ou  ce 
îont  raifons  myflerieuies  &incomprehen{ibles,  que 
ïiieux  ni  perfômie  ne  conçoit  avec  évidence.  Ils  n'ont 

point 


4^0  DE  LA  RECHERCHE 

Qhav,  point  de  raifons  claires:  mais  s'ils  en  avoient,  ils  ne 
yill.  ks  diroient  pas.  Ces  raifons  ne  furprennent  point 
l'e/prit ,  elles  fêmblent  trop  fimples  &  trop  commu- 
nes ,  tout  le  monde  en  eft  capable.  Ils  apportent  plu- 
tôt dès  autoritez  pour  prouver,  ou  pour  faire  fém^ 
blant  de  prouver  leurs  penfées  :  car  fou  vent  les  au  to^ 
rîtez ,  dont  ils  fe  fervent  ne  prouvent  rien  par  le  (ens 
qu'elles  contiennent  :  elles  ne  prouvent  que  parce  que 
c'eft  du  Grec  ou  de  l'Arabe»  Mais  il  eft  peut-être  à 
propos  déparier  de  leurs  citations,  cela  fera  con- 
noîtreen  quelque  manière  la  difpolition  de  leur  eA 
prit.- 

Il  eft  cerne  {èmbîe  évident  qu'il  n'ya  que  la  fauflè 
érudition  ,  &  l'efprit  de  polimathie  qui  air  pu  rendre 
les  citations  à  la  mode  comme  elles  ont  e'te'  j  ufqu'ici, 
&  comme  elles  font  encore  maintenant  chez  quel- 
ques fçavans.  Car  il  n 'eft  pas  fort  difficile  de  trouver 
des  Auteurs  qui  citent  à  tous  momens  de  grands  paf- 
fages  fàiis  aucune  raifon  de  citer  :  (oit  parce  que  les 
choies  qu'ils  avancent  font  fi  claires  que  perfbnne 
n'en  doute:  (bit  parce  qu'elles  font  fi  cachées  que  l'au- 
torité' de  leurs  Auteurs  ne  les  peut  pas  prouver  ,  puif- 
gu'ils  n'en  pouvoient  rien  fçavoir:  foie  enfin  parce 
cjue  les  citations  qu'ils  apportent  ne  peuvent  lervir 
d'aucun  ornement  à  ce  qu'ils  di(ent. 

Il  eft  contraire  au  fens  commun  d'apporter  un 
^randpalTàge  Grec  pour  prouver  ^  que  l'air  eft  tran- 
fparent,  parce  que  c'eft  une  chofè  connue  à  tout  le 
inonde  :  de  {è  fervir  de  Fautorité  d' Ariftote  pour  nous 
faire  croire,  qu'il  y  a  des  intelligences  qui  remuent 
lescieux,  parce  qu'il  eft  évident  qu' Ariftote  n'en 
pouvoir  rien  fçavoir:  &  enfin  de  mêler  des  langues 
e'trangeres ,  des  proverbes  Arabes  &  Perfànsdans  des 
Livres  François  ou  Latins  -,  faits  pour  tout  le  monde  ; 
parce  que  ces  citations  n'y  peuvent  ièrvir  d'ornement, 
ou  bien  ce  font  des  ornemens  bizarres  qui  choquent 
îintres^grand  nombre  de  perfonnes  ;  &  qui  n'en  peu- 
ventfàtisfàire  quetres-pen. 
Gepeiîdâijt  la  plupart  de  ceux  qui  veulent  paroîtpe 

fçà- 


ik 


DELA  VEXîTE\LivsleIV*        451 

fçavansfè  plaifentfi  fort  dans  ces  fortes  de  citations»  Chaf* 
qu'ils  n'ont  quelquefois  point  de  honte  d'en  rappor-  YUI. 
ter  en  des  langues  même  qu'ils  n'entendent  point  •, 
&:  ils  font  de  grands  efforts  pour  coudre  dans  leurs 
Livres  un  palîage  Arabe  ,  qu'ils  nefçavent  quelque- 
fois pas  lire.  Ainfi  ils  s'embarafîent  fort  de  venir  à 
bout  d'une  chofè  contraire  au  bons  fcns ,  mais  qui 
contente  leur  vanité  &qui  les  fait  eftimerdesfots. 

Ils  ont  encore  un  autre  défaut  fort  confiderable-, 
c'eft  qu'ils  fe  foucient  fort  peu  de  paroître  avoir  la 
avec  choix  Se  difcernement  :   ils  veulent  feulement 
paroiftrc  avoir  beaucoup  lu  «  &  principalement  des 
Livres  obfcurs ,  afin  qu'on  les  croie  plus  fçavans  ;  Des 
livres  rares  &  chers,  afin  qu'on  s'imagine  que  riea 
ne  leur  manque  ;  Des  Livres  méchans  &  impies  que 
hs  honnêtes  gens  n'ofènt  Hre  ,  à  peu  près  par  le  mê- 
me efprit  que  des  gens  fè  vantent  d  aroir  fait  des  cri- 
mes que  les  autres  n'ofènt  faire.  Ainfiils  vous- cite- 
ront plutôt  des  Livres  fort  chers  5  fort  rares  -,  fort 
anciens  &  fort  obfcurs,  que  non  pas  d'autres  Livres 
plus  communs  &  plus  intelligibles  5  &des  Livres  aA- 
ftrologie,  de  Cabale,  &de  Magie,  que  de  bons  Li- 
vres :  comme  s'il  ne  voyoient  pas  que  la  ledure  étant 
la  même  chofè  que  la  converîàtion  ,  ils  doivent  fou- 
haitrer  de  paroître  avoir  recherché  avec  foin  !a  lecture 
des  bons  Livres  &  de  ceux  qui  font  les  plus  intelligi- 
bles ,  ôc  non  pas  la   ledure  de  ceux  qui  fout  me-; 
chans&  obfcurs. 

Car  de  m.ême  que  c'efl  un  renverfement  d'efprit  que. 
ce  rechercher  la  converfàtion  ordinaire  des  gens  que 
l'on  n'entend  point  fans  interprète  ,  lorfqu'on  peut 
fçavoir  d'une  autre  manière  les  chofes  qu'ils  nous  ap* 
prennent:  AJnlî  ilefi:  ridicule  de  ne  lire  que  des  Li- 
vres, qu'on  ne  peut  entendre  fans  dictionnaire  , 
lorfqu'on  peut  apprendre  ces  mêmes  choies ,  dans 
ceux  qui  nous  font  plus  intelligibles.  Et  comme  c'efl 
unemarquede  dérèglement,  que d'afïèder.  la  com- 
pagnie Se  la  converfàtion  des  impies  3  c'eft  aullî  le  ca- 
ra^éred'un  cœur  corrompu ,  que  defe  plaire  dans 

là 


452-  DE  LA  RECHERCHE 

ChaP.  la  Icdiure  des  méchans  Livres.  Mais  c'efi:  un  orgueil 
yiIL  extravagant  que  de  vouloir  paroîcre  avoir  lu  cciix- 
14  même,  qu'on  n'a  pas  lus  ;  cequi  arrive  toutefois 
afTezfbuvent.  Car  il  y  a  desperibnnes  de  trente  ans 
qui  vous  citent  dans  leurs  ouvrages  plus  de  médians 
Livres ,  qu'ils  n'en  pourroient  avoir  lu  en  pluiîeurs 
fîe'clcs  j  &  cependant  ils  veulent  perfuader  aux  autres 
qu'ils  les  ont  lus  fort  exadlemenr.  Mais  la  plupart  des 
Livres  de  certains  fçavans  ne  font  fabriquez,  qu'à 
coups  de  Didionnaires  5  &  ils  n'ont  gueres  lii  que 
les  tables  des  Livres  qu'ils  citent,  ou  quelques  lieux 
communs  ramafiez  de  difFerens  Auteurs. 

Onn'oferoit  entrer  davantage  dans  le  de'tail  de  ces 
choies,  ni  en  donner  des  exemples ,  de  peur  de  cho- 
quer des  perfonnes  auffi  fieres  &  aulïî  bilieufcs  que 
font  ces  faux  fçavans  j  car  on  ne  prend  pas  plaifîr  à  (è 
faire  injurier  en  Grec  &  en  Arabe.Outre  qu'il  n'eft  pas 
nécefïàire  pour  rendre  ce  que  je  dis  plus  (enfîble ,  d'en 
donner  des  preuves  particulières  ;  l'efprit  de  l'hom- 
me étant  afTez  porté  à  trouver  à  redire  à  la  conduite 
des  autres ,  &  a  faire  application  de  ce  que  l'on  vient 
de  dire.  Qii'ils  fè  repailFent  cependant  puilqu'iis  le 
Teuient  de  ce  vain  fantôme  de  grandeur  ;  8c  qu'ils  fe 
donnent  les  uns  aux  autres  les  applaudiffemens  que 
nous  leur  refufons .  C'eftpeut-écreles  avoir  déjà  trop 
inquiétez  dans  une  jouifiance  qui  leur  femble  fi  douce 
&  u  agréable. 


CHAPITRE    IX. 

Comment  l'inclination  que  Von  a  pour  les  dignité^  O"  les 
richejjes  porte  à  l erreur. 

LEs  dignitez&  les  richelfes  auiîî  bien  que  laver  • 
tu  &  \^s  fciences  dont  nous  venons  de  parier 
font  les  principales  chofes  qui  nous  élèvent  audeflus 
des  autres  hommes  :  car  il  (èmble  que  nôtre  être  s'a- 
grandillè ,  &:  devienne   comme  indépendant  par  la 

poP 


DE  LA  VERITF.  Livre  IV.         4^5 

pofTelTïon  de  ces  avantages.  Oe  farte  que  ramonr  que  Ch  at». 
nous  nous  portons  à  nous-mêmes, (ère'pandantnatu-  IX. 
rellement  jufqu'aux  dignitez  &  aux  richefTes ,  on  peut 
dire  qu'il  n'y  a  perfbnne  qui  n'ait  pour  elles  du  moins 
quelque  inclination.  Expliquons  en  peu  de  mots 
comment  ces  inclinations  nous  empêchent  de  trou- 
ver la  vérité,  &  nous  engagent  dans  lemenfbnge  Se 
&  dans  l'erreur. 

Nous  avons  montre'  en  plufieurs  endroits  qu'il  faut 
beaucoup  de  temps  &  de  peine ,  d'afHduité  &  de 
contention  d'elprit  pour  pe'ne'trer  des  véritez  com- 
pofe'es  ,  environnées  de  difïicultez  ,  &  qui  dépen- 
dent de  beaucoup  de  principes.  Delà  il  eft  facile  de  ju- 
ger que  les  perlbnnes  publiques ,  qui  font  dans  de 
grands  emplois ,  qui  ont  de  grands  biens  à  gouverner 
&  de  grandes  affaires  à  conduire ,  &  qui  défirent  ar- 
demment les  dignitez  &  les  richefîcs  ,  ne  font  guercs 
propres  à  la  recherche  de  ces  véritez,  &  qu'ils  tom- 
bent fbuyent  dans  l'erreur  à  l'égard  de  toutes  les  cho  ' 
fès  qu'il  eft  difficile  de  fçavoir ,  lorfqu'ils  en  veulent 
juger. 

I.  Parce  qu'ils  ont  fort  peu  de  temps  à  employer 
à  la  Recherche  de  la  vérité. 

z.  Parce  qu'ordinairement  ils  ne  fèplaifènt  guercs 
dans  cette  recherche. 

5.  Parce  qu'ils  font  tres-peu  capables  d'attention  , 

'  à  caufè  que  la  capacité  de  leur  efprit  eil  partagée  par 

le  grand  nombre  des  idées  des  chofes  qu'ils  fbuhai- 

tent ,  &  aufquelles  ils  font  occupez  même  malgré 

eux. 

4.  Parce  qu'ils  s'imaginent  tout  fçavoir,  &  qu'ils 
ont  de  la  peine  à  croire  que  des  gens  qui  leur  font  in- 
férieurs ayent  plus  de  railbn  qu'eux  :  car  s'ils  fbuf- 
frent bien  qu'ils  leur  apprennent  quelques  faits,  ils 
nefbuffrent  pas  volontiers  qu'ils  les  inftruifènt  des 
véritez  fblides  &  necefTairesrils  s'emportent  lorfqu'on 
les  contredit ,  &  qu'on  les  détrompe. 

5 .  Parce  qu'on  a  de  coutume  de  leur  applaudir  en 
toutes  leurs  imaginations  quelque  faufTes  &  éloignées 

.    da 


454  DE  LA  RECHERCHE 

Chap«  du  (èns  commun  qu'elles  puifTent  être  j  &  de  railler 
IX.  ceux  qui  ne  font  p.as  de  leur  fentiment,  quoi  qu'ils 
ne  défendent  que  des  Ye'ritez  incontellables»  C'eft 
à  caufe  des  lâches  flatteries  de  ceux  qui  les  appro- 
chent,qu'ils  fe  confirment  dans  leurs  erreurs,  &  dans 
la  faufîeeftime  qu'ils  ont  d'eux-mêmes ,  &  qu'ils  (e 
mettent  en  polTelTion  déjuger  cavalièrement  de  tou- 
tes choies. 

6.  Parce  qu'ils  ne  s'arrêtent  gueres  qu'aux  notions 
ienlîbles  qui  font  plus  propres  pour  les  converfations 
ordinaires,  &  pour  fèconlèrver  l'eftime  des  hom- 
mes ,  que  les  idées  pures  &  abftr-aices  de  refprit-  qui 
fervent  à  découvrir  la  vérité. 

7.  Parce  que  ceux  qui  afpirent  à  quelque  dignité,- 
tâchent  autant  qu'ils  peuvent  de  s'accommoder  à  la 
portée  des  autres ,  à  caufè  qu'il  n'y  a  rien  qui  excite  fï 
fort  l'envie  &  l'averlion  des  hommes  que  de  paroitre 
avoir  des  fèntimens  peu  communs.  Il  efi:  rare  que 
ceux  qui  ont  l'efprit  &  le  cœur  occupé  de  lapenfée 
&  du  defir  de  faire  fortune ,  puifTent  découvrir  des 
Teritez  cachées  i  mais  lorfqu'ils  en  découvrent  j  ils; 
les  abandonnent  fouvent  par  intérêt,  &  parce  qu« 
la  dcffenfe  de  ces  veritez  ne  s'accorde  pas  avec  leur- 
ambition.  Il  faut  fouvent  conientir  à  l'injuliice 
pour  devenir  MagiRrat  ;  une  pieté  fohde  &  peu- 
commune  éloigne  fouvent  dzs  bénéfices-,  &  l'a- 
mour généreux  de  la  vérité  ùk  très  fouvent  perdre' 
les  chaires- où  l'on  ne  doit  enfèigner  que  la  vé- 
rité. 

Toutes  ces  raifons  jointes  en(èmble  font  que  les 
hommts  qui  font  beaucoup  élevezandelTusdesau- 
très  par  leurs  dignitez,  leur  nobleiTe ,  &  leurs  lifhef- 
£ks,  ou  qui  ne  penfènt  qu'à  s'élever  &  à  faire  quel- 
que fortune  ,  font  extrêmement  fujets  à  l'erreur ,  8c 
tres-peu  capables  des  veritez  un  peu  cachées.  Car  en- 
tre les  choies  qui  font  nécelîàires  pour  éviter  l'erreur 
dans  les  queftions  un  peu  difficiles,  il  y  en  a  deux 
principales  qui  ne  fè  rencontrent  pas  ordinairement 
dans  les  perfonnes  dont  nous  parions,  fçavoir  Pat- 

ten- 


DE  LA  VERÎTF.  Livre  IV.  455 
cention  de  l'efpnt  pour  bien  pénétrer  le  fond  des  CnApr 
chofes ,  &  la.retenuë  pour  n'en  pas  juger  avec  trop  ix,' 
de  précipitation.  Ceux>là  même  cjui  font  choifis 
pour^nfèigner  les  autres ,  &  qui  ne  doivent  point  a- 
voir  d'autre  but,  que  deiè  jendreJbabiles  pourinftrui- 
receux  qui  font  commis  à  leurs  foins,  deviennent 
d'ordinaire  fujets  à  l'erreur  aulfi-tôt  qu'ils  devienneat 
perfonnes  publiques  :  foit  parce  qu'ayant  tres-peu  de 
temps  à  eux ,  ils  font  incapables  d'attention  &  de 
s'appliquer  aux  choies  qui  en  demandent  beaucoup  ; 
(bit  parce  que  fouh^itant  e'trangement  de  paroître 
fçavans  ,  ils  décident  hardiment  de  toutes  chofes  fans 
aucune  retenue.,  &  ne  (oufFrent  qu'avec  peine  qu'où 
1  eur  réfifte  &  qu'on  les  inftruilè. 


CHAPITRE    X.  cnxv: 

X. 

De  Vamopr  du  plaifr  par  rapport  a  la  Morale.  I.  // 
faut fuïi,  le  plaifir  quoi  gu  il  rende  heureux.  IL  // 
ne  doit  point  nous  porter  à  l'amour  des  biens  fenfibles. 

>'J  Ous  venons  de  parler  dans  les  trois  Chapitres 
^i  précedens  del'jnclination  que  nous  avons  pour 
la  confervation  de  nôtre  être,  &  comment  elle  eO: 
caufc  que  nous  tombons  dans  plufieurs  erreurs:  nous 
parlerons  préfentementde  celle  que  nous  avons  pour 
le  bien  être ,  c'e(l-à-dire  pour  les  piaifirs  &  pour  tou- 
tes les  chofes  qui  nous  rendent  plus  heureux  &plus 
contents,  ou  que  nous  croyons  capables  décela,-  & 
nous  tâcherons  de  découvrir  les  erreurs  qui  naiifent 
.de  cette  inclination. 

Il  y  a  des  Philofophesqui  tâchent  de  perfuader  aux 
hommes,  que  leplaifïr  n'efi:  point  un  bien,  &  que 
la  douleur  n'efl:  point  un  mal:  qu'on  peut  être  heu- 
L'euxau  milieu  des  douleurs  les  plus  violentes  ,  & 
qu'on  peut  être  mal-heureux  au  milieu  des  plus 
grands pîaifof.  Comme  ces  Philofophesfont  fort  pa^ 

theti- 


4r<5  DE  LA  RECHERCHE 

Chap.  thétiques  &  fort  Imaginatifs ,  ils  enlèvent  bien  tôt 
X.  les  efprits  foibles,  &  quilelaififent  aller  à  l'impreflîon, 
que  ceux  qui  leur  parlent ,  produifènt  en  eux  :  car  les 
Stoïques  font  un  peu  vifionnaires  &  les  vifionnaires 
Ib nt  véhe'mensj  ainfi  ils  impriment  facilement  dans 
les  autres  les  faux  fèntimens  dont  ils  font  pre'venus. 
Mais  comme  ilii'ya  point  de  convidion  contre  Tex- 
pe'rience  &  contre  nôtre  fèntiment  intérieur ,  tou- 
tes ces  raifons  pompeufès  &  magnifiques  qui  e'tour- 
diflent  &  éblouifTent  l'imagination  des  hommes  , 
s'évanoûifïènt  avec  tout  leur  éclat ,  auflî-tôt  que  l'a- 
me  eft  touchée  de  quelque  plaifîr  ou  de  quelque  dou- 
leur fènfible:  &  ceux  qui  ont  mis  toute  leur  confian- 
ce dans  cette  faufle  perluafion  de  leur  efprit ,  fe  trou- 
vent fans  fâgefîè  &  fans  force  à  la  moindre  attaque 
du  vice  i  ils  fentent  qu'ils  ont  été'  trompez  &  qu'ils 
font  vaincus. 
j  Si  les  Philofbphes  ne  peuvent  donner  à  leurs  difci- 

II  faut  P^^^  la  force  de  vaincre  leurs  pafïîons ,  ils  ne  doivent 
fur  l  P^^  ^"  moins  les  féduire  ni  leur  perfuader  qu'ils  n'ont 
ula'Cr  point  d'ennemis  à  combattre.  Il  faut  dire  les  chofès 
^    i         comme  elles  font,  le  plaifir  eft  toujours  un  bien  ,  & 

quoi  11.  /^.  ^  ,  •      -1       .    n  " 

^■j  la  Qouleur  toujours  un  mai  j  mais  il  n  eit  pas  tou- 
%  1  "'  jours  avantageux  de  joiiir  du  plaifir,  &il  eft  quel- 
quefois avantageux  de  fôuffrir  la  douleur. 

Mais  pour  faire  bien  comprendre  ce  que  je  veux 
dire ,  il  faut  fçavoir. 

I ,  Qu'il  n'y  a  que  Dieu  qui  foit  afTez  puiiTant  pour 
agirennous,&  pour  nous  fairefèntir  le  plaifîr  &  la 
douleur.Car  il  eft  évident  à  tout  homme  quiconfulte 
fa  raifbn  ,  &  qui  méprife  les  rapports  de  fès  fèns,  que 
ce  ne  fout  point  les  objets  que  nous  Tentons  ,  qui  a- 
gifîent  efîe(5i:ivement  en  nous  ,  &  que  ce  n'eft  point 
non  plus  nôtre  ame  qui  Câufèen  elle  même  fbn  plai- 
fîr &  fà  douleur  àleuroccafion» 

1.  Qu^on  ne  doit  donner  ordinairement  quelque 
tien  ,  que  pour  faire  faire  quelque  benne  aâ:ion  ou 
pour  la  recoiT!pf:nfer5&  qu'on  ne  doitprdinairement 
faire  foufirir  quelque  mal ,  que  pour  détourner  d'u- 
ne 


DE  LA  VERITE'.  Livre  IV.  457 
ne  méchante  adion  on  pour  la  punir  :  &  qu'ainfi  Dieu  Ch  a?. 
agifïànt  toujours  avec  ordre ,  &  félon  les  règles  de  x. 
la  juflice ,  tout  plaifîr  nous  porte  à  quelque  bonne 
ad:ion ,  ou  nous  en  recompenfè ,  &  toute  douleur 
nous  détourne  de  quelque  adion  mauvaifè ,  ou  nous 
en  punit. 

3.  Qu'il  y  a  des  adions  qui  font  bonnes  en  un  (ëns, 
&  raauvailès  en  un  autre.  C'eft  par  exemple  une  ^ 
mauvaifè  adion  que  de  s'expofèr  à  la  mort  lorlquc 
Dieu  le  defFend  ?  mais  c'eft  auflî  une  bonne  adion 
que  de  s'y  expofèr  lorfque  Dieu  le  commande»  Car 
toutes  nos  adion s  font  bonnes  ou  mauvaifes,  parce 
que  Dieu  les  a  commandées  ou  les  a  defFenduëâ  par 
ia  première  volonté  générale  qui  eft  l'ordre  &rin- 
ftitution  de  la  nature  ,  &  par  ks  autres  voîontez  ou 
fês  commandemens  particuliers  qui  (ont  nécelTaircs 
au  rétablii?ement  de  la  nature. 

Je  dis  donc  que  le  plaifir  eft  toujours  bon  ,  mais 
qu'il  n'eft  pastoiijours  avantageux  de  legoiiter. 

I  ♦  Parce  qu'au  lieu  de  nous  attacher  à  celui  qui  eft 
fèul capable  de  le  caufèr ,  il  nous  en  détache  pour  nous 
unir  à  ce  qui  fèmble  faufTemcnt  le  caufèr,     H  nous 
détache  de  Dieu  pour  nous  unira  une  vile  créature» 
Car  encore  que  ceux  qui  font  éclairez  de  la  vérita- 
ble Philofbpnie,  penfènt  quelquefois  que  le  plaKîr 
n'eft  point  caufé  par  les  objets  de  dehors ,  &  que  ce- 
la puiile  en  quelque  manière  les  porter  à  recon^ol- 
1  tre  &  à  aimer  Dieu  en  toutes  choies  ;  néanmoins  dc- 
]  puis  le  péché  la  raifbn  de  l'homme  eft  fi  foibie  &  fès 
I  ïèns  &  fou  imagination  ont  tant  de  pouvoir  fur  fbn  e- 
liprit  qu'ils  corrompent  bien-tôt  Ion  cœur  >  lorf- 
qu'on  ne  fe  prive  pas  félonie  confèii  de  l'Evangile , 
de  toutes  les  chofès  qui  ne  portent  point  à  Dieu  par 
celles  mêmes.    Car  la  meilleure  Philofophie  nefçau- 
:  roit  guérir>  l'elprit  ni  réfifter  aux  defbrdresde  lavo- 
.lupté. 

1.  Parce  que  le  plaifir  étant  unerécompenfe  ,  c'eft 

'faire  une  injuftice  que  de  produire  dans  Ion  corps 

clés  mouvemens  qui  obligent  Dieu,  en  conftquence 

_  de 


4^8  DE  LA  RECHERCHE 

Chap.  de fà première  volonté',  ànous  faire  fentir  duplai- 
X*  fii^  >  forfque  nous  n'en  méritons  pas ,  fbit  parce  que 
l'aàion  que  nous  faifons  eft  inutile  ou  criminelle  > 
fbit  parce  qu'étant  pleins  de  pe'che's  ,  nous  ne  de- 
vons point  lui  demander  de  recompenfè.  L'homme 
avant  fon  péché  pouvoir  avec  juftice  goûter  les  plaifïrs 
fcnfibles  dans  lès  adions  réglées  :  mais  depuis  le  pé- 
ché il  n'y  a  plus  de  plaifirs  fènfibles  entièrement  inno- 
cens  5  ou  qui  ne  foient  capables  de  nous  bleffer  lorf^ 
que  nous  les  goûtons ,  car  fouvent  il  fufEt  de  les  goû- 
ter pour  en  devenir  efclave. 

3 .  Parce  que  Dieu  étant  jufte ,  il  ne  Ce  peut  fèiic 
^u'il  ne  punifle  un  jour  la  violence  qu'on  lui  fait,lorf- 
qu'on  d'obligé  de  récompenfer  par  le  plaifîr  des  a- 
âions  criminelles  que  l'on  commet  contre  lui.  LorjP- 
que  nôtre  ame  ne  fera  plus  unie  à  nôtre  corps ,  Dieu 
n'aura  plus  l'obligation  qu'il  s'cft  impofée  de  nous 
donner  les  fèntimens  qui  doivent  répondre  aux  moiï- 
vemens  des  efprits ,  &  il  aura  toujours  l'obligation  de 
fàtisfaire  à  fa  juftice:  ainfice  (èra  letems  de /à  ven- 
geance &  de  fa  colère.  Alors  (ans  changer  l'ordre  de 
la  nature,  &  demeurant  toujours  immuable  dans  fà 
première  volonté  ,  il  punira  par  des  douleurs  qui  ne 
finiront  jamais  les  injuftes  plaifirs  des  voluptueux. 

4.  Parce  que  la  certitude  que  l'on  a  dés  cette  vie , 
qu'il  iaut  que  cette  juftice  le  falTe  ,  agite  l'elprit  de 
mortelles  inquiétudes,  &  le  jette  dans  uneefpece  de 
defefpoir  qui  rend  les  voluptueux  miférables  au  mi- 
lieu mefine  àcs  plus  grands  plaifrrs* 

5.  Parce  qu'il  y  a  prefque  toujours  des  remords  fâ- 
cheux qui  accompagnent  les  plaifrs  les  plus  inno- 
cens  j  à  caufe  que  nous  (bmmes  alTez  convaincus  que 
nous  n'en  méritons  point  ;  &  ces  remords  nous  pri- 
vent d'une  certaine  joie  intérieure  ,  que  l'on  trouve 
même  dans  la  douleur  de  la  pénitence. 

Ainfî  quoique  le  piaifir  foitun  bien  ,  il  faut  tom- 
Ler  d'accord  qu'il  n'eft  pas  toujours  avantageux  de  le 
goûter  par  toutes  ces  raifons:  Et  par  d'autres  fèm- 
Llablcs  qu'il  eft  très-  utile  de  Içavoir ,  &  qu'ileft  tres- 

&cile 


^  DE  LA  YXRITE'.  ItvRî  W.        4^*^ 
'^ciic  dedé<iuirede'cejles-ci,  ileftprcique  toujours  Cm  A  Pe 
ires-avantageex  de  fouffrk  la  dôaîear-,  quoiqu'elle     X-, 
fbït  efFedivement  un  mal. 

Néanmoins  tout  plaifïr  eft  un  bien ,  &  rend  2Ld:ud- 
lemenc  hertreuxœltii qui  legoûte^dansl'inftant  qu'il 
le  goûte  &  autant  qu'il  le  goiire  j  &  toute  douleur  efl: 
un  mal  &  rend  adueilement  malheureux  celui  qui  la 
foufFre,  dans  l'inftant  qu'il  la fcufFre  ,&:aumnt  qu'il 
la  (bufFrc.  On  peut  dire  que  les  ^ufles  &  les  Saints 
lont  en  cette  vie  les  plus  matheureux  de  tous  les  hom- 
mes, &  les  plus  dignes  de  compalîîon,  SI  in  yitat.auz 
tantàmin  Chrijiojferanms  -imiferabilioresfumusomni-  Car. 
hus  hominihus  ,  dit  iàint  Paul ,  car  ceux  qui  pleurent 
&  qui  ibuffirent  perfecution  pour  la  juftice  ne  ibnt 
point  heureux  parcequ'iîs  fouftxent  perfécution  pour 
Ja  juftice ,  mais  parce  que  le  Royaume  du  Ciel  eft  à 
eux ,  &  qu'une  grande  re'compenfe  leur  eft  relèrve'e 
dans  le  Ciel ,  c'eft -à-dire  parce  qu'ils ièront  heureux. 
Ceux  qui  fouffrent  perlecucioii  pour  la  juftice  fonc 
en  cela  juftes ,  vertueux,  &  parfaits  ,  parcequ'iîs 
font  dans  l'ordre  de  Dieu,  &  quelaperfeélioncoa- 
iifteà  leliiivre:  mais  ils  ne  font  pas  heureux  à  caufè 
qu'ils  jfbulfrent.  Un  jour  ils  ne  (oufFriront  plus ,  &  a- 
Icrs  ils  feront  heureux  auffi  bien  quejuftes  &  parfaits. 

Cependant  je  ne  nie  pas  que  dés  cette  vie  les  juftes 
iiefbient  heureux  en  quelque  manière  parla  force  de 
Jeurefperance  &  de  leur  foi  ,  qui  rendent  ces  biens 
futurs  comme  préiêns  à  leurs  efprits.  Car  il  eft  cer- 
tain que  lorfque  l'efpérance  de  quelque  bien  eft  forte 
&  vive,elle  l'approche  del'efprit,  &  le  lui  Cm  goûter  z 
ainfîelle  le  rend  en  quelque  manière  heureux  ,  puif- 
quec'eitîegoûtdu  bien,  la  poiïefïîon  du  bien  ,  le 
plaifir  qui  nous  rend  heureux. 

Il  ne  faut  donc  pas  dire  aux  hommes  que  les  plaiiïrs 
fènlibles  ne  fbni:  poinï  bons  ,  &  qu'ils  ne  rendent 
point  plus  heureux  ceux  qui  en  joiiiiîent  ;  puifque  ce- 
la ,  n'eftpas  vrai,  &  que  dans  le  temps  de  la  tenta- 
tion ils  le  reconnoi  fient  à  leur  malheur.  îl  leur  faut 
dire  que  ces  plaiiirs  font  bons  en  eux-mêmes ,  &  ca- 

Y   '  pables 


4^0  DE  LA  RECHERCHE 

Ckap.  pables  cîe  les  rendreen  quelque  manière  heureux  -,  ne? 
X.  anmoins  qu'ils  les  doivent  éviter  pour  des  railbns 
femblablcs  à  celles  que  j'ai  apporte'es  :  mais  qu'ils  ne 
les  peuvent  point  éviter  par  leurs  propres  forces  :  par- 
ce qu'ils  défirent  d'être  heureux  par  une  inclination 
qu'ils  ne  peuvent  vaincre,  &  que  ces  plaifirs  pafTa- 
gers  qu'ils  doivent  éviter ,  la  contentent  en  quelque 
manière  ;  &  qu'ainfi ,  ils  (ont  dans  une  raiférable  né- 
cefTitédefe  perdre,s'ils  ne  font  fecourus.  Illeùrfaut 
dire  ces  chofes  ,  afin  qu'ils  connoiiïent  diftuidemcnt 
leur  foibleiïe  &  le  befoin  qu'ils  ont  d'un  libérateur. 

Il  faut  parler  aux  hommes  comme  Jésus  Christ 
leur  a  pailé ,  &  non  pas  comme  les  Stoïques ,  qui  ne 
connoiilènt  nilanatuie  ni  la  maladie  de  l'elprit  hu- 
main. Illeurfaut  dire  fanscelTe  qu'iliautle  haïr  & 
fe  méprifer  foi-même ,  &  qu'il  ne  faut  point  chercher 
ici  bas  d'établi (Tement  &  de  bonheur  :  qu'il  faut 
tous  les  jours  porter  fa  croix  ou  l'inftrument  defon 
fupplice ,  &  qu'il  faut  perdre  pretentement  fà  vie 
pour  la  conferver  éternellement.  Enfin  il  leur  faut 
montrer  qu'ils  font  obligez  de  faire  tout  le  contraire 
de  ce  qu'ils  défirent  5  afin  qu'ils  Tentent  leurimpuif' 
fàncc  pour  le  bien.  Car  les  hommes  veulent  invinci- 
blement être  heureux  ,  &  l'on  ne  peut  être  aduellc* 
ment  heureux,  fi  l'on  ne  fait  ce  qu'on  veut.  Peut- 
être  que  fentant  leurs  maux  préfens,  SiconnoiOant 
-  leurs  maux  futurs,  ils  s'humilieront  fur  la  terre:  peut- 
être  qu'ils  crieront  vers  le  Ciel ,  qu'ils  chercheront 
un  ir.édiateur ,  qu'ils  craindront  les  objets  {ènfibles , 
&  qu'ils  auront  une  horreur  falutaire  pour  tout  ce 
qui  flatte  les  fen s  &  laconcupifcence.  Peut-être  qu'ils 
entreront  ainfi  dans  cet  efprit  de  prière  &  de  péniten- 
ce fi  nécefiaire  pour  obtenir  la  grâce,  fans  laquelle  il 
n'y  a  point  de  force,  point  de  faute  ,  point  defa- 
latà  efperer» 

Nous  fommes  intérieurement  convaincus  que  le 

//.       plail'ir  eft  bon  5  &  cette  convidion  intérieure  n'efi: 

Il  ne  doit  point  faufîc,car  le  plaifir  eft  efFedivement  bon.  Nous 

point        (bnimcs  naturellement  concaincu^  que  le  plaifir  eft 

yiouî^Oï'  '  Is 


DE  LA  VERITE'.  Livre  IV.  4èx 
le  caradere  du  bien  ,  &  cette  convidion  naturel-  Chaï. 
le  eft  certainement  vraie  ,  car  ce  qui  caulèie  plai  X, 
fir  eft  certainement  tres-bon  &  très -aimable.  Mais  teràl'a-' 
nous  ne  fbmmes  pas  convaincus  que  les  objets  fen-  mourdes 
fibles  ,  m  que  nôtre  ame  mêmes  fbient  capables  yi^^^ 
de  produire  en  nous  du  plaifir  ;  car  il  n'y  a  aucune  rai-  fenfibki% 
ibn  de  le  croire ,  &  il  y  en  a  mille  pour  ne  le  pas  croi^ 
re.  Ainfî  les  objets  fenlibles  ne  (ont  point  bons ,  ils 
ne  font  point  aimables.  S'ils  font  utiles  à  laconfèr- 
vation  de  la  vie,  nous  en  devons  ufèr  :  mais  comme  ils 
ne  lont  pas  capables  d'agir  en  nous  nous  ne  les  devons 
point  aimer.  L'ame  «edoit  aimer  que  ce  qui  lui  efl: 
bon ,  que  ce  qui  eft  ca  pable  de  la  rendre  plus  heureu- 
fè  &  plus  parfaite.  Elle  ne  doit  donc  aimer  que  ce  qui 
eftaudeffus  d'elle,  car  il  eft  e' vident  qu'elle  ne  peut 
recevoir  fa  perfection  que  de  ce  qui  eft  au  delTus  d'elle. 
Mais  parce  que  nous  jugeons  qu'unechofeeftcau- 
fe  de  quelqu'effet,  lorlqu'elle  l'accompagne  toujours, 
nous  nous  imaginons  que  ce  font  les  objets  (ènfibles 
qui  agiffent  en  nous ,  à  caufe  qu'à  leur  approciie  nous 
avons  de  nouveaux  fèntimens  ,  &  que  nous  ne  voyons 
point  celui  qui  les  caufeve'ritablement  en  nous.  Nous 
goûtons  d'un  fruit,  &  nous  Tentons  delà  douceur  j 
nous  attribuons  cette  douceur  à  ce  fruit  :  nous  ju- 
geons qu'il  la  caufe  ,  &  mêmes  qu'il  la  contient.  Nous 
ne  voyons  point  Dieu  comme  nous  voyons  &  com- 
me nous  touchons  ce  fruit  :  nous  ne  penfbns  pas  mê- 
mes à  lui  î  ni  peut-être  à  nous.  Ainfi  nous  ne  jugeons 
pas  que  Dieu  foit  la  véritable  caufe  de  cette  douceur , 
ni  que  cette  douceur  foit  une  modification  de  nôtre 
ame  ;  nous  attribuons  &  la  caufe ,  &  l'eiFet  à  ce  fruit 
que  nous  mangeons. 

Ce  que  j'ai  dit  des  fèntimens  ,  qui  ont  rapport  au 
corps  î  fe  doit  auffi  entendre  de  ceux  qui  n'y  ont 
point  de  rapport ,  comme  font  ceux  qui  fè  rencon- 
trent dans  les  pures  intelligences. 

Unefpiitfc  conlidére  loi-même:  il  voit  que  rien 
ne  manque  à  fon  bonheur  &  à  fa  peifedion  ,  ou  bien 
il  voit  qu'il  ne  polléde  pas  ce  qu'il  fouhaite,  A  lavûë 

Y  2.  àe 


4^^  DE  LA  RECHERCHE 

Ch^p.  ^^  ^^^  bonheur  il  fent  de  la  joie  ;  à  la  vùë  de  (on  mal-  ) 
X.  ^'eur  il  (en:  de  la  tridelTe.  Il  s'imagine  auiîi-tôc  que 
deftla  vue  de  {on  bonheur  qui  produit  en  lui-mê' 
iiiecefentiment  de  joie,  parce  quece  fentiménc 'âi:- 
, compagne  toujours  ce^te  vue.  il  s'imagine  aullî  que 
c'eftiavùëdeibn  malheurqui  produit  en  lui-même 
cefentiment  detrifteiîe  ,  par^éque  ce  fentimcnt  luit 
cette  vûë.La  ve'ritable  caufe  de  ces  (èntimens  ,  qui  eîl 
pieu feul,nc' lui  paroit  pas  :  il  ne  penfepas  même  à  ■ 
Dieurcar  Dieu  agit  en  nous  fans  que  nous  les  cachions.. 
Dieu  nous  récompenlè  dim  fentimcnt  de  joic,lorC- 
que  nous  connoiflbns  que  nous  fbmraes  dansl'e'tat 
où  nous  devons  être,  afin  que  nous  y  demeurions  > 
que  nôtre  inquie'aide  cefre5&  que  nous  goûtions  plei- 
nement nôtre  bonheur  fans  laiiïèr  remplir  la  capaci- 
té' de  nôtre  efprit  d'aucune  autre  choie.  Mais  il  pro- 
duit en  nous  un  fentiment  detrillefîe,  lorfquenous 
cpnnoilî'ons  que  nous  ne  fbmmes  pas  dans  l'e'tat  oà 
nous  devons  être ,  afin  que  nous  n'y  demeurions  pas, 
&  que  nous  cherchions  avec  inquie'tudck  perfeclioii^ 
qui  nous  manque.Car  Dieu  nous  poulie  fans  celle  vers 
k  bienjorfquc  nous  connoilions  que  nous  ne  le  pofle- 
dons  pas  ;  &  il  nous  y  arrête  fortement,  lorfquc  nous 
voyons  que  nous  lepolTedons  pieinemcnt.  Ainfi  il 
me  lemble  évident  que  les  f èntimens  de  joie  ou  de  tri^ 
flelîè  inteHeclueTle,aufïi  bien  que  les  fèntimens  de  joie 
6c  de  triftelFe  fènfîble  ne  font  point  des  productions 
volontaires  de  l'cfprit. 

Nous  devons  donc  reconnaître  uns  eefle  parla  rai  - 
foJi,  .cetce  main  invifible  qui  nous  comA">le  de  biens, 
&cfui  fê  cache  à  nôtre  efpnt  fous  les  apparences  fen- 
fîbles.  Nous  devons  l'adorer  j  nous  devons  l'aimei-: 
m^is  nous  devons  aufii  la  craindre  puifque  fi  elle  nous 
comble  deplaiiirs  elle  peut  nous  accabler  de  douleurs. 
Nous  devons  l'aimer  par  un  amiour  de  choix  ,  parmi 
amour  écLiire' ,  par  un  amour  djgnede  i?ieu  Se  digne 
denous.Nôtre  amour  cft  digne  de  Dieu,  lorfque  nous 
l'aimons  par  la  connciilance  que  nous  avons  qu'il eft 
aimsble  ;  &jceî  amour  eft  d:gne  de  nous,  parce  qu'es- 
tant 


DELA  VÊRïtÉ'.  Livre  IV.  46^ 
tantraiibnnables  ,  nous  devons  aimer  ce  que  la  rai-  Ciiw. 
fon  iàJt  cônnoître  digne  de  nôtre  amour.  Mais  Xv 
nous  aimons  les  choies  fènfîbles  par  un  amour  i4idi- 
gnedenous,  &  don:  aafïï  elles  font  indignes  :  Car 
tarant raifbnnables  nous  les  aimons  fansrai'fonde  les 
aimer ,  puiique  nous  ne  connoilTons  point  clan'emeiît 
qu'elles  fbient  aimables  ,  Si  que  nous  fçâvons  au  con- 
traire qu'elles  ne  le  font  pas.  Mais  le  plaifir  nous  Ce- 
d'^t&:fëuS  les  fait  aimer,-  ramour  aveugle  &  déré- 
glé du  plaifir  étant  la  véritable  caufe  des  faux  juge- 
mensdes  hommts' dans  les  fujëts  de  morale. 


^  Cha? 

CHAPITRE    XK^  XL 

De  Vamouruuplaïfifpar  rapport  aux  fciences  fpéeulati- 
yes.  l.Commerit'n'nous empêché  de  cîi-CQuyrirla.yé~^ 
rite.  II.  ^el^ues  çxe'mples» 

'Inclinalion  que    nous  avons  pour  îcS 

plaifirs  fènfibles  étant  mal  réglée  ,  n'efl  pas  fèu- 

lemiCnt  l'origine  des  erreurs  dangereufes  où  nous' 
tombons  dans  les  lujêts-<-k  morale  ,  &  la  caufè  qé\ 
nerâledudércgleinv!nc  de  nos  moeurs  5  elle  eîr  auîTl 
imedes  principales  cauiès  du  dérèglement  de  nôtre 
laifbn  ,  &  elle  nous  engage  infenublement  dans  des 
eneurs  très  groiiieres  mais  moms  dangercuics  iur 
desfujcts  purement  fpeculatifs  :  parce  que  ccete  in- 
clination nous  empêche  d'apporter  aux  choies  qui  txè 
nous' touchent  pas  ,  ailez  d'attention  pour  les  com- 
prendre &  pour  en  bien  juger. 

On  a  déjà  parlé  en  plufieurs  endroits  de  la  difficul- 
té que  les  hommes  trouvent  à  s'apphqusrà  ces  m- 
jrets  un  peu  abllraits  ■■,  parce-  que  la  matière  dont  01I 
traitoitalors  le  demandoit  ai-nfi.  Giien  a  parlé  vers 
la  fin  du  premier  Livre  ,  en  montrant  que  les  idée^ 
fènfibles  touchant  plusl'ame  que  \ç.s  idées  pures  dà 
i'efprit ,  elles  s'appliquoit  fouvent  davantage  aux  ma- 
niéres  qu'aux  chofès  mêmes.  On  en  a  parlé  dans  le 
fê^-ond ,  r-arce  que  traitait  de  la  délicateile  des  fibres 

V5  du 


4^4  Ï5E   LA  RECHERCHE 

Chap.  an  cerveau  ,  on  y  faifoit  voir  d'où  venoit  la  molleiîc 
X I.  de  certains  efprits  elFeminez.  Enfin  on  en  a  parle'  dans 
Jetroifîémc,  en  parlant  de  l'attention  de  l'efprit, 
lorfqu'il  a  fallu  montrer  que  nôtre  ame  n'étoitgue'res 
attentive  aux  chefès  purement  /péculatives  ,  mais 
l^eaucoup  plus  à  celles  qui  la  touchent  &  qui  lui  font 
ièntir  du  plaifîr  ou  de  la  douleur. 

Nos  erreurs  ont  prefque  toujours  plufieurs  caufès 
qui  contribuent  toutes  à  leur  naifîànce  :  de  forte  qu'il 
ne  faut  pas  s'imaginer  que  ce  foit  faute  d'ordre  que 
J'on répète  quelquefois  prefque  les  mêmes  choies, 
&  que  l'on  donne  plufieurs  caufes  des  mêmes  erreurs: 
c'elt  qu'en  effet  il  y  en  a  plufieurs.  Je  parle  toujours 
des  caufes  occafîonnelles  :  car  nous  avons  dit  fbuvent 
qu'il  n'y  enavoit  point  d'autre  re'elle  &  ve'ritable  que 
le  mauvais  ufage  de  nôtre  liberté' ,  de  laquelle  nous 
n'ufbns  pas  toujours  autant  que  nous  le  pouvons, ain- 
fi  que  nous  avons  expliqué  dés  le  commencement  de 
cet  ouvrage. 

On  ne  doit  donc  pas  trouver  à  redire ,  fi  pour  faire 
pleinement  concevoir  ,  comment  par  exemple  hs 
manières  fènfi blés  dont  on  couvre  les  chofès>  nous 
furprennent&  nous  font  tomber  dans  l'erreur ,  on  a 
cte  obligé  de  dire  par  avance  dans  les  autres  Livres 
que  nous  avions  inclination  pour  les  plaifirs  ,  ce  qu'il 
lèmble qu'on  devoir  remettre  à  celui-ci,  qui  traitte 
des  inclinations  naturelles ,  &  ainfi  de  quelques  autres 
choies  dans  d'autres  endroits.  'Çout  le  mal  qui  en 
arrivera,  c'eft  que  l'on  n'aura  pas  befoin  de  dire  ici 
beaucoup  de  chofes  que  l'on  {èroit  obligé  d'expliquer 
£  on  ne  l'avoitpas  fàitadleurs. 

Toutce  qui  eft  dans  l'homme  eft  lî  fort  dépen  « 
^antl'un  de  l'autre,  qu'on fè  trouve  fouvent  comme 
accablé  Ibus  le  nombre  des  choies  qu'il  faut  dire  dans 
le  même  temps,  pour  expliquer  à  fond  cequel'on 
conçoit.  On  le  trouve  quelquefois  obligé  de  ne  point 
icparerles  chofes  qui  font  jointes  par  la  nature  les  u- 
nes  avec  les  autres  ,  &  d'aller  contre  l'ordre  qu'on 
s'eftpre^rit,  lorlqiie  cet  ordre  n'apporte  que  de  la 

cou- 


DE  LA  VERITE'.  Litre  ÏV.  4^5 
Confufion  ,  comme  il  arrive  néceffairement  en  quel-  Chap. 
ques  rencontres.  Cependant  avec  tout  cela  il  n'eft  XL 
jamai  s  pollîble  de  faire  (èntir  aux  autres  tout  ce  qu  'on 
pen(e.  Ce  que  l'on  doit  pre'tendre  pour  l'ordinaire 
c'eft  de  mettre  les  autres  en  état  de  de'couvrir  tout 
feulsavec  plaifirSc  facilité:  ce  que  l'on  a  découvert 
fôi-méme  avec  beaucoup  de  peine ,  &  de  fatigue.  Et 
parce  qu'on  ne  peut  rien  découvrir  fans  attention> 
l'on  doit  principalement  s'étudier  aux  moyens  de 
leu^lre  les  autres  attentifs.  Cefl:  ce  qu'on  a  taché 
de  ^ire  ,  quoique  l'on  reconnoifïè  l'avoir  allez  mal 
exécuté  j  &ron  avoue  fa  faute  d'autant  plus  volon- 
tiers ,  que  l'aveu  qu'on  en  fait  »  doit  exciter  ceux  qui 
liront  ceci ,  à  fe  rendre  attentifs  par  eux  mêmes  pour 
y  remédier ,  &pour  pénétrer  à  tond  des  fuiets  qui 
méritent  fans  doute  d'être  pénétrez. 

Les  erreurs  où  nous  jette  l'inclination  que  nous  a- 
Vons  pour  les  plaifîrs  &géneralement  pour  tout  ce  qui 
nous  touche,font  infinies  :  parce  que  cette  inclination 
difîipe  à  la  vùë  de  l'efprit ,  qu'elle  l'applique  fans  ceflè 
aux  idées  confufesdes  fèns  &  de  l'imagination,  & 
qu'elle  nous  porte  à  juger  de  toutes  chofes  avec  pré- 
cipitation par  le  fèui  rapport  qu'elles  ont  avec  nous. 

On  ne  voit  la  vérité ,  que  lorfque  l'on  voit  les  cho- 
ies comme  elles  font;  &  on  ne  les  voit  jamais  comme-       -^• 
elles  font,  fi  on  ne  les  voit  dans  celui  qui  hs  ren-  Com- 
ferme  d'une  manière  intelligible.    Lorfque  nous  f^^^til 
voyons  les  chofès  en  nous,  nous  ne  les  voyons  que  r.cus  cm- 
d'une  manière  fort  imparfaite  ,  ou  plutôt  nous  ne  j>fche  de 
voyons  que  nos  fèntimens,  &  non  pas  les  chofès  que  décou- 
nous  fouhaitons  de  voir&  que  nous  croyons  fauflè-  "^nV  la 
ment  que  nous  voyons.  "vérité. 

Pour  voir  les  chofès  comme  elles  font  en  elles-mê- 
mes ,  il  faut  de  l'application  5  parce  que  prefente- 
ment  on  ne  s'unit  pas  à  Dieu  fans  peine  &  fans  effort. 
Mais  pour  voir  les  chofès  en  nous ,  il  ne  faut  aucune 
application  de  nôtre  part ,  parce  que  nous  fèntons 
même  malgré  nous  ce  qui  nous  touche.  Nous  ne 
trouvons  point  naturellement  de  plaiiir  prévenant 

Y  4  dans 


4é£'  DE.  L  A  R  E;C  H  E  X  C  H  E. 

€h A p^  £Îan3  l'union  «aue  nous  avons  avec  Dieii ,  les  idées  pa- 
X  L  les  des  choies  iienoias.  t®ueiicat  point.  Amii  rincli- 
aation  c^xxz nousavans pom- le plsilîu ,-  nenous appll- 
^nç  &  ns  nous  unit  point  àDieii:au  contraire  elle  nous 
3ïn  détache  y  &noD.s  en  éloigne  fans  celle.  Car  cetfe 
înclination  nous  porte  continueliement  àconiîdersr 
les  choies  par  leurs  idées  fenfibles  ,  à  caufè  que  Ciss 
idées  faulles  &  impures  nous  touchent.  L'amour  du 
plaifîr  &:  la  Jouîfîànce  aduelic  du  plaifir  qui  en  ré- 
veille &  qui  en  fortifie  l'amour,  nous  éloigne  donc 
fans  cefîe  de  la.  vérité  ,  pour  nous  jetter  dans  l'erreur. 
Ainii  ceux  qui  veuknt  s 'approcher  de  la  vérité  pour 
être  éclairez  delà  lumière, ,  doi^^ntcoramencerpar 
la  privation  duplaifîr.  Ils  doivent  éviter,  a^ec  foin 
îout  ce  qui  touche  &  tout  ce  qui  partage  agréable- 
jnent  l'clprit  :  car  il  faut  que  les  fèns  &  les  pallions  fe 
taifcnt ,  fi  l'on  veut  entendre  la  parole  de  la  vérité , 
l'éloignsiîient  du.  monde  ôc  le  mépris  de  toutes  ks 
choies  fenfîbles  étant  nécelTaires,  aulfi  bien  pour  la 
perfedicn  de  l'elprirque  pour  la  conver(îon  du  cœur» 
tOirî^iye'  nos-  plaifirs--  lotit:  grands  ,  lorfque  nos 

"*  ièntimcns  font  Vifs ,  nous  ne  femmes  pas  capables 

des  véritez  ks  plus  fîmpîes  ,  &  nous  ne  demeurons 
pas  mêmes  d'accord  des  notions  communes,  fi  elles 
lîc  renferment  quelque  choie  de  fcnfible.  LorfquÊ 
lios  plaifîrsou  nos  autres  fèntime^s  font  modères 
BOUS  pouvons  rcconnoître  quclq-des  vérités  fimplcs  oC 
iàciics:  maiss'Uife  pouyoit  faire  que  nous  fufiions 
entièrement  délivrés  à^s.  plaifîrs  &  des  fèntimcns  , 
nous  fêtions  capables  de  découvrir  avec  facilité  les 
véritez  les  plus  abftraitcs  ,  &  les  plus  diiîîciles  que 
l'on  fçache.  Car  à  proportion  que  nous  nous  éloi- 
gnons de  ce  qui  n'eft  point  Dieu ,  nous  nous  appro- 
chons de  Dieu  même,  nous  évitons  l'erreur  &  nous 
découvrons  la  vérité.  Mais  depuis  le  péché,  depifis  l'a- 
mour  déréglé  du  plaifir  prévenant ,  dominant  vido- 
rieux  ,  l'eiprit  ef t  devenu  fi  foible  qu'il  ne  peut  riea 
pénétrer  3  &fî  matériel,  &  dépendant  de  fes  feus, 
#ju'il  ne  peut  atteindre  aux  chofes  abftraites  3  &:  oiji 

ue. 


DE'  I A  VEPvITE'.  Livre  IV.  ^o'V 
lie  le  touchent  pas.  Cen'dt  mêmes  qu'avec  pjeiiie  ChaiC 
qu'il  appcrçoic  les  notions  communes  j  &  fouveht'il  XI.- 
juge  faute  d'att^^ntion  qu'elles  fbntiàufl'esouobfcu^ 
res.  Il  ne  peut  difcernef  la  Ve'rite  des  choies  d'avec  leur 
utilité'',  le  rappiort  qu'elles  ont  '  enti-'cîîcs- d'avec  Te 
rapport  qu'elles  ont  avec  lui  5  Scilcroicïouvent  que 
cel.ies-làibnt  les  plus  vraies  quiîui  font  îe:>  plus  uti- 
les ,  lesplus  agre'ables  Se  qui  le  touchent  le  plus.  Enfin 
cette  inclination  infede  &  trouble  toutes  les  perce- 
ptions que  nous  avons  des  objets  ,  ôc  par  confcquenc 
tous  les  jugemens  que  nous  tri  faifons:' 'voici  quel- 
ques exemples-: 

C'eft  une  notion  cotiimûiiê  que  îa  vertu  efl  plus  e-       ^  A 
flimable  que  le  vice  j  qu'il  vaut  mieux  être  lobré  &  ^^f"/- 
chaftequ'intempe'rant  &  voluptueux.    Maisrincii-  quesexe^ 
nation  pour  le  plaifîr  broiiille  (i  fort  cette  idée" en  de  m^LCs,  - 
certaines  occafions,  qu'on  ne  la  fait  plus  qu'entre- 
voir, &  qu'on  ne  peut  en  tirer  lesconièquences  qui 
font  ne'ceilàircs  pour  la  conduite  de  la  vie.     L'amc 
s'occupe  fi  fort  des  plaifîrs  qu'elle  eîpere  ,  qu'elle  les- 
fuppofè  innocens ,  &  qu  elle  né  cherche  que  les  mo- 
yéns  de  les  goûter. 

Tout  le  monde  fçait  bien,  qu'il  vaut  mieux  étr-e 
juRc  que  d'être  riche  :  que  la  jullice  rend  un  homme 
plus  grand  que  la  polTcirion  des  plus  fiiperbes  bâti» 
mens ,  tjui  (buvent  ne  montrent' pas  tant  la  grandeur 
de  celui  qui  les  a  fait  bâtir ,  que  la  grandeur  de  iès 
injuïHces  &  de  lès  crimes.  Mais  le  plailir  que  des  gens 
de  néant  reçoivent  dans  îa  vaine  oftentatiori  de  leur- 
fâulîe  grandeur ,  remplit  fufhfàmmerit  la  pcrite  capa-  ' 
cite' de  leurcfprit,  pour  leur  cacher  &  leur  obfcurcic 
unevéritéfie'vîdente.  Ils  s'imaginent  {bttcment  qu'ils  ' 
fcnt  de  grandis  hommes ,  parce  qu'ils  ont  de  grandes-  • 
maifons. 

L'Anaîyïe Oui' Algèbre fpe'cieufèeft  aiTurémcut  là 
plus  belle ,  je  veux  dire  la  plus  fe'conde  &  la  plus  cer- 
taine de  toutes  les  fciences     Sans  elle  refprit  n'a  ni  ' 
pénétration  ,  ni  érèndaë  •  -&;  avec"  elle  il  cil  capable  ' 
ëefçay-oirproTqae  tout  ce  q«i  le  peut  fcavoix  avec  'eer^ 
y- 5;.  îkiid-^'^^"^ 


4^8  DE  LA  RECHERCHE 

Chap.    timde  &  avec  évidence.  Toute  imparfaite  qu'ait  e'té 
XL     cette  fcic-nce ,  ^Ile  a  rendu  célèbres  tous  ceux  qui  en 
ont  e'té  inflruitsj  &qui  ont  fceuen  faire  ufage:  ils 
onc  découvert  par  Ton  moyen  des  véritez  qui  paroil- 
fbienr  comme  incOmprehenfibtes   aux  autres  hom- 
mes.  Elle  eft  fî  proportionnée  à  l'efprit  humain  que 
iàns  partager  fa  capacité  à  des  choies  inutiles  pour  ce 
qu'on  recherche,  elle  le  conduit  infailliblement  à  (on 
but.  En  un  mot  c'eft  unefcicnce  univerfèlle  &  comme 
la  clef  de^ toutes  les  autres  fcienccs. Cependant  toute  e- 
ftimablequ'ellelbitenellc-même,elle  n'a  rien  d'écla- 
tant ni  de  charmant  pour  les  hommes ,  par  cette  feu- 
k  raifon  qu'elle  n  'a  rien  de  fènfible.    Elle  a  été  tout- 
â- fait  dans  l'oubli  durant  plufieurs  fîécles.  Il  y  a  en- 
core bien  des  gens  qui  n'ai  connoifîcnt  pas  mêmes  le 
nom  j  &  de  mille  perfbnnes  à  peine  y  en-a-t-il  un  ou 
deux  qui  en  fçachent  quelque  choie.  Les  plus  fçavan^ 
qui  l'ont  renouvellée  en  nos  jours  ,  ne  l'ont  point  en- 
core pouÏÏée  fort  avant ,  Se  ne  l'ont  point  traittée  a- 
vec  l'ordre  &  la  netteté  qu'elle  mérite.   Etant  hom- 
mes comme  les  autres  ils  fefbnt  enfin  dégoûtez  de 
ces  véritez  pures  que  le  plaifirfènfibte  n'accompagne 
pas,&  l'inquiétude  de  leur  volonté  corrompue"  par  le 
péchéjla  légèreté  de  leur  efprit  qui  dépend  de  l'agita- 
tion &  de  la  circulation  du  fàng,ne  leur  a  pas  permis 
defè  nourrir  davantage  de  ces  grandes,de  ces  va{leSï&: 
de  ces  fécondes  véritez ,  qui  font  les  règles  immua- 
bles &  univerfelles  de  toutes  les  véritezpafïàgeres  &c 
particuliercs,qui  (cpeuvcnt  connoître  avec  exaditude, 
La  Méraphyfique  de  mêmeeltunefcienceabltrai- 
îe,  qui  ne  ilatte  point  les  ièns,  &  dans  l'étude  de  la^ 
,  quelleTame  ne  reçoit  aucun  piaifiri  c'eft  aulîi  par  las. 
mçme  raifon  que  cette  icience  eft  fort  négligée  ,  ôc 
que  l'on  trouve  a/Tez  ibuvent  des  perfbnnes  alfez  ftu- 
_,  pides  pour  nier  hardiment  des  notions  communes.il  y 
en  a  qui  nient  que  l'on  puiffe,&  que  l'on  doive  alTurer 
d'une  choie ,  par  ce  qui  eftrenfermé  dans  l'idée  claire 
&  diftinéle  qu'on  en  a^  que  le  néant  n!a  point  de  pro- 
f  riétez  »  qu  '  une  choie  ne  peut  être  reduiceà-  rien  fans. 

miia^- 


DELA  VERITE'.  Livre  IV.        469 
miracle,  qu'aucun  corps  ne  k  peut  mouvoir  par  l'es  Chap^ 
propres  forces  ,  qu'un  corps  agite'  ne  peut  commu-     X  L 
niqueraux  corps  qu'il  rencontre  plus  de  mouvement 
qu'il  n'en  a ,  &  d'autres  chofès  femblables.  Ils  n'ont 
jamais  confidere'  ces  axiomes  d'une  viiëafTez  fixe  & 
aiîèz  nette,  pour  en  découvrir  clairement  la  ve'rite' î 
&  ils  ont  fait  quelquefois  des  expe'riences  qui  les  ont 
faulïèment  convaincus  que  quelques-uns  de  œs  axio- 
mes n'e'toientpas  vrais.    Ils  ont  vu  qu'en  certaines 
rencontres  deux  corps  vifibles  qui  Ce  choquoient,  cef- 
fbientl'un  &  l'autre  de  iè  mouvoir  apre's  leur  choc. 
Ils  ont  y ù  qu'en  d'autres  ,  les  corps  choquez  avoient 
plus  de  mouvement  que  les  corps  vifîbles  qui  les  a* 
voient  choquez  :  &  cette  vûë  lènfible  de  quelques  ex- 
pe'riences dont  ils  ne  voyent  point  les  raifgns ,  leur 
îàit  décider  des  chofes  contre  des  principes  certains, 
&  qui  pafTent  pour  des  notions  communes  dans  l'ef- 
prit  de  tous  ceux  qui  (ont  capables  de  quelque  atten- 
tion.Ne  devr  oient  ils  pas  coniîdérer,  que  les  mouve- 
mens  peuvent  fe  répandre  des  corps  vifibles,aux  invi- 
fîblesjorfque  les  corps  mous  fè  recontrent;ou des  in- 
vifibies  aux  vifibles  dans  d'autres  occaîîons.   Lors 
qu'un  corps  eft  fufpendu  à  une  corde, ce  ne  font  point 
les  cifcaux  avec  kfquels  on  coupe  la  corde  ,  qui  don- 
nent le  mouvement  à  ce  corps, c'eft  une  matière  invi'^ 
fîble.Lors  qu'on  jette  un  charbon  dans  un  tas  de  pou- 
dre d  canon, ce  n'efi:  point  le  miouvement  du  charbon,, 
mais  une  matière  invifible ,  qui  (épare  toutes  les  par- 
ties de  cette  poudre,  &  qui  leur  donne  un  mouve- 
ment capable  de  faire  (àuter  une  maifon.    II  y  a  mil- 
le manières  inconnues  par  lefquelles  la  matière  invid»  • 
ble  communique  fbn  m.ouvement  aux  corps gro/ïiérs 
&  vifibles.    Au  moins  n'eft-il  pas  évident  que  cela  ne 
fe  puilfe  faire  ,  comme  il  eft  évident  que  la  force 
mouvante  des  corps  ne  peut  ni  s'augmenter  nifè  di- 
minuer par  les  forces  ordinaires  de  la  nature. 

De  même  les  hommes  voyent  que  le  bois  que  l'on; 
jette  dans  1^  feu  ,  céfîe  d'être  ce  qu'il  eft ,  &  que  tou- 
tes les  qualitez  fenfîbles  qu'ils  y  remarquent  (h  dif- 

V  6  lipent:- 


^-jo  DELA  RECHERCHE' 

CKAPé  iipciît  :  &  de-là  ils  s'imagj.neï^tavoir  droit  de  conclu? 
Xi.  ^^  y  ^^l'i^  ^  P^^^  ^^^^'^  qu'une  chofè  rentre  dans  le 
néant  dont  elle  eft  forcie.  Ils  ceffent  de  voir  le 
bois  ,  &  iiS'  ne  voyent  qu'un  peu  de  cendres  q'oi 
lui  fùccedenc  :  &  de  Jà.ils  jugent  que  lapins  grant 
départie  du  Bois  cefCc  d'être,  comme  (île  bois  ne 
poavoit  pas  être  rc'duiten  des  parties  qu'ils  nepùf^ 
fcnt  Toir.  Au  moins  n'eft  il  pas  aulli  évident  que 
cela  ne  fe  paiffe  faire,  qu'il  cfl  e'vident  que  la  force 
qui  donne  l'être  à  toutes  chofes  n'eftpas  fiijette  au 
changement  ;  &  que  par  les  forces  ordinaires  de  h 
jiature ,  ce  qui  eft  ne  peut  être  re'duit  arien  ,  comme 
ce  qui  n'eft  poiiU ,  ne  peut  commencer  d'être.  Mais 
là  plupart  des  hommes  ne  rçaveiii;  ce  que  c'eft  que  de 
îcntrer  dans  eux-mêmes  pour  y  entendre  la  voix  de 
la  vérité  ,  (èlon  laquelle  ils  doivent  juger  de  toutes 
choies  :  CQ  {ont  leurs  yeux  qui  règlent  leurs  décifions. 
îl$  jugent  félon  ce  qu'ils  Tentent  6c  non  pas  félon  ce 
qu'ils  conçoivent ,  car  ils  lentent  avecplaifir ,  &ils 
conçoivent  avec  peine. 

Demandez  à  tout  ce  qu'ily  a  d'hommes  au  moii^ 
dé  ,  fi  l'on  peut  aflurcr  fans  crainte  de  .fir  tromper , 
que  le  tout  cft  plus  grand  que  fà  partie ,  Si  je  m'aflure 
qu'ils  ne  s'en  rroiivera  pas  un,  cni  ne  réponde  d'a-r 
bord  ce  qu'il  faut  répondre*  Demandez-leur  cnfui- 
te.,  û  l'on  peut  de  même  fans  craiiite  de  fè  tromper , 
allurei  d'une  choie  ce  que  l'on  conçoit  clairement  ê- 
itre  reaférmé  dans.l'idée  quila  repréfèiite  ;  &  vces 
verrez  qu'il  s'en  trouvera  peu  qui  l'accordent  fans  hé-, 
iiter  î  qu'il  y  en  aura  davantage  quik  nieront,  &  que: 
la  plupart  ne  fçauront  que  répondre.  Cependant  cee 
axiome  Mecaphyfîque  :  Que  l'on  peut  aimrer  d'une 
chofèce  que  l'on. conçoit  clairement  être  renfermé 
dansTidéequi  larepreTente,  eil  plus  évident  que  l'aT 
xiômeîqueletout  ell  plus  grand  que  fa  partie  j  par-. 
ce  que  ce  dernier  axiome  n'eft  pasun  axiome ,  mais 
ièukment  une  ccnclufion  à  l'égard  du  premier.  Ou<;  ] 
peut  prouver,  que  le  touteft  plus  grand  que  fa  par-^ 
^k.  par  ce  premier  axiome  ,  mais  ce  premier  ne  fc- 

peuE- 


DE  LA  VERITE'.  Livre  IV,       471 

|)cut  prouver  par  aucun  autre:  iîcft  abfolument  ie  Chap» 
premier  &  le  fondement  de  toutes  les  connoilïàn-  Xï« 
ces  claires  &e'Yidentcs.  D'où  vient  donc  que  perfons- 
ne  ii'he'/jte  fur  la  conclufîon,  &  que  bien  des  gens 
doutent  du  principe  dont  elle  eft  tirée  -,  ûœ  n'cft  que 
les  idées  de  tout  &  de  parties  font  fènfibles,  &  qu'on 
Yoit  pour  ainfî  dire  de  Ces  yeux  que  le  tout  eft  plus 
grand  que  là  partie ,  mais  qu'on  ne  voit  pas  avec  kî 
yeux  la  venté  du.  premier-  axiome,  de  toutes  les  fcien-. 
ces;- 

Comme  dans  cet  axiome,  il  n'y  a  rien  qui  arrêts 
&  qui  applique  naturellement  Tclprit ,  il  faut  vou- 
loir leçon  fiderer  &  mêmes  avec  un  pea  de  conftancc 
&  de  fermeté  pour  en  reconnoître  la  vérité  avecévi-t 
dence.  Il  faut  que  la  force  de  la  volonté  fùpplée  à  l'at-* 
Haitfenfibie.  Mais  les  hommes  ne  s'aviient  pas  de 
penlèr  aux  objets  qui  ne  flattent  point  leurs  fèns ,  oa 
s'ils  s*eh  avilènt ,  ils  ne  font  point  d'effort  pour  cela. 

Car  pour  continuer  nôtre  même  exemple ,  ils  pen> 
iènt  qu'il  eft  évident  que  le  tout  eft  plus  grand  que  ià 
partie,  qu'une  montagne  de  marbre  eft  polïible ,  &: 
qu'unemontagne  uns  vallée  eft  impolfiblej  &  qu'il 
»'eftpas  égalemeotévidentqu'ilyaunDieu.  Néan* 
moins  on  peut  dire,  que  l'évidence  eft  égale  dans  tou- 
tes ces  propolitions ,  puifqu'elles  font  toutes  égale- 
«lent  éloignées  du  premier  principe. 

Voici  le  premier  principCf  On  doit  attribuer  à  une. 
cîiofèce  que  l'on  conçoit  clairement  être  renfermé 
dans  l'idée  qui  la  repréfènte:  on  conçoit  clairement 
qu'il  y  a  plus  de  grandeur  dans  l'idée  qu'on  a  du  toatr 
que  dans  l'idée  qu'on  a  de  fà  partie  j  que  l'éxiftence 
polfible  eft  contenue  dans  l'idée  d'une  montagne  de. 
marbrcj  l'éxiftence  impoffible  dans  l'idée  d'une  mon-^ 
tagne  fans  valée  ;  &  l'éxiftence  ueceflàire  dans  l'idée; 
qu'on  a  de  Dieu ,  je  veux  dire  de  l'être  infiniment 
parfait.  Donc  le  tout  eft  plus  grand  que  fa  partis:. 
Donc  une  montagne  de  marbre  peut  éxifter  :  Donc 
m*c  montagne  fans  vallée  ne  peut  éxifter  :  Donc. 
Dieu..ou  i'êçïc  infiaunent  parfait  éxifte  iiécelTaire-/ 
V-7:v,  mear,^.. 


471  DE  LA  RECHERCHE 

CîTAP.  nient.  Ueft  vifîble  que  ces  conclufîons  (ont  e'gaîe- 
X I.  nient  e'ioigne'es  du  premier  principe  de  toutes  ks 
fciences.  Elles  font  donc  également  e'videntes  en  el- 
les-mêmes. 11  eft  donc  aulTi  évident  que  Dieu  ëxiftc^ 
qu'il  eft  évident  que  le  tout  eft  plus  grand  que  fa  par- 
tie. Mais  parce  que  Its  idées  d'infini ,  de  perfection  s,^ 
d'éxiftence  néceffaire ,  ne  font  pas  {cnfibles  comme 
les  idées  du  tout  &  de  partie ,  on  s'imagine  qu'on  ne 
voit  pas  ce  qu'on  ne  Cent  pas  j  &  quoi  que  ces  conclu- 
fîons foient  également  évidentes  en  elles-mêmes,  el- 
-    les  ne  font  pas  toutefois  également  reçues . 

H  y  â  des  gens  qui  tâchent  de  perfoader  qu'ifs  n'ont 
|)oint  d'idée  d'ijn  être  infiniment  partit»  Mais  je  ne 
fçai  comment  ils  s'avifènt  de  répondre  pofîtivementy 
îors  qu'on  leur  demande  fi  un  être  infiniment  parfait 
eft  rond  ouquarré,  ou  quelque  chofè  defomblablet 
car  ils  devroient  dire  qu'ils  n'en  fçaventrien,  s'il  eft 
vrai  qu'ils  n'en  ayent  point  d'idée. 

11  y  en  a  d'autres  qui  accordent  que  c'eftbienfai- 
fonnerque  de  conclure  que  Dieun'eft  point  un  être 
impoiliSle ,.  de  ce  qu'on  voit  que  l'idée  de  Dieu  n'en- 
ferme point  de  contradiâiion  ou  l'exiftenceimpoUi- 
ble,& ils  ne  veulent  pas  que  l'on  conclue  de  même  que 
Dieu  éxifte  Kccefiairement ,  de  ce  qu'on  conçoit  l'ex- 
iftence  nécclîàire  dans  l'idée  qu'on  a  de  lui. 

Il  y  en  a  d'autres  enfin  qui  prétendent,  que  cette- 
preuve  de  l'exiftence  de  Dieu  eft  un  Sophiline  3  & 
<jue  l'argument  ne  conclut  que  luppofé  qu'il  foit  vrai 
que  Dieu  éxifte ,  comme  fi  on  ne  le  prouvoit  pas. 
Voici  nôtre  preuve.  On  doit  attribuer  à  une  choie  ce 
que  l'on  conçoit  clairement  être  renfermé  dans  l'idée 
qui  la  repréiente.  C'eft  là  le  principe  général  de  toutes 
îesfciences.  L'exiftence  nécefiàire  elt renfermée  dans 
l'idée  qui  repréfènte  un  être  infiniment  parfait  Ils  l'ac- 
cordent. Et  parconfèqucnt  on  doit  dire  quel'être infini- 
ment parfait  éxifte.Odî,di{cnt-ils,ruppofé qu'il  éxifte; 
Maisfaifons  une  réponfè  pareille  à  un  argument 
pareil ,  ^n  qu'on  juge  de  la  folidicé  de  leur  repon  ie. 
Yoid  l'argumeiit  pareil..     Ondoie  attribuer  à  une 

cholç. 


DE  LA  VERITE'.  Litre  IV.        475 
chofèce  que  l'on  conçoit  clairement  être  renfermé  Chap^ 
dans  l'idée  qui  la  reprélènte  :  c'eft  le  principe»     On     X I» 
eonçoitclairement  quatre  angles  renfermez  dans  l'i- 
dée qui  repréfente  un  quarré ,  ou  bien  on  conçoit 
clairement  que  l'éxiftencepolfible  eft  renfermée  d'ans 
l'idée  d'une  tour  de  marbre:  Donc  un  quarré  a qua- 
treangles:  Doncunetour  demarbre  eftpofTible.  Je 
dis  que  ces  conclufions  font  vraies ,  fuppofé  que  le 
quarré  ait  quatre  angles ,  &  que  la  tour  de  marbre 
(bit  polTible  «    de  même  qu'ils  répondent  que  Dieu 
éxifte ,  {uppofé  qu'il  éxifte  :  c^eft  à  dire  en  un  mot  > 
que  les  conclufïons  de  ces  démonftrations  font  vrayes> 
fuppofe  qu'elles  foient  vraies, 

J'avoiie  que  fî  je  faifbis  an  tel  argument  :  On  doit 
attribuera  une  chofe  ce  que  l'on  eonçoitclairement 
être  renfermé  dans  l'idée  qui  la  repréfente,  on  con- 
çoit clairement  l'cxiftencenécelTairc  renfermée  dans 
l'idée  d'un  corps  infiniment  parlait ,  donc  un  corp& 
infiniment  parfait  exifte.  Il  eft  vrai ,  dis-je ,  que  fi 
je  faifbis  un  tel  argument ,  on  auroit  raifbn  de  me 
répondre  qu'il  ne  concîuroit  pas  l'exiftence  actuelle 
d'un  corps  infiniment  parfait  j  mais  feulement  que 
fuppofé  qu'il  y  eût  un  tel  corps  il  auroit  par  lui-mê- 
me fon  éxiflence.  La  raifbn  en  efl  que  l'idée  de  corps 
infiniment  parfait  eft  une  fidion  de  l'efprit ,  ou  une 
idée  compofée ,  &  qui  par  confèquent  peut-être  fauf- 
fe  ou  contradictoire ,  comme  elle  l'eft  en  effet  :  car 
on  ne  peut  concevoir  clairement  de  corps  infiniment: 
parfait  j  un  être  particulier  &  fini  tel  que  le  corps  ne 
pouvant  pas  être  conceu  univerfèl  &  infini,. 

Mais  l'idée  de  Dieu,  ou  de  l'Etre  en  général,  de 
l'Etre  fans  reflridion ,  de  l'Etre  infini  n'eil  point  u- 
nefidion  de  l'efprit.  Ce  n'eft  point  une  idée  compo- 
fée qui  renferme  quelque  contradidion  ;  il  n'y  a  rien 
de  plus  fîmple ,  quoiqu'elle  comprenne  tout  ce  qui 
ef  l ,  &  tout  ce  qui  peut  être»  Or  cette  idée  fimple  & 
naturelle  de  l'Etre  ou  de  l'infini  renferme  l'éxillence 
nécelîaire  :  car  il  efl  évident  que  l'Etre  (  je  ne  dis  pas 
untWê^re)  a  faa  exiilence  par  luirraême  5  &  que 

rEcie; 


4n  r>E  LA  RECHERCHEr 

Chat,  l 'Etre  ne  peut  n*être  pas  aduellcmcnt ,  e'tant  impofîT- 
^^I;  ble  &  ccntradidoireque  le  véritable  Etre  foit  uns 
cxiftence.  Il  fè  peut  faire  que  les  corps  ne  Ibicnt  pas, 
parce  que  les  corps  font  de  tels  êîrssjC]ui  participent  de 
l'Etre ,  &  qui  e»  dépendent.  Mais  F  Etre  J&ns  reftri- 
dion  eft  néceflaire  ;  il  eft  indépendant  ;  il  ne  tient 
ce  qu'il  eft  que  de  lui-même.  Tout  ce  qui  eft ,  vient 
(de  lui.  S'il  y  a  quelque  chôfc  ,  il  eft  5  puifquc  tout  ce 
.  qui  eft  rient  de  lui  :  ntais  quand  il  n'y  auroit  aucune 
chofè  en  particulier ,  il  fer  oit  ;  parce  qu'il  eft  pal: 
lui-même,  &  qu'on  ne  peut  le  concevoir  cfairement 
comme  n'étant  pointy  fi  ce  n'eft  qu'ont  fêle  rcpré'- 
fente  comme  un  Etre  en  particulier  ou  comme  un  tei 
êh'e-,  &  que  l'on  coniîdereainfî  toute  autre  idée  que 
îafienne.  Car  ceux  qui  ne  voyent  pas  qûeDieufoit", 
ordinairement  ils  ne  confidercnr  point  l'Etre ,  mais 
mi  tel  être ,  &  par  conféqucnt  un  être  qui  peut  être 
©u  n'être  pas: 

Cependant  afin  que  l'on  paifTe  comprendre  CHCore 
pjus  diftinâemenr  cette  preuve  de  l'éxiftence  de 
Dieu ,  &  répondreplus  clairement  à  quelques  inftan- 
ces  que  l'on  potjroity  faire,  il  faut  fè' Ibiiv'cnir  que 
îorïqu'on  voit  une  créature ,  on  ne  la  voit  point  en 
elle-même ,  ni  par  elle-même  :  car  on  ne  la  voit , 
comme  on  l'a  prouvé  dans  le  troifîéme  Livre,  que 
par  la  vue  de  certaines  pcrfeélions  qui  font  en  Dieu , 
îefquelles  la  repréiènteht.  Ainfî  on  peut  voir  l'eflèn- 
ce  de  cette  créature  fans  en  voir  l'éxiftence  -,  on  peut 
Toir  en  Dieu  ce  qui  la  rep  ré  fente  fans  qu'elle  exiftc; 
C'eftàcaufede  cela  que  l'éxiftence  necefïàire  n'efk 
point  renfermée  dans  l'idée  qui  la  repréfènte ,  n'é- 
rant  point  nécefïàirc  qu'elle  fôit  afin  qu'on  la  voye; 
Mails  il  n'en  eft  pas  de  même  de  l'Etre  infiniment  par- 
tit j  onne  le  peut  voir  que  dans  lui-même  i  car  il 
n'y  a  rien  de  fini  quipuïfTe  reprefènter  l'infini.  Von 
ne  peut  donc  voir  Dieu  ,  qu'il  n'cxifte  :  on  ne  peut 
voirrefïence  d'un  être  infiniment  parfait,  fans  en 
,  voir  l'éxiitence  :  on  ne  le  peut  voir  fimplement  com- 
me un  être  poffble  :  rien  ne  le  comprend^^  &  fî  ort 
j'penfe^iliïiotqu'iLfbit,..-  ^ykis- 


DE  LA  VERITE'.  Livre  IV.        475 

Mais  il  eft  inutile  de  propolèr  an  commun  des  GHAl»i. 
hommes  de  ces  ddmonftraaons.  Ce  font  des  de-  XL 
mondiataons  que  l'on  peut  a^peî-fcrpeirfbnne lies, par- 
î^  qu'elles  ne  convainquent  point  généralement  tous 
hs  hommes.  Il  faut  lî  on  veut  les  convaincre  en  ap  " 
porter  de  plus  fcnfibles  ,  Se  certainement  on  n'en 
manque  pasj  car  il  n'y  a  ausune  vérité'  qui  ait  plus 
de  preuves  que  celle  de  L'éxiftencc  de  Dieu.  Onn'ap- 
portecelle-ci  que  pour  faire  voir,  queles  veritezao- 
îtraites  n'agilTant  prefque  point  fur  nosicns,  on  les 

Î?rend  pour  des  illuiîons  &  pour  des  chimères  j  au 
ieu  que  les  vent-sz' groiliére^ ,  palpables  >  &.q«i  fè 
font  ientir  forçant  î'ame  à  les  confiderer,  l'on  {è 
perfuade  qu'elles  ont  beaucoup  de  realite'  ,  à  caufe 
^ue  depuis  le  pechéelies  font  beaucoup  d'imprclfion* 
fijrnôtrecfptit. 

C'eft  encore  par  la  même  railonj  qu'il  n'y  a  pas 
lieu  d'efperer ,  q,ue  le  commun  des  hommes  fe  rende 
jamais  à  cette  démonftration  pour  prouver  ,  que  les 
animaux  ne  fenten:  point  ;  fçavoir  qu'e'tant  inno- 
cens ,  couime  tout  k  monde  en  convient ,  &  \^Iq 
ihppore,s'iIs  etoient  capaoîès  dèfenîimcnt ,  ilarrive- 
roitque  fous  un  Dieu  infiniment  jafte  &  tout-puif-? 
fan:,  un  innocent  foulFritoitdc  la  douleur ,  qui  eil- 
une  peine  >  &  la  punition  de  quelque  péché.  Les  hom  - 
ines  font  d'ordinaire  incapables  de  voir  l'e'vidence  de 
cet  axiomcj  fubJHJio  Deo  ,  quifquam  nifi  mereaturyVii'  Qpcr, 
fèr  ejje  non  potelî ,  dont  (àint  Augultin  fè  fèrt  avec  b€-  p^^-f  ' 
aucoup  de  raifbn  contre  julien  pour  prouver,  lepechc 
originel,  &lacorruption  de  nôtre  nature,    lis  s'i- 
maginent qu'il  n'y  a  aucune  force  ni  aucune  folidité 
dans  cet  axiome ,  &  dans  quelques  autres  qui  proU" 
vent  que  les  bétes  ne  fentent  point,  parcequecomme 
cous  venons  de  dire,  ces  axiomes  font  abftraits,  qu'ils 
ne  renferment  rien  de  fenfible  ni  de  palpable,  &  qu'ils 
ne  font  aucune  imprefïîon  fur  nos  fens. 

Les  adioas  &  les  mouvemens  fènfîbles,qac  font  les 
bétes  pour  la  confèrvation  de  leur  vie ,  font  des  rai- 
.  fbns ,  quoique  feulement  vrai -fcmbiables ,  qui  nous 

tOll'» 


47^  DE  LA  RECHERCHE 

CriAl».     touchent  bien  davantage ,  &  qui  par  confequent  nous 
XI.       inclinent  bien  plus  fortement  à  croire  qu'elles  fouf- 
frent  de  la  douleur ,  lorsqu'on  les  frappe  &  qu'elles 
crient,  que  cette  raifon  abftraite  de  l'efprit  pur, 
quoique  très-certaine  &  trc's-évidente  par  elle-même. 
Car  il  eft  certain  que  la  plupart  des  hommes  n'ont 
point  d'autre  raifon  pour  croire  que  les  animaux  ont 
des  âmes ,  que  la  vîië  fenfible  de  tout  ce  que  les  bêtes 
font  pourlaconfèrvation  de  leur  vie. 
le  parle        Celaparoît  allez  de  ce  que  la  plupart  nes'imagi- 
felonl'o-  nent  pas  qu'il  y  ait  une  ame  dans  un  œuf  >  quoi  que 
pniôn       la  transformation  d'un  œufen  poulet  (bit  infiniment 
commu^    plus  difficile  que  la  confervationifèuîe  du  poulet,  lors 
fie  ,    qui  qu'il  cft  entièrement  forme'.    Car  de  même  qu'il 
ep:que  le  faut  plus  d'efprit  pour  faire  une  montre  d'un  mor- 
f6ulet  fe  ceau  de  fer ,  que  pour  la  faire  aller  quand  elle  eft  toH- 
forme  de  te  achevée  5  il  fàudroit  plutôt  admettre  une  ame 
Vœufy      dans  un  œuf  pour  en  former  un  poulet,  que  pour 
quoic^u'il  feire  vivre  ce  poulet  quand  il  eft  tout-à  fait  forme'. 
mfâjjè     Mais  les  hommes  ne  voient  pas  fenfiblementla  ma- 
feut-ê-    niére  admirable  dont  un  poulet  (è  forme,  de  même 
tre  que     qu'ils  voient  toujours  fcnliblement  la  manière  donc 
s'en  noU'  û  cherche  les  chofcs  qui  font  ne'ceflaires  àlàconfer- 
ifÎT,  vation.  Ainfiils  ne  font  pas  portez  à  croire  qu'il  y 

a  des  âmes  dans  les  œufs ,  par  quelque  impreflion 
fènfible  à^s  mouvemens  nécelTaires  pour  transfor- 
mer les  œufs  en  poulets  -,  mais  ils  donnent  des  âmes 
aux  animaux,  àcaulède  l'im.prefTionfènfible  des  a- 
d:ions  extérieures  que  ces  animaux  font  pour  la  con- 
fèrvation  de  leur  vie  j  quoique  la  raifbn  que  je  viens 
de  dire  (oit  plus  forte  pour  donner  des  âmes  aux 
œufs  que  pour  en  donner  aux  poulets. 

'Cette  féconde  raifon  ,  qui  eft  que  la  matière  eft 
incapable  de  fentir  &  de  delîrer ,  eil:  fans  doute  une 
raifon  dèmonftrative  contre  ceux  qui  difent  que  les 
animaux  fèntent ,  quoique  leurs  âmes  foient  corpa-. 
relies.  Mais  les  hommes  confondront  &  broiiille- 
ront  éternellement  ces  raifons  plutôt  que  d'avouer 
tîae  choie  contraire  à  des  preuves   feulement  vrai- 

fèmblables^ 


DE  LA  VERITE'.  Livre  IV.       477 

femblables,  mais  très- fenfibles  &  très  -  touchantes  :  CviAV^ 
&  on  ne  les  pourra  pleinement  convaincre  qu'en  op-  X I, 
pofant  des  preuves  lenfiblcs  à  leurs  preuves  fenfibles, 
&  en  leur  montrant  vifiblement  comment  toutes  les 
parties  des  animaux  ne  font  que  des  machines  5  & 
eu'  ils  peuvent  (c  remuer  fans  ame  par  la  feule  impref^ 
lion  des  objets ,  &  par  leur  conflitution  particulière  j 
comme  M.  Defcartes  a  commencé  de  le  faire  dans 
fon  Traité  de  l'homme.  Car  toutes  les  raifbns  les 
plus  certaines  &  les  plus  évidentes  de  l'entendement 
pur  ne  leur  perfuaderont  jamais  le  contraire  des  preu- 
ves obicures  qu'ils  ont  par  lesfens:  &c'eft  mêmes 
s'cxpolèrà  larife'e  des  efprits  fuperfîciels  &  peu  ca- 
pables d'attention ,  que  de  prétendre  leur  prouver  par 
des  raifbns  un  peu  releyées  que  les  animaux  ne  fentenc 
point. 

Il  faut  donc  bien  retenir  que  la  forte  inclination 
que  nous  avons  pour  les  divertilTemens ,  les  plaifîrs , 
&  généralement  pour  tout  ce  qui  nous  touche ,  nous 
jette  dans  un  très -grand  nombre  d'erreurs  :  parce  que 
ja  capacité  de  nôtre  efprit  étant  bornée ,  ccBte  inclina- 
tion nous  détourne  fans  celTe  de  l'attention  aux  idées 
claires  &diftindles  de  l'entendement  pur ,  propres  à 
découvrir  la  vérité  ,  pour  nous  appliquer  aux  idées 
faulîes  ,  obfcares  &  trompeufès  de  nos  lèns  j  lesquel- 
les inclinent  plus  la  volonté  par  l'efperance  du  bien  Se 
du  plaifîr ,  qu'elles  n'éclairent i'efprit parleur  lumiè- 
re &  leur  évidence. 


CHAPITRE     XIL  CuavI 

XII 

Ves  effets  que  la  penfée  des  biens  &  des  maux  futur  s  efl 

capable  de  produire  dans  l'ejprit. 


s 


'I L  arrive  fbuvent  que  de  petits  plaifirs  &  de  le^ 

gères  douleurs  que  l'on  fênt  aduellement ,  ou 

mêmes  que  l'on  s'attend  de  fentir  nous  broiiillenc 
étrangement  l'imagination ,  &  nous  empêchent  de 

jugeï 


47B  DE  LA  RECHERCHÉ  ^ 

Chap.     juger  des  cKofes  félon  leurs  yéritables  ide'esî  il  iic 
XIT,     faut  pas  s'imaginer  que  l'attente  de  l'éternité  n'agifl'e 
poin-tfiir  nôtre  efprit.     Maisileft  à  propos  de  con^ 
iide'rerce  qu'elle  eft  capable  d'y  produire. 

lifaut  d'abord  remarquer  que  refperance  d'une 
Aernite'  de  plaifîrs  n'agit  pas  fi  fort  fur  les  efprits , 
que  la  crainte  d'une  éternité  de  tourmens,  La  r^i- 
fôn  en  eft  5  que  les  hommes  n'aiment  pas  tantleplai- 
£r  qu'ils  haïiTent  la  douleur.  De  plus  par  le  lènri- 
xnent  intérieur  qu'ils  ont  de  leurs  dëibrdres  ,  ikfça- 
vent,  qu'ils  font  dignes  de  l'enfer  j  &  ils  ne  voient 
rien  dans  eux-mêmes  qui  mérite  des  recompcnfês 
aulîi  grandes  que  celles  de  participer  à  la  félicité  de 
Dieu  même,  lis  ièntenr  lors  qu'ils  le  veulent  ,&  mé«: 
me  fbuvcnt  lors  qu'ils  ne' le  veulent  pas ,  que  loin  de 
mériter  cç^s  rccompenlès  ils  font  dignes  des  plus 
grands  chânm.ensj  car  leur  cbnfoence  ne  les  quitte 
jamais.  Jvhîs  ils  ne  font  pas  de  même  incelîamment 
convaincus  que  Dieu  veut  faire paroître  fa  mifericor- 
delur  des  pécheurs,  après  avoir  fait  éclater  fa  jufti- 
ce  contre  (on  Fils,  Ain(î  les  jufles  mêmes  appréhen- 
dent plus  vivement l'éîérnité  dçs  tourmens,  qu'ils 
ij'^fperent  l'éternité  des  plaiilrs.  La  vue  de  la  peine 
agir- donc  diiva.itage  que  la  vûëdelarécompenlè,  & 
voici  à  peu  prés  ee  qu'elle  eft  capable  de  produire» 
non  pas  toute  feuîè,  niais  comme  caufe  principale. 

Elle  fiit  naître  dans  l'efprit  une  infirité  de  icrupu* 
les  ,  Scks  forriSe  de  telle  forte  qu'il  eft  prefquc  im.- 
pofîîbicdes'cn  délivrer.  Elle  é:end  pour  ainfi  dire 
îafoijufoues  aux  préjugez,  &faic  rendre  le  culte, 
qui  n'eft  d'jqur'à  Die-a  ,  àdes  puiilances  imaginaires. 
Elle  arrête  opiniâtrement  l'elprit  à'  des  fuperfticions 
vaines  ou  dangereufos.  Elle  fait  em-bralTcr  avec- ar- 
deur c-c  avec  zèle  des  traditions  humaines  ,  8c' des 
pratiques  inutiles  pour  le  faiut  i  des  dévotions  Juif- 
T€s  &  Pharifàïques  que  la  crainte  fervile  a  inventées. 
Enfin  elle  jette  quelques  fois  les  hommes  dajis  un  a- 
veuglement  de  defeipoir  :  de  iorte  que  regardant 
€oaiuiémen:  la.  more  iomme  k  iiêant ,  ils  le  hitenc 

biuta- 


DE  LA  VERITF.  Iivue  TV.        ^7^ 

brutalement  de  Ce  perdre ,  afin  de  fe  délivrer  des  in-  CiîaipZ 
quiétudes  mortelles  ^ui  les  agitent  &  qui  les  ci  Xil.' 
frayent. 

î!y  afbuventplus  dccharité  que  d'amour  propre 
dans  les fcrupuîeuï,,  auflî  bien  que  dans  les  {ùper- 
ftitieux  ;  -mais  il  n'y  a  quedei'aaiour  propre  dans 
les  dé/éfperez  :  car  à  le  bien  prendre ,  c'eft  5'aimer 
beaucoup  que  dechoifir  pliitôtdeii'etre  pas  que  d'ê- 
tre mal.  Les  femmes,  les  jeunes  gens,  les  efprits  foi- • 
blés  font  les  plus  iùjetsaux  fcrupules  &auxiiiperfti- 
tions,  &  les  hommes  font  les  plus  capables  de  de- 
ielpoir. 

Il  eft  facile  de  reconHOÎtre  les  raifons  de  toutes  ces 
chofes.  Car  il  eft  vifible,  que  l'idée  de  réternité  é' 
taiît-lapîus  grande,  la  plus  terrible ,  &  la  plus  ef- 
frayante de  toutes  celles  qui  étonnent  l'eiprit  &  qui 
frappent  l'imagination  i  il  eft  néceiîàire  qu'elle  Ibic 
accompagnée  d'une  grande  fuite  d'idées  acceiîoires 
lefqueiles  faflent  toutes  un  effet  confidérable  fur  ïtC- 
prit ,  à  caufe  du  rapport  qu'elles  ont  àcette  grande.^ 
terrible  idée  de  l'éternité. 

Tout  ce  qui  a  quelque  rapport  à  rinÊnin'cftpoinc 
petit  ,  ou  s'il  eft  petit  en  lai-même  ,  il  reçoit  par  ce 
rapport  une  grandeur  qui  n'a  point  de  bornes,  & 
qui  ne  fè  peut  comparer  avec  tout  ce  qui  eft  fini.  Ain- 
fi ,  tout  ce  qui  a  quelque  rapport  ,  ou  mêmes  que 
l'on  s'imagine  avoir  quelque  rapport  à  cette  alternati- 
ve néceffaire  d'une  éternité  de  tourmens ,  ou  d'une 
éternité  de  délices  qui  nous  eft  propofée  ,  effraie  par 
nécefîiré  tous  les  efprits  qui  font  capables  de  quelque 
réflexion^  de  quelque  fentiraent. 

Les  femmes ,  les  jeunes  gens  ,  &  les  efprits  foioî es, 
ayant  comme  j'ay  déjà  dit  ailleurs  ,  les  fibres  du  cer- 
veau molles  &  flexibles,  reçoivent  des  veftiges  très- 
profonds  de  cette  alternative  :  &  lors  qu'ils  ont  a- 
bondancc  d'eiprits ,  Se  qu'ils  (ont  plus  capables  de 
fèntmient  que  de  jafte  réflexion ,  ils  reçoivent  par 
la  vivacité  de  leur  imagination  un  très-grand  nom- 
bc-e  de  faux  veftiges  6c  de  faulTes  idées  acceli'oires^  qui 

n'ont 


4«a  DE  LA  RECHERCHE 

CwAp.    n  ontpointde  rapport  naturel  avec  l'idée  principa- 

XII.      ie.   Cependant  ce  rapport  ,  quoi  qu'imaginaire ,  ne 

laiiîe  pas  d  entretenir  &de  fortifier  ces  faux  veftiges 

&  ces  faufles  idées  accefîoires  auiquelles  il  a  donné  h 

naiilànce. 

Lorfgue  des  plaideurs  ont  une  grande  affaire  qui 
les  occupe  tout  entiers ,  &  qu'ils  n'entendent  point 
leprocez,  ils  ont  fouvent  de  vaines  frayeurs  j  par- 
ce qu'ils  craignent  que  de  certaines  chofes  leur  nui- 
iènt auxquelles  les  Juges  n'ont  aucun  égard,  &que 
les  gens  du  meftier  n'appréhendent  point.   L'affaire 
cft  de  fi  grande  confëquence  pour  eux ,  que  l'ébran- 
lement qu'elle  produit  dans  leur  cerveau  (e  répand  & 
fc  communique  à  des  traces  éloignées  qui  n'y  ont 
point  naturellement  de  rapport.  Il  en  eftde  même, 
des  fcrupuleux  5  ilsfè  font  fans  raifon  des  objets  de 
crainte  &  d'inquiétude  ;  &  au  lieu  d'examiner  la  vo- 
lonté de  Dieu  dans  les  fàintes  Ecritures,  &  de  s'en 
rapportera  ceux  dont  l'imagination  n'eft  point  blef- 
CéQ,  ilspenfèntinceflammentà  une  loi  imaginaire, 
que  des  mouvemens  déréglez  de  crainte  gravent  dans 
leur  cerveau.    Et  quoi  qu'ils  fbieiit  intérieurement 
convaincus  de  leur  foibleffe  ,  &  que  Dieu  ne  leur  de- 
mande point  certains  devoirs  qu'ils  fe  préfcrivent, 
puisqu'ils  les  empêchent  de  le  fer vir  ,  ils  ne  peuvent 
s'empêcher  de  préférer  leur  imagination  à  leur  e/prit, 
&  de  fè  renjdre  plutôt  à  de  certains  (èntimens  confus 
qui  les  effrayent  &  qui  les  font  tomber  dans  l'erreur, 
qu'à  l'évidence  de  la  raifon  qui  les  rafTûre  &  qui  les 
remet  dans  le  vrai  chemin  deleurfàlut. 

Il  le  trouve  fouvent  beaucoup  de  vertu  &  de  chari- 
té dans  les  perfbnnes  affligées  de  fcrupults  :  mais  il  y 
en  a  beaucoup  moins  dans  ceux  qui  font  attachez  à 
quelques  fuperftitions ,  &  qui  font  leur  principale 
occupation  de  quelques  pratiques  Juifves  &  Pharifai- 
ques.  Dieu  veut  être  ardoré  en  efprit  Se  en  vérité. 
11  ne  fè  contente  pas  de  grimaces  &  de  ci  vilitez  exté- 
rieures j  qu'on  fe  mettre  à  genoux  en  (a  prélence  ,  & 
qu'on  le  loue  par  un  mouvement  des  îéyres  ,  au- 
quel 


DE  LA  VERITF.  Livre  IV.       4fi 

quel  le  cœur  n'ait  pouit  de  part.    Les  hommes  ne  fe  Chap^ 
contentent  de  ces  marques  de  refpe^l,  que  parce    xil  ' 
qu'ils  ne  pénètrent  point  le  cœur  i  car  les  hommes  " 
même  veulent  être  adorez  en  efprit  &  en  ve'nte'.  Dieu 
demande  donc  nôtre  efprit  ,  &  nôtre  cœur  :  il  ne 
l'afait  que  pour  lui ,  &  il  ne  le  conferve  que  pour  lui: 
mais  il  y  a  bien  des  gens  qui  malheureufement  pour 
eux  lui  retufènt  les  chofes  fur  lefquelles  il  a  toutes 
fortes  de  droits,     lis  ont  des  idoles  dans  leur  cœur, 
qu'ils  adorent  en  efprit  &  en  vérité  ,  &  aufquelles  ils 
facrifient  tout  ce  qu'ils  font-     Mais  ,  parce  que  le 
vrai  Dieu  les  menace  dans  lefecrec  de  leur  cenfcien- 
ce  d'une  éternité  de  tourmens  pour  punir  l'excez  de 
leur  ingratitude  ,  &  que  cependant  ils  ne  veulent 
point  quitter  leur  idolâtrie;  ilss'avifent  de  faire  ex- 
térieurement quelques  bonnes  œuvres.     Ils  jeûnent 
comme  les  autres  i  ils  font  des  aumônes  j  ils  difent 
des  prières  j  ils  continuent  quelque  tems  de  pa- 
reils exercices  :  &  parce  qu'ils  font  pénibles  à  ceux 
•  qui  manquent  de  chanté,  ils  les  quitent  d'ordinaire 
pour  embrafTer  certaines  petites  pratiques  ou  dévo- 
tions aifées  ,  qui  s'accordant  avec  l'amour  propre 
rcnverfent  nécefTairement ,  mais  d'une  manière  in- 
fenfible  toute  la  morale  de  j  e  s  u  s-C  h  r  i  s  r .    Us 
font  fidèles,  ardens ,  &zelezdefFen(eurs  deces  tra- 
ditions humaines  ,    que  des  perfonnes  peu  éclairées 
leur  perfuadent  être  tres-utiles,  &que  l'idée  de  l'é- 
ternité qui  les  effraie  leur  reprefente  fans  celfe  com- 
me abfblument  nécelîaires  à  leur  fàlut. 

Iln'eneft  pas  de  même  des  Juftes.  Ils  entendent 
comme  les  impies  les  m.enaces  de  leur  Dieu  :  mais  le 
bruit  confus  de  leurs  paffions  ne  les  empêche  pas  d'en 
entendre  lesconfeils.     Les  faulTes  lueurs  des  tradi- 
tions humaines  ne  les  ébloiiiffent  pas ,  jufques  à  ne 
point  fentir  la  lumière  de  la  vérité.   Ils  mettent  leur 
confiance  dans  les  promelfes  deJEsus-CHRisT» 
&  îlsfuivent  fes  confeils:  car  ilsfça^eiitquelespro- 
mefTes  des  hommes  font  aulfi  vaines  que  leurs  con- 
feils.   Néanmoins  on  peut  dire  que  cette  crainte  , 

que 


4^.2,  DE  LA  RECHERCHE 

Chap.  que  l'idée  de  réternité  fait  naître  dans  leurs  efprîts.j 
X'II*  produit  quelquefois  un  fi  grand  ébranlement  dans 
leur  imagination ,  qu'ils  n'ofènt  toiit  à-fait  condam- 
Her  ces  traditions  humaines ,  &  que  (buvent  ils  les 
approuvent  par  leur  exemple  ,  parce  qu'elles  ont 
quelque  apparence  de  /à^ejfe  dans  leur  fuperjlition  O*' 
dans  leur  fauj^e  humilité  y  comme  ces  traditions  Pha- 
rifaïques  >  dontpârls:  iàint  Paul. 
^ux  ^aisce  quieîc  principalement  ici  digne  de  confî- 

CoLch»  iîération ,  &  qui  ne  regarde  pas-tant  le  de'reglement 
z.V' zz,  des  mœurs  que  celui  dei'efprit ,  c'cft  que  Ja  crainte 
ej,  dont  nous  venons  de  parler  e'tend  afièz  fbuvent  la 

foi  auffi  bien  que  le  zèle  de  ceux  qui  en  font  frappez , 
jufqu*à  deschofos  Mufles  ou  indignes  delà  fàintetc 
<îe  nôtre  Religion.  Il  y  a  bien  des  gens  qui  croyent , 
mais  d'une  foi~confi:ante  &  opiniâtre  ,  que  la  terre 
cfl  immobile, au  centre  du  monde  :  que  les  animaux 
fèntent  une  véritable  douleur:  quelesqualitez  fèn- 
fibles  font  répandues  fur  les  objets  :  qu'il  y  a  des 
formes  ou  des  accidens  réels  diflinguez  de  la  matiè- 
re ,  ôc  une  infinité  de  fomblables  opinions  faufles  ou 
incertaines,  parce  qu'ils  (efont  imaginez  que  ce  fè- 
roit  aller  contre  la  foi  que  de  le  nier.  Ils  font  effrayez 
par  les  exprelfions  de  l'Ecriture  fàinte ,  qui  parle  pour 
■  le  faire  entendre,  &  qui  par  confequent  fe  fèrt  des 
manières  ordinaires  de  parler  fans  defîèin  de  nous 
inftruire  deia  Phyiique»  Ils  croyent  non  feulement 
ce  que  l'efprit  de  Dieu  veut  leur  apprendre  ;  mais 
encore  toutes  les  opinions  des  juifs.  Ils  ne  voient  pas 
qucjofué  par  exemple  parle  devantfes  foldats,  com- 
me Copernic  même,  Galilée  &  Detcartes  parleroient 
au  commun  àss  hommes ,  &  que  quaiid  mêmes  ii 
auroic  été  dans  le  fontiment  de  ces  derniers  Philofo- 
phes  ,  iln'auroit  point  commandé  à  la  terre  qu'elle 
s'arrêtât,  puifqu'il  n'auroit  point  fait  voira  fon  ar- 
mée par  des  paroles  que  l'on  ii'eull  point  entendues , 
le  miracle  que  Dieu  faifoit  pour  fon  peuple*  Ceux 
qui  croyent  que  le  Soleil  efl  immobile  ne  difènt- 
ils  pas  à  leurs  valets,  à  leurs  amis,  à  ceux-mémc 

qui 


DE  LA   VERITE'.  Livre  ÎV.      485 
^ui  font  de  leur  fcntim^nt,  que  le  Soleil  fè  levé  ou  Chap. 
<]u'iJ{è  couche  ?  s'aviiènt  ils  de  parler  autrement  qaè    X I L 
tous  les  auttes  hommes  dans  le  temps  que  le  princi- 
paljeflèin  n'eft  pas  de  philosopher  ?  Jofué  fçavoit-il 
parfaitement  l'Aftronomie;  ou  s'ill'a  fçavoit,  fes 
îbldats  la  fçavoient-ils  ?  ou  Ci  lui  &  lès  fbidats  en  é- 
toicntbisnmftruits,  peut  on  dire  qu'ils  vouloientphi- 
lofbpher  dans  le  temps  qu'ils  ne  penfoient  qu'à  com- 
battre? Jolue'  devoir  donc  parler  comme  il  a  fait, 
quand  lui-même  &  fès  fbidats  auroient  crû  ce  que 
croient  pre'fèntement  les  plus  habiles  ARronomes. 
Cependant  ces  paroles  de  ce  grand  Capitaine  :  c^rrl- 
te-toi  Soleil  auprès  de  Gahaon ,  &  ce  qui  eft  dit  en  fui- 
te, que  le  Soleil  s'arrêta  félon  fon  commandement, 
per/ijadent  bien  des  gens  >  quel'opiaion  du  mouve- 
ment de  la  terre  eft  une  opinion  non  feulement  dan- 
gereufè ,  mais  même  abfbîument  hérétique  &  infoii- 
ïenable»    Ils  ont  ouï  dire  que  quelques  perfonnes  de 
pieté',  pour  lefquelles  il  eft  jtifte  d'avoir  beaucoup 
derefpecl  &de  de'ference,  condamnoient  ce  fènti- 
ment  :  ih  fçavent  confufément  quelque  chofè  de  ce 
qui  eft  arrive'  pour  ce  fùjetà  unfçavant  Aftronome 
de  nôtre  fiécle ,  &  cela  leur  femble  fufHfant  pour  croi- 
re opiniatre'ment  que  la  foi  s'étend  juiques  à  cette  o- 
ipinion.   Un  certain  fentiment  confus ,  exci té  &  en- 
tretenu par  un  mouvement  de  crainte,  duquel  mêmes 
ils  ne  s'apperçoivent  prefque  pas ,  les  fait  entrer  ea 
défiance  contre  ceux  qui  fuivent  laraifbn  dans  ces  cho- 
ies qui  font  du  refTort  de  laraifon.   Ils  les  regardent 
comme  des  hérétiques.    Ce  n'eft  qu'avec  inquiétude 
&  quelque  peine  d'efprit  qu'ils  les  écoutent  :  &  leurs 
apprehenfionsfecrettesfont  naître  dans  leurs  efprits 
■les  mêmes refpeds ,  &  les  mêmes  foiàmiffions  pour 
ces  opinions  &  pour  beaucoup  d'autres  de  purePhi- 
lofophie,  quepourles  véritez  qi^  font  l'objet  de  la 
ifoit 


X  GHA- 


4^4  ^^  LA  RECHERCHE 


CHAV.  C  H  A  P  I  T  R  E"  XIII. 

XIII. 

I.  De  la  troîÇiéme  inclination  naturelle  ,  qui  ejl  t  amitié 

^ue  nous  avons  pour  les- autre  s  hommes.  II .  Elis  porte 
a  approuver  lespenjées  de  nos  amis  O'éL  les  tromper 
par  de  faujfes  louanges. 


D 


E  toutes  nos  inclinations  prifès  en  général ,  5c 
au  fens  que  je  l'ai  expliqué  dans  le  premier 
Chapitre ,  il  nç  refte  plus  que  celle  que  nous  avons 
pour  ceux  avec  qui  nous  vivons  ,  &  pour  tous  les  ob-, 
jets  qui  nous  environnent;  de  laquelle  je  ne  dirai  pref- 
que  rien,  parce  que  cela  regarde  plutôt  la  Morale 
8ç  la  Politique  que  nôtre  fujet.  Comme  cette  incli- 
nation elt  toujours  jointe  avec  les  pallions  >  il  feroit 
pçut-être  plus  à  propos  de  n'en  parler  que  dans  leLi- 
vre  fuivant:  mais  l'ordre  n'eft  pas  en  cela  de  fi  gran- 
de confèquence,, 
7^  .  Pour  bien  comprendre  la  caufè&  les  efFets  de  cet- 

Delà,       te  inclination  naturelle ,  il  faut  fçavoir  que  Dieu  ai- 
troîQéme  ^  t^o^s  (es  ouvrages ,  &  qu'il  les  unit  étroitement 
inclina-    les  uns  avec  les  autres  pour  leur  mutuelle  conièrva- 
îionna-    ^ion.  Car  aimant  fans  cefTe  les  ouvrages  qu'il  pro- 
turellcy    duit ,  puifque  c'eft  fon  amour  qui  les  produit  :  il  im- 
cui  efl      prime aufîi  (ans  celle  dans  nôtre  cœur  un  amour  pour 
l'amitié    fès  ouvrages,  puifqu'il  produit  fans  celîè  dans  nôtre 
(fue  nous  coturun  amour  pareil  aufien.    Et  afin  que  l'amour 
avons       naturel  que  nous  avons  pour  nous  mêmes  n'aacan- 
pour  les    tifîe ,  &  n'afFoiblilTe  pas  trop  celui  que  nous  avons 
autres      pour  les  choies  qui  (ont  hors  de  nous,  &  qu'au  con- 
kommes,  traire  ces  deux  amours  que  Dieu  met  en  nous  s'entre- 
tiennent&:  fè  fortifient  l'un  l'autre  ;  il  nous  a  liés  de 
telle  manière  avec  tout  ce  qui  nous  environne, &  prin- 
cipalement avec  les  êtres  de  même  efpece  que  nous  > 
que  leurs  maux  nous  affligent  naturellement,  que  leur 
joie  nous  réjouit, &  que  leur  grandeur,   leur  abbailïè- 
sjeiît ,  i^r  diminution  ieuibic  augmcn^pr  ou  dimi- 
nuer 


DE  LA  VERITE'.  Liv*i  IV.  4^ 
naër  nôtre  être  propre.  Les  nouvelles  dignitez  de  nos  Cha?^ 
parens  &  de  nos  amis ,  les  nouvelles  acquifitions  de  XIII, 
^euxqui  ont  le  plus  de  rapporta  nous,  les  conquê- 
tes &  ici  vidoires  de  nôtre  Prince ,  &  me'me  les 
lîouvelles  découvertes  du  nouveau  monde,  fèmblent 
Coûter  quelque  cho/è  à  nôtre  fubflance.  Tenant  à 
toutes  ces  chofès  nous  nous  rejoiiiflbns  de  leur  gran- 
deur &  de  leur  étendue  :  nous  voudrions  même  que 
re  monde  n'eût  point  de  bornes,  j  &  cettepenfe'e  de 
i^uelques  Philoibphes ,  que  les  ouvrages  de  Dieu 
n'ont  point  de  bornes,  non  feulement  fèmble  digne 
de  Dieu  j  mais  elle  paroît  encore  tres-agre'able  à 
î'homme ,  qui  fènt  une  fècrettc  joye  de  faire  partie  de 
l'infini,  parce  que  tout  petit  qu'il  eft  en  lui-même, 
ij  lui  fèmble  quil  devienne  comme  infini,  en  fè  ré- 
pandant dans  les  êtres  infinis  qui  l'environnent. 

Il  eft  vrai  que  l'union  que  nous  avons  avec  tous  les 
dbrpsqui  roulent  dans  ces  grands  efpaces  ,  n'eft  pas 
fort  étroitte ,  ainfi  elle  n'eft  pas  fènfible  à  la  plupart 
des  hommes  :  &  il  y  en  a  qui  s'interefïent  fi  peu  dans 
les  découvertes  que  l'on  fait  dans  les  Cieux  ,  que 
l'on  pourroit  bien  croire  qu'ils  n'y  font  point  unis 
parla  nature  j  fi  l'on  ne  fçavoit  d'ailleurs  que  c'eft , 
©u  faute  de  connoifïance ,  ou  parce  qu'ils  tiennent 
trop  à  d'autres  chofes. 

L'ame  quoi  qu'unie  au  corps  qu'elle  anime ,  ne  fènt 
pastoiijours  tous  les  mouvemens  qui  s'y  pafîènt,  on 
bien  fi  elle  les  fent ,  elle  ne  s'y  applique  pas  toujours. 
Lapafiion  qui  l'agite  étant  Ibuvent  plus  grande  que 
lefèntimentquila  touche,  elle  fèmble  tenir  davan- 
tage à  l'objet  de  fà  pallîon  qu'à  fôn  propre  corps.  Car 
c'eft  principalement  par  les  pallions  que  l'ame  fe  ré- 
pand au  dehors,  qu'elle  fènt  qu'elle  tient  effeâiive-. 
ment  à  tout  ce  qui  l'environne  j  comme  c'eft  prin- 
tipalement  par  le  fèntiment  qu'elle  fe  répand  dans  . 
fon  corps ,  &  qu'elle  reconnoit  qu'elle  eft  unie  à  tou- 
tes les  parties  qui  le  compofent»  Mais  comme  on  ne 
peut  pas  conclure  que  l'ame  d'un  paffionné  n'eft  pas 
unie  àfcn  corps,  àcaufe  qu'il  s'offre  à  la  mort,  & 

X  z  qu'il 


4^^  DE  LA  RECHERCHE 

Chap.     qu  il  ne  s'interefTe  point  pour  la  confervation  de  ifa 

XHÎ*     vie  5  de  même  on  ne  doit  pas  s'imaginer  que  nous  ne 

tenions  point  naturellement  à  toutes  chofes ,  à  caufè 

qu'il  y  en  a  aufquelles  nous  ne  prenons  point  de  part. 

Voulez  vous  par  exemple,  fçavoirfi  les  hommes 
tiennent  à  leur  Prince ,  &  à  leur  Patrie  ?  Cherchez- 
en  qui  en  connoilTentles  intérêts ,  &  qui  n'ayent  point 
d'affaires  particulières  qui  les  occupent:  Vous  ver- 
rez alors  combien  grande  tèra  leur  ardeur  pour  les 
nouvelles ,  leur  inquiétude  pour  les  batailles ,  leur 
joie  dans  les  victoires  ,  leur  triftefîè  dans  les  défaites. 
Vous  verrez  alors  clairement  que  les  hommes  font 
étroitement  unis  à  leur  Prince  &  à  leur  patrie. 

De  même  ,  fi  vous  voulez  fçavoir  fi  les  hommes 
tiennent  à  la  Chine  &  au  Japon,  aux  Planètes  ,&  aux 
c'toiles  fixes  j  cherchez  en  >  ou  bien  imaginez  vous 
en  quelques-uns  ,  dont  lepaïs  &  la  famille  joûiffent 
^'une  profonde  paix  ,  qui  n'ayent  point  dépalîions 
particulières ,  &  qui  ne  fèntent  point  adluellement 
runion  qui  les  tient  attachés  aux  chofès  qui  font  plus 
proches  de  nous  que  les  ci  eux  :  &  vous  reconnoîtrez, 
eue  s'ils  ont  quelque  connoilTance  delagrandeur  & 
de  la  nature  de  ces  aftres ,  ils  auront  de  la  joie  fi  i'oii 
en  découvre  quelques-uns  5  ils  les  confîdereront  a- 
vecpîaifir  ^  &  s'ils  font  alTez  habiles  ,  ils  fè  donneront 
volontiers  la  peine  d'en  obfèrver  &  d'en  calculer  les 
jnouvemens. 

Ceux  qui  font  dans  le  trouble  des  affaires  ,  ne  fè 
mettent  guéres  en  peine ,  s'il  paroit  quelque  comè- 
te ou  s'il  arrive  quelqu'éclypfè:  mais  ceux  qui  ne  tien- 
nent point  fi  fort  aux  choies  qui  font  proche  d'eux, 
fe  font  une  affaire  confiderable  de  ces  fortes  d'évene- 
mens:  parce  qu'en  effet  il  n'y  a  rien  à  quoi  l'on  ne 
tienne  ,  quoi  qu'on  ne  le  fente  pas  toujours  ;  de  mê- 
me qu'on  ne  fent  pas  toujours  que  fon  ame  eft  unie , 
je  ne  dis  pas  à  fon  bras  &  à  fà  main  ,  mais  à  fon  coeiarj 
êc  à  fon  cerveau. 

La  plus  forte  union  naturelle  que  Dieu  ait  mifê 
«ntreno«s  &  fçs  cayrages,  çft  celle ^uiflQW?  lie  a- 


DE  LA  VERITE'.  Livre  IV;  4^7 
vec  les  hommes  avec  Ic^uels  nous  vivons.  Dieu  nous  Gh'ap? 
a  commande' de  les  aimer  comme  d'autres  nous- me-  XHI. 
mes  ,  &  afin  que  l'amour  de  choix  par  lequel  nous 
les  aimons  foit  ferme  &  conftant,  ine(bûtient&  h 
fortifie  fans  cefîe  par  un  amour  naturel  qu'il  impri- 
me en  nous»  Il  a  mis  pour  cela  certains  liens  invifi- 
bles  qui  nous  obligent  comme  ne'celTairement  à  les  ai- 
mer ;  à  veiller  à  leur  confèrvation  comme  à  la  nôtrej 
à  les  regarder  comme  des  parties  ne'celîàires  au  tout 
que  nous  compofbns  avec  eux,  &làns  lequel  nous 
ne  (cautions  fubilfter. 

Il  n'y  arien  déplus  admirable  quf  ces  rapports  na- 
turels qui  fe  trouvent  entre  les  inclinations  des  efpries 
des  hommes,  entre  les  mouvemens  de  leurs  corps, 
&  entre  ces  inclinations  Se  ces  mouvemens.  Tout 
cet  enchaînement  {ècret  eil  une  merveille  qu'on  ne 
peut aflez admirer  ,  &  qu'on  ne  Içauroit  pmais  com- 
prendre. A  la  vûë  de  quelque  mal  qui  furprend,ou  que 
l'on  fènt  comme  infiirmontablepar  (es  propres  for- 
ces, on  jette  par  exemple  un  grand  cri.  Ceciipouné 
(buvent  (ans  qu'on  ypenfe&  par  ladifpontion  de  îa 
mac~hine,  encre  infaiHiblement  dans  les  oreilles  de 
ceux  qui  (ont  a(ïèz  proche,  pour  donner  le  (ccours 
conton  abefoin:  il  les  pe'nctre  &  fe  fait  entendre  à 
à  eux  de  quelque  nation  &  de  quelque  qualire' qu'ils 
(oient  ;  car  ce  cri  eft  de  toutes  les  langues  &  de  toutes 
les  conditions  j  comme  en  effet  il  en  doit  être.  Il  a- 
gîte  le  cerveau  &  change  en  un  moment  toute  ladif- 
pofition  du  corps  de  ceux  qui  en  font  frappez:il  les  fait 
mêmècourirau  (ècours  fans  qu'ils  y  penfent.  Mais 
il  n'eil:  pas  long-  tems  (ans  agir  fur  leur  e(prit ,  &  fans 
les  obliger  à  vouloir  fecourir  ,  &  à  pen(èr  aux  moy- 
ens de  (ecourir  celui  qui  a  fait  cette  prière  natuielk  : 
pourvu  toutefois  que  cette  prie're  ou  plutôt  ce  com- 
mandement preflant  foitjufte&:  (èlon  les  règles  de  la 
(ocieté.  Car  un  cri  indilcret ,  poulTe'fans  (ujet  ou  par 
une  vaine  frayeur  ,  produit  dans  les  ailîftans  de  l'ia-, 
dignation  ou  de  la  mocquerie  au  lieu  de  compafîion , 
parce  qu'en  criant  (àns^raKôn  ,  l'on  abuxè  des  cha- 
X  5  fcs 


'4^9  DE  LA  RECHERCHE 

Chap.    fes  établies  par  la  nature  pour  nôtre  confèrvatioii .  Ge- 
XIII.    cri  indifcret  produit  naturellement  de  l'averfion  & 
ie  defirde  vanger  le  tort  que  l'on  a  fait  à  la  nature  > 
Je  veux  dire  à  l'ordre  des  chofès  ,  fi  celui  qui  l'a  fait 
iàns  fujet  l'a  fait  volontairement  :  mais  il  ne  doit  pro- 
duire qus  la  paillon  de  mocquerie^  mêlée  de  Quelque 
compaifion  j  (ans  averfion  &  fans  un  dcfir  de  ven- 
geance j  fi  c'eft  l'épouvante ,  c'eft-à-dire  une  faulïè 
apparence  d'un  befbin  preffant ,  qui  ait  été  caufè  que 
quelqu'un  (efoit  écrié:   Car  il  faut  delà  mocquerit 
pour  Je  ralTurer  comme  craintif,  &  pour  le  corriger^ 
&)liàut  de  la  compaffion   pour  le  fècourir  comme 
foible  :  On  ne  peut  rien  concevoir  de  mieux  ordonné* 
Jeneprétens  pas  expliquer  par  un  exemple  quels, 
font  les  refforrê,  &  les  rapports  que  l'Auteur  de  la 
nature  a  mis  dans  le  cerveau  des  hommes  &  de  tous 
les  animaux ,  pour  entretenir  le  concert  &  l'union. 
iiécefTaire  à  leur  confèrvation.  Je  fais  feulement  quel- 
que  réflexion  fur  ces  reflorts  afin  que  l'on  y  penfè, 

•  &  que  l'on  recherche  avec  foin; non  comment  ces  ref^ 
forts  joiient ,  ni  comment  leur  jeu  fè  communique 
par  l'air,  par  la  lumière,  &par  tous  les  petits  câ.-ps 
qui  nous  environnent ,  car  cela  eft  prefque  incôm- 
prehenfîble  &  n'eft  pas  nécefïaire;  mais  au  moins  afin 
que  l'on  reconnoiflequelsen  font  les  effets.  On  peut 
par  différentes  obfèrvations  reconnoître  les  liens  qui 
nous  attachent  les  uns  aux  autres,  mais  on  ne  peut 
connoître  avec  quelque  éxaditude  comment  cela  fe 
fait.  On  Voit  fans  peine  qu'une  montre  marque  les 
heures:  mais  il  faut  dutemspouren  fçavoir les rai- 
fons  i  &  il  y  a  tant  de  reilorts  différens  dans  le  cer- 

^  veau  du  plus  petit  des  animaux ,  qu'il  n*y  a  rien  de 

•  pareil  dans  les  machines  les  plus  compofees. 

S'il  n'eft  pas  pofhblede  comprendre  parfaitement 
lès  refforts  de  nôtre  machine  ,  il  n'eft  pas  auffi  ab- 
folument  nécefïàire  de  les  comprendre  j  mais  il  eft 
abfblument  nécefïàire  pour  fè  conduire  de  bien  fça- 
voir les  effets  que  ces  relTorts  font  capables  de  produi- 
re en  nous.  Il  n'eft  pas  nécefTaire  de  fçavoir  comment 

une 


DE  LA  VERITE',  t ivre  IV.  4?^^ 
une  montre  elt  faice  pour  s'en  fèrvîr:  mais  fi  l'on  Chap^ 
s'en  veut  (ervir  :  pour  régler  fon  tems  ,il  eft  du  moins  Xliî, 
ncceflaire  de  fçavoir  qu'elle  marque  les  heures* 
Cependant  il  y  a  des  gens  fi  peu  capables  de  réflexion, 
qu'on  pourroit  prefque  les  comparer  à  des  machines 
purement  inanimées.Ils  ne  fèntent  point  en  eux-mê- 
mes les  refibrts  qui  fe  de'bandenr  à  la  vue  des  objets: 
ibuventils  (ont  agitez  >  fans  qu'ils  s'apperçoivenrdc 
leurs  propres  mouvemcns:  ils  font  efc!avcs,{ans  qu'ils 
fcntent  leurs  liens.  Us  font  enfin  conduits  en  millfe 
manie'res  difFe'rentes  ,  fans  qu'ils  reconnoiffent  la 
main  de  celui  qui  les  gouverne.  Ils  pentent  être  les 
feuls  Auteurs  de  tous  les  mouvemens  qui  leur  arrivent: 
&  ne  diftinguant  point  ce  qui  fèpalîè  en  eux-mêmes- 
€n  confequence  d'un  aâ:e  libre  de  leur  volonté', d'avec 
ce  qui  s'y  produit  par  l'impreffion  des  corps  qui  les- 
environnent ,  ils  penfènt  qu'ils  fè  conduifènt  eux- 
mêmes  dans  le  temps  qu'ils  font  conduits  par  quel- 
qu'autre.  Mais  ee  n'eft  pas  ici  le  lieu  d'expliq uer  ces^ 
diofès. 

Les  rapports  que  l'Autêur  de  la  nature  a  mis  entre 
nos  inclinations  naturelles,  afin  de  nous  unir  lesunà 
avec  les  autres ,  femble  encore  être  plus  dignes  de  nô- 
tre application  &  de  nos  recherches,  que  ceux  qui 
font  entre  les  corps  ,  ou  entre  les  efprits  par  rapport 
au  corps.  Car  tout  y  eft  règle' de  telle  manière  ,  que 
les  inclinations  qui  lemblenr  être  les  plus  oppofeesà 
lafbcietéy  font  les  plus  utiles ,  lorfqu'elles  font  uii 
peu  modérées. 

Le  defir ,  par  exemple ,  que  tous  les  hommes  ont 
pour  la  grandeur  tend  par  lui-même  à  la  difiblution 
de  toutes  les  fbcietez.  Néanmoins  ce  deiir  eft  tempé- 
ré de  telle  manière  par  l'ordre  de  la  nature ,  qu'il  ièrt 
davantage  au  bien  de  l'état, que  beaucoup  d'autres  in- 
clinations foibles&  languiliantes.  Car  il  donné  de 
l'émulation,  il  excite  a  la  vertu,  il  (bûtient  le  cou- 
rage dans  le  fcrvice  qu'on  rend  à  la  patrie  s  &  l'on 
ne  gaigneroit  pas  tant  de  vidoires ,  fi  les  fbldats  êc 
principalement  les  officiers  n'alpiroient  àbgbire-& 

X  4  Siix'- 


4^0  DE  LA  RECHERCHE 

Cha?.  aux  charges.  Ainfi  tous  ceux  qui  compofènt  lesas- 
XIII.  înees ,  ne  travaillant  que  pour  leurs  intérêts  parti- 
culiers, nelaifTentpas  de  procurer  le  bien  de  tout  le 
païs.  Ce  qui  fait  voir ,  qu'il  eft  très  avantageux  pour 
le  bien  public ,  que  tous  les  hommes  ayent  un  defin 
fècret  de  grandeur ,  pourvu  qu'il  (bit  modéré. 

Mais  ,  fi  tous  les  particuliers  paroifToient  être  ce 
çju'ilslbnt  en  efletj  s'ils  di{bient  franchement  aux 
autres ,  qu'ils  veulent  être  les  principales  parties  du 
corpsqu'ils  compofent ,  &:  n'en  être  jamais  les  der* 
nieres ,  ce  ne  feroit  pas  le  moyen  de  fe  joindre  eii- 
fèmble.  Tous  les  membres  d'un  corps  n'en  peuvent 
pas  être  la  tefle  &  le  coeur  :  il  faut  des  pieds  &  des 
mains  ,  des  petits  auiîî  bien  que  des  grands  ,  des  gens 
qui  obeïflentauili-bien  que  de  ceux  qui  commandent* 
Et  fi  chacun  diiôit  ouvertement  qu'il  veut  comman.- 
^er  &  ne  jamais  obeïr  ,  comme  en,  effet  chacun  le 
fouhaite  naturellement,  il  eft  vifible  que  tous  les 
corps  politiques  rede'truiroient&  que  le  de/ordre  & 
rinjuftice  re'gneroient  par  tout. 

11  a  donc  e'té  néccil'aire  que  ceux  qui  ont  le  plus 
d'elprit ,  &  qui  font  les  plus  propres  à  devenir  les 
parties  nobles  de  ce  corps  &  à'commander  aux  au- 
tres j  fufïènt  naturel  le  m.ent  civils  ;  c'eft  à  dire ,  qu'ils 
fijflènt  portez  par  une  inclination  fècrette  ,  à  témoi- 
gner aux  autres  par  leurs  manières  ,  &  par  leurs  pa- 
roles civiles  &  honnêtes ,  qu'ils  (ê  jugent  indignes 
que  l'on  penfè  à  eux  ,  &  qu'ils  croient  étte  les  derniers 
des  hommes  :  mais  que  ceux  à  qui  ils  parlent  font  di-^ 
gnesde  toutes  fortes  d'honneurs,  &  qu'ils  ont  be- 
aucoup d'eftime  &  de  vénération  pour  eux.  Enfin., 
au  défaut  dé  la  charité  &  de  l'amour  de  l'or  dre,il  a  été 
'  nécelTàire  que  ceux  qui  commandent  aux  autres,  euf^ 
fènt  l'art  de  les  tromper  par  un  abailïement  imaginai- 
re, qui  ne  confîfte  qu'en  civilitez  &  en  paroles  ,  a- 
finde  joiiirfàns  envie  de  cette  prééminence  qui  eft' 
nécefïàire  dans  tous  les  corps.  Car  de  cette  forte  tous 
les  hommes  poflèdenten  quelque  manière  la  granj.. 
de^r,  qu'ils  défirent:  les  grands  la  poifedent  réelle* 

ïïien!^,: 


DE'  LA  VERITE'.  Livre  IV.        491 

ment,  "*  &  les  petits  &  les  foibles  ne  la  pofTedenc  Cha?;; 
^ue  par  imagination,  étant  perfuadez en  quelque  ma-     Xlîl. 
niere  pas  les  complimens  des  autres ,  qu'on  ne  les  re-  -*«  le  par- 
garde  pas  pour  ce  qu'ils  font,c'cft-à-dire  pour  les  der-  le  félon 
iiiers  d'entre  les  hommes.  l'homm?^ 

Ileft  facile  de  conclure  en  pafïànt  de  ce  que  nous  cwU 
venons  de  dire  que  c'eft  une  très  grande  faute  contre  yéritahle 
h  civilité  que  de  parler  fou  vent  de  foi  >  lur  tout  quand  grandeur 
on  en  parle  avantageufement ,  quoi  que  l'on  air  tou-  de  la  ter- 
te  forte  de  bonnes  qualitezj  puifqu'il  n'eftpas  per-  renecon^ 
mis  de  parler  aux  perfbnnes  avec  qui  l'on  converge,  n^lç  que 
comme  fi  on  les  regardoit  au  dellous  de  foi ,    fi  ce  dans  un 
n'eft  en  quelques  rencontres ,  &  lorsqu'il  y  a  des  ^^^y  d'/- 
marques extérieures  &  fenfiblesqui  nous  éleventau  ma^imu 
defi'us  d'elles.    Car  enfin  le  mépris  efl:  la  dernière  àzs  fiQ^f^ 
injures  ;  c'efl  ce  qui  eft  le  plus  capable  de  rompre  la 
fockié  j  &  nous  ne  devons  point  efperer  qu'un  hom- 
me à  qui  nous  avons  faitconnoître  que  nous  Te  regar- 
dions audefibusdenous,  fèpuifie  jamais  joindre  a- 
vec  nous ,  parce  que  les  hommes  ne  peuvent  fouffrir 
d'être  la  dernière  partie  du  corps  qu'ils  compoîènt. 

L'inclination  que  les  hommes  ont  à  faire  des  com- 
plimens ;  eR  donc  très-propre  pour  contrebalancer 
celle  qu'ils  ont  pour  l'eflime  &  l'élévation  j  &  pour 
adoucir  la  peine  intérieure  que  refientent  ceux  qui 
fontles  dernières  parties  du  corps  politique. Et  l'on  ne 
peut  douter  que  le  mélange  de  ces  deux  inclinations 
ne  fàfîè  de  très-bons  effets  pour  entretenir  la  (bcieté* 

Mais  il  y  a  une  étrange  corruption  dans  ces  incli- 
nations >  auffi  bien  que  dans  l'amitié ,  la  compalfiony 
la  bien  veitlance&  les  autres,  qui  tendent  à  unir  en- 
fèînble  les  hommes.  Ce  qui  devroit  entrenir  la  (a- 
cieté  civile ,  eft  fouvent  cau(e  d^  la  communication; 
&  de  rérabiiiîsmeat  de  l'erreur. 

De  toutes  inchnations  néeefiàires  à  fa  (ocietécivi'--     f  |, 
.1er  celles  qui  nous  jettent  le  plus  dans  l'erreur  font  Cette- tK'* 
l'amitié,  la  faveur,  la  reconnoilîance,  &  toutes  les  clhmtioK- 
inclination  s  qui' nous  portent  à' parler  trop  avanta.-  nous-^o^'^ 
^ufemeiît.'iÊS  autres  ai  leur  p^r éfence^n  t^  a.  <*!'-  " 


451  DE  LA  RECHERCHE 

Chap.        Nous  ne  bornons  pas  nôtre  amour  dans  la  pérfon- 
XIII.     "^  ^^  i^os  ^"^^s  >  i^ous  aimons  encore  avec  eux  toutes 
les  chofès  qui  leur  appartiennent  en  quelque  façon  :  &: 
f  Trouver    comme  ils  témoignent  d'ordinaire  affez  de  paffion 
/•/^j'^'     pour  la  defFenfe  de  leurs  opinions,  ils  nous  inclinent- 
pesde      iufènfiblement  à.  les  croire ,  à  les  approuver  &  à  les 
Tiosams-,  ^îeffendre  mêmes  avec  plus  d  obftination  &  de  pa(- 
*^  ^        fion  qu'ils  ne  font  eux-mêmes  ;  parce  qu'ils  aurolent 
tremper    fouvent  mauvaifè  grâce  de  les  (bûtenir  arec  chaleur  > 
*^ar  de       &  qu'on  ne  peut  trouver  à  redire  que  nous  les  def- 
faujies      fendions.   En  eux  ce  feroit  amour  propre  j  en  nous 
éiuan'      c'eftgénérofité.  ^ 

i^^*  Nous  portons  de  l'afFedion  aux  autres  hofnmes 

pour  plufieurs  raifons,  car  ils  peuvent  nous  plaire  & 
nous  (èrvir  en  difFe'rentes  manie'res.  La  reflemblan- 
ce  des  humeurs  -,  des  inclinations ,  des  emplois ,  leur 
air ,  leurs  manières ,  leur  vertu ,  leurs  biens ,  i'afîe- 
â:ion  ou l'eftirae qu'ils  nous  témoignent ,  les  fèrvices 
qu'ils  nous  ont  rendus  ou  que  nous  en  efperons ,  & 
plufîeurs  autres  raifons  particulie'res  nous  de'termi- 
nentà  les  aimer.  S'il  arrive  donc  que  quelqu'un  de 
nos  amis  ,  c'eft-à-dire  quelque  pcrlbnne  qui  ait  les 
mêmes  inclinations,  qui  foit  bien-fait ,  qui  parle  d'u- 
ne manière  agréable,  que  nous  croyions  vertueux , 
©u  de  grande  condition,  qui  nous  te'moigne  deTaf- 
fedionSc  de  l'eftime,  qui  nous  ait  rendu  quelque 
fervice ,  ou  de  qui  nous  en  efperions ,  ou  enfin  que 
nous  aimions  pour  quelque  autre  raifon  particulière.; 
s'ilarrive ,  dis- je ,  que  cette  perlonne  avance  quelque 
proportion,  nous  nous  enlaiflons  incontinent  per 
fuader  fans  faire  ufage  de  nôtre  raifon.  Nous  fbûte- 
uons  fôn  opinion  fans  nous  mettre  en  peine  fielleelif 
'  conforme  à  la  vérité' ,  &  fouvent  même  contre  nôtn  ! 
propre  confcience ,  félon  l'oblcuritè  &  la  confufîoi 
«le  nôtre  efprit,  félon  la  corruption  de  nôtre  cœur,  & 
félon  les  avantages  que  nous  efperons  tirer  de  nôrn 
j^ufïè  gfc'nérofîté. 

Iln'eftpasne'cefïàire  d'apporter  ici  des  exemple 
|>articuliers  de  ces  ckofesycar  ou  ne  fe  trouyeprcl 


DE  LA  VERITE'.  tiVRE  IV.        495^ 
^e  jamais  une  feule  heure  dans  une  compagnie  {ans  Chap. 
en  remarquer  pluiieurs ,  fi  l'on  y  veut  faire  un  peu    XIII. 
de  réflexion.    La  faveur  &  les  rieux,  comme  l'on 
dit  ordinairement,  ne  font  que  rarement  du  côte' de 
la  vente  >  mais  prefque  toujours  du  côté  des  perfbn- 
lies  quel'onaime.     Celui  qui  parle  eft  obligeant  & 
civil  :  il  a  donc  raifbn.    Si  ce  qu'il  dit  eft  feulement 
vrai  femblable  ,  on  le  regarde  comnae  vrai ,  &  fî  ce 
qu'il  avance ,  eft  abfblument  ridicule  &  impertinent  »  ^ 
il  deviendra  tout  au  moins  fort  vrai-fèmblable.  C'eft 
un  homme  qui  m'aime ,  qui  m'eftime ,  qui  m'a  ren- 
du quelque fervice ,  qui  eft  dans  la  difpofîtion  Se  dans 
le  pouvoir  de  m'en  rendre,  qui  afbûtcnu  monfen- 
timenten  d'autres  occafions ,  je  fèrois  un  ingrat  & 
un  imprudent  fî  je  m'opporois  aux  fîens ,  &  fî  je; 
manquois  mêmes  à  lui  applaudir.    C'eft  ainfî  qu'on, 
fèjouë  de  la  vérité,  qu'on  la  fait  fervir  à  Tes  intérêts, 
&  qu'on  embralïe  les  faulïes  opinions  les  uns  des  au 
très. 

Un  honnête  homme  ne  doit  point  trouver  à  redire 
c[u'on  l'inftruife  &  qu'on  l'éclairé,  quand  on  le  fait 
félon  les  règles  de  la  civilité:  &  lorfque  nos  amis  fè 
choquent  de  ce  que  nous  leur  repréfèntons  modefte- 
ment  qu'ils  fè  trompent  ,  il  faut  leur  permettre  de 
s'aimer  eux-mêmes  &  leurs  erreurs ,  puilqu'ils  le  veu- 
lent ,  8c  qu'on  n'a  pas  le  pouvoir  de  leur  commander, 
ni  de  leur  changer  l'efprit. 

Mais  un  vrai  ami  ne  doit  jamais  approuver  les  er- 
reurs de  fon  ami.  Car  enfin  nous  devrions  confide- 
rer  que  nous  leur  faiibnsplus  de  tort  que  nous  ne  pen-^ 
fbns ,  lorfque  nous  deltendons  leurs  opinions  fans 
difcernement .  Nos  applaudiiTemens  ne  font  que  leur 
enfler  le  Cœur  &  les  confirmer  dans  leurs  erreurs  j  ils 
de  viennent  incorrigibles;  ils  agifrent&  ils  décidcnç; 
enfin  comme  s'ils  étoient  devenus  infaillibles. 

D'où  vient  que  les  plus  riches,  les  plus  puiiTans  » 
les  plus  nobles ,  &  généralement  tous  ceux  qui  font 
élevez  au  deffus  des  autres,  fe  croyent  fort  fouvent 
infaillibles  j  &  qu'ils fc  comportent' comme  s'ils  a- 

X  6  voient 


494  EjE   la  recherche 

Ch  A?,  "Voient beaucoup  plus  de  raifon  que  ceux  qui  font  d'u^ 
XllL  1^6  condition  vile  ou  me'diocre ,  fi  ce  n'eft  parce  qu'oa 
approuve  indifféremment  &  lâchement  toutes  leurs 
penfe'es  ?  Ainfi  l'approbation  que  nous.donnons  à  nos 
amis  ,  leur  fait  croire  peu  à- peu  qu'ils  ont  plus  d'ef- 
pritquelcs  autres  i  ce  qui  les  rend  fiers ,  hardis,  im- 
prudens,  &  capables  de  tomber  dans  les  erreurs  les 
plus  grolïïeres  fans  s'en  appercevoir.    . 

C  "e(t  pour  o.  li  que  nos  ennemis  nous  rendent  fou 
vent  un  meilleur  fervice  ,  &  nous  éclairent  beaucoup 
plus  l'efprit  par  leurs  oppofitions  ,  que  ne  font  nos 
amis,  par  leurs  approbations  ;  parce  que  nos  enne- 
mis nous  obligent  de  nous  tenir  fùrn  os  gardes  ,  ôc 
d^cti  e  attentifs  aux  chofes  que  nous  avançons  j  ce  qui 
feulfuffit  pour  nous  faire  reconnoître  nos  e'gare- 
mens.  Mais  nos  amis  ne  font  que  nous  endormir  ^ 
Si  nous  donner  une  faufle  confiance ,  qui  nous  rend. 
vains  &  ignorans.  Les  hommes  ne  doivent  doncjar 
mais  admirer  leurs  amis,  &/è  rendre  à  leurs  (enti-- 
mens  par  amitié  ,  de  même  qu'ils  ne  doivent  jamais 
s'oppofer  a  ceux  de  leurs  ennemis  par  inimitié  ;  Mais, 
ils  doivent  fe  défaire  de  leur  efprit  flattear  oucon- 
tredifant  pour  devenir  finceres  ,  &  appjouvcr  l'évi^ 
iJence  &  là  vérité  par  tout  ou  ils  la  trouvent. 

Nous  devons  a.u  fli  nous  bien  mettre  dans  Tefprit  y. 
que  la  plupart  des  hommes  font  portez  à  la  flatterie- 
ou  à  nous  faire  dts  complimens  ,  par  une  efpcce. 
d*incliaation  naturelle  ,  pour  paroirre  fpirituels, 
pour  attirer  fiir  eux  h  bienveillance  des  autres ,  &. 
«fans  l'efpérance  de  quelque  retoiîr ,  cuenfîn  par  une 
efpéce  de  malice  &  de  raillerie  j  &  nous  ne  devons 
pas  nous  laifïèr  étourdir  par  tout,  ce  que  l'on  peut 
nous  dire.  Ne  voyons-nous  pas  tous  les  jours  que  des 
perfonnes,  qui  ne  fe  connoifïent  point ,  ne  lailfent  pas 
2e  s^éieverf'un  l'autre  jufquesau.rnuës  ,,  la  premiè- 
re fois  mêmes  qu'ils  fè  voyent  &  qu'ils  fè  parlent? 
&qu'3?a-t-il  déplus  ordinaire  que  de  voir  des  gens 
nui  donnent  des  louanges  liyperboîioues  ,  &  qui  té- 
^«igneiu.dej  raouvemens  extjcaordinaires  d'admira 

Ù9m 


DE  È  A  VERITE'.  LtvR&  IV.        497 
tîonà  uneperfbnne  qui  vient  deparkr  en  publicq-,  CHAp," 
mêmes  en  préfènce  de  ceux  avec  lefquels  ils  s'en  font     XIIL 
mocquez  quelque  tems  auparavant.    Toutes  les  fois 
qu'on  (e  récrie,  qu'on  pâlit  d'admiration  ,  ,&,com- 
me  furpris  des  chofes  que  l'on  entend,  ce  n'eft  pas 
une  bonne  preuve  que  celui  qui  parle  dit  des  merveil- 
les i  mais  plutôt  qu'il  parle  à  des  hommes  flatteurs»; 
qu'il  a  des  amis,  ou  peut-être  des  ennemis  q.uife 
divertiflent  de  lui.    C'eft  qu'il  parle  d'une  manière 
engageante,  qu'il elt  riche  &  puiflànt,  ouiî  on  le 
veut ,  c'eft  une  allez  bonne  preuve  que  cequ'il  dit  eft 
appuyé'  fur  les  notions,  des  fènsconfufes  &  obfcurcs, 
mais  fort  touchantes  &  fort  agréables ,  ou  qu'il  a 
quelque  feu  d'imagination ,  puifque  les  louanges  {è 
donnent  à  l'amitié ,  aux  richefTes ,  aux  dignitez,aux 
yrai-(cmblances ,  &  très -rarement  à.  la  vérité'. 

On  s'attendra  peut-être ,  qu'ayant- traité  en  général 
des  inclinations  des  efprits,je  doive  dépendre  dans  un 
détail  exaâ:  de  tous  les  mouvemens  particuliers  qu'ils 
refientent  à.  la  vue  du  bien  &  du  mal,  c'eftrà-dire 
que  je  doive  expliquer  la  nature  de  l'amour  ,  delà 
Haine,  delajoye,  de  la  triftelTe  ,  &  de  toutes  les 
pallions  intelleâ:uelles  tant  générales  que  particulier 
res,  tantfimplesquecompofées.  Maisje  nemefiiis^ 
pas  engagé  à  expliquer  tous  les  différens  m.ouvemens. 
dont  les  efprits  font  capables. 

Je  fiiis  bieaaifè  que  l'on  fçacReqùe  mon  defïcin 
principal  dans  tout  ce  que  j'ay  écrit  juf qu'ici  de  la  re- 
cherche de  la  vérité  5  a  été  de  faire  fentir  aux  hom- 
mes leur  foibleiTe&  leur  ignojance,  &  que  nous  fem- 
mes tous  fujjsts  à  l'erreur  &  au  péché.  Je  l'ai  dit,  Se. 
je  le  dis  encore  ,,  peut-être  qu'on  s'en  fouviendra  r 
je  n'ai  jamais  eu  deflèin  de  traiter  à  fopd  de  la  nature 
de  l'efprit  5  mais  j'ai  été  obligé  d'en  dire  quelque 
chofèpour  expliquer  les  erreurs  dans  leur  principe, 
pour  les  expliquer  avec  ordre,  en  un  mot  pour  me 
rendre  intelligible,  &  (îj'ai  paUe  les. bornes  que  je 
me  fuis  propoféesj  c'eft  que  pavois  ce  me  (èmblbic. 
des  chofes.  nouvelles  à  dire ,  qui  me  paroilîbient  der 


496  DE  LA  RECHERCHE  Bec, 

Chap.    confcquencc,  &  que  je  croyois  même  qu'on  pooi^ 
XIII.    roitlire  avec  plaifir.    Peut  être  me  (uis-je  trompe' , 
mais  je  devois  avoir  cette  pre'fomption  pour  avoir  lé 
courage  de  les  e'crire:  car  le  moyen  déparier,  lorf- 
qu'on  n'efpere  pas  d'être  e'coute'  ?  Il  eft  vrai  que  j'ai 
dit  beaucoup  de  choies  qui  ne  paroiiïent  point  tant 
appartenir  au  fujet  que  je  traite ,  que  ce  particulier 
desmouvemens  deTame:  je  l'avoue,  mais  je  ne  pre'- 
tens  point  m'obliger  à  rien ,  iorfque  je  me  fais  un  or- 
dre.   Je  me  fais  un  ordre  pour  me  conduire ,  mais  ja 
pre'tens  qu'il  m'eft  permis  de  tourner  la  tête  lorlquc 
je  marche  ,  fi  je  trouve  quelque  chofè  qui  mérité 
d'être  confidere'.    Je  pre'tens  mêmes  qu'il  m'eft  péri 
.    mis  de  me  repolèr  en  quelques  lieux  à  l'e'cart  pour- 
vu que  je  ne  perde  point  de  vue  le  chemin  que  je  dois 
fùivre.     Ceux  qui  ne  veulent  point  fe  délafler  avec 
moi  peuvent  palîèr  outre  ;  il  leur  eft  permis  i  ils  n'ont 
qu'à  tourner  la  page:  mais,  s'ils  fe  fâchent,  qu'ils 
fçachent,  qu'il  y  a  bien  des  gens  ,  qui  trouvent  que 
ces  lieux  que  je  choifis  pour  me  repofèr  ,  leur  font 
•  trouver  le  chemin  plus  doux  &  plus  agréable. 


TA, 


T   A   B   L   E 

DES   CHAPITRES   CONTENUS 

en  ceVolume^ 

LIVRE     PREMIER, 

Des  erreurs  des  Sens, 

€  H  A  P»  I.  TA  E  la  nature ,  tP"  des  propriété^  de 
_xJ      l'entendement.    De  la  nature  O* 
des  propriété^  de  la  -volonté ,  O'  ce  que  cejl  que  la 
liberté.  Pag.  i 

ChavAJ.  Desjugemens  O'  desraifonnemens.  Qu'ils 
dépendent  de  la  volonté.  De  Tu/age  qu'on  doit  faire 
dé  fa  liberté  à.  leur  égards  Deux  règles  générales 
pour  éviter  l'erreur  O' le  péché.  Réflexions  necejpii' 
r  es  fur  ces  relies.  .  .    lO 

Chap.III.  BJponfes  à  quelques  obj calions.    Remar- 
ques fur  ce  qu'on  a  dit  de  la  neceffité  de  V évidence  rS  ' 
Ghap.IV.  Descaufes  occafionneLles  de  l'erreur  ->  O* 
qu'il  y  en  a  cinq  principales .   Deffein  gênerai  de  tout 
l'ouvrage   (T  defjein  particulier   du  premier  Li- 
vre. 2  <; 
Chap.V.  des  sens.  Deux  manières  d'expliquer 
comment  ils /ont  corrompus  par  le  péché  »    Q^e  ce  ne 
font  pas  nos  fens ,  mais  nofire  liberté  qui  efl  la  véri- 
table caufede  nés  erreurs,     i^/e  pour  ne  fe  point^ 
tromper  dans  lufage  de  fes fens.  28 
Chap.VI.  Des  erreurs  de  U  veuëà  l'égard  de  l'eten— 
tendue  en  foi.    Suite  de  ces  erreurs  fur  des  objets  in- 
vifibles.  Des  erreurs  de  nos  yeux  touchant  V  étendue 
confiderée  par  rapport,  ;  6 
Chai\  VII.  Desfrreurs  de  nos  yeux  touchant ■  les  figu* 
res.  Nous  n'avons  aucune  connoiffance  des  plus  peti- 
tes, g«e  la  çonnoiRance  quç  nous  avons  des  plus  gran^^ 

dcs^ 


T  A  B  t  E 

'iesnejï  pas.  exaSîe.  Explications  de  certains  ju^e^ 
mens  naturels ,  qui  mis  empêchent  de  nous  tromper,. 
'Que  ces  mêmes  jugemens  nous  trompent  dans  des  ren^ 
contresparticulieres.  49 

Chap.VIII.  Que  nos  yeux  ne  nous  apprennent  point  la. 
grandeur  ou  la  yitefe  du  mauyement  conftderé  en  foi, 
Que  la  durée  qui  eft  necejfaire  pour  connoître  lemou- 
•vement  ne  nous  efl  pas  connue .   Exemple  des  erreurs  ■ 
denosyeuxtouchant  le  mouvement  O' lerepos.      5 4 

Chap.IX.  Continuation  du  mèmefujet.  Preuve  géné- 
rale des  erreurs  denôtre  veuë  touchantde  mouvement. 
Qu'il  ejl  necejfaire  de  connaître  ladiflance  des  objets 
pour  juger  de  la  grandeur  de  leur  mouvement,  Exa^ 
tnendes moyens  pour  reconnoifîre  les  dijlances,         59' 

€hap.X.  Des  erreurs  touchant  les  qualitezfenfihles.. 
VidinÛion  deVame  CT  du  corps.  Explication  dts  or- 
ganes des  fens,  cJ'  queUè^ partie  du  corps  Pâme  ejl 
immédiatement  unie.  Ce  que  les  objets  font  fur  les 
corps.  Ce  qu'ils  produifent  dans  Vame ,  ^  C  les  rai- 
fonspom  le/quelles  l'ame  n'apper^oit  point  les  mou- 
yemensdes  jibresdu  corps.  Quatre  chofes  que  Von 
confond  dans  chaque  fenjation.  ^     7® 

Chap.XI.  De  l'erreur  ou  Von  tomhe  touchant  Vaâ ion 
des  objets  contre  les  fibres  extérieures  de  nos/ens.Caa- 
je  de  cette  erreur.  Objeâion  CTréponfe.  77 

ChaPo-XU.  Des  erreurs  touchant  les  mouvemens-  de^ 
fibres  de  nosfens.  Que  nous  nappercevons  pas  ces 
mouvemens ,  ou  que  nous  les  confondons  ■  avec  nosfe-^r- 
fations.  Expérience  qui  le  prouve.  Trois  fortes  de  fen- 
fations.  Les  erreurs  qui  les  accompagnent.  79- 

Chap.  XIII.  De  la  nature  de  s  j en  fations.  Qu'on  lescon^ 
noifl  mieux  qu'on  ne  croit,  Obje^iionO'  réponje, 
Pourquoi  Von.s' imagine  ne  rien  connoijlre  de  ces  fen- 
fations .  Qu ' onfe  trompe  de  croire  que  tous  les  hom - 
mes  ont  les  mèmes^  fenjoùonsdes-  mêmes  objets,  Ob- 
jeBion  O"  réponfe,  ^  ^  , 

€ha^p.XIY.  Des  faux  jugemens  qm  accompagnent  nos.'^ 

fenfatianS;  €?"  que  nous,  confondom  avec  elles,    ^ai" 

fmtde  ces  faux  jugemens..  Que  V  erreur  m  fç  tr-Quve 

'  '    '    '  ^aini 


DES  CHAPITRES. 

point  dans  nos  fenfations ,  mais  feulement  dans  cesjii- 
gemens.  9  7 

Ch A v.'KV.Explfcation dès  erreurs  particulières  delà 
Vue  pour  fervir  d'exemple  des  erreurs  (Générales  de  nos 
Cens.  102 

Chap.XVI.  Çlueles  erreurs  denosfens  nous  fervent 
de  principes  généraux ,  C^  fort  féconds  pour  tirer  de 
fauffes  conclufionsy  le fquelles  fervent  de  principes  à 
leur  tour.  Origine  des  différences  efentielles^  Des 
formes  fuhjlayitielle s.  De  quelques  autres  erreurs  de 
la  Philofophie  de  T Ecole.  105 

Ch  a  p.  XVII.  c^utre  exemple  tiré  de  la  morale ,  lequel 
fait  voir  que  nosjens  ne  nous  offrent  que  de  faux  biens, 
Qu'il  ny  a  que  Dieu  qui  feit  notre  bien.  Origine  des 
erreurs  des  Epicuriens ,  O'  des  Stoïciens.  Iio 

Chap.  XVIII.  Que  nos  fens  nous  portent  à  Terreur  en 
des'chofes  même  qui  ne  font  point  fenÇibhs.  Exemple 
tiré  de  la  converfation  des  hommes  Qii^^  ne  faut  point 
s'arrejler  aux  manières  jenfible s .  115 

Chap.  XIX.  Deux  autres  exemples.  Le  premier  t  de 
nos  erreurs  touchant  la  nature  des  corps.  Le  fécond  ^^ 
de  celles  qui  regardent  les  qualité^  de  ces  mêmes' 
corps^  1 1 7 

Chap.  XX.  Conclufwn  de  ce  Premier  Livre.  Que  nos 
■fcns  ne  nous  fo::t  donnex  que  pour  nojîrç  corps.  Qu'il 
faut  douter  de  ce  qu'ils  nous  rapportent.  Que  cen'ejh 
pas  peu  que  de  douter  comme  il  faut,  m 


LIVRE    SECOND. 
De  Pïmaginatioii. 

PREMIERE  PARTIE. 

C  H  A  p.  I.  T  Dée  générale  de  l'imagination.  Qu'elle 

X      renferme  deuxfacultex  î  /'««^  aâive , 

CT*  l'autre  paffive^   Caufe  générale  des  changement 

qiê 


TABLE 

^ui  arrivent  a  Vimapnatix>n  des  hommes  ,  C^  le  fon- 
dement àe  ce  fécond  Lhre.  i  za 

Chap.  II.  De,s  efprits  animaux  y  KT  des  chdngemens 
aufquels.  ils  font  fifjets  en^eneraL  ^e  le  chyle  va 
au  cœur ,  tT  quil  apporte  du  changement  dans  les 
efprits.    Que  le  vin  enfait  autant .  150 

€)hap«III.  QjdeVairquon  refpire  caufe  aujji  quelque 
changement  dans  les  efprits .  -  ?  3  5 

Chap,  IV.  Du  changement  des  efprits  c^usé  par  les 
nerfs  quivont  au  cœur  y  C^  aux  poumons.  De  celui 
quiejî  causé  par  les  nerfs  qui  vont  au  foie  ,  à  la  rate 
tT  dans  tes  vifceres.  Çjue  tout  cela  fe fait  contre  no- 
Jlre  volonté ,  mais  que  cela  ne  fe  peut  faire  fans  une 
providence.  ,15^ 

Chap.  V.  De  la  mémoire  O'  des  habitudes,  142. 

Chap.  YI.  Que  lesfbres  du  cerveau  ne  font  pasfujetîès 
k  des  changemens  fi  prompts  que  les  efprits.  Trois 
dijferens  changemens  dans  les  trois  dijferens  â- 
ges.  .  147- 

Chap.  VII.  De  la  communication  qui  ejl  entre  le  cet- 
veau  d'une  mère  O'  celui  de f on  enfant.  De  la  com- 
munication qui  eji  entre  nôtre  cerveau  CiT*  Us  autres 
parties  de  nôtre  corps  ,  laquelle  nous  porte  4  V imi- 
tation O'àla  compafjxon.  Explication  de  ta  généra- 
tion des  enfans  monjlrueux  y  .O*  de  la  propagation  des 
efpeces.  Explication  de  quelques  déreglemens  d\efprit 
&  de  quelques  inclinations  de  la  volonté.  De  la  çon^- 
cupifcenceC^  du  péché  originel.  OhjeÙions  O^re- 
ponfis.  I4S 

Chap..  VIIÎ.  Changemens  qui  arrivent  à  l'imagination 
d*un  enfant .  qui  fort  du  fein  de  fa  mère',  parlacon- 
verfation  quil  a  avec  fa  nourrice ,  fa  mère  ,  O* 
d'autresperfonnes.ç^vis  pour  les  bien  élever,     168 


S  E- 


DES    CHAPITRES. 

SECONDE    PARTI  E. 

De  rimagination^ 

H  AP.  I.  I  ^  EV  imagination  des  femmes  .De  celle  des- 
JL^      hommes  De  celle  des  vieillards.  1 7  ? 

Dh  AP.  II.  Que  les  efprits  animaux  vont  d'ordinaire  dans 
les  traces  des  idées  qui  nous  font  les  plus  familières , 
ce  qui  fait  quon  ne  juge  point  fainement  des  'cho- 
fes.  185 

HAP.  III.  De  la  liaifon  mutuelle  des  idées  deVefpritO' 
des  traces  du  cerveau  ,  O'dela  liaifon  mutuelle  des 
traces  avec  les  traces  ,  O"  des  idées  avec  les  /- 
dées.  189- 

Chap.IV.  Que  lesperfomes  d'étude  font  les  plus  fu- 
jettes  d  l'erreur.  B^ifbns  four  lefquelles  on  aime 
mieux Jiiivre  l'autorité  qUe  défaire  ufage'defon  éf- 
prit,  199 

3hap,V.  Deux  mauvais  effets  de  la  leBureflirl'ima^ 
gination.  •  204 

Dhap»  VI.  Que  les  perfonnes  d'étude  s'enteflent  ordi- 
nairement de  quelque  t^uteur  j  de  forte  que  leur  hut 
principal  ejî  de  fçavoir  ce  qu'il  a  cru.  fans fe  foucier  de 
ce  qu'il  faut  croire.  ■  107 

ZnAF.Yll. De  la  préoccupation  des  Commentateurs.il  ^ 

I)hap.  VIII.  Des  inventeurs  de  nouveaux  Jyfîemes, Der- 
.niere  erreur  des  perfonnes  d'étude.  til 

Chap.  IX.  Des  efprits efféminé^.  Des  ejprits  fitperfî- 
àels.  Des  perfonnes  d'autorités  De  ceux  qui  font 
des  expériences,  116 


TKOl- 


TABLE 


TROISIEME   PA.RTIE. 

De  la  communication  côntagieulê  des 
imaginations  fortes. 

Chap.  I.  'T^EladiJpoJîtiGn  que  mous  av&m  à  imiter 
X_^  lesauWes  en  toutes  chofes  ,  laquelle 
efl  l'origine  de  U  communication  des  erreurs  qui  dé- 
pendent de  la  fuifjancede  V imagination.  Deuxcaufei 
principales  qui  augmentent  cette  difpoÇition.  Ce  que 
c'eji  qu' imagination  forte ^  Qu'il  y  en  a  de  plujieurs 
fortes.  Des  fous ,  Ô'  de  ceux  qui  ont  l'imagination 
forte  dans  le  fens  qu'on  l'entend  ici.  Deux  défauts 
confiderables  de  ceux  qui  ont  l' imagination  foy  te.  De 
lapuiffance  qu'ils  ont  deperfuader  O"  d'impofer.  1 5  6 
Ch  a  p,  II.  Exemples  généraux  de  la  for  ce  de  limaginaX 
tion,  1451 

Chap.  III,  De  la  fores  de  l' imagination  de  ccrîaini 
lAuteurs.  DeTertullien.  i^ç 

Chap.  IV.  De  l'imagination  de  S  eneque.  15,8 

Chap.V.  DuU-vre  de  Montagne^  Z7t 

Chap  VI.  Des  for  cier  s  par  imagination  O"  des  loups- 
garoux.  Conclufiondes  deux  premiers  Livres,     281 


LIVRE  TROISIE\\lE 

De  l'entendement  onde  Pefpritpur 

Ch  A  p.  I.  y  tXpenféeJeule ejl efentielle d  Vefprit 
J_y  Sentir  y  O"  imaginer  n'en  font  qm 
des  modifications .  Nous  ne  connoijjons  pas  toutes  lesi 
modifications  dont  nojlreameeji capable.  Elles  foru^ 
différentes  de  notre  connoi^ance -i  C^  de  nôtre  amour 
^  même  elles  n'en  font  pas  toujours  des  fuites.     1 9  <3 , 

Chaé 


DES  CHAPITRES. 

Chap,II.  Vefprit  étant  barné  ne  peut  comprendre  ce 
qui  tient  de  l'infini.  Sa  limitation  efl  l'origine  de  be- 
aucoup d'erreurs^  Et  principalement  des  hère  fies, 
^ilfautfoumettreVefprità  la  foi.  199 

Ch  AP.  III.  Les Pbilofo^hes  fe  diffipent  Vefprit  en s*ap^ 
pliquant  à  des  fujets  qui  renferment  trop  de  rapport  s  y 
O'  qui  dépendent  de  trop  de  chofes  fans  garder  aucun 
ordre  dans  leurs  études.  Exemple  tiré  d'z^rifîote, 
Çue  les  Géomètres  au  contraire  Je  conduifent  bien  dans 
la  R^cberche  de  la  Vérité.  Principalement  ceux  qui 
fe  ferment  de  Vzyilgebre  ,  &  de  l'e^nalyje.  Que 
leur  méthode  augmente  la  forcedel'ejprit,  O'  que 
la  Logique  d'z^rijiote  ia  diminue,  ^utre  défaut  des 
pcrfonnes  d'étude.  3  06 

Chap.  IV.  V  efprit  ne  peut  s*  appliquer  long- temsd  des 
objets  quin  ont  point  de  rapport  à  luit  ou  qui  ne  tien- 
nent point  quelque  chofe  de  l'infini.  V inconfiance  de 
la  "volonté  efl  caufe  de  ce  défaut  d'application ,  O* 
■  par  confequent  de  l'erreur.  Nos  fenfations  nous  oc- 
cupent davantage  que  les  idées  pures  de  l'e/prit.  Ce 
qui  efi  la  four  ce  de  la  corruption  des  mœurs .  Et  de  Vi- 
gnorance  du  commun  des  hommes,  311 


SECONDE    PARTIE. 

De  Pentendement  pur. 
De  la  nature  des  idées. 

Cha  p.  I.  (^  E  quon  entend  par  idées.  Qu'elles  exî-^ 

\^^    fient  "véritablement ,  O'  qu  elles  font 

nécejfairespour  appercevoir  tous  les  objets  matériels, 

Diyifwn  de  toutes  les  manières  par  lefquelles  çnpeut 

"voir  les  objets  de  dehors,  3x1 

'Chap.  II .  Çue  les  objets  matei iels nerrvoyent point d'ef- 
fpeces  qui  leur  rejjemblent.  315 

£iiAPt iÛ,  ^e l'amena  point  la puifance de produi- 


T  A  B  LE 

re  Us  iàies.  Caufes  de  V  erreur  ôùJ'on  tombe  fur  cefu^ 
jet,  .  32-S 

Cha'p  rV.  Que  nouf  ne  voyons  pint  les  objets  par  des 
idées  créées  a-vecnous.  ^e  Dieu  ne  les  produit  pomt 
en  nous-  à.  chaque  moment  jKt  nous  en  avons  be- 

foin*  .     .f,  rr        .  I.    '/i 

tuAV  V.  Que  Vefprît  nevoit  m  l  effenctm  l  extj^ence 

des  objets  en  conftderant  les  propres perfeaionf.  Qu  tl 
n'y  aqueVieuquilesvoyeencette  manière.  337 
Chap.VI.  Çue  nous  voyons  toutes  chofesenDteu.  340 
Chap  VII  Quatre  différentes  manières  de  voir  les  cho- 
fes.  'comment  on  comoit  Dieu.  Comment  onconnott 
les  corps  Comment  on  connoît  [on  ame.  Comment  on 
<onnoit  l'es  âmes  des  autres  hommçs ,  CT  les  purs  ej- 

Chap^VïII.  Laprefence  intime  de  Vidée  vague  de  Vè- 

tre  en  ?énéral  ek  la  cauje  de  toutes  les  abjlraâions  de- 

'  refUesdeVefprit,  O- delà  plupart  des  chimères  de 

U  Philo fophie  ordinaire ,  qui  empêchent  beaucouf>  de 

Philofophes  de  reconnaître  la  foUdité  des  vrais prin- 

'  cipesdePhyfique.  Exemple  touchant  l'ej[ence  delà 


matière. 


Chap  IX.  Dernière  cmfe  générale  de  nos  erreurs 
Que  les  idées  des  chojes  ne  font  pas  toujours  prejentes- 
tî'efprit  dés  qu'on  lefouhaitte.  Que  tout  efprit  fini  eJH 
fuietk  l'erreur.  Et  pourquoi.  Quon  nedoitpaspcgev 
qu'Un  y  a  que  des  corps  ou  des  efprits  ,  ntqueDiei 
(oit  efprit  comme  nous  concevons  lef  ejprits.  3  ^î  j 

Chap  ^.Exemple  de  quelques  erreurs  de  Vhyhquedan. 
Ufquelles  on  tombe  parce  qu' on  fuppofe  que -des  choie.' 
qui  différent  dans  leur  nature,  leurs  qualité^,  leu' 
éteridu'è ,  leur  durée  Cr  leur  proportion  fontjembla 
blés  entoutes  ces  chofes.  1    .r^"^} 

Chap.   XI.  Exemples  de  quelques  erreurs  de  Moral 
qui  dépendent  du  mefme principe,  3^ 

eonclujion  des  trois  premiers  Livres,  3' 

LU 


DES    CHAPITRES, 


iJLIVRE   QUATRIE'ME. 

Des  inclinations  Ou  des  mouvemcns 
naturels  de  l'elprit. 

Chap.I.  y  Es  e/pr  lis  doivent  avoir  des  inclinations^ 
JL/  comme  les  corps  ont  des  mouvemens^ 
Dieu  ne  donne  aux  ejprits  du  mouvement  que  pour  lui. 
Les  efprits  ne  fe partent  aux  biens  particuliers  que  par 
le  mouvement  qu  ils  ont  pour  le  bien  en  gêner  al,  Or/- 
^gine  des  principales  inclinations  naturelles  qui  ferênt 
iAdivifion  de  ce  quatrième  Livre.  3  9.4. 

Chap.II.  L'inclinatîm  pour  le  bien  en  gênerai  efl  le 
principe  de  l'inquiétude  de  nôtre  volonté.  Et  par  con- 
féquent  de  nôtre  peu  d'application  CT  de  nôtre  igno- 
rance.  Premier  exemple  ^  la  morale  peu  connue  di^ 
commun  des  hêmmes.  Second  exemple,  l'immorta- 
lité deVame  conteftée  par  quelques  perfonnes.  Que 
nôtre  ignorance  ejî  extrême  à  V égard  des  chofes  ab- 

^  flraites ,  ou  qui  n'ont guéres de  rapport  à  nous,    400 

Chap.  III.  Lacuriofité  efl  naturelle  CT  néce [faire.  Trois 
règles  pour  la  modérer.  Explication  de  la  "première  de 

^cesreglcs.  ^j^ 

jukvAV,  Continuationdumèniefujet.  Explication  de 
la  féconde  règle  de  la  curiofité.  Explication  de  la  troi- 
fiéme.  r  ^2.1 

H  Ap.  V.  De  là  féconde  inclination  naturelle  ou  de  l'a- 
mour propre,     Ilfe  divife en  V amour  deï'être Cr  du 

^  bien  être,  ou  de  la  grandeur  O"  du  plaifir.  41  tf 

^HAP.  VI.  De  l'inclination  que  nous  avons  pour  tout  ce 
qui  nous  élevé  au  deffus  des  autres.  Des  faux  juTemens 

"  de  quelque  perfonnes  de  pieté.  Des  faux  jugemens  des 
fuperjîitieux  O'  des  hypocrites^^^e  Vbëi  ennemi  de 
M.  De  fartes.  '  453 

3hap.  VII.  Du  defir  de  /.\  fcience  Cr  des  jugemens 
des  faux  fçavans,  47- 

Ghap. 


M 


TABLÉ  DÈS' CHAPITRES. 

Chap.VIII.  Vudefirdeparoitrefçayant.  Des  couver^ 
/ationsdesfauxfi^ayans.  De  leurs  Ouvrages.      444 

Chap.  IX»  Comment  l'inclination  qtte  ion  a  pour  les 
di^nite;^  O"  les  richejfes porte  à  l'erreur,  45  z 

Ghap.  X.  DeV  amour  du  plaifir  par  rapport  à  la  Mora- 
le. Il  faut  fuir  le  plaifir  <jtioiqu  il  rende  heureux. Il  ne 
doit  point  nousporter  à  lamour  des  hiensfenjihies,  455 

Chap.  XI.  De  r  amour  du  plaifir  par  rapport  aux  kien- 
cesjpeculatives.  Comment  il  nous  empêche  àeaécou- 
vrir  la  vérité.  Quelques  exemples.  ^c  5 

Chap.  XII.  Dej  e^ets  que  la  penfée  des  biens  0"  des 
maux  futur  s  efi  capable  de  produire  dans  iejprit,  47  >/ 

Ghap.  XIII.  Delatroifîéme  inclination  naturelle^  qui 
efl  l' amitié  que  nous  avons  pour  les  autres  hommes»  El' 
le  porte  à  approuver  les  penfées  de  nos  amis  O"  aies 
irorrfperpar  de  faujfes  louanges,  484 


-2   l 'trC     JJfZ.