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D E ^L A
RECHERCHE
DELA
VERITE.
Où Von traitte de la Nature de VEfprit
de V homme y & de Vufage qu'il en
doit faire pour éviter V erreur
dans les Sciences.
Quatrième Edition reveuë, & augmentée de
plufieurs Eclairciflemens.
TOME PREMIER.
A AMSTERDAM,
Cheï Henry Desbordes, Marchand Libraire,
dans le Kalver-Straat prés le Dam.
M. DC. LXXXYÏÏÏ
J
AVIS DU LIBRAIRE.
CEtte Nouvelle Edition ejî faite fut la Copie In-
quarto de Paris , Vz^uteur a pris le foin de lu
revoir corriger X^ augmenter en divers endroits , cella
Jaitejperer qu' elle en fera encor mieux receuë , on s'efl
aufji attaché à ne laijjer aucune faute qui fajfe de la peine
au Leâeur » O" fefpcre que mon Edition contentera
Vç^Hteur O" le Public fi le fuccés répond aux. veuës
que j'ai en en entreprenant cet ouvrage i je nayfaà
qu'une chofe de mon. chef qui efl de le réduire en deux
grands vollumes aHn de l'appareiller aux autres piè-
ces du même c^uteur qui font imprimées en cette
Province.
PREFACE.
'ESPR I T de l'homme & trou-
ve par û. nature comme fitué
entre fon Créateur , & les créa-
tures corporelles ; puifque fe-
lon fàint Auguftin il n'y a
rien au dcfïlis de lui que Dieu
lèul, ni rien au deffous de lui
que des corps : Mais comme la grande élé-
vation où il eft au defïùs de toutes les choies
matérielles , n'empêche pas qu'il ne leur ibit
uni , & qu'il ne dépende mêmes en quelque
façon d'une portion de la matière, auffiladi-
ftance infinie , quife trouve entre l'être fbu-
verain & l'elprit de l'homme , n'empêche pas
qu'il ne lui foit uni immédiatement , & d'u-
ne manière tres-intime. Cette dernière union
l'élevé au defïùs de toutes chofes ; c'eft par
elle qu'il reçoit fa vie , fà lumière & toute fa
félicité ; & Saint Auguftin nous parle en
mille endroits de fes ouvrages de cette union,
comme de celle qui eft la plus naturelle , &
la plus efïèntielle à l'elprit : au contraire l'u-
nion de l'efprit avec le corps , abaifïè l'hom-
me infiniment , & c'eft aujourd'hui la prin-
cipale caufe de toutes lès erreurs & de toutes
lès miféres.
Je ne m'étonne pas que le commun des
hommes , ou que les Philofophes Païens ne
Nihil eft
poten-
tius ûlX
creaturâ ,
quzmens
dicitut
lationa-
lis, nihtl
eft fubli-
mius.
Qixid-
quid fu •
pra illaîn
eft , jara Jr^
Creator ^
eft.
Tr. 1 ; .'
fur Saint
Jean.
Quod
ratio naît
anima
melmseft
omnibus
confen-
tientibus
Deiis eft
Awr.
PREFACE,
çonfîdérent dans lame , que fou rapport &
fon union avec le corps , %is y reconnoître
fou rapport & fon union avec Dieu : mais je
iliis lùrpris que des Philofophes Chrétiens ,
qui doivent préférer Tefprit de Dieu à Tefprit
humain , Moïfe à Ariftote, Saint Auguftinà.
quelque miférable Commentateur d*un Phi-
Adip- lofophe Païen , regardent plutôt Tamecom-
fam fi mi- me la forme du corps , que comme faite à
htudi- Timage & pour l'image de Dieu , c'eft-à-dire
omîiia°" ^^^oïi làint Auguftin, pour la vérité à laqueK
fafta le feule elle eft immédiatement unie. Il eft
fiint , fed vrai que Tame eft unie au corps , & qu'elle
îbmfrra- ^^ ^^ naturellement la /orwîtfi mais il eft vrai
tipnaiis ': ^ufli qu'elle eft unie à Dieu d'une manière
quarc bien plus étroite , & bien plus eflentielle. Ce
omnia rapport qu'elle a à fon corps pourroit n'être
f/m f red\P^^ » "^^^ 1^ rapport , qu'elle a à Dieu , eft
ad ip(am, il eftentiel , qu'il eft impoflibie de concevoir
non niii que Dieu puiffe créer un efprit uns ce rap-
^"'."^^ port.
rationa- ^ ,. ^ » • i tx»
Jis. ita- 11 eft évident que Dieu ne peut agir que
qie fiib- pour lui-même ; qu'il ne peut créer les elprits
itaïuia que pour le connoître , & pour l'aimer; qu'il
îis"&'pe"t "^ P^^^ ^^^"^ donner aucune connoiflance ,
ipfam ni leur imprimer aucun amour , qui ne foit
faûa eft , pour lui , & qui ne tende vers li» : mais il a
&adip- p^ ^Q p^g ^j^jj. ^ ^gg corps , les cfprits qui y
lam: non s *.^ . a-Vi t/
enim eft ^^^^ maintenant unis. Ainfi le rapport que
uUa na. nos efprits Ont à Dieu , eft naturel , nécef-
turain- faire, & abfolument indilpenlàble : mais le
teroodta. j-^pport de nos elprits à nos corps , quoique
DeGen. ^^'
ad Int.
Reulîîmè diciturfaftusadimaginem &fîmilitudinem Dei, non
enim aliter iiiconunutabilem veiitatem pofiet mente coafpicere.
De vera R^L
PREFACE.
naturel à nos efprits, n'eft point abfblument
néceflâire, ni indilpenÊible.
Ce n'eft pas ici le lieu d'apporter toutes
les autoritcz & toutes les raifons , qui peu-
vent porter à croire qu'il eft plus de la nature
de nôtre elprit d'être uni à Dieu , que d'être
uni à un coprs ; ces chofes nous méneroient
trop loin. Pour mettre cette vérité dans Ion
jour , il feroit néceiîkire de ruïner les princi-
paux fondemens delà Philolbphie païenne,
d'expliquer les defordres du péché , de com-
battre ce qu'on appelle fauffement expérien-
ce , & de raifonner contre les préjugez & les
Ululions des lèns. Ainfî, il eli trop difficile
de faire parfaitement comprendre cette vérité
au commun des hommes , pour l'entrepren-
dre dans une Prérace.
Cependant il n'eft pas mal-aifé de la prou-
ver à des elprits attentifs , & qui font iniiruits
de la véritable Philofophie. Car il fuffit de
ks faire ibuvenir , que la Tolonté de Dieu
réglant la nature de chaque choIè , il eft plus
de la nature de l'ame d'être unie à Dieu par jL
la connoiflànce de la vérité , & par l'amour \
du bien , que d'être unie à un corps , puil-
qu'il eft certain , comme on vient de le dire ,
que Dieu a fait les efprits pour le eonnoître
& pour l'aimer y plutôt que pour informer
des corps. Cette preuve eft capable d'ébran-
ler d'abord les ejÇ)rits un peu éclairez , de les
rendre attentifs , & enfiiite de les convain-
cre: mais il eft moralement impoffible que
des efprits de chair & de ikng , qui ne peu-
vent cormoître qu€ ce qui fe fait fentir, puif-
fent être jamais convaincus par de femblables
raifonncmens. Il ^t pour ces lortes de per-
^ 3 fonnes
4.
PREFACE,
ibhnes des preuves grofliéres&fenfible s , parce
que rien ne leurparoîtfolide , s'il ne fait quel-
que imprefîîon fur leurs fens.
Mens, Le péché du premier homme a telkmetit
quodnoh affoibli l'union de nôtre efprit avec Dieu ,
*^"^ » qu'elle ne fe fait fentir qu'à ceux dont le cœur
puriflîma cft puritie , & 1 elpnt eclaire •• car cette union
& beatif- paroît imaginaire à tous ceux , qui lùivent
ma eft»w aveuglément les jugemens des fens, & les
hœrèt^?" naouvêmens de paffions.
nifi ipfi Au contraire , il a tellement fortifié l'union
vcritari , de nôtre ame avec nôtre corps , qu'il nous
?^*do&" ^^^^^ 9^^ ^^s ^^^^ parties de nous mêmes
imago v^^ foient plus qu'une même fubftance ; ou
pa!ris,& plutôt il nous a de telle forte afïùjetti à nos
îapicntia fenj & à nos paflions , que nous fommespor-
dicitur, jg^ ^ croire , que nôtre corps eft la principa-
tib^mp, ^^ ^^^ ^^^^ parties dont nous fommes com-
WeGe». POftï-
^^ Ifff^' Lorfque l'on confidére les différentes occu-
pations des hommes, il y a tout fùjet de croi-
re qu'ils ont un fentiment fi bas , & fi grolTier
d'eux-mêmes. Car comme ils aiment tous
la félicité , & la perfedion de leur être , &
qu'ils ne travaillent que pour fe rendre plus
heureux, ou plus parfaits, ne doit-on pas ju-
ger qu'ils ont plus d'eflime de leur corps , &
des biens du corps , que de leur efprit, &des
biens de l'efprit ; lorfqu'on les voit prefque
toujours occupex aux chofes qui ont rapport
aux corps , & qu'ils ne penfènt prefque jamais
à celles, qui font ablblument néceffaires à la
perfedion de leur efprit ^
Le plus grand nombre ne travaille avec
tant d'afïîduité & de peine que pour fbûtenir
une miférable vie , & pour laifïèr à leurs en-
fans
PREFACE.
fans quelques fecoursnecefîàires à lacoiifèrva-*-
tion de leurs corps.
. Ceux , qui par k bon-heur , ou le hasard
de leur iiaiffance , ne font point fujets à cette
nccclTité , ne font pas mieux connoître par
leurs exercices & par leurs emplois, qu^ils re-
gardent leur ame comme la plus noble partie
de leur être. Là chafTe , la danfe , le jeu ,
h\ bonne-chére fom leurs occupations ordi-
naires. Leur ameefclave du corps eftime&
chérit tous ces divertifTemens, quoique tout-
à-fait indignes d'elle. Mais , parce que leur
-corps a rapport à toutes les chofès fènfibles,
elle n'eft pas feulement elclave du corps^
mais elle Teft encore , par le corps &àcaufe
du corps, de toutes les chofès iènfibles. Car
c'edpar le corps qu'ils font unis à leurs parens,
à leurs amis , à leur vil le , à leur charge , & à tous
les biens fènfibles , dont la conlèrvation leur
paroît auffi néceflàire & auffi eilimable , que la
conlèrvation de leur être propre. Ainfilelbin
de leurs biens , & le delîr de les augmenter,
la pafTion pour la gloire & pour la grandeur
les agite & les occupe infiniment plus que la
perfeélion de leur ame.
Les (çHvans même , & ceux qui fe piquent
d'elprit , «gaffent plus delà moitié de leur vie
dans des allions purement animales , ou tel-
lés, qu'elles donnent à pcn(èr qu'ils font plus
d'état de leur fanté , de leurs biens & de leur
réputation , que de la perfedion de leur ef-
prit, lis étudient plutôt pour acquérir une
grandeur chimérique , dans l'imagination des
autres hommes , que pour donner à leur ef-
prit plus de force , & plus d'étendue. Ils
font de leur tête une efpece de garde-meuble,
•^ 4 dans
6.
PREFACE.
dans lequel ils entafTent uns difcernement &
làns ordre , tout ce qui porte un certain ca-
tadére d'érudition , je veux dire tout ce qui
peut paroître rare & extraordinaire , & exci-
ter Tadmiration des autres hommes. Ils font
gloire de refïèmbler à ces cabinets de curiolî-
tez ai d'antiques , qui n'ont rien de riche ni
de Iblide > & dont le prix ne dépend que de
la fantailie , de la paffion , & du haiard ; &
ilS ne travaillent prefque jamais à fe rendre
l'elpritjufte , & à régler les mouvemens de leur
cœur.
Non Ce n'eft pas toutesfois que les hommes
cxigua ignorent entièrement qu'ils ont une ame, &
portio^r ^^^ ^^^^^ ^"^^ ^^ ^^ principale partie de leur
itA totius éîre. Ils ont aulfi été mille fois convaincus
hurnanx par la raîfon & par l'expérience , queçc n'eft
univerii pQJjjt ^^ avantage fort confidérable , qued'a-
iUntiaeft ^'^^^ ^^ la réputation ,desricheires ,de laCmté
^m'3.6. pour quelques années i & généralement que
hexu.j. tous les biens du corps , & ceux qu'on ne poP
fëde que par le corps , & qu'à caulè du corps ,
font des biens imaginaires & périflàbles. Les
hommes Içavent qu'il vaut mieux être jufte ,
que d'être riche i être raifonnable , que d'ê-
tre fçavant ; avoir l'elprit vif & pénétrant,
que d'avoir le corps prompt & agile. Ces
véritez ne peuvent s'effacer de leur eJÇ^rit , &
ils les découvrent infailliblement , loriqu'ii
leur plaît d'y penfer. Homère, par exemple
qui loue fon Héros d'être vite à la courfè ,
eût pu s'appercevoir , s'il l'eût voulu > que
c'eil la louange que l'on doit donner aux che-
vaux , & aux chiens de chaiïè. Alexandre , fî
célèbre dans les Hiftoires par fes illuftres bri-
gandages , entcndoit quelquefois dans le plus
fècret
. 7-
PREFACE.
fecret de fà railbn,lcs mêmes reproches que Tes
alîàiîins & les voleurs , mal-gré le bruit confus
des flatteurs qui renviroimoient : Et Celàrau
paflàge du Rubicon, ne put s'empêcher de faire
connoître que ces reproches Tépouvantoient ,
lorfqu'il fè réfolut enfin delàcrifier à Ion am-
bition la liberté de là patrie.
L'ame, quoiqu'unie au corps d'une manié- ^^.^ ^
re fort étroite, ne laiffe pas d'être unie à veritas"^
Dieu , & dans le tems même qu'elle reçoit prsefides
par fbn corps ces fentimens vifs & confus, que ^«^"iî^us
fes paffions lui infpirent , elle reçoitde la ve- f^"ibûs
rite éternelle qui prélîde à Ibnefprit , lacon- k, fi-
noifïànce de ion devoir &de ièsdéreglemens. muique
Lorfque fon corps la trompe , Dieu la dé- j^^p°"'
j'u-: des oiri'*
trompe ; lorlqu'il la flatte , Dieu la blelïè i nibus
& lorlqu'il la lotie, & qu'il lui applaudit, Dieu etiamdi-
lui fait intérieurement de fenglans reproches , ^^"^^J!
& il la condamne par la mantfeftation d'une H^^i,'
loi plus pure & plus ûinte, que celle de lachair hus. '
qu'elle a fuivie. ^Liqui-
Alexandre n'avoit pas befoin que les Scy- ^^ ^^' ^^^"
thés lui vinlîènt apprendre fon dev oir dans une \tàmtï
Langue étrangère ; il fçavoitdecelui-même, liquidé
qui inftruit les Scythes & les nations les plus o^nes
barbares ,. les règles de la juftice qu'il devoit omn^*
fùivre. | La lumière de la vérité, qui éclaire undcvo-
tout le monde l'éclairoit aufii ; & la voix de luntcoii-
la nature, qui ne parle ni Grec ni Scythe, ni JM^""^'
Barbare, lui parloir comme au reftedeshom- fç^pe"
mes un langage tres-intelligiblc. Les Scythes quodvo-
* S avoient ^""^ ^^'
diunt.
Conf. S,,
't^ug. î. 1 o. C. 2.^. V. fluînt. Cur liv. 7. c. ?. -f Intus.io do-
liiicii-o cogitationis , nec Hebraa nec Grxca nec Latina , rec Bajr-
bata VSRITAS, fine oris 6c linjzuae orgaais , fine tlrepitu iVliâ"
biii\im. Conf. S. c/éugJiy, 11. ch, },
3
PREFACE.
* videtKf avoîent beau lui faire des reproches far ïà con-
â^eVccf. duîte , ils ne parloient qii'à fes oreilles ; &
dere-, * Dieu ne parlant point à fon cœur , ou plutôt
cumm Pieu parlant àfbncœur, mais lui n'écoutant
ab ipfo q^ç je5 Scythes , qui ne faifoient qu'irriter
rSip J« ^^^ paffions , & qui le tenoient ainfî hors de
pr l'r lui-même , il n'entendoit point la voix de la
Nam vérité , quoiqu'elle l'étonnât, & il nevoyoit
etiam fol point fà lumière , quoiqu'elle le pénétrât.
'^^}^' ^ Il eft vrai que nôtre union avec Dieu dimi^
Scie"n" nue & s'affoiblit y à melùre que celle , que
iiiuftrat nousavons avec les chofes fenfibles , augmen-
^ ^h\' te &; fè fortifie : mais il eft impolTible que cet-
foTpnt"^ te union fe rompe entièrement , fans quenô^
fens cft , tre être Ibit détruit. Car encore que ceux qui
fedpne- font plongez dauB le vice , & enivrez des plai-
fente foie ^j-g ^ foient infènfîbles à la vérité y ils ne laif-
îlnYeV ^f^t pas d'y être unis. * Elle ne les abandonne
Sic & Sa- pas , ce font eux qui l'abandonnent. Sa lu-
pientta miére luit dans les ténèbres , mais elle ne les
HiTnus L ^^^P^ P^^ toujours i de même que la lumière
c. ubi-* du foleil environne les aveugles , & ceux qui
<\ue prx- ferment les yeux , quoiqu'elle n'éclaire ni les
fcas eft , ^^5 ^ j^j jgg autres.
eue eft ^" ^ Il en eft de même de l'union de nôtre ef-
veritas , prit avec nôtre corps. Cette union diminue
ubique à proportion que celle que nous avons avec
^T,l"V^ Dieu s'augmente ; mais- U n'arrive jamais
•^-^ 01- 'el-
Tract. 5 5 . b-C^ que je dh ici des deux unions deTef^rit d'vet Dieu,
C^ avec le^ cot^s fe doit entendre félon la manière ordinaire -de
eoncevoir les. chofes. Car il eft vrai que l'efprit ne peuteflreim^
mediatementuni qu*à Dieu; je veux dire que l'e/prit ne dépend
véritabUmentquede Dieui Et s' il eft uni-aux corps j ou. s' tien
dépend) tV/? que ta volonté de Dieu fait efficacement cette unions
eu cette, depenaan es.. On concevra a^e:^ ceci par la juits d^. l' Qfh
PREFACE,
qu*clle fe rompe entièrement que par nôtre
mort. Carquand nous ferions aulTi éclairez, &
aulTi détachez de toutes les chofes fenfibles
que les Apôtres, il eft nécelïaire depuis le pé-
ché, que nôtre eîprit dépende de nôtre corps ,
& que nouslèntionslaloi de nôtre chair, ré-
fifter & s'oppofer uns celle à la loi de nôtre
efprit.
L'efprit devient plus pur, plus lumineux,.
plus fort & plus étendu à proportion que s'au-
gmente l'union qu'il a avec Dieu; parce que.
c'efi: elle qui fait toute là perfe6l:ion. Au con-
traire il fe corrompt , il s'aveugle, il s'affoi—
blit& il fe relïèrre à mcfure que l'unioii qu'il
a avec fon corps s'augmxnte & fè fortifie ;
parce que cette union fait auffi toute fon imper-
fedion. Ainlî un homme qui juge de toutes •
cholcs^. par lès fens , qui luit en toutes chofes
les mouvemens de fes palTions , qui n'àpper-
çoit que ce qu'il fent, & qui n'aime que ce qui
le flatte , eft dans la plus miférable dilpofîtion
d'elprit où il puifle être; dans cet état il eft in-
finiment éloigné de la vérité ,. & de fon bien.
Mais lors qu'un homme ne juge des choies ç^^-
que par les idées pures de l'efprit , qu'il évite enim be-
avec foin le bruit confus des créatures , &que nefeini:-
rentrant en lui - même , il écoute fon fouve- ^^Jf "*.
rain Maître dans le filence de fes fens & de penas '
fespalTions, il eft impoflible qu'il tombe dans eft? tan-
l'erreur. tofeaiu
- Dieu ne trompe jamais ceux qui Tinterro- ?e"iiexiîfc
gent par une application férieufe, & par une finceriiis,
converfion entière de leur efprit vers lui , quanto
quoiqu'il ne. leur falfe pas toujours entendre J^^^^ove-
Ô fes fubdu-
ccre intentionem mentis à carporis fenfibus potait. iiÀug' ds im^
moft. anLm£. Ch. i q .
PREFACE.
fes réponfes: mais lorfque feCprit fe détournant .
de Dieu fe répand au dehors , qu'il n*interro -
ge que ion corps pour s'inftruire de la vérité ,
qu'il n'écoute que fes fens , fon imagination »
& fès palîîons qui lui parlent fans ceife, ileft
impoffible qu'il ne fè trompe. La fagefTe &
la vérité , la perfedion & la félicité ne font
pas des biens que l'on doive efperer de fon
corps : Il n'y a que celui-là feul qui cft au dcf-
fus de nous , & de qui nous avons receu l'être ,
qui le puille perfeétionner.
C'eftce que S. Auguftin nous apprend par
Piinci- ces belles paroles. Lafagefiez'terneh^ dit-il,
cTuift ^fi ^^ frinctj>e de toutes les cnatures capables
intelle- d'intelligence , ir cette fagejfe demeurant toû"
duaiis eft jours la même , ne cefie jamais de far 1er à fes
sterna crzatures dans le plus fecret de leur raifon^
q^iîod""^' 4)?» qu'elles fe tournent vers leur principe : par*
principi- Ce qu^il n''y a que la vui de la fagefie ùernelle^
nm ma- qui donne l*ètre aux efprits , qui puijîe pour
pciisinfe aifiji (liYcles achever ^ & leur donner leur der-
niùtabi'- W'^^^ pcrfeBion dont ils font capables,
rer , nul- t Lorfque nous verrons Dieu tel qu'il cji^nour
loniodo ferons femb labiés à lui ^ dit l'Apôtre faint Jean,
cuîtâinf- N^^5 ferons par cette contemplation delà ve-
j)iratio- rite éternelle, élevei à ce degré de grandeur ,
ne voca- auquel tendent toutes les créatures Ipirituellcs
tioTiis lo- par la nécelfité de leur nature. Mais pendant
creatura: ^^^ ^^^^ fommcs fiir la terre , le poids du
cui prin- corps appelàntit l'efprit ; il le retire lans cefïb
cipium de la préfence de fon Dieu , ou de cette lu-
cil, ut j^
converta- ■
zar ad id ex quo eft ; qnod alitet formata ac perfe3:a eflè non poffit.
I . de Gen. ad litt. ch. 5,0. f Scimus quoniam cum apparuerît fî-
îïiiles ci crîmas , quoniam videbimuseumficud eft. Joan^ Ep.I,
^^' 3- V. i. Corpus quod ^irumpitui sggtavat aniraam. Sap^
9. :o.
PREFACE.
miérc intérieure qui Téclaire ; il fait des ef-
forts continuels pour fortifier fbn union avec
les objets fenfibles j & il l'oblige à fe repré-
fenter toutes chofcs , non félon ce qu'elles
font en elles-mêmes , mais félon le rapport
qu'elles ont à la confcrvation de la vie.
Le corps , félon le Sage , remplit l'efprit
d'un fi grand nombre de fenfetions , qu'il de- Terrena
vient incapable de connoître les chofès les ip^abita-
moins cachées: la vue du corps éblouit &dif- muftn-"
fipe celle de l'efprit & il eft difficile d'apper- lum
çevoir nettement quelque vérité par les yeux *»"\'a
de l'ame , dans le tems que Ton fait ulàee ^^E^^^
des yeux du corps pour la connoître. Celaîait difficile
voir que ce n'eft que par l'attention de l'ef- jeftima-
prit que toutes les veritez fe découvrent , & ."^"s qur
que toutes les Siences s'apprennent ; parce fiînt?&
qu'en effet l'attention de refprit n'eiï que fon quje in
retour & û converfîon vers Dieu, qui eft nô- profpeâa
tre feul maître, & qui feul peut nous inftruire [""^^"5
de toute vérité , par la manifeftation de fa iùb- cum la-
ftance, comme parle S. Auguftin. bore.
Il eft vifible par toutes ces chofes , qu'il ^<^^'
faut réfîfter fansceffe à l'efîbrt que le corps 9- M*
fait contre l'efprit, & qu'il faut peu à peu s'ac- . ^^^"^.
coûtumer à ne pas croire les rapports que nos bins/,S",
fens nous font de tous les corps qui nous en- inquo,'
vironnent , qu'ils nous repréfentent toujours &àquo,
comme dignes de nôtre application & denô- ?^e^^^in,
tre eftime : parce qu'il n'y a rien de fenfîbleà ^eiiigibi.'
quoi nous devions nous arrefter , ni dequoy liter lu-
nous devions nous occuper. C'eft une des '^'r"^ **"*•
veritez que la ûgefTe éternelle femble avoir. J^^ '*
voulu ij/iinua.
vit uobis
(Chripus) animam humanam non vegetarî , non illurrinari,
non bcatificari , niûabipia SUBSTANTIA Dei. cJ^^^ in}oan.
/2
PREFACE,
voulu nous apprendre par Ion incarnation:
torins" ^^ ^P^^^ ^^^^^ ^^^^^ ^^^ ^^^''^ fenfible à la
ciivina di- P^^s haute dignité qui fe puiïïè concevoir , il
cendaeft, nous a fait connoître par TavililTement où il a
qusnon réduit Cette même chair, c'eftàdire, parl'a-
fenCbiii- '^'^^i^^-ent de ce qu'il y a de plus grand entre
busCgnisîcs chofes lenfibks , le mépris que nous de-
tranfcen- VOUS faire de tous les objets de nos fens.
dit om- çj^^ peut-être pour la même raifon que faint
huma- ^^^^ difoit , qu'il ne connoiflbit point Jesus-
namfa- Chkist felon la chair : Car cen'eft pas à la
ri^^^' chair de JeSuS- Christ qu'il faut s'arrêter,
iDfum ^'^^^ ^ l'efprit caché fous la chair; Caro varfuù ^
homi- ^i^'od habctar attende , nvn quod erat , dit S.
nem Âuguftin. Ce qu'il y a de vifible ou de fen-
o^^"nd- ^^^^^ ^*^^ Jpsus Christ, ne mérite nos ado-
c\<yjo rations , qu'à caufe de l'union avec le Verbe ,
ufquefe qui ne peut être l'objet que de Tefprit fcul.
pioprer H q[\ abfolument néceflàirc que ceux quife
depreife- ^^^^^^t rendre ûges & heureux , foicnt en-
lit, & tiérement convainais , & comme pénétrez
non te- de ce que je viens de dire. Il ne fufïit pas
fenfibus ^— '^^^ ^^ croyent fur ma parole, ni qu'ils en
quibus ^^'cnt perfuadez par l'éclat d'une lumière paP
yidfnrut ûgérc : il eil néceiBire qu'ils le fçachent par
ira mi- mille expériences., & mille démon ftrations
fed ad' J^conteflables : Il faut que ces chofes ne fe
inteiie- puiiTent jamais etfacer de leur efprit , & qu'el-
ftiim les leur f(;ient préfentes dans toutes leurs étu-
jubct (jc5 ^ ^^jj5 toutes les autres occupations da
eyolare, i„., • *
fimui leurvie.
démon- Ceux qui prendront la peine de lire avec
ftrans & quelque application l'Ouvrage que l'on donne
Quânta c» * ,
poflit , & cur hsc faciat , & quam parvi pendat. t^Aug. i. de
ord. 9. Et fi cognovimus fecundum carnem Chriftum , jara non.
fccundun» carcena norifaus. i. ûà Cor. Tx. in Joan. t%.
• PREFACE,
préfentementau public , entreront fi je ne me
trompe dans cette dUpofition- d' elprit. Car
on y démontre en piufîeurs manières ,, que
nos-fèns, nôtre imagination, & nos paflions
nous font entièrement inutiles pour découvrir
la vérité & nôtre bien ; qu'ils nous éblomÏÏent
au. contraire , & nous lèduifent en toutes ren-
contres ; & généralement que toutes les con-
noifTanccs que Tefprit reçoit par le corps , ou
à caufe de quelques mouvemens qui fe font
dans le corps, font toutes fàuiTes & confufès,
par rapport aux objets qu'elles repréièntent ;
quoiqu'elles foient très - utiles à la conforva-
tion du corps , & des biens qui ont rapport
au corps-
On y combat plufieurs erreurs , & princi- .
paiement celles qui font les plus univerfelle-
ment reçues , ou qui font caufe d'un plus
grand dérèglement d'eiprit ; & l'on fait voir
qu'elles font prelque toutes des fuites de l'u-
nion de l'eiprit avec le corps. On prétend
en plufieurs endroits faire fentir à l'efprit fà
fervitude, & la dépendance où il eft de toutes-
les chofcs fenfibles , afin qu'il fe réveille de
fon airoupifl[èment , & qu'il fafiÊ quelques ef-
forts pour fà délivrance.
On ne le contente pas d'y faire une fimple
expofition de nos égaremcns , on explique
encore h nature de reibrir. On ne s'arrête;
pas par exemple , à faire un grand dénombre-
ment de toutes les erreurs particulières des-
fcns , ou de l'imagination , mais on s'arrête
principalementaux caufesde ces erreurs. On
montre tout d'une vue , dans l'explication-
de.ces facultez , & des erreurs générales dans
le%ielles ou tombe , un nombre comme in-^
Êni
PREFACE..
fini de ces erreurs particulières dans lefquelles
on peut tomber. Ainfî le fujetde cet Ouvra-
ge cil l'efprit de l'homme tout entier. On
le confîdére en lui - même , on le confîdére
par rapport aux corps , & par rapport à Dieu.
On examine la nature de toutes lès facultez ;
on marque les u^es que l'on en doit feire
pour éviter l'erreur. Enfin on explique la
plupart des chofcs que l'on a crû être utiles
pour avancer dans laconnoilïànce de l'hom-
me.
La plus belle , la plus agréable , & la plus
nécelTaire de toutes nos connoiflànces , eft
làns doute la connoiflànce de nous-mêmes^
. De toutes les fciences humaines , la fcience
de l'homme eft la plus digne de l'homme :
Cependant cette fcience n'eft pas la plus cul*
tivée , ni la plus achevée que nous ayons. Le
commun des hommes la néglige entièrement.
Entre ceux mêmes qui fe piquent de fcience,
il y en a tres-peu qui s'y appliquent . & il y
en a encore beaucoup moins qui s y appli-
quent avec firccez. La plupart de ceux qui
pafïcnt pour habiles dans le monde , ne voient
que fort confufément la différence efîèntjelle
qui eft entre Telprit & le corps. Saint Au-
7 gutlin mêmes , qui a fi bien diftingué ces deux
4*'^ .'S- êtres , confelfe qu'il a été long-tems fans la
pouvoir reconnoïtre. Et quoi qu'on doive de-
meurer d'accord qu'il a mieux expliqué les pro-
priétez de Tame & du corps , que tous ceux
qui l'ont précédé , & qui l'ont lùivi jufqu'à
nôtre liécle ; néanmoins il feroîtà fc)uhaitter
qu'il n'eût pas attribué aux corps qui nous en-,
viroanent , toutes les qualitez fenliblcs que
nous appercevons parleur moyen ; car eiifia
elle
• - /9-
PREFACE,
elles ne font point clairement contenues dans
ridée qu*il avoit de la matière. De forte qu'on
peut dire avec quelque aiTurancc , qu'on n'a
point alTez clairement connu la différence de
l'elprit & du corps , que depuis quelques an-
nées.
I^es uns s'imaginent bien connoître la na-
ture de l'cfprit. Plulîeurs autres font perfua»
dez qu'il n'eft pas poiïîble d'en rien connoî-
tre. Le plus grand nombre enfin ne voit pas
de quelle utilité eft cette connoifTance , &
pour cette raifon ils la méprifent. Mais tou-
tes ces opinions (î communes , font plutôt des
effets de Timâgination & de l'inclination des
hommes , que des fùittes d'une vûë claire &
diftin<5te de leur efprit. C'eft qu'ils fentent
de la peine & du dégoût à rentrer dans eux*
mêmes , pour y reconnoître leurs foibleiTes
& leurs infirmités, oc qu'ils feplaifent dans les
recherches curieufcs , & dans toutes lesfcien-
ces qui ont quelque éclat. Etant toujours hors
de chez eux , ils ne s'apperçoivent point des
defordres qui s'y paffent. Ils penfent qu'ils
fe portent bien , parce qu'ils ne fe fentent point.
Ils trouvent mêmes à redire , que ceux qui
connoifïènt leur propre maladie iè mettent
dans les remèdes; ils difent qu'ils iè font ma-
lades, parce qu'ils tâchent de fe guérir.
Mais ces grands génies qui pénétrent les
lècrets les plus cachez de la nature ; qui s'é-
lèvent en efprit jufques dans les Cieux , &
qui defcendent jufques dans les abîmes , de-
vroient fe fouvenir de ce qu'ils font. Ces
grands objets ne font peut être que les éblouir.
11 faut que l'efprit forte hors de lui-même pour
atteindre à tant de chofes , mais il ne peut en
fbrtirfànsfediffiper. Les
PREFACE.
Les hommes ne font pas nez pour devenir
Aftronomes , ow Chymiftes i pour pafïer
toute leur vie pendus à une lunette , ou atta-
chez à un fourneau; & pour tirer enlùitedes
conféquences alTcz inutiles de leurs obferva-
tions laborieufes. Je veux qu'un Agronome
^it découvert le premier des terres , des mers,
-& des montagnes dans la lune ; qu'il fe foit
apperçû le premier des taches qui tournent
fur le fokil , & qu'il en ait exaélemcnt cal-
culé les mouvemens. jeveux qu'un Chymi-
(le ait enfin trouvé le fecret de fixer le mer-
cure , ou de faire de cet alkaéft par lequel
Vanhelmont fè vantoit de difToudre tous les
corps : en font ils pour cela devenus plus fà-
ges& plus heureux? Ils fe font peut être fait
quelque réputation dans le monde ; mais s'ils y
ont pris garde , cette réputation n'a fait qu'é-
tendre leur fervitude.
Les hommes peuvent regarder l'Aflro-
tiomie , la Chymie, & prefque toutes les au-
tres fciences , comme des divertiffemens d'un
honnête homme ; mais ils ne doivent pas fc
laifTer furprendre par leur éclat , ni les pré-
férer à la fcience de l'homme. Car , quoi-
que l'imagination attache une certaine idée de
grandeur à l'Aftronomie , parce que cette
fcience confidére de grands objets , des objets
éclatans , des objets qui font infiniment éle-
vez au délias de tout ce qui nous environne ,
il né faut pas quercfprit révère aveuglémxCnt
cette idée : il s'en doit rendre le juge , & le
maître , & la dépouiller de ce fafte ïènfible
qui étonne la raifon. Il faut que l'elpritjuge
de toutes chofes félon fes lumières intérieu-
res, fans écouter le témoignage faux & con-
fus
PREFACE.
fus defès fcns, & as. Ibii imagination; &s'il
examine à la lumière pure de la vérité qui
réclaire , toutes les fciences humaines , on ne
craint point d'afTûrer qu'il les méprifera prelr
que toutes , & qu'il aura plus d'eftime pour
celle qui nous apprend ce que nous fbmmes,
que pour toutes les autres enfemble.
On aime donc mieux exhorter ceux qui
ont quelque amour pour la vérité, à juger du
fujet de cet Ouvrage félon les réponles qu'ils
recevront du fbuverain Maitre de tous les
homm>es * après qu'ils l'auront interrogé par
quelques réflexions féricufes , que de les pré-
venir par de grands difcours , qu'ils pourroient
peut-être prendre pour des lieux communs ,
ou pour de vains ornemens d'une Préface.
Que s'ils fe perlùadent que ce lujet foit digne
de leur application & de leur étude , on les
prie de nouveau de ne point juger des chofes
qu'il renferme , par la manière bonne ou mau-
vaife dont elles font exprimées , mais de ren-
trer toujours dans eux-mêmes , pour y en-
tendre les décifions qu'ils doivent fuivre , &
ièlon lesquelles ils doivent juger.
Etant aulTi perfuadezque nous lefbmmes, Nolitc
que les hommes ne fe peuvent enfeigner les putarc
uns les autres ; & que ceux qui nous écou- 9"^ï"'
tent n'apprennent point les veritez que nous ^^^^.
drfons à leurs oreilles , lî en même tems ce- nem aiU
lui qui nous les a découvertes ne les mani- quî^l
feue auffi à leur efprit ; nous nous trouvons f'f'^^^^'^^^
*^ homme ,
encore Admo,
nerc pof-
fumus per ftrcpitum vocis noftrx , fi non fit intus qui doceat inanis
fit ftrepitus nofter. cAug, in Joan. Auditus per me faftus ,
intelleûusper qucm ? Diot aliquis & ad cor veftrum , fed non
eum videtis. Si JntellexilHs fratres , diftum eft ôccordi vcilfo.
Manus Dei eil intelligentia. tÀ^% i» 70'^»' '^f- 4^'
1^
PREFACE,
encore obligez d'avertir ceux qui voudront bien
lire cet Ouvrage , de ne point nous croire
fur nôtre parole par inclination , ni s'oppo-
ièr à ce que nous difons par averiion. Car
encore que Ton penfè n'avoir rien avancé
que Ton n'ait appris par la méditation , on
fèroit cependant bien fâché que les autres fc
contentafTent de retenir & de croire nos (èn-
timens fans les fçavoir , & qu'ils tombaffent
dans quelque erreur , ou faute de les en-
tendre, ou parce que nous nous ferions trom-
pez.
L'orgueil de certains Sçavans , qui veulent
qu'on les croie fur leur parole , nous paroît
infupportablc. Ils trouvent à redire qu'on in-
terroge Dieu après qu'ils ont parlé , parce qu'ils
ne l'interrogent point eux-mêmes. Ils s'irri-
tent dés que l'on s'oppofe à leurs fentimens,
& ils veulent abfolumentque l'on préfère les
ténèbres de leur imagination, à la lumière pu-
re de la vérité qui éclaire l'efprit.
Nous fommes grâces à Dieu bien éloignez
de cette manière d'^ir , quoi que Ibuvent on
nous l'attribue. Nous demandons bien que
l'on croye les faits & les expériences que nous
rapportons ; parce que ces chofes ne s'appren-
nent point par l'application de l'efprit à la rai-»
V.Le fon fouveraine & univerfellc. Mais pour tou-
d M^ •- ^^^ ^^^ veritez qui fe découvrent dans lesveri-
ftro ^?^ tables idées des chofes , que la Vérité étcr-
S. cyiujf. ^^^^^ ^^^^ repréfente dans le plus fecret de nô
^^j. ^* treraifon, nous avertirons exprcffément que
tare reip!. f ^^^ ^^ s'arrête point à ce que nous en pen-
fameflè fons ; Car nous ne croyons pas quecelbitun
lucem. petit crime que de fe comparer à Dieu , en do-
„ f ?• ^*^ minant ainli fur les eû)rits.
^>^- La
• 11.
PREFACE,
La principale raifon pour laquelle on fbu-
haitte extrêmement,que ceux qui liront cetOu-
vrage s'y appliquent de toutes leurs forces ,
c'eit que l'on defîre d'être repris des fautes
qu'on pourroit y avoir commilès : car on ne
s'imagine pas être infaillible. On a une lî étroi-
te liailbn avec fon corps , & on en dépend fî
fort , que l'on appréhende avec raifon , de
n'avoir pas toujours bien difcerné le bruit con-
fus , dont il remplit l'imagination , d'avec la
voix pure de la vérité quiparleàreÇ>rit.
S'il n'y avoit que Dieu qui parlât , & que
l'on ne jugeât que (èlon ce qu'on entendroit,
on pourroit peut-être ufèr de ces paroles de
JeSuS-Chri ST : ^e juge félon ce que fentens , ^!<^"' *"-
^ mon jugement eft jufte ^ véàtable. Mais judico,&
on a un corps qui parle plus haut que Dieu judicium
même , & ce corps ne dit jamais la vérité, fneum
On a de l'amour propre , qui corrompt les '^"'J'ia
paroles de celui qui dit toujours la vérité. Et non^qu^.
on a de l'orgueil , qui infpire l'audace de ju- lo voiun-
gcr fans attendre les paroles de la vérité , fè- **^^"^
Ion lefquelles feules on doit juger. Car la pria- ^^*"^*^
cipale caufè de nos erreurs , c'eft que nosju-^^ '
gemens s'étendent à plus de chofès que la vue
claire de nôtre efprit. Je prie donc ceux à
qui Dieu fera connoître mes cgaremens , de
me redrefTer , afin que cet Ouvrage que je ne
donne que comme un efïài dont le fùjet efl
tres-digne de l'application des hommes , puiiTe
peu à peu fè peifedionner.
On nel'avoit entrepris d'abord que dans le
defTein de s'inûruire ; mais, quelques perfbn-
nes ayant crû qu'il fëroit utile de le rendre
public, on s'eft rendu à leurs raifbns d'autant
plus volontiers , qu'une des principales s'ac-
cor-
PREFACE.
cordoit avec ce defir que l'on avoit de s'être
utile à foi -même. Le véritable moïen di-
foient'ils de s'inftruire pleinement de quelque
matière , c*eft de propofer aux habiles gens
les fentimens qu'on en a. Cela excite nôtre
attention & la leur. Quelquefois ils ont d'au-
tres véritex que nous; & quelquefois ils pouf-
fent certaines découvertes qu on a négligées
parparefïè, ou qu'on a abandonnées faute de
courage & de force.
C'eft dans cette vue de mon utilité parti-
culière , & de celles de quelques autres , que
je me hazarde à être Auteur. Mais afin que
mes cfpérances ne foient point vaines je don-
ne cet avis , qu'on ne doit pas fe rebuter d'a-
bord, fi Ton trouve des chofes qui choquent
les opinions ordinaires que l'on voit approu-
vées généralement de tous les hommes &
dans tous les fîécles. Ce font les erreurs les
plus générales que je tâche principalement de
, . détruire. Si les hommes étoient fort éclairez,
hoc vide- l'approbation univerfelle feroit une raifon,
re non mais c'cft tout le contraire. Que l'on foit donc
poteft , averti une fois pour toutes , qu'il n'y a que la
affîtu? raifon qui doive préfider au jugement detou-
poiTemc- tes les opinions humaines , qui n'ont point de
rcatur , rapport à la foi , de laquelle feule Dieu nous
nec ad inftroit d'une manière toute différente de celle
nem dif. ^^^^ ^^ ^^^^ découvre les chofès naturelles,
putato- Que l'on rentre dans foi-méme j &que l'on
rem pul- s'approche de la lumière qui y luit incefîàm*
qII^^ ment, afin que cette raifon foit plus éclairée,
non legit t Que l'on évite avec foin toutes les fondations
legat, fed trop vives , &toutes les émotions de l'ame qui
adDeum rel-
iai vato-
lem ut quod non valet viîear. J?/». 1 1 2,-. C, I i- Supîevqrie i]li qui Fa-
nvn Vi\-:^-:s - '-n.:ir :ir:^n'.-^%:.t i;îJicr Cent tp fnid^-r.c -. j.
PREFACE.
rempliiïent la capacité de refprit. Car le plus
petit bruit , le moindre éclat de lumière , diffi-
pent quelquefois la vûë de Tefprit : il eftbon
d'éviter toutes ces choies , quoi qu'il ne fait
pas abfolument néceflàire. Et fi en failànt tous
fesefforts, on ne peut rélîfter aux impreffions
continuelles que nôtre corps , & les préjugez
de notre enfance font fiir nôtre imagination ,
il eft' néceflàire de recourir à la prière , pour
recevoir de Dieu ce que Ton ne peut avoir par
^ propres forces i uns cefTer toutesfois de
réfîfter à fes fèns : car ce doit être l'occupation
continuelle de ceux qui à l'exemple de faint
Auguftin ont beaucoup d'amour pour la vie-
jrité.
■ VulU
NuUo modo refiflitur corporis fenfibur, QJJJE.
NOBIS SACR^ATISSIMA DISCIPLINA
EST , fîper eos mfltBis flagis vulneribufque
blandimur. Ep. 72.
La âivifion de tout l'Ouvrage fe trouvera expli^
quù dam k quatrk'me Chapitre,
PRE-
^^^^^
m.
PREFACE
P O U R LE S ^
ECL AIRCISSEMENS,
Où Von fait voir ce qu" il faut pen^
fer des diversjugemens qu'ion for-
te ordinairement des Livres qui
combattent les préjuge^^.
O R s qu'un. Livre doit paroî-
tre au jour , on ne Içait qui
confùlter pour apprendre ia
deftinée. Les Aftres ne préfî-
dent point à fà nativité , leurs
influences n'agifTent point fur
lui , & les Aftrologues les plus
hardis n'oient rien prédire lur les diverlès for-
tunes qu'il doit courir. Comme la véri-
té n'efl: pas de ce monde , les corps célc-
ftes n'ont fur elle aucun pouvoir ; & , com-
me elle eft d'une nature toute fpirituelle ,
les divers arrangemens de la matière ne
peuvent rien contribuer à Ion établiiïè-
ment ou à là ruine. D'a'lleurs les jugem.ens
des hommes font C\ difFérens à F égard des
mêmes chofes , qu'on ne peut guéres deviner
avec plus de témérité & d'imprudence 3 que
■^^ lors
PREFACE.
lors qu'on prophétilè l'heureux , ou. le mal-
heureux fuccez d'un Livre. De forte que
tout homme , qui le hazarde à être Auteur ,
fè hazarde en même tems à pafTer dans l'elprit
des autres hommes pour tout ce qu'il leur
plaira. Mais entre Les Auteurs, ceux qui com-
battent les préjugez , doivent fe tenir alïùrez
de leur condamnation : leurs ouvrages font
trop de peine à la plupart des hommes ; &
s'ils échapent aux paiGons de leurs ennemis,
ils ne doivent leur lalut qu'à la force toute puif-
iante de la vérité qui les protège.
C'eft un défaut commun à tous les hom-
mes d'être trop promtsà juger : car tous les
hoi.imes font fojets à l'erreur , & ce n'eft
qu'à caufe de ce défaut qii'ilsyfontfujets. Or
tous les jugemens précipitez font toujours
conformes aux préjugez. Ainii les Auteurs,
qui combattent les préjugez , ne peuvent man-
quer d'être condamnez par tous ceux , qui
confùltent leurs anciennes opinions , com-
me les loix félon lelquelles ils doivent toujours
prononcer. Car enfin la plupart des Leâeurs
font en même temsjuges& parties de ces Au-
teurs. Ils font leurs iuges , on ne peut leur
contefter cette qualité : & ils font leurs par-
ties , parce que ces Auteurs les inquiètent dans
la poÔèffion de leurs préjugez , for lesquels
îls ont droit de prelçription , & avec leiquels
ilsfe fontfamiliarifcz depuis plufieur s années.
J'avoue qu'il y a bien de l'équité, de la bon-
ne foi , & du bon fensdans beaucoup de Le-
deurs, & qu'il fe trouve quelquefois des Ju-
ges allez raifonnabks , pour ne pas fîiivre les
icntimens communs , comme les régies infail-
libles de la vérité. Il y en aplufîeurs., qui
ren*
^4 —
PREFACE,
rentrant en eux-mêmes , confiiltent la vérité
intérieure , félon laquelle on doit juger de
toutes chofes. Mais il y en a très peu qui
la coniùltent en toutes rencontres : & il n'y
en a point qui la confultent avec toute l'at-
tention & toute la fidélité néceflaire , pour
ne prononcer jamais que des jugemens );éri-
tables. Ainfi, quand on foppoferoit qu'il n'y
auroit rien à redire dans un ouvrage , ce que
l'on ne peut fe promettre làns vanité ; je ne
croi pas que l'on pût trouver un lèul homnie
qui l'approuvât en toutes chofes , principa-^
lement lî cet ouvrage combattoit lès préju*-
gez : puis qu'il n'eft pas naturellement polTi-
ble qu'un juge incefTammeht oiFencé , irrité ,
outragé par une partie, lui rende une entière
juftice , & qu'il veuille bien ïè donner la
peine de s'appliquer de toutes fès forces pour
confidérer des raifons , qui lui paroiffent d'a-
bord comme des paradoxes extravagans , ou
des paralogifmes ridicules.
Mais , quoi qu'on trouve dans un ouvra-
ge beaucoup de chofes qui plaifent , s'il arri-
ve qu'on en rencontre quelques unes qui cho-
quent, il m.e femble qu'on ne manque guér es
d'en dire du mal , & qu'on oublie fouvent d'en
dire du bien. Il y a mille motifs d'amour pro *
pre qui nous portent à condamner ce qui
nous de'plaît i &c la raifon en cette rencon-
tre juftifie pleinement ces motifs : car on s'i-
magine condamner l'erreur & défendre la
vérité, lors qu'on défend fes préjugez, &quc
l'on condamne ceux qui les attaquent. Ainfî
les juges les plus équitables des livres , qui
combattent les préjugeî , en portent ordinai-
rement des jugemens généraux , qui ne font
'^'^ z pas
PREFACE.
pas fort favorables à ceux qui les ont com-
poièz. Ils diront peut-être qu'il y a quelque
chofe de bon dans un tel Ouvrage , & que
l'Auteur y combat avec raifon certains pré-
jugea : mais ils ne manqueront pas de le con-
damned:,& de décider en juge,avec force & gra~
vite , & dire qu'il pouiïe les chofes trop loin en
telles & telles rencontres. Car lors que T Auteur
combiit des préjugez , dont le Le6lcur n'eft
point prévenu, tout ceque dit cet Auteur pa-
roît aflez raifonnable : mais T Auteur outre
toujours les choies, lors qu'il combat des pré-
jugez dans lesquels le Ledeur eft trop forte-
ment engagé.
Or , comme les préjugeï de différentes
perfonnes ne font pas toujours les mômes , fî
fon reciieilloit avec foin tous les divers ju-
gemens que l'on porte iur les mêmes cho-
ies , on verroit affez Ibuvent , que félon ces
jugemens , il n'y auroit rien de bon , & en
même tems rien de méchant dans ces fortes
d'ouvrages. Il n'y auroit rien de bon , car il
n'y a point de préjugé que quelques uns n'ap-
prouvent : & il n'y a aulTi rien de méchant , car
il n'y a point auflî de préjugé que quelques-
uns ne condamnent. Ainli ces jugemens font
il équitables , que ii l'on prétend oit s'en fervir
pour réformer fon ouvrage ; il faudroit né-
çeiîàirement tout effacer , de peur d'y rien
laifTer qui fût condamné , ou n'y point tou-
cher, de peur d'en rien ôcer qui fût approu-
vé. De Ibrte qu'un pauvre Auteur , qui ne
veut choquer perfonne , fc trouve fort em-
baralTé par tous ces jugemens divers qu'on
prononce de toutes parts contre lui & en fa
faveur : & s'il ne fe réibut à demeurer ferme
&
PREFACE.
& à pafîèf pour obftiné dans fès fentimens^,
il eft abfolument nécelïàire qu'il fè contredi-
fe à tous momens , & qu'il prenne autant de
formes différentes qu'il y a de têtes dans tout un
peuple.
Cependant le tems rend juftice à tout le
monde ; & la vérité , qui paroît d'abord
comme unphantôme chimérique & ridicule,
le fait peu à peu fentir : On ouvre les yeux,
on la confidere , on découvre fes charmes,
& l'on en eft touché. Tel , qui condamne
un Auteur liir un fentiment qui le choque^
le rencontre par hazard avec une perlbnne
qui approuve ce même fentiment , & qui con-
damne au contraire quelques opinions que:
l'autre reçoit comme incontcftables: chacun
parle alors félon fa penfée, & chacun fccon^
tredit. On examine de nouveau fes raifons
& celles des autres : on difpute , on s'appli^
que , on héfite , on ne juge plus fî facile-'
ment de ce que l'on n'a pas examiné ; & fi
l'on vient à changer de fentiment , & à re^
connoiftre que l'Auteur eft plus raifonnable
qu'on ne penlbit , il s'excite dans le cœur
une fecrette inclination , qui porte quelque^
fois à en dire autant de bien que l'on en a-
dit de mal. Ainii celui qui fe tient ferme à
la vérité , quoi qu'il choque d*abord & pafTc.
pour ridicule , ne doit pas défefperer de voir
quelque jour la vérité , qu'il défend , triom-
pher de la préoccupation des hommes. Car il
y a cette différence entre les bon^ & les mé'
chans livres, entre ceux qui éclairent l'efprit
& ceux qui flattent les fens & l'im^ination ,
que ceux-ci paroilTent d'abord charmans &
agréables , & qu& le tems les flétrit \ & que
P R E F A^C E.
les autres au contraire ont jenelçai quoi d'é-
trange & de rebutant qui effarouche & fait
peine : m^is on les goûte avec le tems , & à
proportion qu'on les lit & qu'on les médite, car
le tems régie ordinairement le prix des choies.
Les livres qui combattent les préjugez ,
menant à la vérité par des routes nouvelles ,
demandent encore bien plus de tems que les
autres pour faire le fruit que les Auteurs en
attendent. Car , comme l'on eft fouvent
trompé dans l'efperance que donnent ceux
qui compofent ces fortes d'ouvrages ; il y a
peu de perfonnes qui les iifent , encore moins
qui les approuvent , p refque tous les condam^
nent foit qu'ils les Iifent ou ne les Iifent pas ;
& quoi que l'on loit certain que les chemins
les plus battus ne conduifent point où l'on a
delTein d'aller , cependant la frayeur que l'on
a dés l'entrée de ceux , où l'on ne voit point
de vefliges , fait qu'on n'ofe s'y engager. On
ne levé point la vue pour fe conduire : on
fiiit aveuglement ceux qui précèdent: la com-
pagnie divertit & confole: on ne penfe point
à ce qu'on fait : on ne fent point où l'on va:
on oublie même alTez fouvent où l'on a def-
fein d'aller.
Les hommes font faits pour vivre en fo-
cieté : mais , pour Fentretenir , ce n'eftpas
allez de parler une même langue , il faut te-
nir un même langage : il faut penfer les uns
comme les autres : il faut vivre d'opinion
comme Ton agit par imitation. On penfe
commodément , agréablement & fûrement
pour le bien du corps, & l'établilTement de
là fortune , lors qu'on entre dans les lènti-
mens des autres , oc qu'on fe laiffe perlùader
par
PREFACE,
par l'air ou l'imprefllonfenfible de rimagina-
tion de ceux qui nous parlent. Mais on feuf-
fre beaucoup de peine , & Ton expofe fa for-
tune à de grands dangers , lors qu'on ne veut
écouter que la vérité intérieure ; & qu'on re-
jette avec mépris & avec horreur tous les pré-
jugez des fens , & toutes les opinions qui ont
été reçues fans examen.
Ainfi tous ces faifeurs de Livres qui atta-
quent les préjugez font bien trompez , s'ils
prétendent par là fe rendre recommandables.
Peut-être que s'ils réuffifTent , un petit nom-
bre de ïçavans parlera de leur ouvrage avec
des termes honorables , après qu'ils feront
eux-mêmes réduits en cendre : mais pendant
leur vie , qu'ils s'attendent d'être négligez de
la plupart des hommes , & méprifez , calom-
niez, , perfëcutez par les perlbnnes mêmes
qu'on regarde comme tres-fages & tres-mode-
rées.
En effet il y a tant de raifons , & des rai-
fons fi fortes & fi convaincantes , qui nous
obligent à agir , comme ceux avec qui nous
vivons , qu'on a fouvent droit de condamner,
comme des efprits bizarres & capricieux ,
ceux qui ne font pas comme les autres : &
parce qu'on ne diftingue pas alTez entre agir
& penlèr , on trouve d'ordinaire fort mau-
vais , qu'il y ait des gens qui combattent les
préjugez. On croit que pour garder les ré-
gies de la focieté civile , il ne fiiffitpas de ië
conformer extérieurement aux opinions &
aux coutumes du pais où l'on vit. On pré-
tend que c'eft témérité que d'examiner les
fentimens communs , & que c'eft rompre
^^4 la
PREFACE.
la charité que de conlùlter la vérité : par-
ce que ce n'eft pas tant la vérité qui unit
les focietez civiles que Topinion & la cou-
tume.
Ariftote eft reçu dahs les Univerfitez com-
me la régie de la vérité : on le cite comme
infaillible : c'eftunehéreliephilofophiqueque
de nier ce qu'il avance: en un mot on le ré-
vère comme le génie de la nature , & avec
tout cela ceux qui fçavent le mieux là Phy-
lîque ne rendent railbn , & ne font peut-être
convaincus de rien ; & les écoliers qui fbr-
tent de Philofophie n'ofènt mêmes dire de-
vant des perfonnes d'efprit ce qu'ils ont ap*
pris de leurs maîtres. Cela fait peut-être af-
iez comprendre à ceux qui y font réflexion ,
ce qu'on doit croire de ces fortes d'études ,,
car une do6l:rine , qu'il faut oublier pour de-
venir raifonnable , ne parok pas fort folide.
Cependant on palTeroit pour téméraire, fî
Ton vouloit faire connoitre la fauflèté des
raifons qui autorifent une conduite fî extra-
ordinaire ; & l'on ne manqueroit pas de fe
faire des affaires avec ceux qui y trouvent leur
conte, fi l'on étoit aiTez habile pour détrom-
per le public.
N'eft -il pas évident qu'il faut le fervir de-
ce qu'on Içait pour apprendre cequ'on ne
Içait pas : & que ce feroit fe mocquer d'un
François , que de lui donner une grammai-
re ^ en vers Allemands pour luy apprendre
l'Allemand. Cependant on met entre les
mains des enfans les vers latins de Deipaute-
re pour leur apprendre le Latin : des ver$
«îbfcurs en toutes manières , à àt$ enfans ^
qui
PREFACE.
qui ont mêmes de la difficulté à comprendre
les chofesles plus faciles. La raiibn, & mê-
mes l'expérience font vilîblement contre cet-
te coutume , car les enfans font tres-long-
' tems à apprendre mal le latin. Néanmoins
c'eft témérité que d'y trouver à redire. Un
Chinois qui Içauroit cette coutume ne pou-
roit s'empêcher d'en rire , & dans cet endroit
de la terre que nous habitons les plus fages &
les plus Içavans ne peuvent s'empêcher de
l'approuver.
Si des préjugez fi faux& fi grolfiers, &des
coutumes fi déraifonnables & de fi grande
conféquence , ont un nombre infini de pro-
teéleurs : comment pourroit-on fe rendre aux
raifons , qui combattent des préjugez dépure
fpéculation ? Il ne faut que tres-peu d'atten-
tion pour découvrir , que l'inftruâion que
Ton donne aux enfans , n'eft pas des meil-
leures , & on ne le reconnoift pas : l'opinion
& la coutume l'emportent contre la raiibn
& l'expérience. Comment donc pourroit-on
ie perfuader que des Ouvrages , qui renver-
fent un grand nombre de préjugez , ne fè-
roient pas condamnez en bien des chofes par
ceux-mémes qui pafïent pour les plus fçavans
& pour les plus fages ?
Il faut prendre garde que ceux qui pafiTent
dans le monde pour les plus éclairez & les
plus habiles , font ceux qui ont le plus étudié
dans les livres bons & méchans : ce font ceux
qui ont la mémoire plus heureufe , & l'ima-
gination plus vive & plus étendue que les au-
tres. Or ces fortes de perfonnes jugent or-
dinairement ,de toutes chofes promptement
3f.
PREFACE.
& ûns'examen< Ils confùltent leur mémoi-
re , & ils y trouvent d'abord la loi , ou le
préjugé , félon lequel ils décident fans beau-
coup de réflexion. Comme ils fè croient
plus habiles que les autres , ils ont peu d'at-
tention à ce qu'ils lifent. Ainii il arrive fou •
vent que des femmes & des enfans reconnoif-
fent bien la fauffeté de certains préjugez que
l'on a combattus ; parce qu'ils n'ofent juger
£àns examiner , & qu'ils apportent à ce qu'ils
lilènt toute l'attention dont ils font capa-
bles : & les fçavans au contraire demeurent
fortement attachez à leurs opinions ; par-
ce qu'ils ne fe donnent point la peine d'e-
xaminer celles des autres , lors qu'elles
font tout- à -fait contraires àcequ'ilspenfent
déjà.
, Pour ceux qui Ibnt dans le grand monde ,
ils tiennent à tant de chofes qu ils ne peuvent
pas facilement rentrer dans eux - mêmes , ni
apporter une attention fuffilànte pour difcer-
ner le vrai du vrai - femblable. Néanmoins
ils ne font pas extrêmement attachez à de cer-
tains préjugez : car pour tenir fortement au
monde , il ne faut tenir ni à la vérité ni à la
vraifemblance. Comme l'humilité apparen-
te , ou l'honéteté & la modération extérieu-
re font des qualitcz aimables à tout le mon-
de , & abfolument néceiTaires pour entrete-
nir la focieté parmi ceux qui ont beaucoup
d'orgueil & d'ambition ; les gens du monde
fe font une vertu & un mérite de ne rien af-
furer & de ne rien croire comme inconte-
ftable. C'a toujours été , h ce fera toujours
la mode de regarder toutes chofes comme
pro-
PREFACE.
problématiques , & de parler cavalièrement
des veritez même les plus làintes pour ne pa-
roître entêté de rien. Car > comme ceux
dont je parle ne s'appliquent à rien , & n'ont
d'attention qu'à leur fortune , il n'y a, point
de dilpofîtion qui leur foit plus commode
& qui leur paroifîè plus raiîbrmable , que
celle que la mode juftifie. Ainfi ^ ceux qui
attaquent les préjugez , flattant d'un côté
l'orgueil & la parefie des gens du monde ,
ils en Ibnt bien reçus ; mais s'ils prétendent
aiïurer quelque chofe comme inconteftable ,
& faire connoitre la vérité de la Religion &
de la Morale Chrétienne , ils les regar-
dent comme des entêtez , & comme des gens
qui fe làuvent d'un précipice pour fe perdre
dans un autre.
Ce que je viens de direluffit , cemefem-
ble , pour faire juger ce que je pourois ré-
pondre aux différens jugemens , que diver-
iès perlbnnes ont prononcé contre le Livre
de la Rscherche de la Veritz , & je ne veux
pas faire une application que tout le mon-
de peut faire utilement & .fans peine. Je
fçai bien que tout le monde ne la fera pas :
mais il fembleroit peut-être que je me fe-
rois juftice à moi-même , fi je me défen-
dois autant que je le pourois faire. J'aban-
donne donc mon droit aux Leâieurs atten-
tifs , qui ibnt les Juges naturels des Li-
vres i & je les conjure de fe Ibuvenir de la
prière que je leur ai déjà faite dans la pré-
face de la Recherche de la vérité & ailleurs:
Ve ne juger de mes fentimens que félon le^
n^onfes claires & difiin^es q^iî*ils recevront
de
33:
^ PREFACE,
de l* unique Maître de tous les hommes , après
qu'ails Sauront interrogé par une attention
Jerieufe. Car s'ils confùltent leurs préju-
gea comme les loix décifives de ce qu'on
doit croire du livre de la E^cherche de la
Veritz\ j'avouë que c'eft un fort méchant
Livre > puis qu'il eft fait exprés pour faire
connoiftre la faufTeté & l'injuftice de ces
loix.
DE
DELA
RECHERCHE
DELA
VERITE.
LIVRE PREMIER.
DES EB^B^EVR^S DES SENS,
CHAPITRE PREMIER. q^^^^
I. De la nature O" des propriété^ de l'entendement^ ^\
II. De la. nature €r des propriété^ de là volonté, O*
ce fde c'ejl ^ue la liberté.
'Erreur ell la caufè ae la mi-
icre des hommes i c'efl: le mau-
vais principe qui a produit le mal
dans le monde 5 c'eft elle qui fèit
naître & qui entretient dans nô-
tre ame tous les maux qui nous
affligent , & nous ne devons point
elpe'rer de bon-heur IbHde & véritable , qu'en tra-^
vaillant fe'rieuftment à l'éviter*
L'Ecriture-Sainte nous apprend , que les hommes
ne font miférables , que parce qu'ils lont pécheurs Se
criminels : & ils ne feroient ni pécheurs , ni crimi-
nels 5 s'ils ne iè rendoient point elclayes du péché jeu
confentant à l'erreur»
A S'il
i ^ DE LA RECHERCHE
Chap» S'il efl donc vrai , c|ue l'erreur foit l'origine delà
I» mifère des hommes , il eft bien jufte que les hotîï-
mes faïTent efFort pour s'en délivrer. Et certaine-'^
ment leur efFort ne fera pas inutile & fans réconi-
pcnfe , quoi qu'il n'ait pas tout l'effit qu'ils poud-
roient fbuhaitter. Si l.es liommes ne deviennent pas
infailiibles , ils fè tromperont beaucoup moins , &
s'ils ne fè délivrent pas entièrement de JeUrs maux,
ils en e'viteront au moins quelques-uns. On ne doit
pas en cette vie efpérer une entière félicité, parce
qu'ici bas on ne doit pas prétendre à l'infaillibilité:
mais on doit travailler fans celle à ne fe point trom-
per , puifquon fbuhaitte fans celle de fe délivrer de
f^ miféres : En un mot comme on délire avec ar-
deur un bon -heur, fans- l'efpérer j on doit tendre
avec effort à l'infaillibilité , fans y prétendre.
Il ne faut pas s'imaginer , qu'il y ait beaucoup
a foufFrir dans la recherche de la vérité : H ne faut
qu'ouvrir les yeux, fè rendre attentif 5&fliivreexa-
d;ement quelques régies que nous donnerons dans
■^ tiw€ la ^ fuite. L'exaditude de l'elprit n'a prefque rien
fixiémc, de pénible : ce n'eft point une fervitude , comme
l'imagination lareprélente; & fi nous y trouvons
d'abord quelque difficulté , nous en recevons' bien-
tôt des fatisfàdions qai nous récompenfènt bien de
"nos peines; car enfin il n'y a qu'elle qui produife la
lumière , & qui découvre h y^nté.
Mais fans nous arrêter davantage à préparer i'efprit
desLedeurs, qu'il eft bien plus juRe de croire afïèz
portez d'eux-mêmes à larecherche de la vérité,exami-
noHS ks caufès 8c la nature de nos erreurs: & puifque la .
L mahode qui examine les chofes en les conlidérant
Delana- dans leur naiiTance& dans leur origine, a plus d'or-
ture O' dre & de lumière ,& les tait connoître plus a fond que
des pro- les autres , tâchons de la mettre ici enufàge.
priite::^, L'Efprit de l'homme n'étant point matériel ou
de fen- étendu , eft fans doute une fubftance fîmple, indivifi-
tende- ble, 8c (ans aucune compofîtion de parties : mais ce-
m.ent, pendant on a coutume de diilinguer en lui deux fa-
cultez>
DE LA VERITE'. tirRg ï. 5
cuirez j fçavoir , r entendement & la volonté, lefqiiel- CHAî?^
les il eft nccefïàire d'expliquer d'abord ,• car il lèm- L
ble que ks notions ou les idées , qu'on a de ces fâ-
cultez, ne font pas alTez nettes, ni afïez diftindes.
Mais parce que ces idées font fort abftraites , &
qu'elles ne tombent point fous l'imagination , il
teiTtfele à propos de les exprimer par rapport aux
proprietez qui conviennent à la matie'rejlefquelles fè
pouvant facilement imaginer , rendront les notions,
qu'il eft bon d'attacher a ces deux mots entendement
é^ volonté, ^lus diftindtes & même plus familières.
Il faudra feulement prendre garde , que ces rapports
de l'eïprit & de la matie're ne font'pas entièrement ju-
fles , & qu'on ne compare enfèmble ces deux genres
d'êtres que pour rendre l'efprit plus attentif, & faire
comme fèntir aux autres ce que l'on veut dire.
La matie're ou l'e'tenduë renferme en elle deux
pioprie'tez ou deux facultez ; la premie're faculté' eft
celle de recevoir difFe'rentes figures, & la féconde eft
la capacité' d'être mûë. De même l'efprit de l'hom-
me renferme deux facultez j la premie're qui eft
l'entendement , eft celle de recevoir plufieurs idéesy
c'eft-à-dire, d'appercevoir plufîeurs chofès ; la fécon-
de qui eft la volonté j eft celle de recevoir plufieurs
inclinations , ou de vouloir différentes chofès. Nous
expliquerons d'abord les rapports qui fè trouvent
entre la premie're des deux facultez qui appartien-
nent à Ja matie're , & la premie're de celles qui appar-
tiennent à l'efprit.
L'e'tenduë eft capable de recevoir de deux fortes
de figures. Les unes font feulement exte'rieures >
comme la rondeur à un morceau de cire : les autres
font inte'rieures , & ce font celles qui font propres à
toutes les petites parties , dont la cire eft compofe'ej
car il eft indubitable , que toutes les petites parties
qui compojfènt un morceau de cire , ont des figures
fort difFe'rentes de celles qui compofent un m^orceau
de fer. J'appelle donc fim^kmem figure celle qui eft
extérieure 3 6c j'appelle configuration , la figure qui eft
A 1 irte-
4 ^^ PE LA RECHERCHE
Chap. intérieure, Se qui eft ne'ceflaire à toutes les parties
I. dont la cire ell compofée, afin qu'elle ibit ce qu'elle.
eft.
On peut dire de même , que les ide'es de l'ame
font de deux fortes , en prenant le nom d'idée en
général, pour tout ce que l'efprit apperçeit immé-
diatement. Les premières nous repré/èntent quel-
que cliofe hors de nous , comme celle d'un quarré,
d'une maifon , &c. Les fécondes ne nous repréicn-
tentquc ce qui fe paffe en nous , comme nos fen je-
tions , la douleur, le plaifîr , &:c. Car on "fera voir
dans la liiite , que ces dernières idées ne font rien au-
tre clioic, qu'une manière d'être de l'efprit 5 & c'eft
pour cela que je les appellerai des modifications de
refprit.
On pourroit appeller aufli les inclinations de l'a-
me des modifications de lamêmeame. Car pui.'qu'il
eft confiant , que l'inclination de la volonté eft une
manière d'être de l'ame , on pourroit l'appeller mo-
dification de l'ame ; ainfî que le mouvement dans
les corps étant une manière d'être des mêmes corps,
on poiu"roit dire que le mouvement eft une modifi-
cation de la matière. Cependant je n'appelle pas les-
inclinations de la volonté , ni les mouvement de la
m-atiéredes modifications, parce que ces inclinations
& ces mouvemens ont ordinairement rapport à quel '
que choIè d'extérieur ; car les inclinations ont rapport
au bien , & les mouvemens ont rapport à quelque
corps étranger. Mais les figures 8c les configurations
des corps, Se les fenfàtions de l'ame, n ont aucun
rapport néceîTaire au dehors. Car de même qu'une
figure eft ronde , lorfque routes les parties extérieu-
res-d'un corps font également éloignées d'une de fès
parties , qu'on appelle le centre, fans aucun rapport à
ceux de dehors :ainfi toutes les fenfàtions dont nous
fommes capables pourroient fiibfifter, fans qu'il y eût
aucun objet hors de nous. Leur être n'enferme point
de rapport nécefîaire avec les corps qui femblent les
caufer , comme on le prouvera ailleurs , & elles ne
font
DE LA VERITF. LivftE I. '5
font rien autre chojfè que l'ame modifie'e d'une telle ou Ghap,
telle façon ? de forte qu'elles font proprement les modi- I,
ficatms de l'ame. Qu]il me fbit donc permis de les
nommer aififï pour m 'expliquer*
La première & la principale des contenances quifê
trouvent, entre la faculté' qu'a la matie're de recevoir
diife'rentes^^wrei' & diife'rentes configurations , & celle
qu'a i'am.e de recevoir différentes idées & difîe'rentes
modifications , c'efl que de même que la :&culte' de rece-
voiï difïe'rentes figures & diffe'rentes configurations
dans les corps, efl emiérement paffive & ne renferme
aucune adion : ainfi la faculté' de recevoir différentes
ide'es& différentes m.odificâtions dans l'efprit, efl en-
tièrement pafïive Se ne renferme aucune idion ; &
j'appelle cette acuité ou cette capacité qu'a l'ame de
recevoir toutes chofes, E NTE NDE ME NT. -
D'oûil:feut conclure , que c'eft l'entendement qui
apperçoitjpuifqu'iln'y a que lui qui reçoive les idées
des objets ; car c'eft une même chofè à l'ame d'ap-
percevoir un objet , que de recevoir l'idée qui le repré-
^nte. C'efl aufli l'entendement qui apperçoit les mo-
difications de l'ame , puifque j'sntens par ce mote?i-
tendement , cette faculté paflîve de l'ame , par laquelle
elle reçoit toutes les différentes modifications dont elle
efl eapable, car c'eft la m.ême chofè à l'ame de recevoir
la manière d'être qu'on appelleladouleur , qued'ap"
percevoir la douleur ; puifqu'elle ne peut recevoir la
douleur d'autre manière qu'en l'appercevant. D'od
l'oin peut conclure que c'eft l'entendement qui imagi-»
ne les objets abfèns , & qui fent ceux qui font préfèns ,-
&queiesyf».y & t imagination ne font que l'entende-
meut , appercevant les objets par les organes du corps,
ainii que nous expliquerons dans la fuite.
Or parce que quand on fènt de la douleur ou autre
chofè , on l'apperçoit d'ordinaire par l'entremifè des
organes des/è«i-; les hommes difènt ordinairement,
que ce font les fens qui l'apperçoivent , fans fçavoir di-
Itindrement ce qu'ils entendent par le terme de fcns.
Ils penfènt qu'il y a quelque faculté difHnguée de i'arae
A 5 q[Ui
€ DE LA RECHERCHE
Çhap. qui la rend elle ou le cprps capable de fè'ntir: car ils
ï. croyent que \ts organes des fens ont véritablement
part à nos perceptions. Ils s'imaginent que le corps
aide tellement l'eiprit à fentir , que ii l'efprit étoit ië-
pare' du corps , il ne pourroit jamais rien ftntir. Mais
ils ne pen/ent toutes ces chofes que par pre'occupa-
tion ; & parce que dans Te'tat où nous Ibmmes , nous
ne fèntons jamais rien fans l'ufàge des organes des
/èns, comme nous expliquerons ailleurs plus au long.
C'eft pour nous accommoder à la manie're ordi-
naire de parler, que nous dirons dans la fuite que les
fèns fèntent : mais par le mot à&fens nous n'enten-
dons rien autre chofè que cette faculté pafîive de l'a-
me,dont nous venons de parler, c'eft-à-dire , l'en-
tendement appercevant quelque chofè , à l'occafion
de ce qui fe pafîè dans les organes de fbn corps, félon
l'inftitution de la nature , comme on expliquera ail-
leurs.
L'autre convenance entre la faculté paffive de l'ame
& celle de la matière, c'eft , que comme la matie'rc
n'eft point véritablement changée par le changement
qui arrive à û figure; je veux dire par exemple que
comme la cire ne reçoit point de changement confîdé-
rablepour être ronde ou quarréerainfi l'efprit ne reçoit
point de changement par la diverlîté des idées qu'il a j
je veux dire que l'efprit ne reçoit point de changement
confîdérable , quoi qu'il reçoive l'idée d'un quarré ou
d'un rond , en appercevant un quarré ou un rond.
De plus ) comme l'on peut dire que la matière
reçoit des changemens confidérables , lorfqu'elle
- perd la configuration propre aux parties de la cire,
pour recevoir celle qui eft propre au feu & à la fu-
mée, quand la cire fè change en feu & en fumée :
ainfi l'on peut dire que l'ame reçoit des changemens
fort confidérables lorfqu'elle change fes modifica-
tions , & qu'elle fbuifre de la douleur après avoir
fènti du plaifir. D'où il faut conclure que les idées
font à l'ame à'peu-prés ce que les figures font à la
matière ,• & que les configui'ations font à la matière
à-peu-
DE LA VERITE', Livp I. ^
à - peu - prés ce que les ièniàtions font à l'amer ChavZ
Il y a encore d'autres conrenances entre les figU' X»
tes Ô^ les configurations de la matie're , & les idées O*
Us modifications del'efprit, car il iexnble que la ma-
cère ibit l'image de l'efpritj je veux dire {eulement,
qu'il y a des propriétez dans la matie're , qui ont en^-
tr 'elles des rapports alTez approchans de ceux , qui fe
trouvent entre les proprie'tez qui appartiennent à l'ei-
prit ; quoique là nature de l'elprit toit bien différente
de celle delà matière , comme on le verra clairement j j^
dans la fuite. _ Delana:
Il faut bien retenir de tout ceci que par entendement ^^^^ ^
j'entens cette faculté' paffive que l'ame a d'appercevoir, ^^^ p^.^^
c'efl-à-dire, de recevoir non feulement diiFérentesyên- pyiétez
fat ions i de même que la matie're a la capacité' de rece- ^^[^ -^q^
voir toutes fortes dejî^«rfjexte'rieures,&dec£>«^^«- /o;^^/. ^
r-4f/o«i- inte'rieures. deûli-
L'autre acuité de la matière , c'eft qu'elle eft capa- i^^f^
ble de recevoir plufieurs mouvemens-, Se l'autre faculté'
de l'ame , c'efl: qu'elle eft capable de recevoir plufieurs
inclinations. Comparons enièmble cesfaculteX'
De me' me que l'Auteur de la Nature eft la caufè
uniuerfèlic de tous les mouvemens , qui fè trouvent
dans la niatiére j c'eft auffi lui qui eft la caufè ge'ne'rale
de toutes les inclinations naturelles, qui fè trouvent dans
\ts efprits:& de même que tous le3 mouvemens fè font
en ligne droitCjs'ils ne trouvent quelques caufès e'tran-
ge'res & particulières qui les déterminent & qui les
-ÇîTôngcnt en des lignes circulaires par leurs oppofî-
tions ; ainfî toutes les inclinations que nous avons de
Dieu, font droites , & elles nepourroient avoir d'au-
tre fin que la polleiTion du bien & de la vérité' , s'il n'y
avoit une caule e'trangére, qui déterminât l'imprefiioii
de la nature vers de mauvaiîès fins . Or c'eft cette caulc
étrangère qui eft la caufè de tous nos maux, & quicoc-
rompt toutes nos inclinations»
Pour la bien comprendre , il faut fçavoir qu'il y a
une différence fort confîdérable , entre l'impreffion
ou le mouvement que l'Auteur de Unature produic
A4 dans
[AI>?
If ■ .""DE 1 A RECHERCHÉ
,^dans la matière , & l'impreflion ou le mouvement
- ■ If vers le bien en général , que le même Auteur de la
nature imprime fans cefîè dans l'eiprit. Car la matié-
-re eft toute iànsaâiion: elle n'a aucune force pour ar-
rêterion mouvém.ent , ni pour le détermnier & le dé-
tourner d'un côté plutôt ciue d'un autre* Son mouve-
ment, comm.e l'on vient de dire , fè fait toujours en li-
gne droite , & lorfqu'il eft empêché defe continuer en
cette manière , il décrit une ligne circulaire la plus
gi'ande qu'il eft polTible-, & par conféquent la plus ap-
prochante de la ligne droite; parce que c'eft Dieu qui
lui imprimé fon mouvement , & qui régie fà déter-
^ mination» Mais il n'en eft pas de même de la volonté,
, 'V ^ ^ on peut dire en un (èns qu'elle eft agiiïante, & qu'el-
", . ~, le a en elle-même la force de déterminer diverfement
^ *•''" l'inclination ou l'impreiTion que Dieu lui donne; car
^ quoiqu elle ne puilie pas arrêter cette impreiiîon 5 eiiC
peut en un fens la détourner du côté qu'il lui plaît , &
caufèr ainfi tout le dérèglement qui le rencontre dans
fcs inclinations, & toutes les miféres qui font des fui-
tes nécelîaircs & certaines du péché.
De forte que par ce mot de KO L O NTE' , je
prétens ici déligner l'imprcjjion ou le mouvement natu-
rel-^ qui nous porte vers le bien indéterminée^ en général:
& par celui âeL IB E I^ TE\ je n'entens autre chofè
que la force qu'a l'efprit de détourner cette imprejjion vers
les objets qui nousplaifent ■ ^ faire ainfi que nos inclina-
tions naturelles foient terminées a quelque objet particu-
lier ^ lefq'ueuesetoiènt auparavant vagues & indétermi-
nées vers lé bien en général ou univerfèl , c'eft-à-dire ,
•vers Dieu qiii eft fèul le bien général , parce qu'il eft le
J[èul qui renferme en foi tous les biens .
D'où il eft facile de reconnoître , que quoique hs
inchnations naturelles foient volontaires , elles ne (ont
toutefois pas libres de la liberté d'indifférence dont
je parle , qui renferme la puilTànce de vouloir ou de
ne pas vouloir, ou bien de vouloir le contraire de ce
à quoi nos inclinations naturelles nous portent. Car
quoique ce (bit volontairement 3c librement que l'on
aime
DE LA VERITE'. Livre I. 9
aime le bien en général , puiiqu'on ne peut aimer que Chap^
par ià volonté, & qu'il y a contradidion que la volon- I,
té puifiè jamais être contrainte ; on ne l'aime pourtant
pas librement, dans le fèns que je viens d'expliquer ,
puifqu'iln'efl: pas au pouvoir de nôtre volonté de ne
pas loahaiter d'être heureux.
Mais il faut bien remarquer , que l'elprit confîdéré
comme poufîé vers le bienen généraljnepeut détermi-
ner fon mouvement vers un bien particulier , Ci le mê-
me eiprit conndéré comme capable d'idées , n'a la
connoillance de ce bien particulier. Je veux dire, pour
me lèrvir des termes ordinaires , que la volonté eil
une ^uilTance aveugle, qui ne peut le porter qu'aux
choies que l'enrendemient lui rcpréfènte. De Jibrte
que la volonté ne peut déterminer diverlèmentrim»
prcilîon qu'elle a pour le bien , & toutes fès inclina-
tions naturelles , qu'en ^ conmiandant à l'entende- ny, j
ment de lui repréiènter quelque objet particulier» La » ,^
force qu'a la volonté de déterminer les inclinations, 1 • ~r
renferme donc nécellairement celle de pouvoir porter /
l'entendement vers les objets qui lui plailènt. ■' '^ -
Je iens {èndble par un exemple, ce que je viens de
dire de la volonté & de la liberté. Une perlbnne fc
repréiènte une dignité comme un bien qu'elle peut
eipérer : aulli-tot là volonté veut ce bien ; c'eft-à-di-
re que rimprejjlon que l'clprit reçoit làns celle vers
le bien indéterminé & univerfèl , le porte vers cet-
te dign:té. Mais comme cette dignité n'eil pas le
bien univerfel , & qu'elle n'eil point coniiderée>par
une vûë claire & diltinde de l'efprit , comm.e le
bien univerfel , ( car l'efprit ne voit jamais claire-
ment ce'^qui n'eft pas ) rimprej]ion que nous avons
vers le bien univerlèl , n'eit point entièrement ar-
rêtée par ce bien particulier : l'elprit a du mouve-
ment pour aller plus loin : il n'aime point nécef-
fairement ni invinciblement cette dignité, &. il eir li-
bre à ion égard. Ordta liberté coniiitc en ce que n'é-
tant f oiat pleinement convaincu , que cette dignité
renferme tout le bien qu'il eft capable d'aimer , il
A i pcar
îô DE LA RECHERCHE
Chap. peut jfùfpendre Ton jugement & fbn amour :& cnfiiite
I, comme nous l'expliquerons dans le troifléme livre,
il peut par l'union qu'il a avec l'être univerièl ou ce-
- lui qui renfermée tout bien , penfèr à d'autres choies, 8c
par confèquent aimer d'autres biens. Enfin on peut
comparertous les biens, les aimer fclon l'ordre, à
proportion qu'ils font aimables, & les rapporter tous
a celui qui les renferme tous , & qui eft lèul digne de
borner nôtre amour , comme e'tant fèul capable de
lemplir toute la capacité' que nous avons d'aimer.
C'eft à - peu - prés la mêm.e chofe de la connoil-
ftince de la vente' que de l'am.our du bien. Nous ai-
mons la connoilTance de la ve'rite' , comm.e la joUil-
lànce du bien, par une imprefïîon naturellej& cette
imprelTion , aufîi bien que celle qui nous porte vers le
bien, n'eftpoint invincible, elle n'eft telle que par
l'évidence ou par la connoiflance parfaite & entière de
Tobjet ; & nous fommes aufîi libres dans nos faux
jugemens que dans nos amours déréglez, comme-
nous Talions feire voir dans le Chapitre lui vant»
€HAr. CHAPITRE IL
* I. Des jugemens O" des raifonnemens. IL Qu^ils dé-
fendent de la "volonté^ III. De Vufa<^e qu'on doit
'"~" faire de fa liberté à leur égard, IV. Deuxrégles gé-
nérales p.our éviter l'erreur O' le féché^ V. Refic-'
■xions nécefiaircs fur ces régies,
I. f^ ^ po^i'oit afTez conclure des cliofes que nous^
jies niqe- \^ avons dites dans le Chapitre précèdent , que
mens tT l'entendement ne juge jamais , puifqu'il ne fait qu'z-
des rai- percevoir, ou que les jugemens & les raifonnemens
fcfyine- même de la part.de l'entendement, ne font que de
^msns, pures perceptions 3 qiÈ c'eil la volonté feule qui juge.
véritablement en acquiefçantàceque l'entendement
luirepréfènte, &en s'y.repolant volontairement ;&.
^u'aiaii c'ell elle j£ule c[ui nous jette dans l'erreur:.
mais
DE LA VERITE; Livrî ï. iî
mais il faut expliquer ces choies ^lus au long* Chap,,
Je dis donc qu'il n'y a point d'autre difFe'rence de II,.
la part de l'entendement entre une fîmple percep-
tion , un jugement & un raifonnement , finon que
l'entendement apperçoit une cholè fimpie làns aucun
rapport à quoi que ce fbit , par une iîmple perception j
qu'il apperçoit les rapports , entre deux ou plufieurs
choies , dans les jugemens ; & qu'enfin il apperçoit les
rapports, qui font eatre les rapports des chofès , dans
les railbnnemens : de forte que toutes les ope'rations
de l'entendement ne font qutde pures perceptions..
Quand on apperçoit par exemple deux fois,!, ou 4.
ce n'eft qnnRÇ: fmple perception. Quand on juge que
deux fois 2. font 4 ou que deux fois i. ne font pas 5,.
l'entendement ne fait encore qu'appercevoir le rap-
port d'e'galite', qui fè trouve entre deux fois i. &4«.
ou le rapport d 'inégalité', qui (è trouve entre deux fois
Z.& 5. AinR le Jugement de h ^Zït de l'entendement,.
n'eft que la perception du rapport quife trouve entre deux
ou plufieurs chofes. Mais le raifonnement eft la percep-
tion du rapport qui Ce trouve , non pas entre deux ou
plufieurs chofes, car ce feroit un jugement , mais c'eft
U perception du rapport quife trouve entre deux ou plu--
Çieurs rapports de deux ou plufieurs chofes, Ainfi quand
je conclus que 4.e'tantmoins que 6. deux fois i . étant
égaux a 4. & ils font par conféquent moins que ^ ; je
n'apperçois pasfèulem.ent le rapport d'inégalité' entre
2. & 1. & 6. car alors ce ne feroit qu'un jugement ,
mais le rapport d'inégalité qui eft entre le rapport de
deux fois 2. & 4. & le rapport qui eft entre 4. & 6.
ce qui eft un raifonnement. L'entendement ne fait I L
donc qu'appercevoir, & il n'y a que la volonté. qui Qj^ele^-
juge& qui raifonne, en fe repolànt volontairement î^igemens^
dawsceq'ie l'entendement lui repréiènte , eomane l'on ^ i-^s
vient de dire. raifonne-
Mais cependant,Iorfqjje les chofès que nous cotifî- mens dé-'^
dérons font dans une évidence palpable , il nous fom* pe-ndei'i-^
ble que ce n'eft plus volontairement oue nous y con- delavo*--
ièntousjde loi'(.&quencus fommes portez à croire que lont^^.
A 6 0©-"
11^ DE LA RECHERCHE
Chap, ce n'efl: point nôtre volonté , mais nôtre encencemc:u
XI. qui en juge.
Afin de reconnoîtrc nôtre erreur, ilfautfçavoircjuc
les chofes que nous confide'rons ne nous paroifient en-
tie'remcnt évidentes ,que lorfque l'entendement en a
examiné tous les cotez & tous les rapports nécei 'ai-
res pour en juger: d'où il arrive, que la volonté ne
pouvant rien vouloir jfànscomioifsance, elle ne peut
agir dans l'entendement , c'eltà-dire qu'elle ne peut
plus délirer qu'il repréiénte quelque chofè de nou-
veau dans fbn objet , parce qu'il en a déjà coni^déi é
tous les cotez, qui ont rapport à la queftion que l'on
veut décider. Elle eft donc obligée de fe repoler dans
ce qu'il a déjà reprélenté , ôc de ceîlér de l'agiter & de
le tourner 5 & c'efl; ce repos qui eft proprement ce
qu'on appelle jugement & raifonnement. Ainfî ce re '
pos ou ce jugement n'étant pas libreSjquand les choies
iôntdansla dernière évidence, il nous lémble aulfi
qu'il n'efl: pas volontaire.
Mais tant qu'il y a quelque chofed'obrcur , dans le
flijet que nous coniiderons i ou que nous ne (bmmcs
pas entièrement afiûrez , que nous ayons découvert
tout ce qui eft nécelîaire pour réfbudre la queition,
comme il arrive prefque toujours dans celles qui font
«difficiles & qui renferment plulieurs rapports, il nous
eft libre de ne pas conièntir , & la volonté peut enco-
le commander à l'entendement , de s'appliquer à
quelque choie de nouveau: ce qui fait que nous ne
Ibmniespas fi éloignez de croire que les jugemens,
que nous formons fur ces fujets, fbieiit volontaires.
Cependant la plupart des Philofophes prétendent,
q ue ces j'jgemens mêmes que nous formons far des
choies obfcures ne font pas volontaires , & ils veu-
lent généralement oue le coniéntement x h vérité
ioit une ad'on de l'entendement , ce qu'ils appel-
lent ^if^eK/î/j , à la différence du confèntement au bien
qu'ils attribuent à la volonté , & qu'ils appellent ron-
fcnfus. Mais' voici la caufe de leur diftindion oc de
leur erieai:»
DE LA VERITE'. Livre L 15
C'eil que dans l'état où nous ionimes , fbuvent Chap^
nous voyons évidemment des véritez fans aucune rai- I I.
fbn d'en douter, & ainG la volonté n'ell: point indiité-
renre dans le coafèntement qu'elle donne à ces véritez
évidentes, comme nous venons d'expliquer : mais li
n'en eft pas de même des biens-,& nous n'en connoiC
ions aucun /ans quelque raifon de douter que nous le
devions arnier. Nos pafTions Se les inclinations , que
nous avons naturellement pour les plaii'îrs (ènubles ,
font des raifons confufes , mais tres-fortes à caufe de
la corruption de notre niture , leîqueîles nous rendent
froids Scindiftérens dans l'amour même deDieus &
ainiî nous Tentons manifeflem.ent nôtre indifîerence ,
&: nous fcmmes intérieurement convaincus , que
nous failons ufage de notre liberté , quand nous ai-
mons Dieu.
Mais nous n'appercevons pas de même , que nous
faiîions ufage de nôtre liberté, quand nous consentons
à la vérité , principalement lorlqu'elle nous paroit en-
tièrement évidente: & cela nous fàitcroire.qne le con-
fèntement à la vérité n'eO: pas volontaire. Comme s'il
falloir que nos actions fuflènt indiiïérenies pour être
volontaires j & comme (i les bien-heureux n'aimoienc
-pas Dieu tres-volontairement , (ans en être détournez
par quoique ce ibit : de même que nous confentons à
cette propofition évidente , que deux fois i, font 4.
fins êcre'détournez de la croire par quelque apparence
de raifbn contraire.
Mais afin que l'on reconnoilTe difi:inâ:ement îa dir-
férence,qu'il y a entre le confèntement de la volonté à
la vérité, & fbn confcntemait à la bonté , il i&ut fça-
voir la différence qui le trouve en:re la vérité & la bon-
té prilè dans le fèns ordinaire & par rapport à nous.
Cette différence confifte Qacc que la bonté nous re-
garde & nous touche , & que la vérité ne nous touche
pas : car la vérité ne confifte , que dans le rapport que
deux ou pluiïeurs choies ont entr'elles , mais la bonté
conf ffce dans le rapport de convenance , que les chofès
ont avec nous. Ce gui fait qu'il n'y a qu'une ^ule
adion
14 DE LA RECHERCHE
Ch a p. adion de h volonté à l'égard de la vérité , cjui eft fon
1 1. acquiefcement ou fbn confèntemeiit à la repréfcnta-
I.es Géo- tion du rapport qui eft entre les chofes -, & qu'il y en
mètres a deux à l'égard de la bonté, qui font fon acquiejp-
pas lavé- cernent ou Ion conlentement au rapport de convenan-
xité, mais ce de la chofè avec nous , & fon amour ou fbn mou-
la con- vement vers cette chofè, lesquelles adions font bien
iioilïànce différentes, quoi qu'on les confonde ordinairement»
delà ve- Car il y a bien de la différence entre acquiefcer fîm-
^u^onk^ plement, & fe porter par amour à ce que l'efprit re-
dife au- ptéfénte, puifqu'on acquielce fbuvent à des chofès que
trement. l'on voudroitbien qui ne fufîentpas , & que l'on fait.
Or fî l'on confidére bien des chofès , on reconnoî-
tra vifîblement que c'eft toujours la volonté qui ac-
quiefce , non pas aux chofès fi elles ne lui font agréa-
bles , mais à la repréfentation des chofès : & que larai-
fbn pour laquelle la volonté acquiefcc toiijours à la rc-*
préièntation des choies qui font dans la dernière évi-
dence 5 cil comme nous avons déjà dit , qu'il n'y a plus
dans ces chofès aucun rapport qu'il ait falu coniidérer,
que l'entendenient ne l'ait apperç'j. De forte qu'il eft
comme nécefTaire ,. que la volonté cefTe de s'agiter &
ce fè fatiguer inutilement, & qu'elle acquielce avec
une pleine afsûrance qu'elle ne s'eft pas trompée ,
puifqu'iln'y aplus rien Ters quoi elle puifTe tourner
ion entendement.
Il faut principalement remarquer , que dans l'état
où nous fbmmes , nous ne connoifïons les chofès
qu'imparfaitement , & que par conféquent il eft abfb-
Jument néceflàire, que nous ayons cette liberté d'in-
différence , par laquelle nous pouvons nous empêcher
<àc confèntir.
Four en reconnoître la nécefïîté , il faut confidérer
que nous fbmmes portez par nos inclinations nata-
relies vers la vérité & vers la bonté: de fbrteque la-
volonté ne fè portant qu'aux chofès dont l'efprit a
quelque connoi/îànce , il faut qu'elle fè porte à ce qui
a l'apparence de la yédté & de la bonté. Mais parce
^ue tout ce. qui a l'apparence de la bouté, n'eft pas toù-
jpurs^
DE LA VERITE'. Livre L 15
jours tel qu'il paroît ; il eftvifîble, que fi' la volonté Chap.
n'étoit pas libre, & (l elle fè portoit infailliblement & 11^
nécefTairement à tout ce qui a ces apparences débou-
te'& de ve'rite' , <°lle fè trompcroit prcfque toujours.
'D'où iJ fèmble qu'on pourroit conclure , que l'Auteur
de ion être {èroitaulfi l'Auteur de fèse'garemens & de
fes erreurs.
La libate' nous eft donc donnée de Dieu y afin que ///.
nous nous eirspéchions de tomber dans l'erreur, & DePu/à^
dans tous les maux qui fuivent de nos erreurs, en ne ^e que
-nous repofànt jamais pleinement dans \ç:s vrai-{èm- nous de-
blances , mais ièulement dans la Térité: c'cft-à-dire, en 'voyis fai-
ne ceiîant jamais d'appliquer l'eiprit , & de lui com- re de no-
mander qu'il examine jufqu'à-ce qu'il ait éclairci , & tre liber-
développé tout ce qu'il yaàexaminer. Car lavéri- té, pour
té ne iè trouve prefque jamais qu'a-vec l'évidence, & ne nous
l'évidence ne confiitc que dans la vCië claire & diftin- tromper-
ez^ de toutes les parties , & de tous les rapports de Jamais,.
Tobjet, qui font nécellàires pour porter un jugcmiCnt
afsûré.
,L'u(àge donc, que nous devons feirc de nôtre
liberté ; c'eft DE NOUS EN SEI^FIR^
zJU7^NT ÇiUE NOUS LE POU-
VO NS : c'eft- à-dirc , de ne coaftntir jamais à quoi
que ce fbit, julqu'à-ce que nous y (oyons comme for-
cez par des reproches intérieurs de nôtre raifbn.
C'eft fè faire efclave contre la volonté de Dieu , que
de le fbùmettre aux fauïTes apparences de la vérité:
mais c'eft obéïr à la voix de U vérité éternelle , qui
nous parle intérieurement, que de nous Ibùmettre de
bonne foi à ces reproches fecrcts de nôtre railbn , qui
accompagnent le refus que l'on fait de fe rendre à.
l'évidence. Voici donc deux régies établies liir ce qu«
je viens de dire , lelquelles font les plus nécelTaires de
toutes pour les {ciences fpéculatives & pour la Morale , -^^
& que l'on peut regarder commele fondement de Relies
toutes les fcicnces humaines générales
Voici la première qui regarde les Siences: On ne doit pour fv/>-
jamais do7mer de conjentcment entier , fuaux prc^ofi- tcrle pé^
tions ché.
i^ DE LA RECHERCHE
Chap. tions qui paroijfent fi évidemment vrayes jqu'onnepuif-
ll* fe le leur rtfufer fins fentir une peine intérieure & des
reproches fecrets de fa raifon ,• c'eft-à dire , fans c]uc
l'on connoiiîe clairement qu'on feroit inauTais ufàge
de fa liberté, Çi l'on ne vouloit pas confèntir , ou fi l'on
vouloit e'tendrc fon pouvoir fur des chofcs, fùrlcrquci-
les elle n'en a plus»
La féconde pour la Morale: On ne doit jamais ai-
mer ahflument un bien , fi l'on peut fans remors ne le
point aimer, D où il s'enfuit, cju'on ne doit rien ai-
mer que Dieu ab.iolument& fans rapport; car il n'y a
cjae lui fèul, qu'on ne puiile s'abitenir d'aimer de
cette forte fans remors ,• c'ell - à - dire , fans qu'on fâ-
che e'videmment qu'on fait maffuppofé qu'on le con-
noifîe par la rai (on ou par la foi.
T^' ^ Mais il faut ici remarquer, que quand les chofès que
Klf^^' nousappcrcevons,nous [ aïoilfent fort vrai-fèmblables,
xionne- nous nous trouvons extrêmemenf portez aies croire:
cefjaire nous (entons mêm.e de la peine,quand nous ne nous en
(ur ces lùifsons pas perfliader jde forte que fi nous n'y prenons
acux re- bien garde, nous fommes for t en danger d'y confèntir,
gles. Se par confcquent de nous tromper,- car c'eft un grand
hazard, que la ve'riré le trouve enrie'remcnt conforme
à la vrai-fcmblance. Et c'eft pour cela, que j^ii mis ex-
prefîe'mcnt dans ces deux régies, qu'il ne faut confèn-
tir à rien, jufqu'àce que l'on voyc évidemment, qu'on
feroit mauvais ufàge de fà liberté , fi l'on ne confèntoic
pas.
Or quoi que l'on fè fente extrêmement porté à cor^-
fèntir à la vrai-fèmblanec, fi tourcfois on prend le foin
de faire réflexion fi l'on voit évidemment qu'on efl
obligé d'y confèntir , on trouvera fans doute que non»
• Car fi la vrai-fcmblance eft âppuïée fur les impreflions
de nos lèns , vrai - fèmblancc néanmoins qui n'en mé-
rite pas le nom , sîors on fè trouvera fort incliné à s 'y
rendre ; mais on n'en reconnoîtra point d'autre caufè,
que quelque pafîion , ou i'afïed:ion générale que l'on
a pour ce qui touche les fèns , comme on le verra aflcz .
dansb fuite.
Mais
DE LA VERITE'. Livre I. 17
Mais a la vrai - femblance vient de quelque con- ChàP»
formite' avec la vérité, comme d'ordinaire \<zs con- H,
noiiïànccs vrai-fèmblablcs font vrayes , pri(ès dans
un certain fèns : alors fî l'on fait reflexion fur £oi
même , on (è ièutira porté à faire deux chofès j l'une à —
croire, & l'autre à examiner, encore '.maison ne fc
trouvera jamais fî perfuadc , qu'on croyc évidem-
ment mal faire, fi l'on ne conient pas tout-à-fait»
Ot (xs deux inclinations, que l'on a à l'égard des
chofès vrai - {èmblables , font fort bonnes. Car on
peut, &on doit donner fon confèntcment aux cho-
ies vrai - fèmblables , prifèsaufens qui porte l'image
de la vérité: mais on ne doit pas donner encore ua
conlentement entier, comme nous avons mis dans
la régie j & il faut examiner \zs cotez & les ûccs in-
connues, afin d'entrer pleineaaent dans la nature de
jà choie , & bien diftinguer le vrai d'avec le iàuxj
& alors confcntir entièrement , fi l'évidence nous y
oWige.
Il faut donc bien s 'accoutumer à diftinguer la vérité
d'avec la vrai-femblançe , en s 'examinant intérieure^
ment , comme je viens d'expliquer : car c'cft faute d'a-
voir eu foin de s'examiner de cette forte, que nous
nous fcntons touchez prefque de la m.ême manière de
deux chofès fi différentes. Car enfin il eft de la deriîié-
re conféquence de faire bon uiàgc de fà liberté , en
s'abftcnant toi^ijours de confèntir aux chofès & de les
aimer, jusqu'à ce qu'on fè fente comme forcé de le fai-
re par la voix puiii'ante de l'Auteur de la Nature , que
j'ai appellee auparavant les reproches de nôtre raifon,
& les remors de nôtre coniciencc.
Tous les devoirs des êtres fpiritucis , tant des Anges
que des hommes , confiltent principalement dans ce
bon ufàgcj & l'on peut dire fans crainte,quç s'ils fè fer-
vent avec foin de leur liberté, fans le rendre mal à pro-
pos elclaves du menfonge & de la vanité, ils font dans
le chemin de la plus grande peiièâiionj dont ils foient
naturellement capables : pourvu néanmoins , que leur
entendement ne demeure point oifif, qu'ils aventfoin
di
' i8 DE LA RECHERCHE -
Chap. de l'exciter continuellement à de nouvelles connoif-
II. jfances , & <gu'ils le rendent capable des plus grandes
ye'ritez , par des méditations continuelles fiir des fu-
jets dignes de fon attention.
Caralîn defeperfedionnerl'efprit, il ne fuifit pas
defairetoûjoursufàgedefaliberté, en ne conkntant
jamais à rien ; comme ces perfonnes qui font gloire de
ne rien fçavoir,& de douter de toutes choies^ Il ne faut
pas auifi confèntir à tout , comme plufîeurs autres ,
qui ne craignent rien tant c]ue d'ignorer quelque cho-
ie, & qui prétendent tout fçavoir. Mais il faut faire un
fi bon uiàge de fbn entendement , par des méditations
continuelles , qu'on fè trouve fbuvcnt en état de pou>
voir confèntir à ce qu'il nous rcpréiènte ? fans aucu-
ne crainte de fe tromper.
Chap. CHAPITRE III.
I. ^ponfes à quelques ohjeEiwns. IL \emarques fût-
ce que l'on a dit de la nccejjitéde l'évidence,
IL n'eft pas fort difficile de deviner , que la prati-
que de la première régie , dont je viens de parler
dans le Chapitre précédent, ne plaira pas à tout le
monde ; mais principalement à ces fçavans imagi-
naires , qui prétendent tout {çavoir , & qui ne fça-
vent jamais rien ;qui fè plaifènt à parler liardiment
deschofcsles plus difficiles, & qui certainement ne
connoifTent pas \t^ plus faciles»
Ils ne manqueront pas de dire avec Ariftote , que ce
n'eft qtie dans les Mathématiques , qu'il faut chercher
une entière certitude j mais que la Morale & la Physi-
que font àts icicnces , où la feule probabilité fuffit.
C^ue Delcartes a eu grand tort de vouloir traitter de
la Phyfique, comm.e de la Géométrie,& que c'eft pour
cetie railbn qu'il n'y apasréiifïi. Qu'il eft impofîî-
ble aux hommes de connoître la nature ; queièsref-
forts & {es (ècrets font impénétrables à l'e/prit hu-
main.
DE LA VERITE'. Livre L 19
main ; & une infinité d'autres belles chofes , qu'ils Châp*
débitent avec pompe & magnificence , & qu'ils ap- IH.
puïent de Tautorité d'une foule d'Auteurs , dont ils
ibnt gloire de Tçavoir les noms , & de citer quelque
pafTage.
je voudrois fort prier ces Meflfieurs , de ne parler
plus de ce qu'ils avoiient eux-mêmes qu'ils ne fça-
vent pas j & d'arrêter les mouvemens ridicules de
leur vanité , en ceiTant de compofèr de fî gros volu-
mes iùr àts matières , qui félon leur propre aveu,
leur font inconnues.
Mais que ces perfbnnes examinent fèrieufèmcnt,
s'il n'eft pas abfolument néceflaitc , ou de tomber
dans l'erreur , ou de ne donner jamais un confènte-
ment entier , qu'à des chofès entièrement éviden-
tes : fî la vérité n'accompagne pas toiijours la Géo-
métrie j à caufe que les Géomètres obfèrvent cette ré«
gle j & fî les erreurs , où quelques-uns font tombez
touchant la quadrature du cercle, la duplication du cu-
be , & quelques autres problêmes fort difficiles , ne
viennent pas de quelque précipitation & de quelque
entêtement , qui leur a fait prendre la vrai - fèmblancc
pour la vérité.
Qu'ils confîdérent aufTi d'un autre c6té,fî la faufTe-
té & la confufîon ne régnent pas dans la Philofbphie
ordinaire , à caufè que les Pliilolbphes fè contentent
d'une vrai-lèmblânce fort facile à trouver , & fî com-
mode pour leur vanité & pour leurs intérêts. N'y
trouve-t-on pasprefoue parjiout j une infinie diverfité
defèntimens fîir les mêmes fu jets , &parconféquent
une infinité d'erreurs ? Cependant un très ^ grand
nombre de difciples fè laillènt fèduire , & fè fbumet-
tent aveuglement à l'autorité de ces Philofophes, fans
comprendre même leurs fentimens.
Il tiï vrai qu'il y en a quelques-uns , qui recon-
noifTent aprésvingt ou trente années de tems perdu,
qu'ils n'ont rien appris dans leurs leèlures , mais il ne
leur plaît pas de nous le dire avec fîncèrité. Il faut
auparavant qu'ils ayent prouvé à leur m.ode qu'on
ne
10 DE LA RECHERCHE
Chap. ne peut rien fçavoir, & puis après ils le confèfTèntî
III. parce qu'alors ils croyent le pouvoir feirc, fans qu'on
fe moque de leur ignorance.
On auroit toutes- fois afîez de fujct de s'en divertir
& d'en rire , fi on leur faifoit avec adrefie des deman-
des fiir le progrez de leur belle érudition ; & s'ils iè
mettoient en humeur de nous déclarer en détail , tou-
tes jes fatigues qu'ils ont endurées pour l'acquérir»
Mais quoique cette dodc & profonde ignorance
mérite d'être raillée, il femble plus à propos de l'é-
pargner , & d'avoir compafTion de ceux , qui ont
confiimé tant d'années pour ne rien apprendre , que
cette faufle proposition ennemie de toute icience &dc
toute vérité , ^'on ne peut rien fçavoir.
Puis donc que la régie que j'ai établie, eft fi né-
cefîaire dans la recherche de la vérité , comme nous
venons de voir , que l'on ne trouve point à redire
qu'on la propofè : Et que ceux -qui ne veulent pas
prendre la peine de l'obièrver , ne condamnent pas
du moins un Auteur auffi illuftrc , qu'cft M. Dcf-
cartes , à caufè qu'il l'a fiiivic , ou qu'il a fait tous fcs
efforts pour la fuivre. Ils ne le condamneroient pas fi
hardiment, s'ils connoifibicnt celui de qui ils portent
un jugement fi téméraire, & s'ils ne lifbient point ïès
ouvrages , comme des febles & des Romans , qu'on
iitpour fè divertir , &fur lefquels on ne médite pas
pour s'inftruire. S'ils méditoient avec cet Auteur , ils
trouvcroient encore danj eux mêmes quelques no-
tions, & quelques fèmences des véritez qu'il cnfèigne,
qui pourroient fê déveloper malgré le poids incom-
mode de leur faufle érudition»
Le Maître qui nous enîeigne intérieurement, veut
que nous l'écoutions , plutôt que l'autorité des plus
grands Philofbphes ; il ie plaît à nousinftruii'e,pourvii
que nous (oyons appliquez à ce qu'il nous dit. C'efl:
par la méditation , & par une attention fort exade,
que nous l'interrogeons j & c'eft par une certaine con-
" vidrion intérieure, & par ces reproches fecrets qu'il fait
a ceux qui ne s'y rendent pas, qu'il naus répond.
DE LA VERITE'. Livre L ir
îl faut lire de telle forte les Ouvrages des hom- Chap,
mes, qu'on n'attende point d'être inftruit par les IIL
hommes j II hm interroger celui qui éclaire le
monde, afin qu'il nous e'claire aveclerefte du mon-
de 5 & s'il ne nous éclaire pas après que nous l'au-
rons interrogé , ce fera làns doute que nous l'au-
rons mal interrogé.
Soit donc qu'on liiè Ariftote, fbit qu'on lifè De(^
cartes , il ne faut croire d'abord ni Ari^ote, ni Def-
cartes 5 mais il faut fealemcnt méditer comme ils
ont fait , ou comme ils ont dû. faire , avec route l'at-
tention dont on eîc capable , Se cnfiiitc obéir à la
Yoix de nôtre Maître commun , & nous fbûmettre
de bonne foi à la convidion intérieure , & à ces
mouvemens que l'on fènt en méditant.
C'cft après cela , qu'il eft permis de former un ju-
gement pour ou contre les Auteurs. Mais c'eft après
avoir ainfî digéré les principes de la Philosophie de
Dcfcartes & d'Ariflote, qu'on rejette l'un, & qu'on
approuve l'autre ; que l'on peut mêmes adurer du
dernier qu'on n'ejipliquera jamais aucun phénomè-
ne de la nature, par les principes qui lui (ont parti-
culiers , comme ils n'y ont encore de rien {èrvi de-
puis deux mille ans , quoi que fà Philofbphie ait été
l'étude des plus habiles gens dans prtfque toutes les
parties da monde: &■ qu'au contraire, onpeac dire
hardiment de l'autre , qu'il a pénétré ce qui paroif-
ibitleplus caché aux yeux des hommes ; Se qu'il leur
a montré un chemin très -leur, pour découvrir toutes
les véritez , qu'un entendement limité peut com-
prendre.
Mais, iàns nous arrêter au {èntiment, qu'on, peut
avoir de ces deux Philofbphes & de tous les autres,
regardons- les toujours comme des hommes ,• &que
les fedateurs d' Ariftote ne trouvent pas à redire, fi
après avoir marché pendant tant de fîècles dans les té-
nèbres , fans fè trouver plus avancé qu'on étoit aupa-
ravant , on veut enfin voix clair à ce qu'on fait j & fi
-après s'être laifTé mener comme des aveugles , on fè
fou-
^^ DE LA RECHERCHE
Ghap. fbuvient j que l'on a des yeux avec lefquels on veut
III. elîàyer de fè conduire.
Soyons donc pleinement convaincus que cette rè-
gle: ^luil ne faut jamais donner aucun conjentement
entier , qu'aux chofes qu'on voit a'vec évidence , eft la
plus nécefïàire de toutes les régies dans la recherche
ce la vérité j & n'admettons dans nôtre eiprit pour"
vrai , que ce qui nous paroît dans l'évidence qu'elle
demande. 11 faut que nous en_ ibyons perluadez
pour nous défaire de nos préjugez: & ileftabfblu>
ment nécefïàire que nous fbyons entièrement déli-
vrez de nos préjugez , pour entrer dans la connoif-
lance de la vérité ; parce qu'il faut abfblument que
l'efprit fbit purifié avant que d'être éclairé : Sapien-
tia frima ^ultitia caruijfe.
IL Mais avant que de finir ce Chapitre il faut remar-
J{emar- quer trois chofes» La première eft que je ne parle
quesfur point ici des chofes de la foi , que l'évidence n'ac-
cequon compagne pas , comme les fciences naturelles; donc
a dit de la il fèmbie que la raiibn eft, que nous ne pouvons ap-
nécejjité percevoir les chofes que par les idées que nous en
de l'evi- avons. Or Dieu ne nous a donné des idées , que fè-
dence. Ion les befbins que nous en avions pour nous con-
duire dans l'ordre naturel des chofes , félon lequel il
nous a créez. De fcrte que les myftéres de la foi
étant d'un ordre fîirnaturel, il ne faut pas s'étonner
fi nous n'en avons pas même d'idées: parce que nos
âmes font créées en vertu du décret général , par le-
Voye^iles quel nous avons toutes les notions, qui nous font
écLaircif- nécefiàires , & les myftéres de la foi n'ont été établis
femens, que par l'ordre de la grâce , qui félon nôtre manière
ordinaire de concevoir, eft undecretpoftérieuràcet
ordre de la nature.
il faut donc di^inguer les myftéres delà foi, des
chofes de la na ure. U faut fè foûmxettre égalemenjc
à la foi & à l'évidence : mais dans les chofes de la foi
il ne faut point chercher d'évidence ; comme dans
celfes de la nature, il ne faut point s'arrêter à lafoi>
c'eit-à-dire j à l'autorité des PhiJofbphes. En un
mot
DE LA VERITE'. Livre L ^ 15
mot pour écre Fidèle il faut croire aveuglement, Chap.
mais pour écre Pliiîofophc il faut voir évidemment. 1 1 L
Gn né laifTe pas de tomber d'accord , qu'il y 2
encore des ve'ritez outre celles de la foi, dont
on auroit tort de demander des déraonftra-
tions inconteftables , comme font celles qui re-
gardent des faits d'hiftoire , & d'autres chofes qui
dépendent de la volonté des liommesv Car il y a
deux fortes de véritez , les unes font nécej^aires , &
\& autres contingentes. J'appelle réritez néceflaires
celles qui font immuables par leur nature , & celles
qui ont été arrêtées par la volonté de Dieu , laquel'
le n'eft point fiijettc au changement. Toutes les au-
tres font des véritez contingentes. Les Mathémati-
ques , laPhyfîque, la Métaphysique, & même une
grande partie de la Morale contiennent des véritez né-
ceflaires. L'Hiftoire , h Grammaire , le Droit parti-
culier ou ÏQs Coutumes , & plu^eurs autres qui dépen-
dent de la volonté changeante des hommes , ne con-
tiennent que des véritez contingentes.
On demande donc qu'on obierve exa6tement , la
régie que l'on vient d'établir , dans la recherche des
réritez nécelïaires , dont la connoiflance peut être
appellée foience , & l'on doit fc contenter de la plus
grande vrai-(cmblance dansl'Hilloire , qui comprend
{qs connoifîances dç.s choies contingentes . Car on peut
généralement appeiler du nomd'Hilloirelaconnoif-
iànce des langues , des Coutumes , & même celle des
. différentes opinions des Philofophes , quand on ne
les a appriles que par mémoire , & (ans en avoir eii
d'évidence ni de certkude.
La féconde chofe qu'il faut remarquer , eft quC'
dans la Morale, la Politique , la Médecine & dans tou-
tes \qs foiences qui font de pratique, on eft obligé de
iè contenter de la vrai-fèmblance : non pour toii-
jours , mais pour un temps : non parce qu'elle fàtif^
faitl'efprit, mais parce que le befoin prcxie ; &que
fi l'on attendoit pour agirqu'o'i le fuft entièrement
affuré du fuccez > ibuvent l'occalion iè perdroit.
Mais
24 DE LA RECHERCHE ,.
Chàp. Mais quoi qu'il ai-rive qu'il faille agir, l'on doit en
III. agi0ànt douter du jfii€cez des choies que l'on ex e'cu-
te: & il faut tâcher de faire detelsprogrez dans ces
fciences, qu'on puilïè dans les occasions agir avec
plus de certitude j car ce deyroit étre-là la hn ordi-
naire de l'étude & de l'emploi de tous les hommes
qui font ufàge de leur efprit.
La troilîéme chofe enfin , c'ed: qu'il ne faut pas
me'prifèr abfblumèiit les vrai- fèmbîances , parce qu'il
arrive ordinairement que plulieurs jointes enJ[Gmble>
ont autant de force pour convaincre , que des de'mon-
ftrations tres-e'videntes.Il s'en trouve une infinité d'e-
xemples dans la r4iy(ique Se dans la Morale i de forte
qu'if eft iouvent à propos d'en amafier un nombre
lîifïilànt lur les matières qu'on ne peut démontrer
autrement , afin de pouvoir trouver la vérité » qu'il fè-
roit impoffibîe de découvrir d'une autre manière.
-- Ilfautque j'avoue encore ici que la loi quej'impo-
fè ell bien rigoureufè î qu'une infinité de gens aime-
ront mieux ne raifbnner jam.ais que de raiionner à ces
conditions i qu'on ne courra pas fi vite avec des cir-
confpedionsfi incommodes. Mais il faut aulTi que
l'on m'accorde qu'on marchera avec lûrcté en la fui-
vantî que jufqu'à prêtent pour avoir couru trop vi-
te, on a été obligé de retourner fur fès pas : & mê-
me un grand nombre de peribnnes conviendront
avec moi, que puifqueMoniieur Defcaites a décou-
vert en trente années plus de véritez , que tous les au-
tres Philoibphes , à caufe qu'il s 'eft fournis à cette Loi;
fi plufieurs peribnnes philoibphoieat comme lui, on
pourroit fçavoir avec le tems , la plupart des choies
qui ibnt nécelfaires pour vivre heureux, autant qu'on
le peut fur une terrç que Dieu a maudite.
CHAP
DELA VERITE'. LxvRi I. 15
Cha-f^
CHAPITRE IV, XY/
I. Des caufef occafiomelles df Temur , & qu' il y en «
cinq principales. II. DejSein général de tout V ouvrage^
O" de ffe in particulier du premier Livre*
NOus venons de voir qu'on ne tombe dans l'er^
reur , cjue parce que l'on ne fiit pas l'ulàge
qu'on devroit faire de fà liberté'; que c'eft faute de
modérer remprefTement, & l'ardeur de la volonté
pour les feules apparences de la vérité', qu'on fè trom-
pe ; & que l'erreur ne confifte que dans un confènte-
ment de la volonté', qui a plus d'e'tenduëquelaper-
ccpdon de l'entendement ipuifqu'on ne fè trompe-
roit point £ l'onne jugeoit limplement que de ee que
l'on voit.
Mais , quoi qu'à proprement parler , il n'7 ait que ^«
le mauvais uûge de la liberté' qui foit caulè de Ter- Descau-^
reur, on peut dire ne'anmoins que nous avons beau- fi^ occa*
coup de facultez qui font caufè de nos erreurs , non fio^^elles
pas caufes véritables, mais caufès qu'on peut appeller denoser^
occafionnelles. Toutes nos manières d'appercevoir reurs,^^
nous font autant d'occafîons de nous tromper: Car quilyen
puifque nos faux ]ugemens renferment deux chofès, a cinq
le confèntement de la volonté , & la perception de principe'
l'entendement ; il eft bien clair , que toutes nos ma- les^
niéres d'appercevoir nous peuvent donner quelque
occafion de nous tromper, puifqu 'elles nous peuvent
porter à des confèntemens précipitez.
Or parce qu'il eft néceâaire défaire d'abbordfèntii:
à l'ame fès foibleffes & les égaremens, afin qu'elle en-
tre dans hs juftes defirs de s'en délivrer , & qu'elle fè
déiàfîe avec plus de facilité de iks préjugez î on va tâ-
cher de faire une divi ion exade de fès manières d'ap-
percevoir, qui feront comme autant de chefs, à cha-
cun defquels on rapportera dans la fuite les différen-
tes erreurs aulquelles nous fommes fùjets.
B L'ame
^6 ^ /DE LA. RECHERCHE _
Chap. E'Ame peut appercevoir ks chofes en trois manic-
IV. . ^^^ * ^rl'eni€ndeme?it^urj par l'imagination , par /ef
Elle apperçoitpar r entendement pur les chofes fpiri-
tuelles , ks univerf elles, ks notions communes , l'i-
dée de la pçrfedion , celle d'un être infiniment par-
fait, & généralement toutes iès.penfe'es jloricjw'elie
lesconnoitparla réflexion qu'elle fait fur foi. Elle
apperçoit mêmes par l'entendement pur par les cho-
ies matérielles, l'étendue avec fes propriétezj car il
, n'y a que l'entendement purquipiiiireappercevoir un
cercle , Se un quarré parfait , une figure de mille cô -
tez , & cliolès femblables. Ces fortes de perceptions
s'appellent^^rei" intelleÛions, on pires perceptions, ^slï-
ce qu'il n'eit point néceUàire que l'elprit fonne des
images corporelles dans le cerveau pour fe repréien-
tes toutes ces ciiofès,
Vs.! r imagination l'ame n'apperçoit que les chofes
matérielles, lors qu'étantabfentes elle (é les rend pré-
sentes en s'en formant des images dans le cerveau.
C'eft de cette manière qu'on imagine toutes fortes de
figures, un cercle , un triangle , un vifage , un cheval,
des villes & des campagnes , fbit qu'on les ait déjà
VLiëSjOiinon. Ces fortes de perceptions (e peuvent
^ipfclki: imagi?tations -, parce que l'ame fe rcprélente
ces choies en s'en formant des images dans le cer-
veau : & parce qu'on ne peut pas le former des mia-
ges des choies fpiritueiies , il s'enfuit que l'ame né
les peut pas imaginer > ce que l'on doit bien remar-
quer.
Eniinl'amen'apperçoitpar/ei-yêwj- , que des objets
fèniibles & groifiers , lors qu'étant préfèns ils font
•impreffion furies organes extérieures de fon corps.
C'eti: ainû qu'elle voit des plaines & des rochers pré-
-lèns a fes yeux , qu'elle connoit la dureté du fer, èc la
-pointed'uneép£e& chofes iembiablesi & ces fortes
de perceptions s appellentyfi?//^^?/;- , ou fenfations.
L'ame n'apperçoit donc les choies , qu'en ces trois
manières : ce qu'il eft facile de voir , fi l'on conndé-
t^ re.
DE LA VERITE'. Livre T. 17
re, que les choies que nous appercevons font fpiri- CriAP,^
ruelles , ou matérielles . Si elles font fpi rituelles , il n'y lY.
a que l'entendement pur qui les puilTe connoitre:
Que R elles font matérielles , elles feront préfèntes ou
ablèntes. Si elles font abièntes , l'ame ne fe les repre'-
j[ènte ordinairement que par l'imagination: mais fi.
ellesTontprélèntes, l'ame peut les arpercevoirpar les
impredions qu'elles font fur fès fèns : 8c ainfi nos
âmes n'apperçoivent les chofos qu'en trois maniéres>
par l'entendement fur-, par l'imagination, & par les feus.
On peut donc regarder ces trois facultez comme
certains chefs , aufquels on peut rapporter les erreurs
des hommes & les caufès de ces erreurs , & éviter
ainfi la confuiion , où leur grand nombre nous jette-
roit infailliblement, finous voulions en parlerions
ordre.
Mais nos inclinations 8c nos pajjîons agilTent encore
très-fortement fur nous : elles ébloiiilîènt nôtre efprit
par de faufïès lueurs , Se elles le couvrent & le rem-
pliffent de ténèbres. Ainfi nos inclinations & nos paf^
fions nous ençaçent dans un nombre infini d'erreurs,
lorlque nous luivons ce faux jour , & cette lumière
trompeulè qu'elles produifènt en nous. On doit donc
les confidéreravecles trois facultez de l'efprit, com-
me des fources de nos égaremens & de nos fautes } &:
joindre aux erreurs des fèns, de l'imagination, & de
l'entendement pur , celles que l'on peut attribuer aux
paffions & aux inclinations naturelles, Ainfi l'on
peut rapporter toutes les erreurs des hommes & leurs ^^-
caufès à cinq chefs, & on les traittera félon cet ordre» De/fein
Premièrement on parlera des erreurs des fens. Se- général
conderaent, à^s erreurs de l'imag-nation. En troifié- de tout
melicu i des erreurs de l'entendement pur . En quatrié- cet Oii-^
me lieu , des erreurs des inclinations. En cinquième ^rage*
lieu , des erreurs des pajjîons. Enfin après avoir elTayè il ■^«
de dèiivrer l'efprit des erreurs aufqu'elles il eft fujet Deffein
on donnera une méthode générale pour fè conduire particu^
dans la 1 echerche de la vérité. lier du
Nous allons commencer à expliquer les erreurs de premier
nos fens? ou plutôt Iqs erreurs , ou nous tombons en li-vre,
B 1 ne
tt DE LA RECHERCHE
CHA.P. ne fâiûnt pas l'uiàgeque nous devrions faire de nos
ly, {èns :& nous ne nous arrêterons pas tant aux erreurs
particulières qui font prefque infinies , qu'aux caufès
générales de ces erreurs , & aux chofes que l'on croit
nécellàires , pourlaconnoifïànce de la nature de VcC-
prit humain.
Chap; g h a P I t r e y.
^' DES SENS
I. Deux inameres d'expliquer comment ils font corrom-
pus par le péché. IL Ôifecenefontpasnos fensj mais
notre liberté qui ejl la véritable caufe de nos erreurs^
III. B^glepour ne fe point tromper dans lufage de fes
fens.
QUand on confidére avec attention les fèns & les
pafîions de l'homme, on les trouve fî bien pro-
portionnez avec la lin pour laquelle ils nous (ont don-
nez, qu'on ne peut entrer dans la pentée de ceux qui
dilent 5 qu'ils ibnt entièrement corrompus par le pé-
ché originel. Mais afin que l'on reconnoiflë, iî c'eft
avec raiibn que l'on ne fe rend pas à leur fèntiment , il
eftnécelïàire d'expliquer de quelle manière on peut
concevoir l'ordre qui fè trou voit dans les facukez , &
dans les paffions de nôtre premier Père pendant fà ju-
llice , & les changemens & les delordres , qui y font
arrivezapréslbn péché. Ces chofes fè peuvent con-
€eToir-€A deux manières, dont voici la première.
Ilfembkquec'eftune notion commune, qu'afïn
7mnicres que ks chofVsfbient bien ordonnées ,rame doit fèn-
d'expii- tir de plus gr|,ndsplaifirs, à proportion de la grandeur
querla des biens doiit elle jouit. Leplaifir cft un iiiftind de
corrup- la nature, od pour parler plus clairement,c'efb une im-
t ion des pr-eiiioi>de Dieu même , qui nous incline vers quel-
jensfar queLtfèn, laquelle doit être d'autant plus forte, que ce
lepéché. b>ya cO; plus grande Selon ce principe, li iémble qu'on
ne
DE LA VERITF. Livre L 29
ne puifTe douter 5 que nôtre premier Père avant fbn Chap,
péché &fbrtant des mains ^^Dieu, ne trouvât plus V.
de plaifîr dans les biens les plus fblides que dans i^
autres. AinfipuifqueDieuravoit créé pour l'aimer,
& que Dieu etoit fbn vrai bien ; on peut dire que Dieu
fe iaiibit goûter à lui, qu'il le portoit à fbn amour par
un fentiment de plaifîr , & qu'il lui donnoit des iàtiC.
fadions intérieures dans fbn devoir , qui contre-ba-
lançoient les plus grands piaifîrs des fèns , lefquelies
depuis le péché , les hommes _, ne reiïèntcnt plus làns
une grâce particulière.
Cependant, comme il avoit un corps que Dieu vou-
loit qu'il confervât , Se qu'il regardât comme une par-
tie de lui même» il lui faifoi^ aufli iintir par les Cens des
plaiiirs femblabies à ceux que nous refTentons dans
J'ufige des chofes , qui ibnt propres pour la conferva-
tion de la vie.
On n'ofc pas décider , fi le premier homme avant
fà chute pouvoir s'empêcher d'avoir des fenfations
agréableSjOu deiagréables dans le moment que la par-
tie principale de fbn cerveau étoit ébranlée par l'ufàge
actuel des chofès fènfibles. Peut-être avoit-il cet Em-
pire fiir foi-même, à caufè de fi, fbûmifïîon à Dieu,
quoi qu'il paroiiïè plus vrai-fèmblable de penfèr le
contraire. Car encore qu'Adam put arrêter les émo-
tions des'cfprits & du fang,&:les ébranlemens du cer-
veau , que les objets excitoient en luy > à caufè qu'é-
tant dans l'ordre, il falloir que fbn corps fût fournis à
fbn efprit : cependant il n'efî: pas vrai-fèmblable, qu'il
eût pu s'empêcher d'avoir des fènfàtions des objets,
dans le tems qu'il n'euft point arrêté les mouvemens,
qu'ils {>rodui(bient dans la partie de fbn corps , à la-
queib fbn ame étoit immédiatement unie. Car l'union
de l'ame & du corps , confiftant principalement dans
un rapport m utiiel des fcntimens avec les mouvemens
àes organes, il ièmble qu'elle eût été plutôt arbitraire
que naturelle , fi Adam eut pu ne rien fentir, lors que
la principale partie de fbn corps recevoit quelque
imprciîîon de ceux qui l'environnoient Je ne prens
B 3 tou"
îo DE LA RECHERCHE
Châp,. toutefois aucun parti fiir ces deux opinions.
y. Le premier homme reiî'entoit donc du plaifir , dans
cequiperfedionnoit (on corps, comme il en fèntoit
dans ce qui perfedionnoit ion ame : & parce qu'il
ctoit dans un état parfait , il éprou voit celui de l'ame .
beaucoup plus grand que celui du corps. Ainfî , il lui
€toit infiniment plus facile de confèrver là juitice qu'à
iiouSjiâns la grâce deJESus-CHRiST,puifque uns elle
nous ne trouvons plus de plaiiir dans nôtre devoir.
Il s'eft toutefois laillemalheureufement {èduire'j il a
perdu cette juRice par fa defobeïfTance : & le principal
S. Gre- changement qui lui efl arrivé , & qui caufè tout le de
goiie fordre des fens & ics pafîîons, c'eft que par une puni-
fûr k's E- ^^*^"' ^i^u s'eit retiré de lui & qu'il n'a plus voulu être
vangiles. ^^^ bien, ou plutôt qu'il ne lui a plus fait fentir ce plai-
fir , qui lui marquoit qu'il étoit fon bien. De forte que
les plaifirs fèniibles qui ne portent qu'aux biens du
corps étant demeurez fèuls , Se n'étant plus contreba-
lancez par ceux qui le poitoient auparavant à fon véri-
table bien ; l'union étroite , qu'il avoit avec Dieu, s'eft
étrangement afFoiblie , & celle qu'il avoit avec fon
corps c'eft beaucoup augmentée. Le plaifir fènfible
étant le maître a corrom.pu fon cœur , en l'attachant à
tousles objets fènfïbles ,- & la corruption de fon cœur a
obfcurci fon efprit , en le détournant de la lumière qui
i'éclaire , & le portant à ne juger de toutes chofès, que
ièlon le rapport qu'elles peuvent avoir avec le corps.
Mais dans le fond, on ne peut pas dire, que le chan-
gement foit fort grand du côté des fèns. Car de même
que il deux poids étant en équilibre dans une balance,
je venois à en ôter quelqu'un , l'autre la feroit trébu-
cher de fon côté , fans aucun changement de la part du
premier poids , puiiqu'il demeure toujours le m^ê-
me : Ainfî depuis le péché les plaifirs àcs fèns ont ab-
baifîé l'ame vers les chofes fèniibles, par le défaut de
ces deleâatîons imenemQS,qux contrebalançoient avant
le péché l'mclination que nous avons pour les biens
fènfïbles 5 mais fans un changement fîconfidérable de
la pan des ikns , qu'on iè l'imagine ordinairem.ent.
i¥ Yoici
DE LA VERITE; Livre t 3T*
Voici la féconde manière d'expliquer les defordres Chap,
du pèche , ia«|uelîe eft certainement plus raifonnable, Y,
que celle'que nous venons de dire. Elle en eft beau-
coup différente, parce que le principe en efl: diiFe'rent ;
mais cependant ces deux manie'res s'accordent parfai-
tement , pour ce qui regarde les fèns.
Etant compofèz d'un clprit & d'un corps j nous
avons deux fortes de biens a rechercher , ceux de VeC-
prit & ceux du corps. Nous avons aulîi deux moyens
de reconnoître, qu'une chofè nous eft bonne ou mau-
vaife : nous pouvons lereconnoître par l'ufàge de l'ei^
prit fèul, &par l'ufàge de l'efprit joint au corps. Nous
pouvons reconnoître nôtre bien par une connoilïance
claire & e'vidente: nous le pouvons auili reconnoître
par un fèntiracnt confus. Je reconnois par la raifbii
que la juRice eft aimable, je fçai auffi par le goût,qu'un
tel fruit eft bon. La beauté delà jufticenefèfèntpas,
la bonté' d^un fruit ne fè connoît pas , Les biens du
corps ne mc'ritent pas l'application d'un efprit, que
Dieu n'afait que pour lui; il faut donc, que l'efprit
reconnoiffe de tels biens fans examen , & par la preuve
courte &inconteflable du fentiment. Les pierres ne
font pas propres à la nourriture , la preuve en eft con-
vaincante , & le fèul goût en a fait tomber d'accord
tous les hommes»
Le plaii:r & la douleur font donc les carade'res na-
turels &;inconteftables du bien & du mal , je l'avoiie:
mais ce n'efl que pour ces chofès-Ià feulement, qui ne
pouvant étrepar elles mêmes ni bonnes ni mauvaiiès^
ne peuvent aufîi être reconnues pour telles par une
connoifTance claire & évidente: ce n'eft que pour ces
ehofès là feulement qui étant au defTous de l'écrit , ne
pcuventnilerécompenfèrnile punir: Enfin ce n'efl
quepources ehofès là feulement, qui ne méritent pas
que l'efprit s'occupe d'elles j & defquelles Dieu ne
voulant pas que l'on s'occupe , il ne nous porte à elles
queparinfi:inâ:,c'efl-à-dire, par des fentimens agréa-
bles ou defàgrèables.
Mais pour Dieu , qui eft fèul le vrai bien de l'ef^
B 4 pri=%
3* DE LA RECHERCHE
Chap. prit ; qui fèul eft au defîlis de lui î qui fèul peut les rc-
Y. compenlèr en mille façons différentes ,• qui fèul eft di-
gne de Con application , & ^ui ne craint point que ceux
qui le connoifïent ne le trouvent point aimable, ij ne fe
contente pas d'être aime' d'un amour aveugle & d*uîî
amour diftind:,il veut être aime' d'un amour éclaire &
d'un amour de choix*
Si l'efprit ne voyoït dans les corps, que ce qui y eft vé-
ritablement, {ans y fentir ce qui n'y eft pas > il ne pour-^
roit les aimer, ni s'en fèrvir qu'avec beaucoup de peine:
ainfîileft comme ne'celïaire qu'ils paroifTent agrc'a-
bles, en caufànt des fentimens qu'ils n'ont pas. Mais
il n'en eft pas demême de Dieu : il fiiffit qu on le voye
tel qu'il eit, afin qu'on fè porte à l'aimer,- & il n'eft
pomt ne'ceiïàire , qu'il fc ferve de cet inftind de plaiiîr,
comme d'une eipécc d'artifice pour s'attirer de l'a-
mour fans le mériter»
Les choies étant ainfi, on doit dire qu'Adam n'étoit
point porté à l'amour de Dieu , & aux chofes de {ba
*ybyeK devoir pai un^plaifir prévenant î parce que la con-
îcs V- noifîànce qu'il àvoit de Dieu comme de fbn bien , & la
tlaircif- joie qu'il reflèntoit fans ccffe comme une fuite nécejP-
femens. faire de la vue de ion bonheur en s'uniffant à Dieu,
Deus ah pouvoitlùifirepourTattacher à fon devoir , &pour4e
hitio faire agir avecplus de mérite, que s'il eût été comme
con(ii- déterminé par un plaifir prévenant. Il étoit de cette
mit ho- forte en une pleine liberté. Et c'eft peut-être dans cet
minem état que l'Ecriture fainte nous le veut repréfentet par
^ y^ll^ ces paroles : THeu a fait l'homme dés le commencement-,
(luit il- ^ ^prcs lui avoir propoféje!» commandemens il Va lai[ié â
iumin liiifnême: c'cft-à- dire fans le déterminer par le goût
manu con ^^ quelque plaifir prévenant , le tenant feulement
Cilii fui ^î^t^ché à la vue claire de fon bien & de fon devoir.
adjecit ^^^^ l'expérience a fait voir à la honte du libre arbitre,
mandata ^ ^ ^^ gloire de Dieu feul, la fragilité dont Adam étoit
'iT* pra- cap^^^le, dans un état auifi reVlé & aufii heureux que
ceptaCua celui où il étoit avant fbn péché.
f^ç Mais on ne peut pas dire, qu'Adam fe portât à la re-
Zccl! 15. cb|fKhe & àl'ulàge des choies fènfibles , par une con-
15 * ' ' noilTancc
DE LA VERITE'. Livre t 35
noiflàiiceexade du rapport , qu'elles pouvoient avcir Ch ap.
avec fon corps. Car enfin, s'il avoit fallu qu'il eût exj- y^
minéles configurations des parties de quelque fnur,
cdks de toutes les parties de Con corps , & le rapport
qui refaltoit des unes avec les autres, pour juger n dans
la chaleur pre'lènte de fon fàng , & dans mille autres ,
difpofltions de fbn corps jce fruit eût été' bon pour fà
nourriture ; il cft vifible , que des chofes qui étoient
indignes de l'application de fon efprit , en eufïènt en-
tièrement rempli la capacité ; & cela même afîez inuti-
lement, parce qu'il ne fe fut pas confèi'vé long temps
par ceztQ fèuIe voye.
Si l'on confîd ère donc que l'efprit d'Adam n'étoit
pasinfîni, l'on ne trouvera pas mauvais que nous di-
fions, qu'il ne connoifToit pas toutes les propriétez des
corps qui l'en vironnoient, puifqu'il eft confiant que
ces propriétez font infinies. Etfi l'on accorde, ce qui
ne fe peut nier, avec quelque attention , que fon eiprit
n'étoit pas fait pour examiner les mouvemens & les
configurations de la matière , mais pour être conti-
nuellement appliqué à Dieu ; l'on ne pourra pas trou-
ver à redire , fi nous aftûrons , que c'eût été un defor-
dre & un dérèglement, dans un tems où toutes choies
dévoient être parfaitement bien ordonnées , s'il eût
été obligé de fè détourner l'efprit de la vue des perfe-
d:ions de ion vrai bien , pour examiner la nature de
quelque fruit, afin de s 'en nourrir.
Adam avoir donc les mêmes (èns que nous , par lef-
quels il étoit averti fans être détourné de Dieu , de ce
q^u'il devait faire pour fon corps. Il fèntoit comme
nous des plaifirs, & même des douleurs ou des dé-
goûts prévenans èc indéliberez. Mais ces plaifirs Se
ces douleurs ne pouvoient le rendre efclave, ni mal-
heureux comme nous ; parce qu'étant maître abfolu
des mouvemens qui s'excitoient dans fon corps , il les
arrêcoir incontinent après qu'ils l'avoient averd, s'il le
iôuhaittoit ainfï^ & fans doute il le fbuhairoit toujours
à l'égard delà douleur. Heureux , & nous auiiî , s'il
eût fait la même chofè à l'égard du plaifîr j 6c s'il neux
B 5 £k-
5^4 . I^E LA RECERCHE
CHAP, fut point dirtrait volontairement de l^prélencc de fon
V^ Dieu, en laiïïànt remplir la capacité' de Ion efprit de la
beauté' & de la douceur efpere'e d'un fruit défendu , ou
peut-être d'une joie préiomptueufè excite'e dans fbii
ame à la vfië de (es perfed:ions naturelles .
Mais après qu'il eut pèche', ces plailîrs qui ne fai-
ibient que l'avertir avec refpeâ: , & ces douleurs qui
lans troubler ù. félicité lui faiibient feulement recon-
noître , qu'il pouvoit la perdre Se devenir mal-heu-
reux, n'eurent plus pour lui les mêmes e'gards. Ses
lèns & lès paflions (è révoltèrent contrelui , ils n'obèï-
rent plus à fès ordres , & ils le rendirent , comme
îiousj efclave de toutes les choies fènfiblcs.
Ainfî les fèns & les paPnons ne tirent point leur naif-
jfànce du pe'che' , mais feulement cette puiHance qu'ils
ont de tyrannifèr des pe'chcurs : & cette puifïànce n'efl
pas tant un defbrdre du côte' des fèns , que de celui de
î'efpri: & de la volonté d^s hommes , q^ui n'étant plus
fî étroitement unis à Dieu ne reçoivent plus de lui cet-
te lumière & cette force , par kquelb ils coiifèrvoiens
leur liberté ,& leur bon-heur.
Reméd'» ^^^ ^°^'' ^^^''^^'-■^''^ ^^""^ pafiant de ces deux manières,
au deibr- f^^^n lefquelles nous venons d'expliquer les defbrdres
dire que du péché , qu'il y a deux chofes uéceiïàires pour nous
le péché rétablir dans l'ordre.
originel La première eft, qu'il faut oter de ce poids qui nous
a came f^icpancher, & qui nous entraîne vers les biens fenfi-
jnonde, blcs> en retranchant continuellement de ncsplaifirs>
& le ton- & en mortifiant la feiifibilité de nos fèns par la péni-
dement tence, & par la circoncision du cœur.
^^ ^^^ La féconde eft, qu'il faut demander à Dieu le poids
^ ora.e ^^ ^^ Grâce, & cette déleciation Prévenante * que Je sus-
tienne. C'hr î SX nousa particulièrement méritée, fans laquel-
le nous avons bea.u retrancher de ce prem.ier poids , il
f^oye^ pèlera toujours j & fi peu qu'il pcTe , il nous entraine-
, . ra infiilnblem.ent dai'iS la péché & dans le defordre.
rl'^*''"^ Ces deux chofès font abjohmient néceiTaires pcuu
b-ni^ns. rentrer, & pour perféverer dans nôtre devoir. La rai-
fon^ comme i'oa voie , s'accorde parfaitement avee
0 i'Evaji-
les c-
DE LA VERITF. Livre L 3^
l'Evangile ; & l'un & l'autre nous apprennent , que la Chap.
privation, l'abnégation, la diminution du poids du Y.
pcche', font des préparations néceiraires , afin que le
poids de la Grâce nous redreUe , & nous attache a
Dieu.
Mais, que dans l'état où nous fbmmes , il y aitobli-
gatioH de combattre continiiellement contre nos lèns,
on n'en doit pas conclure, qu'ils fbient abfblument
corrompus & mal réglez Car fi l'on confîdére, quils
nous font donnez pour laconlèrvation de nôtre corps,
on tr . uvera qu'ils s'acquittent admirablement bien de
leur devoir ,& qu'ils nous conduilènt d'une manière
il ^ufle & Cl fidelle à leur fin,qu'ilfèmbleq[uec'eftà
tort, qu'on les accufè de corruption & de dereglem.ent.
Ils avertifïènt iî promptementl'amepar la douleur &
par le plaifir, parles goiiîs agréables & de{àgréables, 8c
par les autres fènlàtions , de ce qu'elle doit faire, ou ne
iàirepas pour la conièrvation de la vie , qu'on ne peut
pas dire avec rai (on, que cet ordre , & cette exactitude
fbient une fuite du peche^
Nos (èns ne font donc pas fî corrompus qu'on s*i- ^^^
magine, mais c'eft le plus intérieur de nôtre ame , c'eft Ce nefoni^
nôtre liberté qui eft corrompue. Ce ne font pas nos p^^ ^^^
ièns q ni nous trompent , mais c'eft nôtre volonté qui fo>^ qïit:
nous trompe parles jugemens précipitez» Quand on nous jet-
voit parcxemple de la lumière, il eft trés-certain que tentdans^'
l'on voit de lalumie're : quand on fenrde Iachaieur,on l'erreuTy
ne fè trompe point de croire que l'on en fent, fbit de- ff^-^i^ ^^
vant ou après le péché. Mais on fè trompe , quand on mauvais-
juge, que la chaleur que l'on lent, eft hors de l'ame ufa^e dé-
fiai la lent , comme nous expliquerons dans la fuite, noire li-
Les ïkiis ne nous jetteroient donc point dans i'er- hcrîé.
reur, fi nous faifions bon ufage de nôtre liberté , & fi
nous ne nous fèrvions pointde leur rapport , pour ju-
ger des chofès avec trop de précipitation. Mais par-
ce qu'il eit trés-diincile de s'en empêche-* , & que-
nous y fbmmes quali contraints , a caufè de l'étioitcr
union de nôtre ame avec nôtre corps , voici de quel-
le maniéie nous nous devons conduire dans leur
B 6 u^^gf^
^é DE LA RECHERCHE
Chap. ufagc, pour ne point tomber dans l'erreur.
V. Nous devons obfervcr exadlement cette règle. De
J 1 1. m ju^er jamais par les (ens de ce que les chofesfont en et -
f^gle les-mêmes, mais feulement du rapport qu elles ont etitfel-
pourévi' les; parce qu'en effet ils ne nous font point donnez
ter Ver- p@ur connoitrc la vérité des chofcs en elles-mêmes,
reur mais feulement pour la confervation de nôtre corps.
dans Vu- Mais afin qu'on fe délivre toutafait de la facilité &
fage de de l'inclination , que l'on a à fiiivrc lès fens dans la re -
fesjens, cherche de la vérité , on va faire dans les Chapitres fui «
vans une dédudion des principales, & des plus géné-
rales erreurs où ils nous jettent, & l'on reconnoîtra
maeifeftement la vérité de ce que l'on vient d'avancer.
Gha?. chapitre VI.
yi.
I. Des erreurs de la yuë à V égard de V. étendue en foi..
IL Suite de ces erreurs fir des objets invisibles. III. Des
erreurs de nos yeux touchant l'étendue confiderce par
rapport,
LA vue cft le premier , le plus noble & îe plus cten^
du de tous les ièns, de Ibrte que s'ils nous étoient
donnez pour découvrir la vérité , elle y auroit lèule
plus départ que tous les autres enlemble. Ain fi il fiiffi-
ra de rmner l'autorité que les yeux ont fiir la railbn>
pour nous détromper, & pour nous porter à une dé-
fiance générale de tous nos fèns.
Nous allons donc faire voir, que nous ne devons^
point nous appuïer fiir le témoignage de nôtre vùë^
pour juger de la vérité des cHofesen elîes-mémesjmais
leuîemcst pour découvrir le rapport qu'elles ont à la.
eonfèrvation de nôtre corps : que nos yeux nous trom^-
pent généralement dans tout ce qu'ils nous reprefèn-
ten.t, dans la grandeur des corps, dans leurs figures
& dans leurs mouvemens , dans lalamiére.& dans les
couleurs, quifoiit les feules chofes que nous voyoHSj.
itouïes ces choies ne (ont point telles qu'elles nous
paroif-
DE LA VERITE; LivRî I. 37
paroiiïcnt, que tout le monde s'y trompe, & que cela Chap»
nous jette encore dans d'autres erreurs dont le nombre V I.
eft infini. Nous commençons par l'e'tenduë; & voici
les preuves, qui nous font croire que nos yeux ne nous
la font jamais voir telle qu'elle eft. j
On voitalTez fouvent avec des lunettes , des ani- j^^^çy^
maux beaucoup plus petits , qu'un grain de fable qui ^^^^^ ^^
cftprefqueinvifible:"* onen avûmême de mille fois ^^ :^^g ^
plus petits. Ces atomes vivans marchent auiïî bien que ['^g-^y^
les autres animaux. Ils ont donc des jambes & des ^fi'p^ç^,
pieds , des os dans ces jambes pour les fbûtenir , des j^^^- ^^
mufclespjourlesremuër, des tendons & une infinité r^-
de fibres dans chaq'iem.u{clc,& enfin du fàng ou des 4 Tour-
cfprjrs animaux extrêmement fubtils & déliez , pour naldcs
reij^plir ou pour faire mouvoir {iicce.TIvement ces Sçavans
n>(]icles. Il n'cft pas pofïible fans cela, de concevoir, du 12.
ou'ils vivent, qu'ils fenourrilTent, & qu'ils tranfpor- ^°^'
cent leur petit corps en differens lieux , félon ks diffé-
rentes imprcfîions des objets: ou plutôt il n'eft pas
polîible que ceux mêmes, qui ont employé toute leur
vie à l'anatomie , & à la recherche de la nature, fèrc>
préfèntent le nombre , la diverfité , & la déiicatefle de
toutes les parties, dont ces petits corps font nécefTairc-
^entcompofez pour vivre, & pour exécuter toutes les
chofesquc nous leur voyons faire.
L'imagination fè perd , & s'étonne àla vue d'une Ci
étrange petitefïe : elle ne peut atteindre, ni fè prendre
à des parties , qui n'ont point de prifè pour elle j &
quoique la raifon nous convainque de ce qu'on vient
de dire, les fens & l'imagination s'y oppofent, & nous
obligent fouvent d'en douter.
Nôtrevùc eft trés-limitée; mais elle ne doit pas H-
sniter fbn objet. L^idée qu'elle nous donne de l'éten-
due 5 a des bornes fort étroites j mais il ne fuit pas de
là,querétenduè'enait. Elle eft fans doute infinie en
un fèns ; & cette petite partie de la matière , qui fè ca-
che à nos yeux ,eff capable de contenir un monde, dans
îequeliifètrouveroit autant de chofès, quoique plus
petites à proportion , que dans ce giT.nd monde dans
kquci nous vivons. Les
38 DE LA RECHERCHE
Ch AP. Lts petits animaux dont nous venons de parler , ont
y I» peut-être d'autres petits animaux qui les dévorent , &
qui leur font imperceptibles à cauiê de leur petitellè
eiïroyable , de même que ces autres nous font imper-
ceptibles. Ce qu'un ciron efl: à nôtre égard , ces ani-
maux le font à un ciron ; & peut être qu'il y en a dans
Ja nature,de plus petits.& déplus petits à l'infini, dans
cette proportion R étrange d'un homme à un ciron ♦
Nous avons des démonftrations évidentes & Ma-
thématiques, delà divifîbilité de la matière à l'infini:
& cela fuffit pour nous faire croire qu'il peut y avoJr
des animaux plus petits , & plus petits à l'infini , quoi
que nôtre imagination s'effarouche de cette penfée.
, Dieu n'a fait la matière , que pour en former des Ou-
vrages admirables : & puifque nous ibmmes certains,
qu'il n'y a point de parties > dont la pctitelTe (bit capa-
ble de borner là puifîànce dans la formation de ces pe-
tits animaux ^pourquoi la limiter ; & diminuer ainfi
fans raifon l'idée que nous avons d'un ouvrier infini,
en mefurant fà puiflànce Si. fon addreiie par nôtre ima-
gination qui eft finie ?
L'expérience nous à déjà trompez en partie , eii
nousfàifànt voir des animaux mille fois plus petits
qu'un ciron, pourquoi voudrions-nous qu'ils fuilènt
les derniers & les plus petits de tous ? 1 -our moi je ne ■
voi pas qu'il y ait raifon de fè l'imaginer. Il eft au con-
traire bien plus vrai-lèmblable de croire, qu'il y en a
de beaucoup plus petits , que ceux que l'on a décou-
verts ; car enfin les petits animaux ne manquent pas
a«xmicrofcopes, comme les microfcopes manquent
aux petits animaux^
Lors qu'on examine au milieu de l'hy ver , le germe-
de j 'oignon d'une tulippe, avec une fimple loupe ou
verre convexe , ou même feulement avec les yeux , on
découvre fort aifément dans ce germe , les feîiilles qui
doivent devenir vertes , celles qui doivent compoièr U
iîeur ou la tulippe , cette petite partie triangulaire qui
eiîfermelagraine^&les lix petites colomnes qui l'en-
viroiiiient dans k fond de h tulippe . Ainfi on ne peut
. .^ douter
DE LA VERITE'. Livre L 39
clouter que le germe d'un oigiion de tulippe ne renfeu- Chap.
me une tuî ippe toute entière. V l.
Il eft raifonnable de croire la même cholè du germe
d'un grain de moutarde , de celui d'un pcpin de pom-
me , & généralement de toutes fortes d'arbres & de
plantes, quoi que cela ne fc puifTe pas voir avec les
yeux , ni même avec le microlcope ^ & l'on peut dire
avec quelque alsûrance, que tous les arbres font ai pe-
tit dans le germe de leur ièmence.
Il ne paroît pas même de'raifbnnable de penlèr,
qu'il y a des arbres infinis dans un fèul germe-, puis-
qu'il ne contient pas feulement l'arbre dont il eft la fè-
mence, mais aulii un très-grand nombre d^autres le-
mcnces , qui peuvent toutes renfermerdans elles-mê-
mes de nouveaux arbres , & de nouvelles fèmences
d'arbres ; lefquelles ^conftrveront peut - être encore
dans unepetiteireimcomprehenfibie , d'autres arbres,
& d'autres fèmenees aulîi fécondes que les premie'res;
& ain^ à l'infini. De forte que , félon cette pen fée,
qui ne peut paroître impertiuenre & bizarre, qu'à
ceux qui mefurent les merveilles de la puilTànce iiiiinie
d'un Dieu avec les idées de leurs (èns & de leur imagi-
nation , onpourroit dire que dans un féul pépin de
pomme, il y auroit des pommiers, des pommes, & des
fèmenees de pommiers pour des fiecies infinis ou
prefque infinis , dans cette proportion d'un pommier
parfait à un pommJer dans fà ièraencei& que la nature
ae fait que développer ces petits arbres, en donnant un
accroiflement fenlible, à celui qui eft hors de (à femen-
ce, & des accroilTemens infènfîbles , mais trés-réels &
proportionnez à leur grandeur , à ceux qu'on conçois
être dans leurs fèmenees : car on ne peut pas douter,
qu'il ne puiife y avoir des corps aiTèz petits, pour s'in-
finiier entre les fibres de ces arbres que l'on conçoit
dans lettrsfèmeiices,.& pour leur fèrvirainli de nour-
riture.
Ce que nous venons de dire des plantes &: de leura
germes, fe peut aufxipenfèrvles animaux, & du ger-
me dont ils font produits , Oa voit dans le serme ds
1 oignon
40 DE LA RECHERCHE
Ch Ap. l'oignon d'aune tulippe une tulippc entière. "^ On voit
V I. aurii dans le germe d'un œuf frais , &c qui n'a point été'
Le germe goutc , un poulet qui efl peut-être entièrement for-
de l'œuf j^ç'^ j. On voit des srcnouilles dans les œuft de 2Xe-
tictitc ta- "oiiilles , & on verra encore d'autres animaux dans
che blan- ^^ur germe , lors qu'on aura aflez d'addrelïè & d'expe'-
chc, qui rience pour les découvrir. Mais il ne faut pas qae l'el^
eft lui- le prie s 'arrête avec les yeux : car la vue de l'efprit a bien
l^^'î^- , P^"^ d'étendue , que la vue du corps. Nous devons
j^' f ^ ' doHcpcnlcr outre cela, que tous les corps des hommes
{. ^ & des animaux qui naîtront jufqu'à la confbmmation
„. . des Iiecies , ont peut-être ete produits des la créa-
^ ' j tion du monde ; je veux dire que les femelles des pre-
.. -, , miers animaux ont peut être ete créées , avec tous
M. Mal- 1 A r ^ >•! 1 „ • 7
pig, lij ceux de même eipecc qu ils ont engendrez & qui dc-
-j-y.j//. voient s'engendrer dans la iîiite des tems.
raculum ^" pourroit encore pouiTer davantage cette penfee,
tmtur<£ ^ P^"^ " ^^^'^ ^^^^ beaucoup de raiibn & de vérité:
de M. n^ais on appréhende avec lu^jet , de vouloir pénétrer
Swam- trop avant dans les Ouvrages de Dieu. On n'y voit
înexdam . qu'infinitez par tout; & non feulement nos fens & nô-
tre imagination font trop limitez pour les compren-
dre , mais l'eiprit mêmes tout pur & tout dégagé
qu'il eft delà matière , eft trop grofïier & trop foible,
pour pénétrer le plus petit des Ouvrages de Dieu. Ilfe
perd, il le diflipe , ils'ébloiiit, & il s'eiFraye à la vue de
ce qu'on appelle un atome félon le langage des fens.
Mais toutes-fois l'efprit pur a cet avantage (ur ks fens
&fiir l'imagination, qu'il reconnoîtfà/biblelTe, & h
grandeur de Dieu , & qu'il apperçoit l'infini dans le-
quel il fè perd : au lieu que nôtre imagination & nos
iens rabbaifîcnt Its Ouvrages de Dieu , & nous don-
nent une fotte confiance ,qui nous précipite aveuglé-
ment dans l'erreur. Car nos yeux ne nous font point
avoir d'idée de toutes ces chofès, que nous découvrons
âveclesmicroicopes, &parla raiibn. Nous n'apper-
cevons point par nôtre vfië , de plus petit corps qu'un
eii"on,ou une mite, La moitié d'un ciron, n'eft rien , ii
Ro^ croyons le rapport qu'elle nous en fait. Une mite
n'eft
DE LA VERITE'. Livrï I. 41
n'eQ: qu'un point de Mathématique à fou e'gard;on ne Ch ap,
peut la divikr fans l'anéantir» Nôtre vue ne nous re- VI.
préfènte donc point l'étendue , félon ce qu'elle eft en
elle-même 5 mais feulement ce qu'elle eft par rapport à
nôtre corps : & parce que la moitié d'une mite n'a pas
un rapport à nôtre corps, & que cela ne peut ni le
■confèrver ni le détruire, nôtre vùë nous le cache entiè-
rement.
Mais fî nous avions les yeux faits comme ks mi-
crofcopes, ou pliàtôt £. nous étions aaflî petits que les
cirons & les mites, nous jugerions tout autrement de
la grandeur des corps. Car fans doute ces petits ani-
maux ont les yeux difpofèz pour voir ce qui les envi^
renne, & leur propre corps beaucoup plus grand que
nous ne le voyons : puifqu 'autrement , il n'en pour-
roicnt pas recevoir lesimprefîîons nécefîaires à la con-
lèrvâtion de leur vie , & qa'ainfi les yeux qu'ils ont>
icur fèroient entièrement inutiles.
Mais afin d'expliquer les chofès à fond , nous de-
T«ns confidérer , que nos propres yeux ne font en effet
que des lunettes naturelles ; que leurs humeurs font le
même effet que les verres dans les lunettes j & que fé-
lon la figure du cryflalin , & fbn éloignement de la ré-
tine , nous voyons les objets fort différemment. De
forte qu'on ne peut pas aifùrer, qu'il y ait deux hom-
mes dans le monde , qui les voyent de la même gran-
deur, puisqu'on ne peut pas afsûrer, que leurs yeux
foient toutafait fèmblabies.
C'eft une propoiition qui doit ê^tre reçue de tous
ceux qui fè mêlent d'Optique : Q^ue les objets q^ui pa-
roifïent également éloignez , font vus d'autant plus
grands. Or il efi conftant que dans les yeux desper-
fbnnes qui ont le cryftahn plus convexe , il fè tra-
ce des images plus petites , à proportion de leur con-
Texité, Ceux donc qui ont la vhë courte , ayant le cry-
ftalinplus convexe , voyent les obj^^rs plus petits , que
ceux qui l'ont à l'ordinaire , ou que les vieillards qui
ont befbin de lunettes pour lire, mais qui voyent par-
faitement bien de loin : puifque ceux qui ont la vue la
plus
41 DE LA RECHERCHE
Chap» plus courtejont ncceiïairement le cryftalin le plus con-
Y I. vexe , Il on fùppoiè égalité dans les autres parties de
leurs yeux.
11 n'y a rien de fi facile que de démontrer géométri-
quement toutes ces chofes ; & fi elles n'étoient afièz
connues , on s'arrêteroit darantage à les prouver.
Mais parce que plufieurs perfbnnes ont déjà traitté ces
matières, on prie ceux qui s'en veulent inftruire, de les
confiilter.
Puifqu'il n'efl: pas certain , qu'il y ait deux hom-
mes dans le monde , qui voyent les objets de la mê-
me grandeur ,- & que pour l'ordinaire un m.ême
homme les voit plus grands de l'oeil gauche que
du droit , iélon les obièrvations que l'on en a fai-
tes 5 qui font rapportées dans le Journal des Sçavans de
Rome, du mois de Janvier i é<>9 . il cft vifible, qu'il ne
faut pas nous fier au rapport de nos yeux pour en ju-
ger. Il vaut mieux écouter la railbn qui nous prouve,
que nous nèfçaurions déterminer quelle eft la gran-
deur abfoluë des corps qui nous environnent, ni quelle
idée nous devons avoir de l'étendue d'un pied en
quarré, ou de celle de nôtre propre corpS; afin que cet-
te idée nous le repréfènte tel qu'il eft. Car la railbn
nous apprend , que le plus petit de tous les corps ne {è-
roit point petit s'il étoit lèul , puifqu'il eft compofé
d'un nombre infini de parties , de chacune defquelles
Dieu peut former une terre, qui ne fer oit qu'un point
à l'égard des autres jointes enlèmble. Ainii l'efprit de
l'homme n'eft pas capable de (è former une idée allez
grande, pour comprendre & pour embrafierlaplus
petite étendue qui foit au monde, puifqu'il eft borné
ôc que cette iâéè doit être infinie.
'Il eft vrai que Telprit peut connoître à peu-prés les
rapports qui le trouvent entre ces infinis, dont le mon-
de eft compolé i que l'un, par exemple , eft double de
l'autre , & qu'une toifè contient fix pieds : mais ce-
pendant il ne peut iè former une idée , qui repréfentc
ce que ces choies font en elles-mêmes.
Tj^veux toutefois fuppolèr , que l'eipric foit capable
I*» d'idées,
DE LA VERITE'. Livre I. 45
d'idées , qui égalent ou <]ui médirent l'étendue des Chap.
corps que nous voyon s ; car il eft aiîèz difficile de bien Y I*
perlùader aux hommes le contraire. Examinons donc
ce qu'on peut conclure de cette iuppoiition. On en
conclura fans doute, que Dieu ne nous trompe pas;
qu'il ne nous a pas donné des yeux ièmblables aux lu-
nettes, qui erofiiflent ou aui diminuent les objets ; &
ca amli nous devons crou'e que nos yeux nous repré-
sentent les chofès comme elles font.
Il eft vrai que Dieu ne nous trom.pe jamais, mais
nous nous trompons fouvent nous mêmes, en jugeant
des choies avec trop de précipitation. Car nous ju-
geons ibuvent que les objets dont nous avons des
idées , exiftent , & mêmes qu'ils font toutafait (èm-
blables à ces idées , & il arrive fouvent , que ces objets
ne font point ièmblables à nos idées , & mêmes qu'ils
n'exiftent point.
De ce que nous avons l'idée d'une chofè , il ne s 'en-
fuit pas qu'elle exifte, & encore moins qu'elle foit en-
tièrement fomblable à l'idée que nous en avons. De
te que Dieu nous feit avoir une telle idée fcnfible de
grandeur, lor/qu'une toife eft devant nos yeux , il ne
s'enfuit pas que cette toifè n'ait que l'étendue qui nous
eft repréfentée par cette idée. Car premièrement, tous
leshonnnes n'ont pas la même idée fenfible de cette
toifè, puifque tous n'ont pas les yeux difpofèz de la
même façon. Secondement , une même perfbnne n'a
pas la même idée Icnfible d'une toifè, iorlqu'ii voit
cette toifè avec l'œil droit , & enfuiteavec le gauche,
comme nous avons déjà dit. Enfin il arrive fouvent
que la même perfonne a des idées toutes dilïérentes
desmiêmes objets en différens tems , félon qu'elle les
croît plus ou moins éloignez, comme nous explique-
rons ailleurs,
C'eft donc un préjugé , qui n'eft appuyé fur aucune
raifon , que de croire , qu'on voit les corps félon leur
véritable grandeur. Car nos yeux ne nous étant don-
nez que pour la confèrvation de nôtre corps , ils s'ac-
quitttnt fort bien de leur devoir , en nous faifànt avoir
des
44 DE LA RECHERCHE
Ch Ap, des idées des objets lefquelles fbient proportionne'es à
YL ià grandeur.
Mais pour mieux comprendre , ce que nous devons
juger de l'e'tenduë des corps fur le rapport de nos
yeux j imaginons-nous que Dieu ait fait en petit , &
d'une portion de matière de la grolTeur d'une balle,
un ciel & une terre , & des hommes (ur cette terre,
avecles mêmes proportions qui font obfèrve'es dans
ce grand monde. Ces petits hommes iè verroient les
uns les autres , & les parties de leurs corps , & même
les petits animaux qui fèroient capables de les incom-
moder j car autrement leurs yeux leur fèroient inutiles
pour leur confèrvation. Il eft donc manifefte dans
cette luppoiition , que ces petits hommes auroient
des idées de la grandeur des corps , bien différentes de
celles que nous en avons ,• puifqu'ils regardcroient
leur petit monde qui ne feroit qu'une balle à nôtre
cgard , comme dts el^aces inânis , à-peu-prés demê-
jne que nous jugeons da monde dans lequel nous
ibmmes.
Ou> fi nous le trouvons plus facile à concevoir,
<• penfons qae Dieu ait fait une terre infiniment plus va-
ne, que celle que nous habitons ; de forte que cette
nouvelle terre foit à la nôtre, comme la nôtre feroit à
celle dont nous venons de parler dans la fuppofition
précédente. Penfons outre cela, que Dieu ait gardé
dans toutes les parties , qui compofèroient ce nouveau
monde,Ia même proportion, que dans celles qui com-
pofènt le nôtre» Il eft clair que les hommes de ce der-
nier monde, feraient plus grands qu'il n'y a d'efpacc
entre nôtre terre , & les étoiles les plus éloignées que
nous voyons: Se cela étant, il eft viiible que s'ils a-
voient les mêmes idées de l'étendue des corps, que
nousenavons, ilsnepourroienrpasdiftinguer quel-
ques-unes des parties de leur propre corps,& qu'ils en
verroient quelques autres d'une groiïèur énorme. De
forte qu'il eft ridicule de penlèr qu'ils viilènt les cko-
fes de la même grandeur que nous les voyons.
Upeft mxanifeite dans les deux fuppofitions que nous
^ venons
l
DE LA VERITE'. Livre I. 45
venons de faire, <jue les hommes du grand ou du petit Ch aP.
monde , auroient des id ées de la grandeur des corps, y i,
bien différentes des nôtres , fuppofe' que leurs yeax
leur fi/îènt avoir des idées des objets, qui fèroient au- .
tour d'eux, proportionnées à la grandeur 4e leur pro-
pre corps. Or li ces hommes afsûroient hardiment
fur le témoignage de leurs yeux, que les corps (èroient
delà grandeur qu'ils les verroient , il eft vifible qu'ils
fctroiîiperoient j perfbnne n'en peut douter. Cepen-
dant il eft certain, que ces hommes auroient tout au-
tant de raifon que nous , de dejffendre leur fèntiment,
Aprenons donc par leur exemple, que nous fbmmes
très - incertains de la grandeur des corps que nous
voyons, & que tout ce que nous en pouvons fçavoir
ar nôtre vùë,n'eftquele rapport qui eft entr'eux&
e nôtre: en un mot , que nos yeux ne nous font pas
donnez pour juger delà vérité des chofes , mais feule-
ment pour nous faire connoître celles qui peuvent
nous incommoder ou nous être ' utiles en quelque
choIè.
Mais les hommes ne fè fient pas feulement à leurs
yeux pour juger des objets viables: ils s'y fient mê-
me pour juger de ceux qui font invifibles. Dés
qu'ils ne voyent point certaines chofès , ils en con-
cluent qu'elles ne font pomt , attribuant ainfi à la
vue une pénétration en quelque façon infinie. C'eft
ce qui les empêche de reconnoître les véritables cau^
fcs d'une infinité d'effets naturels j car s'ils les rap-
portent à des facultez & à des quafitez imagmaires,
c'eft fbuvent parce qu'ils ne voyent pas les réelles, qui
confiftent dans les différentes configurations de ces
corps.
Ils ne voyent point, par exemple , les petites parties
de l'air & de la flamme , encore moins celles de la lu-
mière, ou d'une autre matière encore plus fubtile^ 8c
cela les porte à ne pas croire qu'elles exiftent , ou a
juger qu'elles font fans force & fans adion. ils
ont recoui's à des qualitez occultes , ou à des facul-
tez imaginaires , pour expliquer tous les eiFets dont
ces
46 DE LA RECHEPvCHE
Chap. ces parties imperceptibles font la caufe naturelle. .
YI. Ils aiment mieux recourir à l'horreur du vuide ,
pour expliquer rélévation de l'eau dans les pompes,
qu'à lapelànteur de l'air j à des qualitez de la Lune,
pour le flwx & reflu;c delà Mer , qu'au preirement de
l'air qui environne la terre : à des facultez attraâives
dans le Soleil pour l'élévation des vapeurs, qu'au fim-
ple mouvement d'impuliion caufe' par les parties de la
matière iiibtile qu'il re'pand fans celle.
Ils regardent comme impertinente la penfe'e de
ceux, qui n'ont recours qu'à du fàng & à la chair, pour
rendre railbn de tous les mouvemens des animaux,
des habitudes même , & de la mémoire corporelle des
hommes. Et cela vient en partie de ce qu'ils conçoi-
vent le cerveau fort petit, &par conféquent fans une
capacité fufHfànte pour confèrver des veftiges d'un
nombre prefque infini de chofes qui y font. Ils aiment
mieux admettre fans le concevoir , une ame dans les
bêtes qui ne fbit ni corps ni efprit , des qualitez & des
efpeces intentionnelles pour les habitudes , Se pour la
méiTioire des hommes , ou de fèmblables chofes , def-
quelles on ne trouve point de notion particulière dans
fbn efprit.
Onfèroittrop long,{î on s'arrétoit à faire le dé-
nombrement des erreurs jauiqueiles ce préjugé nous
Mais quoi qu'on ne veuille pas trop s'arrêter à ces
chofes , on a pourtant de la peine à fè taire fiir le mé-
pris que les hommes font ordinairement des inledes,
& des autres petits anim^aux qui naiflent d'une matiè-
re qu'ils appellent corrompue. C'eft un mépris inju-
fte, qum'eil fondé que fur l'ignorance de la chofè
qu'on méprife , & fur le préjugé dont je viens de par-
ler. Il n'y a rien de méprifàble dans lanature , & tous
les Ouvrages de Ijieu font dignes qu'on les refpede, &
qu'opales admire, principalea.ent , fi l'on prend sarde
aii^ voyes adiiiuabks par leiqueiks Dieu les fait &
les
DE LA VERITE', Livre L 47
les confèrve. Les plus petits moucherons font auili Çhap.
parfaits que les animaux les plus énormes. Les pro- yi,
portions de leurs mem.bres font auffi juftes que celles
des autres ; & il femble même que Dieu ait voulu leur
donner plus d'ornemens pour recompenier la petitel^
iè de leur corps. Ils ont des couronnes , des aigrettes,
& d'autres ajuftemens fur leurs têtes, qui effacent tout
ce que le luxe des hommes peut inventer: & je puis
dire hardiment , que tous ceux qui ne fè &nt jamais
fervis que de leurs yeux , n'ont jamais rien vu. défi
beau , de (i jufle , ni même de fï magnifique dans les
maifonsdes plus grands Princes, que ce qu'on voit
avec des lunettes fur la tête d'une fîmple mouche.
Il eft vrai que ces chofès font fort petites , mais il effc
encore plus furprenant qu'il fe trouve tant de beautez
ramafle'es dans un fi petit efpace 5 & quoi qu'elles
fbientfortcommunes, elles n'en font pas moins edi-
mables ,& ces animaux n 'en font pas moins parfaits en
eux mêmes : au contraire Dieu en paroit plus admira-
blcjqui a feitavec tant de profu(ion &. de magnificence
un nom.bre prefqu'in fini de miracles en les produilànt.
. Cependant notre vue nous cache toutes ces beautez:
elle nous fait me'prifèr tous ces Ouvrages de Dieu, H
dignes de nôtre admiration ,• & à caufè que ces ani-
maux font petits par rapport à nôtre corps , elle nous
les fait confidérer comme petits ablblument, & enfîii-
tecommemeprifàblesàcâufède leur petitefîè, com-
me fî les corps pouvoient être petits en eux-mêmes.
Tâchons donc de ne point fuivre les imprefïions de
nos fèns dans le jugement, que nous portons de la
grandeur des corps : & quand nous dirons , par exem^
pie qu'un oifèau eft petit, ne l'entendons pas abfblu-
ment , car rien n'eft grand ni petit en foi. Un oifèau-
mêmes eft grand par rapport à une mouche ; & s 'il eft
petit par rapport a nôtre co rps , il ne s 'enfuit pas qu'il
le fbitabiolument,puif que nôtre corps n'eft pas une
régie abfoluë , lur laquelle nous devions mefurer les
autres. H eft lui -même trés-pecit par rapport a la ter-
re 3 & la terre par rapport au cercle , que le Soleil ou la
terre
4» DE LA RECHERCHE
Chap. terre même décrit à l'entour l'un de l'autre j Se ce ccr-
Y I. ^^^ P^^ rapport à l'eipace contenu entre nous & les
e'toiles fixes : & ainfi en continuant, car nous pouvons
toujours imaginer des efpaces plus grands & plus
grands à l'infinii
m» Mais il ne faut pas nous imaginer , que nos fens
De Ver- nous apprennent au jufte le rapport que les autres
reur de corps ont avec le nôtre : car l'exaditude & la juftede
nos yeux ne lont point elïentielles aux connoiHances fènfibles,
touchant qui ne doivent fèrvir qu'à la confervation delà vie. Il
V étendue eft vrai que nous connoifTons adez exadement le rap-
des corps port que les corps qui font proche de nous ont avec le
par rap- nôtre : mais à proportion que ces corps s^élbignent,
port les nous les connoifibns moins , parce qu'alors ils ont
uns aux moins de rapport avec nôtre corps . L'idée ou le fenti-
autres. ment de grandeur, que nous avons à la vCië de quelque
corps, diminue à proportion que ce corps eft moins
en état de nous nuire^ & cette idée ou ce fentiment s'é-
tend à mefure que ce corps s'approche de nous, ou
plutôt à mefure que le rapport cjuil aavec notre corps
s'augmente. Enfin ii ce rapport celle tout-à-fait , je
veux dire, Ci quelque corps eft fi petit ou fi éloigné de
nous qu'il ne puifiè nous nuire , nous n'en avons plus
a«cun fentiment. De forte que par la vue nous pou-
vons quelquesfois juger à peu-prés du rapport, que
les corps ontavec le nôtre, & de celui qu'ils ont en^
tr'eux ; mais nous ne devons jamais croire , qu'ils
fôient de la grandeur qu'ils nous paroifîent.
Nos yeux, par exemple, nous repréientent le Soleil
& la lune delà largeur d'un ou de deux pieds: mais il
ne fe.ut pas nous imaginer , comme Epicure & Lucrè-
ce, qu'ils n'ayenr véritablement que œtiQ largeur. La
jcnême Lune nous paroît à la vûë tîeaucoup plus grande
que les pi us grandes étoiles , & néanmoins on ne dou-
te pas qu'elle ne fbitfàns comparaiion plus petite. De
même nous voyons tous les jours fur la terre deux ou
plufieurs chofes , defquelles nous ne fçaurions décou-
vrir m juite la grandeur, parce qu'il eîl: nécefïaire pour
en j^erd'enconnoître la jufte diitance, ce qu'il eft
trés-difncile de fçavoir. Nous
DE LA VERITE'. Livre I.^ 49
Nous avons mêmes de la peine à juger arec quel- Chaï*
que certitude du rapport , qui fe trouve entre deux Y Iv
corps , qui font tout proche de nous : il les faut pren-
dre entre nos mains, & les tenir l'un contre l'autre
pour les comparer , & avec tout cela nous he'fitons
fouvent 5 fans en pouvoir rien afsùrer . Cela fè recoii-
noît vifîblementjlorfqu'on veut examiner la grandeur
de quelques pièces de monoye prefqu'egales : car
alors on eft oblige' de les mettre lès unes fur les au-
tres, pour voir d'une manière plus fèûre que par la
vue, fî elles conviennent en grandeur. Nos yeur ne
nous trompent donc pas (eulement dans la grandeur
des corps en eux mêmes , mais auifi dans les rapports
que les corps ont entr'eux.
CHAPITRE VIL Chap:
VU.
I. Deserreurs de nos yeux touchant les figures, II. Nous
n avons aucune connoijjance des plus petites^ III. Que
la connoiffance , que nous avons des plus grandes , n"e(h
pasexaae. IV- Explication de certains jugemens na-
turels , qui nous empêchent de nous tromper. V. Que
ces mêmes jugemens nous trompent dans des rencontres
particulières.
NOtre vûë nous porte moins à l'erreur , quand Des er-
elle nous repréfènte les figures, que quand el- reursde
le nous repréfènte toute autre cliofej parce que la fi- njtrevùë
gure en foi n'eft ries d'abfolu, & que la nature confî- touchant
lie dans le rapport, qui eft entre les parties qui ter lesfigu-
minent quelque efpace , & un point que l'on conçoit res.
dans cette efpace , & que l'on peut appeiler , comme / /.
dans le cercle , centre de la figure. Cependant nous Que nous
nous trompons en mille manières dans les figures , & n'avons
nous n'en connoifTons jamais aucune par les fins dans aucune
la dernière exaditude. connoip
Nous venons de prouver que nôtre vûë ne nous fait fance des
pas voir toute forte d'etenduë , mais feulement celle, pluspe^
C qui îites.
Çd DE LA RECHERCHE
Chap, qui â une proportion alTez confidérable avec nôtre
yil. corps î & que pour cette raifon nous ne voyons pas
toutes les parties des plus petits animaux, ni celles qui
compofènttous les corps tant durs que liquides. Ainfi
ne pouvans apperceuoir ces parties acaulède leur pe-
titefîè , il s'enftiit que nous n'en pouvons appercevoir
les figures , puiique la figure des corps n'elt que le
terme qui les borne» Voilà donc déjà un nombre pref^
que infini de figures , & même le plus grand que nos
yeux ne nous découvrent point j &ils portent mêmes
refprit qui{è fie trop à leiar capacité , & qui n'examine
pas aflez les choies , à croire que ces figures ne font
point.
m. Pour les corps proportionnez à nôtre vue, qui font
Que la ^" très -petit nombre en comparaifondes autres , dé-
connoij- couvrons à-peu prés leur figure , mais nous ne la con-
funceque noifîbns jamais cxaétement par les fèns. Nous ne
nous a- pouvons pas mêmes nous afl uret par la vue ,fi un ro-nd
yons des ^ ^^ quarré , qui font les deux ngures les plus fim-
plus pies, ne font point une ellipfè, & un paralelogram-
çrandes , ^"^^ jquoi que ces figures foient entre nos mains,& tout
ne(l proche de nos yeux.
-t'oint £•- J^ ^'^ plus, nous nepouvons dillingusrexadlement
\.acïei ^ ^"^ ligne eft droite ou non, principalement fi elle ell
un peu longue : il nous faut pour cela une règle. Mais
quoi ? nous ne fçavons pas , fi la régie même eft telle
que nous la fiippofons devoir être & nous ne pou-
vons nous en alsûrer entièrement. Cependant (ans la
connoifîànce de la ligne , on ne peut jamais con^
noitre aucune figure , comme tout le monde fçait
afiez.
Voilà ce que l'on peut dire en général des figures
quifonttout-prochede nos yeux & entre nos mains:
Riais fi on hs fiippofè éloignées de nous , combien
trouverons nous de changement, dans la projection
qu'elles feront fur le fi^nd de eos yeux ? Je ne veux
pas m'arréter ici à les décrire : on les apprendra aife'-
nien&dans quelque livre d'Optique, ou dans l'examen
àc \ ^gUi e s qui iz r ro u V -n t dan s le 5 tab 1 - aux . Car p aif-
DE LA VERITF. Livre t 51
que les Peintres font obligez de ks changer preixjuc Chap.
toutes , afin qu'elles parroilTent dans leur naturel , & VU.
de peindre par exemple des cercles , comme des dlip-
fesi c'ell: une marque infaillible des erreurs de nôtre
vûëdanslesobjetSjquine font pas peints. Mais ces
erreurs font corrigées par de nouvelles fenfàtions
qu'on pourroit peut être regarder comme une efpece
de jugemens naturels , & qu'on pourroit appellef ju-
gemens des fons.
Quan d nous regardon s un cube par exemple , il eft •' ^
certain que tous les cotez que nous en voyons, ne font •^'^pf'^'Z'»
preique jamais de projedion , ou d'image d'égale ^^'^^ "f
grandeur dans le fond de nos yeux ; puifque l'image f^^^'«^
de chacun de ces cotez qui fè peint lur la rétine ou nerf V-g^^^^,
optiqueeflfortfèmblableà un cube peint en perfpe- «^^«''^^^
dive: & par confèquent la (ènfation que nous en arons î^^ "°^^^.
nous devroit reprélènter les faces du cube comme iné- ^'^P^-
gales , puifqu'elles font inégales dans un cube en per- <^^^«f ««
ipedive. Cependant nous les voyons toutes égales> ^^^
& nous ne nous trompons point. tromper*.
Or l'on pourroit dixe que cela arrive par une efpece
de jugement que nous faifons naturellement , fçavoirj
Que les faces du cube les plus éloignées ne doivent
pas former (iir le fond de nos yeux des images auffi
grandes, que les faces qui font plus proches. Mais,
comme Içs fens ne font que fentir & ne jugent jamais
à proprement parler 5 il eft certain que ce jugement
n 'eft qu'une fènfarion com^pofée laquelle par confè-
quent peut quelquefois être faufïè. ^
Cependant ce qui n'eU en nous que fenfàtion , pou- ^^ces
vant être confidéré par rapport à l'Auteur de la nature mêmes'
qui l'excite en r.ous comme une efpece de jugement, je jugemens
parle quelquefois des fenfàtions comm.e des jugemens fious
naturels rparceque cette manière de parler fert à ren- trompent
die raifon des chofes ; commue on le peut voir ici, dans
dans le 9. chapitre vers la fin & dans pluiieurs autres ^ueli^ues
endroits. rencon-
Quoi que ces jugemens dont je parle nous fervent à très par-
conigeraos fens en mille façons différentes, & que particu-
C 1 ' i?i:.\s lier es.
f% DE LA RECHERCHE
(ans eux nous nous tromperions picfque toujours,
cependant ils ne lailîent pas de nous être des occafîons
d'erreur. S 'il arrive par exemple que nous voyons le
haut d'un clocher derrière une grande muraille , ou
derrière une montagne, il nous paroitra affez proche&
alTez petit. Que lî apre's nou^ voyons dans la même
diftance , mais avec pluficurs terres & plufieurs mai-
fons entre nous & lui, il nous paroîtralàns doute plus
éloigné & plus grand ; quoique dans l'une & dans
l'aiïtre manière laproje'clion des rayons du clocher
ou l'image du clocher qui fe peint au fond de nôtre
oeil foit toute la même. Or l'on peut dire que nous le
voyons plus grand, à caufe d'un jugement que nous
faifons naturellement , fcauoir ; Que puifqu'il y a
tant de terres entre nous & le clocher, il faut qu'il ibit
plus éloigné , & par conféquent plus grand,
C^ il au contraire nous ne voyons point de terres
entre nos yeux & le clocher , quoique nous fcachions
. mêmedautrepartqu'ily en a beaucoup & qu'il ell
fort éloigné , ceqm eft afïez remarquable j il nous
paroitra toutefois fort proche & fort petit , comme je
viens de dire. Et l'on peut encore penfec que cela fe
fait par un jugement naturel à notre amc,laquelie.voit
de la forte ce clocher , parce qu'elle le juge à cinq ou
fîx cens pas» Car d'ordinaire nôtre imagination ne le
repréfente pas plus d'étendue entre les objets & nous,
fi elle n'efl: aidée par la vue fènhbie d'autres objets
p'elle voye entre-deaix , ^ au delà defquels elle puii-
l
e encore imaginer.
Voyez le ^'^^^ P°^^ ^^^^ ^"*^ quand la Lune fe levé ou qu'elle
chap. 9. ^^ couche , nous la voyons beaucoup plus grande, que
vers la lorfqu'elle eft fort élevée fur l'horizon : car étan c fort
iin. haute, nous ne voyons point entr'elle & nous d'ob-
jets, dont nous fçachions la grandeur , pour juger de
cslle delà Lune par leur comparaifon. Mais quand el-
le v.ent de fe lever , ou qu'elle eft prête à fe coucher,
nous voyons entr'eiie Ôc nous plufieurs campagnes,
d^t nous connoiiTons à peuprés la grandeur, & ainiî
if^s h jugeons plus éloignée, & à caufe de cela nous
la voyons plus grande. Et
DE LA VERITE'. Livrï I. ^ . 55
Et il faut remarquer , que lorrqu'elle eft élevée au Chat,
defTus de nos teres , quoique nous {cachions trés-cer- VU.
tainement parla raifon qu'elle eft dans une très-gran-
de diftance , nous ne laifïbns pourtant pas de la voir
fort proche & fort petite : parce qu'en effet ces ju^e-
mens naturels de la vùë ne font appuiez que fur des
perceptions de la même vûë , & que la raifon ne peut
les corriger. De forte qu'ils nous portent fouvent à
l'erreur en nous faifant former des jugemens libres>
qui s'accordent parfaitement avec eux. Car quand on
juge comme l'on fent , on fe trompe toujours , quoi
qu'on ne fè trompe jamais , quand on juge comme
l'on conçoit : parce que le corps n'inftruit que pour le
corps, & qu'il n'y a que Dieu qui enfèigne toujours
la vérité, comme je ferai voir ailleurs.
Ces faux jugemens ne nous trompent pas feulement
dans l'éloignement & dans la grandeur des corps , ce
qui n'eft pas dans ce Chapitre ; mais aufll en nous fai-
ànt voir leur figure autre qu'elle n'eft. Nous voyons
par exemple, le Soleil & la Lune , & les autres corps
îphériques fort éloignez , comme s'ils ecoient plats
& comm.e des cercles. Parce que dans cette grande di-
ftance nous ne pouvons pas diuinguer , li la partie qui
nous eft ogpofee eft- plus proche de nous que les au-
tres j & à caufe de cela nous la jugeons dans une égale
diftance. C'eft aulTi pour la même raifon , que nous
jugeons que toutes les étoiles, & le bleu qui paroît au
ciel, font dans le même éloignement , & comme dans
une voûte parfaitement convexe ; parce que nôtre ef-
prit fuppofe toujours l'égalité, où il ne voit point
d'inégalité : cependant il ne la devroit pofitivcment
reconnoître , qu'où il la voit avec évidence. -
Onnes'arrêtepasicià expliquer plus au long les
erreurs de nôtre vue , à l'égard des figures des corps,
parce qu'on s'en peut inftruire dans quelque Uvic
d'Optique. Cette fcience en efïèt n'apprend que la
manière de tromper les yeux 5 & toute Ion addrefle
ne conhfte , qu'à trouver des moyens pour nous faire
faire les jugemens naturels dont )e viens de parler>
C j dans
H BE LA RECHERCHE
Cha p. dans le tems que nous ne les devons pas faire. Et cela
yiL fe peut exécuter en tant de différentes manières , xjue
de toutes les figures qui font au monde , il n'y en a pas
une feule 5 qu'on ne puilTe peindre en mille façons,
de lorte que la vîië s'y trompera infailliblement. Mai$
cen'eft pas ici le lieu d'expliquer ceschofes àfond.
Ce que l'on a dit fuiîit pour faire voir, qu'il ne faut pas
tant fè fier à fcs yeuxjlors même qu'ils nous reprefen-
tentlafigure des corps i quoi qu'en matière de figu-
res il-s fofent beaacoup plus fidèles , qu'en toute au-
tre rencontre.
€hap. - C H A P I T R E V 1 1 1.
vni.
I. Que nos yeux ne nous apprennent point la grandeur ou la
yitejje du mouvement confidéréenfoi. IL Que la durée^
qui ejl nécejfaire pour connaître le mouvement , ne nous
eflpas connue. III. Exemple des erreurs de nos yeux
touchant le mouvement C^ le repos.
NOus avons découvert les principales, & plus
générales erreurs de nôtre vue, à l'égaid de
l'étendue & des figures , il faut maintenant corriger
celles, ou cette même vue nous engage touchant le
i^ mouvemeiit de la matière. Et cela ne fera guères dif-
ficile, après ce que nous avons dit de l'ètendaë j car
il y a tant de rapport entre ces deux chofes, que fi nous
nous trompons dans la grandeur des corps , il efl ab-
solument nècefïaire , que nous nous trompions auliî
dans leur mouvement.
Mais afin de ne rien dire , que de net & de diRind,
il faut d'abord ôter l'équivoque du mot de mouve-
ment 5 car ce terme fignifie ordinairement deux cho-
fes : la première eft une certaine force, qu'on imagine
dans le corps mû , qui eft la caufe de fon mouvement:
la leçon de eft le tranfport continiiel d'un corps , qui
s'éloigne ou qui s'approche d'un autre que l'on conii-
dérc comme en repos.
10- Qii?»^^
DE LA VERITF. Livre I. 55
Quand on dit par exemple , qu'une bo4ile a com- Chap.
aiuniqué de fon mouvenvent à un autre , le mot de VIII*
mouvementé prend dans la première fisnification:
mais fi on dii firaplement , qu'on voit une boule dans
un grand mouvement, il fc prend dans la féconde. En
un mot , ce terme , mouvement , fîgnifîe Jacaulè & l'ef-
fet tout enfemble , qui font cependant deux chofês dif-
férentes.
On cfl ce me fèmble dans êits erreurs tre's-grofSé-
res , & même tre's-dangereufès touchant la force , qui
donne le mouvement & qui tranfporte les corps. Ces
beaux termes de «<z/;/re, & de qualitez imprefes , ne
femblentétre propres qu'à mettre à couvert l'igno-
rance des faux fçavans , & .l'impie'te' des libertins,
comme il me fèroit facile de le prouver. Mais cen'eft y, Ze
pas ici le lieu de parler de cette force qui meut les chap. 5 T
corps , elle n'efl rien de vifible , & je ne parfeici que delaz.
des erreurs de nos yeux. Je remets à le faire , quand il part, du
feratems» 6. Livre.
Le mouvement pris dans le fécond fèns , & pour
ce tranfport d'un corps qui s'éloigne d'un autre ,
eft quelque chofe de vifîble , & le lujet de ce Cha-
pitre. ^ ^ ^
J'ai ce me femble démontré dans le fîxiéme Chapi- _ *
tre, que nôtre vue ne nous faifbit pas connoîcre la >^^"®^
grandeur des corps en eux-mêmes , mais feulement ^^^^ "^
le rapport qu'ils ont les uns avec les autres , & princi- ^°^^^ ^P'
paiement avec le nôtre. D'où je conclus, que nous ne f^^^^^J^*
pouvons aufficonnoître la grandeur véritable ou ab- P^^'^^j^
foluë de leurs n? ouvemens, c'efl-à- dire, de leur vitef- ^'^'^^^^^J'
fè & de leur lenteur j mais feulement le rapport que 0^^'^'^^"
ces iiiouvemens ont ks uns avec les autres, & princi- '^^^ "^
paiement avec celui qui arrive ordinairement à nôtre '"^^'^'^*
corps : ce que j^ prouve ainfi. ^^^rj <
Il efc confiant , que nous ne fçaurions juger de k ^^W^^f^^
grandeur du mouvement d'un corps , que parla Ion- ^'^^ ^^^°
gueur de l'efpace , que ce même corps à parcouru. ^^^*^'
Ainfi puifque nos yeux ne nous font pas voir la véri-
table longueur de l'efpace parcouru il s'enfuit qu'ils
C 4 ne
5^ BE LA RECHERCHE
Chap. ne peuvent pas nous faite connoitre la véritable gran-
Vin. deur du mouvement.
Cette preuve n'eft qu'une fuite de ce que j'ai dit de
î'e'tenduë , & elle n'a fa force que parce qu'elle eft une
fuite ne'ceiïâïre , de ce que j'en ai de'montre'. En voici
unequinefuppoferien. Je dis donc, que quand mê-
ines nous pourrions connoître clairement la véritable
grandeur de l'eipace parcouru , il ne s'enfiiivroit pas,
que nous pûffions de même connoître celle du mou-
tement.
La grandeur ou la vitcfîè du mouuement renferme
deux choies. La première eft le traniport d'un corps
d'unlieuà un autre, comme de Taris à Saint Ger-
main: Lafecondeeftletems, qu'ila fallu pour faire
ce tranfport. Or il ne fuffit pas de fçavoir exadement,
combien il y a d'efpace entre Paris & Saint Germain,
pour fçavoir fi un nomme y eft allé d'un mouvement
vite ©u d'un mouvement lent ; il faut outre cela fça-
voir, combien il a employé de tems pour en faire le
jj chemin. J'accorde donc que l'on fçacne au vrai la lon-
Oue *la, S^^U'-* ^^ ce chemin : mais je nie abfolument qu'oiî
durée qui puifTe connoître exadement par la vue , ni mêmes de
efi nécef- guel^u'autre manière que ce fbit, le tems qu'oiiamisà
ç^l^ç le faire, & la véritable grandeur de la durée.
pourcon- CelaparoitaiTez, de ce qu'en de certains tems une
mitre la ^^ule heure nous paroitauiïi longue que quatre j & au
çrandeur ^^^'^^^^^^ ^^ d'autres tems quatre heures s'écoulentin-
du ;^o«- ^iifiblement. Quand; pasexemiple, on eft comblé de
yement Î^X^ > ^^^ heures ne durentqu'un moment j parce qu'a-
tie nous ^°^^ ^*^ ^^"^^ palTc fans qu'on ypcnfè. Mais quand on
e/? pas ^^ abbatu de triftefîè,ou que l'on fbufîre quelque dou-
connus, ^^^^» ^^^ jours durent des aimées entières. La raifbn de
ceci eft , qu'alors l'efprit s'ennuie de fà durée , parce
c|u'elle lui eft pénible. Commeils'y applique davan-
tage, il la reconnoît mieux j &: ainii il la trouve plus
longue que durant la joie , ou quelque occupation
agréable, qui le fait fbrtir comme hors de lui pour l 'ar-
racher à l'objet de fà joie, ou de fbn occupation. Car
•^emêiKe qu'une perfonne trouve un tableau d'autant
^ plus.
DE LA VERITE'. Livre t. ^ 57
plus grand, qu'il s'arrête à conftdérer avec plus û'at- Chaf,
tention les moindres ciiofes qui y font reprëfentées ; yiXi^
ou de même qu'on trouve la tête d'une mouche fort
grande; quand on en diftingue toutes les parties avec
un microfcope 5 ainuTelprit trouve fa durée d'autant
plus grande^ qu'il la confidére avec plus d'attention, &
qu'il lent toutes les parties»
De forte que je ne doute point , que Dieu ne puiHe
appliquer dételle forte nôtre efprit aux parties de la
dure'e, en nous faiiànt avoir un tre's-grand nombre de
lenlationsdanstre's-peudetems , qu'une fenlc heure
nous paroifle pîufîeurs fiecles. Car enfin il n'y a point
d'inftant dans la durée, comme il n'y a point d'ato'
mes dans les corps 5 & de même que la plus petite par-
tie de la matière fè peut divifer à l'infini , on peut auflî
donner des parties de durée plus petites & plus petites
à l'infini, comme il eft facile de le démontrer. Si donc
l'erpritétoit attentif à ces petites parties de fà durée
par des fenfàtions , qui lailîàfTent quelques traces dans
le cerveau , defquelles il fè pût refouvenir , il la trouve-
roit fans doute beaucoup plus longue qu'elle ne lui
paroit. t
Mais enfin l'ufàge des montres prouve affez , qu'oa
ne connoît point exactement la durée ; & cela me fiif-
fit» Car puilque l' on ne peut connoître la grandeur dii
mouvement en lui-même , qu'on ne connoiiîe aupa-
ravant celle delà durée , comme nous l'avons montré^
il s'enfiiic que fi l'on ne peut exadement connoître la
grandeurabfbluëde la durée, on ne peut aulïi con-
noître exadement la grandeur abfoluë du mouve-
ment.
Mais parce que l'on peut connoître quelques rap-
■ports des durées , ou des tem.s les uns avec les autres j
on peut aulïi connoître quelques rapports des meuve-
mens les uns avec les autres . Car de même, qu'on peur
•fçavoir que l'année du Soleil eft plus longue que celle
de la Lune -, on peut aufTi fçavoir , qu'un boulet de ca-
non a plus de mouvement qu'une tortue. De forte"
«^ue, il nos yeux neilous font pomt voir la grandeur
C i âbfo-i
5^ .:. ^^ LA RECHERCHE
Chap. abfoluc du mouvement , ils ne laifTciit pas de nous 21-
Yllir der à en connoîcre à peu-pre's la grandeur relative;
c'eft-à-dire -, le rapport qu'un mouvement a avec un
autre :& c'cft cela îèul qu'il eft néceilàire de Içavoir
pour laconfervation de nôtre corps»
jl^- 11 y abien des rencontres , dans lefquelles on recon-
Bx'rnple "*^^'' ^^^^^"^^^^"^ ^^^ "ôtre vue nous trompe touchant
de Cet' 1^ i'"ouvement des corps: Il arrive même afîcz fou -
-, .,.. » ^^"^ î ^^^ c'^^x qui nous paroillent fe mouvoir , ne
~..».^»v lont point mus i& ou au contraire, ceux qui nous pa-
touchant ^'^"^^"^ comme en repos , ne lailîent pas d être eu
, „ mouvem.ent. Lors par exemple, qu'on eft a(Fs lùr le
le mou- u j j' -/r • r ^ a ^ ,,
bord d un vailleau quivarort vite & d un mouvement
, fort égal , on voit que les terres & lés villes s'éloi-
ft j ' gnent 5 elles paroifïent çn mouvem.ent , & le vailIèau
f paroît en repos.
corj^s. De même, ii unhomir.e e'tcit place' fiir la pîaiiette
de Mars , il jugeroit àlaviië , que le Soleil, la terre &
les autres planètes avec toutes les étoiles fixes , fc
loicnt leur circonvolution environ en 24. ou i ^ .' heu-
res , qui efl: le tem.s que Mars employé à faire ion
tour fur (on axc.Cepcndant la terre,le Soleil & les e'toi-
ïcs, ne tournent point autour de cette planète : de for-
te que cet homme verroit des choies en m.ouveirienr,
qui (ont en repos , & iè croiroit en repos quoi-qu'il
fût en mouvement.
Je ne m'arrête point à expliquer, d'où vient que ce-
lui qui (èrojt fur le bord d'un vaifTeau , corrigeroit fa-
cilement l'erreur de fès yeux, & que celui qui lèroit
. iur la planète de Mars , demieureroit obftine'ment at'
taché à ion erreur. H eft trop facile d'en connoître la
jaiion,- & on !a trouvera encore avec plus de facilite',
il l'on fait rcHexion fiir ce qui ariiveroit à un homme
dormant dsns un vaiiTeau qui fè re'veilleroit en fùrfàut,
& ne verroit à fon réveil , que le liaut du mas de quel-
qu'autre vaiiTeau qui s'approcheroit de lui. Car > liip-
pofe' qu'il ne vît point de voiles eniiez de vent, ni ds
matelot en 'befoigne, & qu'il n e feu tît point l'agi ta-
tipjL, & les iècouiies de Ion vaiiTeau ? m autre chofe
^W feni-
DE LA VERITE; Livre L 59
fèniblable -, d deaieur^roit ablolument dans le doute,
fans fçavoir lequel des deux vaifleaux fèroit en mouve-
ment : ni les yeux > ni mêmes fà propre raiibn ne lui cii
pourroic rien découvrir.
CHAPITRE IX. Chap,
IX.
Continuation du même fujet, I. Preuve générale def er-
reurs de nôtre vue touchant k mouvement: II. g^ '// ejî
nécej^aire de connaître la diftance des objets , pour juger
de [a grandeur de leur mouvement^ III. Examen des
moyens peur rcconnoitre les distances.
Voici une preuve générale de toutes les erreurs,
dans lelquelles nôtre vue nous fait tomber rou-
ehant le mouvement.
A) ibit l'œil du fpetbareur 5 C, l'objet, que je iijppo-
{èiiiîèz éloigné d'A. Je dis, que quoique l'objet de-
meure immobile en C5 on peut le croire s 'éloigner jui-
qu'à D} ou s'approcher julqu'^B. Que quoique l'ob-
jet: s'éloigne vers D, on peut le croire immobile en C,
& même s 'appro : her vers Bj& au contraire, quoi qu'il
s'approche vers B, on peut le croire immobile en C. te
mém.es'é'oiguer vers D. Que quoique l'objet {è foie
avancé depuis C juiqu'en E , ou en H , ou en G , ou en
K, on peut cro.re qu'il ne s'eftrriii que depuis C jui-
qu'àF,oujufqu'àlj& au contraire, que bien que l'ob-
jet iefbit mû depuis C , juiqu'à P , ou jufqu'à I , ou
peut cioire qu'il s'eft mu juiqu'à E, ou julqu'à H , ou
bien, julqu'à G , ou juiqu'à K. Que li l'objet fe
meut par une ligae également diftantc du fpedlateur,
c'eft-à dire, par une Circonférence dont le fpeâiateur
ibit le centre : encore que cet objet fè meuve de C en
P> on peut croire qu'il ne fe meut que de B en O 3 6c
au contraire , bien qu'il neiè meuve que de B, en O^
on le peu t croire fe mouvoir de C en P.
Si par delà l'objet C , il fè trouve un autre objet M,
que i'oD^roie immobile 3 & qui cependant iè meuve
C 6 vers
îô DE LA RECHERCHE
CHAP. vers N : quoique l'objet C demeure immobile, ,' ou fè
IX» meuvebeaucoup plus lentement vers F , que M., vers
■rj N, il paroîtra (émouvoir vers \^, & au contraire, li,
^^rf- Il efl: évident, que la preuve de toutes ces propofi-
nccejj^ tionSjiiorftais de la dernie're, ou il n'y a point de dilîî-
re c eji^i- - ç^-^i^^^ i^e dépend que d'une chofe, qui eft, que nous ne
"K^.^I pouvons d 'ordmaire juger avec alTurance de la diftan .
1 h' f cèdes objets. Car s'il eil vrai, que nous n'en fçaurions
° -' juger avec certitude , il s'enfiut que nous ne pouvons
pour c n jpç^YQ^^ ^ Q 5'gf|. g^Y^J;•,cé vers D , ou s'il s'eft approche
naître l^ t> o • r j r ■
, vers B , & auili des autres propolitions.
pmz e Or pour voir n les jugeméns que nous formons de
^^'^ la diftance des objets ? font alfûrcz , il n'y a qu'à èxa-
mouve- ixiiner les moyens dont nous nous fèrvons pour en ju-
rnent.- ^^ . g^ j[^ ^es moyens font incertains , il ne (èpeut pas
l^^ï' £iire que les jugeméns ibient infaillibles. Il y en a plu-
^xamen ficurs^ & il les feur expliquer.
Àcs mo' Le premier , le plus univerfeî, & quelquefois le plus
yens^our jfûr moyen, que nous ayons pour juger delà diltancvî
reconnoi- des objets, efll'angle que font les rayons de nos yeuxy
tre la, di- duquel l'objet en eft le fommet , c'eft- à dire , duquel
Jlancedes l'objet eft le point où ces rayons (e rencontrent. Lor(-
objets,. que cet angle eft fort grand , nous voyons l'objet fort
l/araene proche, & au contraire quand il eft fort petit, nous le
fait point voyons fort éloigné. Et le chaDs;ement qui arrive dans
tous les 1 r • ] ^ r 1 1 1 r
nisem ia ûtuation de nos yeux klon les changcmens de CQt
que je lui angle , eft le moyen dont nôtre am.e fe fert pour juger
aîtribu'ë , deréloigneraentoude la proximité des objets. Car
ces juge- demémegu'un aveugle, qui auroit dans fes mains
inens na- j^^^ bâtons droits , desquels ilnefçaurcit pas même
S!f/^"î laloncrueur, pourroit par une efpece de Géométrie
îpnt que ,«^,, . J- , ••■,,, f.n , t
desfenfa- «atureile , juger a peu-pres de la diliance de quelque
taons ; 6c corps en le tbuchant du bouc de ces: deux bâtons, à.
ienepar- caule de la diipofition & de l'éloignement où fes
î e ainii, mains fè trouveroient ; ainfi on peut dire que i'ame ju-
3.'!.1^^.„. ^e de la diirance d'un objet par la difpolition de les
expliquer jeux , qui n eit pas la même , quand 1 angle par lequel
l€âdiûici e.Ue.l^'ok eft grand , c^ue quaiidiieft petit j c'eft a-
DE LA VERITE'. Livre L Ci
<îire , quand l'objet eft proche , que quand il cft éloi- Chaf .
On fèperdiadcra facilement de ce que je dis, fi l'on Voyez
prend la peine de faire cttto. expérience, qui eft fort fa- ^'^lî- 4.
cile. Que l'on fiiipende au bout d'un filtt une bague, diich. 7.
dont l'ouverture ne nous regarde pas , ou bien qu'on
enfonce un bâton dans terre, & qu'on en prenne un
autre à lamain , qui (bit courbe' par ie bout : que l'on
fè retire à trois ou quatre pas de la bague, ou du bâton:
quel'on ferme un œil d'une main, & que de l'autre
on tâche d'enfiler la bague , ou de toucher de travers
& a la hauteur environ de Tes yeux, le bâton avec celui
que l'on tient à fâ main : & on fera furpris de ne pou-
voir peut-être faire en cent fois , ce que l'on croioit
trës-facile. Si l'on quitte mêmes le bâton, & qu'on
veuille encore enfJer de travers la ba^ue avec cueî-
qu'un defès doits, on y trouvera quelque diinculte',
quoique l'on en fbit tout proche.
Mais il faut bien xemaïquer , que j'ai dit , qu'on tâ-
che d'enfiler la bague; ou de toucher le bâton detra- ^
vers , & non point par une Hgnc droite de nôtre œil à
la bague : car alors il n'y auroit aucune diiHcuîtJ y 8c
mêmes il lèroit encore plus facile d'en venir à bout
avec un œil ferme' que les deux yeux ouverts , parce
que cela nous re'gieroit.
Or l'on peut dire que la difficulté , qu'on trouve à.
effiler une bague de travers , n'ayant qu'un œil ou'
vert, vient de ce que l'autre étant fermé , l'angle dont
je viens de parler n'eft point connu, Car il ne luffx
pas pour connoijtre la grandeur d'un angle , de fçavoir
celle de la bafe , & celle d'un angle que fait un de Ces
cotez fur cette bafè ; ce quieft connu par l'expérience
précédente» Mais il efi: encore néceflaire de connoître
l'autre angle, que fait l'autre côté fur la bafè, ou la
longueur d'un des cotez ; ce qui ne fè peut exadiement
fçavoir qu'en ouvrant l'autre œil. Ainfî l'ame ne Ce
peut fèrvir de fa GéoiriCtrie naturelle , pour juger de
' a. diflanee de la bague .
La difpofition des yeux , qui accompagne rangfe-
formé •
6t. de la recherche
Chap. formé des rayons vifùels qui fc coupent & (è rencon-
IX. trent dans l'objet , ék. donc un des meilleurs & des
plus univerfèls moyens, dont l'ame fè fèrve pour ja-
ger de la diftance des ckolès. Si donccec angle nechan-
ge point fènfiblementj quand l'objet eit un peu éloi-
gne', ibit qu'il s'approche ou qu'il le recule de nous,
il s'enlùivra que ce moyen fera faux , & que l'ame
ne s'en pourra lèrvir pour juger de la diftaiice de cet
objet.
Or il eft très - facile de reconnoître que cet an-
gle change notablement , quand un objet qui elt
a un pied de nôtre vue, eît tranfpor:é à quatre:
mais s'il ell feulement tranfporté de quatre à huit,
le changement eft beaucoup moins feniîble ; fi de
huit à douze , encore moins ii de mille à cent
mille , pireique plus 5 enfin ce changement ne le*
ra plus fèniible , quand mêmes on le porteroit
julques dans les elpaces imaginaires. De lorte que
s 'il y a un cfpace allez couiideiable entre A, &C, l'â-
me ne pourra point par ce moyen connoltie , li l'objet
cH proche de B ou de D.
C'eft pour cette rai (on que nous voyons le Soleil &
la Lune , comme s'ils e'toient envdopez dans les nues,
quoi-qu'ils en foient étrangement éio'gnezj que nous
croyoi s naturellement que tous les Aitres font dans
une égale dillance ; & que ks comètes font fiables, &
pre/que làns aucun mouvem.eni: iùr la fin de leur cours.
Nous nous imaginons mêmies que les comètes le
diflïpent entièrement au bout de quelques mois , à
caule qu'elles s'éloignent de nous par une ligne prcf-
que droite , ou direde à nos yeux i & qu'elles vont
ainiîfe perdre dans ces grands efpaces , d'où elles ne
retourflent qu'après plufîeurs années , ou mêmes
%econà après plulicurs iiècles.
moyen Pour expliquer le fécond moyen, dont l'ame {è fèrc
fouriii' pour juger de la diibance des objets , il faut fçavoir,
ger de la qu'il eft abfbiument nècefîairc , que la Êgure de l'œil
dijlance foit différente , félon la différente diffance des objets
desobjets que nous voyons : car lors qu'un homme Voit un ob-
X r^ jet
DE LA VERITE'. Livre L 6^
jet proche de foi , ileilnéceiTaire que (es yeux (oient Chat.
plus ionf'S , que h l'objet étoit plus éloigne' j parce I X»
nu'afin que les rayons de cet objet (e raflcmblent fur
le nerf optique, ce qui eft néceilaire afin qu'on le voye,
il £iut que la dntance d'entre ce nerf & le cryllâlin loit
plus grande
Il eft viai que (\ le cryftalin devenoit plus convexe
quand l'objet ed proche , cela feroit le même eifec que
fi l'ail s'allongeoit: maisiln'eft pas croyable que le
cryftalin pniile fac-iement changer de convexité' ; &
Ton a d'un autre côté une preuve trés-fenfible , que
l'ceil s'allonge : carTinatomie apprend qu'il y a des
niufcles, qui environnent l'œil par le milieu, &roii
fent l'effort de ces mufcles qui le preffent & qui l'al-
longent 5 quand on veut voir quelque choie de fort
prés.
Mais il n'eilpas nécefiaire de fçavoir ici , de quelle
manière celafe fait,il liiifit qu'il arrive du changement
dans l'csil, foit parce que les mufcles qui l'eRviron-
neat, le prefiènt ; loic parce que les petits nerfs, qui ré-
pondent aux ligamens ciliaires , leLqueîs tiennent If
cryflalin f uipendu entre les autres hum.eurs de l'œil, fè
lâchent pour augmenter la convexité du cryftalin, ou
fè roidifiènt pour la diminuer.
Car enfin, le changement qui arrive, quel qu'il loir,
n'cfl que pour faire que les rayons des objets fc raf-
fèmblent tout juile fur le nerf optique. Or il eit con-
fiant , qViC quand l'objet eft à cinq cent pas , ou à dix
mille lieues, on le regarde avec la miéme difpo^roh
des yeux 5 fans qu'il y ait aucun changement fenibîe
dans ks mufcles qui environnent l'œil , ou dans les
nerfs qui répondent aux ligam^ens cilîaires du cryfla-
lin : Si les rayons des objets fc ralïèmblent fort exade-
ment iar la rétine ou nerf optique. Amfi l'amie juge-
roit que des objets éloignez de dix mille ou de cent
milki- lieuës,ne lent qu'a cinq ou iix cens pas;fï elle ne
jiig<;oit de leur éloigneir.ent,que par la dilpofiîion des
yeux dont je viens déparier.
Cependant li efl certain que ce moyen fêrt à l'ame,
ouand
64 DE LA RECHERCHE
Chap. quand l'objet efl: proche. Si par exemple un objet n'efl:
I X. qu'à demi pied de nous, nous diftinguons afTez bien {à
diftance par la difpofition des muicles qui prefl'ent nos
yeux , afin de les faire un peu plus longs i & mêmes
cette difpofition eft pénible. Si cet objet eit à deux
pieds, nous le diftinguons encore, parce que la diipo .
lition des raufcles eft quelque peu fènfible , quoiqu'el-
le ne fbit plus pe'nible. Mais fi l'on éloigne encore
l'objet de quelques pieds , cette difpofîtion de nos
mufcles devient il peu lenlîble, qu'elle nous eft tout-à-
faitinutile pour juger de la diftance de l'objet.
Voilà donc déjà deux moyens , dont l'ame Ce fèrt
pour juger delà diftance de l'objet , quifont fort inuti-
les , quand cet objet eft éloigné de cinq à iix cens pas,
& qui même ne font point allûrez, quoi que l'objet
/bit plus proche.
Tro'ific- ^^ troiûéme moyen confifte dans la grandeur de
1^ - l'image qui fe peint au fond de l'œil ,5cquirepréfpnte
'; , les objets que nous voyons. On avoue que cette ima-
y 1. ge diminue a proportion que 1 objet s éloigne ; mais
^ .n .^ cette diminution eft d'autant moins feniîblcque l 'ob-
' •' A; t i^*" ^^^ change de diftance eft plus éloigné. Car lors
^ qu'un objet eft déjà dans une diftance raifbnnable,
comme de cinq à iix cent pas, plus ou moins à pro-
portion de fà grandeur , il arrive des changemens fort
coniîdërables dans Ion élcignement , fans qu'il arrive
de changement {ènfibie dans l'image qui le rcpréfènte,
comme il eft facile de le démontrer. Ainfi ce troisième
moyen a le même défaut, que les deux autres dont
nous venons de parler.
11 y a de plus à remarquer, que l'ame ne juge pas ces
objets-là^es plus éloignez , dont l'image peinte fïir la
rétine eft plus petite. Quand je vois par exemple , un
•homme & un arbre à cent pas, ou bien plufîeurs étoiles
dans le ciel j je ne juge pas que l'homme foit plus éloi-
gné eue l'arbre, & [ç:s petites, étoiles plus éloignées
que les plus grandes^ quoique les images de l'hommeôc
des petites étoiles, qui font peintes fur la rétine, (oient
plusjetites que celles de l'arbre & des grandes étoiles.
rf II
DE LA VERITE'. Livre L' ^5
Il faut encore la grandeur de l'objet , pour pouvok ju- Chap,
ger à peu-prés de fbn e'Ioignement : & parce que je IX»
Içai qu'une maifbn eft plus grande qu'un homme,
quoique l'image d'une maifbn fbit plus grande
que celle d'un homme , je ne lajugepas néanmoins
plus proche, lien eft de même des e'toiles. Nos yeux
nous les repre'fèntenttoutes dans une même diftance,
quoi-qu'il (bit tre's-raifonnable d'en croire quelques-
unes beaucoup plus éloignées de nous que les autres,
Ainfî il y a une infinité d'objets dont nous ne pouvons
point fçavoir la diftance , puifqu'il y en a une infinité
dont nous ne conHoifîbns point la grandeur.
Nous jugeons encore de l'éîoignement de l'objet,
par la force avec laquelle il agit mr nos yeux > parce o^^*„'^
qu'un objet éloigne agit bien plus foiblement qu'un CTt^ "
autre 5 & parla diftindion & la netteté de l'image qui ^-.^j.-^
ik forme dans l'œil , parce que quand l'objet eft éloi- ^J^^. "
gné, il faut que le trou de l'œil s'ouvre davantage ,&
parconféquentqueles rayons fè raffemblent un peu '
confufément. C'eft pour cela que les objets peu éclai-
re2, ou que nous Toyons confufément, nous paroif^
fent proches. Il eft aflèz clair, que ces derniers moyens
ne fbnt pas afsûrez pour juger avec quelque certitude
delà diftance des objets , & on ne veut point s'y arrê-
ter, pour venir enfin au dernier de tous, qui eft celui
qui aide le plus l'imagination , & qui porte plus facile-
ment lame à juger que les objets font fort éloignez.
Le fixiéme donc & principal moyen corrfifte , en ce
que l'œil ne rapporte point à l'ame un (èul objet fépa- Sixième
ré des autres 3 mais qu'il lui fait voir auîïï tous ceux^ moye»
qui fe trouvent entre nous & l'objet principal que nous pourju-
confidérons. ger de la
Quand par exemple , nous regardons un clocher dijvance
allez éloigné, nous voyons d'ordinaire dans le même- des objets
tems pluneurs terres & plusieurs maifons entre nous
& lui y & parce que nous ne jugeons de réloigaement
de ces terres & de ces maifons; & que cependant nous
voyons quele clocher eft au delà, nous jugeons aufli
qu'il eft bien plus éloigné , & même plus gros & plus
grandi
^6 DE LA RECHERCHE
€hap. grand , que fi nous le voyons tout fèul. Cependant
IX. l'image cjui s'en trace au fond de l'œil, eft toujours
d'une égale grandeur , foit qu'il y ait des terres & des
maifons entre nous & lui , fbit qu'il n'y en ait peint,
pourvu que nous le voyons d'un lieu également di-
ftant, commeonlefùppofè. Ainfî nous jugeons de
lagrandeur des objets par l'éloignement où nous les
croyons ; & les corps que nous voyons entre nous &
les objets aident beaucoup nôtre imagination à juger
de leur éJoignement: de même,que nous jugeons de la
grandeur de nôtre durée , ou du tenips qui s'ell paffé
depuis que nous avons fait quelque action , par le Ibu-
venirconfiis des choies que nous avons faites, ou des
pcnfées qae nous avons eues fucceffivement depuis
cette adion. Car ce font 'toutes ces penfées & toutes
ces adions qui fè fo/it fuccedées les unes aux autres^
qui aident nôtre e^rit à juger de la longueur de
quelque tems ou de quelque partie de nôtre durée;
ou plutôt le fbuvenir confus de toutes ces penfees fuc-
cefhveseftlamêmechofc, quelc jugement de nôtre
durée , comme la vûë confufè des terres , qui font en-
tre nous & un clocher , eft la même choie que le juge-
ment de l'éloignement du clocher.
De là il cit facile de reconnoure la véritable raiibii
pourquoila Lune nous paroît plus grande loriqu'elle
\ç.\i\-ç. , que loriqu'elle eft fort haute fur l'horiion,.
Car loriqu'elle iè léve,el]e nous paroît éloignée de plu-
£eurs lieues, & mêmes au delà de l'horifon feniibJe ,
eu des terres qui terminent nôtre vCië: au lieu que
nous ne la jugeons qu'environ à une demi-lieuë de
nous 3 ou ièpt ou huit fols plus élevée que nos mai-
ions, loriqu'elle eft montée iùr nôtre iioriibn . Ainfî
nqus la jugeons beaucoup plus grande quand elle eft
proche de l'horifon, que loriqu'elle en eft fort éloi-
gnée j parce que nous la jugeons beaucoup plus éloi-
gnée de nous loriqu'elle fe lève, que loriqu'elle eft
fort haute fur nôtre horiibn .
\\ eft vrai qu'un tr fs-grand nombre de Philofophes
attribuent ce que nous venons de dire, aui vapeurs
DE LA VERITE'. Livre \. . €7
qui s'élèvent de la terre. Je tombe d'accord avec eux, Chai>»
que les vapeurs rompant les rayons des objets , les I X.
fontparoître plus grands. Je fçai qu'il y a plus de va-
peurs entre nous & la Lune, lorlqu'eilc fè lève que
lor/qu'elie eft fort haute j &que par conféquent elle
devroitparoître quelque peu plus grande qu'elle ne
paroît , fi elk e'toit toujours également éloignée de
nous. Mais cependant on ne peut pas dire que cette
réfradion des rayons de la Lune (bit la caulè de œs
changemens apparens de (à grandeur j car cette féfra-
d:ion n'empêche pas , que l'image qui fè trace au fond
«3e nos yeux , lorlque nous voyons la Lune qui fe lève,
ne fbitplus petite , que celle qui s'y forme , lorfqu'il y
a iong-tems qu'elle eft levée.
Les Ailronomes , qui mefiirent les diame'tres àts
Planètes , remarquent que celui de la Lune s'agrandir,
à proportion qu'elle s'éloigne de l'horiion , & par
conféquent à proportion qu'elle nous paroît plus pe-»
tite : ainfi le diamètre de l'image que nous en
avons dans le fond de nos yeux , eft plus petit lorfquc
nous la voyons plus grande. En effet lorfque la Lune fè
lève, elle eft plus éloignée de nous du diamètre de la
terre, que lorfqu'elle eft perpendiculairement (iir nô-
tre tête 3 & c'cu-là la raifon , pour laquelle Ton dia-
mètre s'agrandit lorfcju'elle monte fur rhorifon , par-
ce qu'alors ûlz s'aproche de nous.
Ce qui fait donc, que nous la voyons plus grande
lorfqueile lè lève , n'eft point la refra<Slion que fouf-
ftent les rayons dans les vapeurs qui fbrtent de la terre,
puifque l'miage qui eft formée de ces rayons eft alors
plus petite: mais c'eft le jugement naturel que nous
fâiibns de fon èloignernent , à caufe qu'elle nous pa-
•rcitau delà des terres que nous voyons fort éloignées
de nous, commel'on a expliqué auparavant: & on
s^'étonneauedes Philolbohes tiennent aue la raifon
de cette apparence & de cette tromperie de nos lens
fbit plus difficile à trouver , que les plus grandes
équations d'Algèbre.
Ce moyen , que nous avons pour juger de l'èloi-
snement
<58 DE LA RECHERCHE
Chap. gnement de quelque objet par la connoifTance de la 1
I X. diftance des chofès qui font entre nous & lui , nous eft
ibuventaffez utile , quand les autres moyens dont j'ûi
parle', ne nous peuvent aérien /èrvir j car nous pou-
vons juger par ce dernier moyen , que de certains ob-
jets font éloignez de nous de plu/ieurs lieues, ce que
nous ne pouvons pas faire par les autres. Cependant fi
on l'examine , on y trouvera plufieurs défauts.
Car premièrement, ce moyen ne nous lèrt que pour
les objets qui font fur la terre , puiiqu'on n'en peut
J^ire ufàge que tre's-rarement & mêmes fort inuti-
lement pour ceux qui font dans l'air ou dans les cieux.
Secondement , on ne s'en peut fervir fur la terre, que
pour des chofès éloigne'es de peu de lieues. En troinc-
melieu , il faut être afsûré , qu'il ne fè trouve entre
nous & l'objet ni vallées, ni montagnes , ni autre cho-
ie ièmblable , qui nous empêche de nous lervir de ce
JRioyen. Enfin je croi qu'il n'y a perfonne , qui n'aie
iàitaffez d'expe'ricnces iurcej[iijet pour êtreperfuadé,
qu'il eft extrêmement difficile de juger aveè quelque
certitude , de rêloignement des objets, par la vùë fèn-
fîble des chofès quifè trouvent entr 'eux & nous3 & on
ne s'y eft peut-être que trop arrête'»
Voilà tous les moyens que nous avons pour juger
de la diftance des objets , on y a fait remarquer les de'-
fàuts confîdérables , & on doit conclure , que les juge-
mens qui y font appuyez doivent être aufîi tre's-incer-
tains.
Il eft facile de là , de faire voir la vérité' des proposi-
tions que j'ai avancées. On a fiippofé l'objet C , aiïèz
éloigné d'A ; donc il peut en plufieurs rencontres s'a-
vancer vers D, ou s'approcher vers B, fans qu'on le re-
donnoifîè, puifqu'on n'a pas de moyen afsiiré pour ju-
ger de fà diftance. Il peut mêmes reculer vers D , lors
qu'on le croira s'approcher vers B: parce quel'image
de l'objet s'augmente & s'agrandit quelquefois fur le
nerf optique j fbit à caufè que l'air qui eft entre l'objet
&c l'œil fait une plus grande réfraction en un tems
qu^n un autres foit parce qu'il arrive quelquefois de
/'f petits
DE LA VERITE'. Livrf I. 6<)
pctitstremblemensàcenerfi foit enfin parce que l'im- Chap,
prefTion , que fait l'union peu exade des rayons flir ce I X,
même neri, (k re'pand & fè communique aux parties,
qui n'en devroient point être agitées j ce qui peut ve-
nir de plufieurs caufès difFe'rentes. Ainfî l'image des
mêmes objets fè trouvant plus grande dans cqs occa-
fîons , elle donne fuiet à l'ame de croire que l'objet
s'approche. Il en faut dire autant des autres propo fi-
lions.
Avant que de finir ce Chapitre, il faut remarquer,
qu'il nous importe beaucoup pour la confèrvation de
nôti-evie, de connoitre mieux le mouvement, ou le
repos des corps, à proportion qu'ils font plus proche
de nous": & qu'il nous eit aflez inutile de fçavoir avec
cxaditude la vérité de ces chofès , quand elles fè paf^
fènt dans des lieux fort éloignez. Car cela montre évi-
demment j que ce que j'ai avancé généralement de
tous les fèns , qu'ils ne nous font connoître les chofes
que par rapport à la confèrvation de nôtre corpg , &
non pas félon ce qu'elles font en elles-mêmes , fè trou-
ve exadementvraien cette rencontre; puifque nous
connoifTons mieux le miouvement , ou le repos des
objets, à proportion qu'ils s'approchent de nous, &
que nous n'en fçaurions juger par les fèns , quand ils -
font fi éloignez qu'il femble qu'ils n'ayent plus ou
prefque plus de rapport à nos corps,Comme quand ils
font à cuiq ou fix cent pas de nous , s'ils font d'une
grandeur médiocre j ou même plus prés que cela , s'ils
font plus petits ; ou enfui plus lein dç quelque chofc,
s'ils font plus grands.
CHAPI-
70 I^E LA RECHEPvCHË
^^^^' ;CHAriTRE X.
Des erreurs touchant les qualités fenfihles. I. BijlmElion
deTame^ducorps, 11. Explication des organes des
fens. III. c^ quel/epartle du corps Vame ejl immédiate-
ment unie, IV. Ce que les objets font fur les corps. V.
Cequ'ilsproduifent dans l'ame^ & les rai fons pour
lefquelles Vame n'apper^oit point les mouvemens des fi-
hrcs du corps, VI. Quatre chofes que ton conjond dans
chaque fenfation,
^"y Ous avons vCi dans les Chapitres pre'cccîensjque
S! les jugemenscjue nous foimons (ur le rapport
de nos yeux touchant re'cenduë , la figure, & le mou-
vement, ne Ibnt jamais exaélcment vrais: cependant
il faut tomber d'accord, qu' ils ne ibnt pas entièrement
faux: Ils renferment du moins cette ve'rite'j qu'il y a
tors de nous dcl'e'tenduë , des figures , & des mouve-
mens , quels qu'ilsfoient.
Ilelivrai , que nous voyons Ibuvent des. chofès qui
ne font point, & qui ne fuient jamais , & que nous ne
devons pas conclure qu'une choie ioit hors de nous de
cela fèul que nous la voyons hors de nous. Il n'y a
point de îiaifon néceffaire entre la pré(ènce d'une idée à
i'efprit d'un homme , & l'exiftence de la chofè que
cette idée repréfènte ; & ce qui arrive a ceux qui dor-
ment, ou qui font en délire, fcprouvefuftîfàmment.
Mais cependant on peut afsûrer qu'il y a ordinaire-
ment hors de nous de l'e'tenduë , des figures , & des
mouvemens, lorfque nous envoyons Ces chofès ne
font point feulement imaginaires , elles font réelles, &
^ rr , ■^ nous ne nous trompons point de croire , qu'elles ont
A^oj> ^ une exiftence réelle , & indépendante de nôtre elprit,
, . ~^ ^- quoiqu'il foittrés-diffdle de le prouver*
cuiircij- Il ^i^j. tjonc confiant que les jugemens que nous ùi.
^^""^' foiiS touchantrétcnduë, les figures,& les mouvemens
cIjs corps, renferment quelque véiité : mais il n'en elt
pas
DE LA VERITE'. Livre L 71
pas de même de ceux , que nous faifbns touchant la Chap»
lumière , ks couleurs , les faveurs , les odeurs & routes X.
les autres qualitez fèniibles ; car la vérité' ne s'y rencon-
tre jamais, comme nous Talions faire voir dans le refte
de ce premier livre.
On ne fèpare point ici la lumie're d'avec les cou-
leurs, parce qu'on ne les croit pas fort différentes, &
qu'on ne les peut expliquer féparement. L'on fera
mêmes obligé de parler des autres qualitez fenfibles en
général , en même-tems que l'on traittera de ces deux-
cy, parce qu'elles s'expliqueront par les mêmes prin-
cipes. Il faut apporter beaucoup d'attention aux cho-
fès qui fijivent, car elles font de la dernière confequen-
ce , & bien différentes pour leur utilité de celles qui
ont précédé. /.
Je fuppofè d'abord , qu'on ait ûit quelque réflexion Dijiin-
fur deux "* idées , qui (è trouvent dans nôtre ame : l'u^ ^ion de
ne qui nous rcpreTente le corps , & l'autre qui nous re- l'ameO*
prilènte l'efprir : Qu'on les fçache biea diftinguer du corps.
par les attributs pofitns , qu'elles rcnfemient; en un * j'ap-
mot, qu'on fefoit bien perluadé, que l'étendue eft pelle ici
différente de la penfée. Ou bien je fuppofè , qu'on ait ^'^'^^ ^.^^
lu & médi:é quelques endroits deSaint Auguftin,com- f^^St-^
me le I G. Chapitre du i o. Livre de la Trinité, les 4. & i.-nœe-
14, Chapitres du Livre de la (^antitéde l'ame , ou les diat de
Méditations de M* Defcartes , principalement ce qui l'clprit.
regarde la diftindion de l'ame & du corps. Ou enfin
le h xiéme difcours du difcernement de l 'ame €^ du corps
de M k de Cordemoy .
Je fuppofè aum , qu'on f^aclie l'anatomie des orga- h ';
nesdesfens: & qu'ils font compoièz de petits filets, ^xp"^<^*
qui ontleur origine dans le milieu du cerveau; qu'ils tiondes
le répandent dans tous nos membres où. il y a du lenti- organes
ment, & qu'ils viennent enfin aboutir fans aucune in- desfens,
terruption jufqu'aux parties extérieures du corps : que
pendant que l'on veille , & qu'on eft enfanté, on ne
peut en remuer un bout, que l'autre ne le remue en
même-tems , à cauiè qu'ils font roiijours un peu ban-
dez i de même qu'il arrive à une corde bandée , de h-
Chap.
X.
Vame
eji unie
imme-
àiatemèt
à la par-
71 DE LA RECHERCHE
quelle on ne peut remuer une partie fans que l'autre
ioit ébranlée.
Iliàutauffifçavoir, que ces filets peuvent être re-
muez eu deux manie'res , ou bien par le bout qui eft
hors du cerveau , ou par le bout qui etl dans le cerveau.
Si ces filets font agitez au dehors par l'action des ob-
jets , & que leur agitation ne fé communique point
jpfqu'au cerveau , comme il arrive dans le Ibmmeil,
î'ame n'en reçoit pour lors aucune fèniàtion nouvelle:
mais fi ces petits filets font remiiez dans le cerveau par
le cours des efprits animaux , ou par quelqu'autre cau-
fè , l'âme appeAçoit quelque chofè , quoique les parties
de ces filets qui iônt hors du cerveau, & répandus dans
toutes les parties de nôtre corps, fbientdans un par-
fait repos ', comme il arrive encore pendant qu'on
dort.
Il efl: encore bon de remarquer ici. en paffant, que
l'expe'rience apprend qu'il peut arriver, que nous fen-
tions de la douleur dans des parties de nôtre corps qui
nous ont c'té entie'rementcoupe'es : parce que les filets
du cerveau, qui leur re'pon dent,, étant ébranlez de la
même manière que fi elles étoient efïeiflivement bief-
fées, l'âme fent dans ces parties imaginaires une dou-
leur trés-réelle. Car toutes œs choies montrent vifi-
blement, que l'âme réfide immédiatement, dans la
partie du cerveau à laquelle tous les organes des fèns
aboutiiFenti'je veux dire qu'elle y fent tous les chan-
gemens, qui s'y paffent par rapport aux objets quiles
ontcaufèz,ou qui ont accoutumé de les caufèr, &
& qu'elle n'apperçoit ce qui fe paiïe au dehors de ctttQ
partie, que par l'entremife des fibres qui y aboutilïènt.
Cela pofë& bien conçu, il ne fera pas fort difficile de
voir comment la fèniàtion fè fait , ce qu'il faut expli-
quer par quelque exemple.
Lors qu'on appuie la pointe d'une aiguille fur fà
main , cette pointe remue & fépare les fibres de la
chair. Ces fibres font étendues depuis CQt endroit juf-
quljn cerveau ; & quand on veille , elles font afïez
biadées pour ne pouvoir être ébranlées , que celles du
cerveau
DE LA VERITE'. LivreI. 75
cerveau ne le ibienc. Il s'en fuit donc que les extrêmi- Ch AB^
tez de ces fibres , qui font dans le cerveau , font aufïi X*
remuées. Si le mouvement des fibres de la main eft
mode'ré , celui des fibres du cerveau le fera auflî ; & fi
ce mouvement cft afTez violent pour rompre quelque
chofc fiir la mainj il fera de même plus fon& plus
violent dans le cerveau»
De même fi l'on approche fà main du feu , les peti-
tes parties du bois , qu'il poufTe continuellement en
fort grand nombre & avec beaucoup de violence,
comme la raifbn le démontre au défaut de la vûë ,
viennent heurter contre ces fibres , & leur commun! •
quent une partie de leur agitation. Si cette adlion eft
mode're'e , celle des extre'mitez des fibres du cerveau^
qui repondent à la main, fera modérée : & fi ce mou '
vement efl afTez violent dans la main pour en fcparer
quelques parties , comme il arrive quand on fè brûle,
le mouvement des fibres intérieures du cerveau fera â
proportion plus violent. Voilà ce qui arrive à nôtre
corps, quand les objets nous frapentî il faut mainte-
nant voir ce qui arrive ànôtreame»
Elle réfîde principalement , s 'il efl permis de le dire ^
ainfi j dans cette partie du cerveau , où tous les filets de q^ '
nos nerfs aboutiffent: elle y eft pour entretenir, & Us objets
pour conferver toutes les parties de nôtre corps; & £j/-0£//«7ft
par conféquent il faut qu'elle foit avertie de tous les *^^„^ ^«^^
changemens qui y arrivent,& qu'elle puiflè diftinguer ^^^ ^
ceux qui font conformes à la confticution de fôn • \^jr^g
corps, d'avec les autres , parcç qu'il lui fèroit inutile I r
de les connoître abfblument & fans ce rapporta ^'^^ u llel'
corps. Ainfi quoique tous ces changemens de nos fi ?• -^
bres ne confiflent félon la vérité , que dans des mou- , , -
vemens qui ne différent ordinairement que du plus & ^ > c «^
du moins, il eft nécefTairc que l'ame les regarde com- î ^
me des changemens efïeniiellemcnt diflérens . Car en-»-
corc qu en eux - mêmes ils ne dirrerent que très* 1 ri^
peu , on les doit toutefois confidérer comme effen ^^
tiellemcnt diifcrens par rapport à laconfcrvation du ^^*'^^'
corps,
D le
'J4 ^E LA RECHERCHE
CrfÀP. le mouvemenr par exemple , qui caufe la douleur
X. ne difFe're àflez ibuvent que très peu, de celui qui eau-
Ce rai- fè le chatouillemjeîït : 11 n'eflpas nécelîaire qu'il y ait
ionnc- jje (Jiffe'rence elTentielle entre ces deux mouvemensi
confusi ^^^^ ^^ ^^ nécefTaire qu'il y ait une différence elTentiel-
ou ce ju- ^c entre le chatouillcmeat , & la douleur , que ces
gement deux mouvemens caulent dans rame. Carlébranle-
naturcl ment des fibres qui accompagne le chatouillement,
^'^^ témoigne à l'ame la bonne conftitution de fbn corps,
Sfadon *ï^'^^ ^ ^^^ ^^ ^°^^^ P°"^' ^'^'^1^^^ ^ rimprefTion de
coiupo- i'objet, & qu'elle ne doit point appréhender qu'il en
lée. {bit bleffé: mais le mouvement qui accompagne la
Voyez ce douleur, étant quelque peu plus violent, 11 elt capable
que )"ai ^ç jf^mpre quelque fibre du corps , & l'ame en doit
ravant^^" être avertie par quelque lènfàtion delàgréable , afin
des juge- <5u'elle y prenne garde. Ainfî quoique les mouvemens
mensna- qtii fè paflent dans le corps , ne différent que du plus
turels, 6c & du moins en eux-mêmes, fi néanmoins on les con-
lei. ch. fjdére par rapport à laconfèrvationdenôtrcvie, on
^^' ^^' peut dire qu'ils différent eilèntieliement,
C'eft pour cela que nôtre ame n'apperçoit point les
c'branlemens que les objets excitent dans les fibres de
nôtre chair: il lui lèroitafîéz inutile de les connoîtrej
& d\Q. n'en tireroit pas afîez de lumière pour juger fî
les chofes qui nous environnent , fèroiejit capables de
détruire, ou d'entretenir Tceconomie de nôtre corps,
Mais elle fe fent touchée de ientimens qui différent
cfîentiellement j & qui marquent précitémcnt les
qualitez des objets par rapport i.Con corps , lui font
Icntir trés-diftindement , fi ces objets font capables de
lui nuire.
Il faut déplus confidérer , que fî l'ame n'apperce-
Vbitquecequi fè pafïè dans fà main, quand elle Ct
brille : fî elle n'y voyoit , que le mouvement & k fé-
paratio'n de quelques fibres , elle ne s'en nîettroit gué-
resenpeine: & mêmes elle pourroit quelquefois par
fanraifîè & par capriee , y prendre quelque JÊtisfac^ion,-
copjBiecesfantafquesquiièdiveinrîenr à touç rom-
pra dans leurs emportemens & dans leurs débauches.
Ou
DELA VERirr. LtvRE 1. 7J
Oubiende même qu'un prifbnnier né Ce mettroit CHAïi
gueres en peine , s'il voyoic cju'on dém.olit les murail- X»
les qui l'enferment , & que même il s'en réjoiiiroit
cians refpérance d'être bien-tôt délivré. Ainfi, fi nou5
n'appercevions que la réparation des parties de nôtre
corps, lorfque nous nous brûlons , ou que -nous rece-
Tons quelque bleflùre , nous nous perfùaderionsbiefl-
tôt que notre bon heur n'eft pas d'être enfermé dans
un corpsj qui nous empêche de jouïr des choies qui
nous doivent rendre heureux -, & ainû nous ferions
bien aifes de le voir détruire.
Il s'enfiiit delà , que c'eft ayec une grande fàge/Te,
que l'Auteur d^ l'union de nôtre ame avec nôtre
corps, aordonné que nous fèntifïions de la douleur
quand il arrive a|j corps un changement capable de lui
nuire y comme quand une aiguille entre dans la chair,
ou que le feu en répare quelques parties î& que nous
fèntiifions du chatouillement, ou une chaleur agréa-
ble, quand ces mouvemens font modérez, fànsapper-
cevoir la vérité de ce qui fè palïe dans nôtre corps , ni
ks mouvemens de ces fibres . dont nous venons de
parler.
Premièrement , parce qu'en Tentant de la douleur 8c
du plaifir , qui (ont des cno(ès qui différent bien da-
vantage que du plus ou du moins, nous diftinguons
avec plus de facilité les objets qui en font roccafîon*
Secondement, parce que cette voie de nous faire con-
nokre, fi nous devons nous unir aux corps qui nous
environnent , ou nous en féparer, eii la plus courte, &
qu'elle occupe moins la capacité d'un efprit qui n'effe
fait que pour Dieu. Eniin, parce que la douleur & Is
plaifir étant des modifications de nôtre ame , qu'elle
lent par rapport à fon corps , & qui la touchent bien
iiavantage que la connoilTance du mou/cment de
quelques fibres qui lui appartiendroient ; cela- l'oblige
a s'en mettre fort en peine, & cela fait une union trés-
ctroite entre l'une & l'autre partie de l'homme. Il
eft donc évident de tout ceci , que les (ens ne nous
font donnez que pour la confervation de nôtre
P 2 corps,
7^ DE LA RECHERCHE i
^rfAP* corps > & non pour nous apjprendre la vérité»
X, Ce que Ton vient de dire du cnatoiiillement & de la j
douleur, £e doit entendre généralement de toutes les ;
autres fcnfàtions, comme on le yerra mieux dans la }
fuite. On a commencé par ces deux fentimens , plii- j
tôt que par les autres, parce que ce font les plus vif s, Se '
qu'ils font concevoir plus fènfiblemcnt ce que l'on ]
vouloir dire ]
Il eft préièntemcnt trés-facilc de faire voir , que i
nous tombons en une infinité d'erreurs touchant la lu-
mière & les couleurs > & généralement touchant tou-
tes les qualitez fènfibles, comme le froid, le chaud> ]
les odeurs , les laveurs , le fon , la douleur , le chacoùiU \
leimeiit i & fi je voulois m*arrêcer à rechercher en par- j
ticuher toutes celles où nous tombons fur tous les ob-
jets de nos fèns , des années entières ne fiiffiroient pas |
pour les déduire , parce qu'elles lont prefque infiniesi i
ainfi ce fera aflTez d 'en parler en général .
Dans prefque toutes les feniàtions, il y a quatre cho- .1
F"/, (es différentes , que l'on confond > parce qu'elles fc \
Çuatre font toutes enfemble,& comme en un inftant. C'eft- '
chofes 1^ le principe de toutes les autres erreurs de nos lèns .
^uel'on La première eft VaBion de l'objet , c'eft-à-dire, ]
confond dans la chaleur , par exemple , /'/wp«/j'zo/z&: le mou- '•
ianscha- vement des petites parties du bois contre les fibres de ;
^iiejen- la main. i
jation* La féconde eft UpaJJion de l'organe du fèns , c'eft-à- ,;
dire , l'agitation des fibres de la main caufée par pelle \
des petites parties du feu, laquelle agitation fè commu-
nique ju 'ques dans le cerveau , parce qu'autrement l'a- i
mené fèntiroit rien. ]
Xâ troilïéme eft la{>aJJion, la fcnfation, ou la percep- ;
tion de l'ame , c'eft- à-dire , ce qu'un chacun fènt, :
quand il eft auprès du feu. ' ]
La quatrième eft /e/«gfWf«ï que l'ame fait, que ce
qu'elle lent eft dans ù, main , & dans le feu. Or ce; ju- ]
ment eft naturel, ou plutôt ce n'elt qu'une fèniâtion ;
compoièe : mais cette ienfation ou ce jugement ,natu- ;
JJIijf^ft prefque toujours iliiyid'un autre jugement U- ■
bre,;
DE LA VERITF. Litre L 77
brc, que l'ame a pris une fi grande habitude de toc, ChaK
qu'elle ne peut prefque plus s 'en empêcher, Xr
Voilà quatre chofès bien différentes, comme l'on
peut voir , lefquelles on n'a pas foin de diftinguer, &
qucl'on cft porte' à confondre à caufe de l'union étroit
te de l'ame & du corps , laquelle nous empêche de
bien démêler les ptoprictcz de la matie're d'avec celles
del'eiprit.
Il eix cependant facile de reconnnoître , que de ces
quatres cnofès qui fè paffent en nous , quand nous
ientons quelque objet , les deux premie'res appartien-
nent au corps , & que les deux autres ne peuvent ap^
partènir qu'a l'ame , pourvu qu'on ait un peu médité
fiir la nature de l'ame & du corps , comme on l'a du
iàire,ainnqucjerailuppofë» Mais il faut expliquer
ces choies en paniculicr.
C H A P I T R E XI* ^^^/'
I. "De V erreur où lo'n tombe touchant Va^ion des ohjetf
contre les fibres extérieures de nos/èns. II. Caufede
cette erreur. III. Objeâiion ^ ré^onfe,
ON traitera dans ce Chapitre & dans les trois Çxxi-
vans , de ces quatre chofes que nous venons de .
dire que l'on confondoit, & que l'on prenoit pour
unefimpleiènfàtion j & on expliquera feulement en
générai , les erreurs dans krquelles nous tombons:
parce que fi on youloit entrer dans le détail , ce ne fè-
roit jamais fait. On efpére toutefois mettre l'efprit de
ceux, qui méditeront iérieufement ce que l'on va dirCt
en état de découvrir avec une très -grande facilité,
toutes les erreurs où les fcns nous peuvent porter :
mais on leur demande pour cela> qu'ils' méditent-
avec quelque application , tant fur les Chapitres qui
fui vent, que fur celui qu'ils viennent de lire. -^
La première de ces chofès que nous confondons 'De Ver^
dans chacune de nos fcnfàtions , eft l'adioii des objets reur o;iK
D } fur
7S DE LA RECHERCHE
Cha?» fiir les fibres extérieures de nôtre corps. Il eftccr-
XI. tain qu'oniie met pref que jamais de différence entre
Von tom- la ièniàtion de l'ame & cette adion des objets ; & ce-
he tou- la n'a pas befbin de preuve. Prefque tous les homme»
chant s'imaginent que la chaleur par exemple que l'on fènt,
VaBion eft dans le fèu qui la caule^ que la lumière eft dans
des objets l'air , & que les couleurs tont llir les objets colorez. Ils
contre les ne penfent point aux mouvemens des corps impercep ^
fibres de tibles qui caufent ces feutimens.
nos/ens^ Il eft vrai qu'ils ne jugent pas que la douleur ibit
li, daiisrai^uillequilespicque, de^même qu'ils jugent
Caufede que la chaleur eft dans le feu : mais c'eft que Tai-
cette er- guille & fonadion font vifibles, & que les petites par-
retir* '^i^s du bois qui fortent du feu , & leur mouvement
contre nos mains ne jfe voyent pas. Ainfi ne voyant rien
qui frappe nos mains , quand nous nous chauffons, ôc
yfèntant delà chaleur, nous jugeons naturellement
que cette chaleur eft dans le feu , feute d'y voir autre
chofe.
De forte qu'il eft ordinairement vrai, qne nous at-
tribuons nos fenfàtions aux objets , quand les caufès
de ces {ènlàtions nous font inconnues . Et parce que la'
douleur ôc le chatoiiiJlement font produits avec des
corps fenfîbles, comme avec une aiguille &c une plu-
me, que nous voyons & que nous touchons , nous ne
jugeons pas à caulè de cela, qu'il y ait rien de fembla-
blable à ces featimens dans les objets qui nous les eau-
lent.
jrr II eft vrai néanmoins , que nous ne lailTons pas ju-
Obi ' ger, que la brûlure n 'eft pas dans le feu, mais fèuIe-
rt • ' ment dans la main, quoiqu'elle ait pour caufc les peti-
^-- - tes parties du bois, aulTi bien que la chaleur, laquelle
toutefois nous attribuons au feu. Mais la railon de
ceci eft que la brûlure eft une elpécc de douleur : car
ayant jugé plufîeurs fois, que la douleur n'eft pas dans
le corps extérieur qui la caulè, nous fbmmes portez à
faire encore le même jugement de la brûlure.
Ce qui nous porte encore à en juger de la forte, c'eft
queli^BOuleur , ou la brûlure appliquent forcement
nôtre
DE LA VERITE'. Livre L 79
nôtre ame aux-parties de nôtre corps , & cela nous dé- Ch A.f ,
tourne de penfèr à autre ckofè : ai nu l'efprit attache la X ^»
fênûtion de la brûlure à l'objet, qui lui elt le plus pr^-
(ènt. Et parce que nous reconnoiflbns un peu après,
que la brûlure a laiiTe' quelques marques viables dans
la partie où nous avons (ènti de la douleur , cela nous
confirme dans le jugement que nous avons fait que U
brûlure eft dans la main.
Mais cela n'empêche pas, qu'on ne doive recevoir
cette re'glegéne'ralej Que nous av^ns coutume d'attrî'
huer nos fenfations aux objetSy toutes les fois qu'ils a?ijfent
fur nous par le mouvement de quelques parties invifihies^
Etc'eftpour cette railbn , que l'on croit ordinaire-
ment que les couleurs s lalumie're, les odeurs , ïts la-
veurs, le Ion, & quelques autres fentimens j font dans
l'air, ou dans les objets extérieurs qui les caufcnt j par-
ce que toutes \ts fènfàtions font produites en nous
par le mouvement de quelques corps impercepti-
bles.
CHAPITRE XII.| Chap.
XII.
I. Des erreurs touchant les mcuvemens des fhres de nos
fens. II. Que nous n'appercevons pas ces mouvemens,
ou que nousles confondons avec nos fenfations » III. Ex-
périence qui le prouve, IV. Trois fortes de fenfations»
V. Les erreurs qui les accompagnent^
LA féconde chofè , qui fè trouve dans chacune àt^ ^'
fènfàtions ^ efl l'ébranlement des fibres de nos erreurs
nerfs, qui fè communique jufqu 'au cerveau: &. nous toucharA
nous trompons en ce que nous confondons toujours ^^^ mou-
cet ébranlement avec la lènûtion de l'ame , & que vemens
nous jugeons qu'il n'y en a point, lorfque nous n'en ouïes /-
appercevons point par les fèns. . branle-
Nous confondons, par exemple l'ébranlement que mens des
le feu excite dans les fibres de nôtre main , avec la fen- fihres de
fàtion de chaleur ,& nous difons que la chaleur eft dans nos fens,
D 4 nôtre
CVLAf.
XII.
IL
tes con-
fondons
a\ec les
fenfatiôs
de notre
ame,C^
^e (quel-
quefois
mus ne
les af-
ferceyôs
point.
III.
Bxpcriè-
cequile
frowve.
to DE LA VERITE'. Livre L
nôtre main* Mais , parce que nous ne fèntons point
l'ébranlement 5 que les objets vifibles font fur le n«rf
optique , qui eft au fond de Tœil , nous pcnfons que ce
nerf n'eft point ébranlé, & qu'il n'eft point couvert
des couleurs que nous voyons : nous jugeons au con-
traire qu'il n'y a que l'objet extérieur, (ur lequel ces
couleurs fbient répandues. Cependant on peut voir
par l'expérience qui luit, que les couleurs Ibntpref^
qu'auflî fortes & aulfi vives fur le fond du nerf opti-»
que, que fiir les objets vifibles.
Que l'on prenne un œil de bœuf nouvellement tué,
qu'on ôteles peaux qui font à l'oppofite de la prunel-
le, à l'endroit où eft le nerf optique, & qu'on mette
en leur place quelque morceau de papier fort traiifpa-
rent. Cela fait, qu'on mette cet œil au trou d'une fe-
nêtre, enforte que la prunelle foit à l'air , & que le der-
rière de l'œil foit dans la chambre , qu'il faut bien fer-
mer, afin qu'elle foit fort obfcure. Et alors on verra
toutes les couleurs des objets,quifont hors de la cham-
bre, répandues for le fond de l'œil , mais peints à la
renverfe. Que s'il arrive que ces couleurs ne foient
pas aiîè2 vives, il faudra allonger l'œil en le prelïànt
parles cotez, fi les objets qui iè peignent au fond de
l'œil font trop proches j ou bien le ^aireplus court , li
les objets font trop éloignez.
On voit bien par cette expérience, que nous de-
Trions juger , ou fèntir les couleurs au fond de nos
yeux, de même que nous jugeons que la chaleur eft
dans nos mains, (i nos fèns nous étoient donnez pour
découvrir la vérité , & fî nous nous conduifîons par
raifon dans les jugemens que nous formons for les ob-
jetsde nos fèns.
Mais, pour rendre quelque raifon de toute la bizar-
rerie de nos jugemens for les quaiitez fènfîbles , il faut
confîdéier que l'ame eft unie fi étroitement à fon
corps, & qu'elle eft encore devenue fî charnelle depuis
k péché qu'elle lui attribue beaucoup de chofes, qui
n'appartiennent qu'à elle-mcme,&: qu'elle ne fe diftjn-
gue ifefque plus d'avec lui. De forte qu'elle ne lui at^
tribaë
DE LA VERITES Livré I. %t
tiibuë pas feulement toutes les fèn Étions ,• dont nous chat».
pirloHS à prcfènt ; mais aufïî la force d'imaginer , & XU*
mêmes quelqaefois la puiffance de railbnner : car il y
a eu un grand nombre de Philolbphes aflez ftupidcs,
& aflèz grollîers pour croire , que l'ame n'étoit que la
plus dûiCQôc laplus {iibtile partie du corps.
Si l'on veut bien lire Tertulien , on ne verra que
trop de preuves de ce que je dis , puifqu'il cft lui-mê-
me de ce fèntiment apre's un très- grand nombre d'Au-
teurs qu'il rapporte. Cela eft fi vrai , qu'il tâche de
prouver dans le livre de l'ame , que la foi, l'Ecriture, &
même les révélations particulie'res nous obligent de
croire que l'ame eft corporelle. Je ne veux point ré-
futer ces fèntimens, parce que j'ai fuppofé qu'on de-
voit avoir lu quelques Ouvrages de Saint auguitin , ow
de M, Dcfcartes, qui auront afîeziàit voir l'extrava-
gance de ces penfées,& qui auront aflez aiïèrmi l'efprit
dans la diftindùon de l'étendue & de la penfec , de l'a-
me & du corps.
L'ame eft donc fi aveugle qu'elle fè mcconnoît elle -* ^
même , & qu'elle ne voit pas que Cqs propres iènfà- Ex^lica.-^-
tions lui appartiennent. Mais pour expliquer ceci , il ^"« de
Êiutdiftingucr dans l'ame trois ibrtes de {èniàiicns, trois Cor'--
quelques-unes fones& vives , quelques autres foibles- tes de
& ]anguiiranti:s,,& enfin de moyennes entre les unes & fr-!^ •
lis autres. tions de-
Les fènfations fortes & vives font celles qui éton- l'ame,
nent l'ejtprit , & qui le réveillent avec quelque force >,
parce qu'elles lui font fort agréables ou fort incom-
modes : telles font la douleur , le chatoiiillement , le
grand froid, le grand chaud , & généralement toures-
celles qui ne font pas feulement accompagnées de ve-
rtiges dans le cerveau , mais encore de quelque mou-
vement des efÎ3rits, propre à exciter les palhons, com-
me nous expliquerons ailleurs.
Les fènfànons foibles & lànguifTantes font celles eut
touchent fort peu l'arse, &c quineluifont niforta--
greabîe-s, ni fort incommodes, comme la lumière mé-
diocre , toutes les couleurs , les fons ordiiiaires & afiez
fcibles,&e^ D- 5; Enfiit
Sij DE LA RECHERCHE
Chap. Enfin j'appelle moyennes entre les fortes & les foi-
^Ut blcs , ces fortes de fenfàtions qui touchent l'ame mé-
diocrement , comme une grande lumie're , un fbn vio-
lent, &c^ Gr il faut remarquer qu'une fenfacionfoi-
ble ôc languifTante peut devenir moyenne, & enfin for-
te & vive. La fenfation par exemple , qu'on a de la lu-
mière, eft foible , quand la lumie're d'un flambeau efl:
languifTante, ou que le flambeau ell éloigné : mais cet-
te fenfation peut devenir moyenne, fi l'on approche le
*. flambeau allez prés de nous ; & eafin elle peut devenir
trés-forte & trés-vive , fi l'on approche le flambeau Ci
prés de fes yeux qu'on en fbitébloiii, ou bien quand
on regarde le Soleil. Ainfi la fenfation de la lumière
peut être forte, foible, ou moyenne, félon les différens
degrez.
fT Voici donc les jugemens, que nôtre amc fait de ces
Erreurs f^^ois foftes de fènfàtions, où nous pouvons voir, qu'el-
quiac- le fuit prefque toujours aveuglément les impreflions
compa.^ fènfibles, ou les jugemeus naturels des fens j & qu'el-
•pâment ^^ féplaît , pour sinCi dire , à fe répandre fur tous les
les fenfa- objets qu'elle coniidére , en fè dépouillant de ce qu'el-
îions, leapourles en revêtir»
Les premières de ces fènfàtions font fi vives & fi
touchantes , quel''ame ne peut prefque s'empêcher de
•reconnoître qu'elles lui appartiennent en quelque fa-
^on : de forte qu'elle ne juge pas feulement qu'elles
font dans les objets, mais elle les croitauiïï dans les
membres de fon corps, lequel elle confidére comme
une partie d'elle-même» Ainfi elle juge que le froid &
le chaud ne font pas ieulement dans la glace & dans le
feu , mais q u 'i Is fbn t au fC dan s f es propres mains.
Pour les fènfàtions linguifîàntes , elles touchent fi
peu famé, qu'elle ne croit pas qu'elles lui appartien-
nent, ni qu'elles fbientau dedans d'elle-même, niauf^
fi dans fon propre corps, mais feulement dans les ob-
jets. C'ePc pour cette raifbii que 110113 ôtons la lumié-
le & hs couleurs , à nôtre ame Si. à nos propres yeux,
pour en parer les objets de dehors : quoique la ràifbii
nous apprenne qu'elles ne iè trouveûc point dans l'i-
^ déc
DE LA VERITE'. Livre L ^ 85
dée que nous avons de la matière 5 & que l'cxpe'nence Chap»*
nous fàiïè voir que nous les devrions juger dans nos XIL
yeux, auiîi bien que fur les objets , puifque nous les y
voyons aufll bien que dans les objets, comme j'ai prou-
véparrexpcricnce d'un œil de boeuf mis au trou d'*-
ne fenêtre.
Or la raifbn pour laquelle tous les hommes ne
voyent point d'abord que les couleurs, les odeurs , ks
faveurs , & toutes les autres (ènfàtions font des modi-
fications de leur ame j c'eft que nous n'avons point d'i-
dée claire de nôtre ame. Car lors que nous connoiP
fons une chofe par l'idéeijui la reprélènte , nous con-
noilTons clairement les modifications qu'elle peut
avoir. Tous les hommes conviennent que la rondeur,
par exemple , eft une modification de l'étendue , par
uneidée claire qui la repréfèntc. Ainfine connoiflant Foyt^^ le
point nôtre ame par (on idée, comme je l'expliquerai chnp, 7.
ailleurs , mais feulement par le fentiment intérieur de la i.
quenous en avons , nous ne fcavons poiiat par fimple part, du^
vûë, mais feulement par raisonnement, u la blan- 3.XiT/rf,
cheur, la lumière, les couleurs, les autres fenfàtions,
foibles & languifîàntes font , ou ne font pas des modi-
fications denôtreame. Mais pour les fenfàtions yiw&si
comme la douleur & leplaifir, nous jugeons facile-
ment qu'elles font en nous , à caufè que nous fentons
bien quelles nous touchent :& que nous n'avons pas
befbindelesconnoitre par leurs idées , pour fçavoy:
qu'elles nous appartiennent.
Pour les fenfàtions moyennes , l'ame s'y trouve fort
cmbaralféc. Car d'un côté elle veut fciivre les juge-
mens naturels des fens , & pour cela , elle éloigne de
foi, autant qu'elle peut , ces fortes de fenfàtions, pour
les attribuer aux objets : mais de l'autre côté, elle ne
peut qu'elle ne fente au dedans d'elle-même , qu'elles -
lui appartiennent j principalement , quand ces fenfà-
tions approchent de celles que j'ai nommées fortes &
vives : de force que voici comme elle le conduit dans
les jugemens qu'elle en fait. Si la fènfàtion la toHche
afïèz fort, elle la juge dans fbn propre corps, auffi bien
D 6 ^ue
»4 ^^^ LA RECHERCHE
Ghap. que dans Pobjet. Si elle ne la touche que très -peu , elle
,XII* nela jugeque dans l'objet. Et fi cette lènfàtion cft éxa-
âiement moyenne entre les fortes & les foibles > alors
l'ame ne içait plus qu'en croire , lorfqu'elle n'en juge
^ueparlesfèns»
Par exemple > fi on regarde une chandelle d'un peu
loin , l'ame juge que la lumière n'eft que dans l'objet.
Si on la met tout proche de fès yeux, l'ame juge qu'el-
le n'eft pas feulement dans la chandelle , mais auffi
dans fê&yeux. Que fî on la retire environ à un pied de
foi , l'ame demeure quelque tems (ans juger (i cette
lumie're n'eft que dans l'objpt. Mais elle ne s'aviie ja-
anais de penfèr comme elle devroit faire, que la lumiè-
re n'eft & ne peut être une proprie'te' , ouunemodifi-
cation de la matière, & qu'elle n'eft qu'au dedans d'el-
le-même 5 parce qu'elle ne penfè pas à k (èrvir de fà
raifbn pour découvrir h vérité de ce qui en cft , mais
Seulement deies icns, qui ne la découvrent jamais , ôc
qui ne /ont donnez que pour la eon{eivation du corps.
Or la caufe pour laquelle l'ame ne {èfert pas delà
laifon -. c'eft-à-dire, de la pure intelledion , quand el-
le confidère un objet qui peut être apperçû par les fènsî
c'eft que l'ame n'eft point touchée par les chofes qu'el-
Je appcrçoit par la pure intelkâiion, & qu'au contraire
elle l'eft très-vivement par les choks lènfîbles 3 car l'a-
ime s'applique fort à ce qui la touche beaucoup , & elle
néglige de s 'appliquerais choies qui ne la touchent,
pas. Ainfîelle conforme prefque toujours lès jugc-
mens libres aux jugemens naturels de fès fèns.
Pour juger donc fâinement de la Lumière & des^
couleurs , auffi bien que de toutes les autres, qualitez
iènfibles , on doit diftinguer avec foin le fèntiment de
couleur ,,d'aYec le mouvement du nerf optique, & re-
connoître par la rai-fon , que les mouvemens & les im •
pulfïons.fbnt despropnètez des corps , & qu'ainfî ils
.iè peuvent rencontrer dans les objets, & dans les orga-
nes de nos fens ; mais que la lumière, & les couleurs
eue l'on voit,fc)ntdes modifications de l'ame bien dif^
fcrenres àts autres., & de%uelies aufTi l'QSi a dçs idées,
bieu <?:^éreiiies^ Car
DE LA VERITF. Livre I. S5
Car il dt certain ^u'un païfan par exemple. Toit Chak
fort bien les couleurs , & qu'il lesaiftingue de toutes XII,
les chofès qui ne font point de couleur. lï cft de même
certain qu'il n 'apperçoit point de mouvement ni dans
les objets colorez , ni dans le fond de les yeux : Donc
ûe lacouleurn'eft point du mouvement. De même,
un paï/àn fent fort bien la chaleur, il enaunecon-
noi/Tance aiïez claire pour la diftinguer de toutes les
cho(ês qui ne font point chaleur : Cependant , il ne
penièpasfèulement, que les fibres de jfà main {bien t
remutes, Lachaleurqu-'iliènty n'eft donc point un
mouvement , puifque les ide'cs de chaleur & de mou-
vement font difPe'rentes , & qu'il peut avoir l'une
iâns l'autre. Car il n y a point d'autre railon pour di-
re, qu'un quatre n'en: pas un rond , que parce que
l'idée d'un quatre eft diiïerente de celle d'un rond , &
que l'on peutpenfèr à l'un làns penfèr à l'autre.
Il ne faut qu'un peu d'attention pour reconnoître
qu'il n'eft pas ne'ceiTaire , que la caufè qui uou.s fait
fèntir telle ou telle chefe > la contienne en foi. Car
de m.crae, qu'il ne faut pas qu'il y ait de la lumière
dans ma main , afin que j'en voye , quand je me frap-
pe les yeux ; il n'eft pas SLufTi ne'celîàire qu'il y ait de
la chaleur dans le fèu , afin que j'en iênte quand je lui
préiènte,mes mains ; ni que toutes les autres qualicez
fcnfibies q«e je fens , ibient dans les objets. Il fuffit
qu'ils caulent quelque e'branlement dans les fibres de-
ma chair , afin que mon ame qui y eft unie , fbit mo-
difiée par quelque fenfàtion. Il n'y a point de rapport
entre des mcuvemens & des fcnwmens -, il eft vrai.
Mais il n'y en a point auffi entre le corps & i'dprit : 8c
puifque la x^ature ou la volonté' du Créateur allie ces
deux fiibftances toutes oppofées qu'elles font par leur
Rature , il ne feut pas- s' étonner n lears modifications
font réciproques, li eft néceiïàire queceUfoit, &En
qu'elles ne failent enfèmble qu'un tout.
Il faut bien remarquer , que nos fèns nous étant
donnez feulement pour la confervation" de nôtre
corps ,. il eft trés-à- propos qu'ikiious portent à juger
Êommfr
U DE LA RECHERCHE
Cha p. comme nous faifons des qualitez {ènfîbles. II nous efl:
XII. bien plus avantageux de (èntir la douleur & la chaleur,
comme étant dans nôtre corps, que fî nous jugions
qu'elles ne fuflent que dans les objets qui les caufèntj
parce que la douleur & la chaleur e'tant capables de
nuire à nos membres , il eft à propos que nous foyons
avertis , quand ils en font attaquez afin d'empêcher
qu'ils n'en foient offenfèz.
Mais il n'en eft pas de même des couleurs ; elles ne
peuvent d'ordinaire blelTer le fond de l'œil , où elles fe
raflemblent , & il nous eft inutile de fçavoir qu'elles y
font peintes. Ces couleurs ne nous font nécellàires,
que pour connoître plus diftindtement les objets ; &
c'eft pour cela que nos fèns nous portent à les attribuer
feulement aux objets. Ainfi les jugemens , aufquels
l'impreiTion de nos fens nous portent , font trés-ju-
ftes , fi on les confide're par rapport à la confervatioii
du corps : mais néanmoins ils font tout-à-fait bizar-
res , & trés-e'loignez de la ve'rite', comme on a de'ja vu
en partie , & comme on le verra encore mieux dans la
fuite.
Chap. chapitre XIII.
XIII.
I, 3e la nature àesfenfatiom. IL (^'o« les comoît mieux
^uon ne croit. III. Ohjeâîion &" réponfe. IV. Pour-
quoi l'on s' imagine ne rien connaître defesfenfations.
V. Qu'on Je trompe de croire , que tous les hommes ont
les mêmes fenjations des mêmes objets^ YL Ohje6îion
O'réponje.
/. TT A troifiémc chofe qui fe trouve dans chacune de
^éfinitio jL nosfèn(àtions,oucequenousj[èntons,par,exem-
desfen- pie , quand nous fommes aupre's du feu , eu: une ma-
fations, dijication de nStre ame par rapport à ce qui Je pa^e dans le
corps auquel elle efl unie. Cette modification eft agréa-
ble, quand ce qui le pafTe dans le corps eft propre pour
aider lacirculation du fang&ks autres fonâ:ioiis de
^ la
DE LA VERITE'» Litrî I. iy
la vie; onlanomme du terme équivoque de chaleur: Chap.
& cette modification eft pénible &c toute différente de XIII.
l'autre , quand ce qui fè palTe dans le corps eft capable
de l'incommoder & de le brûler , c'cft-à-dire, quand
les mouvcmens qui font dans le corps, font capables
d'en rompre quelques fibres, & elle s'appelle ordinai-
rement douleur ou brûlure, &:ainfides autres fcnfà-
tions. Mais voici les penfées ordinaires que l'on a ilir
cefijjet.
La première erreur eft,que l'on s'imagine fans raijfbn / j-
qu'on n'a aucune connoiiîànce de fès fenfàtions. Il le o« con-
trouve tous les jours une infinité de gens , qui (e met- ^q/"^
tent fort en peine de fçavoir ce que c'eft que la dou- fftieux
leur , leplaifir , & les autres fènlations ; ils ne demeu- r^^ p^^_
rentpas mêmes d'accord qu'elles ne font que dans l'a- py.^^ r^^^
me, & qu'elles n'en font que des modij&cations. Il /^^/o^i-
eft vrai, que ces fortes de gens font admirables de quon ne
vouloir qu'on leur apprenne ce qu'ils ne peuvent ^^qj^
ignorer , car il n'eft pas pofiible à unhomme d'igno-
rer entièrement , ce que c'eft que la douleur , quand il
la fent.
Une perfônne par exemple, qui fe brûle la main,
diftingue fort bien la douleur qu'il fènt d'avec la lu- .
miére, la couleur, le fon , les faveurs , les odeurs , le
plaifir , & d'avec toute autre douleur que celle qu'il
fènt ; il la diftingue très -bien de l'admiration , du de-
fir , de l'amour ; il la diftingue d'un quarré, d'un cer-
die , d'un mouvement : enfin il la reconnoît fort dif-
férente de toutes les chofes , qui ne font point cette
douleur qu'il fènt. Or s'il n'avoir aucune connoiiTance
de la douleur , je voudrois bien fçavoir comment il
pourroitconnoître avec évidence & certitude, que ce
qu'il fent n'eft aucune de ces chofcss.
Nous connoilTons donc en quelque manière ce que
nous fèntons immédiatement , quand nous voyons
des couleurs , ou que nous avons quelqu'autre ienti-
ment: & mêmes il eft très certain , que fi nous ne le
connoiliions pas ,' nous ne connoîcrions aucan objet
jtenfible: cariieft'évidcntquenousne pourrions p?.s
difÙu-
n DE LA RECHERCHE
Chap. diftingucr par exemple l'eau d'avec le vin r fi nous ne
XIII. {^avions que les fènfations que nous avons de run>
font différentes de celles que nous avons de l'autre , &
ainfi de toutes les chofès q^ue nous connoiflbns par les
fcns.
TIL il eft vïsi que fi on me prelïè , & qu'on me deman-
Ohje- ^e , que j 'explique donc ce que c'cft que la douleur, le
Ûion & plaihr , la couleur , &c. j^e ne le pourrai pas faire
réponfe. comme il faut par des paroles j mais il ne s'enfuit pas
de là, que fi je voi de la couleur, ou que je me brûle , je
ne connoifiè du moins en quelque manie're ce que je
fens adiuellcment.
Or la raifon pour laquelle toutes les fcnfàtions ne
peuvent pas bien s'expliquer par des paroles , comme
toutes les autres choies , c'eft qu'il dépend de lavo-
k)nte' des hommes d'attacher les idées des chofes à
tels noms qu'il leur plaît. Ils peuvent appeller le Ciel,
Ouranos , Schamajim , &c. comme les Grecs & les
Hébreux : mais ces mêmes hommes n'attachent pas
comme il leur plaît , leurs fen(àtions à des paroles, ni-
mêmes à aucune autre chofe. Ils ne voyent point de
couleurs , quoi ciu'on leur en parle, s'ils n'ouvrent les
jeux. Ils ne goûtent point de faveurs, s'il n'arrive
quelque changement dans l'ordre des fibres de leur
langue, & de leur cerveau. En un mot, toutes les len-
fàtions ne dépendent point de la volonté des hom-
mes : & il n'y a que celui qui les a faits , ciui les confer-
ve dans cette mutuelle correfpondance des modifica^.
lions de leur ame avec celles de leur corps. De forte
^ue fi un homme veut, que je lui repréfênte de la.
chaleur , ou de la couleur , je ne puis me fèrvir de pa-
roles pour cela : mais il faut que j'imprime dans les
organes de fèsfèns les mouvemcnsaufquels la nature
aattaché CCS fènfations: il faut que je l'approche du
feu, & que je lui faffe voir des tableaux.
C'efl pour cela qu'il eO: impodibie de donner aux
aveugles la moindre connoifiance de ce que l'on en-
tend par rouge , verd , jaune , &cc: Car puifqu'on ne
faiC-ie,&ir^ entendre, quiiiid celui c^ui écoute n'a pas-
9 ks.
DE LA VERITE'. Litre I. 89
les mêmes idées ^ue celui qui parle j il cft manifeftc, Chaï.
que les couleurs n'étant point attachées au fbn des pa- XIII.
rôles , ou au mouvement du nerf des oreilles , mais à
celui du nerf Optique , on ne peut pas les repréfènter
aux aveugles , puifque letunçrf Optique ne peut être
c'branlé par les objets colorez. _
Nous avons donc quelque connoinànce de nos fcn- y^, s ..
fations. Voyons maintenant d'où vient que nous cher- ,^^'*;*
chons encore à les connoître, & que nous croyons ^^ ^^/ ''
n'en avoir aucune connoiflance. En voici fans doute la ^^P"^^
raifon, nef^co-
L'ame depuis le péché efi: devenue comme corpo- "^^'^^r'
relie par inclination. Son amour pour les chofès iènfî- ^J^'^^J^^
blés diminue fans celle l'union, ou le rapport qu'elle a j^,^j^
avec les chofès intelligibles. Ce n'eft qu'avec dégoût *^^^^'
qu'elle conçoit les chofès qui ne fè font point fèntir, &
tWc fè laflc incontinent de ks confidérer. Elle i&it tous
fès efforts pour produire dans fbn cerveau quelques
images qui Us repréfcntent , & dh s'eft lî fort accou-
tumée dés l'enfance à cette forte de conception, qu'eN
le croit mêmes ne point connoître ce qu'elle ne peut
imaginer . Cependant il fè trouve plufieurs chofès qui
n'étant point corporelles , ne peuvent être repréfèn-
fèntées à l'elprit par des images corporelles, comme
nôtre amc avec toutes (es modifications. Lors donc
que nôtre ame veut fè repréfènter fà nature, & fes pro-
pres fènfàtions , elle fait effort pour s'en former une
image corporelle. Elle fè cherche dans tous les êtres
corporels : elle fè prend tantôc pour l'un , & tantôt
pour l'autre , tantôt pour de l'air, tantôt pour du feu,
ou pour l'harmonie des parties de fbn corps j & fc -
voulant ainfi trouver parmi ks corps , & imaginer fes
propres modifications qui font (es fenfations , comme
les modifications des corps , il ne faut pas s'étonner fi
dlz s'égare, & li elle fè méconnoit entièrement elle
même.
Ce qui la porte encore beaucoup à vouloir imaginer
&s fènfàtions , c'eft qu'elle juge qu'elles font dans les
objets, & qu'elles en font mêmes des modiiications,&:
par
C& DE LA RECHERCHE
Chap* par conféquent que c'eft quelque chofe de corporcI,5c
XIII. qui (ê peut imaginer. Elle juge donc que la nature de
£ès fènfàtions ne confifte que dans le mouvement qui
fcs caufe. , ou dans quclqu 'autre modification d^un
corps ; ce quife troiïvc différent de ce qu'elle iènt, qui
n'eu rien de corporel, & qui ae le peut représenter par
des images corporels. Cela l'embaraflTe & lui fait
croire qu'elle ne connoît pas fcs propres fënlàtions.
Pour ceux qui ne font point de vains efforts , afîa
de fè repre'fenter l'ame & fès modifications par des
images corporelles , & qui ne laiffent pas de demander
^ qu'on leur explique les fènlàtions > ifs doivent f çaYoir
f/'^^ qu'on ne connoît point l'ame, ni fès modifications,
f^ " par <ies idées, prenant le mot d'idée dans fbn ve'ri table
cijjernent ç^^^ ^ jg| q^g j^ ]g détermine & que je l'explique dans
jurlech le troifie'me Livre , mais feulement par fentiment in-
7. de la térieur : & qu'ainfi lors qu'ils fbuhaitent qu'on leur
2,.{>art. explique l'ame & fcs fenfations par quelques idées, ils
duyhv, fouhaitent ce qu'il n'eft: pas po/fible à tous les hom-
mes enfèmble de leur donner j puifquc les hommes
ne peuvent pas nous inftruire en nous donnant les
idées des chofès , mais feulement en nous failànt pen-
fèr à celles que nous avons.
La féconde erreur où nous tombons touchant les
feniations , c'eft que nous les attribuons aux objets:
^ ^l\^ a été expliquée dans le Chapitre XI. ôc XIL
-. , , La troificmejeft que nous jugeons que tout le mon-
\luon je a les mêmes fènfations des mêmes objets. Nous cro-
rompe^ yons par exemple que tout le monde voit le Ciel bleu,
«^J'o^re |ç5 prez verds , & tous les objets vifibles , delà même
^ue tous manière que nous les voyons, & ainfi de toutes les au-
les hom- j^-^j qualitezfcnfibles des autres fèns. Plufieurs per-
mes ont fonnes s'étonneront mêmes de ce que je mets en dou-
Les me- ce des choies qu'ils croyent indubitables. Cependant
mesjen^ je puis alfûrer qu'ils n'ont jamais eu aucune raifbn
jations j'e(^ juger de la manière qu'ils en jugent : & quoique
des mê- je ne puiile pas démontrer mathématiquement qu'ils
mes ob- fè trompent , je puis toutefois démontrer, que s'ils ne
pi^- fè trompent pas, c'eit par le plus grand hazard du
T mon-
DE LA VERITE'. Livre L 91
inonde. J'ai mêmes desraifons afïèz fones pour affù- Chap.
rer qu'ils font yéritablemenc dans l'erreur. XIII.
Pour reconnoître la vérité de ce que j'avance, il faut
fcfouvenir de ce quej'ai déjà prouve', fçavoir qu'il y
a grande diJftérence entre les fènfàtions , & les caufes
des lènfitions. Car on peut juger delà qu'abfolument
parlant il (è peut faire , qae des mouvemens fèmbla-
bles des fibres intérieures du nerf Optique ne falîent
pas avoir à différentes peribnnes les mêmes fènû-
tions , c'eft-à dire, voir les mêmes couleurs j &'qu'il
peut arriver qu'un mouvement qui caufèra , dans une,
perfonue la fènfàtion de verd ou de gris dans un autre,
ou mêmes une nouvelle fenfàdon que perfonne n'au-
ra jamais eue.
Il eft confiant que cela peut être , & qu'on n'a point
de raifbn qui nous démontre le contraire : cependant
on tombe d'accord , qu'il n'cft pas vrai-fèmblable que
cela foit ainfï. Il eft bien plus raifonnable de croire,
que Dieu agit toujours de la même manière, dans l'u-
Jiion qu'il a mifè entre nos âmes & nos corps j & qu'il
a attaché hs mêmes idées, & Its mêmes fènfàtions aux
mouvemens femblables des fibres intérieures du cer-
Yeau de différentes perfonnes.
Qu'il fbit donc vrai , que les mêmes mouvemens
des fibres qui aboutillènt dans le milieu du cerveau,
fbient accompagnez des uiêmes fènfàtions dans tous
hs hommes : s'il arrive que les mêmes objets ne pro-
duifènt pas les mêmes mouvemens dans leur cerveau,
ils n'exciteront pas par conféquent les mêmes fenfa- .
tions dans leur ame. Or il me paroît indubitable, que
hs organes des fèns de tous les hommes n'étant pas
difpofèz de la même manière , ils ne peuvent pas rece-
voir les mêmes imprefîions des mêmes objets.
Les coups de point par exemple, que les portefaix
fe donnent pour fe flatter , fèroient capables d'eftro-
pier bien des gens. Le même eeup produit des mou-
vemens bien diiFérens , & excite par conféquent des
fènfàtions bien différentes , dans un homme d'une .
conflitution robufte , & dans un gifant , ou une
iemmc
91 DE LA RECHERCHE
femme de foible complexion. Ainfi n'y ayant pas
deux perfbnnes au monde, de qui on puidè afeûrer
qu'ils ayent les organes des {èns dans une parfaite con-
formité' j on ne peut pas aisùrerj qu'il y ait deux hom*
mes dans le monde, qui ayent tout-a fait les mêmes
ièntimens des mêmes objets.
C'eft là l'origine de cette e'trange variété' qui (è ren-
contre dans les inclinations des hommes. Il y en a qui
aiment extrêmement la mu(ique -, d'autres qui y font
in(ènliblesj & mêmesentreceux qui s 'y plaident, les
uns aiment un genre de mufique , I^s autres un autre,
ièlon la diveriîté prefque infinie qui fe trouve dans les
fibres du nerf de l'ouïe, dans le fang & dans les efprits.
Combien par exemple y a-t-il de différence entre k
niufique de France, celle d'Italie , celle des Chinois^,
& les autres? &parcon{équentlegoûtque les diffé-
rens peuples ont des diJïérens genres de mufique. Il
arrive mêmes qu'en différenstems on reçoit des im-
pre/Iions fort différentes par les mêmes concerts : cai
ïï l'on a l'imagination échauffée par une grande abon-
daiice d'efprits agitez , on fè plait beaucoup plus à en-
tendre une mufique hardie , & où il entre beaucoup de
diflbnances , que dans une mufique plus douce , &
plus félon ks régies & l'exadlitude mathématique.
L'expérience le prouve , & il n'elt pas fort difficile
d 'en donner la raifbn .
Il en elt de même des odeurs. Celui qui aime la
fleur d'orange, ne pourra peut-être fôuffrir la rofe , &
d'autres au contraire.
Pour ks faveurs , il y a autant de diverfité que dans
ks autres fènfations. Les GiufCcs doivent être toutes
différentes pour plaire également à différentes per-
fonnes, ou pour plaire également à une même per-
fbnne en difrérens tems. L'un aime le doux j l'autre
aime l 'aigre. L'un trouve le vin agréable, & l'autre en
a de l'horreur ^ & la même perfonne qui le trouve
agréable quand elle fe porte bien , le trouve amer
3uand eliea la fièvre , & ainfi des autres- fcns. Cepen-
ant tQiiis ks hommes aiment le plaifir : ils aiment
' ' tous
DE LA VERITE'. Livre L 95
tous les fènfations agréables: ils ont tous en cela la Chap.
même inclination. Us nç reçoivent donc pas les me- XIIL
mes fenfations des mêmes objets» puifqu'ils ne les ai-
ment pas également.
Ainfi , ce qui fait dire à un homme qu'il aime le
doux , c'efl: que la {ènlàtion qu'il en a eft agréable : &
ce qui feit qu'un autre dit qu'il n'aime pas le doux,
c'eft que félon la vérité , il n'a pas la même fenfàtion
que celui qui l'aime. Et alors quand il dit qu'il n'aime
pas le doux , cela- ne veut pas direqu'il n'aime pas à
avoir la même {èniàtion que l'autre, mais feulement
qu'il ne l'a pas. De forte que Ton parle impropre-
ment, quand on dit qu'on n'aime pas le doux , on de-
vroit dire qu'on n'aime pas le fucre , le miel , &c. que
tous les autres trouvent doux & agréables ,- & qu'on
ne trouve pas de même goût que les autres , parce
qu'on a les fibres de la langue autrement difpofées.
Voici un exemple plus iènfible : fuppofe que de
vingt perfonnes , il y ait quelqu'un qui ait froid aux
mams , & qui ne fçache pas les noms dont on Ce fèrt
en France pour expliquer les fenfations de froideur &
de chaleur i & que tous les autres au contraire ayenc
les mains extrêmement chaudes. Si en hyveronleur
apportoit à tous de l'càu un peu froide pour fèlaver9
ceux qui auroient les mains fort chaudes , fè lavant
d'abord les uns après les autres pourroient bien dire:
Voilà de l'eau bien froide ., je n'aime point cela Mais
quand ce dernier qui a les mains extrêmement froides
viendroit à la fin pour fe laver , il diroit au contraire: -
Je ne fçai pas pourquoi vous n'aimez pas l'eau froide,
pour moi je prens plaiiîr de fentir le froid , & de me
laver.
Ileft bien clair dans cet exemple , que quand ce der-
nier diroit: j'aime le froid, cela ne fignificroit autre
choie , fînon qu'il aime la chaleur , & qu'il lafènt > où
les autres fènrent le contraire.
Ainfi quand un homme dit : J'aime ce qui eft amer,
& je ne puis fouffrir les douceurs ; cela ne fignifie au-
tre chore> finon qu'il a'apas les mêmes fènlations que
ceux
94 DE LA RECHERCHE
Chap. ceux qui difent qu'ils aiment les douceurs, & qu'ils
Xin» ont de l'averfion pour tout ce qui e(t amer.
Il eft donc certain , au'une kniation qui eft agréa-
ble aune perfbnne, l'en: aufli à tous ceux qui la fen-
tent ; mais que les mêmes objets ne la font pas fèntir a
tout le monde , à cauie de la diffe'rente dilpofition des
organes des {ens:ce qu'il eft de la dernie'reconfequen-
ce de rem arquer pour la Phyfique & pour la Morale»
On peut ieulemcnt ici faire une objeâ:ion fort iàcilc
à re'Ibudre , fçavoir qu'il arrive quelquefois que des
personnes , qui aiment extrêmement de certaines
viandes, viennent enfin à en avoir horreur: ou parce
qu'en la mangeant ils y ont trouvé quelque lalete' mê-
lée , qui les a furpris ; ou parce qu'ils ont été' fort ma-
lades a caufè qu'ils en avoient pris avec excez, ou en-
fin pour d'autres raifbns. Ces fortes de perlbnnes di-
ra-t-on , n'aiment plus les mêmes fenfations qu'ils ai-
moient autre-fois j car ils les ont encore quand ils
mangent les mêmes viandes,& cependant elles ne leur
font plus agréables.
Pour répondre à cette objedion , il faut prendre
garde que quand ces pcrfbnnes goûtent des vian-
des dont ils ont tant d'horreur -& de dégoût, ils ont
deu^ fènlations bien différentes en même tcms. Ils
ont celle de la viande qu'ils mangent , l'objedion le .
fuppofe: & ils ont encore une autre (ènfàtion de dé-
goût qui vient par exemple de ce qu'ils imaginent for-
tement la làleté , qu'ils ont vue , mêlée avec ce qu'ils
mangent. La raifon de ceci eft, que lorfque deux mou-
vemens fe font faits dans le cerveau en m.ême tems,
l'un ne s 'excite plus fans l'autre, fi ce n'eft après un
tems confidérable. Ain/i, parce que la (enlation agréa-
ble ne vient jamais làns cette autre dégoûtante , & que
nous confondons ks choies qui fè font en mêmc-
tems 5 nous nous imaginons , que cette fènfation qui
ctoit autrefois agréable ne l'eftplus, Cependant fi el-
le eft toujours la même, il eft nécelfaire qu'elle ibit
toujours a^réabîfe. De forte que , fi l'on s'imagine
qu'elle pfeft pas agréable > c'dt parce qu'elle eft jointe
&
DE LA VERITE^. LivRiE L 95
& confondue avec une autre , qui caufè plus de dégoût Chat ♦
que celle ci n'ad'agre'ment» XIII.
li y a plus de difticultéà prouver que les couleurs &
quelques autres (enûtions, que j'ai appellécs foibles &
languilTantes j ne font pas les mêmes dans tous les
hommes , parce que toutes ces (èniàtions touchent û
{)eu l'ame , qu'on ne peut pas diftinguer, comme dans
es faveurs ou d'autres lenlations plus fortes & plus vi-
ves , que l'une eft plus agréable que l'autre ,- & recon-
noître ainli par h variété duplaifir ou du dégoût qui
fc trouveroit dans différentes perlbnnes, la diverfité de
leurs lenlations. Toutetois la railon , qui montre que
les autres iènfations ne font pas (èmblables en diffé-
rentes perfonnes , montre aulti qu'il doit y avoir de la
variété dans les (ènlàtions que l'on a des couleurs. En
effet , on ne peut pas douter qu'il n'y ait beaucoup de
diverfité dans les organes de la vue de différentes per-
fonnes , audi bien que dans ceux de l'ouïe ou du goût:
Car il n'y a aucune raifon de fuppofèr une parfaite ref^
fèmblance dans la difpofition du nerf optique de tous
les hommes, puifqu'il y a une variété infinie dans
toutes les choies de la Nature > & principalement dans
celles qui font matérielles. Il y a donc giande appa-
rence , que tous les hommes ne voient pas les mêmes
couleurs dans les mêmes objets .
Cependant, je croi qu'il n'arrive jamais ou prefque
jamais, que des perfonnes voient le blanc & le noir
d'une autre couleur que nous , quoi qu'ils ne le voient
pas également blanc ou noir. Mais pour les couleurs
moyennes , comme le rouge , le jaune & le bleu , 6c
princip Jement celles qui fontcompofe'es de ces trois-
ci j je croi qu'il y a très peu de perfonnes qui en ayent
tout-à- fait la même fènfàtion. Car iltètrouv quel-
i^uefois des perfonnes, qui voyent certains corps d'une
couleur jaune, par exemple, lorlqu'ils les regardent
d'un oeil & d'une couleur verte ou bleue, lorfqu'ils les
regardent de l'autre. Cependant, fî l'on fuppofoit que
ces perfonnes fuflënt nées borgnes, ou avec deux yeux
difpofez à voir bleu ce<]u'on appelle verc,ils croiroient
9^ DE LA RECHERCHE
Chap» voir les objets de la même couleur que nous les vo-
Xlir. yons , parce qu'ils auroient toujours entendu nom-
mer vert ou bleu ce qu'ils verroient jaune ou rouge.
On pourroit encore prouver que tous les hommes
ne voient cas les mêmes objets de même couleur, à
caufc que Jfclon les remarques de quelques -uns, les me »
mes couleurs ne plailènt pas également à toutes Ibrtes
de pcrfonnes \ puifque fices fèniàtions étoient \ç.^ œê-
ines,elles fèroient également agréables à tous les hom-
mes. Mais parce qu'on peut faire contre cette preuve
des objections tres-fbrces , appuyées fiir la réponfe
a[ue j'ai donnée à l'objcdion prccédente,onnc la croit
pas afièz folide pour la propofèr.
En effet il elt aflez rare qu'on fè plaifè beaucoup
plus à une couleur qu'à une autre , de même qu'on
prend beaucoup plus de phifir à une faveur qu'à une
autre. La raifbn en eft, que les {cntimens des couleurs
ne nous font pas donnez pour juger, fi les corps £oïa
propres à nôtre nourriture , ou s'ils n'y font pas pro-
pres. Cela fe marque par le plaifir & la couleur , qui
Ibnt les caradéics naturels du bien &: du mal. Les
objets en tant que colorez ne font ni bons ni mauvais
à manger, ^i les objets nous paroilToient agréables ou
defagréables en tant que colorez , leur viie fèroit tou-
jours fuivie du cours des cfprits qui excite & qui ac-
compagneles paflïons , puifqu'on ne peut toucher l'a-
me lans l'émouvoir.Nous haïrions fbuvent de bonnes
choies, & nous en aimerions de mauvaifès, de forte
que nous ne conferverions pas long-tems nôtre vie.
Enfin les femimens de couleur ne nous font donnez,
c,ue pour diftinguer les corps les uns des autres j &
c'eft ce qui fè fait auffi bien , fbit qu'on voye l'herbe
verte ou que l'on la voye rougej pourvu que la perfon-
nc qui la voit verte ou rouge , la voye toujours de la
même manière.
Mais c'eft afTez parler de ces fenfàtions j parlons
maintenant des jugemens naturels , & des jugemens
libres qui les accompagnent. C'eft la quatrième chofe
que nous confondons avec les trois autres dont nous
venctts de traiter. C H A t
DE LA VERITF. Livre I; 57
CHAPITRE XIV. . CKAfl
I. Des fauxjiigemens qui accompagnent nos jenfati9ns-i&
que nous confondons avec elles . II. R^ifons de ces faux
jugemens. lll. Que Terrcurnefe trouve point dans ms^
fenfationsy mais jeulement dans ces jugemens.
ON prévoit bien d'abord , qu'il fe trouvera fort 7.
peu de perfbnnes qui ne (bieni" choquées de cet- Des faux
te propofition ge'iie'rale que l'on avance : Içavoir , que jugemen:
nous n'avons aucune fèiifàrion des objets de dehors, quiac-^
qui ne renferme un ou plusieurs jugemens. On fçait compa-
bien que la plupart ne croyent pas mêmes, qu'il iè gnentnos
trouve aucun jugement ou vrai ou faux dans nos fen- fenjatios^
lâtions. De forte que czs peribnnes furprifes de la ^ que
nouveauté de cette proportion, diront ians doute en nouscon^
eux-mêmes: mais comment cela fè peut-il faire? Je fondons
ne juge pas que cette muraille foit blanche , je voi bieo avec elles
qu'cllel'ed: Je ne juge point que la douleur Ibit dans
ma main', je l'y (eus très-certainement :& qui peut
douter de chofes fî certaines , s'il ne {entier objets au-
trement que je ne fa. s ? Enfin leurs inclinations pour
les préjugez de 1 enfance les porteront bien pKis avantj
ôc s'ils iic pafTent aux injures & au mépris de ceux
qu'ils croiront perdiadez des fènrmiens contraires aux
leurs , ils mériteront (ans doute d'être mis au nombre
des perfbnnes modérées.
Mais il ne faut pas nous arrêter à prophetifèr les
mauvais liccez de nos pen'ées : il eft p us à propos de
tâcher de les produireavec des preuves ;. fortes , ôc de
les mettre d^.ns un il grand jour, qu'on 1 epuifîelrs at-
taquer les yeux ouver:s , ni les regarder avec attenàon
fins s'y ibumettre. On doit prouver , que nous n'a-
Tons aucune enlation des cbje's de dehors, qui ne
renferme quelque faux jvgemcnt , en vcici la
preuve,
ileilceine iembk indubitable, qpe nos âmes ne
E reiiiphf-
9t DE LA RECHERCHE
Chap. remplilTènt pas des efpaces auffi vaftes que ceux qui
XIV. font entre nous & les e'toiles fixes > quand mêmes on
accorderoit qu'elles fuiïènc e'tenduës : ainfi il n'eft pas
raifbnnable de croire que nos âmes {oient dans les
Cieux, quand elles y voyent des étoiles. Il n'eil pas
mêmes croyable, qu'elles fbrtent à mille pas de leur
corps pour voir des maifons à cette diftance. Ileft
donc ne'cefTaire, que nôtre ame voye les maifons & les
étoiles où elles ne font pas , puifqu'elle ne fort point
du corps, ouelle eft , & qu'elle ne laifïè pas de les voir
: hors de lui. Or comme les étoiles qui font immédia-
tement unies à l'ame , lefquelles font les feules que
Tame puifTe voir , ne font pas dans les Cieux , il s'en-
liiit que tous les hommes qui voyent les étoiles dans
les Cieux , & qui jugent enfoite volontairement qu'el-
les y font , font deux Bux jugemens, dont l'un elt na-
turel, & l'autre libre. L'un eft un jugement des fèns
ou une fènfàtion compofée , félon laquelle on ne doi^
pas juger. L'autre efl un jugement libre de la volonté
que l'on peut s'empêcher de faire , & par conféquent,
que l'on ne doit pas faire , fi l'on veut éviter l'erreur,
II- ^ Mais voici pour quoi l'on croit que ces m êmcs étoi-
"^i fonce les que l'on voit immédiatement, font hors de l'ame
ceifrux Se dans les Cieux. C'eftqu'iln'eftpasenlapuifTance
Jugemens ^q l'ame de les voir quand il lui plaît ; car elle ne peut
les appercevoir , que lorfqu'il arrive dans fo n cerveau
des mouvemensaufquels les idées de ces objets font
jointes par la nature. Or, parce que l'ame n'apperçoit
point les moavemens de fès organes , mais feulement
fès propres fènfàtion s , & qu'elle fçaic que ces mêmes
lenfàtions ne font point produites en elle par elle mê-
me,- elle eft portée à juger qu'elles font au dehors , &
dans la caufe qui les lui repréfènte:& elle a fait tant
de fois ces fortes de jugemens, dans le mcmetems
qu'elle appcrçoit les objets , qu'elle ne peut prefque
plus s'empêcher de les faire. '
Il fèroitnécefîaire pour expliquer à fond ce que je
viens de dire , de montrer l'utilité de ce nombre infini
^c Miits êtres j qu'on nomme des efpéces & des idées,
-^r qui
DE LA VERITE'. LïvRi I. 99
oui {ont comme rien & qui repréfentent toutes cho- Chaï*
fes i que nous créons & que nous détruifons quand il XIY»
nous plaît ,& que nôtre Ignorance nous a fiât imagi-
ner pour rendre raifbn^es chofes que nous n'enten-
dons point» Il faudroit faire voir ia fblidite' du fènti-
ment de ceux qui croyent que Dieu eft le vrai pe're de
lalumie're , qui éclaire lèul tous les hommes , fans le*
quels les ve'ritezies plus lîinples ne leroient point in-
telligibles >& le Soleil tout éclatant qu'il eft , ne fèroit
pas même vifible: qui ne reconnoiflènt point d'autr*
nature que la volonté du Créateur j & qui fur ces peu-
féesjontreconnu que les idées qui nous repréfentent
les créatures , ne font que des perfe<Sions de Dieu, qui
répondent à ces mêmes créatures > & qui les repréfèa-
tent»
Il faudroit enfin traitter en quoi confîfle ce que nous
appelions idées , & enfuite il feroit facile de parler plus
nettement des chofès que je viens de dire, mais cela
nous meneroit trop loin » On n'expliquera ces chofès
que dans k troifiéme livre ; l'ordre le demande ainfï.
Il fuiîit prefèntement que j'apporte un exemple très-
fènfible & inconteflable , où il le trouve plufieurs ju-
gemens confondus avec une même fènûtion.
Je croi qu'il n'y a perfbnne au monde qui regardant
îa Lune ne la voye environ à mille pas loin de foi , &
qui ne la trouve plus grande lorfcju'elle fê lève ou
qu'elle fe couche que lors qu'elle efl fort élevée fur
rhorifbn ; & peut-être mêmes qui ne croye voir feule-
ment qu'elle eft plus grande , fans penièr qu'il fê trou-
ve aucun jugement dans fz fenfàtion . Cependani il eft
indubitable , que s'il n'y avoit point quelque efpece
dejugementrenfermé dans fa fenfàtion, il ne vsrroit
point la Lune dans fon éloignement où elle paroicj
& outre celaillaverroit plus petite lorfqu 'elle k lève,
que lors qu'elle eft fort élevée furl'horifbn; puif^
que nous ne la voyons grande quand elle fe lève, qu'à
caufe que nous la jugeons plus éloignée , par un juge-
ment naturel, dont j'ai parlé danslefîxièmeCÎiapi-
tre,.
£ 1 M^?
IGO DE LA RECHERCHE
Mais, outL-e nos jiigémens naturels que l'on peut re-
garder comme des fenfations corapofees , il le rencon-
tre dans prefque toutes nos fenfations un jugement li-
bre. Car non feulement les hommes jugent par un ju-
gement naturel , que la douleur par exemple eft dans,
leur main , ils le jugent aufTi par unjugement libre ;
non feulement ils l'y fèntent , mais ils l'y croyent : &
ils ont pris une fi forte habitude de former de tels ju-
gemens, qu'ils ont beaucoup de peine à s'en empê-
cher. Cependant ces jugemens font très faux en eux-
mêmes > quoique fort utiles à la confervation de la
vie. Carnosiènsne nous inftruifènt que pour nôtre
corps , & tous les jugemens libres qui font conformes
auxjugeraens des fens font très -éloignez de la vérité'»
Mais j afin de ne laifTer pas toutes ces chofes fans
donner quelque moyen d'en découvrir les raifbns , il
faut reconnoître qu'il y a deux fortes d'êtres : des êtres
que nôtreame voit immédiatement A d'autres qu'el-
le ne connoît que par le moyen des premiers. Par
cxem.ple ? lors que j 'apperçois le Soleil qui fè lève 5 j'ap-
perçois premièrement celui que je vois immédiate-
ment: & parce que je n'apperçois ce premier > qu'à
caufe qu'il y a quelque chofè hors de moi , qui produit
certains mouvemens dans mes yeux & dans mon ct^r-
veau, jejuge que ce premier Soleil qui efl dans moa
ame, eft au dehors & qu'il exifte.
Il peut toutefois arriver , que nous voyions ce pre-
mier Soleil qui eft uni intimement à nôtre ame, fans
quel'autrefoitfuri'horifbn, & mêmes fans qu'il exi-
Jte du tout. De même nous pouvons voir ce premier
Soleil plus grand, lorfque l'autre fe lève, que quand
il eftfort élevé fur l'honfon : & quoi qu'il foie vrai,
que ce premier Soleil que nous voyons immédiate-
ment > foit plus grand quiind l'autfe fs lève , il né
s'enfuit pas quecetautre ibit plus grand. Car ce n'efk
pas proprement cchu qui fè lève que nous voyons,
puiiqu'il eft éloigné de pluHeurs niîlUq^îS de lieuèsj
mais c'eft ce premier , qui elt véritablement plus
grand , & tel que nous le voyons : parce que toutes
les
DE LA VERITF. LivïtÉ L lof
leschofès, que nous voyons immédiatement, font Chap.
toujours telles que nous les voyons : & nous ne nous XIY^
trompons , que parce que nous jugeons , que ce que
nous voyons imme'diatement , fe trouve dans les
objets exteneurs qui font caufedece que nous vo ■
yons.
De même quand nous voyons de la liimiére ct\
voyant ce premier Soleil qui eft immédiatement uni a
nôtre efprit, nous ne nous trompons pas de croire
que nous en voyons j il n'eft pas pofTible d'en douter.
Mais nôtre erreur eft que nous voulons fans aucune
railbn , & même contre route raifbn , que cette lumie'^
re que nous voyons imme'diatement> exifte dans le So-
leil qui eft hors de nous» C'eft ta même chofe des au-
tres objets de nos fèns.
-Si Ton prend garde à ce que nous avons dit dés le /f/,
commencement , & dans la fuite de cet Ouvrage : il (c- L'erreur
ra. facile de voir, que de toutes les chofès qui fe trou- neferen-
vent dans chaque fènfation , l'erreur ne fe rencontre \ontre
que dans les jugemens que -nous failons^s & que nos p^sdans-
lenfàtions font dans les objets. ' ' nos (en-
Premièrement, ce n'eft pas une erreur d'ignorer r^tionsy
qu& i'adion des objets confifte dans le mouvement de ^^;^ /^^_
quelques"unes de leurs parties , & que ce mouvement [ç-^ç^jt
fècommuniaueauxorganesdenosiens : qui font les ^^^,^ ^^j-
«Jeux'-premieies chofes qui iè trouvent dans chaque m^smcns
fènfation Car il y a bien de la diiFérencc entre ignorer
une chofe, & être dans une erreur à l'égard de cette
choIè,
Secondem.cnt , nous ne nous trom.pons point dans
la troiGéme, qui eft proprement la (èniation.' Lorfque
nous fentons de la chaleur , lorfque nous voyons de la
lumière -, des couleurs , ou d'autres objets , il eft vrai .,
que nous les voyons , quand mêmes nous ferions
phréiietiques . Car il n'y a rien de plus vrai que tous les
vifîonnaires voyent ce qu'ils voyent'j &" leur erreur^
ne coupite que dans les jugemens qu'ils font , que ce
qu'ils voyent , exifte Véritablement au dehors , à caufe
qu'ils le voyent au dehors.
• ' E 3 • C'eft
TOI DE LA RECHERCHE
C'efl ce jugement qui renferme un confentement cîc
nôtre liberté , & par confécjuent qui efl fujet à l'erreur.
Et nous devons toujours nous empêcher de le faire >
félon la règle que nous avons miiè au commencement
de ce livre : Que nous ne devons jamais juger de quoi
que ce fôit , îorîque nous pouvons nous en erwpêcher,
& que l'évidence & la certitude ne nous y contraignent
pas , comme il arrive ici. Car quoi que nous nous (en-
tions extrêmement portez par une habitude trés-forte,
à juger que nos fènfàtions lont dans les objets j comme
que la chaleur eft dans k feu, & les couleurs dans les
tableaux : cependant nous ne voyons point de raiion
certaine& évidente qui nous prefîè& qui nous oblige
d le croire j & ainfi nous nous fbumettons volontai-
rement à l'erreur , par le mauvais u(àge que nous fai-
fons de nôtre liberté , quand nous formons librement
de tels jugemens.
CHAPITRE XV.
JExpîîcation des erreurs particulières de la Vue > pour fer-
yir d'exemple des erreurs générales de nos fens.
NOus avons donné, cemefèmble, affez d'ou-
verture , pour recomioître les erreurs' de nos.
fens à l'égard des qualitez fenfibles en général , à^Ç-
quelles ona parlé à l'occafîon de la lumière !k des cou-
leurs , que l'ordre demandoit qu'on expliquât. II
lèmble qu'on devroit maintenant defcendre un peu
dans le particulier} & examiner en détailles erreurs,
où chacun de nos fens nous porte : mais on ne s'arrête-
ra pas à ces choies, parce qu'après ce que l'on a déjà
dit , un peu d'attention fuppléera facilement à des di(-
coursennuïeux, que l'on lèroit obligé défaire. On
vaiéulemcnt rapporter les erreurs générales , ou nô-
tre vue nous fait tomber touchant la lumière 5c les
couleurs, & l'on croit que cet exemple fufiîrapour fai-
icconi^ Itre les erreurs de tous les autres lens.
LorjtqtK
DE LA VERITE'* Livre I. lo,
Torfciue nous avons regardé quelques niomenslc Ghap.
Soleil , voici ce qui fe pafTe dans nos yeux, & dans no- XY#
tre ame, & les erreurs dans lefquelles nous tombons.
Çeuxquifçavent les premiers éle'mens delaDiop-
trique , & quelque choie de la ftrudture admirable
des yeux , n'ignorent pas que les rayons du Soleil
ibuJfFrent refradion dans le cryjlalini & dans les au-
tres humeurs , & qu'ils le ralfemblent enfuite fur la
rétine ou nerfoptique , qui tapilîê tout le fond de l'ociU
de la même manière que \ts rayons du Soleil , qui tra-
Terfènt une /o«pe ou verre convexe,fè ralîèmblentau
foyer ou point brûlant de ce verre à deux , trois, ou
quatre pouces de lui à proportion de ià convexité. Or ^^P^pif^
i-i / ^ j /- r 1 noir bru-
1 expérience apprend que ii on met au loyer de cette j^ f^cii^^
loupe quelque petit morceau de papier noir,les rayons ment,
du Soleil font une fi grande impremon (ùr cette étoffe mais il
ou fur ce papier , & i\s en agitent les petites parties ^^"^ une
avec tant de violence qu'ils les rompent & les féparent '■^^^^
les unes d'avec les autres^ en un mot qu'ils les brûlent, ^^l:*^^-*
ou les réduifènt en fumée & en cendres. ou plus
Ainfi l'on doit conclure de cette expérience , que fi coavexe
le nerf optique étoit noir, & que fi la prunelle, ou le pour
trou de Vuvée-i par laquelle la lumière entre dans les brûler da
yeux s'élargiflbit pour laifier librement pailer les ra- P^P^^^
yons du Soleil , au lieu qu'elle s'étrecit pour les em- ^" '
pécher, il arriveroit la même chofè à nôtre rétine,
qu'à cette étoffe ou à ce papier noir, & les fibres fe-
roient H fort agitées , qu'elles fcroient bien-tôt rom-
pues Si brûlées. C'eft pour cette railbn , que la plii-
part des hommes fèntent une grande douleur, s'ils re-
gardent pour un moment le Soleil 5 parce qu'ils ne
peuvent fi bien fermer le trou de la prunelle, qu'il
n'y pafiè toujours afièz de rayons pour agiter lesiilets
da nerfoptique avec beaucoup de violence, ôcavec
quelque fujct de craindre qu'ils ne le rompent.
L'ame n'a aucune connoifl'ance de tout ce que nous
venons de dire j & quand elle regarde le Soleil , elle
n'apperçoit ni Ion nerfoptique , ni qu'il y ait du mou-
vement dans ce nerf: mais cela n'elt pas une erreur, ce
E 4 n'cft
ÎC4 DE LA RECHERCHE
Chap. n'eft qu'une (împle ignorance. La première erreur où
^î^Y. elle tombe, eft qu'elle juge que la douleur '«qu'elle
fènt eft dans (en œil.
Siincoiitinentapre'squ'ona regardé le Soleil, on
entre dans un lieu fort oblcut les yeux ouverts , cet
ébranlement des fibres du nerf optique caufë par les
rayons du Soleil diminue , & fe change peu à peu -,
c'cfi-là tout le changemient que l'on peut concevoir
dans les yeux. Cependant ce n'eft pas ce que l'ame y
apperçoit, niais feulement une lumière blanche Se
jaune: & la féconde erreur eft qu'elle juge, que la lu-
mière qu'elle voit, eit dans ihs yeux , ou fur une
muraille proche de nous.
Enfin l'agitation des fibres de la rctine diminue tou-
jours , & celle peu- à-peu ; car lors qu'un corps a été
ébranlé , on n'y doit rien concevoir autre chofè qu'u-
ne diminution de ion mouvement : mais ce n'eft point
encore ce que l'amcknt dans fês yeux. Elle voit que-
la couleur blanche devient orangée , puis le change
en rouge, & enfin en bleue. Et la troifieme erreur
où nous to^nbons , eft que nous jugeons qu'il y a dans
nôtre œil > ou lur une muraille proche de nous , des
changemens qui différent bien davantage que du plus
ou du moins ^ à caufè que les couleurs bleue , orangée
& rouge que nous voy ons, différent cntr'eiles bien au*
trement que du plus & du moins*
i- Voilà quelques erreurs, où nous tombons touchant
la lumière & les couleurs : Se ces erreurs nous font en-
core tomber en beaucoup d'autres , comme nous Tal-
ions explique! dans les Chapitres fuiyans.
CHAPI'
DE LA VERITE'. Livre 1. i»
CHAPITRE XVI. chap.
I. ^e les erreurs de nos fens nous fervent de principes gé-- XVI.
néraux & fort féconds pour tirer de fauj^es conclufions,
le/quelles fervent de principes a leur tour. II. Origine
dis différences effentielles. lll. Des formes fuhfrantieL
les, iV.De quelques autres erreurs delaFhilofophie-
de C Ecole.
ONa ce me femble expliqué fuififàmment , pour
des perfbnnes qui ne font point préocupe'es , & -
qui font capables de quelque attention d'efprit , en ^
quoi confiftent nos fènlàtions , & les erreurs séne'ra- ^^ ^^'
1 • > Ti n. • ^ 1 reurs ae
les qui s y trouvent. II eit mawtenant a propos de >
-' ■' > ' n. r • j '■ ' 1 nos lens
montrer, qu on s elt lervi de ces erreurs générales, ^ ^
comme de principes inconteftables , pour expliquer ^'^^'^ l^^'
1 /• . • '' ■ c • ' ^ i rr vent de
toutes choies i qu on en a tuxunemnnite ciefaulles . .
confe'quences , qui ont aulli i leur tour fervi de princi- r^/"^T^
pe pour tirer d'autres ccnfe'quen ces ; Se qu'ainu on a Ç^^'^^^'^'^^jf
compoie peu- à-peu ces icien ces imaginaires fans corps P^^'^J^"
& (ans réalité , après lefqudles on court aveuglement; ^f^^f
mais cjui lemblables à des phantômes,ne laiîTent autre F-^W^
cho(eàceuxquilesembrairent,quela confudon & la ^^"^'^^' ,
honte de s'être lailféfêduire, ou ce caradére de folie P^^^'5'''^
qui fait qu'on prend plaifir à fe repaître d'illulions & ji^^'^cnt
de chimères» C'eîl: ce qu'il faut montrer en particu- ^-^t'-;'"
lier par des exemples. '^^P^ '^
On a déjà dit, que nous avions coutume d'attribuer l^^^^'^^^^Tf^'-
aux objets nos propres fenlàtions , & que nous ju-
gions que kscouleu: s , les odeurs , les faveurs & les
autres quahtez fènfibles fe trouvoient dans les corps
que nous appello.iS colorez, & ainfi des autres. On
a reconnu que c'eit une erreur. Il, faut préfèntemenr
monrrer que nous nous fèrvons de cette erreur com-
me d'un principe pour tirerdefaufies confe'quences;
& qu'enluite nous regardons ces dernières coiifé-
qucnces comme d'autres principes , fur ierqucls nous»
cantiiiiiouS' d 'appui r nos raiionnemens . En uamo': ,
• • E 5,. il
io(J DE LA RECHERCHE
CrtAP. il faut cxpofer ici les démarches que fait l'efprithu-
Xyi. main dans la recherche de quelques véritez particuliè-
res , lorfqae ce faux principe , que nos fenjaîions font
dans les objets , lui paroit incojiteftable .
Mais afin de rendre ceci plus fenfible , prenons
' cjuclque corps en particulier , dont on rechercneroit la
nature : & voyons ce que feroit un homme , qui vou -
droit paxexempleîConnGÎtre ce que c'eft que du miel&
ilu fèl. La première chofe que feroit cet homme, feroit
4'en examiner lacouleurjl'odeurjla faveur &: les autres
«jualitez fenfïbles ; quelles font celles du miel , & celles-
du (d ; en quoi elles conviennent , en quoi elles dif-
férent , & le rapport qu'elles peuvent encore avoir
avec celles des autres corps. Cela fait, voici à- peu-
prés la manière dont il raifbnneroit , fuppolé qu'il
crût comme un principe inconteftable que les fènfar-
lions fufîent dans les objets des fens.
Toutes les chofès que je fèns en goûtant, en voyante
ïl. & en maniant ce miel&cefel, font dans ce miel &
origi- dans ce fel. Or il eft indubitable que ce que je fèns-
T^edes dans le miel diffère eiTentiellement de cequejefcns
différen- dans le fèl. La blancli^eur du Tel diffère fans doute bien
iesquon davantage que du plus &: du moins de la couleur dui
attribué miel.j & la douceur du miel, de la faveur piquante-
nux ob- du fel : & par confèquent , il faut qu'il y ait une diffè-
jets-^que rence efîèntielle entre le miel & le fèl , puifque tout ce
f f j dijfér que je fens dans l'un & dans l'autre ne diffère pas fèu-
verxes lement du plus & eu moins ,. maisqu'il diffère efïèn-
font dans tiellement.
famé. Voilà la première démarche, que cette perfbnne
feroit. Car fans doute , il ne peut juger que le miel &.
Je lel diffèrent eiîèn ciel lement , que parce qu'il trou-
ve qiïeîes apparences de l'un différent eflentiellement
de celles de l'autre; c'efr-à^dire , que les fenfàtions
qu'il a du miel, difFèrent eiTentiellement de celles.
<]u'iî a du fel , puiiqu'il n'en juge que par l'imprellioa
qu'ils font fur ks fens» Il regarde donc enfiiite (àcon-
elufion , comme un nouveau principe , duquel il
to 4^uties concUiiiQiis en cette force.
Puis
DE LA VERITF. Livrs I. 207
Puis donc que le miel & le fcl, & ks autres corps Chap.
naturels différent e/ïèntiellement les uns des autres; XVI.
il s'enfuit que ceux-là fe trompent lourdement , qui ///.
nous veulent feire croire que toute la différence, qui Vorigi^
^trouve entre ces corps , neconfîfleqaedansladiiïë ne des
rente configuration des petites parties qui les compo-/orwfj:
fènt. Car puifque la figure n'eil point clïèntielle aux y«^y?<in-
différcns corps î que la figure de ces petites par- tielies,
lies qu'ils imaginent dans le miel change , le miel de-
meurera toujours miel, quand même ces parties au-
roient la figure de petites parties du £èl. Ainfî, il Bluî
de ne'ceflite' qu'il le trouve quelque fùbftance , qui
étant jointe à la matière première commune à .tous les
diiférens corps , faffe qu'ils différent elîentiellemenc
les uns des autres.
Voilà la féconde démarche que feroit cet homme,
&l'heureu'e découverte des formes fubjlantielles : ces
fubltances fécondes , qui font tout ce que nous voyons
dans la nature quoiqu'elles ne (libfîfteht que dans l'i-
magination de nôtre Philofbphie. Mais voyons les
propriétez, qu'il va libéralement donner à cet être
de fon invention, carilctera fans doute à toutes les
autres fubftances les propriétez qui leur font les plus.
efTcntielles , pour l'en revêtir.
Puis donc qu'il fè trouve dans chaque corps naturel r,^
deuï fubftan ces qui le compofent: l'une qui eftcom- y, .* .
muneau miel & au ùl & à tous les autres corps, & l'au- ^''^<^- "
tre qui fait que le miel eit miel , que le fel eft fel, & que "^ f ^^^
tous ks autres corps font ce qu'ils fbntj il s'enfuit, que ^^
Ja première qui eft la matière, n'ayant point de con-
traire & étant indifférente à toutes les formes, doit de- ^'^^^^
meurer fans force & fans aâ:ion,puifqu'elîe n'a pas be-- ^f ^. ^^
foin de fe defïèndre : mais pour les autres , qui font les / T^/'.
formes fubit^ntielles, elles ont befbin d'être toujours pi^r
accompagnées de quai tez & de facultez pour les déf- ^^^^
fendre, ii faut qu'elles fbient toujours fur leurs gardes .^^ ,
^e peur d'être furpriiès j qu'elles travaillent conta. «fl ~ "^^^ ^"
lemeiit à leur confervation à étendre leur domin.itio-i
fiir les matières Yoiiines j & à pouilèr leurs conquêtes
t £ ^ le
loS DE LA RECHERCHE
Chap. le plus avant qu'elles pourront 3 parce que fi eUes
Xyi. e'toient (ans forces,ou fi elles manquoient a agir^d'au-
très formes les viendroient (iirprendre , & les ane'anti-
roient aufli-tôt. Il faut donc qu'elles combattent tou-
jours ,& qu'elles nourrilîent ces antipathies, & ces hai--
nés irre'conciliables contre ces formes ennemies qui ne
cherchent qu'à les détruire.
Que s'il arrive, qu'une forme s'empare delà ma-
tie're d'une autre : que la forme de cadavre , par exem-.
pie, s'empare du corps d'un chien: il ne faut pas
que cette forme fè contente d'anéantir la forme du
chien, il faut que (à haine fefàtisfafiè dans la deftruc-
tion de toutes les quaiitez qui ont fuivi le parti de Ton
ennemie. Il faut aufli tôt , que le poil du cadavre
ibit blanc d'une blancheur de cre'ation nouvelle : que
ion fang {bit rouge d'une rougeur qui ne foit point liif-
pede : que tout ce corps Ibit couvert de quaiitez fidè-
les à leur maitrelTe , & qu'elles la deftendent ièion le
peu de forces, qu'ont les quaiitez d'un corps mort,
qui doivent bien-tôt pe'rir à leur tour. Mais parce
^u'on ne peut pas toujours combattre , & que toutes^
chofès ont mi lieu de repos ; il faut uns doute que le
feu , par exemple , ait (on centre ,, cii il tàehe tou-
jours d'aller p2J'iàkgéreté& par fbn inclination na-
turelle, afin de repoier , de ne brûler plus, & de
quitter mêmes fa clialéur , qu'il ne gardoitici bas que
pourfàde'fenfè.
Voilà une petite partie des confe'quences , que l'on
tire de ce dernier principe , qu'il y a des formes' fub-
ftantielîcs , lesquelles conféquences on a fait conclu-
re à nôtre l'hilofbpheavec un peu trop de liberté' ; car
d'ordinaire les autres difènt ces mêmes- choies plus,
fe'rieulement qu'il n'a pas fait ici.
Il y a encore une infinité d'autres confequences,qûc
tire tous les jours chaque Philolbphe, félon fon hu-
meur & ion inclination , félon la fécondité ou là fteri-
iké de fbn imagination ; car cenefont^ueceschofèi
i^ui les font difïérer les uns des autres.
On ne s'Arrête point ici à conibatcre ces fubftauees
DE LA VERITE'. Livre I. 109
chimériques , d'autres perfbnnes les ont aiïèzexa- Chap.
minées. Ils ont aflez fait voir que les formes fubftau- XYI.
tieïles ne furent jamais dans la nature , & qu'elles fer-
vent à tirer un très-grand nombre de confequences ri-
dicules , & même contradidoires. On (è contente
d'avoir reconnu leur origine dans l'elprit de l'hom-
me , & d'avoir fc.it voir , qu'elles doivent ce qu'elles
font aujourd'hui à ce pre'juge' comm.un à tous les
hommes , Que les fenfations font dans les objets qu'ils Chap]
[entent. Car il l'on confide're avec un peu d'attention 10. art. ^.
ce que nous avons de'ja dit , (çavoir : Qu'il eft ne'ceffai-
re pour la confèrvatioi du corps , que nous avons des
fenfàtfons elïentiellemxent différentes , quoique Iq.s
impreffions que les objets font fur nôtre corps, ne dif-
férent que tre's- peu, on verra clairement que c'eft à
tort , qu'on s'imagine de fi grandes différences dans
les objets de nos {èns.
Mais il faut que je dilè ici en palîànt , qu'on ne trou-
ve rien à rédire à ces termes de /orwf , èc de^dijférence
effentielle. Le miel efi: fans doute miel par (à forme , de
c'eft ainfi qu'il diffère efièntielkment du fel Tmais cet-
te forme ou cette différence effenti'elle', ne confifte que
dans la différente configuration de fés parties. C'eft ,^
cette différente configuration , qui fait que le miel eft
miel , & que le fcl eft lèl ; & quoi qu'il ne (bit qu'ac-
cidentel à la matière, en général d'avoir la configu-
ration dès parties du miel ou du fèl , & ainfi d'avoir
la forme du m iei on du fèl, on peut dire cependant
qu'il eft effentiel au miel & au Çd , pour être ce qu'ils
font , d'avoir une telle ou telle configuration dans
leurs parties. De m.ême que les fcnfetions de froid >
de chaud , du plaifir & de la douleur , ne font point
efïèntieîiesàrame, mais feulement à l'ame , qui les
fènt rpârceque c'eft par ces fènfàtions qu'elle eft ap'
pellée fèniir du châud , du froid , du plaifir &c de la
dcLikur.
CHAPI-
Chap.
XVII.
ïïo DE LA RECHERCHE
CHAPITRE XVII.
I. z^utre exemple tiré de la morale , lequel fait 'voir que
nos fens ne nous offrent que de faux biens. II. Q^il
ny a que Dieu quifoit notre bien . III. Origine des er-
reurs des Epicuriens O" des Stoïciens.
o
N a rapporté des preuves , qui font ce me fièmble
aflcz voir que ce pre'jugé , ^lue nos fenfations jont
dans Us objets , eli un principe très fécond en erreurs
dans la Phyfique. U en faut maintenant apporter d'au-
tres tire'es delà Morale > daiis laquelle ce même pré-
jugé joint avec celui-ci. J^e les objets de nos fens font
les feules Sl les "véritables eau je s de nos fenfations ^ efi
aujji très -danger eux.
Il n'y a rien de fi commun dans le monde , que de
i' voir des perfbmies qui s'attachent aux biens fènfibles:
E^em- les uns aiment la mufique les autres la bonne chère, &
fie tiré d'autres enfin font palTionnez pour d'autres chofès.
delà Or voici à-peu -prés de quelle manière ils doivent
Morale, avoir raifbnné , pour s'être perfuadez que tous ces
quenos objets font des biens. Toutes les faveurs agréables qui
Jens ne nous plaifènt dans les feflins , ces fons qui flattent l'o-
nous of- reille , & ces autres plaiurs que nous fentons en d'aUf
pent que très occafîons , font fans doute renfermez dans Its ob-
defaux jets fènfiblcs , ou tout au moins ces objets nous ics
hiens^. font fèntir , ou enfin nous ne pouvons les goûter que
Îiar leur mc^yen. Or il n'ell pas polTible de douter que
e plaiiir ne fbit bon , que la douleur ne foit mauvaifè^
nous en fbmmes intérieurement convaincus : & par
conféqueût les objets de nos pallions font des biens
très réels , auiquels nous devons nous attacher pour
être heureux.
Voilà le raifbnnement , que nous faifbns d'ordinai-
re prcfque fans y penfèr, Ainlî , c'eit à caufè que nous
croyons , que nos fènfàtions font dans les objets , oa
. bien quje les objets ont sn eux-mêmes le pouvoir de
■ JiOUS-
DE LA VERITE'. Livre I. m
nous les Eire fèntir , que nous confîdérons comme Chap.
nos biens dcschofès, au defïus defquelles nous fom- XVIL
mes infiniment élevez i qui ne 4)eu vent au plus agir l'expli-
que fur nos corps , & produire quelques mouvemens T'^"'^^^..
dans leurs fibres , mais qui ne peuvent jamais agir fiir dernier
nos âmes , ni nous faire kntir du plaifir ou. de la dou- Livre, en
leur. quel fcns
Certainement, fi ceii'eft pas notre ame qui agit les objets
fur elle-même, à l'oGcafion derequifepalTedansle ^g^^"^
c®rps ; iln'y a que Dieu feul qui ait ce pouvoir : Etfi cQ^pg.
ce n'eil: point elle qui fè caufe du plaifir ou de la dou- ij
leur félon la divernte' des e'branlemens'.des fibres de Ion Q^'Hf^'y
corps, commeily a toutes les apparences jpuifqu'el- ^^^
lefent du plaifir fans qu'elle y coniènte , je ne coiuiois j^-^^ •
point d'autre main afîez pui.lante pour les lui faire fen- r-f. ^^^^^
tir , que celle de l'Anteur de la nature. ^^'^^^ ^
En effet il n'y a que Dieu qui fbit nôtre véritable ^^^ ^^^^^
bien. II n'y a que lui qui puifle nous combler de tous j^^Qjyjçf^
les plaifirs dont nous Ibmmes capables. Ce n'eft que fç.^çyi^^
dans (à connoifrance& dansfon amour qu'il a réibiu „^ ^'f^.
de nous les faire fèntir: Et ceux qu'il a attachez aux y^^fy.Qjf^
mouvemens qui ièpafi[ent dans nôtre corps , afin que f^iy^Tpr,^
nous eufîîons foin de fa confervation , font tres-petits, ^^y j^^
tre's-foibles & detre's-peu de dure'e , quoique dans Te'* pi^î^y,
tat où le pe'ché nous a re'duits , nous en fbyons comme
efdaves. Mais ceux qu'il fera fèntîr à fès Elus dans le
Cid , feront infiniment plus grands , puifqu'il nous a
iàitspourleconnoitie& pour l'aimer. Car enfin l'or-
dre demandant que l'on rellente de plus grands plai-
firs, lorfqu'on pofîede de plus grands biens j puilque
Dieu eft infiniment au defius de toutes cho fes , le plai-
:fir de ceu x qui le pofïe'der ont , furpaffera cei cainemen t IIL
tous les plaiiirs. VOrï-
Ce que nous venons de dire de la caufè de nos erreurs gi'^^ des
à l'égard du bien , fait afiéz connoîtrt la faufTeté des erreurs
opinions qu'avoient les Stoïciens, & ks EpicuL'iens des EpU
touchant le fouverain bien. Les Epicuriens le met curiens
toient dans le plaifir j & parce qu'on le fèntaufli bien CT des
dans le Yice , que dans U vertu > 6c mêmes plus ordi- Stokiens
jiaire-
iri DE LA RECHERCHE
Chap* nairement dans le premier , que dans l'autre, on a
XVII' crû. communément , qu'ils fe iaifîoien't aller à toutes
fortes de voluptez.
Or la première caufe de leur erreur efi: , que jugeant
fàudèment qu'il y avoit quelque chofe d'agreabJe dans
les objets de leurs fens > ou qu'ils e'toient les ve'rita-
bîes caules des plaifirs qu'ils fèntoient j étant outre ce-
la convaincus par le fèntiment intérieur qu'ils avoient
d'eux mêmes, que le plaifîr étoit un bien pour eux,
au moin' pour le tems qu'ils en jouïfToient j ils le hiC-
foient aller à toutes les paillons , derquelles ils n'ap-
prchendoient point de (oufFrir quelque incommodi-
té dans la fuite. Au lieu qu'ils dévoient coiifidérer,
que le plaifîr que l'on fent dans les choies fenfîbles, ne
peur être dans ces choies comme dans leurs ve'ritables
caulèsni d'une autre manière; & parconféquent, que
les biens fenlibles ne peuvent être des biens à l'égard
de nôtre am.e : & le refte que nous avons expliqué.
Les Stoïciens periùadez au contraire , que les plar-
firs fenfîbles n'étoient que dans le corps & pour le
corps , & que l'ame dcvoit avoir (on bien particulier,
mettoient le bon-heur dans la vertu. Or voici la fbur-
cc de leurs erreurs.
C'eft qu'ils croyoient, que le plaifir & la douleur
fenfîbles n'étoient point dans l'ame , mais feulement
dans le corps : & ce faux jugement leur fcrvoit enfuite
de principe pour d'autres faufles condufîons : comme
que la douleur n'efl point un mal, ni le plaifîr un bien j
que les plai'.-rs des fèns ne font point bons en eux-mê-
mes ; qu'ils font communs aux hommes & aux bê-
tes, &c. Cependant il eft facile de voir, que quoi-
que les Epicuriens , 8c les Stoïciens ayent eu tort en
bien des chofès, ils ont eu rai(on en quelques-unes».
Car le bon heur des bien- heureux ne confiite que dans
une vertu accomplie , c'ef]:-à-dire dans, la connoifî'an -
ce & l'amour de Dieu ; & dans un plaifir très-doux,
qui les accompagne fans cciÏQ.
Retenons donc bien, que les objets extérieurs ne ■
ren^ment liea d'agréable m de fâcheux : qu'ils ne
DE LA VERITF. Livre L 115
font point les cauiès de nos plaifîrs : que nous n'avons Chap,
point de fùjet de les craindre ni de les aimer: mais qu'il XYH,
n'y a que Dieu qu'il faille craindre, & qu'il faille ai-
mer, comme il n'y a que lui qui (bit allez puiiîant
pour nous punir &. pour nous re'eompenlèr , pour
nous faire ^ntir du plaifîr & de la douleur : enfin que
ce n'eft qu'en Dieu , & que de Dieu, que nous de-
vons efperer ks plaifîrs , pour lefquels nous avons
une inclination n forte, fi naturelle, & fi jufte.
Chap.
CHAPITRE XVIIL XYIIL
I. Que nosjens nous portent à l* erreur en des chofes mê-
me qui ne font point fenfihles . IL Exemple tiré de la,
converfation des hommes. III, Qt^ilne faut points^ ar-
rêter aux manier es fenjihle s.
NOus avons fuffi{àmment explique' les erreurs
de nos fèns à l'égard de leurs objets , comme
de la lumie're , des couleurs , & des autres qualitez
iènfîbles. Il faut voir maintenant comme ils nous fe'-
duilènt touchant les objets même qui ne font point de
leur refibrt , en nous empêchant de les confidérer
avec attention , & en nous inclinant à en juger fur leur j^
rapport. C'eft ce qui méiite bien d'être expliqué. q^„ '
L'attention & l'application de l'e/prit aux idées ^^' '
chires&diftindes que nous ayons des objets, ^^^^ portent a
pas poilible de voir la beauté de quelque ouvrage iaiis Aj.^a_
ouvrir les yeux , & iàns le regarder fixement j ainfi fp^pauine
l'elprit ne peut pas voir évidemment la plùparj: des /-^J^/^^/^^
choies avec les rapports qu'elles ont \ts unes aux f^ySLles
autres , s'il ne les conlidére avec attention. Or il ^ ■'
eft certain , que rien ne nous détourne davantage
de l'attention aux idées claires & diilindes que
nos propres lèns ; &: par conféquent rien ne nous
éloi-
114 DE LA RECHERCHE ' j
Chai, éloigne davantage de la vérité , & ne nous jette {î-tôt
jlCYIII. tîiins l'erreur. ■
Pour bien , concevoir cette vérité, il eft abfolument -
néce/Taire de fçavoir , que les trois manières dont l'a- j
ine apperçoit , fçavoir par les (êns , par l'imagination, |
&parre{prit, ne la touchent pas toutes égalementi %
& que par conféquent elle n'apporte pas une pareille '|
attention à tout ce qu'elle apperçoit par leur moyenj |
car elle s'applique beaucoup à ce qui la touche beau- i
coup , & elle en: attentive à ce qui la touche peu. I
Or ce qu'elle apperçoit par les fenSjla touche & l'ap- i
plique extrêmement ; ce qu'elle connoît par l'imagi- \
nation la touche beaucoup moins ,- mais ce que l'en- i
tendement lui repréfente , je veux dire , ce qu'elle ap- j
perçoit par elle-même ou indépendemment des fèns i
& de l'imagination, ne la réveille preique pas. Per- '
fbnne ne peut douter que la plus petite douleur des i
fcns ne fbit plus préfente à l'efprit , & ne le rende plus
attentif, que la méditation d'une choIè de beaucoup 1
plus grande conféquencCk i
Larailbn de ceci eft , que les fèns repréfèntent les ;
objets comme préfèns , & que l'imagination ne les i
repréfente que comme abfens. Or l'ordre demande 1
que de plufieurs biens, ou de plufieurs maux propofez ,
àl'ame, ceux qui font préfèns la touchent ôcTappli- i
quent davantage que les autres qui font abfens , parce ;
qu'il eft nécefïàire que l'ame fe détermine prompte- <
m ent fur ce qu'elle doit faire en cette rencontre. Ainfi" J
elle s'applique beaucoup plus à une fîmple piqueure, i
qu'à des ipéculations fore relevées; & les plaifirs & '
les maux de ce monde font même plus d'imprefTion jj
fjc elle , que les douleurs terribles , & les plaifirs in-
finis de l'éternité, i
Les fèns appliquent donc extrêmement l'ame à ce i
qu'ils lui représentent. Or comme elle eft limitée , & ■
qu'elle ne peut nettement concevoir beaucoup de cko . ■
fes à la fois ; elle ne peut appercevoir nettement ce l
que l'entendement lui repréfente , dans le même ]
tcirf' que les fèns lui offrent quelque chofe à confidé- \
rer. i
DE LA VERITE'. Livre L 115
rer. Elle laifTe donc les idées claires ^diftiiiAcs de Ghap.
l'encendemcnt , propres cependant à découvrir lavé- XYIH.
rite des chofes en elles-mêmes -, & elle s'applique uni-
quement aux idées confufès des fens , qui la touchent
beaucoup, & qui ne lui repréfentcnt point les chofes
/don ce qu'elles font en elles-mêmes , mais feulement
félon le rapport qu' elles ont avec fon corps .
Si une perfonne , par exemple , veut expliquer quel- ^^' r
que vérité, il eft néccfïaire qu'il le ferve de la parole, ^^^^^f^
& qu'il exprime fes mouvemens & fes fentimens inté- ^'^^ «^ '^
rieurs par des mouvemens & des manières fenfibles. corrver-
Or i'ame ne peut dans le même-tems appercevoir di- T^^^^" ««"^
flindementplufieurschofes.Ainfiayant toujours une hommes.
grande attention à ce qui lui vient par les fens , elle ne
eonudcre prefque point les raifons qu'elle entend dire.
Mais elle s'applique beaucoup au plaifirfenfible qu'el-
le a delà mefure des périodes, des rapports des ge-
ftes avec les paroles , de l'agrément du vifage , enfin
de l'air , & de la manière de celui qui parle. Cepen-
. dant après qu'elle a écouté , elle veut juger , tfeft la
coutume. Ainfi les jugemens doivent être difterens,
^lèlonladiverfitédesimpreflîons qu'elle aura receuës
par les fens.
Si par exemple , celui qui parle s'énonce avec facili-
té j s'iigarde une mefure agréable dans fes périodes;
s'ilal'air d'un honnête homme & d'un homme d'ef-
prit j & fi c'eft une peribnne de quaUté ,• s'il eft fuivi
d'un grand train j s'il parle avec authorité & avec gra^
vite; fi les autres l'écoutent avec relped &en filencc;
s'il a quelque commerce avec les elprits du premier
ordre ; enfin s'il eft alTez heureux pour plaire , ou
pour être eftimé, il aura raifon dans tout ce ^u'il avan-
cera ; & il n'y aura pas jufqu'à foncolet &c a fes man-
chettes , qui ne prouvent quelque chofè.
Mais s 'il eft afîez mal-heureux pour avoir des qua--
litez contraires à celles-ci , il aura beau démontrer , il -
ne prouvera jamais rien ; qu'il dife les plus belles cho-
fes du monde, on ne les appercevra jamais. L'atten»
tion des auditeurs n'étant qu'à ce qui touche les fens,
ic
11^ ^ DE LA RECHERCHE
Ghap, le dégoût qu'ils auront de voir un homme fi malcom-
XYIII» pofe' , les occupera tout entiers , & empêchera l'ap-
plication qu'ils devroient avoir à /es penfees, Cccokt I
fàle & chifonne' fera meprifèr celui qui le porte , & tout j
ce qui peut venir de lui ; & cette manière de parler de 1
Philosophe & de rêveur , fera traitter de rêveries & !
d'extravagances ces hautes & fublimes véritcz » dont ;
le commun du monde n'eft pas capable, i
Voilà quels font les jugemens des hommes» Leurs J
yeux & leurs oreilles jugent de la vérité' & non pas la i
raifbn , dans les chofes même qui ne dépendent que i
delaraifbn j parce que les hommes ne s'appHquent \
qu'aux manières iènfîbles & agréables , & qu'ils n'ap- ^
portent prefque jamais une attention forte ôc ferieufe, ?
pour découvrir la vérité. |
IIL Qu 'y a-t-il cependant de plus in jufte que de juger des |
Çuilne chofes par la manière , & de mépriièr la vérité , par- .|
J^ïit ce qu'elle n'eft pas revêtue d'ornemens qui nous plai- ;
^omt^ iènt, & qui flattent nos fens? Il devroit être honteux i
s'arrêter à des Philofbphes , & à des perfonnes qui (è piquent ,j
aux ma- d'eljnit, de rechercher avec plus de foin ces matières i
r^^V/ agréables, que la vérité même , & de fe repaître plù^
Jenjibles tôt l 'eiprit de la vanité des paroles , que de la fblidité i
^,^1 des choies. C'eft- au commun des hommes , c'eft aux J
gréahks âmes de chair & de fàng,à le lailîer gagner par des pé- ;
iiodes bien mefurées , & par des ^gures &: des mou- ;
vemens qui réveillent les pallions. \
Ornniaemmflolidimagisadmîrantur > amant^uey '
Inverjîsqu^ fiib verbîslatiîantia cernunt. '■':
I Vèraquc confiituunt , qux belle tangerepopmt
' coures ^C^ iepîdoqu<£jîmtfucataJ6nore. \
Mais les perfonnes {âges tâchent de fe défendre ]
contre la force maligne, & les charmes puilTans^
de CCS manières feniibles. Les fens leur impofènt
auffi bisn qu'aux autres hommes , puilqu'en elFec^
iisibnt hommes , mais ils méprilènt les rapports^
^;fils leur font. Ils imitent ce fameux exem-:
pie
DE LA VERITE'. Livre L 117
pie des luges de l'Aréopage , qui deiFcndoieiit ri- Cha?.
goureuièment à leurs Avocats de fe fervir de ces XYUIt
paroles & de ces figures trompeufcs , & qui ne les
écoutoient que dans les ténèbres^ de peur que les agré-
mens de leurs paroles & de leurs geftes ne leur perfiia-
dafïènt quelque cholè contre la vérité & la juftice , •&
afin qu'ils pCifTent davantage s'appliquer à confiderer
la fbîidité de leurs raifons»
CHAPITRE XIX, C^^^-
Deux autres exemples. I. Le premier ^ de nos erreurs
touchant la nature des corps. II. Le fécond , de celles
qui regardent les qualités de ces mêmes corps.
ON vient de faire voir qu'il y a un fort grand
nombre d'erreurs , qui ont pour première cau-
fè cette forte application de l'ame à ce qui lui vient par
les fèns, & cctt-e nonchalance , oûelleeit, pour les
chofes que l'entendement lui reprefènte. On vient
d'en donner un exemple de fort grande conféquence
pour la Morale tiré de laconverfation Aes hommes, en
voici encore d'autres tirez du commerce que Ton a
aveclerefte de la nature, leiquels il eft abfblument
nécelTaire de remarquer pour la Phynque»
Unt àts principales erreurs , ou l'on tombé en ma- J.
tiéredePhyiique, c'eft que l'on s'imagine , qu'il y a 'Erreurs
beaucoup plus de fubfrance dans les corps , qui (è font touchant
beaucoup fentir, que dans les autres qu'on ne lent la nature
prefquepas. La plupart des hommes croyent, qu'il y des corps
a bien plus de matière daiiS l'or & dans le plomb , que
dans l'air & dans 1 eau j Se les ènfans même, qui n'ont
point rembarqué par les iens les effets de l'air, s'ima
ginent ordinairement que cen'eltrien de réel.
L'or & le plomb font fort pefans , fort durs & fort
fènfblesj l'eau & l'air au contraire ne fè font prefque
pas fèntir. De là les hommes concluent , que les pre-
miers ont bien plus de réalité que les autres. Ils jugent
àt
ii8 DE LA RECHERCHE \
Chap. *^^^^ vérité des chofes par l'imprefTion fènjfïble qui ;
XlX*. ^'^^^ crompe toujours, & ils négligent les idées clai- \
xes & dilHndes de l'elprit , qui ne nous trompent ja- :
maisj pdicequelelènlible nous touche & nous appIiJ !
que , &. que l'intelligible nous endort. Ces faux juge- I
mens regardent la fubOiance des corps, en Yoici d'au- ]
très iur les qualitez des mêmes corps. ]
'II. Les hommes j ugent prelque toujours que les objets; ;
Erreurs <\^* excitent en eux des lèulàtions plus agréables , font
touchant les plus parfaits & les £Îus purs j fans ff avoir feulement \
leurs en quoi concilie la perfedion & la pureté de la matié- \
qualité^ ^^> & mêmes fans s'en mettre en peine. ;
^ leur Ils difênt , par exemple , que de la fange eft împu- \
^^erfe- re, & que de l'ea^ très- claire eft fort pure. Mais les i
6iiott, chameaux qui ain; ent l'eau bourbeufè, & ces animaux \
qui fèplaifent dans la fange, ne feroient pas de leur \
ientiment. Ceibnt des bêtes, il eft vrai» Mais les per- i
fonnes qui ai ment les entrailles de la becafîè & les ex- 1
crémens de la fouine , ne àifènt pas que c'eft de l'im- ^
pureté , quoi qu'ils le difènt de ce qui fort de tous les i
autres animaux. Enfin le mufc & l'ambre fbntefti- \
mez généralement de tous les hommes, quoi que l'ott ;
tienne que cène font que des excrémens. \
Certainement on nejuge de la perfedion de la ma- i
tiére & de fà pureté que par rapport à fes propres fènsî ^
Se de là il arrive , que les fèns étant difFérens dans tous '
les hommes , comme on l'a fiiffifàm ment expliqué,
ils doi vent ^ugertrés-diverfèment de la perfedion & ]
de la pureté & la matière. Ainr les livres qu'ils coni- ]
pofenttous les jours fiir les perfections imaginaires, '
qu'ils attribuentàcertains corps , fbntnéccfîàirement \
remplis d'erreurs dans unevaiiététout-à-faitétran" ■;
:ge & bizarre j puitque les raifbnnemens qu'ils con- I
tiennent ne font appuyez que iur les idées faufïèSïCon» ]
ftlfès& irreguliéresdenosfens. '
Il ne faut pas que des Philofophes difent, que la i
matière eft pure ou impure , s'ils ne fçaventce qu'ils =
entendent précifément par ces mots de pur & d'im-
p! I,- car il ne faut pas parler fans fçayoir ce que l'on \
■ ^ dit, ■ j
DE LA VERITF. Livre ï. n^
ditî c*eft-à-dire, fans avoir des idées diftiiKfles , qui CHAp.
lepo ident aux termes donc on fè /èrt. Or s'ils avoient XIX.
fixe des idées claires & diftindes , à l'un & à l'autre
de ces mots, ils verroicnt que ce qu'ils appellent pur
feroit fouvent très impur, & que ce qui leur paroît
impur , (è trouveroit fouvent trés-pur.
S'ils vouloient , par exemple , que cette matière
là fû: la plus pure & la plus parfaite , dont les parties
ièroient les plus déliées & les plus faciles à fc mou*
voir, l'or, l'argent & les pierres précieufès fèroient
des corps extrêmement imparfaits ; & l'air & le fea
fèroient au contraire très - parfrdts. Quand de la
chair vien droit àfe corrompre & à (èntir mauvais , ce
feroit alors qu'elle commenceroit à fè perfectionner j
& une charongne puante feroit un corps bien plus par -
fait que de la chair ordinaire.
Que fi au contraire ils vouloient , que les corps les
plus parfaits fufïènt ceux , dont les p*ircics fèroient
les plus grofîes , les plus foli des & les plus difficiles à
remiier-, de la terre feroit plus parfaite que de l'or j &
l'air & le feu fèroient les corps les plus imparfaits.
Que fi l'on ne veut pas attacher aux termes de
pur & de parfait les idées diftiuâiçs , dont je viens de
parler , il cft permis d'en fubllitue'r d'autres en leur
place : mais (^ l'on prétend ne définir ces mots que par
des notions fènfibles, on confondra éternellenienc
toutes chofès , puis qu'on ne fixera jamais la lignifica-
tion des termes qui les expriment. Tous les hommes,
comme l'on a déjà prouvé ont des fènfàtions bien dif»
férentcs des mêmes objets : Donc on ne doic pas défi-
nir ces objets par les fcnfations qu'on en a , fi l'on ne
veut parler fans s'entendre , Se mettre la confuûon
par tout»
Mais au fonds, jenevoispasqu'ily ait de la Ma-
tière , fùt'Ce celle dont les cieux font compofèz , qui
contienne en foi plus de perfection que les autres.
Toute matière ne fèmble capable que de ngures & de
mouvemens , & il lui eft égal d'avoir des f gures ôc
des mouvemens réguliers , ou d'en avoir d'irréguliers.
La
Il© DE LA RECHERCHE
Cha/« Laraifbnnenous dit pas , que le Soleil foit plus par-
XIX. ^^^^' i^ip^i^s lumineux ^ue la boue j nique ces beau-
tez de nos Romans & de nos Poètes , ayent aucun
avantage iiir les cadarres les plus corrompus, Ce font
Ros (èûs faux 6c trompeurs qui nous le difent. On a
beau (è re'crier : toutes les railleries & les exclamations
paroîtront firoides & badines à ceux qui examineront
attentivement les raifbns qu'on a apportées.
Ceux qui (çavent feulement fèntir, croyent que le
Soleil eft plein de lumière : mais ceux qui Içavent fcn-
tir & railonner , ne le croyent pas ; pourvu qu'ils fça-
chent auffi bienrailbnner, qu'ils fçavent fentir. On eft
tre's-perfiiadé , que ceux mêmes qui deTerent le plus
au témoignage de leurs fèns , entreroient dans le îèn-
timent ou l'on eft , s'ils avoient bien médité les cho-
fès que l'on a dites. Mais ils aiment trop les illufions
de leurs fèns j ilyatroplong-tems qu'ils obéïfTent à
leurs pr^ugez i &leurames'eiî; trop oubliée , pour
reconnoître que c'eft à elle même qu'appartiennent
toutes les perfedions qu'elle s 'miagine voir dans les
corps.
Ce n'eft pas auffi à ces fortes de gens que l'on parle;
on fè met peu en peine de leur approbation & de lair
eflinie : ils ne veulent pas écouter , ils ne peuvent
donc pas juger. Il fuiîit qu'on défende la vérité, &
qu'on ait l'approbation de ceux qui travaillent ferieu-
fement à fè délivrer des erreurs de leurs fèns , & à ufèr
bien des lumières de leur efprit. On leur demande
feulement, qu'ils méditent ces penfè'es avec le plus
d'attention qu'ils pourront j & qu'ils jugent. Qu^'ils
hs condemnenc , ou qu'ils les approuvent. On les
fbûmet à leur JL.gement j parce que par leur médita -
lion ils oiv/; acquis fur elles droit de vie & de mort, qui
lie peut leur être contcfté fans injuitice.
CHAPI-
DE LA VERITE'. Litre î. m
CHAPITREXX. g^^ç;
Conclupon de ce premier livre. I. que nos fêns ne nous *
/ont (lome:^ que pour nôtrecorps. 11. Qu^il faut douter
de ce qu'ils nous rapportent. IIL Çuece n'eji pas peu
que de douter comme il faut.
r
> "y Ous avons ce me fèmblèafTez découvert léser- ^ *
N rems péne'rales où nos {ens nous portent, fbit *>- ^ ^
a l'égard des choies qui ne peuvent être apperceuës ■> ^
que pâi|' l'entendement 5 & je ne croi pas qu'en fui- y^^ J'^"
vant lelir rapport nous tombions dans aucune erreur, '^^^^^
dont on ne puiilè reconnoitre la caufè par les choies ^'^^ ^ ^
que nous venons de dire , pourvu qu'on les vciiilie un * ^^^j^^'
•^ / .• ^ ^ vationdc
peu méditer. ■ ^ ^ '
Nous avons encore vu , que nos lèns fonttre's fî- ^° ^^
deles Se très exacts , pour nous inftruire des rapports, ^^T^"
que tous les corps qui nous environnent ont avec le
nôtre ; mais qu'ils Ibnt incapables de nous apprendre
ce que ces corps font en eux-iViêmes : que pour en fai-
re bou ulage , il ne faut s'en lèrvir que pour conlèrver
là faute' & là vie -, & qu'on ne les peut allez me'prilèr,
quand ils veulent s'élever jufqu'à fe Ibùmettreref-
prit. C'eft la principale cholè que je Ibuhaitte , que
l'on retienne bien de tout ce premier Livre. Que l'on
conçoive bien , que nos kns ne nous font donnez, que
pour la conlèrvation de nôrre corps ; qu'on Ct fortifie »
dans cette pentée,- & que pour iè délivrer dé l'igno-
rance où l'on efi: , on cherche d'autres lècours, que IL
ceu X qu 'ils nous fourniiTent. Qu^H
Que s'il le trouve quelques perlbnnes, comme uns faw doU'
doute il n'y en aura que trop, qui ne Ibient point per- ter du
luadées de ces dernières propof'tions par les choies rapport
qu'on a dires jufques ici , on leur demande encore quils
bien moins. Il fufiit qu'ils entrent feulement en quel- y^ous font
que défiance de leurs lèns : & s'ils ne peuvent pasrc des cho--
jettcr entièrement leurs rapports comme faux Se fes.
F trom-
ïii DE tA RECHERCHE
Chap. trompeurs , oa leur demande feulement , qu'ils dou-
% X. '^^"t fe'ricufèmcnt que ces rapports foient entièrement
Trais.
Et véritablement il me (cmble qu'on en a afTez dit,
pour jetter au moins quelque fcrupuie dans l'eiprit
des perfbnnes raifbnnables > & par conféquent pour
les exciter à (èfervir de leur liberté', autrement qu'ils
il 'ont fait jufqu'à prefènt. Car s'ils peuvent entrer dans
quelque doute , que les rapports de leurs fèns foient
vrais , ils auront aufîi plus de facilite' à retenir leur con -
lentement, & à s'empêcher ainfi de tomber dans les
erreurs où ils font tombez jufqu'ici , principalement,
s'ils fèfbuvicnnent de la règle qui eft au commence-
ment de ce traité ? Qu'on ne doit jamais donner un con-
fentement entier , qu,*à des chofes qui paroijjênt entière-
ment évidentes ; C^ aufquelles on ne^euts'abjienir de cory-
fentir , fans reconnaître avec une entière certitude , que
l'on fer oit mauvais ufage de fa liberté > fi Von ne s'y ren-
dait pas ^
m. Au refle , qu'on ne s'imagine pas avoir peu avancé,
Çue ce fî on a feulement appris à douter. Sçavoir douter par
nejl pas efprit & par raifon , n'elî: pas n peu de chofe qu'on le
peu que penfe. Car il faut le due ici, il y a bien de la différence
de fca- entre douter & douter. On doute par emportement
voirdou- & par brutalité j par aveuglement & par malice j &
ter ccm- ^^'i"" p^r fantaiîîe , & parce que l'on veut douter.
me il faut ^^^s on doute auffi par prudence & par défiance , par
fàgefTe & par pénétration d'efprit. Les Académiciens,
& les Athées doutent d-^ la première forte: les vrais
Philofophes doutent de la féconde. Le premier doute
elî; un doute de ténèbres , qui ne conduit point à lalu#
miére , mais qui en éloigne toujours. Le iècond dou-
te naifl de la lumière, & il aide en quelque façon à la
produire à fbn tour.
Ceux qui ne doutent que de la première façon , ne
comprennent pas ce que c'eft que douter avec efprit.
Ils fe raillent de ce que .■i. Defcartes apprend à douter
da^lapi'^ miére de fès Méditations Metaphyfiques,
p^tce qu'iUeurfsiîible qu'il n'y a qu'à douter par fan-
tailîe;
DE LA VERITES Livre I. it\
taifie:& qu'il n'y a qu'à dire en général, que nôtre Chaf.
nature eft infirme: que nôtre efpriteft plein d'aveu- XX,
glement: qu'il iàutavoir un grand foin de fc défeirc
de ces préjugez , & autres chofès fèmblablef . Ils pea-
/ent que cela fùfîît pour ne plus fè laifler féduire a £ès
fèiis, & pour ne plus fè tromper du tout. II ne fufic
pas de dire que l'efprit eft foible j il faut lui faire fèntir
lès foibiefTes. Ce n'efl pas afïcz de dire , qu'il eft fîi-
jet à l'erreur 5 il faut lui découvrir , en quoi confîflent
its erreurs. C'efl ce que nous croyons avoir commen-
cé de faire dans ce premier Livre , en expliquant la na-
ture & \qs erreurs de nos fèns : & nous allons pour/iii-
vre nôtre même defïèin , en expliquant dans le fécond
la nature & les erreurs de nôtre imaginatiooj
r 1
BB LA
DELA
RECHERCHE
DELA
VERITE
Chap,
L
LIVRE SECOND.
DE V IMAGINATION
PREMIERE PARTIE.
CHAPITRE PREMIER.
I. làée générale de V imagination. II. Qu'elle renferme
deuxfacultez j l'une aBive 1 C^ l'autre pajj'ive. III.
Caujé générale des changemens qui arrivent a l'imagi^
nation des hommes , CT* le fondement de ce Second
Livre,
An s le Livre précédent nous avons
traittédesfèns. Nous avons taché
d'en expliquer knature,& de mar ^
quer precifement l'ulàge que l'on
en doit faire. Nous avons décou-
vert les principales & les plus géné-
laks erreurs dans lefquelies ils nous jettent ; & nous
avons tàch'i de limiter de telle ibrte leur puifîànce ,
«5^fpDn doit beaucoup efpérer d'euX) & n'en rien crain-
dre , fi Cil l«s retient toujours dans les bornes , que
nous
DÉ LA VERITE'. Livre IL 115
nous leur avons prefcritcs. Dans ce {ccond livre nous Chap.
traitterons de l'imagination : l'ordre naturel nous y I. . .
oblige 5 car il y a un u grand rapport entre les (èns , &
l'imagination qu'on ne doit pas les feparer. On verra
mêmes dans la fuj te , que ces deux puiiîances ne dilîé»
rcnt entr'elles que du plus & du moins,
Voici l'ordre que nous gardons dans ce Traitte'» Il
cftdivilëen trois Parties. Dans la premie're nous ex-
pliquons les causes phyfiques du de'réglement , & des
erreurs de l'imagination. Dans la féconde nous fài-
fons quelque application de ces caufès aux erreurs les
plus ge'nérales de l'imagination ; & nous parlons aufîî
des caufès que l'on peut appeller miorales de ces er-
reurs. Dans la troifieme nous parlons de la commu-
nication contagicu(è des imaginations fortes.
Si la plûpatt des chofes que ce Traite' contient, ne
font pas fi nouvelles 5 que celles que l'on a de'ja dites
en expliquant les erreurs des fens , elles ne feront pas
toutefois moins utiles. Les personnes e'clairées recon-
noilîent alTez les erreurs & les caufcs même des erreurs
dontjetraite; mais ily atrés-peudeperfonnes qui y
fàirentafTezde réflexion. }e ne pretens pas inlhuire
tout le monde , j'inftruis les ignorans , & j'avertis
feulement les autres , ou plutôt je tâche ici de m'in-
fh'uire , & de m 'avertir moi-même. ■^•
Nous avons dit dans le premier Livre, que les or- ^(^^^ g^-
ganes de nos fèns étoient compofèz de petits filets, qui nérale de
d'un côte' fe terminent aux parties extérieures du /'^wd^Ç^-
corps&àla peau, & de l'autre aboutififent vers le mi- nation,
lieu du cerveau. Or cqs petits filets peuvent être re-
muez en deux: manières , ou en commençant par les
boucs qui fè terminent dans le cerveau , ou par ceux
qui fe terminent au dehors. L'agitation de ces petits
filets ne pouvant fè communiquer jufqu'au cerveau,
quel'amen'apperçoive quelque chofè j fi l'agitation ^ P/tr
commence par l'impreflîon que les objets font far la «« j^g^-
furface extérieure des filets de nos nerfs , & qu'elle fè fnent na-
communique jufqu'au cerveau , alors l'amefent &ju- tureldont
ge^que ce qu'elle fent efl au dehors > c'eft- à-dire j'^i/ p^r-
A j qu'elle
latf BE LA RECHERCHE
Chap. «qu'elle apperçoit un objet comme prefenc Mais s'il
^ I. n'y a que les filets intérieurs qui (oient agitez par le
léenplu' cours des elprics animaux , ou de quelqu'autre ma-
fieursen- niére , l'ame imagine , & juge que ce qu'elle imagine,
droits du n'efl: point au dehors, mais au dedans du cerveaU)
Ih'repré' c'eft-à-dire , qu'elle apperçoit un objet comme ablent.
cèdent. Voilà la différence qu'il y a entre ièntir , & imaginer.
Mais il faut remarquer que les fibres du cerveau
font beaucoup plus agitées par l'impreflion âts objets,
que par le cours des efprits ; & que c'eft pour cela que
l'ame ell beaucoup plus touchée par les objets exté-
rieurs , qu'elle juge comme préfens , & comme capa-
bles de lui faire fèndr incontinent du plaiiir , ou de la
Couleur , que par le cours des efprits animaux. Ce-
pendant il arrive quelquefois dans les perfbnnes qui
ont les efprits animaux fort agitez par des j.eûnes , par
des veilles , par quelque fièvre chaude , on ^ar quel-
q-uepalfion violente , que ces efprits remuent les fî~
bres intérieures du cerveau avec autant de force que les
objets extérieurs , de forte que ces perfonnes l'entent
l ce qu'ils ne devroient qu'imaginer, & croyent voir
^ devant leurs yeux des objets qui ne font que dans leur
/ imagination. Cela montre bien qu'à l'égard de ce qui
le pafTe dans le corps , les fens , & l'im.agination ne
différent que du plus & du moins jâinfî que je viens de
l'avancer»
Mais afin de donner une idée plus dif^incfle & plus
particulière de l'imagination , il fautfçavoir , que tou-
tes les fois qu'il y a du changement dans la paitie du
ccrueau à laquelle les nerfs aboutilîent , il arrive aufH
du changement dans l'ame: c'eft-à-dire, comme
' nous avons déjà expHqué , que s'il arrive dans cette
partie quelque mouvement , qui change l'ordre de
iès fibres , il arrive auffi quelque perception nouvelle
dans l'ame ; & qu'elle fent , ou qu'elle imagine quel-
que chofe de nouveau: &c que l'ame ne peut jamais
rien fèntir , ni rien imaginer de nouveau , qu'il n'y ait
du ckmgemeHt dans les fibres de cette même partie du
ccr/îau.
De
DE LA VERITE'. Livre ïl. iiy
De forte que la faculté d'imaginer, ou l'imagina- Chap.
tien ne confifte que dans la puifïanee qu'a l'amedefè I»
former des images des objets , en proaluifànt du ehan-
gementdans les fibres de cette partie du cerveau , que
Ton peut appeller ^znit principale ^ parce qu'elle ré-
pond à toutes les parties de nôtre corps, & que c'eft
lelieuoii nôtre ame réiîde immédiatement, s'il eft
permis de parler ainfi.
Cela fait voir clairement , que cette puifïànce qu'a ^^'
l'ame de former des images renferme deux chofeSi X>euxfa^
l'une qui dépend de l'ame même, & l'autre qui dé- cultes
pend du corps. La première cft l'aâiion, & le com- dans li-
mandement de la vo Jonté . Lafeconde cft l'obéiffan- ma^ina^
ceqiBe lui rendent les elprits animaux qui tracent ces tionj'i^
images , & les fibres du cerveau fur lefquelles elles maâive,
doivent être gravées. Dans cet Ouvrage, on appelle l\iutre
indifféremment du nom d'imagination l'une & î'au- pajjiye,
tre de ces deux chofes , & on ne les diftingue point
par les mots c?'fl(5?/vf & de pajjive qu'on leur pouroic
donner j parce que lefens c^ la chofe dont on parle,
. ^ jnarque aflèz de laquelle dcjs deux on entend parler , fî
feU de l'imagin^iionaâiy/^ dcVzmQ i ou de V imagina-'
iionpaJ[iyeâ\jL corps. -^
On ne détermine point encore en particulier , quel-
le eft cette partie principale dont on vient de parler.
Premièrement parce qu'on le croit afTcz inutile. Se-
condement parce ^u'on ne le fcait pas avec une entiè-
re certitude. Et enfin parce que n'en pouvant convain-
cre ks autres 3 àcaufèquec'eftun fait qui ne fè peut
prouver ici , quand on feroit très -afluré quelle eft cet-
te partie principale, on croit qu'il feroit mieux de n'en
lien dire.
Que ce (bit donc , félon le fèntiment de WilHs,
dans les deux petits corps, qu'il appelle corporM-jlriatay
que ref de le fens commun j que les finuofitez du cer-
veau confcrvent les eipéces de la mémoire ; & que le
corps r^//f;/x foit le fiege de l'imagination: Que ce
fbit iuivant le fentiment de Fernel dans la pie mère-, qui
envelope la iubftance du cerveaa: Que ce fbit dans la
14. Glan-
ii8 DE LA RECHERCHE
Chap. Glande Plnéale de M. Defcartes , ou enfin dans quel-
I. qu'autre partie inconnue jufques ici , que nôtre ame
exerce fes principales fondrions, on ne s'en met pas
fort en peine. Il fuffit qu'il y ait une partie principalci
& cela eft mêmes abfblument neceflàire , conamc aufTî
que le fonà du Syfteme de M, Defcartes fubfifte. Car il
faut bien remarquer,quequandil fèftroittrompé lors-
qu'il a afsûre' que c'elt à la Glande Pinéale que l'ame
eftimme'diatement unie, cela toutefois ne pourroit
faire de tort au fond de ibn Syfteme , duquel on tirera
toujours toute l'utilité qu'on peitt attendre du vérita-
ble, pour avancer dans la connoiflance de l'homme*
IIL Puis donc que l'imagination ne confîfte que dans la
Caufe force qu'a l'ame de felbrmer des images des objets,
générale en \zs imprimant pour ainf? dire dans les fibres de fbn
des chan- cerveau j plus les vcftiges de^ efpritsanimaux, qui font
gemens les traits de ces images, feront grands & diftindl:s,plus
qui arri- l'ame imaginera fortemiCnt & diftindemcnt cesob-
yentdans jets. Or de même ciuc la largeur , la profondeur, &
Vinuigi- la netteté des traits de quelque gravure dépend delà
nationO^ force dont le burin agit , & de l'obeïfiance que rend le
le fonde- cuivre: ainfi la profondeur , & la nettetédes veftigcs
vient de de l'imagination dépend de la force des efprits ani-
ce fécond maux, & de la conftitution des fibres du cerveau : &
Li\re, c'ell: la variété qui fe trouve dans ces deux chofcs , qui
fait prefque toute ceùte grande différence , que nous
remarquons entre Icsefprits.
Car il eft afïcz facile de rendre raifbn de tous les dif-
férens caraâ:eres , qui fe rencontrent dans les efprits
des hommes : D'un coté par l'abondance , & la difèc-
te 3 par l'agitation , & la lenteur ^par la grollèur , &
la petiteflè des eiprits animaux : & de l'autre par la de -
licatelTe , & la groffieretc j par l'humidité , & la fèche-
relfe , par la facilité , & la difficulté de fe ployer des
fibres du cerveau; & enfin par le rapport que les efprits
animaux peuvent avoir avec ces fibies. Et il feroit
fort à propos , que d'abord chacun tâchât d'imaginer
toutg^les difiérentes cortibinailbnsde ces chofcs , &
^u'-»a les appliquât foi-méme à coûtes les diftcrer;ces
qu'on
DE LA VERITE'. Livre H. 119
qu'on a remarquées entre les efprits ; parce qu'il eft Chap.
toujours plus utile & même plus agréable de faire I*
ufage de ion efprit , & de l'accoutumer ainfi à dé-
couvrir par lui même la vérité , que de le lailTer
corrompre dans l'oiliveté , en ne l'appliquant qu'à
des chofes toutes digérées , & toutes dévelopées;.
Outre qu'il y a des choies fi délicates & fi fines
dans la différence des elprits , qu'on peut bien quel-
quefois les découvrir & les fèntir fiDi-même , mais
on ne peut pas les répréfènterniies faire fentiraux
autres.
Mais afin d'expliquer autant qu'on le peut toutes
ces différences qui le trouvent entre les elprits , &c
afin -qu'un chacun remarque plus aifement dans le
fien même la caufe de tous les changemens , qu'il
y fènt en différens tems , il fcmble à propos d'exa-
miner en général les caulès des changemens qui ar-
rivent dans les efprits animaux & dans les fibres du
cerveau; parce qu'ainfi on découvrira tous ceux qui
fè trouvent dans l'imagination,
L'homme ne demeure guéres long-tems fèmbla-
ble à lui-même : tout le monde a aUcz de preuves
intérieures de fon inconftance : on juge tantôt d'u-
ne façon , & tantôt d'une autre fiir le même fijjet ;
en un mot la vie de l'homme ne confifte , que dans
la circulation du fàng, & dans une autre circulation
de pcnfécs & de deiirs j & il femble qu'on ne puilTe
guéres mieux emplo}er Ion temps , qu'à rechercher
les caufès de ces changemens qui nous arrivent j 6c ap-
prendre ainfià nous comiokre nous mêmes.
CBAVlf
130 DE. LA RECHERCHE
Chap». _ ^
II, CHAPITRE II.:
I. Desefprîirs animaux , & des chmgemens aufquels ils
fontfujets en général. II. Qu^e le chyle vaaucœiir , CT"
qu il apporte du changement damles ef^nts. III. One
le y in en fait autant.
T
Out le monde convient aflez, que les efprits ani-
maux ne font que les parties les plus fubtiles &
les plus agitées du fang, qui le fubtilifè & s'agite prin-
cipalement par la fermentation qu'il reçoit dans le
cœur , & par lemouYement violent àcs mufcîcs dont
cette partie eft compose'e: que ces clprits font conduits
avec le refte du fàng par les artères jafques dans le cer-
veau,- & que là ils en font fe'parez par quelques parties
deftine'esàcet ulàge , defquellcs on ne convient pas
encore.
Il faut conclure de là, que fî le fimg eft fort fubtil, il y
aura beaucoup d^cfprits animaux , & que s'il eft grof?
^cr,il y en aura peu:Que fi le fang eft compose' dépar-
ties fort faciles à s'embrafer dans le cœur, ou fort pro-
pres au mouvement , les efprits qui feront dans le ccr-
Teau feront extre'mement échauffez ou agitez^quefî au
contraire le fàng ne fe fermente pas allez dans le cœur,
les efprits animaux feront langui(Ians, fansadlion &
fans force : Enfin que félon la folidité qui fè trouvera
^Hs les parties du fàng , les efprits animaux auront
plus ou moins de folidité, & par conféquentplusoa
Bîoins de force dans leur mouvement. Mais il faut ex-
pliquer plus au long toutes ces chofès,& apporter des
exemples , & des expériences inconteftables, poHr en
faire reconnoître plus fènfiblèment la vérité.
//. L'auterité des anciens n'a pas feulement aveuglé
^^e/V fclpiit de quelques gens , on peut même dire qu'elle
éhyle va leur a fermé les yeux. Car il yaencQrequeIQuesper-
>'B^<:a'*<;r , f€^:lnes fi refpedueu'es à l'égard des anciennes opi-
& quU nions ^ eu jeut-ctrefiopiniârresqu^'ilsneveulcntpa';
VOiL"
DE LA VERITE'. Livre IT. 131
voir des chofès , qu'ils ne pourroient plus contredire, Chap.
s'il leur plaifbit leulemeut d'ouvrir les yeux . X)n voit II.
tous les jours des perfbnnes afiéz eftime'es par leur caufe du
e'tude, qui font des livres & des confe'rences publi- change-
ques contre les expe'riences vifibles & fènfibles de la ment
circulation du iàng, contre ccWo. du poids , & de la dans les
force elaftique de l'air , & d'autres femblables. La ejprits.
de'cou verte que M» Pecquet a faiteennos jours , de
laquelle on a befbin ici, eft du nombre de celles qui
ne font mal-heureulès que parce qu'elles ne naiiTenc
pas toutes vieilles, & pour ainfi dire avec une barbe
ve'ne'rable . On ne laifTera pas cependant de s 'en jfèrvir,
6c on ne craint pas que les perfonncs judicieules y
trouvent à redire.
Scion cette découverte il eft: confiant que le chyle ne
va pas d'abord des vifceres au fo'ïe par les veines méfa^
reliques , comme le croyent les anciens , mais qu'il paf-
fè des boyaux dans les veines laâ:ées , &enluitedans
certains rëfcrvoirs , où elles aboutifTent toutes : Que
de là il monte par le canal thorachique le long ê^s v er-
trebres du dos , & ie va mêler avec le Iàng dans la veine
axiilaire , laquelle entre dans le tronc (upérieur de la
veine cave 3 & qu' ainfi étant mêlé avec lefàng , il fe va
rendre dans le cœur.
Il faut conclure de cette expérience que le fàng mêlé
avec le chyle étant fort différent d'un autre fàng , qui
auroit déjà circulé plufîeurs fois par le CŒur,les efprits
animaux qui n'en font que les plus fubtiles parties,
doivent être auiîi fort difrérens dans les perfbnnes qui
font à jeun , & dans d'autres qui viendroient de m^an-
ger. De plus , parce qu'entre ks viandes , & les breu-
vages dont on fe fèrt , il y en a d'une infinité de fortes,
& mêmes que ceux qui s'en fervent ont des corps di-
versement difpofez 3 deux perfbnnes qui viennent de
dîner , & qui fbrtent d'une même table , doivent fen-
tir dans leur faculté d'imaginer une f4 grande variété
de changemens qu'il n'eft paspolîible delà décrire.-
Il eft vray que ceux qui jouïllent d'une fànté parlai-
îe font une digeftion fi achevée > que le chyle entrant:
E 6- d-^iSi
lîî DE LA RECHERCHE
Chap. dans le cœur n'en augmente, ou n'en diminue pref-
II. c]ue point la chaleur, & n'empêche pas que le (àiio; ne
s'y fermente prefque de la même façon que s'il y en-
troitfcul: de Ibrte que leurs cfprics animaux, & par
confequent leur faculté d'imaginer n'en reçoivent
presque pas de changement. Mais pour les vieillards,
& les infirmes , ils remarquent en eux mêmes des
chàugemcns fort fenfibles après leur repas. Ils s'af-
fbupilîentprcfquetous j ou pour le moins leur ima-
gination devient toute languidante , & elle n'a plus
de vivacité ni de promptitude; ils ne conçoivent plus
rien diftinclemcnt ,• ils ne peuvent s 'appliquer à quoi-
que ce foit ; En un mot ils font tout autres , qu'ils
n'étoient auparavant.
^^' Mais afin que les phis fains & les plus robuftes ayent
Jj<c.ie auflî des preuves lènfibles de ce que l'on vient de dire,
vin en jj^ fi>ont qu'à faire réflexion fur ce qui leur efl arrivé,
fait au- quandilsontbeuduvinplusqu'àrordinaire, oubiciî
^''^* lur ce qui leur arrivera , quand ils ne boiront que du
vin dans un repas, & que de l'eau dans un autre. Car
on eff afliiré que s'ils ne font entièrement ftupides, ou
fi leur COI ps n'eft compofé d'une façon toute extraor-
dinaire , ils fentirontaulfi-tot de lu gayeté, ou quel-
que petit afioupiflèment , ou quelque autre accident
lemblable.
Le vin eft fi fpiritueux , que ce font des efprits ani-
maux prefque tout formez: mais des efpiits unpeu
libertins , qui ne fe foumettent pas volontiers aux or-
dres de la volonté à caufe de leur fblidité , & de leur
' agitation exccffive. Ain'^ dans les hommes même les
plus forts & les plus vigoureux , il produit de plus,
grands changemens dans rimaguiation , & dans tou-
tes les parties dw corps , que les viandes & hs autres
^. breuvages. H donne du croc en jambe , pour parler
mum comme Flaute ; & il produit dans l'cfpri-t bien àts ef <•
dbioius '^^'^ ' *^"^ ^■^^ ^"^ P^^ " avantageux que ceux qu Horà-
«It ce décrit en ces vers*
*^
Ouid
DE LA VERITE'. Livre IL 135
Chap,
^id non ehrietas defi^nat ? operta redudit : U,
Spes juhet ejje ratas : inpralia trudit inermen :
SolUcitisanimis onus eximit -.addocetartes,
Fœcundi calice s quem non fecere difertum ?
ContraÛa quem non in paupertatefolutum ?
Il (èroit afïèz facile de rendre raifbn des principaux
effets, c]ue le mélange du chyle avec le ûng produit
dans les efprits animaux , & enfuite dans le cerveau,
& dans lame même : comme pourcjuoi le vin réjouit,
pourquoi il donne une certaine vivacité' à l'efprit,
cjuand on en prend avec modération ? il l'abrutit avec
Je tems, quand on en fait excez: pourquoi on eft af-
fbupi après le repas , & de pluneuis autres choies,
deiquelles on donne ordinairement des raifons fort
ridicules. Mais outre qu'on ne fait pas ici une Phyfî-
quc, il faudroir donner quelque idée de l'anatomie
du cerveau, ou faire quelques fuppofitions , comme
Monfîeur Defcartesen fait dans le traité qu'il afait de
V homme j fans Icfquelles il n'eft pas polnble de s'ex-
pliquer. Maisenfinfion litavec attention ce traité de
Monfîeur Delcartes , on pourra peut être (è fatisfiare
fur toutes ces quelbons : parce quecet Auteur expli-
que toutes ces choies , ou du moins il en donne allez
de connoiflance pour les découvrir après de ioi-mc-
me par la méditation, pourveu qu'on ait quelque con"
noiflànce de fès principes.
CHAPITRE III. Chap.
■Çlue L'air qu'on refaire y caufe aujji quelque changement "
dans les efprits.
LA féconde eaufè générale des chang^mens qui
arrivent daiiS les eiprits animaux , eft l'air que
nous refpirons. Car quoi qu'il ne fade pas d'aborcf
des uT»prcHions li icnlibks que le chyle , cependant il'.
154 DE LA RECHERCHE
fait à la longue ce que les (ùcs des viandes font en peu
de tems. Cet air entre des branches de la trachée artè-
re dans celles de l'artère véneufe : de là il fè mêle & fc
fermente avec le refte du fang dans le coeur: & félon
fàdifpoiîtion particulière & celle du (ang , il produit
detrc's-grandschangemens dans les efprits animaux
& par confe'quent dans la faculté' d'imaginer.
Jeiçai qu'il y a quelques perfonnes , qui ne croyent
pas que l'air (è mêle avec le fàng dans les poumons &
dans le cœur , parce qu'ils ne peuvent découvrir avec
leurs yeux dans les branches de la trachée artère , 8c
dans celles de l'artère vèneuiè les partages par où cet
air Ce communique. Mais il ne faut pas que l'adion de
l'e/prir s 'arrête avec celle des fèns: il peut pénétrer ce
qui leur e(t impénétrable, & s'attacher à des chofès,
qui n'ont point de prifepour eux. Il efl indubitable,
qu'il padè continuellement quelques parties du ^ang^
des branches de h veine arterieufe dans celles de la tra-
chée artère: l'odeur & l'humidité de l'haleine le prou-
vent anczj& cependant les pafîàges de cette communi-
cation font imperceptibles. Pourquoi donc les parties
f ubtiles de l'air ne pourroicnt-elles pas palfer des bran-
ches de la trachée artère dans l'artère véneule, quoi
que les partages de cette communication ne (oient pas
vilibles. Enfin ilCe tranipire beaucoup plus d'humeur
par ks pores imperceptibles des artères & delà peau,
qu'il n'en'fbrt par les autres partages du corps ^ & les
métaux mêmes les plus folides n'ont point de pores>{î
étroits, qu'il ne fe rencontre encore dans la nature des
corps afiez petits pour y trouver k partage hbre , puif-
qu'autrement ces pores Ce fermeroient.
11 efl vrai que les parties gro/lières & branchuès de
l'air, ne peuvent point paflèr par les pores ordinaires
des corps ;& que l'eau même, quoique fortgrolîié-
re, peut fè glirter par des chemins où œt air cfi obli-
gé de s'arrêter. Mais on ne parle pas ici de ces par-
ties grofîîéres , & branchuès de l'air : elles font ce
j^mble âfTez inutiles pour la fermentatipn. On ne
jarle, |iie des plus pctkej parties , roides, piquantes,
DE LA VERITE'» Livre I. i^^ ^
èc qui n'ont point , ou que fort peu de branches qui les Chap;.
pLiilîènt arrêter , parce que ce font les plus propres III.
pour h fermentation du iang.
Je pourrois cependant afsùrer fur le rapport de Sil-
viusj que l'air mêmes le plus grolTier palTè de la tra-
chée artère dans le cœur , puifqu'il alsùre lui-raêmes>
qu'il l'y aveu pader par l'addrefTe de M. deSvvam-
merdam. Car ilcft plus raifonnable dccroire un hom-
mes qui dit, avoir veu, qu'un railion d'autres,qui par-
lent en l'air. Il ell: donc certain que les parties les plus
fubtiles de l'air , que nous refpirons , entrent dans
nôtre cœur ; qu'elles y entretiennent avec le (ang 3c le
chyle le feu qui donne la vie & le mouvement à nôtre
corps ; & que félon kurs difï-érentes qualitez elles ap-
portent de (grands chan^emcns dans la fermentation
du lang , & dans les efprits animaux.
On rcconnoit tous les jours la vérité' dé ceci par îes"
divcrfès humeurs , & les différens caradieres d'elprit
des perfonnes de différens païs. Les Gafcons par
exemple ) ont l'imas^ination bien plus vive que les
Normans. Ceux de Rouen & de Dieppe, Si les Pi-
cards différent tous entr'eux ; 5c encore bien plus des
bas- Normans , quoi qu'ils foientalTez proches les uns
des autres. Mais fi on confîdére les nommes qui vi-
vent dans des païs plus éloignez , on y rencontrera
des différences encore bien plus étranges , comme un l^un^uid
Italien , & un Flamand , ou un Hoîandois. Enfin il y «o« ultra
a des lieux renommez de tout tems pour lafagefledc eji fa-
leurs habitans , comme Theman ôc Athènes ; & tîentiain
d'autres pour leur ftupidité, comme Thebes, Abde- Tljeman}
ic, & quelques autres. Jere. c.
49. Y. 7.
ç^tken/s tenue cœlum-, ex quo acutiores etiam putaïitur
c^ttici , crajinm The bis Cic. de fato.
c^bderitancepeâcraplebis hdben. Mart.
BœGtumincraJJôj»raresaêrenatum,lioi,
€HA.-^
1^6 DE LA RECHERCHE
Chap. chapitre IV.
IV.
I. Du changement des ejprits cmfé par les nerfs qui vont
au cœur , O^ auxpoùmons. II. De celui qui efi caufé
par les nerfs quivont au foye , a la rate , O' dans les
'vifceres. III, ^e tout cela fe fait contre notre vokn-
té-, mais que cela ne fe peut faire fans une providence.
L
A troifieme caufe des changemens qui arrivent
aux efj)rits animaux , eft la plus ordinaire & la
plus agifTante de toutes i parce que c'eil elle qui pro-
duit, qui entretient, & qui fortifie toutes les pafïîons..
Pour la bien comprendre, il faut fçavoir que la cin-
quième, la fixiéme , & la huitie'me paire des nerfs en-
voient la plupart de leurs rameaux dans la poitrine , &
dans le ventre , où ils ont des ufages bien utiles pour
lacon{èrvationducorps , mais extrêmement dange-
reux pour l'amcj parce que ces nerfs ne dépendent
point dans leur aÂion de la volonté des hommes>
comme ceux qui fervent à remuer les bras, les jambes»
& les autres parties extérieures du corps, & qu'ils agif-
fcnt beaucoup plus fur l'ame > que lame n'agit fur
eux,
7. II faut donc fçavoir , que pluiîeurs branches de fa
Duchan- huitième paire des nerfs fe jettent entre les fibres du
gement principal de tous les mufcles , qui eft le cœur -, qu'ils
'des ef- environnent fès ouvertures , fès oreillettes , & fès arte-
priîscau- resj qu'ils fè répandent mêmes dans la fubftance cài
p par les poumon , &qu'ain^^par leurs difFérens mouvemens
nerfs qui ils produifènt des changemens fortconfiderables dans
Vont au le fàng. Car les nerfs qui font répandus entre les fibres
cœur O' du cœur , le faifant quelquefois étendre & racourcir
au pou- avec trop de force & de promptitude, pouffent avec
nion, une violence extraordinaire quantité de lang vers la
zèit-> & vers toutes les parties e;^téneures du corps.
Qudiquefoisaulli ces mêmes nerfs font un effet tout
co:.a:aire. Pour les nerfs q^ui environnent les ouvercu-
DE LA VERITE'. Livre IL i;7
resducœur, fes oreillettes , & fès artères, ils font à Chap.
peu pre's le même effet , que des regiftres avec lefguels lY»
hs Chymiftes modèrent la chaleur de leurs four*
iieaux , Hc que les robinets dont on fè fèrt dans les fon-
taines pour régler le cours de leurs eaux. Car l'ufagc
àe ces nerfs eft de (errer &d'elargir diverfement les ou-
vertures du cœur j de hâter , & de retarder de cette ma-
nière l'entre'e , & la fbrtie du fang j & d'en augmen-
terainfi, & d'en diminuer la chaleur. Enfînles nerfs
qui font re'pandus dans le poumon , ont aufïi le même
uiàge : car le poumon n'e'tantcompofé, que des bran-
ches de la trache'e artère , delà veine arterieu(è & de
l'artère ve'ncufè entrelaffe'es les unes dans les autres , il
cfi: vifible que les nef fs qui font répandus dans la fub-
ftance, empêchent par leur contraâ:ion , que l'air ne
palîè avec allez de liberté' des branches de la trache'e ar-
te'rc , & lefàng de celles de la veine arterieufè dans l'ar-v*
te're ve'neo(è pour fe rendre dans le cœur. Ain fi ces
nerfs, félon leur différente agitation , augmentent, ou
diminuent encore la chaleur & le mouvement du
fang.
Nous avons dans toutes nos partions des expérien-
ces fort fènfîbles de ces différens degrez de chaleur de
nôtre cœur. Nous l'y fentons manifeftement fè dimi'
nuër, & s'augmenter quelquefois tout d'un coup: &
Comme nous jugeons fauflèment que nos fènfàtions
font dans les parties de nôtre corps , à l'occaf^on del-
quelieselless'excitenten nôtreame, ainli qu'il a été
expliqué dans les premier Livre ; prefque tous les
Philosophes fè font imaginez , que le cœur étoïc le fîé-
ge principal des partions de l'ame , & c'eft mêmes en-
core aujourd'huy l'opinion la plus commune.
Or, parce que la faculté d'imaginer reçoit de grands
changemens par ceux qui arrivent aux efprits ani-
maux , & que les efprits animaux font fort différens
félon la différente fermentation du fang qui (e fait dans
le cœur ; il eft facile de reconnoître ce qui fait que les
perfbnnes paffionnées imaginent les chofes tout autre-
ment , que ceux qui les conlidcrent de fàng froid»
L'autre
îjS DE l.k RECHERCHE
€hap. L'antrecaufè, qui contribue fort à diminuer, & à
IV. augmenter ces fermentations extraordinaires du ûng
IL dans le cœur, confîfte dans l'aâiionde plu'*eurs au-
Duchan- très rameaux des nerfs , defquels nous venons de
gement parler.
des ef- Ces ra-meaux Ce re'pandent dans lefoye-, qui contient
fritscau- la plus iubtile partie du (àng, ou ce qu'on appelle or-
fé par les dinairement la bile i dans la r<î?f qui contient la plus
nerfs qui grofïie're, ou la melan^'olie ; dans lepancréas, quicon-
"vontau tient unfiic acide tre's-propre pour la fermentation}
foye-À la dans l'eftomac , les boïaux , & les autres parties , qui
rate O' contiennent le chyle j enfin ils fè répandent dans tous
aux au- les endroits, qui peuvent contribuer quelque chofe
très vif- pour varier la fermentation du fang dans le cœur. Il
ceres. n'y a p^is mêmes jufqu'aax artères , & aux veines qui
ne fuient lie'es de ces nerfs, comme Monfieur VVillis
i'ade'couvert du tronc infe'rieur de la grande arte'rc
qui en eft lie'e proche du cœur , de Tarte're axillaire du
côté droit, de la veine emulgente, & de quelques autres.
4^ Ainû l'ulàgc des nerfs e'tant d'agiter diverfèment
^^^ les parties , aufquelles ils font attachez , il eft facile de
concevoir, comment par exemple, le nerf qui environ-
ne le foï'e , peut en le ferrant faire couler gt ande quan-
tité' de bile dans les veines , & dans le canal de la bile,
laquelle s'étant méle'e avec le fàng dans les veines , &
avec le chyle par le canal de la bile , entre dans le cœur,
& y produile une chaleur bien plus ardente qu'à l'or-
dinaire. Ainfî lors qu'on eft emeu de certaines pat-
rons , le fàng bout dans les arte'res &; dans les veinesj
l'ardeur iè répand dans tout le corps; le fcu monte
à la tête ;& elle fe remplit d'un fi grand nombre d'ef.
prits'animaux trop vifs , & trop agitez , que par leur
cours impétueux ils empêchent l'imagination défère^
prélènter d'autres chofes , que celles dont ils forment
des images dans le cerveau, c'eft-à-dire, de peniêr à
d'autres objets qu'à ceux de lapafîîon qui domine.
Il en eft de m.éme des petits nerfs qui vont à la rate,
ou à^'autres parties qui contiennent une matière plus
§î?CiIiére, & moins fulceptible de chaleur & de mou-
vements
DE LA VERITF. Livre IL 139
vementi il rendent l'imagination toute languifTante,* Chap^
& -oate affoupie , en faifânt couler dan s le fang quel- lY.
que matière groiîiere , & difîîale à mettre en mouve-
ment.
Pour le? nerfs qui environnent les artères & les yci-
v.ts y leur ufàge efl d'empêcher le iang de pafTer , & de
lobligerenles ferrant de s'écoukr dans les lieux , oii
il trouve le paffage libre. Ainfî la partie de la grande ar-
tère, qui fournit du fàng à toutes les parties qui font
au dellous du cœur , e'rantlie'e& ferrée par ces nerfs.
Je fang doit nécefî'airement entrer dans la tefte en plus
graii de abondance, & produire ainfï du changement
dans les efpriusani maux, & par conféquent dans Vi-
niagi nation. . ///.
Or il faut bien remarquer , que tout cela ne fê fait Que ces
que par machine , je veux dire , que tous les diffe'rens jugemens
mouvcmens de ces nerfs dans toutes les païïious difFé- arrivent
rentes n'arrivent point par le commandement de la contre
volonté, mais fsfontau contraire fans fes ordres & notre vo-*
même contre ces ordres : De forte qu'un corps fans lontépar
ame difpofé comme celui d'un homme fàin , fèroit l'ordre
capable de tous les mouvemens qui accompagnent nos d'une
paiîîons. Ainfi les bêtes mêmes en peuvent avoir de provi-
fèmblables quand elles ne feroient que de pures ma- dence,
chines.
C'ed ce qui nous doit faire admirer la fageffe in-
comprehenfible de celui , qui a fi bien rangé tous ces
rcflTorts, qu'il fufHt qu'un ob;et remue le nerf optique
d'une telle ou telle manière, pour produire tant de
divers mouvemens dans le coeur, dans les autres par-
ties du corps , & mêmes fur le vifage. Car on a dé-
couvert depuis peu , que le même nerf, qui répand
quelques rameau.v dans le cœur, & dans Ies"aurres par--
ties intérieures , communique audi quelques-unes de
fes branches aux yeux , à la bouche , & aux autres par-
ties du vifage. De forte qu'il ne peut s'élever aucune
pafïion au dedans , qui ne paroiflè au dehors , parce
qu'il ne peut y avoir de mouvement dans les branches
qui vont au cœur,qu'il>n'en arrive quelqu'un dans cel-
les qui font répandues fur le vifage. ' L»-
^140 DE LA RECHERCHE
Chat, * La correfpon(îance& la fympathie qui (è trouve cw-
IV. tre les nerfs du vifage, & quelques autres, qui ré-
pondent à d'autres endroits du corps , qu'on ne
peut nommer 5 eft encore bien plus remarquable :&
ce qui fait cette grande fympathie , c'eft comme dans
les autres partions , que les petits nerfs, qui vont au vi-
fage ne (6 nt encore que des branches de celui qui delr
. cend plus bas.
Lorfqu'on eftfurpris de quelque paflion violente, ii
l'on prend foin de faire re'flex ion fur ce que l'on (ent
dans les entrailles , & dans les autres parties du corps
où les nerfs s'infinuent , comme aufii aux changemens
de vilàge qui l'accompagnent :& fi on confidére que
toutes ces diverfès agitations de nos nerfs fbntentie're-
ment involontaires , & qu'elles arrivent même mai-
gre' toute la refîftance que nôtre volonté y apporte ,• on
n'aura pas grande peine à le laifler perluader de la
fimple cxpoiition, que l'on vient de faire de tous ces
rapports entre les nerfs .
Mais fi l'on examine les raifbns & la fin de toutes
ces chofès , on y trouvera tant d'ordre & de làgefle,
qu'une attention un peu férieufe fera capable de con-
vaincre les perfbnnes les plus attachées à Epicure , & a
Lucrèce , qu'il y a une providence qui régit le monde.
Quand je vois une montre, i'ay raifbn de conclure,
qu'il y ait une intelligence , puifqu'i! eft impofTîble
que le hazard ait pii produire & arranger toutes iès
roues. Comment donti {èi oit-il poffible, que le ha-
zard , & la rencontre des atomes (àt capable d'arran-
ger dans tous les hommes , & dans tous les animaux
tant de refîbrts divers , avec la jufte/Iè & la proportion
queje viens d'expliquer 5 & que les hommes , & les
animaux en engendrafiènt d'autres, qui leurflifîcnt
tout-à-fait kmblables" Ainfi il eft ridicule de penfèr
ou de dire comme Lucrèce, que le hazard a formé tou-
les parties qui compofènt l'homme j que le yeux n'ont
point été faits pour voir , mais qu'on s'eft avifé de
''^ir, parce qu'on avoit des yeux, & ainfi des autres
parties du corps. Voici fes paroles*
Lumina
DE LA VERITE'. Livre IL 141
Chap.
Lumind nefacîas oculorum chra, creata ly.
Pro/picere utpojjrmus , & ut pro ferre viai
Proceros pafus , ideo fafligiapojje
Sur arum acfeminum pedihui fundataplicari.
Brachia tumforro vdidis exaptalacertis
EfjC , manu/que datas utraque ex parte minijlrdt
Utjacere ad vitam pojjimus , qu<€ foret ufus.
Ccetera dégénère hoc imer quxcumque pretantur
Omnia ferversaprjepojierafuni ratione.
.Islil ideo natu'ejl in no^ro corpore ut uti
Pojfmus , fed quod natum ejl id procréât ufum.
Ne faut-il pas avoir une e'trange averfion d'une provi-
dence pour s'aveugler ainfî volontairement de peur de
lareconnoître, & pour tacher de (e rendre infènfîble
à des preuves auili fortes & aufîî convaincantes , que
cell-S que la nature nous 'en fournit? Il eft vrai que
quand on afFede une fois de faire l'efprit fort, ou plu-
tôt l'impie, ainfi que failbient les Epicuriens, on fe
trouveincontinent tout couvert de ténèbres 5 & on ne
voitplusquede faulîes luuis: on nie hardiment les
choies les plus cliires , & on afsûre fièrement & ma-
giftralement les plus faufles & les plus obfcures.
Le Poète , que je viens de citer, peut fèrvir de preu-
ve de cet aveuglement des efprits forts : Car il pronon-
ce haidiment & contre toute apparence de vérité' , fur
les queilions les plus difficiles & les plus obfcures , & il
fèmble qu'il n'apperçoive pas les idées même les plus
claires, & les plus e'videntes. Si je m'arrêtois à rappor-
ter des paffages de cet A uteur pour jufhfier ce que dis,
je ferois une digreffion trop longue & trop ennuïeufè.
S'il ék. permis de faire quelques re'flexions , qui arrê-
tent pour un momentl'efprit fur des ve'ritez efïènciel-
les , il n'ell jamais permis de faire des digreffions , qui
détournent l'efprit pendant un temsconfidérable de
l'attention à fon principal fujet , pour l'appliquer à
des choies de peu d'importance,
CHA-
I4X DE LA RECHERCHE
CHAPITRE Y,
o
I. Delà mémoire» ÏI. Et des hahittSes,
N vient d'expliquer les caufes générales tant ex-
térieures qu'intérieures , qui prodoifènt dtt
changement dans les efprits animaux , & par confè-
quentdansla faculté d'imaginer. On a feit voir que
les extérieures {ont les viandes dont oa (c nourrit , &
l'air que l'on refpire : & que l'intérieure confiée dans
l'agitation involontaire de certains nerfs. On ne {çait
point d'autres caulès générales , & l'on afsùremême
qu'il n'y en a point.De forte que la faculté d 'imaginer
ne dépendant de la part du corps que de ces deux cho-
ies, fçavoir des efprits animau x, & de la difpod tion du
cerveau fiir lequel ils agillènt, il ne refte plus ici , pour
donner une parfaite connoiflance de l'imagination que
d'expofèr les différenschangemens qui peuvent arri'
ver dans la fubftance du cerveau.
Nous ks examinerons , après que nous aurons don-
né quelque idée de la mémoire,^ des habitudes; c'eft-
à-dire de cette facilité que nous avons de penfèr à des
chofes aufquelles nous avons déjà penfé, & de faire
des chofès que nous avons déjà faites. L'ordre le de-
mandeainfî.
Pour l'explication de la mémoire, ilfautfèfou-
venir de ce qu'on a déjà dit plufieurs fois : Que toutes
nos différentes perceptions font attachées aux change-
memoire. mens, qui arrivent aux fibres delà partie principale du
cerveau dans laquelle l'ame re'fide plus particulière-
ment.
Cela fèul fùppofe , la nature de la mémoire efl ex-
pliquée. Car de même que les branches d'un arbre,qui
ont demeuré quelques temps ploïécs d'une certaine
feçon, confèrvent quelque facilité pour écre ploïées de'
nouveau de la même manière ; ain' • les f bres du cer-
veau ^nt une fois receu certaines impre/iions par le
courL de; efprits animaux, & par l'aâiion des objets>
gardent aflez long-tcms cjuelque facilité pour recc voir
ces
DE LA VERITE'. Livre H. 1^5
ces marnes diftofïtions. Or la mémoire ne concile Chap.
c|ue dans cecte facilité 5 puifque l'on penfe aux mêmes V.
choies , lorique le cerveau reçoit les mêmes impreP-
fions.
Comme les erprits animaux agilîènt tantôt plus/ 5c
tantôt moins fort liir la fubftance du cerveau , & que
les objets icn'ibles font des imprefTions bien plus
grandes , que l'imagination toute lèule , il eft fkciic de
là de reconnoître , pourquoi on ne le fouvient pas éga-
lement de toutes les choies que l'on a apperceiies.
Pourquoi , par exemple , ce que l'on a apperceu plu-
fîeurs fois fe reprefente d'ordinaire à l'ame plus
vivement , que ce que l'on n'a apperceu qu'une ou
deux ibis. Pourquoi on fe fouvient plus diftindc-
ment des chofes qu'on a vues , que de celles qu'oa
a feulement imagine'es : & ainfi pourquoi on fçau-
ra mieux , par exemple la diftributiou des veines
dans le foie , apre's l'avoir veuë une feule fois dans
la diUèdion de cette partie , qu'apre's l'avoir lue' plu-
fieurs fois dans un livre d'anatomic , & d'autres cho-
fes fèmblables.
Que fi on veut faire re'fîexion fur ce qu'on a dit au-
paravant de l'imagination ^liir le peu que l'on vient
de dire de la me'moire ; & fi l'on eil: de'livré de ce pré-
jugé : Que nôtre cerveau eft trop petit pour conlèrrer
des veftigcs, & des imprelllons en fort grand nombre,
on aura le plaif^r de découvrir la caufe de tous ces effets
furprenans de la mémoire , dont parle Saint Auguftin
avec tant d'admiration dans le dixième Livre de les
Confeflions. Et l'on ne veut pas expliquer ces chofès
plus au long, parce que l'on croit qu'il eft plus à pro-
pos que chacun le les explique à foi même par quelque
effort d'efprit ; à caufe que les chofes qu'on découvre
par cette voye font toujours plus agréables, 8c font da-
vantage d'ifnprelfion fiir nous que celles qu'on ap-
prend des autres.
Pour l'explication des habitudes , il eft néceffaire de //.
fçavoir la manière don ton a fiije-t de nenfèr que l'ame DeshU"
ïemuë les parties du corps auquel elle eft unie : La bitudes,
voici.
144 DE LA RECHERCHE
Chpa. voicr. Selon toutes les apparences du monde, il y a
Y. toujours dans quelques endroits du cerveau , quels
qu'ils ibient, un aflez grand nombre d'efprits ani-
maux très agitez par la chaleur du cœur d'où ils font
fbrtis>& tous prêts de couler dans les lieux où ils trou -.
vent le pall'age ouvert. Tous les nerfs aboutiflent au
+T'expli- réièrvoir de ces efprits , & l'ame a le f pouvoir de de-
que ail- termirer leur mouvement , & de les conduire par ces
leurs en nerfs dans tous les mufcles du corps. Ces efprits y
?"°r A c't^3"t entrez , ils les enflent , & par confequciit ils ra-
cepou*^ coure fient. Ainfî ils remuent les parties, aufquelles
voir. * les mufcles font attachez.
On n'aura pas de peineàfèperlùader , que l'ame
remué le corps de la manière qu'on vient d'expliquer,
fi on prend garde , que lorfqu'on a e'te' long -tems (ans
nianger,on abeau vouloir donner de certains mouve-
mens àfon corps, on n'en peut venir à bout, 3c même
l'on a quelque peine à fè foûtenir liir lès pieds. Mais
ii on trouve le moien de faire couler dans ion cœur
quelque chofe de fort (piritueux comme du vin ou
quelqu'autre pareille nourriture, on lent aufïl-tôt que
le corps obéît avec beaucoup plus de facilité , Se l'on le
remue en coûtes les manières qu'on fouhaitte. Car
cette lèule expérience fait ce me iemble allez voir , que
l'ame ne pouvoit donner de mouvement à fon corps
faute d'efprits animaux, & que c'ellparleur irioyeu
qu'elle à recouvré fon empire fur lui.
Or les eiiflures des mufcles lent fî vifîbles & fi fenfi-
bles dans les agitations de nos bras & de toutes les par-
ties de nôtre corps j & il eit h raifonnable de croire que
ces mufcles ne fe peuvent enfler, que parce qu'il y entre
quelque corps , de même qu'un baion ne peut iè grof-
fir, m s'enfler, que parce qu'il y entre de l'air , ou autre
chofo 5 qu'il (emble qu'on nepuifi'e douter , que les ef-
prits animaux ne foient pouflez du cerveau par les
nerfs julques dans les mulcles pour les enfler , & pour
y produire tous les mouvemens que nous fouhaitons.
C?xCnmufcIe étant plein , ileft nécefiàirement plus
courtques'il étoit vuide,ainfi il tire & remue ia partie.
DE LA VERITES Livre IL 14s
à laquelle il efl: attaché, comme on le peut voii: cxpli- Chap,
que' plus au long dans les livres des PaJJions, &de Y«
l'homme de M, Defcartes» On ne donne pas cepen-
dant cette explication, comme parfaitement démon-
trée dans toutes Ces parties. Pour la rendre entière-
ment évidente j il y a encore plusieurs choies à defirer,
defquelles il dï prefqu'impomblc de s'éclaircir. Mais
il eft aufli affez inutile de les fçavoir pour nôtre fùjet:
car que cette explication foit vraye , ou fàulTe , elle ne
laifïè pas d'être également utile pour faire connoîtrc
la nature des habitudes ; parce que fi l'ame ne remue
point le corps de cette manière, elle le remue néccf
fàirementdequelqu'autre qui lui eft afTez fèmblablc>
pour en tirer les conféquences que noiis en tirons.
Mais afin de fuivre nôtre explication, il faut remar-
quer que les efprits ne trouvent pas toujours les che-
mins , par où lis doivent pafïer , alîèz ouverts &afl«!z
libres ; & que cela fait que nous avons , par exemple,
de la diiîi culte à remuer les doits avec la vite/ïè qui eft
nécefi[àire pour joiier des inftrumens de mufique , ou
Ifs mufcles qui fervent à la prononciation , pour pro-
noncer les mots d'une langue étrangère : mais que peu
à peu les elprits animaux par leur cours continuel ou-
vrent &:appIaniJîent ces chemins , enforte qu'avec le
tems ils n'y trouvent plus de refiftance. Or c'eft dans
cette facilité que les elprits animaux ont de palTer dan$
hs membres de nôtre corps , que confiftent les habi-
tudes.
Il eft très facile félon cette explication de refondre
une infinité de queftions , qui regardent les habitudes
comme par exemple , pourquoi les enfans font plus
capables d'acquérir de nouvelles habitudes , que les
perfonnes plus âgées. Pourquoi il eft trés-diflîcilc de
perdre de vieilles habitudes» Pourquoi les hommes à
Force de parler ont acquis une fi grande facilité à cela>
qu'ils prononcent leurs paroles avec une vitefie in-
croyabl©, &même fans y penfèr: comme il n'arrive
quetropibuventàceuxquidifent des prières, qu'ils
ont accoutumé de faire depuis plufieurs années. Ce-
G pendant
14^ DE LA RECHERCHE
Ckap, pendant pour prononcer un feul mot , il faut remuer
Y, <^ans un certain tems , & dans un certain ordre , plu -
fieurs mulcles à la fois, comme ceux de la langue , des
le'vresj du goiîer & du diaphragme. Mais on pourra
avec un peu de méditation fe fàtis faire /iir ces que-
fiions , & fiir plufieurs autres trés-curieufes & alfcz
utiles î & il n'eft pas nëce{ïàire de s'y arrêter.
Ilcllvifible par ce que l'on vient de dire, qu'il y a
beaucoup de rapport entre la mémoire & les habitu-
des , & qu'en un lèns la mémoire peut paiTer pour une
efpece d'habitude. Car de même que les habitudes
corporelles confiftent dans la facilité que les efprits
ont acquifè de palTer par certains endroits de nôtre
corps : ainfi la mémoire confifte dans les traces , que
les mêmes efprits ont imprimées dans le cerveau , IcC-
quelles font caufes de la facilité que nous avons de
nous fouvenir des chofes. De forte que s'il n'y avoir
point de perceptions attachées aux cours des efprits
animaux, ni à ces traces , il n'y auroit aucune différen-
ce entre la mémoire & les autres habitudes. Il n'cft
pas aufliplus difficile de concevoir que les bêtes > quoi
que fans ame Se incapables d'aucune perception, fe
fouviennent en leur manière des chofes , qui ont fait
i.jj^u.vr.^ g qu'il V aie UtCiiUVy^i' J^lU^ «^«^ 'J^iiii*'"^'-*- »*^ •l^ ^""pis-
fur la fènter confinent les membres de leur corps acquie-
mémoire j-^j^j-pe^ ^ peu différentes habitudes , qu'à concevoir
^ ^^^ comment une m.achine nouvellement faite ne joue
hahith- _ |- facilement , q^e lors qu'on en a fait quelque
^''/ft ufage.'
nîucHes, ^
€HA-
DE LA VERITE'. LivRi II. 14^
CHAPITRE VI. c^^,^
I . Que lesfihres du cerveau ne font pasfùjettes à des chan-» *
gemens fi f romps que les effrits, IL Trois différens
changemens dans les trois différens âges.
TOutes les parties des corps vivans /ont dans an ^
mouvement continuel , les parties folides & les ^ ,
fluides , la chair aufïî bien que le fang : il y a feulement ^^ ^^
cette différence entre le mouvement des unes & des P'^^^^ ^^
autres , que celui des parties du {àng eft vifîblc & fen- ^^^^^^
iîble, & que celui des fibres de nôtre chair eft tout-à- "v^'^f
fait imperceptible. Il y. a donc cette différence entre P^^J^J^*'
les efprits animaux & la fubftance du cerveau , que les ^^^^ "^^
elprits anim.au X font trés-agitez & très -fluides, & que ^"^^^^^
lafubftawce du cerveau a quelque folidité Se quelque ^^^^r
Gonfîifence. De forte que les elprits fe divifenten peti- P^^^P^
tes parties , & fe diffipenten peu d'heures , en tranfpi- ^^^ ,^^
rant par les pores des vaifleaux qui les con tiennent ;& il vP''''^!i
en vient ibuvent d'autres en leur place qui ne leur font
point du tout fèmblables:mais les fibres du cerveau ne
font pas fi faciles à fe diffiper ; il ne leur arrive pas fbu-
vent des changemens confiderableSi & toute leur fiib-
f tance nefè peut changer qu'après plusieurs années.
Les différences les plus confiderables qui fè trou-
vent dans le cerveau d'un homme pendant toutç^fà • ,
vie, font dans l'enfance , dans l'âge d'un homme fait, . ^'^^^
&danslavieilleffe. change ~^
Les fibres du cerveau dans l'enfance font molles, ^V^^ ^"^
flexibles , & délicates. Avec l'âge elles deviennent i^^^''^' .
plus féches , plus dures , & plus fortes. Mais dans la ^'^•^S'^"
vieillefTe elles font tout, à-fait inflexibles, grofliéres & arrivent
mêlées quelquesfois avec des humeurs fuperfkiës, que "■^''^f ^^f
la chaleur tres-foible de cet âge ne peut plus difliper. ^^ois dij-
Car de même que nous voyons que les fibres , qui J^"^^^^
compofem la chair , fe durciffent avec le tems,& que la ^^^^'
chair d'un perdreau eft fans conteftation plus tendre
que celle d'une vieille perdrix :ainfi les fibres du cer-
G z veau
14Î DE LA RECHERCHE
vtau d'un enfant ou d'un jeune homme doivent être
beaucoup plus molles & plus délicates que celles des
perfonnes plus avancées en âge.
L'onrcconnoîtralaraifondeceschangemens,fion
confidere , que ces fibres font continuellement agitées
par les efprits animaux , qui coulent à l'tntour d'elles
en plusieurs manières. Car de même que les vents lè-
chent la terre, fur laquelle ils fbufHent , ainfi les efprits
animaux par leur agitation continuelle rendent peu à
peu la plufj?art des fibres du cerveau de l'homme plus
fcches , plus comprimées , & plus folides , en iorte
que les perfonnes plus âgées les doivent avoir prelque
toujours plus inflexibles , que ceux qui font moms
avancez en âge. Et pour ceux qui font de même âge,
les yvrognes qui pendant plufîeurs années ont fait ex-
cez de vin , où de femblables boifions capables d'en^
y vrer, doivent les avoir aulîî plus folides , & plus in-
flexibles, que ceux qui fè font privez de CesboiHons
pendant toute leur vie.
Or les différentes conftitutions du cerveau dans les
cnfens ,dans ks hommes faits , & dans les vieillards,
font des caufcs fort confidérables de la différence qui
fe remarque dans la faculté d'imaginer de ces trois
âges defquels nous allons parler dans la fuite.
Chap. chapitre VII.
yiî. I. De h communication qui eji entre le cerveau à' une
mereO' celui àefon enfant. ll,De la communication qui
ejl' entre nôtre cerveau CT" les autres parties de mire
corps laquelle nous porte à l'imitation C!^ ala compaf-
fion. llï. Explication de la génération des enfans mon-
- firueux , C^ de la propagation des efpeces. ÎV. ExpU-
caîion de quelques déréglemens d\ejprit C^ de quelques
inclinations de la volonté. V De la concupijcence O'
du pèche originel. VI. OhjeBions C^réponjcs.
L cft ce me femble afTez évident que nous tenons à
toiUQ's choies , &: que nous avons des rapports na-
.^ turels
^ DE LA VERITF. Livre IL 149
turels à tout ce qui nous environne, Icfquels nous font Cha ?.
tiéS'UtiIes pour la confèrvation & pour la commodité YH. .
de la vie. Mais tous ces rapports ne font pas égaux.
Nous tenons bien davantage a la France qu'à la Chine,
au Soleil qu'à quelque étoile, à nôtre propre, maifoa
qu'à celle de nos voifins. Ily adesliensinvifiblesqui
tious attachent bien plus étroitement aux hommes
qu'aux bêtes j- à nos parens & à nos amis qu'à des
étrangers ; à ceux de qui nous dépendons pour la con-
fèrvation de nôtre être, qu'à ceux de qui nous ne crai-
gnons & n'eiperons rien.
Ce qu'il y a principalement à remarquer dans cette
union naturelle qui eft entre nous & les autres hom-
mes 5 c'eft qu'elle eft d'autant plus grande , que nous
avons davantage befoin d'eux* Les parens & ks amis
îcnt unis étroitement les uns aux autres : on peut dire
que leurs douleurs & leurs miCeres font communes,
aulfi bien que leurs plaifirs & leur félicité j car toutes
les pallions & tous les fentimens de nos amis le com-
muniquent ànouspar l'impreflion de leur manière, 6c
par l'air de leur vilage. Mais parce qu'abfolumenc
nous pouvons vivre fans eux, l'union naturelle qui eft
entr'eux & nous n'eft pas la plus grande qui puilïe
éîie.
Ves enfans dans le lèin de leurs mercs , le corps def^ ^*
quels n'eft point encore entièrement formé, & qui Deiàco-
Ibnrpar eux-mêmes dans un état de foiblelïè & dedi- munica---
fette la plus grande qui fe puiife concevoir , doivent tien qui
aufïi être unis avec leurs mères de la manière la plus eR entre
étroite qui fe puifïc imaginer. Ei quoi que leur ame le cer •
fbitféparéedecellede leur mère, leur corps n'étant veau de
point détaché du fien, on doit penfèr qu'ils ont les la mère ^
mêmes fentimens & les mêmes paiTions , en un mot tT celui
toutes les mêmes penfécs qui s'excitent dans i'ame à defonen^
l'occafion des mouvemens qui fe produifent dans le fant.
corps.
Ainlî les enfans voyent ce que leurs mères voyent,
ils entendent les mêmes cris , ils reçoivent les mêmes
impreilions des objets , & ils ibiit agitez de mêmes
G 3 pafUons» -
i$o DE LA RECHERCHE
Chap. palTions. Car puifque l'air du vifage d'un homme paf-
VII. flîonné pénètre ceux qui le régardent, & imprime na-
turellement en eux une paffion fèmblablêaGellequi
l'agite , quoique l'union de cet homme avec ceux qui
le confîde'rent ne ibit pas fort grande : on a ce me (èm-
ble raifbn de penlèr que les mères font capables d'im-
primer dans leurs enfans tous les mêmes ièntimens
dont elles font touchées , & toutes les mêmes paiTions
dont elles font agitées. Car enfin le corps de l'enfant
ne fait qu'un même corps avec celui de la mère : le
fàng & les efprits font communs à l'unô: à l'autre : les
ièntimens & les paffions font des fiiites naturelles des
mouvcmens des cfprits & du fàng , & ces mouvemens
le communiquent nécellairement de la mère à l'en-
fant. Doncles paffions & les fèntimens & générale-
ment toutes les penfëes dont le corps eftl'occafioa
ibnt communes à lanière Se à l'enlànt.
Ces chofès me paroiflenc inconteftables pour pla-
ceurs xaifons ; cependant je ne les avance ici que com-
me une fuppolîtion qui félon ma penfée , fè trouvera
fuflifâmment démontrée par la fuite» Car toute fup'
^ ^' ^ pofîtion qui peut fàcisfaire à la réfolution de toutes les
Delaco- difficultez que l'on peut former, doit pafTer pour un .
mimica- principe inconteftabie.
tion qui L^g liens invifibles par lefquels l'Auteur de la natu-
€Jt entre re unit tous ces ouvrages , font dignes de h fageffe de
notre D^çy & ^Je l'admiration des hommes ; il n'y a rien de
cerveau plus furprenant ni de plus inflruilif tout emfèmble:
^ '^-f mais nous n'y penfons pas. Nous nous laiffons con-
Autres duirc fans conndérer celui qui nous conduit , ni com-
parties ment il nous conduit : la nature nous eft cachée aulTi
de nôtre bien que fon Auteur j & nous fentons 1 ;s mouvemens
cerp^ila- quifèproduifentennous , fans en confidérer lesrefr
quelle forts. Cependant il y a peu de chofès qu'il nous foit
noiapor- plus néceffaire de connoître j car c'eft de leur connoLl-
te a /*/- lance que dépend l'explication de toutes les chofès qui
mitation ont rapport à l'homme.
(yàla II y a certainement dans nôtre cerveau des refforts
côpapcn gui nqps portent naturellement à l'imitation , car cdd.
DE LA VERITE'. LtviE IL i-t
cîlnécefTaire à la focieté civile. Non feulement il eft Chap.
nécefTaire que les enfans croyent leurs percs 3 les diCci^ YII„
pies , leurs maîtres i & les inférieurs , ceux qui font
au defTus d'eux : il faut encore que tous les hommes
ayent quelque difpofition à prendre les mêmes maniè-
res , & à faire les mêmes adions de ceux avecqui ils
reulent vivre. Car afin que les hommes fè lient ■> il eii:
nécefTaire qu'ils le relTemblent & par le corps & par
l'cfprit. Ceci eft le principe d'une infinité de chofès
dont nous parlerons dans lafiiite. Mais pour ce que
nous avons à dire dans ce Chapitre , il eft encore né-
cefTaire > que l'on fâche qu'il y a dans le cerveau des
difpofitions naturelles qui nous portent à la compaf*
fion auflî bien qu'à l'imitation.
il faut donc fçavoir que non fèuîementlesefprits
animaux fè portent naturellement dans les parties de
pôtre corps pour faire les mêmes adions , & les mê-
mes mouvemens que nous voyons faire aux autres ,
mais encore pour recevoir en quelque manière leurs
bleffures, & pour prendre part à leurs miferes. Car
l'expérience nous apprend , que lorfque nous confi-
dérons avec beaucoup d'attention quelqu'un que l'on
frappe rudement , ou qui a quelque gran de playc , les
efprits fè tranfportent avec effort dans les parties de
nôtre corps qui répondent à celles que l'on voit blcf-
fèr dans un autre : pourveu que l'on ne détourne point
ailleurs le cours de ces efprits , en fe chatoiiillant vo-
lontairement avec quelque force une autre partie que
ce] le que 1 on voit blelTer ; ou que le cours naturel des
efprits vers le cœur & les vifceres , qui eft ordinaire
aux émotions fubites , n'entraîne ou ne change point .
celui dont nous parlons j ou enfin que quelque liaifbri
extraordinaire des traces du cerveau & des mouve-
mens des efprits ne_fafîè pas le même effet.
Ce tranfport des efprits dans les parties de nôtre
corps , qui répondent à celles que l'on voitblefTer
d.sns les autres , fe fait bien fentir dans les perfbnnes
dèhcaies> qui ont l'imagination vive, & les chairs
fort tendres Se fort molles. Car ils refïentent fort fou-
G 4 <» vent-
ï^i DE LA RECHERCHE
vent comme une efpéce de fremiiTement dans leurs
jambes , par exemple s'ils regardent attentivement
quelqu'un qui y ait une ulcère , ou qui y reçoive
actuellement quelque coup. Voici ce qu'un de mes
amis m'e'crit pour confirmer ma penfee. Vnhomme
d'âge qui demeure che:!c une de mesjœurs étant malade ,
unejeunefervante de la maifon tenait la chandele , comme
on le feignait au pied : Quand elle lui vit donner le coup de
lancette elle fut faifie d'une telle apprehenfion qu'elle fen-
tît trois ou quatre jours enfuite une douleur fi vive au mè'
me endroit du pied , quelle fut obligée de garder le lit
pendant ce tems. La raifon de ces accidens eftqueles
cfprits fe répandent avec force dans ks parties de nôtre
•tforpsqui re'pondent à celles que nous voyons bleiïer
dans les autres 5 & cela afin que les tenant plus ban-
dées, ils les rendent plus fenfiblesànôtrea.ne , &
qu'elle ibit fur fès gardes pour éviter les maux que
nous voyons arriver aux autres.
Cette compalTion dans les corps produit lacom-
paliïon dans les efprits. Elle nous excite à fbulager les
autres , parce qu'en cela nous nous foulageons nous-
mêmes. Enfin elle arrête nôtre malice & nôtre cruau-
té. Car l'horreur du fang, la frayeur de la mort, eu
un mot l'impreffion (enfible delà compallion empê-
che (buvent de malTacrer des bêtes , ks perlbnnes
même les plus perfuadées que ce ne font que des ma-
chines : parce que la plupart des hommes ne les peu-
Tcnt tuer fans fè bleiier par le contrecoup de la corn-
paflïon»
Ce qu'il faut principalement remarquer ici , c'efl
que la veuë fènfible de la blefîure qu'une perfonne re-
çoit , produit dans ceux qui le voyent une autre blef-
furc d'autant plus grande , qu'ils font plus foibles &
plus délicats. Parce que cette veuë fènfible poufiànt
avec eflfort les efprits animaux dans les parties du
corps qui répondent à celles que l'on voitblellèr , ils
font une plus grande impreilion dans les fibres d'un
corps délicat que dans celles d'un corps fort & ro-
buftc.
.,/ e Ainfi
DE LA VERITE'. Liv?i IL 15J
Ài-ifi les hommes c] ui fo n t pleins de forGe& de vi- Chap.
gueuL" lie font point blelTez par la veuë de quelque VU.
mallàcre: & ils ne font pas tant portez à lacompaf^
fion , à caufè que cette veuë choque leur corps , que
parce qu'elle choque leur railbn. Ces perfbnnes n'ont
point de compafïion pour les criminels ; ils (ont in-
flexibles &; inexorables» Mais pour les femmes & les
en fans , ils fbuffrent beaucoup de peinepar les bief-
fùres qu'ils voyent recevoir à d'autres. Ils ont machi-
nalement beaucoup de compallîon des miferables : &
ils ne peuvent mêmes voir battre ni entendre crier une
bête fans quelque inquie'tude d'cfprit.
Pour les enfens quifbnt encore dans lefêin de leur
mère , la délicatefîb des fibres de leur chair e'tant infî- -
niment plus grande , que ce lie des femmes, &des
enfans , le cours des cfprits y doit produire des chan-
gemens plus confide'rables , coinm.e on le verra dans -
la fuite.
On regardera encore ce que je viens de dire comme
unefimplcfuppofîtion fi on le (ouhaitte ainfi ; Mais •
on doit tâcher de la bien comprendre , fi en veut con-
cevoir diftinftement les chofès que jeprc'tens expli-" •
quer dans ce Chapitre. Car les deux fuppohtions que
je viens de faire font les principes d'une infinité de
chofès que l'on croit ordinairement fort difficiles &
fort cachées , & qu'il me paroît en effet impofîîble -^
d'éclaircir fans recevoir ces fuppoiitions. Voici des
exemples. I^î-
Il y a environ fèpt ou huit ans , que l'on voyoit aux Explica-
Incurables un jeune homme , qui ctoit né fou , & iion de la ■
dont le corps éroit rompu dans les mêmes endroits j^^génera-
dans lefquels on rompt les criminels» Il a vécu prés de tlon des '
vingt ans en cet état: plu fieurs perfbnnes l'ont veu, enfans-
Scia feue Reine mère étant allée vifiter cet Hoipital eut wo^-
la curiofîté de le voir , & même de toucher les bras , fl-rue?^.x
& les jambes de cejeunehommeaux endroits où ils'Ci^ de U
croient rompus. plrcpa^a-'i^
Selon les principes que je viens d'établir , lacaûfè tion de
de ce fiineftc accident fut , que fa isere ayant-fceu Vef^cce. ^
G 6 cju'on -
154 DE LA RECHEPvGHE
Chat, qu'on aîloit rompre un criminel , l'alla voir exécuter.
V. 1 1. Tous les coups que l'on donna à ce miférable , * fra-
* Selon perent avec force l'imagination de cette mère , & par
U pre- uneefpe'ce de contrecoup le cerveau tendre & délicat
tniere de fon enfant. Les fibres du cerveau de cette femme
fuppofi- furent étrangement ébranlées , & peut-être rompues
tion, . en quelques endroits par le cours violent des elprits
produit à la veuë d'une adion fi teruible , mais elles
eurent affez de conûftence pour empefcher leur bou-
leverlèment entier* Les fibres au contraire du cerveau
de l'enfant ne pouvant réfiiler au torrent de ces elprits
furent entièrement dillipées , Se le ravage fut aflcz
grand pour, lui faire perdre l'efprit pour toujours»
C'eftlàlaraifon pour laquelle il vint au monde privé!
defèns. Voici celle pour laquelle, il étoit rompu aux
mêmes parties du corps que le criminel , que (à mère
avoir veuiiiettre à mort.
A la veuë de cette exécution fi capable d'elfraïer une
femme , le cours violent des efprits animaux de la
mère alla avec force de fon cerveau vers tous les en -
droits de Ion corps , qui répondoient à ceux du crimi-
* Selon "^^ ' ■** & la même choie ih paflà dans l 'enfant. Mais ,
^a fecon- V^^^^ 9^^ ^^s os de la mère étoicnt capables de réfifler
de 'uùpo- ^ ^^ violence de ces efprits , ils n'en furent point blel^
^i/'on ^^^' P^u'^^f^^ même qu'elle ne reffentit pas la moin-
dre douleur , - ni le moindre fremilTement dans les
bras ni dans les jambes , lorfqu'on les rompoit au cri-
jminel. Mais ce cours rapide des efprits fut capable
d'entraîner les parties molles Se tendres des os de l'en-
fant. Car les os font les dernières parties du corps qui
fè forment , & ils ont tres-peu de confiftence dans les
cnfans qui font encore dans le ièin de leur mère. Et il
faut remarquer , que fi cette mère eût déterminé le
mouvement.de ces efprits vers quelqu'autre partie de
ihn corps en le chatouillant avec force , fon enfant
n'auroit point eu les os rompus, mais la partie , qui
eût répondu à cdie vers laquelle la mère auroit déter-
miné ces efpiits , eût été foie blelTée , fdon ce que
I >ii dcu ait,
Les :
DELA VERITE'. Livre IL i^^
Les raifons de cet accident fon géne'rales pour expli -
cfuer comment les femmes , qui voyent durant leur Chap;
grofîelTe des perfbnnes marquées en certaines parties VII.
du vifàge , impriment a leurs enfans les mêmes mar-
ques , & dans les mêmes parties du corps : & l'oa
peut juger de là que c'eft avec railen qu'on leur dit >
qu'elles fe frottent à quelque partie cache'e du corps ,
lorfqu'elîes apperçoivent quelque chofè qui les fur-
prend , & qu'elles font agitées de quelque palîioa
violente ; car cela peut faire que les marques fe tracent
plutôt fur ces parties cachées quefurlevifàgedeleurs
enfans.
' Nous aurions (buvent des exemples pareils à celui'
que nous venons de rapporter , fi les enfans pouvoienc
vivre après avoir reçu de lî grandes playes , mais d'or-
dinaire ce font des avortons. Car on peut dire que
prefque tous les enfans , qui meurent dans le ventre
de leurs mères (ans qu'elles (oient malades, n'ont point
d'autre caufe de leur mal-heur, que l'épouvante, quel-
que defir ardent , ou quelqu'autre paîïîon violente de
leurs mères. Voici un autre exemple alTez particulier.
Il n'y a pas un an qu'une femme ayant confiderc
avec trop d'application le tableau deJ&intPiedonton
cclebroit la feile de laCanoniJ&tion , accoucha d'un
enfant qui reiîembloit parfaitement à la repre'lènta'
tion de ce fiint. Il avoit le vifage d'un vieillard , au-
tant qu'en eft capable un enfant qui n'a point de barbe.
Ses bras e'coient croifèz fur là poitrine , fès yeux tour-
nez vers le Ciel , & il avoit très peu de front , parce -
que l'image de ce Saint étant élevée vers la voûte de
l'Eglife en regardant le Ciel » n'avoit auiTî prefque '
point de front. Il avoit une efpéce de mitre renvcriee
fur fès épaules avec plufîeurs marques rondes aux en-
droits , où les mitres font couvertes de pierreries. En-
fin cet enfant reiîembloit fort au tableau , fur lequel û
mère l'avoir formé par la force de fbn imagination.
C'eft une chofe que tout Paris a pii voir auifi bien que
moi , parce qu'on l'a coiifèrvé afTez long tems daasie -
i'efprie de via, - •
ï5^ DE LA RECHERCHE
Cet exemple a cela de particulier que ce ne fut pas a
la veuë d'un homme vivant & agité de quelque pal-
fion, qui e'mut les efprits & le fang de la mère pour
produire un fi e'trange effet, mais feulement la veuë
d!un tableau: laquelle cependant fut fort fenfibîe & ac-
compagnée d'une grande émotion d'efprits , {bit par
î'ardeur & par l'application de la mère , foit par l'agi-
tation que le bruit de la fefte caufoit en elle.
Cette mère regardant donc avec application & avec
e'motion d'efprits ce tabkau, l'enfant félon la premiè-
re fuppofîtion le voyoit comme elle avec application
& avec émotion d'efprits. La mcreen étant vivement
frappée l'imitoit au moins dans la pofture , félon la
deuxième fiippofition : car fon corps étant entière-
ment formé &; les fibres de fà chair allez dures pour
refîfter au cours des efprits , elle ne pouvoit pas l'imi-
ter ou fè rendre femblable à lui en toutes chofes. Mais
les fibres de la chair de l'enfant étant extrêmement
molles, & par conféquent fufceptibles de toutes fortes,
d'arrengemens , le cours rapide des efprits produifit
dans fà chair tout ce qui étoit nécefîaire pour le rendre
«ntiérementfèmblabk à l'image qu'il voyoit; & l'i-
jiiitaticn à laquelle les enfans (ont les plus difpofèz fut
prefque - auiu parfaite qu'elle le pouvoit être. Mais
cette imitation ayant donné au corps de cet enfant une
figure trop extraordinaire , elle lui cau(à la mort»
II y a bien d'autres exem pies de la force de l'imagi-
ïiation des mères dans les Auteurs , & il n'y a rien de fî
bigarre dont elles n'avortent quelquefois. Car nori .
feulement elles font des enfans difformes , mais enco-
re des fruits dont elles ont fouhaittc de mange:r } des
pommes , des poires , des grappes deraifîn & d'autres •
cKofès lemblables. Les m^res imaginaiu & defirant
fortement de manger des poires , parexç mple ? les en-
;£ins les im.aginent & les défirent de même avec ar-
deur : & Je cours des efprits excité par l'image du fruit
defiré , lè répandant dans un petit corps fort capable
4ç changer de figuie à caufè de fà moleflè 3 ces pauvres .
lafans dvYiearient rembkbles aux chofes qu'ils fou-
■• haitesti
DE LA VERITE. Livre IL 157
haiîencavcc trop d'ardeur. Mais les mères n 'en fbuf- Chap.
firent point de mal, parce que leur corps n'eft pas af- XlL
fez mou pour prendre la figure des chofès qu'ils ima-
ginent : ainfi elles ne peuvent pas les imiter , oa fè ren^
dre entiérementfemDlables à elles.
Or il ne feut pas s'imaginer que cette correfpon-
dance que je viens d'expliquer , & qui eft quelquefois .
caufe de fî grands defbrdres , foit une chofè inutile ou
mal ordonnée dans la nature. Au contraire elle fem-
bîe tre's-utile à la propagation du corps humain ou à la
formation au fœtus , & elle efl: abroliiment ne'cefiaire à
la tranfmilTîon de certaines difpofitions de cerveau qui
doivent être différentes en difrérenstems & en difFé-
rcns pais : car il efl néceflaire par exemple que hs
agneaux ayent dans de certains païs le cerveau tout- à-
fait difpof é à Fu'ir les loups , à caufè qu'il y en a beau-
coup en ces lieux , & qu'ils font fort à craindre pour
eux.
Il efl Trai que cette communication du cerveau de la
mère avec celui de fbn enfant a quelquefois de mau-
vaifès fuites , lors que les mères fe 1 aident fil rprcndre
par quelque paffion violente. Cependant il me fèmble
que fans cette communication les femmes Si. les ani-
maux ne pourroient pas facilement engendrer des pe-
tits de même efpéce. Car encore que l'on puifîc don-
ner quelque raifon de la formation du/arw/ en géné-
ral , comme Monfieur Defcartes l'a tenté afiez heu-'
reufement. Cependant il efl très-difficile fans cette
communication du cerveau de la mère avec celui de
l'enfant, d'exphquer comment une cavale n'engen-
dre point un bœuf, & une poule un œuf qui contienne
une petite perdrix, ou quelque oifeau d'une nouvelle
elpece : & jecroi que ceux qui ont médité fur la for-
mation du fcBtus ieront de ce fèntiment.
Il efl vrai que la penfée la plus raifbnnable , & la
plus conforme à l'expérience fur cette queflion très-
difficile de la formation du fœtus ; c'cd que les enfans
font déjà tout formez avant même l'adion par laquei-
kils font conçus , &.queleursmcresiîefont que leur
domœr
15? DE LA RECHERCHE
donner l'accroiflement ordinaire dans le tems de la
groflèfTe. Cependant cette communication des efprits
animaux &du cerveau de la mcre avec les ef|)rits , & le
cerveau de l'enfant, fèmble encore fcrvir a régler cet
accroilïèment , & à déterminer les parties qui fervent
à {à nourriture, à fè ranger à peu-prés de la même ma-
nière que dans le corps de la mère , c'eft- à-dire à ren-
dre l'enfant fèmblable à la mère ou de même efpéce
qu'elle. Cela paroit aflTez par les accidens qui arrivent,
lorfque l'imagination de la mère fè dérègle , & que
quelque pailion violente change la difpoiition natu-
relle de fbn cerveau : car alors , comme nous venons
d'expliquer, cette communication change la confor-
mation du corps de l'enfant , & les mères avortent
quelquefois des fœtus d'autant plus fèmblables aux
fruits qu'elles ont defirez , que les efprits trouvent
moins derefîftance dans les fibres du corps de l'enfant.
On ne nie pas cependant, que Dieu, fans cette com-'
munication dont nous venons de parler , n'ait pu
difpofèr d'une manière fi exadle & fi régulière toutes
les chofès qui font nécefïàires à la propagation de l'ef^
pecepour des fiécles infinis , que les mères n'cuilènt
jamais avorté, & même qu'elles euffent toujours eu
àes enfans de même grandeur , de même couleur , &
qui fe fufîènt refîemblez en toutes chofès : car nous ne
devons pas mefiirer la puiflànce de Dieu par nôtre foi-
ble imagination, & nous ne fçavons point les raifbns
gu'il a pu avoir dans la conftrudion de fbn ouvrage.
Nous voyons tous les 'jours que fans le fècours de
cette communication , les plantes & les arbres produi-
sent affez régulièrement leurs femblables , & que les
oifèaux, & beaucoup d'autres animaux n'en ont pas
befbiu, pour faire croître & éclorre d'autres petits,-
lorfqu'ils couvent des œufs de différente efpècejcom-
me lors qu'une poule couve des œufs de perdrix. Car
quoique l'on ait raifbn de penfer que les graines & ks'
œufs contiennent déjà les plantes & les oiièaux qui en
£w:tent, & qu'il fepuifle faire que ks petits corps de
ces oifeaux ayant receu leur couformadon par la com--
DE LA VERITE'. LmiB IT-. x<,r
munication dont on a parle , & les plantes la leui: par CHAFi
lé moyen d'une autre communication équivalente: ce- YJL
pendant c'eft peut-être deviner. Mais quand mêmes
on ne devineroit pas , on ne doit pas tout-à-fait juger
par les chofes que Dieu a faites , qu'elles font celles
qu'il peut faire.
Si on confîde're toutesfois que les plantes , qui re-
çoivent leur accroilTement par Tadion de leur mère,
lui refîcmblent beaucoup plus que celles qui viennent
de graine : que les tulippes par exemple qui viennent
de cajeux font de même couleur que leur mère , & que
celles qui viennent de graine en font prefque toujours -
fort différentes , on ne pourra douter > que fî la com-
jaiunication de la m.ere avec le fruit n'eft pas abfblu-
ment nécefïàire afin qu'il fbit de même efpece , elle eft
toujours nécefTaire j afin que ce fruit lui fbit entière-
ment fèmblable.
De forte qu'encore queDieu ait préveu que cette com-
munication du cerveau de la mère avec celui de fbn en-
fànt,feroit quelquefois mourir d^s fœtus & engendrer
des monflres à caufè du dérèglement de l'imagination
de la merexcpendant cette communication eft fi admi-
rable j& fî nccefïàire par les raifbns que je viens de dire,
& pour plufieurs autres que je pourrois encore ajou-
ter, que cette connoifîànce que Dieu a eue de ces in»-
conveniens ne lui a pas du empêcher d'exécuter fbn
deffein. On peut dire en un fens que Dieu n'a pas eu
delîèin de faire des monftres : car il me paroit évident
que fi Dieu ne faifoit qu'un animal il ne k feroit ja-
mais monftrueux. Mais ayant eu defîein de produire
un ouvrage admirable par les voyes les plus fîmples, &
de lier toutes fès créatures les unes avec les autres , il a
préveu certains effets quifuivroient nécedairement de
l'ordre, & de la nature des chofès, &x;ela ne l'a pas dé-
tourné de Ton deffein. Car enfin quoi-qu'unmonflre
tout feul fbit un ouvrage im.parfait,toutefois lors qu'il
Cil joint avec le refte des créatures , il ne rend point là-.
îîionde imparfait.
Koi!is.aYons fufifamiaent explique ee que l'imagi^
aatiojft-i
léù DE LA RECHERCHE
nation d'une mère peut faire fur le corps de fbn enfont:
examinons preièntement le pouvoir qu'elle a fur for»
eipritj & tâchons ainfi de de'couvrir les premiers dére'-
glcmens de refprit& delà volonté des hommes dans
leur origine : carc'tft-là nôtre principal deflein.
Il eft certain que Its traces du cerveau font accom-
pagne'es des fentimens & des ide'es de l'ame, & que les
émotions des elprits animaux ne fe font point dans le
corps, qu'il n'y ait dans l'ame des mouvemens qui
leur répondent 5 En un mot , il eft certain que toutes
les paflions & tous les lêntimens corporels font accom-
pagnez de véritables fentimens & de véritables pafïîons
de l'ame. Or félon nôtre première foppofîtion les mè-
res communiquent à leurs enfans les traces de leur cer-
veau > & cnfuite les m.ouvemens de leurs efprits ani-
maux. Donc elles font naître dans l'efprit de leurs en-
fans les mêmes paillons & les mêmes iéntimens dont
dks font touchées :& par conféquent elles leur cor-
rompent le cœur & la raifon en plufieurs manières.
S'il lé trouve tant d'enfans qui portent fur leur vifi-
ge des marques , ou des traces de l'idée qui a frappe
leur mère , quoi que les fibres de la peau fafîent beau-
coup plus de réliftance au cours des efprits que \ts par-
ties molles du cerveau , & que les efprits foient beau-
coup plus agitez dans le cerveau que vers la peau; on ne
peut pas raifonnablemênt douter, que \ts efprits ani-
maux de la mère ne produifcnt dans le cerveau de leurs
enfans beaucoup de traces de leurs ém.otions déré-
glées. Or les grandes traces du cerveau, & les émo^
rions des efprits qui leur répondent , fe confèrvant
long-tems & quelquefois toute la vie ; il efl évident
que comme il n'y a gueres de femmes qui n'ayent
quelques foibleffes , & qui n'ayent été émues de quel-
que paillon pendant îeurgro^flè, il ne doit y avoir
que très peu d'enfàns qui n'ayent l'efprit mal tourné
en quelque chofè , & qui n'ayent quelque pafïion do-
minante.
On n'a que trop d'expériences de ces chofès, & tout
kaioade fçaitafïèz qu'ily a de^ faiViilics entières , qui
.-^ fonc
' DE LA VERITE'. Livre H. i^i
font affligées de grandes foiblefTes d'imagination, Cha.p.
qu'elles ont he'rité de leurs parens : Mais il n'eft pas VU,
iie'celîâire d'en donner ici des exemples particuliers.
Au contraire il eft plus à propos d'affûrer pour la con-
fblation de quelques perfonnes , que ces foibleiïès des
parens n'e'tant point naturelles, ou propres à la nature
de l'homme, les traces & les veftiges du cerveau qui
en font la caufè, {e peuvent eHacer avec le tems .
On peut toutefois rapporter ici l'exemple du Roi
Jacques d'Angleterre , duquel parle le Chevalier d'Ig-
by , dans le Livre de la poudre de Sympathie qu'il a '
donné au public. Il alfure dans ce Livre que Marie
Stuard étant groile duRoiJacques,queIques Seigneurs
d'Ecoffe entrèrent dans fà chambre, & tuèrent en {à
préfènce fbn Secrétaire qui ctoit Italien j quoiqu'elle
{èfùtjettéeau devant de lui pour les en empêcher:
que cette PrincefTe y reçut quelques légères bleflures;
& que la frayeur qu'elle eut fit de fi grandes impref-
fions dans fon imagination , qu'elles fe communiquè-
rent à l'enfant qu'elle portoit dans fon fein : Dç iorçe
que le Roi Jacques fon fils demeura toute fa vie fans
pouvoir regarder une épéenuë. Il dit qu'il l'expéri-
menta lui même, lorfqu'il fut fait Chevalier : car ce
Princeluidevant toucher l'épaule de l'épée, il la lui
porta droit au vifage, & l'en eut même bleiTé , fi quel-
qu'un ne l'eut conduite adroitement où il falîoit. Il y
atantdefomblables exemples, qu'il eft inutile d'en
aller chercher dans les auteurs. On ne croit pas qu'il
fo trouve quelqu'un qui contefre ces chofès. Car en-
fin on voit un très-grand nombre de perfonnes qui
ne peuvent foulFrir la veuë d'un rat, d'une fouris,d'un
chat, d'une grenoiiille , & pB^icipalcmcnc des ani-
maux qui rampent comme les-^rpens & les couleu- ^
vres ; èc qui ne connoiiTentpoint d'autre caufè de ces Explica^
averfons extraordinaires, que la peur que les mères tionde la-
ont eues de ces divers animaux pendant leur groiîefTè. concupf-
Mais ce que je fouhaite principalement que l'on re- ceyice^O'
marque , c'eft qu*il y a toutes les apparences poiTibles du péché
que les hommes gardent encore aujourd'huy dans originel,
leur
i6i DE LA RECHERCHE
Chap. leur cerveau des traces & des imprefïions de leurs pre- '
IIV. miers parens. Car de même que les animaux produi-
jfencleursièmblables, & avec des veftiges iemblables
dans leur cerveau, lefquels font caufe que les animaux
de même efpe'ceontles mêmes fympathies, & antipa-
thies , & qu'ils font les mêmes adions dans les mêmes
rencontres : Ainfî nos premiers parens après ieur^pe'-
che ont receu dans leur cerveau de fi grands veftiges 8c
àzs traces fi profondes par l'imprefTion des objets (èn-
fiblesjqu'ils pourroient bien les avoir communiquées
à leurs enfans. De forte que cette grande attache , que
nous avons de's le ventre de nos mères à toutes les
ehofès (ènfibles , & ce grand e'ioignement de Dieu où
nous lommes en cet état , pourroit être explique en
quelque manie' re par ce que nous venons de dire.
Car comme il eft nécefïàire félon l'ordre étabU de h
Rature , que les penfe'es del'amc foient conformes aux
traces qui font dans lecerveau : on pourroic dire que,
dés que nous fommes formez dans le ventre de nos
mères, nous fommes dans le péché & inicûiez de la
corruption de nos parens, puifque dés ce teras-Iàuous
fommes très-fortement attachez aux plaifirs de nos
fèns . Ayant dans nôtre cerveau des traces femblables à
celles des perfonnes qui nous donnent l'être , il eft né-
eefîàire que nous ayons auill les mêmes penfées , & les
mêmes inclinations qui ont rapport aux objets fenfi-
blés.
Ainfi nous devons naître avec la concupifcence r &
avec le péché originel. Nous devons naître avec la
concupifcence fi la concupifcence n'eft que l'effort na-
turel , que ÏQs traces du cerveau font (ur l'efprit pour
l'attacher aux ehofès ^|(îbles :& nous devons naître
dans'le péché originmr le péché originel n'eft autre
ehofe , que le règne de la concupifcence , & que ces ef-
S Paul ^^^""^ comme vidorieux & comme maîtres de l'efpric
aûxRom ^ ^^ cœur de l'enfant. Or il y a grande apparence, que
ch. 6. S'^ le règne de la concupifcence ou la vidoirede la con-
12.14. cupifcence , eft ce qu'on appelle péché originel dans
C^<^. les enfans , & pèche aduel dans les hommes libres.
i0 H
DE LA VERITE'. Livre IL itfj
Il femble feulement , qu'on pourroit conclure des Chai.
principes que je viens d'e'tablir , une chofe contraire à VII.
l'expenence , fçavoir, que la mère devroic toujours VI.
communiquer à {on enfant des habitudes & des incli- Ohje"
nations fcmbiables à celles qu'elle a, & la facilité d'i- Ûiam O*
maginer , & d'apprendre les mêmes chofès qu'elle réponfes^
connoît : car toutes ces choies ne de'pendent , comme
l'on a dit, que des traces & des veftiges du cerveau» Or
il eft certain , que les traces & les veftiges du cerveau
des mères iè communiquent aux enfans. On a prou-
ve' ce fait par des exemples qu'on a rapportez touchant
les hommes 3 &: il eft encore confirme' par l'exemple
àts animaux , dont les petits ont le cerveau rempli des
mêmes vdviges , que ceux dont ils font fortis ; ce qui
feit que tous ceux qui font d'une même efpe'ce , ont la
même voix , . la même manie're de remuer leurs mem-
bres , & enfin les mêmes ru(ès pour prendre leur proie
& pour iè deffèndre de leurs ennemis. Il devroit donc
fuivre de là, que puifque toutes les traces des mères ik
gravent, & s'impriment dans le cerveau desenfàns,
les enfàns devroient naître avec les mêmes habitudes,
& les autres qualitez qu'ont leurs mères : & mêmes les
confêrver ordinairement toute leur vie , puifque les
habitudes qu'on a de's fà plus tendre jcuneiTe , font cel-
les qui fe confèrvent plus long-tems ,• ce qui ne'ant-
moins eft contraire à l'expe'rience.
Pourre'pondre a cette objediion , il faut (ça voir qu'il
y a de deux fortes de traces dans le cerveau. Les unes
font naturelles ou propres à la nature de l'homme : les
autres font acquifes. Les naturelles -font tre's-pro fon-
des , & il eft impoffible de îes^ftacer tout-à-fait : les
acquifes au contraire fè peuvent perdre facilement,
parce que d'ordinaire elles ne font pas fi profondes. Or
quoi que les naturelles, & les acquifes ne différent que
du plus & du moins , & que fouvent les premières
aïent moins deforce que les Secondes, puifque l'on ac-
coutume tous les jours des animaux à faire des chofès
tout-à-:&it contraires à celles aufquelles ils font portez
par ces traces naturelles j ( on accoutume par exemple-
164 ,DE LA RECHERCHE^
Chap. un chien à ne point toucher à du pain , & à ne point
VII.j courir après une perdrix qu'il voit & qu'il fènt j } ce-
pendant iLy a cette difFe'rcnce entre ces traces , que les
naturelles ont pour ainli dire de iècretes alliances avec
hs autres parties du corps : car tous les relïbrts de nô-
tre machine s'aident les uns les autres pour Ce confer-
Vcr dans leur e'tat naturel. Toutes les parties de nôtre
corps contribuent mutuellement à toutes les chofes
nécefTàires pour la conlèrvation , ou pour le rétablifïè-
ment des traces naturelles. Ainfi on ne les peut tout-
à-fait eiïàcer , ■& elles commencent à revivre, lors
qu'on croit les avoir détruites.
Au contraire les traces acquiies , quoi que plus gran-
des, plus profondes , & plus fortes que les naturelles,
ièperdentpeu à peu, fi l'on n'a foin de les confèrver
par l'application continuelle des caufès qui les ont
produites : parce que les autres parties du corps ne
contribuent point à leur confèrvation, & qu'au con-
traire elles travaillent contiritiellement à les effacer &
à les perdre. OiTpeut comparer ces traces aux playes
ordinaires du corps ; ce font des bleiTures que nôtre
cerveau à receuës , lesquelles Ce renferment d'elles -
^îêmes, comme les autres playes , par laconftrudion
admirable de la machine.
Comme donc il n'y a rien dans tout le corps qui ne
foit conformée aux traces naturelles , elles Ce tranlmct-
tent dans les enfans avec toute leur force. Ainlî les
Perroquets font des petits , qui ont les mêmes cris , ou
les mêmes chants naturels , qu'ils ont eux-mêmes»
Mais parceqae les traces acquiies ne font que dans le
cerveau, & qu'elles ne rayonnent pas dans le refte du
corps,,fî ce n'ed quelque peu , comme lorfqu'elles ont
ère' imprimées par les émotions qui accompagnent les
pallions violentes , elles ne doivent pas fe tranlmcttre
dans les enfans . Ainfî un Perroquet qui donne le bon
jour & le bon foir à fon Maître , ne fera pas des petits
auffi fçavans que lui , & des perfonnes dodes & habi-
les n'auront pas des en&ns qui leur reffemblent»
Ain^^'t^uoi qu'il foit vrai, que tout ce qui fè paflTe.
" dans
DE LA VERITE'. Livre IL^ i6^
dans- le cerveau de la nieie, fè pallè auflî en même tems Ch ap.
dans celui de l'enfant ; que la mère ne puifîe rien voir, VIL
rien fentir , rien imaginer , que l'enfant ne voie , ne le
fente , & ne l'imaguie, & enfin que toutes les fauUès
traces des mères corrompeut l'imagination des en^
fans : néanmoins ces traces n'ciiantpas naturelles dans
le fèns que nous venonsd'expliquer , il ne faut pas s'é-
tonner ii elles fe referment d'ordinaire , aufTi-tôt que
les enfans font fbrtis du iein de leur mère. Car alors,
la caufe gui formoit ces traces , & qui les cntretenoit,
ne {ubfitte plus ; la conftitution naturelle de tout le
corps contribue à leur deftrudion j & les objets fcnfi-
bles en produifent d'autres nouvelles, très-profondes,
& en très-grand nombre , qui effacent preique toutes
celles que les enfans ont eues dans le {èin de leur mère.
Car puifqu'il arrive tous les jours, qu'une grande dou-
leur fait qu'on oublie celles qui ont précédé,il n'eft pas
poiîible que des fèntimens aulli vifs que font ceux des
enfans, qui reçoivent pour la première fois l'impref-
fîon des objets fur les organes délicats deleurlèns,
n'effacent la plufpart des traces , qu'ils n'ont receu des
mêmes objetsq'fieparuneefpéce de contrecoup, lors
qu 'ils en étoient comme à couvert dans le fèin de leur
mère.
Toutesfois lorsque ces traces font formc'es par une
forte paffion, & accompagnées d'une agitation trés-
violente de fang & d'efprits dans la merejcUes agiflent
avec tant de force fur le cerveau de l'enfaiirSc fur le re-
fte de fon corps, qu'elles y impriment des veftiges auf-
fî profonds de aum durables , que les traces naturelles:
comme dans l'exemple du Chevalier d'igby ; dans ce«
lui de cetenfantné foû.^ tout brifé, dans le cerveau
& dans tous les membres duquel l'imagination de la
mère avoir produit de fî grands ravages , & enfin dans
l'exemple de la corruption générale de la nattire de
l'homme.
Et il ne faut pas s 'étonner fi ks enfans du Roi d'An-
gleterre n'ont pas eu la même foiblelfe que leur Père.
Premièrement , parce que ces fortes de traces ne s'im-
priment
ié« DE I-A RECHERCHE
Chap, priment jamais fî avant dans le refte du corps que les
VII» naturelles. Secondement, parce que la mère n'ayant
pas la même foibleffe que le père , elle^ a empêché par
là bonne conftitution que cela n'arrivât. Et enfin par-
ce que la mère agit infiniment plus fur le cerveau de
J'enfant que le Père, comme il eft évident par les cho-
ses que Ton a dites.
Mais il faut remarquer que toutes ces raifons qui
montrent que les enfans du Roi Jaques d'Angleterre
ne pouvoient participer à la foiblefîe de leur l'ère ne
font rien contre l'explication du péché originel , ou de
cette inclination dominante pour les choies fènfibles,
nidecegrandéloignement de Dieu que nous tenons
de nos parens : parce que les traces , que les objets fèn-
fibles ont imprimées dans le cerveau des premiers
hommes , ont été très-profondes : qu'elles ont été ac-
compagnées , & augmentées par des partions vioIen>
tçs : qu'elles ont été fortifiées par l'ufàge continuel
deschofès (ènfibles iScnéceflairesàlaconfervation de
la vie, non feulement dans Adam & dans Evé^i mais
même , ce qu'il faut bien remarquer , dans ks plus
grands Saints , dans tous les hommes Se dans toutes
les femmes de qui nous defcendons ; de forte qu'il n'y
â rien , qui ait pu arrêter cette corruption de la nature.
Ainfi tant s'en faut que ces traces de nos premiers pè-
res fe doivent effacer peu à peu , qu'au contraire elles
doivent s'augmenter dejour en jour 3 & fans la grâce
de Jesus-Christ , qui s'oppofè continuelle-
ment à ce torrent , il fèroit abfolument vrai de dire ce
qu'a dit un Poète Payen.
^y£tasparentum pejor avis tulit
'N'as ncqtiiores , mox daturos
Progemem'vitiofiorem,
Car il faut bien prendre garde que les vefligcs qui
réveillent des fentimens de piété dans les plus làintes
mères ne communiquent point de piété aux enfàns
qu'elles ont dans leur jfein, & que les traces au contrai-
1^. rc
DE LA VERITE'. Livjie II. 1^7
re qui réveillent les idées fies chofès fènfibles , Se qui Chap.
lôni: fuiries de pafîîons , ne manquent point de com- yn,
muniquer aux enfans le /èntiment & l'amour des
chofèslènribles.
Une mère par exemple qui tft excite'e à l'amour de
Dieu par le mouvement des elprits qui accompagne la
trace de l'image d'un ve'nérable vieillard 5 à caufe que
cette mère a attache l'idée de Dieu à cette trace de vieil''
lard : car comme nous verrons bien-tôt dans le Chapi '
tre de la îiaifbn.des idées , cela Cq peut facilement faire>
quoi qu'il n'y ait point de rapport entre Dieu & l'ima-
ge d'un vieillard; cette meredis-je ne peut produire
dans le cerveau de fon enfant que la trace d'un vieil-
lard , & que de l'inclination pour les vieillards , ce qui
n'eil: point l'amour de Dieu dont elle écoit touchée.
Car enfin il n'y a point de traces dans le cerveau qui
puiiïènt par elles-mêmes réveiller d'autres idées que
celles des chofcs iènfîbles ; parce que le corps n'eft pas
fait pour inftruire l'elprit, & qu'il ne parle al'ame que
pour lui même.
Ainii une mère , dont le cerveau tu rempli de traces
qui par leur nature ont rapport aux choies fènfibles, &
qu'elle ne peut effacer à cauiè que laconcupifcence de-
meure en dk Se que fon corps ne lui eft point fbûmis,
les communiquant nécefïàircment à fbn enfant , l'en-
gendre pécheur quoi qu'elle foi: jude. Cette mereeft
jafie , parce qu'aimant aduellementou qu'ayant aimé
Dieu par un amour de choix, cette concupifcence ne
la rend point criminelle, quoi qu'elle en lliive les moU'
vemiens danslefommeil. Mais l'enfant qu'elle engen-
dre n'ayant point aimé Dieu par un amour de choir,
& ion cœur n'ayant point été tourné vers Dieu ; il eft
évident qu'il eft dans le defordre & dans le déreglé-
ment,& qu'il n*y a rien dans lui qui ne ibit digne de la
colère de Dieu.
Mais lors qu'ils ont été régénérez par le baptême,
& qu'ils ont été jufliiiez ou par une difpoiîtion de
cœur femblable à celle qui demeure dans les juftes du-
rant les illufions delà nuit : ou peut-être par un aâ:e
libre
1^8 DE LA RECHERCHE
Chap. ^^^^^ d'amour de Dieu cju'ils ont fait étant délivrez
VII ' po'Jr quelques momens de la domination du corps
par la force du Sacrement : ( car comme Dieu le s a faits
pourl'aimer, on ne peut concevoir qu'ils fbient ac-
tuellement dans la jufrice & dans l'ordre de Dieu, s'ils
ne l'aiment ou s'ils ne l'ont aimé j ou pour le moins fi
leur cœur n'eft difpofe' de la même manie're qu'il ièroic
s'ils i'avoientaâiuellement aimé : ) Alors quoi qu'ils
obéilfent à la concupifcence pendant leur enfance, leur
concupifcence n'eft plus péché: elle ne les rend plus
coupables & dignes de colère : ils nelailTent pas d'être
juftes & agréables à Dieu,par la même raifbn que l'on
ne perd point la grâce, quoi que l'on fui ve en dor-
mant les mouvemens de la concupifcence : car les en-
fans ont le cerveau fi mou , & ils reçoivent de fî vives
&defîfortesimprefïîons des objets les plus foibles,
qu'ils n'ont pas allez de liberté d'eiprit pour y refifter*
Mais je me fuis arrêté trop long-tems a des chofès qui
ne font pas tout à fait du iujet que je traite. C'ell aflèz
que je puifTe conclure ici de ce que je viens d'expliquer
dans ce Chapitre cjue toutes ces faufTès traces , que les
mères impriment dans le cerveau de leurs enfans, leur
ydye:^les rendent l'efprit faux, & leur corrompent l'imagina-
cclair- tion :& qu'ainfi la plupart des hommes font fujets à
ctjfemens» imaginer les chofès autrement qu'elles ne font, en
donnant quelque fauffe couleur , & quelque trait irré»
gulicr aux idées des chofès qu'ils apperçoivenr*
CHAPITRE VIII.
Chap.
YIII» I. Chi^ngemens qui arrivent à l'imagination d'un enfant,
qui fort dujein de fa mère , par la converfation qu'il a
avec fa nourrice, fa mère i& d'autres perfonnes. II,
t^vispour les bien élever.
D
Ans le chapitre précédent nous avons conWéré
le cerveau d'un enfant dans le fein de ià mère,
cxam-^ons maintenant ce qui lui arrive dés qu'il en eft
^ fora.
DE LA VERITE'. Livre II. ri^
fbrti. En même tems qu'il quitte les ténèbres & qu'il ChatI
voit pour la première fois la lumière , le froid de l'air YIIL
extérieur le faifit : les embraflèmens les plus carefïàns
de la femme qui le reçoit ofFeniènt Ces membres de'li-
cats: tous les objets exte'rieurs le furprennenti ils lui
ibnt tous des fujets de crainte , parce qu'il ne connok
pas encore , & qu'il n'a de lui-même aucune force
pourfèdelFendreoupoHrfuïr. Les larmes & les cris
^ar lefquels il fè confble , font des marques infaillibles
de les peines & de fes frayeurs i car ce font en effet des
prières que la nature fait pour lui aux alfiftans , afin
■qu'ils le deffendent des maux qu'il foulFre & de ceux
tju'il appréhende.
Pour bien concevoir l'embarras , où fè trouve fbn
cfprit en cet e'tat , il faut fe fouvenir que les fibres de
ion cerveau font tres-mollcs & tres-délicates , & par
-confèquent que tous les objets de dehors font fiir elles
des impreffions très-profondes. Car > puifque les plus
petites chofès fe trouvent quelquefois capables de bleiP.
fer une imagination fbible , un lî grand nombre d'ob-
jets furprenans ne peut manquer de blefTer , & de
broiiilJer celle d'un enfant.
Mais afin d'imaginer encore plus vivement les agita-
tions & les peines , ou font les enfans dans le temps
qu'iis^ viennent au monde,& les blelTurcs que leur ima-
gination doit recevoir : Reprefèntons-nous quel feroit
rétonnement des hommes > s'ils voïoient devant leurs
yeux des géants cinq ou lix fois plus hauts qu'eux, qui
s'approcheroientfàns rien faire connoître de leur deC-
fêin; ou s'ils voïoient quelque nouvelle elpece d'ani-
maux, qui n'euifent aucun rapport avec ceux qu'ils
ont déjà veus, ou feulement (î un cheval ailé , ou quel'
qu'autre chimère de nos Poètes defcendoit fubitement
des nues fur la terre. Que ces prodiges feroientdc
profondes traces dans les efprits , & que de cervelles
fè broiiilkroient pour les avoir vus feulement une
fois ?
Tous les jours il arrive qu'un e'vénem.ent inopiné
& qui a quelque chofe de terrible, fait perdre Peiprir à
H des
170 DE LA RECHERCHE
Chap. des hommes faits } dont le cerveau n'eft pas fort (u{-
YIII. ccptible de nouvelles impreflîons , qui ont de l'expé-
rience, qui peuvent fè deffendre, ou au moins qui peu*
vent prendre quelque refolution. Les enfans en venant
SLU monde fbufFrent quelque chofc de tous les objets
qui frappent leurs fèns, aufquels ils ne font pas accoû-
eumez. Tous les animaux qu'ils voyent, font des ani-
maux d'une nouvelle elpece pour euXjpuifqu'ils n'ont
rien vCiau dehors de tout ce qu'ils voyent pour lors: ils
n'ont ni force , ni expe'rience -, les fibres de leur cerveau
font très -délicates & tres-fle'xibles. Comment donc (c
pourroit-il faire , que leur imagination ne demeurât
point blcflee par tant d'objets differens ?
Ileftvrai, que les mères ont déjà un peu accoutu-
mé leurs ei^fans aux impreflîons des objets, puifqu'el-
les les ont déjà tracez dans les fibres de leur cerveau,
quand ils étoientencore dans leur foin ; & qu'ainfî ils
en font beaucoup moins bleflcz, lorfqu'ils voyent de
Jeurs propres yeux , ce qu'ils avoient déjaapperceu en
quelque manière par ceux de leurs mercs» Il elt en-
core v rai que les faulîès traces & les blcflures que leur
imagination a rellenties à la vue de tant d'objets terri-
bles peur eux , fè ferment & fe gueriflent avec le tems j
parce que n'étant jpas nanurelles , tout le corpsycil
contraire, & les efface comme nous avons vu dans le
chapitre précèdent : & c'efl: ce qui,em|?éche que géné^
ralementtous les hommes ne foient fous dés leur en-
fance. Mais cela n'empêche pas qu'il n'y ait toujours
quelques traces fi fortes & fi profondes , qu'elles ne fo
puilTent éiFacer , de forte qu'elles durent autant que la
vie.
Si les hommes faifoient de fortes réflexions fiircc
qui fe paffe au dedans d'eux mêmes & fur leurs pro^
près pcnfces , ils ne manqueroient pas d'expériences
qui prouvent ce que l'on vient de dire. Ils reconnoî-
troienr ordniairement en eux-mêmes des inclinations
^desavcrfionsfocrettes, que les autres n'ont pas, def-
quelles il femble qu'on ne puifie donner d'autre caulp,
cj'ie ces traces de nos premiers jouïs» Car puifque les
L'jf cauiès
DE LA VERITF. Livre II. 171
caufêsdeces inclinations &averfions nous font parti- Ch a p.
culiéres , elle ne font point fonde'es dans la nature de YI1I«
l'homme: & puifqu'elles nous (ont inconnues, il faut
qu'elles ayenr agi en un tems , où nôtre mémoire n'é-
toit pas encore capable de retenir lescirconftances des
choies , qui auroient pCi nous en faire fouvenir : & ce
tems ne peut être que celui de nôtre plus tendre én-
once.
Monsieur Defcartes a écrit dans une de fès lettres ^
qu'il avoit une amitié particulière pour toutes les per-
sonnes louches i & qu'en ayant recherche' lacaulè avec
foin , il avoit enfin reconnu que ce défaut ferencon-
troit en une jeune fille qu'il aimoit, loi'fqu'il étoit en-
core enfant , rafFeâ:ion qu'il avoit pour elle fe répan-
dant à toutes les perfbnues qui lui re0èmbloient en
quelque chofe.
Mais ce ne font pas ces petits déreglemens de nos
inchnations , lefquels nous jettent le plus dans l'er-
reur : c'eft que nous ayons tous , ou prcfque tous l'eC-
prit faux en quelque chofè j & que nous fommes prc^
que tous fujecs à quelque efpéce de folie , quoi que
nous ne le pen fions pas. Quand on examine avec (oin
le génie de ceux avec Ie(quels on converfe , on (è per-
fuade facilement de ceci ,- & quoi qu'on foit peut-être
original foi même , & que les autres en jugent ainfî 5
on trouve que tous les autres (ont aufïi des originaux,
& qu'il n'y a de différence entr'eux que du plus & du
moins.
Or une des caufes des difFérens caraâieres d'efprits,
& fans doute la différence des imprelllons qu'on re-
çoit à la (ortie du lein de fa mère , ain fi qu'on vient de
le faire voir par les inclinations particulières & extra-
ordinaires : parce que ces efpeces de folie étant con-
fiantes & durables pour l'ordinaire , elles ne peuvent
pas dépendre de la conflitution des cfprits animaux ,
laquelle change fort facilement. Et par conféquent il
eft nécefîaire qu'elles viennent des faufTes impref^
fions jqui fè font faites dans les fibres ducerveau,Iorf^
que nôtre mémoice n'étoit pas capable d'en conf^rver
H 1 h
171 DE LA RECHERCHE
Chap. lefouvenir , c'eft-à dire > dés le commencement de
VIII. nôtre vie. Voilà donc une fource aiîez ordinaire des
erreurs âQS hommes , que ce bouleverfement de leur
cerveau caufe par l'imprefllon des objets extérieurs
dans le tems (ju'ils viennent au monde.-mais cette cau-
fe. ne celle pas fî-tôt , qu'on pourroit s'imaginer.
La converfàtion ordinaire que hs enfans font obli-
gez d'avoir avecleurs nourrices , ou même avec leurs
mères , lesquelles n'ont fouvent aucune éducation ,
achevé de leur perdre & de leur corrompre entière-
ment l'eiprit. Ces femmes ne les entretiennent que
deniaifoics , que de contes ridicules , ou capables de
leur fa.repear. Illes ne leur parlent que déchoies fen-
fibles, & d'une manière propre à les confirmer dans
hs faux jugemens des lèns. £n un mot , elles jettent
dans leurs efprits ks lèmences de toutes les foiblelîes
qu'elles ont elles-mêmes , comme de leurs apprehen-
iions extravagantes , de leurs fuperltitions ridicules
ôc d'autres femblables foiblelles. Ce qui fait que n'é-
tant pas accoutumez à rechercher la vérité , ni la goû-
ter, ils deviennent enfin incapables de la difcerner , &
de faire quelque ufage de leur railon. Delà leur vient
une certaine timidité & baflefle d'efprit , qui leur de-
•n-ieureiort long-tems j car il y en a beaucoup , qui à
Vsig<£ de qumze & de vingt ans , ont encore tout i'et-
ptit de leur nourrice.
H eft vrai que les en fans ne paroidènt pas fort pro-
pres pour la méditation delà vérité, & pour les (cien-
ces abltraites & relevées : parce que les fibres de leur
cerveau étant tres-délicates, elles font très-facilement
•agitées parles objets mêmes les plus foibles, &: les .
moins fènfîbles; & leur ame ayant néce-rairement des
Xenfàcions proportionnées à l'agitation de ces fibres ,
die laifïe là Iqs penlées Métaphyiiques, & de pure in-
telle<^ion , pojr s'appliquer uniquement à (es fenlà-
tions. Ainlî il femble que les enfans ne peuvent pas
coa(ide;er avec aiïêz d'attention les idées putes delà-
yçrité, étant fi Ibu vent & fi facikmenc diftraits par les
idées coufufes dçs feas,
DE LA VERITE; LivRt IL if^
Cependant on peut répondre, premiéremcntjqu'il Chap»
cftplus facile à un enfant de fcpt ans de fè délivrer des YIIL
erreurs , où les fens le portent , qu'aune perfbnne de
Ibixante, qui a fùivi toute û vie les pre'jugez de l'en.
fance. Secondement , que fi un enfant n'eft pas capa-
ble des idées claires & diftindles de la vérité , il eft du
'moins capable d'être averti , que (es fens le trompent
en toutes fortes d'occafîonsi & fi on ne lui apprend pas
la vérité > on ne doit pas au moins l'entretenir ni le
fortifier dans fes erreurs. Fnfin les plus jeûnes enfàns
tout accablez qu 'ils font de fèntimens agréables & pé-
nibles , ne laiflent pas d'apprendre en peu de tems ce
<jue des perfbnnes avancées en âge ne peuvent faire eii
beaucoup davantage ; comme laconnoifiâncedel'ôr"
dre & dés rapports , qui iè trouvent entre tous les
mots & toutes lès chofes qu'ils voyent & qu'ils en-
tendent. Car quel que ces cnofès ne dépendent guéfes
que de la mémoire, cependant il paroît allez qu'ils
font beaucoup d'ulâge de leur raifon dans la manière
dont ils apprennent leur langue.
Mais puilque la hcàité , qu'ont les fîbrôî du ccî- 17^
ytzu des enfàns pour recevoir les impf efîîons touchan- ^Vis
tes des objets fênfibles, eft la caulè pour laquelle on les four bien-
juge incapables des fcietices abllraites , il eft facile d'y élever
remédier. Car il faut qu'on avoue , que fi on tenoit les en--
les enfàns fans crainte , fans defirs, & fans efpérancesj fans,
fi on ne leur faifoit point fbufFrir de douleur ^ fi oh lés
éloignoit autant qu'il fe peut de leurs petits plaifirs;.
on pourroit leur apprendre , dés qu'ils fçàuroient par-
ler , les chofes les plus dijEficiles & les plus abftraités,
ou tout au moins les Mathématiques fênfibles , la Mé-
canique, & d'autres chofes femblables , qui font né-
ceiïàires dans la fuite de la vie. Mais ils n'ont garde
d'appliquer leur efprit à des fcîcnces abftraites , lors
qu'on les agite par des defirs , & qu'on les trouble par
des frayeurs , ce qu'il eft tres-nécelTaire de bien confi-
dérer.
Car comme un homme ambitieux , mii viendrois
deperdre fon bien &fbn honneur , ou «Jû aiiroitétié
ékre
9
i
174^ DE LA RECHERCHE
clevé tout d'un coup à une grande dignité' qu*il n'ef-
peroitpas, ne fèroit point en état de refbudre ^des que-
ftionsMetaphyfiqueSîOU des équations d'Algebre^mais
feulement de faire les choies que (à pafïîon prefènte lui
infpireroit. Ainfi les enfans , dans le cerveau defquels
une pomme & des dragées font des imprelîions auflî
profondes , que les charges & les grandeurs en font
dans celui d'un homme de quarante ans , ne font pas
en e'tat d'e'couter des véritez abftraites, qu'on leur en-
feigne. De forte qu'on peut dire, qu'il n'y a rien qui
fbit fi contraire à l'avancement des enfans dans les
jfciences , que les divertilTemens continuels dont on les
re'compenfe, & que les peines dont on les menace (ans
«elle.
Mais ce qui eft infiniment plus confiderablcjC'eft que
ces craintes deschaftimens , & ces defirs de re'compen-
ics (ènfiblcs , dont on remplit l'efprit des enfans ,les
éloigne entie'rement delà piete'. La dévotion eO: enco-
re plus abflraite que la (cience, elle eft encore moins du
goût de la nature corrompue. L'efprit de l'homme eft
aiïèz porté à i'e'tude , mais il n'eft point porté à la pic-
té. Si donc les grandes agitations ne nous permettent
pas d'étudier, quoi ^u'il y aitnarurellemenr du plaifirj
comment Ce pourroit-il faire, que des enfans , qui font
tout occupez des plaifîrs fènfibles dont on les récom-
penfè, & des peines dont on les effraye, le confervaflènt
encore allez de liberté d'efprit pour goûter les chofès
de pieté?
La capacité de l'elprit eft fort limitée , il ne faut pas
beaucoup de chofès pour la remplir , & dans le tems
que l'efprit eft plein, il eft incapable de nouvelles pen-
lées, s'il ne fè vuidc auparavant, Mai s lorfque l'efprit
cftremplides chofès knfibles, il nefèvuide pas com-
me il lui plaît. Pour concevoir ceci, il faut confiderer,
que nous fommes tous incefîàmment portez vers le
bien par les inclinations de la nature ; & que le plaifir
étant le carad:ere, par lequel nous le diftinguons du
mal , il eft nécellaire que le plaifir nous touche , &
nous pccupc plus que tout le refte. Le plailir étant
, f donc
DE LA VERITE'. Livre IL 175
doncatraché à J'ufàge des chofes fenfibles, parce cju'el- Ch a p.
les font le bien du corps de l'homme, il y a une e(pece YIII»
dene'ce/Iite',queces biens remplilTent la capacité de nô-
tre c/prit, julqu'à ce que Dieu répande fur eux une
amertume , qui nous en donne du aégoùt& de Thor-
reur,ennousfaiiantfèntir par fà grâce cette douceur
du ciel , qui efface toutes les douceurs de la terre :
Dando menti celejlem deleÛationem quâ omnis terrcna ^- zj4> ^
deleBatiofu^eretur.
Mais, parce que nous fbmmes autant portez à fuïr
le mal qu'à aimer le bien , & que la douleur ell le cara-
élere que la nature a attaché au mal , tout ce que nous
venons de dire du plaifîr fe doit , dans un f eus contrai-
re, entendre de la douleur.
Puis donc que les chofès , qui nous font fèntir du
plaifîr & de la douleur , rempliffent la capacité de l'ef-
prit,&: qu'il n'cft pas en nôtre pouvoir de les quitter
& de n'en être pas touchez , quand nous le voulons ; il
cfl vifible , qu'on ne peut faire goûter la pieté aux en-
fans, non plus qu'au refte des hommes , fî on ne com-
mence félon les préceptes de l'Evangile par la priva-
tion de routes les choies qui touchent les fens, & qui
excitent de grands defîrs & de grandes craintes j puif-
que toutes les pallions olïùiquent & éteignent la grâce,
& cette délégation intérieure, que Dieu nous fait fèn-
tir dans nôtre devoir.
Les plus petits enfans ont de la raifbn aulïî bien que
les hommes faits , quoi qu'ils n'ayent pas d'expérien-
ce : ils ont aufîiles mêmes inclinations naturelles, quoi
qu'ils fèpertent à des objets bien différcns. Il faut
donc les accoutumer à fe conduire par la raifbn , puif^
qu'ils en ont 5 il faut les exciter à leur devoir en ména-
geant adroictement leurs bonnes inclinations. C'eft
éteindre leur raifbn, & corrompre leurs meilleures in-
clinations, que de hs tenir dans leur devoir par des im-
prelfionsfènfîbles. Ils paroifTent alors être dans leiy:
devoir jinais ils n'y font qu'en apparence. La vertu
n'efi pas dans le fond de leur efprit , ni dans le fond de
leur cœur 3 ils ne la connoiHent prefquepas , & ils l'ai-
H 4 ment
17^ DE LA RECHERCHE
Chap. ment encore beaucoup moins. Leur efprit n'efl: plein
yiIL que de frayeurs & de defirs , d'averfîons & d'amitiez
fènfibles , defquelles il ne Ce peut dégager pour fe met-
tre en liberté , & pour faire ufàge de fa raifbn. Ainfî
les enfans , qui font élevez de cette manière bafTe &
ltrvile,s 'accoutument peu-à-peu à une certaine infcn .
iîbilitc pour tous les fentimens d'un honnête homme
& d'un Chrétien, laquelle leur demeure toute leur vie:
'&quand ils efpérent le mcttte à couvert des châtimens
par Ieurautorité,ou par leur adrefle,ils s'abandonnent
a tout cequi flatte la concupiscence & les fens , parce
qu'en effet ils ne connoifîent point d'autres biens qge
les biens fènfibles.
Il eft vrai qu'il y à des rencontres, où il efl néceffai-
rcd'inftruire les enfans par leurs fèns, mais il ne le
iàut faire que lorfque la raifon ne fuffit pas. Il faut
d'abord les perfuader par la raifbn de ce qu'ils doivent
faire, & s'ils n'ont pas affez de lumière pour recon-
noître leuLS obligations, il fèmbie qu'il faille les lailTer
. en repos pour quelque tems. Car ce ne fèroit pas les
infèruire, que de les forcer de faire extérieurement ce
c[u'ils ne croient pas devoir faire, puifque c'eft l'efprit
^u*ii iàut inftruire, & non pas le corps. Mais s'ils te-
nifent de feire ce que la raifon leur montre qu'ils doi-
Quî par- ^^^^ faire, il ne le faut jamais fouffrir , & il faut plutôt
cit virZ£ ^" v^nir à quelque forte d'excezt car en ces rencontres
oàit fifiu celui qui épargne fon fils a pour lui félon le Sage, plus
fùum. ^^ haine que d'amour.
Prov.* 13. ^^ ^^ châtimens n'inflruifènt pas l'efprit , & s.'ils ne
z^, font point airrier la vertu, ils inftruifent au moins en.
quelque manière le corps, & ils empêchent que l'on
ne goûte le vice , & par conféquent , que l'on ne s'en
rende efclave. Mais ce qu'il faut principalement re-
marquer , c'eft que les peines ne remplirent pas la ca-
pacité de l'efprit, comme les plaifîrs. On celle facile-
ment d'y penfèr , dés qu'on ceffe de les fouffrir 6c
qu'il n'y a plus de fujet de les craindre. Car alors elles
«e follicitent point l'imagination j elles n'excitent
point les paUions > elles n'irritent point la concu-
»* piften-
DE LA VERITE'. Livre ÎÎ. 177
piicencci enfin elles laifTent à l'efprit toute îa liber- Chap.
né de penfèr à ce qu'il lui plaît. Ainfï on peut s'en fer- VIIL
vit envers les enfans pour les retenir dans leur devoir
ou dans l'apparence de leur devoir.
Mais, s'il eft quelquefois utile d'effirayer & de punir
les enfans par des châtimensfcnfîbles, il ne faut pas
conclure qu'on doive les attirer par àts recompenfes
fènfibles. Il ne faut fe fervir de ce qui touche les fèns
avec quelque force , que dans la dernie're nccefîîté : or
il n'y en a aucune de leur donner des recompenfes
fènfibles, & de leur reprefènter ces recompenfes com-
me la fin de leurs occupations» Ce fèroit au contcairô
corrompre toutes leurs meilleures aâ:ions , & les por-
ter plutôt àlafenfualite' qu'à la vertu. Les traces des
plaifîrs qu'on aune fois goûtez, demeurent fortement
imprimées dans l'imagination ; elles réveillent conti-
'nuellemcntles idées des biens fenfîbles ; elles excitent
toujours des defirs importuns , qui troublent la paix
de l'efpritj enfin elles irritent la concupifcence en tou-
tes rencontres, &:c'efl un levain qui corrompt tout::
mais ce n'eft pas ici le lieu d'expliquer ces chofès ,CGm-
me elles le méritent.
U'^l $Eca^-
Ï7Î
SECONDE PARTIE.
DE V IMAGINATION.
Crik^* .
1. CHAPITRE PREMIER.
I. De l'imagination des femmes. II. De celle des hom-^
mes. m^ De celle des vieillards.
Ous avons donné quelque ide'e des
caulès Phyfiques du de'reglement
derimagination des hommes dans
l'autre Partie : nous tâcherons dans
celle ci de faire quelque application
de ces caufès aux erreurs géne'rales
de l'imagination, & nous parlerons.
aiiffi des caufès de ces erreurs que l'on peut appelîer
morales»
On a pu Yoir par les chofes qu'on a dites daiis le
Chapitre précédent , qire la délicateiïe des fibres du
cerveau eit une des principales caufès qui nous empê-
chent de pouvoir apporter afïez d'application pour
découvrir les véritez unrpeu cachées.
2 Cette délicatelTe des fibres, fè rencontre ordinaire-
j^ j, . ment dans les femmes , & c'eft ce qui leur donne cette
T(?;»rJ grande intelligence j pour tout ce qui frappe les fèns.
i' d ~ ^^^ ^^x feimes à décider des modes , à juger delà
^ ^ langue, à difcerner le bon air 8: les belles manières,
r '"■ ' Ellesontplus de fcience, d'habileté & de finefle que
ΣS hommes iîir ces chofès. Tout ce qui dépend du
goût eft de leur reffort , mais pour Tordinaire elles
iont incapables depénétrer les véritez un peu diffici-
ks, à découvrir. louî ce qui eft ^bflxiuc leur eft in-
compre-
DE LA VERITE'. Livre IL 179
comprehenfible. Elles ne peuvent fe fèrvir de leur Chap,
imagination pour de'veloper des queftions compo- L
fées, & embarrafTées. Elles ne canfide'rent que Técor-
ce des chofès 5 & leur imagination n'a point de force
& d'étendue pour en percer le fond, & pour en com"
parer toutes les parties fans fe diftraire. Une bagatel-
le efl capable de les détourner: le moindre cri les ef-
fraye :1e plus petit mouvement les occupe. Enfin U
manière, & non la réalité des chofes, fuffit pour rem-
plir toute la capacité de leur efprit: parce que les moin-
dres objets produifànt de grands mouvemens dans les
fibres délicates de leur cerveau -, elles excitent par une
fuite nécefïàire dans leur ame des fèntimens affez vifs
& aflèz grands pour l'occuper toute entière.
S'il eil certain que cette délicatefïc des fibres du cer^
veau, eft la principale caufè de tous ces efFets : Il n'eft
pas de même certain qu'elle fe rencontre générale-
ment dans toutes les femmes. Ou fi elle s'y rencontre,
leurs efprits animaux ont quelquefois une telle pro-
portion avec les fibres de leur cerveau , qu'il fe trouve
des femmes qui ont plus de fblidité d'efprit que quel-
ques hom.mes, C'efl dans un certain temperamment
delagrofîèur, & de l'agitation des efprits animaux
avec les fibres du cerveau, que confifle la force de l'ef.
prit , &: les femmes ont quelquefois ce jufte tempe-
ramment. Il y a des femmes fortes & conftantes , &
il y a des hommes fbibles & inconftans. 11 y a dçs
femmes fçavantes, des femmes courageufès, des fem-
mes capables de tout ; & il fè trouve au contraire des
hommes mous & efféminez, incapables de rien péné-
trer & de rien exécuter. Enfin quand nous attribuons
quelques défauts à un fèxe , à certains âges , à certai-
nes conditions , nous ne l'entendons que pour l'ordi-
naire, Cil fuppofànt toujours , qu'il n'y a point de rc'
gle générale làns eïKjeption..
Car il ne faut pas s'imaginer, que tous leshomm.esj
ou toutes les femmes de même âge,ou de même païs,
ou de même famille, ayent le cerveau de même con-
fticuuon. 11 eft plus àpropos de croire, que comme
H 5, «ti
De l'i-
magina-
tion des
hovimes
àans la
ferfe-
(liQnâe
kur a^e
i8o DE LA RECHERCHE
on ne peut trouuér deux vilàges qui iè reflèmblent en-
tie'rement , on ne peut trouver deux imaginations
tout-à fait fèmblables ; ^ que tous les hommes ^. les
femmes & les enfans ne différent entr'eux que du plus
& du moins dans la délicatefTe des fibres de leur cer-
veau. Car de même qu'il ne faut pas fuppofèr trop vl -
te une indentité elTentielle entre des chofès entre Jef-
quellesonnevoit point de diffe'rence: il ne faut pas
mettreauifi des difîe'rences efifentielles, où on ne trou-
ve pas de parfaite indent ité. Car ce font là des défauts
où l'on tombe ordinairement .
Ce qu'on peut donc dire des fibres du cerveau j c'cfl:
que d'ordinaire elles font tres-molles , & très délica-
tes dans les enfans ,' qu'avec l'âge elles fè durciflent,
& fè fortifient j que cependant la plupart des femmes ,
&: quelques hommes les ont toute leur vie extrême-
ment délicates. On ne fçauroit rien déterminer da^
van tage. Mais c'eft affez parler des femmes & des en-
fans : ilsnefè mêlent pas de chercher la vérité & d'en
inftruire les autres: aafi leurs erreurs ne portent pas
beaucoup de préjudice, car on ne les croit guéres dans
les chofès qu'ils avancent. Parlons àzs hommes faits ,
de ceux dont l'efprit eft dans fa force & dans fà vi-
gueur, & que l'on pourroit croire capables de trouver
la vérité, & de l'enfeigner aux autres .
Le tems ordinaire de la plus grande perfedion de
l'efprit eft depuis treate jafqu'à cinquante ans. Les
fibres du cerveau en cet âge ont acquis pour l'ordinai-
ve une confifteiice médiocre. Les plaifîrs & les dou-
leurs des fèns ne font prefque plus d'impreffion fur
elles. De forte qu'on a'a plus à fèdefïendre, que des.
paffions violentes qui arrivent rarement , & defquelï
les on peut fè mettre à couvert , fi on en évite avec foin
toutes \ts occafîons. Ainfi l'ame n'étant plus divertie
par les chofès fènfibles , elle peut contempler facile-
ment la vérité.
Un homme dans cet état, & qui ne fcroit point
rempli des préjugez de l'enfance; qui dés fàjeuneflc
zvxoii acquis de la facilité poni la niéditation j qui ne
,# vo«-
DE LA VERITE'. Livre H. i8i
Toudroit s'arrêterqu'aux notions claires & diftindes Ch ap.
de refprit; qui rejetreroit foigneufement toutes les L
idées confufes des fens , & qui auroit le tems & la
volonte'deine'diter,netomberoitlâns doute que dif-
ficilement dans l'erreur. Mais ce n'eft pas de cet hom-
me dont il faut parler :-c'efl: des hommes du com-
mun, qui n'ont pour l'ordinaire rien de celui-ci.
Je dis donc , que la coniiftence , qui fe rencontre
avec l'âge dans les fibres du cerveau des hommes 5 fait'
la (olidité & la confidence de leurs erreurs, s'il eft per-
mis de parler ainfî. C'eft le £ceau> qui fcéelle hurs pré-
jugez, & toutes leurs faufîes opinions, &■ qui les met à-
couvert de la'foree de la raifon . Enfin autant que cet-
te confiitution des fibres du cerveau efi: avantageufc
aux personnes bien élevées, autant eft elle delàvanta-
^euie à la plus grande partie des hommes , puifqu'elle
confirme les uns & les autres dans les penfées où ils
font.
Mais les hommes ne fc-nt pas feulement confirmez
dans leurs erreurs , quand ils font venus à l'âge de
quarante ou de cinquante ans. Ilsfbntencore plusfu-
jets à tomber dans de nouvelles : parce que fe croyant
alors capables de juger de tout , comme en efièt ils le
devroient être, ils décident avec préfomption, 6c ne
confultent que leurs préjugez > car les hommes ne
raifbnnent des chofès, que par rapport aux idées , qui
leur font les plus familières* Quand un Chymifle
veutraifbnoer de quelque corps naturel ,fès trois prin-
cipes lui viennent d'abord en l'efprit. Un Peripateti-
Cten penlè d'abord aux quatre éiomens , & aux quatre •
premières qualitez -, un autre Philofophe rapporte
tout à d'autres principes. Ainfi il nepeut entrer dans
î'êfprit d'un homme rieii qm ne fbit incotitinent in-
fedé des erreurs , aulquellesil.eftrujet, & qui n'en
augmente lenombre.
Cette confiftence des fibres du cerveau a encore un
très-mauvais effet, principalement dans les perfbnncs
plus âgées, qui efl de les rendre incapables de médita-
tioa. Ils ne peuvent apporter d'attention à la pièpart
I.
lîz DE LA RECHERCHE
Chap. des chofes qu'ils veulent fçavoir, & ainfi ils ne peu-
vent pénétLer les véiitez un peu cachées. Ils ne peu-
vent goûter les ièntimens les plus raifonnables , îorî-
cju'ilsfbntappuyezfùrdesprincipes qui leur paroif-
fent nouveaux j quoi qu'ils fbient d'ailleurs fort intel-
li^ens dans les chofès dont râjje leur a donné beau-
coup d expérience. Mais tout ce que je dis ici, ne s en-
tend que de ceux qui ont pafTé leur jeuneflè , (ans faire
ufâge de leur efprit, & fans s'appliquer.
Pour e'claircir ces choies il faut fçavoir que nous ne
pouvons apprendre quoi que ce fbitifi nous n'y appor-
tons de l'attention j & que nous ne fçaurions gue'res
erre attentifs à quelque chofè, fi nous ne l'imaginons,
& fi nous ne nous la reprefèntons vivement dans nô-
tre cerveau. Or afin que nous puifïlons imaginer
quelques objets , il eft néceilaire que nous faiîions
ploïer quelque partie de nôtre cerveau > ou que nous
lui imprimions quelqu'autre m.ouvement pour poU'
voir former les traces , aufquelles font attachées les
idées, qui nous reprcfèntent ces objets. De forte que Ci
les fibres ducerreau fè font un peu durcies , elles ne fe-
ront capables que de l'inclination & des mouvemens ,
qu'elles auront eues autrefois. Et ainfi l'ame ne pour-
ra imaginer , ni par conféquent être attentire à ce
<^u elle vouloit, mais feulement aux choies qui lui font
familières.
De là il faut conclure , qu'il eft très -avantageux de
s'exercer à méditer fur toutes fortes de fujets , afin
M*rtCquerir une certaine facilite de penfèr à ce quon
veut. Car de même que nous acquérons une grande
iàcilitè de remuer les doits de nos mains en toutes ma-
nières, & avec une très-grande viteffe par le fréquent
ufàge que nous en fàiibns en joiiant des inftrumensr
aiufiles parties de nôtre cerveau, dont le mouvement
eft nècefîàirc pour imaginer ce que nous voulons , ac-
quièrent par T ufàge une certaine facihtè à fè ploïer,
qui fait qtie l'on imagine les chofès que l'on veut avec
beaucoup de facilite , de promptitude, 6c même de
netteté,
Orfe
DE LA VERITE'. Livre IL 185
Or le meilleur moyen d'acquérir cette habitude qui Chap,
fait la principale différence d'un homme d'cfprit 'd'à- I.
vec un autre ,c'^àc s'accoutumer dés fa jeuneilè à
chercher h ve'rité des choies mêmes fort difficiles,
parce quten cet âge les fibres du cerveau font capables
de toutes fortes d'inflexions .
Je ne pre'tens pas néanmoins qwe cette facilité fè
puifîe acquérir par ceux qu'on appelle gens d'étude,
qm ne s'appliquent qu'à lire fans méditer , & fans re-
chercher par eux-mêmes la réfoludon de; qucftions
avant que delahredans les Auteurs. Il eft afiez vifible
que par cette voye l'on n'acquiert que la facilité defè
fouvenir des chofès qu 'on a leuës . On remarque tous
les jours, que ceux qui ont beaucoup de ledure, ne
peuvent apporter d'attention aux chofès nouvelles
dont on leur parle, & que la vanité de leur érudition
les portant à en vouloir juger avant que de les conce-
voir , les fait tomber dans des erreurs grolliéres, dont
les autres hommes ne font pas capables.
Mais quoi que le defFaut d'attention foit la princi-
pale cauiè de leurs erreurs, il y en a encore une qui
leur eft particulière, C'eft: que trouvant toujours dans
leur mémoire une infinité d'efpeces confufès , ils. en
prennent d'abord quelqu'une qu'ils confîdérent com-
me celle dont il elt queftion î & parce que leschofcs
qu'on dit ne lui conviennent pas , ils jugent ridicule-
meàit qu'on fe trompe. Quand on veut leur repré-
senter't|u'ils fè trompent eux-mêmes , & qu'ils nefça-
vent pas feulement l'état de la queftion , ils s'irritet^-t;
& ne pouvant concevoir ce qu'on leur dit, ils conti-
nuent de s'attacher à cette faufïè efpece que leur mei*
moire leur a préfèntée. Si on leur en montre trop ma-
nifeftement la faulTeté , ils en fubllituënt une féconde
& unetroifîéme qu'ils delFendent quelquefois contre
toute apparence de vérité, & même contre leur propre
confcience -, parce qu'ils n'^ont guéres de refpe£t ni
d'amour pour la véiité, & qu'ils ont beaucoup de
confufion & de honte à reconnoirrejqu'il y a âts cho-
fès q^u'on Içait mieux qu'eux.
Tout
184 DE I>A RECHERCHE
Ch Ap. Tout ce qu'on a dit des perfonnes de quarante & de
I_ cinquante ans , fè doit encore entendre avec plus de
///. raifbn des vieillards j parce que les £bres de leur cer-
j)ps ^^^ ^"^ encore plus inflexibles , & que manquant
vieil^ d'ejiprits animaux pour y tracer de nouveaux velliges>
îards. ^^u- imagination eft toute languilïante. Et comme
d'ordinaire les fibres de leur cerveau font mêle'es avec
beaucoup d'humeurs fiiperfluës, ils perdent peu à peu
la mémoire des choies paflees » & tombent dans les
foiblelTes ordinaires aux enfans. Ainfi dans Tâge dé-
crépit, ils ont les de'fauts qui dépendent de la conftitu-
tion des fibres du cerveau, lefquels fe rencontrent dans
les enfans & dans les hommes faits: quoi que l'on
puifTe dire , qu'ils font plus iàges que les uns & les au-
tres, à caufe qu'ils ne font plus fi fujets à leurs pa{^
fions, qui viennent de l'émotion des efprits animaux.
On n'expliquera pas ces chofes davantage , parce
qu'il eft facile de juger de cet âge par les autres dont on
a parlé auparavant , & de conclure que les vieillards
ont encore plus de difficulté que tous les autres à con-
cevoir ce qu'on leur dit 3 qu'ils font plus attachez à
leur préjugez & à leurs anciennes opinions -, 8c par
conséquent, qu'ils font encore plus confirmez dans
leurs erreurs & dans leurs mauvaifès habitudes, & au-
tres chofes fèmblables. On avertit feulement, que l'e'-
tac du vieillard n'arrive pas précifèment àfoixante, ou
à foixante & dix ans j que tous les vieillards ne rado-
tent pas ; que tous ceux qui ont pafTé foixante ans ne
font pas toujours délivrez des paffions des jeuiies
^ns : & qu'il ne faut pas tirer des conféquehces trop
générales des principes que l'on a établis.
m^ CHâ-PÎ-
DE LA VERITE'. Livre IL 1S5
C H A P I T R E I L
Quf les e/prits animauxvont d'ordinaire dans tes traces
des idées qui nous font les ^lus familières , ce qui fait
qu'on ne juge point jainement deschofes.
JE croi avoir expliqué dans les chapitres prëce-
dens les divers changemens oui Ce. rencontrent
dans les elprits animaux , & dans la conftitution
des fibres du cerveau félon les diffe'rens âges, Ainlî
pourvu qu'on ait un peu médité fur ce que nous avons:
dit fur ce fujetj on doit avoir àprefentune connoif-
fanceafe diftindede l'imagination, & des caufès
phyfiques les plus ordinaires des diiFérens que l'on re-
marque entre les efprits , puifque tous les changemens
qui arrivent à l 'imagination & à l'elprit , ne font que
des fuites de ceux qui fe rencontrent dans les efprits
aniniaux , & dans les fibres dont le cerveau eft corn-
JJOfë.
Mais il y a plufieurs caufes particulie'res , & gu'on
pocrroitappcller morales , des changemens qui atrir
vent à l'imagination des hommes ^ fçavoir leurs diffé-
rentes conditions , leurs différens emplois , en un
mot leur différente manière de vivre à la confi dération
defquelles il faut s'attacher: parce que ces fortes de
changemens font caufe d'un nombre prefqu'iniini
d'erreurs , chaque perfonne jugeant des choies par
rapport à fà condition. On ne croit pas devoir s'arrê-
ter à expliquer les efîets de quelques caufès moins or-
dinaires , comme des grandes maladies , des malheurs»
fiirprenans , & des autres accidens inopinez , qui font~
des imprefîions tres-vioIentes dans le cerveau &
même qui le bouleverfènt entièrement ,• parce oue ces
chofès arrivent rarem.cnt ; & que les erreurs ou tom-
bent ces fortes deperfbnnes font fi grolïîéres , qu'el-
les ne font point contagieufès , puifque toutle monde
les reGonnoît fans peine.
Afin
CHAP.
IL
\îé DE LA RECHERCHE
€h A p. Afin de comprendre parfaitement tous les changc-
ï I. mens , que les différentes conditions produifent dans
l'imagination , il eîl abfolumentne'cefTairedefefbu-
venir que nous n'imaginons les objets qu'en nous en
formant des images ; & que ces images ne font autre
chofè que les traces que les efprits animaux font dans
le cerveau : que nous imaginons les chofès d'autant
plus fortement > que ces traces font plus profondes &
mieux gravées , & que les efprits animaux y ont pafîé
plus fbuvent & avec plus de violence:& que lorfque les
efprits y ont paflé plufieurs fois , ils y entrent avec plus
de facilité, que dans d'autres endroits tout proches,par
leiqiif Is ils n'ont jamais paffé , ou par lefquels ils n'ont
pas pafTé fï fbuvent. Ceci eft la caufè la plus ordinaire de
laconfufîon , & de la fauffeté de nos idées. Caries
efprits animaux qui ont été dirigez par l'adion des ob-
jets extérieurs , ou même par les ordres de l'ame ,
pour produire dans le cerveau de certaines traces > en
produifent fbuvent d'autres, qui à k vérité leur ref-
îèmblent en quelque chofè , mais qui ne font point
tout à-fait les traces de ces mêmes objets, ni celles
que l'ame defîroit de fè reprefènter : parce que les ef-
prits animaux trouvant quelque refîflance dans les en-
droits du cerveau par où il falloir pafTer , ils fè détour-
nent facilement pour entrer en foule dans les traces
profondes des idées, qui nons font plus familières.
Voici des exemples fort grofUcrs , & trcs-fènfibles de
ces chofès,
Lorfque ceux , qui n'ont pas la vûë extraordinaire-
ment courte , regardent la Lune , ils y voient deux
yeux, un nez, une bouche, en un mot il leur fèm*
ble-, qu'ils y voient un vifàge. Cependant il n'y a rien
dans la Lune de ce qu'ils penfènt y voir. Plufieurs per-
fbnnes y voient tout autre chofe. Et ceux qui croient
que la Lune eft "telle qu'elle leur paroit , fe détrompe-
ront facilement s'ils la regardent avec des lunettes
d'approche f\ petites qu'elles fbient } ou s'ils conful-
tent les defcriptionsqu'Hevelius, Riccioli, & d'au-
tres efi ont données au public. Or larailbn pourîa-
* . quelle
DE LA VERITE'. Livre IL 187
quelle on Toit ordinairement un vilàge dans la Lune, C:îA?*
& non pas les taches irre'gulie'res qui y font , c'cft ijue I L
les traces de vifàge qui font dans nôtre cerveau font
très-profondes , à caufe que nous regardons fouvent
des vifàges & avec beaucoup d'attention» Deforteque
les efprits animaux trouvant de la refiftance dans les
autres endroits du cerveau, ils fe détournent facile-
ment de la direction , que la lumière de la Lune leur
imprime quand on la regarde , pour entrer dans ces
traces auxquelles les idées de vifàge font attache'es par
la nature. Outre que la grandeur apparente de la Lune
n'e'tant pas fort diffe'rente de celle d'une tête ordinai-
le dans une certaine diflance , elle forme par fon im-
.preiîîon des traces, qui ont beaucoup de liaifon avec
celles qui reprefèntent un nez, une bouche, 8c des
yeux , & ainfî elle détermine les efprits à prendre leur
cours dans les traces d'un vifàge. Il y en a qui voient
dans la Lune'un homme à cheval, ou quelqu'autre cho-
ie qu'un vifàge j parce que leur imagination aïant été
Yivement frapée de certains objets, les traces de ces ob-
jets fè r'ouvrent par la moindre chofè qui y a rapport..
C'eft aulïi pour cette même raifon , que nous hou5
imaginons voir des chariots , des hommes > des lions,
ou d'autres animaux dans les nues , quand il y a quel-
que peu de rapport entre leurs figures & ces animaux ;
& que tout le monde , & principalement ceux qui ont
coutume dedefîîncr, voient quelque-fois des têtes
d hommes fur des murailles , où il y a pluficurs taches
irreguliéres.
C'eft encore pour cette raifon , que les efprits de vin
eatrant fans diredion de la volonté dans les traces les
plus familières, font découvrir les fecrets delà plus
grande importance: & que quand on dortonfonge
ordmairement aux objets que l'on a vus pendant le
jour , qui ont formé de plus grandes traces dans le
cerveau , parce que l'ame fê reprefènte toujours les
chofès , dont elle a des traces plus grandes & plus
profondes. Voici d'autres exemples plus conlpofèz.
Une maladie eft nouvelle ; elle fait des ravages qui
rS8 DELA RECHERCHE
€hap. furprennent le monde. Cela imprime des tracés fî
II. profondes dans le cerveau , que cette maladie eft tou-
jours pre'lènte à l'cfprit. Si cette maladie eft appellëe
par exemple le fcorbut, toutes les maladies feront le
fcorbut. Le fcorbut eft nouveau, toutes les maladies lè-
vent le (corbut. Le fcorbut eft accompagné d'une dou-
zaine de fymptomes , dont il y en aura beaucoup de
communs à d'autres maladies: Cela n'importe.S'il arr-
re qu'un malade ait quelqu'un de ces fymptomes ,il fe-
ra malade du fcorbut} & on ne penfèra pas feulement
aux autres maladies , qui ont les mêmes fymptomes.
On s'attendra , que tous les accidens qui font arrivez
à ceux qu'on a vu malades du fcorbut , lui arriveront
aulîî. On lui donnera les mêmes médecines , &on
fera furpris de ce qu'elles n'ont pas le même effet,
qu'on a vu dans les autres.
Un Auteur s'applique à un genre d'étude , les tra»
cesdufujec de fbn occupation s'impriment fi profon-
dément, & rayonnent il vivement dans tout fbn cer-
veau , qu'elles confondent & qu'elles effacent quel
quefbis les traces des chofès même fort différentes. Il
y en a eu un, par exemple, qui a fait plufieurs volu-
mes fur la Croix : cela lui a fait voir des croix par tout j
& c'eft avec raifbn que le Père Morinlerailledece
qu'il croioit , qu'une médaille reprefèntât une croix,
quoi qu'elle reprefèntât toute autre chofè. C'eft par
un fèmblabîe tour d'imagination que Gilbert , ôc plu-
fieurs autres , après avoir étudié l'A iman , & admi-
ré fes proprietez , ont voulu rapporter à des qualitez
Magnétiques^ un très -grand nombre d'eftets natu-
rels , qui n'y ont pas le moindre rapport.
-Les exemples qu'on vientd'apporter, fuiHfent pour
prouver que cette gtande facilite , qu'a l'imagination
àfe repreiènter les objets qui lui font familiers , & la
difficulté qu'elle éprouve à imaginer ceux qui lui font
nouveaux, fait que les hommes fè forment prefquc
toujours des idées j qu'on peut appeller mixtes &im^
pures ; & que l'efprit ne juge des chofès que par rap •
port iibi-même & àfès premières penfè'es . Ainfî les
dîifé-
DE'L A VERITE'. Livre II. 189
diiï-érentes pa/Tîons des homes, leurs inçIinatios,leur$ Chap,'
conflitionsiîeurs emplois, leurs qualitez, leurs études, , II.
enfin toutes leurs différenres manières de vivre , met-
tant de fort grandes différences dans leurs idées , cela
les fait tomber dans un nombre infini d'erreurs , que
nous expliqueiôs dans la (uite.Et c'eft ce qui a faitdire
au Chancelier Bacon ces paroles fort judicieufes:©»?-
nei ^ercepticnes tamfenfus quam mentis Junt ex analogia
hoyninis-,nonexayialogiauniverfi : f/? queintellecîushu'
maniis rnjiar jpecuUïnaeqHalis ad radios rerû quifuâ fiatu*
■ Yd ^'atnrce rerum immifcei, eamque difiorquetj&' inficii.
CHAPITRE III.
De la liai/on mutuelle des idées de l'efprit O" des traces
. du cerveau , O' delà liai/ou mutuelle des traces avec
les traces , C^ des idées avec les idées.
DE toutes les chofès matérielles il n'y en a point Cj^^j»-^
de plus digne de l'application des hommes, que jjj^*
la flriidure de leur corps , & que la correfpondence
qui eft entre toutes les parties qui lecompolent: &
de toutes les chofès fpirituelles il n'y en a point dont la
connoilîanceleur foitplus nécefïaire que celle de leur
ame^ & de tous les rapports qu'elle a in difpenfable-
■ment avec Dieu & naturellement avec le corps.
Il ne fulht pas de (èntir ou de connoître confufë-
• meiit) que les traces du cerveau font liées lès unes avec
les autres , & qu'elles font fuivies du mouvement des
■ efprits animaux : que les traces réveillées dans le cer-
veau réveillent des idées dansl't/pritjôc que des moU'
vemens excitez dans les efprits animaux excitent des
paffions dans la volonté. Il faut autant qu'on lepeut>
îçavoir diflind:ement la caufe de toutes cesliaifons
différentes , & principalementles elïets qu'elles font"
capables de produire.
IleufauEconnoîtrelacaufe , parce qu'il faut co ti-
noitre celui qui feul eft capable d'agir en nous, &de
nous rendre heureux ou malheureux : & il en faut
CJonnoîcrc les eFiets , parce qu'il faut nous connoître
nous-inêmesautant que ueu^ le pouvons , &lesau-
* tt€s homme>s avec guino us devons vivre. Alors nous
fçau-
Î90 DE LA RECHERCHE
fçaurons les moyens de nous conduire & de nous con-
fèrver nous-mêmes, dansVétatleplus heureux & le
plus parfait où l'on puifie parvenir/elon l'ordre de la
nature & {èlon les règles de l'Evangile; & nous pour-
rons vivre avec les autres hommes , en connoifiant
exactement & les moïens de nous en (êrvir dans nos
befbins , & ceux de les aider dans leurs mifëres,
Je ne pre'tens pas exphc^uer , dans ce Chapitre j un
fujet fi vaftc & fi e'tendu Je n e pre'tens pas même de le
faire entièrement dans tout cet ouvrage. Il y a beau •
coup de chofès que je ne connois pas encore , & que
je n'efpere pas de bien connoître:& il y en a quelques-
unes que je croifçavoir , & que je ne puis expliquer.
Car il n'y a point d'efpritfî petit qu'il foitjqui ne puif -
fcen me'ditant découvrir plus de ve'ritez que l'homme
du monde le plus éloquent n'en pourroit de'duire.
2 II ne faut pas s'imaginer comme la plupart des Phi-
TieVu' Jofophes que l'efprit devient corps , lors qu'ils s'unit
•^» .1^ au corps & que le corps devient efprit lors qu'il s'unit
Vame ^ l^lp^it* L ame n elt pouit répandue dans toutes les
avec le P^^^^ies du corps , afin de lui donner la vie & le mou-
vement, commel'imagination fe le figure: & le corps
■* * ne devient pointcapable de (entimentpar l'union qu'il
a avec Tefp rit, comme nos fens faux & trompeurslem-
. blent nous en convaincre. Chaque fubftance demeure
ce qu'elle eft, & comme l'ame n'eft point capable d'e-
tenduë& de mouvement , le corps n'eft point capa-
ble de fentiment & d'inclmations.Toute l'alliance de
l'efprit & du corps qui nous eft connue, coniifle dans
: une corre/pondance naturelle & mutuelle des penfe'es
de l'ame avec les traces du cerveau , & des e'motions
- derameaveclesmouvemensdesefprits.
Pe's que l'ame reçoit quelques nouvelless ide'es , il
s'imprime dans le cerveau de nouvelles traces ; & de's
queles objets produifènt de nouvelles traces , l'ame
reçoit de nouvelles ide'es. Ce n'eft pas qu'elle confi-
de'rc ces traces, puis qu'elle n'en a aucune connoifTan-
ce j ni que ces traces renferment ces idées , puis -quel-
les n'y ont aucun rapport ; ni enfin qu'elle reçoive fes
idée^de ces traces > car comme nous expliquerons
ail'
DE LA VERITE'. Livre IL i^i
ailleurs , il n'eft pas concevable que l'ejlpnt reçoive Chap.
quelque chofè du corps , & qu'il devienne plus éclai'* III,
re' qu'il n'eft, en fe tournant vers lui ainfi que les Phi-
lofophes le prétendent , qui veulent que ce fbit par
converfîon aux phantômes ouaux traces du cerveau,
fer converjionem ' ad phantajmata , que l'efprit apper-
çoive toutes choies/;
De même dés que l'ame veut que le bras (oit mik ,
lebraseftmû, quoi qu'elle ne fçache pas lèulement
ce qu'il faut faire pour le remuer : & dés que les e{prits
animaux font agitez, l'ame fè trouve émue, quoi
qu'elle ne (cache pas feulement s'il y a dans (on corps
des e(prits animaux.
Lors que je traitterai des padîons je parlçray de la
liaifon qu'il y a entre les traces du cerveau & les mou-
vemens des e(prirs , & de celle qui eft entre les idées &
les émotions de l'ame , car toutej les pallions en dé-
pendent. Je dois feulement parler ici de la liaifon des
idées avec les traces , & de la liailbn des traces les uiaes
avec les autres.
Il y a trois caufès fort con(îderablcs de U î iiiCen des Trois
idées avec les traces. La première &. la plus générale , caufes de
cc(i l'identité du tems. Car il fufïit fouvent qwe nous la liaifon
ayons eii certaines penfées dans le temps qu'il yavoit ^^^ idées
dans nôtre cerveau quelques nouvelles traces , afin que ^ des
ces traces ne puidènt plus fe produire fans que nous traces.
ayïons de nouveau ces mêmes penfées.Si l'idée deOieu
s'eflpréfèntée à mon efpritdans le même-tems que
mon cerveau a été frappé de la vûëde ces trois caraéle-
res iahiou du fon de ce mot, il fuffira que les traces que
ces caraéleres ou leur fon auront produites fè réveil-
lent , afin que je penfè à Dieu , & je ne pourrai penfer à
Dieu qu'il ne fe produifc dans mon cerveau quelques
traces confufès des caraderes, ou des fons qui auront
accompagné les penfées que j'airai eiies de Dieu : car
le cerveau n'étant jamais fans traces , il a toujours cel-
les qui ont quelque rapport à ce que nous penfons>
quoique fouvem ces traces fbienc fort imparfaites &
io.itco'nfa(es.
La
ifi DE LA RECHERCHE
Chap» La féconde caufè de la liaifbn des ide'es avec les tra-
IIL ces, ôc qui fuppolè toujours la première , o'eft la vo-
lonté des hommes. Cette volonté' eft nécefïàire afin
que cette liaifbn des ide'es avec les traces jfoit regle'e &
accommode'e à l'ufage. Car fi les hommes n'avoient
pas naturellement de l'inclination à convenir entr'eux
pour attacher leurs ide'es à des fignes fcnfibles : non
leulement cette liaifbn des idées feroit entièrement
inutile pour la focieté , m ais elle feroit encore fort de'-
reglèe& fort imparfaite.
Premièrement parce que les idées ne fè lient forte-
ment avec Its traces, que lors que les efprits étant agi-
tez 5 ils rendent ces traces profondes & durables. De
forte que les efprits n'étant agitez que par les pallions,
files hommes n'en avoient aucune pour communi-
c|uer leurs fentimens & pour entrer dans ceux des au-
tres, il eft évident que la liaifbn exade de leurs idées a
certaines traces feroit bien fbible j puifqu'ils nes'afïii-
jettifrentàcesliaifbnséxaâ;es& régulières que pour
fè rendre intelligibles»
Secondement , La répétition de la rencontre des
mêmes idées avec les mêmes traces étant nécefïàire
pour former une liaiion qui fè puillè conferver long-
temsj puis qu'une première rencontre , fi elle n'eft ac-
compagnée d'un mouvement violent d'efprits ani-
maux, ne peut faire de fortes liaifbns ; il eft clair que
files homm.es ne voul oient pas convenir , ce feroit le
plus grand hazard du monde , s'il arrivoit de ces ren-
contres des mêmes idées & des mêmes traces. Ain fi
la volonté des hommes eft nécefïàire pour régler la
jiaifon des m.êmes idées auec les mêmes traces j quoi-
que cette volonté de convenir ne foit pas tant un effet
de leur choix & de leur raifon , qu'une impreflion de
l'Auteur de la nature qui nous a tous faits les uns pour
les autres , & avec une inclination tres-forte à nous
unir par l'efprit , autant que nous le fommes par le
corps.
La troifiéme caufè delà liaifbn deis idées avec les tra-
ces, f Jlft la nature ou la volonté confiante & immua-
ble
DE LA VERITE'. Livre H. i^j
blc du Créateur. Ilyaparexemple une liaiibn natu- CHAf^
reJIe , & qui ne dépend point de nôtre volonté , entre III,
les traces queproduifent un arbre ou une montagne
que nous voyons , & ks idées d'arbre ou de monta-
gnej entre les traces que produifènt dans nôtre cerveau
ie cri d'un homme , ou d'un animal qui IbufFre & quo
nous entendons fè plaindre, l'air du vifàge d'un hom-
me qui nous menace ou qui nous craint, & les idées
de douleur , de force , de foiblelTc , & même entre les
fèntimens de compalïîon, de crainte & de courage qui
£c produifènt en nous .
Ces liaifbns naturelles font les plus fortes de toutes;
elles font fèmblablcs gene'ralement dans tous les hom-
mes i& elles font abfolumentnc'ceffaires à laconfer-
vation de la vie. C'efl: pourquoi elles ne dépendent
point de nôtre volonté. Car, fi la liaifon des ide'es
aveclesfons& certains caraderes eft foible, & fore
différente dans dijfférens païs j c'eft qu'elle dépend de
la volonté foible , & changeante des hommes : & la
raiion pour laquelle elle en dépend , c'eft parce que
cette liaifon n'eft point abfolument néceifaire pour vi-
vre, m.ais feulement pour vivre comme des hommes
qui doivent former entr'eux une focieté raifonnable.
Il faut bien remarquer ici que la liaifon des idées>
qui nous reprélentent des chofès fpirituelles diftin-
guéesdenous, avec les traces de nôtre cerveau n'eft
point naturelle ôc ne le peut être ; & par conféquent
qu'elle eft > ou qu'elle peut être différente dans tous
les hommes jpuifqu'elle n'a point d'autre caufe que
leur volonté & l'identité du tems, dont j'ai parlé au-
paravant. Au contraire la liaifon des idées, de toutes
les choies matérielles avec certaines traces particuliè-
res eft naturelle , & par conféquent il y a certaines tra-
ces qui réveillent la même idée dans lous les hommes.
On ne peut douter par exemple que tous les hommes
n'ayent l'idée d'un quarré à la veuë d'un quatre , par-
ce que cette liaifon eft naturelle. Mais on peut douter
qu'ilsayenttous l'idée d'un quarré lors qu'ils enten-«
oent prononcer ce mot quarré , parce que cette Baifon
1 eit
1^4 I^E l'A RECHERCHE
Chap ^^^ entièrement volontaire. Il faut penfer la même
TTj ' chofe de toutes les traces qui font liées avec les idées
àcs choies fpirituelies .
Mais, parce que les traces qui ont liaifon naturelle
avec les idées touchent & appliquent l'efprit, & le
rendent par conféqucnt attentif, la plupart des hom '
mes ont affez de facilite' pour comprendre & retenir
les ve'ritez fènfibles & palpables , c'eft-à-dire les rap-
ports qui font entre les corps. Et au contraire , parce
que les traces qui n'ont point d'autre liaifon avec le*-
idées, que celles que la volonté y a miles ,ne frappent
point vivement l'efprit , tous les hommes ontaflèz de
peine à comprendre,& encore plus à retenir ks véritez
abftraites,c'cft-à-dire les rapports qui font entre les
chofos qui ne tombent point fous l'imaginarion. Mais
lors que ces rapports font un peu compofez ils paroil^
fènt abfolument incomprehenlîbks , principalement
à ceux qui n'y font pomt accoutumez; parce qu'ils
n'ont point fortifié la liaifon de ces idées abftraites
avec leurs traces par une méditation continuelle. Et
quoique les autres les ayent parfaitement comprifos,
ils les oublient en peu de tems, parce que cette liaifon
n'eftprelque jamais aufli forte que les naturelles.
Il cft 11 vrai que toutela difficulté que Ton a à com-
prendre & à retenir les choies fpirituelies & ablhaitcs,
vient de la difficulté que l'on a à fortifier la liailbn de
leurs idées avec les traces du cerveau , que lors qu'on
trouve moyen d'expliquer par les rapports des chofes
matériellesjceux qui fc trouvent entre les chofès îpiri-
tuellesjon les fait aifément comprendre; & on les im-
prime de telle forte dans l'efprit que non feulement on
en eR" fortement perfiiadé , mais encore qu'on* les re-
tient avec beaucoup de facilité. L'idée générale que
l'on a donnée de l'efprit dans le premier Chap. de cet
ouvrage elt peut-être une alTez bonne preuve de ceci.
Au contraire lors qu'on exprime les rapports qui le
trouvent entre les chofès matérielles , de telle manière
qu'il n'y a point dehaifon néceflaire entre les idées de
ces "jfofes è les traces de leius expreffions, on a beau-
coup
DE LA VERITE', Livre n» i^ç
coup de peine à les comprendre , & on les oublie Êici- CHAt*
Icment. 1}1^
Ceux par exemple qui commencent l'étude de l 'Algè-
bre ou de l 'analyfe ne peuvent comprendre les dëmon-
ftrations al^ebraïques qu'avec beaucoup de peine : &
lors qu'ils les ont une fois comprifès , ils ne s'en fbu-
viennentpaslong-tems. Parce que les quarrez, par
exemple» les parallélogrammes, les cubes, les fblideSf
&c. étant exprimez par <ï<î ,ab ^a^ ^abc , &c. dont les
traces n'ont point de liaifon naturelle avec leurs idées»
l'efprit ne trouve point de prifc pour s'en fixer les
idées & pour en examiner les rapports.
Mais ceux qui commencent la Géométrie commu-
ne, conçoivent tres-clairement & tres-promptemenc
les petites démonftrations qu'on leur explique, pour-
vu qu'ils entendent tres-diftinétement les termes dont
on fe fert : parce que les idées de quarré, de cercle, &c.
font liées naturellement avec les traces des figures
qu'ils voyent devant leurs yeux. Il arrive mêmes fou-
vent que la feule ex pofition delà figure qui fert à la
demonftration la leur fait plutôt comprendre que les
dilcoui s qui l'expliquent. Parce que les mots n'étant
liez aux idées que par une inftitution arbitraire , ils ne
réveillent pas ces idées avec aflèz de promptitude & de
netteté pour en reconnoître facilement les rapports,
car c'eft principalement à caufè de cela qu'il y a de la
difficulté à apprendre les fciences.
On peut en pafîànt reconnoître par ce que je viens
de dire que ces écrivains , qui fabriquent un grand
nombre de mots nouveaux & de nouvelles figures
pour expliquer leurs fèntimens , font fou vent des ou-
vrages afîèz inutiles. Ils croyent fè rendre intelligi-
bles, lors qu'en effet ils le rendent incomprehenfîbles»
Nous défînilîons tous nos termes & tous nos cara<5te-
res, difènt-ils, & les autres en doivent convenir. Il efl
vrai : les autres en conviennent de volonté j mais leur
nature y répugne. Leurs idées ne font point attachées
à ce: termes nouveaux , parce qu'il faut pour cela de
l'ufàge & un grand uiàge. i-çs auteurs ont peut-être
Il cet
19^ DE LA KECHERCHE
Cî W» cet uiàge, mais les ledeurs tie l'ont pas. Lors iju'on
ui. prétend inftruire refprit, il éft nëcellaire ck le connoî-
tre , parce qu'il fautfuivre la nature & ne pas l'irriter
ni la choquer.
On ne doit pas cependant condamner le foin que
prennent les Mathématiciens de définir leurs termes,
car il cft évident qu'il les faut définir pour ôter les
équivoques. Mais autant qu'on le peut il faut fe ièr-
'Tir de termes quifoient reçus , &\i dont la lignification
ordinaire ne foit pas fort éloignée de celle qu'on pré-
tend introduire, &c'eft ce qu'on n'obfèrve pas tou-
jours dans les Mathématiques.
On ne prétend pas auflî par ce qu'on vient de dire,
condamner l'Algèbre telle principalement que M.
Pefcartes l'a rétablie; car encore que la nouveauté de
quelques «xprefïîons de cette faence fàfle d'abord
. quelque peine à l'efprit , ilyafipeu de variété & de
confiifion dans ces exprellions , & le lècou rs que l'ef-
prit en reçoit (urpafle fi fort la difFiCalté qu'il a trou-
vée, qu'on ne croit pas qu'il Ce puilTe inventer uwe ma-
nière d'ex primer fcs raifbnnemens qui s'accomm»ode
mieux aveclanatiire de l'efprit , & qui puific le porter
: plus avant dans la découverte des véritez inconnues.
Les expreflîons de cette fcience ne partagent peint la
capacité de l'efprit, elles ne chargent point la mémoi-»
re , elles abrègent d'une manière merveiljeufe toutes
Mes idées & tous nos raifonnemens,'Sc elles les rendent
mêmes en quelque manière fênfibles par l'ulàge. En-
fin leur utilité eit beaucoup plus grande que celle des
cxpieflions quoique naturelles des figures defiinées de
triangles-, de^qusrrez & autres fèmblables qui ne peu-
■ yentiervir à la recherche & à l'expoiitlon des véritez
u'n peu cachées. Mais.c'cft alTez parler de la haifon des
idées avec les traces du cerveau: il eft à propos de dire
quelquecholèdelaliaifon des traces les unes avec leg
autres , & par confèquent à. celle cjui eft entre les
idées qui répondent à ces traces.
Cette liailbn confiée en ce que les traces du ccr-
vçay iè lient h bien les unes avec les autres,' qu'elles ne
DE LA VEPvITE'. Livre IL 197
peuvent plus Ce réveiller làns toutes celles, qui ont été Chap*
imprimées dans le même tems. Si un homme par IIL
exemple, fe trouve dans quelque cérémonie publique, //»
s'il en remarque toutes les circonftances , & toutes hs De la
principales perfonnes qui y afliftent, le tems^le lieu,Ie liaifon
jour5& toutes les autres particularitez,il Tuffira qu'il fè mutuelle
fbuvienne du lieu , ou même d'une autre circonftance des tra.-
moins rem.arquable de la cérémonie pour ie repréfèn ' ces,
ter toutes les autres. Ceftpourcelaque quand nous
ne nous fouvenons pas du nom principal d'une chofey
flous le désignons (uffifàmment en nous fèrvant du
nom , qui Signifie quelque circonftance de cette choie :
comme ne pouvant pas nous Ibuvenir du nom propre
d une Eglilè, nous pouvons nous fervir d'un autre
nom qui fîgnifie une choÊ: , qui y a quelque rapport.
Nous pouvons dire : c'cft cette Eglifé, où il y avoit
tant de prefTe , oùMonfîcur .,.. prêchoit , où nous
allâmes Dimanche» Et ne pouvant trouver le nom
propre d'une perfbnne , ou étant plus à propos de le
oefigner d'une autre manière , on le peut remarquer
par ce vi{àge picotté de vérole, ce grand homme bien -
^t , ce petit bolTufelon les inclinations qu'on a pour
lui, quoi qu'on ait tort de fc fervir de paroles de mé-
pris.
Or la liaifon mutuelle des traces & par conféquent
des idées les unes avec les autres n'eft pas feulement le
fondem.ent detoutes les figures de laRhétorique-.mais
encore d'une infinité d'autres chofès de plus grande
conféquence dans la Morale, dans la Politique , & gé-
néralement dans toutes ks (ciences , qui ont quelque
rapport à l'homme, & par conféquent de beaucoup
de choiès , dont nous parlerons dans la fuite.
La caufe de cette liailon de plufieurs traces eft V iden-
tité du tems auquel elles ont été imprimées dans le
cerveau. Car il iuiHt que plufieurs traces ayent été
produites dans le même-tems,afin qu'elles ne puifîent
fè réveiller que toutes eniêmble: parce que les efprits
animau x trouvant le chemin de toutes les traces qui fè
fbnt fait&s dans le même-tems, entr 'ouvert , ils y con •
j i tinlient
t^î DE LA RECHERCHE-
tiniient leur chemin à caufe qu'ils y pafTent plus facile-
ment qui par les autres endroits du cerveau^ C'eli-Ià
h caufè de la mémoire , & des habitudes corporelles
qui nous font communes avec les bêtes.
Ces liailons des traces nefbnt pas toujours jointes
avecles émotions deo elprits, parce que toutes hs cho-
fcs que nous voyons, ne nous paroilïènt pas toujours
ou bonnes ou mauvaiiès. Ces liaifons peuvent aullî
changer & (è rompre parce que n'^'cant pas toujours
ncceffaires à la confèrvation de la vie , elles ne doivent
pas toujours être les mêmes.
Mais il y a dans nôtre cerveau ^es traces qui font
liées naturelîementles unes avec les autres , & encore
avec certaines émotions des efprics, parce que cela eft
ne'celîàire à la conferv.-tion de la vie : & leur liaifon ne
peut fe rompre , ou ne peut fe romprefacilement, par-
ce qu'il eft bon qu'elle foit toujours la même. Par.
exemple, la trace d'une hauteur que l'on voit au def-
ibus de foi , & de laquelle on eften danger de tomber,
ou la trace de quelque grand corps qui eft prêt à tonj-
ber for nous & à nous écrafor , eft naturellement liéQ
avec Celle qui nous repreïente la mort j & avec une
émotion àçs écrits , qui nous dilpofe à la fiiite , & au
defir de fuïr. Cette liaifon ne change jamais , parce
qu'il eft ne'cclîaire qu'elle foit toujours la même; &
elle confïfte dans une difpofition des fibres du cerveau,
gue nous avon s de's nôtre naifîan ce .
Toutes les liaifons qui ne font point naturelles fè
peuvent & le doivent rompre , parce que les difïe'ren-
tes circonftances des temps & des lieux les doivent
changer , afin qu'elles foient utiles à la confèrvation de .
la vie. Il eft bon que les perdrix , par exemple , fuyent
les hommes qui ont des rufîls , dans les lieux ou clans
les tcms où l'on leur fait la chafTe: mais il n'eft pas ne'-
cefTaire ^'elles les fuient en d'autres lieux,& en d'au-
tres tems, Ainfî, pour la confèrvation de tousles ani-
maux, il eft nécelTaire qu'il y ait de certaines liaifons
de traces , qui Ce puiflent former & détruire facile-
nient j iR'il y en m d'autres qui ne fe puifTenc rompre
que
DE LA VERITE'. Livre IL 195
que difficilement j & d'autres eafin j qui ne fè puiiTent Ch Ap^
jamais rompre. XIJ.
Il efttres-utile de rechercher avec ibin les difFe'rens
cfFets que ces différentes liaifbns font capables de pro-
duire : car ces efîets font en très-grand nombre, & de
très-grande conféquence pour la connoifiTance de
l'homme & de toutes les chofês qui ont rapport à lui.
On reconnoitra dans la fuite que ces choies font la
principale caufe de nos erreurs. Mais il eft tems de re-
venir à ce que nous avons promis de traitter, & d'ex-
pliquer les diiîe'rens changemens qui arrivent à l'ima-
gination des hommes à caufc de leur différente ma-
nière de vivre.
CHAPITRE IV. Chap.
IV.
I. Que lesperfonnes d'étude font les plus Jujettes à Ver-^
reur. li. E^ifons pour lejquelles on aime mieux fuiyrc
l^ autorité que défaire uj'age de fort ejprit.
L'Es différences, qui fè trouvent dans les manière?
de vivre des hommes, font prefque infinies. Il y
a un très-grand nombre de différentes conditions ,
de diiFérentes charges , de différentes communau-
tez. Cesdifrérences font > que prefque tous les hom-
mes agiflent pour des deiTeins tous différcns , &:
qu'ils raifonnent fur de diifércns principes . Il fe-
roit même afîez diâScile de trouver plufieurs perfon-
nes, qui eulïènt entièrement les mêmes vues dans une
même communauté , dans laquelle les particuliers ne
doiv eut avoir qu'un même ef prit , & que les mêmes
defîeins. Leurs différens emplois & leurs différentes
liaifons mettent nécelfairement quelque différence
dans ie tour & la manière qu'ils veulent prendre, pour
exécuter les chofès mêmes dont ils conviennent. Cela
fait bien voir que ce fèroit entreprendre l'impofTible,
que de vouloir expliquer en détail les caufês morales
de l'erreur j- mais aulli il fer oit allez inutile de ie faire
I 4 ici*
100 DE LA RECHERCHE
Chap. ici. On veut feulement parler des manières de rivrc,
lY* qui portent à un plus grand nombre d'erreurs, & à des
erreurs de plus grande importance. Quai>d on les aura
expliquées , on aura donné afïèz d'ouverture à l'efprit
pour aller plus loin j & chacun pourra voir tout d'une
vue , &: avec grande facilité les caufes tres-cachées de
plufieurs erreurs particulières , qu'on ne pourroit ex-
pliquer qu'avec beaucoup de tems & de peine. Quand
î'ciprit voit clair , il (è plaît à courir à la vérité j & il y
courtd'unevitelTequi ne fc peut exprimer.
' L'emploi duquel ilfemblele plus nécciîàire de parler
«*^^ ^^ ici à caufe qu'il produit dans l'imagination des hom-
ferjon- ^^^^^ ^^^ changemens plus confidérables , & qui con-
**^^ t" duilèîit davantage à Terreur, c'eft l'emploi des per-
tuae jùfi jjjjjj^çg d'étude , qui font plus d'ufage de leur mémoi-
i^sf us ^ requedeleurefpnt. Car l'expérience a toujours fait
jy * "^ connoitre, que ceux qui le font appliquez avec plus
l erreur. ^J ardeur à la ledure des livres , & à la recherche de la
Vftrité , font ceux-là mêmes qui nous ont jettez dans
un plus grand nombre d'erreurs.
Il en eft de même de ceur qui étudient que de ceux
qui voyagent. Quand un voyageuf a pris par mal-
heur un chemin pour un autre , plus il avance , plus il
s'éloigne du lieu où il veut aller 5 & il s'égare d'autant
plus, qu'il eft plus diligent , & qu'il (è hâte davantage
d'arriver au lieu qu'il fouhaite. Amfi ces delirs ar-
dens , qu'ont les hommes pour la vérité , font qu'ils
fc jettent dans la ledurc des hvrcs où ils croyent k
trouver ; ou qu'ils fe forment un fyftéme chyméri-
que des choies qu'ils fbuliaitent de fçavoir , duquel ils
s'entêtent, & qu'ils. tâchent mêmes par de vains efforts
d'eipritde faire goûter aux autres , afin de recevoir
l'honneur qu'on rend d'ordinaire aux mventeuxs des
fyftémes. Expliquons ces deux défauts.
Il eft afTezdiihcile de comprendre, comment il fè
p€ut faire que des gens qui ont de l'efprit , aiment
mieux iè-fervir de refpric des autres dans la rechei-che
de la vérité, qliç de celui que Dieu leur a donné. Il y a
fans àoum infiniment plus deplaiiir &^. plus d'honneur
' àfe
DE LA VERITE'. Livre IL 201
à Ce conduire par fes propres yeux, que par ceux des Chap.
autres ; & un homme qui a de bons yeux ne s'aviià ja- IV.
mais de (c les fermer, ou de fe les arracher , dans VcC-
pérance d'avoir un conduâ:eur. Cependant i'u(àge de
refp-iteflàrufàgedes yeux , ce que l'efprit efl: aux-
ycux } & de même que l'efprit eft infiniment au deffus
des yeux, l'ufàge de l'efprit eft accompagné de Ci-
tisfadions bien plus folidcs , & qui le contentent
bien autrement , que la lumière & les couleurs ne
contentent la vûë. Les hommes toutes fois fe fer-
rent toujours de leurs yeux pour fè conduire, & ils
ne fè fervent prcfque jamais de leur efprit pour de'-
couvrir la vente', _
Mais il y a plufïeurs caufès qui contribuent à ce ren- ^ '
verfcment d'efprit. Premie'rement , la parefîc natu- i\S^P^^
!(plle des hommes , qui ne veulent pas fe donner la pei- P^^^ ^r
ne de méditer. 2«^^^"
Secondement, l'incapacité de méditer, dans laquel- °»^i'^^-
k on e(l tombé, pour ne s'être pas appliqué dés fà jeu- ^"^^^
ncfTe , comme on a expliqué dans le ChapitrelX. /«'"v-r-f ^
Entroiiîémelieu, le peu d'amour qu'on a pour les ^ ^'^^OU'--
véritezabliraites, qui font le fondement de tout ce ^^>2^^
que l'on peut connoîtreici bas. défaire
En quatrième lieu> la fatisfadion qu'on reçoit dans «/^Ç^ "^'^
la connoifianee des vrai-fèmblanccs , qui font fort jonej^rii^
agréables Se fort touchantes , parce qu'elles font ap-
puyées fur les notions fènfïbles.
En cinquième lieu, la fbtte vanitéqui nous faitfou-
haiter d'être eflimezfçavans ; Car on appelle fça vans
ceux qui ont le plus de ledure: la connoiHance des
opinioas eft bien plus d'ufàge pour la converfàtion5&
pour étourdir les efprits du commun , que la connoif?»
lance de la véritable Philoibphie qu'on apprend en
méditant.
En fixiéme lieu , parce qu'on s'imaginefàns raifbn,-
que les Anciens ont été plus éclairez que nous ne pou-
vons l'être, & qu'il n'y a rien à faire où ils n'ont pas-
ïéiiiTi.
En- feptiéme lieuj parce qu'un faux refped mêle-
X- 5, d'fâiie;
€hap.
IV.
Chrus
obobf-
curam
UnguûM.
Lucrèce.
101 DE LA RECHERCHE
d'une (ôtte curiofité fait qu'on admire davantage les
chofes les plus éloignées de nous , les chofes les plus -
vieilles, celles qui viennent de plus loin , ou de païs in-
connus, & mêmes les Livres les plus obfcur'-. Ainlî
on eftimoit autrefois Heraclite pour (on obkuritc'. .
On, recherche les me'daiîles anciennes quoique ron-
gées delà rouillc,& on garde avec grand foin îa lan-
terne & la pantoufle de quelque ancien, quoique man-
gées de \CK : leur antiquité fait leur prix. Tes gens
s'appliquent à la ledure des Rabbins , parce qu'ils ont
écrit dans une langue étranme , très -corrompue ^
tres-obfcure. On eftime davantage les opinions les
plus vieilles, parce qu'elles font les plus éloignées de
nous. Et fans doute , fi Nembrot avoit écrit i'Hiftoi-
re deion Règne j, toute la politique la plus fine, & mê-
me toutes les autres fciences y fèroient contenues, de
même que quelques-uns trouvent qu'Homère & Vir-
gile avaient une connoiiTance parfaite de la nature. Il
' faut reipeder l'antiquité , dit on j quoi Ariftote, fia-
ton, Epicure,ces grands hommes (è fèroient trompez?
On ne confidére pas qu'Ariftote , Platon , Epicure
âçritatiî étoient hommes comme nous, & de-mcme efpéce
que nous : & de plus qu'au tems , où nous vivons , le
monde eft plus âgé de deux mille ans,qu'il a plus d'ex-
périence, qu'il doit être plus éclairé ; & que c'eft la
vieillefle du monde , & l'expérience , qui font décou*
Yi-ir la vérité..
En huitième lieu, parce que lors qu'on eftime une
opinion nouvelle, & un Auteur du tems, il fèmble que
leur gloire efface la nôtre, àcaufè qu'elle en eft trop
proche , m^is on ne craint rien de pareil de l'honneur
qu'on rend aux Anciens.
En neuvième lieu , parce que la vérité , Se la nou-
veauté ne peuvent pas fè trouver enfèmble dans les
chofes de la foi. Car les hommes ne voulant pas faire
de dilcernement entre ies véritez qui dépendent delà
raiibn, & celles q«i dépendent de la tradition , ne con-
fi^éreijt pas qu'on doit les apprendre d'une manière
toute Giitercnre, ils confondent h nouveauté avec
fiiiatem
forh-,
non an-
DE LA VERITF. Livre IL 205
l'erreur & l'antiquité avec la véxité. Lutker, Calvin, Chap.
& les autres ont innove', & ils ont erré .-Donc Galilée, ly.
Hervée, Defcartes (etrompent dans ce qu'ils dilènt de
nouveau. L'impanation de Luther eft nouvelle, Se el-
le eftfaufTe: donc la circulation d'Hervée eft faufîe,
puifqu'ellc eft nouvelle. C'eft pour cela aulîi qu'ils
appellent indifféremment du nom odieux de nova-
teur , les hérétiques , & les nouveaux Philofophes.
Les idées & les mots de vérité 8c d'antiquité , defaupe-
té Se de nouveauté ont été liez ks uns avec les autres:
c'en eft fait, le commun des hommes ne les féparô ■
plus , & les gens d'efprit fèntent même quelque peine
à ks bien feparer.
En dixième lieu , parce qu'on eft dans un tems, au '
q^uel la fcience des opinions anciennes eft encore en
vogue ; Se qu'il n'y a que ceux qui font u&ge de leur
efprit, quipuifient par la force de leur railbn fe mettre
au delfus des méchantes coutumes. Quand on eft dans
la prefTe & dans la foule , il eft difficile de ne pas céder
au torrent qui nous emporte.
En dernier lieu , parce que les hommes n'agiflenc
que par intérêt : & c'eft ce qui fait que ceux mêmes
qui le détrompent , & qui reconnoilïènt la vanité de
ces Ibrres d'études, ne iaidènr pas de s'y appliquer;
parce que les honneurs, les dignitez , & même les bé-
néfices y font attachez, & queceux qui y excellent , les
ont toujours plutôt que ceux qui les ignorent.
Toutes ces raifbns font ce me ferable aflez com-
prendre-, pourquoi les hommes luivent aveugléiTiCnt -'
les opinions anciennes comme vrayes , & pourquoi ilK -
rejettent fans difcernement toutes les nouvelles com-
me fauiTes ; enfin pourquoi ils ne font point , ou pref*
que point d'ufage de leur elprit. Il y a (ans doute en -
core un fort grand nombre d'autres raifons pins par-
ticuliéres qui contribiient à cela: mais fi Ton conii-
déreavec attention celles que nous avons rapportées,
on n'aura pas fujet d'être fiirpris de vo'r renrètement -
de certiunes gens pour l'autorité des Anciens .
14 CHÂ--
.04 DE LA RECHERCHE
CHAr. CHAPITRE Y.
Deux mauvais effets de la kcÎMr.efùr l^ imagination.
CE faux & lâche refpedtj que les hommes portent
aux Anciens , produit un très grand nombre
d'effets tres-pcrnicieux qu'il cfl: à propos de remar-
quer.
J^ye:z /e Le premier eft que lès accoutumant à ne pas fai-
I .article rc ufàge de leur cfprit , il les met peu à peu dans
du chap. une véritable impuifTance d'en faire ufàge . Car il ne
prece- faut pas s'imaginer , que ceux qui vieiliifîènt.lur les;
dent,. Livres d' Ariftote & de Platon , faffent beaucoup
d'iifàge de leur efprit. Ils employent ordinairement
tant de. tems à. la lefture de ces livres , que pour
tâcher d'entrer dans les fcntimens de leurs Auteurs j
&: leur but principal eft de fçavoir au vrai les opinions,
qu'ils ont tenues , làns fe mettre beaucoup en pei-
ne de ce qu'il en faut tenir , comme on le prouve-
ra dans le Chapitre fuivant, Ainli la fcience & la
Philofbphie qu'ils apprennent , eft proprement une
fcience de mémoire , h. non pas une fcience d'efprit^
Ik ne fçavent que des Hiftoires & des faits , & non pas-,
des véritez évidentes j&celbntplùtôt des Hiftoriens>
que de véritables Philofbphes ,
Le fécond effet que produit dans l'imagination la
kfture des Anciens , c'eft qu'elle met une étran-
ge confufîon dans toutes les idées de la plupart de
•ceux qui s'y appliquent. Il y a deux différentes ma-
nières de lire les Auteurs : l!iuie très-bonne & très-
utile ,& l'autre fort inutile, & même danger eu fè. IL
eft très -utile de lire, quand, on médite ce qu'on lit:
quand on tâche de trouverpar quelque effort d'efprit
îarcTolutiondesqueitions , que l'on voit dans les ti-
tres des Chapitres , avant même que de commencer à
lés lire: quand on arrange, & quand on confère les.
idées des choies les unes avec les autres 3 en un mot, .
^^ <iuaad(
DE LA VERITE'. Livre II. 105
quandonuièdefàraifon. Au contraire il cft inutile Chap.
de lire, quand on n'entend pas ce qu'on lit : mais il clt Y.
dangereux de lire, & de concevoir ce qft'oalit, quand
ou ne l'examine pas aficz pour en bien juger ,principa-
lement fi l'on a adez de me'moire pour retenir ce
qu'on a conçu, & afiez d'imprudence pour y confen'
tir. La première manière éclaire l'efprit : elle le forti-
fie, Scelle en augmente l'e'tenduë. La féconde en di-
minue l'étendue , & elle le rend peu à peu foible, ob-
fcur 5c confus.
Or la plupart de ceux qui font gloire de {çavoir les
opinions des autres , n'étudient que de la féconde ma-
nière. Airifi, plus ils ont de Icdiure, plus leur efprir
devient foible & confus. La raifbn en eft , que ks tra*
ces de leur cerveau fè confondent les unes avec les au-
tres, parce qu'elles fontentres-grand nombre, & quc-
Ja raifon ne lésa pas rangées par ordre ; ce qui empê -
chc l'efprit. d'imaginer & de fè. repréfcnter nettement
les choies dont il a befoin . Quaiid l'efprit veut ouvrir
certaines traces , d'autres plus familières fe rencon-
trant à la traverfè, il prend le change. Car la capacité
du cerveau n'étant^as infinie , il eflprefqueimpolîi-
ble que ce grand nombre de traces formées fans ordre-
ne fè broiiilîen: & n'apportent de la confusion dans les
idées. C'eft pour cette même raifbn que les perfonnes
de grande mémoire ne font pas ordinairement capa^
blcs de bien juger des.chofès, où il faut apporter beau- ^
coup d'attention.
Mais ce qu'il faut principaleï^ent remarquer , c'eft
cjuc les connoifiances qu'acquièrent ceux qui lifent
làns ^méditer , & feulement pour retenir les opi»
nions des autres ; en un mot toutes hs fcienccs qui
dépendent de la mémoire font proprement de ces
fcicnces qui enflent , à caufè qu'elles ont de l'éclat
& qu'elles donnent beaucoup de vanité à ceux qui
les poilèdent. Ainfi ceux qui font fçavans en cette
manière étant, d'ordinaire remplis d'orgueil & de
prèfbmption , prétendent avoir droit de juger c«':
Kiut, quoi qu'ils en ibieut trcs -peu capables 3 ce qui
10^ DE LA RECHERCHE
Chap» les fait tomber dans un très-grand nombre d'erreurs.
Y. Mais cette faufTe feience fait encore plus grand
mal» Car ces perfonnes ne tombent pas feules dans
Terreur, elles y entraînent avec elles prelque tous
les efprits du commun ; & un fort grand nombre
de jeunes gens , qui croyent comme des articles de
foi toutes leurs de'cifions. Ces faux fçavants les
ayant fouvent accablez parle poids de leur profonde
e'rudition , & étourdis tant par des opinions ex-
traordinaires que par des noms d'Auteurs anciens
& inconnus, ic font acquis une autorité fi puiflante
fur leurs efprits, qu'ils refpedent , & qu'ils admirent
comme des oracles tout ce qui fort de leur bouche , &
qu'ils entrent aveuglément dans tous leurs fèntimcns.
Des personnes même beaucoup plus fpirituelles &
plus judicieufès , qui ne les auroient jamais connus,
& qui ne fçauroient point d'autre part ce qu'ils font, •
les voyant parler d'une manière fi décifive , & d'un
air fi ncr , iî impérieux , & fi grave , auroient quel-
que peine à manquer de refped & d'eftime pour -
ce qu'ils dilent , parce qu'il eft tres-difSciIe de ne
rien donner à l'air & aux manières. Car de même
qu'il arrive fouvent, qu'un homme fier & hardi en
maltraitte d'autres plus forts , mais plus judicieux, &
plus retenus que luitainfi ceux qui foûtiennent ces
chofcs qui ne font ni vrayes , ni même vrai-fèmbla-
bles , font fouvent perdre la parole à leurs adverfàires,
en leur parlant d'une manière impérieufe, fic're> ou
grave qui les furpr end .
Or ceux de qui nous parlons ont allez d'eftime
d'eux-mêmes , & de mépris des autres , pour s'être
fortifiez dans un certain air de fierté , mêlé de gravité
& d'une femte modeitie , qui préoccupe & qui gignc
ceux qui les écoutent .
Car il faut remarquer, que tous les dilférens airs
des perfonnes de différentes conditions ne font
que des fuittes naturelles de i'cftime que chacun a de -
Ibi-même par rapport aux autres , comme ile0:fà-
dk-delereconnoîtrefirony faitunpeude réflexion.
DE LA VERITE'. Livre II. 107
Ainfî Tair de fierté & debrutalité , eft l'air d'un hom- Chap»
me oui s'eftime beaucoup , & qui néglige afîcz l'efti- V.
me des autres. L'air modeAie elfc l'air d'un homme qui
s'eftime peu , & qui eflime affez les autres. L'air gra-
ve eft l'air d'un homme qui s'eftime beaucoup > & qui
defïrefort d'être eftimé^ & l'air fimple , celui d'un
homme , qui ne s'occupe guéres ni de (bi ni de autres.
Ainii tous les difFerens airs qui font prefque infinis ne
font que des effets que les différens degrez d'eftime
que l'on a de loi & de ceux avec qui l'on converlè ,
produifent naturellement fur notre vifage , & fur tou-
tes les parties extérieures de nôtre corps. Nous avons
explique dans le Chapitre IV. cette correfpondance,
qui eft entre les nerfs qui excitent les pallions au de'.*
dans de nous> &ceux qui les témoignent au dehors -
par l'air qu'ils impriment fur le vilàge.
G H A P I T R E VL Cha?-
VI>-
Çueles fer/omes d'étude s'entêtent ordinairement de
quelque ft^uteur j de forte que leur but principal ejî
defr^avoircequila crùfansjefoucier de ce qu'' il faut
croire,
IL y a encore un défaut de très grande conféquen^-
ce , dans lequel les gens d'étude tombent ormnai-
rement , c'eft qu'ils s'entêtent de quelque Auteur.
S'il y a quelque chofe de vrai > & de.bon dans un livre j
ils fe jettent aulTi-tôt dans l'excez: tout en eft vrai ,
tout en eft bon , tout en eft admirable. Ils fè plaifent
même à admirer ce qu'ils n'entendent pas , & ils veu-
lent que tout le monde l'admire avec eux. Ils tirent
gloire des louanges qu'ils donnent à ces Auteurs ob-
leurs , parce qu'ils perfuadent par là auxautres , qu'ils
les entendent parfaitement , & cela leur eft un fiijet de
vanité : ils s'eftiment au defius des autres hommes ,
à caufe qu'il croyent entendre une impertinence d'un :
ancien Auteur , ou d'un, homiae qui ne s'entendoitv.
peufc.
10g ^ DE LA RECHERCHE
Chap. P^u^'^^ï^^ P^ lui-même. Combien de fçavans ofâtfiié
Yj pour éclaircir des pafTages obfcurs des Philofephes &
mêmes de quelques Poètes de l'antiquité : & combien-
ya^t il encore de beaux efprits qui font leurs délices
de la critique d'un mot , & du fentimcnt d'un Au-
teur. Mais il eft à propos d'apporter quelque preuve
de ce que je dis.
La queltion dePimm^rtalité de l'ame eft fans dou-
te une queftion très-importante: on ne peut trouver
à redire , que des Philoibphes faflent tous leurs cf
forts pour la rélbudre, & quoiqu'ils compotent de
gros Volumes pour prouver d'une manière afTez foi-
ble une vérité, qu'on peut démontrer en peu de mots,
ou en peu de pages, cependant ils font excufables.
Mais ils lont bien plaiiàns de fè mettre fort en peine
pour décider ce qu'Ariftcte en a crû. Il eft ce me
îèmble aflcz iuutile à ceux qui vivent préièntcmcnt de
fçavoir, s'il y a jamais eu un homme qui s'appellât
Ariftotcj fi cet homme a écrit ks livres qui portent
fon nom ; s'il entend une telle chofe ou une autre
dans un tel endioit de (es Ouvrages : cela ne peut fai-
rs un homine ni plus fage ni plus heureux , mais il eft
très important de fçàvoir , fi ce qu'il dit eîl vrai oH.
faux en foi.
Il eft donc tics- inutile defçavoir ce qu'Arift'ote a;
eru de l'immortalité de l'ame, quoi qu'il foit très-
utile de fçavoir que lame eft immortelle. Cependant
on iif craint point d'afTarer , qu'ily aeupluiieurs fça-
Yans qui fc font mis plus en peine de fçavoir iéfènti-
ment d' Ariftote fur ce fujet , que la vérité de la chofe
en foi i puis qu'il y en a qui ont fait des Ouvrages ex-
prés pour expliquer ce que ce Philofophe en a crû , &
qu'ils n'en ont pas tant fait pour fçavoir ce qu'il en
lalloit croire.
Ivlais quoi qu'un très-grand nombre de gens fc'
fbient fort fatigué l'cfprit pour refondre quel a été le
fcntiment d'Ariftote, ils fè le font fatic^ué inutile-
ment , puifqa'on ne tombe pas encore d'accord dc-
g^^ttequeftion ridicule. Ce qui fait voir que les feda-
teursi
DE LA VERITE; Livre IL 109
reurs d'Ariftote font bien malheureux d'avoir un Cha?.
homme (î obfcur pour les éclairer , & qui même af- YI.
fe£î:e l'obfcurité , com.me il le témoigne dans une let'
trc qu'il écrit à Alexandre.
Le fèntimcîit d'Ariftote Cm l'immortalité de l'ame
a donc été en divers tems une fort grande qucRion ,
&: fort con (iderable entre les perfonnes d'étude. Mais
afin qu'on ne s'imagine pas , que je le àiCe en l'air &
fans iondcmcnt , je fuis obligé de rapporter ici un
paiTage de La Cerda, un peu long & un peu ennuyeux,
dans lequel cet Auteur à ramalTé différentes autoritez
{ùr ce Tujet , comme fur une queftion bien importan-
te. Voici fes paroles furie (èconi Chapitre derejùr-
re6iione carnis , deTertullien.
QuejIiQ hac in fchelis utrimque validis jujpiciombuf
éigitatur j num animam immortaiem , mortakm-ve fecerit
^rijioteles. Et quidem Philojbphihaud ignohiles ajjeve-
rayeruntc^rijtotelempofuijfenojlros animas ah intérim
aliénas. Hi/unt è Gr^cis O' Latinis interpretibus zAfn-
monius uterque, Olympiodorus , PhiloponUs , SimpliciuSf
i^'vicenna-i uti memorat Mirandula l. ^. de examine va-
nitAtisCap. 9. Theodorus , Metochytes , Themi^ius , S.
Thomas x. contrargentes cap, 7 9. C^ Phyf. leci. 11. O*
Yr<£t€rea 1 1. Metap, leâ. j . & quodlih. 10. qu. ^. art,
I.cy^lbertur, traà. i, dr anima cap. zo, CT Traâ. 3 ,.
cap. 1 3 . ^.gidius lib. 3 . de anima ad cap. 4. Durandus '
in 1. dif}. i%.qu. ^.Ferrarius loco citato contra gentesy
^ latè Euguhinus l. 9, de percmi philûjhphiac/ip.i%.0'
quodpluris ejl-^difctpuluszSirijiotelis Theophrafhis,magi •
jirimentem CT are (!T calamo novij^e peritus qui poterat .
In contrariam fa^ionem ahicre nonnulli Pairt^ nec
injirmiPhilojophiyJujlimismfuaParoenefi-, Origenes in
ÇiÀ«(r6(piif.à^6j y & utfertur 2<fa:^ianK- in dijj^. contra
MuHom. C NyJJenus l. z.de anima cap. 4. Ttoeodoretus
de curandis Gracornm ajfe6îihus L ^.Galenus in hijioria
philojophicâi Pomponatius l. de imm.crtalitate animât Si-
mon Portius l. de mente humana y Caietanus ■^ . de anima
cap . z . In eum Jenfum, ut caduc um animum nosirum pu-
faret e^rifloteles , junt partim adduBi «ih zy^îexandro
f^pho"
110 DE LA RECHERCHE
Ch A p. zy^phodis auditore-, quijîc folitus er^t interpretari tAri"
VI. ftotelicam mentem } quamvis Eu^uhinus cap . 1 1 . C^ i z ,
eum excufet. Et quidem unde coUegifje videtur ^^lexan-
der mortalitdtem , nempeex ii. M.etaph. inde S. Tho'
masyTheodorus-, Metochytes immortalitatem collegerunt.
Porro Tertullianum veutraT^hanc opinionem ample-
xum credo -y fedputajleinhffc parte amhiguum ^^rifiote-
Um. Itaque ita citât illum pro utraç[ue. Nam cumhîc
étdfcrihat ç^rifloteli mortaiitatem anim^^tamen l.de ani-
ma c, 6. pro contraria opinione immortalitatis citât. Ea-
dem mente fuit Plutarchus > pro utraque opinione adyo-
cans eundem philofophum in t. 5. de placitis philofbp.
Nam cap. i . mortaiitatem trihuit , 0" cap, z 5 . immor-
talitatem., ExScolaflicisetiam, qui in neutram partem
t^rijlotel'em conjiantemjudicant , .eddubiumO* ancipi-
tem , fîint Scotus in 4. difl:. 45 . jg-w. i. art^ z.Harveus
quodlib.j.qu. 11.6^ i.fenten.dijt. I. qu. r. Niphus in
Opufculo de immortalitate anim<e cap. r . O" récentes alii
interprètes : quam mediam exiflimationem credo verio-
remJedfcholti lexyetatjUt autoritatum pondère librato
illudfuadeam.
On donne toutes ces citations pour vraïes fiir la foi
de ce Commentateur , par ce qu'on croiroit perdre
Ion tems à les vérifier , & qu'on n'a pas tous ces beaux
livres d'où elles font tirées. On n'en ajoute point
aulli de nouvelles , parce qu'on ne lui envie point la
gloire de les avoir bien recueillies 5 & que l'on perdroit
encore bien plus de tems > fi on le vouloir faire quand
on ne feiiilleteroit pour cela que les tables de ceux qui
©nt commente' Ariftotc.
On voit donc dans ce paflàge de La Çerda , que des
perfonnes d'étude qui pafient pour habiles , le font
bien donné de la peine pour fçavoir ce qu'Ariftote
cro^oit de l'immortalité de l'ame ; & qu'il y en a qui
ont été capables de faire des livres exprés fur ce fujet;
comme Pomponace : car le principal but de cet Au-
teur dans fbn livre eft de montrer , qu'Ariftote a crû
que l'ame étoit mortelle» Et peut-être y a-t-ildes
gens qui ne iè mettent pas feulement en peine dcfça-
/** voir
DÉ LA VERITE'. Livre IL m
Yoir ce qu'Ariftore a crû fur ce fujet : mais gui regar- Ch ap*
dent même, comme une queftion qu'il elttres irn- YL
portant de fça voir, iî parexemple , Tertullien, Plu-
tarque , ou d'autres ont crû ou non , que le {èntiment
d'Ariftote fût que l'ame e'toit mortelle j comme on
a grand iujet de le croire de La Cerda mêmes, fi on faic
réflexion lur k dcrnie're partie du partage qu'on vient
de citer. PorroTertulliamm, &lerefte.
S'iln'eft pas fort utile de fçavoir ce qa'Ariflote a
crû de l'immortalité de l'amc , ni ce que Tertuîlien &
Plutarque ont penié qa'Ariftote e» croyoit , le fond
de la queftion , l'immortalité de l'ame , eft au moins
une venté qu'il eil néceiîàire (^ fçauoir. Mais il y a.
une infinité de choies qu'il eft fort inutile de conaoî-
tre, & delquelles par conféquent il eft encore plus
inutile de fçavoir ce que les anciens en ont penfé ;
& cependant on (è met fort en peine pour de-
viner les fèntimens dts Philofophcs fur de fem-
blables fujets. On trouve des livres pleins de
ces éjfamens ridicules j & ce font ces bagatelles qui
■ont excité tant de guerres d'érudition . Ces queftions
vaines &- impertinentes, ces Généalogies ridicules
d'opinions inutiles , font des fujets importans de cri-
tique aux fçavans. Ils croyent avoir droit de méprifcr
ceux qui méprifent ces fotrifès, & detraitter d'igno-
ransceux qui font gloire de les ignorer. Ilss'imagi-
nçnt polTéder parfaitement l'Hiftoire généalogique
des formes (ubirantielles , &le fiécleeft ingrat s 'il ne
reconnoît leur mérite. Que ces chofes font bien voir
la foiblefïè& la vanité del'efprit de l'homme ^ &que
lôrlque ce n'eft point la raifon qui régie les études, non
feulement les études ne perfedionnent point la raifôuj
mais même qu'elles l'obrcurcifTent , la corrompent ,
&la pervertiUent entièrement.
II eft à propos de remarquer ici , que dans les que-
ftions de la foi ce n'eft pas un défaut de chercher ce
qu'en a crû par exemple, S. Auguftin , ou un autre
Père de l'Eglifè , ni même de rechercher , fi S. Augu-
ftin a crû ce que croyoient ceux qui l'ont précédéj par
«e-
m DE LA RECHERCHE
ce ope ks choies ck la fcnoe s'apprcnn^nr qucpar la
tiaâidoo, drqoelaGBfea ncpeocpis les découvrir.
La crovacce la plos aocknoe écanc la plus vraie j il ânt
tâcber <k fçaToir quelle ëeoit celle <ks andens ; & cela
De(èpeiK qu'en examinam kiêzinmenc deplulîeurs
pdiotincs , qm Çcïonz iuivis en différens cems. Mais
les chofes cnri Wépen^eiit 6e. la railon leur ^tcocs op-
po(ces,&: '.I ne £ur pas.fe nKcirc en peine de ce ^'en
©or cru Ic^ andens, pour (çavoir ce qu'il en faut croire.
CcpeHdinr je ne Içai pir quel renveiiêmenr d'eipric,
csrtimcs gens s'effàrouchcnr, il l'on p^Ic en Philoib-
phie aiicreînen: eu" AriftoK ■. Se ac Ce me^enc {XHOt
en peine, il Toa parie en Tiicologie au:rirQenc que
^Evingue, ks Peres&:ksCoiiG΀s.IlineknibIe,qnt
ceîôacd'c crien: le rlui ccncie ks
noaTeaurci ^ .-. rj'ondoiceitiiiLer, ouifà-
Toojcnr &: qui dekzi<knt même a^ec plus d'opima-
trere' Certaines nooTcanrez de Theo'ogic qj'on doit
àczdkcz : car ce n'efl point lemr îai^age que l'on n'ap-
PCDOTc pas: coût incoona qu'il aie été a i'anr:qiiicc>
r nâgeiantonic roefixitks erreurs qu'ils répan<knt>
ovqn'ils ibàtknziem àh ^^eur de ce lang^ équiTo^
En maoére d&Tbëotog^ on doit aimer l 'andqmt^,
parce qa'ondaitaîmcr la ▼éncé , Se que la vérité (c
troore dans l'aadquite ; il Lut que tou:e oirioiîte' cef-
le, lors ^'oanent une fois la venré. Niais cnmaaé-
redePhilofo^eoadoit au contraire ain-.er la nom-
■teauré, par la même raifoo qu'il faut toujours aimer
laTcri
pvut'énre s'appliquer qu'a les entendre ; mais h
raifcn ne permet pas qu'on le croie. La raifbn veur au
contraire , que nous Ici pigioos pics igaorsns qnc les
Bouveajn Fnilofbplies } pmlqoe dans le rems oa nous
TÎTcaî. , fc monde ell plus TÎeni de deux milk ans , &
qu'il a plus d'eîpc'riaiceqiie dans le cems d'Ariflore
Sl éz riaion , comiiic Ion a ct'ji dit , & que les nou-
.^ veaux
-A
DE LA VERITE'. Livre II. n,
▼cauxPhilofbphes peuvent içavoir toutes les Tentez» Cha?.
eue les Anciens nous ont iaiflées, & en trouver encore VI.
piufîears litres. Toutefois h raifbn ne veut pas ,
qu'on croye encore ces nouveaux Philofophes lur
leur parole plutôt que les Anaens. Elle veut au con-
traire, qu'on examine avec attention leurs penfees, &
qu'on ne s'y rende, que lorsqu'il ne pourra plus
s'empêcher d'en douter , uns {è préoccuper ridicule-
ment de leur grande icieace , ni des autres qualitez de
leur eiprit.
CHAPITRE VII. Chap.
va.
Df Upréoccufation des Commmtateurs»
CEt excez de préoccupation paroît bien plus
étrange dans ceux , qui commentent quelque
Auteur; parce que ceux qui entreprennent ce tr^vîil,
qui iêmbîe de Coi peu digne d'un homme d'eiprit , s'i-
maginent que leurs Auteurs méritent i'admiranon de
tous les hommes. Ils le regardent aulïî comn^c ne
fei(ànt avec eux qu'une même perfonne : & dans cet-
te Tuë l'amour propre joue admirablement bien fôn
jeu. Ils donnent adroitement dcsloiianges avec pro-
fiiiîon a leurs Auteurs, ils les environnent de chrtez Se
de lumière , ils les comblent de gloire , iç^hant bien
que cet:e gloire rejaillira fur eux-m-êmes. Cette idc'c
de grandeur n'élevé pas leuîement Anllote, ou Pla-
ton, dans l'efprit de beaucoup de gens ,elieimpri2:c
aufli du reiped: pour tous ceux qui les ont commen-
tez ; & tel n'auroit pas fait rapothéofè de fon Auteur,
s'il ne s'étoit miagine comme enveloppé dans la mê-
me gloire.
Je ne prétens pas toutefois , que tous les Commen-
tateurs donnent des loiiangcs à leurs Auteurs dans
refpc'rijce du retour, plufieurs en auroient quelque
- horreur s'ils y faiibient réflexion , ils les lodent de
bonne foi, & làiis y entendre fin elle , ils n'y pei^iènt
pasi
114 DE LA RECHERCHE
pas ; mais î'amour propre y penfe pour eux, & (ans
qu'ils s'en apperçoivent. Les hommes ne Tentent pas
la chaleur auieft dans leur cœur, quoiqu'elle donne la
vie & le mouvement à toutes les autres parties de leur
corps, il Élut qu'ils fe touchent & qu'ils fè manient,
pour s'en conviiincre, parce que cette chaleur eft natH-
relle. Il eu eft de même de la vanité, eile eft fî naturel-
le à l'homme qu'il ne la fènt pas î quoique ce ibitcllc
qui donne pour ainfî dire la vie & le mouvement à la
plupart de fès pcnfées & de fès defïcins, elle le fait Ibu-
vcnt d'une manière qui lui eft imperceptible. Il faut
fctât€r,fè manier, (è fonder, pour fçavoir qu'on eft
vain. On ne connoît point allez , qucc'eft la vanité',
qui donne le branle à la plupart des adions \ & quoi-
que l'amour propre le [cache, il nelelçaitquepour le
de'guifer au refte derhommc.
Un Commentateur ayant donc quelque rapport &
quelque Ifaifon avec l'Auteur qu'il commente , fon
amour propre ne manque pas de lui découvrir de
grands ujjets de louange en cet Auteur , afin d'en pro-
fiter lui- me'me. Et cela fe fait d'une manie're fî ad-
droite , fi fine , & fi de'Iicate qu'on ne s'en apperçoic
point. Mais ce n'eft pas ici le lieu de découvrir les
ibuplelTes de l'amour propre.
Les Commentateurs ne Iciient pas feulement les
Auteurs , parce qu'ils font prévenus d'eflime pour
eux , & qu'ils fè font honneur à eux mêmes en les
loiiantrmais encore parce que c'eft la coutume, &
qu'il fèmble qu'il en faille ain fi ufer. Il ie trouve des
pcrfbnnes qui n'ayant pas beaucoup d'eftime pour
certains Auteurs, ne laiiTent pas de les commenter , &
de s'y appliquer, parce que leur eroploi , le hazard , ou
mêmes leur caprice les a engagez à ce ti^wail : & ceux-
ci fè croyent obligez de loiier d'une manie're hyperbo-
lique les fciences & les Auteurs fur lefquels ils travail-
lent, quand même ce fèroit des Auteurs impertinens,
& dts fciences tres-baffes é^ trcs-inutiles.
En efïèc) il fèroit alTez ridiculequ'un homme entre-
prît de commenter un Auteur qu'il çroiroit être im-
.0 pertinent,
DE LA VERITE'. Livre IL iis
pertinent , & qu'il s'appliquât fèrieufemcnt à écrire Cha?,
d'une matière qu'H penlèroit être inutile. Il faut donc YII.
pour couièrverîa réputation, loiier ces fciences, quand
les uns & les autres feroient me'prifables ? & que la
faute qu'on a faite d'entreprendre un méchant Ouvra-
ge, Ibit réparée par une autre faute» C'eft ce qui fàic
que ^es perfonnes dodes , qui commentent différens
Auteurs difènt (bavent des choies qui {è contredi-
f^nt.
C'eft auffi pour cela que prefquc toutes lesPrc'faccs
ne font point conformes à la vérité, ni au bon (èns. Si
l'on commente Ariftote , c'eft le génie de la, nature. Si
l'on écrit fiiu Platon , c'eft le divin Platon. On ne com-
mente guéres les Ouvrages des hommes tout court.
Ce font toujours les Ouvrages d'hommes tout divins,
d'hommes qui ont l'admiration de leur fiécic , ôc qui
ont reçu de Dieu des lumières toutes particulières. lî
en eft de même de la matière que l'on traite : c'eft tou-
jours la plus belle, la plus relevée & la plus néceflaire
déroutes.
Mais afin qu'on ne me croye pas fur ma parole: Voi-
ci la manière dont un Commentateur fameux entre
les fçavans , parle de l'Auteur qu'il commente* C'eft
Avcrioësqui parle d' Ariftote. Il dit dans la préface
fur laPhydque de ce Philofophe , qu'il a été l'inven-
teur de la Logique , de la morale , & de la Mctaphyfi-
que, & qu'il les a miles dans leur perfedion. Complet
"vit , die- il , quia nul lus eorum^quifecutijunt eum ufque
éid hoc tempHS , quod ejl mille & quingentorum annorum,
quidquam addidit , nec inyeniesin ejus verbis errorem
alicujus quantitatis y O' talem ejjèvirtuteminindividuo
ano miraculofum-, O' extraneum exijlit . O' heec dijfofitio
cum in uno homine reperitur > dignus eH ejje divinus magis
quamhumanus. En d'autres endroits > il lui donne des
louanges bien plus pompeuses & bien plus magnifi-
ques , comme i. degeneratione ammalium. Laudemus
Deum qui feparavit hune yirum ah aliis inperfeÛionei
appropriayitque ei ultimam dignitdtem humanam , quam
non omnishomo potef mquacumQue dtate attingere. Le
même
Chap
VIL'
âiones
principm
Mlemen-
toY'.'m
Buclidis.
zi6 DE LA RECHERCHE
même ditauffi /. i . deftruc. dijp.y ç^rîflotelis doEîrinA
eji SUMMzA FERJTz^S , quoniam ejus intelleBus
fuît finis humant intelleBus quare bene dicitur de illo ^
quod if fe fuît creattis-, O' datus nobis divinaprovidentiai
ut non igncremus pojjibilia fciri.
En vérité, ne faut-il pas être fou pour parler ainfî;
& ne faut-il pas que l'entêtement de cet Autear (bit
dégénéré en extravagance de en folie. La doârine
d'^rifloteefî la SOVFEI{,MNE VE^TE'. Per-
fonne nepeut avoir de fcîence qui égale , ni mêmes qui ap-
proche delà fienne. Ùejî lui qui nous ef} àoymé de Dieu
pour apprendretout ce quipeut être connu. C'eji lui qui
rend tous les hommes fages , C^ ils font d'autant plus Jca-
vans qu'ils entrent mieux dansfapenjée , comme i\ le die
en un autre endroit, c^rifîoteles fuit Pr inceps , per
quem perficiuntur omnes fapientes , quijueruntpofi eum :
ticet différant inter fe in intelligendo "verba ejus , C in eo
quod fequitur ex eis. Cependant les Ouvrages de ce
Commentateur fè font répandus dans toute l'Europe ,
& même en d'autres pais plus éloignez.IIs ont été tra-
duits d'Arabe en Hébreu, d'Hébreu en Latin , & peut-
être encore en bien d'autres langues , ce qui montre
afîez l'eftime que hs Sçavans en ont fait ; De forte
qu'on n'a pu donner d'exemple plus fèn^-ble que ce-
lui, cij delà préoccupadoèi des perfonnes d'étude. Car
il fait afïèz voir que non feulement ils s'entêtent fou-
vent de quelque Auteur , mais auiîi que leur entête-
ment fè com.munique à d'autres , à proportion de l'e-
ftime qu'ils ont dans le monde j & qu'ainfilesfau/Tès
loiianges que les Commentateurs lui donnent,fouvcnc
font caufe que des perfonnes peu éclairées, qui s'ad-
dorment à la ledure, (è préoccupent , & tombent dans
une'infinité d'erreurs» Voici un autre exemple.
Un illuftre entré les Sçavans , qui a fondé des chai-
res de Géométrie , & d' Aftronomie dans l'Univerfité
d'Oxford,commcnce un Livre, qu'il s'efl avifé de fai-
re fur les huit premières proportions d'Euclide , par
ces paroles. Co«///i«w meum^nuditores^fi vires C^ vale-
tudo [îiEecerintj explicare defnitionesypetiticnesycommu-
' ^ nés
DE LA VERITE'. Livre II. 117
hfSy O" oâo priores propofitiones primi libri elemento- Cha?^
r«w, catera pofl me venîentibus relinqucre : & il finit par yj^
celles-ci: Exohi per Dei grdtiam , Domini auditoresy
promiffum , liberavifdem meam , explicaVi pro modulo
meo definitiones , petitiones^ communes fententiai, tT oEio
priores propofitiones elementorum Euclidis* Hic amis
fejjiis cyclos artemque repono. Succèdent in hoc munus
aiii fortajjè magis vegeto corpore y vivido ingénia, O'c»
Il ne faut pas une heure à un efprit me'diocre^pour ap-
prendre par lui-même , ou par le {ècours du plus petit
Géome'tre qu'il y ait, les définitions, les demandes, les
axiomes & les huit premières proportions d'Euclide:
à peine ont» elles befoin de quelque explication , & ce-
pendant voici un Auteur qui parle de cette entreprifè,
comme (î elle e'toit fort grande & fort difficile, lia
peur que les forces lui manquent , y? vires , & valetud»
ftiffecerint. Il laifiè à lès fuccelTeurs à pouffer ces cho-
ies : Cxtera poji me yenientibus relinquere^ Il remercie
Dieu de ce que par une grâce particulière , il a exécute
ce qu'il lui avoit promis : Exolvi fer Deî gratiam pro"
mijjum j liberavi fidem meam j Explicavi pro modu'
lo meo. Quoi ? la quadrature du cercle ? la duplica-
ton du cube ? Ce grand homme a cxplique'pro modu-
la fuo , les de'finitions , les demandes , les axiomes , &
leshuitpremiérespropofitionsdu premier Livre des
Elcmens d'Euclide. Peut être qu'entre ceux qui lui
fuccederont , il s'en trouvera qui auront plus de fàntc',
& plus de force que lui pour continuer ce bel ouvrage.
Succèdent in hoc munus alii porta s se magis vegeto cor^
pore, O" vivido ingenio. Mais pour lui il cft tems qu'il
fè repofc , hicannisfejfus cyclos artemque reponit.
Euclide ne penloit pas être fi oblcur , ou dire des
choies fi extraordinaires en compolànt lès Eleraens,
qu'il fut néceffaire de faire un Livre de pre's de trois
cent pages pour expliquer Tes définitionsjlès axiomes, j cuarù
fes demandes , & fès huit premières propohtions. ^
Mais ce fçavant Anglois fçait bien relever la Icience
d'Euclide, & iî l'âge le lui eûtpermis, & qu'il eût con^
tinuedclamême force, nous aurions priJfcntcment
K douze
ii8 DE LA RECHERCHE ^
Chap, douze ou quinze gros volumes fur les fèuls élemens
VII» de Géométrie , qui feroicnt fort inutiles à tous ceux
qui veulent apprendre cette fence , & qui feroient
bien de l'honneur â Euclide.
Voilà des delîeins bizarres , dont la faufTè erudi-
dition nous rend capables. Cet homme fçavoit du
Grec , car nous lui avons l'obligation de nous avoir
donné en Grec les ouvrages de S, Chryfoltomo. Il
avoit peut-être lu les anciens Géomètres. Il fçavoit
hiftoriquement leurs propofitions, auffi bien que leur
généalogie. Il avoit pour l'antiquité tout le rcfpcâ;
que l'on doit avoir pour la vérité» Et que produit
cette difpofition d'efprit ? Un commentaire des défi-
nirions de nom , des demandes , des axiomes , & des
huit premières propofitions d'Euclide beaucoup plus
di fficile à entendre & à retenir, je ne dis pas que ces
propofitions qu'il commente,mais que tout ce qu'Eu-
clide a écrit de Géométrie.
Il y a bien des gens que la vanité fait parler Grec &
mêmes quelquefois d'une langue qu'ils n'entendent
pas; car les Diélionnairesaulfi bien que les tables &
les lieux communs font d'un grand fecours à bien des
Auteurs : mais il y a peu de gens qui s'avilènt d'entaf-
fèrkurGrccfiirunfujetjoùileftfi mal à propos de
s'en{crvir:& c'eft ce qui me fait croire que c'efcla
préoccupation , & une efhme déréglée pour Euclide,
quiaforméledeflèindece Livre dans l'imagination
de fon Auteur.
Si cet homme eût fait autant d'ulàge de ù raifoa
que de fà mémoire , dans une matière , où la feule rai-
jondoirétreemployée ; ou s'il eût eu autant de re£-
ped: & d'amour pour la vérité,que de vénération pour
l'Auteur qu'il a commenté,- il y a grande apparence,
qu'ayant employé tant de tcm.s fijr un fujct ii pedt , il
leroit tombé d'^.ccord , que les définitions que donne
Euclide de l'angle plan & des lignes parralleles font
deftcctueufcs , & qu'elles n'en expliquent point afiez
la nature: 'S: que la fi:condc proportion eu: imperri-
:i]ent|(f puifqu'cilc ne iç peut trouver que par la troi-
fiéme
DE LA VERITE'. Livre H. ir^
fiémc demande, laquelle on nedevroitpasfi-tôtac- ChA1?>
corder que cette féconde proportion j puifqu'en ac- VU,
cordant la troifîéme demande , qui eft que 1 on puifle
décrire de chaque point un cercle de l'intervalle qu'on
Toudra , on n'accorde pas feulement que l'on tire d'un
point une ligne égale à une autre, ce qu'Euclide exé-
cute par de grands détours dans cette féconde propo-
rtion , mais on accorde que l'on tire de chaque point
un nombre infini de lignes de la longueur que l'on
veut.
Mais le defïèin de la plupart des Commentafeurs,
n'eft pas d'éclaircir leurs auteurs,, & de chercher la vé-
ntéjc'eft de faire montre de leur érudition , & de dé-
fendre aveuglement les défauts mêmes de ceux qu'ils
commentent. Ils ne parlentpas tant pour fè faire enten-
dre ni pour faireen tendre leur Auteur,que pour lè fai-
re admirer eux-mêmes avec lui.Si celui dont nous par-
lons n'avoit rempli fbn Livre de paflàges Grecsjde piu-
fieurs noms d'Auteurs peu connus, &defèmblables re-
marques alTez inutiles pour entendre des notionscom-
munes , des définitions de nom , & des demandes de
Géométrie , quiauroit lu fbn Livre ? qui l'auroit ad-
miré ? & quiauroit donné à fbn Auteur la quahté de
içavant homme , & d'homme d'efprit?
Je ne croi pas qu'on puifîè douter après ce que l'on
a dit, que la ledureindifcrete des Auteurs ne préoc-
cupe fbuvent l'efprit. Or auffi - tôt qu'un efprit efl
préoccupé, il n'a plus tout à-fàit ce qu'on appelle le
fèns commun. Il ne peut plus juger fàinement de tout
ce qui a quelque rapport au fujet de fà préoccupation;
il en infe<5lc tout ce qu'il penfè. Il ne peut même gué»
res s'appliquer à des fujets entièrement éloignez de
ceux dont il eft préoccupé. Ainfî un homme entêté
d 'Ariflote ne peut goûrcr qu' Ariftote : il veut juger de
toutpar rapporta Ariflote: ce qui eft contraire à ce
Philofophe lui paroît faux: il aura toujours quelque
paflàge d' Ariftote à la bouche : il le citera en toutes for-
tes d'occafions , & pour toutes fô'-tes de fi-ijets ; pour
prouver des chofcs obfcures &qaeperfoiiaenecon-
K 2, çoit
iio DELA RECHERCHE
çoit, pour pijQUver aufïi des cliofes tres-évidentcs , &
iefquelles des enfens même ne pourroientpas douter j
parce qu'Ariftote lui eft ce que la raifon & révidence
font aux autres.
De même fi un homme eft entête' d'EucIide& de
Gcome'trie , il voudra rapporter à des lignes , & à des
propositions de (on Auteur tout ce que vous lui direz.
Il ne vous parlera que par rapport à là fcience. Le tout
ne lèra plus grand que (à partie que parce qu'Euclide
l'a dit, & il n'aura point de honte de le citer pour le
prouver , comme je l'ai remarque' quelquefois. Mais
cela eft encore bien plus ordinais^à ceux qui fiiivent
d'autres Auteurs que ceux de Ge'ome'cric -, & on trou-
ve très -fréquemment dans leurs Livres de grands paG-
fages Grecs , Hébreux > Arabes , pour prouver des
çhofes qui font dans la dernière évidence.
Tout cela leur arrive , à cauiè que les traces , que les
objets de leur préoccupation ont imprimées dans les
fibres deleur cexveau , font fi profondes qu'elles de-
m.eurent toujours entr'ouvertes,- & que les elprits ani-
maux y palïànt continuellement les entretiennent toû'
joursfàns leur permettre de fè fermer. De forte que
lame étant contrainte d'avoir toujours ks penfées qui
font liées avec ces traces , elle en devient comme efcla-
ye ; & clic en eft toujours troublée & inquiétée , lors
mêmes que connoiflàntfon égarement , elle veut tâ-
cher d'y remédier^ Ainfi elle eft continuellement en
danger de tomber dans un très-grand nombre d'er-
reurs , fi elle ne demeure toujours en garde , & dans
une réfblution inébranlable d'obfèrver la règle dont
on a parlé au commencement de cet ouvrage , c'eft-à-
dire de ne donner un conlèntement entier qu'à des
chAlcs entièrement évidentes.
Je ne parie point ici du mauvais choix que font la
plupart du genre d'étude auquel ils s'appliquent. Ce-
la fe doit traiter dans la morale i quoi que cela (è puiiTe
aufîi rapporter à ce qu'on vient de dire de la preoccu'
pation. Car îors qu'un homme iè jette à corps perdu
dans ialcdure des Rabins, & des Livres de toutes for-
tes
DE LA VERITF. Livke II m
tes ^c langues les plus inconnues, & par confe'quent Chap.
les plus inutiles , & qu'il y confume toute fa vie , il ie VU.
feitfàns doute par préoccupation, & fur une c^éràncc
imaginaire de devenir fçavant j quoi qu'il ne puiflè ja-
jnais acquérir par cette voye aucune véritable feiencc.
Mais comme cette application à une étude inutile ne
nous jette pas tant dans l'erreur , qu'elle nous fait per-
dre nôtre tems pour noiis remplir d'une fbtce vanité,
on ne parlera point ici de ceux qui fè mettent en tête
de devenir fçavans dans toutes ces fortes de fciences
balTes ou inutiles , defquelles le nombre eft fort
grand , & que l'on étudie d'ordinaire avec trop de
pafïïoA.
CHAPITRE VIII. Chap.
VIII.
I. Des inventeurs de non-veaux Jyflemes, II. Dernière
erreur des perfonnes d'étude.
NOus venons de faire voir l'état de l'imagination
des perfbnnes d'étude , qui donnent tout à
l'autorité de certains Auteurs : il y en a encore d'au-
tres, qui leur font bien oppofèz. Ccux-cy ne refpe-
d:ent jamais les Auteurs, quelque eftimc qu'ils ayent
parmi les Sçavans. S'ils les ont eftimez , ils ont biea
changé depuis,- ils s'érigent eux mêmes en Auteurs.
Ils veulent être les inventeurs de quelque opinion nou-
velle , afin d'acquérir par là quelque réputation dans
le monde 5 & ils s'afïurent qu'en difaiit quelque chofe
qui n'ait point.encore été dite, ils nemanqueront pas
d'admiiûteurs.
Cesfbrtes de gens ont d'ordinaire l'imagination
alTez forte : les fibres de leur cerveau font de telle na-
ture , qu'elles conlervent long-tems les traces qui leur
ont été imprimées. Ainfi,. lors qu'ils ont une fois
imaginé un tyfleme qui a quelque vrai-fembliince , on
ne peut plus les en détromper. Ils retiennent & con-
fèLvent très -chèrement toutes les chofès qui pe^jveuc
K'5 ' ièrvic
%ii DE LA RECHERCHE
/èrvir en quelque manière à le confirmer , & au eou^
traire ils n'apperçoivent prefque pas toutes les obje-
âions qui lui font oppofées, ou bien ils s'en de'font
par quelque diftindion frivole. Ils fè plaifent intérieu-
rement dans la vue de leur ouvrage , & de l'eftime
<5u'ils efpe'rent en recevoir* Ils ne s'appliquent qu'à
considérer l'image de la ve'rité que portent leurs
opinions vrai - fèmblables : Ils arrêtent cette ima-
ge fixe devant leurs yeux , mais ils ne regardent ja-
mais d'une vûë arrêt e'e les autres faces de leurs
ientimens , lefquelles leur en découvriroient la
ÊulTete'.
II faut de grandes qualitez pour trouver quelquç
ve'ritable fyileme : car il lîe fuffit pas d'avoir beaucoup
de vivacité & de pénétration , il faut outre cela une
certaine grandeur & une certaine étendue d'efpritjqui
puifîeenvilàger un très-grand nombre de chofes à là
fois . Les petits elprits ,-avec toute leur vivacité & tou^
te leur délicatefTe , ont la vue trop courte pour voir
toutcequieftnéceiîaire à l'établilieraent de quelque
lyfleme. Ils s'arrêteiit à de petites difficultcz cpii les
rebutent , ou à quelques lueurs qui les ébloiiiflént : ils
n'ont pas la vùë allez étendue pour voir tout le corps
d.'un grand fùjet en même-tems.
Mais quelque étendue & quelque pénétration
qu'ait l'efprit , fi avec cela il n'elt exemt depa{îion&
depréjugez , il n'y arien à efperer. Les préjugez oc-
cupent une partie de l'efprit , & en infedent tout le
relte. Les partions confondent toutes les idées en mil-
le manières , & nous font prefque toujours voir dans-
lès objets tout ce que nous defirons d'y trouver. La
palfion même que nous avons pour la vérité nous
trompe quelquefois, lorfqu'elle elt trop ardente j mais
lèdélîrdeparoitrefçavantefl ce qui nous empêche le
plus d'acquérir une fcience véritable.
Il n'y a donc rien de plus rare, que de trouver des
perfbnnes capables défaire de nouveaux fyftemes : ce-
pendant il n'eil pas fort rare de trouver des gens -, qui
S 'ea foieg* formé quelqu'un â leur fàncaifie. On ne
^ voie
DE LA VERITE', Livre II. ii;
voit qiie fort peu de ceux qui étudient beaucoup, rai- Chap.
fonner félon les notions communes: il y a toujours YIII,
quelque irrégularité' dans leurs idées j & cela marque
allez qu'ils ont quelque fyftéme particulier qui ne
jj©us eft pas connu." Il eft vrai que tous les Livres
qu'ils compolènt ne s'en (entent pas : car quand il eft
queftion d'écrire pour le public , on prend garde de
plus prés à ce qu'on dit , & l'attention toute feule fuf-
fit allez ibuvent pour nous détromper. On voit tou-
tcsfois de tems en tems quelques livres qui prouvent
ailèz ce que l'on vient de dire: car il y a mêmes des
pcribnnes,qui font gloire de marquer dés le commen^'
cernent de leur livre qu'ils ont in venté quelque nou-
▼eaa fyftéme.
Le nombre des inventeurs de nouveaux (yftémes,
s'augmente encore beaucoup par ceux qui s'étoicnt
préoccupez de quelque Auteur : parce qu'il arrive
{buvent que n'ayant rencontré rien de vrai ni de folide
dans les opinions des Auteurs qu'ils ont lus , ils en-
trent premièrement dans un grand dégoût , & un
grand mépris de toutes fortes délivres , & eniuite ils
imaginent une opinion vrai-feiiibUble qu'ils embraf-
fènt detout leur cœur , & dans laquelle ils fe fortifieiiC
de la manière qu'on vient d'expliquer.
Mais lors que cette grande ardeur qu'ils ont eue
pour leur opinion s 'eft rallentie ou que le deiîein de la
faire paroltre en public les a obligez à léxaminer avec-
une attention plus éxadle & plus férieufe , ils en dé-
couvrent la fauiTeté & ils la quittent : mais avec condi-
tion , qu'ils n'en prendront jamais d'autres ,- & qu'ils
condamneront abfoiument tous ceux qui prétendront
avoir découvert la vérité.
De (bite que la dernière eft la plus dangereufe er- ^ ^*
rcur ou tombent plufieurs perlbnncs d'étude , c'cft Erreur
qu'ils prttendent qu'on ne peut rien fçavoir. Us ont coyijide^
lu beaucoup de Livres anciens & nouveaux , ou ils rabledes
n'ont point trouvé la vériié ; ils ont eu piuiieurs belles ferjon-
penfées qu'ils ont trouvé faufTes , après les avoir éxa- nés d'é-
Biuoées avec plus d'attention i De là ils concluent, que tndc.
K 4 f©as
.114 I>E I^A RECHERCHE
Chap. tous les hommes leur refïèrabient, & que fi ceux qui
YUI. croyent avoir de'couvcrt quelques ve'ritczy faifoient
une réflexion plus fcrieufe,ilsfe de'tromperoicnt auflî
bien qu'eux. Cela leur iuffit pour les condamner iàns
ctitrcr dans un examen plus particulier : parce que
s'ils ne les condamnoicnt pas, ce fcroit en quelque
manière tomber d'accord qu'ils ont plus d'efprit
qu'eux , & cela ne leur parole pas vrai-femblablc.
Ils regardent donc comme opiniâtres tous ceux qui
affurent quelque choie comme certain j & ils neveu-
lent pas qu'on parle des fcicnces , comme des véritez
évidentes , defqiielles on ne peut pas raifonnablement
douter, maisiealement comme des opinions qu'il
cftbondene pas ignorer. Cependant ces perfonnes
devroientconfîde'rer , que s'ils ont lu un fort grand
nombre de livres , ils ne les ont pas néanmoins lus
tous, ou qu'ils ne les ont pas lus avec toute l'attention
néceflairepour les bien comprendre ^ & que s'ils ont
cû beaucoup de belles penfées qu'ils ont trouvé faulïès
dans la fuite , néanmoins ils n'ont pas eu toutes celles
qu'on peut avoir j &qu'ainfiil Te peut bien faire , que
d'autres auront mieux rencontré qu'eux. Er il n'cft
^ pas nécefTaire abfolument parlant, que ces autres
aycnt plus d'efprit qu'eux , fi cela les choque , car il
fuffit qu'ils ayent été plus heureux. On ne leur fait
point de tort , quand on dit qu'on fçait avec é vidence
'ce qu'ils ignorent , puifqu'on dit en même tems que
pluiîeurs iiécles ont ignoré les mêmes véritez > noa
pas faute de bons efprits , mais parce que ces bons ef-
prits n'ont pas bien rencontré d'abord.
Qu'ils ne fe choquent donc point, fi on voit clair,
& fi on parlecomme l'on voit. Qu^ils s'appliquent à
ce qi^'on leur dit, fi leur efprit eft encore capable d'ap-
plication après tous leurs égaremens , & qu'ils jugent
enfiiite, il leur eft permis: mais qu'ils fe tailent s'ils ne
veulent rien examiner. Qu'ils raflent un peu quelque
réflexion , fi cette réponfe qu'ils font d'ordinaire fur
la plupart des choies qu'on leur demande : on ne fçait
pas cela : perfonnc nelçait comment cela fè fait , n'eli
,,# pas
DE LA VERITE'. Livre IL ï-k;
pas une reponjfe peu judicieufè , puifque pour k faire, CHA?i
il faut de ne'celnte' qu'ils cr oyent (çavoir tout ce que les VHL
hoiximes fçavent , ou tout ce que les hommes peuvent
fçavoir. Car s'ils h'avoient pas cette penfe'e-là d'eux-
mêmes , leur re'ponfè {èroit encore plus impertinente*
Et pourquoi trouvent-ils tant de difficulté à dire , je
n'enfcai rien , puilqu'en certaines rencontres ils tom-
bent d'accord qu'ils ne fcavent rien : & pourquoi faut-
il conclure que tous les hommes lont des ignorans-, à
caufe qu'ils font inte'rieurement convaincus > qu'ils^
fonteux-mêmes èits ignorans ?
Il y a donc trois fortes de perfonnss, qui s'appli-
quent à l'e'tude. Les uns s'entêtent mal à propos de
quelque Auteur y ou de quelque fcience inutile, ou
fàu/îè. Les autres fè préoccupent de leurs propres fan-
taifies. Enfin les derniers, qui viennent d'ordinaire
des deux autres, font ctux qui s'imaginent connoître
tout ce qui peut-être connu ; & qui perfiiadez , qu'ils
ne Icavent rien avec certitude,concluent crene'ralement
qu'on ne peut rien fçavoir avec évidence, & regardent
toutes les chofes qu'on leur dit comme de fimples opi-
nions.
Il cft Êcile de voir , que tous Tes deTauts de ces trois
fortes de perfonnes dépendent des propriétez de l'i-
magination, qu'on aexpliquées dans les Chapitres X?
& XI. & principalement delà première : Que tout ce-
la ne leur arrive que par des préjugez, qui leur bou-
chent l'efprit , & qui ne leur permettent pas d'apper »
ce voir d'autres objets que ceux de leur préoccupation*
On peut dire que leurs préjugez font dans leur efprit ,
ce que les Miniftres des Princes font à l'égard de leurs-
Maîtres. Carde même que ces perfonnes ne permet-
tent autantqu'ils peuvent, qu'a cç,\xx qui font dans-
leurs intérêts, ou qui ne peuvent les dépolfeder de leur
faveur, dépariera leurs Maîtres. Ainfî les préjugez
de ceux-ci ne permettent pas,que leur efprit regarde fi-
xement les idées des objets toutes pures & iàns mélan-
ge : Mais ils les déguifènt ; ils les couvrent de leurs li-
i?rées i & ils les lui préieatent aiafi toates ma(quées,dc
^^6 DE LA RECHERCHE
Ghap» forte qu'il eft très-difficile qu'il lè.de'trompe & qu'il"
yill. reconnoilTe/ès erreurs.
£hap.
e H A P I T R E IX.
î. Des éfpritsejfeminex. IL Des ej^rits fuperficiels.
III. Des perjonnes d'autorité. V^ .De ceux qtii font -
des expériences»'
c
E que nous venons de dire {uffit ce me fèmbic,
pourreconnoîtreen ge'ne'ral quels font les dé-
fauts d'imagination des perfonnes d'étude , Se les er-
reurs aulquelies ils font le plus fujets. Or comme il '.
n'y aguéres, queces peribnnes là qui (e mettent en .
pein e de chercher h vérité,& mêmes que tout le mon-
des'en rapporteàeux j il (èmbîe qu'on pourroit finir
ici cette féconde Partie, Cependant il efl à. propos de
dire encore quelque chofè des erreurs écs autres hom-
mes ; parce qu'il ne fera pas- inutile d'en être averti.
/.■ Tout ce qui flatte les fcns nous touche extréme-
Des ef. ment, & tour ce qui nous touche,nous applique à pro*
frits ef- portion qu'il nous touche. Ainfi ceux , qui s'aban-
femfneiz. donnent à. toutes fortes de divertilîemens tres-fènfi*
bles & tres-agr cables j ne font pas capables de pénétrer
des "véritez qui renferment quelque difficulté confîdé-
rarie , parce que la capacité de leur efpritqui n'eft pas
infinie efl toute remplie de leurs piaifirs, ou du moins .
tliQ en eft fort partagée»
La plupart des grands , des gens de Cour , des per-
lonnes riches, des jeunes gens,& de ceux qu'on appel-
le beaux eiprits étant dans des diyertifîemcns conti-
nuels j ôc n'étudiant que l'art de plaire par tout ce qui
flatte la conctîpifcence & les lèns ; ils acquièrent peu-
à, peu une telle délicateflé dans ces chofes, ou une te! le
mollelle j qu'on peut dire. fort fouvent que ce font
plL-rôt des efprirs eitéminez, que des efprits fins>com-
meilsleprétendï^nt. Car il y a bien de la différence,
eDxreiâ veïicabk . liiaeilè de i'efprit & U mollefie,
^W-
qUQÀ
DE LA VERITE'. Livre II. 117
quoi que l'on confonde ordinairement ces deux cho- Chap.'
as. " IX,^
Lesefprits fins fonrceux,qui remarquent par la rai^
fbn ju(quesaux moindres dilFe'rences des chofes 5 qui
preVoycnt les effets qui dépendent des caulès caciie'es,
peu ordinaires & peu vifibles ; enfin ce font ceux qui
pe'ne'trent davantageks fujets qu'ils confide'rent.Mais ■
Jesefprits mous n'ont qu'unefaufle delicatefTe: ils ne ~
font#iivifsniperçans:iIs nevoyentpas les effets des
caufes même les plus grolîie'res & les plus palpables:
eftfîn ils ne peuvent rien embrafïêr ni rien pe'ne'trer,
mais ils font extrêmement de'licats pour les manie'res.
Un mauvais mot , un accent de Province , une petite
grimace les irrite infiniment plus qu'un amas confus
de méchantes raifbns. Ils ne peuvent reconnoîtrc le
défaut d'un raifonnement , mais ils fèntent pai-faircf
ment bien une faufTe mefùre & un gefte mal réglé. lEn
un mot) iis ont une parfaite intelligence à^s chofès
fènfîbles, parce qu'ils ont fait un ufàge continuel de
leurs fèns : mais iis n'ont point la véritable intelligen-
ce des chofès qui dépendent delà raifon, parce qu'ils
n'ont prefque jamais fait tifàge de la leur.
Cependant ce font ces fortes de gens, qui ont le plus
d'eftime dans le monde, & qui acquièrent plus facile-
ment la réputaticn de bel efprit. Car lorlqu'un hom-
me parle avec un air iibrc'^ dégsigé ; que fes e.\-pref-
fi'onsfontpures&bienchoifies; qu'il iè ièrt defigu*
rcs qui fïattentles fens, & qui excitent les pafHons d'u-
ne manière imperceptible : quoi qu'il ne dife que des
fottifês j & qu'il n'y ait rien de bon , ni rien de vrai fous -
ces belles paroles jC'eft fïiivant l'opinion commune un .
htl efprit, c'eft un efprit lin , c'eft un efprit délié. On
ne s'âpperçoit pasque c'eft feulement un efprirmôû & '
efféminé, qui ne brille que par de faufïes lueurs, Se qui ■
xî'e'claire jamais: qui ne perfuade que parce que nous '-
avons des yeux , & non point parce que nousavons de -
la raifon,
Aurcfte l'on ne nie pas que tous les hommes ne fe
fentent de cette foibieile , que l'on vient de remarquer ^
11? DE LA RECHERCHE
Chap. en quelques-uns d'entr'eux. Il n'y en a point dont
IX^ l'efork ne (bit touche' par les imprelîions de leurs fens
& de leurs paiTions j & par conféquent qui ne s'arrête
quelque peu aux manières. Tous les hommes ne dif-
fe'rent en cela que du plus & du moins. Mais la raifbn
pour laquelle on a attribué ce défaut à quelques-uns
en particulier , c'eft qu'il y en a qui voyent bien que
c'eft un défaut & qui s'appliquent à s'en corriger. Au
Jieuque ceux , dont on vient de parler , le regardent
comme une qualité fort avantageufe. Bien Icia de re-
connoître que cette faulle delicatefTe eft l'effet d'une
molefFe efféminée , & l'origine d'un nombre infini de
nialadies d'efprit i ils s'imaginent que c'eft un effets
une marque de la beauté de leur génie.
II. On peut joindre à ceux dont on vient de parler, ua
Des ef- fort grand nombre d'écrits fuperficiels, qui n'appro-
p'its (u- fbndifîent jamais rien, & qui n'àpperçoivcnt que con*
ferScieh fulèment les différences des choies : non par leur faur
te, comme ceux dont on vient de parler, car ce ne (ont
point les diverdiîèmens qui leur rendent l'efprit pe-
tit , mais parce qu'ils font naturellement petit. Cette
petiteilè d'efprit ne vient pas de la nature dcl'ame,.
comme on pourroit fè l'imaginer : elle eft caufée,
(quelquefois par une grande difette ou par une grande
lenteur des efprits animaux, quelquefois par l'infle-
xibilité des fibres du cerveau,, quelquefois auffi par
«ne abondance immodérée des efprits & du ûng, ou
par qiKÎqu'autre chofe c^u'il n'eft pas néceffaire de
içavoir.
Il y a donc des efprits de deux fortes. Les uns re-
marquent ailément les différences des chofcs , & ce
font les bons efprits. Les autres imaginent & fuppO'-
lent de la relîèmblance entr 'elles , & ce font les eftrits-
luperficicls. Les premiers ont le cerveau propre a re-
cevoir des traces nettes & diftin<fles des objets qu'ils,
eonfîdérenc : & parce qu'ils font fort attentifs aux
idées de ces traces > ils vcyent ces objets comme de:
]^rés, & rien ne leur échappe. Mais les efprits fuperfi-
ciels n'en reçoiveat que des traces foibles ou confufès.
,• lis.
DE LA VERITE'. Livre II. izf
Ils neles voyentquecommeenpafianr, deloin&fort Chap..
confùfément 5 de Ibrte qu'elles leur paroifîent fcmbla- ix»
bles, comme ks vifâges de ceux que l'on regarde de
trop loin parce que refprit fuppole toujours de la ref-
femblance & de l'égalité , où il n'eft pas obligé de re-
connoître de différence & d'inégalité , pour les raiibns
que je dirai dans le uoiïïéme Livre.
La plupart de ceux qui parlent en public , tous ceux
qu'on appelle grands parleurs , & beaucoup même
de ceux qui s'énoncent avec beaucoup de facilité, quoi
qu'ils parlent fort peu , (ont de ce genre. Car il eft ex-
trêmement rare que ceux qui nvéditent férieufèmenr,
puifîcnt bien expliquer les choies qu'ils ont méditées^
D'ordinaire ils nefitent quand ils entreprennent d'en.
parler, parce qu'ils ont quelque fcrupule de fc fèrvir
de termes qui réveillent dans les autres une fauife idée...
Ayant honte de parler fimplement pour parler , com-
me font beaucoup de gens qui parlent cavalièrement
de toutes choies , ils ont beaucoup de peine à trouver
des paroles qui expriment bien des penie'cs qui ne font
pas ordinaires.
Quoi qu'on honore infiniment les perfonnes de IlL
piété , les Théologiens, les vieillards , & générale- Des fer-
ment tous ceux qui OLt acquis avec juftice beaucoup Jonnes
d'autorité fur les autres hommes j cependant ou croit d'auto/-
être obligé de dire d'eux, qu'il" arrive louvent qu'ils rite,
fè croyent infiilliblcs , à caule que le monde les écou-
le avec relpeil j qu'ils font peu d'ulàge de leur elprit
pour découvrir les veritez {peculatives 3 & qu'ils con-
damnent trop librement tout ce qu'il leur plaît de
condamner , (ans l'avoir confîderé avec allez d'atten-
tion. Ce n'eft pas qu'on trouve à redire, qu'ils ne
s'appliquent pas à beaucoup de Iciences qui ne (ont pas
fort nécefïàires: il leur eft permis de ne s'y point ap-
pliquer, & mêmes de les me'priler j mais ils n'en doi-
vent pas juger par fàntaifie ,. & fur des (bupçons mal^
iondez. Car ils doivent confidérer que la gravité avec
laquelle ils parlent, l'autorité qu'ils ont acquiie fur--
t' elprit des autres ,& la coutume q^u'ils oiitde confir-
mer-
25© DE LA RECHERCHE
mer ce qu'ils difènt par quelque paiîàge de la Sainte-
Ecriture , jetteront infailliblement dans l'erreur ceux
qui les e'coutent avec rejFpeâ: , & qui n'e'cant pas capa -
blés d'examiner les choies à fond , felailTent furpren-
dre au v manières & aux apparences .
Loifque l'erreur porte les livrées de la ve'rite' , elle
eftlbuventplusrefpedéequela ve'rité même, ôc ce
faux relpeda des fuites très dangereufès. PeJJima. res
eft erroriim apotheofis , &" pro pejle inteUe^us habenda
ejiyÇi vanîs accéda fveneratio. Ainiî lorfque certaines
perfonnes , ou par un faux zèle, ou par l'amour qu'ils
onteus pour leurs propres penfécs,(e fontfèrvis del'E-
criture Saintej pour établir de faux principes de Physi-
que,ou quelques autres femblables, ils ont e'te' fouvent
écoutez comme des oracles par des gens qui les ont
crû fiu' leur parole, à caufe du refpeâ: qu'ils dévoient à
l^Autorité làinte : mais il eft auffi arrive' , que quelques
cfprits mal faits ont pris fujet de là de me'prifèr la Re-
ligion . De forte que par un renverfement étrange l'E-
criture-Saintea été cautè de l'erreur de quelques uns;
& la vérité a été le motif & l'origine de l'im^pieté de
quelques autres. 11 faut donc bien prendre garde , dis
l'Auteur que nous venons de citer de ne pas chercher
hs choies mortes avec les vivantes , & de ne pas pré-
tendre par Ion propre e{prit découvrir dans la Sainte
Ecriture ce que le S. Efprit n'y a pas voulu déclarer.
jEx dhinorum , C humanorum malefana. admixtione^
continuë-t'il , nonfolufneduciturphilofophiaphantajH^
ca, fcdctiam 'B^lmo hceretica. Itaque Jalutare admo-^
dam e(l fi mente /obrïafideitantum dentur , qudsjïdeifunt.
Toutes Jes perlonnes donc qui ont autorité fur les au-
tres , ne doivent rien décider qu'après y avoir d'autant
plus penfé , que leurs décidons font plus fuivies : & les
Théologiens principalement doivent bien prendre
garde à nepoint faire méprifer la Religion par un faux
zèle , ou pour fe faire eftimer eux-mêmes , & domier
r_ cours à leurs opinions. Mais parce que ee n'eft pas à
^r^j '■ • 9 moi à leur dire ce qu'ils doivent faire , qu'ils écoutent
S.. Thomas leur Maître qui étant- interrogé par fon
li^ Géiiéxai .
DE LA VERITE'. Liyre IL 151
G.'iiéfâlpourfçavoir fon fentiment fur quelques ar- Chap
ticles , lui répond par Saint Auguftin en ces ter- jx, '
mes.
MultumautemnocH H eft bien dangereux de
parler décifivement fiir des
matie'resquinefbnt point de
la foi , comme fî elles en e'-
toient. Saint Auguftin nous
l'apprend dans le cinquie'me
livre de fès Confejjions. Lorf-
que Je voi, dit-il, un Chrétien,
ui ne fçair pas le fentiment
es Philolbphes touchant les
Cieux, les étoiles, & les mou-
vemens du Soleil & de la Lu-
ne , & qui prend une chofè
pour une autre, je le laiffe dans
fès opinions , & dans fes dou-
tes: car je ne voi pasquel'i--
gnoranceoiiil eft de lafitua-
tion àçs corps, & des diitérens
arrangemens de la matière lui
puilTe
talia quce adpietatis do-
âirinam nonJpeâant,vel
aferere vel negare^qua.-
Jipertinentia adfacram
doSlrinam. Dicit enim
ç^ug, in 5 . Confefj'.cum
audio Chri^ianum ali-
quemfratrem l'fia , quce
Fhilofophide cœio , ant
fîellis , Cr de fohs O'
lun£ motibus dixerunt-i
nefcientem-,0^ aliudpro
alio jenîientem , patien-
ter intueor opinant em
hominèm « nec illi ohepe
video-, cum dete^Doir.i-
ne Creator omnium no-
jlrum , non credat indi-
gna , fi forte fitus , O"
hahitus creaîurs corpo-
ralis ignoret. Ohefl au-
tem-yji hduc ad ipfam do-
nuire , pourvu qu'il
n'ait pas des fentimens indi-
gnes de vous, ô' Seigneur , qui
nous avez tous créez. Mais il
ârinam pietatis perîi- fefaittorr,s'ilfeperfuadeque-
Titre arbitreîur-, CTper- ces chofes touchent la Reli-
tinadus afjirmare au^ gion , & s'il eft allez hardi
âcat quod ignorât .(^od pour afTurer avec opiniâtreté"
autem obft , manifeliat ce qu'il ne fçair point. Le mê-
cJug.in I . fut er Genef. me Saint explique encore plus
adlitteram. Turpeell; clairement fa penfée fur ce fu*
induit, nimis, Crperni- jet,dansle i. liv. de l'explica-
dofum , ac maxime ca- tion littérale de la Genele , en
yendum^ut Chrijlianum ces termes. Un Chrétien doit
de his rébus quafîfecun- bien prendre garde à ne point
dum chriflianas lit tcras parler de ces choies , corn me fi
loijuentem , ita ddiran elles étoi-ent de la Sainte Ecri-
tures-
1^1 DE LA RECHERCHE
ture : car un infideile , qui lui quilihet inficlelis au^
enteadrcit dire des excrava- 2iat , ut quemadmo-
gan ces , qui n'auront aucune dum dicitur toto cœlo
apparence de vente' , ne pour- errare co?i/hiciens , ri-
roit pas s'empêcher d'en rire, /ùm tenere vix pojjit.
Ainfi le Chrétien n'en rece- Et non tamen melepum
vroit que delà confufion, Se ejl cfuod errms homu
l'infïdelleenferoit mal édifie', yideatur.fed quodtyîu-
Toutefois ce qu'il y a de plus tores nojlri ab- eis qui
fâcheux dans ces rencontres, forisfunt , talia Jètifijfe
n'eft pas que Ton voye qu'un creduntur , & cum ma-
hom.me s'eft trompe ; mais gno eorum exitio , de
c'eft que les injfîdelles que quorum falute Jatdgi-
nous tachons de convertiras 'i- mus-, tanquam indoéii
maginentfauflèment &pour reprehenduntur atque
leur perte ine'virable> que nos rejfuuntur. Unde mi-
Auteurs, ont des fentimens hi videtur tutius effet
aufll extravagans , de forte ut hdce quce Phiiofophi
qu'ils les condamnent , & les communes fenferuntjO*
mépriient comme des igno- nojlnz jidei non repw-
rans.ileftdonccemefèmble gnant -, neque ejfe fie
bien plus à propos de ne point afjerenda , ut dogma^
afTurer comme des dogmes de tafidei , licet aliquan-
la foi des opinions commu- do fuh nomine Philofi-
ne'ment receuës des Philofo- fhorum introducantury
phes j lefquelles ne font point neque fie ejle neganda.
contraires à nôtre foi ? quoi tanquam fidei contra'-
qu'on puifTefeferTir quelque ria, nejhpientibushu"
ibis de l'autorité des Philolb- jus mundi contemnendî
phes pour les faire recevoir. Il doârinam fidei occafioi
nefautpointaufïï rejetter ces ^rxbeasttr.
opinions , comme étant con-
traires à nôtre foi , pour ne
point donner de fu jet aux Sa-
ges de ce monde de méprifer
ks véritez fàintes de la Reli-
gion Chrétienne.
La plupart des hommes fourfî ne'gligens & fi âé~
laiioniiâbiçs, qu'ils lic font point de difcernenient en-
DE LA VERITE'. Livke IL i^j
trc ia parole de Dieu & celle des hommes , Ior{qu*elles Ch Ap»
/ont jointes en {èmble: de (orte qu'ils tombent dans IX,
l'erreur en les approuvant toutes deux , ou dans l'im-
piété'en les mépriûnt indifFe'remment. Il clï encore
hkn facile de voir la caufè de ces dernières erreurs , &
qu^elles dépendent de la liaiibn des idées expliquée
dans le Chap» XI. & il n'eft pas nécelTaire de s'arrêter
à l'expliquer davantage. j^r
Il iembls à propos de dire ici quelque chofe des p^ ^^^j^
Chymiftes , & ge'ne'ralement de tous ceux qui em- qui font
ploient leur tems à faire des expe'riences. Ce font ^es ex-
des gens qui cherchent la ve'rité: on (îiit ordinaire- p^îg^çff
ment leurs opinions fans les examiner. Ainfi leurs er- "
leurs font d'autant plus dangereufès , qu'ils les com-
muniquent aux autres avec plus de facilite'.
Il vaut mieux fens doute e'tudier la nature que les
livres , les expériences vifibles & fènfîbles prouvent
certainement beaucoup plus que les railbnnemens des
hommes ; & on ne peut trouver à redire que ceux qui
font engagez par leur condition à l'étude de la Phyfi-
que, tachent de s'y rendre habiles par des expériences
continuelles, pourvu qu'ils s'appliquent encore da-
vantage aux fciences qui leur font encore plus nete^
fàires. On ne blâme donc point la Philolbphie expé-
rimentale , ni ceux qui la cultivent , mais feulement
leurs défauts.
Le premier eft, que pour l'ordinaire ce n'eft point
laluiiniére delà railbn qui les conduit dans l'ordre de
leurs expériences , ce n'eft que le hazard : ce qui fait
qu'ils n'en deviennent guéres plus éclairez ni plus fça-
vans, après y avoir employé beaucoup de tems & de
bien.
Le(econdcft , qu'ils s'arrêtent plutôt à des expé-
riences curieufes & extraordinaires , qu'à celles qui
font les plus communes. Cependant il eft virible,que
les plus communes étant les plus fimples , il faut s'y
arrêter d'abord avant que de s'appliquer à celles qui
font plus compofées , & qui dépendent d'un plus
grand nombre de caufes.
Le
154 DE LA RECHERCHE
te froifîeme eft, qu'ils cherchent avec ardeur &
avecafïèz de foin les cxpe'riences qui apportent du pro-
fit , & qu'ils négligent celles qui ne fervent qu'à éclai-
rer l'elprit.
Le quatrième eft ^ qu'ils ne remarquent pas avec â-Ç-
fez d'exaditude toutes les circonftîinces particulières,
comme du tems , du lieu > de la qualité des drogues
dont ils fefervent ; quoique la moindre de ces circon-
ftances fbit quelquefois capable d'empêcher l'eflet
^u'on eipére. Car il faut obferver que tous les ter--
mes dont les Phyficiens fe fervent font des équivo-
ques : & que le mot de vin par exemple fignihe au-
tant de cnofes différentes qu'il y a de différens
terroirs , de différentes manières de faire le vin &
^e le garder. De forte qu'on peut mêmes dire en gê-
nerai , qu'il n'y en a pas deux tonneaux tout-à-fait
ièml) labiés ; & qu'amfi quand un Phyfîcien dit ; Pour
feire telle expérience prenez du vin , on ne fçait que
tres-con fiifément ce qu'il veut dire . C'eft pourquoi il
lâut ufer d'une très-grande circonfpeâ:ion dans les ex-
périences j & ne delcendre point aux compof ées , que
lorfqu'on a bien connu la raifbn des plus fimplcs $c
des plus ordinaires»
Le cinquième eft, que d'une feule expérience ils en
tirent trop de confequenccs . Il faut au contraire pref^
que toujours plufieurs expériences pour bien conclure
une fèuIe chofe ; quoiqu'une feule expérience puilTe
aider à tirer plufieurs conclufîons.
Enfin la plupart des Phyficiens & des Chymiftes ne
confîdérent que les effets particuliers de la nature : ils
ueremontentjamais aux premières notions des cho-
fes qui compofènt les corps. Cependant il eft indubif
table ^ qu'on ne peut connoitre clairement & diftin •
(bernent les choies patrticulières de laPhyfiquc , fi on
ne polfede bien ce qu'il y a déplus général, & fi on ne
s'élève mêmes jufqu'au Metaphyfique. Enfin ils man»
quent fbuvent de courage & de conf tance , ils fe laffent
à caulede la fatigue & de la dépenfe. il y a encore
beaucoup d'autres. défauts dans les peribnnes dont
/?* ilOlK
DE LA VERITE'. Livre H. 155
nous venons de parler , maison ne pre'tend pas tout Chap^
dire. IX.
Les caufcs des fautes qu'on a remarquées font le peu
d'application , les proprietez de l'imagination expli^
que'es dans les chapitres X . & XL & de ce qu'on ne ju-
ge de la différence des corps & du changement qui
leur arrive que par les fènfàtions qu'on en a , fclon ce
qu'on a expliqué dans le premier Livre.
R©r.
»3«
TROISIEME PARTIE
DE L^ COMMUNICATION
contagieufe des imaginations fortes.
CHAPITRE PREMIER.
I. T>eUdi(^ofitionquenous avons à imiter Us autres en
tsutes chojes , laquelle e[l l'origine de la communication
des erreurs qui dépendent de la puîjjance de l'imagina-
j'a' r^' ^^^^ <^^^fes principales qui augmentent cette
dijpofition, Hl. Ce que c'e(l qu'imagination jorte. IV.
Ça'ilyenadeplufieurs fortes. Des fous O- de ceux
^ui ont l'imagination forte dans le fens qu'on l'entend
ICI. V. Deux défauts confidérables de ceux qui ont l'i-
magination forte. YLDe laùttiffance qu'ils ont deper-
fuadçrCTd'impofer. ' ^^ ^ ^ -
Prés avoir expliqué la nature de l'i-
magination , les ^défauts aur^uels
elle eft fujette , & comment nôtre
propre imagination nous jette
dans r erreur> il ne refte plus à par-
ier dans ce fécond Livre , que de la
communication contagieufe à^
imaginations fortes, je veux dire de la force que cer-
tains esprits ont fur les autres pour Us engager dans
leurs erreurs.
Les imaginations fortes font extrêmement conta-
gieufès : elles dominent fur celles qui font foibles : el -
les leur donnent peu-à peu leurs mêmes tours, & leur
impriment leuts caradcres , Ainfi les hommes d'idées.
DE LA VERITE'. Livre II. 1^7
& d'une imagination forte & vigoureufè e'tant tout-à- Chap^
fiit de'raifbnnables j il y a tres-peu de caufes plus ge'né- I,
raies des erreurs des hommes , que cette communica-
tion dançereufè de l'imagination.
Pour concevoir ce que c'eft que cette contagion, &
comment elle fe tranfmet de l'un à l'autre , il faut fça-
voir que les hommes ontbefbin les uns des autres j &
qu'ils (ont faits pour compolèr enfèmble plusieurs
corps , dont toutes les parties ayent entr'elles une mu-
tuelle correfpondance. C'ell pour entretenir cette
union, que Dieu leur a commande' d'avoir de la chari-
té les uns pour les autres. Mais parce que l'amour pro-
pre pouvoir peu-à- peu éteindre la charité', & rompre
ainli le nœud de la fbcieté civile ,- il a été à propos pour
là confèrver que Dieu unîtencore les hommes par des
liens naturels , qui fiib(ill:anent au défaut de la chari-
té , & qui pûlTent mêmes la défendre contre hs efforts
de l'amour propre.
Ces liens naturels , qui nous font communs avec les
bêtes , confiffent dans une certaine difpofition du cer-
veau qu'ont tous les hommes , pour imiter quelques-
uns de ceux avec lesquels ils converfent , pour former
les mêmes jugemens qu'ils font , & pour entrer dans
les mêmes pa(fions dont ils (ont agitez. Et cette difpo-
fition lie d'ordinaire les homraes le: uns avec les autres
beaucoup plus étroitrementqu'une charité fondée fur
la raifbn , laquelle charité ell afiezrare.
Lors qu'un homme n'a pas cette dirpolîtion du cer-
veau pour entrer dans nos fèntimens & dans nos paf^
fions , il eft incapable parla nature de fè lier avccnous>
& de faire un même corps : il relTemble à ces pierres ir-
réguliéres, qui nepeuvent trouver leur place dans un
bâtiment , parce qu'on ne les peut joindre avec les
autres.
Odermt hiîarem trijies-i triftemqueiocofî
Sgdatum celer es ^ agilemgnayum^ue remiffl*
Il &utplus de verni qu'on ne penfe , pour ne pas
rom-
ÎL58 DE LA RECHERCHE
Chap, rompreavec ceux qui n'ont point d'égard à nos paP-
I. jfîons , & qui ont des fcntimens contraires aux nôtres.
Et ce n'ert pas tout- à fait iàns raifon j car lors qu'un
homme a ni jet d'être dans la triftefle , ou dans la joie>
c'eft lui infulter en quelque manière que de ne pas en-
trer dans fèsfentimens. S'il efttrifte on ne doit pasfc
preïenter devant lui , avec un air gai & enjoiié , qui
marque de la joye, & qui en imprime les mouvemens
avec effort dans fon imagination j parce que c'eft k
vouloir Gter de l'e'tat qui lui eft plus convenable & le
plus agréable ; latrillefTc mêmes étant la plus agréable
de toutes les palfions , à un homme qui fouffre quel-
que mifére.
^^- Tous les hommes ont donc une certaine difpofî-
Deux tion du cerveau, qui les porte naturellement à fè com-
caufes pofèr de la même manière , que quelques-uns de ceux
pwicipa- avec qui ils vivent. Or cette difpoi^tion a deux caufès
les qui principales qui l'entretiennent, Ôc qui l'augmentent.
(lugmen- L'une efl; dans l'ame,& l'autre dans le corps. La pre-
îentU miére conflfte principalement dans l'inclination,
di/pofi- qu'ont tous les hommes pour la grandeur & pour l'é-
tlonque Icvation. Car c'eft cette inclination qui nous excite
nous {ècrerement à parler, à marcher, à nous habiller,. & à
avons a prendre l'air des perfcnnes de qualité. C'eft la fburce
imiter des modes nouvelles,dci'mftabilitédes langues vivan- .
les au- tes, & mêmes de certaines corruptions générales des
très. mc3eurs. Enfin c'eft la principale origine de toutes ies
nouveautez extravagantes & bizarres , qui ne font
point appuyées fur la raifon , mais lèulement fur la
fantaiiie des hommes .
L'autre cauiè qui augmente la diipofition que nous
avons à imiter les autres de laquelle nous devons prin-
cipalement parler ici ,con(ïfte dans une certaine im^
///. prcflion que les pcrfonnes d'une imaginauon forte
Ce que font fur les efprits foibles , & fur les cerveaux tendres
c'efi^ & délicats.
qu'ima- /'encens par imagination forte & vigoureufe cette
girMion conftitucion ciu cerveau , qui. le rendcapabiedevefti-
JQïte. ges & de/,i5ces extrêmement; profondes , S^ qui rcm-
pijiieut
DE LA VERITE'. Livre IL 139
piiiïentteliemenc la capacité de l'ame , qu'elles l'em- Chap,
pèchent d'apporter quelque attention à d'autres cho- I.
£es , qu'à celles que ces images repre'fentent.
Il y a de deux lortes de perfbnnes , qui ont l'imagi- jjr
nation forte dans ce fèns. Les premières reçoivent ces II y ^^ ^
profondes traces par l'imprelTion involontaire & de'- de deux
réglée des elprits animaux 5 & les autres , defqueis on fortes.
veut principalement parler, les reçoivent par la difro-
fïtion qui fè trouve dans la fiibftance de leur cerveau.
Il eft vifîble que les premiers font entièrement fous,
puifqu'ils font contraints par l'union naturelle qui eft
entre leurs idées & ces traces , de penfèr à des chofès
aufq uelles les autres avec qui ils converfont ne penien t
pas: ce qui les rend incapables de parler à propos, &
de répondre jufte aux demandes qu'on leur fait.
Il y en a d'une infinité de fortes qui ne différent que
du plus & du moins : & l'on peut dire que tous ceux
qui font agitez de quelque pafiîon violente font de leur
nombre , puifque dans le tems de leur émotion les eC
prits animaux impriment avec tant de force les traces
& les images de leur paffon, qu'ils ne font pas capa-
bles de penfèr à autre chofe.
Mais il faut remarquer, que toutes ces fortes de per*
fonnesnefontpas capables de corrompre l'imagina-
tion des efprits mêmes les plus foibles, & des cerveaux
les plus mous & les plus délicats pour deux raifons
principales. La première , parce que ne pouvant ré-
pondre conformément aux idées des autres , ils ne
peuvent leur rien perfuadcr: & la féconde, parce que
le dérèglement de leur efprit étant tout-à-fàitfènfibic,
on n'écoute qu'avec mépris tous leurs difcours.
Il eft vrai néanmoins , que les perfonnes pafTion-
nées nous pafïionnent , & qu'elles font dans nôtre
imagination des imprefïions qui reiTemblent à celles
dont elles font touchées : mais comme leur emporte-
ment eft tout- à- fiit vifîble , on refifte à ces impref^
fions , & l'on s'en défait d'ordinaire quelque tems
-après. Elles s'effacent d'elles mêmes , louf Quelles
ne font point entretenues par la caufè qui les a voit
produi-
t4« DE LA RECHERCHE
Chap. produites : c'cft-à-dire lorfque ces emportez ne font
I, plus en nôtre pre'fènce, & que la vus fenfible des traits
quelâpallionformoitfurleurvifagc, ne produit plus
aucun changement dans les fibres de nôtre cerveau, ni
aucune agitation dans nosefprits animaux.
Je n'examine ici que cette forte d'imagination for-
te &vigoureufe, qui confifte dans une difpofition du
cerveau propre pour recevoir des traces fort profon-
des des objets les plus foibles & les moins agiflans.
Ce n'eft pas un défaut que d'avoir le cerveau propre
pour imaginer fortement les chofes , & recevoir des
images tres-diftindes & très -vives àcs objets les
moins confidérables -, pourvu que l'ame demeure ton -
jours la maîtrelïe de l'imagination, que ces images
s'impriment par Ces ordres , & qu'elles s'effacent
quand il lui plaît rc'cft au contraire l'origine de la fi'
neffe,&deIaforcede l'eiprit» Mais lorlque l'imagi-
nation domine fur l'ame , & que fans attendre les or-
dres de la volonté, ces traces fè forment par la difpofi-
tion du cerveau, & par Tadion des objets & des cf^
prits, il eft vifîble que c'eft une tres-mauvaifè qualité
ôc une efpéce de folie. Nous allons tâcher de faire
connoître le caractère de ceux qui ont l'imagination
de cette forte.
Ilfautpourcelafèfôuvenirquela capacité de VeC-
prit cft tres-bornéc i qu'il n'y a rien qui remplifiè Ci
fort fa capacité que les fènfations de l'ame , & généra-
lement toutes les perceptions des objets qui nous tou-
chent beaucoup j & que les traces profondes du cer-
veau font toujours accompagnées de fenûtions, ou de
J^. ces autres perceptions qui nous appliquent fortement» .
Deuxt^.é- Car par là il elt facile de reconnoître les véritables
fauts cô- caradléres de l'efprit de ceux qui ont l'imagination
jîdéra.. forte.
blés de Le prcmier,c' cft que ces perfonnes ne font pas ca-
ceux qui pables de juger fainement des chofès qui font un peu
ont l'i- difficiles & embarafiees : Parce que la capacité' de leur
magina- eïpric étant remplie des idées qui font liées par la natu-
tionforte re à ces ttiCs trop profond es, ils n'ont pas la liberté
de
DE LA VERITE'. Livre H. 141
depenfcràplufîeurschofesenméme tems. Or dans Chai?,
les queftions compofces , il faut que l'efprit parcoure I,
par un mouvement prompt & fubit ks idées de beau-
coup de chofes , & qu'il en reconnoifle d'une ïîmple
vue tous les rapports & toutes les liaifonSjqui iont ne-
ce /ïàires pour re'fcudrc ces queftions.
Tout le monde fçait par fa propre expe'rienccjqu'on
n'eft pas capable de s'appliquer à quelque vc'rité dans
le tems qu'on (ènt quelque douleur un peu force parce
qu'alors il y a dans le cerveau de ces traces prof ondes
qui occupent la capacité' de l'efprit. A infi ceux de qui
nous parlons ayant des traces plus profondes des mê-
mes objets que les autres , comme nous lefuppofbns,
ils ne peuvent pas avoir autant d'e'tenduë d'efprit , ni
embrafîèr autant de chofès qu'eux. Le premier défaut
de ces perlbnnes eft donc d'avoir l'efprit petit,&: d'au-
tant plus petit, que leur cerveau reçoit des traces plus
profondes des objets les moins confidérables.
Lefecoiùd défaut c'eft qu'ils font vifionnaires,mais
d'une manière délicate, &c affez difficile à reconnoîtrc.
Le commun des hommes ne les eflime pas vifiounai-
res i il n'y a que les efprits juftes & éclairez , qui s'ap-
perçoivent de leurs vidons , & de l'égarement deleuc
imagination.
Pour concevoir l'origine de ce défaut, il faut
encore fè fbuvenir de ce que nous avons dit dés
le commencement de ce Second Livre , qu'à l'é-
gard de ce qui fè palTe dans le cerveau , les fcns
& l'imagination ne différent que du plus & du
moins: & que c'eft la grandeur & la profondeur des
traces qui font que l'ame fênt les objets 5 qu'elle les
juge comme préfens& capables de la toucher j & en-
fin affez procnes d'elle pour lui faire fen tir du plaifîrSc
de la douleur. Car lorîque les traces d'un objet fonc
petites, l'ame imagine feulement cet objet ; elle ne ju-
ge pas qu'il foit prefent 5 & mêmes elle ne le regarde
pas comme fort grand & fort considérable, mais à
mefure que ces traces deviennent plus grandes & plus
profondes, i'ame juge aufïi que l'objet devient plus
L grand
141 DE LA RECHERCHE
Ch Ap. grand & plus confidérable , qw'il s'approche davanta-
I. ge de nous ^ & enfin qu'il eft capable de nous toucher,
& de nous blelîèr.
Les vifionnaires dont je parle ne font pas dans cet
cxcez de foHe, de croire voir devant leurs yeux des ob ^
jets qui font abfèn s : les traces de leur cerveau ne font
pas encore afîcz profondes j ils ne font fous qu'à de-
mi : & s'ils l'étoient tout-à-fait, on n'auroit que faire
de parler d'eux ici j puilque tout le monde fèntant
leur égarement, on ne pourroitpass'ylaifTer trom-
per. Ils ne font pas vifionnaires des Jfens , mais
Iculement vifionnaires d'imagination. Les fous font
vifionnaires des fèns , puifqu'ils ne voyent pas les cho-
fès comme elles font , & qu'ils en voyent feuvent qui
ne font point: mais ceux dont je parle ici font vifion-
naires d'imagination , puifqu'ils s'imaginait ks cho-
ies tout autrement qu'elles ne font, & qu'ils en ima-
ginent même qui ne font point. Cependant il efl e'vi-
dem que les vifionnaires des fens, & les vifionnaires
il'imaginacion ne différent entr'eux qu« du plus & du
moins , & quel'on paffefouvent de l'état des uns àce-
îui des autres. Ce qui fait qu'on fe doit repréfènter la
, inaladie de l'elprit des derniers par comparaison à cel-
le des premiers, laquelle eft plus fenrible,& fait davan-
tage d'imprefîion fur l'efprit : puifque dans des chofès
<]ui ne différent que du plus & du moins , il faut tou-
jours expliquer les moins ièafibles par rapport aux
plus fènfibles»
Le fécond défaut de ceux, qui ont l'imagination for-
te Ôc vigoureufe, eft donc d'être vifionnaires d'imagi-
nation, ou Amplement vifionnaires i car on appelle du
terme de fou ceux qui font vifionnaires des fens. Voici
donc les mauvaifes qualitez des efprits vifionnaires.
Ces efprits font excelïifs en toutes rencontres : ils
relèvent les chofès bafTes; ils agrandifîent les petites,
ils approchent les éloignées. Rien ne leur paroît tel
qu'il eft. Ils admirent tout 3 ils fè récrient fur tout
fans jug^ent, & fans difcernement. S'ils font difpo-
lèz à U oainte par leur complexion naturelle j je veux
dire.
DE LA VERITE; Livre IL ^ 245
dire, fi les efprits animaux (ont en petite quantité', fans chap,
force & fans agitation; ils s'effrayent à la moindre I,
chofè , & ils tremblent à la chute d'une feiiille. Mais
s'ils ont abondance d'efprits & de fàng, ce qui efl plus
ordinaire , ils fè repaifïènt de vaincs cfpe'rancesj & s'a-
bandonnant à leur imagination fe'conde en idées, ils
bâtiffent comme l'on dit , des châteaux en Efpagnc
avec beaucoup de fàtisfaélion & de joïe. Ils font vehe*
ïnens dans leurs pallions, entêtez dans leurs opinions,
toujours pleins & tres-fàtisfaits d'eux-mêmes. Quand
ils Ce mettent dans la tête de pafTer pour beaux eÇrits,
& qu'ils s 'érigent en Auteurs j car il y a des Auteurs
de toutes efpéces, vifîonnaires & autres : que d'extra-»
vagances, que d'emportemens,que demouvemens ir-
re'guliers I ils n'imitent jamais la nature, tout eft affe-
éte', tout eil force', tout eft guindé'. Ils ne vont que
par bonds ; ils ne marchent qu'en cadence , ce ne font
que figures & qu'hyperboles. Lors qu'ils fè veulent
mettre dans la pie'té , & s'y conduire par leur fantaifîe,
ils entrent entie'rement dans l'efprit juif & Pharifien.
Ils s'arrêtent d'ordinaire à l'e'corce, à des cérémonies
exte'rieures, & à de petites pratiques, ils s'en occupent
tout entiers . Ils deviennent fcrupuleux , timides , fii-
perflitieux. Tout efl de foi ; tout eft effentiel chez
eux, horfinis ce qui eft ve'ritablcment de foi , & ce qui
eft elïentiel : car affez fbuvent ils ne'gligent ce qu'il y a
de plus important dans l'Evangile, la juftice , la mife-
ricorde, & la foi , leur efprit e'tant occupé par des de-
voirs moins elTentiels . Mais il y auroit trop de chofes
à dire. Il fuffit pour fè Perfuader de leurs défauts , Se
pour en remarquer plufîeurs autres, de faire quelque
réflexion fiir ce qui le paflè dans les converfàtions or-
dinaires.
Les perfbnnes d'une imagination fbrtc & vigoureufe
ont encore d'autres qualitez, qu'il eft très nécelîàirc
de bien expliquer .Nous n'avons parlé jufqu'à préfènt
que de leurs défauts : il eft trcs-jufte maintenant de
parler de leurs avantages. Ils en ont un entr'autres qui
regarde principalement nôtre fîijet: parce que c'efl
L X par
144 DE LA RECHERCHE
Chap. par cet avantage , qu'ils dominent fur les efprits ordi-
1, naircsj qu'ils les font entrer dans leurs idécsj& qu'ils
leur communiquent toutes les faulTes impremons,
dont ils font touchez,
rr/. Cet avantage confîfte dans une facilite' de s'expri-
Oucc'eux mer d'une manière forte & vive, quoiqu'elle ne foit
ouï o"t pâs naturelle. Ceux qui imaginent fortement les cho-
imaç-i- ^^' ^^^ expriment avec beaucoup de force , & perfua-
noMm ^^"^ ^^^^ ^^^^ ^"^ ^^ convainquent plutôt par l'air &
f-rtevcr- p^il'i'^prefTionienfible , que par la force des raifbns.
fuadenî ^^^ ^^ cerveau de ceux qui ont l'imagination forte re-
f îa/f - "^e^^i^f î comme l'on a dit, des traces profondes des fa '
ment ^^^^ qu'ils imaginent, ces traces font naturellement fui-
vies d'une grande émotion d'efprits, qui difpofe d'une
manière prompte & vive tout leur corps pour expri-
mer leurs penlées. Ainfi l'air de leur vifage, le ton de
leur voix, & le tour de leurs paroles animant leurs ex -
prefîîonsjpre'parent ceux qui les c'coutent & qui les
regardent àfe rendre attentifs, & à recevoir machina-
lement rimprefïîon de l'image qui les agite. Car enfin
unhommequieftpe'ne'tre'de ce qu'il dit en pe'nètre
ordinairement les autres , un pafiionné émeut tou-
jours i & quoique fa rhétorique loit fbuventirregu-
liére, elle ne laifîe pas d'être très perfuafive : parce que
l'aire la manière fè font fentir , & agilTentainfi dans
l'imagination des hommes plus vivement que les dis-
cours les plus forts , qui font prononcez de làng froid j
à caufe que ces difcours ne flattent point leurs lens , &
ne frappent point leur imagination.
Les perfonnes d'imagination ont donc l'avantage
déplaire, de toucher & deperfuader, à caufè qu'ils
forment des images tres-vives & tres-fènfibles de leurs
penfèes. Mais il y a encore d'autres caufes qui contri-
buent à cette facilité qu'ils ont de gagner l'elprit. Car
ils ne parlent d'ordinaire que fur des fujets facdes , &
qui font de la portée des efprits du commun. Ils ne
feierventqued'expreffions&de termes , qui ne ré-
veillent que les notions cûnfufès desfens, kfquelles
iont ?iujours tres-forces & tres^ touchantes-: Us ne
trait-
DE LA VERITE'. Livre II. 14^
tralttent des matières grandes & difficiks , que d'une Chat.
manie're vague & par lieux communs , fans fe hazar- I.
der , d'entrer dans le de'tail & fans s'attacher aux prin-
cipes ; foit parce qu'ils n'entendent pas ces matiéresj
foit parce qu'ils appréhendent de manquer de termes,
de s'embarrafTer, & de fatiguer l'efp rit de ceuxjqui ne
font pas capables d'une forte attention.
Il eft maintenant facile de juger par les chofes que
nous venons de dire, que les déreglemens d'imagina ■«
tion font extrêmement contagieux , & qu'ils fe glif-
fènt&fè re'pandent dans la plupart des efprits avec
beaucoup dé facilite'. Mais ceux qui ont l'imagination
forte e'tant d'ordinaire ennemis de la raifon & du bon
/ènsjà caufe de la petitelTe de leur efprit, & des vifions
aulquelles ils font fujcts , on peut auflî reconnoître,
cu'ilyatres peudecaufcs plus se'ne'rales de nos er-
leurs, que la communication contagieule des dére-
glemens & des maladies de l'imagination . Mais il faut
encore prouver ces ve'ritez par des exemples > & des
expériences connues de tout le monde.
CHAPITRE IL Chap.
Exemples généraux de la force de r imagination. *
IL fè trouve des exemples fort ordinaires de cette
communication d'imagination dans les enfans à
l'égard de leurs peres>& encore plus dans les filles à
l'égard de leurs mères j dans les ferviteurs à l'égird de
leurs Maîtres, & dans les fervantes à l'égard de leurs
MaîtrefTes; dans les écoliers à l'égard de leurs précep'
teurs ; dans les courtifàns à l'égard des Rois , Se géné-
ralement dans tous les inférieurs à l'égard de leurs fu
périeurs : pourvu toutefois que les pères , les maîtres >
Se les autres fupérieurs aycnt quelque force d'imagi-
nation ; car (ans cela il pourroit arriver, que des ea-
fans & des (erviceurs ne recevroient aucune impref-
{ion con(idérable > de l'imagination foible de leurs pè-
res ou de leurs nialtres.
L 3 Ilfe
24^ DE LA RECHERCHE
Il fê trouve encore des effets de cette communica-
tion dans les perlbnnes d'une condition égale ; mais
celan'eft pas fi ordinaire , à caufe qu'il ne fe rencontre
pas entr'elles un certain relped , qui difpofè les efprits
a recevoir fans e'xamen les impreffions des imagina-
tions fortes. Enfin il fè trouve de ces effets dans les
Supe'rieurs à l'égard même de leurs inférieurs ; ôc
ceux-ciont quelquefois une imagination fi vive & fi
dominante, qu'ils tournent l'efprit de leurs maîtres &
de leurs Supérieurs comme il leur plaît.
Il ncfèrapasmal-aifé de comprendre comment les
pères , & les mères font des imprelTîons trcs-fortes fur
l'imagination de leurs engins , f\ l'on confidére , que
ces diipofitions naturelles de nôrrc cerveau , qui nous
portent à imiter ceux avec qui nous vivons, ôc à entrer
dans leurs fentimens & dans leurs pafïions, font enco-
re bien plus fortes dans les enfans à l'égard de leurs
parens, que dans tous les autres hommes» L'on en
peut donner phifieurs raifons. La première c'efl: qu'ils
(ont d'un même ûng. C?.r de même que les parens
tranfmettent tres-fouvent dans leurs enfans des diipo-
fitions à certaines maladies héréditaires , telles que h
coûte , la pierre , la folie , & généralement toutes cei-
Iss, qui ne leur font point fijr venues par accident , ou
qui n'ont point pour caufo feule & unique quelque fer-
mentation extraordinaire des humeurs , comme les
fièvres & quelques autres : car il eft vifible que celles-
ci ne iè peuvent communiquer» Ainfi ils impriment
les difpoiitions de leur cerveau dans celui de leurs en-
fans , & ils donnent à leur imagination un certain
tour , qui les rend tout-à-fait fufceptibles des mêmes
£èntimens.
- La féconde raifon, c'efl: que d'ordinaire les enfans
îi'ont que tres-peu de commerce avec le relie des
hommes, qui pourroient quelquefois tracer d'autres
veftiges dans leur cerveau, & rompre en quelque fa-
çon l'effort continuel de rimpreîfion paternelle. Car
de mêmequ'un homme qui n'eft jamais forti de Ion
paîs s'imagine ordinairement que les moeurs ôc les.
» COUtU."
DE LA VERITF. Livre IL 147
coutumes des étrangers font tout à-fait contraires à la Ch a p.
raifon, parce qu'elles (ont contraires à la coutume de I L
{à ville,au torrent de laquelle il Te laifïè emporter : ain(î
un enfant qui n 'eft jamais forti de la mailon paternel-
le, s 'imagine que les {èntimens& les manie'res de fès
parens font la raifbn univerfèlle j ou plutôt il ne penfè
pas qu'il puifîe y avoir quelqu'autres principes de rai-
Ibn ou de vertu que leur imitation. Il croit donc tout
ce cju'il leur entend dire , & il fait tout ce qu'il leur
voit faire.
Mais cette impreflion des parens eft fi forte, qu'elle
n'agit pas feulement fur l'imagination des enfans, elle
agit même fiir les autres parties deleur corps-. Un jeu-
ne garçon marche, parle, & fait les mêmes gefles que
fbnpere» Une fille de même s'habille comme ù. mè-
re, marche comme elle , parle comme elle ; fi la mère
grafiàïe, la fille grafiaïe -, fi la mère a quelque tour de
tête irregulier , la fille le prend. Enfin les enfans imi-
tent les parens en toutes chofes, jufques dans leurs de'
feuts, & dans leurs grimaces , auifi bien que dans leurs
ierreurs & dans leurs vices.
Il y a encore plufieurs autres caufès qui augmentent
TefFct de cette impreflion. Les principales lont l'au-
torité'des parens , la dépendance des enfans , & l'a-
mour mutuel des uns & des autres : mais ces cau/ès
font communes aux Courtifàns, aux lèrviteurs ,& gé-
néralement à tous les inférieurs âuffi bien qu'aux en-
fans .Nous les allons expliquer par l'exemple des gens
de Cour .
Il y a des hommes qui jugent de ce qui i>e parok
point par ce qui paroît : de la grandeur, de la force , &
de la capacité de l'efprit qui leur font cachées, par la
iToblerîe, les dignitez & les richefTeSjqui leur font con -
nues. On mefurefbuvent l'un par l'autre : & la dé-
pendaHceoù l'on eft des grands, le defir de partici-
per à leur grandeur, & l'éclat fenfible qui les environ-
ne , portent (buventles hommes à rendre à des horti-
mes des honneurs divins , s'il m'eft permis de parler
ainfi. Car fi Dieu donne aux Princes i'aucoiité, les
• L 4. hom>-
14? DE LA RECHERCHE
Chap. hommes leur donnent l'infaillibilité : mais une infail-
1 1. libilite', qui n'eft point limite'e dans quelques fujets
ni dans quelques rencontres, & qui n'eft point atta-
chc'e à quelques ceremonies.Les Grands fçavent natu-
rellement toutes choies : ils ont toujours raifbn, quoi
qu'ils de'cident des queftionsdefquelles ils n'ont au-
cune connoiflànce. C'eft ne fçavoir pas vivre que d'e-
xaminer ce qu'ils avancent : c'eft perdre le re(pe£t que
d'en douter : C'eft fe révolter, ou pour le moins c'eft
iè déclarer Cot , extravagant èc ridicule que de les con-
damner.
Mais lors que les grands nous font l'honneur de
nous aimer, ce n'eft plus alors iimplement opiniâtre-
té, entêtement , rébellion , c'eft encore ingraritude &
perfidie que de ne iè rendre pas ave uglém en ta toutes
leurs opinions : c'eft une faute irréparabre qui nous
îend pour toujours indignes de leurs boanes grâces.
Ce qui fait que les gens de Cour>& par une (uite nécel-
iàire presque tous les peuples s'engagent iàns délibe'-
ler dans tous les fentimens de leur Souverain , ]\iC-
^ueS'là mêmes que dans les véritez de la Religion , ils
ic rendent tres-lbuvcnt à leur fantaiûe & à leur ca-
price,
L' Angleterre, & l'Allemagne ne nous fburni/Tent
que trop d'exemples de ces jfeûmilîîons déréglées des
peuples aux rolontez impies de leurs Princes. Les hi-
ftoires de ces derniers temps en font toutes remplies -,
ôcl'on a vu quelquefois des perfonnes avancées en âge
avoir changé quatre ou cinq fois de Religion à cauiè
des divers changemens de leurs Princes.
'z^rt. 5 7 ^^s Rois & même les Reines ont dans l'Angleterre
d€lal{e- i^gouyernement de tous les Etats de leurs B^yaumes foit
Imon de Bcclejiajiiquesou civils en toutes caufes. Ce font eux
VBdife 9"^ approuvent les liturgies, les offices des Peftes & la
^ndic. nianiere dont on doit adminiftrer les Sacremens. Ils
ordonnent par exemple que l'on n'adore point Jesus-
Christ iorlque l'on communie , quoiqu'ils obligent
encore de le recevoir à genoux félon l'ancienne coutu-
me. Eii jin mot ils changent toutes chofes dans leurs
litur-
DE LA VERITE'. Livre IL 149
liturgies pour la conformer aux nouveaux arficles de Chat.
leur foi, & ils ontaulfi le droit die juger de ces articles il.
avec leur Parlement comme le Pape avec le Concile,
ainfi que l'on peut voir dans les ftacuts d'Angleterre Se
d'Irlande faits au commencement du Règne de la Rei-
ne Elilàbech. Enfin on peut dire que les Rois d'An-
gleterre ont mêmes plus de pouvoir fiir le fpirituel que
furie temporel de leurs fujets: parce que ces mifèra-
bles peuples & ces enfàns de la Terre fè (buciant bien
moins de la confervation de la foi, que de la conferva-
tion de leurs biens 5 ils entrent facilem.ent dans tous
les (èntimcns de leurs Princes, pourvu que leur intérêt
temporel n'y foit point contraire.
Les révolutions qui font arrive'es dans la Religion
en Suéde & en Danemarc, nous pourroient encore fer-
vir de preuve de la force que quelques esprits on: fur
les autres, mais toutes ces révolutions ont encore eâ
plufieurs autres caufes tres-coniîdérables. Ces chan-
gemens furprenans font bien des preuves de la com-
munication contagieufe de l'imagination ; mais des
preuves trop^randes & trop vaftes. Elles étonnent ^
elles éblouïflent plutôt les efprits qu'elles ne les éclai- -
rent , parce qu'il y a trop de caufes qui concourent à la
produdion de ces grands évenemens.
Si les courtilàns & tous les autres hommes aban-
donnent fbuvent des vériïez certaines , dQ3 véritez ef-
ientielles, des véritez qu'ileftnécelTairedeiaùtenir,
ou de fe perdre pour une éternité ; il e(t vifîble qu'ib
ne fe bazarderont pas de défendre des véritez abflrai-
tes, peu certaines & peu utiles. Si la Religion du Prin-
ce fait la Religion des fujets, la raifon du Prince f::ra
aulfi la raifon de fes fujets, Et ainfi les fentimens t?ii
Prnice feront toujours à la mode : fès plaifirs , fès paC-
fions, fès jeux, fes paroles, fes habits, & genéraleme^it
toutes fès adions feront à la mode : car le Prince cR:
lui même comme la mode efienrielle , & il ne le ren-
contre prefque jamais , qu'il fafiè cjuelque chofe qui
ne fbii; pas à la mode. Ec comme toutes les irré.^ulari-
tez de la mode ae font que des agréemens & de^. beau-
L 5 tez.
%<,o DE LA RECHERCHE
QnAV. tcz,ilnefeut pas s'^tomier fi les Princes agiifent £:
11^ ibrtementfùi rimagination des autres hommes.
Si Akîrandrepanche la tête, (es courtifans panchenc
Ja tête. Si Denys le Tyran s'applique à la Géométrie k
l'arrive'e de Platon dans Syracufè , la Géométrie de-
vint aulîi -tôt à la mode , & le Palais de ce Roi, dit Plu-
tarcjueXe remplit incontinent de poufliére par le grand
nombre de ceux qui tracent des figures. Mais dés que
Platon fe met en colère contre lui, & que ce Prince {è
dégoûte de l'étude, & s abandonne de nouveau à fès
plailirSjfèscourtifans en font auffi-tôt de même. Il
lemble , continue cet Auteur qu'ils foient enchantez.
Oeuvres & qu'une Cir ce les transforme en d'autres hommes.
fnora.es. Ils partent de l'inclination pour la Philolbphie à Tin-
Commet cHnation pour la débauche, & de l'horreur de la dé-
^j.fff^^' bauche à l'horreur de la Philolbphie.C'efl: ainfi que les
dijtin- Princes peuvent changer les vices en vertus & les vertus
çuer le en vices, & qu'une feule de leurs paroles eft capable de
ft«î/fw changer toutes les idées. Ilnefeut d'eux qu'un mot,
dcl/'.mi. qu'un geftc, qu'un mouvement des yeux ou des lè-
vres pour faire paîTer lafcience Se l'érudition pour une
balîè pédanterie jla témérité , la brutalité , la cruauté, ,
peur la grandeur de courage-, & l'impitté &.le liber-
tinage, pour force & pour liberté d'efprit.
Mais cela, auifi bien que tout ce que je viens de dire-
ftippofe , que ces Princes ayent l'imagination forte Se
vive : car s'ils avoient l'imagination foible & languit-
jfànte, ils nepourroient pas animer leurs difcoursj ni
leur donner ce tour & cette force, qui foùmet & qui
ab bat invinciblement les efprits foibles.
Si la force de l'imagination toute ieule & fans aucun .
ifècours de la raifon peut produire des effets fi furpre-
nan's , il n'y arien, de fi bizarre ni de fi extravagant .:
qu'elle ne perfuade , loifiju'elleefl foûtenuë par quel-
ques raifons apparentes. En vo ci des preuves .
J)îoâore ; Un ancien. Auteui: rapporte.qu'enEthiopie les gens .
deSui!e-> de Cour fèrendoient boiteux £c- difformes-, qu'ils fs
BfhMoth. coupoient quelques membres ,& qu'ils fe donnoient
lijl.l,.]. mixi'ifi.jp. iv.oiz pour ic rendre fenibiables à leurs ,
Piin-
DU LA VERITE'. Livre IL içt
Princes. On avoit honte de paroitre avec deux yeux, Chtap.
& de marcher droit à la fuite d'un Roi borgne & boi - IL
teuxj de même qu'on n'oferoitàpiélènt paroîrre à
la Cour avec la fraize& la toque, ou avec des bottines
blanches & des e'perons dorez. Cette mode des Ethio-
piens étoit fort bizarre , & fort incommode , mais
cependant c'e'toit la mode. On la fui voit avec joye, &
on ne fbngcoit pas tant à la peine qu'il falJoit fbuffrir, .
qu'à l'honneur qu'on (è faifoit de paroître plein de
générofité & d'afFedion pour ion Roi. Enfin cette
faufTeraiibn d'amitié (bûtenant l'extravagance de la
mode , l'afairpalTercn coutume & en loi qui a e'té
obièrve'e fort long-tcms.
Les relations de ceux qui ont voyagé dans le Levant
■nous apprennent que cette coutume fe garde dans plu*
fîeurs pais ,& encore quelques autres aufTi contraires '
au bon fèns & à la raifon» Mais il n'eft pas néceiîaire
depalTer deux fois la ligne pourvoir obferver religieu-
fèment des loix & des coutumes déraifbnnables , ou
pour trouver des gens qui fuivent des modes incom-
modes , & bizarres : il ne faut pas fortir de la France
pour.cela Par tout où il y a des hommes lèn fibles au x
paflîons, & où l 'imagination eft maîtreiïe de la raifbn j
il y a de la bizarrerie , & unebizarrerie incompréhen-
sible. Si l'on ne fouf&e pas tant de douleur à tenir fbn
fèin découvert pendant les rudes gelées del'hyver , Se
p.iQ ferrer le corps durant les chaleurs excelTives de l'é-
té, qu'à ie crever un œil ou à fè couper un bras, on de-
vroitfoulFrir davantage de confufion. La ve'mQ n'eft ■
pas fi grande, mais la raifon qu on a de l'endurer n'eft
pas fi apparente : ainfiil y a pour le moins une égale
Dizarrerie. Un Ethiopien peut dire que c'eft par géné-
rofité qu'il (è crève un œil ,• mais que peut dire une
Dame Chrétienne qui fait parade , de ce que la nature '
& la Religion l'obligent de cacher ? Qoi: c'eit fa m.O'^ -
de, & rien davantage . Mais cette mode eft bizarre,in-
commode, mal honnête, indigne en toutes manie- -
res: elle n'a point d'autre fburce, qu'une manifcfte
coiTuptioiidcla raifon , ôl qu'une fecrctce corruption ^
L-é > dé-i
1^1 BE LA RECHERCHE
Ch a p* du cœur: on ne la peut fuivre fans fcandale : c'efl: pren-
X 1. dre ouvertement le parti du dérèglement de l'imagi-
nation contre la raifon , de l'impureté contre la pure-
té, de l'efprit du monde contre l'efprit de Dieu: en un
mot c'eft violer les loix de la raifon & les loix de l'E-
vangile que de fuivre cette mode. N'importe , c'eft la
rnode :c'eil-à-dire une loi plus (àinte & plus inviola-
ble que celle que Dieu avoir écrite de fa main fur les
Tables de Moïfc, & que celles qu'il grave avec fon ef-
prit dans le cœur des Chétiews.
En vérité je ne {çai , (î les François ont tout-à-fàic
droit de fe moquer des Ethiopiens & des Sauvages. Il
cft vrai , que fi on voyoit pour la première fois un Roi
borgne & boiteux n'avoir à fà fuite que des boiteux &:
des borgnes, on auroit peine à s'empêcher de rire.
Mais avec le tems on n'en riroit plus , & l'on admire-
roit peut-être davantage la grandeur de leur courage
& de leur amitié, qu'on ne (è railleroit de la foiblefle
de leur eiprit. Il n'en cft pas demémedes modes de
Prance. Leur bizarrerie n'eft point (oûtenuë de quel-
que raifon apparente ;, & fi elles ont l'avantage de n'ê-
tre pas fi fâcheufes, elles n'ont pas toiàjours celui d'ê-
tre auffi raifonnables. En un mot elles portent le ca-
radere d'un iiécle encore plus corrompu , dans lequel
xien n'cft affez puiilant pour modérer le dérèglement
de l'imagination.
Ce qu'on vient de dire àes gens de Cour , fè dois
aufïi entendre de la plus grande partie des fêrviteurs à
l'égard de leurs maîtres , des fervantes à l'égard de
leurs maîtrefïès , & pour ne pas faire un dénombre-
ment âfTez inutile , cela fe doit entendre de tous les fii-
perieurs : mais principalement des enfans à l'égard de
leurs parens j parce que les enfans font dans une dé-
pendance toute particulière de leurs parens j que leurs
parens ont pour eux une amitié &;une tendrefîcqui ne
iè rencontre pas dans les autres ; &c enfin , parce que la
raifon porte les enfans à desfoiimifîions&àdesref^
peds, c]ue la même rai fon ne régie pas toujours.
il aift pas abroluiîienc uéceilàire pour agir daiis
/•■^ l'iiuJi»
DE LA VERITE'. Livre IL 155
rimagination des autres , d'avoir quelque autorite' Chap/'
fur eux 5 & qu'ils dépendent de nous en quelque ma- I I.
niére: la (èule force d'imagination fuffit quelquefois
pour cela» Il arrive (buvent que des inconnus , qui
n'ont aucune réputation, & pour lefqucls nous ne
fbmmes pre'venus d'aucune cftime , ont une telle for-
ce d'imagination , &par confe'quent àcs exprefïîons (î
vives , & fi touchantes , qu'ils nous perfuadent (àiis
que nous j[çachioiJS ni pourquoi , ni même de quoi
nous fbmmes periuadez. Ileft vrai que cela fèmbk
fort extraordinaire , mais cependant il n'y a rien de
plus commun.
Or cette perfuafîon imaginaire ne peut venir que de
la force d'un efprit vifionnaire , qui parle vivement
fans içavoir ce qu'il dit, & qui tourne ainfi les efprits
de ceux qui l'écoutent à croire fortement 0ns {çavoir
ce qu'ils croyent. Car la plupart des hommes le hif-
fent aller à l'effort de l'imprelHon (ènfible qui les
éblouit, & qui les pouffe à juger par pafTion de ce
ce qu'ils ne conçoivent que confufèment. On prie
ceux qui liront cet ouvrage de penfèr à ceci, d'en re*
marquer des exemples dans les converfàtionsoùils Ce
trouveront , & de faire quelque réflexion fur ce qui fè
pafle dans leur efprit en ces occafions. Cela leur fera
beaucoup plus urile'qu'ils ne^peuvent fè l'imaginer»
Mais il faut bien confiderer qu'il y a deux chofes
qui contribuent merveilleufèment à la force de l'ima^
gination des autres fur nous. La première eft un air
de^pieté & de gravité : l'autre eft un air de libertinage
& de fierté. Car félon nôtre difpofition à la pieté ou au
libertinage, les perfonnes qui parlent d'un air grave &
pieux ) ou d'un air fier &c libertin agiifent fort diverfc»
ment fur nous.
Il eft vrai que les uns font bien plus dangereux que
les autres, inais il ne faut jamais fè laifler perfîiader
par les manières des uns ni des autres, mais feulement
par la force de leurs raifons. On peut dire gtavement
& modeftement des fottifes , & d'une manière dévote
desimpiecezôcdesblafphcmes. Il faut donc exami-
ner.
154 DE tA RECHERCHE
Çhap^ lier , fi les efprits (bnc de Dieu félon le confèil de Saint
l h Jean, & ne pas fe fier à toutes fortes d'efprits . Les Dé-
mons Ce transforment quelquefois en Anges de lu-
mie're : &c l'on trouve des perfonnes à qui l'air de pie-
té'eft comme naturel , & par confëquent dont la ré-
putation eft d'ordinaire fortement établiequi dilpen-
îènt les hommes de leurs obligations efTentielles , &
même de celle d'aimer Dieu & le prochain , pour Iqs
rendre efclaves de quelque pratique, & de quelque cé-
rémonie Pharifîenne. /
Mais les imaginations fortes de{qaelles il faut e'vi-
ter avec foin l'impreffion & la contagion font certains
eiprits par le monde, qui afFetStent la qualité' d'e/prits
forts i ce qui ne leur eit pas bien difficile d'acquerif.
Car il n'y a maintenant qu'à nier d'uii certain air le pè-
che'originel , l'immortalité' de l'ame, ou fe railler de
quelque (èntiment reçu dans l'Eglife , pour acqué-
rir la rare qualité' d'elprit fort parmi le commun des
hommes .
Ces petits eiprits ont d'ordinaire beaucoup de feu, &
un certain air libre & fier qui domine , & qui difpofe
les imaginations foibles à iè rendre à des paroles vives
& (pecieufes, mais qui ne fignifient rien à dçs efprits
attentifs. Ils font tout à fait heureux en expreffionSy
quoi que tres-mal-heureux en raifons. Mais parce
que les homm^s^toutraifonnables qu'ils font, aiment
peaucoup mieux le laiffer toucher par le plaifir fènfi-
bie de l'air & des expreffions , que de fè fatiguer dans -
Texamen des raifons , il eft vifible que ces efprits doi-
vent l'emporter furies autres, & communiquer ainix
leurs erreurs & leur malignité , par la puiflance qu'ils
ç^nt fur i'iraagiaation des autres hommes.
miM
DE LA VERITE'. Livre IL 1^5
CHAPITRE II L
I.-IT<? la force de Imagination de certains ç^Uteurs,
II. De Tertullien.
Chap»
III,
U Ne des plus grandes & des plus remarquables
preuves de la puinànce que les imaginations
ont les unes fur les autres, c'eft le pouvoir qu'ont
certains Auteurs de perfuader {ans aucunes raifons.
Par exemple , le tour à^s paroles de Tertullien , de
Seneque , de Montagne , & de quelques autres , a tant
de charmes, &tant d'éclat, qu'il ébloiiit l'elprit de
la pluipart des gens , quoi que ce ne {bit qu'une foible
peinture , & comme l'ombre de l'imagination de ces
Auteurs. Leurs paroles toutes mortes qu'elles {ont >
ont plus de vigueur que la raison de certaines gens. El-
les entrent, elles pénètrent, elles dominent dans l'ame
d'une manière {iimpérieu{è,qu'élles{è font obéir {ans
fè faireentendre , & qu'on fe rendà leurs ordres {ans
les fçavoir. On veut croire , mais on ne Içait que croi -
re : car ior{qu'on veut fçavoir ce qu'on veut croire , &
gu'on s'approche pour ainddire de ces phantômes
pour les reconnoitre , ils s'en vont Ibuvcnt en fumée
avec tout leur appareil & tout leur éclat.
Quoi que les livres des Auteurs que je viens dé-
nommer , foient très-propres pour faire rem arquer la
puiflTance., que les imaginations ont les unes {ijr les
autres , & que.je \çs propole pour exemple , je ne pré"
tens pas toutefois les condamner en toutes cho{ès.
Je ne puis m'empêcher d'avoir de l'eftime pourcer- r?j^^^j^^
■taines beautez qui s'y rencontrent, &dela déferen- éciaircip'
ce pour l'approbation univerlelle qu'ilsonreuë pen (çynenL
dant plutieuTsiiécles.^ jeprotefle enfin que j'ai beau-
coup de refpeâ: pour quelques ouvrages de Tertulien,
principalement pour Ion apologie contre lesGentils>
& pour {on livre des prescriptions contre les hereti-
«J^es,&;po^^ quelques e^ndroits des Livres de Sene-
2S6 DE LA RECHERCHE
Chap. que, c]uoi que je n'ayepas beaucoup d'eftime pour
III» tout le livre de Montagne.
Tertullien e'toit à la vérité un homme d'une pro-
fonde érudition, mais il avoir plus de mémoire que de
jugement , plus de pénétration & plus d'étendue d'i-
magination , que de pénétration Se d'étendue d'efprit:
On ne peut douter enfin , qu'il ne fut vifionnaire
dans les fens que )*ai expliqué auparavant, & qu'il
n'eût prefque toutes les qualitez que j'ai attribuées aux
eiprits vifionnaires. Le refpeâ: qu'il eut pour les vi-'
frons de Montanus & pour Tes ProphetefTes , eft une
preuve inconteftable de la foibielTe de {on jugement.
Ce feu , ces emportemens, ces entoufiafmes fur de pe-
tits fujets marquent fènfiblement le dérèglement de
Ion imagination. Combien demouvemens irregu-
lièrs dans fès hyperboles & dans Tes figures ? Combien
de raifons pompeulès & magnifiqueSjqui ne prouvent
que par leur éclat fenlible , & qui ne perfiiadent qu'en
écourdilîant & qu'en ébloiiiflant l'efprit.
A quoi fert , par exemple , à cet Auteur , qui veut fe
juftifter d'avoir pris le manteau de Philoibphe, au lieu
delà robbe ordmaire , dédire que ce manteau avoit
autrefois été en ufâge dans la ville de Cartage ? Eft-il
permis prefèntement de prendre la toque & la f raife ,
à cauiè que nos pères s'en font (ervis ? Et les femmes
peuvent- elles porter des vertugadins & des chaperonsi
fi ce n'eft au carnaval , lorfqu'elles veulent le déguifer
pour aller en mafque.
Que peut-ii conclure de ces defcriptions pompeu-
lès & magnifiques des changemens qui arrivent dans
le monde, & que peuvent t'elles contribuer à (à juftifi-
cation ? la Lune eit différente dans fès phafcs , l'année
dans'ies làilbns , les campagnes changent de face l'hy-
ver &. l'efté II arrive des débordemens d'eaux qui
noyent des Provinces entières , & des tremblemens de
terre qui les engloutillent. On a bâti de nouvelles vil-
les i on a établi de nouvelles colonies ; on a vu des in-
ondations de peuples qui ont ravagé des pais entiers j
enfin toute la nature eit lujette au changement, Donc
'■^ a
DE LA VERITE'. Livrî II. 15-7
il a eu raifbn de quitter la robbe pour prendre le man- Cha.p.
teau. Quel rapport entre ce qu'il doit prouver, & III,
entre tous ces changemens , &plufîeurs autres qu'il
recherche avec grand foin , & qu'il décrit avec des ex-
premons forcées, obfcures, &guinde'es. Le Paon fè chap, 2.
change à chaque pas qu'il fait , le fèrpent entrant dans & 3 •
quelque trou étroit fort de (à propre peau, & fè renou- ^^ ^ai-
veile ; donc il a railbn de changer d'habit ? Peut on de ^îo-
fàng froid , & de (àng raflîs tirer de pareilles conclu-
lions , & pourroit-on les voir tirer fans en rire , fi cet
Auteur n'étoiirdifroit& ne troubloic l'efprit de ceux
quilelifent?
Prefque tout le refle de ce petit livre de Pallh , eft
plein deraifbns aufTi éloignées de fbn fujet que celles •
ci , le/quelles certainement ne prouvent qu'en écour-
difîant, lorfqu'on eft capable defelaider étourdir:
mais il feroit afTez inutile de s'y arrêter davantage. Il
fuifit de dire ici , que fi la jufteffe de l'efprit , auÀi bien
que la clarté & la netteté dans le diicours , doivent
toujours paroître en tout ce qu'on écrit , puifqu'on ne
doit écrire que pour faire connoître la vérité -, il n'eft Multos
pas polfible d'exculer cet Auteur , qui au rapport me- ^^i^^
me de Saumaife le plus grand Critique de nos jours , a yidipojî'
fait tous fès efforts pour fe rendre obfcuri & qui a fi ^«^^
bien leiiffi dans fbn de(rein,que ceCommentateur étoit bene
prêt de jurer , qu'il n'y avoir perfbnne qui l'entendît <ejluaf-
parfaitement. Mais , quand le génie de la nation , la Jent ut
fantaifie de la mode qui regnoi t en ce tems là ,& enfin eum af*
la nature de la fatire ou de la raillerie feroient capables feque-
dejuftifier en quelque manière ce beaudelîein defè rentury
rendre obfcur & incomprehenfible ; tout cela ne pour- nihil
roit excufèr les méchantes raiions & l'égarement i^Y£ter
d'un fudorem
C^ inanem animi fatigationem lucratos , ah ejus UElione difcejjiffe^
Sic qui Scotinus haberi viderique dignus , qui hoc cognomentum ha^
heret , voluit , adeo quod voluit àfemet ipjo im^etraviti O' efficere
id quod optabat valuit, ut liquida jur are aufm yieminem ad hoc tem-
pus extitiJJè-,quipoJJitjurare hune lihellum à capitead calcem u/que
totum àfènon minus bene intdk^um quam leÛum. Salm. in epiit,
ded. Comm. in Tert.
ij8 DE LA RECHERCHE
Chap. d'un Auteur, qui dans plufieurs autres defèsouvra-
III» ges , auffi-bien que dans celui-ci , dit tout ce qui lui
vient dans l'efprit j pourvu que ce fbit quelque penfée
extraordinaire , & qu'il ait quelque expreffion hardie
par laquelle il efpere faire parade de la force , ou pour
mieux dire , du de'réglement de fbn imagination.
Chap. chapitre IV^
IV.
De V hna.gination de Sene^ue.
L'Imagination de Sçneque n'eft quelquefois pas
mieux réglée que celle de Tertullien. Sesmou-
vemens impétueux l'emportent fouvent dans des païs
qui lui font inconnus , ou néanmoins il marche avec
la même affurance , que s'il fçavoit où il eft & où il va.
Pourvu qu'il fafïc de grands pas , des pas figurez , &
dans une jufle cadence , il s'imagine qu'il avance beau-
coup ; mais il reffemble à ceux qui danfent qui finiA
iènt toujours où ils ont commencé.
11 faut bien diftinguer la force & la beauté des pa-
roles, delà force & de l'évidence des raifons. II y a
fans doute beaucoup de force i & quelque beauté dans
hs paroles de Seneque , mais il v a très- peu de force &
d'évidence dans Ces raifons. Il donne par la force de
Ion imagination un certain tour à les paroles, qui tou-
che , qui agite , & qui perluadeparimpreilîon ; mais
il ne leur donne pas cette netteté , & cette lumière pu-
re, qui éclaire & qui perfuade par évidence. Il con-
vainc parce qu'il émeut , & parce qu'il plaît ; mais ;e
ne croi pas qu'il lui arrive de perfuader c-eux qui le
peuvent lire de ^ng froid, qui prennent garde à la
furprifè , &. qui ont coutume de ne fe rendre qu'à h
clarté & à l'évidence des raifons. En un mot pourvii
^u 'il parle & qu'il parle bien , il fè met peu en peine de
ce qu'il dit, comme fi on pouvoit bien parler fins
J^avoir ce qu'on dit : & ainii il perfuade ians que l'on
fçache louvent , ni de quoi ni comment on eft perfiia-
^ de,
DE LA VERITE'. Livre IL 259
dé , comme fi on devoir jamais fè laiflèr per(ùadcr de Cha p^
quelque chofè fans la concevoir diftinâ;ement , & fans I Ve
avoir examine' les preuves qui la démontrent.
Qu'y a-t'il de plus pompeux & de plus magnifique>
que ridée qu'il nous donne de ion Sage j mais qu'y a-
t'il au fond de plus vain & de plus imaginaire ? Le por-
trait qu'il fait de Caton eft trop beau pour être natu-
rel : ce n'eft que du fard & que du plâtre qui ne donne
dans la vue que de ceux,qui n'étudient, Se qui ne con-
noifïent pas la nature.Caton étoit un homme fujet à h
Itaquenonrejert ^ quam mifère des hommes : il
rmlta in iUum tela conii^ n'étoit point invulnérable,
ciantur , cumfit nulli feue- c'efl une i dée ; ceux quile
trahilis . Quomodo quorum- firappoient le bleffoient. II
dam Ufyidum inexmgnahi- n'avoit ni la dureté da
lis ferro duritia eft , nec/è- diamant jque le fer ne peuc
cariadamas , aut cadi vel brifèr , ni la fermeté des
teri potefl , fed incurrentia rochers que les flots ne
ultro retundit : quemadmo- peuvent ébranler, comme
dum projeéîi in altumfcopii- Seneque le prétend. En ua
H mare frangunt , nec ipjî mot il n'étoit point iiifèn-
ttllafevitia -vefiigia m ver- fible ; & le même S eneque
heratifeculisoftentant.Ita (s. trouve obligé d'en
Jàpientis animus filidus efi, tomber d'accord, lorfqae
CT id rohoris coUegit , ut fon imagination s'eft un
tam tutus fit ah injuria^ peu refroidie , & qu'il fait
quam ilU qu<£ extuli. davantage de réflexion i
hen. cap. s. Tract Quodin ce qu'il dit.
fapientcm non cadic injuria.
Mais quoi donc n'accordera-t'il pas que fon fagc
peut devenir miferable , puifqu'il accorde qu'il n'eft
pas infènfîblc à la douleur ? Non fans doute , la dou-
leur ne touche pas fbn fage ; la crainte de la douleur ne
l'inquiète pas: fbn fage e(l au delTus de la fortune, & de
là malice des hommes ; ils ne font pas capables de l'in-
quiéter.
zy^dfum hoc vohisproha- Il n'y a point de murail-
turus : fuh i[lo tôt civitatum les & de tours dans les
everfire munimema incur- plus fortes places , que les
béliers
z^ô DE LA RECHERCHE
Chap* béliers & les autres ma- fitarietislabefieriyO'ytur-
I*V. chines ne fàlTent trembler, rium altitudinem cunkulis
6c ne renverfent avec le ac lateyitibus fojjis repente
tems» Mais il n'y a point refidere , O' a^uaturum
<3e machines affezpuilïàn- editîjjmas arces aggerem
tes pour ébranler l'elprit crefcere. z^tnullamachi-
ferme de fbn {âge. Ne lui namentapojjèreperirî , qua
comparez pas les murs de hene fundatum animum agi-
Bâbilone qu'Alexandre a ^e«f . Et plus bas : ]Vo« 5/2-
forcez, ni ceux de Cartage hylonis muros illi contule-
& de Numance , qu'un ris^quos zy4lexander intra^
mêmcbrasarenverlèz, ni yiti non Cartaginis ^ dut
enfin le Capitole & ta Ci- JSfumantite mœnia tina ma-
tadelle qui gardent encore nu capta; non Capitolium
à pre'fènt des marques , arcemve : hahent ijîa ho(ii'
que les ennemis s'en font le vefli^ium. chap. ô.
rendus les Maîtres. Les Quia tu putas cum ^oli^
flèches que l 'on tire con- dus illeR^x multitudine te-
tre le Soleil ne montent lorumdiemobfcurafetyul-
pasjufqu'à lui. Leslàcri- lamfagittamm folem inci-
îéges que l'on commet, dijfe. UtcœlefliahHnumas
lorlque l'on renverlè les manuseffu^iunt-tO' ahhis
temples, & qu'on en brifè qui tempU diruunt ) dutfi-
les images ne nuifènt pas mulachra confiant , nihiîdi-'
à la divinité'. Les Dieux vinitati nocetur -, ita quid-
mêmes peuvent être acca- quid fit infapientem,proter-
blez fous les ruines de yè-,petulanter,fuperbèjfrU'
leurs temples^mais Ton fa- jiya tentatur,c\i3ip. 4.
ge n'en fèr^ pas accablé: l}jter fragorem templo-
ou plutôt , s'il en eft acca - rumfuper Deosfuos caden-
blé , il n'eft pas poffible tium uni homini pax fuit.
qu'il en (bit blelTé. chap. 5.
Mais ne croyez , pas dit Non ejl ut dicas ita utfo-
Seneque, que ce fàge que je les-, hune fapïentem nojhum
vous dépeins ne le trouve nufquam inveniri. Non fin-
nulle part. Ce n'ell pas gimus ijiud humani ingenii
une fiâiion pour élever yanum decus , nec ingentem
fbttement î'efprit de imaginem rcifalfe concipi-
l'homme* Ce n'eft pas mus'.fedqualem confirma-
, ' muSj
DE lA VERITE'. Livre II. itfi
mus , exhihumus , O ex- une grande idée fans re'a- Chap.
Jité & {ans vérité 5 peut- lY.
hihtbimus. Caterum hic ip-
fe M. Cate vereor nefupra
nojirum exempUrfit, ch . 7 .
Videormihï intuer i ani-
mum tuum incenfum-,0' ef-
fervefcentem : paras accla-
mare. Hxcfunt-, qu^auBo-
ritatempr^ceptis vefiris de-
trahant. Magna promitti-
tis , dr qu£ ne optari qui'
àem^ ne dùmcredipojiunt.
être mêmes que Caton
paflè cette idée.
Mais il me femble, coru-
timè t'il , que je voi que
vôtre efprit s'agite , s'é-
chaufîfè. Vous voulez dire
peut-être, que c'eft iè ren-
dre méprifable , que do
promettre des choies
qu'on ne peut ni croire, ni
Et plus bas ; Ita fuhlato efperer j & que les Stoï-
altè fupercilio in eadem-, ciens ne font que changer
qu£ cateri, defcenditis mu- le nom des choies, afin de
tatisrerumnomimbusytale dire les mêmes véritez
itaque aliquid Cr in hoc effe d'une manière plus |ran-
fuJpicor,quod prima fpecie de, & plus magnifique.
Mais vous vous trompez:
Je ne prétens pas élever le
{âge par ces paroles mag-
niiiques & Ipécieulès ; je
prétens feulement , qu'il
eftdansun lieu inacceiîî-
ble , & dans lequ?l on ne
peutleblelTer. .
pulchrum atque magniji-
cumeji-i necinjuriam, nec
contumeliam accepturum
ejiefapientem. Et plus bas.
Ego verojapientem non ima-
glnario honore verhorum
exoraare confiitui, fed eo lo-
co ponere , quo nullaperve-
niat injuria.
Voilà julqu'où l'imagination vigoureufe de Scne-
que emporte fa foible raiïon. Mais Iè peut il faire que
des hommes qui fentent continuellemei"M: leurs mi{è-
res & leurs foiblefîes , puident tomber dans des {ènti- '
mens Ci fiers & fi vains ? Un homme raifbnnable peut-
il jamais fè perfuader , que fà douleur ne le touche &
neiebleflèpas? & Caton tout iàge & tout fort qu'il
étoit, pou voit-il Ibuffrir fans quelque inquiétude , 011
du moins fans quelque diftradion, je ne dis pas les in-
jures atroces d'un peuple enragé qui le traîne , qui le
dépoiiille , & qui le maltraitte de coups , mais les pic-
qùres d'une fimple moucheîQu'y a-c'il déplus foible
contre
i€z DE LA RECHERCHE
Ch a p. contre des preuves auffi fortes , & aulfi convaincantes
I y. cjue font celles de nôtre propre expe'rience , que cette
belle raifon de Seneque, laquelle eft cependant une de
fès principales preuves ?
Celui qui blelTc , dit- il , Vàlidius dehet efe quod
doit être plus fort,quc ce- l<£dit-> eo quod Uditur. Non
lui qui cft blefTé. Le vice cfl autem fortior nequîtia
n'cftpas plus fort que la minute. Nonpotefl ervoU-
Tertu. Donc le làge ne difapens. Injuria^ inbonos
peut être blefle. Cariln'y nontentaturnifiàmaUs-,ho-
a qu'à répondre ou que nis interfe pax ejl. Quod fi
tous les hommes font pé- Udi nifi infrmior non potejty
cheurs, & par confequent malus autem hono infirmior
dignes de la mife're qu'ils eji , nec injuria bonis ni fi à
foufFrent j ce que la Reli- difpari verenda eft j injuria
gion nous apprend : ou injàpientem yirum non cA'
que fi le vice n'eft pas plus dit , chap. 7,
fort que la vertu , les vi-
cieux peuvent avoir quel-
quefois plus de force, que
les gens de bien; comme
Texpérience nous le fait
connoître.
, Epicure avoit raifon de dire , que les off en/es étaient
Lpicurus Jf^poj-tables a un homme fage^ Mais Seneque à tort de di-
ait in]u- J.Ç ^ ^j^ç iç^ p^^^^ ne pcwvent fas même être ojfenfe:^, La
nastcle- vertu de'sStoïques ne pouvoit pas les rendre invulne-
rabiies râbles ,pui{c]ue la véritable vertu n'cmpéchepas qu'on
epeja- ^ç_ ^^-j. nijferable, & digne de compaflfion dans le tems
penti, qu'on foufFre quelque mal. S. Paul & les premiers
nos tnju- Chrétiens avoient plus de vertu que Caton & que tous
rias non jçj Stoïciens. Ils avouoient néanmoins, qu'ils étoient
ejje.c.i^. jniferables par les peines qu'ils enduroient,quoi qu'ils
fulTent heureux dans l'elperance d'une récompenfo
étemelle. Si tantum in hac y ita gérantes fiimus mi fera'
hiliores fumus omnibus hominihus , dit Saint Paul .
Comme il n'y a que Dieu qui nous puifTe donner
par (à grâce une véritable&folide vertu, il n'y a aulTî
^ue lui <-3iri nous puiflc faire jouir d'un bonheur £o\id&
DE LA VERITE'.'LivRE II. lëy
& véritable 5 mais il ne le promet & ne le donne pas Chap.
en cette vie. C'eft dans l'autre qu'il faut l'efperer de IV.
fà juftice, comme la récompenfe des miferes qu'on a
fouiFertes pour l'amour de lui . Nous ne fomfnes pas
àpre'fèntdanslapoflefnondecettepaix , ôc de ce re-
pos que rien ne peut troubler. La grâce mêmes de
Jesus-Christ ne nous donne pas une force invinci-
ble : elle nous laifle d'ordinaire {èntir nôtre propre
foiblefïe, pour nous faire connoitre qu'il n'y a rien au '
ftiondc qui ne nous puilTe bleflèr i & pour nous faire
ibufFrir avec une patience humble , & modefte toutes
les injures que nous recevons , & non pas avec une pa-
tience fiere & orgueilleujè , femblablc à la confiance
dufuperbeCatou.
Lorfqu'on frappa Gaton au vifàge , il ne le fâcha
point j il ne fe vengea point; il ne pardonna point
aulfi: mais il nia fièrement qu'on lui eût fait quel-
que injure. Il voUloit qu'on le crut infiniment au def^ Seneque
fus de ceux qui l'avoient frappe'. Sa patience n'ëtoit ch. 14.
qu'orgueil & que fierté, Elle étoit choquante & in du même
jurieufè pour ceux qui l'avoient maltraite j &Caton li\rc,
marquoit par cette patience de Stoïque, qu'il regar-
doitfes ennemis comme des bctes contre lefquelles il
eft honteux de fè mettre en colc're. C'eft ce mépris de
fes ennemis , & cette grande eftime de foi- me me, qwc
Seneque appelle grandeur de courage. Majori animo-,
dit-il parlant de l'injure qu'on fît à Caton , nonagnO"
'vitquamigtjovij^ct. Quelexcez de confondre la gran-
deur de courage avec l'orgueil , & de fèpar^r la patien-
ce d'avec l'humilité pour la joindre avec une fierté in-
luportable. Mais que ces excez flattent agréablement
la vanité de l'homme , qui ne veut jamais s'abbaifTer:
& qu'il eft dangereux principalement à des Chrétiens
des'inftruire delà Morale dans un Auteur aufli peu
judicieux que Seneque j mais dont l'imagination eft
fi forte , fi vive , & fi impetueulè qu'elle ébîouit,qu'eI-
le entraîne cous ceux qui ont peu de fermeté d'efp rit,
& beaucoup de fenfibilité pour tout ce qui flatte les
léns & la concupifcence,
QU€
^164 DE LA RECHERCHE
C^AP. Que les Chrétiens apprennent plutôt de lewrMaî-
ly, tre , que des impies font capables de les blefTer , &
que les gens de bien font quelquefois afTujcttis à ces
impies par l'ordre delà Providence. Lorsqu'un des
Officiers du Grand Prêtre donna un fouflet à J e s u s#
Christ, ce Sage des Chrétiens , infiniment fàge ,
& mêmes auffi puiflant qu'il eft (âge , con fe/Te que ce
valetae'tf capable de le blcfïèr. 11 ne fe fâche pas i il
ne fè venge pâs comme Catonj mais il pardonne com-
me ayant été' véritablement offenfe'. Il pouvoit le ven-
ger ,& perdre fts ennemis i maisilfoufFre avec une
patience humble & modefte, qui n'eft injurieufêà
perfonne , ni mêmes à ce valet qui l'avoit ofFenfe'. Ca-
ton au contraire ne pouvant oun'olànt tirer de ven-
geance réelle de l'oftènfe qu'il avoit reçue, tâche d'en
-tirer une imaginaire , & qui fiatc la vanité & fon or-
gueil, Ils'éleveenelprit jufquesdans les nues: il voit
delà les hommes d'ici bas petits comme des mouches,-
& il les mépriiècomme des infèdes incapables de l'a-
voir oiFenié, & indignes de là colère. Cette vifion cft
unepenlée digne du fage Caton. C'eft elle qui lui
donne cette grandeur d'ame , & cette fermeté de cou-
rage , qui le rend fêmblable aux Dieux. C'eft elle qui
le rend invulnérable, puilque c'ell ellequi lemetau
Sapi'en- defîus de toute la force & de toute la maligaité des au-
tia hujus ti^es hommes. Pauvre Caton tu t'imagines , que ta ver-
mundi ^^ t'éleve au defîus de toutes choies. Ta fagelle n'ell;
fthltitia <3ue folie , & ta grandeur qu'abomination devant
cft apud Ûieu, quoi qu'en penlènt les fa^es du monde.
Dcum. 11 y a des vifîonnaires de plulieurs elpeces. Les uns
Quod s'imaginent qu'ils font transformez en coqs & en
homini- poules 5 d'autres croyent qu'ils font devenus Rois , ou
hus al- Empereurs j d'autres enfin le perfuadent qu'ils font
tum ed indépendans , & comme des Dieux. Mais fi ks honi-
fihomi- rn^s regardent toujours comme des fous ceux qui af-
natio ejî forent -, qu'ils font devenus coqs > ou Rois 5 ils ne
ante penfènt pas toujours , que ceux qui diiènt que leur ver-
Deum. tu les rend indépendans & égaux à Dieu , foient véri-
Luc. 16. tablement vilionnaires. Laraifoneneft, que pour
étxe
DE LA VERITF. Livre IL 1^5 -
être eftimé foù > il ne fuffit pas d'avoir de folks pen- Chap.
fées ; il faut outre cela, que les autres hommes pren- I V^
nentles penfe'cs que l'on a pour des vifions & pour des
folies. Car les feus ne pafïènt pas pour ce qu'ils font,
parmi les fous qui leur relTeitiDlent , mais feulement
parmi les hommes raifbnnables , de même que les (à-
ges ne pafTent pas pour ce qu'ils font parmi des fous.
Les hommes reconnoilTent donc pourfbûs ceux qui
s'imaginent être devenus coqs ou Rois , parce que
tous les hommes ontraifbn de ne pas croire, qu'oa
puilïè fi facilement devenir coq ou Roi. Mais ce n'cfl:
pas d'aujourd'hui que les hommes croyent pouvoir
devenir comme des Dieux : ils l'ont crû de tout tems>
& peut-être plus qu'ils ne le croyent aujourd'huy. La
vanité' leur a toujours rendu cette penle'e affez vrai-
fcmblable. Ils la tiennent de leurs premiers parens;
car fans doute nos premiers parens e'toient dans ce fen-
timent , lorfqu'ils obéirent au démon qui les tenta par
la promefTe qu'il leur fit, qu'ils deviendroient fèmbla-
bles à Dieu , Entisficut Dii. Les intelLgences mêmes
Its plus pures & les plus e'clairées ont e'té fi fort aveu-
glées par leur propre orgueil, qu'ils ont crû pouvoir
devenir indépend<jns,& qu'ils ont mêmes formé le
defièin de monter lur le thrône de Dieu. Ain fi il ne
faut point s'étonner, fi les hommes qui n'ont ni la pu-
reté ni la lumière des Anges s'abandonnent aux mou-
vemens de leur vanité qui les aveugle & qui les fé-
duit.
Si la tentation pour la grandeur & l'indépendance
eftlaplus forte de toutes i c'eft qu'elle nous paroît
«omme à nos premiers parens afiez conforme à nôtra
raifbn, anfli bien qu'à nôtre inclination , à caufè que
nous ne ièntons pas toujours toute nôtre dépendance.
Si le fèrpent eût menacé nos premiers parens en leur
difàntjfivous ne mangez du fruit dont Dieu vous a
defFendu de manger, vous ferez transformez , vous en
coq, & vous en poule, on ne craint point d'aflurer
<5u'ils fe fufïènt raillez d'une tentation fi grofiiére : car
«eus ttous en raillerions nous mêmes. Mais le démon
M jugeant
%6€ DE LA RECHERCHE
Chap. jugeant des autres par lui même, fçavoit bien que le
J Y- «ielir de l 'i nde'pendance étoit le foible,par ou il les fal-
ioit prendre.
La féconde raifon qui fait qu'on regarde comme
feux, ceux qui allurent qu'ils (ont devenus coqs ou
Rois , & qu'on n'a pas la même penfe'e de ceux qui af-
furent que perfonne ne les peut bleîTer , parce qu'ils
{ont au delîus de la douleur i c'eft qu'il eft vifible que
les hypocondriaques (è trompent , & qu'il ne faut
qu'ouvrir les y€ux pour avoir des preuves fenfiblcs de
leur égarement» Mais,, Ior(que Caton affure que ceux
qui l'ont frappé ne l'ont point bleffé,& qu'il eft au dcf-
ius de toutes les injures qu'on lui peut faire ; il l'alîu-
xe , où il peut l'alTurer avec tant de fierté & de gravité,
•qu'on ne peut reconnoître s'il eft effedivemcnt tel au
dedans qu'il paroît être au dehors. On eft mêmes
porté à croire que (on ame n'eft point ébranlée,à cau-
iè que fon corps demeure immobile : parce que l'air
extérieur de nôtre corps eft une marque naturelle de
ce qui fc pafle dans le lond de nôtre ame. Ainfi quand
un hardi menteur ment avec beaucoup d'aflurancc ,
il fait fouvent croire les chofes les plus incroyables:
parce que cette alTurance arec laquelle il parle eft une
preuve qui touche les fèns; & qui par conféqucnt eft
ues-forte & trcs-perfiiaftve pour la plupart des hom-
mes. Il y a donc peu de perfonncs qui regardent les
Stoïciens comme des vifionnaires , ou comme de har-
dis menteurs , parce qu'on n'a pas de preuve fènfiblc
de ce qui fè parte dans le fond de leur cœur> Se que
l'air de leur vifàge eft une preuve fènfible , qui impofè
iacikment ^ outre que la vanité nous porte à croire
que l'eiprit: de l'homme eft capable de cette grandeur,
& de cette indépendance dont ils fe vantent.
Tout cela fait voir qu'il y a peu d'erreurs plus dan-
^ereufes , & qui fe communiquent aulî^ facilement
que celles , dont les livres de Seneque font remphs:
parce que ces erreurs (ont délicates, proportionnées à
Ja vanité de l'homme j& (emblables à celle dans la-
<que'îj5 le démon engagea nos premiers parens. Elles
Ibnt
DE LA VERITE*. Livre II. Kf?
ibntrevétuës dans ces livres d'ornemens pompeux & Chaî>.
magnifiques, qui leur ouvrent le paiTage dans la plu- I Y»
part des efprits. EUesy entrent, elles s'en emparent,
elles les e'tourdiflènt , & les aveuglent. Mais elles les
aveuglent d'un aveuglement fiiperbe, d'un aveugle-
ment e'bloiiiflant, d'un aveuglement accompagné de
lueurs , & non pas d'un aveuglement humiliant &
plein de ténèbres , qui fait fèntir qu'on eft aveugle &
qui le fait reconnoître aux autres . Q^nd on eft frap-
pe' de cet aveuglement d'orgueil on fè met au nombre
des beaux eiprits& des elprits forts. Les autres mê-
mes nous y mettent, & nous admirent. Ainfi il n'y a
rien de plus contagieux que cet aveuglement j parce
que la vanité & la fenfibilite' des hommes, la corrup-
tion de leurs (ens & de leurs partions les difpofè à re-
chercher d'en être frappez /& les excite à en frapper
les autres.
Je ne croi donc pas qu'on puiflè trouver d'Auteur
plus propre que Seneque , pour feire connoître quelle
eft la contagion d'une infinité de gens , qu'on appelle
beaux efprits & elprits forts -, & comment les imagi-
nations fortes & vigoureufès dominent fur les efprits
foibles& peu éclairez : non par la force ni l'évidence
des raifbns , qui {ont des produd:ions de l'elprit j mais
par le tour & la manière vive de l'expreffion , qui dé-
pendent de la force de l'imagination*
Je fçai bien que cet Auteur a beaucoup d'eftime dans
le monde, & qu'on prendra pour une e(pccc de terne-
rite' de ce que j'en parle, comme d'un homme fort
Imaginatif & peu judicieux. Mais c'eft principalement
à. caufe de cette eftime que j'ai entrepns d'en parlerj
non par une efpece d'envie ou par méchante humeur >
mais parce quel 'eftime qu'on fait de lui touchera da-
vantage les efprits , & kur fera faire attention aux er-
reurs que j'aicomb^tucs.Il faut autant qu'on peut ap-
porter des exemples illuftres deschofes qu'on dit lorf^
qu'elles font de conlèquence, & c'eft quelquefois fai-
re honneur à un livre que de le critiquer. Mais enfin
)e ne fuis pas le fcul, <]ui trouve à redire dans ks écrits
M r a«
X î68 DE LA RECHERCHE
CrtAP* de Scneque 5 car fans parler de quelques illufires de ce
IV. Siècle, il y a pre's de feize cent ans, qu'un Auteur jadi-
j.lnVhi' cieux a remarqué, qu'il y avoit peu i d'cxaâ:itude
lofophia dans fà Philofbpkie , peu z de discernement & de ju-
pa^um ^^i^'^ dans fon clocution , & 3 que fa réputation e'toit
d'dhens. pIûtôtreiFetd'unefcrveur& d'une inclination indif-
z. /^//fi- crête déjeunes gens , que d'un conlèntement de per-
eumfuo ibnnes payantes & bien fenfe'es.
ingenio I^ eft inutile de combattre par àts e'crits publics des
dixijfea- erreurs grolïie'res, parce qu'elles ne font point conta-
Imio iu- gieufes. il eft ridicule d'avertir les hommes , que les
dicio. hypocondriaques fè trompent , ils le {çavent aiïez-.
3 . Si ali- Mais iï ceux dont ils font beaucoup d'eftime fè trom-
nua con- P^nt , il eft toujours utile de les en avertir , de peur
îempfif" qu'ils ne fuivent leurs erreurs* Or il eft vifible que
fet-t C^c. i'elprit de Seneque eft un efprit d'orgueil & de vanité'.
confenfu -Ainfi puilque l'orgueil félon l'Ecriture eft la fburce du
potius €- ^cchéjlnitiumpeccatifuperhiai l' efprit de Sencquc ne
rudito- peut être l 'efprit de l'Evangile, ni fà Morale s'allier
Yum qua avec la Morale de Jesus-Christ , laquelle feule eft
pucYorû fohde & véritable.
amore ^^ ^^ ^^^^ q"^ toutes les penfées de Seneque ne font
compro- P^s faulTcs , ni dangereufes. €et Auteur fe peut lire
haretur. avecprofit par ceux qui ont l'efprit jufte , & qui fça-
Q.uiniil- "^ent le fond de la Morale Chrétienne. De grands
lien. liv. hommes s'en fontfèrvis utilement, & je n'ai garde de
10. ch. I. Condamner ceux qui pour s'accommoder à la foi-
blefïè des autres hommes , qui avoient trop d'eftime
pour lui, ont tiré des ouvrages de ctt Auteur des preu-»
vespoar défendreia Morale de Jesus-Christ, &
pour combattre ainfi les ennemis de l'Evangile par
îeurls propres armes. ;
Il y a de bonnes choies dans l'Alcoran, & l'on trou^
ve des Prophéties véritables dans les Centuries de
Noftradamus : on fè fert de l'Alcoran pour combattre
laReligion des Turcsi& l'on peut fe fervir des Pro-
phéties de Noftradamus pour convaincre quelques ef-
prits bizarres. Mais ce qu'il y a de bon dans l'Alcoran
hefak^s que l'Alcoran ioit un bon livre, & quelques
véri-
DE LA VERITE'. Livre IL 1^9
Yeritables explications des Centuries de Noftradamus Chap,
ne feront jamais pafTer Noftradamus pour un Pro- I y^
phete j & l'on ne peut pas dire que ceux qui (è fervent
de ces Auteurs les approuvent , ou qu'ils ayent. pour
eux une eftime ve'ritable.
On ne doit pas pre'tendre combattre ce que j'ai avan-
cé de Seneque , en apportant un grand nombre de paf-
fàges de cet Auteur^qui ne contiennent que des véritez
folides & conformes à l'Evangile: je tombe d'accord
qu'il y en a , mais il y en aaulu dans l'Alcoran & dans
les autres me'chans livres. Onauroit tort de même de
m'accabler de l'autorité' d'une infinité de gens qui fe
font fervis de Seneqùe, parce qu'on peut quelquefois
fèferyir d'un livre que l'on croit impertinent , poutvû
que ceux à qui l'on parle n'en portent pas le même ju-
gement que nous.
Pour ruiner toute la {àgefîè des Stoïques, il ne faut
fçavoir qu'une feule chofè, qui eft afTez prouvée par
l'expérience & par ce que l'on a déjà dit : c'eft que '
flous tenons à nôtre corps, à nos parens, à nos amis, à
nôtre Prince , à nôtre patrie par des liens que nous ne
pouvons rompre, & que mêmes nous aurions honte
de tâcher de rompre. Nôtre ame eft unie à nôtre
corps )& par nôtre corps à toutes les chofès vifibles par
une main fipuifîànte, qu'il eft impoilîble par nous-
mêmes de nous en détacher. Il eft impoilîble qu'on
pique nôtre corps, fans que l'on nous pique, & que
l'on nous blelTe nous mêmes; parce que dans l'étan
011 nous fbmmes cette correfpondance de nous avec le
corps , qui eft à nous eft ablblument néceifaire. De
mcmeil eft impoffible qu'on nous dife des injures Se
qu'on' nous méprifè, fans que nous en fèntions du
chagrin : parce que Dieu nous ayant faits pour être en
focieté avec les aunes hommes , il nous a donné une
inclination pour tout ce qui eft capable de nous lier
arec eux, laquelle nous ne pouvons vaincre par nous
mêmes. Il eft chimérique de dire que la douleur ne
nous blefîe pas, & que les paroles de mépris ne font
pas capables de nous ofFenfer, parce qu'on eft au def-
M 5 fus
170 t>E LA RECHERCHE
fus de tout ceh. On n'eft jamais au de(Tus de la natu-
re, fî ce n 'eft par la grâce -, & jamais Stoïque ne me'pri-
fà la gloire, & l'eftime des hommes, par les lèuies for-
ces àe ion efprit.
Les hommes peuvent bien vaincre leurs partions
par des paffions contraires. Ils peuvent vaincre la
peur, ou la douleur par vanité; je veux dire feulement,
qu 'ils peuvent ne pas fuir ou ne pas (è plaindre , lorf^
<5ue lèièntanten vue à bien du monde , le defir de la
gloire les foûtient> & arrête dans leur corps les mou-
vemens qui les portent à la fuite. Ils peuvent vaincre
de cette forte ; mais ce n'elf pas là fe délivrer de la fèr-
vituderc'elt peut-être changer de maître pour quel-
que tems, ou plutôt c'efî: étendre (on efclavage ; c'eft
devenir (âge, heureux, & libre feulement en apparen-
ce, & fouffrir en effet une dure & cruelle fèrvitude.
On peut réfif ter à l'union naturelle que l'on a avec fbn
corps, par l'union que l'on a avec les hommes ; parce
qu'on peut réfiifer a la nature : on peut réfifter à Dieu
par les forces que Dieu nous donne. Mais on ne peut
réfifter à Dieu par les forces de fbn efprit: on ne peut
entièrement vaincre la nature que par la grâce ; par ce
qu'on nepeut , s'il eft permis de parler ainfî , vaincre
jDicH, que par unfècours particulier de Dieu.
iMnfi cette divifion magnifique de toutes les chofès
qui ne dépendent point de nous, & defquelles nous ne
devons point dépendre , eft une divifîon , qui fèmble
conforme à la rai fon j mais qui n'eft point conforme
à l'état déréglé, auquel le péché nous a réduits» Nous
fbmmes unis à toutes hs créatures par l'ordre de
Dieu, & nous en dépendons abfoiument par le deTor-
dre du péché. De forte que ne pouvant être heureux,
lors que nous fommes dans la douleur & dans fin*
quiétude, nous ne devons point efperer d'être heu-
reux en cette vie, en nous imaginant que nous ne dé-
pendons point de toutes les cnofès , defquelles nous
îbmmes naturellement efclaves. Nous ne pouvons
être heureux que par une foi vive & par une forte ef^
perance, qui nous fafTejouïr par avance (Iqs biens fu-
i<^ tursi
DE LA VERITE'. Livre IL 171
tnrs; & nous ne pouvons Yivre félon les règles de la Chap;
Tertu > & vaincre la nature , fi nous ne fommes Cok- l y,
tenus par la grâce que J e s us-C h.r i S-x nous a me'-
ritec»
CHAPITRE V. GHAPi
Y.
Du Livre de Montagne.
-^
LEs Eflàis de Montagne nous peuvent auflî {crvir
de preuve de la force , que les imaginations ont
les unes- iur les autres : car cet Auteur a un certain aie
libre, & il donne un certain tour fi naturel & fi vif à
fcs pcnfe'es, qu'il eft mal-aire' de le lire fans (è laifler-
pre'occuper. La négligence qu'il affede lui fied allez
bien , & le rend aimable à la plupart du monde (ans
le faire mép^nCer -, & ù. fierté' eft une certaine fierté
d'honnête homme , fi cela £è peut dire ainfi, qui le
fait refpcctcr lans le faire haïr. L'air du mcmde & l'aie
cavalier Ib il tenus par quelque érudition font unefF^c
fi prodigieux flirTelprit, qu'on l'admire fouventSc
qu'on fè rend prefque toujours à ce qu'il décide , (ans
©ièr l'examiner, & quelquefois mêmes (ans l'enten-
dre. Ce ne font nullement fès raifons qui perfuadent :
il n'en apporte prelque jamais des choies qu'il avance r
ou pour lé moins il n'en apporte prefque jamais qui
ayent quelque fblidité. Eneiïetil n'a point de princi-»
pes fiir lefquels il fonde fes raifbnn^mens , & il n'a
point d'ordre pour faire les déductions de fès princi-
pes. Un trait d'Hiftoire ne prouve pas j, un petit
conte ne dém.ontre pas ; deux vers d'Horace, un
apophtegme de Cleomcnes ou de Cefàr ne doivent
pas perfîiader des gens raifonnables : cependant ces
Effais ne font qu'un tifïu de traits d'Hiftoire , de pe-
tits contes^ de bons mots, dediftiques, ôcd'apo*
phtegmes.
Il eft vrai qu'on ne doit pas regarder Montagne
4aHS fès Ellàis , comme un homme qui raifbnne ,
M 4 mais.
lyi DE LA RECHERCHE
Chap* mais comme un homme qui le divertit : qui tâche de
V. plaire , & qui ne penfe point à enfeigner : & fi ceux
qui le lifènt ne faifoient que s'en divertir , il faut tom-
ber d'accord que Montagne ne feroit pas un fime'-
chant livre pour eux. Mais il efb prefque impoflible
de ne pas aimer ce qui plaît , & de ne pas (è nourrir
des viandes qui flattent le goût. L'efpritnepeutfe
plaire dans !à leéture d'un Auteur (ans en prendre les
îèntimens , ou tout au moins fans en recevoir quel-
que teinture , laquelle fè mêlant avec fes idées les
rende confufes Se obfcures»
Il n'eft pas feulement dangereux délire Montagne
pour fe divertir, àcaufcqueleplaifirqu'ony prend
engage infènfiblement dans {es lentimens : mais en-
core parce que ce plaifîr eft plus criminel qu'on ne
peiifè. Car il eft certain que ce plaiiir naît principale-
ment de la concupifcence , & qu'il ne fait qu'entrete-
nir , & que fortifier les pallions , la manière d'écrire
de cet Auteur n'étant agréableque parce qu'elle nous
touche , & qu '^eîle réveille nos pallions d'une maniè-
re imperceptible.
Il ièroit alTez utile de prouver cela dans le détail ;
& généralement que tous les divers Itiles ne nous
plaiient > qu'à caule de la corruption lècrette de nôtre
cœur: mais ce n'en eft pas ici le lieu, Recela nous
meneroit trop loin. Toutefois fi l'on veut faire ré-
flexion fur la liailon des idées , & des pallions donc
j'ai parlé auparavant , & fur ce qui fe paffe en foi-mê-
me , dans le temps que l'on lit quelque pièce bien
e'crite , on pourra reconnoître en quelque façon ,
que fi nous aimons le genre fublime : l'air noble & li -
bre de certains Auteurs , c'elt que nous avons de la
vanité , & que nous aimons la grandeur & l'indépen-
dance i & que ce goiit , que nous trouvons dans la
délicatelTè des difcours efFeminez , n'a point d'autre
iburce qu'une fècrette inclination pour la mollelïe &
pour la volupté : En un mot que c'eft une certaine in-
telligence pour ce qui touche les fèns , & non pas fin .
Sciiigeneç de la vérité , qui fait que certains Auteurs
/* nous
DE LA VERITES Livre Ii: 27^
nous charment & nous enlèvent comme maigre' Chap.
nous. Mais revenons à Montagne» Y,
Il me femble , que fes plus grands admirateurs le
ioiient d'un certain caradere d'Auteur judicieux &
éloigne' du pe'dantifrae 5 & d'avoir parfaitement con«
nu la nature & les fbiblelTes de l'erprit humain. Si je
montre donc que Montagne tout Cavalier qu'il eft ,
ne laifie pas d'être aulîî pe'dant que beaucoup d'autres,
& qu'il n'a eu qu'une connoilîancetres-mediocre de
l'efprit, j'aurai fait voir que ceux qui l'admirent le
plus n'auront point e'te' perfiiadez par des raifbnse'vi*
dentés , mais qu'ils auront e'té feulement gagnez par
la force de fbn imagination.
Ce îcïme pédant eft fort e'quivoquc , mais l'ufàge y
ce me (èmblc , & mêmes la raifon veulent que l'on
appelle pedans ceux , qui pour faire parade de leur
faufTe {cience , citent à tort Ôc à travers toutes (brtes
d'Auteurs j qui parlent fimplement pour parler &
p«ur fè feire admirer des fbts ; quiamaflentlàns ju-
gement & (ans dilcernement des apophtegmes & des
traits d'Hiftoire pour prouver, ou pour faire fèm-
blant de prouver des chofès-, qui ne le peuvent proi^
ver que par des railons.
Pédant eft oppofé à raifbnable , & ce qui rend ks^
pe'dans odieux aux perfonnes d'elprit , c'eft que les
pe'dans ne font pas raiibnnables: car les perfonnes
d'efprir, aimant naturellement à raifbnner, ils ne
peuvent foufïlir la converfàtion de ceux quine raifbn-
nent point. Les pe'dans ne peuvent pas raifbnner,
parce qu'ils ont l'efprit petit , ou d'ailleurs rempli?
d'une faulïè e'rudition: & ils ie veulent pas raifbn-
ner , parce qu'ils voyent que certaines gens les rc-
(pcôicm &■ les admùent davantage, loriqu'ils citent
quelque Auteur inconnu & quelque Sentence d'un
Ancien , que lorfqu'ils prétendent r?i(bnner. Ain'i
leur vanire' (è fatisfailant dans la veuë du relpeét
qu'on leur porte, les attache à l'étude detoucesles
iciences extraordinaires, qui attirent l'admiration da.^
commun des hommes. -
M. y. L.3-
Chap.
V.
APoc.
19. 10.
Confer-
■vus tuus
fumy
erc.
adora,
Denrn
174 DE LA RECHERCHE
Les pédans font donc vains & fiers , de grande mé-
moire & de peu de jugement, heureux & forts en
citations, malheureux & foibles en raifons, d'une ima-
gination vigoureufê & {pacicufe , mais volage & déré-
glée , & qui ne peut fe contenir dans quelque juftelTe.
Il ne fera pas maintenant fort difficile de prouver
que Montagne étoit auffi pédant que plufîeurs autres
félon cette notion du mot de pédant , qui femble la
plus conforme à la raifon & à l'ulàge : car je ne parle
pas ici de pédant à longue robbe , la robbe ne peut
pas faire le pédant. Montagne qui a tant d'averfion
pour la pédanterie pouvoir bien ne porter jamais rob-
be longue , mais il ne pouvoir pas de même (è défaire
de fès propres défauts . Il a bien travaillé à (è faire l'air
cavalier , mais il n*a pas travaillé à fe faire rcfprit ju-
fle , ou pour le moins il n'y a pas revilli. Ainfi il s'efl:
plîitôt foit un pédant à la cavalière, & d'une efpece
toute fînguîiére , qu'il ne s'efl rendu raifonnable , ju-
dicieux , &: honnête homme .
Le livre de Montagne contient des preuves fi évi-
dentes de la vanité & de la fierté de fon Auteur , qu'il
paroît peut-être afîez inutile de s'arrêter à les faire re-
marquer : car il faut être bien plein de foi-même
pour s'imaginer comme lui , que le monde veiiiile
bien lire un affez gros livre pour avoir quelque con-
noilïànce de nos humeurs. Il falloir néceffairement
qu'il fe réparât du commun , & qu'il fè rega,rdât
comme un homme tout-à-fait extraordinaire.
Toutes les créatures ont une obligation eflentielle
de tourner hs efprits de ceux qui les veulent adorer ,
vers celui-là fèul qui mérite d'être adoré ; & la re
ligion nous apprend que nous ae devons jamais fouf-
frir que l'efprit & le cœur de l'homme qui n'eft fait
que pour Dieu , s'occupe de nous , & s'arrête à
nous admirer & à nous aimer. Lorfque S. Jean fè pro^
flerna devant l'Ange du Seigneur , cet Ange lui
defFendit de l'adorer: Je fuis feryiteur , lui dit 'il,
comme yous 0" comme yoî frères. ^yidorCK Dieu. Il
n'y a que les démons, & ceux qui participent à l'or-
DE LA VERITE'. Livre II. 275
gueil des démons qui fè plaifcnt d'être adorez ^ Se Chap».
c'eft vouloir être adore' non pas d'une adoratioa e'xte'- Y»
rienrc & apparente, mais<l'une adoration inte'rieure
& véritable , que de vouloir que les autres hommes-
s'occupent de nous: c'eft vouloir être adore' , com-
me Dfeu veut être adore' , c'eft-à-dire en^fprit & eu-
ve'rite'.
Montagne a'a fait fôn Livre que pour fe peindre ,-
& pour reprefènterfes humeurs & (es inclinations : \ï
l'avoue lui-même dans l'avertiflement au Led:eur in-
sère' dans toutes les éànions-xC'ejhmoique iepeins-,dit-
il, y e fuis moi-même la matière demonUvre. Et cela
paroît allez en le liûnt : car il y a très- peu de Chapi-
tres y dans lefquels il ne falTe quelque digre/îlon pour
parler de lui , & il y a mêmes des Chapitres entiers , -
dans lefquels il ne parle que de lui. Mais s'il a compo-
fe' fbn Livre pour s'y peindre , il l'a fait imprimer afin
qu'on le lut. Il a donc voulu que les hommes le re-
gardaflènt & s'occupafTanrde lui ; quoi qu'il dife que
ce nefi pas raifcn qu'on employé /on loi fir en unfujet ji
frivole Ô' fi vain. Ces paroles ne font que le condan*-
ner: car s'il eût crû que ce n'e'toit pas r<zi/on qu'on
employât le tems à lire f©n Livre , il eût agi lui-mê-
me contre le fèns comm.un en le faifânt imprimer.
Ainfi on eft obligé de croire, ou qu'il n'a pas dit ce -
qu'il penfbit , ou qu'irn'â pas fait ce qu'il xievoit.
C'efi encore une plailànte excufè de (à vanité de di-
re , qu'il n'a écrit que pour ksparens O^ amis. Car lî
cela eilt été ainfi , pourquoi en eùt-iî fait faire trois-
impiefïions? Une feule ne luffifoit-elle pas pour fè$
parens & pour fes amis? D'où vient encore qu'il a aug-
menté fbn Livre dans les dernières impreffionsqu'il'
en a fait faire,& qu'il n'en a jamais rien retrai%ché,fi ce
nleftque.la fortune fecondoitfesintentions. J'ajoute, Ch. 9*
dit-il.> mais je ne corrige pas, parce que celui qià a hypo- ^'^'
tcqué au monde fon ouvrage, je trouve apparence qu'il ny
aitplus de droit. Qu'il die s' il peut mieux ailleurs, CT" ne
corrompe la befogne qu'il a vendue. Dételles gens il ne
fauiroit rien achepter qu'après leur mort,quils y penfent
M. 6> hje)%i
t-^ DE LA RECHERCHE
Ch A p. ^'f « avant que de fe produire. Qui les hâte ? mon Livre e(l
Y. toujours un ^ O'c. Il a donc voulu fè produire & hypo-
tequer au monde fbn ouvrage , aufîi bien qu'à fès pa-
ïens & à {es amis. Mais (à vanité feroit toujours auez
criminelle quand il n'auroit tourne' &: arrête' l'elpric
& le cœur que de fes parens & de fès amis vers fbn por-
trait,autant dt tems qu'il en faut pour lire fbn Livre.
, Si c'eft un défaut de parler fbuvent de loi , c'eft une-
effronterie , ou plutôt une efpécc de folie que defê
loiier à tous momens , comme fait Montagne : car ce
n'cft pas feulement pe'cher contre l'ku milité Chré-
tienne j mais c'eft encore choquer la raifbn.
Les hommes ibnt faits pour vivre enfèmWe , &
pour former des corps & des focietez civiles. Mais il
Faut remarquer , que tous les particuliers qui compo-
iènt \zs focietez, ne veulent pas qu'on les regarde
comme la dernière partie du corps duquel ils font..
Ainli ceux qui fè loiient fê mettant au defïus des au-
tres , les regardant comme les dernières parties de
leur fbcicré j & fè confiderant eux-mêmes comme
les pruidpales & les plus honorables , ils fe rendent
ucceflàiiemcnt odieux à tout le monde , au lieu de le
faire aimer & de fe hirc eflimer.
C 'ef l donc une vanité , & une vanité indifcrette &
ridicule à Alontagne de parler avantageufement de
lui-même à tous momens. Mais c'eft une vanité
encore plus extravagante à cet Auteur de décrire fès
défauts. Car iî Ton y prend garde , on verra qu'il ne
découvre guéres que les défauts dont on fait gloire
dans le m.onde à caufè de la corruption du fîécle ; qu'il
s'attribue volontiers ceux qui peuvent le faire pafïèr
pour efpritfort, ou lui donner l'air cavalier j &afin
que pat cette franchiiè limulée de la confeiKon. de fcs
défôrdres , on le croye plus volontiers lors c^'il parle
ch. à fbn avantage, il a raifbn de dire que fe^iferO' fe
mé^ifer naif.ent fcuyenî de pareil air d'arrogance. C'eft
toujours une marque certaine que l'on cft plein de foi-
Biéme j & i\!ontagne rriC paroît encore plus lier -^
plus y^im quand û le blâme que lors qu'il fe loue , par -
il-
Qt.
DELA VERITE'. Livre IL 277
ce que c'eft un orgueil in (îiporrable que de tirer vanité Chap.
de Ces de'fauts , au lieu de s'en humilier. J'aime mieux V.
un homme , qui cache lès crimes avec koote , qu'un
autie qui les publie avec effronterie -, &ilmefèrable
qu'on doit avoir quelque horreur de la manière cava-
lie're & peu Chrétienne, dont Montagne reprefènte
fes défauts. Mais examinons les autres qualirez de fou
efprir.
Si nous croïons Montagne fur fà parole , nous
nous perlùaderons que c'étoit un homme Jt* ««//e rr- !• 2.ch.
tention j qu^ilnavoitpoitttdegardoire; que la mémoire j^"* .
lui manquait du tout y mais^ qu'il ne manquoit pas de ^' ' '
i^ns , & de jugement. Cependant fi nous en croïons l. 2. ch»
le portrait mêmes , qu'ilafoitdefbnefprit, je veux 17.
dire, fbn propre Livre, nous ne ferons pas tout-à-
èdz de Ton fentiment. Je nef^aurois recevoir une charge
fans tablettes , dit-il , C^ quand fai un propos à tenir ,
s'il eji de longue haleine. Je fuis réduit à cette y ileO*
miferahlenécejfité d" apprendre par cœur mot à. mot ce que
j'ai éL dire; étutremtnt je nauroisnifacenniajjurancey.
étant en crainte ^ue ma mémoir-e me vint faire un mauvais^
tour. Un homme qui peut bien apprendre mot à mot
des difcours de longue haleine, pour avoir quelque
&çon & quelque aiîiiraBce, manque-t-ii pliitôt de
mémoire que de jugement ? Et peut- on croire Mon-
tagne, lorfqu'il dit de lui. Les gens qui me fervent •,
il faut que je les appelle par le nom de leurs charges , ou
de leur pais. Car il m'eft tr es-mal aisé de retenir
des noms y & fi je durcis a vivre long-tems, jenecroi
pas que je noubliare mon nom propre. Un fimple Gentil-
homme, qui peut retenir par cceur & mot à mot arec
aflurancc des difcours de longue haleine , a-t'il un fi
grand nombre d'Oiîiciers qu'il n'en puillc retenir les
noms ? L; n honmie qui eji ne C" nourri aux. champs yO*
parmi le labourage , qui a des araires O" un ménage
en main y & qui dit que mettre à non chaloir ce qui efl à l.ii.ch»
nos pieds , ce que nous arvons entre nos mains y ce qui regar- 1 7*
de de plus près l'ufage de la vie , c'éjî chofe bien éloignée,
dejon dogme , peut-il oublier les noms Irançois de fes
dome-î-
i7« DE LA RECHERCHE
Chap. domeftiques ? Peut-il ignorer , comme il dit , la plw
y ^ fart de nos monnoyes > la différence d'ungr-ain a Vautre en
la terre O' au grenier-, fi elle nefi par trop apparente, les
flusgrojjier s principes de l'agriculture O" que les enfans
fçayent , dequoi fert le levain à faire du pain > O" ae que
c'e^ que défaire cuver du vin l Et cependant avoir l 'ef^
prit bien plein de noms des anciens Philofophes, &
ae leurs principes i des idées de Platony des atomes d'E-
pleure , du plein , C du vuide de Leucippus O'de Demo^
1. 1 .ch. 1 2 cr/V^j } de Veau de Thaïes , de V infinité de nature d'^yina-
ximandre f de Vair de IHogenes , des nombres 0" de lit
fymmetrie de Pytagoras , de V infini de Parmenidesy de
l'un de Mu/eus, de Veau 0' du feu d'zJppollodorus, des
parties Jimîlaires d'zy4naxagoras , de la difcorde 0 de
V amitié d'Empedocles , du feu d'Heraclite , O'c. Un
homme qui dans trois ou quatre pages de fon livre,
rapporte plus de cinquante noms d'Auteurs difFe'rens
avec leurs opinions : qui a rempli tout fon Ouvrage de
traits d'hiltoires , & d'apophtegmes enta(ïèzfàns or-
dre j qui dit quQVhfîoire 0 laPoêfiefintjongihier en
Î.i.ch25 matière de Livres ; qui le contredit à tous momens &
dans un même chapitre , lors mêmes qu'il parle des
chofès qu'il prétend le mieux fçavoir , je veux dire.,
iors qu'il parle des qualitez de (on efprit , fè doit- il pi-
quer d'avoir plus de jugement que de mémoire ?
Avouons donc que Montagne ëtoit excellent en our
hliance , puiique Montagne nous en affure , qu'il fou^
Jiaite que nous ayons ce fentiment de lui , & qu'enfin
celaji'e{tpastout-à-£iit contraire à la vérité'. Mais
ne nous perfîiadons pas fur fà parole , ou par les loiir
anges qu'il fè donne , que c'étoit un homme de grand"
fens 5 & d'une pénétration d'efprit toute extraordi-
naire. Cela pourroïc nous jetter dans l'erreur , 8c
donner trop de crédit aux opinions faufTes & dange-
jeulèsj qu'il débite avec une fierté & une hardiefTe dor
minante , qui ne fait qu'étourdir & qu'éblouir les ef-
p.rits foibles.
L'autre loiiange que l'on donne à. Montagne efl
^u'ilavoit une coiinoilîànce parfaite deileiprit hu.'
^ lîiâiu-
DE LA VERITE'. Livre IL 179
main, qu'il en penétroit le fondja naturejes proprie'- Chap,
tezi qu'il en fçavoit le fort & le foible, en un mot tout Y*
ce que l'on en peut fçavoir. Voyons s'il me'rite bien ces
louanges , & d'où vient qu'on en eft fî libéral à (on
égard.
Ceux qui ont lu Montagne fçavent allez que cet Au*
teurafFedoitdepaflèrpourPyrrhonien, & qu'il fai-
fbit gloire de douter de tout. LaferfmfiondeU certi- l-ï-ch.xs
tuâe , dit-il , efl un certain témoignage de folie O" d'incer-
titude extrême:, 0' n'efl point de plus folles genSiO" moins
Philo/ophes , ^ue les Philo doxes de Platon. Il donne au
contraire tant de louanges aux Pyrrhoniens dans le Un peu
même Chapitre , qu'il n'eft pas poflible de douter pij^s haut
qu'il ne fût de cette lecte. Il e'toit néceflaire de fbn
tems, pour palier pour habile & pour gallant homme, _
de douter de tout j & la qualité' d'efprit fort dont il (è
piquoit, l'engageoit encore dans fès opinions. Ainfi
en le fîippoûnt Académicien , on pourroit tout d'un
coup le convaincre d'être le plus ignorant de tous les
hommes , non feulement dans ce qui regarde la natu-
re de l'efp rit, mais mêmes en toute autre cholè. Car
puifqu'il y a une difïèrence efl'entielle entre fçavoir &
douter , fi les Académiciens dilènt ce qu'ils pcnfcnt>
lors qu'ils afTurent qu'ils ne fcavent rien, on peut dire
que ce font les plus ignorans de tous les hommes.
Mais ce ne font pas lèulement les plus ignorans de
tous les hommes , cefbntaulîi les deifenfeurs des opi-
nions les moins raifbnnables. Car non feulement ils
rejettent tout ce qui eft de plus certain & de plus uni-
veriêllemcnt reçu , pour fe faire palier pour efprits
forts j mais par le même tour d'imagination , ils fè
plailènt à parler d'une manière décifive des choies hs
plus incertaines & les moins probables. Montagne eft
vifibleraent frappé de cette maladie d'efprit > & il faut
nécelïàirement dire , que non feulement il igno-
roit la nature de l'efprit humain , maismêmes qu'il
étoit dans des erreurs fort grolfieres fur ce fujet, fiip-
ofé qu'il nous ait ditcequ'iLeupeufoit, conlmeil
'a du faire,
Car.
r-
iSo DE tA RECHERCHE
Chap» Car que peut-on dire d'un homme qui confond
,Y, l'efprit avec la matie're : qui rapporte les opinions les
plus extravagantes des Philofophcs fur la nature de
. î'ame làns les me'prifèr , & mêmes d'un air qui fait
afîez connoître , qu'il approuve davantage les plus
oppofées à h raifon ; qui ne voit pas la nécefTite' de
l'immortalité' de nos âmes ; qui penfe que la raifon
humaine ne la peut reconnoîtrc j & qui regarde les
preuves que l'on en donne comme des fbnges que
î. 2.c.i2t le defîr fait naître en nous. Somnia nondocentisfedop-
tantis : qui trouve à redire que les hommes fefeparent
de la prej^e des autres créatures , O'fe dijiinguent des
hites j qu'il appelle nos confrères , O' nos compagnons y
qu'il croit parler , s'entendre, & (è mocqucr de nous,
de même que nous parlons, que nous nous entendons,
& que nous nous mocquons d'elles : qui met plus de
différence entre un homme à un autre homme, qu'en-
tre un homme aune bête : qui donne juf qu'aux araig-
ne'es , délibération-, fcnfement -, O' conclu fion : Et
qui apre's aToirfbîitenuqueladifpofition du corps de
l'homme , n'a aucun avantage fur celle des bête« , ac-
cepte volontiers ce lèntiment , que ce n'ejl point par la
raifon -i par le difcours O' par l'âme ^ue nous excellons
fur Us bêtes , mais parnotre beauté ■, notre beau teint y
0" notre belle difpofition de membres ^ pour laquelle il
nous faut mettre nôtre intelligence , nôtre prudence , O*
tout le refle à l'abandon, CTc. Peut-on dire qu'uiî^
homme qui (èfert desopinions les plus bizarres pour
conclure, C[\iiQcen'ej}pointparyraidiJcours , mais par
tme fierté 0" opiniâtreté , que nous nous préferons aux
autres animaux, eût une connoiflànce fortexaélede
refpiit humain , & croit-on en perfuader les au^
Sl'CS?
Mais il faut faire juftice à tout le monde , & dire ds
bonne foi quel e'toit le caractère del 'efprit de Montag-
ne. 11 avoit peu de mémoire , encore moins de ju-
gement, il clt vrai: mais ces deux qualaez ne font-
point eniembie ce que l'on appelle ordinairement
dans le. monde beauté d'efprit. C'eft la beauté, la
;:4^ ' viva--
DE LA VERITE'. Livre IL i8i
vivacité, & l'écenduë de l'imagination , qui font Cha»,
paflèr pour bel elprit. Le commun des honunesefti- Y.
me le brillant, & non pas le folide, parce que l'on aime
davantage ce <^ui touche les fèns , que ce qui inftruic
la rajfon. Ainli en prenant beauté d'imagination pour
beauté d'cfprir , on peut dire que Montagne avoie
Telprit beau & mêmes extraordinaire» Ses idées fbnc
iàufles , mais belles. Ses exprelîions irrégulieres ou
hardies, mais agréables. Ses dilcours mal raifonnez,
mais bien imagmez. On voit dans tout ion Livre un
caraélere d'original, qui plaît infiniment : toutCo-
pifte qu'il eft, il ne fènt point Ton Copifte ; & fpn
imagination forte & hardie dorme toujours le tour
d'original aux chofès qu'il copie. Il a enfîa ce qu'il eft
néceflàire d'avoir pour plaire & pour impofcr ; &je
penlè avoir montré fuffifammcnt) que ce n'eft point
en convamquant la railbn qu'il fe fait admirer de tant
de gens, mais en leur tournant l'elprit par la viva-
cité toujours vidorieulè de fon imagination doxni-
nante.
CHAPITRE YI. Chap,
YL
I. Des Sorciers par imd^îmtion^ O' des Loups garou^,
11. Conclufion des deuxpremiers Livres,
LE plus étrange effet de la force de l'imagina-
tion, eft la crainte déréglée de l'apparition des
efprits, des fortileges, descaraderes, des charmes,
des Lycanthropes ou Loups garoux , & gé»érâîe-
ment de tout ce qu'on s'imagine dépendre de la pail^
lance du démon.
Il n 'y a rien de plus terrible ni qui effarouche da-
vantage l'efprit , ou qui produi(è clans le cerveau des
veftiges plus profonds , que l'idée d'une puifFance in-
vifible, qui ne peniè qu'à nous nuire, & à laquelle
on ne peut réfifter. Tous les diicours qui réveillent
cette idée font toujours écoutez avez craints & curio-
fitc.
28i DE LA RECHERCHE
CrîAP» fîté. Les hommes s 'attachant à tout ce qui cftextra-
Y !• ordinaire , fè font un plaifir bizarre de raconter ces
hiftoires furprenantes & prodigieufes delapuifTancc
& de la malice des Sorciers, à e'pouvanter les autres
& à s'épouvanter eux mêmes* Ainfî il ne faut pas
s'e'tonner fi les Sorciers font fi communs en certains
pais, oii la cre'ance dufàbbatefttropenracine'e; où
tous Its contes les plus extravagans des forcileges fbat
écoutez comme des hiltoires autentiques ; & ou 1 on
brûle comme des Sorciers véritables les fous , & les
vifionnaircs dont l'imagination a été déréglée , a<,i-
tant par le récit de ces contes , queparlacorruptioa
de leur cœur»
Je fçai bien que quelques perfbnnes trouveront â
redire , que j'attribue la plupart des fbrcelleries à la
force de l'imagination , parce que je fçai que les
hommes aiment qu'on leur donne de la crainte; qu'ils
fe fâchent contre ceux qui les veulent defiàbufèr j &
qu'ils reflTemblentaux malades par imagination , qui
écoutent avec refped > & qui exécutent fidellemenc
les ordonnances des Médecins > qui leur pronofti-
Quent des accidens funefteS. Les lupcrftitions nefe
aétruijfènt pas facilement, & on ne les attaque pas
fans trouver un grand nombre de dcffenfeurs -, & cet-
te inclmation à croire aveuglément toutes les rêveries
des Démonographes , eft produite & entretenue par
la même caufe , qui rend les fuperflitieux opiniâtres ,
comme il eft aflèz facile de le prouver. Toutes fois ce-
la ne doit pas m'empêcher de décrire en peu de mots ,
comme je croi que de pareilles opinions s'établil-
fent.
Un Paftre dans fa bergerie raconte après fouper à
fà femme , & à fès enfans les avantures du fàbbat»
Comme fbn imagmation elt modérément échauffée
par les vapeurs du vin , & qu'il croit avoir affilié plu-
lîeurs fois â cette afièmblee imaginaire , il ne man-
oue pas d'en parler d'une manière forte Se vive. Son
éloquence naturelle jointe à la difpofition où eft toute
ÊA famille» pour entendre parkr d'un fujec fi nouTeaa
DE LA VERITE'. Livre II. 285
!v& Cl terrible , doit fans doute produire d'étranges Chai»»
traces dans des imaginations foibîes , &iln'eftpas VI.
naturellement po/îîble qu'une femme & des enfans ne
demeurent tout effrayez, péne'trez& convaincus de
ce qu'ils lui entendent dire. C'eft un mari , c'eft un
père qui parle de ce qu'il a vu , de ce qu'il a fait: on
J'aime , & on le refpede : pourquoi ne le croiroit-on
pas? CePaftrelere'pe'teen différensjours. L'imagi-
nation delà mère & des enfans en reçoit peu à peu des
traces plus profondes: ils s'y accoCuument,les frayeurs
-'paiïènt j & la conviction demeure -, & enfin la curio-
iïté les prend d'y aller . Ils fè frottent: ils fè couchent :
cette difpo(îtion de leur cœur e'chaufè encore leur
imagination , & les traces que le Fafîîre avoit forme'es
idans leur cerveau , s'ouvrent afièz pour leur faire ju«
:ger dans le fommeil comme préfènts tous les mouvc-
mens de la cére'monie, dont il leur avoit fait la dc-
icription. Ils fè lèvent > ils s'entredemaiident , &
s'entre difènt ce qu'ils ont vu. lis fè fortifient de cette
iorte ks traces de leur vifîon ; & celui qui a l'imagi'
iriation la plus forte perfuadant mieux les autres , ne
manque pas de régler en peu de nuits Thiftoirc imagi^
naire du ^bbat. Voilà donc des Sorciers achevez, qae
le Paftre a faits j& ils en feront un jour beaucoup d'au-
tres , fi ayant l'imagination forte & vive -, la crainte
ineles empêche pas de conter de pareilles hiftoires.
Il s'eft trouvé plufîeurs fois des Sorciers de bonne
foi , qui difoient généralement à tout le monde ,
qu'ils alloient au fabbat > & qui en étoicnt fî perlua-
dez , que quoi que plufîeurs perfonnes les veillaflènt >
& les afljiralîènt qu'ils n'étoient point fbrtisdulit,
ils ne pouvoient fè rendre à leur témoignage.
Tout le monde fçait que lorfque l'on fait des contes
'd'efprit aux enfans, ils ne manquent prefque jamais
d'en être effrayez , Si. qu'ils ne peuvent demeurer
uns lumière & fans compagnie. Parce qu'alors leur
cerveau ne recevant point de traces de quelque objet
préfènt, celle, que le conte a formé dans leur cerveau ,
fè r'ouYre , & fourent mêmes avec allez de force pour
leur
284 DE LA RECHERCHE
CiïAP» leur repréiènter comme devant leurs yeux les efprits
Y I. qu'on leur a dépeints. Cependant on ne leur conte pas
ces hiltoires comme fi elles étoient véritables. On ne
leur parle pas avec le même air , que fi on en e'toit per-
iuade' ; & quelquefois on le fait d'une manie're afTez
froide & allez langui/Tante. Il ne faut donc pas s'éton-
ner, qu'un homme qui croit avoir été au fabbat , &
qui par conféquent en parle d'un ton ferme , & avec
une contenance afïurée , perfuade facilement quelques
perfbnnes qui l'écoutent avec refpec!^ , de^toutesles
circonftances qu'il décrit -, & tranfinette ainfi dans
leur imagination des traces pareilles à celles qui le
trompent.
Quand les hommes nous parlent > ils gravent
dans nôtre cerveau des traces pareilles à celles qu'ils
ont. Lorfqu'ils en ont de profondes , ils nous par-
lent d'une manière qui nous en grave de profondes;
car ils ne peuvent parler , qu'ils ne nous rendent fem-
blables à eux en quelque façon. Les enfans dans le
fèin de leurs mères ne voient que ce que voient leurs
mères; & mêmes lors qu'ils font venus au monde 9
ils imaginent peu de chofès dont leurs parens n'en
ioient la caufej puifque les hommes même les plus
/âges fè conduifent plutôt pat l'imagination des aur
très ; c'eft-à-dire par l'opinion & par la coutume ,
que par les régies de la raifbn. Ainfi dans ks lieux où
l'on brûle les Sorciers, on en trouve un grand nom*
bre ) parce que dans les lieux où l'on les condamne au
feu , on croit véritablement qu'ils le font , & cette
croyance fe fortifie par les difcours qu'on en tient»
Que ron ceife de les punir & qu'on les traite comme
des fous ; & l'on verra qu'avec le tem s ils ne feront
plus Sorciers: parce que ceux qui ne le font que par
imagination , qui font certainement le plus grand
îiombre , reviendront de leurs erreurs:
Il eft indubitable que les vrais Sorciers méritent la
mort, & que ceux mêmes qui ne le font que par ima-
gination ne doivent pas être réputez comme tout à-
feit^nocens j puifque pour l'ordinaire ils ne fè pêr-
fua-
DE LA VERITE'. Livre IL 185
fmàtnt être Sorciers , que parce qu'ils (ont dans une Chap.
difpofition de cœur d'aller au fabbat , & qu'ils £c VI.
/ont frottez de quelque drogue pour venir à bout de
leur mal-heureux deliein. Mais en punifîànt indifFe-
remment tous ces criminels , lapcrfuafion commune
k fortifie, les Sorciers par imagination fe multiplient ,
& ainfi une infinité de gens k perdent &fe damnent.
C'eft donc avec raifon que plufieurs Parlemcns ne pu-
niflènt point les Sorciers : Il s'en trouve beaucoup
moins dans les terres de leur reffort : Et l'envie, U
haine , & la malice desme'chans ne peuvent £cJ[èrvir
de ce prétexte pour perdre les innocens.
L'apprehenfion des loups-garoux , ou des hom-
mes transformez en loups eft encore une plaifàntc vi-
fîon. Un homme par un effort dérègle' de fon imagi-
nation tombe dans cette folie > qu'il fè croit devenir
loup toutes les nuits. Ce dérèglement deionefprit
ne manque pas de le di/pofèr à faire toutes les adions
que font les loups , ou qu'il a oiii dire qu'ils faifoient.
Il fort donc à minuit de fà maifon , il court les rués ,
il iè jette fur quelque en&nt s'il en rencontre , il le
mort & le mai-traite : & le peuple (lupide, &fupcr-
ftitieux s'imagine qu'en eftet ce fanatique devient
loups parce que ce malheureux le croit lui-même;
& qu'il l'a dit en (ecrct à quelques perfonncs qui
n'ont pu le taire.
S'il étoit facile de former dans le cerveau les traces
qui periuadent aux hommes qu'ils font devenus
loups, 6c fi l'on pouvoit courir les rués & faire tous
ks ravages que font ces miferables loups garoux fans
avoir le cerveau entièrement bouleverfé, comme il
eft facile d'aller au fabbat dans fon lit &iànsk réveil-
ler ; ces belles Hiftoires de transformations d'hom-
mes en loups ne manqueroient pas de produire leur
effet comme celles que l'on fait du fàbbat, & nous au-
rions autant de loups garoux que nous avons deSer-
Cters. Mais la perfuafion d'être transformé en loup
iuppole un bouleverJement de cerveau bien plus diffi-
cile à produire, que celui d'un homme qui croit fcule-
inenc
xU DE LA RECHERCHE
Chap, meutallerau fàbbat j c'eft à dire cjui croit voir la nuit
YI» àes chofès qui ne font point , & qui étant réveille ne
jpeut diftinguer fês longes des penfées qu'il a eues
pendant le jour.
C'eft une chofc afTez ordinaire à certaines perlbn-
nes d'avoir la nuit des fonges afTez vifs , pour s'en rcf^
{buvenir exa<Slement loriqu'ils font réveillez, quoi-
que le fiijet de leur fbnge ne (bit pas de (bi fort terrible.
Ainfi il n'eft pas difficile, que des gens fè perfùadent
d'avoir été au fabbat 5 car il fiifïit pour cela , que leur
cerveau confèrve les traces qui s'y font pendant le
fbmmeih
La principale raifori qui nous empêche de prendre
nos longes pour desréalitez, eft que nous ne pouvons
lier nos fonges avec les choies que nous avon s ^itcs
pendant la veille : car nous reconnoiHbns par là , que
ce ne font que des fonges . Or les Sorciers par im agi-
nation ne peuvent reconnoître par là , fi leur fabbat
cftunfonge. Car on ne va au (àbbat que la nuit , &ce
qui Ce paflè dans le fàbbat ne le peut lier avec les autres
allions delà journée: Ainfi il eft moralementimpof-
iîble de les détromper par ce moyen là. Etiln'eft
point encore nécefîàire, que les chofes que ces Sor-
ciers prétendus croyent avoir veuës au fàbbat gardent
entr'elles un ordre naturel : car elles paroiflent d'au-
tant réelles , qu'il y a plus d'extravagance , & de tôn-
fufion dans leur fuite. iMufht donc pour les trom-
per , que les idées des chofès du fàbbat foient vives &
effrayantes: cequinepeutmanquer , fi on confîderc
qu'elles reprefèntent des chofes nouvelles & extraor-
dinaires.
Mais afin qu'un homme s'imagine qu'ileftcoq ,
chèvre , loup , bœuf, il faut un fî grand aéréglement
d'imagination , que cela ne peut être ordinaire: quoi-
que ces renverfèmens d'efprit arrivent quelquefois,ou
par une punition divine , comme l'Ecriture le rap-
porte de Nabuchodonofor j ou par un tranfport na-
turel de mélancolie au cerveau , comme'on en trouve
^es cx^nples dans ks Auteurs de Medeone»
^'^ En-
DE LA VERITE'. LivRi IL 1S7
Encore que je fois perfuadé,que les véritables Sor- Chap.
tiers foient très-rares , que le fabbat ne foit qu'un fon- YL
ge, & que les Parlcmens qui renvoyent les acculâtions
des fbrcellericSjfoientlcs plus équitablesjcependantje
ne doute point qu'il ne puifie y avoir des Sorciers , des
charmes , des iortileges , &c. & que le de'mon n'cx'
crce quelquefois fà malice fur les hommes par une per-
milïîon particuUe're de Dieu. Mais rEcricure-Saitite
nous apprend , que le royaume de Satan e(t détruit ;
que l'Ange du Ciel a enchaîné le démon , & l'a enfer-
mé dans lesabyfines, doàilnefortiraqu'àlafîndii
monde : quejESus^CHRisTadépoiiillé ce fortarme',
& que le temps eft venu auquel le Prince du monde efî
chafîé hors du monde.
Il avoit régné julqu'à la venue du Sauveur, &il
règne mêmes encore , fi on le veut, dans les lieux où
le Sauveur n'eft pointconnu: mais il n'a plus aucun
droit,ni aucun pouvoir fiir ceux qui font régénérez en
J E s u s-C H R I s T : il ne peut même les tenter , fî
Dieu ne le permet , & Ci Dieu le permet , c'ell: qu'ils
peuvent le vaincre C'eil donc faire trop d'honneur
au diable , que de rapporter des Hiftoires comme des
marques deiàpuiflance ,ain(i que font quelques nou-
veaux démonographes , puifque ces Hiftoires le ren-
dent redoutable aux clprits foibles.
Il faut mépriser les démons comme on méprife les
bourreaux j car c'eft devant Dieu feul qu'il faut trem-
bler. C'eft fa feule puifTance qu'il faut craindre. II faut
appréhender fes jugeraens & £à colère , & ne pas l'ir-
riter par le mépris de fos Loix & de (on Evangile. Il
mérite bien qu'on l'écoute , lorlqu'il parle , ou lorf-
que les hommes nous parlent de lui. Mais quand
les hommes nous parlent de la puifîànce du démon ,
il eft ridicule de s'efFraier & de fe troubler. Nôtre
trouble fait honneur à nôtre ennemi. 11 aime
qu'on le refpede , èc qu^on 1. craigne , & ion
orgueil fèiâtisfait, lorlque nôtre efprit s'abbat de-
vant lui.
Il eft temps de finir ce fécond Livre , & de faire
remar-
a88 DE LA RECHERCHE
Cha p. remarqua par les chofes que l'on a dites dans ce lirre,
VI» & dans le picce'dentj que toutes les penfées qu'a l'amc
//. par le corps ou par dépendance du corps , font toutes
Conclu- pour le corps : qu'elles font toutes f aufïès ou obfcures:
fion des qu'elles ne fervent qu'à nous unir aux biens fcnfibles>
deux éc à tout ce qui peut nous les procurer , & que cette
premiers oflion nous engage dans des erreurs infinies , & dans
Livres, de très-grandes miferes j quoique nous ne fèntions
pas toujours ces miferes , de même que nous ne con^
noifTons pas les erreurs qui les ont caufées . Voici l'e-
xemple le plus remarquable.
L'union que nous avons eue arec nos mères dam
leur fcin, laquelle eft la plus e'troite que nous puiffions
avoir avec les hommes , nous a caule' les plus grands
maux ; fçavoir le péché & la concupifcence qui font
l'origine de toutes nos miferes. Il falloit neantmoins
pour la conformation de nôtre corps, que cette union
fût auffi étroite qu'elle l'a été.
A cette union qui a été rompue par nôtre naiC-
/ànce une autre a fucccdc , par laquelle les enfans
tiennent à leurs parens & a leurs nourrices. Cette
féconde union n'a pas été G. étroite que la premiè-
re, aulTî nous a t'elle fait moins de mal. Elle nous
a ieulement porté à croire , & à vouloir imiter nos
parens & nos nourrices en toutes chofes. Il eft via-
ble -, que cette féconde union nous étoit encore ne-
ceflaire, non comme la première pour la conforma-
tion de nôtre corps , mais pour fa confèrvation , pour
connoitre toutes les cho(es qui y peuvent être utiles, &
pour difpofèr le corps aux mouvemens nécefîaires
pour les acquérir.
. Enfin l'union , que nous avons encore prefènte-
ment avec tous les hommes ■> ne laifie pas de nous
iàire beaucoup de mais quoiqu'elle ne foit pas fi étroi-
te , parce qu'elle eft au moins nécefiiaire à la confèrva-
tion de nôtre corps. Car c'eft à caufe de cette union,
que nous vivons d'opinion , que nous eftimons& que
nous aimons tout ce qu'on aime & ce qu'on eftime
dans lejponde,malgré les remors de nôtre confciencc
&
DE LA VERITE'» Livre H. 189
& les véritables idées que nous avons des choiès. Je Chai».
ne parle pas ici de runion,que nous avons avec l'efprit V I,
des autres hommes j car on peut dire que nous en re-
cevons qlielque inftruâiion. Je parle feulement de l'u-
nion fènfible, qui eft entre nôtre imagination , & l'air
& la manière de ceux qui nous patient» Voilà com-
ment routes les penfécs que nous avons par dépendan-
ce du corps, font toutes fàulîes , & d'autant plus dan-
gereufes pour nôtre ame, qu'elles font plus utiles à
nôtre corps»
Ainfî tâchons de nous délivrer peu-à-peu des illu-
fions de nos fens, des vifions de nôtre imagination, &
de l'imprellion que l'imagination des autres hom-
mes fait for nôtre efprit. Rejettons avec foin toutes
les idées confiifes , que nous avons par la dépendance
©û nous fommes de nôtre corps î & n'admettons que
les idées claires Se évidentes que l'efprit reçoit par l'u-
nion qu'il a néceflairement avec le Verbe, ou la fagede
& la vérité éternelle , comme nous expliquerons dans
le Livre foivant qui eft de l'entendement ou de l 'eibric
pur.
N DE
290
DELA
RECHERCHE
DELA
VÉRITÉ
LIVRE TROISIEME.
D £ V ENTENDEMENT
eu de tejprit fur.
CHAPITRE PREMIER.
I. La penfée feule ejl ejfentielle à l'efprlt. Sentir 0" /w^p-
giner n'en font que des modif cations . 1 1. Nous ne con~
noil?ons pas toutes les modifications dont notre ame eji
capable, III . Elles font différentes de nôtre connoiffan-
ce & de notre amour-, O' même elles n en font pas toù'
jours des fui tes.
E lujet^c ce troifîeme Traité cft
un peu ïèc & fterile. On y examine
l'elprit confidere' en lui même , &
làns aucun rapport au corps, afin
dercconhoîtrelesfoiblelîès qui lui
font propres , & les erreurs qu'il ne
tient que de lui-même. Les fdis &
l'imagination font des (burces fécondes & me'puilà-
ble« d'éffivrcmcns & d'iilafions , mais i'elprit agi liant
/■^ par
DE LA VERITE'. Livre IlL 191
par luy-même n'eft pas fî fujet à l'erreur. Owavoit Chap»
de la peine à finir les deux Traitez précedens : on a L
eu de la peine à commencer celui-ci. Ce n'eft pas
qu'on ne puiffè dire aiTez de chofès fiir la nature ou les
propriétez de Tefprit j mais c'eft qu'on ne recherche
pas tant ici fès propriétez, que fès foiblelTes. Une
faut donc pas s'étonner , fi ce Traité n'eft pas fî am-
ple, & s'il ne découvre pas tant d'erreurs que ceux
qui l'ont précédé. Il ne faut pas aufTifè plaindre s'il
eftunpeuièc, abftrait& appliquant. On ne peut pas
toujours en parlant remuer les fèns & l'imagination ^
des autres , & même on ne le doit pas toujours faire.
Quand un fùjet eft abftrait , on ne peut gueres le ren-
dre fenfîble , lans l'obfcurcir , il fufht de le rendre
intelligible. Il n'y a rien de liinjufte que les plaintes
ordinaires de ceux qui veulent toutfçavoir , & qui ne
veulent s'appliquer à rien. Ils fè tâchent lorfqu'on
les prie de fe rendre attentifs. Ils veulent qu'on les
touche toujours & qu'on flatte incefïàmment leurs
ièns & leurs pallions. Mais quoi ? nous reconnoifTons
nôtre impuilTance à les fàtislàirc. Ceux qui font des
Romans & des Comédies font obligez de plaire & ds
rendre attentifs; pour nous, c'eft allez u nous pou-
Tons inftruire ceux même qui font effort pour fè ren-
dre attentifs»
Les erreurs des fèns & de l'imagination viennent de
la nature & de la conftitution du corps , & fè décou-
vrent en confiderant la dépendance où l'ame eft de
lui: mais les erreurs de l'entendement pur ne fe peu-
vent découvrir qu'en confiderant la nature de l'efprit
même , & des idées qui lui font nécefïàires pour con-
noître les objets. Ainfi pour pénétrer les caufès des
erreurs de l'entendement pur , il fera nécelTaire de
nous arrêter dans ce livre à la confideration de la natu-
re de l'efprit , & dès idées intelleâ:uelles.
Nous parlerons premièrement de l'efprit félon ce
qu'il eft en lui même, & fans aucun rapport au corps
auquel il eft uni. De forte que ce que nous en dirons
fe pourroit dire des pures intelligences, & à plus forte
N 1 raifba
1^2. DE LA RECHERCHE
Ghap. raifon de ce que nous appelions ici entendement pur:
I, car par ce mot efitendement pur , nous ne pi étendons
<ie'fîgner que la faculté qu'a l'e/prit de connoître les
objets de dehors, fans en former d'images corporel-
les dans îe cerveau pour fe les reprcfenter. Nous trai-
terons enfuite des idées intelleâ:uelles , par le moyen
^' dcfquclhs l'entendement pur appcrçoitles objets de
f'^Pf'*- dehors.
A^ J^ Je ne croi pas qu'après y avoir penfe fcrieu(èmenr,
e[t ejkn- on puiflè conter que "l'eflence de l'eforit ne coniifte
^^^ n^ •** *^"^ ^^"^ ^^ penfée, de même que l'eirence de la jna-
Vejjfrit. tiéreneconiifiequedans l'étendue j & que fèlôn-Jes
SentirC/ afférentes modifications de la penfée, l'cfprit tantôt
maginer ^ç^ ^ ^ tantôt imagine,ou enfin qu'il a plufieurs autres
n enjont [q^^^^^ particulières ; de même que félon les difFeren-
^ue des ^^^ modifications de l'éten due la matière eft tantôt de
moaip- i'eau> tantôt du bois, tantôt du feu , ou qu'elle ^ une
fations. infinité d'autres formes particulières.
Par J'avertis feulement que par ce mot penfée , je n'en-
lejjence jçj^j point ici les modifications particulières de l'a-
d'une ^ ^ me , c'cft- à-dire telle ou telle penf ée 5 mais la penfée
chojc] e- capable de toute forte de modifications ou de penfées:
iens ce ^^ même que par l'étendue l'on n'entend pas une telle
g«f l'on Q^ teije étendue, comme la ronde ou la quarrée, mais
(onçûitde pe'tenduë capable de toutes fortes de modifications ou
pemier ^^ figures. Et cette comparaifbn ne peut faire de pei-
danscet' ne, que parce que l'on n'a pas une idée claire de la
te chofcy penfée, comme l'on en a de l'étendue , car on ne con-
duquel ^ noit la penfée que par fèntiment intérieur ou par con-
^fpf »^^^ yf/f,';cf, ainfi que je l'explique plus bas.
toutes les je ne croi pas aulTi qu'il Ibit poifible de concevoir un
?nodif,car c^rjt qui ne penlè point, & quoi qu'il fbit facile d'en
sions que concevoir un qui ne fente point , qui n'imagine point,
ronyre- & mêmes qui ne veuille point : de même qu'il n'eft
inarque, pas poflible de concevoir une matière , qui ne fbit pas
j..Pariie étendue : quoi qu'il fbit afîez facile d'en concevoir
de Vef- une, qui ne fbit ni terre ni m.etal , ni quarrée ni ronde,
frit par. & qui mêmes ne fbit point en mouvement. Il faut
chfip. 7 . çonç] vje de là; que comme ij fe peur faire qu'il 7 ait de
' - la
DE LA VERITE'. Livre IIÎ. i^;
la madère, qui ne (oit ni terre ni metai , ni quarr^'e ni Cha ?.
rende nimêmes en mouvement: il Ce peut faire aulli l,
qu'un elprit ne (ente m chaud m froid, ni joie ni tri-
ûeffe , n'imagine rien , & mêmes ne veiiille rien; de
fbrrc que toutes ces modifications ne lui font pointe!^
fèntielles. La penfée toute feule eft donc l'efTence de
l'e/pric, ainii que i'e'tenduë feule eft l'efTence de la ma-
tière.
Mais de même que fî la matière ou I'e'tenduë e'toic
fans m.ouvemcnt, elle fercit entièrement inutile ^: in-
capable de cette variété' de formes pour laquelle elle
eft faite ; 8c qu'il n'eft pas poiîible deconcevoir,qu'uii
être intelligent l'ait vouluproduire de la forte ram fi, il
un cfprit ou la penfeeétoit fans volonté' , il eft clair
qu'elle ièroit tout-à-fait inutile, puifque cecefprit ne iè
porteroit jamais vers les objets de fes perceptions , &
qu'il n'aimeroit point le bien pour lequel il eft fait ; de
ione qu'il n'eft pas poiîible de concevoir qu'un être
intelligent l'ait voulu produire en cet e'tat. Neant-
moins comme le mouvement n'eft pas de l'efTeRce de
la matie'rc , puifqu'il fuppofè de I'e'tenduë , ainfî vou-
loir n'eft pas de l'efTence del'efprit, puifque vouloir
fuppofela perception.
La penfée toute feule eft donc proprement ce qui
conftituë l'efTence de l'efprit, & les différentes maniè-
res depenfèr, comm.e ientir & imaginer , ne font que
les modifications dont il eft capable , & dont il n'eft
pas toujours modifie: mais vouloir eft une propriété
qui l'accompagne toujours , foit qu'il fbit uni à un
corps , ou qu'il en fbit fèparë ; laquelle cependant ne
lui eft pas ellèntielle, puifqu'elle fjppoie la pcnle'e , &:
qu'on peut concevoir un clpric fans volonté comme
im corps fans mouvement.
Toutefois h puiflance de vouloir eft infèparable de
l'efprit, quoiqu'elle ne lui fbit pas efTentielle; com^
me la capacité d'e'tremeuëeit infèparable de la ma-
tière, quoiqu'elle ne lui (oit pas efîentielle. Car de
même qu'il n'eft pas poflîbl^ de concevoir une matiè-
re qu'on ne puifle mouvoir j auffi n'eft- il pas poiîible
N 5 4e
294 DE LA RECHERCHE
ChAp» de concevoir un efprit qui ne puilfe vouloir , ou qui ne
L fbit capable de quelque inclination naturelle. Mais
auflî comme l'on conçoit que la matie're peut exifter
iàns aucun mouvcment,on conçoit de même que l'ef-
prit peut être Iàns aucune imprelHon de l'Auteur delà
Nature vers le bienj& par conlèquent Iàns volonté: car
Ja volo-nté n'eft autre chofè que l'impreflion de l'Au-
teur de la Nature, qui nous porte vers le bien en ge'ne'-
lal ainfi que nous avons expliqué plus au long dans le
premier Chapitre du Traité des fèns.
Ce que nous avons dit dans ce Traitté des fens , &
ce que nous venons de dire de la nature de l'efprit , ne
fuppofè pas que nous connoilTions toutes les modifi-
cations dont il efl: capable j nous ne faifons point de
pareilles fuppofitions. Kbus croyons au contraire,
qu'il y a dans l'efprit une capacité pour recevoir fiic-
ceflivement une infinité de diverfcs modifications que
le même efprit ne connoît pas.
La moindre partie de la matière efl: capable de rece-
Toir une figure de trois, de fixj de dix, de dix mille
cotez, enfin la figure circulaire & l'elliptique que l'on
peutconfiderer comme des figures d'un nombre i n-
nni d'angles & de cotez. Il y a un nombre infini de
différentes efpeces de chacune de ces figures^ un nom-
bre infini de triangles de différente cfpéce, encore
plus de figures de quatre, de fix , de dix , de dix mille
cotez, & de polygones infinis. Car le cercle, l'elliplè,
& généralement toute figure régulière , ou irreguliére
curviligne , fe peut conliderer comme un polygone
infini iTellipIè, par exemple, comme un polygone
infini, mais dont les angles,ou les cotez font inégaux,
étansplus grands vers le petit diamètre que vers le
grand, &ainfi des autres polygones infinis plus com-
foCez & plus irreguliers.
Un fimple morceau de cire efl: donc capable d'un
nombre infini , ou plutôt d'un nombre infiniment
infini de différentes modifications, que nul efprit ne
peut comprendre» Quelle raifon donc de s'imaginer
cjue l'aiT^ qui eft beaucoup plus noble que le corps, ne
ioic
DE LA VERITF. Livre IIL 195
{bit capable que des feules modifications qu'elle a dé- Chap^
ja receuës. L
Si nous n'avions jamais fenti ni plaifir ni douleur;
fi nous n'avions jamais vu ni couleur ni lumie'rejenfin
fï nous étions à l'égard de toutes chofes comme des
aveugles & comme des lourds à l'égard des couleurs
& des fons j aurions-nous raifon de conclure , que
nous ne ferions pas capables de toutes les fènfations
que nous avons des objets» Car ces (ènfations ne font
que des modifications de nôtre ame , comme nous
avons prouvé dans le Traitté des lèns ?
Il faut donc demeurer d'accord , que la capacité qu'a
J'ame de recevoir difFérentes modifications, eft vrai-
fèmblablement plus grande que la capacité qu'elle a de
concevoir ; je veux dire , que comme l'efp rit ne peut
épuilèr , ni comprendre toutes les figures dont la ma-
tière eft capable,il ne peut aulfi comprendre toutes ks
difFérentes modifications , que la puiflante main de
rieu peut produire dans l'ame , quand mêmes il con-
noîuroit auui diirinclement la capacité de l'ame qu'il
connoît celle de la matière : ce qui n'eft pas vrai, pour
fes raifons que je dirai au Chapitre VIL de la féconde
partie de ce Livre.
Si nôtre ame ici bas ne reçoit que tres-peu de modi-
fications , c'eft qu'elle eft unie à un corps & qu'elle ea
dépend» Toutes Ces fènfàtions fè rapportent à fon
corps , & comme elle ne joiiit point de Dieu , elle n'a
aucune des modifications que cette jouïflance doic
produire. La matière dont nôtre corps eft compofé,
H 'eft capable que de tres-peu de modifications dans k
tems de nôtre vie. Cette matière ne peut fe refondre
en terre & en vapeur qu'après nôtre mort. Mainte*
nant elle ne peut devenir air, feu, diamant, métal; elle
ne peut devenir ronde , quarrée , triangulaire ; Il faut
qu'elle fbit chair, & qu'elle ait la figure d'un homme,
afin que l'ame y fbit unie. 11 en eft de même de nôtre
ame: il eft néceffaire qu'elle ait les fenlàtions de cha-
leur, de froideur, de couleur , de lumière , des fbns,
des odeurs, des faveurs, &plufieurs autres modifica-
N 4. tion%.
29^ DE LA RECHERCHE
Chaï. tions, afin qu'elle demeure unie à fon corps. Toutes
I, ces lenfations l'appliquent à la conlèrvation de fa ma-
chine. Elles l'agitent , & l' effrayent de's que le moin-
dre relîbrt (è débande, ou Ce rompt, 6c ainfi il faut que
l'ameyfoitiujette, tant que (on corps fera fiijec à la
corruption. Mais lorlqu'ilfera revêtu de l'immorta-
lité, & que nous ne craindrons plus la dilTolution de
iès parties , il eft raifbnnable de croire , qu'elle ne ièra
plus touchée de ces fènfàtions incommodes que nous
ièntons malgré nous j mais d'uae infinité d'autres
toutes différentes, dont nous n'avons maintenant au-
cune idée j lefquelles pafTeront tout fèntiment , & fe-
ront dignes de la giandeur & de la bonté du Dieu que
nous poflederons.
C'elldonclàns raifbn que l'on s'imagine pénétrer
de telle forte la nature de l'ame, que l'on ait droit
d'afsiirer, qu'elle n'eflcapablequede connoifTancc
& que d'amour. Cela pouiroit être foûtenu par ceux
quiaitribuënt leurs lenfations aux objets de dehors,
ou à leur propre corps , &qui prétendent que leurs
pallions font dans leur coeur : Car en efïet fî on re-
tranche de i'ame toutes lès partions & fès fenfations>
tout ce qu'on y reconnoît de refte , n'eft plus qu'u-
ne fîiite delà connoilîauce& de l'amour. Mais je ne
conçois pas, comment ceux qui font revenus 4e ces
illulions de nos fens , fe peuvent perfuader que toutes
nos fènfàtions & toutes nos pafTions ne font que con-
noiflànce & qu'amour , je veux dire des efpeces de
jugemens confus, que l'ame porte des objets par rap-
port au corps qu'elle anime. Je ne comprenspas com-
ment on peut dire que la lumière , les couleurs , les
odeurs , &c, foient des jugemens de l'ame : car il me
Jfemble au contraire que j'apperçois diftindement
que la lumière , les couleurs , les odeurs , & les autres
fènfàtions font des modifications tout-àfait différen-
tes des jugemens.
Mais choififTons des fènfàtions plus vives & qui ap-
pliquent davantage l'elprit. Examinons ce que ces
perlbnnes difent de la douleur , ou du plailir, Ils
yeu-
DE LA VERITE'. Ltvri m. 197
veulent apre's plufieurs "'^ Auteurs très confide'rables, Chaf.
que ces fentimens ne foient que des fuites de Ja fàcul- I»
té que nous avons de connoître& de vouloir i & que '^S.^^i^
la douleur. par exemple ne fôit que le chagrin > i'op- Uv. 6. de
pofition , &reloignementqu'a la volonté' pour les Mufica
chofès , qu'elle connoît être nuifibles au corps qu'elle Dejcar-
aime. Mais il me paroît e'vident que c'eft confondre tes dans
ladouleuravec la trifteire& que tant s'en feut que layo« hom'
douleur (bit une fuite de la connoiflànce de l'efprit & mcyO e^
de l 'adion de la volonté, qu'au contraire elle précède
rune& l'autre.
Par exemple , fi l'on mettoit un charbon ardent
dans la main d'un homme qui dort , ou qui fè cha^jf "
fe les mains derrière le dos ^ j e ne croi pas qu'on puiC
iè dire avec quelque vrai-fèmblance , que cet hom-
me connoîtroit d'abord qu'il fe paflèroit dans £a
main quelques mouvemens contraires à la bonne
conftitution de Ion corps j qu'enfuite fa volonté s'y
oppcferoit ; & que û douleur (èroit une {uite de cette
connoiilancedelonefprit , & de cette opposition de
fà volonté. Il m.e (èmbleau contraire , qu'il eft indu-
bitable que la première chofe que cet homme ap*
percevroit , lorfque le charbon lui toucheroit la
main, feroit la ûouleur j & que cette connoilTance
de l'efprit , & cette oppofition delà volonté ne font
que des fuites de la douleur j quoiqu'elles foient véri-
tablement la caufedelatrifleiTe qui fuivroit la dou-
leur.
Mais il y a bien de la différence entre cette dou-
leur , & la triflciTe qu'elle produit. La douleur e(V
la première choIè que l'ame fente ; elle n'eft précédée
d'aucune connoiflance ,• & elle ne peut jamais être
agréable par elle-même. Au contraire la triilefTe cft
la dernière choiè que l'arae fente ; elle eft toujours
précédée de la coniioiflancc j &. elle eft toujours tres-
agréablepar tilf: même. CelaparoîtalTezpaF leplai-
firquiaccompagne latriilefTe, dont on eft touché
aux flmeites repréientations des théâtres j car ce
f>lailir augmeiue avec la triftefîe : mais leplaifir n'aug- '
N % meuce
iç^S DE LA RECHERCHE
Ghap. iTïente jamais avec la douleur. Les Comédiens qui
I, étudient l'art de plaire , fçavent bien qu'il ne faut
point enfànglanter le théâtre , par ce que la vûë d'un
meurtre quoique feint , (èroit trop terrible pour être
agre'able. Mais ils n'appréhendent jamais de toucher
Icsafîlrtans d'une trop grande triftefTej parce qu'en
effet la trifteffe elt toujours agréable , lorfqu'il y
a fujet d'en être touché. Il y a donc une différence ef-
fcntielle entre la trifteflTe & la douleur, & l'on ne peut
pas dire que la douleur ne foit autre cholè qu'une con*
noilïànce de l'efprit jointe à une oppofition de la vo-
lonté.
Pour toutes les autres fenlàtions , comme font les
odeurs, les faveurs, les (bns , les couleurs , la plupart
des hommes ne penfent pas qu'elles (oient des modi-
fications de leur ame. Ils jugent au contraire qu'elles
font répandues fur les objets j ou tout aa moins,qu'el-
Jes ne lont dans l 'ame que comme l'idée d'un quat-
re & d'un rond , c'ell-à-dire qu'elles font unies à
l'ame , mais qu'elles n'en font pas des modifications:
& ils en jugent ainfî, àcaufè qu'elles ne les touchent
pas beaucoup , comme j'ai fait voir en expliquant les
erreurs des (en s.
On croie donc qu'il faut tomber d'accord, qu'on ne
connoît pas toutes les modifications dont l'ame eft ca-
pable i & qu'outre celles qu'elle a parles organes des
ièns , il fè peut faire qu'elle en ait encore une infinité
d'autres qu'elle n'a point éprouvées, & qu'elle n'é-
prouvera qu'après qu'elle fera délivrée de la captivité
«le Ion corps.
Cependant il faut que l'on avoue , que de même
«juela matière n'eit capable d'une infinité de diffé-
rentes configurations , qu'à caufe de Ion étendue >
J'ame auffi n'eft capable de différentes modifications,
qu'à caufè de la penfée : Car il eft vifible , que l'ame
31C fèroit pas capable des modifications de plaifîr , de
«louleur, ni mêmes de toutes celles qui lui font in-
différentes , fi elle a'e'toit capable de perception ou
DE LA VERITE'. Livrs Itl. r??
Ilnousfuffit donc de fçavoir, que le principe de Ck^p,
toutes css modifications , c'eftia penfe'e. Si l'on veut I^
même qu'il y ait dans l'ame quelque chofè qui pre'ce*
de la penfe'e , je n'en veux point difputer. Mais com-
me je fuis fur que perfbnne n'a de connoilïànce de fbii
ame que par la penfe'e , ou par le (èntiment inte'rieur
de tout ce qui fe pafTe dans fon efprit j je fiiis afluré
auffi, que fi quelqu'un veut raifonner fiir la nature
de l'ame, il ne doit confulterquece fèntiment inté-
rieur , qui le repre'fènteûns ceflè à lui-même tel qu'il
eft, & ne pas s'imaginer contre fà propre confcience
que l'ame elt un feu invifible , un air fubtil ^ une har-
monie ou autre choie fèmblable»
CHAPITRE IL Chap,
I. V Efprit étant borné , ne peut comprendre ce qui tient
de l'infini. II. Sa limitation ejl r origine de beaucoup
d'erreurs. III. Et principalement des hère fies. lY. Il
fautfoùmettre l'efprit àlafoy,
CE qu'on trouve donc d'abord dans la penfe'e de /
l'homme, c'eft qu'elle eft tres-limite'e: d'oà L'efprit
l'on peut tirer deux confêquenccs très- importantes, ctayitbor-
La premie're que l'ame ne peut connoître parfaite- né ne peut
ment l'infini. La féconde , qu'elle ne peut pas mêmes compretî-
connoître diftiiidement plufieurs choies à la fois, d^ece
Car de même qu'un morceau de cire n'elt pas capable c^i tient
d'avoir en même-tems une infinité de figures difFé- ^^/'/„_
rentes ; ainfi l'ame n'eit pas capable d'avoir en même ^,.y
temsla connoiflànce d'une infinité de choies. Et de ''
même aulfi qu'un morceau de cire ne peut être quat-
re & rond dans le même tems •> mais feulement moi-
tié quarré& moitiérond -, &que d'autant plus qu'il-
aura de figures diiFérentcs , elles en leiont d'autant
moins parfaites & moins diftint^es ; amfi l'am€ ne
peut appercevoir pluTieurs chofes à la fois ? & fes pen-
N 6 ftcs
3€>o DE LA RECHERCHE
Ghap. fées font d'autant plus confufes qu'elles font en plus
II. grand nonîbre.
Enfin de même qu'un morceau de cire qui auroit
mille cotez , & dans chaque côte' une figure diffe'ren-
te , ne feroit ni quarré , ni rond , ni ovale > & qu'on
ne pourroit dire de quelle figure il (èroit : ainfi , il ar-
rive quelquefois qu'on a un fi grand nombre de pcn-
fe'es différentes , qu'on s'imagine que l'on nepcnfe
à rien. Cela paroîc dans ceux qui s'e'vanotiifïènt. Les
cfprits animaux tournoyant irrégulie'rement dans
leur cerveau, réveill.nt un fi grand nombre de tra-
ces, qu'ils n'en ouvrent pas une aflèz fort , pour ex-
citer dans l'efprit une lènfation particulière, ou une
jde'e diftindte : de forte que ces perfonnes fentent ua
fi grand nombre de chofes à la fois, qu'ils ne fèntent
rien de diftind , ce qui fait qu'ils s'imaginent n'avoir
rienfenti.
Ce n'eft pas qu'on ne s'e'vanoiiifie quelquefois fau-
te d'e(prits animaux: mais alors l'ame n'ayant que
des penfe'es de pure intellcâiion , qui ne laifiènt point
de traces dan s le cerveau, on ne s'en fouvieut point
apre's que l'on eft revenu à foi , & c'eft ce qui fait
croire qu'on n'a penle' à rien. J'aiditceci enpaflant,
pour montrer qu'on a tort de croire que l'ame ne pen -
le pas toujours , àcaufè qu'on s'imagine quelquefois
qu'on ne penlè a rien.
jT Toutes les perfonnes qui font un peu de re'ilexioa
j j .' fur leurs propres penfe'es , ont afièz d'expe'rience, que.
. j" l'erpritne peut pas s'appliquer à plufieurschofesala
. r Y *^^^' & a plus forte raiion , qu il ne peut pas pêne-'
J^^f^ , trer l'infini. Cependant je ne fçai par quel caprice des-
• °y' perfonnes qui n'ignorent pas ceci , s occupent davan-
gine de j^gg ^ méditer lur des objets infinis , & fur des que-
beaucouf (^^^,5 ^yj demandent une capacité d'efprit infinie»
^^^^^^^ que fur d'autres qui font de la portée de leur efprit ;
& pourquoi encore il s'en trouve un fi grand nombre
d'autres, qui voulant tout fçavoir, s'appliquent à tant
de foicnces en même tems qu'ils ne font que £è con=
fondre i'e/prit , & k readre iiicîipâblç de quelque
/aencevàicable, Com-
DE LA VERITF. Litre TVL joï
Combien ya-t-ilde gens qui veulent comprendre Chap.
la divifibilite' de la matiereà l'infîni , & comment il fè JJ^
peut faire , qu'un petit grain de (àble contienne autant
de parties que toute la terre , quoique plus petites â
proportion ? Combien forme-t-on dequeftions , qui
ne k refbudront jamais fur ce lujet , & fur beaucoup
d'autres qui renferment quelque chofè d'infini , defr
quelles on veut trouver la (blution dans (on elprit ?
On s'y applique ; on s'y c'chaulFe i mais enfin tout ce
que l'on y gagne, c'eft que l'on s'entête de quelque
extravagance & de quelque erreur.
N'elt-cepas unecholë plailànte de voir des gens,
qui nient la divifibilite de la matie're àl'infini, pour
cela fèul qu'ils ne la peuvent comprendre, quoiqu'ils
comprennent fort bien les démonllrations qui la
prouvent ; & cela dans le même tems qu'ils confcC-
îènt de bouche , que l'cfprit de l'homme ne peut pas
conuoitre l'infini. Car les preuves qui montrent que
le matière eft divifible à l'infini , font de'monftratives
s'il en fut jamais j ils en conviennent quand ils les
confidérent avec attention. Néanmoins , fi on leur
fa.tdcsobjedions qu'ils ne puiflent réfoudre, leur
cfprit (è détournant de l'évidence qu'ils viennent
d'appercevoir , ils commencent d'en douter. Ils s'oc-
cupent fortement de l'objetflion, qu'ils ne peuvent re-
fondre 5 ils inventent quelque diftinclion frivole con-
tre les démonftrations de la divifibilite à l'infini j &
ils concluent enfin qu'ils s'y écoient trompez > & que
tout le monde s'y trompe, lis embrallènt enfiiite l'o *
pinion contraire. Ils la défendent par des points en-
flez , àc par deiemblables extravagances , que l'ima*
gination ne manque jamais de fournir. Or ils ne tom-
bent dans ces égaremens , que parce qu'ils ne font pas
intérieurement convaincus que l'elprit de l*homme
eft fini ; & que pour être perfuadé de la divifibilite de
la matière à l'infini , il n'ell pas nécefTaire qu'il la
comprenne ; parce que toutes les objedions qu'on ne
peut refoudre qu'en la comprenant , font des obje-
dioas qu'il eft impolTible deréfoiidre»
Si .
joi DE LA RECHERCHE
Chap. Si les hommes ne s'arrêtoient qu'à de pareilles que-
II, ftions , on n'auroit pas fijjet de s'en mettre beaucoup
en peine j parce que s'il y en a quelques-uns qui fê
pre'oceupent de quelques erreurs , ce font des erreurs
de peu de confëquence. Pour les autres , ils n'ont pas
tout-à-feit perdu leurtems, cnpenfàntà des choies
qu'ils n'ontpù comprendre ; car ils Ce font au moins
L'art de convaincus delà foiblefle de leur efprit. Il eft bon , dit
penfer y,^ Auteur fort judicieux,de fetiguer l'elprit à ces for -
tes.de fubtilitez , afindedomter fà pre'fomption , Se
iuiôterla hardiclîê d'oppofèr jamais fes foibles lu-
mie'res aux véritez que lÈglifè lui propofe , fous pré-
texte qu'il ne les peut pas comprendre. Carpuilque
toute la vigueur de rcfprit des hommes eft contrainte
de fuccomber au plus petit atome de la matie're, & d'a-
vouer qu'il voit clairement qu'il eft infiniment divifî"
ble, fans pouvoir comprendre > comment cela fè peut
feire : n 'et t-ce pas pe'chcr vifiblement contre la raifon ,
que de rcfufer de croire les efFets merveilleux de la
Toutepuiflànce de Dieu > qui eft d'elle même incom-
prehenlîble , par cette railon que nôtre efprit ne ks
peut comprendre ?
///. L'effet donc le plus dangereux que produit l'igno-
Mtprinci- rance, oupliinôt l'inadvertance où l'on eft delalimi-
palement tadon & de la foiblefle de l'eiprit de l'homme j & par
des he- coniéquent àtion incapacité pour comprendre tout
refies. cequi tient quelque chofe de l'infini, c'eft l'herefie.
Il fè trouve, ce me fèmble, en ce tcms-ci plus qu'en
aucun autre, un fort grand nombre de gens qui {è font
une Théologie particulière , quin'e-î: fondée que fijr
leur propre elprit, & fur la foiblefie naturelle delà
raifon i parce que dans les fujets même qui ne font
point fournis à la raifon , ils ne veulent croire que ce
qu'ils comprennent.
1 es Socinicns ne peuvent comprendre \ts Myfteres
de la Trinité, ni de l'Incarnation : Cela leur foffit pour
ne les pas croire , & même pour dire d'un air fier &
libertm de ceux qui les croyent , que ce font des gens
Bfz pour l'efclavage, Un Calvinifte ne peut conce-
voir
DE LA VERITE'. Livre m. 395
Toir comment il fè peut faire que le corps de Jésus- Chap.
Christ foit re'ellement prefènt au Sacrement de i j^-
l'Autel, dans le même tems qu'il eft dans le Cielj &
de là il croit avoir railbn de conclure que cela ne fè
peut faire, comme s'il comprenoit parfaitement juf-
qu'où peut aller la puiflTance de Dieu.
Un homme qui eft mêmes convaincu qu'il eft li-
bre, s'il s 'échauffe fort la tête pour tâcher d'accorder
lafcience de Dieu & lès décrets avec la liberté , il fera
peut-être capable de tomber dans l'erreur de ceux qui
ne croyent point que les hommes fbient libres. Car
d'un cozé, ne pouvant concevoir que la Providence de
Dieu puiiîèfubfilicr aveclalibertë de l'homme , & de
l'autre, le relpcâ: qu'il aura pour la Religion l'empê-
chant de nier la Providence , il fè croira contraint d'ô-
ter la liberté' aux hommes ; ne faifànt pas aflez de ré-
flexion fur la foiblelîè de (on efprit , il s'imaginera
pouvoir pe'ne'trer les moyens que Dieu a pour accor-
der fès décrets avec nôtre liberté'.
Mais les he're'tiques ne font pas les fêuîs qui man-
<^uent d'attention pour confidérer la foiblelîè de leur
efprit, & qui lui donnent trop de liberté pour juger
des chofès qui ne lui font pas (bûmifès : prefque tous
les hommes ont ce défaut,& principalement quelques
Théologiens des derniers fiécles. Car on pourroit ,
peut-être dire , que quelques-uns d'eux employent ,
fî fbuvent des raifbnnemens humains , pour prouver, -
oupourexpliquer des myfteres qui font au defTus de
la raifbn , quoi qu'ils le faflent avec bonne intention, .
& pour deflendre la Religion contre les hérétiques,
qu'ils donnent fbuvent occafion à ces mêmes héréti- •
ques de demeurer obltinément attachez à leurs er-
reurs , & de traiter les myfteres de la foi comme des
opinions humaines.
L'agitation de l'efprit & les fùbtilitez de l'école ne
fbntpas propres à faire connoître aux hommes leur
foiblelfe , & ne leur donnent pas toujours cet eiprit de
fbiimilfion , fi neceUàire pour fè rendre avec humilité
aux dédiions de l'Eglife. Tous ces railbnnemens
fiibtils
504 DE LA RECHERCHE
Ch'AP. ftibtils & humains peuvent au contraire exciter en eux
1 1^ leur orgueil fecret : ils peuvent les porter à faire ulàge
delcur efpritmal à propos , & à le former ainfi une
Religion conforme à là capacité'. Aufîî ne voit-on
{>as que les he're'tiques Ce rendent aux argumens Phi-
ofbphiques , & que la leâ:urc des livres purement
Scholaftiques leur fafïè reconnoître & condamner
leurs erreurs . Mais on voit au contraire tous les jours
qu'ils prennent occafîon de la foiblefTe des raifonne-
mens de quelques Scholail:iques,pour tourner en rail-
lerie les myfteres les plus iàcrez de notre Religion,
qui dans la vente' ne font point e'tablis fur toutes ces
raifons & explications humaines , mais feulement fur
l'autorité' de la parole de Dieu écrite, ou non e'crite»
c'eft-à-diretranfmifèjufqu'ànous par la voye de la
tradition.
En cflet la railbn humaine ne nous fait point com-
prendre , qu'il y a un Dieu en trois perfonnes -, que le
corps deJESus Christ foitre'ellcment dans l'Eucha-
riftiej & comment il fe peut faire que l'homme fbit li-
bre, quoi que Dieu fçache de toute e'ternite' tout ce que
l'homme fera. Les raifons qu'on apporte pour prou-
ver & pour expliquer ces choies , font des raifons qui
neprouvent d'ordinaire qu'à ceux qui les veulent ad-
. mettre làns les examiner ; mais qui femblent fouvent
extravagantes à ceux qui les veulent combattre, SC
qui ne tombent pas d'accord du fond de ces myfte'res.
On peut dire au contraire, que les objeâ:ions que l'on
forme contre les principaux articles de aôtre foi &
principalement contre le myflere de la Trinité font fî
fortes , qu'il n'ell: pas pofTibled'en donner des folu-
tions claires, évidentes, & qui ne choquent dn rien
nôtre foible raifon.parcc qu'ea effet ces myfleres font
incoraprehenfibles.
Le meilleur moyen de convertir les hérétiques n*eft
donc pas de ks accoutumer à faire ufage de leur efprir^
eh ne leur apportant que des argumens incertains ti-
rez de la Philoiophie , parce que les véritez dont on
. veut les inflrmreae fout pas foûmilès à h raifon, I
;./ n'etl
DE LA VERITE'. Livre ni. 305
n'efl: pas même toujours à propos de (è fervir de ces Chap.
raifonnemens dans des ve'ritez,qui peuvent être prou- 1 1.
vées parla raifbn auffî bien que par la tradition, com •
me l'immortalité de l'ame , le péché originel , lanc-
cefTité de la grâce, le defordre de la nature & quelques
autres, j depeurqueleerelprit ayant une fois goûté
l'évidence des raiiôns dans ces queftions , ne veuille
point fèfbûmettre à celles qui ne fe peuvent prouver
que par la tradition. Il faut au contraire les obliger à
le défaire de leur efprit propre, en leur faifànt fentir (à
foiblefïè, (à limitation , & £à difproportion avec nos
myftéres ; & quand Torgiieil de leur efprit fera abba-
tu alors il fera facile de les faire entrer dans les fènti-
mens del'Eglife, en leur repréfentant fon autorité, ou
en leur expliquant la tradition ds tous les f.ecles s'ils
en font capables.
Mais, fî les hommes détournent continuellement .
leur jcuë de deilRis la foiblelfe & la limitation de
leur efprit , une préfomption indifcrete leur enflera
le courage i une lumière trompeufè les ébloiiira ,
l'amour delà doire les aveuglera. Ainfî les héréti-
ques feront éternellement hérétiques , les Philofb-
phes opiniâtres & entêtez i & l'on ne ceflera jamais
de difputer , fîir toutes les choies dont on difputera,
tant qu'on en voudra difputer.
CHAFî'
106 DE LA RECHERCHE
Chap.
III. CHAPITRE III.
I. Les Philofophes fe dijjipent l'ejprit , en s'appliquant
à desfujets qui renferment trop de rapports , O^ qui
dépendent de trop de chofes fans garder aucun ordre
dans leurs études. II Exemple tiré d'^^riflote^
III. Çue les Géomètres au contraire Je conduifent
hien dans la I{echerche de la Vérité ; Principale'
ment ceux qui Je fervent de l\^lgehre C^ de /'c^-
nalyfe. IV. Ç^e leur Méthode augmente la force
de l'ef^rit ; O" que la Logique d^^rifîote la di^
minuè, V. centre défaut des perfonnes d'étude,
/. TT Es hommes ne tombent pas feulement dans un
Qjie les ■ ^ ^ort grand nombre d'erreurs , parce qu'ils s 'oc-
PhiloCo- ^"P*^"t ^ des queftions qui tiennent de l'infini, leur
4iUp,-i^';, efprit n'étant pas infini 5 mais aufli parce qu'ils s'ap-
ci7cnt"* pliguent à celles qui ont beaucoup d'e'tenduë , leur
i' ordre ^5*^^^ en ayant fort peu.
^^„j Nous avons déjà dit , que de même qu^ua morceau
Içf^y.^ deciren'eft pas capable de recevoir en mêmc-tems
études, plusieurs figures parfaites & bien diftindes : ainiî l'ef-
prit n 'étoit pas capable de recevoir plusieurs idées di*
ftindies , c'eft- à-dire d'appercevoir plufieurs cho-
ies, & bien diftindement dans le même-tems. De-
là il eft facile de conclure, qu'il ne feut pas s'appliquer
d'abord à la recherche des véritez cachées , dont la
connoilTanee dépend de trop de choies , & dont il y en
a quelques-unes qui ne nous font pas allez famihéres:
car il faut étudier avec ordre, Sclefèrvir de ce qu'on
fçaitdiftindement pour apprendre ce qu'on ne fçait
pas , ou ce qu'on ne fçait que confulement. Cepen-
dant la plupart de ceux qui fe mettent à l'étude n'y
font point tant de façon. Ils ne font point efïài de
leurs forces j ils ne confultent point avec eux-mêmes
jufqu'oû peut aller la portée dejeurelprit. C'eft une
iècrete v^^té » 8c wi defîr déréglé de içavoir , & non
pas
DE LA VERITE'. Livre IIL 307
pas la rai(bn , qui règle leurs e'tudes. Ils entrepreiv Chap.
nent iàns la coiuulter , de péne'trer les ve'ritez les plus III.
cachées & les plus impénétrables , & derefbudre des
<]ueft:ions qui dépendent d'un fi grand nombre de
rapports, que l'elprit le plus vif & le plus pénétrant
ne pourroit en découvrir la vérité avec une entière
certitude , qu'après plufîçurs fiécles & un nombre
prcfqu 'infini d'expériences.
Il y a dans la Médecine & dans la Morale un très -
grand nombre de queftions de cette nature.Toutes les
Tdences des corps & de leurs qualitez,comme des ani-
mauxjdes plantes,des métaux ,& de leurs qualitez pro -
près, font de ces fçiences qui ne peuvent jamais être
alTez évidentes ni aflez certaines : principalement li on
ne ks cultive d'une autre manière qu'on n'a fait , & fi
on ne commence par ks (ciences les plus fîmples , &
ks moins compofées dont elles dépendent. Mais les
perfonnes d'étude ne veulent pas fe donner la peine de
Philofopher par ordre. Ils ne conviennent point dc [z
certitude des principes de Phyfîque : ils ne connoif-
fcntpoint la nature des corps en général ni de leurs
qualitez, ils en tombent d'accord eux-mêmes. Ce-
pendant ils s 'imaginent pouvoir rendre raifon pour-
quoi par exemple , les cheveux des vieillards blanchiHr
fent, & que leurs dents deviennent noires , & de fèm-
blables queftions qui dépendent de tant de caufès,
qu'il n'eît pas pofliblc d'en donner jamais de raifon
alTurée. Car il eft nécefîaire pour cela de fçavoir au
vrai, en quoi confifte la blancheur des cheveux en par^
ticulier; les humeurs dont ils font nourris; les filtres
qui font dans le corps pour laifler pafîer ces humeurs;
la conformation de la racine des cheveux ou de la
peau par où elles pafTent ; & la différence de toutes / /.
ces cnofès dans un jeune homme & dans un vieillard, Exempte
ce qui eft abfolument impofïiblc , ou du moins très- du dé-
difficile à connoître. fautd'or"
Ariftote par exemple , à prétendu ne pas ignorer la dre daw
caufe de cette blancheur, qui arrive aux cheveux des ç^rif»"
vieillards j il en a donné plufieurs laifons en iiff érens te.
en-
3g8 de la recherche
Chap, endroits cîefès Livres. Mais parce que c'eft le ge'nie
1 1 L cie la nature, il n'en eft pas demeure là : il a pénétré
bien plus avant. Il a encore découvert , que la caulc
qui rendoit blancs les cheveux des vieillards, étoit
celle-là même qui failbit que quelques perfonnes , &
quelques chevaux ont un œil bleu , & l'autre d'une
autre couleur. Voici fès paroles: ETs^éyXuvKot 5
' i. 5. de f^eixt<3-a,yivcv'^ j^ 0] uvB-^ass-on f^ 0; 'i^srsrot ^cf>
^ener. rLu dvrlw^ cclriecv è) luf'zrtp t fd^ avS'pûfZô-(^
anim. ttoXiS"^ fAovov. Cela eft afîèz furprenant , mais il n'y
c. I. a rien cfe caché à ce grand homme 5 & il rend raifo^
d'unfi grand nombre dechofes, dans prefque tous ces
ouvrages dePhyfique,queles plus éclairez de cetems-
ci croyent impénétrables , que c'eft avec railbn qu'on
ditdeluiqu'ihious a été donné de Dieu, afin que
nous n'jgnoraffions rien de ce qui peut être connu.
zyîriflotelisdoElrinaeli SUMM^ J/ER^T.^S , quo-
ntam ejus intelleBus fuit finis hiimani intelle^lus. Çu^are
hsne dicitur deillo , quod ipfe fuit créants O' dut us nobis
divina provîdentia , ut non ignoremui pojj'ibilia Jciri.
- Averroës devoit mêmes dire, que la Divine Provi-
dence nous avoir donné Ariftote pour nous appren-
dre ce qu'il n'eft pas poflible de f^avoir. Car il eft
vrai que ce Philoibphe ne nous apprend pas feule-
ment les choies que l'on peut Içavoir j mais, puisqu'il
Je faut croire fur h parole , fà dodrine étantla souve-
KAiNE VERITE', SUAdMs^ V^ERJT^S ^ il nous
apprend même les chofès , qu'il eft impoiTible de fça-
voir»
Certainement il faut avoir bien de la foi pour croi-
re ainfî Ariftote, lors qu'il ne nous donne que des
raifons de Logique , & qu'il n'explique les effets de la
nature , que par les notions conluies des fèns ; princi-
palement loriqu'il décide hardiment fur des que-
llions , qu'on ne voit pas qu'il foit polïible aux hom-
mes de pouvoir jamais réioudre. Au(ïî Ariftote
prend- il un foin particulier d'avertir qu'il faut le croi-
re fur fà parole: car c'eft un axiome inconteftable à cet
Auteurqu'ilfautqueleDifciplccroye, ^J îr<î-«y«y
DE LA VERITE'. Livre III. 309
ïl eft vrai que les Difciples font obligez quelque- Chap.
ibis (iecroiie leur Maître, mais leur foi ne doits'e'- III.
rendre qu'aux expériences & aux faits. Car s'ils veu-
lent devenir véritablement Philofophes , ils doivent
examiner les railbns de leurs maîtres, & ne lesrece-
Toir, qu'apre's qu'ils en ont reconnu l'e'vidence par
leur propre lumière. Mais pour être Philofbphe Pc-
ripatcticien , il eft feulement ne'cefTaire de croire & de
retenir, «Se il faut apporter la mêm.e difpOiition d'ef-
prit à laledlure de cette Philofbphie qu'à la lecture de
quelque Hiftoire. Car ii on prend la liberté défaire
ulàge defon elprit & de fa raifbn , il ne faut pas efpe-
rer de de venir grand Phiiofophe 5 ht /i Triç-heiv r
Mais laraifon pour laquelle Ariftote , & un très-
grand nombre d'autres Piiilofbphes ont prétendu
fçavoircequi ne le peut jamais Ravoir, c'eft qu'ils
n'ont pas bien connu la différence qu'il y a entre (ça-
voir & Içavoir > entre avoi r une connoiffance certaine
& évidente, & n'en avoir qu'une vrai-lèmblable. Éc
la railbn pourquoiils n'ont pas bien fait ce dilceme-
ment , c'eft que ks iujets auiquels ils fe lont occupez,-
ayant toujours eu plus d'étendue que leur efprit , ils
n'enontordinairement vu que quelques parties (ans
pouvoir les embrailèr toutes enfemble ; ce qui fuifit
bien pour découvrir plufieurs vrai-femblances , mais
non pas pour découvrir la vérité avec évidence. Outre
que ne cnerchant la fcience que par vanité. Se les vrai-
femblances étant plus propres pour gagner l'eftime
des hommes que la vérité même, à caufe quelles font
plus proportionnées à la portée ordinaire de l'elprit} ^^^'
ils ont négligé de chercher les moyens néce/îàires LesGeo-
pour augmenter la capacité de l'efprit, & lui donner mètres Je
plus d'étendue qu'il n'a pas, de forte qu'ils n'ont pu conduifêt
pénétrer le fond des veritez un peu cachées. hien dans
Les fèuls Géomètres ont bien reconnu le peu d'é- i^ K^'
tendue de l'efprit ; du moins iè font- ils conduits dans cherche^
leurs études d'une manière qui marque qu'ils la con^ de la Vc'
noiflent parfaiteinent j fur tout ceux qui le font fèrvis rtté.
de
31© DE LA RECHERCHE
€hap» de l'Algèbre & del'Analyfe, que Viéte & Dcfcartes
III. ont renouvellëe & perfed:ionnée en ce liécle. Cela
paroît en ce que ces perfbnnes ne fe font point avifez
de refbudre des difîicultezfort compoîées , qu'apre's
avoir connu tre's- clairement les plus fimples dont el-
les dépendent: ils ne fe font appliquez à la contîdera-
tion dés lignes comme des (èdions coniques , qu'a-
prés qu'ils ont bien pofledé la Géométrie ordinaire,
/ yi Mais ce qui eft de particulier aux Analyftes , c'efl: que
Leur voyant que leur elprit ne pouvoir pas être en même-
méthode tems appliqué à plufieurs figures ; & qu'il ne pouvoit
Augmen- pas mêmes imaginer des Iblides, qui eullênt plus de
te laça- trois dimenfions, quoi qu'il foit fbuvent néceflaire
facile de d'en concevoir qui en ayent davantage j ils fe font fer-
l'efprit, vis de lettres ordinaires qui nous font folt familières ,
celle afin d exprimer & d'abréger leurs idées. Ainfi l'ef^
d'zy^rt' prit n'étant point embaralïé , ni occupé dans la repré-
ftête la îèn ration qu'il feroit obligé de fe faire de plufieurs fi-
diminuë. gures & d'un nombre infini de lignes, il peut apperce-
voir tout d'une vcuë ce qu'il ne lui feroit pas pofTible
de voir autrement ; parce que l'efprit peut pénétrer
bien plus avant & s'étendre à beaucoup plus de cho-
ies, lorfqueià capacité eft bien ménagée.
De forte que l'adrefîè qu'il a pour le rendre plus
pénétrant & plus étendu , confifte comme nous l'ex-
pliquerons ailleurs à bien ménager fes forces & (à ca-
Livre 6. p^cité , ne l'employant pas mal à propos à des chofes
dans la qui ne lui font point necellaires pour découvrir la ve-
ï.Part.dc rite qu'il cherche; &e'eft ce qu'il faut bien remar-
\ ^" S^^i'- ^^ ^^^^ ^^^^ ^^^^ ^i^ii "^oir que les Logiques or«
t o«tc. binaires font plus propres pour diminuer la capacité
de l'efprit que pour l'augmenter ,• parce qu'il eft vifi-
ble que il on veut feiervir dans la recherche de quel-
que vérité , des règles qu'elles nous donnent , la capa-
cité de l'efprit en iera partagée^ de forte qu'il en aura
moins pour être attentif, & pour comprendre toute
l'étendue du fujer qu'il examine.
Il paroît donc afîèz par ce que l^on vient de dire,que la
plupart des hommes n'ont gueres fait de réflexion fur
m la
DE LA VERITE'. Livre IIL 311
la nature de l'elprit ,. quand ils ont voulu l'employer à Chap,
Jarecherche de la Vérité : qu'ils n'ont jamais été bien IIL
convaincus de ion peu d'étendue, & de la necefTité
qu'il y a de la bien ménager & même de l'augmenterj
& que cela eft une des caufes les plus confîdérables de
leurs erreurs,& de ce qu'ils ont n mal réiifli dans leurs
études.
Ce n'cft pas pourtant qu'on prétende, qu'il y air eu
quelques perlbnnes , qui n'ayent pasfçeu que leur es-
prit fut borné , & qu'il eût peu de capacité & d'éten-
tenduë. Tout le monde l'avoue : mais la plupart ne
le fçavent que confufement & ne le confeilènt que de
bouche. La conduite qu'ils tiennent dans leurs étu-
des dément leur propre confelîion , puifqu'ils agiA
fènt comme s'ils croyoient véritablement que leur eC-
fïit n'eût point de bornes ,- & qu'ils veulent pénétrer
des choies qui dépendent d'un très-grand nombre de
caules , dont il n'y en a d'ordinaire pas une qui leur
f oit connue.
Il y a encore un autre défaut allez ordinaire aux p^
perlbnnes d'étude. C'eft qu'ils s'appliquent à trop ^utre
defciencesàlafois , & que s'ils étudient (ix heures défaptt
le jour , ils étudient quelquefois fîx choies différentes, ^çj p^^
Il eft vifible que ce défaut procède de la même caulè fonnes
3ue les autres dont on vient de parler ; car il y a gran- d'étude,
e apparence que fi ceux qui étudient de cette maniè-
re connoilToient évidemment qu'elle n'eft pas pro-
portionnée avec la capacité de leur erprit,& qu'elle eft
plus propre pour le remplir de confiifion & d'erreur
que d'une véritable fciencej ils ne fè lailTeroientpas
emporter aux mouvemens déréglez de leur pamon
& de leur vanité ; car en effet ce n'eft pas le moyen de
laûtisfàire, puifque c'eft juftement le moyen de ne
rien Içavoir.
CHA-
511 DE tA RECHERCHE
Chap. chapitre IV.
IV.
î. Vejprit ne peut s* appliquer long-tems d des ohjets qui
n'ont point de rapport à lui -y ou qui ne tiennent point
quelque chofe de l' infini. II. L'inconjîance de lafo-
loniéefi caufe de ce défaut d 'application , - eiT* par con-
fèquent de l'erreur, lll. Nos Jçnjations nous occupent
davantage que les idées pures de Te/prit. lY.Cequi
ejî la fource de la corruption des mœurs» Y, Et de
V ignorance du commun des hommes,
L'Efprit de l'homme n'efl: pas feulement fujet à
l'erreur, parce qu'il n'eft pas infini, ou qu'il a
moins d'e'tenduë que les objets qu'ils confide'rc, com-
me nous venons d'expliquer dans les deux Chapitres
précedcns j mais aufli parce qu'il eft inconftant, qu'il
n'a point de fermeté dans fon action , & qu'il ne peut
tenir aflei long-tems fa veue fixe & arrêtée fur un lu*
jet, afin de l'e'xaminer tout entier.
Pour concevoir la caufè de cette inconftance & de
cette légèreté' de l'eiprit humain, il faut fçavoir que
c'eft la volonté qui dirige ion adion j que c'efl: dlo.
qui l'applique aux objets qu'elle aime- i & qu'elle eft
elle-même dans une inconftance & dans une inquié-
tude continuelle, dont voici la caufè»
On ne peut douter , que Dieu ne fbit l'Auteur de
toutes chofes, qu'il ne les ait faites pour lui,& qu'il ne
tourne le cœur de l'homme vers lui , par une impref^
fïon naturelle & invincible qu'il lui imprime fans cc^
fe.^ Dieu ne peut vouloir qu'il y ait une volonté qui
ne l'aime pas, ou qui l'aimée moins que quelqu'autre
bien , s'il y en peut avoir d'autre que lui ; parce qu'il
ne peut vouloir qu'une volonté n'aime point ce qui eft
fbuverainemcnt aimable, ni qu'elleaime leplus ce qui
eft le moins aimable. Ainfiilfautque l'amour natu-
rel nous porte vers Dieu , puifqu'il vient de Dieu j &
qu'il jT^ a riçii qui puiffe en arrêter les mouvemens,
^ que
DE LA VERITE'. Livre III. 315
queDieu même qui les imprime. II n'y a donc point Chap^
de volonté qui ne fuive néceflairement les mouve- lY»
mens de cet amour. Les juftes , les impies , les bien-
heureux 5 & les damnez aiment Dieu de cet amour.
Car cet amour naturel que nous avons pour Dieu,
ctanc la même cholè que l'inclination naturelle qui
nous porte vers le bien en général , vers le bien infi-
ni, vers le Ibuverain bien , il eft vifible que tous les es-
prits aiment Dieu de cet amour , puilqu'iln'y a que
lui qui Ibit le bien univerièl , le bieninnni , le Ibuve-
rain bien. Car enfin tous les efprits, & les démons
même défirent ardemment d'être heureux , & de pof-
fèder le fbuverain bien ; & ils le défirent làns choix.,
fans délibération , fans liberté & par la necefiité de
leur nature. Etant donc faits pour Dieu , pour un
bien infini, pour un bien qui comprend en loi tous
hs biens , le mouvement de nôtre cœur ne cédera ja-
mais que par la pofleflion de ce bien.
Ainfi nôtre volonté toujours akerée d'une jfôif ar- f ''•
dente , toujours agitée de defirs , d'empreflemens , Se ^^^^<^^^
d'inquietudespour ie bien qu'elle ne poffede pas> ne /f^«<^^«^
peut fouffrir fans beaucoup de peine que l'elprit s'ar- '^ ^o/o«-
rête pour quelque tems à des veritez abftraitcs, qui ^^^j^^^
ne la touchent point , & qu'elle juge incapables de la ^^^v^ "^
rendre heureufè. Ainfi elle le pouflè fans ccfCc à re- «^/'^^^
chercher d'autres objets : & lorfque dans cette agita- ^ ^fplt^
tion , que la volonté lui communique , il rencontre ^^^^o« >
quelque objet qui porte la marque du bien , je veux ^ f^^
dire qui fait ientir à l'ame par fes approches quelque ^onfe-
douceur , & quelque fàtisfadion intérieure ; alors î^^^«^ "<?
cette foif du cœur s'excite de nouveau : ces defirs , ces ^'^rreur,
emprefiêmens , ces ardeurs fè rallument : & l'efprit
obligé de leur obeïr s'attache uniquement à l'objet
qui les caufè ou qui les fèmble cauièr , pour l'appro-
dier ainfi de l'ame qui le goûte & qui s'en repaît pour
quelque tems. Mais le vuide des créatures ne pou-
vant remplir la capacité infinie du cœur de l'homme,
ces petits plaifirs au lieu d'éteindre làfi^ifue font que
l'irriter, & donner à l'ame une fbtte & vaine efperan-
O ce
5Ï4 DE LA RECHERCHE
Chap. ce de fè fàdsfaire dans la multiplicité des plaifirs de
l Y. 'la terre : ce qui produit encoreune iiiconlbnce & une
légèreté inconcevable dans refprit qui doit lui décou-
viirtous ces biens.
Il eft vrai que lorfque l'efprit rencontre par hazard
quelque objet qui tient de l'infini, ou qui renferme
en foi quelque chofe de grand , Ion inconfiance & fbii
agitation cefTent pour quelque tems. Carreconnoif^
faut que cetobjet porte le caractère de celui que l'a-
medefire, il s'y arrête & s'y attacheafiêzlong-tems.
Maisxrette attache , ou plutôt cette opiniâtreté de l'ef-
prit à examiner des fujets infinis ou trop vaRes, lui cft
auffi inutile , que cette légèreté avec laquelle il confi-
dére ceux qui font proportionnez à fà capacité. Il efl
trop foîble pour venir à bout d'une entreprife fi diffi-
cile 5 Se c'elten vain qu'il s'efforce d'y reiiilir. Ce qui
doit rendre l'ame heureufè n'efl pas pour ainfi du'e la
comprehenfîon d'un objet infini , elle n'en ell pas ca-
pable; mais l'amour &lajouifrance d'un bien infini,
dont la volonté efl capable par le mouvement d'a-
mour que Dieu lui imprime fans celle.
Apres cela, il ne faut pas s'étonner de l'ignorance
& de l'aveuglement des hommes ; puifqueleurefprit
e'tant fournis à l'inconflance & à la légèreté de leur
coeur, qui le rend incapable de rien confiderer avec
une application férieufè , il ne peut rien pénétrer qui
renferme quelque difficulté confiderable. Car eniîn
l'attention de l'efpriteft aux objets de l'efprit , ce que
Je regard fixe de nos yeux eft aux objets de nos yeux.
Et de mêmie qu'un homme qui ne peut arrêter fès
jeux fur les corps qui l'environnent , ne peut pas voir
ibfhiammenc pour diftinguer les différences de leurs
îplus petites parties, & pour reconnoître tous les rap-
ports que toutes ces petites parties ont les unes avec
les autres : Ainfî un homme qui ne peut fixer la veuë,
de fon efpritfur les chofes qu'il veut içavoir , ne peuE
pas le connoîtreiuffifammentpour en difiinguer tou-
tes les parties , & pour reconnoître tous les rapports
gu'/!«es peuvent avoir entr 'elles ou avec d'autres fu-
j^xs. Cepen-
DE LA VERITE'. Livre III. •515
Cependant il eftconitant que toutes les conuoifiàn- Chap.
ces ne confîltent que dans une veuë claire dss rap- I Y.
ports j que les cnolès ont les unes avec les autres.
Quand donc il arrive , comme dans les queftions dif-
ficiles, que l'eCprit doit voir tout d'une veuë un fort
grand nombre de rapports , que deux ou plufîeurs
cho/èsont entr'elles ; il eft clair que s'il n'a pas confi-
dere'ces cliolès-lâ avec beaucoup d'attention, & s"ii ne
le connoît que confuCéraent, il ne lui lera pas poilible
d'appercevoir diftinélement leurs rapports , & par
coniéquent d'en form.er un jugement lolide. j j-j^
Une des principales caufes du défaut d'application j^j^^ V ^
de nôtre eiprit aux veritez abftraites , efl: que nous les r^fi^l^
voyons comme de loin , & qu'il iè preTente incelTam- {,^,_ ^^
\A ,.,,-' .i /-. . . 1 flous OC''
ment a notre eiprit des choies qui en iont bien plus ^.^^^^^
proche* La grande attention de l'efprit approche pour J^^^
ainfi dire les idées des objets aufquels on s'êipplique : ^
Mais il arrive fouvent que lors qu'on efl attentif a des /^ -j
ipéculationsMetaphyiiques , on en eft détourné, par- p^^ j 4
ce qu'il iurvient à l'ame quelque fenriment qui elt en- y. n .
core plus proche d'elle que ces idées ; car il ne faut •'^
pour cela qu'un peu de douleur , ou deplailir. La rai-
ion en efl que la douleur Se le plaiiir, & généralement
toutes les fenfations font au dedans de l'ame m.ême: Fôyex îe
elles la modifient, & elles la touchent de bien plus Ch.y.de
prés, que les idées (impies des objets de la pure intel- lai.par-
ledion , lelquel'es bien que préièntes à l'efprit ne le tie de ce
modifient pas. Ainfi l'ame étant d'un côté ties-limi- livre.
tée , & de l'autre ne pouvant s'empêcher de fentirfà
douleur & toutes {es autres fenfations, là capacité s 'en
trouve rem pUe ; & elle ne peut dans un mêm.e tems
fèntir quelque chclè & penfcr librement à d'autres
obJ£îsquine lé peuvent fèntir. Le bourdonnement
d'une mouche , ou qiidqu'autre pttit bruit , fiippofe
qu'il le communique jufqu'à la partie principale du
cerveau en forte que l'ame l'apperçoive , eft capable
malgré tous nos efforts de nous empêcher de coniidé-
rerdesvéiitezabftraites & fort relevées; parce que
toutes les idées âbflraites ne modifient point l'ame,
O i ôc
7,iC DE LA RECHERCHE
Chat. ^ que toutes les (ènfâtions k modifient,
j y^ C'cft ce qui fait la (lupidicé & l'alToupidement de
2 r/^ rcfprit à l'égard des plus grandes veritezde la Mora-
Ce qui ^^ Chrétienne ; & que les hommes ne les connoilTent
a > que d'une manière ipéculative & infrudueufe fans la
Curcede g^'^^^ ^^) esus Chrtst. Tout le monde connoît
/ cor- *^^'^' y a un Dieu ? qu'il faut l'adorer & le (érvir : mais
qui le iért & l'adore fans la grâce , laquelle feule nous
, ^ ftitgoiiterde la douceur , 6l du plaiiîr dans ces de-
voirs? llyatres-peudegens, qui ne s'apperçoivent
* -du vuide & de l'inftabilité des biens de la terre; & mê-
me qui ne (oient convaincus d'une convicStion abftrai-
te, m.ais toutefois très certaine & très- évidente, qu'ils
ne méritent pas nôtre application & nos foins . Mais
ou font ceux , quiméprifcnt ces biens dans la prati-
que,&: qui refuient leurs (oins & leur application pour
les acquérir ? il n'y a que ceux qui (entent quelque
amertume & quelque dégoût dans leur joiiiiTance ; ou
que la grâce à rendu fènhbles pour des biens fpiri-
tuels par une déle(ftation intérieure que Dieu y a atta -
chée , qui vainquent les imprefîions des fens & les ef-
forts delà concupilcence. La veuë de refprit toute
feule ne nous fait donc jamais ré(ifter,comme nous le
devons , aux efforts de la concupifcence : il faut outre
cette veuë un certain fèntiment du cœur. Cette lu-
mière de l'elprit tome feule ellfî ou le veut une grâce
fufïîfante , qui ne fait que nous condamner , qui nous
fait connoitre nôtre foibleile, & que nous devons re-
courir par la prière à celui qui eft nôtre force. Mais
ce féntiment du cœur eft une grâce vive qui opère.
C'eft elle qui nous touche , qui nous remplit , & qui
nous perfuade le cœur, & fans elle, il n'y a perionne
qui penfe du cœur : Nemo eft quirecogitet corde. Tou-
tes les veritezles plus confiantes de la Morale demeu-
rent cachées dans les replis, & dans les recoins de l'ef^
prit i & tant qu'elles y demeurent elles y font fteriles,
& fans aucune force , puifque l'ame ne les goûte pas.
Mais/|^plai(îrs des fens (ont plus proches de l'ame,
■ êi n'étant pas poifibk de ne pas fentir & même de ne
pas
DE LA VERITF. Livre IIL V7
pas aimer * fon plaifîr , il n'eft pas poffible f de fè de'- Ch ap,
tacher de la terre , êc de k défaire des charmes & des I V.
illufions de fès {èns par (es propres forces. '^Sça\'oir
Je ne nie pas toutefois que les juftcs dont le cœur a d'un
déjà e'te' vivement tourné rers Dieu par une déledla- amour
tion prévenante , ne puifîent fans cette grâce particu' naturel:
liere faire quelques adions méritoires , & réfifter aux car on
mouvemens de la conçu pifcence. Il y en a qui font peut haïr
courageux & conftans dans la Loi de Dieu par la for- le plaifir
ce de leur foi , par le foin qu'ils ont de fè priver des d'une
choresfen{îbles,& par le mépris & le dégoût de tout haine é^
ce qui les peut tenter. Il y en a qui agifTent prefque leBheoi»
toujours Ans goiiter de plaifir indeliberé ou préve- de choix.
nant. La feule joyé qu'ils trouvent en agifTant félon | Parce
Dieu eft le fèul plaifîr qu'ils goûtent 5 & ce plaifir fîjf- que la-
fit pour les arrêter dans leur état> & pour confirmer la rnour é-
difpo'fition de leur cœur. Ceux qui commencent leur le^ifne
converfion ont d'ordinairebefbin d'un plaifir indéli- peut être
beré & prévenant pour les détacher des biens iènfï- [q^^ i^^fig
blcs 5 aufquels ils font attachez par d'autres plailirs fans fe
prévenans & indéliberez j.la triflefîe & les remords de confor'^
leur confciencene fuffifent pas j & ils ne goûtent point ^çy. ^
encore de joye. Mais les juftes peuvent vivre par la l'amour
foi , & dans la difètte. Et c'eft mêmes en cet état qu'ils ^^turd
méritent davantage j parce que les hommes étans rai^
fbnnables , Dieu veut en être aimé d'un amour de
choix, plutôt que d'un amour d'inflind:&d'un amour
indeliberé , femblable à celui par lequel on aime les
chofès fenfibles , fans reconnoître qu'elles font bon-
nés autrement que par le plaifir qu'on en reçoit. Ce-
pendant la plupart des hommes ayant peu de foi , & fe
trouvant fans cefTe dans des occafions de goûter les
plaifîrs , ils ne peuvent confèrver long-tems leur
amour éleâiif pour Dieu contre l'amour naturel pour
les biens fenfibles, fi la déledation de la grâce ne les
ioutient contre les efforts de la volupté ; Car la déle^
dation de la grâce, produit, confèrve, augmente la
charité, comme les plaifîrs fenfibles , la cupidité.
Ilparoitafïèzparleschofesqueron a dites ci-def-
O j lus,,
5iS DE LA RECHERCHE
Ch AP. fus j que les hommes n'étant jamais fans quelque paf '
i V. iîon , ou fans quelques fcnfàtions agréables ou fàclieu-
V, fes , la capacité & retendue de leur efprit en eft beau-
^tàeVi- coup occupée, & que lorfqu'ils veulent employer le
gnorance reile de cette capacité à examiner quelque vérité , ils
deshom- en (ont fbuvent détournez par quelques (ènf^tions
m€s, nouvelies,par le dégoût que l'on trouve dans cetexer-
cicej, & par l'inconltance de la volonté qui agite5& qui
promène l'ciprit d'objets en objets fans l'arrêter.
De forte que fi l'on n'a pas pris dés la jeunefïe l'iiabi-
lude de vaincre toutes ces oppofitions , comme on a
expliqué dans la féconde partie , on fe trouve enfin in-
capable de pénétrer rien qui foit un peu difficile , &
qui demande quelqwe peu d'application.
Il faut conclure de là que toutes les iciences, & prin-
cipalement celles qui renferment des queftions tres-
diiîiciles à éclaircir font remplies d'un nombre infini
ii'erreurs ; & que nous devons avoir pour fufpecls>
tous ces gros Volumes que l'on compofe tous les jours
fur laMédecme , furia Phifique, fur la Morale , &
principalement fur des queflions particulières de ces
ïciences, qui font beaucoup plus compofées que les
générales. On doit mêmes juger que ces livres font
3'autant plus méprifàbles , qu'ils font mieux feceus
ducommun des hommes; j'cntensde ceux qui font
peu capables d'application , & qui ne fçavent pas faire
uiàge de leur efprit : parce que l'applaudiflement du
peuple à quelque opinion fur une matière difficile
efï une marque infaillible qu'elle eft faufîè > & qu'el-
le n'ed appuyée que fiir les notions trompeufes àts
ièns > ou fur quelques fauilcs lueurs de l'imagina-
tion.
Neantmoins il n'eft pas impoffible , qu'un homme
fèul puifïè découvrir un très-grand nombre de véri -
tez cachées aux fiécles pafTez : fuppofé que cette per-
fonnc ne manque pas d'efpritj & qu'étant dans la fo-
litude,éloigné autant qu'il fè peut de tout ce qui pour-
roit le diitraire, il s'applique férieufèment à la recher-
che de l^ Vérité . C'eit pourquoi ceux- là font peu rai-
* iônna-
DE LA VERITE'. Livre ÏII. ^19
fbnnables, qui meprifenc la Philofbphie de M. DeC- c-tap.
cartes fans la (ça voir , & par cette unique raifbn , qu'il I Y\
paroitcommeimpoiriblecju'un homme (èul ait trou-
ve'la vérité' dans des chofèsaulîîcache'es que font cei-
Jes de la nature. Mais s'ils (çavoienr la manie're dont
ce Phiiofophe a vécu î les moyens dont il s'eft fervi-
dans (es e'tudes pour empêcher que la capacité' defoii
elprit ne fût partage'e par d'autres objets que ceux-
dontil vouloit découvrir la vérité' jla netteté des idées
furleJLquellesil a établi fa Philofophie; & générale-
ment tous Iqs avantages qu'il a eus fur les Anciens par
les nouvelles découvertes ; ils en recevroient iàns dou-
te un préjugé plus fort & plus raifonnable que celui de'
l'antiquité, quiautorife Aiiftote , Piatoa&plulieurs
autres.
Cependant je neleur confeillerois pas de s'arrêter à
ce préjugé , & de croire que M. Deicartes eft un
grand homme & que Ci Philofbphie eft bonne, à cau-
le des chofes avantageufès que l'on en peut dire. Mon-
fieur Defcarteséîoit homme comm.eks autres -, fujet
à l'erreur & à l'illufion comme les autres ; iîn'yaau-
cun de fès ouvrages fans même excepter fa Géométrie
où il n'y ait quelque marque de foiblelîèdel'efprit
humain. 11 ne faut donc point le croire fur fà parole >.
anais le hre comme il nous avertit lui-m ême avec pré-
caution , en examinant s'il ne s'eO; point trompé , ôc
necroyant rien de ce qu'il dit, que ceque l'évidence
& les reproches fècrets de nôtre raifbn nous oblige*
ront de croire. Car en un motl'efprit ne fçaic vérita-
blement que ce qu'il voit avec évidence.
Nous avons montré dans les cliapitres précedensy
que nôtre efprit n'étoit pas infini , qu'il avoit au con-
traire une capacité fort médiocre, & que cette capaci-
té étoit ordinairement remplie par les fènfàtions de
l'amej & enfin que l'efprit recevant fa diredion delà
volonté , ne pouvoir regarder fixement quelque objet
fans en être bien-tôt détourné par fbn inconftance Se.
par fa légèreté, llefl indubitable que ces chofèsfont
les caufes les plus générales de nos erreurs j & Pou
O 4 pour-
31^ M LA RECHERCHE
Chap» pourroit s'arrêter ici encore davantage pour le faire
lY. "Foir dans le particulier. Mais ce que l'on a dit fufîît à
des perlonnes capables de quelque attention , pour
Jcur taire connoître la foiblefTe de refprit de Thom-
jne. On traitera plus au long dans le quatrième &
cinquième Livre, des erreurs, qui ont pour caufè nos
inclinations naturelles & nos paffions , dont nous ve-
nons déjà de dire quelque chofe dans ce Chapitre.
SECON»
ytt
SECONDE PARTIE
DE L'ENTENDEMENT PUR.
DE LA JNATUn^E DES IDEES.
C H A P I T R E P R E M I E R.
I. Ce qu on entend par idées. Qu'elles excitent yerita-
hlement , CÎT qu elles font neceffaires pourapperce-
"voir tous les ohjetf matériels. II. Divifion de toutes
les manières par le/quelles on peut voir les objets de
dehors.
E croi que tout le monde tombe
d'accord, que nousn'appercevons
point les objets qui font hors de
nous par eux mêmes. Nous voion»
Je Soleil, les Etoiles , & une infinité
d'objets hors de nous 3 & il n'eft
pas vrai-femblable que l'ame forte
du corps, & qu'elle aille pour ainfi dire fe promener
dans les Cieux, pour y contempler tous ces objets. Eî^
le ne les voit donc point par eux mêmes, & l'objet im-
m.ediat de nôtre efprit , lorfqu'il voit le Soleil par
exemple n'eft pas le Soleil , mais quelque chofè qui eft
intimement unie à nôtre ame , & c'eft ce que j'appel-
le ide'e, Ainfî par ce mot idée • je n'entens iciautre-
ehofe , que ce qui eft l'objet immédiat , ou le plus
proche de l'efprit : quand il apperçoit quelque choie.
Il faut bien remarquer qu'afin que l'efprit apper-
çoive quelque objgt , il eft abrolamentueceflaire que
O- 5, ïiàés^
Chap^
L
5ti- DE LA RECHERCHE
l'idée de cet objet lui {oit aftuellemenc préfeiiue , il
a'eft pas pofiible d'en douter -.mais il n'elt pas necef-
{aire, qu'il y ait au dehors quelque cholè de femblablc
à cette idée ; car il arrive tres-lbuvent que l'on apper -
çoit des chofes qui ne font point, & qui même n'ont
jamais été, Ainfi l'on a fouvent dans l'efprit des idées
réelles de chofes qui ne furent jamais. Lorlqu'un
Jbomme, par exemple imagine une montagne d'or , il
eft abfblument neceïïàire que l'idée de cette montagne
ibic réellement prefente à (bi tfprit.Lors qu'un foù,ou
un homme qui a la fièvre chaude ou qui dort , voit de-
vanticsyeuxquelqueanimalcerrible, il efl confiant
que l'idée de cet animal exifte véritablement : mais
cette montâgntd'or & cet animal ne furent jamais.
Cependant les hommes étant comme naturelle-
ment portez à croire , qu'iln'yaquelesobjetscorpo-
rels qui exiftent ; ils jugent de la réalité & de l.'exi-
llence des chofes tout autrement qu'ils devroicnt.Car
<iés qu'ils Tentent un objet, ils veulent qu'il fbit très-
certain que cet objet e'/iile , quoi qu'il arrive (buvent
qu'il n'y ait rien au dehors ; ils veulent outre cela,que
trct objet Ibit tout de même comme ils le voyent , ce
qui n'arrive jamais. Mais pour l'idée qui cxifte ne-
«:eirairement,5:quine peutctreautre qu'on la voir>
ils jugent d'ordinaire fans réflexion que ce n'eft rien j
comme fi les idées n'avoient pas un iott grand nom-
bre de proprietez: comme fi l'idée d'un quarré, par
exemple n'étoit pas bien différente de celle de quel-
que nombre , & ne repréfèntoit pas des chofes tout à.
fait diiTerentes j ce qui ne peut jamais arriver au néant>
puifque le néant n'a aucune propriété. Il eft donc in*
4ubitable que les idées ont une cxiflence très réelle.
Mais examinons quelle eft leur nature & leur eflence^
& voyons ce qui peut être dans l'ame capable de lui re-
préfènter toutes choies.
Toutes les chofes que l'ame apperçoit font de deux
fortes , ou elles /ont dans l'ame , ou elles font hors de
l'ame. Celles qui font dans l'ame font fès propres
pcnféc^ c'efl-à due toutes j£S différences moditica-
' tiens
D E L A V E R I T E\ Livre III. 515
rions , car par ces mots , penfée , nmnicre de ^enfer , ou Chat;
- modification de l'ame , j'entens généralement toutes- I,
les chofès, qui ne peuvent être dans î'ame fans qu'el-
le les apperçoive j comme font Tes propres fènfàtionss
Ces imaginations , Ces pures inteIIe6lions , ou fimple-
ment iès conceptions , fès palTions même , & Tes incli-
nations naturelles. Or nôtre amen'apas befoin d'i-
dées pour appercevoir toutes ces choies , parce qu'el-
les fon tau dedans de l'ame, ou plutôt parce qu'elles
ne font que l'ame même d'une telle ou telle façon ; de
même que la rondeur réelle de quelque corpy , & fon.
mouvement ne font que ce corps figuré , & tranlpor-
té d'une telle ou telle façon.
Mais pour les choies qui font hors de l'ame , nous
ne pouvons les appercevoir que par k moyen des
idées, fiippo fé que ces chofes ne puilïént pas lui être
intimement unies. Il y en a de deux fortes : de fpi ri-
tuelles, &dematerielles. Pour les rpirituelles , il y^a
quelque apparence qu'elles peuvent le découvrir à nô*-
rre ame iàns idées & par elles mêmes. Car, encore que -
l'expérience nous apprenne,que nous ne pouvons pas.
immédiatement & par nous mêmes déclarer nos pen*
lées ks uns aux autres , mais feulement par des paro-
les, ou par d'autres lignes fènlîbles, aufquels nouî^
avons attaché nos idées ; on peut dire que Dieu Ta or"
donné ainfi pour le tems de cette vie feulement , afin
d'empêcher les defordres qui arriveroient préfente-
menc, fî les hommes pouvoient Ce faire entendre-
commeil leur plairoit. Mars lorfque la juftice & l'or-
dre régneront, & que nous ferons déhvrez delà cap-
tivité de nôtre corps , nous pourrons peut être nous v
faire entendre par l'union intime- de nous mêmesi%
ainfi qu'il y a quelqaeapparence , que lés Anges peu-
vent faire dans le Ciel. De forte qu'il ne Semble pas^
abfolumentneceiîaire d'admettre des idées* pour re-
prefènter à l'ame des chofès fpirituclles , parce qu'il le-
peut faire qu'on les voye par elles-mè«i(^) quoique^
d'une manière fort imparfeite.
j£ n e%a?nine^as ici comment deux sjfnti peui^efit s'u^- Cet am=i
514 DE LA RECHERCHE
Ch AP, nir l'un à l'autre , O' s' ils peuvent de cette manière Ce dé"
I. couvrir mutuellement leurs penfées. Je croi cependanty
de eften qu'il n'y a point de fuh fiance purement intelligible •, que
Italique , ç^He de J)ieu; qu'on ne peut rien découvrir avec évidence,
^^\^^ 1 9^^ dansja lumière-^ Ô' que l'union des efprits ne peuvent
peut paf- ^^^ rendre vifibles. Car, quoique nous [oyons très-unis
fer, & avec nous-mêmes ^nous fommes ^Cr nous ferons inintelli'
qu'il cft gibles a nous-mêmes , jufqu' a ce que nous nous voyons en
difficile j)/f^ j ^ ç^'// nous préfente à nous-mêmes l'idée parfai-
t^ â^'c ^^^^^^ intelligible qu'il a de nôtre être renfermée dans le
Pon ne i'^"- c^^>^fi y quoiqu'il femble que j'accorde ici, que les
içait ce ^nges puiffent manifefler les uns aux autres , & ce
que je qu'ils font ^O" ce qu'ilspenfent if avertis que ce n'efi que
pente de ^arce que je n'en veux pas difputer, pourvu que l'on m'a-
deTa^na- ^^^^^^^^ ^^ 5'^' ^/^ incontejlablefçavoir qu'on ne peut voir '
«urc des ^" chofes matérielles par elles-mêmes érfansidées,
.idées. Jexplic|uerai dans le Chapitre fèptiémc le fènti-
ment que j'ai fur la manière, dont nous connoilTotïS
les efprits , & je ferai voir qu'à pre'fent nous ne pou-
vons \qs connoltre entie'rement par eux- mêmes, quoi-
qu'ils puifïênt peut-être s'unir à nous. Mais je parle
principalement ici des chofes mate'rielles qui certai-
nement ne peuvent s'unir à notre ame,de la façon qui
cft ne'cclïàire afin qu*elle les apperçoive : parce qu e'-
tant étendues, & l'ame ne l'étant pas, il n'y a point de
proportion entr 'elles. Outre que nos anies ne fortent
point du corps pourmeiîircr la grandeur descieux, &
par confèquenc elles ne peuvent voir \ts corps de de-
1I\ hors, que par des idées qui les reprélèntent. C'elt de-
Divifion quoi tout le monde doit tomber d'accord.
àc toutes Nous afiurons donc qu'il eft abfblument ne'celïài-
les ma- re, que hs ide'es que nous avons des corps , & de tous
nieres fè- les autres objets que nous n'appercevons point par
Ion lef- eux-mêmes , viennent de ces mêmes corps , ou de ces
quelles objets : ou bien que nôtre ame ait la puilïance de pro-
en peut duire ces ide'es : ou que Dieu les ait produites avec elle
yoir les en la créant, ou qu'il les produilè toutes les fois qu'on
objets de penfè à quelque objer : ou que l'ame ait en elle-même
d.eb.ûts-, toutes les ueife^ftions qu'elle voit dans ces corps : ou
/ -^ enfin
DE LA VERITE'. Livre IIL 515
enfin qu'elle fbit unie avec un être tout parfait, &aui Chap,
renferme géne'ralement toutes les perfeâ;ions des I,
ctxes cre'ez.
Nous ne {cautions voir les objets que de l'une de
ces manières. Examinons qu'elle eft celle qui fèmblc
la plus vrai-femblable de toutes fans préoccupation, &
fans nous effrayer de la difEculté de cette queftion:
peut-être que nous la rélbudrons alTez clairement,
quoique nous ne prétendions pas donner ici des de'-
monltrations inconteftables pour toutes fortes de
perfbnnes ; mais feulement des preuves tres-convain-
cantes pour ceux au moins qui les me'diteront avec une
attention férieufèrcar on paflèroit peut-être pour te'-
jnéraiie, fi l'on parloit autrement.
Chap,
C H A P I T R E I L II.
J^e les objets matériels nenvoyent point d'effeces
qui leur rejiemblent.
LA plus commune opinion efl celle des Peripate-
ticiens qui prétendent, que les objets de dehors
cnvoyent des efpeces qui leur refîemblent , & que ces
efpeces (ont portées par les fens extérieurs jufqu'au
ièns commun : ils appellent ces efpeces-là imprej^es,
parce que les objets les impriment dans les fens exté-
rieurs. Ces efpeces imprefles étant matérielles & fen-
fibles , font rendues intelligibles par rintelleB agent
ou agifiant , & font propres pour être receuës par /'/«-
telleti patient. Ces efpeces ainfifpiritualifées font ap-
pellées efpeces exprej^eS) parce qu'elles font exprimées
desimprelks : &c c'eit par dksc^uel'inteHeÛ patient
connoit toutes les chofes matérielles.
On ne s'arrête pas à expliquer plus au long ces bel-
les chofes , &c les diverfes manières dont différens
Philolbphes les conçoivent. Car , quoiqu'ils ne con-
viennent pas dans le nombre des facultez qu'ils attri-
buent auièiiS intéiie-ur & à remendemeut, & mêmes
q^u'il
11^ DE LA RECHERCHE
Chap. C|u'il y en ait beaucoup qui doutent fort qu'ils aycnc
jl^ befbin d'un intelkSi agent , pourconnoître /es objets
fènfîbles: cependant ils conviennentprefque tous,que
lés objets de dehors envoyent des efpeces oudes ima-
ges qui leur refïèmblent ; & ce n'eft que fur ce fonder
ment, qu'ils multiplientleursfacultez,& qu'ils dé-
fendent leur intelleâ agent. De forte que ce fonde-
ment n'ayantaucunefolidite', comme on le va faire
voir, il n'eft pas néceiîairc de s'arrêter davantage à
renverfèr tout ce qu'on a bâti delTus.
On allure donc qu'il n'eft pas vrai-fèmblable,quc les
objets envoient des images, ou des efpeces qui leur ref-
ièmblcnt ^ dequoi voici quelques raifons. La premie'-
refè tire de l'impénétrabilité des-corps. Tous les ob- .
jets, comme le Soleil, les Etoiles, & tous ceux qui font
proche de nos yeux, ne peuvent pas envoyer des efpe-
ces qui foient d'autre nature qu'eux: c'eft pourquoi
les Philofbphes difènt ordinairement , que ces efpeces^
font grofIieres& matérielles , à la différence desel-
pcces expreffes qui fontfpiritualifées. Ces efpeces im-
prefTes des objets font donc de petits corps : Elles ne
peuvent donc pas fo pénétrer , ni tous les cfpaces qui .
. font depuis la terre jufqu'au.Ciel, lefquels en doi-
vent être tout remplis. D'où il eft facile de conclure
qu'ellesdevroientfefroifïèr,&fèbrifer , les unes al-
lant d'un côté & les autres de l'autre, & qu'ainû elles
ne peuvent rendreles objets vifîbles.
De plus on peut voir d'un même endroit ou d'un
même point un très grand nombre d'objets, qui (ont
dans Je ciel & fur la terre :. donc il faudroit que Ics-
elpeces de tous ces corps fè. pùllent réduire en un
point» Or elles font impénétrables, puifqu'elles font
étendues , donc , &c»
Mais non feulement on peut voir d'un même point .
un. très-grand nombre de très-grands & de tres-vaftes
objets : il n'y a mêmes aucun point dans tous ces .
grands efpaces du monde, d'où on ne puiffe décou-
vrir un nombre prefqu'mfini d'objets , & même d'ob-
jets, aufû grands que le Soleil , la Lune.& lesCieux.
-^ n
DE LA VERITE'. Livre IIL ^7
Il n^yadonc aucun point dans tout le monde où ks CHAPi
efpeces de toutes ces chofès ne Ce dùflent rencontrer: I L
ce qui efi: contre toute apparence de vérité. Si Ton
La féconde raifon fe prend du changement qui ar- ^^^^ ^Ç*-
rive dans les efpeces. Il eft confiant, que plus un ob- ^^^^
jet eft proche, plus l'efpece en doit être grande, puif^ ^^ej^J
que nous voyons l'objet plus grand. Or on ne voit touteslcs
pas ce qui peut faire que cette efpece diminue, & ce impref.
que peuvent devenir les parties qui la compofbient, fions des
lorfquelle étoit plus grande. Mais ce qui eft encore °^'fï*
plus difficile à concevoir félon leur fèntiment , c'efl: ^^^
que fî on regarde cet objet avec des lunettes d'appro- gu'oppo-
che ou un microfcope,refpece devient tout d'un coup ices, fe
cinq ou fïx cens fois plus grande , qu'elle n'étoit aupa- peuvent
ravant : car on voit encore moins de quelles parties el' '^?^*'^^ "^"*
* le peut s'accroître Ci fort en un inlbnt: fans^s'af-
La troifiéme raifon , c'eft que quand on regarde un foiblir,
cube par&t , toutes les efpeces defes cotez font inéga- on peut
les., & néanmoins on ne laifîê pas de voir tous fès cô- Ii'2 la
tcz également quarrez. Et de même lorfque l 'on con - I^iop^ ""
fîdéredans un tableau des ovales & des parallelogra- J^fj^^f^
mes , qiii ne peuvent envoyer que des efpeces delém- cartes,
blabie figure, on n'y voit cependant que des cercles &
des quarrez. Car cela fait manifeftement voir , qu'il
ri'eft pas néceflaire que l'objet que l'on regarde piro-
duifè, afin qu'on le Yoye > des efpeces qui lui foient
femblables.
Enfin on ne peut pas concevoir, comment il Ce peut
faire qu'un corps qui ne diminue point fènfîblement,
envoyé toujours hors de foi des efpeces de tous côtez;
cull en remplilTe continuellement de fort grands ef-
paces tout à l'entour ; & celaavec une vitefl'e inconce-^
vable. Car un objet étant caché , dans l'initant qu'il
redécouvre, on le peut voir de plufieurs millions de
lieues & de tous les cotez. Et, ce qui paroît encore
fort étrangejc'efl: que les corps qui ont beaucoup d'a-
diion , comme l'air & quelques autres , n'ont point la
force de poufîêr au dehors de ces images qui leurref-
fernblent) ce que font ks corps les- plus giolliers &
qui
518 DE LA RECHERCHE
Ch AP. qui ont le moins d'adion , comme la terre > les pier-
1 1, res , & preJfque tous les corps durs.
Mais on ne veut pas s'arrêter davantage à rappor-
ter toutes les raifons contraires à cette opinion > parce
que ce ne fèroit jamais fait , le moindre effort d'ef-
prit en fournifiTant un fi grand nombre, qu'on ne fc
peut e'puifer. Celles que nous venons de rapporter
lontfufïifàntes} & elles n'étoient pas mêmes ne'cef*
faires après ce qu'on a dit qui regarde ce (ujet dans le
premier Livre , lorfqu'on a expliqué les erreurs des
iens. Mais il y a un n grand nombre de Philolophcs
attachezà cette opinion , qu'on a crû qu'il étoit ne'cef-
iâire d'en dire quelque choie pour les porter à faire
re'Jle'xion liir leurs penfées ,
Chap
m/ CHAPITRE III»
Ç^e Vame tia point la pnffznce de produire les idées,
Caufe de l'erreur oh l'on tomhe fur ce fujet.
LA féconde opinion eft de ceux qui croyent , que
nos âmes ont la puiflance de produire les idées
des choies aufquelles elles veulent penfèr : & qu'elles
font excitées à les produire par les impreflions que les
objets font (iir le corps , quoique ces imprelfions ne
fbient pas des images fembîables aux objets qui lt5
caufènt» Ils prétendent que c'eft en cela que l'hom^
me eft fait à l'image de Dieu , & qu'il participe à fà
puiflance : Que de même que Dieu a créé toutes cbo-
îès de rien, & qu'il peut les anéantir, & en créer d'au-
tres nouvelles ; qu^ainfi l'homme peut créer & anéan^
tir les idées de toutes leschofes qu'il lui plaît. Mais
on a grand fujet de le défier de toutes ces opinions qui
élèvent l'homme. Ce font d'ordinaire des penfées qui
viennent de Ion fonds vain & fuperbe , & que le père
àts lumières n'a point données.
Cette participation à la puiflance de Dieu que les
hommes Iç vantent d'avoir pour le reprélènter les ob-
DE LA VERITE'. Livre IIL 519
jets,& pour faire plufieurs autres adions particulie- Chat.
res , eftone participation qui iemble tenir quelque II L
chofè de l'indépendance , comme on l'explique ordi-
nairement. Mais c'eftauflî une participation chime'-
rique, que l'ignorance & la vanité des hommes leur a
{aji imagmer. Ils font dans une de'pcndance bien plus
grande qu'ils ne penfènc de la bonté ^ & de la mile ri-
corde de Dieu, mais cen'eil pas ici le lieu de l'expli-
quer. Tachons lèulement de faire voir que hs hom-
mes n'ont pas la puifTancc de former les idées des
chofès qu'ils apperçoivent.
Perlonne ne peut douter que les ide'es ne fbient des
êtres réels, puisqu'elles ont des proprietez réel]es,que
les unes ne différent des autres , & qu'elles ne repre-
f entent des choies toutes différentes. On ne peut aufîî
laifonnablement douter qu'elles ne (oient fpirituellcs,
&c fort différentes des corps qu'elles repréfentent. Et
cela femble alfez fort pour faire douter, (i les idées par
le moyen defquelles on voit les corps ne font pas plus
nobles que les corps mêmes. En eftet le monde intel-
Jigible doit être plus parfait que le monde matériel &
terrertre, comme nous le verrons dans la fuite. Ainfî,
quandt>n afTure. que les hommes ont la puiflance de
ie former les idées telles qu'il leur plait , on lè met fort
en danger d'alîurer que les hommes ont la puilTancc
de faire des êtres plus nobles & plus parfaits que le
monde que Dieu a crée'. On ne fait pas cependant
réflexion à cela , parce qu'on s'imagine , qu'une idée
n'eft rien , à caufc qu'elle ne fe fait point lèntir : ou
bien fi on la regarde comme un être , c'eft comme un
être bien mince & bien mépriiàble, parce qu'on s'i-
magine qu'elle eft anéantie, dés qu'elle n'elt plus pré*
fçpteàl'efprit.
Mais quand même il feroit vrai que les idées ne fè-
roient que des êtres bien petits & bien méprifàbles , ce
font pourtant des êtres & des êtres {pirituels i & les
hommes n'ayant pas la puiflance de créer, il s'enfuit
qu'ils ne peuvent pas les produire. Car la production
des idées de la manière qu'on l'exphque cit une véri-
table
no DE LA RECHERCHE
Chap^ tablecreation : & quoi qu'on tâche de pallier & d^a»
J 1 1, doucir la har diefîè & la dureté de cette opinion , en di -
fànt que la production des ide'es fuppofè quelque cho-
fè, 8c que la création ne fiippoie rien , on ne rend pas
néanmoins raifbn du fond de la difficulté.
Car il iàut prendre garde qu'il n'eft pas plus diffi-
cile de produire quelque chofè de rien , que de la pro-
duire en fuppolàiit une autre chofè de laq^uelle elle ne
iè peut pas fairej&quine pui(îè contribuer de rien à. fa
produdion. Par exemple , il n'eft pas plus difficile de
créer un Ange j que de le produire d'une pierre; parce
qu'une pierre étant d'un genre d'être tout oppofe,^e
Jîe peut fervir de rien ila produdlion d'un Ange. Mais
elle peut contribueràla'productiondupain , de l'or,
&c. parce que la pierre, l'or, & le pain ne font qu'une
même étendue diverfèment configurée, & que toutes
ces chofès font matérielles.
Il efl même plus difficile de produire un Ange d'u-
ne pierre que de leproduirède rien ; parce que pour
faire an Ange d'une pierre , autant que cela fe peut fai-
re , il faut anéantir la pierre , & enfuite créer l' Angej
& pour créer fîmplement un Ange , il ne faut rien
anéantir. Si donc i'e/pric produit fes idées, des ina-
preiïîons matérielles que le cerveaa reçoit des objets,
il fait toujours la même chofe , ou une chofe aufTi dif-
ficile , ou mêmes plus difficile que s'il les créoitipuif-
queles idées étant fpirituelles , elles ne peuvent pas
être produites des images matérielles qui n'ont point
de proportion avec elles.
Que fi on dit , qu'une idée n'eft pas fubftance , je le
veux j mais c'eft toujours une chofè fjîirituelle : &
comme il n'eft pas polfible de faire un quarré d'un
efprit, quoi qu'un quarré ne foit pas une fubftance ; il
n'eft pas pofïibleauffi de former d'une fublhnce ma-
térielle une idée fpirituelle , quand mêmes une idée
ne fèroit pas une fubftance.
Mais quand on accorderoit à l'efpric de l'homme
une fbuveraine puifTance pour anéantir , & pour créer
içs id4QS:,dQS chofès , ayec tout cela il ne s'en ferviroit
/ * jamais
DE LA VERITES Livre III. 331
jamais pour les produire. Carde même qu'un Pein- Chap,
tre quelque habile qu'il foit dans fbn Art , ne peut pas III.
reprelenter un animal qu'il n'aurajamaisvû , & du^
quel il n'aura aucune ide'e, de ibrte que le tableau
qu'on l'obligeroit d'en faire ne peut pas être fèmbla-
ble icct animal inconnu : ainfi un homme ne peut pas
former l'idée d'un objet, s'il ne le connoît aupara-
vant, c'eft à-dire s'il n'en a déjà l'ide'e, laquelle ne de'-
pend point de là volonté'. Que s 'il en a déjà une ide'e,
il tonnoît cet objet ; & il lui eft inutile d'en former
une nouvelle. Il eft donc inutile d'attribuer à l'elprit
de rhomme la puiiïance de produire fès idées.
On pourroit peut-être dire que l'elprit a des idées
générales & confufès qu'il ne produit pas , & que cel •
les qu'il produit font particulières, plus nettes & plu5
difhndes : mais c'eft toujours la même cholè. Car de
même qu'un Peintre ne peut pas tirer le portrait d'un
homme particulier , de forte qu'il Ibit alliiré d'y avoir
reufTi, s'il n'en a une idée diftinde, & mêmes li la
perfbnnen 'eft préfente. Ainfî l'efprit qui n'aura pai
exemple quel'idée de l'être ou de l'anmial en géné-
ral, ne pourra pas fê reprelenter un Cheval , ni en for-
mer une idée bien diftinde ; & être affuré qu'elle eft
parfaitement lèmblable à un cheval, s'il n'a déjà une
première idée avec laquelle il confère cette féconde.
Or s 'il en a une première, il eft inutile d'en former
une féconde, & la queftioa regarde cette première:
Donc, &c.
11 eft vrai que quand nous concevons un quarré par
pureintellediion, nous pouvons encore l'miaginer,
c'eft- à-dire l'appercevoir en nous en traçant une ima-
ge dans le cerveau. Mais il faut remarq uer première-
ment que nous ne fbmmes point la véritable , ni la
principale caufè de cette image , mais il ieroit trop,
long de l'expliquer. 2°. Que tant s'en faut que la fé-
conde idée qui acompagne cette image fbit plus di-
ftinde, & plus jufte que l'autre: qu'au contraire eîla
n'eft jufte , que parce qu'elle rellemble à la première,
quifert de règle pour la féconde. Car enfin il ne faut
pas
352- DE LA RECHERCHE ^
Chap. pas croire, que rimagination , & les (èns même nous
m» repre'fentent les objets plus diflinârement que Ten-
tendemenc pur j mais feulement qu'ils touchent Se
qu'ils appliquent davantage Tefprit» Car les ide'es
des fèns, & de l'imagination ne font point diftindes,
que par la conformité qu'elles ont avec les idées de la
pureintelledtion. L'image d'un quarre' par exemple,
i anto que l'imagination trace dans le cerveau , n'elt jufte &
meltora [jj^^^ ^^^.^ ^^^^ ^^^ j^ conformité qu'elle a avec l'idée
ejje mai' ^«^^ quatre que nous concevons par pure intellcs
co qu£ âion. C'eft cette idée qui règle cette image. C'eft-
ocuLîs l'ejfprit qui conduit rimagination,& qui l'oblige pour
cerno-, ainfïdire, de regarder de tems en teins, H l'image
quAttto qu'elle peint eft une figure de quatre lignes droites &
fYojm égaies , dont les angles foient éxadement droits : en
natura un mot fi ce qu'on imagine eft fèmblable à ce qu'on
yiciniora conçoit.
jmt lis Après ce que l'on a dit , je ne croi pas qu'on puifTe
^ua ani- douter, que ceux qui afTurent que l'efprit peut fe con-
»?o/«- former les idées des objets, ne (è trompent i puif^
uUigo qu'ils attribuent à l'efprit la puilTance de créer, & mê-
-Aug. (5î. ^^çj jjç créer avec fàsefîe & avec ordre, quoiqu'il
iciieione ^'^^ aucune connoiliance de ce qu il fait : car cela n elt
pas concevable. Maisiacaufè de leur erreur, eft que
les hom mes ne manquent jamais de juger qu'une cno-
fè eft caufè de quelque effet, quand l'un & l'autre font
joints enfèmble , fiippolé que la véritable caufè de
cet effet leur fbit inconnue. C'eft pour cela que tout
le monde conclut , qu'une boule agitée qui en ren-
contre une autre , eft la véritable, &la principale
caufede l'agitation qu'elle lui communique: que la
volonté de l'ame eft la véritable , & la principale caufe
du mouvement dubras,& d'autres préjugez (èmbla-
blcs : parce qu'il arrive toujours qu'une boule eft agi-
tée , quand elle eft rencontrée par une autre qui la
choque; que nos bras font remuez prefquc toutes les
fois que nous le voulons, & que nous ne voyons
point fenfiblement quelle autre choie pourroit être la
caule d<^tes mouvemens -
Mais>
DE LA VERITE'. Livre IîL- 535
Mais, lorfqu'un eiîet ne fuit pas fi fouvcnt de Chap.
quelque chofe qui n'en elt pas la cauie, il ne laide pas IIL
d'y avoir toujours un fort grand nombre de perfbnnes
cjui croient que cette chofe eft la caufè de l'effet qui
arrive , mais tout le monde ne tombe pas dans cette
erreur. Il paroit par exemple une Comète , & apre's
cette Comète un Prince meurt : des pierres font expo-
fées à la Lune , & eiles font mangées de ver : le Soleil
eft joint avec Mars dans la nativité d'un enfant , &
il arrive à cet enfant quelque chofè d'extraordinaire.
Cela Tuffit à beaucoup de gens pour Ce perfuader , que
la Comète , la Lune , la conjondion du Soleil avec
Mars font les caufesdes effets que l'on vient de mar-
quer , & d'autres même qui leur relîèmblent ; & la
raifbn pour laquelle tout le monde ne le croit pas ,
c'eft qu'on ne voit pas à tousmomens que ces effets
iuivent ces choies.
Mais tous les hommes ayant d'ordinaire les idées
des objets, prefentes à l'elprit , dés qu'ils le fouhait-
tent , & cela leur arrivant plu^ euis fois le jour ; preP-
que tous concluent que la volonté qui accompagne U
production ou plutôt la préfènce des idées , en eft la
véritable caule : parce qu'ils ne vovent rien dans le
même temps à quoi ils la puiffent atcribuer ,• & qu'ils
s'imaginent que les idées ne font plus , dés que l'efprit
ne les voit plus , & qu'elles recora mencent a exifter ,
lorfqu'elles fè reprelèntcnt à l'efprit.
C'eft auifi pour ces raifons là que quelques-uns ju-
gent, que les objets de dehors envoyent des images
qui leur refîcmblent , ainfi que nous venons de le dire
aans le Chapitre précèdent. Car n'étant pas poflible
de voir les objets par eux-mêmes , mais feulement
par leurs idées, ils jugent que l'objet produit l'idée?
parce que, dés qu'ileft prefent, ils le voyent j dés
qu'il eft abfent, ils ne le voyent plus 3 &:qaelapi:é-
fence de l'objet accompagne prcfque toujours l'idée
qui nous le reprelcnte.
Toutefois , il les hommes ne fè précipitoient point
daias leurs jugemensj de ce que les idées des chofes
334 DE LA RECHERCHE
Chap» iont préfentes à leur efprit dés qu'ils le veulent , ils
III, devroient feulement conclure, que félon l'ordre de la
nature , leur volonté eft ordinairement neceflaire >
afin qu'ils ayent ces idées : mais non pas que la vo-
lonté eft la véritable & la principale caufè qui les rende
préfèntes à leur efprit , 6c encore moins que la vo-
lonté les produife de rien , ou de la manière qu'ils
l'expliquent. Ils ne doivent pas non plus conclure,
que les objets envoyent des efpeces qui leur reiïem-
blent , à caufè que l'ame ne les apperçoit d'ordinaire
que lorfqu'ils fontprefèns ; mais feulement que l'ob-
jet 'eft ordinairement neceflaire , afin que l'idée Ibic
prefênte à l'efprit. Enfin ils ne doivent pas juger ,
qu'une boule agitée foie la principale & la véritable
caufè du mouvement de la boule qu'elle trouve dans
fon chemin , puifque la première n' a point elle même
la puifl'ance de fe mouvoir* Ils peuvent feulement ju-
ger que cette rencontre de deux boules eft occafion a
l'Auteur du mouvement de la matière d'exécuter le
décret de fà volonté , qui eft la caufè univerfelle de
toutes chofès j en communiquant à l'autre boule une
Voyez le V^^^^^ ^^ mouvement de la première , c'eft-à-dire
Chap. 3. po"'^ parler plus clairement, en voulant que la der-
de la 2. niereacquiére autant d'agitation que la première perd
part, de ^^ ^^ fienne : car la force mouvante des corps ne peut
la Me- être que la volonté de celui qui les conferve comme
thode, ^^^^^ ferons voir ailleurs.
CH^r. CHAPITRE IV.
IV. , ^, ^^«
Çluè nous ne voyons point les objets par des idées créées
avec nous. Que Dieu ne les produit point en nous à
chaque moment que nous en avons hefoin.
LA troifîéme opinion eft de ceux qui prétendent >
que toutes les idées font créées avec nous.
Pour^econnoître le peu de vrai-fèmblance qu'il y a
dans ** iîte opinion > il faut fe repréfèntcr qu'il y a dans
le
DE LA VERITE'. Livre m. 555
le monde plufîeurs choies toutes différentes , dont Chap.
nous avons des idées. Mais pour ne parler que de fîm- I y^
pies figures , il eft confiant que le nombre en eft infi-
ni : & mêmes fî on s'arrête à une feule comme à l'e'l-
Jipfè, on ne peut douter que l'efprit n'en conçoive
un nombre infini de différente efpece ; lorfqu'il con-
çoit qu'un des diamètres peut s'allonger à l'infini,
1'' J A. F A ^
i autre demeurant toujours le même.
De même la hauteur d'un triangle fe pouvant aug-
menter ou diminuer à l'infini , le côté qui fert de
bafe demeurant toujours le même , on conçoit qu'il y
en peut avoir un nombre infini de dilfe'renteefpece:
Et mêmes , ce que je prie que l'on confidere ici,
l'efprit apperçoit en quelque manière ce nombre infi-
ni , quoi qu'on n'en puiilè imaginer que tres-peu ;
& qu'on ne puiffe en même-tems avoir des ide'es par- -
ticuliêres Se difl:inâ;es de beaucoup de triangles de
différente efpece. Mais ■ ce qu'il faut principalement
remarquer, c'effc que cette idée générale qu'a l'efprit
de ce nombre de triangles de différente efpece prouve
affez j que fi l'on ne conçoit point par des idées parti-
culières tous ces difîérens triangles , en un mot fi on
ne comprend pas l'infini, ce n'eft pas faute d'idées, ou
que l'infini ne nous foit prefent ; mais c'eft feulement
faute de capacité & d'étendue d'efprit. Si un homme
s'appliquoitàconfidérerlespropriécez de toutes les
diverfes efpéces de triangles , quand mêmes ilconti-
nuëroitéternellement cette forte d'étude , ilneman-
queroit jamais d'idées nouvelles 8c particulieresj mais
fbn efprit fè lafïeroit inutilement.
Ce que je viens de dire des triangles fè peut appli-
quer aux figures de cinq , de fix , de cent , de mille ,
de dix mille cotez, ôc ainfià l'infini. Er Ci les cotez
d'un triangle pouvant avoir des rapports infinis hs
uns avec les antres font des triangles d'une infinité ^
d'eipe-ces, il eft facile de voir que les figures de quatre,
de cinq , ou d'un million de cotez , font capables de
différences encore bien plus grandes ; puifqu'elles
font capables d'un plus grand nombre de rapports,
53é DE LA RECHERCHE
Chap. ^ ^^ combinai/bns de leurs cotez , que les fîmples
jy ' triangles. .
* L'eiprit voit donc toutes ces chofes : II en a des
idées : il eft iîir que ces idées ne lui manqueront ja-
mais, quand il employeroit des fie'cles infinis à la con-
fideiation mêmes d'une {èule figure; &ques'iln'ap-
perçoic pas ces figures infinies tout d'un coup ou s'il
ne comprend pas l'infini ,c'eitièulement quefon éten '
due eft très lim.ite'e. Il a donc un nombre infini d'i-
dées : que dis- je un nombre infini? il a autant dénom-
bres mfinis d'idées, qu'il y a de difïèrcntes figures j de
forte que puifqu 'il y a un nombre infini de différen-
tes figures, il faut pour connoîcre feulement les figu-
res , que l'efprit ait une infinité de nombres infinis
d'idées.
Or je demande s'il eft vrai, femblable , que Dieu ait
créé tant de chofès avec refprit de l'homme. Pour
moi cela ne m.eparoît pas ainfi : principalement puif-
que cela le peut faire d une autre manière très fimple
& tres-facile , comme nous verrons bien-tôt. Car>
comme Dieu agit toujours par les vcyes les plus fim-
ples , il ne paroît pas raifbnnable d'expliquer com-
ment nous conncifîbns les objets en admettant la
création d'une infinité d'êtres ,puis qu'on peutrélou-
dre cette difficulté d'une manière plus facile & plus
naturelle.
Mais, quand mêmes l'efprit auroit un magazin de
toutes les idées, qui lui font necefTaires pour voir les
chofès , il fèroit néanmoins très-difficile d expliquer
comment l'ame pourioit les choifîr pour le les rc-
prefènter, par exemple il fèpourroit faire qu'elle ap-
perceiit le Soleil, lorfqu'ilferoitprefèncauïyeux du
corps. Car puifque l'image que le Soleil imprime
dans lecerveau ne relTemble point a l'idée que nous
en avons , comme on l'a prouvé ailleurs 5 & mêmes,
que l'ame n'apperçoit pas le mouvement - que le So-
leil produit dans le fond des yeux & dans le cerveauj
il n'efl oas concevable qu'elle piitjuftement deviner,
parmi .e nombre infiai d'idées qu'elle auroit , laquel-
le
DE LA VERITE; Livre îIL ^57
le lifaudroit qu'elle (ercpréfêncât poiiu imaginer ou Cka?»
pour voir le Soleil. On ne peut pas donc dire que les I y,
idées des choies (oient créées avec nous, & que cela
fîiific afin que nous voyons les objets qui nous envi»
ronncnt.
On ne peut pas dire aufTi que Dieuenproduifeà
tous momens autant de nouvelles que nous apperce-
vons de choies différentes. Cela eft affez réfuté par-
ce que Ton vient de dire dans ce Chapitre. De plus il
cft nece/Tairc qu'en tout tems nous ayons aéluelle-
ment dans nous mêmes les idées de toutes chofès >
puilqu en tout tems nous pouvons vouloir penfèr à
toutes chofes : ce que nous ne pourrions pas , f\ nous
neksappercevionsdéjaconfulément , c'e(l-à-dire li
un nombre infini d'idées n'étoit prefent à nôtre e{-
pritj Car enfin on ne peut pas vouloir penfèr à des ob-
jets dont on n'a aucune idéQ.
C H A P I T R E V.
Chap^
Que rcfprii ne voit , ni Veljence , ni lexiflence des- objets Y»
en confiderant fes propres perfeÛions. C^ilny a que
Dieu qui les yoye en cette manière.
TA quatrième opinion cil, que refpritn'abefoin
ja__^ qucdeloi-méme, pour appercevoir les objets^
& qu'il peut , en fè confiderant & Ces propres pei'fc-
dions , découvrir toutes les choies qui font au de-
hors.
Il ed certain que l'ame voit dans elle-même & fans
idées toutes les fenfations 5c toutes les pafîîôns dont
elle eft capable, le plaifir , la douleur, le froid, la cha-
leur, ks couleurs, les fbns, les odeurs, les faveurs, fon
amour, fa haine, fà joye, fa trifteiTè, & les autres j par- ^
ce que toutes les fenfàtions & toutes les pallions de l'a-
me ne reprelentent rien qui foit hors d'elle , oui lair
reflemble , & que ce ne font que des modihcations
dont un efprit eft capable. Mais la difïîcuké eft de
P fcavoir.
358 DE LA RECHERCHE
Ch Ap, fçavoir, Ci les idées qui repiefentent quelque cliofc qui
Y^ cft hors de l'âme , & qui leur reffemble en quelque fa-
çon , comme les ide'es du Soleil , d'une maifon , d'un
cheval > d'une rivière , &c. ne font que des modifica-
tions de l'ame j de forte que l'efprit n'ait befoin que
de lui-mcrae pour fe reprélenter toutes les chofes qui
Ibnthorsdelui.
Il y a des perfbnnes qui ne font point de difficulté
d'afTurer , que l'amc étant faite pour penfèr , elle a
dans elle-iTiéme, je veux dire en confiderant Ces pro-
pres perfedions , tout ce qu'il lui faut pour appeicc-
voir les objets -, parce qu'en effet e'tant plus noble que
toutes ks chofès qu'elle conçoit diflindement > on
peut dire qu'elle les contient en quelque forte éminem^
ment y comme parle l'Ecole > c'eft- à-dire d'une manie'-
le plus noble & plus releve'e qu'elles ne font en elles-
mêmes. Ils pte'tendent que les chofès fupérieures
comprenent en cette forte les perfedions des infc-
jieures. Ainfî étant les plus nobles des créatures qu'ils '
connoifFent , ils fe flattent d'avoir dans eux-mêmes
d'une manière fpirituelle tout ce qui cfl dans le mon-
de vifibîe , & de pouvoir en fè modifiant diverfement
appercevoir tout ce que l'elprit humain efl capable de
connoître» En un mot ils veulent que l'ame fbit com-
me un monde intelligible , qui comprend en foi tout
ce que comprend le monde matériel & lènfible, &
mêmes infiniment davantage.
Mais il me femble que c'eft être bien hardi , que de
vouloir foûtenir cette penfée. C'eft fî je ne me trom-
pe la vanité naturelle , l'amour de l'indépendance , &
le defir de refTembler à celui qui comprend en foi tous
les êtres , qui nous broiiille l'efprit , & qui nous porte
Die quia à nous imaginer que nous pofïèdons ce que nous n 'a-
tu tibi vons point. Ne dites f as que -vous foyex a yous mêmes
lumen "^^tre lumière^ dit Saint Auguftin : car il n 'y a que Dieu
n:>n es. qui foit à lui-même faiumiére, & qui puillè en fè con-
Scnn «. Il derant^ voir tout ce qu'il a produit , & qu'il peut pro-
fit-véT^/V duiiQ-^
Domim. 1 left indubitable qu'il n'y avoit que Dieu feula van t
que
DE LA VERITE'. Livre lîl. 339
que le monde fût: créé , & qu'il n'a pu le produire ans Chap.
connoifTance Se (ans idée : que par conféquenc ces Y.
idées que Dieu a eues ne font point différentes de lui-
même i & qu'ainfl toutes les créatures , mêmes les
Us plus matérielles & les plus terreflres.font en Dieu>
quoi que d'une manière toute spirituelle & que nous
ne pouvons comprendre. Dieu voit donc au dedans
de lui-même tous les êtres, en confiderant Ces propres
perfe(^ions qui les luireprefentent. Il connoît encore
parfaitement leur exiftence,parce que dépendant tous
de fà volonté pourcxifter, & ne pouvant ignorer (es
propres volontezj il s'enfuit qu'il ne peut ignorer leur
exillence : & par confequent Dieu voit en lui-même
non feulement l'efTence des chofes, mais au/fi leur exi-
ftence.
Mais il n'en efl: pas de même des efprits créez , ils
ne peuvent voir dans eux-mêmes ni l'ellence des cho-
fes ni leur exiftence. Ils n'en peuvent voir l'eflèncc
dans eux-mêmes , puis qu'étant tres-liminez ils ne
contiennent pas tous les êtres , comme Dieu que l'on
peutappeller l'être univcrfel, ou fimplement celui qui
eft} comme il (è nomme lui-même. Puis donc que
i'efprit humain peut connoître tous les êtres, & des
êtres infinis,& qu'il ne les contient pas,c'eft une preu-
ve certaine , qu'ilne voit pas leur ellence dans lui-mê-
me. Car l'elprit ne voit pas feulement tantôt une cho-
(è & tantôt une autre fuccefTivement , il apperçoit mê-
mes aduellement l'infini quoiqu'il ne le comprenne
pas , comme nous avons dit dans le Chapitre précè-
dent. De forte que n'étant point acluellement infini,
ni capable de modifications infinies dans le même-
tems, il eft ablblumentimpcffibic qu'il voye dans lui-
même ce qui n'y eft pas. Ilnevoit donc pas l'elfencc
des chofes en confiderant fes propres perfedions , ou
en fè modifiant diverfèment.
Il ne voit pas aufli leur exiftence dans lui-même,
parce que les êtres ne dépendent point de fà volonté
pour exifter , & que les idées de ces êtres peuvent être
prefemes à I'efprit , quoi qu'ils n'exiftent pas. Car
P 2. tour
340 DE LA RECHERCHE
Chap. tout le monde peut avoir l'idée d'une montagne d'ory.
y. fans c]u'il y ait une montagne d'or dans ia nature : Et
quoique l'on s'appuyelur les rapports dts fèns pour
juger de l'exiftence des objets, néanmoins la raifon
ne nous affuie point que nous devions toujours en
croire nos lens , puifque nous découvrons clairement
qu'ils nous trompent. Quand un homme par exem-
ple aie (àng fort échauffé, ou (implement quand il
dort , il voit quelquefois devant fès yeux des campa-
gnes , des combats , & choies fèmblables , qui toute-
fois ne (ont point prefèns , & qui ne furent peut-être
jamais. Il efl: donc indubitable que ce n'eft pas en foi-
même ni par foi-même , que Teiprit voit i'exiflencc
des chofès > mais qu'il dépend en cela de quelqu'autre
chofe.
^"V- CHAPITRE VI.
V I.
O^^ nous voyons toutes chofes en Dieu,
jy Ous avons examiné dans les Chapitres préce-
dens quatre différentes manières , dont l'efprit
peut voir \ç.s objets de dehors , lerquelles ne nous pa-
loillènt pas vrai' fèmblables. Une relie plus que la
cinquième, qui paroît feule conforme à la raiibn, & la
plus propre pour feire^connoitre la dépendance que
les eiputsont de Dieu dans toutes leurs pcnfées.
Pour la bien comprendre , il faut fè ibuvenir de ce
qii^on vient de dire dans le Chapitre précèdent , qu'il
elf abfolumentnécellàire que Dieu ait en lui-même
les idées de tous les êtres qu'il a créez > pui/qu 'autre-
ment il n'auroitpas pu les produire , & qu'ainfi il voit
tous ces êtres en conliderant hs perfedions qu'il ren-
ferme auxquelles ils ont rapport. Il faut déplus fça-
voir que Dieu eft très étroitement uni à nos âmes par
là p^SKnce , de forte qu'on peut dire qu'il eft le lieu
des efpnts , de même que les efpaces font le lieu des
corps . C es deux chofes érans fuppofées , il efl: certain
que
DE LA VERITE'. Livre IIL 341
•que refprit peut voir ce qu'il y a dans Dieu qui repre- Ch a p.
lente les êtres créez, puifque cela eft tres-fpiritud, y [^
très-intelligible , & tres-préfènt à l'efprit, Ainfi i'ed
prit peut voir en Dieu les ouvrages de Dieu , Tuppole
queDieu veuille bien lui découvrir ce qu'il y a dans
lui qui les repreiente. Or voici les raifons qui fcni-
blent prouver qu'il le veut plutôt que de créer un
nombre infini d idées dans chaque efprit.
Premièrement, c'eft qu'encore qu'on ne nie pas
abfolument , que Dieu ne puilîè faire une infinité de
nombres infinis d'êtres reprefèntatifs des objets avec
chaque eiprit qu'il crée : cependant on ne doit pas
croire qu'il le fafie ainfi. Car non feulement il eii
tres-conformc à la raifon , mais encore il parole par
l'œconomie de toute la naturejque Dieu ne fait jamais
par des voyes très- difHciIes ce quife peut faire par des
>oyes tres-fimpics & tres-faciles. Dieu ne fait riea
inutilement & laus rai-fon : Ce qui marque la fâgeilè Ôc
iâpuilïancen'eftpasdefàirede petites choffs par de
grands moyens j cela eft contre la raifon , 8c marque
une intelligence bornée. Mais au contraire, ccii de
iàire de grandes choies par des moyens tres-iîmples
& tres-faciles. C'eft ainli qu'avec l'étendue toute lèu-
je il produit tout ce que nous vo}ons d'admirabk:
dans la nature , & même ce qui donne la vie , 3c le
mouvement aux animaux. Car ceux qui veulent ab-
folument des formes fubftantielks, desfacultcz, 6c
des âmes dans les animaux , différentes de kui lang
& des organes de leurs corps, pour faire toutes leurs
fonctions , veulent en même tems que Dieu manque
d'intelligence , ou qu'il ne puiiTe pas faire ces choies
admirables avec l'étendue toute feule. Ils mefurent
la puiflànce de Dieu , fsc fà tbuverainc fagelîe par la
petiteile de leur cfprit. Puis donc que Dieu peut faire
voir aux efprits toutes chofes, en voulant fimplemenc
qu'ils voycnt ce qui eft au milieu d'eux-mêmes, c'cil:-
à dire ce qu'il y a dans lui-même qui a rapport à ces
chofès èc qui les reprefcnte , il n'y a pas d'apparence
qu'il le faliÇ autrement i Se qu'il procluile pour cela
P j autant
34^ DE LA RECHERCHE
Chap. autant d'infînitez de nombres infinis d'ide'es qu'il y a
V I. d'e/prits créez.
Mais il faut bien remarquer qu'on ne peut pas con-
clure que les efpritsvoyent l'eflence de Dieu, de ce
qu'ils voyent toutes choies en Dieu de cette manière.
Parce que ce qu'ils voyent eft tres-imparfait , & que
Dieu eft très parfait. Ils voyent de la matière divifî-
ble, figurée , &c. & en Dieu il n'y a rien qui foit divi-
sible ou figure : car Dieu eft tout être , parce qu'il eft
infini & qu'il comprend tout j mais il n'eft aucun
être en particulier. Cependant ce que nous voyons
ïî'eft qu'un ou pluficurs êtres en particulier, & nous
ne comprenons point cette fimplicite' parfaite de
Dieu qui renferme tous les êtres. Outre qu'on peut
dire , qu'on ne voit pas tant les ide'es des cnofes , que
les chofes mêmes que les idées rcprefentent : car lors
qu'on voit un quarrc , pnr exemple , on ne dit pas que
l'on voit l'idée de ce quarréj qui eftunieàl'efprit,
mais feulement le quarré qui eft au dehors.
La féconde raifbn qui peut faire penfer, que nous
Toyons tous les êtres â cauiè que Dieu veut , que ce
qui'eft en lui qui les rcpréfènte nous ibit découvert;
& non point parce que nous avons autant d'idées
créées avec nous que nous pouvons voir de chofes,
c'eft que cela met les e(prits créez dans une entière
dépendence de Cieu, & la plus grande quipuiffe être.
Car cela étant aiiifi , non feulement nous ne fçaurions
lien voir,que Dieu ne veuille bien que nous le voïons>
mais nous ne fça*irions risn voir , que Dieu même
ne nous le fafîe voir. Non Jumus fufjicîentes cogitare
% ► «a aliquid à nohis j tanguant ex nobiS) fedfufficientia noftra
Cor. 5.5. ex Deo eft. C'eft Dieu même qui éclaire les Philofb-
phes dans les connoifTances que les hommes ingrats
l{off-:. I. appellent naturelles, quoi qu'elles ne leur viennent
î 9 . que du Ciel : Deiis enîm illis manifeftavit. C'eft lui qui
lac.i.iy eft proprement la lumière de l'elprit, & le Père des
Pf* <,h lumières. Pater laminum: c'eft lui qui enfèigne là
10. fcience aux hommes : ^i docet hominem fcientiam,
■^(ini,*. En un i^t c'eft la véritable lumière qui éclaire tous
*. ceux
DE VA VERITE'. Livre III. 543
ceux qui viennent en ce monde ; lux yera qu<£illumi-> Chap.
nat omnem homincm vementem in hunc mundum. y J^
Car enfin il eft afTez difficile de comprendre diftin--
<£lementla dépendance que nos efprits ont de Dieu
dans toutes leurs adions particulie'res , ruppofé qu'ils
ayent tout ce que nous connoilïons diflindement leur
étrenéceiîàire pour agir , ou toutes les idi^'es des cho-
ies prefèntes à leur efprit. Et ce mot ge'néral & con-
fus de concours , par lequel on pre'tend expliquer la
dépendance que les cre'atures ont de Dieu, ne réveil-
le dans un elprit atcentifaucune idée diftincle j & ce-
pendant il elt bon que les hommes fçachenr tres-di-
ltinâ:ement , comment ils ne peuvent rien fans Dieu.
Mais la plus forte de toutes les raifons , c'eft !a ma-
nière dont l'cfprit appcrçoit toutes chofes . Il eil con-
ftant, & tout le monde le fçaitpar experience,que lors
que nous voulons penfer à quelque chofe en particu-
lier , nous jettons d'abord la vue fur tous les êtres , &
nous nous appliquons ealuite à la confideration de
l'objet auquel nous fouhaitons de penfer. Or il eft in-
dubitable que nous ne le voyions déjà, quoi que con-
fufémcnt & en gênerai : de forte que pouvant defîrcr
de voir tous les êtres, tantôt] un & tantôt l'autre, il eft
certain que tous les êtres font prefèns à nôtre efpritj
&ihemble que tous les êtres ne puiiîent^tre prefens
à nôtre efpric,que parce que Dieu lui eft prefènt,c'eft-
à-dirc celui qui renferme toutes chofes dans la fim-
plicité de fbn être.
Il fèmble mêmes que l'efprit ne fèroit pas capable
dcfereprefènter des idées univcrfelies de genrejd'ef--
pécc, &c. s'il ne voyoir tous les êtres renfermez en un-
Car toute créature étant un être particulier , on ne
peut pas dire qu'on voyc quelque chofè de créé lors
qu'on voit par exemple , un triangle en général . En-
fin je ne croi pas qu'on puilTc bien rendre raifon de la
manière dont l'efprit connoît plufieurs véritez ab-
ftraites & générales , queparlapréfèncedeceluiqui
peut éclairer l'cfprit en une infinité de façons difre-
rentes.
P A Enfin
Y h
344 DE LA RECHERCHE
Chap. Enfin la preuve de l'exiftence de Dieu la plas belFe,
la plus relevée , la plus (blide , & la première , ou celle
qui/uppofe le moins de chofes •> c'eft l'idée que nous
avons del mfini, quoi qu'il ne le comprenne pas y &
qu'il a une idée tres-dilUnde de Dieu , qu'il ne peut
avoir que par l'union qu'il a avec lui ; puirqu'oa ne
peur pas concevoir , que l'idée d'un être infiniment
parfait,qui eft celle que nous avons de Dieu^fbit quel-
que choie de créé.
Mais non feulement l'efprit a l'idée de l'infini , il
l'a mêmes avant celle du fini. Car nous concevons
l'être infini 5 de cela fèuî que nous concevons l'être,
fans penfèrs'iieit fini ou infini. Mais afin que nous
concevions un être fini , il faut nécefTairemenr retran-
cher quelque choie de cette notion générale de rétre,
laquelle par conféquent doit précéder. Ainfil'eiprit
n'apperçoit aucune choCè que dans l'infini: & tant s 'en
faut que cette idée foit formée de l'afTemblage confus
de toutes les idées des êtres particuliers , comme le
penfènt ks Philosophes -, qu'au contraire toutes ces
idées particulières ne font que des participations de
l'idée générale de l'infini : de même que Dieu ne
rient pas (on êcre des créatures , mais toutes les créa-
tures ne fubfiflent que par lui.
La dernière preuve , qui fera peut-être une démon-
ftration pour ceux qui font accoutumez aux raifbnne-
mens abltraits, eft celle-ci. Il eft impolfible que Dieu
ait d'autre fin principale de fès adions que lui-même;
c'eft une notion commune à tout homme capable de
quelque réflexion ; & l'Ecriture fâinte ne nous permet
pas de douter , que Dieu n'ait fait toutes chofes pour
luv H eft donc néceiîàire que non feulement nôtre
amoiir naturel , je veux dire le mouvement qu'il pro-
duit dans nôtre efprit , tende vers lui ,- mais encore
que la connoilTance & que la lumière qu'il lui donne
nous fafie connoitre quelque chofè qui foit en lui : car
tout ce qui vient de Dieu ne peut être que pour Dieu.
Si Dieu faifoitun efprit &c lui donnoit pour idéQ , ou
pour IJ^jct immédiat de fà coiuioiil'ance ie ibleif.
DE LA VERITE'. Livre IIL 34s
pieu fèioit ce me (èmble cet efpric , Se l'idée de cet ef- Ch a p.
prit pour le Soleil & non pas pour lui. Y L
Dieu ne peut donc faire un efprit pour connoîcre
fès ouvrages , fi ce n'efl; que ceteiprit voie en quelque
façon Dieu en voyant Ces ouvrages. De forte que l'on
peut dire, que 11 nous ne voyons Dieu en quelque ma-
niere, nous ne verrions aucune cholè ; de rnéme que (î
nous n'aimons Dieu , je veux dire fi Dieu n'imori- L.i.eh.j,
moit fans celTe en nous l'amour du bien en général,
nous n'aimerions aucune choIè. Car ctt amour e'tant
nôtre volonté , nous ne pouvons rien aimer , ni rien
Vouloir fans lai ; puifque nous ne pouvons aimer àç.5
biens particuliers, qu'en déterminant vers ces biens le
mouvement d'amour , que Dieu nous donne vers lui.
Ainii comme nous n'aimons aucune choie que par
l'amour nécelTaire que nous avons, pour Dieu , nous
ne voyons aucune chofè que par la connoiiîance natu-
relle que nous avons de Dieu : & toutes \q.s idées par-
ticulières que nous avons des créatures, ne font que
des limitations de l'idée du Créateur, comme tous
Its mouvemens de la volonté pour les créatures ne
font que des déterminations du mouvement pour le
Créateur.
Je ne eroi pas qu'il y ait de Théologiens qui ne
tombent d'accord que les impies aiment Dieu de cet
amour naturel dont je parle : Et iàint Auguftin èc
quelques autres Pères a/îurent comme une cholè in-
dubitable , que les impies voyent dans Dieu lesréglcs
des mœurs , oC les verit^z éternelles. De forte que
l'opinion que j'explique ne doit faire peine à perfon-
ne. Voici comm.e parie fain'Muguftin : çylh ilU in- L. 14. de
commuta,bili luce veritatis ■, etiam impius y dum ah ea Trin.c^-^.
ayertitur , quoda-mmodo tangitur. Hinc eft qiiod etiam
impi cogitant £ternitatenhO' milita reÛè rcprekendmt
reaeque laudant in hominum morihus. Çu^ihus ea tan^
dem regulisjuuicant > nifi m quibus yident , quernadmo -
dum quifque yiyere deheat , etiam (i necipfi eodem modo
yiyant ? XJhi autem eas yident ? Neque enim infua natu-
ra,. Nam cum procul.dnbio mente iftayidaintur ^eûrum-
- - ■ E 5 r«..
54^ DE LA RECHERCHE
Chap. que mentes conflet effe mutabiles i bas vero régulas m-
V I^ mutabileSyVideat (^uifquis in eis O" hoc Vider e potuerit.. . ,
uhînam ergo funt ijlce reguU fcripta , niji in lihro lucis
illiusj qu£yeritas diciturtundelex omnisjufla defcribi'
tur inqua "videt quid operandumfit , etiam qui ope-»
ratur injujiitiam , C^ ipfe efl qui ah illa luce avertitur. a
qua tamen tangitur^
Il y a dans (ainr Auguftin une infinité de pafifages
fèmHables à celui-ci , par lefquels il prouve que nous
voyons Dieu dés cette vie , par la connoifTance que
nous avons des véritez éternelles. La vérité eft in-
créée, immuable, immenfe, éternelle au dellus de
toutes choies. Elle eft vraie par elle même. Elle ne
tient fâ perfedion d'aucune cnofe Elle rend les créa»
tures plus parfaites , & tous les elprits cherchent na-
turellement à la connoître. Il n'y a rien qui puiiïe
avoir toutes ces per ferions que Dieu. Donc la vérité
eft Dieu. Nous voyons de ces véritez immuables &
éternelles. Donc nous voyons Dieu. Ce font là les
raifbns de faint Auguftin , les nôtres en font un peu
différentes ; & nous ne voulons point nous lèrvir in-
juftement de l'autorité d'un fi grand homme pour
appuyer nôtre (èntiment.
Nous penfons donc que les véritez, mêmes celles
qui font éternelles, comme que deux fois deux font
quatre , ne font pas feulement des êtres abfolus , tant
s'en faut que nous croyons qu'elles foient en Dieu.
Car il eft vifible que cette vérité ne confifte que dans
un rapport d'égalité , qui eft entre deux fois deux &:
quatre. Ainfi nous ne difons pas que nous voyons
Dieu , en voyant les véritez, comme le dit lâint Augu-
ftin, mais en voyant les idées de ces véritez: car les
idées font réelles, mais l'égalité entre les idées, quieft
la vérité, n'eftrienderéeL Quand par exemple , on
dit que du drap que l'on mefiire a trois aunes , le drap
& les aunes font réelles. Mais l'égalité entre trois au-
nes & le drap n'eft point un être réel: ce n'eft qu'un
rapport, qui le trouve entre les trois aunes &le drap,
lorlq' .km dit que deux fois font quatre >lcs idées des
aom-
DE LA VERITE'. Livre IIL 547
nombres font réelles MTiais l'égalité, qui efl: entr'eux CHAPi
n'eft qu'un rapport. Ainfî félon nôtre lèntiment nous VU
voyons Dieu > lorfque nous voyons des ver itez éter-
nelles, non que ces véritez ibient Dieu^mais parce que
les idées dont ces véritez dépendent font en Dieu:
peut-être mêmes que Ciint Auguftin l'a entendu ainfi.
Nous croyons aufn, que Ton connoît en Dieu ks cho-
ies changeantes & corruptibles , quoique fàint Augu-
ftin ne parle que des chofes immuables & incorrupti-
bles j parce qu'il n'eft pas nécefTaire pour cela , de
mettre quelque imperfedion en Dieu j puifqu'il fuf-
fit , comme nous avons déjà dit , que Dieu nous falTc
voir ce qu'il y a dans lui qui a rapport à ces chofes.
Mais quoique je difè que nous voions en Dieu les
chofès matérielles & fenfibles , il faut bien prendre
garde que je ne dis pas , que nous en ayions en Dieu
les fèntimens , mais feulement que c'eft de Dieu qui
agit en nous j car Dieu connoît bien les choies fenfi-
bles, mais il ne les fènt pas. Lorfque nous apperce-
vons quelque cholè de fènfible, il fe trouve dans nôtre
perception, fèntiment & idée pure. Lefendmentelt
une modification de nôtre ame , & c'eft Dieu qui la
caufèen nous : & il lapeutcaufèr , quoi- qu'il ne l'ait
pas, parce qu'il voit dans l'idée qu'il a de nôtre amej
qu'elle en eft capable. Pour l'idée qui fë trouve jointe
avec le fèntiment , elle eft en Dieu, nous la voyons,
parce qu'il lui plaît de nous la découvrir: & Dieu joint
la fènfation à l'idée , lors que les objets font préfens,
afin que nous le croyions ainfi, & que nous entrions
dans les fèntimens & dans les pallions que nous de-
vons avoir par rapport à eux.
Nous croyons enfin que tous les elpritsvoyent les
Joix éternelles aufii bien que les autres chofès en Dieu,
mais avec quelque différence, llsconnoiflentl'ordra
& les véritez éternelles, & mêmes les êtres que Dieu a-
faits félon ces véritez ou félon l'ordre, par fumon que
ces efprits ont nécefiairement avec le Verbe , pîf la fa-
gefle de Dieu qui les éclaire , comme on vient de l'ex'
pliquer. Mais , c'eft par l'impieiTion quilsieçoivenc.
P 6 ians.
34S DE LA RECHERCHE
Chat», fans ceiTe de la volonté gc Dieu , lequel les porte ver?
Y I. lui , & tâche pour aiaii dire , de rendre leur volonté
entie'rement (emblable à la fienne , qu'ils connoiiïènc
que Tordre eft une loi , je veux dire qu'ils connoilTent
les loix e'ternelles : comme , qu'il faut aimer le bien,
& fuir le mal: qu'il faut aimer la jullice plus que tou-
tes les richelTes : qu'il vaut mieux obeït à Dieu que de
commander aux hommes, & une infinité d'autres
îoix naturelles. Car la connoifTance de toute^ ces loix
n'eftpas différente de la connoiiTànce de cette impref-
iîon 5 qu'ils {entent toujours en eux-mêmes , quoi
qu'ils ne la tijivent pas toujours par le choix libre de
leur volonté j & qu'ils fçavent être commune à tous
[esefprits, quoi qu'elle ne foitpas également forte
dans tous les efprits.
C'eO: par cette dépendance, par ce rapport, par cet-
te union de nôtre efprit au Verbe de Dieu, & de nôtre
volonté à fbn amour, que nous iommes faits à rima-
ge ôc à larelîemblance de Dieu ; Et quoique cette ima-
gfî (bit beaucoup enàcee par le péché , cependant il cfï
nécûlîàire qu'elle fublifre autant que nous. Mais, il
nous portons l'image du Verbe humilié fur la terre,
& û nous fuivons les mouvcmens dn fàint Efprit, cet-
te image primitive de notre première création , cette
union de nôtre eiprit au Verbe du Père, & à l'amour
du Perc ôc du Fils {êra rétablie & rendue inefEiçabîe.
Nous ferons femblables à Dieu , fi nous fbmmes ièm-
bkbles à PHomme-Dieu. Enfin Dieu fera tout en
nous, &c nous tout en Dieu, d'une manière bien
plus parfaite , que cdlc par laquelle il efl néceilâirci
afin que nous fubfîflions , que nous ibyons en lui &c
qu'il foit en nous.
J^hirz. les Voilà quelques raifbns qui peuventfaire croire,que
rdaircif- les eiprits apperçoivent toutes chofès par la préfènce
jtnïcns, intime de celui, qui comprend tout dans la fimplicité
de fon être. Chacun en jugera félon la conviâ;ion in-
réri-eure qu'il en recevra, après y avoir férieufericnc
penlé^.lais on croit qu'il n'y a aucune vrai-feinblan^
w d^^toi^cs les autres nianicres d'expliquer ces
cliûles,,
DE LA VERITE'. Livre IIL ^9
cliolès , & que cette dernière paroitrâ plus que Chaî»
"vrai-fêmbiabie» Ainfî nos âmes dépendent de V I,
Dieu en toutes^ façons. Car de même que c'eft lui
qui leur fait {èntir la douleur, le plaifir, & toutes
les autres fenfations , par l'union naturelle qu'il a
mifc entr'elles & nôtre corps , qui n'eft autre que
Ion décret Se fa Yolonte' générale : Ainfi c'eft lui
qui par l'union naturelle qu'il a mifè auiîî entre la
volonté de l'homme ,. & larepréfentation des idées
que renferme riramenfîté de l'être Divin » leur fait
connoitre tout ce qu'elles connoilTent , & cette union
naturelle n'eft auffi que là volonté générale» Dcfor-
tequ'il n'y a que lui qui nous puifTe éclairer , en nous
repréfèntant toutes choies y de même qu'il n'y a que
lui qui nous puiiîè rendre heuîeux , en nous faifant
goûter toutes fortes de plaifirs.
Demeurons donc dans ce fèntiment » que Dieu
efi le monde intelligible , ou le lieu des elprits , de
même que le monde matériel eftlelieu des corps-.
Que c'en; de fà puiflance qu'ils reçoivent toutes leurs
modifications : que c'eft dans là lagelTe qu'ils trou-
vent toutes leurs idées :& que c'eft par Ion araouî
qu'ils font agitez de tous leurs mouvemens regkz;
êc parce que là puilTancc & fon amour ne- font que lui.
croyons avec faint Paul , qu'il n'cft pas loin de cha-
cun de nouS} & que c'eft en lui que nous avons la ^^ ^^
vie, le mouvement, & l'être. Non longe eji ah uno' poft. c.
qtwotie nodriiïïi :, in ipfo çnim yjyimus -, ?noy.emur . C^ 17. 2 1.-
jurnus..
CHÀ-
Chap.
VIL
35© DE LA RECHERCHE
CHAPITRE VIL
I, Quatre différentes manières de yoir les chofes^ II.
Comment on connaît Dieu. III. Comment on connoh
iescorfs. lY. Comment on connott Ton ame. V. Com-
ment on connoît les âmes des autres hommes CT* les
purs efpits.
A
Find'abbreger&d'eclaircirle (èntiment que je
viens d'établir touchant la manière , dont l'efl
prit apperçoit tous les difFérens objets de fa connoif*
fince, il eh ne'ceflaire que je diftingue en lui quatre
manières deconnoltre.
La première eft de connoître les ehofes par elles*
mêmes :
La féconde de les connoître par leurs idées, c*eft-à-
dire, comme je l'entens ici , par quelque chofe qui [oit
diiFe'rent d'elles.
La troifîéme de les connoître par confiience , ou par
fèntiment intérieur.
La quatrième de les connoître par conjedure.
- On connoît les chofès par elles - mêmes & fans
UîL^\^f idées, lors qu'e'tant très intelligibles elles peuventpe'-.
manières nf^trerTeiprit ou fe découvrir a lui. On connoît les
de Voir chofès par leurs idées , lorf qu'elles ne font point intel-
les cho' jigibjes p^j. elles-mêmes , ibit parce qu'elles font cor-
i^{* poreiles , fbit parce qu'elles ne peuvent pénétrer l'éC»
pi i: ou fe découvrir à lui. On connoît par conlcience
toutes les chofès qui ne font point diflinguées de loi.
Enfip on connoît par conjedure les chofès qui font
différentes de foi , & de celles que l'on connoît en
elles-mêmes & par des idées, lors qu'on penlè que
i ^' certaines chofès font femblables à quelques autres que.
Cam- Ion connoît.
menîcn II n'y a que Dieu que l'on connoifTe par lui-même:
connoît car encore qu'il y aie d'autres êtres fpirituels que lui.
Dieu, & qui f^ptiDient être intelligibles par leur nature , il
n'y
DE LA VERITE'. Livre III. ;5t
n'yapréfentementquelui feul, qui pénétre l'efprit Chai,
& {e découvre à lui. Il n'y a que Dieu que nous vo- YII.
yïons d'une vûë immédiate & direâe. Peut-être mê-
mes qu'il n *y a que lui , qui puilTe éclairer l'efprit par
fi propre fuDftance. Enfin dans cette vie ce n'eft que Humam
parl'union que nous avons avec lui, que nous fbm« *^entihus
mes capables de connoître ce que nous connoilTons , "^^/'i in-
ainfi que nous avons expliqué dans le Chapitre préce- terpofita
dent: car c'eft nôtre jfeul maître, qui préfidc à nôtre natura
efprit, (èloniàint Auguftin, (ans l'entremifè d'aucune frafidetl
créature. Aug.i de
On ne peut concevoir que quelque chofè de créé ^p"^* "^^1^*
puifîereprelènterlinfiui j que l'être {ans reftridtion, 2^°^®* *•
l'être immenfè , l'être univerfèl puilTe être apperçù
par une idée, c'eft-à-dire par un être particulier , par
un être différent de l'être univerfèl & infini» Mais
pour les êtres particuliers , il n'efl pas difficile de con-
cevoir qu'ils puiflcnt être reprefèntez par l'être infini
qui les renferme , & qui les renferme d'une manière
tres-fpirituelle , & par conféquent tres-inrelligible»
Ainûileftnécefïàirede dire, que l'on connoît Die«
par lui-même , quoi que la connoilïance que l'on en a
en cette vie foit tres-im parfaite ; & que Ion connoîc
Its chofès corporelles par leurs idées , c'eft-a-dire en
Dieu, puifqu'il n'y a que Dieu, qui renferme le mon-
de intelligible , où fè trouvent les idées de toutes cho-
ies.
Mais encore que l'on puiiTe voir toutes chofès en
Dieu , il ne s'enfuit pas qu'on les y voye toutes : On
ne voit en Dieu que les chofès dont on a des idées > &
il y a des chofès que l'on voit fans idées.
Toutes les chofès qui font en ce monde , dont nous ///^
ayions quelque connoiflance , font des corps ou des Com-
eîprits 5 proprietez de corps , proprietez d'efprrts. rnenton
On ne peut douter que l'on ne vaye les corps avec connoît
leurs proprietez par leurs idées 5 parce que n'étant pas /^j. çQ^ps^
intclligibies par eux-mêmes , nous ne les pouvons
voir que dans l'être , qui les renferme d'une manière
intelligible, Ainfi c'eiienDieu, & par leurs idées.
VU.
JK
Com-
ment on
connoît .
[m ame.
éciaircif-
551 DE LA RECHERCHE
que nous voyons les corps avec leurs propiietez ; &
CcH: pour cela que la connoifïànce que nous en avons
eft tres-parfàite: je veux direjque l'ide'e que nous avons
del'e'tenduë fliÂît pour nous faire eonnoitre toutes
Iqs proprietez , dont l'e'tenduë eft capable • & que nous
lie pouvons defîrer d'avoir une ide'e plus diftinde &
plus fe'conde de l'étendue , des figures & des mouve-
mens , que celle que Dieu nous en donne.
Comme les idées des choies qui font en Dieu , ren-
ferment toutes leurs proprietez > qui en voit les idées,
en peut avoir fuccelTivement toutes les proprietez: car
lors qu'on voit les chofès comme elles font en Dieu,
on les voit toujours d'une manière tres-parfaite : &
elle leroit infiniment parfaite , fi Terprit qui les y voit
etoit infini. Ce qui manque à la connoifTance que
iious avons de l'étendue , des figures , Se des mouve-
mens , n'eft point un défaut del'idée qui la reprefeiî*.
te, mais de nôtr eefprit qui la confidére.
Il n'en eft pas de même de Tame, nous ne la corv
noifïbns point par fbn idée mous ne !a voyons point
en Dieu : nous ne la connoiiîons que par conjcience ; 8c
c'êft pour cela que la connoifTance que nous en avons
eft imparfaite. Nous ne fçavons de nôtre amc, quece
ç^uenousTencoaslepalTeren nous. Si nous n'avions
. jamais fènti de douleur , de chaleur , de lumière , &ç.
. nous ne pourrions (çavoir fi nôtre ame en feroit capa-
ble , parce que nous ne la connoifïbns point par fôn
idée. Mais ii nous voyions en Dieu l'idée qui répond
à nôtre ame, nous connolrrions en même-tems , ou
nous pourrions connoitre routes les proprietez dont
élit eft capable: comme nous connoiiîons toutes les
proprietez , dont l'étendue eft capable 5. parce que
iicus connoifTons l'étendue par fbn idée.
Il eft vrai que nous connoiiîons afîezpar nôtre con -
{çience, ou par le fèntiment intérieur que nous avons
de nous-mêmes , que nôtre ame eft quelque chofè de
grand : Mais il fe peut faire que ce que nous en con-
noiiîons ne fôitpreique rien de ce qu'elle eft en elle-
même.^i on. ne coanoifibit de la matière que vingt
ou
; DE LA VERITE'. Livre ÏÏL 355
ou trente figures dont elle auroit été modifiée, ccrcai- CtïAf ,
nement on n'en connoîtroit prefque rien , en compa- yn,
railbn de ce que l'on en connoît par l'idée qui la repre-
fente. Il ne luffit donc pas pour connoitre parfaite-
ment l'amc , de fçavoir ce que nous en fçavons par le -
lèul fentiment intérieur 5 puifque la conlcience que
nous avons de nous-mêmes ne nous montre peut-être
que la moindre partie de nôtre être.
On peut conclure de ce que nous venons de direj
qu'encore que nous connoilnons plus diftindemcnc
l'exiftence de nôtre ame que l'exiftence de nôtre
corps , 3c de ceux qui nous environnent ^ cependant
nous n avons pas une connoiiTance fi parfaite de h
nature de i'ame que de la nature des corps :& cela
peut fèrvir à accorder les difFcrens fèntimens de ceux
qui diiènt qu'il n'y a rien qu'on connoiiîe mieux que
i'ame, & de ceux quialiurentqu'il n'y arien qu'ils
connoiilént moins.
Celapeutauifi fèrvir à prouver que les idées, qui
nous rcpréfèntent quelque choIê hors de nous , ne
font point des modifications de nôtre ame. Car fi
I'ame voyoit toutes choies en confîdérant lès propres
modifications , elle devroitconnoître plus clairement
fon efîence ou fà nature que celle des corps , & toutes
les fenfàtions ou modifications dont elle ell capable>
que les figures ou modifications dont les corps font
capables. Cependant elle ne connoit point qu'elle ibit
capable d'une telle fenfàtion par la veuë qu'elle a d'el-
le-même , mais feulement par expérience : au lieu
qu'elle connoit que l'étendue eft capable d'un nom-
bre infini de figures par l'idée qu'elle a de l'étendue»
Il y a même certaines fènlations , comme les couleurs
& lesfbns , que la plupart des hommes ne peuvent re-
connoitre, fi elles Ibnt des modifications de I'ame j &
il n'y a point de figures que tous les hommes ne re-
connoilïênt par l'idée qu'ils ont de retendue , être des
modifications des corps.
Ce que je viens de dire fait anflî voir la raifbn pour
îaquelk on ne peut pas donner de définition ? qui fâfih
COXî'
3S4 DE LA RECHERCHE
Cha p. connoitre les modifications de l'ame : car puifqu'on
VIU lie connoit ni l'ame , ni lès modifications par des
ide'es, mais feulement par des (èntimens, & que tels
fèntimens de plaifir , par exemple , de douleur , de
chaleur, &c. ne font point attachez aux mots ; il eft
clairquefi quelqu'un n'avoir jamais vu de couleury
ni fènti de chaleur, on ne pourroit lui faire connoi-
tre ces fènfàtions par toutes les définitions qu'on lui
en donneroit. Or les hommes n'ayant leurs fènti-
mens qu'à caufè du corps , & leur corps n'étant pas
difpofé en tous de la même manière, il arrive fou-
vent que les mots font équivoques 5 que ceux dont on
fè fèrt pour exprimer les modifications de fon ame
Signifient tout le contraire de ce qu'on pre'tend ; &
que fouvent on fait penfer à ramertume par exemple,
lors qu'on croit faire penfer à la douceur.
Encore que nous n'ayons pas une entière connoif-
fance de nôtre ame, celle que nous en avons par con-
fèienee (iiffit pour en de'montrer l'immortalité', la fpi-
ritualite' , la liberté & quelques autres attributs , qu'il
cft nécelîàire que nous fçachions : & c'eû pour cela
que Dieu ne nous la fait point connoitre par fon idée,
comme ilnous fait connoitre les corps. La connoif-
fàncequenousavons de nôtre ame par confcience eft
imparfaite, il eft vrai, mais elle n'eft point faulîè: la
connoiflàuce au contraire , que nous avons des corps
par fcntiment ou par confcience, fi on peut appeller
confcience le féntiment de ce qui fè pafle daas nôtre
corps , n'eft pas feulement imparfaite , mais elle eft
fàufle« Il nous falloir donc une idée des corps pour
corriger les fèntimens que nous en avons : Mais nous
n'avons point befoin de l'idée de nôtre ame , puifque
îa confcience que nous en avons ne nous engage point
dans l'erreur j & que pour ne nous point tromper
dans fà connoiiTance , il fùlfit de ne la point con-
fondre avec le corps , ce :que nous pouvons faire par
laraifon. Enfin fi nous euihons eu une iàée claire de
Tame comme celle que nous avons du corps , cette
idée nous l'eût trop fait confidérer comme féparée de
'^ lui;
DE LA VERITE'. Livre III. 35^
lui :ainfî elle eût diminué l'union de nôtre ame avec Chap,
nôtre corps j en nous empêchant de la regarder com- VU,
me répandue dans tous nos membres , ce que je n'ex-
plique pas davantage.
De tous les objets de nôtre connoifîànce , il ne nous ^p
refte plus que les âmes des autres hommes , & que les -
pures intelligences ; & il eft manifcfte que nous ne les
connoi/ïbns que par conjedure. Nous ne les connoif- ^" °I^
fbns prcfèntement ni en elles mêmes , ni pai- leurs ^f "^'''
ide'es » & comme elles font difFe'rentes de nous , il n'eft ^'^
pas pofnble que nous l^s connoilfions par conlcience. f ^ ^^^
Nous conjecturons que les âmes des autres hommes '^'^^^^^'
font de même elpece que la nôtre. Ce que nous fèn-
tons en nous-mêmes , nous prétendons qu'ils le fén»
tent ; & même lorfqae ces fentimens n'ont point de
rapport au corps , nous fommes alTurez que nous ne
nous trompons point : parce que nous voyons en
Dieu certaines idées & certaines loix immuables, fé-
lon lerquellcsnouslçavons avec certitude, que t)içvL
agit également dans tous les eftrits.
Jefçaiquedeux fois deux font quatre , qu'il vaat
mieux être jufte que d'être riche , & je ne me trompe
point de croire que les autres connoilTent ces veritez
aufli bien que moi. J'aime le bien & le plaifir, jehai
le mal & la douleur , je yeux être heureux , & je ne me
trom.pe point de croire , que les hommes , les Anges>
les démoBS même ont ces inclinations. Je fçai me- "
mes que Dieu ne fera jamais d'eiprits qui ne défirent
d'être heureux, ou qui puifTent defirer d'être mal-
heureux : mais je le fçai avec évidence & certitude,par-
ce que c'eft Dieu qui me l'apprend : car quel autre que
Dieu pourroit me faire connoitre les defleins& les
volontezdeDieu? Mais lorfque le corps a quelque
part à ce qui (è pafïe en moi , je me trompe prefquc
toujours, fi je juge des autres par moi-même. Je fens
de la chaleur,- je vois une telle grandeur, une telle cou*
leur j je goûte une telle ou telle laveur à l'approche de
certains corps : je me trompe , fi je juge des autres par
moi-même. Je lîiisfùjet à certaines pallions, j'ay de
l'ami-
35^. Î)E LA RECHERCHE
Chap, ramiciëoudei'aYerlionpour telles ou telles chofèsj
yil, & je juge que ks autres me relTemblent ; ma conje-
fture eil louvent f^ulTe, Ainfi la connoilTance que
nous avons des autres hommes eft fort fu jette à Ter-
reur , fi nous n'en jugeons que par les fentimens quie
«ous avons de nous-mêmes.
S'il y a quelques êtres diffërens de Dieu , de nous-
mêmes, des corps & des purs efprits, cela nous eft in-
connu. Nous avons de la peine a nous pcrlûader qu'il
y en ait : & après avoir examiné les raifons de certains
i'hilofophes qui prétendent le contraire , nous les
avons trouvées faulles. ce qui nous à confirmé dans le
icntiment que nous avions , qu'étant tous hommes de
même nature, nous avions tous les mêmes idées; par-
ce que nous avons tous bejfoin de connoitre les mêmes
choies.
^m CHAPITRE VIII.
1, La ^refence intime de l'idée "vague de l'être en général
ejl la cauje de toutes les abjîraâicns déréglées de Vejy
^rit y O' de la plupart des chimères de la Philofofhk
ordinaire , qui empêchent beaucoup de Philojbphes de
reconnoître la joliditédes "vrais principes de Fhyfiq^ue^
11. £xempletouchant l'ejfencede lamatiére,
CEtte prélènce claire, intime , néeeflaire de Dieu;
je veux dire de l'être fans reftridlion particuliè-
re, de l'être infini, de l'être en général à refpiit de
l'homme , agit fur lui plus fortement que la préfénce
de tous les objets finis» 11 eft impofTible qu'il fè dé-
falTe entièrement de cette idée générale de l'être , par-
ce qu'il ne peut fubfifter hors de Dieu. Peut-être
pourroit-on'dire qu'il s'en peut éloigner, à caufè qu'il
peut penfèr à ces êtres particuliers : mais on fe trom-
peroit. Car quand i'eipritconfidére quelque être en
particulier , ce n'eft pas tant qu'il s'éloigne de Dieu,
cjue c'eft plutôt qu'il s'approche , s'U eft permis de
' par-
DE LA VERITE'. Livre m. 357
parler ainfi, de quelques-unes de Tes perfections en Chap"
s'éloignant de toutes les autres. Toutefois il s'en e'ioi- VIII»
gne de telle manière , qu'il ne les perd point entière-
ment de vùë, Se qu'il eftprefque toujours en état de
les aller chercher & de s'en approcher. Elles font tou-
jours présentes à l'efp rit, mais l'elprit ne les appert
çoit que dans une confunon inexplicable à caufe de h
petiteiTe, & de la grandeur de l'idée de l'être. On peut
bien être quelque tems làns penier à foi-même : mais
on ne fçauroit ce me fêmble {ubfifter un moment fans
penfor a l'être ; & dans le tems même qu'on croit ne
penfer à rien , on eft nècefTairement plein de l' idée
vague & générale de l'être. Mais parce que les chofès
qui nous font fort ordinaires , & qui ne nous touchent
point, ne réveillent point refprit avec quelque force,
& ne l'obligent point à faire quelque réflexion fur
eilesî cette idée de l'être fi grande, ii va(l:e,fi réelle, &
fipofitivc qu'elle Ibit , nous ed iî familière, & nous
îouche fi peujque nous croyons quafi ne la point voirj
que nous n'y faifons point de réflexion j que nous ju-
geons enfuiteqn'elle a peu de réalité; & qu'elle n'ed
toîm ée que de l'àfîbmbîage confus de toutes les idées
particulières : quoi qu'au contraire ce foit dans elle
feule & par elle feule , que nous appercevons tous les
êtres en partiailier.
Quoique cette idée, que nous recevons par l'union
, immédiate que nous avons avec le Verbe de Dieu , ne
nous trompe jamais par elle-même 3 comme celles
que nous en recevons à caufe de l'union que nous
avons avec nôtre corps, léfqueiles nous reprèlèntent
les chofos autrement qu'elles font ; Cependant je ne
crains point de dire que nous faifons un fi mauvais
uiâgc dts meilleures chofes , que la préfence ineffaça-
ble de cette idée eft une des principales caufès de tou-
tes les abfiraclions déréglées de l'efprit ; & par confé-
quent de toute cette Philofophieabih-aite & chiméri-
que, qui explique tous les effets naturels par des ter-
mes généraux d'a£le , de puifTance , de caufe , d'effet,
d€ fornics fublianti^lles , de facultez , de qualitez oc-
cuifeî.
358 DE LA RECHERCHE
ChA-P. cultes, de fympathie, d'antipathie, &c. Car il eft
VIII. confiant que tous ces termes , & plufîeurs autres ne
re'veillent point d'autres idées dans l'efprit , que âcs
idées vagues & générales: c'eft-à dire de ces idées qui
fe prélentent à refprit d'elles-mêmes , {ans peine Se
fans application de nôtre part.
Qu'on lifè avec tou'e l'attention poffible toutes les
définitions , & toutes les explications que l'on donne
aux formes fubftantielles : que l'on cherche avec foin
en quoi confilte l'elTence de toutes ces entitez, que les
Pliilofophes imaginent comme il leur plaît, & en lî
grand nombre, qu'ils font obligez d'en faire plufîeurs
divisons & fubdivifions j & je m'alTure qu'on ne re-
veillera jamais dans fon efprit d'autre idée de toutes
ces choies , que celle de l'être & de la caufe en gé-
néral.
Car voici ce qui arrive ordinairement aux Philofo-
phes. Ils voyent quelque effet nouveau : ils imaginent
auffi-tôt une entité nouvelle pour le produire. Le feu
échauffe : il y a donc dans le feu quelque entité qui
produit cet effet , laquelle eft diiférente de la matière
dont le feu eft comjpofé. Et parce que le feu eft capa-
ble de plufieurs effets différens -, comme de féparer
les corps , de les réduire en cendre & en verre , de les
fécher , les durcir, les amolir , les dilater , les purifier,
les éclairer , &c -, ils donnent libéralement au feu au»
tant de facultez ou de qualitez réelles, qu'il eft capa-
ble de produire d'effets différens.
Mais fi l'on fait réflexion à toutes les définitions
qu'ils donnent de ces facultez , on reconnoîtra que ce
ne font que des définitions de Logique, & qu'elles ne
réveillent point d'autres idées que celle de l'être, & de
la caufèen général que l'efprit rapporte à l'effet qui fè
produit j de forte qu'on n'en eft pas plus fçavant,
quand on les a fort étudiées. Car tout ce qu'on retire
de cette forte d'étude , c'eft qu'on s'imagine f çavoir
mieux que les autres , ce que toutes fois on fçait beau-
coup rçifns: non feulement parce qu'on admet plu-
fieurs entitez qui ne furent jamais j mais encore, parce
qu'étant
DE LA VERITE'. Livre IIL 559
qu'étant préoccupé, on Ce rend incapable de cbnce- Chap.
voir, comment il le peut faire que de la matière tou YHI»
te feule comme celle du feu» étant mûë contre des
corps différemment dilpolèz > y produilè tous les
différents effets que nous voyons, que le feu pro-
duit.
Ileft manifefte à tous ceux qui ont un peu lu , que
prefquetous les Livres de icience , & principalement
ceux qui traitent de la Phylique , de la Médecine , de
la Chymie , & de toutes les chofes particulières de la
nature, font tout pleins de raifonnemens fondez fur
les qualitez élémentaires, & fiir ks qualitez fécondes >
comme les attraâricesy les rêtentricest les concoêiricesy
les expultricesySc autres fèmblablesj fur d'autres qu'ils
appellent occultes ; fur les vertus (pécifîques , & fur
plufîeurs encitez que les hommes compofènt de Vidée
générale de l'être , & de celle de la caufe de l'effet
qu'ils voyent» Ce qui fèmble ne pouvoir arriver qu'à
cauie de la facilité qu'ils ont à confidérer l'idée de
l'être en général, qui eft toujours préfènte à leur el^
prit par la préfènce intime de celui qui renferme tous
les êtres.
Si les Philofophcs ordinaires fè contentoient de
donner leur Phyliquefîmplement comme une Logi^
que , qui fourniroit des termes propres pour parler
des choies de la nature,- & s'ils laiflbient en repos ceux
qui attachent à ces termes des idées diftmd:es & parti-
culières afin de iè foire entendre , on ne trouveroit
rien à reprendre dans leur conduite. Mais ils préten-
dent eux-mêmes expliquer la nature par leurs idées
générales & abftraices , comme fi la nature étoit ab-
itraite i & ils veulent ab(olument que la Phyfique de
'leur Maître Aridone loit une véritable Phyfique qui
explique le fond des chofes, & non pas fîmplement
une Logique ; quoiqu'ell e ne contienne rien de fup-
portable que quelques définitions fi vagues, & quel-
ques termes li généraux , qu'ils peuvent fèrvir dans
toutes fortes de i/hilofophie. Ils font enfin fî fort en-
têtez de toutes ces encUez imaginaires , & de ces idées
vagues
^€0 DE LA RECHERCHE
Chap. vagues & indéterminées c|ui leur naiflent naturelle-
Ylir. nienr dans Tefprit , qu'ils font incapables de s'arrêter
afiez long-tems à conddérer les idées réelles des cho-
ies, pour en reconnoîtrela(blidité& l'évidence: Et
c'ell ce qui eft la caufe de l'extrême ignorance , où ils
Ibnt Qcs vrais principes de Phyfîque» Il en faut don-
ner quelque preuve.
^■?. Les Philofbphes tombent afïèz d'accord , qu'on
DeVef- doit regarder comme l'elTence d'une chofe, ce que
fence de l'on reconnoit de premier dans cette chofe , ce qui en
la ma- eft infèparable , & d'où dépendent toutes les pro pric-
tiére. tez qui lui conviennent. De (orte que pour découvrir
Si on re- g^ quoi conliftel'efience de la matiéie,il faut regarder
àéfinf-^^ toutes les proprietezqui lui conviennent , ou qui font
tion du renfermées dans l'idée qu'on en a : comme la dureté,
mot la mollelîe, la fluidité , le mouvement , le repos > la fi-
fjjencc, gure, la divifîbilité , l'impénétrabilité , & i' 'étendue,
tout le de confidérer d'abord lequel de tous (es attributs en
^krV^^ eft infèparable. Ainfi la fluidité , la dureté, la mollef-
* j" le, le mouvement, & le repos , fe pouvant lépai'er de
moiitie : ^^ i^atiere, puilqu il y a plul^eurs corps qui lonc lans
û on ne dureté , ou !ans fluidité , ou fans morefle , qui ne font
la reçoit point en mouvement , ou enfin qui ne font point en
pas, ce repos y il s'enfuit clairement que tous ces attributs ne
n'cû plus iy^ Q^^^^ -^^ eirentiels,
qu'une ni • S n
quîftion ^*^^^ ^^ ^^^ ^^"^ encore quatre, que nous concevons
de nom , infèparabk'S de la matière , fçavoir la figure , la divi-
ne fça- flbilité, l'impénétrabilité, & l'étendue. De/brteque
voir en pour voir quel eft l'attribut qu'on doit prendre pour
*^''^°r/i l'eflence, il ne faut plus fonger à les féparer j mais feu-
refïence ^^^^^'^^^ examiner , lequel eitle premier , & qui n en
deli ma- fuppofè point d'autre. On reconnoit facilement, que
tiére , ou la figure , la divifîbilité , & l'impénétrabilité , fuppo-
piûtôî feTétenduë , & que l'étendue ne fuppofè rien -, mais
cela ne que dés qu'elle eft donnée, la divifîbilité, l'impéne-
Fr!!!- !^^' trabilité,& la figure font données. Ainfiondoitcon-
queftio"* ciure que l'étendue eit 1 elience de la matière , luppo-'
féqu'elk n'ait que les attributs dont nous venons de
parlejf V'Ou d'autres {êmblables j & je ne croi pas qu'il
y
DE LA VERITE'. Livre ïll. ^6^
y ait perfoiine au monde qui en puifTe douter , apre's y cha p,
avoir reneufeiTient penfe'. Ylil.
Mais la difficulté cft de fçavoir , fi la matie're n'a
point encore quelques autres attributs difFe'rens de
l'e'tenduë Si. de ceux qui en dépendent ; de forte que
re'tenduë même ne lui Toit point eflentielle, & qu'elle
fuppofe quelque chofe qui en Toit le fujet & le prin-
cipe.
Plufieurs perfonnes après avoir confîderé très- at-
tentivement l'idée , qu'ils avoient de la matière par
tous les attributs qui en ibnr connus 5 après avoir aulU
médité les effets de la nature , autant que la force &
la capacité de l'efprit le peuvent permettre, (è ibnt
fortement perfuadez que l'étendue ne fuppofe aucune
chofe dans la matière 5 {bit parce qu'ils n'ont pas en
d'idée diftincle & particulière de cette prerenduë
choie qui précède retendue 5 foit encore parce qu'ils
n'ont vu aucun effet qui la prouve.
Cardemêmequepourleperfuader , qu'unemon-
tre n'a point quelque entité différente de la matière
dont elle eft compolèe , il fuffit de fçavoir , comment
la différente difpofition des roiiespeut produire tous
les mouvemens d'une montre ; & de n'avoir outre
cela aucune idée dillinde de ce qui pourroit être •
caufè de cgs mouvemens , quoi qu'on en ait plu-
fieurs de Logique. Ainfi parce que ces perfonnes
n'ont point d'idée diRinde decequi pourroit être
dans la matie're, li l'étendue en ètoit ôtée; qu'ils
ne voyent aucun attribut qui le falfe connoître ;
que l'étendue étant donnée , tous les attributs ,
que l'on conçoit appartenir à la m.atière , (ont don-
nez 5 & que la matière n'eft canle d'aucun effet, qu'on
ne puille concevoir que de l'étendue diveriement
configurée, & diveriement agitée ne puifïeproduirej
ils le Ion: perfuadez de là que l'étendue ètoic l'eifence
delà matière.
Mais demêmequelïïs hommes n'ont point de dè-
monftrat ion certaine qu'il n'y a point quelque intelli-
gence , ou quelque entité nouv:;lIemenc crè.'e dans les
Q^ roues
3^4 I^E LA RECHERCHE
ChaP. roues J^'une montre : ainfl perfonne ne peut Êns une
VIII' -révélation particulière aflurer comme une de'monftrjw-
tion de Geomctrie.cju'il n'y a que de l'étendue diver-
ièment configurée dans une pierre. Car il.^e peut
abfolument foire, que l'étendue {bit joint e â^vec quel-
qu 'autre chofè que nous ne concevons pas , parce que
nous n'en avons point d'idée : quoi qu'il ièmblc fort
déraifbnnabledelecroire&deraffùrer jpuifqu'il eft
contre la raifon d'afsûrer ce qu'on ne fçait pomt & ce
•qu'on ne conçoit point.
Toutefois quand on fuppofèroit , qu'il y auroit
quelqu'autre chofèquc l'étendue dans la matière , ce-
la n'empécheroit pas , fi ony prend bien garde, que
l'étendue n'en fût l'elîence, félon la définition que
quel'on vient de donner de ce mot. Car enfin il cfl
abfblument nécefiairc que tout ce qu'il y a au monde,
ibit ou bien un être , ou bien la manière d'un être:
imefprit attentif ne le peut nier. Or l'étendue n'eft
pas la manière d'un être : donc c'eft un être. Mais
parce que la matière n'eft pas un compofé de plu-
fieurs êtres , comme l'homme, qui cft compofé de
corps & d'efprit 3 puifque la matière n'eft qu'un fêul
^tte, il eft manifeftc que la matière n'eft rien autre
chofè que l'étendue.
Pour prouver maintenant que l'étendue n'eft pas la
manière d'un être, mais que c'eft véritablement un
ctre -j il faut remarquer qu'on ne peut concevoir la
manière d'un être , qu'on ne conçoive en mêmctcms
l'être dont il eft la manière, on ne peut concevoir de
rondeur, par exemple , qu'on ne conçoive de l'étcn^
due ; parce que la manière d'un être n'étant que l'ê •
tre même d'une telle façon, la rondeur par exemple
de la cire n'étant que la cire même d'une telle façon,
j1 eft vifible qu'on ne peut concevoir la manière fans
l'être. Si doncrètenduë étoir la manière d'un être,
on ne pourroit concevoir l'étendue fans cet: être, dont
l'étendue feroit la manière. Cependant onla conço:t
fort £icilemenL toute feule. Donc elle iVd'cfomzh
^m?:iGrcd*auciUiêcre; Et par confèquenc elle eft elle-
'^ mêms
DE LA VERITE'. Livre IIL 5^5
Bicmeunêtre. Ainfi elle fait reiTence de la matière, Chap.
puifque la matière n'eft qu'un être, & non pas un VIII..
compoTé de plufîeurs êtres , comme nous venons de
dire.
Mais plufieursPhilofophes font fi fortaaoûtumez
aux idées ge'nerales & aux entitez de Logique , que
leur eiprit en eft plus occupé que celles qui iont parti-
culières, diftindes & dePhy(ique. Cela paroit alFez
decequclesraifonnemens qu'Us font fur les diofès
naturelles, ne font appuyez que fur des notions de
Logique , d'ade & de puifTance, & d'un nombre infi-
ni d'entitez imaginaires, qu'ils ne difcernent point de
celles qui font réelles. Ces perfonnes donc trouvant
une merveilleulè facilité de voir en leur manière ce
qu'il leurplaît de voir, s'imaginent qu'ils ont meil-
leure vcuë que les autres , & qu'ils voyent diftinde-
ment que l'étendue fuppolè quelque chofo, & qu'elle
n'eft qu'une propriété de la matière de laquelle mê-
mes elle peut être dépoiiillée.
Toutefois, fi on leur Hemande qu'ils expliquent
eettechofo, qu'ils prétendent apperce voir dans lama-
tiére par delà l'étendue 5 ils le font en plufieurs fa-
çons , qui font toutes voir qu'ils n'en ont point d'au-
tre idée que celle de l'être, ou de la fubftance en géné-
ral. Cela parolt clairement lorfqu'on prend garde,
que cette idée ne renferme point d'attributs particu-
liers qui conviennent à la matière. Car fi on ôte l'é-
tendue de la matière , on ôte tous les attributs & tou-
tes les proprietez que l'on conçoit diftinâ:ement lui
appartenir, quand mêmes on y lailferoit cette chofo
qu'ils s'imaginent en être l'efience : H eft viûble
qu'on n'en pourroitpas faire un ciel, une terre, ni
rien de ce que nous voyons. Et tout au contraire, G.
on ôtecequ'ils imaginent être l'efience de la matière,
pourvu qu'on laifîe l'étendue , on laifie tous les attri-
buts & toutes les proprietez , que l'on conçoit diftin-
âement renfermez dans l'idée de la matière : car il eft
certain qu'on peut former avec l'étendue toute feule
un ciel, udc terre & tout le monde que nous voyons.
5^6 DE LA RECHERCHE
Ch Ap. Se encore une infinité' d'autres . A infi. ce quelque cho-
YIII. fe qu'ils fuppolènt au delà de l'étendue, n'ayant point-
d'attributs que l'on conçoive diftinftement lui appar-
tenir, & qui (oient clairement renfermez dans l'idée
qu'on en a, n'eft rien de réel , fi l'on en croit la raiibn j
& même ne peut de rien fervir pour expliquer les ef-
fets naturels. Et ce qu'on dit que c'elt \z fujet&clQ
principe de l'étendue , Te dit gratis , & fans que l'on
conçoive dillindlement ce qu'on dit ; c'eft-à-dire
fàiis qu'on en aye d'autre idée qu'une générale & de
Logique, comme de fujet & de principe. De forte
que l'on pourroit encore imaginer un nouveau fujet
& un nouveau principe de ce fujet de l 'étendue, & ainfi
à l'infini ; parce que l'efprit Te repréfente des idées gé
néralcs de fujet & de principe comme il lui plait.
H eft vrai qu'il y a grande apparence ,que les hom-
mes n'auroient pas obfcurci fî fort l'idée qu'ils ont de
la matière, s'ils n'avoient eu quelques railons pour
celvijocqueplufieursfbùtiennenc des fèntimens con-
traires à ceux-ci par des principes de Théologie. Sans
doute l'étendue n'efl point l'elTence de la matière, fî
cela efi: contraire à la foi, on y fbufcrit.L'on eil grâces
à Pieu tres-perfuadé de la foiblefié & de la limitation
de rcfprir humain .On fçait qu'il a trop peu d'étendue
pour meliu'er une puifTance infinie, que Dieu peut in^
finiment plus que nous ne pouvons concevoir, qu'il
ne nous donne des idées que pour connoitre les cho-
ies qui arrivent par l'ordre delà nature , & qu'il nous
cache le ref te. On eft donc toujours prêt à foiimettrc
l'efprit à la fçi ; mais il faut d'autres preuve^ que cel-
les qu'on apporte ordinairement pour ruiner les rai-
fons'quei'on vient de dire parce que les manières dont
on explique les myfl:erês de lafoineloncp^s defoi>
& qu'on les croit même fans comprendre qu'on ert
puiiiè jamais expliquer nettem.ent la manière.
On croit par exemple, le Myftere de la Trinité quoi
que i'efpri: humain ne le puiiîè concevoir, & on ne
laifTe pas de croire que des choies qui ne différent
poiiK ^ :Ei* 'elles j quoique cecte propofîtion fcrable le
détrui-
DE LA VERITE'. Livre m; 3^7
détruire. Car on cftperfuadé qu'il ne faut faire ulagc Chap.
de fbn efprit, que fur des fu jets proportionnez à là ca- VIII.
pacité, & qu'on ne doit pas regarder fixement nos
myfte'res, de peur d'en être ébloui , félon cetavertii-
fèmcnt du fàint Efprit i Qj^î Jcrmator ejl majejlatis op^
frimetur àglorîa .
Si toutefois on croyoit qu'il fut à propos pour la fà-
tisfadion de quelques eiprics , d'expliquer commeat
le fèntiment qu'on a de la matière , s'accorde avec
cequelafoinousenfèignede la Tranfl'ubflantiation, - -
on le feroit peut-être d'une manière aiîéz nette & af-
fez didinâe , & qui certainement ne choqueroit en
lien les décidons de l'EgUiè ; mais on croit iè pouvoir
difpenfer de donner cette explication, principalement
dans cet ouvrage.
Car il faut remarquer que les Saints Pères ont pref^
que toujours parlé de ce myRére, comme d'un my-
ftére incomprehenfible : qu'ils n'ont point phiîofo-
phé pour l'eîcpliquer 5 & qu'ils fe font contentez
pour l'ordinaire de comparaifons peu exadcs > plus
propres pour faire connoitre le dogme, que pour ea
donner une explication qui contentât l'efprit : qu'ain-
fi la tradition eft pour ceux qui ne philolophent point
fur ce m.yftére, & qui fbùmcttent leur e{pritàlafoi
^ns s'embarraiïèr inutilement dans ces queilions
tres^diiîiciles.
On auroir donctort de demander aux Philofophes,
qu'ils donnaient des explications claires & faciles de
la manière dont le corps de jesus-Christ eft dans
l'Euchariftic j carceièroit leur demander qu'ils dif-
iënt des nouveautcz en Théologie. Et fi les Philofb-
phes répondoient imprudemment à cette demande,
il fèmble qu'ils ne pourroient éviter la condamna-
tion , ou de leur Philofbphie > ou de leur Théologie.
Car fî leurs explications étoient obfcures , on me «
priferoit les principes de leur Philolophie ; & li
leur réponle étoit claire ou facile , on appréhender
roit avec quelque rjiifbn la nouveauté de ieurThéa--
logic.
Qw3 "^^^^
3ég DE LA RECHERCHE
Chap, Puis donc cjue la ilouveauté en matière de Théolo-
VllI. gi^ porte le caractère de l'erreur , & qu'on a droit de
me'prilèr des opinions pour cela (èul qu'elles font
nouvelles, & fans fondement dans la tradition : on ne
doit pas entreprendre de donner des explicationsfaci-
Jes & intelligibles des chofes, que les Pères & les Con-
ciles n'ont point entièrement expliquées; & il fiifïit de
tenir le dogme de la Tranfubftantiation , fans en vou-
loir expliquer la manière. Car autrement ce fcroit
jetter des lemences nouvelles de difputes , & de que-
relles , dont il n'y a déjà que trop , & hs ennemis de
la vérité ne manqueroient pas de s 'en fervir malicieu-
Jfement pour opprimer leurs adverfàires.
Les difputes en matière d'explications de Théolo'
giefemblent être des plus inutiles & des plus dange-
reùfès : & elles font d'autant plus à craindre , que les
perfonnes mêmes de pieté s'imaginent fbuvent qu'ils
ont droit de rompre la charité, avec ceux qui n'entrent
yoint dans leurs ièntimens. On n'en a que trop d'ex-
périences , & la caufè n'en eft pas fort cachée. Ainfiè
c'clt toujours le meilleur & le plus fur de ne point fè
prefler de parler des cbofès dont on n'a point d'évi-
4dencc , & que les autres ne font pas difpofcz à concc *
"Voir.
Il ne feut pas auiTi que des explications obfcures &
incertaines des myfteres delà foi , lefquelleson n'efl
point obligé de croire , nous ferrent de régie & de
principe pour raifonner en Philolbphie , ou il n'y a
cjue l'évidence qui nous doive periùader. Il ne faut
pas changer les idées claires & diftindes d'étendue,
de figure, & de mouvement local , pour ces idées gé*
nérales & confufès de principe , ou de fujet d'éten-
due , deforr-ne, dequidditez, de qualitez réelles, & de
tous ces mouvemens de génération , de corruption,
d'altération , & d'autres fèmblables qui différent du
mouvement local. Les idées re'elles produiront une
fcience réelle: mais les idées générales de Logique ne
prod'^font jamais qu'une fçience vague, fùperficiellc
6cflerile. Il faut donc confîdérer avec afTez d'atten-
tion
DE LA VERITE'. Livre m. ^69
tion CCS idées diftiiides & particulières des chofes, Chap.
pour reconnoltre les proprietez qu'elles renfermenti VIII.
& étudier ainfi la nature , au lieu de Te perdre dans des
chimères qui n'exilient que dans la raifbu de quelques
Philofbphes.
CHAPITRE IX. Chap;
ÏX.;
L Dernière eau fe générale de nos erreurs. II. Q^e les
idées des chofes ne font pas toujours préjentes a i'efprit
dés qu'on le Jouhaite. III. ^e tout ejf rit fini ejl fujet
à l'erreur Ô^ pourquoi. IV. Ç^u'on ne doit pas Juger
qu'il n'y a que des corps ou des efprits, ni que Dieu foi*,
efprit , comme nous concevons les efprits.
tt
NOus avons parlé jufques ici ê^c^ erreurs , dont /.
on peut alîigner quelque caufe occafionnelle Dernière
dans la natiure de l'entendement pur, ou de l'efprit caufe gé-
confîderé comme agilTant par Iui-mêmei& dans la na- nérale de
turc des idées, c'cft- à- dire dans la manière dont l'ef- yios er-
pritapperçoitlesobjets de dehors. Il ne refte main- reuxs,
tenant qu'à expliquer une caufè, que l'on peut appel-
1er univerrel]e& générale de toutes nos erreurs ; parce
qu'on ne conçoit point d'erreur qui n'en dépende ea
quelque manière. Cette caufe eit, que le néant n'a-
yant point d'idée qui le repréfente , l'efprit cft porté à
croire que les chofes dont il n'a point d'idée n'exiftent
pas.
Il cft confiant que k fource générale de nos er-
reurs , comme nous avons déjà dit plufieurs fois^
c'cft que nos jugemens ont plus d'étendue que nos
perceptions . Car lors que nous considérons quelque
objet , nous ne l'envifageons ordinairement que par
un côté, & nous ne nous contentons pas de juger da-
côté que nous avons confideré , mais nous jugeons de
l'objet tout entier. Ainfî il arrive fbuvent que nous,
nous trompons, parce que bien quelachofefoitvraye
du côte que nous l'avons examinée , elle fè trouve or-
0^4 dinai-
570 DE LA RECHERCHE
Ch A P. dinairement fauiTe de i'aurre , & es que nous croyons?
I X» vrai n'eft feulement cjue vrai fercbkble. Or il eft vi-
sible que nous ne jugerions pas abfolumenc des choies
comme nous f^xifons , (i nous ne penfions pas en avoir
coiiîîdere' tous les cotez ■> ou fi nous ne les uippouons
pas fèmbJablesàcelai que nous avons exammé. Aind
îa cau(e ge'iic'raie de nos erreurs , c'eft que n'ayant
point d'idée des autres cotez de nôtre objet, ou de
leur différence d avec celui qui eftpréfent à nôtre ef-
prit j nous croyons que ces autres cotez ne font pointj
ou tout au moins nous fuppofons qu'ils n'ont point
de dilFe'rence particulic're.
Cette manie're d'agir nous paroît afTez raifonnable.
Car le néant ne formant point d'ide'e dans l'efpritjon a
gueiqucfu jet de croire que les choies qui ne forment
point d'ide'e dans l'efprit , dans le tems qu'on les exa-
mine, rellèmblent au néant. Et ce qui nous confirme
dans ce fèntimcnt , c'eft que nous (ommes perfiiadez
par une efpece d'inftinâ: > que hs idées des chofes font
/ dues à nôtre nature j Se qu'elles font foûmifès de tel-
le manie're à l'efprit , qu'elles doivent le reprefèntcr à
lui de's qu'il le foùhaite.
J J Cependant fi nous foifions quelque re'flexion à l'e'-
Le idées ^^^prcfent de nôtre nature, nous n'aurions pas tant
descho' *^^P^"c^^"^ ^ croire que nous avons toutes les ide'es
fes ne ^^s chofes dés que nous le voulons. L'homme pour
font tas *^^"^ ^^^^ ^'^^ ^^^ chair & que fàng depuis le pèche'.
prélej tes La moindre imprelfion defesfens , & de fes palTions
a, lefh t ^^^P^ la plus forte attention de fon efprit ; & le cours
dés u'on ^^^ ^^^ii^s & du fàng remporte avec foi & le poufïe
2 p- continuellement vers les objets fenfibles. C'eft foa-
tAÏte ^^^ ^ ^'^ ^^^" *^^^^ ^^ roidit contre le torrent qui î'en-
trainci & c'eft rarement qu'il s'avifè d'y reiifter:. car
il y a trop de douceur à le fuivre , & trop de fatigue à
s'y oppoièr. L'efprit donc fè rebutte «3c s'abbat auffi-
tôt qu'il a fait quelque effort pour fc prendre & pour
s'arrêter à quelque vc'rite' : il eft abfolument fiiux dans
l'ctatoii nous fommes , que les idées des chofès foient
prefèn^ à nôtre efprit toutes les fois que nous les
YOU"
DE LA VERITE'. Livre HL , 571
Voulons conîïciérer. Aiiifî nous ne devons point ju- Cha?.
ger que les chofes ne font point, de cela feui que nous I X.
n'en avons aucunes idée?.
Mais quand nous fùppolèrions l'homme maître ///^
âbfbîu de fon efprit & ck iès ide'es , il feroir encore fu- Xout ef-
jcc à l'erreur par fa nature. Car refprit de l'homme eft w/ /^^/
limité, & tout efprit limite' eft par fa nature fu jet à eftfujctX
l'erreur, Laraifon en eft, que les moindres chofes l'erreur,
ont entr'elles une infinité de rapports, & qu'il faut un
e(prit infini pour les comprendre. Ainfi un efprit li-
mité ne pouvant embralîer ni comprendre tous ces
rapports quelque effort qu'il fafle, il elt porté à croire •
que ceux qu'il n'apperçoit pas n'exiftent point, pruici-
palement lorfqu'il ne fait pas d'attention à la foiblef-
(e & à la limitation de (on efprit, ce qui lui eft fort or-
dinaire» Ainfi la limitation de l'efprit toute feu-
le emporte avec foi la capacité de tomber dans l'er-
reur.
Toutefois fi les hommes , dans l'état même où iFs
fbntdefbiblefîe&de corruption, fàifbient toujours
bon ufàgc de leur liberté , ils ne fè tromperoient ja-
mais. Et c'eft pour cela que tout homme qui tombe
dans l'erreur eft blâmé avec juîHce, & mérite même
d'être puni : car il fufïlt pour ne fè point tromper de
ne juger que de ce qu'on voit, & de ne faire jamais des
jugemcns entiers , que des chofes que l'on eft aHuré
d'avoir examinées dans toutes leurs parties, ce que les
hommes peuvent faire. Mais ils aiment mieux s'afTu-
jettir à l'erreur que de s'afTujcttir à la règle de vérité:
ilsveulentdécider fans peine & fans examen. Ainfi il
ne faut pas s'étonner , s'ils tombent dans un nombre
infini d'erreurs , & s'ils font fouvent (ks jugemens af^
fez incertains.
Les hommes par exemple n*ont point d'autres -^^
idées defubftance , que celles de l'efprit & ducorpsi On ne
c'eft-à dire d'une lubftancc qui penfè & d'une fub^ doit pas
ftance étendue. Et de là ils prétendent avoir droit de pg^^'
conclure, que tout ce qui exifte eft corps ou elprir. Ce 5''^''^ '^ jy
n'efi pas que je prétende- afiurer qu'il y air quelque (^'it rien
Q^ S fub-
571 DE LA RECHERCHE
Chap. fubftancequinefbitnicorpsnierprit : car on ne doit
IX. P^s alTurcr que des choies exiftcnt , lors qu'on n'en a .
de créé point de connoifTance j puifqu'il fcmble que Dieu qui
que des "^ "<^5 cache point (es ouvrages, nous en auroit dori-
corpsou n^ quelque ide'e. Cependant, je croi qu'on ne doit
deseC- ^^^" déterminer touchant le nombre des genres d'c-
prits-, ni ^^^^ ^"^ Dieu a créez , par les idées que l'on en aj puif-
que Dieu 9"'^^ ^ V^^^ abfolument faire que Dieu ait des raifons
foitefhrit ^^ "°^^ ^^^ cacher que nous ne fçachions pas , quand
comme ^^ "^ feroit qu'à caufe que ces êtres n'ayant aucun rap-
nous con- P^^^ ^ "^^^ ' ^^ "<^"s feroit aflez inutile de les connoî-
cevons ^^^ ' ^^ "^ême qu'il ne nous a pas donné des yeux al^
les ef- ^^^ ^°"^ P°"^ conter les dents d'un ciron , parce qu'il
PY-ifj, cft affez inutile pour la confèrvation de nôtre corps>
que nous ayons la vûë fi perçante.
Mais quoi que l'on ne penfe pas devoir juger avec
précipitation , que tous les êtres foient écrits ou
corps j on croit cependant qu'il cft tout à fait contre
laraifon, que des Philofophes pour expliquer les ef-
fets naturels fc fervent d'autres idées , que celles qui
dépendent delapenfée & de l'étendue , puifqu'en ef-
ièt ce font les feules que nous ayons qui foient diftin-
ûes ou particulières.
Il n 'y a rien de d dérailbnnable , que de s'imaginer
uneinfînitéd erres fur de fîmples idées de Logique;
de leur attribuer une infinité de proprietez,- & de
■vouloir ainfî expliquer des chofes qu'on n'entend
point , par des choies que non feulement on ne con-
fit pas , mais qu'il n'eit pas même polCble de conce-
"Voir. C 'efi: faire de même que des aveugles qui vou-
lant parler cntr'eux des couleurs & en fbûtcnir des
. Thelès, fe fèrviroient pour cela des définitions que les
' Philofbphes leur donnent defquelles ils tireroient
jiuûeurs conclurions. Car comme ces aveugles ne
pourroient faire que des raifbnnemens pîaifans & ri-
dicules fur les couleurs , parce qu'ils n'en auroienc
fas des idées diftinâ:esv& qu'ils en voudroient rai-
jnner fur iesidées générales & de Logique : ainfi les.
P^^J|bphcs ne peuvent pas feire des raifonncmens.
Ï51E LA VERITE'. Livre III. 375
folides lur les eiïèt s de la nature , Ior(qu'iIs ne fè fer- CrtAT ,
vent pour cela que des idées ge'nérales & de Logique, I X .
d'a6le> de puifîànce, d'être , de caufe , de principe , de
forme, de qualité , & d'autres (cmblables. Il efl: ab-
fblument neceflaire qu'ils ne s'appuyent que fur les
idées diftindles ou particulières delà penfee& de l'e'-
teaduë, & de celles qu'elles renferment, comme la
figure, le mouvement, &c. Car on ne doit point
attendre de connoitre la nature que par la confîdera-
tion des idées diftin6tes qu'on en a j & il vaut mieux
ne point méditer des chimères .
On ne doit pas toutesfbis alTurer qu'il n'y ait que
des efprits & des corps , des êtres qui penlènt & à^s
êtres étendus, parce qu'on s'y peut tromper. Car
quoi qu'ils fuiïîfent pour expliquer la nature , & par
conféquent que l'on puilïè conclure làns crainte de fè
tromper , que les cnofes naturelles dont nous avons
quelque connoilîanee j dépendent de l'étendue & de
la penfee,- cependant il fè peutabfblument faire qu'il y
en ait quelques autres dont nous n'ayons aucune idée,
& dont nous ne voyons aucuns effets.
Les hommes font donc un jugement précipité,quand
ils jugent comme un prirKipe indubitable, que toute
lubftance cft corps ou efprit. Mais ils en tirent encore
une conclufion précipitée , lorfqu'ils concluent par la
ièule lumière de la raifbn que Dieu eft un efprit. Il efl:
vrai que puifque nous fbmmes créez à ion image & à
ià relîèmblance,& que l'Ecriture Sainte nous apprend
en plufîeurs endroits que Dieu eft un efprit nous le
devons croire, ÔcTappelIer ainfi: mais la rai (on toute
Ièule ne nous le peut apprendre. Elle nous dit feule-
ment que Dieu eft un être infiniment parEit , & qu'il
doit être plutôt efprit que corps, puifque nôtre ame-
cft plus parfaite que nôtre corps: mais elle ne nous
alTure pas , qu'il n'y ait point encore des êtres plus
parfaits que nos efprits 3 & plus au defTus de nos
efprits , que nos efprits ne font aa deiTus de nos
corps.
Oifuppoféqu'ilyeût de ces êtres, corams il p3>
' ÇU soit:
374 ^ DE LA RECHERCHE
roît même indubitable par la raifon que Dieu en a pu
créer, il eft clair qu'ils reflembleroient plus à Dieu
que nous» Aiiifi la même raifon nous apprend que
Dieu auroit plutôt leurs perfedions que les nôtres,
qui ne feroient que des imperfeâ:ions à leur e'gard. Il
ne faut donc pas s'imaginer avec pre'cipitation , que le
mot d'efprit dont nous nous (èrvons pour exprimer
ce qu'eft Dieu & ce que nous Ibmmes , foit un terme
univoque, & qui (ignifie les mêmes choies ou des
chofesfort {emblables. Dieu eft plus au defius des
cfprits créez , que ces efprits ne font au defRis des
corps j & on ne doit pas tant appeller Dieu un e(pric
pour montrer pofîtivement ce qu'il eft , que pour (î-
gnifier qu'il n'efl: pas matériel. C'eft un être infini-
ment parfait, on n'en peut pas douter. Mais comme
il ne faut pas s'imagmer avec les Anthropomorphi-
tes, qu'il doive avoir la figure humaine, à caulè qu'el-
le paroît la plus parfaite, quand mêmes nouslefup-
polèrions corporel , il ne faut pas au/Ti penfer que i'ef-
prit de Dieu ait des penle'cs humaines :& que Ton es-
prit foit (èmblable au nôtre , à cau(è que nous ne con ^
noifibns rien de plus parfait que nôtre efprit. Il fauc
plutôt croire que comme il renferme dans lui-même
les perfedions de lamatie're (ans être matériel , puii^
qu'il eft certain que la matière a rapport à quelque
pcrfetlion qui eft en Dieu ; il comprend auffi les per-
fedions des cfprits créez (ans être efprit de la maniè-
re que nous concevons les efprits : que fon nom véri-
table eft , Celuy qui est ; c'eft-à- dire l'être (ans re-
flxidion^tout êtiCj l'être infini & univerfcl.
^^ CHA-.
DE LA VERITF. Livre m. 575
CHAPITRE X» CHAP'
X.
Exemples de quelques erreurs dePhyftque , dans lefqueU
les on tombe , farce qu*onfuppofe que des chofes qm
différent dans leur nature ; leurs qualité^ 5 leur éten-
due 5 leur durée , €7^ leur proportion ffontfemblables,
en toutes ces chofes .
NOiis avons vu dans le Chapitre précèdent que
les hommes font un jugement pre'cipite',quand
ils jugent que tous les êtres ne font que de deux rortes>
efpiits ou corps. Nous montrerons dans ceux qui fui*
vent , qu'ils ne font pas feulement des jugeméns pré-
cipitez ^ mais qu'ils en font de très-faux , & qui font
Jes principes d'un nombre infini d'erreurs, lorfqu'ik
jugent que les êtres ne font pas difFe<rens dans leurs
rapports ni dans leurs manières , àcaufè qu'ils n'ont
point d'idée de cts différences.
Il efl confiant que l'efprit de l'homme ne cherche
que les rapports des chofes ; premièrement ceux que
les objets qu'ilconfîdére peuvent avoir avec lui,& en-
fuite ceux qu'ils ont les uns avec les autres. Car l'ef-
prit de l'homme ne cherche que fon bien , & la vérité»
Pour trouver fbn bien , il confidere avec foin par la rai-
fon, & par le goût ou le fentiment,fî les objets ont un
rapport de convenance avec lui .Pour trouver la vérité,
il confidere fi les objets ont rapport d'égalité , ou de
reffemblanceles uns avec les autres, ou qu'elle eft pré -^
cifèment la grandeur qui eft égale à leur inégalité.Car
de m.éme que le bien n'eft le bien deTefprit, que parce
qu'il lui eft convenable: ainli la vérité n'eft vérité, que
par le rapport dVgalité , ou de reffemblance qui fc
trouve entre deux ou plufleurs chofes : fbit entre deux
ouplufîeurs objets, comme entre une aune, &dela
toile; car il eft vrai que cette toile a une aune, parce
qu'il y a égahté enrie l'aune & la toile: foit entre deux
ou i-luiieurs idécs^comme entre les deux idées detrois
&
37^ DE LA RECHERCHE .
Chap» ^ fJfois & celle de ûx ; car il eft vrai que trois & trois
X, font ûx , à caufè qu'il y a e'galité entre les deux idées
de trois & trois & celle de hx: (bit enfin entre les ide'es
& les chofès , quand les ide'es reprelèntent ce que les
choies font j car lorlque je dis qu'il y a un Soleil , ma
propolîtioiî eft vraye -y parce que les ide'es que j'ai
«'exiftence & de Soleil , reprelèntent que leSoleil exi-
f te véritablement* Toute raâ:ion& toute l'attention
de l'efprit aux objets n'eft donc quepour tâcher d'en
découvrir les rapports, puifqu'on ne s'applique aux
chofès que pour en reconnoître la vérité ou la bon-
té'.
Mais , comme nous avons déjà dit dans le Chapitre
précèdent , l'attention fatigue beaucoup l'efprit. Il iè
îafle bien-tôt de refifter àTimpreflion des fèns qui le
détourne de fon objet , & qui l'emporte vers d'autres,
que l'amour qu'il a pour fon corps lui rend agréables.
Il eft extrêmement borné , & ainfi les difFerencesqui
font entre les fojets qu'il examine, étant infinies ou
prefque infinies , il n'eft pas capable de les diftinguer,-
L'elprit fuppofe donc des refiemblances imaginaires,
où il ne remarque pas de différences pofitives & rceL
lesî les idées de reflemblancelui étant plus préfentes,
plus familières , & plus fimples que les autres . Car il
eft vifible que lareflcmblance ne renferme qu'un rap-
port, & qu'il ncfcut qu'unefèule idée pour juger que
mille chofes font fèmblables : au lieu que pour juger,
fans crainte de fè tromper, que mille objets font dif-
£erens entr'eux, il eft abfolumentneceflaire d'avoir
préfentes à l'efprit miileidées différentes.
Les hommes s'imaginent donc que les chofès de
différente nature font de même nature , & que toutes
les choies de même efjsécc ne difFérent prefque point
les unes des autres. Ils jugent que les chofès inégales,
font égalesi que celles qui font inconftantes font con-
fiantes ; & que celles qui font fms ordre & fans pro-
portion, font tres-ordonnées,& trcs-proportionnées..
En un mot ils croyent fouvent que des chofès diffé»
Kûtes en nature j en cpalitc , en étendue? en durée &
^^ en
DE LA VERITE'. LivRs m. 377
en proportion , font (cmblables en toutes ces choies. Cha?.^
Mais cela mérite d'être explique plus au long par X,
quelques exemples jparce que c'eft la cauiè d'un nona-
bie infini d'erreurs».
L'efprit & le corps , la fubftance qui penfe , & celle
qui eft étendue , font deux genres d'être tout- à- fait
difFe'rens , & entie'rement oppolèz : ce qui convient à
l'un ne peut convenir à l'autre. Cependant la plupart
des hommes faifantpeu d'attention à l'ide'e qu'ils ont
de la penfe'e, & étant continuellement touchez par les
corps, ont regardé l'ame & le corps comme une feule
& même cholè : ils ont imaginé de la reflemblance en-
tre deux chofès û différentes. Ils ont voulu que l'ame
fut materiellejc'eft- à-dire étendue dans tout le corps>
& figurée comme le corps. Ils ont attribué à l'efprit
ce qui ne peut convenir qu'au corps . •
De plus les hommes fen tant du plai fî r , de la dou-
leur , des odeurs , des faveurs , &c ,• & leur corps leur
étantplus préfènt que leur ame même: c'eft-à-dire
s'imaginantfacilemcntleur corps, & ne pouvant ima-
giner leur ame : ils lui ont attribué les facuitez de fcn-
tir, d'imaginer., & quelquefois mêmes celle de conce-
voir , qui ne peuvent appartenir qu'à l'ame. Mais les
exemples fuivans feront plus (enfibks.
Il eft certain que tous les corps naturels , ceux-là
même quel'on appelle de mêmeelpéce , difFerent les
uns des autres ; que de l'or n'eftpas tout-à-faitfèm-
blable à de l'or ,& qu'une goûte d'eau eft différente
d'une autre goûte d'eau. 11 en eft de tous les corps
de même cfpece comme des vifàges . Tous les vifages
©nt deux yeux , un nez , une bouche , ce (ont tous des-
vifàges , & des vifàges d'hommes j & cependant oa
peut dire qu'il n'y en eut jamais deux tout à-feit
Semblables, De même un morceau d'or a des parties
fort lèmb labiés à un autre morceau d'or , & une gouv
te d'eau a alliirément beaucoup de rcllèmblance avec
une autre goûte d'eau : néanmoins on peut affurer que
l'on n'en peut pas donner deux goûtes, fuffent elles
priiès de la même uvicie , qui fe rciicmbient entière-
ment;
57» DE LA RECHEPveHE
Cha?. meut. Toutefois les Philofophes Tuppoient fans re'-
X. flexion des reilèmblances efîentielles entre les corps
de même efpece , ou des relTemblances qui confiftent
dans l'iydivifible; car ks elTences des choies confîftent
dans un indivifible {èlon leur faufle opinion.
La raiibii pour laquelle ils tombent dans une erreur
fi groflîere , c'eft qu'ils ne veulent pas confide'reravec
quelque foin les choies, fiir lefquelies cependant ils
compofent de gros volumes. Car de même qu'on ne
met pas une parfaite refiemblance entre les vifages,
parce que l'on a foin de les regarder de près , d>t que
l'habitude qu'on a prifèdeles diftinguer fait que l'on
en remarque les plus petites différences : ain fi , fi les
Philofophes confideroient la nature avec quelque atr
tcntion , ils reconnoîtroient affez de caufès de diverfi-
. tez dans les chofès même qui nous caufènt les mêmes
fènfàtions , & que nous appelions pour cela de même
efpece ; & ils n'y fuppoferoient pas fi facilement q:qs
reilèmblances effentielles. Des aveugles auroienc
tort, s'ils fuppofbient une refiemblance efîèntielle en-
tre les vifages qui confiflât dans ['indivifible à caufc
qu'ils n'en apperçoivent pas fènfiblement les diffé-
rences : les Philofophes ne doivent donc pas fiippofcr
de telles refiemblances dans les corps de même efpe-
ce , à caufè qu'ils n'y remarquent point de dilFe'ren-
ccs, par les fènfàtions qu'ils en ont.
L'inclination que nous avonsàfùppofêr de la ref-
fèmblancc dans les chofès , nous porte encore à croire
qu'il y a un nombre de'termine' de différences & de
iormes j & que ces formes ne font point capables de
plus & de moins» Nous penfbns que tous les corps
différent les uns des autres comme par degrez : que
ces degrez même gardent certaines proportions en-
tr'eux : En un mot nous jugeons des chofès matériel-
les comme des nombres.
Il efl clair que cela vient de ce que l'efprit fc perd
dans les rapports des chofès incommcnfurables, com-
me font les diffe'rences infinies , qui fe trouvent danr.
ks corp&iîacurels , Si <ju'il fè ibulag.e quand il imagi'
m
DE LA VERITE'. Livri IîÏ. 579
ne cj^elque reflTemblance , ou quelque proportion en- Chap.
tr'ellesi parce qu'alors il fè repréfeiue plusieurs chofes X,
avec une cres-grande facilite'. Car comme j'ai déjà dit,
il ne faut qu'une ide'e pour juger que plufieurs chofes
fe rellcmblen t, & il en faut plu^eurs pour juger qu'el-
les diiïerententr 'elles. Par exemple, fi l'on fçait le
nombre des Anges ; & que pour chaque Ange il y ait
dix Archanges ; & que pour chaque Archange il y ait
dixThrônes ; & ainfi de fuite en gardant la même
proportion d'un à dix jufqu'au dernier ordre des In-
teUigences; l'elprit peut fçavoir quand il voudra le
nombre de ces efprits bien-heureux , & mêmes en ju«»
ger à peu prc'stout d'une vue en y faifànc une forte
attention, ce qui lui plaît infiniment» Etc'eftcequi
peut avoir porté quelques perfbnnes à juger ainfi du
nombre des efprits celeftes : comme il efl arrivé à
quelques Philofbphes , qui ont mis une proportion
décuple de pefàntenrÂ: de légèreté entre les élemens,
fuppofànt le feu dix fois plus léger que l'air, & ainfi
des autres.
Quand l'efprit fè trouve obligé d'admettre des dif-
férences entre les corps par les différentes fenfations
qu'il en a, & encore par quelques autres raifbns parti-
culières , il n'en met toujours que le moins qu'il peut.
C'efl par cette raifbn qu'il fè perfuade facilement que
les eflences des chofes confiflent dans l'indivifible , &
qu'elles font fèmblables aux nombres» comme nous
venons de dire : parce qu'alors il ne lui faut qu'uJe '^
idée pour fè repréfènter tous les corps qu'ils appel-
lent de même efpece. Si on met par exemple un ver-
re d'eau dans un muid devin , les Philofophes veulent
quel'eirence du vin demeure toujours la même, & que
l'eau fbit convertie en vin. Que de mêm.e qu'entre
trois & quatre il ne peut y avoir de nombre , puifquc
Ja véritable unité eftindivifiblej qu'ainfi il eftnécet-
iaire quel'eau foit convertie enlanature ôc en l'efîcn-
ce du vin , ou que le vin perde fà nature. Que de mê-
me que tous les nombres de quatre font tout-à-fàit
ièmbiâbks ; qu'ainfi refTçncc de l'eau efl tout-à-iàit
58o DE LA RECHERCHE
Chap. fèmblable dans toutes les eaux. Que comme le tipm-
X. bre de trois diffère eflcntiellement du nombre de
deux , & qu'il ne peut avoir les mêmes proprietez que
Jui : qu'ainfi deux corps de différente efpece différent
efîemiellement , & d'une telle manière qu'ils n'ont
jamais les mêmes proprietez qui viennent de re{rence>
& d'autres fèmblables. Cependant fi les hommes
conlîderoient les ve'ritables idées des chofès avec quel*
que attention, ils découvriroient bien-tôt que tous les
corps étant étendus, leur nature ouleureflcncen'a
riendefèmblable aux nombres , & qu'elle ne peut
conlifter dans l'indivifible.
Les hommes ne fiippofent pas feulement de l'iden-
tité, de la reflemblance, ou de la proportion dans la
nature dans le nombre ôc dans les différences clTen-
tieJles des fùbftances , ils en fuppofent dans tout ce
qu'ils apperçoivent. Prefque tous les hommes jugent
que toutes les étoiles fixes font attachées au Ciel com-
me à une voûte dans une éeale dillance de la terre,
Les Aftronomes ont prétendu pendant long-tems,
que les Planettes tournoient par des cercles parfaits^
& ils en ont inventé un très- grand nombre , comme
les concentriques , les excentriques , les cpicycles , les
déferens , &les équans pour expliquer les Phénomè-
nes qui contrcdiiènt leur préjugé.
Il eft vrai que dans ces derniers lîécles les plus ha-
biles ont corrigé l'erreur des Anciens, & qu'ils croient
que les Planètes décrivent des ellipies par leur mouvc
ment. Mais , s'ils prétendent que les ellipies foient
régulières , comme on eft porré à le croire , à caufè
que l'efprit fiippofe la régularité, où il ne voit pas d'ir^
régularité ; ils tombent dans une erreur , d'autant
plus difficile à corriger , que les oblervations que l'on
peut faire fur le cours des Planètes , ne peuvent pas
ctrcaflezexades, ni afîèzjuftes pour montrer l'irré-
gularité de leurs mouvemens. Il n'y a que la Phyfîquc
qui puifle corriger cette erreur j car elle eft infiniment
moins remarquable , que celle quiic rencontre dans
icr,«ême des cercles parfaits.
Mais
DE LA VERITE'. Livre IIL î«r
Mais il eft arrivé une chofc afTez particulière tou- Chap.
chant la diftancc & le mouvement des Planètes. Car X«.
les Aftronoraesn'y ayant pu trouver de proportion
Arithmétique ou Géométrique , cela répugnant ma-
nifeftement aux obfèrvations , quelques-uns (è font
imaginez qu'elles gardoient donc une forte de pro-
portion,qu'on appelle harmonique, dans leurs diftan-
ces & dans leurs mouvemcns. De là vient qu'un
Aftronomecece fiécle dans fbn c^lmagefte nouveau Sâccîoli
commence la Seélion qui a pour titre de Syjlemate \J^ n
mundi harmomco , ^2it cçs^ziolts. IlnyAfomtd',^- ^^^H
^ronome t pour peu -verfé qu'il joit dans ce qui regarde t^^f^^'
i' zyijhoncmie , qui ne reconnoijje une ejfece a harmonie ^!^ ^ n
dans le mounement & les intervalles des Planètes , s'il ^" .' T *
confidére attentivement l'ordre qui fe trouve dans les "^ / , *
deux. Cen'edpas que cet Auteur fôit de ce fènti- î'"^^ ^*
ment : car les obfèrvations qu'on a faites lui ont affez 7^^ *"""
fiitconnoître l'extravagance de cette harmonie ima- ^'^^^^
ginaire , qui a été cependant l'admiration de plufieurs ^^'^ ^^^
Auteurs anciens & nouveaux dont le Père Ricciolirap- ^ ^^*
porte, & réfute les fentimens. On attribue même à "^".^Ç'
Pythagore & à fès fèâateurs , d'avoir crû que les ^J^^ .
Cieux faifoient par leurs mouvemens réglez un mer- "f'"^"
veilleux concert , que les hommes n'entendent point ^^^^
parce qu'ils y font accoutumez ; de même , difoit-il, ?.^^^'
que ceux qui habitent auprès des chûtes des eaux du ^^^ ^^'
Nil, n'en entendent pas le bruit. Mais je n'apporte f^^w<?f4-
cette opinion particulière de la proportion harnioni- ^^^*^'
que des diftances & des mouvemens des Planètes, ^^p^^l'
que pour faire voir que l'efp rit (e plaît dans les pro- ^^^' ^
portions, & que fouvent il les imagine où elles ne font ^o^'^«^»
pas»
L'efprit fùppofè auiTi l'uniformité dans la durée
deschofès, & il s'imagine qu'elles ne font point fu-
jettes au changement & à l'inftabilité , quand il n'eft
point comme forcé par les rapports des lèns d'eu ju-
ger autrement.
Toutes les chofos matérielles étant étendues font
capables de divifioo ,& par canféquent de corruptioa:
Quand
38-1 DE LA RECHERCHE
Chap. Quand on fait un peu de re'fléxion fur la nature des
X, corps j on reconnoit vifiblement qu'ils font corrupti-
bles. Cependant il y a eu un très-grand nombre de
Philofbphcs , <^ui fè font perluadez que les Cienx
quoique mate'riels e'toient incorruptibles.
Les Cieux font trop e'ioignez de nous pour y pou-
voir découvrir les changemens qui y arrivent j & il eft
rare qu'il s'y en fafîe d'afïèz grands pour être veus
d'ici-bas. Celaafuffi à une infinité' de perfonnes, pour
croire qu'ils e'toient en effet incorruptibles. Ce qui
les a encore confirmez dans leur opinion , c'eft qu'ils
attribuent à la contrariété' des qualitez , la corruption
qui arrive aux corps fublunaires. Car comme ils n'ont
jamais été' dans les Cieux pour voir ce qui s'y pafle,
ils n'ont point eu d'expe'rience que cette contrariété
de qualitez s 'y rencontrât : ce qui les a portez à croire
qu'efFedivement elle ne s'y rencontre point. Ainfi ils
ont conclu que les Cieux étoient exemts de corrup-
tion , par cette raifon , que ce qui corrompt , félon
Jeurfèntiment, tous les corps d'ici-bas , ne fe trouve
point là haut.
Il eft viiîblequecè raifonncmentn*aaU!iunefoIidi-
ré: car on ne Voit point, pourquoi il ne (e peut pas
Trouver quelqu'aucre caufè de corruption ,que cette
contrariété de qualitez qu'ils imaginent; ni fur quel
fondement iîspeuvent afiiirer, qu'iln'yani chaleur>
ni froideur, ni fccherelîè, ni humidité dans les Cieux i
que le Soleil n'ell pas chaud, 3c que Saturne n' eft pas
iroid.
Il y a quelque apparence de raifon de dire que des
pierres fort dures , du verre , & d'autres corps de cet-
te nature ne fè corrompent pas , puifqu'on voit qu'ils
fubfiftent long-tems en même état , & que Ton en eft
alTez proche pour voir les changemens qui leur arri-
veroient. Mais étant auffi éloignez des Cieux que
nous en fommes , il eft tout-à-fâit contre la raifon de
conclure qu'ils ne fè corrompent pas , à caufè que l'on
n'y fentpas de quahtez contraires , & qu'on ne voit
pasq\*ils fe corrompent. Cependant on ne dit pas
feulc^
DE LA VERITE; Livre HL 385
feulement qu'ils ne iè corrompent pas > on ditabIbJu- ChaP.
ment qu'ils ibnt inaltérables & incorruptibles , & peu X»
s'en faut que les Peripateticiens ne difènt que les corps
celcftes (ont autant de divinitez , comme Ariftotc
leur maître l'a crii.
La beauté de l'Univers ne confifte pas dans l'incor-
ruptibilité de fès parties, mais dans la variété qui s'y
trouve ; & ce grand ouvrage du monde ne feroit pas
fî admirable fans cette viciflitude de choies que l'on y
remarque. Une matière infiniment étendue , fans
mouvement , & par conféquent fans forme & fans
corruption, feroit bien connoître la puilTance infinie
de Ton Auteur, mais elle ne donneroit aucune idéQ de
feragefiè. C'eft pour cela , que toutes les chofès cor-
porelles font corruptibles , & qu'il n'y a point de
corps, auquel il n'arrive quelque changement, qui
l'âltére & le corrompe avec le tems. Dieu forme dans
le fèin mêmes des pierres & du verre , des animaux
plus parfaits & plus admirables que tous les ouvrages
des hommes. Ces corps, quoique fort durs & fort Journal
fècs,ne laiflent pas de le corrompre avec le tems : L'air des Sça-
& le Soleil aufquels ils font expoCez changent quel- vans, du
^ues-unes de leurs parties, & il fetrouve des vers ^.^yiout
qui s'en nourrillent , comme l'expérience le fait 166S.
voir.
Il n'y a point d'autre diirérence entre ces corps fort
durs & fort {ècs & les autres , fi ce n'eft qu'ils font
compofez de parties fort guofi'es & fort (blides, & par
conféquent moins capables d'être agitées , & feparées
les unes des autres par le mouvement de celles qui
viennent de heurter contr'elles ; ce qui fait qu'on les
regarde comme incorruptibles : Néanmoins ils ne
font point tels de leur nature , comme le. tems , 4'ex-
périence , & la raifb-i le font afièz connoître.
Mais pour les Cieux , ils font compofcz de la ma-
tière la plus fluide & la plu s fiibnle, & principalement
le Soleil :& tant s'en fauù qu'il ioii fans chai ur &c in-
corruptible , comme dilènt les feclateurs d'Ariftote,
qu'au contrAii'c c'efl: de tous les corps &c le plus chaud,
&
3^4 DE LA RECHEReHE
ThAP. & le plus fa jet au changement. Ceft mêmes lui qui
Y cchaufFe , qui agite , & qui change toutes chofes : car
c'eft lui qui produit par Ton adion , qui n'eft autre
que £a chaleur, ou le mouvement de fès parties , tout
CQ que nous voyons de nouveau dans les changemens
des iàifons. Laraifon démontre ces chofes: maisfî
on peut refîfter à la raifbn,on ne peut redltcr à l'expe'-
rience. Car puifqu'on a de'couvert dans le Soleil , par
le moyen des Telefcopes ou grandes Lunettes, des ta-
ches aulîî grandes que toute la terre , qui s'y font for-
mées , & qui fè font dilfipe'es en peu de tems : on
ne peut pas davantage nier , qu'il ne foit beaucoup
plus fujet au changement que la terre que nous habi-
tons.
Tous les corps font donc dans un mouvement &
dans un changement continuel , & principalement
ceux qui font les plus fluides , comme le feu , l'air &
l'eau j puis les patries des corps vivans » comme la
chair & mêmes les os,& enfin les plus durs : Et l'efprit
ne doit pas fuppofer une efpece d'immutabilité dans
les chofes par cette raifon, qu'il n'y voit point de cor-
ruption, ni de changement ; car ce n'eft: pas une preu-
ve qu'une choie foit toujours iemblable à elle-même,
à caufe qu'on n'y reconnoît point de différence j ni
que des chofes ne foient pas , à caufe que l'on n'en a
point d'idée ou de connoilïancc.
Chap.
XL
CHAPITRE XL
Exemples de quelques erreurs de Morale qui dépendent
du même principe.
CEtte facilité que l'efprit trouve à imaginer , & »
fiippofer des refîemblances , par tout où il ne re-
connoît pas vifiblement de différences , jette aufTi la
plupart des hommes dans des erreurs plus dahge-'
reuiès en matière de Morale, En voici quelques
eicSiples.
Va
DE LA VERITE'. Livre III. 585
Un François (è rencontre avec un Anglois» ou un Chap,
Italien . Cet étranger a fès humeurs particulières : il a XI.
de la délicatefïê d'efprit , ou fi vous voulez , il eft fier
& incommode. Cela portera d'abord ce François à
ju'gerque tous les Anglois, ou tous les Italiens ont
le même caradere d'eipric que celui qu'il a fré-
quente'. Il les loiiera ou les blâmera tous enge'né-
ral j,& s'il en rencontre quelqu'un , il fe préoccu-
pera d'abord qu'il eft lèmblable à celui qu'il a déjà
vu , & il fè lailTera aller à quelque afFedion , ou â
quelque averfîon (ècrete. En un mot il jugera de tous
les particuliers de ces nations par cette belle preuve,
qu'ilenavûunouplufîeurs qui avoient de certaines
qualitez d'efprit: parce que ne {cachant point d'ail-
leurs fi les autres différent , il les fîippofe tous fembla-
bles.
Un Religieux de quelque Ordre tombe dans une
faute : cela Yiiffit afin que la plupart de ceux qui le fça-
vent condamnent indifféremment tous les particu-
liers du même Ordre. Ils portent tous le même habit,
& le même nom, ils fè reliemblent en cela : c'eft afîèz
afin que le commun des hommes s'imagine qu'ils (c
relTemblent en tout. Onfuppofe qu'ils Ibntièmbla-
bles j parce que ne pénétrant pas le fond de leurs
cœurs , on ne peut pas voir pofitivement s'ils dif-
férent.
Les calomniateurs, qui s'étudient aux moyens de
ternir la réputation de leurs ennemis , fè fervent d'or-
dinaire de celui-ci, & l'expérience nous appi;end qu'il
xeiifntprefque toujours. Eu effet il eft très -propor-
tionné à la portée du commun des hommes. Car il
n'eft pas difficile de trouver dans des Communautez
nombreufes , fi Saintes qu'elles (oient , quelques per-
fbnnes peu réglées ou dans de mauvais fèntimens5
puifque dans la compagnie des Apôtres , dont J e-
sus-Christ mêmes étoitlcchef , ils'eft trouvé
un larrouj un traître, un hypocrite , en un mot un ju-
dus.
Les Juifs auroicnt eu fans doute grand tort, s'ils
euf^
iU DE LA RECHERCHE
Chap. eufîent porté des jugemens defavantageux contre la
XI. compagnie la plus Sainte cjui fut jamais, àcaufède
l'avarice & du de'reglement de Judas j & s'ils les euP
fent tous condamnez dans leur cœur, à caufe qu'ils
foufFroientaveceuxceme'chant homme, & quejE-
sus-Chri st mêmes ne le punifToic pas , quoi-
qu'il connût Tes crimes.
Il eft donc manifeftement contre la raifon & contre
la charité de prétendre , qu'une Communauté eft
dans quelque erreur , parce qu'il fe trouve quelques
particuliers qui y (ont tombez , quand mêmeleschefs
la diffimuleroient , ou qu'ils en feroient eux-mêmes
les partiians. Il eft vrai que lorfque tous les particu-
liers veulent fbûtenir l'erreur , ou la faute de leur frê-
le , on doit juger que toute la Communauté eft cou-
pable : mais on peut dire , que cela n'arrive prefque ja-
mais: car il paroit moralement impoffiblc, que tous
les particuliers d'un Ordre fbient dans les mêmes j[èn-
timens.
Les'hommes ne devroient donc jamais conclure de
cette forte du particulier au général : mais ils ne fçau-
roient juger fimplement de ce qu'ils voyent , ils vont
toujours dans l'excez. Un Religieux d'un tel Ordre
eft un grand homme, un homme de bien : ils con"
cluent, que tout l'Ordre elt rempli de grans hom-
mes, & de gens de bien; De même un Religieux d'un
Ordre eft dans de mauvais fèntimens : donc tout cet
Ordre eft corrompu, & dans de mauvais fèntimens.
Mais CCS derniers jugemens font bien plus dangereux
que les premiers j parce qu'on doit toujours bien ju-
ger de fon prochain , & que la malignité de l'homme
fait que les mauvais jugemens, & les dilcours tenus
contre la réputation des autres plaifent beaucoup
plus , & s'impriment plus fortement dans Telprit
que les jugemens & les difcours avantageux qu'on
en fciit.
Quand un homme du monde & qui fuit lès paf^
lîonss'attach" forcement à fbn opinion , & qu'il pré-
tend^Jànslesmouvemensde fa palliou qu'il a raifon
de
DE LA VERITE'. Livre III. j%y
^ la fùivi-e , on juge avec fujet que c'eft un opiniâtre, Chap,
& il le reeonnoît lui-même des que fà pafTion eft pal' X L
fee. De même quand une perfonne de pieté, qui eft
Î)éne'tre' de ce qu'il dit , & qui a reconnu la ve'rité de
a Religion , & la vanité des chofès du monde , veut
fiiriès lumières rcfifter aux déréglemens des autres,
& qu'il les reprend avec quelque zcle , Izs gens du
monde jugent auffi que c'eft un opiniâtre , & ainfi ils
concluent que les dévots font opiniâtres. Ils jugent
même que les gens de bien font beaucoup pIUs opi-
niâtres, que les déréglez & les méchans: parce que
ces derniers ne défendant leurs mauvaifes opinions
que félon \qs différentes agitations du (àng & des par-
lions, ils ne peuvent pas demeurer long-cems dans
leurs (èntimens : ils en reviennent. Au lieu que les
perfonnes de pieté y demeurent fermes ; parce qu'ils
ne s'appuyent que fur des fondemens immobiles, qui
ne dépendent pas d'une chofèaufli inconftante qu'eft
la circulation du (àng.
Voici donc pourquoi le commun des hommes ju-
ge , que les perfonnes de pieté font opiniâtres aulïi
bien que les perfonnes vicieufes. C'eft que les gens
de bien font paifionnez pour la vérité & pour la ver-
tu, comme les méchans le font pour le vice & pour le
menfonge. Les uns & les autres parlent pre{que de la
même manière pour foiitenir leurs (èntimens ils font
fomblables en cela , quoiqu'ils différent dans le fond.
En vo là aflèz , afin que le mondequi ne pénétre pas
la différence des raifons , juge qu'ils font fèmblables
en tout, à caufe qu'ils font (èmblabies en la manière
donc tout le monde eft capable de juger.
Les dévots ne font donc pas opiniâtres, ils font feu-
lement fermes comme ils le doivent être 5 & les vi-
cieux & les libertins font toujours opiniâtres , quand
ils ne demeureroient qu'une heure dans leur fènti-
ment : parce qu'on eft feulement opiniâtre lorfqu'on
défend une fauile opinion , quand même on ne la àé-
fendroit que peu oe tems.
Il en eft de même de ceitains Philofophes , qui ont
R foû-
3S.S DE LA RECHERCHE
Cha? foûtcBU des opinions chimériques , dont ik revicn-
XI * nent. Ils veulent que les autres qui défendent des ve'-
ritez confiantes , & dont ils yoyent la certitude avec
évidence , les quittent comme de fîmples opinions,
ainfî qu'ils ont tait de celles dont ils s'étoieat entêtez
înal à propos. Et parce qu'il n'eft pas facile d'avoir de
la déférence pour eux au préjudice de la vérité, & gue
Tamour qu'on a naturellement pour elle, porte à la
défendre avec ardeur j ils jugent que l'on eftopiaiâ-
fre.
Ces perfonncs avoieut tort de défendre avec ob-
ftination leurs chimères , mais les autres ont raifon de
(oûtenir la vérité avec force & fermeté d'elprit» La
manière des uns & des autres eft la même, mais les
fentimens font différais :& c'cft cette différence de
ientimens , qui fait que les uns font fermes > & que les
autres étoicnt des opiniâtres.
€0N
DE LA VERITE'. Livre IH.
^-9
r-w-^^. >*j«^ >*!;*<• ?^.>< >«^T>^,>*'«<, r-i'^s** ->^%ii<.2(fc^
^p <^ ^jp ^3p <^iP''^iP''^i^'kXr''<^'^'<i^^^^
CONCLUSION
DES
TROIS PREMIEPvS LIVRES,
Es le commencement de cet Ou •
vrage, j'ai diftingné comme deux
pâmes dans l'érre fimple & indivi-
lible de l'ame ; l'une purement paf-
iïve, & l'autre pafïive Se aclive tout
cnfëmble. Lapremie'reeftl'efpric
ou l'entendement: La féconde eft la volonté. J'ai at-
tribue'à l'elprit trois fàcultez, parce qu'il reçoit fès
modifications & (es idées de l'Auteur de la nature en
trois manières. Je l'ai appelle fèn s, loriqu'il reçoit de
Dieu des idées confondues avec des Icnfations , c'eft-
à-dire des idées {èn(îbles,à l'occafioa de certains mou- .
vcmens cjui fe paflènt dans les organes de fès f ens à la
prefènce des objets. Jel'ai appelle imagination & nW-
moire , lorfqu'il reçoit de Dieu des idées confondues
avec des images , lefquelles font une efpece de fcnfa-
lions foibles& languifî'antes , que l'efprit ne xeçoit>
<^ u 'à caufè de quelques traces qui fè produifent>ou qui
fe réveillent dans le cerveau par le cours des efprits.
Enfin je l'ai appelle efprit pur, ou entendement pur,
lorfqu'il reçoit de Dicules idées toutes pures de h vé-
rité lans mélange de fènfàtions & d'images : non par
l'union qu'il a avec le corps, mais par celle qu'il a avec
le Verbe , ou la Sagefîè de Dieu , non parce qu'il
eft dans le monde matériel & fènfible , mais parce
qu'il fubfifte dans le monde immatériel &intelligi-,
bkj non pour connoître des chofès muables propres à
Ri la
^^■O ■ DE LA RECHERCHE ;
h confcrvation delà vie du corps, mais pour pénétrer
des véritez immuables > kfquelles conferventen nous
laviedeTelprit.
J'ai fait voir dans le premier & dans le fécond Livre,
que nos fèns 6c nôtre imagination nous font fort uti-
les pour connoître les rapports j que les corps de de-
hors ont avec le nôtre : que toutes les idées que refprit
reçoit par le corps font toutes pour le corps : qu'il eft
impofTible de découvrir quelque vérité que ce foit
avec évidence , par les idées des fens & de l'imagina^
tion : que ces idées confufès ne fervent qu'à nous at-
tacher à nôtre corps & par nôtre corps à toutes Içs
chofès fenfîbles : & qu'enfin fi nous voulons éviter
l'erreur nous ne devons point nous y fier. Je conclus
de même, qu'il eft moralement impofTible de con-
noître par les idées pures de refprit les rapports qae
les corps ont avec le nôtre : qu'il ne faut point raifon-
ner félon ces idées , pourfçavoir fi une pomme, ou
une pierre font bonnes à manger, qu'il en faut goûter;
& qu'encor€ que l'on puilTe fè fer vir de fbn efprit pour
«lonnoîtreconfufément les rapports des corps étran-
gers avec le nôtre , c'eft toujours le plus sur de fè fer-
vir de fès fens. Jedonneencore un exemple j car ou
ne peut trop imprimer dans Tefprit des chofcs fiefTcn-
tieîles & fi nécelTaires.
- Je veux examiner, par exemple, ce quîm'eft le plus
avantageux d'être jufte, ou d'être riche. Si j'ouvre les
yeux du corps , la juftice me paroit une chimère ; je
n'y voi point d'attraits. Je voi âcs juf^es mifèrables,
abandonnez, perfècutez , fans défenfè& fans confbla-
non 5 Car celui qui les confole & qui les foûticnt ne pa-
loit point à mes yeux . En un raot , je ne voi pas , de
quel nfagê peut- être la julHce & la vertu. Mais fi je
confidére les richelïès les yeux ouverts , j'en vois d'a-
bord l'éclat, Se j'en fuis ébloiii. La pUiflance, la^ran-
deur, les plaifirs & tous les biens iènfibles accompa-
gnent les ri.cheffes ;&jene puis douter qu'il ne ùûIq
être riche p*^ être heureux. De même, fijemelers
de mes oreilles , j'entens gme tous les hommes efti-
jnent
DE LA VERITE'. Livre IÎÎ. 391
ment les richefïès ; cju'on ne parle que des moyens
d'en avoir; que l'on loue & que l'on honore fans cej[l
fè ceux qui les pofledent. Ce fèns & tous les autres
me difènt donc, qu'il faut être riche pour être heu-
reux Que fi je me ferme les yeux & les oreilles , &
que j'interroge mon imagination, elle me reprefente-
rafansceffe ce que mes yeux auront vCi, ce qu'ils au-^
ront lù,& ce que mes oreilles auront entendu à i'avan*-
tage des richelTesrmais elle me repréfèntera encore ces
choies tout d'une autre manie're que mes lens , car
l 'imagination augmente toujours les idées des chofcs
qui ont rapport au corps & que l'on aime. Si je la laif-
lé donc faire , elle me conduira bien-tôt dans un palais
enchanté, femblable à ceux dont les Poètes & les fai-
ièurs de Romans font des delcriptions Ci magnifiques:
& là je verrai des beautez qu'il elt inutile que je décri-
ve , lefquelles me convaincront que le Dieu des ri-
cheffes qui l'habite eft le {èul capable de me rendre
heureux. Voilà ce que mon corps eft capable de me
perfuader, car il ne parle que pour lui, il efl nécelTaire
pour Ion bien, que l'imagination s'abbatte devant la
grandeur & l'éclat des richefles.
Maisfijeconfidérequc le corps cfl: infiniment au
delîousde l'efprit ; qu'il ne peut eu être le maître î
qu'ilnepeutPinftruire de la rérité, ni produire eti
lui la lumiércj & que dans cette veuë je rentre en moi*
même , & que je me demande : ou plutôt { puifque je
ne fuis pas à moi même , ni mon maître , ni ma lu-
mière ) fi je m'approche de Dieu, & que dans le filen*i
ce de mes fèns & de mes pafiions, je lui demande, fi je
dois préférer les richelTes à la vertu, ou là vertu aur
richelîes: j'entendrai une réponte claire & didinde
de ce que je dois faire: réponfè éternelle qui a tou-
jours été dite, qui fe dit & qui lè dira toujours : répon-
fè qu'il n'eft pas néceflaire que j'explique parce que
tout le monde la fçait, ceux qui liient ceci , & ceux
qui ne le lifent pas ; qui n'eft ni Grecque ni Latine , ni
Prançoife , ni Allemande , & que toutes les nations
conçoivent : réponfe enfin qui confole les juftes dans
R 5 leur
DELA
RECHERCHE
DELA
VERITE-
LIVRE QUATRIEME.
D E S l N C L l N AT I O H S
en des mouvemêns naturels ds Pefprit,
C H A P I T R E P R E M I E R.
I» Les Bf^rits doivent avoir des inclinations t comme les
corps ont des mouvemens-^ IL Dieu ne donne aux ef-
frits du mouvement que pour lui. IIL Les efprits ne
je portent aux biens furticuliers que par le mouvement
qu'ils ont pour ie bien en général. IV. Origine des
principales inclinations naturelles qui feront la divi-
(ion de ce quatrième Liy te ^_ ' ,
L ne feroit pas nécefïàire de traiter
des inclinations naturelles comme
nous allons ^re dans ce quatrième
Livre, ni des paiïïons comme nous
ferons.dans le fuivant) pour décou-
vrir les cauiès des erreurs des hom-
mes , fi l'entendement ne de'pen-
doitpo int ds k volonté tos Jiiperceptioii des objets:
mais
DELA VERITE'-. Livre IV. ~ 395
mais parce qu'il reçoit d'elle {à diredion , que c'eft Chap^
elle qui le détermine Se qui l'applique à quelques ob- L
jets plutôt qu'à d'autres ; il eft abfblumcnt nécelTairc
de bien, comprendre fès inclinations » afin de péné-
trer les caufès dQS erreurs auxquelles nous fbmmes
fùjets. .
Si Dieu en créant ce monde eiit produit ufiematie're j ' ,
infînimentétenduë fans lui imprimer aucun mouve- ^^.A*.
men^, tous ks corps n'auroient point e'te' dijférens ^^' ^ *
les uns des autres. Tout ce monde vifible ne (eroit '^^" f'
encore à pre'fènt qu'une malTe de matière ou d'ercn- ^^^^^^^^
due, qui pourroirbienfèrvir à faire connoître la gran- ^"^ "^^'
deur & la puilTance de fbn Auteur; mais iln'yauroir /^^^
pas cette fucceflïon de formes & cette variété de corps, ^°^^^^^
qui fait toute la beauté de l'univers, & qui porte tous ^'?^'^^
les efpHts a admirer la fascfle infinie de celui qui le °^^^^-^
gouverne. . ' ''''''^''
Or il me (èmble que les inclinations des efprits font ^^'^^'
au mondefpirituel , ce que le mouvement eftaumon-
de matériel ; & que fi tous les efpritsétoient (ans in-
clinations, ous'ilsnevouîoicncjamaisrien , il ne fc
trouveroit pas dans Tordre des chofès fpirituelles cet-
te variété, qui ne fait pas feulement admirer la pro-
fondeur de la fàgeffe de Dieu , comme fait la diverfité '
qui fè rencontre dans des chofès matérielles : mais-
auffi là miféricorde , fà juftice , fà bonté , & générale-
ment tous fes autres attributs. La différence des in-
clinations fait donc dans les efprits un effet afièz fèm^
blableàceluiquela différence des mouvemens pro-?
duitdans le corps •,& les mclinations des efprits, ic les'
Hiouvemens des corps fontenfèmble toute la beauté
des êtres créés. Ainfi tous les efprits doivent avoiu
quelques inclinations, de même que les corps ont
diff^ércas mouvemens. Mais tachons. de découvrir
quelles inclinations ils doiventavoir.
Si nôtre nature n'étoit point corrompue il ne fèroit
pas nécelTaire de chercher par la raifbii, ainfi que nous
allons faire, qu'elles doivent être les inclinations na-
turelle-) des efprits créés : nous n'aurions pour cela.
DELA
RECHERCHE
DELA
V E RI TÉ-
LIVRE QUATRIEME.
V E S INCLINATIONS
on des mouvement naturels ds l'ejprit,
CHAPITRE PREMIER.
1^ Les El frit s doivent avoir des inclinations , comme les
corps ont des mouvemens^ IL Dieu ne donne aux ef-
prits du mouvement que pour lui. IIL Les efprits né
je portent aux hiens particuliers que par le mouvement
qu'ils ont pour le bien en général. IV. Origine des
principales inclinations naturelles qui feront la divi'
(ion de ce quatrième Livre'-. ' . -
L ne feroit pas néce(ïàire de traiter
des inclinations naturelles comme
nous allons Êire dans ce quatrième
Livre, ni des pallions comme nous^
ferons.dans leiiiivant, pour décou-
vrir les caulès des erreurs des hom-
mes , fi ^entendement ne dépen-
Yolontedans Japerceptioiî des objets:
mais
doit point
'DELA VERITE'. Livre IV. "" 395
nuis parce qu'il reçoit d'elle fa diredion , que c'eft Chap^
elle cjui le détermine Se qui l'applique à quelques ob- I.
jets plutôt qu'à d'autres 5 il eft abfblumcnt nécelTaire
de bien comprendre fès inclinations •. afin de pe'ne'-
trer les caufès dQs erreurs auxquelles nous fbmmes
fùjers. -
Si Dieu en créant ce monde eût produit une matie're » * ,
■infiniment étendue fans lui imprimer aucun mouve- J^- ^u -
ment, tous les corps n'auroient point été difFérens r^^-^"*'^'*"
les uns des autres. Tout ce monde vifible ne feroit ^^" f^
encore à préiènt qu'une mafTe de matière ou d'ércn- . ''T. ^^
due, qui pourroirbienfèrvir à faire connoître lagran- ^"^ ''*'^"
deur & la puiiTance de fbn Auteur ; mais il n'y auroic '^"^
pas cette fiiccefiion de formes & cette variété de corps, ^^^^''^^^
qui fait toute la beauté de l'univers, & qui porte tous ^^J"?^
\z'^ efptits à admirer la fagefle infinie de celui qui. le ^^^
gouverne. ' mou^e-
Or il me lèmble que les inclinations des efprits font ^^''^^^
au monde fpirituel, ce que le mouvement eft au mon-
de matériel j & que fi tous les efprits étoient fans in-
clinations , ous'ilsnevouloicntjamaisrien , il ne fc
trouveroit pas dans Tordre des choies fpirituelles cet-
te variété, qui ne fait pas feulement admirer la pro-
fondeur delà fàgefTe de Dieu, comme fait la diverfité
qui fè rencontre dans des chofès matérielles : mais
aufTi là miféiicorde , fà juftice , fà bonté , & générale-
ment tous fes autres attributs. La différence des in«
clinations fait donc dans les efprits un efïet afîèz fèm-
blableàceluiquela différence des mouvemeus pro-
duit dans le corps -, & les inclinations des efprits, &: les'
mouvemens des corps font enfèmble toute la beauté
desétues créés. Ainfi tous les efprits doivent avok
quelques inclinations , de même que les corps ont
dilFérens mouvemens. Mais tachons de découvrir
quelles inclinations ils doivent avoir.
^i nôtre nature n'étoir point corrompue il ne fèroit
pas nécelTaire de chercher par larailbn, ainfi que nous
allons faire, qu'elles doivent être les inclinations na-
turelles des efprits créés : nous n'aurions pour cela
R 5> qu'i^
39^ DE LA RECHERCHE
Ci^Ai.P.. qu'à nous confïilter nous-mêmes , & nous reconnot-
L trions par le (èntiment intérieur, que nous avons dé:
ce qui fe pafïèen nous, toutes les inclinations que nous;
devons avoir naturellement. Mais , parce que nous
fçavonspar la.foi que le pèche' a renverfé l'ordre de la
nature , & que la raifon nous apprend que nos incli-
nations font de'reglées , comme on le verra mieux:
dans la fuite, nous fbmmes obligez de prendre un au»
tre tour: ne pouvant nous fier àce que nous (entons,,
nous fommes obligez d'expliquer les. choies d'une
manière plus relevée j.mais qui femblera (ans doute
peufolide à ceux qui n'eftiment que ce qui & fait /en»
tir.
^'^. C'effc une ve'rite' inconteftable , que Dieu ne peut •
5^ />« w'tf avoir d'autre fin principale dé fes opérations que lui--
ffoint même, & qu'il peut avoir plufieurs fins moins princi-
d'autrf pales, qui tendent toutesàlaconfèrvation des êtres;
fn prin- qu'il a. créés. Il ne peut avoir d'autre fin principale
ci^aU àe que lui même, parce qu'il ne peut pas errer , oumct--
fes aâi^ tre là dernière fin dans des êtres qui ne renferment pas i
ons que toute force de biens. Mais il peut avoir pour fin moins >
luimê- principale la confervation des êtres créés, parce que-
?ii€',0' il parcicipansto.us de ià bonté, ils font neceflai rement-
ne donne bons, & même très bons (èlon l'Ecriture , yalde bona.'
aux ef- Ainli Dieu les aime , & c'eft mêmes fon amour qui
^its du les con ferve, car tous les êtres ne fubfiftent que parce -
mcHve- que Dieu les aime. Dilips omnia quajunt, dit le Sage,-
ment que nihil oàtjii eorum quxfecijH : nec enim odiens aliquid con--
^OKT lui.. fUtMijliO'fedfii. (^uomodo autempo([€t aliquid perma-
wre-i nifitH -yoluiffes, aut quod à teyocatum non ejjètcon"
fe^-varetur. En effet il n'eft pas pofliblede concevoir
que des choies j qui ne plaiiènt pas à un être infiniment -
parfait & tout puiflànt, fubfiftent,puifque toutes cho>
îèsnefiibûftent-qucpar ià volonté. Dieu veut donC'
fa gloire comme ia fin principale, & la conièrvation' ,
de lès créatures, mais pomià gloire.
Les incfeations naturelles des e/prits étant certai-
s^mcntdesimprciïions continuelles de la volonté de^
<iç.celui ç[ui ifi§ a, créés & qui les coniçrYC>..il eft es»
' "* me.
DE LA VERITE'. LtvRï IV. \rj
Me fcmble néceiîaire que ces inclinations (oient entié- G«M»* -
rement femblables à celles de leur créateur & de leur I. •
eonfèrvateur. Elles ne peuvent donc avoir naturelle-
ment d'autre fin principale que ïà gloire , nr d'autre
fin féconde que leur propre confèrvation & celle deff
autres,mais toujours par rapport à celui qui leur don-
ne l'être. Car enfin ikme paroît inconteftable que
Dieu ne pouvant vouloir que Tes volontcz qu'il crée,
aiment davantage un moindre bien qu'un plus grand
bien , c'eft-à-dire qu'elles aiment davantage ce qui eft
moins aimable , que ce qui eft phis aimable : il ne peut
créer aucune créature (ans la tourner vers lui-même,
& il lui commande de l'aimer plus que toutes chofès;
quoi qu'il puilTe la crc'er l&re & avec la- puiflànce de-
fe de'tacher & de fcdétoumer de lui.
Gommeil n'y a proprement qu'un amouren Dieu, i^^o
qui eft l'amour de lui-même : & que Dieu ne peut rien Les ef-
aimer que par cet amour , puilque Dieu ne peut? rien frits ne -
aimer que par rapport à lui : aufliDieu n'imprime /epcr-
qu'iin amour en nous , qui eft l'amour du bien en ge'* tent ati:^
ne'ral j & nous ne pouvons rien aimer que par cet biens'
amour, puifquc nous ne pouvons rien aimer qui ne particu-'
(bit ou qui ne paroille un bien. G'eft l'amour du lier s que
bien en général qui eft le principede tous nos amours parle
particuliers , parce qu'en effet cetamour n'eft que nô- mouveJ
tre volonté : car comme j'ai déjà dit ailleurs la voîon- meyit"
té n'eft autre chofè que l'impreflion continuelle dé qu'ils
l'Auteur de la nature , qui pone l'efprir de l'homme ontPcur
vers le bien en général. Certainement il ne fatir pas yHen-
s'imaginerquecettepuifïànce que nous avons d'aimer général'.
vienne, on dépende de nous. Iln'yaquelapuifTancc
de-mal aimer, ou plutôt de bien aimer de mauvaifès^
chofes qui dépende de nous, parce qu'b'tanr libres
nous pouvons déterminer, & nous déterminons en
effet àdesbiensparrieuliers, & par conféquent à de
faux biens , le bon amour que Dieu ne ceffe point '
d'imprimer en nous , tant qu'il ne cefîè pointdenous '
conferver,
Maisuon^reuiemcncnôtie volonté , ou n'être amôut
R 6 fcuE
398 DE LA RECHERCHE.
Cra p. pour le bien en ge'ne'ral vient de Dieu, nos incKnations
I» . pour des biens particuliers lelquellcs Ibnt communes
à tous les hommes , quoi qu'inégalement fortes dans
tous les hommes , comme nôtre inclination pour la
confcrvation de nôtre être, & de ceux avec lefquels
iioHS fbmmes unis par la nature , font encore des im-
prellions de la volonté' de Dieu fur nous : car j'appel-
le ici indifféremment du nom d'inclination naturelles
toutes les impreiïions de rAuceur. de la nature , qui
font communes à tous les efprits.
Je viens de dire que Dieu aimoit (es créatures ,& que
„„ c'ctoit mêmes fon amour qui leur: donnoit & leur
.' confêrvoit l'être rainfi Dieu imprimant fans cefîè en
^^%^''^ nous un amour pareil au (îen ,- puifque c'efl fa volon-
ûes fun- té qui fait & qui régie la nôtre ,. il nous donne auflî
^'«^^/•^ toutes ces inclinations naturelles qui ne dépendent
mcLinj.' point de nôtre choix , & qui nousportent necelTaire-
tionsnii- nient àla confcrvation de nôtre être 3..&. de ceux avec
turcUes lef^ijeJsnous vivons.
qui ; e- ç;^!-^ ç^q^ q,jg j^ pe'ché ait corrompu toutes chofèsj
royii ljz il ne les a pas détruites. Q^uoi que nos inclinations
civij'iofi naturelles n'ayent pas toujours Dieu pour fin par le
«^ ^^ choix libre de nôtre volonté , elles ont toujours Dieu
^■uatrie- pour fin dans l'inftirution de la nature : car Dieu qui
Â-îf Li- les produit & qui les confèrve en nous , ne les produit
"^re. & ne les conferve que pour lui. Tous les pécheurs
tendent à Dieu par l'impreilion qu'ils reçoivent de
Dieu , quoi qu'ils s'en éloignent par Terreur Se l'éga-
rement de leur efprit. Ik aiment bien , car on ne peut
: jamais mal aimer , puifque c'eft Dieu qui fait aimer;
mais ils aiment de mauvaifès choies mau vaifès . feule-
ment, parce que Dieu, qui donne mêmes aux pé-
cheurs le pouvoir d'aimer , leurdèfFend de les aimer,
â caufè que depuis le péché elles les-détournent de fon
^our. Garles hommes s'imaginant que les eréatu-
rêsjcauicnt en eus le plaifîr qu'ils tentent à leur ccca-
fion , fè portent avec fureur vers ks corps , & tombent
dans un enèk:r oubli de Dieu qui ue paroit point à
iSursyeax*
Nous
DE LA VERITE'. Livre I\^ J99
Nous avons donc encore aujourd'hui ies mêmes Chap,
inclinations naturelles ., ou les mêmes impreflîons de I.
rAuceur de la nature qu'avoit Adam avant fbn pè-
che'. Nous avons même les inclinations qu'ont les
bienheureux dans le ciel, car Dieu ne fàit& necon-
ferve point de créatures qu'il ne leur donneun amour
pareil au lien. Il s'aime ,11 nous aime, il aime toutes
fès créatures j il ne fait donc point d'efprits qu'il ne
les porte à l'aimer , à s'aimer , aaimer toutes les créa-
tures.
Mais comme toutes nos inclinations ne font que
des imprelTîons de PAuteur de la nature lefquelles
nous portent à l'aimer & toutes choies pour lui ; elles
ne peuvent être regle'es , que lor(que nous aimons
Dieu de toutes nos forces, & toutes choies pour Dieui
par le choix libre de nôtre volonté : car nous ne pou-
vons fans injufticeabufer de l'amour que Dieu nous
donne pourlui , en aimant par cet amour autre choie
que lui & fans rapport à lui.
Ainfî nous connoifTons préfèntement non feule-
ment qu'elles font nos indinations naturelles,- mais
encore quelles elles doivent être ; afin qu'elles fbienc
Bien réglées & félon l'inftitution de leur Auteur. Car
tout ledefordre de nos inclinations ne confifte qu'en
ce que nous établiUons nôtre dernière fin dans nous-
mêmes , & qu'au lieu de rapporter tout à Dieu , nous
rapportons tout à nous.
Nous avons donc premièrement une inclination
pour le bien en général , laquelle eft le principe de
toutes nos inclinations naturelles , de toutes nospal»
fions , & de tous les amours libres de nôtre volonté.
En fécond lieu nous avons de l'inclination pour la
confèrvation de nôtre être ou de nôtre bonheur.
En troifiémelieu nous avons tous de l'inclination
pour les autrescréatures , lorfqu'elles font utiles où à
nous mêmes , ou à ceux que nous aimons. Nous
avons encore beaucoup d'autres inclinations particu-
lières qui dépendent de celles-ci; mais nous en par--
ierons. peut-être, ailkuf s. Nous prétendons feu le-
4©o DE LA RECHERCHE
Chaf . nient ra pporter dans ce quatrième livre les erreurî de
l^ nos inclinations à ces trois chefs -, à l'inclination que
nous avons pour le bien en ge'ne'ral , à l'amour pro*
prc, & à l'amourdu prochain.
Ghap. CHAP FTRE il
L V inclination pour le bien en général eji lé principe de
l'inquiétude de notre volonté, IL. Et par conféquent ds
notre peu d'application O' de notre ignorance, HLPre^
mier exemple -i la, morale peu connue du commun des
hommes ♦ LV, Second exemple , l'immortalité de Vame
conteflée par quelques per/onnes. V. Que nôtre igno-^
rance efl extrême à l'égard des chofesabftraiies » ou
^i n'ont guéris de rapport a nous.
j f^ Ette vafte capacité qu'a la volonté pour tous les
7 » • * 7' V^ biens en général , à caufe qu'ellcn'eft faite que
pourim bien qui renferme en foi tous les biens, ne
^ ^^^, peut être remplie par toutes les chofes que l'efprit lui
f^^ reprélènte , & cependant ce mouvement continuel
/. . que Dieu lui imprime vers le bien ne peut s'arrêter*
^^"f^^ Ce mouvement ne ceflant jamais donne n éceflàirc-
'^J .^ . ment à l'efprit une agitation continuelle. La volonté
principe quici^ej-cjjecequ'e2|ç(jefjj-e^ oblige l'efprit defèrc-
^ . /""J préfènter toutes fortes d'objets, L'efprit fè les repré*
qmcu e f^i-j^ç j^^is l'ame ne les goûte pas ; ou fî elle les goûte
ne notre n» \ ^ i r^
, , elle ne s en contente pas.L'ame ne les goûte pas, parce
'volonté, r 1 '^.•^1,r• ^ i\.° •
quelouv^ntia vue de 1 elpritn eit point accompa-
gnée de plaifir; car c'eflparleplaifîrqueramegoutc
ion bien: & l'ame ne s'en contente pas? parce qu'il n'y
a rien qui puilTe arrêter le mouvementée l'ame, que
celui qui le lui imprime. Tout ce que l'efprit fè repré-
fènte comme fon bien , e^l fini 5 & tout-ce qui eft fini,
peut détourner pour un moment nôtreamour , mais
ii ne peut le fixer. Lorfque l'efprit confidére des ob-
jets fort nouveaux & fort extraordinaires jou qui tien-
aeiir queIqtr-.i^hoie de'l'infini.) la volonté fbuirre pour
quel-
DE LA VFRITF. tiVRE IV. 401
quelque tems qu'il les examine avec attention ; parce Chap^
qu'elle e{î>ere y trouver ce qu'elle cherche , & que ce I-Js.
qui paroît infini, porte le caractère de fon vrai bien;
mais avec le teras elle s'en dégoûte aulTî bien que des
autres. Elle eft donc toujours inquie'te , parce qu'elle
eft porte'e à chercher ce qu'elte ne peut jamais trouver;
& ce qu'elle efpére toujours de trouver : & elfe aime
le grand, l'extraordinaire, & ce qui tient de l'infini;
parce que n'ayant pas trouvé fbn vrai bien dans les
chofès communes & familières, elle slmagine le trou-
ver dans celles qui ne lui font point connues. Nous
ferons voir dans ce chapitre , que l'inquie'tude de nô-
tre volonté' eft une des principales caufës de l'igno-'
rance où nous femmes , & des erreurs ou nous tom-
bons fur une infinité de fujets : & dans les dei|x fîii^
vans nous exphquerons ce que produit en noi^s Ti»-
clination que nous avons pour tout ce qui a quelque
chofè de grand & d'extraordinaire.
Il eft aflez évident par les chofes que l'on a dites, ^^•
premièrement que la volonté n 'applique guéres l'en- Etpér
rendement qu'a des objets qui ont quelque rapport ^onfe-
avecnous,& qu'elle néglige fort les autres j car fou- S^ent de-
haitant toujours la félicité avec ardeur, & par l'im- notre feu-
prelfion de la nature, elle ne tourne l'entendement à'affli-
quevers les choies qui nous paroiflent utiles^ & qui c^tionO*^
nous caulènt quelque plaifir. »^ nôtre ;
Secondement, que la volonté ne permet pas que ignoran"^
l'entendement s'occupe long-tems, à des choies me- ^f» -
me qui lui donnent quelque plaifir : parce que comme
on vient de dire , toutes les choies créées peuvent bien
nous plaire pour quelque tems , mais nous nous en
dégoùtonsbien-totapré-s; & alors nôtre efprit s'en
détourne & cherche ailleurs dequoi le latisfairc.
Troifiémement, que la volonté eft excitée à faire
ainfi courir l'etprit d'objet en objet , parce qu'il n'eft
jamais {ans lui repréiènter confufément & comme de
loin celui qui contient en foi tous les êtres , comme
nous l'avons dit dans le troifiéme livre. Car la volon-
td voulant-, poux ainfi dire, approcher dayaiuagc de
fôl*
4©i DE LA RECHERCHE
Chap. ^i ^" vrai bien pour en être touchée , & pour en re-
1^1 cevoir le mouvement qui l'anime , elle excite l'enten-
dement à fè le représenter par quelque endroit. Mais
alors ce n'eft plus l'être ge'néral 6c univerfel , ce n'eft
plus l'être infiniment-parfait que l'efpric apperçoit j
c'eft quelque chofe de borné & d'imparfait, qui ne
pouvant arrêter le mouvement dé la volonté ni lui
plaire long-tems , elle l'abandonne pour courir après-
quelque autre objet.
Cependant l'attention & l'application de l'elpric^
étant abfolument néceilaRre pour découvrir les véri-
tez un peu cachées , il eft m.anifefte que lecommun
des hommes doit être dans une ignorance tres-gro{^
fîére à l'égard même des ehplès qui ont quelque rap-
port à eux 3 & qu'ils font dans un aveuglement incon-
cevable à l'égard de toutes les veritez abftraites , &
qui n'ont point de rapport fcnfible avec eux. Mais il:
faut tâcher de faire {èntir ces chofes par des exem-
ples.
ri T. Il n'y a point de Icience qui ait tant de rapport à
Premier nous que la morale : C'eft elle qui nous apprend tous
exemple y nos devoirs à l'égard de Dieu, de nôtre- Prince , de:
lamora- nos parens,denos amis, & généralement de tout ee
le peu qui nous environne. Elle nous enfeigne mêmes le
connue chemin qu'il faut fùivre pour devenir éternellement
du corn- heureux ; 5c tous les hommes iont dans une obliga-
mundes ^^''^^^ eilentielle , ou plîitôt dans une nécellité indif^
/^owwfy.p^nlàblc de s'y appliquer uniquement : Cependant il
y a fix mille ans qu'il y a des hommes, & cette Icience
cil: encore fort-imparfaite.
Cette partie de la morale qui regarde ce que l'on
doi^tàDieu, & qui fans doute eft la principale puis-
qu'elle a rapport à l'éternité, n'a prefque point été
connue des plus fçavans j & l'on trouve encore à pré-
fent des perl.onnesd'ef[ rit qui n'en ont aucune con-
noillance: Cependant c'eii: la partie de la Morale la
plus facile. Car premic'rement quelle difficulté y a-
a'jlàreconnoitrequ'ilyaunDieu ? Toute que Dieu
af^tJe 2.^<?'^^ ' tout ce c^ue les hommes & les bétes-
DE LA VERITE'. Livre IY. 405
font le prouve : tout ce que nous penfons , tout ce que Cha^,
nous voyons, tout ce que nous fèntons, le prouve. En 1 1,
un mot il n'y a rien qui ne prouve l'exiftencc de Dieu,
ou qui ne la puifTe prouver à des efprits attentifs, &
qui s appliquent fe'rieufèment à rechercher l'Auteur
de toutes ehofès.
En fécond lieu il eft eVident qu'il faut iùivre Ie& or-
idres de Dieu pour être heureux ; car étant puifTant &
jufle , on ne peut lui déibbeir fans être puni, ni lui
obe'ïr fans être réeompenfé. Mais que demande-t'il
de nous ? Que nous l'aimions : que nôtre efprit foir
occupe' de lui , que nôtre cœur foit tourne' vers lui.
Car pourquoi a-t'il créé les efprits? Certainement il
ne peut rien faire que pour. lui .: il ne nous a donc faits
que pour lui,& nous fommes indifpenfablemenc obli-
gez à ne point détourner ailleurs l'impreffion d'a-
mour qu'il confer ve fans celfe en nous , afin que nous
l'aimions (ans cefîe.
Ces veritez ne font pas fort difficiles à découvrit
pour peu que l'on. s'y. apphque. Ççpçndâut ç£ (eal
principe de Morale : Ôue pour être vertueux & heu-
reux il eft ablblument necefîaire d'aimer Dieu fiir tou-
tes chofès & en toutes chofès ,. efl le fondement de
toute la Morak Chrétienne. Il- ne faut pas auffi s'ap •
pliquer extrêmement pour en tirer toutes les confe-
quences dont nous avons befbin , pour établir les ré-
gies générales de nôtre conduite j quoi qu'il y ait tres^
peu de perlonnes qui les tirent, & que l'on difpute en-
core tous les jours fur des queftions de Morale, qui
font des fuites immédiates & nécelTaires d'un princi-
pe auffi évident qu'eft celui-là.
Les Géomètres font toujours quelques nouvelles
découvertes dans leur (cience,ou s'ils ne la perfection-
nent pas beaucoup, c'eft qu'ils ont déjà tiré de leurs
principes les confequences les plus utiles & les plus
nécelTaires. Mais la plupart des hommes fèmblenc
incapables de rien conclure du premier principe de là
Morale. Toutes leurs idées s'évanoiliiTent & le dilti-
pent lorfqu'ils veulent feulement y penfèr : parce
qu'ils
404 DE LA RECHERCHE
Chap. qu'ils ne le veulent pas comme il faut : & ilsnelîf
1 1. veulent pas , parce qu'ils ne le goûtent pas , ou parce
qu'ils s'en dégoûtenttrop tôt après qu'ils l'ont goft-
te'. Ce principe eft abftrait, metaphyfique, purement
inteliigi)Ie j il oe fefèntpas, il ne s'imagine pasj II
neparoîtdoncpas folide à des yeux charnels , ou à
<^es€iprits qui ne voyent que par les yeux. Il ne {è
trouve rien dans ce principe qui puifle faire cefTer l'in-
quiétude de leur volonté , & quipuiflè en fuite arrêter
lavuëdeleurefprit pour le conndérer avec quelque
attention. Quelle efpérance donc qu'ils le voyenc
bien , qu'ils le comprennent bien , & qu'ils en con-
cluent diredementce qu'ils en doivent conclure.
Si les hommes ne comprenoient qu'imparfaite=-
Kient cette propofition de Géométrie: Que les cotez
^es triangles femblables font proportionnels entr'-
€ux i certainement ils ne fcroient pas grands Géomè-
tres. Mais fî outre cette vue confufe & imparfaite de
cette propofîtion fondamentale de Géométrie , ils -
avoi^nt- ei^'-f^'-p '^'■'«"loiip l'ii-pr^i- /-inc Ipc rotç? des trian^
gles femblables ne fiiiîent pas proportionnels ; & qus
la fauffe Géométrie fût aufli commode pour leurs in»
elinations perverfes que la fauffe Morale , ils pour-
roient bien faire des paralogifmes auili abfurdes en
Géométrie qu'en matière de Morale , parce que leurs
erreurs leurs (èroient agréables , & que la vérité ne îo^
roit que les embarafler, que les étourdir, & que les fâ-
cher.
Il lie faut donc pas s'étonner de l'aveuglement des
hommes qui vivoient dans les lîécles palîez, pendant
lefquels l'idolâtrie regnoit dan s le monde , ou de ceux
«lui vivent maintenant & qui ne font point encofc
«clairez par la lumière de l'Evangile. Il falloir que la
iàgefTc e'ternelle fè rendit enfin fènfible pour in-
ftruire des hommes qui n'interrogent que leurs fcns.
Il y avoit quatre mille ans que la vérité parloir à leur
efpric, mais ne rentrant point dans eux-mêmes , ils ne
l'entendoicnt pas : il falloir qu'elle parlât à leurs oreil-
ks, l4 IiHfie'{e,^ui€claiie tous les hommes 7 luifôit
daa&r
DE LA VERITE; Livre IV» 405-
dans leurs ténèbres, uns les difïiper : ils ne pouvoicnc Cha? »
mêmes la regarder. II falloir que la lumière intelligi- II.
ble fe voilât & {è rendit vifîbk : il falloir que le Verbe
fe fît chair & que la fàgefTe cachée & inaccefTible aux
hommes charnels les mftruisît d'une manière char- ^^yy^^
i}ç\k ) carnaliter -, dit fàint Bernard. La plupart des jQ^g
hommes, & principalement les pauvres qui font le j^^^ali
plus digne objet delà mifericorde & de la providence j)Q^ijii^
du créateur , ceux qui font obligez de travailler pour
gagner leur vie , font extrêmement grofïîers & flupi-
dts. Ils n'entendent que parce qu'ils ont des oreilles,
& ils ne voient que parce qu'ils ont des yeux. Ils font
incapables de rentrer dans eux-mêmes par quelque efi»
fort d'efprit, pour y interroger la vérité dans le fïien-
ce de leurs fèns & de leurs pafïions. Ils ne peuvent
s appliquer à la vérité , parce qu'ils ne peuvent la goû-
ter i &. fouvent ils ne s'avifent pas même de «'y appli-
quer, parce qu'ils ne s'avifènt pas de s'appliquer a ce
qui neles touche pas. Leur volonté inquiète & vola-
ge tourne iri£efï^;]in:]^tlî'Iâ vùë-deleur eforit vers tous
its objets fènfibles qui leur plaifènt & qui les divertift.
(ènt par leur variété : caria multiplicité & la divesfité
^es biens fènfibles font caufè que l'on en recconnoît
moins la vanité, & que l'on elt toujours dans l'efpé-
rance d'y rencontrer le vrai bien que l'on de/îre.
Aiiîfî, quoi que les confèils que J e'sus-ChRIST
comme homme, comme voie, comme Auteur de nô-
tre foi nous donne dans l'Evangile , fbient beaucoup
plus proportionnez à la foibkfTe de nôtre efprit , que
ceux que le même J esus-Christ comme fagef^
fe éternelle, comme vérité intérieure, comme lumière
intelligible nous inlpire dans le plus fècret de nôtre
raifbn : quoi que J e sus-Chris t rende, ces con-
fèils agréables par fà grâce, fenfîbles par fbn exemple,
convaincans par fes miracles -, les hommes font fi flii-
pides , & fî incapables de réflexion , mêmes fîir. les
chofès qu'il leur eft de la dernière confèquence de bien
fçavoir , qu'ils n '7 pcnfènt prefijue jamais comme ils
le doivent. Peu de gços voyent la beauté de l'Erangi-
le.
40^ DE LA RECHERCHE
Chap. le. Peu de gens conçoivent la iolidité & la nécelîîté
1 1. des confèils dejssus-CHRTsr: peu les médi-
tent, peu s 'en nourrilTent & s'en fortifient; l'agitation
continuelle de la volonté c]ui cherche le goiit du bien,
ne permettant pas que l'on s'arrête à des veritez qui
fèmbîent l'en priver. Voici une autre preuve de ce
jr/ guejedis.
-, ', Les impies doivent uns doute le mettre fort en pei-
ne de içavoir, h leur ameeft mortelle, comme ils le
empUi penlent , ou fi die eft immortelle , comme la foi
^J^/nor- ^ 1^ railbn nous l'apprennent. C'eft là une chofe
, ^ ^ ^ delà dernière conféquence pour eux; il y va de leur
^^ ^ éternité , & le repos mêmes de leur efprit en dépend.
eee D'où vient donc qu'ils ne kfçavent pas , ou qu'ils dé-
parquel- meurent dans le doute , fi ce n'eft qu'ils ne font pas
^"^ capables d'une attention un peu lèrieafe, & que leur
P^r/on^ volonté inquiète & corrompue ne permet pas à leut
^^^* eiprit de regarder fixement les raifons , qui font con-
traires au fentiment qu'ils voudroient être véritable.
CâL enfiaefl-ce une ciiofè fi di^icile à reconnQÎtie
que la différence qu'il y a entre l'ame & le corps , en '
tre ce qui penfe & ce qui eft étendu ? Faut il apporter
une fi grande attention d'elprit pour voir qu'une pen-
fc'e n'en: rien derond nids quarr.é:.que de l'étendue
n'eft capable que de différentes figures & de différens
mouvemens , & non pas de penlée & de raifonne-
ment : & qu'ainfi ce qui penfe, &cequieft étendu,
font deux êtres tout-à-fàit oppofèz. Cependant cela
foui fiiffit pour démontrer que l'ame eft immortelle,
& qu'elle ne peut périr quand mêmes le corps lèroit
anéanti.
.Lors qu'une fubftance périt, il eft vrai que lesmod^s
ou les manières d'être de cette fubftance périflent
avec elle. Si un morceau de cire étoit anéanti, il eft
eft vrai que les figures de cette cire fèroient aufîi
anéanties avec elle j parce que la rondeur par exemple
de la cire n'eft en effet que la cire même d'une telle fa-
çon , âinfi elle né peut fubfifter fans la cire. Mais
^uandDi^^^écruiroit toute U cire qui eft au monde,
* ' il
Dï LA VERITE'. Livre IV. 407
il ne s'enfùivroit pas pourtant de là qu'aucune autre chap.
fubftancc , ni que les modes d'aucune autre fubftance 1 1,
iufiTent anéanties. Toutes les pierres par exemple
fubfîileroient avec tous leurs modes ; parce que les pier-
res font des lubftances ou des êtres , & non pas des
manie'res d'être de la cir«.
De même , quand Dieu anéantiroit la moitié de
x^uclque corps , il ne s'enfùivroit pas que l'autre moi-
tié'fût anéantie. Cette dernière moitié eft unie avec
l'autre , mais elle n'eft pas une avec elle. Aiiifî une
moitié écantanéantie il s'enfuit bien, lelon la lumière
de la raifon , -querautre moitié n'y a plus de rapports
mais il ne s'enfuit pas qu'elle ne {bit plus ; puifque fon
être étant diffe'rent, il ne peut-être réduit au néant par
l'anéantiflèment de l'autre. Il eft donc clair que la
penfée n'étant point la modification de l'étendue,
MÔtre ame n'eft point anéantie , quand même on lup-
polèroit que la mort anéantiroit nôtre corps.
Maison n'apasraiton de s'imaginer que le corps
même foit arvéanti lorfqu'il eft détruit. Les parties
qui le compofent fe diifipent en vapeurs & iè réfol'
vent en poufîiere : on ne les voit plus , & on ne les re-
connoît plus , il eft vrai , mais on ne doit pas conclure
qu'elles ne (ont plus , car l'efprit les apperçoit toujours.
Si l'on répare un grain de moutarde en deux , en qua-
tre en vingt parties , on l'anéantiroitànosyeux , car
on ne le voit plus: mais on ne l'anéantit pas en lui-
même : on ne l'anéantit pas à l'efprit j car l'efprit le
voitî quand mêmes on le diviferoic en mille ou en
cent mille parties.
C'eft une notion commune à tout homme qui Ce
(kït plutôt de fa raifon que de fes fens, que rien ne peut
s'anéanrir par les forces ordinaires de la nature -, car
de même qu'il ne fè pçut faire naturellement quelque
chofè de rien , il nefc peut faire qu'une fubftance, ou
qu'un être devienne rien Les corps peuvent bien fè
corrompre , fî l'on veut appeller corruption les chan-
gemens qui leur arrivent , mais ils ne peuvent pas s'a-
néantir. Ce qui eft iond peut devenir quarré , ce qui
eifc
4o8 DE LA RECHERCHE
Ch^P. cft chair peut devenir terre, vapeur,& tout ce qui vous
II plaira ; car toute e'tenduë eft capable de toute forte de
configuration : mais la fubftance de ce qui eft rond &
de ce qui eft chair, ne peut périr. Il y a certaines loix
établies dans la nature félon lefquelles les corps chan-
gent {uccefhvement de formes , parce que la variété
iùccelîîve de ces formes fait la beauté' de l'Uni vers , &
donne de l'admiration pour fon Auteur : mais il n'y â
point de loi dans la nature pour ranéantiflèment d'au-
cun être, parce que le ne'ant n'a rien de beau ni rien de
bon 5 & que l'Auteur de la nature aime fbn ouvrage.
Les corps peuvent donc changer, mais ils ne peuvent
pas périr ?
Mais fi en s'arre'tant au rapport de fes fèns , on veut
fbiîtenir avec opiniâtreté' que la refolution des corps
eft un ve'ritableanéantiffement, à caufè que les parties
dans lefquelles ils (ère'folvent, font imperceptibles à
nos yeux: qu'on fèfouvienneau moins que les corps
ne peuvent fè divifèr en ces parties imperceptibles, que
parce qu'ils font étendus. Car fi l'efprit n'eft point
étendu , il ne fera pas divifible j & s'il n *eft pas divifi-
hky il faudra demeurer d'accord qu'en ce fèns il ne fe-
ra pas corruptible. Mais comment pourroit-on s'i-
maginer que l'efprit fut étendu & divifible ? On peut
par une ligne droite couper un quarré en deux trian-
gles,en deuxparalelogrammes,en deux trapèzes: Mais
par quelle ligne peut-on concevoir qu'un plaifir,qu'u-
Me douleur , qu'un defir fè puifiènt couper ? & quelle
figure réfiilteroit de cette divifion ? Certainement je
ne croi pas , que l'imagination foit afïèz féconde en
iàufîes idées pour fe fàtisfaire là-delîus.
L'efprit n'eft donc point étendu, il n'eft donc point
divifible, il n'eft point fufceptible des mêmes change-
mens que le corps : néanmoins il ûut tomber d'ac>
cord qu'il n'efl pas immuable par fa nature. Si^lc
corps eft capable d'un nombre infini de différentes
figures, & de différentes configurations, l'efprit
eft aufii _^able d'un nombre infini de différen-
tes idées Se de différentes modifications. Com-
me
DE LA VERITE'. Livre IIL 4©?
jEte après nôtre mort la fubftance de nôtre chair Chap.
Ce reloudra en terre » en vapeurs & en une infinité H.
d^autres corps fans s'anéantir: de même nôtre ame>
fans rentrer dans le néant , aura des penfées , & des
fentimens bien différens de ceux qu'elle a pendant
cette vie. ïleft nccelïâire,maintenant que nous vivons,
que nôtrecorps {bit eompoie de chair & d'osj il eft
auffinéceflaire pour vivre que nôtre ame ait les idées
&Jesfèntimensqu*cIIe a par rapport au corps auquel
elle eft unie. Mais lorsqu'elle fera fèparée de fou
corps, elle fera en pleine liberté de recevoir de toutes
fortes d'idées & de modifications bien différentes de
celles qu'ellea prefentement j comme nôtre corps de
fbn côté fera capable de recevoir de toutes fortes de fi-
gures-& de configurations , bien différentes de celles
qu'il eft nécefîàire qu'il ait pour être le corps d'un
Homme vivant.
Les chofès que je viens de dire font ce me fèmble âC-
fczvoir que l'immortalité de l'ame n'eft pas une cho-
fè fi difficile à comprendre. D'où peut donc venir
que tant de gens en doutent , fi ce n'eft qu'il ne leur
plaît pas d'apporter aux raifons qui la prouvent , le
peu d'attention qui eft nécefîàire pour s'en convain-
cre? & d'où vient qu'ils ne le veulent pas , fi ce n'eft
que leur volonté , étant inquiète & inconftaate , agite
JÊns cefîè leur entendement i de forte qu'il n'a pas le
loifir d'appercevoir diftindement les idées même qui
lui font les plus préfèntes , comme font celles de la
penfëe & de l'étendue : De même qu'un homme agi-
té par quelque paffion, & qui tourne inceffamment les
yeux des tous côtez»ne diftingue pas le plus (bu veut les
objets les plus proches, & les plusexpofezàfavûë.
Car enfin la queftion de l'immortalité de l'ame, eft
une de queflions les plus faciles à refondre, lorfque
fans écouter fbn imagination l'on confidére avec quel-
qu'attention d'efprit l'idée claire & diftinde de l'é-
tendue , Ôc le rapport qu'elle peut avoir avec la penfée.
Sirinconftance& la légèreté de nôtre volonté ne
permet pas à uôcieeniendemenc de pénétrer le fond,
des
Chap.
IL
(^e no-
tre igno-
rance eft
extrême
k C égard
des cho-
fes ah-
JiraiteSi
eu qui
n'ont
guère s
de rap^
port à
mus.
410 DE LA RECHERCHE
des chofès qui lui font très préfèntes , & qu'il nous eft'
delà dernière eonfêquence de fçavoir j il eft facile de
inger qu'elle nous permettra encore mouis de me'di-
tcr celles qui font e'ioignées & qui n'ont aucun rap-
port à nous* De forte que fi nous fommes dans une
ignorance très- grolTiere de la plupart des chofès qu'il
nous eft tres-nécefïaire de fçavoir , nous neferons pas
fort éclairez dans celles qui nous paroiflcnt entière-
ment vaines & inutiles»
Il n'eft pas néceflaireque je m'arrête àprouTer ce-
ci par des exemples ennuyeux , & qui ne renferment
point de véritezconfiderables: car s'il y a des chofès
que l'on doive ignorer , ce font celles qui ne fervent à
rien . Et j'aime mieux qu'on ne me croye pas , que de
faire perdre le tems à lire des chofès afîez inutiles.
Quoi qu'il y ait peu de gens qui s'appliquent fërieu-
fèment à des chofès entièrement vaines & inutiles, il
n'y en a encore que trop : mais il ne peut y avoir trop
de gens qui ne s'y appliquent pas & qui les mèprifènt,
pourvu feulemcntqu'ils n'en jugent pas. Ce n'eft-paS
un de'faut à un efprit borne , que de ne pas fçavoir
certaines chofès; c'eft feulement un défaut d'en ju-
ger. L'ignorance eft un mal néceflaire , mais on peut
& l'on doit éviter l'erreur, Ainfi , je ne condamne pas
dans les hoitimes l'ignorance de beaucoup de choies,
mais feulement les jugemens téméraires qu'ils en por-
tent.
Lorfque les chofès ont beaucoup de rapport à nous,
qu'elles font lènfîbles, & qu'elles tombent aifémenc
fous l'imagination , l'on peut dire que l'efprit s'y ap-
plique 5 & qu'il en peut avoir quelque connoifTance.
Car lors que nous fçavons que des chofès ont rapport
à nous, nous y penfons avec quelque inclination j &
lorfque nous lèntons qu'elles nous touchent, nous
nous y appliquons avec plailîr. De forte que nous de-
vrions être plus fçavans que nous ne (bmmes dans
beaucoup de choies , fi l'inquiétude & l'agitation de
nôtre vcîr^àté ne troubloit & ne fatiguoit fans celïè
nôtre attention.
Mais
DE LA VERITE'. Livre IV. 411
Mais lorjLC|ue les chofès font abflraices &: peu fenfî- Ckap.
bles, nous n'en pouvons que difficilement avoir quel- 1 1.
que counoifTance afTure'e : non que les chofes abftrai-
tes fbient d'elles-mêmes fort embaralTées , mais à
caufe que l'attention & la vûë de l'efprit commence,
& finit d'ordinaire en même-tems que la vCië fènfible
des objets ; parce que l'on ne penfe guéres qu'à ce que
l'on voit & que l'on fènt > & qu'autant de tems qu'on
le voit & qu'on le lent.
Il eft certain que fî l'efprit pouvoit facilement s'ap-
pliquer aux idées claires & diflindes fans être com-
me fbûtenu par quelque fèntiment , & fi l'inquiétude
de la volonté' ne détournoit point làns celle Ion appli ■•
cation i nous ne trouverions pas de fort grandes dif-
ficultez dans une infinité de queftions naturelles que
nous regardons comme inexplicables, & nous pou^
rions en peu de tems nous délivrer de nôtre ignoran-
ce & de nos erreurs à leur égard.
C'eft par exemple une vérité inconteflable à tout
hommequifaituiagede fbn efprit, que la création
& l'anéantifïèmentfurpafient les forces ordinaires de
la nature. Si l'on demeuroit donc attentif à cette no-
tion pure de l'efprit & de la raifon , on n'admettroic
pas avec tant de facilité la création & l'anéantiffe-
nient d'un nombre infini de nouveaux êtres , comme
des formes fubftantiel les , desqualitez&des facultez
réelles. On chercheroit dans les idées diftind:es que
l'on a de l'étendue, de la figure, & du mouvement , la
raifon des effets naturels : ce qui n'eft pas toujours
fî difficile qu'on le l'imagine ; car toutes les chofès
de la nature fè tiennent & le prouvent les unes les au- .
très.
Les effets du feu, comme ceux des canons & des mi-
nes font fort lîirprenans, & leur caufe eft aflèz cachée.
Néanmoins fi les hommes au lieu de s'attacher aux
impreffions de leurs fens , & à quelques expériences
fàulîesou trompeufès , s'arrêtoienf fortement à cette
feule notion de l'efprit pur: Qu'il n'eO; pas poîTible
qu'un corps qui eft tres-peu agité produiiê un mou-
S vc-ment
4T1 DE LA RECHERCHE
Chap. vement violent puifqu'il ne peut pas donner pfus
II. de force mouvante qu'il n'en a lui-même ; il fe-
roit facile de cela (èul de conclure qu'il y a une matière
fubtile & invifîble , qu'elleelt tres-agitée , qu'elle efl:
répandue généralement dans tous les corps, &plu-
fieurs autres chofès {èmblables qui nous feroient con-
noître la nature du feu, & qui nous (èruiroient enco-
re à découvrir d'autres véritez plus cachées.
Car, puifqu'il fe fait de fi grands mouvemens dans
wn canon & dans une mine , & que tous les corps vi-
sibles qui les environnent , ne font point dans une âC-
fèz grande agitation pour les produire ; c'ell: une preu-
ve certaine qu'il y en a d'autres invifibles ôcinlenfible^
qui ont pour le moins autant d'agitation que le boulet
de canon : mais qui e'tant tres-liabtils & tres-déliez>
peuvent tous feuls palier librement & fans rien rom-
pre par les pores du canon avant que le feu y foit5c'elt'
à-dire , comme on le peut voir expliqué plus au long
dans M. Dclcartes , avant qu'ils ayent entouré les par-
ties dures & grofîiéres du iàlpêtre dont la poudre eft
compolée. Mais lors que le leu y eft, c'efl- à- dire lors
que ces parties tres-fubtiles & tres-agitées ont envi-
ronné les parties groiîieres& fblides du Iàlpêtre, &
leur ont ainfi communiqué leur mouvement très-fort
& tres-vioIent ; alors il eft nécellaire que tout crévej
parce que les pores du canon , quilailToient des palTa-
ges libres de tous cotez aux parties fubtiles dont nous
parlons , loriqu'elles étoient feules , ne font point zC~
fez grands pour lailTer pafTer hs parties grofîiéres du
faîpêtre, & quelques autres dont la poudre eft compc-
feV, lorfqu'elles ont reçu l'agitation des parties fubti-
ies qui les environnent.
Car de même que l'eau des rivières qui coule fous
lesponts ne les ébranle pas , à caufè de la peticefTe de
/es parties : aiii^i la matière tres-fiibtile & tres-déliée
dont on vient de parler , palFe continuellement au tra-
vers des porcs.^e tous les corps iàns y faire des ^han-
gemens fènfîui^. Mais de mêmeauffi que cette riviè-
re eft capable de renvericr un pont, lorfcjue traînant
dans
DE lA VERITE'. Livre IV. 415
dans le cours de fes eaux quelques grandes maflfes de Chap.
glaces, ou quelques autres corps plus folides , elle les 1 1,
pouflc contre lui avec le même mouvement qu'elle a:
amiî la matière fubtile eft capable de faire les effets
fùrprenans que nous voyons dans les canons & dans
les mines j lor{qu'ayant communique' aux parties de
la poudre , qui nagent au milieu d'elle, Ion mouve-
ment infiniment plus violent & plus rapide que celui
des rivières & des torrens , ces mêmes parties de la
poudre ne peuvent pas librement pafTer par les pores
du corps qui les enferme , à caufè qu'elles font trop
grofïîéres ; de forte qu'elles les rompent avec violen-
ce pour fè feire un pafîage libre.
Mais les hommes ne peuvent pas fi facilement fc re-
prelènter des parties fiibtiles & déliées, & ils les regar-
dent comme des chimères à cattfe qu'ils ne les voyent
pas. Contemplatio ferè de finit cum afpeâuj dit Bacon.
La plupart même des Phiiofophes aiment mieux ia-
Tenter quelque nouvelle entité pour ne fè pas taire fiic
œs choies qu'ils ignorent.Et fi 011 objede contreleurs
faufTes & incomprehenfibles fuppofitions , qu'il cfl
nécefïâirequelefeufoitcompofé de parties tres-agi»
lées, puifqu'il produit des mouvemens fi violens , &c
qu'une chofè ne peut communiquer ce qu'elle n'a
pas j ce qui certainement eft une objedion cres-claire
& tres-fblide : ils ne manquent pas de tout confondre
par quelque diflindion frivole & imaginaire, comme
celles des caufes équivoques &univoques , afin depa-
roître dire quelque chofe , lors qu'en effet ils ne difènt
rien. Car enfin c'eft une notion commune à des es-
prits attentifs qu'il ne peut pas y avoir de véritable
caufè équivoque dans la nature , & que l'ignorance
ièule des hommes les a inventées .
Les hommes doivent donc s'attacher davantage à
laconfidération des notions claires & diflincles , s'ils
veulent connoître la nature : ils doivent un peu repris
mer & arrêter l'inconftance & la légèreté de leur vo-
lonté, s'ils veulent pénétrer le foaddeschofèsrcai:
leurs cfprits feront toujours foibles, fuperficiels & dif^
S 1 cur-
414 DE l'A RECHERCHE
Chap. curfîfs, fi leurs volontez demeurent toujours légères,
1 1. inconftantes &: volages.
Il eft vrai qu'il y a quelque fatigue , & qu'il faut
fè contraindre pour iè rendre attentif, & pour péné-
trer leibnd des chofes que l'on veut Tçavoir : mais on
n'a rien ians peine. Il eft honteux que des perfbnnes
d'efprit , & des Philo (bphes qui fontobhgez par tou-
tes (orres de raifons à la recherche & à la défenfe de la
vérité , parlent (ans fçavoir ce qu'ils di(ènt , & fè con-
tentent de ce qu'ils n'entendent point.
Chap, CHAPITRE 111/
III.
I. La curlofté ejî naturelle C^ nécejjaire. II. Trois rè-
gles pour la modérer . 111. EKplication de la première
de ces règles.
*T^ Ant ^uc les hommes auront de l'inclination
X V^^^ "^^ ^^^" S^^ furpaflè leurs forces , & [qu'ils
r^^' a nelepolTederont pas, ils auront toujours une fecrcttc
riojite eji inclination pour tout ce qui porte le caraderc du nou-
naîiirelLe ^eau & de l'extraordinaire : Ils courront iàns cti!iz
^"^ ' après \zs choies qu'ils n'aurontpoint encore confîdé-
ccjjaire. j.^^^^^ ^j^^s l'efperanced'y trouver ce qu'ils cherchenti
& leurs elprits ne pouvant fè iatisfàire entièrement
que par la vue de celui pour qui ils font faits -, ils fe-
ront toujours dans l'mquiétude & dans l'agitation
j ufqu'à ce qu'il leur paroifTe dans fà gloire.
Cette difpofition des efprits eft fans doute tres-con-
fdrme à leur état : car il vaut infiniment mieux cher-
cher avec inquiétude le bon-heur qu'on ne pofTcdc
pas 5 que de demeurer dans un faux repos , en fe con-
tentant du menfonge& des faux biens dont on Ce re-
paît ordinairement. Les hommes ne doivent pas être
nifènhbles à la vérité & à leur bon-heur : le nouveau
&rextraordi«gire les doit donc réveiller : il y a unç
£urio{ité qui leur doit être permiie ou plutôt qui leui'
doit être recommandée. Ainiîies chofes communes
DE LA VERITF. Livre IV. 415
& ordinaires ne renfermant pas le vrai bien,& les opi- Ch ap.
nions anciennes des PhiIo(ophes étant tres-incertai- 1 1 1,
nés j il eft jufte que nous foyons curieux pour les nou-
velles découvertes , & toujours inquiets dans la joilif-
fànce des biens ordinaires.
Si unGeomettrenous venoit donner de nouvelles^^
propofitions contraires à celles d'Euclide: s'il préten-
doit prouver que cette (cience eft pleine d'erreursy
comme Hobbes l'a voulu faire dans le Livre qu'il a
compofe contre le feftc des Géomètres, ^'avouc^qu'on-
auroi t tort de fè plaire dans cette forte de nouveauté,
parce que quand on a trouvé la vérité il y faut demeu-
rer ferme, puiîque la curiofîté ne nous eft donnée que
pour nous porter à la découvrir, AulTi n'eft-ce pas un
défaut ordinaire aux Géomètres d'être curieux des
opinions nouvelles de Géométrie, Ils fè dégoûte-
roient bien-tôt d'un livre qui ne contiendioit que des
propofitions contraires à celles d'Euclide ■■, parce
qu'étant tres-ccrtains de la vérité de ces propofitions
par des démonftrations inconteftables , toute nôtre
curiofité cefTe à leur égard : xMarque infaillible que les
hommes n'ont de rinclinâcion pour la nouveauté,
qucparcequ'ilsnevoyent point avec évidence laveri*
té des chofès qu'ils défirent naturellement de fçavoir,
& qu'ils ne pofTedent point des biens infinis qu'ils
lôunaittent naturellement de pofïèder.
II eft donc jufte que les hommes foient excitez par 1 L
la nouveauté , & qu'ils l'aiment : mais il y a pourtant Trois rr-
des exceptions à faire, & ils doivent oblervercertai- gUs^our-
nés règles qu'il eft facile de tirer de ce que nous venons pour mo^
de dire , que l'inclination pour la nouveauté ne nous dérer la
eft donnée que pour la recherche de la vérité & de nô- cunoÇité^
îre véritable bien»
Il y en a trois dontia première eft , que les hom-
mes ne doivent point aimer la nouveauté dans les
chofès de la foi qui ne font point foûmifes à la rai-
fbn.
La féconde , que la nouveauté n'eftpasuneraifon
qui nous doive porter à croire que les chofès font bon-
S 3 lies
416 DE LA RECHERCHE
Chap. lies ou vraies :c'eîl-à-cîire que nous ne devons point
1 1 L juger que lesopinions font vraies,a caulè qu'elles font
nouvelles, ni que des biens font capablesMe nous con-
tenter , à caufo qu'ils font nouveaux $c extraordi-
naires , & que nous ne les avons point encore polïë*
dez.
La troifie'me, que lorfquc nous fommes ûfifurez
d'ailleurs que des véritezfont fî cachées qu'ileft mo-
ralement impolîible de les dtfcoîivrir , & que les biens
font /i petits & Il minces qu'ils ne peuvent pas nous
fatisfaire 3 nous ne devons point nous laifTer exciter
par la nouveauté qui s'y rencontre , ni nous laiiïer fè-
duire for de fàulîes efperances-. Mais il faut expliquer
Ces règles plus au long , & faire voir que faute de les
obfèrver nous tombons dans un très : grande nombre
d'crrturs.
///, On trouve alTèz fouvent des efprits de deux hu-
Mxplica meurs bien différentes : les uns veulent toujours croi'
tion par- re aveuglement ; les autres veulent toujours voir évi-
ticidiére demment. Les premiers n'ayant prefque jamais iait
delapre- ufàge de leur cfprit , croient fans difcernement tout ce
niiere de qu'on leur dit ; les autres voulant toujours faire -u^fàge
ces re- de leur efprit fur des matières même qui le furpafTenc
çies, infiniment, m éprifcnt indifféremment toutes fortes
d'autoritez. Les premiers font ordinairement des (luw
pidcs & des efprits foibles , N::omme les enfans & les
iénimes ; les autres font des efprits fuperbes & liber-
tins, comme les hérétiques & les Fhiiofophes.
Il eft extrêmement rare de trouver des perfonnes
qui fbientjuftementau milieu de ces deux excez, &
qui ne cherchentjamais d'évidence dans les chofès àç.
la foi par une vaine agitation d'efpritjou qui ne croient
quelquefois fans évidence des opinions faufïès tou-
chant les cliof^s de la. nature , par une déférence in-
difcrete & par une bafïèfoiiniifïion d'efprit. Si cefoat
des perfonnes de piété & fort foûmifès à l'autorité de
l'Eglife, leur foi s'étend quelquefois , s'ilm'eft per-
mis de le dire s^'^fi, jufqu'à des opinions purement
Pkilofophiquçs ils ks regardent fouvent avec Je mêr
me
DE LA VERITE'. Livre IV. 417
me refpect que les ve'ritez de la Religion. Ils con- Ch^ap.
damneat par un faux zèle avec une trop grande facili- lil.
te' ceux qui ne font pas de leur fèntiment. Us entrent
dans des foupçons injurieux contre les perfonnes , qui
font de nouvelles de'couvertes. C'eft aiîez, afin de
paiïèrpour libertin dans leur efprit , que de nier qu'il
y ait des formes (ubftantielles ^ que les animaux Im -
tencdela douleur &du plaifir , & d'autres- opinions
de Pfiilofophie , qu'ils croient vraies làns raifbn évi-
.^ente , feulement à caule qu'ils s'imaginent des liai
fbns necelTaires entre ces opinions & les véritezdek
foi.
Mais fi ce (ont des perfbnnes trop hardies leur or-
gueil les porte à méprifer Tautorite del'Eglifej ce
n'eft qu'avec peine qu'ils s'y (bùmettent. Ils le plai-
fènt dans des opinions dures & téméraires : ils afFe-
étent de pafTer pourelprits forts j Se dans cette vue ils
parlent àcs choies divines làns refpeâ: & avec une ef-
pece de fierté : ils méprifènt comme trop crédules
ceux qui parlentavec modeftie de certains- fèntimcns
reçus. Enfin ils font extrêmement portez à douter de
tout, & entièrement oppofez à ceux, qui ont une trop
grande facilité à fe foûmettre à l'autonté des honi-
mes.
Ileilmanifeilequeces deux extrémitez ne valent
rien j & que les peifônnes qui né veulent poiiît d'ev^
dencedans les queftions naturelles font blâmables,
auifi bien que les autres qui demandent de l'évidenCw ^
dans les mYftëres de la foi. Mais <;eux qui fe mettent
en danger de fè tromper dans des queîlions de Phiîo-
fophieen croyant trop facilement , font fans doute
plus exGn fables que les autres qui fe mettent en danger .
de tomber dans quelque herelie en doutant téméraire^
ment. Car enfin il cft moins dangereux de tomber
dans une infinité d'erreurs de Philo fophie faute de
les examiner, que de tomber dans une feule h éréfie
faute defefoiimettre avec humilité à l'autorité de TE-
glife.
L'efprit le repofe quand il trouve de l'évidence , &
S 4 s'agite
4i8 DE LA RECHERCHE
Ch AP. s'agite quand il n'en trouve pas , parce- que l'evicfence
III . elHecaradcredelavcrice, Ain fî l'erreur des libertins
& des Hérétiques vient de ce qu'ils doutent que la ve'-
rite' le rencontre dans les de'cifionsde l'EglKè , parce
qu'ils n'y voyent pas d'évidence j & qu'ils efperenc
que les véritez de la foi (è peuvent connoître avec évi-
dence. Or leur amour pour la nouveauté eft déréglé,
puifque pollédant la vérité dans la Foi de l'Eglilè , ils
ne doivent plus nen rechercher : outre que les véritez
delaFoiétantinfinimentaudefTusde leur efprit, ils
ne pourroient pas les découvrir , fuppofé , félon leur
faufiè penlee, que rEglifefùt tombée dans l'erreur.
Mais^s'il y a plufieurs perfonnes qui fè trompent en
refufànt de (elbûmettre a l'autorité de l'Eglile il n'y
en a pas moins qui fe trompent en fè fbùmettant à
l'autorité des homm.es. Ilfautfèfbùmettreàrauto-
rirédcl'Eghfè, parce qu'elle ne peut jamais fefbù-
mercre aveuglément à l'autorité des hommes, parce
qu'ils peuvent toujours (è tromper. Ce que l'Eglifè
nous apprend eft infiniment au dellus des forces de la
raifouj ce que les hommes nous apprennent eft fou-
rnis à nôtre raifon j de forte que fi c'eft un crime &
une vanité infupportable que de chercher par fon ef-
prit la vérité dans les matières de la Foi , fans avoir
égard à l'autorité de l'Egliièi c'eft aulTi une légèreté
& une balTelîé d'efprit méprifàble, que de croire aveu-
glément à l'autorité des hommes dans des fujets qui
dépendent de la raifon.
Cependant on peut dire que la pliipart de ceux que
l'on appelle fçavans dans le monde , n'ont acquis cet-
te réputation , que parce qu'ils fçavent par mémoire
les opinions d'Ariftote , de Platon , d'Epicure , & de
quelques autres Philofbphes , qu'ils le rendent aveu-
glément à leurs fèntimens , & qu'ils les défendent
avec opiniâtreté. -Pour avoir quelques marques exté-
rieures de dodrine danslesUniverfitez, il fiiffit de
fçavoir les fèntimens de quelques Philofophes .pour-
vu que l'on veiiille jurer in verha magijlri , on devienc
bien-tôt un Dcdeur» Prefque toutes les communau-
tez
DE LA VERITE'. Livre IV. 419
tezonr une doélrinc qui Jeur eft propre, & qu'il eft Cka?,
défendu aux particuliers d'abandonner. Ce qui eft III.
vrai chez les uns , eft fbuvent faux chez les autres. Ils
font gloire quelquefois de foùtenir la dockine de leur
Ordre contre la raifon & l'expérience; & ils fe croient
obligez de donner des contodions à la ve'rité ou à
leurs Auteurs pour les accorder l'un avec l'autre: ce
qui produit un nonabre infini de diftinclions frivoles?
lefqueîles font autant de détours qui conduifènt in-
failliblement à l'erreur.
Sil'on découvre quelque ve'rité, il faut encore à pre-
fènt qu'Ariftote Tait vue , ou fi Ariftote y efl contrai-
re, la découverte fera fàufTe. Les uns font parler ce
Philofbphe d'une façon, les autres d'une autre; car
tous ceux qui veulent paiîèr pour fçavans , lui font
parler leur langage. Il n'y a point d'impertinence
qu'on ne lui fafîè dire , & il y a peu de nouvelles dé-
couvertes qui ne fè trouvent énigmatiquement dans
quelque recoin de fes Livres . En un mot il fe contre-
dit prefque toujours, fi ce n'eft dans fès ouvrages, c'eft
du moins dans la bouche de ceux qui l'enfeignenc.
Car encore que les Philo fophes proteftent & préten-
dent mêmes d'cnfcigner fà doctrine , il eft difîicile
d'en trouver deux qui foient d'accord fur fes fènti-
mens : parce qu'en effet les Livres d' Ariftote fout fî
obfcurs & remplis de termes fi vagues & fi généraux,
qu'on peut lui attribuer avec quelque vrai-femblance
les fèntimens de ceux qui lui font les plus oppofez.
Gn peut lui foire dire tout ce qu'on veut dans quel'
' ques-uns de ces ouvrages , parce qu'il n'y dit preique
rien, quoi qu'il ÊifTe beaucoup de bruit : de même que
les enfàns font- dire au fon des cloches tout ce qu'il
leur plaît, parce que les cloches font grand bruit & ne
difêntrien.
Il eft vrai qu'il parolt fort raifonnable de fîrer &
d'arrêter l'efprit de l'homme à des opinions particu-
lières, afin de l'empêcher d'extravaguer. Mais quoi? '
'feut-il que ce foit par le menfon^ & par l'erreur ? ou
plutôt croit-on que l'erreur puifie réunir les efprirs?
S 5 Que
410 . DE LA REGH'^RGHE
H A p. Que l*on examine combien il eft rare de trouver eleS
i I, perfonncs d'efprit qui Toient fàcisfaines. de la ledure
d'Anftote 7 ôc qui foienc perfiiade'es d'avoir acquis
iineventablefciencs, apre's même qu'ils ont vieilK.»
fur fès Livres j & on reconnoîtra manifeftement qu'iL
n'y a que la vérité & l'évidence qui arrêtent l'agita-»
tien del'efprit ; & queles diCputes , lesaverfions , les
erreurs & les héréfies mêmefijnt entretenues & for^
tijfiées par la mauvaife manière Jont qn étucîie. La
vmtéconfiftedans un indivifible , elle n'efl: pas capa-?
ble de variété 5 & il n'y a qu'elle qui puifle réunir les
e'fpiits : mais le. menfongeSc l'erreur ne peuvent que
ks divifèi.&,Ies-agiter.
Je ne doute pas qu'il n'y ait quelques perfbnnes.
qui croient de bonne foi que celui qu'ils appellent le
Prince des Pliilofbphes , n'ed point dans l'erreur , &c
que c'eft dans fès ouvrages, que fe trouve la véritable
& foîidç Philofophije, lîy adesgens.qui s!itnaginen£
que depuis deux mille ans qu'Ariftote a écrit, on n'a
pu encore découvrir qu'il ftit tombé dans quelque er-r
reurj qu'ainfi, étant infaillible en quelque manière,
its peuvent le luivre aveuglément & le citer comme
infadlible. Mais on ne veut pas s'arrêter à répondre
à ces pcrfonaes 5 parce qu'il faut qu'elles fbient dans
Une ignorance trop groiliérco & plus digne d'être mé-
prifée que d'ctrccorabattuë. On leur demande Cexihr
sx]eiu quç, s'ils fçavent qu'Ariftote ou quelqu'un dç
cçHX qui l'ont fuivi , ayent jamais déduit quelque vé-
jfîté des principes de Pbyfîque qui lui fbient particu^»
liers 5 ou fi peut-être ils l'ont fait eux-mêmes, qu'ils fè '
déclarent, qu'ils l'expliquent , & qu'ils la prouvent j
■& on leur promet de ne plus parler d'Ariflote qu'a*
•vee.élQge, Onnediraplusqyefès principes font in-
■fâtiles , puisqu'ils auront cnn n fervi à prouver une vé.-
lit.éj mais ii n'y a pas lieu-^ de l'eiperer. Il y a déjà
long-ternsqu'oneuafaitle deffi, & Monfieur Def-
■ carres entr'autres dans [es MéditatioiîS.MetaphyfiqueîS
ily a.prés=,de quarante. ans, avecpramefTeineme de
clg'paoii^erJaiàvi^eté.d^ cette véîité préçeodag ; Et jj
DE LA VERITE; Livre IV. 421
f a grande apparence que perionne ne (e hazardera Chap-,"-
jamais défaire , ce cjue les plus grands ennemis de IIL*
Monfleur Defcartes & ks plus zelez défenfeurs de la
Philofbphied'Ariftoce n'ont point encore ofe' entre-
prendre.
Qu'il foit donc permis apre's cela de dire que c'cfl:
aveuglement, baflefîe <i eiprir , ftupidité, que de Ce
rendre ainfi à rautorire d'Ariltote , de Platon , ou de
quelque autre Philofbphe que ce (bit : que l'on perd
ion tems a les lire , quand on n'a point d'autre dcikia
que d'en retenir les opinions ; & qu'on le fait perdre
à ceux à qui on les apfïrend de cette forte. Qu'il foit Qiiîstam
permis de dire avec Saint Auguftin : Qa^c'efi être fit- ^uitecu-
tement curieux , que d'etfvcyer fin fis du Coliege , afin ^'^/"^ ^^
qu'il y apprenne lesfintïmens de fon Maître : Que les y^^^ "
PhUofophes ne ptuvent point nous inftruire par leur {\x\xm
autorite', & que s'ils le pre'tendent ils fontinjufiies: mittat in-
que c'eft uiieefpe'ce de folie & d'impiété que de jurer ^^iiolam ,.
folemnellement leur de'iFcnj[è;& enfin , que c'eft te- "^ ^}^'-'^
nirinjuftement la vérité captive, que de s'oppoler ™^?! ^"^
par intérêt aux opinions nouvelles de Phiiofophie qui di/^aj ,
peuvent être vraies , pour confèrver celles que l'oa ^112. de
Içait aiTez être faulTes ou inutiles ? mcKfiQro •
Chap.
e H A P I T R E ÎV. I Y.
Contînuatîandnmèmefujet. I. Explication de la fécon-
de règle de la curiofité. II. Explication de la troi*
fiéme.
A féconde règle que l'on doit obferver , c'^fl: que- /,
lanouveauténedoit jamais nous fervir de raifon Seconde
pour croire que les choies font véritables. Nous avons- J^rriede
déjà dit pluiieurs fois que les hommes ne doivent pas curioQxé,
£è repoler dans l'erreur, & dans les faux biens dont ils
j.Ou'ilTent : qu'il eft jufle qu'ils cherchent l'évidence de.
la vérité , &:ie vrai bienqu'ils ne pofîedentpas ; & par-
eonfec^uent qu'ils fè poitent aux chofes qui leur font.
S- ^ > ncHi-
4i2> DE LA RECHERCHE
^viK"?. nouvelles & extraordinaires. Mais ils ne doivent pas
"l V. P°^^' ^^^^ toujours s'y attacher , ni croire par légèreté
d'efprit , que les opinions nouvelles fon vraies, à caule
qu'elles font nouvelles , & que des biens font ve'rita'
blés, parce qu'ils n'en ont point encore joiii. La nou-
veauté les doit feulement poufTer à examiner avec foin
les chofes nouvelles , ils ne les doivent pas méprifer
puifqu'ils ne les connoiiîent pas, ni croire aufïi témé-
rairement qu'elles renferment ce qu'ils fbuhaitcnt&:
ce qu'ils efpérent.
Mais voici ce qui arrive aflTez fouvent. Les hom-
mes après avoir examiné les opinions anciennes &
communes, n'y ont point reconnu la lumière de la vé-
rité-.après avoir goûté les biens ordinaires, ils n'y
ont poinr trouvé le plaifir folide qui doit accompa--
gner la polTellion du bien : leurs deîîrs & leurs em-
prelîemens ne fè font donc point appaifèz par les opi*
nions & les biens ordinaires. Si donc on leur parle de-
Quelque chofe de nouveau & d'extraordinaire , l'idée-
e la nouveauté leur fait d'abord efperer ,.que c'eft ju-
flement ce qu'ils cherchent. Et parce qu'on {q flate
ordinairement , & qu'on croit volontiers que les cho-
ies font comme on louhaite qu'elles foient j leurs eC-
perances fe fortifient à proportion que leurs defirs
s'au2;mentent , & enfin elles le changent infènfiblc-
ment en des ailurances imaginaires. Ils attachent ciii
fuite (i fortement l'idée delà nouveauté avec l'idée de
la vérité, que l'une ne fèrepréfente jamais ^ns l'au-
tre j ôc ce qui efl plus nouveau leur paroît toujours;
plus vrai & meilleur que ce qui eft plus ordinaire &.
plus commun j bien difFerens en cela de quelques-uns,
qui ayant joint par averfion pour les hercfîes , l'idée
de k nouveauté avec celle de là faufleté , s'imaginent
que toutes les opinions nouvelles font fàulîes > &
qu'elles renferment quelque chofe de dangereux»
On peut donc dire que cette difpofition ordinaire
de l'elprit & du cœur des hommes à l'égard de tout ce
qui porte le caractère de la nouveauté,en: une des eau-
iks plus .géiiéiales de leurs erreurs ; Car elle n\: ks con-
DE LA VERITE'. Livre IV» 41^
duit prefcjue jamais à la vérité : Lorfqu'elîc les y coa- Chap.
du'it , ce n'eft que par hazard & par bon-heur : & en- I V.
fin elle les détourne toujours de leur véritable bien,
en les arrêtant dans cette multiplicité de divertifîè-
men» & de faux biens dont tout le monde eft rempli;
ce qui eft l'erreur la plus dangereufè dans laquelle on
puiiïè tomber.
Latroifîémc règle contre les defirs cYeefïîfs de la -f/.
nouveauté eft,que lorfque nous fbmmes afTûrez d'ail- Troifi/-
leurs que d«s vérités font fi cachées qu'il eft morale- ^^ règle
mentimpoflible de les découvrir, & que les biens delà eu-
ibntfi petits & fi minces qu'ils ne peuvent nous ren- riofité»
dre heureux , nous ne devons pas nous làilTer exciter
par la nouveauté qui s'y rencontre.
Tout le monde peut {çavoir par la foi , par la raifon
& par l'expérience, que tous les biens créés ne peu-
vent pas remplir la capacité infinie de la volonté» La
foinous apprend que toutes les choses du monde ne
font que vanité, & que nôtre bonheur ne confifte pas-
dans les honneurs ni dans les richefîès. La raifbn nous
afiiire que puifqu'il n'eft pas en nôtre pouvoir de bor-
ner nos defirs, & que nous fommes portez par une iii-
elination naturelle à aimer tous les biensjnous ne pou-
vons devenir heureux qu'en polîèdat celui qui les ren-
ferme tous. Nôtre propre expérience nous fait fcntir
que nous ne fommes pas heureux dans lapoffefiîon;
des biens dont nous joûidons , puifque nous en fbu-
haitons encore d'autres. Enfin nous voyons tous les
jours que les grands biens dont les Princes & les Rois
même les plus puiilans jouïflent fur la terre , ne font
pas encore capables de contenter leurs defirs ; qu'ils
ont mêm.es plus d'inquiétudes & de dépîaifirs que les
autres ,• & qu'étant au haut delà roue de la forrune,
ils doivent être infiniment plus agitez ^ plus {ècoiiez
par (on mouvement , que ceux qui font au delTous 8c
plus proche du centre. Car enfin ils ne tombent ja-
mais que de haut ; ils ne reçoivent jamais que de gran-
des bleflùresj & toute cette grandeur qui les accom pa-
gne &: qu'ils attachent à leur propre écre, ne fait que-
ks--
4H BE LA RECHERCHE
les groflir & les étendre , afin qu'ils fbient capables
l y^ d'un plus grand nombre de blcfïures , & plus expofez
aux coups de la fortune.
La foi donc , la railbn & l'expérience , nous con^
vainquant que les biens & les plaifirs de la terre, dcf-
^ueis nous n'avons point encore goûté , ne nous ren-
droient pas heureux quand nous les pofTederions ^
nous devons bien prendre garde félon cette troifiéme
règle à. ne pas nous laifTeriottement flatter d'une vai-
ne elperance de bonheur, laquelle s 'augmentant peu à
peu à proportion de nôtre paflîon & de nos defirs , fc
changeroit à la fin en une fauflè. afïurance. Car lor£-
quc Ton eft extrêmement paffionnc pour, quelque
bien , oniè l'imagiae toiîjours très-grand j & l'on fe
perfuade mêmes infenliblement que l'on fera heureujt
quand on le pofTedera.
Il :feut donc refifter à ces vains dejfîrs,pui/que ce (è^
roit inutilement que l'on tâcheroit de les contenter.
Mais principalement encore, parce que quand on fe
Jaiflè aller à fes paflions , & que l'on emploieibn tems
pour les fatisfaire , on perd Diea^. toutes chofes avec
lui. Oi> ne fait que courir d'un faux bien après un au-
tre faux bien : on vit toujours dans de faulles efperan-
ces : on fè diflîpe , on s'agite en mille manières diffé »
rentes : on trouve par tour des oppofitions à caufè que
llîs biens que l'on recherche (ont délirez de plufieurs,
& ne peuvent être. polTedez de plufîeurs i & enfin
Qïi meurt & on ne pofTede plus rien» Car, comme
Ch'ap.6. nous apprend fàint Paul , ceux qui veulent devenir ri^
uTi^i f^ei", tombent dans U tentation C^ dans le pfége du dia-
ble y C^ en divers defirs inutiles & pernicieux qui préci-
pitent les hommes dans l'abime de la perdition Cr'-dt lu.-
damnations car la cupidité efl la racine de tous les maux.
Que fi nous ne devons pas nous porter à la recher^r
che des biens delà terre qui nous font nouveaux , parl-
ée que nousfbmmes afTurez que nous, n'y trouverons
pas le bonheur que nous cherchons ^ nous ne devons
pas auiîi avoir. le moin dre de fir de. fcavoir les Q|sïnio!îS
lïoilY-ciies-Jfe]^ uu .tres-:eraiid .iioiïibre. de queltions
m
DE LA YERIT£'_LivRBlV. 42.5
difficiles , parce que nous fçavons d'ailleurs que VcC- Chap*
prit de l'homme n'en fçauroit de'couvrir la vérité'. La I Y,
plupart des queftions que Ton traite dans la Morale &.
principalement dans la Phyfîque , font de cette natu-
re j & nous devons par cette raifon nous de'fier beau-
coup des livres que l'on compofè tous les jours fut
ces matières tres-obfcures & tres-embaraflees. Car,
quoi qu'abfolument parlant , les queftions qu'ils con-
tiennent Ce puiiTent re'fbudrc j cependant il y a encore
fi peu de ve'ritez de'couvertes , & il y en a tant d'autres
à içavojr avant que de venir à.celles dont^trai.tent ces
livres , qu'on ne peutne les pas lire iàns le hazarder de
perdre beaucoup.
Cependant ce n'eft pas ainfi que les hommes fè.con-
duiiènt; lis font tout le contraire. Ils n'examinenc
point fîce qu'on leur dit eft pofîible. H n'y a qu'à,
leur promettre des chofes extraordinaires, comme la .
réparation de la chaleur naturelle, de l'humideradical,
des elprits yitaux , ou d'autres ehofês qu'ils n'entenr
dent point, pour exciter leur vaine curiofîte' 5 &poui:
ks préoccuper. Il fùffit pour les eblouïr & les gagner,
^ leur propolèr des paradoxes j defèfervir de paroles
oblcures, de termes d'influences, de l'autorité' de
quelques auteurs inconnus j ou bien de faire quetf
que expérience fort fenfible & fort extraordinaire,
^uoiqu'elle.n'ait même aucun rapport à ce qu'on
avance, car il fujSît de lé§,^'courdir pour les couvain-^
cre» '
Si un Medeetn,UB Chirurgien, un Empirique citent
des pailàges grecs & latins , & fe fervent de termes
ji.oiiveaux& extraordinaires pour ceux qui Icse'cou-
tent, ce font de grands hommes ; on leur donne droit
de vie & de mort : on les croit comme des oracles : ils
s'imaginent eux-mêmes qu'ils font- bien au defTus du
commun des hommes, & qu'ils pénètrent le fond des
chofes. Et Cl l'on eft a0èz indifcret pour témoigner
qu'on ne prend pas pour raifon cinq ou fîx mots qui
liC lignifient & quine prouvent rien 5 ils s'imaginent
^'oa n'a pas le fe^s commun ., & que l'ou nie ks.
41^ DE LA RECHERCHE
Chap. premicK principes. En effet lès premiers principes
I V. cle ces gens-là font cinq- ou (ix mots latins d'un au-
teur , ou bien quelque palïagc grec , s'ils font plus ha-
biles.
Il eft mêmes neceiïaire que les fçavans Médecins
parlent quelques fois une langue que leurs malades
n'entendent pas, pour acquérir quelque réputation &:
pour fè faire obeïr.
Un Médecin qui ne fçait que du latin^peut bien être
eftimé au village : parce que du latin eft du grec& de
l'arabe pour des paylàns. Mais (i un Médecin ne fçait
au moins lire le grec pour apprendre quelqu'aphorif-
mcd'Hypocrate, il ne faut pas qu'il s 'attende de paf-
fer pour içavant homme dans l'eiprit des gens de vil-
le , qui fçavent ordinairement du latin. Ainfî les Mé-
decins même les plus fçavans connoifîant cette fantai-
fïcdes hommes, lè trouvent obhgez déparier comme
ks affronteurs & les ignorans j Se l'on ne doit pas tou-
jours juger de leur capacité' & de leur bon fcns, par les
chofès qu'ils peuvent dire dans leurs vifitcs.
€hap.
V.
7.
Delafe^
conde in-
clination
naturelle
ou de l'a-
mour
^roj^re^
CHAPITRE V.
I, Tjela féconde inclination naturelle OH de l'amour pro*
pre. II. Ilfe diVife en f amour de l'être C" du bien
être , ou de la grandeur O' duplaijir.
LA féconde inclination que l'Auteur de la na-
ture imprime (ans celle dans nôtre volonté,
c'eft l'amour de nous mêmes& denôtre propre con-
fervation.
Nous avons déjà dit que Dieu aime tous fes ouvra-
ges j que c'eft l'amour feul qu'il a pour eux qui les
conferve ;. & qui veut que tous les efprits créez ayenc
les mêmes inclinations que lui. Il veut donc qu'ils
ayent tous uneinelination naturelle pour leur xonfèr-
yation, & qu'ils s'aiment eux-mêmes. Àii-.^l eft ju-
Ht des'aiinerpuifqu'en eifeton eft aimable, que Dieu •
iîiêjme.
DE LA VERITE'. Livre IV. 417
même nous aime, & qu'il veut que nous nous ai- Chap.
mions : mais il n'eft pas jufte de s'aimer plus que V.
Dieu, puiique Dieu en: infiniment plus aimable que
nous. Ileft injufte de mettre fà dernière fin dans foi-
même, & de ne {è pas aimer par rapport à Dieu 5 puii-
qu'en efFet n'ayant aucuiie'bonté ni aucune fîibfîftan-
ce parrtous mêmes mais feulement par participation
de la bonté' & de l'être de Dieu , nous ne fommes pas
aimables par nous mêmes , mais feulement par rap-
port à lui.
Cependant l'inclination que nous devons avoir
pour Dieu s'ell perdue par le péché , & il en eft feule-
ment refte' dans nôtre volonté' une capacité' infinie
pour tous les biens ou pour le bien en général , & une
inclination forte de ks pofîèder qui ne peut jamais fe
détruire : mais l'inclination que nous devons avoir
pour nôtre propre confèrvation, ou nôtre amour pro-
pre s'eft fi fort augmenté, qu'il s'eft enfin rendu le
maître abfolu de la volonté. Il a même changé, &
transformé en fâ propre nature l'amour de Dieu, ou
l'inclination que nous avons pour le bien en général,
& l'amour que nous devons avoir pour les autres
hommes. Car on peut dire préfenremsnt que nous •
n'avons de l'amour que pour nous mêmes , puifquc
nous n'aimons toutes chofès que par rapport à nous;
au lieu que nous ne devons aimer que Dieu & toutes
choies par rapport à Dieu.
Si la foi & la raifon nous apprennent qu'il n'y a que
Dieu qui fbit le fbuverain bien , & que lui fèul peut
nous combler de plaifirs ; nous concevons facilement
qu'il faut donc l'aimer , & nous nous y portons avec
afièz de facilité : mais fàiis la grâce , c'eft toujours
par amour propre que nous l'aimons. La charité
toute pure eft h au defius de nos forces , que tant
s'en faut que nous puilfions aimer Dieu pour lui-mê-
me, que la raifon humaine ne comprend pas facile-,
ment que l'on puifle aimer autrement quepar rapport
à foi , & avoir d'autre dernière fin que fà propre fatis-
fa(^ion. L'amour propre eft donc le fèul maître de la
voloii-
42-« ^ DE LA RECHERCHE
Chap. volonté depuis le dcfbrdre du péché , & l'amour de
Y# I^ieu & du prochain n'en font plus préièntement que
des fiïitesi puifqu'on n'aime plus rien, que parce
qu'en l'aimant, on elpére quelque avantage, ou qu'on
reçoit adueîlement quelque plâifir.
jl^ Or cet amour propre (e peut divifèr en deux efpé^
V amour ^^^ ' Ravoir en l'amour de la grandeur , & en l'amour
propre Ce ^" P^^ilîr j ou bien en l'amour de Ton être & de la per-
divife en ^^^^o" ^^ fon être , & en l'amour de fon bien être ou
l'amour ^e ia félicité.
de l'être ^^^^ l'amour de la grandeur nous affedons la puif-
& du ^ïï<^^ 5 l'élévation , l'indépendance , & que nôtre être
bien être ^^^^^ P^^^ lui-même. Nous devrons en quelque ma^
ou de la "^^'^^ d'avoir l'être nécefîaire: nous voulons en un fens
grandeur ^^'^^ comme des dieux. Car il n'y a que Dieu qui ait
CT du proprement l'être , & qui exifte nécefîairement; puif-
plai^r <]ue tout ce qui elt dépendant n'exifte que par la vo-
^ ^ ' lonté de celui dont il dépend. Les hommes donc (oa-
haitant la necefïîté de leur être,(buhaitent aufli la pui{^
fànce des autres. Ma is.pari'amour du plaifir ils défi-
rent non pas fimpiement l'être, mais le bien étreipuiC-
que le plaiiir eft la manière d'être qui eO: la meilleure
& la plus avantageuse à l'ame.
Car il faut remarquer que la grandeur , l'excellen-
ce , & l'indépendance de la créature , ne (ont pas des
manières d'érre qui la rendent plus heureufè par elles-
mêmes j puifqu'ilarrivefcmYent qu'on devient mifèr-
rablè à mefiire qu'on s'aggrandit. Mais pour le plai-
fir, c'eft une manière d'être que nous ne (çaurions re-
cevoir aduellement , fans devenir aduellement glus
heureux. LagrandeurSc l'indépendance le plus |bu.-
vent ne foiit point en nous, & elles ne confident d'or-
dinaire que dans le rapport que nous avons avec les
choies qui nous environnent. Mais les plaifirs font
dans l'ame même , 3c elles en font des manières réel-
les qui la modifîeHt;,& qui par leur propre nature font
capables de la contenter^ Ainlî nous regardons l'ex^
cellence, la grandeur , &hndépendan£e comme des
diofès propres pour la confèrvation de nôtre être ^ &
mçme
DE LA VEUITF. Livre IV. 419
Blême cjuelcjuesfois comme fort utiles félon l'ordre ChapI
de la nature pour la con(èrvation du bien être : Mais Y»
le plai/ir eft toujours la manière d'être de l'elprit,
^m par elle même le rend heureux & content ; de for-
te que leplaifir eft le bien être, & l'amour du plaifîr
I amour du bien être.
Or cet amour du bien être eft fi puilïànt qu'il eft
fjuefquefois plus fort que l'amour de rêtre,& l'amour
propre nous fait quelquefois defirer le non être , parce .
que nous n'avons pas le bien être, Cek arrive à tous
les damnez auxquels il (èroit meilleur félon la parole
de Jefus-Gbrift , de n'être point que d'être aufli mal
qu'ils font: parce que ces malheureux e'tant ennemis
de'clarez de celui qui renferme en lui-même toute la
bonté' , & qui eft la caufè feule des plaifîrs & des dou-
leurs que-nous (ommes capables de (entir, il n'éft.pas
poiîible qu'ils jouïflent de quelque {atisfa<îiion. Ih
font & ils feront e'ternellement miferables , parce que
leur volonté fera toujours dans k même diQ)ofitioni-
& dans le même dérèglement. L'amour de foi-mê-
me renf€i:me donc deux. amascs, l'amoat de la gran-
deur, de la puiflTance, de l'indépendance , & généraîe-
lîient de toutes les chofès qui nous paroifïènt propres
pour la confervation de nôtre êtrej & l'amour du plai-
iîr & de routes les choiés qui nous fontnecelTaires
pour être bieu,c'eft-àrdirej pour être heureux Ôc con--
tens.
Ces deux amours fepcuvent divifèr en pluiïeurs ma-
nières : foit parce que nous fommes compoféz de
dcux.partics différentes d'ame&de corps , félon lef-
quelles on les peut divifer ^ foit parce qu'on les peut
diftinguer ou les fpecilïer par ks diiftrens objets,
qui nous font utiles pour nôtre confervation. On ne
s'arrêtera pas toutefois à cela, parce que nôtre defîein,
n'étant paS'de faire une Morale , il n'eft pas necefïaire
de faire unerecherche & une divifîon exaéle de toutes
les choies que nous regardons comme nos biens . H a
feulement été néceflairs de faire cette divifîon pour
rapporter avec quelque ordre les caiafès de nos erreurs,.
Nous.
450 DELA RECHERCHE
Chap. Nous parlerons donc premièrement des erreurs
V, qui ont pour caufè l'inclination que nous avons pour
la grandeur, &c pour tout ce qui met nôtre être hors
de la dépendance des autres : Et enfuitc nous traite-
rons de celles qui viennent de l'inclination que nous
avons pour le plaifir , & pour tout ce qui rend nôtre
être le meilleur qui puifTe être pour nous, ou qui nous
contente leplus.
^yY* CHAPITRE VI.
I, De ^inclination que nous avons pour tout ce qui nour
élevé au deffus des autres. II. Des faux jugemens de
quelques perfonne s de pieté. III. Des faux jugemens
des fuperfîitieux & des hypocrites, IV. De Vont en-
nemi de M. Defcartes,
I, '"T^ Outes les choies qui nous donnent une certaine
De tin- jL élévation au deiîiis desautres en nous rendant
clmation plus parfaits , comme la fcience & la vertu; ou bien
que nous qui nous donnent autorité fur eux en nous rendant
avons pltis puilîàns , comme les dignitez & les riche/Tes ,
pour tout ièmblent nous rendre en quelque forte indépendans.
ce qui Tous ceux, qui font au de/Tous de nousjuous révèrent
nous ék' &nous craignent ; ils font toujours prêts à faire ce
veau qu'il nous plaît pour nôtre conlèrvation , & ils n'o-
deffus des font nous nuire ni nous rélîfter dans nos defirs» Ainli
autres. I^s hommes tâchent toiijours de polîeder ces avanta-
ges qui les élèvent au deflus des autres. Car ils ne
font pas réflexion , & que leur être & leur bien être
dépendent félon la vérité de Dieu feul , & non pas des
hommes ; & que la véritable grandeur qui les rendra
éternellement heureux, ne confifte pas dans ce rang
qu'ils tiennent dans l'imagination des autres hom-
mes, auflî foibles & aullî miforables qu'eux-mêmes;
mais dans une humble foùmilfion à la volonté de
Dieu, qui étant jufte , ne manquera pas derécompen-
fcr ceux, qui demeurent dans l'ordre qu'il a preforit.
Mais
DE LA VERITE'. Livre IV. 451
Mais les hommes ne défirent pas feulement de pof- Cha?
fcder efFedivement la fcience & la vertu , les dignitcz y X. *
,& les richelïès j ils font encore tous leurs efforts afin
qu'on croye au moins qu'ils les pofïèdent ve'ritablc-
ment. Et fi l'on peut dire qu'ils fè mettent moins en
peine de paroître riches que de l'être efFedivement,on
peut dire aufli qu'ils fe mettent fbuvent moins en
peine d'être vertueux que de le paroître : car comme
dit agréablement l'Auteur des réflexions Morales la
vertu niroit^as loinfi la vanité ne luitemit compagnie,
La réputation d'être riche , fçavant , vertueux ,
produit dans l'imagination de ceux qui nous environ-
nent , ou qui nous touchent déplus prés , des difpofi-
tionstres-commodes pour nous : elle les abbat à nos
pieds : elle les agite en nôtre faveur : elle leurinfpire
tous les mouvemens qui tendent à la confèrvation de
nôtre être, & à l'augmentation de nôtre grandeur.
Ainfî les hommes confèrvent leur réputation comme
un bien dont ils ontbefbin poux vivre commodément
dans le monde.
Tous les hommes ont donc de l'inclination pour la
vertu î la fcience, les dignitez , & les richelTes, & pour
lareputation de pofTeder ces avantages. Nous allons
feire voir par quelques exemples comment ces inclina-
tions peuvent les engager dans l'erreur. Commen-
çons par l 'inclination pour la vertu ou pour l'apparen-
ce de la vertu.
Les perfonnes qui travaillent fèrieufèment à fè ren»
dre vertueux, n'employent gueres leur efprit ni leur
tems que pour connoître la religion, & s'exercer dans
les bonnes œuvres. Ils ne veulent fçavoir , comme
(àint Paul , que J esus-Christ crucifié, le remè-
de de la maladie & de la corruption de leur nature. Ils
ne fbuhaitent point d'autre lumière que celle qui leur
cftnéceiTaire pour vivre chrétiennement ,& pour re-
connoître leurs devoirs, & en fuitre ils ne s'appliquent
qu'à hs remplir avec ferveur & avec exactitude. Ainfi
iîsnes'amufentguéres à des (ciences qui paroifTent
vailles & fteriles pour leur fàlut.
On
43i OE LA RECHERCHE
Chxv. ©n ne trouve rien à redire à cctte<;onduitc , on Te- *•
V I. ftime infiniment, on fc croiroit heureux delà tenir
//♦ exadement , & on fè repentmême de ne l'avoir pas
-Besfatfx affez fiiivie. Mais ce que l'on ne peut approuver ,c'eft
pigemens qu'e'tant confiant qu'il y a des iciences pureinent ha-
de quel- maines très- certaines & allez utiles, qui de'tachent l'ef-
^uesper- prit des chofèslènfibles, & qui l'accoutument ou le
jfbnnes de préparent peu à peu à goûter les véritez de l'Evangile j
pieté» quelques perlbnnes de piete'.fàns les avoir examinées,
les condamnent trop librement, ou comme inutiles,
Gu comme incertaines.
f II eft vrai que la plupart des fciences font fort incer-
taines & fort mutiles. On ne fè trompe pas beaucoup
de croire qu'elles ne contiennent que des veritez de
peu d'ufàge. Il eft permis de ne les étudier jamais -, Se
il vaut mieux les me'prifèr tout-à-fait que de s'en lait-
ier charmer & éblouir. Ne'anmoins on peut aflurer
qu'il eft tres-ne'ceflàire de fçavoir quelques veritez de
Me'taphyfique. La connoilïànce univerfèlle ou de
l'exiftence d'un Dieu eft ablblument neceflàire , puif^
que même la certitude de la foi dépend de la connoif-
iàncequelaraifon donne de l'exiftence d'un Dieu.On
doit fçavoir que c'eft là volonté qui fait & qui règle la
ï^iature ; que la force ou la puilTance des caufes natu-
relles n'eft que là volonté j en un mot que toutes cho-
ies dépendent de Dieu en toutes manières»
Il eft nécellairc aufli de connoître ce que c'eft que la
vérité , ks moyens de la dilcerncr d'avec l'erreur , la
diftin€tion qui le trouve entre les elprits & les corps,
les conféquences que l'on en peut tirer , comme l'im-
mortalité de l'ame , & plufîeurs autres femblables
qu'on peut connoître avec certitude.
La fcience de l'homme ou de {bi-même eft une
Science que l'on ne peut raifonnablement méprilêri
elleeft remplie d'une infinité de choies qu'il eft abfo-
lument neceflàire de connoître pouravoir quelque ju-
ftefie Se quelque pénétration d'eiprit : & l'on peut di-
re que fi un homme grolfier 6c ftupide, eft infiniment
au deUus de la matière, parce qu'il fçait qu'il eft Se que
la
DE LA VERITF, Livre IV» 435
lamatiérenekfçâit pas, ceux cjui^onnoiffeûtl'hom- Chap^
me, font beaucoup au defîus des perfonnes grofficres v I *
& ftupides , parce qu'iis fçavent ce qu'ils font , & que '
les autres ne le {ça vent point.
Mais la fcience de l'homme n'efl: pas ièulement
eftimable , parce qu'elle nous élevé au deflus des au-
tres; elle l'eft beaucoup plus parce qu'elle nous abbaif-
fe, & qu'elle nous humilie devant Dieu. Cette fcien-
ce nous fait parfaitement connoître la dépendance
que nous avons de lui en toutes chofès, & même dans
nos actions les plus ordinaires : elle nous découvre
tnanifeftement la corruption de nôtre natarc : elie
nous difpofe à recourir à celui qui fèul nous peut gué-
rir, à nous attacher à lui, d nous défier & nous déta-
cher de nous-mêmes; & elle nous donne ain fi plu-
fieurs difpofîtions d'efprit très - propres pour nous
loùmetcre à lagïace del'Evangile.
On ne peut guéres fe palTer d'avoir au moins une
teinture grolîîére, & une connoifTance générale des
Mathématiques & de h nature» On doit avoir appris
ces fciences dés fa jeunefle i elles détachent l'efprit des
chofes fenûbles , & elles l'empêchent de devenir moii
& ciïcminé : elles font afiez d'ufàge dans la vie : elles
nous portent mêmes à Dieu ; la connoiffance de la na-
ture le faifant par elle-même , & celle des Mathémati-
ques par le dégoût qu'elles nous infpirent pour les
faulîe£imprelîions de nos fens.
les peri^nnes de vertu ne doivent point méprifer
ces fciences , ni les regarder comme incertaines oa
comme inutiles , s'ils ne fontalïurez de les avoir allez
étudiées pouren juger foli dément. Il y en a afTez d'au-
tres qu'ils peuvent hardiment méprifer. Qu'ils con-
damnent au feu les Poètes & les Phiiofophes Payens,
ks Rabbins , quelques Hiftoriens , & un grand nom-
bre d'Auteurs qui font la gloire & l'érudition de
quelques fçavans , on ne s'en mettra guéris en peine.
Mais qu'ils ne condamnent pas la connoilîànce de la
nature comme contraire à la Religion j puifque la na-
ture étant réglée par la volonté de Dieu , la véritable-
con-
454 DE LA PvECHERCHE
Ch AP. connoifTance de la nature nous fait connoitre & admi-
Y I. rer la puiffance , la grandeur & la fagefle de Dieu. Car
enfin il femble c]ue Dieu ait formé l'univers afin que
les efprits l'e'tudient , & que par cette étude ils loient ;
portez à eonnoître & à révérer fon Auteur. De forte )
que ceux qui condamnent l'étude de la nature , fem- . ]
blents'dppoler à la volonté de Dieu j fi ce n'eft qu'ils j
prétendent que depuis le péché refprit de l'homme j
nefoitpas capable de cette étude. Qu'ils ne difènt i
pas aulîî que la connoiflànce de l'homme ne fait que :
l'enfler & lui donner de la vanité, à caufe que ceux qui
pafîent dans le monde pour avoiruneparfaite connoiC-
îàncc de l'hommCj quoique fbuventilsleconnoifl'cnt j
tres-mal, font d'ordinaire pleins d'un orgueil infup- i
portable: Car il eft évident que l'on ne peut fe bien '
eonnoître fans fèntir fcs foiblelTes & fes miferes.
Aufïî , ce ne font pas les perfbnnes d'une véritable
^^j* & fblidc pieté , qui condamnent ordinairement ce
pesjaux qu'ils n'entendent pas > fe font plutôt les fùperfli-
jugemens jf^y^ ^ [^^ hypocrites. Les fuperftitieux par une crain-
desfit- te fèrvile , & par une balîèfl'e & une foiblelTe d'ef prit,
j^erlri- s'eflfàrouchent dés qu'ils voyent quelque efprit vif &
tieuxO' pénétrant. Il n'y a par exemple qu'à leur donner des
deshy- raifons naturelles du tonnerre & de fès effets, pour
focrites, £f j-^ ^jj athée dans leur efprit. Mais les hypocrites par
une malice de démon fè transforment en Anges de lu-
mière. Ils fè fervent des apparences de véritez fàintes
& révérées de tout le monde , pour s oppofèr par des
intérêts particuliers à des véritez peu connues & peu
eftimées. Ils combattent la vérité par l'image de la
vérité -, &fe mocquant quelquefois dans leur cœur de
ce que tout le monde reipede , i!s s'établiflent dans
l'efpritdes hommes une réputation d'autant plus fe-
lide & plus à craindre, que la chofe dont ils ont abufé,
eflplusfàinte.
Ces perfbnnes font doncles plus forts, lesplus puii^
fans & les plus redoutables ennemis de la vérité. Il eft
vrai qu'ils font affezrareSjmais il en faut peu pour fai-
re beaucoup de mal. L'apparence delà vérité & de la
vertu
DE LA VERITE'.. Livre IV. 455
Vertu fait fouvent plus de mal que la venté & la vertu Chap,
iic font de bien ,• car il ne faut cju'un hypocrite adroit VL
pour renverlêr ce que plusieurs perfonnes vraiment
làges & vcrtueufcs ont e'difie' avec beaucoup de peines
ëc de travaux. _
Monfîeur Defcartes parexemple a prouvé démon- ^^
ftrativement l'exiftence d'un Dieu , l'immortalité ^^ f^^^'
de nos âmes , plufieurs autres queftions Metaphyfî-
ques> un très grand nombre de queftions dePhyfî-
qae , & nôtre fiécle lui a des obligations infinies pour
Icsvéritez, qu'il nous a découvertes* Voici cepen-
dant qu'il s'élève un petit homme > ardent & véhé-
ment déclamateur , refpeclé des peuples à caufè du
zele quil fait paroitre pour leur religion : il compofe
des Livres pleins d'injures contre lui , & ill'accuxe
des pluis grands crimes. Defcartes eft un Catholique,
il a étudié fous les PP.Jefuites , il a fouvent parlé
d'eux avec eftime» Celafufïità cetefpritmalin pour
perfliader à des peuples ennemis denôtre Religion,
& faciles à exciter fur des chofes aufîi délic^es que
font celles de la Religion , que c'eft un éminaire des
JefuitesSc qui a de dangereux defîeins: parce que les
moindres apparences de vérité flir des matières de foi
ent plus de force fiir lesefprits, que les véritez réel-
les & effectives de? chofes de Phyfique ou de Meta-
phyfique , defquelles on fè met fort peu en peine.
Monfîeur Defcartes a écrit de l'exiftence de Dieu. C'en
eft allez à ce calomniateur pour exercer fon faux zè-
le , & pour opprimer toutes les véritez que défend
f©n ennemi. lU'accufè d'être un athée, & même
d'enfcigner finement 8c fecretementl'atheïfiTiejain-
fi que cet infâme athée nommé Vanino qui fut brû-
lé à Toulcufè, lequel couvroit fam.alice &fbnim~
piété en écrivant pour l'exiftence d'un Dieu ; car une
des raifons qu'il apporte que fbn ennemi eft un athée,
c'cft qu'il écrivoit contre les athées , comme faifbic
Vànino qui pour couvrir fon impiété écrivoit contre
les athées.
C'eft ainii qu'on opprime la vérité lorfqu'on eft
" T foùtenu
4^(J DE LA RECHERCHE
Chap. foûtenu par les apparences de la veïité , &: que l'on
yi. s'eft acquis îxaucoup d'autorité fur les efpritsfbibles.
La ve'rite' aime la douceur & la paix , & toute forte
qu'elle eft , elle œdc quelqucsfois à l'orgueil , & à
la fierté' du mcnlbngequi fe pare & qui s'arme de {es
apparences. Elle fçait bien qae l'erreur ne peut rien
contr'clle , Se fi elle demeure quelque temps comme
prolcrite&dansl'obfcurité, ce n'eft que pour atten*
cire des occaiîons plus favorables de le montrer au
jour ; car enfin elle paroitprefque toujours plus for-
te Se plus éciaunte que jamais , dans le lieu même de
lonopprclîion»
On n'eft pas fiirpris qu'un ennemi de Monfieur
Defcartcs , qu'un homme d'une religion différente
delà fienne, qu'un ambitieux qui ne fongc qu'à s'é-
lever fur les riiines des perfonnes qui font au delTus de
lui , qu'un declamateuriàns jugement, que jf^ëf^ par-
le avec mépris de ce qu'il n'entend pas, & qu'il ne
veut pas entendre» Mais on a raifon de s'étonner
que des gens qui ne font ennemis ni de Monfieur
De/cartes , ni de fa Religion , ayent pris des {èntimcns
d'averfion&: de mépris contre lui» âcaufe des inju-
res qu'ilsont lues dans des livres compofêz par l'en-
nemi de faperfonne &defa Religion.
Le Livre de cet Hérétique qui a pour titre : Deffe-
rata caufa Papattis, fait affez voir fon impudence ,
fon ignorance, fon emportement, &ledefir qu'ila
deparoîtrczelé pour acquérir parce moyen quelque
jéputation parmi lesfiens. Ainficen'cft pas un hom-
me qu'on doive croire fur fa parole. Carde même
.<]u'onnedoit pas croire toutes les Fables qu'ila ra-
malîeesdans ce Livre contre nôtre Religion, Tonne.
doit pas auffi croire fur (a parole des acCufations atro •
£es & injurieuicsqu'iia inventées contre fon enne-
mi.
11 ne faut donc pas que des hommes raifonnabks fo
laifiént perfuader que M.Defcarteseft un homme
dangereux, parce qu'ils l'ont Kid^ns quelque livre, ou
bien parce qu'ils l'ont ouï dire à quelques perlonncs
dont
DE LA VERITE. Livre IV. 337
dont ils refpedent la pieté. Il n'eft pas permis de Chap.
croire les hommes fur leur parole , lorfqu'ils accu- YI.
fènt ks autres des plus grands crimes. Ce n'eft pas u-
jie preuve fulfi(ànte pour croire une chofè que de l'en-
tendre dire par un homme qui parle avec zèle & a '
vec gravité. Car enfin ne peut-oii jamais dire des
faullètez & des fbttilès de la même manière qu'on
dit de bonnes chofès , principalement fi l'on s'en eft
laifîé perfiiader par fimplicité& par foiblefie.
Il eft facile de s'inftruire de la vérité ou de la fauf-
fcté des acculàtions que l'on form.e contre M* Dc-
(cartes j fès écrits font faciles à trouver, & fortai-
iez à comprendre , lorfqu'on eft capable d'atten-
tion. Qu'on lifè donc fès ouvrages afin que l'on puif-
fè avoir d'autres preuves contre lui qu'un firaple oui-
dire, &j'e(pere qu'après qu'on les aura lus & qu'on
les aura bien méditez , on ne l'accufera plus d'atheïf-
mc , Se que l'on aura au contraire tout le refpeâ;
qu'on doit avoir pour un homm.e , qui a démontré
d'une manière tres-fimple & très-évidente non feu-
lement l'exiftence d'un Dieu & l'immortalité de l'a-
me , mais auffi une infinité d'autres veritez qui a-
T' oient été inconnues jufquesàfon tems.
CHAPITRE VIL
Du defir de la fcience O^ des jugemens des faux f^a-
"vans.
L'E s p R I T de l'homme a fans doute fort peu
de capacité & d'étendue , & cependant il n'y a
rien qu'il ne fouhaite de Içavoir. Toutes les fcien-
ces humaines ne peuvent contenter Tes delirs , & fà
capacité cil: fi étroite qu'il ne peut comprendre par-
faitement une feule Iciencc oarticuliere. Il cfl con-
tinuëllement agi né , & il defire toujours de {çavoirj
fbit parce qu'il e(j?ere trouver ce qu'il cherche, com-
me nous avons dit dans les Chapitres précedens ;
T % foit
Chap.
VIL
4^S DE LA RECHERCHE
Chap. foit parce qu'il fe perruadeque foname& fbiiefprk
YIL ^ 'agrandîflent par . la vaine pcfTeffion . de quelque cou*
KoifTànce extraordinaire. Le defîr dérègle de fbn bon-
heur & de fà grandeur fait qu'il étudie toutes les
iciences , efperant trouver fon bonheur dans les fcien-
ces de Morale , & cherchant cette fauffe grandeur
dans les fciences Tpéculatives.
D'où vient qu'il y a des perfonnesqui palTçnt tou-
te leur vie à lire des Rabbnis , & d'autres Uvres é-
Crits dans des langues étrangères , obfcures & cor-
rompues , & par des auteurs fans goût & fans intel-
ligence , fi ce n'eft parce qu'ils fe perluadcnt , que
lorfqu'ils fçavent ks laagues orientales , ils font plus '
grands & plus élevez que ceux qui les ignorent ? Ec
qui peut les foùtenir dans leur travail ingrat , de{a-
gïeable, pénible & inutile, fi ce n'eftl'eCperancede
quelque élévation, &la vùë de. quelque vaine gran-'
deurî En effet on les regarde comme des hommes
rares j on leur fait des complimçns fur leur profonde
c'rudition ; on les écoute plus volontiers que les au-
tres: ôi quoi qu'on puilîe dire que ce font ordinaire-
ment les moins judicieux , quand ce ne f^roit qu'à
caufe qu'ils ont emploie toute leur vie à une chofè
fort inutile, & qui ne peut les rendre ni plus fages
ni plus heureux : Néanmoins on s'imagine qu'ils oiit
beaucoup plus d'efprit, Se de jugement que les au-
tres : étans plus fçavans dans l'origine des mots , on
fè lailié periuader qu'ils font fçavans dans la nature
des chofès.
C'eftpourla même raifon que les Aflronomes
emploient leur tems&leur bien pourfçavoir auju-
iie ce qu'il eft non feulement inutile , maisirapolli-
bledefçavoir. Ils veulent trouver dans le cours des
planètes une exadc régularité qui ne s'y reîicontre
jam.ais , & dreliêr des tables Aftronomiqiies pour
prédire des effets , dont ils ne connoilîènt pas les
caufés. ïls ont fait la Selenographie , ou la Géographie
delà Lune, comme il l'on avoit quelque deflèin d'y
voyager : ils Tout dé;a donnée en partage à tous cens
qui
DE LA VERITE'. Livre IV. 459
qui font Illuftres dans l'Aftronomie: iî y en a peu Chap-,
qui n'ayent quelque province en ce pais, comme yil,
pour fî recompenier de leurs grands travaux j & je
ne ïçaf s'ils ne tirent point quelque gloire d'avoir été'
dans les bonnes grâces 5 de celuiquiieuradiftribué
fî magnifiquement ces Royaumes.
D'où vient que des hommes raifbnnables s'appli-
quent fi fort à cette fcience , & demeurent dans des
erreurs tres-grofiieres à l'e'gard des veritez qu'il leur
cft très-utile defçavoir; fiçen'eftqu'il leur femble
qwe c' eft quelque choIè de grand que de connoître ce
qui (èpade dans le Ciel? La connoiîTance delà moin-
dre chofe , qui fè pafle là haut , leur femble plus no-
ble 5 plus relevée & plus digne de la grandeur de
leurefprrt , que la connoiiïànce des choies viies , ab-
jedles & corruptibles , comme font (èlon leurfènti-
niÊiïries~fe-uls corps fublunaires. Lanoblefiè d'une
fcience fè tire delà nobieffe de (on objet: C'efi: un
grand principe! La connoifîance du mouvement des
corps inaltérables & incorruptibles eft donc la plus
haute & la plus relevée de toutes les fciences. Ainîr
elle leur paroit digne de la grandeur & de l'excellen-
ce de leur efprit.
C'eft ainli que les Iiommes fè laifTent ébîoiiir par
unefaufîe idée de grandeur qui les fiatte & qui les-
agite. Dés que leur imaginarion en eft frappée , elle-
s'abbat devant cephantorae , elle le révère , &c elle
renverfè & aveugle la raifbn qui en doit juger. Il
femble que les hommes rêvent quand ils juchent à~:S
objets de leurs payions , qu'il n'ayenc plus les yeux
ouverts, & qu'il manquent de fèns commun. Car
enfin qu'y-a-t'il de grand dans la connoilTance des
mouvemens des Planètes , & n'en fçavons-nous pas
affez preféntement pour régler nos mois & nos an-
nées ? Qu'avons -nous tant affaire de f çavoir fi Satur-
ne efr environné d'un anneau ou d'un grand nombre
de petites lunes , & pourquoi prendre parti lâ-dedus?
Pourquoi fe glorifier d'avoir prédit la grandeur d'u-
ne éciypfe , où l'on a peut être mieux rencontré qu'ua
T 3 autre;,
440 DE LA RECHERCHE
autre , parce qu'on a été plus heureux ? Il y a des
perionnes dcftiinées par l'ordre du Prince à obfër ver
îesaftrcs, contentons -nous de leurs obfèr varions.
Ils s'appliquent à cet emploi avec raifbn, carilss*/
appliquent par devoir: c'eftleur affaire. Ils y tra-
vaillent avec fuccés , car ils y travaillent fànscefïèa-
vecart, avec application & avec toute l'exadlitude
pollible ; rien ne leur manque pour y reuiïir. Ainfi.
nous devons être pleinement fàtisfaits (lir une matiè-
re qui nous touche fîpcu lors qu'ils nous font part
de leurs découvertes.
Il eft bon que plufieurs perfbnncs s'appliquent à l'a^
natomie, puifqu'il cft extrêmement utile de la fçavoir,
& que les connoiiTanocs aufquelles nous devons a-
fpirer , font celles qui nous font les plus utiles. Nous
pouvons & nous devons nous appHquer à ce qui
contribue quelque chofe à nôtre bonheur , ou Plu-
tôt au foulagement de nos infirmitez & de nos mi-
lères» Mais pafler toutes les nuits pendue une lunet-
te pour découvrir dans les cieux quelque tache ou
quelque nouvelle planète , perdre (à (ànté , & fon
iSicn, & abandonner le foin de fcs affaires pour ren*
die règlement vifite aux étoiles, Scpourcnniefurcr
les grandeurs Se les (ituations -, il me (emble que c'eft
oubher entièrement & ce qu'on eft préfèntcment, &
ce qu'on fera un jour.
Et qu'on ne difc pas que c'eft pour reconnoître la
grandeur de celui qui a fait tous ces grands objets.
Le moindre moucheron manifeftc davantage la puif-
fàuce& lafàgeiîc de Dieu, à ceux qui le confiderent
avec attention , & fans être préoccupez de là peti-
tefïè y que tout ce que los Aftronomes fçavent des
cieux. Néanmoins les hommes ne font pa5 faits pour
confiderer les moucherons j & l'on n'approuve pas
la peine que quelques peribnnes fc font données pour
nous apprendre comment font faits les poux de cha-
que elpece d'animal , & Içs transformations de
différensvers en mouches & papillons. Il eft per-
mis de s'amufer à cela quand on n'a rien à faire &
pour
DE LA VERITE'» Livre IV. 441
pour fè divertir; mais les hommes ne doivent point Ckap.
y emploier tout leur temps , s'ils ne font inienfibles VIL
àleursmifêres.
Ils doivent inceflamment s'appliquer à la connoif-
fànce de Dieu & d'eux mêmes ; travailler ferieufè-
ment à fède'fairede leurs erreurs & de leurs préju-
gez, des leur pallions &Qe leur inclinations au pè-
che' ; rechercher avec ardeur les veritez qui leur Ibnr
les plus ne'cefîàires. Car enfin ceux-là ibnt les plus-
judicieux qui recherchent avec plus ce foin les veri-
icz les plus fohdes.
La principale caufo qui engage les hommes danç
de faufïès études , c'efl: qu'ils ont attaché l'idée de
fèavantà desconnoifïànces vaines & infructueufes ,
au lieu de ne l'attacher qu'aux fciences fohdes & né-
cefîàires. Car quand un homme fo met en tête de
devenir fçavant, & quel'efprit de polymathie com-
mence à l'agiter -, il n'examine gueres quelles font
les {ciencesqui lui font les plus néceilaires , foit pour
fo conduire en honnête homme, foit pour perfection-
ner là raifon: il regarde feulement ceux qui palTcnr
pour fçavans dans le m.onde, & ce qu'il y a en eur
qui les rerid confiderables. Toutes les Icienccs les-
plus folides& les plus neceiTaires étantalTez commu-
nes , elles ne font point admirer ni refpeâier ceu x qui
hs poffedent; car on regarde fans attention 8c làns-
émotion les chofes communes quelque belles & quel-
que admirables qu'elles foientsn elles-mêmes. Ceux
qui veulent devenir fçavans, ne s'arrêten&donc guè-
re s aux (cienccs neceiTaires à la conduite dé la vie & à,
la perfection de l'efprir. Ces fcienc^s ne réveillent
point en eux cette idée des Iciences qu'ils le font for-
mée , car ce ne font pas ces foiences qu'ils ont admi-
rées dans les autres , ôc qu'ils fouhaittent qu'on ad-
mire en eux.
L'Evangile & la Morale font desîciences trop com-
munes & trop ordinaires 3 ils fouhaicent de içavoir
la critique de quelques termes qui fe rencontrent
dans les Philofophes anciens , eu dans les Poètes
T 4 Grecs.
44^ DE LA RECHERCHE
Grecs. Les langues, & principalement celles qui ne
font point en uiagc dans leurpaïs, comme l'Arabe
& le Rabbinage ou quelques autres femblables , leur
paroiifèîît diç^nes de leur application & de leur étude»
S'ils lifènt i'Ecrituie fàinte , cen'ePc paspou.r y ap-
prendre la Religion & la pieté : les points dé chrono-
logie, de géographie , & lesdifficultezdcgrammai*
l's , lesoccupent tout entiers: ils défirent avec plus
d'ardeur laconnoiHance des chofes, que lesveritez
làlutaires de l'Evangile : ils veulent pofï'eder dans
eux-mêmes la fcicnce qu'ils ont admiré fortement
dans les autres , &que les (bts ne manqueront pas
d'admirer en eux.
De même dans les connoifîances de la nature , ils
r.'y recherchent guéres les plus utiles , mais les moins
commuiies. L'imaromie eil trop balTepour eux, mais
i'aitronomie ellplus relevée. Les expériences ordi-
naires font peu dignes de leur application , mais ces
expériences rares & fuiprenantes qui ne nous peu-
vent jamais éclairer , font celles qu'ils oblèrvent a-
vecplus de foin.
Les hillpires les plus rares & les plus anciennes font
celles qu'ils font gloire de fçaToir. Ils ne fçavent pas
la î^énealogie des Princes qui régnent pré{èntement>
& ils rechercheiit avec foin celle des hommes qui
ion: morts il y a quatre mille ans. Ils négligent d'ap-
prendre les hidoircs de leur tems les plus communes,
& ils fâchent de fçavoir exactement les fables Se ks
fictions des Poètes. Ils ne connoifïent pas mêmes
leurs propres parens ; mais li vous lefouhaitez , ils
vous apporteront pîufieursautoritez pour vous prou-
ver qu'un citoyen Romain étoit allié d'un Empereur,
& d'autres chofes femblables.
A peine foavent-ils le nom des vêtcmens ordinai-
res dont onfe fèrtde leur temps , &ils s'amufènt à
Ja recherche de ceux dont fefèrvoient les Grecs & les
Romains. Les animaux de leurpaïs leur font peu
connus > &ils ne craindront pas d'emploier pluUeurs
années à compofèr de grands volumes fur 'es ani-
maux
DE LA VERITE'. Livre IV. 443
nîaux de la Bible , pourparoître p.voir mieux devine C^ap,
c) lie les autres ce que fignifieiiL des termes inconnus. Vi Iv
Un tel livre fait les délices de (on auteur 8c des fçavans
quilelifènt, parce qu'étant tout coufu de partages
Grecs , Hébreux , Arabes , &c ; de citations de Rab-
bins , &c d'autres auteurs obfcurs &-extraordin.iires ,
ilfàtisfaitla vanité' de (on Auteur , &la{ottecuriofîcé
de ceux qui le liiênt, qui Ce. croiront àuiïi plus Cci-
vans que les autres quand ils pourront alTurer avec
fierté' qu'il y a fix mots diiFérens dans l'Ecriture pour
fignifierun lion ou quelque chofè de lèmblable.
La carte de leur païs ou même de leur ville leur cft
fouvent inconnue , dans le temps qu'ils étudient les
cartes delà Grèce ancienne , de l'Italie , des Gaules du
temps de Jules Cefar , ou les rues & les places pu-
bliques de l'ancienne Rome. Lahor Çtultorum , dit le
Sage, ajfàget eos , qui nefciunt inurhemper^^ere: ils
nefçavent pas lecjiemin de leur ville , &ils {è fati-
guentîottem'ent dans des recherches inutiles. Ilsae
Içavent pas les loixni les coûtum.esdes lieux où ils
vivent 5 mais ils étudient avec foin le droit ancien ,
lesloix des douze tables , les coutumes des Lacede-
raoniens , ou des Chinois, ouïes ordonnances du
grand MogoL Enfin ilsveulent fçavorr toutes les cho-
ies rares, extraordinaires, éloignées & que les au très
ne {ça vent pas , parce qu'ils ont attaché par un reii^
verfement d'efpnt l'idée de fçavant à ces chofes j &
qu'il fuitit pour êtreeftiméfçavant,Qe Içavoir ce que
les autres ne fçavent pas, quand même on ignore -
roit les veritez les plus néceiraires& les plus belles ,.
lleft vrai que la connoillance de toutes ces chofes &
d'autres {èmblables eil appeiléefcience , érudition ,
doftrine, i'ulàgel'a voulu: mais il y a une fcicnce
qui n'eil: que folie & que fortifè félon l'Ecriture : Do^
Ùrinn jiultorum f-atuitas, Jo n'ai point encore remar -
que que le Saint Elprit qui donne tant d'éloges à la
Icience dans les livres iai-its , dilè quelque chofè à
l'avantage de cette faufïe fcience , dont je viens de.
parier, .
T -> CHA-
444 ^^ LA RECHERCHE
Chap.
CHAPITRE VIII.
l.Vu defîr de paraître fçavant. II. Det converfations-
Vesfauxjcavems, III. De leur s Ouyrages.
•f • O I le defir déréglé de devenir fçavant rend foiîvent
Du defir ^^ les hommes plus ignorans, le defir de paroitre
defaroi' fçavant ne les rend pas feulement plus ignorans %
trefça- mais il lèmble qu'il leur renverfè l'efprit : car il y a
yant. ^^^ infinité de gens qui perdent le fens commun ,par-
ce qu'ils le veulent palier , Se qui ne difcnt que des fot-
tifès, parce qu'ils ne veulent dire que des paradoxes.
Ils s'éloignent fi fort de toutes les penfées communes
dans le defiern qu'ils ont d'acquérir la qualité d'efprit
rare&: extraordinaire, qu'en effet ils y reuflifTent,
& qu'on ne les regarde plus qu'avec admiration , ou
qu'avec beaucoup de mépris.
On les regarde quelquefois avec admiration; lors
qu'étant élevez à qudque dignité qui les couvre, on
s'imagine qu'ils font autant au deiius des autres par
leur génie & par leur érudition , qu'ils le fi^nt par
leur rang ou par leur nailTance. Mais on Jes regarde
le plus louvent avec mépris , & quelquefois même
comme des fous-, lorfqu'on les regarde de plus prés,
&: que leur grandeur ne les cache point aux yeux des
autres.
Les faux fçavans font manifellement paroître ce
qu'ils font dans les Livres qu'ils compofcnt &c dans
leurs converfations ordinaires. 11 ell peut-être à pro-
pos d'en dire quelque chofè.
//. Comme c'efl la vanité & le defir de paroître plus
Des con- que les autres qui les engage dans l'étude , dés qu'ils
yerfa- fè (entent en converfàtion , la pafTion & le defir de
tloyis des l'élévation fè réveille en eux & les emporte. Ilsmon-
fauxfça- tent tout d'un coup fi haut, que tout le monde les
va«/. perdquafi devûë, & qu'ils ne fçavent fouvent eux-
mêmes où ils en font, ils oat fi peui; de n'être pas au
deiTus
DE LA VERITE'. Livre îV. 445
deflas de tous ceux qui les e'coutent , qu'ils fè fâchent Chàp,
même qu'on les fuive, qu'ils s'effarouchent lors YUI.
qu'on leur demande quel-que e'clairciflement , &:
qu'ils prennent même un air de fierté' à la moindre
oppoficion qu'on leur fait. Enfin ils di(ènt des choies
fï nouvelles & fî extraordinaires , mais fî éloigne'es
du fèns commun , que les plus iàges ont bien de la
peine à s'empêcher de rire , lorfque les autres en de-
meurent tout étourdis.
LeurpremierefouguepafTe'c, û quelque efpritaf-
fezfort & alïez ferme pour n'en avoir pas été' ren-
verfe, leur montre-, qu'ils fè trompent ^ ils ne laif-
fènt pas de demeurer obftiném.ent attachez à leurs er-
reurs. L'air de ceux qu'ils ont étourdis , les étourdit
eux-mêmes : la vue de tant d'approbateurs qu'ils ont
convaincus par imprelTion, les convainc par contre-
coup: ou fî cette viië ne les convainc pas, elle leur
enfïe au moins alTez le courage pour fbûtenir leurs
feux fêntimens. La vanité ne leur permet pas de re-
traâ:er leur parole» Ils cherchent toujours quelque
raifon pour, fc defFendre: ils ne parlent mêmes ja-
mais avec plus de chaleur & d'empreffement que
lorsqu'ils n'ont rien à dire; ils s'imaginent qu'on
les injurie, & que l'on tache de les rendre mcprifabl'esj
à chaque raifon qu'on apporte contre eux , plus elles
font fortes & judicieufes , & plus elles irritent leur
averfîon & leur orgueil.
Le meilleur moyen de defFendre la veritécontr 'eux
n'eft pas de difputer ; car enfin il vaut mieux & pour
eux & pour nous les laifTcr dans leurs erreurs que
de s'attirer leur averfîon. Une faut pas leurbleiler
le cœur , lorfqu'on veut leur guérir l'efprit ; puifque
les plaies du cœur font plus (Jangereuiès que celles
de l'efprit: outre qu'il arrive quelquefois que l'on a
affaire avec un homme qui eil véritablement {ça>^
vant , & qu'on pourroit le méprifer faute de bien
concevoirfes penfées.ll faut doncprierceux qui par-
lent d'une manière décifive de s'expliouer le plus di-
ftmclcment qu'illeui eflpofTible, fànsleurpcrmet-
T 6 tie
44^ DE LA RECHERCHE
tre de changer de fujet , ni de le feirvir de termes ob-
{jzurs^c équivoques; & fi ce font des perfonaes e'-
claire'es , on apprendra quelque cholè avec eux : mais
fi ce font de faux fçavans, ils fe confondront par
leurs propres paroles (ans aller fort loin , & ils ne
pourront s'en prendre qu'à eux mêmes. On en re-
cevra pcut-écre quelque . inftrudion & même quel-
que divertilTement , s'il efl permis de fè divertir
de la foihlelle des autres en tâchant d' y remédier».
Mais ce qui eft plus confiderable , c'ed qu'on em-
pêchera par là queles foiblcs , quilesêcoutoi'enta-
vec admiration , ne fe foûmettenr à l'erreur en fui-
vant leurs décidons.
Car il faut bien remarquer que lenombre des Cots î ,
ou de ceux qui fèlainent<;onduir€ machinalement &■
par l'impremon lènfible , e'rant infiniment plus grand
que de ceux qui ont quelqu'ouvecture d'efprit , 8e
& qui le perlùadent par raifbn ; quand un de ces
fçavans parle & décide de quelque cholè, il y a tou-
jours beaucoup plus de perfonnes qui le croient fur
ifâ parole que d'autres qui s'en défient. Mais, par-
ce que ces faux fçavans s'éloignent le plus qu'ils peu-
■\cnt des penfées communes , tant par le defir de
îrouver quelque oppofant qu'ils mal-traitent-pour
.s'élever ik. pour paroître , que par renverfèment d'e-
fprit ou par efprit de contradidion ; leurs décifions
font ordinairement faufies ou obfcures , & il eft aflez
lare qu'on les écoute fans tomber dans quelqu'er-
reur.
Or cette manière de découvrir les erreurs des au-
tres ou lafoJidité de leurs fentimens , eft afedifE-
ciie àiTiettre en ulage. La raifôn de ceci eft que les
faux fçavans ne font pas les feuls qui veulent paroître
ne rien ignorer, prcique tous -les hommes ont ce
défaut , principalement ceux qui ont quelque leélu-
ic Se queiqu'étude ; ce qui fait qu'ils veulent toii-
^>urs parler & expliquer leurs fentimens , fans appor-
ter afîèz d'atteiuion pour bien comprendre cdui des
r,u:ies. Lçs-plus çomplaifans 5ciespliisraifonnables
nié-
DE LA VERITE'. Livre IV, 447
méprisant dans leur cœur le fèiitiment des autres Chap.
montrent feulement une mine attentive , pendanr YIII,
que l'on voit dans leurs yeux qu'ils pen(ênt à toute
autre chofè qu'à ce qu'on leur dit, & qu'ils ne font oc-
cupez que de ce qu'ils veulent nous prouver > fans
fongerà nous répondre. C'eft ce qui rend fouvent
Its converJ&tions tre-s-dé(âgreables» Car de même
qu'il n'y a rien déplus doux, & qit'on ne fçauroic
nous faire plus d'honneur que d'entrer dans nos raj-
fbns , & d'approuver 00s opinions i il n'y a riea
aufîide fî choquant que de voir qu'on ne les com-
prend pas , & qu'on ne fbngc pas même à les com-
prendre. Car enfin on ne fe plaît pas à parler & X
converfer avec des flatuës', mais qui ne font ftatuës à
nôtre égard , que parce que ce font des hommes q^
n'ont pas beaucoup d'eflime pour nous , & qui ne
fÔDgent point à nous plaire , mais feulement à fe con-
tenter eux -mêmes entachant de(è faire valoir. Que
files hommes fçavoient bien écouter & bien répon-
dre, lésconverfàtîons fèrcient non ieuîemefit fort
agréables, mais même très-utiles: au lieu que cha*-
cun tâchant de paroître fçavant , on ne fait que s'en-
tendre -y on blelTe quelquefois la Chanté , éc l'on n£
découvre prefque jamais la vérité.
Mais les égaremens où tombent les faux fçavans
dans la converiàtion , fbnt en quelque maniercexcu-
lables» Qn peut dire pour eux que l'on apporte d'or-«.
dinaire peu d'application à ce qu'on dit dans ce tems-
ià: que les perfbnnes les plus exades ydilént fou-
vent desfottifes ; & qu'ils ne prétendent pas qu'on
recueille toutes leurs paroles comme l'on a fait cel-
les de Scaliger &'du Cardinal du Perron.
11 y a railbn dans ces excules, & l'on veut bien croi-
re que ces fortes de fautes font dignes de quelque in-
dulgence. On veut parler dans la converiàtion, mais il
y a des jours mal-heureux dans lelquels on rencontre
m.al-Onn'eil pas toujours en humeur debienpen-
ièr & de bien dire •,& k temps eft fi court dan-; certai-
îiÇà. rencontres, que le plus petit nuage de la plus Icgg-
T 7 ic
448 DE LA RECHERCHE
Cha?. le abfènce d'efprit fait mal-heureuCèment tomber
VIÎI, <îans desabfurditez extra vangan tes les elprits me'me
les plus juftes & les plus pe'netrans.
Mais fi les fautes que les faux fçavans commettent
dans les converfàtions , font excufables , les fautes
oiiils tombent dans leurs livres apre's y avoir fèrieu-
fementpenfé, ne font pas pardonnables, principa-
lement fî elles font frc'quentes ,& (i elles ne font poin t
réparées par quelques bonnes choies. Car enfin
lorlque l'on a compofé un me'chant livre , on eft cau-
fè qu'un très-grand nombre de perfonnes perdent
leur temps à le lire ; qu'ils tombent fouvcnt dans les
mêmes erreurs dans lefquelles on efl: tombé , & qu'ils
en déduifènt encore plufieurs autres , ce qui n'ell pas
un petit mal.
Mais , quoique ce foit une faute plus grande qu'on
ne s'imagine, que de compofèr un méchant livre,
ou fimpkment un livre inutile , c'eft une faute dont
on eft plutôt recompenfé qu'on n'en eft puni. Car
il y a des crimes que les hommes ne punifTent pas ,
foit parce qu'ils font à la mode , foit parce qu'on n'a
pas d'ordinaire une raifon afTez ferme pour condam-
ner des criminels qu'on eftime plus habiles que foi.
On regarde ordinairement les Auteurs comme des
hommes rares & extraordinaires , & beaucoup éle-
vez au defïlis des autres j on les révère donc au lieu
de les méprifèr& de les punir. Ainfi il n'y a gueres
d'apparence que les hommes érigent jamais un tri-
bunal pour examiner Se pour condamner tous les Li-
vres qui ne font que corrompre la raifon.
C'eft pourquoi l'on ne doit jamais cfperer , queîa
République des lettres foit mieux réglée que les au-
tres Républiques , puifquc ce font toujours àcs hom-
mes qui lacompofènt. Il eft même très- à-propos, a-
fin que l'onpuifTe fè délivrer de l'erreur, qu'il y air
plus de liberté dans la République des lettres que dans
les autres , ou la nouveauté eu: toiijours fort dange-
reufè. Car ce fcroit nous confirmer dans les erreurs
ou nous fommes, que de vouloir ôter la liberté aux
gens
DE LA VERITE'. Livre IV. 449
gens d'étude , & que de condamner iàns difi:erne- Chap,
ment toutes les nouYeautez. VIII.
On ne doit donc point trouver à redire fi je parle
contre le gouvernement de la République des Lettresj
& fi je tâche de montrer que (buvcnt ces grands hom-
mes qui (ont l'admiration des autres pour leur pro-
fonde e'rudition , ne font dans le fond que des hom-
mes vains & fiiperbes , fans jugement & {ans aucune
ve'ritable fcience. Je fuis obligé d'en parler de cette
forte afin qu'on ne fè rende pas aveugle'ment à leurs
de'cifions , & qu'on ne fuiv&pas leurs erreurs.
Les preuves de leur vanité', de leur peu de juge- Ilf»
ment & de leur ignorance fè tirent manifeftement de Des Li-
leurs Ouvrages. Car fi l'on prend la peine de les exa- yres des
miner avec defTein d'en juger félon les lumières du fauxfça-
fcns commun , & fans préoccupation d'eftime pour yans,
ces Auteurs, on trouvera que la plupart des delTeins
de leurs études font des deffeins qu'une vanité peu JU'
dicieufea formez, & que leur principal but n'eft pas
de perfectionner leur raifon » & encore moins de
bien régler lesmouvemicnsde leur cœur , mais feu-
lement d'étourdir les autres 6c de paroître plus fça-
vans qu'eux.
C'eft dans cette vûë qu'ils ne traitent, comme nous
avons déjà dit, que des fujets rares & extraordinai-
res î & qu'ils ne s'expliquent que par des termes ra-
res & extraordinaires ; & qu'ils ne citent que des Au-
teurs rares & extraordinaires. Ils ne s'expliquent
guéresen leur langue, eîleefl trop commune i ni a-
\ec un Latin fîmple , net & facile, cen'eftpaspouc
fc faire entendre qu'ils parlent, mais pour parler Se
pour fè faire admirer. Ils s'appliquent rarement à des
fujets qui peuvent (èrvir à la conduite de la vie j cela
leur fèmble trop commun: ce qu'ils cherchent n'ell
pas d'eflre utiles aux autres , ni à eux-mêmes, c'eft
feulement d'eflre eftimez fçavans. Ils n'apportent
point de raifons des chofes qu'ils avancent , ou ce
îont raifons myflerieuies &incomprehen{ibles, que
ïiieux ni perfômie ne conçoit avec évidence. Ils n'ont
point
4^0 DE LA RECHERCHE
Qhav, point de raifons claires: mais s'ils en avoient, ils ne
yill. ks diroient pas. Ces raifons ne furprennent point
l'e/prit , elles fêmblent trop fimples & trop commu-
nes , tout le monde en eft capable. Ils apportent plu-
tôt dès autoritez pour prouver, ou pour faire fém^
blant de prouver leurs penfées : car fou vent les au to^
rîtez , dont ils fe fervent ne prouvent rien par le (ens
qu'elles contiennent : elles ne prouvent que parce que
c'eft du Grec ou de l'Arabe» Mais il eft peut-être à
propos déparier de leurs citations, cela fera con-
noîtreen quelque manière la difpolition de leur eA
prit.-
Il eft cerne {èmbîe évident qu'il n'ya que la fauflè
érudition , & l'efprit de polimathie qui air pu rendre
les citations à la mode comme elles ont e'te' j ufqu'ici,
& comme elles font encore maintenant chez quel-
ques fçavans. Car il n 'eft pas fort difficile de trouver
des Auteurs qui citent à tous momens de grands paf-
fages fàiis aucune raifon de citer : (oit parce que les
choies qu'ils avancent font fi claires que perfbnne
n'en doute: (bit parce qu'elles font fi cachées que l'au-
torité' de leurs Auteurs ne les peut pas prouver , puif-
gu'ils n'en pouvoient rien fçavoir: foie enfin parce
cjue les citations qu'ils apportent ne peuvent lervir
d'aucun ornement à ce qu'ils di(ent.
Il eft contraire au fens commun d'apporter un
^randpalTàge Grec pour prouver ^ que l'air eft tran-
fparent, parce que c'eft une chofè connue à tout le
inonde : de {è fervir de Fautorité d' Ariftote pour nous
faire croire, qu'il y a des intelligences qui remuent
lescieux, parce qu'il eft évident qu' Ariftote n'en
pouvoir rien fçavoir: & enfin de mêler des langues
e'trangeres , des proverbes Arabes & Perfànsdans des
Livres François ou Latins -, faits pour tout le monde ;
parce que ces citations n'y peuvent ièrvir d'ornement,
ou bien ce font des ornemens bizarres qui choquent
îintres^grand nombre de perfonnes ; & qui n'en peu-
ventfàtisfàire quetres-pen.
Gepeiîdâijt la plupart de ceux qui veulent paroîtpe
fçà-
ik
DELA VEXîTE\LivsleIV* 451
fçavansfè plaifentfi fort dans ces fortes de citations» Chaf*
qu'ils n'ont quelquefois point de honte d'en rappor- YUI.
ter en des langues même qu'ils n'entendent point •,
&: ils font de grands efforts pour coudre dans leurs
Livres un palîage Arabe , qu'ils nefçavent quelque-
fois pas lire. Ainfi ils s'embarafîent fort de venir à
bout d'une chofè contraire au bons fcns , mais qui
contente leur vanité &qui les fait eftimerdesfots.
Ils ont encore un autre défaut fort confiderable-,
c'eft qu'ils fe foucient fort peu de paroître avoir la
avec choix Se difcernement : ils veulent feulement
paroiftrc avoir beaucoup lu « & principalement des
Livres obfcurs , afin qu'on les croie plus fçavans ; Des
livres rares & chers, afin qu'on s'imagine que riea
ne leur manque ; Des Livres méchans & impies que
hs honnêtes gens n'ofènt Hre , à peu près par le mê-
me efprit que des gens fè vantent d aroir fait des cri-
mes que les autres n'ofènt faire. Ainfiils vous- cite-
ront plutôt des Livres fort chers 5 fort rares -, fort
anciens & fort obfcurs, que non pas d'autres Livres
plus communs & plus intelligibles 5 &des Livres aA-
ftrologie, de Cabale, &de Magie, que de bons Li-
vres : comme s'il ne voyoient pas que la ledure étant
la même chofè que la converîàtion , ils doivent fou-
haitrer de paroître avoir recherché avec foin !a lecture
des bons Livres & de ceux qui font les plus intelligi-
bles , ôc non pas la ledure de ceux qui fout me-;
chans& obfcurs.
Car de m.ême que c'efl un renverfement d'efprit que.
ce rechercher la converfàtion ordinaire des gens que
l'on n'entend point fans interprète , lorfqu'on peut
fçavoir d'une autre manière les chofes qu'ils nous ap*
prennent: AJnlî ilefi: ridicule de ne lire que des Li-
vres, qu'on ne peut entendre fans dictionnaire ,
lorfqu'on peut apprendre ces mêmes choies , dans
ceux qui nous font plus intelligibles. Et comme c'efl
unemarquede dérèglement, que d'afïèder. la com-
pagnie Se la converfàtion des impies 3 c'eft aullî le ca-
ra^éred'un cœur corrompu , que defe plaire dans
là
452- DE LA RECHERCHE
ChaP. la Icdiure des méchans Livres. Mais c'efi: un orgueil
yiIL extravagant que de vouloir paroîcre avoir lu cciix-
14 même, qu'on n'a pas lus ; cequi arrive toutefois
afTezfbuvent. Car il y a desperibnnes de trente ans
qui vous citent dans leurs ouvrages plus de médians
Livres , qu'ils n'en pourroient avoir lu en pluiîeurs
fîe'clcs j & cependant ils veulent perfuader aux autres
qu'ils les ont lus fort exadlemenr. Mais la plupart des
Livres de certains fçavans ne font fabriquez, qu'à
coups de Didionnaires 5 & ils n'ont gueres lii que
les tables des Livres qu'ils citent, ou quelques lieux
communs ramafiez de difFerens Auteurs.
Onn'oferoit entrer davantage dans le de'tail de ces
choies, ni en donner des exemples , de peur de cho-
quer des perfonnes auffi fieres & aulïî bilieufcs que
font ces faux fçavans j car on ne prend pas plaifîr à (è
faire injurier en Grec & en Arabe.Outre qu'il n'eft pas
nécefïàire pour rendre ce que je dis plus (enfîble , d'en
donner des preuves particulières ; l'efprit de l'hom-
me étant afTez porté à trouver à redire à la conduite
des autres , & a faire application de ce que l'on vient
de dire. Qii'ils fè repailFent cependant puilqu'iis le
Teuient de ce vain fantôme de grandeur ; 8c qu'ils fe
donnent les uns aux autres les applaudiffemens que
nous leur refufons . C'eftpeut-écreles avoir déjà trop
inquiétez dans une jouifiance qui leur femble fi douce
& u agréable.
CHAPITRE IX.
Comment l'inclination que Von a pour les dignité^ O" les
richejjes porte à l erreur.
LEs dignitez& les richelfes auiîî bien que laver •
tu & \^s fciences dont nous venons de parier
font les principales chofes qui nous élèvent audeflus
des autres hommes : car il (èmble que nôtre être s'a-
grandillè , &: devienne comme indépendant par la
poP
DE LA VERITF. Livre IV. 4^5
pofTelTïon de ces avantages. Oe farte que ramonr que Ch at».
nous nous portons à nous-mêmes, (ère'pandantnatu- IX.
rellement jufqu'aux dignitez & aux richefTes , on peut
dire qu'il n'y a perfbnne qui n'ait pour elles du moins
quelque inclination. Expliquons en peu de mots
comment ces inclinations nous empêchent de trou-
ver la vérité, & nous engagent dans lemenfbnge Se
& dans l'erreur.
Nous avons montre' en plufieurs endroits qu'il faut
beaucoup de temps & de peine , d'afHduité & de
contention d'elprit pour pe'ne'trer des véritez com-
pofe'es , environnées de difïicultez , & qui dépen-
dent de beaucoup de principes. Delà il eft facile de ju-
ger que les perlbnnes publiques , qui font dans de
grands emplois , qui ont de grands biens à gouverner
& de grandes affaires à conduire , & qui défirent ar-
demment les dignitez & les richefîcs , ne font guercs
propres à la recherche de ces véritez, & qu'ils tom-
bent fbuyent dans l'erreur à l'égard de toutes les cho '
fès qu'il eft difficile de fçavoir , lorfqu'ils en veulent
juger.
I. Parce qu'ils ont fort peu de temps à employer
à la Recherche de la vérité.
z. Parce qu'ordinairement ils ne fèplaifènt guercs
dans cette recherche.
5. Parce qu'ils font tres-peu capables d'attention ,
' à caufè que la capacité de leur efprit eil partagée par
le grand nombre des idées des chofes qu'ils fbuhai-
tent , & aufquelles ils font occupez même malgré
eux.
4. Parce qu'ils s'imaginent tout fçavoir, & qu'ils
ont de la peine à croire que des gens qui leur font in-
férieurs ayent plus de railbn qu'eux : car s'ils fbuf-
frent bien qu'ils leur apprennent quelques faits, ils
nefbuffrent pas volontiers qu'ils les inftruifènt des
véritez fblides & necefTairesrils s'emportent lorfqu'on
les contredit , & qu'on les détrompe.
5 . Parce qu'on a de coutume de leur applaudir en
toutes leurs imaginations quelque faufTes & éloignées
. da
454 DE LA RECHERCHE
Chap« du (èns commun qu'elles puifTent être j & de railler
IX. ceux qui ne font p.as de leur fentiment, quoi qu'ils
ne défendent que des Ye'ritez incontellables» C'eft
à caufe des lâches flatteries de ceux qui les appro-
chent,qu'ils fe confirment dans leurs erreurs, & dans
la faufîeeftime qu'ils ont d'eux-mêmes , & qu'ils (e
mettent en polTelTion déjuger cavalièrement de tou-
tes choies.
6. Parce qu'ils ne s'arrêtent gueres qu'aux notions
ienlîbles qui font plus propres pour les converfations
ordinaires, & pour fèconlèrver l'eftime des hom-
mes , que les idées pures & abftr-aices de refprit- qui
fervent à découvrir la vérité.
7. Parce que ceux qui afpirent à quelque dignité,-
tâchent autant qu'ils peuvent de s'accommoder à la
portée des autres , à caufè qu'il n'y a rien qui excite fï
fort l'envie & l'averlion des hommes que de paroitre
avoir des fèntimens peu communs. Il efi: rare que
ceux qui ont l'efprit & le cœur occupé de lapenfée
& du defir de faire fortune , puifTent découvrir des
Teritez cachées i mais lorfqu'ils en découvrent j ils;
les abandonnent fouvent par intérêt, & parce qu«
la dcffenfe de ces veritez ne s'accorde pas avec leur-
ambition. Il faut fouvent conientir à l'injuliice
pour devenir MagiRrat ; une pieté fohde & peu-
commune éloigne fouvent dzs bénéfices-, & l'a-
mour généreux de la vérité ùk très fouvent perdre'
les chaires- où l'on ne doit enfèigner que la vé-
rité.
Toutes ces raifons jointes en(èmble font que les
hommts qui font beaucoup élevezandelTusdesau-
très par leurs dignitez, leur nobleiTe , & leurs lifhef-
£ks, ou qui ne penfènt qu'à s'élever & à faire quel-
que fortune , font extrêmement fujets à l'erreur , 8c
tres-peu capables des veritez un peu cachées. Car en-
tre les choies qui font nécelîàires pour éviter l'erreur
dans les queftions un peu difficiles, il y en a deux
principales qui ne fè rencontrent pas ordinairement
dans les perfonnes dont nous parions, fçavoir Pat-
ten-
DE LA VERÎTF. Livre IV. 455
cention de l'efpnt pour bien pénétrer le fond des CnApr
chofes , & la.retenuë pour n'en pas juger avec trop ix,'
de précipitation. Ceux>là même cjui font choifis
pour^nfèigner les autres , & qui ne doivent point a-
voir d'autre but, que deiè jendreJbabiles pourinftrui-
receux qui font commis à leurs foins, deviennent
d'ordinaire fujets à l'erreur aulfi-tôt qu'ils devienneat
perfonnes publiques : foit parce qu'ayant tres-peu de
temps à eux , ils font incapables d'attention & de
s'appliquer aux choies qui en demandent beaucoup ;
(bit parce que fouh^itant e'trangement de paroître
fçavans , ils décident hardiment de toutes chofes fans
aucune retenue., & ne (oufFrent qu'avec peine qu'où
1 eur réfifte & qu'on les inftruilè.
CHAPITRE X. cnxv:
X.
De Vamopr du plaifr par rapport a la Morale. I. //
faut fuïi, le plaifir quoi gu il rende heureux. IL //
ne doit point nous porter à l'amour des biens fenfibles.
>'J Ous venons de parler dans les trois Chapitres
^i précedens del'jnclination que nous avons pour
la confervation de nôtre être, & comment elle eO:
caufc que nous tombons dans plufieurs erreurs: nous
parlerons préfentementde celle que nous avons pour
le bien être , c'e(l-à-dire pour les piaifirs & pour tou-
tes les chofes qui nous rendent plus heureux &plus
contents, ou que nous croyons capables décela,- &
nous tâcherons de découvrir les erreurs qui naiifent
.de cette inclination.
Il y a des Philofophesqui tâchent de perfuader aux
hommes, que leplaifïr n'efi: point un bien, & que
la douleur n'efl: point un mal: qu'on peut être heu-
L'euxau milieu des douleurs les plus violentes , &
qu'on peut être mal-heureux au milieu des plus
grands pîaifof. Comme ces Philofophesfont fort pa^
theti-
4r<5 DE LA RECHERCHE
Chap. thétiques & fort Imaginatifs , ils enlèvent bien tôt
X. les efprits foibles, & quilelaififent aller à l'impreflîon,
que ceux qui leur parlent , produifènt en eux : car les
Stoïques font un peu vifionnaires & les vifionnaires
Ib nt véhe'mensj ainfi ils impriment facilement dans
les autres les faux fèntimens dont ils font pre'venus.
Mais comme ilii'ya point de convidion contre Tex-
pe'rience & contre nôtre fèntiment intérieur , tou-
tes ces raifons pompeufès & magnifiques qui e'tour-
diflent & éblouifTent l'imagination des hommes ,
s'évanoûifïènt avec tout leur éclat , auflî-tôt que l'a-
me eft touchée de quelque plaifîr ou de quelque dou-
leur fènfible: & ceux qui ont mis toute leur confian-
ce dans cette faufle perluafion de leur efprit , fe trou-
vent fans fâgefîè & fans force à la moindre attaque
du vice i ils fentent qu'ils ont été' trompez & qu'ils
font vaincus.
j Si les Philofbphes ne peuvent donner à leurs difci-
II faut P^^^ la force de vaincre leurs pafïîons , ils ne doivent
fur l P^^ ^" moins les féduire ni leur perfuader qu'ils n'ont
ula'Cr point d'ennemis à combattre. Il faut dire les chofès
^ i comme elles font, le plaifir eft toujours un bien , &
quoi 11. /^. ^ , • -1 . n "
^■j la Qouleur toujours un mai j mais il n eit pas tou-
% 1 "' jours avantageux de joiiir du plaifir, &il eft quel-
quefois avantageux de fôuffrir la douleur.
Mais pour faire bien comprendre ce que je veux
dire , il faut fçavoir.
I , Qu'il n'y a que Dieu qui foit afTez puiiTant pour
agirennous,& pour nous fairefèntir le plaifîr & la
douleur.Car il eft évident à tout homme quiconfulte
fa raifbn , & qui méprife les rapports de fès fèns, que
ce ne fout point les objets que nous Tentons , qui a-
gifîent efîe(5i:ivement en nous , & que ce n'eft point
non plus nôtre ame qui Câufèen elle même fbn plai-
fîr & fà douleur àleuroccafion»
1. Qu^on ne doit donner ordinairement quelque
tien , que pour faire faire quelque benne aâ:ion ou
pour la recoiT!pf:nfer5& qu'on ne doitprdinairement
faire foufirir quelque mal , que pour détourner d'u-
ne
DE LA VERITE'. Livre IV. 457
ne méchante adion on pour la punir : & qu'ainfi Dieu Ch a?.
agifïànt toujours avec ordre , & félon les règles de x.
la juflice , tout plaifîr nous porte à quelque bonne
ad:ion , ou nous en recompenfè , & toute douleur
nous détourne de quelque adion mauvaifè , ou nous
en punit.
3. Qu'il y a des adions qui font bonnes en un (ëns,
& raauvailès en un autre. C'eft par exemple une ^
mauvaifè adion que de s'expofèr à la mort lorlquc
Dieu le defFend ? mais c'eft auflî une bonne adion
que de s'y expofèr lorfque Dieu le commande» Car
toutes nos adion s font bonnes ou mauvaifes, parce
que Dieu les a commandées ou les a defFenduëâ par
ia première volonté générale qui eft l'ordre &rin-
ftitution de la nature , & par ks autres voîontez ou
fês commandemens particuliers qui (ont nécelTaircs
au rétablii?ement de la nature.
Je dis donc que le plaifir eft toujours bon , mais
qu'il n'eft pastoiijours avantageux de legoiiter.
I ♦ Parce qu'au lieu de nous attacher à celui qui eft
fèul capable de le caufèr , il nous en détache pour nous
unir à ce qui fèmble faufTemcnt le caufèr, H nous
détache de Dieu pour nous unira une vile créature»
Car encore que ceux qui font éclairez de la vérita-
ble Philofbpnie, penfènt quelquefois que le plaKîr
n'eft point caufé par les objets de dehors , & que ce-
la puiile en quelque manière les porter à recon^ol-
1 tre & à aimer Dieu en toutes choies ; néanmoins dc-
] puis le péché la raifbn de l'homme eft fi foibie & fès
I ïèns & fou imagination ont tant de pouvoir fur fbn e-
liprit qu'ils corrompent bien-tôt Ion cœur > lorf-
qu'on ne fe prive pas félonie confèii de l'Evangile ,
de toutes les chofès qui ne portent point à Dieu par
celles mêmes. Car la meilleure Philofophie nefçau-
: roit guérir> l'elprit ni réfifter aux defbrdresde lavo-
.lupté.
1. Parce que le plaifir étant unerécompenfe , c'eft
'faire une injuftice que de produire dans Ion corps
clés mouvemens qui obligent Dieu, en conftquence
_ de
4^8 DE LA RECHERCHE
Chap. de fà première volonté', ànous faire fentir duplai-
X* fii^ > forfque nous n'en méritons pas , fbit parce que
l'aàion que nous faifons eft inutile ou criminelle >
fbit parce qu'étant pleins de pe'che's , nous ne de-
vons point lui demander de recompenfè. L'homme
avant fon péché pouvoir avec juftice goûter les plaifïrs
fcnfibles dans lès adions réglées : mais depuis le pé-
ché il n'y a plus de plaifirs fènfibles entièrement inno-
cens 5 ou qui ne foient capables de nous bleffer lorf^
que nous les goûtons , car fouvent il fufEt de les goû-
ter pour en devenir efclave.
3 . Parce que Dieu étant jufte , il ne Ce peut fèiic
^u'il ne punifle un jour la violence qu'on lui fait,lorf-
qu'on d'obligé de récompenfer par le plaifîr des a-
âions criminelles que l'on commet contre lui. LorjP-
que nôtre ame ne fera plus unie à nôtre corps , Dieu
n'aura plus l'obligation qu'il s'cft impofée de nous
donner les fèntimens qui doivent répondre aux moiï-
vemens des efprits , & il aura toujours l'obligation de
fàtisfaire à fa juftice: ainfice (èra letems de /à ven-
geance & de fa colère. Alors (ans changer l'ordre de
la nature, & demeurant toujours immuable dans fà
première volonté , il punira par des douleurs qui ne
finiront jamais les injuftes plaifirs des voluptueux.
4. Parce que la certitude que l'on a dés cette vie ,
qu'il iaut que cette juftice le falTe , agite l'elprit de
mortelles inquiétudes, & le jette dans uneefpece de
defefpoir qui rend les voluptueux miférables au mi-
lieu mefine àcs plus grands plaifrrs*
5. Parce qu'il y a prefque toujours des remords fâ-
cheux qui accompagnent les plaifrs les plus inno-
cens j à caufe que nous (bmmes alTez convaincus que
nous n'en méritons point ; & ces remords nous pri-
vent d'une certaine joie intérieure , que l'on trouve
même dans la douleur de la pénitence.
Ainfî quoique le piaifir foitun bien , il faut tom-
Ler d'accord qu'il n'eft pas toujours avantageux de le
goûter par toutes ces raifons: Et par d'autres fèm-
Llablcs qu'il eft très- utile de Içavoir , & qu'ileft tres-
&cile
^ DE LA YXRITE'. ItvRî W. 4^*^
'^ciic dedé<iuirede'cejles-ci, ileftprcique toujours Cm A Pe
ires-avantageex de fouffrk la dôaîear-, quoiqu'elle X-,
fbït efFedivement un mal.
Néanmoins tout plaifïr eft un bien , & rend 2Ld:ud-
lemenc hertreuxœltii qui legoûte^dansl'inftant qu'il
le goûte & autant qu'il le goiire j & toute douleur efl:
un mal & rend adueilement malheureux celui qui la
foufFre, dans l'inftant qu'il la fcufFre ,&:aumnt qu'il
la (bufFrc. On peut dire que les ^ufles & les Saints
lont en cette vie les plus matheureux de tous les hom-
mes, & les plus dignes de compalîîon, SI in yitat.auz
tantàmin Chrijiojferanms -imiferabilioresfumusomni- Car.
hus hominihus , dit iàint Paul , car ceux qui pleurent
& qui ibuffirent perfecution pour la juftice ne ibnt
point heureux parcequ'iîs fouftxent perfécution pour
Ja juftice , mais parce que le Royaume du Ciel eft à
eux , & qu'une grande re'compenfe leur eft relèrve'e
dans le Ciel , c'eft -à-dire parce qu'ils ièront heureux.
Ceux qui fouffrent perlecucioii pour la juftice fonc
en cela juftes , vertueux, & parfaits , parcequ'iîs
font dans l'ordre de Dieu, & quelaperfeélioncoa-
iifteà leliiivre: mais ils ne font pas heureux à caufè
qu'ils jfbulfrent. Un jour ils ne (oufFriront plus , & a-
Icrs ils feront heureux auffi bien quejuftes & parfaits.
Cependant je ne nie pas que dés cette vie les juftes
iiefbient heureux en quelque manière parla force de
Jeurefperance & de leur foi , qui rendent ces biens
futurs comme préiêns à leurs efprits. Car il eft cer-
tain que lorfque l'efpérance de quelque bien eft forte
& vive,elle l'approche del'efprit, & le lui Cm goûter z
ainfîelle le rend en quelque manière heureux , puif-
quec'eitîegoûtdu bien, la poiïefïîon du bien , le
plaifir qui nous rend heureux.
Il ne faut donc pas dire aux hommes que les plaiiïrs
fènlibles ne fbni: poinï bons , & qu'ils ne rendent
point plus heureux ceux qui en joiiiiîent ; puifque ce-
la , n'eftpas vrai, & que dans le temps de la tenta-
tion ils le reconnoi fient à leur malheur. îl leur faut
dire que ces plaiiirs font bons en eux-mêmes , & ca-
Y ' pables
4^0 DE LA RECHERCHE
Ckap. pables cîe les rendreen quelque manière heureux -, ne?
X. anmoins qu'ils les doivent éviter pour des railbns
femblablcs à celles que j'ai apporte'es : mais qu'ils ne
les peuvent point éviter par leurs propres forces : par-
ce qu'ils défirent d'être heureux par une inclination
qu'ils ne peuvent vaincre, & que ces plaifirs pafTa-
gers qu'ils doivent éviter , la contentent en quelque
manière ; & qu'ainfi , ils (ont dans une raiférable né-
cefTitédefe perdre,s'ils ne font fecourus. Illeùrfaut
dire ces chofes , afin qu'ils connoiiïent diftuidemcnt
leur foibleiïe & le befoin qu'ils ont d'un libérateur.
Il faut parler aux hommes comme Jésus Christ
leur a pailé , & non pas comme les Stoïques , qui ne
connoiilènt nilanatuie ni la maladie de l'elprit hu-
main. Illeurfaut dire fanscelTe qu'iliautle haïr &
fe méprifer foi-même , & qu'il ne faut point chercher
ici bas d'établi (Tement & de bonheur : qu'il faut
tous les jours porter fa croix ou l'inftrument defon
fupplice , & qu'il faut perdre pretentement fà vie
pour la conferver éternellement. Enfin il leur faut
montrer qu'ils font obligez de faire tout le contraire
de ce qu'ils défirent 5 afin qu'ils Tentent leurimpuif'
fàncc pour le bien. Car les hommes veulent invinci-
blement être heureux , & l'on ne peut être aduellc*
ment heureux, fi l'on ne fait ce qu'on veut. Peut-
être que fentant leurs maux préfens, SiconnoiOant
- leurs maux futurs, ils s'humilieront fur la terre: peut-
être qu'ils crieront vers le Ciel , qu'ils chercheront
un ir.édiateur , qu'ils craindront les objets {ènfibles ,
& qu'ils auront une horreur falutaire pour tout ce
qui flatte les fen s & laconcupifcence. Peut-être qu'ils
entreront ainfi dans cet efprit de prière & de péniten-
ce fi nécefiaire pour obtenir la grâce, fans laquelle il
n'y a point de force, point de faute , point defa-
latà efperer»
Nous fommes intérieurement convaincus que le
//. plail'ir eft bon 5 & cette convidion intérieure n'efi:
Il ne doit point faufîc,car le plaifir eft efFedivement bon. Nous
point (bnimcs naturellement concaincu^ que le plaifir eft
yiouî^Oï' ' Is
DE LA VERITE'. Livre IV. 4èx
le caradere du bien , & cette convidion naturel- Chaï.
le eft certainement vraie , car ce qui caulèie plai X,
fir eft certainement tres-bon & très -aimable. Mais teràl'a-'
nous ne fbmmes pas convaincus que les objets fen- mourdes
fibles , m que nôtre ame mêmes fbient capables yi^^^
de produire en nous du plaifir ; car il n'y a aucune rai- fenfibki%
ibn de le croire , & il y en a mille pour ne le pas croi^
re. Ainfî les objets fenlibles ne (ont point bons , ils
ne font point aimables. S'ils font utiles à laconfèr-
vation de la vie, nous en devons ufèr : mais comme ils
ne lont pas capables d'agir en nous nous ne les devons
point aimer. L'ame «edoit aimer que ce qui lui efl:
bon , que ce qui eft ca pable de la rendre plus heureu-
fè & plus parfaite. Elle ne doit donc aimer que ce qui
eftaudeffus d'elle, car il eft e' vident qu'elle ne peut
recevoir fa perfection que de ce qui eft au delTus d'elle.
Mais parce que nous jugeons qu'unechofeeftcau-
fe de quelqu'effet, lorlqu'elle l'accompagne toujours,
nous nous imaginons que ce font les objets (ènfibles
qui agiffent en nous , à caufe qu'à leur approciie nous
avons de nouveaux fèntimens , & que nous ne voyons
point celui qui les caufeve'ritablement en nous. Nous
goûtons d'un fruit, & nous Tentons delà douceur j
nous attribuons cette douceur à ce fruit : nous ju-
geons qu'il la caufe , & mêmes qu'il la contient. Nous
ne voyons point Dieu comme nous voyons & com-
me nous touchons ce fruit : nous ne penfbns pas mê-
mes à lui î ni peut-être à nous. Ainfi nous ne jugeons
pas que Dieu foit la véritable caufe de cette douceur ,
ni que cette douceur foit une modification de nôtre
ame ; nous attribuons & la caufe , & l'eiFet à ce fruit
que nous mangeons.
Ce que j'ai dit des fèntimens , qui ont rapport au
corps î fe doit auffi entendre de ceux qui n'y ont
point de rapport , comme font ceux qui fè rencon-
trent dans les pures intelligences.
Unefpiitfc conlidére loi-même: il voit que rien
ne manque à fon bonheur & à fa peifedion , ou bien
il voit qu'il ne polléde pas ce qu'il fouhaite, A lavûë
Y 2. àe
4^^ DE LA RECHERCHE
Ch^p. ^^ ^^^ bonheur il fent de la joie ; à la vùë de (on mal- )
X. ^'eur il (en: de la tridelTe. Il s'imagine auiîi-tôc que
deftla vue de {on bonheur qui produit en lui-mê'
iiiecefentiment de joie, parce quece fentiménc 'âi:-
, compagne toujours ce^te vue. il s'imagine aullî que
c'eftiavùëdeibn malheurqui produit en lui-même
cefentiment detrifteiîe , par^éque ce fentimcnt luit
cette vûë.La ve'ritable caufe de ces (èntimens , qui eîl
pieu feul,nc' lui paroit pas : il ne penfepas même à ■
Dieurcar Dieu agit en nous fans que nous les cachions..
Dieu nous récompenlè dim fentimcnt de joic,lorC-
que nous connoiflbns que nous fbmraes dansl'e'tat
où nous devons être, afin que nous y demeurions >
que nôtre inquie'aide cefre5& que nous goûtions plei-
nement nôtre bonheur fans laiiïèr remplir la capaci-
té' de nôtre efprit d'aucune autre choie. Mais il pro-
duit en nous un fentiment detrillefîe, lorfquenous
cpnnoilî'ons que nous ne fbmmes pas dans l'e'tat oà
nous devons être , afin que nous n'y demeurions pas,
& que nous cherchions avec inquie'tudck perfeclioii^
qui nous manque.Car Dieu nous poulie fans celle vers
k bienjorfquc nous connoilions que nous ne le pofle-
dons pas ; & il nous y arrête fortement, lorfquc nous
voyons que nous lepolTedons pieinemcnt. Ainfi il
me lemble évident que les f èntimens de joie ou de tri^
flelîè inteHeclueTle,aufïi bien que les fèntimens de joie
6c de triftelFe fènfîble ne font point des productions
volontaires de l'cfprit.
Nous devons donc reconnaître uns eefle parla rai -
foJi, .cetce main invifible qui nous comA">le de biens,
&cfui fê cache à nôtre efpnt fous les apparences fen-
fîbles. Nous devons l'adorer j nous devons l'aimei-:
m^is nous devons aufii la craindre puifque fi elle nous
comble deplaiiirs elle peut nous accabler de douleurs.
Nous devons l'aimer par un amiour de choix , parmi
amour écLiire' , par un amour djgnede i?ieu Se digne
denous.Nôtre amour cft digne de Dieu, lorfque nous
l'aimons par la connciilance que nous avons qu'il eft
aimsble ; &jceî amour eft d:gne de nous, parce qu'es-
tant
DELA VÊRïtÉ'. Livre IV. 46^
tantraiibnnables , nous devons aimer ce que la rai- Ciiw.
fon iàJt cônnoître digne de nôtre amour. Mais Xv
nous aimons les choies fènfîbles par un amour i4idi-
gnedenous, & don: aafïï elles font indignes : Car
tarant raifbnnables nous les aimons fansrai'fonde les
aimer , puiique nous ne connoilTons point clan'emeiît
qu'elles fbient aimables , Si que nous fçâvons au con-
traire qu'elles ne le font pas. Mais le plaifir nous Ce-
d'^t&:fëuS les fait aimer,- ramour aveugle & déré-
glé du plaifir étant la véritable caufe des faux juge-
mensdes hommts' dans les fujëts de morale.
^ Cha?
CHAPITRE XK^ XL
De Vamouruuplaïfifpar rapport aux fciences fpéeulati-
yes. l.Commerit'n'nous empêché de cîi-CQuyrirla.yé~^
rite. II. ^el^ues çxe'mples»
'Inclinalion que nous avons pour îcS
plaifirs fènfibles étant mal réglée , n'efl pas fèu-
lemiCnt l'origine des erreurs dangereufes où nous'
tombons dans les lujêts-<-k morale , & la caufè qé\
nerâledudércgleinv!nc de nos moeurs 5 elle eîr auîTl
imedes principales cauiès du dérèglement de nôtre
laifbn , & elle nous engage infenublement dans des
eneurs très groiiieres mais moms dangercuics iur
desfujcts purement fpeculatifs : parce que ccete in-
clination nous empêche d'apporter aux choies qui txè
nous' touchent pas , ailez d'attention pour les com-
prendre & pour en bien juger.
On a déjà parlé en plufieurs endroits de la difficul-
té que les hommes trouvent à s'apphqusrà ces m-
jrets un peu abllraits ■■, parce- que la matière dont 01I
traitoitalors le demandoit ai-nfi. Giien a parlé vers
la fin du premier Livre , en montrant que les idée^
fènfibles touchant plusl'ame que \ç.s idées pures dà
i'efprit , elles s'appliquoit fouvent davantage aux ma-
niéres qu'aux chofès mêmes. On en a parlé dans le
fê^-ond , r-arce que traitait de la délicateile des fibres
V5 du
4^4 Ï5E LA RECHERCHE
Chap. an cerveau , on y faifoit voir d'où venoit la molleiîc
X I. de certains efprits elFeminez. Enfin on en a parle' dans
Jetroifîémc, en parlant de l'attention de l'efprit,
lorfqu'il a fallu montrer que nôtre ame n'étoitgue'res
attentive aux chefès purement /péculatives , mais
l^eaucoup plus à celles qui la touchent & qui lui font
ièntir du plaifîr ou de la douleur.
Nos erreurs ont prefque toujours plufieurs caufès
qui contribuent toutes à leur naifîànce : de forte qu'il
ne faut pas s'imaginer que ce foit faute d'ordre que
J'on répète quelquefois prefque les mêmes choies,
& que l'on donne plufieurs caufes des mêmes erreurs:
c'elt qu'en effet il y en a plufieurs. Je parle toujours
des caufes occafîonnelles : car nous avons dit fbuvent
qu'il n'y enavoit point d'autre re'elle & ve'ritable que
le mauvais ufage de nôtre liberté' , de laquelle nous
n'ufbns pas toujours autant que nous le pouvons, ain-
fi que nous avons expliqué dés le commencement de
cet ouvrage.
On ne doit donc pas trouver à redire , fi pour faire
pleinement concevoir , comment par exemple hs
manières fènfi blés dont on couvre les chofès> nous
furprennent& nous font tomber dans l'erreur , on a
cte obligé de dire par avance dans les autres Livres
que nous avions inclination pour les plaifirs , ce qu'il
lèmble qu'on devoir remettre à celui-ci, qui traitte
des inclinations naturelles , & ainfi de quelques autres
choies dans d'autres endroits. 'Çout le mal qui en
arrivera, c'eft que l'on n'aura pas befoin de dire ici
beaucoup de chofes que l'on {èroit obligé d'expliquer
£ on ne l'avoitpas fàitadleurs.
Toutce qui eft dans l'homme eft lî fort dépen «
^antl'un de l'autre, qu'on fè trouve fouvent comme
accablé Ibus le nombre des choies qu'il faut dire dans
le même temps, pour expliquer à fond cequel'on
conçoit. On le trouve quelquefois obligé de ne point
icparerles chofes qui font jointes par la nature les u-
nes avec les autres , & d'aller contre l'ordre qu'on
s'eftpre^rit, lorlqiie cet ordre n'apporte que de la
cou-
DE LA VERITE'. Litre ÏV. 4^5
Confufion , comme il arrive néceffairement en quel- Chap.
ques rencontres. Cependant avec tout cela il n'eft XL
jamai s pollîble de faire (èntir aux autres tout ce qu 'on
pen(e. Ce que l'on doit pre'tendre pour l'ordinaire
c'eft de mettre les autres en état de de'couvrir tout
feulsavec plaifirSc facilité: ce que l'on a découvert
fôi-méme avec beaucoup de peine , & de fatigue. Et
parce qu'on ne peut rien découvrir fans attention>
l'on doit principalement s'étudier aux moyens de
leu^lre les autres attentifs. Cefl: ce qu'on a taché
de ^ire , quoique l'on reconnoifïè l'avoir allez mal
exécuté j &ron avoue fa faute d'autant plus volon-
tiers , que l'aveu qu'on en fait » doit exciter ceux qui
liront ceci , à fe rendre attentifs par eux mêmes pour
y remédier , &pour pénétrer à tond des fuiets qui
méritent fans doute d'être pénétrez.
Les erreurs où nous jette l'inclination que nous a-
Vons pour les plaifîrs &géneralement pour tout ce qui
nous touche,font infinies : parce que cette inclination
difîipe à la vùë de l'efprit , qu'elle l'applique fans ceflè
aux idées confufesdes fèns & de l'imagination, &
qu'elle nous porte à juger de toutes chofes avec pré-
cipitation par le fèui rapport qu'elles ont avec nous.
On ne voit la vérité , que lorfque l'on voit les cho-
ies comme elles font; & on ne les voit jamais comme- -^•
elles font, fi on ne les voit dans celui qui hs ren- Com-
ferme d'une manière intelligible. Lorfque nous f^^^til
voyons les chofès en nous, nous ne les voyons que r.cus cm-
d'une manière fort imparfaite , ou plutôt nous ne j>fche de
voyons que nos fèntimens, & non pas les chofès que décou-
nous fouhaitons de voir& que nous croyons fauflè- "^nV la
ment que nous voyons. "vérité.
Pour voir les chofès comme elles font en elles-mê-
mes , il faut de l'application 5 parce que prefente-
ment on ne s'unit pas à Dieu fans peine & fans effort.
Mais pour voir les chofès en nous , il ne faut aucune
application de nôtre part , parce que nous fèntons
même malgré nous ce qui nous touche. Nous ne
trouvons point naturellement de plaiiir prévenant
Y 4 dans
4é£' DE. L A R E;C H E X C H E.
€h A p^ £Îan3 l'union «aue nous avons avec Dieii , les idées pa-
X L les des choies iienoias. t®ueiicat point. Amii rincli-
aation c^xxz nousavans pom- le plsilîu ,- nenous appll-
^nç & ns nous unit point àDieii:au contraire elle nous
3ïn détache y &noD.s en éloigne fans celle. Car cetfe
înclination nous porte continueliement àconiîdersr
les choies par leurs idées fenfibles , à caufè que Ciss
idées faulles & impures nous touchent. L'amour du
plaifîr &: la Jouîfîànce aduelic du plaifir qui en ré-
veille & qui en fortifie l'amour, nous éloigne donc
fans cefîe de la. vérité , pour nous jetter dans l'erreur.
Ainii ceux qui veuknt s 'approcher de la vérité pour
être éclairez delà lumière, , doi^^ntcoramencerpar
la privation duplaifîr. Ils doivent éviter, a^ec foin
îout ce qui touche & tout ce qui partage agréable-
jnent l'clprit : car il faut que les fèns & les pallions fe
taifcnt , fi l'on veut entendre la parole de la vérité ,
l'éloignsiîient du. monde ôc le mépris de toutes ks
choies fenfîbles étant nécelTaires, aulfi bien pour la
perfedicn de l'elprirque pour la conver(îon du cœur»
tOirî^iye' nos- plaifirs-- lotit: grands , lorfque nos
"* ièntimcns font Vifs , nous ne femmes pas capables
des véritez ks plus fîmpîes , & nous ne demeurons
pas mêmes d'accord des notions communes, fi elles
lîc renferment quelque choie de fcnfible. LorfquÊ
lios plaifîrsou nos autres fèntime^s font modères
BOUS pouvons rcconnoître quclq-des vérités fimplcs oC
iàciics: maiss'Uife pouyoit faire que nous fufiions
entièrement délivrés à^s. plaifîrs & des fèntimcns ,
nous fêtions capables de découvrir avec facilité les
véritez les plus abftraitcs , & les plus diiîîciles que
l'on fçache. Car à proportion que nous nous éloi-
gnons de ce qui n'eft point Dieu , nous nous appro-
chons de Dieu même, nous évitons l'erreur & nous
découvrons la vérité. Mais depuis le péché, depifis l'a-
mour déréglé du plaifir prévenant , dominant vido-
rieux , l'eiprit ef t devenu fi foible qu'il ne peut riea
pénétrer 3 &fî matériel, & dépendant de fes feus,
#ju'il ne peut atteindre aux chofes abftraites 3 &: oiji
ue.
DE' I A VEPvITE'. Livre IV. ^o'V
lie le touchent pas. Cen'dt mêmes qu'avec pjeiiie ChaiC
qu'il appcrçoic les notions communes j & fouveht'il XI.-
juge faute d'att^^ntion qu'elles fbntiàufl'esouobfcu^
res. Il ne peut difcernef la Ve'rite des choies d'avec leur
utilité'', le rappiort qu'elles ont ' enti-'cîîcs- d'avec Te
rapport qu'elles ont avec lui 5 Scilcroicïouvent que
cel.ies-làibnt les plus vraies quiîui font îe:> plus uti-
les , lesplus agre'ables Se qui le touchent le plus. Enfin
cette inclination infede & trouble toutes les perce-
ptions que nous avons des objets , ôc par confcquenc
tous les jugemens que nous tri faifons:' 'voici quel-
ques exemples-:
C'eft une notion cotiimûiiê que îa vertu efl plus e- ^ A
flimable que le vice j qu'il vaut mieux être lobré & ^^f"/-
chaftequ'intempe'rant & voluptueux. Maisrincii- quesexe^
nation pour le plaifîr broiiille (i fort cette idée" en de m^LCs, -
certaines occafions, qu'on ne la fait plus qu'entre-
voir, & qu'on ne peut en tirer lesconièquences qui
font ne'ceilàircs pour la conduite de la vie. L'amc
s'occupe fi fort des plaifîrs qu'elle eîpere , qu'elle les-
fuppofè innocens , & qu elle né cherche que les mo-
yéns de les goûter.
Tout le monde fçait bien, qu'il vaut mieux étr-e
juRc que d'être riche : que la jullice rend un homme
plus grand que la polTcirion des plus fiiperbes bâti»
mens , tjui (buvent ne montrent' pas tant la grandeur
de celui qui les a fait bâtir , que la grandeur de iès
injuïHces & de lès crimes. Mais le plailir que des gens
de néant reçoivent dans îa vaine oftentatiori de leur-
fâulîe grandeur , remplit fufhfàmmerit la pcrite capa- '
cite' de leurcfprit, pour leur cacher & leur obfcurcic
unevéritéfie'vîdente. Ils s'imaginent {bttcment qu'ils '
fcnt de grandis hommes , parce qu'ils ont de grandes- •
maifons.
L'Anaîyïe Oui' Algèbre fpe'cieufèeft aiTurémcut là
plus belle , je veux dire la plus fe'conde & la plus cer-
taine de toutes les fciences Sans elle refprit n'a ni '
pénétration , ni érèndaë • -&; avec" elle il cil capable '
ëefçay-oirproTqae tout ce q«i le peut fcavoix avec 'eer^
y- 5;. îkiid-^'^^"^
4^8 DE LA RECHERCHE
Chap. timde & avec évidence. Toute imparfaite qu'ait e'té
XL cette fcic-nce , ^Ile a rendu célèbres tous ceux qui en
ont e'té inflruitsj &qui ont fceuen faire ufage: ils
onc découvert par Ton moyen des véritez qui paroil-
fbienr comme incOmprehenfibtes aux autres hom-
mes. Elle eft fî proportionnée à l'efprit humain que
iàns partager fa capacité à des choies inutiles pour ce
qu'on recherche, elle le conduit infailliblement à (on
but. En un mot c'eft unefcicnce univerfèlle & comme
la clef de^ toutes les autres fcienccs. Cependant toute e-
ftimablequ'ellelbitenellc-même,elle n'a rien d'écla-
tant ni de charmant pour les hommes , par cette feu-
k raifon qu'elle n 'a rien de fènfible. Elle a été tout-
â- fait dans l'oubli durant plufieurs fîécles. Il y a en-
core bien des gens qui n'ai connoifîcnt pas mêmes le
nom j & de mille perfbnnes à peine y en-a-t-il un ou
deux qui en fçachent quelque choie. Les plus fçavan^
qui l'ont renouvellée en nos jours , ne l'ont point en-
core pouÏÏée fort avant , Se ne l'ont point traittée a-
vec l'ordre & la netteté qu'elle mérite. Etant hom-
mes comme les autres ils fefbnt enfin dégoûtez de
ces véritez pures que le plaifirfènfibte n'accompagne
pas,& l'inquiétude de leur volonté corrompue" par le
péchéjla légèreté de leur efprit qui dépend de l'agita-
tion & de la circulation du fàng,ne leur a pas permis
defè nourrir davantage de ces grandes,de ces va{leSï&:
de ces fécondes véritez , qui font les règles immua-
bles & univerfelles de toutes les véritezpafïàgeres &c
particuliercs,qui (cpeuvcnt connoître avec exaditude,
La Méraphyfique de mêmeeltunefcienceabltrai-
îe, qui ne ilatte point les ièns, & dans l'étude de la^
, quelleTame ne reçoit aucun piaifiri c'eft aulîi par las.
mçme raifon que cette icience eft fort négligée , ôc
que l'on trouve a/Tez ibuvent des perfbnnes alfez ftu-
_, pides pour nier hardiment des notions communes.il y
en a qui nient que l'on puiffe,& que l'on doive alTurer
d'une choie , par ce qui eftrenfermé dans l'idée claire
& diftinéle qu'on en a^ que le néant n!a point de pro-
f riétez » qu ' une choie ne peut être reduiceà- rien fans.
miia^-
DELA VERITE'. Livre IV. 469
miracle, qu'aucun corps ne k peut mouvoir par l'es Chap^
propres forces , qu'un corps agite' ne peut commu- X L
niqueraux corps qu'il rencontre plus de mouvement
qu'il n'en a , & d'autres chofès femblables. Ils n'ont
jamais confidere' ces axiomes d'une viiëafTez fixe &
aiîèz nette, pour en découvrir clairement la ve'rite' î
& ils ont fait quelquefois des expe'riences qui les ont
faulïèment convaincus que quelques-uns de œs axio-
mes n'e'toientpas vrais. Ils ont vu qu'en certaines
rencontres deux corps vifibles qui Ce choquoient, cef-
fbientl'un & l'autre de iè mouvoir apre's leur choc.
Ils ont y ù qu'en d'autres , les corps choquez avoient
plus de mouvement que les corps vifîbles qui les a*
voient choquez : & cette vûë lènfible de quelques ex-
pe'riences dont ils ne voyent point les raifgns , leur
îàit décider des chofes contre des principes certains,
& qui pafTent pour des notions communes dans l'ef-
prit de tous ceux qui (ont capables de quelque atten-
tion.Ne devr oient ils pas coniîdérer, que les mouve-
mens peuvent fe répandre des corps vifibles,aux invi-
fîblesjorfque les corps mous fè recontrent;ou des in-
vifibies aux vifibles dans d'autres occaîîons. Lors
qu'un corps eft fufpendu à une corde, ce ne font point
les cifcaux avec kfquels on coupe la corde , qui don-
nent le mouvement à ce corps, c'eft une matière invi'^
fîble.Lors qu'on jette un charbon dans un tas de pou-
dre d canon, ce n'efi: point le miouvement du charbon,,
mais une matière invifible , qui (épare toutes les par-
ties de cette poudre, & qui leur donne un mouve-
ment capable de faire (àuter une maifon. II y a mil-
le manières inconnues par lefquelles la matière invid» •
ble communique fbn m.ouvement aux corps gro/ïiérs
& vifibles. Au moins n'eft-il pas évident que cela ne
fe puilfe faire , comme il eft évident que la force
mouvante des corps ne peut ni s'augmenter nifè di-
minuer par les forces ordinaires de la nature.
De même les hommes voyent que le bois que l'on;
jette dans 1^ feu , céfîe d'être ce qu'il eft , & que tou-
tes les qualitez fenfîbles qu'ils y remarquent (h dif-
V 6 lipent:-
^-jo DELA RECHERCHE'
CKAPé iipciît : & de-là ils s'imagj.neï^tavoir droit de conclu?
Xi. ^^ y ^^l'i^ ^ P^^^ ^^^^'^ qu'une chofè rentre dans le
néant dont elle eft forcie. Ils ceffent de voir le
bois , & iiS' ne voyent qu'un peu de cendres q'oi
lui fùccedenc : & de Jà.ils jugent que lapins grant
départie du Bois cefCc d'être, comme (île bois ne
poavoit pas être rc'duiten des parties qu'ils nepùf^
fcnt Toir. Au moins n'eft il pas aulli évident que
cela ne fe paiffe faire, qu'il cfl e'vident que la force
qui donne l'être à toutes chofes n'eftpas fiijette au
changement ; & que par les forces ordinaires de h
jiature , ce qui eft ne peut être re'duit arien , comme
ce qui n'eft poiiU , ne peut commencer d'être. Mais
là plupart des hommes ne rçaveiii; ce que c'eft que de
îcntrer dans eux-mêmes pour y entendre la voix de
la vérité , (èlon laquelle ils doivent juger de toutes
choies : CQ {ont leurs yeux qui règlent leurs décifions.
îl$ jugent félon ce qu'ils Tentent 6c non pas félon ce
qu'ils conçoivent , car ils lentent avecplaifir , &ils
conçoivent avec peine.
Demandez à tout ce qu'ily a d'hommes au moii^
dé , fi l'on peut aflurcr fans crainte de .fir tromper ,
que le tout cft plus grand que fà partie , Si je m'aflure
qu'ils ne s'en rroiivera pas un, cni ne réponde d'a-r
bord ce qu'il faut répondre* Demandez-leur cnfui-
te., û l'on peut de même fans craiiite de fè tromper ,
allurei d'une choie ce que l'on conçoit clairement ê-
itre reaférmé dans.l'idée quila repréfèiite ; & vces
verrez qu'il s'en trouvera peu qui l'accordent fans hé-,
iiter î qu'il y en aura davantage quik nieront, & que:
la plupart ne fçauront que répondre. Cependant cee
axiome Mecaphyfîque : Que l'on peut aimrer d'une
chofèce que l'on. conçoit clairement être renfermé
dansTidéequi larepreTente, eil plus évident que l'aT
xiômeîqueletout ell plus grand que fa partie j par-.
ce que ce dernier axiome n'eft pasun axiome , mais
ièukment une ccnclufion à l'égard du premier. Ou<; ]
peut prouver, que le touteft plus grand que fa par-^
^k. par ce premier axiome , mais ce premier ne fc-
peuE-
DE LA VERITE'. Livre IV, 471
|)cut prouver par aucun autre: iîcft abfolument ie Chap»
premier & le fondement de toutes les connoilïàn- Xï«
ces claires &e'Yidentcs. D'où vient donc que perfons-
ne ii'he'/jte fur la conclufîon, & que bien des gens
doutent du principe dont elle eft tirée -, ûœ n'cft que
les idées de tout & de parties font fènfibles, & qu'on
Yoit pour ainfî dire de Ces yeux que le tout eft plus
grand que là partie , mais qu'on ne voit pas avec kî
yeux la venté du. premier- axiome, de toutes les fcien-.
ces;-
Comme dans cet axiome, il n'y a rien qui arrêts
& qui applique naturellement Tclprit , il faut vou-
loir leçon fiderer & mêmes avec un pea de conftancc
& de fermeté pour en reconnoître la vérité avecévi-t
dence. Il faut que la force de la volonté fùpplée à l'at-*
Haitfenfibie. Mais les hommes ne s'aviient pas de
penlèr aux objets qui ne flattent point leurs fèns , oa
s'ils s*eh avilènt , ils ne font point d'effort pour cela.
Car pour continuer nôtre même exemple , ils pen>
iènt qu'il eft évident que le tout eft plus grand que ià
partie, qu'une montagne de marbre eft polïible , &:
qu'unemontagne uns vallée eft impolfiblej & qu'il
»'eftpas égalemeotévidentqu'ilyaunDieu. Néan*
moins on peut dire, que l'évidence eft égale dans tou-
tes ces propolitions , puifqu'elles font toutes égale-
«lent éloignées du premier principe.
Voici le premier principCf On doit attribuer à une.
cîiofèce que l'on conçoit clairement être renfermé
dans l'idée qui la repréfènte: on conçoit clairement
qu'il y a plus de grandeur dans l'idée qu'on a du toatr
que dans l'idée qu'on a de fà partie j que l'éxiftence
polfible eft contenue dans l'idée d'une montagne de.
marbrcj l'éxiftence impoffible dans l'idée d'une mon-^
tagne fans valée ; & l'éxiftence ueceflàire dans l'idée;
qu'on a de Dieu , je veux dire de l'être infiniment
parfait. Donc le tout eft plus grand que fa partis:.
Donc une montagne de marbre peut éxifter : Donc
m*c montagne fans vallée ne peut éxifter : Donc.
Dieu..ou i'êçïc infiaunent parfait éxifte iiécelTaire-/
V-7:v, mear,^..
471 DE LA RECHERCHE
CîTAP. nient. Ueft vifîble que ces conclufîons (ont e'gaîe-
X I. nient e'ioigne'es du premier principe de toutes ks
fciences. Elles font donc également e'videntes en el-
les-mêmes. 11 eft donc aulTi évident que Dieu ëxiftc^
qu'il eft évident que le tout eft plus grand que fa par-
tie. Mais parce que Its idées d'infini , de perfection s,^
d'éxiftence néceffaire , ne font pas {cnfibles comme
les idées du tout & de partie , on s'imagine qu'on ne
voit pas ce qu'on ne Cent pas j & quoi que ces conclu-
fîons foient également évidentes en elles-mêmes, el-
- les ne font pas toutefois également reçues .
H y â des gens qui tâchent de perfoader qu'ifs n'ont
|)oint d'idée d'ijn être infiniment partit» Mais je ne
fçai comment ils s'avifènt de répondre pofîtivementy
îors qu'on leur demande fi un être infiniment parfait
eft rond ouquarré, ou quelque chofè defomblablet
car ils devroient dire qu'ils n'en fçaventrien, s'il eft
vrai qu'ils n'en ayent point d'idée.
11 y en a d'autres qui accordent que c'eftbienfai-
fonnerque de conclure que Dieun'eft point un être
impoiliSle ,. de ce qu'on voit que l'idée de Dieu n'en-
ferme point de contradiâiion ou l'exiftenceimpoUi-
ble,& ils ne veulent pas que l'on conclue de même que
Dieu éxifte Kccefiairement , de ce qu'on conçoit l'ex-
iftence nécclîàire dans l'idée qu'on a de lui.
Il y en a d'autres enfin qui prétendent, que cette-
preuve de l'exiftence de Dieu eft un Sophiline 3 &
<jue l'argument ne conclut que luppofé qu'il foit vrai
que Dieu éxifte , comme fi on ne le prouvoit pas.
Voici nôtre preuve. On doit attribuer à une choie ce
que l'on conçoit clairement être renfermé dans l'idée
qui la repréiente. C'eft là le principe général de toutes
îesfciences. L'exiftence nécefiàire elt renfermée dans
l'idée qui repréfènte un être infiniment parfait Ils l'ac-
cordent. Et parconfèqucnt on doit dire quel'être infini-
ment parfait éxifte.Odî,di{cnt-ils,ruppofé qu'il éxifte;
Maisfaifons une réponfè pareille à un argument
pareil , ^n qu'on juge de la folidicé de leur repon ie.
Yoid l'argumeiit pareil.. Ondoie attribuer à une
cholç.
DE LA VERITE'. Litre IV. 475
chofèce que l'on conçoit clairement être renfermé Chap^
dans l'idée qui la reprélènte : c'eft le principe» On X I»
eonçoitclairement quatre angles renfermez dans l'i-
dée qui repréfente un quarré , ou bien on conçoit
clairement que l'éxiftencepolfible eft renfermée d'ans
l'idée d'une tour de marbre: Donc un quarré a qua-
treangles: Doncunetour demarbre eftpofTible. Je
dis que ces conclufions font vraies , fuppofé que le
quarré ait quatre angles , & que la tour de marbre
(bit polTible « de même qu'ils répondent que Dieu
éxifte , {uppofé qu'il éxifte : c^eft à dire en un mot >
que les conclufïons de ces démonftrations font vrayes>
fuppofe qu'elles foient vraies,
J'avoiie que fî je faifbis an tel argument : On doit
attribuera une chofe ce que l'on eonçoitclairement
être renfermé dans l'idée qui la repréfente, on con-
çoit clairement l'cxiftencenécelTairc renfermée dans
l'idée d'un corps infiniment parlait , donc un corp&
infiniment parfait exifte. Il eft vrai , dis-je , que fi
je faifbis un tel argument , on auroit raifbn de me
répondre qu'il ne concîuroit pas l'exiftence actuelle
d'un corps infiniment parfait j mais feulement que
fuppofé qu'il y eût un tel corps il auroit par lui-mê-
me fon éxiflence. La raifbn en efl que l'idée de corps
infiniment parfait eft une fidion de l'efprit , ou une
idée compofée , & qui par confèquent peut-être fauf-
fe ou contradictoire , comme elle l'eft en effet : car
on ne peut concevoir clairement de corps infiniment:
parfait j un être particulier & fini tel que le corps ne
pouvant pas être conceu univerfèl & infini,.
Mais l'idée de Dieu, ou de l'Etre en général, de
l'Etre fans reflridion , de l'Etre infini n'eil point u-
nefidion de l'efprit. Ce n'eft point une idée compo-
fée qui renferme quelque contradidion ; il n'y a rien
de plus fîmple , quoiqu'elle comprenne tout ce qui
ef l , & tout ce qui peut être» Or cette idée fimple &
naturelle de l'Etre ou de l'infini renferme l'éxillence
nécelîaire : car il efl évident que l'Etre ( je ne dis pas
untWê^re) a faa exiilence par luirraême 5 & que
rEcie;
4n r>E LA RECHERCHEr
Chat, l 'Etre ne peut n*être pas aduellcmcnt , e'tant impofîT-
^^I; ble & ccntradidoireque le véritable Etre foit uns
cxiftence. Il fè peut faire que les corps ne Ibicnt pas,
parce que les corps font de tels êîrssjC]ui participent de
l'Etre , & qui e» dépendent. Mais F Etre J&ns reftri-
dion eft néceflaire ; il eft indépendant ; il ne tient
ce qu'il eft que de lui-même. Tout ce qui eft , vient
(de lui. S'il y a quelque chôfc , il eft 5 puifquc tout ce
. qui eft rient de lui : ntais quand il n'y auroit aucune
chofè en particulier , il fer oit ; parce qu'il eft pal:
lui-même, & qu'on ne peut le concevoir cfairement
comme n'étant pointy fi ce n'eft qu'ont fêle rcpré'-
fente comme un Etre en particulier ou comme un tei
êh'e-, & que l'on coniîdereainfî toute autre idée que
îafienne. Car ceux qui ne voyent pas qûeDieufoit",
ordinairement ils ne confidercnr point l'Etre , mais
mi tel être , & par conféqucnt un être qui peut être
©u n'être pas:
Cependant afin que l'on paifTe comprendre CHCore
pjus diftinâemenr cette preuve de l'éxiftence de
Dieu , & répondreplus clairement à quelques inftan-
ces que l'on potjroity faire, il faut fè' Ibiiv'cnir que
îorïqu'on voit une créature , on ne la voit point en
elle-même , ni par elle-même : car on ne la voit ,
comme on l'a prouvé dans le troifîéme Livre, que
par la vue de certaines pcrfeélions qui font en Dieu ,
îefquelles la repréiènteht. Ainfî on peut voir l'eflèn-
ce de cette créature fans en voir l'éxiftence -, on peut
Toir en Dieu ce qui la rep ré fente fans qu'elle exiftc;
C'eftàcaufede cela que l'éxiftence necefïàire n'efk
point renfermée dans l'idée qui la repréfènte , n'é-
rant point nécefïàirc qu'elle fôit afin qu'on la voye;
Mails il n'en eft pas de même de l'Etre infiniment par-
tit j onne le peut voir que dans lui-même i car il
n'y a rien de fini quipuïfTe reprefènter l'infini. Von
ne peut donc voir Dieu , qu'il n'cxifte : on ne peut
voirrefïence d'un être infiniment parfait, fans en
, voir l'éxiitence : on ne le peut voir fimplement com-
me un être poffble : rien ne le comprend^^ & fî ort
j'penfe^iliïiotqu'iLfbit,..- ^ykis-
DE LA VERITE'. Livre IV. 475
Mais il eft inutile de propolèr an commun des GHAl»i.
hommes de ces ddmonftraaons. Ce font des de- XL
mondiataons que l'on peut a^peî-fcrpeirfbnne lies, par-
î^ qu'elles ne convainquent point généralement tous
hs hommes. Il faut lî on veut les convaincre en ap "
porter de plus fcnfibles , Se certainement on n'en
manque pasj car il n'y a ausune vérité' qui ait plus
de preuves que celle de L'éxiftencc de Dieu. Onn'ap-
portecelle-ci que pour faire voir, queles veritezao-
îtraites n'agilTant prefque point fur nosicns, on les
Î?rend pour des illuiîons & pour des chimères j au
ieu que les vent-sz' groiliére^ , palpables > &.q«i fè
font ientir forçant î'ame à les confiderer, l'on {è
perfuade qu'elles ont beaucoup de realite' , à caufe
^ue depuis le pechéelies font beaucoup d'imprclfion*
fijrnôtrecfptit.
C'eft encore par la même railonj qu'il n'y a pas
lieu d'efperer , q,ue le commun des hommes fe rende
jamais à cette démonftration pour prouver , que les
animaux ne fenten: point ; fçavoir qu'e'tant inno-
cens , couime tout k monde en convient , & \^Iq
ihppore,s'iIs etoient capaoîès dèfenîimcnt , ilarrive-
roitque fous un Dieu infiniment jafte & tout-puif-?
fan:, un innocent foulFritoitdc la douleur , qui eil-
une peine > & la punition de quelque péché. Les hom -
ines font d'ordinaire incapables de voir l'e'vidence de
cet axiomcj fubJHJio Deo , quifquam nifi mereaturyVii' Qpcr,
fèr ejje non potelî , dont (àint Augultin fè fèrt avec b€- p^^-f '
aucoup de raifbn contre julien pour prouver, lepechc
originel, &lacorruption de nôtre nature, lis s'i-
maginent qu'il n'y a aucune force ni aucune folidité
dans cet axiome , & dans quelques autres qui proU"
vent que les bétes ne fentent point, parcequecomme
cous venons de dire, ces axiomes font abftraits, qu'ils
ne renferment rien de fenfible ni de palpable, & qu'ils
ne font aucune imprefïîon fur nos fens.
Les adioas & les mouvemens fènfîbles,qac font les
bétes pour la confèrvation de leur vie , font des rai-
. fbns , quoique feulement vrai -fcmbiables , qui nous
tOll'»
47^ DE LA RECHERCHE
CriAl». touchent bien davantage , & qui par confequent nous
XI. inclinent bien plus fortement à croire qu'elles fouf-
frent de la douleur , lorsqu'on les frappe & qu'elles
crient, que cette raifon abftraite de l'efprit pur,
quoique très-certaine & trc's-évidente par elle-même.
Car il eft certain que la plupart des hommes n'ont
point d'autre raifon pour croire que les animaux ont
des âmes , que la vîië fenfible de tout ce que les bêtes
font pourlaconfèrvation de leur vie.
le parle Celaparoît allez de ce que la plupart nes'imagi-
felonl'o- nent pas qu'il y ait une ame dans un œuf > quoi que
pniôn la transformation d'un œufen poulet (bit infiniment
commu^ plus difficile que la confervationifèuîe du poulet, lors
fie , qui qu'il cft entièrement forme'. Car de même qu'il
ep:que le faut plus d'efprit pour faire une montre d'un mor-
f6ulet fe ceau de fer , que pour la faire aller quand elle eft toH-
forme de te achevée 5 il fàudroit plutôt admettre une ame
Vœufy dans un œuf pour en former un poulet, que pour
quoic^u'il feire vivre ce poulet quand il eft tout-à fait forme'.
mfâjjè Mais les hommes ne voient pas fenfiblementla ma-
feut-ê- niére admirable dont un poulet (è forme, de même
tre que qu'ils voient toujours fcnliblement la manière donc
s'en noU' û cherche les chofcs qui font ne'ceflaires àlàconfer-
ifÎT, vation. Ainfiils ne font pas portez à croire qu'il y
a des âmes dans les œufs , par quelque impreflion
fènfible à^s mouvemens nécelTaires pour transfor-
mer les œufs en poulets -, mais ils donnent des âmes
aux animaux, àcaulède l'im.prefTionfènfible des a-
d:ions extérieures que ces animaux font pour la con-
fèrvation de leur vie j quoique la raifbn que je viens
de dire (oit plus forte pour donner des âmes aux
œufs que pour en donner aux poulets.
'Cette féconde raifon , qui eft que la matière eft
incapable de fentir & de delîrer , eil: fans doute une
raifon dèmonftrative contre ceux qui difent que les
animaux fèntent , quoique leurs âmes foient corpa-.
relies. Mais les hommes confondront & broiiille-
ront éternellement ces raifons plutôt que d'avouer
tîae choie contraire à des preuves feulement vrai-
fèmblables^
DE LA VERITE'. Livre IV. 477
femblables, mais très- fenfibles & très - touchantes : CviAV^
& on ne les pourra pleinement convaincre qu'en op- X I,
pofant des preuves lenfiblcs à leurs preuves fenfibles,
& en leur montrant vifiblement comment toutes les
parties des animaux ne font que des machines 5 &
eu' ils peuvent (c remuer fans ame par la feule impref^
lion des objets , & par leur conflitution particulière j
comme M. Defcartes a commencé de le faire dans
fon Traité de l'homme. Car toutes les raifbns les
plus certaines & les plus évidentes de l'entendement
pur ne leur perfuaderont jamais le contraire des preu-
ves obicures qu'ils ont par lesfens: &c'eft mêmes
s'cxpolèrà larife'e des efprits fuperfîciels & peu ca-
pables d'attention , que de prétendre leur prouver par
des raifbns un peu releyées que les animaux ne fentenc
point.
Il faut donc bien retenir que la forte inclination
que nous avons pour les divertilTemens , les plaifîrs ,
& généralement pour tout ce qui nous touche , nous
jette dans un très -grand nombre d'erreurs : parce que
ja capacité de nôtre efprit étant bornée , ccBte inclina-
tion nous détourne fans celTe de l'attention aux idées
claires &diftindles de l'entendement pur , propres à
découvrir la vérité , pour nous appliquer aux idées
faulîes , obfcares & trompeufès de nos lèns j lesquel-
les inclinent plus la volonté par l'efperance du bien Se
du plaifîr , qu'elles n'éclairent i'efprit parleur lumiè-
re & leur évidence.
CHAPITRE XIL CuavI
XII
Ves effets que la penfée des biens & des maux futur s efl
capable de produire dans l'ejprit.
s
'I L arrive fbuvent que de petits plaifirs & de le^
gères douleurs que l'on fênt aduellement , ou
mêmes que l'on s'attend de fentir nous broiiillenc
étrangement l'imagination , & nous empêchent de
jugeï
47B DE LA RECHERCHÉ ^
Chap. juger des cKofes félon leurs yéritables ide'esî il iic
XIT, faut pas s'imaginer que l'attente de l'éternité n'agifl'e
poin-tfiir nôtre efprit. Maisileft à propos de con^
iide'rerce qu'elle eft capable d'y produire.
lifaut d'abord remarquer que refperance d'une
Aernite' de plaifîrs n'agit pas fi fort fur les efprits ,
que la crainte d'une éternité de tourmens, La r^i-
fôn en eft 5 que les hommes n'aiment pas tantleplai-
£r qu'ils haïiTent la douleur. De plus par le lènri-
xnent intérieur qu'ils ont de leurs dëibrdres , ikfça-
vent, qu'ils font dignes de l'enfer j & ils ne voient
rien dans eux-mêmes qui mérite des recompcnfês
aulîi grandes que celles de participer à la félicité de
Dieu même, lis ièntenr lors qu'ils le veulent ,& mé«:
me fbuvcnt lors qu'ils ne' le veulent pas , que loin de
mériter cç^s rccompenlès ils font dignes des plus
grands chânm.ensj car leur cbnfoence ne les quitte
jamais. Jvhîs ils ne font pas de même incelîamment
convaincus que Dieu veut faire paroître fa mifericor-
delur des pécheurs, après avoir fait éclater fa jufti-
ce contre (on Fils, Ain(î les jufles mêmes appréhen-
dent plus vivement l'éîérnité dçs tourmens, qu'ils
ij'^fperent l'éternité des plaiilrs. La vue de la peine
agir- donc diiva.itage que la vûëdelarécompenlè, &
voici à peu prés ee qu'elle eft capable de produire»
non pas toute feuîè, niais comme caufe principale.
Elle fiit naître dans l'efprit une infirité de icrupu*
les , Scks forriSe de telle forte qu'il eft prefquc im.-
pofîîbicdes'cn délivrer. Elle é:end pour ainfi dire
îafoijufoues aux préjugez, &faic rendre le culte,
qui n'eft d'jqur'à Die-a , àdes puiilances imaginaires.
Elle arrête opiniâtrement l'elprit à' des fuperfticions
vaines ou dangereufos. Elle fait em-bralTcr avec- ar-
deur c-c avec zèle des traditions humaines , 8c' des
pratiques inutiles pour le faiut i des dévotions Juif-
T€s & Pharifàïques que la crainte fervile a inventées.
Enfin elle jette quelques fois les hommes dajis un a-
veuglement de defeipoir : de iorte que regardant
€oaiuiémen: la. more iomme k iiêant , ils le hitenc
biuta-
DE LA VERITF. Iivue TV. ^7^
brutalement de Ce perdre , afin de fe délivrer des in- CiîaipZ
quiétudes mortelles ^ui les agitent & qui les ci Xil.'
frayent.
î!y afbuventplus dccharité que d'amour propre
dans les fcrupuîeuï,, auflî bien que dans les {ùper-
ftitieux ; -mais il n'y a quedei'aaiour propre dans
les dé/éfperez : car à le bien prendre , c'eft 5'aimer
beaucoup que dechoifir pliitôtdeii'etre pas que d'ê-
tre mal. Les femmes, les jeunes gens, les efprits foi- •
blés font les plus iùjetsaux fcrupules &auxiiiperfti-
tions, & les hommes font les plus capables de de-
ielpoir.
Il eft facile de reconHOÎtre les raifons de toutes ces
chofes. Car il eft vifible, que l'idée de réternité é'
taiît-lapîus grande, la plus terrible , & la plus ef-
frayante de toutes celles qui étonnent l'eiprit & qui
frappent l'imagination i il eft néceiîàire qu'elle Ibic
accompagnée d'une grande fuite d'idées acceiîoires
lefqueiles faflent toutes un effet confidérable fur ïtC-
prit , à caufe du rapport qu'elles ont àcette grande.^
terrible idée de l'éternité.
Tout ce qui a quelque rapport à rinÊnin'cftpoinc
petit , ou s'il eft petit en lai-même , il reçoit par ce
rapport une grandeur qui n'a point de bornes, &
qui ne fè peut comparer avec tout ce qui eft fini. Ain-
fi , tout ce qui a quelque rapport , ou mêmes que
l'on s'imagine avoir quelque rapport à cette alternati-
ve néceffaire d'une éternité de tourmens , ou d'une
éternité de délices qui nous eft propofée , effraie par
nécefîiré tous les efprits qui font capables de quelque
réflexion^ de quelque fentiraent.
Les femmes , les jeunes gens , & les efprits foioî es,
ayant comme j'ay déjà dit ailleurs , les fibres du cer-
veau molles & flexibles, reçoivent des veftiges très-
profonds de cette alternative : & lors qu'ils ont a-
bondancc d'eiprits , Se qu'ils (ont plus capables de
fèntmient que de jafte réflexion , ils reçoivent par
la vivacité de leur imagination un très-grand nom-
bc-e de faux veftiges 6c de faulTes idées acceli'oires^ qui
n'ont
4«a DE LA RECHERCHE
CwAp. n ontpointde rapport naturel avec l'idée principa-
XII. ie. Cependant ce rapport , quoi qu'imaginaire , ne
laiiîe pas d entretenir &de fortifier ces faux veftiges
& ces faufles idées accefîoires auiquelles il a donné h
naiilànce.
Lorfgue des plaideurs ont une grande affaire qui
les occupe tout entiers , & qu'ils n'entendent point
leprocez, ils ont fouvent de vaines frayeurs j par-
ce qu'ils craignent que de certaines chofes leur nui-
iènt auxquelles les Juges n'ont aucun égard, &que
les gens du meftier n'appréhendent point. L'affaire
cft de fi grande confëquence pour eux , que l'ébran-
lement qu'elle produit dans leur cerveau (e répand &
fc communique à des traces éloignées qui n'y ont
point naturellement de rapport. Il en eftde même,
des fcrupuleux 5 ilsfè font fans raifon des objets de
crainte & d'inquiétude ; & au lieu d'examiner la vo-
lonté de Dieu dans les fàintes Ecritures, & de s'en
rapportera ceux dont l'imagination n'eft point blef-
CéQ, ilspenfèntinceflammentà une loi imaginaire,
que des mouvemens déréglez de crainte gravent dans
leur cerveau. Et quoi qu'ils fbieiit intérieurement
convaincus de leur foibleffe , & que Dieu ne leur de-
mande point certains devoirs qu'ils fe préfcrivent,
puisqu'ils les empêchent de le fer vir , ils ne peuvent
s'empêcher de préférer leur imagination à leur e/prit,
& de fè renjdre plutôt à de certains (èntimens confus
qui les effrayent & qui les font tomber dans l'erreur,
qu'à l'évidence de la raifon qui les rafTûre & qui les
remet dans le vrai chemin deleurfàlut.
Il le trouve fouvent beaucoup de vertu & de chari-
té dans les perfbnnes affligées de fcrupults : mais il y
en a beaucoup moins dans ceux qui font attachez à
quelques fuperftitions , & qui font leur principale
occupation de quelques pratiques Juifves & Pharifai-
ques. Dieu veut être ardoré en efprit Se en vérité.
11 ne fè contente pas de grimaces & de ci vilitez exté-
rieures j qu'on fe mettre à genoux en (a prélence , &
qu'on le loue par un mouvement des îéyres , au-
quel
DE LA VERITF. Livre IV. 4fi
quel le cœur n'ait pouit de part. Les hommes ne fe Chap^
contentent de ces marques de refpe^l, que parce xil '
qu'ils ne pénètrent point le cœur i car les hommes "
même veulent être adorez en efprit & en ve'nte'. Dieu
demande donc nôtre efprit , & nôtre cœur : il ne
l'afait que pour lui , & il ne le conferve que pour lui:
mais il y a bien des gens qui malheureufement pour
eux lui retufènt les chofes fur lefquelles il a toutes
fortes de droits, lis ont des idoles dans leur cœur,
qu'ils adorent en efprit & en vérité , & aufquelles ils
facrifient tout ce qu'ils font- Mais , parce que le
vrai Dieu les menace dans lefecrec de leur cenfcien-
ce d'une éternité de tourmens pour punir l'excez de
leur ingratitude , & que cependant ils ne veulent
point quitter leur idolâtrie; ilss'avifent de faire ex-
térieurement quelques bonnes œuvres. Ils jeûnent
comme les autres i ils font des aumônes j ils difent
des prières j ils continuent quelque tems de pa-
reils exercices : & parce qu'ils font pénibles à ceux
• qui manquent de chanté, ils les quitent d'ordinaire
pour embrafTer certaines petites pratiques ou dévo-
tions aifées , qui s'accordant avec l'amour propre
rcnverfent nécefTairement , mais d'une manière in-
fenfible toute la morale de j e s u s-C h r i s r . Us
font fidèles, ardens , &zelezdefFen(eurs deces tra-
ditions humaines , que des perfonnes peu éclairées
leur perfuadent être tres-utiles, &que l'idée de l'é-
ternité qui les effraie leur reprefente fans celfe com-
me abfblument nécelîaires à leur fàlut.
Iln'eneft pas de même des Juftes. Ils entendent
comme les impies les m.enaces de leur Dieu : mais le
bruit confus de leurs paffions ne les empêche pas d'en
entendre lesconfeils. Les faulTes lueurs des tradi-
tions humaines ne les ébloiiiffent pas , jufques à ne
point fentir la lumière de la vérité. Ils mettent leur
confiance dans les promelfes deJEsus-CHRisT»
& îlsfuivent fes confeils: car ilsfça^eiitquelespro-
mefTes des hommes font aulfi vaines que leurs con-
feils. Néanmoins on peut dire que cette crainte ,
que
4^.2, DE LA RECHERCHE
Chap. que l'idée de réternité fait naître dans leurs efprîts.j
X'II* produit quelquefois un fi grand ébranlement dans
leur imagination , qu'ils n'ofènt toiit à-fait condam-
Her ces traditions humaines , & que (buvent ils les
approuvent par leur exemple , parce qu'elles ont
quelque apparence de /à^ejfe dans leur fuperjlition O*'
dans leur fauj^e humilité y comme ces traditions Pha-
rifaïques > dontpârls: iàint Paul.
^ux ^aisce quieîc principalement ici digne de confî-
CoLch» iîération , & qui ne regarde pas-tant le de'reglement
z.V' zz, des mœurs que celui dei'efprit , c'cft que Ja crainte
ej, dont nous venons de parler e'tend afièz fbuvent la
foi auffi bien que le zèle de ceux qui en font frappez ,
jufqu*à deschofos Mufles ou indignes delà fàintetc
<îe nôtre Religion. Il y a bien des gens qui croyent ,
mais d'une foi~confi:ante & opiniâtre , que la terre
cfl immobile, au centre du monde : que les animaux
fèntent une véritable douleur: quelesqualitez fèn-
fibles font répandues fur les objets : qu'il y a des
formes ou des accidens réels diflinguez de la matiè-
re , ôc une infinité de fomblables opinions faufles ou
incertaines, parce qu'ils (efont imaginez que ce fè-
roit aller contre la foi que de le nier. Ils font effrayez
par les exprelfions de l'Ecriture fàinte , qui parle pour
■ le faire entendre, & qui par confequent fe fèrt des
manières ordinaires de parler fans defîèin de nous
inftruire deia Phyiique» Ils croyent non feulement
ce que l'efprit de Dieu veut leur apprendre ; mais
encore toutes les opinions des juifs. Ils ne voient pas
qucjofué par exemple parle devantfes foldats, com-
me Copernic même, Galilée & Detcartes parleroient
au commun àss hommes , & que quaiid mêmes ii
auroic été dans le fontiment de ces derniers Philofo-
phes , iln'auroit point commandé à la terre qu'elle
s'arrêtât, puifqu'il n'auroit point fait voira fon ar-
mée par des paroles que l'on ii'eull point entendues ,
le miracle que Dieu faifoit pour fon peuple* Ceux
qui croyent que le Soleil efl immobile ne difènt-
ils pas à leurs valets, à leurs amis, à ceux-mémc
qui
DE LA VERITE'. Livre ÎV. 485
^ui font de leur fcntim^nt, que le Soleil fè levé ou Chap.
<]u'iJ{è couche ? s'aviiènt ils de parler autrement qaè X I L
tous les auttes hommes dans le temps que le princi-
paljeflèin n'eft pas de philosopher ? Jofué fçavoit-il
parfaitement l'Aftronomie; ou s'ill'a fçavoit, fes
îbldats la fçavoient-ils ? ou Ci lui & lès fbidats en é-
toicntbisnmftruits, peut on dire qu'ils vouloientphi-
lofbpher dans le temps qu'ils ne penfoient qu'à com-
battre? Jolue' devoir donc parler comme il a fait,
quand lui-même & fès fbidats auroient crû ce que
croient pre'fèntement les plus habiles ARronomes.
Cependant ces paroles de ce grand Capitaine : c^rrl-
te-toi Soleil auprès de Gahaon , & ce qui eft dit en fui-
te, que le Soleil s'arrêta félon fon commandement,
per/ijadent bien des gens > quel'opiaion du mouve-
ment de la terre eft une opinion non feulement dan-
gereufè , mais même abfbîument hérétique & infoii-
ïenable» Ils ont ouï dire que quelques perfonnes de
pieté', pour lefquelles il eft jtifte d'avoir beaucoup
derefpecl &de de'ference, condamnoient ce fènti-
ment : ih fçavent confufément quelque chofè de ce
qui eft arrive' pour ce fùjetà unfçavant Aftronome
de nôtre fiécle , & cela leur femble fufHfant pour croi-
re opiniatre'ment que la foi s'étend juiques à cette o-
ipinion. Un certain fentiment confus , exci té & en-
tretenu par un mouvement de crainte, duquel mêmes
ils ne s'apperçoivent prefque pas , les fait entrer ea
défiance contre ceux qui fuivent laraifbn dans ces cho-
ies qui font du refTort de laraifon. Ils les regardent
comme des hérétiques. Ce n'eft qu'avec inquiétude
& quelque peine d'efprit qu'ils les écoutent : & leurs
apprehenfionsfecrettesfont naître dans leurs efprits
■les mêmes refpeds , & les mêmes foiàmiffions pour
ces opinions & pour beaucoup d'autres de purePhi-
lofophie, quepourles véritez qi^ font l'objet de la
ifoit
X GHA-
4^4 ^^ LA RECHERCHE
CHAV. C H A P I T R E" XIII.
XIII.
I. De la troîÇiéme inclination naturelle , qui ejl t amitié
^ue nous avons pour les- autre s hommes. II . Elis porte
a approuver lespenjées de nos amis O'éL les tromper
par de faujfes louanges.
D
E toutes nos inclinations prifès en général , 5c
au fens que je l'ai expliqué dans le premier
Chapitre , il nç refte plus que celle que nous avons
pour ceux avec qui nous vivons , & pour tous les ob-,
jets qui nous environnent; de laquelle je ne dirai pref-
que rien, parce que cela regarde plutôt la Morale
8ç la Politique que nôtre fujet. Comme cette incli-
nation elt toujours jointe avec les pallions > il feroit
pçut-être plus à propos de n'en parler que dans leLi-
vre fuivant: mais l'ordre n'eft pas en cela de fi gran-
de confèquence,,
7^ . Pour bien comprendre la caufè& les efFets de cet-
Delà, te inclination naturelle , il faut fçavoir que Dieu ai-
troîQéme ^ t^o^s (es ouvrages , & qu'il les unit étroitement
inclina- les uns avec les autres pour leur mutuelle conièrva-
îionna- ^ion. Car aimant fans cefTe les ouvrages qu'il pro-
turellcy duit , puifque c'eft fon amour qui les produit : il im-
cui efl prime aufîi (ans celle dans nôtre cœur un amour pour
l'amitié fès ouvrages, puifqu'il produit fans celîè dans nôtre
(fue nous coturun amour pareil aufien. Et afin que l'amour
avons naturel que nous avons pour nous mêmes n'aacan-
pour les tifîe , & n'afFoiblilTe pas trop celui que nous avons
autres pour les choies qui (ont hors de nous, & qu'au con-
kommes, traire ces deux amours que Dieu met en nous s'entre-
tiennent&: fè fortifient l'un l'autre ; il nous a liés de
telle manière avec tout ce qui nous environne, & prin-
cipalement avec les êtres de même efpece que nous >
que leurs maux nous affligent naturellement, que leur
joie nous réjouit, & que leur grandeur, leur abbailïè-
sjeiît , i^r diminution ieuibic augmcn^pr ou dimi-
nuer
DE LA VERITE'. Liv*i IV. 4^
naër nôtre être propre. Les nouvelles dignitez de nos Cha?^
parens & de nos amis , les nouvelles acquifitions de XIII,
^euxqui ont le plus de rapporta nous, les conquê-
tes & ici vidoires de nôtre Prince , & me'me les
lîouvelles découvertes du nouveau monde, fèmblent
Coûter quelque cho/è à nôtre fubflance. Tenant à
toutes ces chofès nous nous rejoiiiflbns de leur gran-
deur & de leur étendue : nous voudrions même que
re monde n'eût point de bornes, j & cettepenfe'e de
i^uelques Philoibphes , que les ouvrages de Dieu
n'ont point de bornes, non feulement fèmble digne
de Dieu j mais elle paroît encore tres-agre'able à
î'homme , qui fènt une fècrettc joye de faire partie de
l'infini, parce que tout petit qu'il eft en lui-même,
ij lui fèmble quil devienne comme infini, en fè ré-
pandant dans les êtres infinis qui l'environnent.
Il eft vrai que l'union que nous avons avec tous les
dbrpsqui roulent dans ces grands efpaces , n'eft pas
fort étroitte , ainfi elle n'eft pas fènfible à la plupart
des hommes : & il y en a qui s'interefïent fi peu dans
les découvertes que l'on fait dans les Cieux , que
l'on pourroit bien croire qu'ils n'y font point unis
parla nature j fi l'on ne fçavoit d'ailleurs que c'eft ,
©u faute de connoifïance , ou parce qu'ils tiennent
trop à d'autres chofes.
L'ame quoi qu'unie au corps qu'elle anime , ne fènt
pastoiijours tous les mouvemens qui s'y pafîènt, on
bien fi elle les fent , elle ne s'y applique pas toujours.
Lapafiion qui l'agite étant Ibuvent plus grande que
lefèntimentquila touche, elle fèmble tenir davan-
tage à l'objet de fà pallîon qu'à fôn propre corps. Car
c'eft principalement par les pallions que l'ame fe ré-
pand au dehors, qu'elle fènt qu'elle tient effeâiive-.
ment à tout ce qui l'environne j comme c'eft prin-
tipalement par le fèntiment qu'elle fe répand dans .
fon corps , & qu'elle reconnoit qu'elle eft unie à tou-
tes les parties qui le compofent» Mais comme on ne
peut pas conclure que l'ame d'un paffionné n'eft pas
unie àfcn corps, àcaufe qu'il s'offre à la mort, &
X z qu'il
4^^ DE LA RECHERCHE
Chap. qu il ne s'interefTe point pour la confervation de ifa
XHÎ* vie 5 de même on ne doit pas s'imaginer que nous ne
tenions point naturellement à toutes chofes , à caufè
qu'il y en a aufquelles nous ne prenons point de part.
Voulez vous par exemple, fçavoirfi les hommes
tiennent à leur Prince , & à leur Patrie ? Cherchez-
en qui en connoilTentles intérêts , & qui n'ayent point
d'affaires particulières qui les occupent: Vous ver-
rez alors combien grande tèra leur ardeur pour les
nouvelles , leur inquiétude pour les batailles , leur
joie dans les victoires , leur triftefîè dans les défaites.
Vous verrez alors clairement que les hommes font
étroitement unis à leur Prince & à leur patrie.
De même , fi vous voulez fçavoir fi les hommes
tiennent à la Chine & au Japon, aux Planètes ,& aux
c'toiles fixes j cherchez en > ou bien imaginez vous
en quelques-uns , dont lepaïs & la famille joûiffent
^'une profonde paix , qui n'ayent point dépalîions
particulières , & qui ne fèntent point adluellement
runion qui les tient attachés aux chofès qui font plus
proches de nous que les ci eux : & vous reconnoîtrez,
eue s'ils ont quelque connoilTance delagrandeur &
de la nature de ces aftres , ils auront de la joie fi i'oii
en découvre quelques-uns 5 ils les confîdereront a-
vecpîaifir ^ & s'ils font alTez habiles , ils fè donneront
volontiers la peine d'en obfèrver & d'en calculer les
jnouvemens.
Ceux qui font dans le trouble des affaires , ne fè
mettent guéres en peine , s'il paroit quelque comè-
te ou s'il arrive quelqu'éclypfè: mais ceux qui ne tien-
nent point fi fort aux choies qui font proche d'eux,
fe font une affaire confiderable de ces fortes d'évene-
mens: parce qu'en effet il n'y a rien à quoi l'on ne
tienne , quoi qu'on ne le fente pas toujours ; de mê-
me qu'on ne fent pas toujours que fon ame eft unie ,
je ne dis pas à fon bras & à fà main , mais à fon coeiarj
êc à fon cerveau.
La plus forte union naturelle que Dieu ait mifê
«ntreno«s & fçs cayrages, çft celle ^uiflQW? lie a-
DE LA VERITE'. Livre IV; 4^7
vec les hommes avec Ic^uels nous vivons. Dieu nous Gh'ap?
a commande' de les aimer comme d'autres nous- me- XHI.
mes , & afin que l'amour de choix par lequel nous
les aimons foit ferme & conftant, ine(bûtient& h
fortifie fans cefîe par un amour naturel qu'il impri-
me en nous» Il a mis pour cela certains liens invifi-
bles qui nous obligent comme ne'celTairement à les ai-
mer ; à veiller à leur confèrvation comme à la nôtrej
à les regarder comme des parties ne'celîàires au tout
que nous compofbns avec eux, &làns lequel nous
ne (cautions fubilfter.
Il n'y arien déplus admirable quf ces rapports na-
turels qui fe trouvent entre les inclinations des efpries
des hommes, entre les mouvemens de leurs corps,
& entre ces inclinations Se ces mouvemens. Tout
cet enchaînement {ècret eil une merveille qu'on ne
peut aflez admirer , & qu'on ne Içauroit pmais com-
prendre. A la vûë de quelque mal qui furprend,ou que
l'on fènt comme infiirmontablepar (es propres for-
ces, on jette par exemple un grand cri. Ceciipouné
(buvent (ans qu'on ypenfe& par ladifpontion de îa
mac~hine, encre infaiHiblement dans les oreilles de
ceux qui (ont a(ïèz proche, pour donner le (ccours
conton abefoin: il les pe'nctre & fe fait entendre à
à eux de quelque nation & de quelque qualire' qu'ils
(oient ; car ce cri eft de toutes les langues & de toutes
les conditions j comme en effet il en doit être. Il a-
gîte le cerveau & change en un moment toute ladif-
pofition du corps de ceux qui en font frappez:il les fait
mêmècourirau (ècours fans qu'ils y penfent. Mais
il n'eil: pas long- tems (ans agir fur leur e(prit , & fans
les obliger à vouloir fecourir , & à pen(èr aux moy-
ens de (ecourir celui qui a fait cette prière natuielk :
pourvu toutefois que cette prie're ou plutôt ce com-
mandement preflant foitjufte&: (èlon les règles de la
(ocieté. Car un cri indilcret , poulTe'fans (ujet ou par
une vaine frayeur , produit dans les ailîftans de l'ia-,
dignation ou de la mocquerie au lieu de compafîion ,
parce qu'en criant (àns^raKôn , l'on abuxè des cha-
X 5 fcs
'4^9 DE LA RECHERCHE
Chap. fes établies par la nature pour nôtre confèrvatioii . Ge-
XIII. cri indifcret produit naturellement de l'averfion &
ie defirde vanger le tort que l'on a fait à la nature >
Je veux dire à l'ordre des chofès , fi celui qui l'a fait
iàns fujet l'a fait volontairement : mais il ne doit pro-
duire qus la paillon de mocquerie^ mêlée de Quelque
compaifion j (ans averfion & fans un dcfir de ven-
geance j fi c'eft l'épouvante , c'eft-à-dire une faulïè
apparence d'un befbin preffant , qui ait été caufè que
quelqu'un (efoit écrié: Car il faut delà mocquerit
pour Je ralTurer comme craintif, & pour le corriger^
&)liàut de la compaffion pour le fècourir comme
foible : On ne peut rien concevoir de mieux ordonné*
Jeneprétens pas expliquer par un exemple quels,
font les refforrê, & les rapports que l'Auteur de la
nature a mis dans le cerveau des hommes & de tous
les animaux , pour entretenir le concert & l'union.
iiécefTaire à leur confèrvation. Je fais feulement quel-
que réflexion fur ces reflorts afin que l'on y penfè,
• & que l'on recherche avec foin; non comment ces ref^
forts joiient , ni comment leur jeu fè communique
par l'air, par la lumière, &par tous les petits câ.-ps
qui nous environnent , car cela eft prefque incôm-
prehenfîble & n'eft pas nécefïaire; mais au moins afin
que l'on reconnoiflequelsen font les effets. On peut
par différentes obfèrvations reconnoître les liens qui
nous attachent les uns aux autres, mais on ne peut
connoître avec quelque éxaditude comment cela fe
fait. On Voit fans peine qu'une montre marque les
heures: mais il faut dutemspouren fçavoir les rai-
fons i & il y a tant de reilorts différens dans le cer-
^ veau du plus petit des animaux , qu'il n*y a rien de
• pareil dans les machines les plus compofees.
S'il n'eft pas pofhblede comprendre parfaitement
lès refforts de nôtre machine , il n'eft pas auffi ab-
folument nécefïàire de les comprendre j mais il eft
abfblument nécefïàire pour fè conduire de bien fça-
voir les effets que ces relTorts font capables de produi-
re en nous. Il n'eft pas nécefTaire de fçavoir comment
une
DE LA VERITE', t ivre IV. 4?^^
une montre elt faice pour s'en fèrvîr: mais fi l'on Chap^
s'en veut (ervir : pour régler fon tems ,il eft du moins Xliî,
ncceflaire de fçavoir qu'elle marque les heures*
Cependant il y a des gens fi peu capables de réflexion,
qu'on pourroit prefque les comparer à des machines
purement inanimées.Ils ne fèntent point en eux-mê-
mes les refibrts qui fe de'bandenr à la vue des objets:
ibuventils (ont agitez > fans qu'ils s'apperçoivenrdc
leurs propres mouvemcns: ils font efc!avcs,{ans qu'ils
fcntent leurs liens. Us font enfin conduits en millfe
manie'res difFe'rentes , fans qu'ils reconnoiffent la
main de celui qui les gouverne. Ils pentent être les
feuls Auteurs de tous les mouvemens qui leur arrivent:
& ne diftinguant point ce qui fèpalîè en eux-mêmes-
€n confequence d'un aâ:e libre de leur volonté', d'avec
ce qui s'y produit par l'impreffion des corps qui les-
environnent , ils penfènt qu'ils fè conduifènt eux-
mêmes dans le temps qu'ils font conduits par quel-
qu'autre. Mais ee n'eft pas ici le lieu d'expliq uer ces^
diofès.
Les rapports que l'Autêur de la nature a mis entre
nos inclinations naturelles, afin de nous unir lesunà
avec les autres , femble encore être plus dignes de nô-
tre application & de nos recherches, que ceux qui
font entre les corps , ou entre les efprits par rapport
au corps. Car tout y eft règle' de telle manière , que
les inclinations qui lemblenr être les plus oppofeesà
lafbcietéy font les plus utiles , lorfqu'elles font uii
peu modérées.
Le defir , par exemple , que tous les hommes ont
pour la grandeur tend par lui-même à la difiblution
de toutes les fbcietez. Néanmoins ce deiir eft tempé-
ré de telle manière par l'ordre de la nature , qu'il ièrt
davantage au bien de l'état, que beaucoup d'autres in-
clinations foibles& languiliantes. Car il donné de
l'émulation, il excite a la vertu, il (bûtient le cou-
rage dans le fcrvice qu'on rend à la patrie s & l'on
ne gaigneroit pas tant de vidoires , fi les fbldats êc
principalement les officiers n'alpiroient àbgbire-&
X 4 Siix'-
4^0 DE LA RECHERCHE
Cha?. aux charges. Ainfi tous ceux qui compofènt lesas-
XIII. înees , ne travaillant que pour leurs intérêts parti-
culiers, nelaifTentpas de procurer le bien de tout le
païs. Ce qui fait voir , qu'il eft très avantageux pour
le bien public , que tous les hommes ayent un defin
fècret de grandeur , pourvu qu'il (bit modéré.
Mais , fi tous les particuliers paroifToient être ce
çju'ilslbnt en efletj s'ils di{bient franchement aux
autres , qu'ils veulent être les principales parties du
corpsqu'ils compofent , &: n'en être jamais les der*
nieres , ce ne feroit pas le moyen de fe joindre eii-
fèmble. Tous les membres d'un corps n'en peuvent
pas être la tefle & le coeur : il faut des pieds & des
mains , des petits auiîî bien que des grands , des gens
qui obeïflentauili-bien que de ceux qui commandent*
Et fi chacun diiôit ouvertement qu'il veut comman.-
^er & ne jamais obeïr , comme en, effet chacun le
fouhaite naturellement, il eft vifible que tous les
corps politiques rede'truiroient& que le de/ordre &
rinjuftice re'gneroient par tout.
11 a donc e'té néccil'aire que ceux qui ont le plus
d'elprit , & qui font les plus propres à devenir les
parties nobles de ce corps & à'commander aux au-
tres j fufïènt naturel le m.ent civils ; c'eft à dire , qu'ils
fijflènt portez par une inclination fècrette , à témoi-
gner aux autres par leurs manières , & par leurs pa-
roles civiles & honnêtes , qu'ils (ê jugent indignes
que l'on penfè à eux , & qu'ils croient étte les derniers
des hommes : mais que ceux à qui ils parlent font di-^
gnesde toutes fortes d'honneurs, & qu'ils ont be-
aucoup d'eftime & de vénération pour eux. Enfin.,
au défaut dé la charité & de l'amour de l'or dre,il a été
' nécelTàire que ceux qui commandent aux autres, euf^
fènt l'art de les tromper par un abailïement imaginai-
re, qui ne confîfte qu'en civilitez & en paroles , a-
finde joiiirfàns envie de cette prééminence qui eft'
nécefïàire dans tous les corps. Car de cette forte tous
les hommes poflèdenten quelque manière la granj..
de^r, qu'ils défirent: les grands la poifedent réelle*
ïïien!^,:
DE' LA VERITE'. Livre IV. 491
ment, "* & les petits & les foibles ne la pofTedenc Cha?;;
^ue par imagination, étant perfuadez en quelque ma- Xlîl.
niere pas les complimens des autres , qu'on ne les re- -*« le par-
garde pas pour ce qu'ils font,c'cft-à-dire pour les der- le félon
iiiers d'entre les hommes. l'homm?^
Ileft facile de conclure en pafïànt de ce que nous cwU
venons de dire que c'eft une très grande faute contre yéritahle
h civilité que de parler fou vent de foi > lur tout quand grandeur
on en parle avantageufement , quoi que l'on air tou- de la ter-
te forte de bonnes qualitezj puifqu'il n'eftpas per- renecon^
mis de parler aux perfbnnes avec qui l'on converge, n^lç que
comme fi on les regardoit au dellous de foi , fi ce dans un
n'eft en quelques rencontres , & lorsqu'il y a des ^^^y d'/-
marques extérieures & fenfiblesqui nous éleventau ma^imu
defi'us d'elles. Car enfin le mépris efl: la dernière àzs fiQ^f^
injures ; c'efl ce qui eft le plus capable de rompre la
fockié j & nous ne devons point efperer qu'un hom-
me à qui nous avons faitconnoître que nous Te regar-
dions audefibusdenous, fèpuifie jamais joindre a-
vec nous , parce que les hommes ne peuvent fouffrir
d'être la dernière partie du corps qu'ils compoîènt.
L'inclination que les hommes ont à faire des com-
plimens ; eR donc très-propre pour contrebalancer
celle qu'ils ont pour l'eflime & l'élévation j & pour
adoucir la peine intérieure que refientent ceux qui
fontles dernières parties du corps politique. Et l'on ne
peut douter que le mélange de ces deux inclinations
ne fàfîè de très-bons effets pour entretenir la (bcieté*
Mais il y a une étrange corruption dans ces incli-
nations > auffi bien que dans l'amitié , la compalfiony
la bien veitlance& les autres, qui tendent à unir en-
fèînble les hommes. Ce qui devroit entrenir la (a-
cieté civile , eft fouvent cau(e d^ la communication;
& de rérabiiiîsmeat de l'erreur.
De toutes inchnations néeefiàires à fa (ocietécivi'-- f |,
.1er celles qui nous jettent le plus dans l'erreur font Cette- tK'*
l'amitié, la faveur, la reconnoilîance, & toutes les clhmtioK-
inclination s qui' nous portent à' parler trop avanta.- nous-^o^'^
^ufemeiît.'iÊS autres ai leur p^r éfence^n t^ a. <*!'- "
451 DE LA RECHERCHE
Chap. Nous ne bornons pas nôtre amour dans la pérfon-
XIII. "^ ^^ i^os ^"^^s > i^ous aimons encore avec eux toutes
les chofès qui leur appartiennent en quelque façon : &:
f Trouver comme ils témoignent d'ordinaire affez de paffion
/•/^j'^' pour la defFenfe de leurs opinions, ils nous inclinent-
pesde iufènfiblement à. les croire , à les approuver & à les
Tiosams-, ^îeffendre mêmes avec plus d obftination & de pa(-
*^ ^ fion qu'ils ne font eux-mêmes ; parce qu'ils aurolent
tremper fouvent mauvaifè grâce de les (bûtenir arec chaleur >
*^ar de & qu'on ne peut trouver à redire que nous les def-
faujies fendions. En eux ce feroit amour propre j en nous
éiuan' c'eftgénérofité. ^
i^^* Nous portons de l'afFedion aux autres hofnmes
pour plufieurs raifons, car ils peuvent nous plaire &
nous (èrvir en difFe'rentes manie'res. La reflemblan-
ce des humeurs -, des inclinations , des emplois , leur
air , leurs manières , leur vertu , leurs biens , i'afîe-
â:ion ou l'eftirae qu'ils nous témoignent , les fèrvices
qu'ils nous ont rendus ou que nous en efperons , &
plufîeurs autres raifons particulie'res nous de'termi-
nentà les aimer. S'il arrive donc que quelqu'un de
nos amis , c'eft-à-dire quelque pcrlbnne qui ait les
mêmes inclinations, qui foit bien-fait , qui parle d'u-
ne manière agréable, que nous croyions vertueux ,
©u de grande condition, qui nous te'moigne deTaf-
fedionSc de l'eftime, qui nous ait rendu quelque
fervice , ou de qui nous en efperions , ou enfin que
nous aimions pour quelque autre raifon particulière.;
s'ilarrive , dis- je , que cette perlonne avance quelque
proportion, nous nous enlaiflons incontinent per
fuader fans faire ufage de nôtre raifon. Nous fbûte-
uons fôn opinion fans nous mettre en peine fielleelif
' conforme à la vérité' , & fouvent même contre nôtn !
propre confcience , félon l'oblcuritè & la confufîoi
«le nôtre efprit, félon la corruption de nôtre cœur, &
félon les avantages que nous efperons tirer de nôrn
j^ufïè gfc'nérofîté.
Iln'eftpasne'cefïàire d'apporter ici des exemple
|>articuliers de ces ckofesycar ou ne fe trouyeprcl
DE LA VERITE'. tiVRE IV. 495^
^e jamais une feule heure dans une compagnie {ans Chap.
en remarquer pluiieurs , fi l'on y veut faire un peu XIII.
de réflexion. La faveur & les rieux, comme l'on
dit ordinairement, ne font que rarement du côte' de
la vente > mais prefque toujours du côté des perfbn-
lies quel'onaime. Celui qui parle eft obligeant &
civil : il a donc raifbn. Si ce qu'il dit eft feulement
vrai femblable , on le regarde comnae vrai , & fî ce
qu'il avance , eft abfblument ridicule & impertinent » ^
il deviendra tout au moins fort vrai-fèmblable. C'eft
un homme qui m'aime , qui m'eftime , qui m'a ren-
du quelque fervice , qui eft dans la difpofîtion Se dans
le pouvoir de m'en rendre, qui afbûtcnu monfen-
timenten d'autres occafions , je fèrois un ingrat &
un imprudent fî je m'opporois aux fîens , & fî je;
manquois mêmes à lui applaudir. C'eft ainfî qu'on,
fèjouë de la vérité, qu'on la fait fervir à Tes intérêts,
& qu'on embralïe les faulïes opinions les uns des au
très.
Un honnête homme ne doit point trouver à redire
c[u'on l'inftruife & qu'on l'éclairé, quand on le fait
félon les règles de la civilité: & lorfque nos amis fè
choquent de ce que nous leur repréfèntons modefte-
ment qu'ils fè trompent , il faut leur permettre de
s'aimer eux-mêmes & leurs erreurs , puilqu'ils le veu-
lent , 8c qu'on n'a pas le pouvoir de leur commander,
ni de leur changer l'efprit.
Mais un vrai ami ne doit jamais approuver les er-
reurs de fon ami. Car enfin nous devrions confide-
rer que nous leur faiibnsplus de tort que nous ne pen-^
fbns , lorfque nous deltendons leurs opinions fans
difcernement . Nos applaudiiTemens ne font que leur
enfler le Cœur & les confirmer dans leurs erreurs j ils
de viennent incorrigibles; ils agifrent& ils décidcnç;
enfin comme s'ils étoient devenus infaillibles.
D'où vient que les plus riches, les plus puiiTans »
les plus nobles , & généralement tous ceux qui font
élevez au deffus des autres, fe croyent fort fouvent
infaillibles j & qu'ils fc comportent' comme s'ils a-
X 6 voient
494 EjE la recherche
Ch A?, "Voient beaucoup plus de raifon que ceux qui font d'u^
XllL 1^6 condition vile ou me'diocre , fi ce n'eft parce qu'oa
approuve indifféremment & lâchement toutes leurs
penfe'es ? Ainfi l'approbation que nous.donnons à nos
amis , leur fait croire peu à- peu qu'ils ont plus d'ef-
pritquelcs autres i ce qui les rend fiers , hardis, im-
prudens, & capables de tomber dans les erreurs les
plus grolïïeres fans s'en appercevoir. .
C "e(t pour o. li que nos ennemis nous rendent fou
vent un meilleur fervice , & nous éclairent beaucoup
plus l'efprit par leurs oppofitions , que ne font nos
amis, par leurs approbations ; parce que nos enne-
mis nous obligent de nous tenir fùrn os gardes , ôc
d^cti e attentifs aux chofes que nous avançons j ce qui
feulfuffit pour nous faire reconnoître nos e'gare-
mens. Mais nos amis ne font que nous endormir ^
Si nous donner une faufle confiance , qui nous rend.
vains & ignorans. Les hommes ne doivent doncjar
mais admirer leurs amis, &/è rendre à leurs (enti--
mens par amitié , de même qu'ils ne doivent jamais
s'oppofer a ceux de leurs ennemis par inimitié ; Mais,
ils doivent fe défaire de leur efprit flattear oucon-
tredifant pour devenir finceres , & appjouvcr l'évi^
iJence & là vérité par tout ou ils la trouvent.
Nous devons a.u fli nous bien mettre dans Tefprit y.
que la plupart des hommes font portez à la flatterie-
ou à nous faire dts complimens , par une efpcce.
d*incliaation naturelle , pour paroirre fpirituels,
pour attirer fiir eux h bienveillance des autres , &.
«fans l'efpérance de quelque retoiîr , cuenfîn par une
efpéce de malice & de raillerie j & nous ne devons
pas nous laifïèr étourdir par tout, ce que l'on peut
nous dire. Ne voyons-nous pas tous les jours que des
perfonnes, qui ne fe connoifïent point , ne lailfent pas
2e s^éieverf'un l'autre jufquesau.rnuës ,, la premiè-
re fois mêmes qu'ils fè voyent & qu'ils fè parlent?
&qu'3?a-t-il déplus ordinaire que de voir des gens
nui donnent des louanges liyperboîioues , & qui té-
^«igneiu.dej raouvemens extjcaordinaires d'admira
Ù9m
DE È A VERITE'. LtvR& IV. 497
tîonà uneperfbnne qui vient deparkr en publicq-, CHAp,"
mêmes en préfènce de ceux avec lefquels ils s'en font XIIL
mocquez quelque tems auparavant. Toutes les fois
qu'on (e récrie, qu'on pâlit d'admiration , ,&,com-
me furpris des chofes que l'on entend, ce n'eft pas
une bonne preuve que celui qui parle dit des merveil-
les i mais plutôt qu'il parle à des hommes flatteurs»;
qu'il a des amis, ou peut-être des ennemis q.uife
divertiflent de lui. C'eft qu'il parle d'une manière
engageante, qu'il elt riche & puiflànt, ouiî on le
veut , c'eft une allez bonne preuve que cequ'il dit eft
appuyé' fur les notions, des fènsconfufes & obfcurcs,
mais fort touchantes & fort agréables , ou qu'il a
quelque feu d'imagination , puifque les louanges {è
donnent à l'amitié , aux richefTes , aux dignitez,aux
yrai-(cmblances , & très -rarement à. la vérité'.
On s'attendra peut-être , qu'ayant- traité en général
des inclinations des efprits,je doive dépendre dans un
détail exaâ: de tous les mouvemens particuliers qu'ils
refientent à. la vue du bien & du mal, c'eftrà-dire
que je doive expliquer la nature de l'amour , delà
Haine, delajoye, de la triftelTe , & de toutes les
pallions intelleâ:uelles tant générales que particulier
res, tantfimplesquecompofées. Maisje nemefiiis^
pas engagé à expliquer tous les différens m.ouvemens.
dont les efprits font capables.
Je fiiis bieaaifè que l'on fçacReqùe mon defïcin
principal dans tout ce que j'ay écrit juf qu'ici de la re-
cherche de la vérité 5 a été de faire fentir aux hom-
mes leur foibleiTe& leur ignojance, & que nous fem-
mes tous fujjsts à l'erreur & au péché. Je l'ai dit, Se.
je le dis encore ,, peut-être qu'on s'en fouviendra r
je n'ai jamais eu deflèin de traiter à fopd de la nature
de l'efprit 5 mais j'ai été obligé d'en dire quelque
chofèpour expliquer les erreurs dans leur principe,
pour les expliquer avec ordre, en un mot pour me
rendre intelligible, & (îj'ai paUe les. bornes que je
me fuis propoféesj c'eft que pavois ce me (èmblbic.
des chofes. nouvelles à dire , qui me paroilîbient der
496 DE LA RECHERCHE Bec,
Chap. confcquencc, & que je croyois même qu'on pooi^
XIII. roitlire avec plaifir. Peut être me (uis-je trompe' ,
mais je devois avoir cette pre'fomption pour avoir lé
courage de les e'crire: car le moyen déparier, lorf-
qu'on n'efpere pas d'être e'coute' ? Il eft vrai que j'ai
dit beaucoup de choies qui ne paroiiïent point tant
appartenir au fujet que je traite , que ce particulier
desmouvemens deTame: je l'avoue, mais je ne pre'-
tens point m'obliger à rien , iorfque je me fais un or-
dre. Je me fais un ordre pour me conduire , mais ja
pre'tens qu'il m'eft permis de tourner la tête lorlquc
je marche , fi je trouve quelque chofè qui mérité
d'être confidere'. Je pre'tens mêmes qu'il m'eft péri
. mis de me repolèr en quelques lieux à l'e'cart pour-
vu que je ne perde point de vue le chemin que je dois
fùivre. Ceux qui ne veulent point fe délafler avec
moi peuvent palîèr outre ; il leur eft permis i ils n'ont
qu'à tourner la page: mais, s'ils fe fâchent, qu'ils
fçachent, qu'il y a bien des gens , qui trouvent que
ces lieux que je choifis pour me repofèr , leur font
• trouver le chemin plus doux & plus agréable.
TA,
T A B L E
DES CHAPITRES CONTENUS
en ceVolume^
LIVRE PREMIER,
Des erreurs des Sens,
€ H A P» I. TA E la nature , tP" des propriété^ de
_xJ l'entendement. De la nature O*
des propriété^ de la -volonté , O' ce que cejl que la
liberté. Pag. i
ChavAJ. Desjugemens O' desraifonnemens. Qu'ils
dépendent de la volonté. De Tu/age qu'on doit faire
dé fa liberté à. leur égards Deux règles générales
pour éviter l'erreur O' le péché. Réflexions necejpii'
r es fur ces relies. . . lO
Chap.III. BJponfes à quelques obj calions. Remar-
ques fur ce qu'on a dit de la neceffité de V évidence rS '
Ghap.IV. Descaufes occafionneLles de l'erreur -> O*
qu'il y en a cinq principales . Deffein gênerai de tout
l'ouvrage (T defjein particulier du premier Li-
vre. 2 <;
Chap.V. des sens. Deux manières d'expliquer
comment ils /ont corrompus par le péché » Q^e ce ne
font pas nos fens , mais nofire liberté qui efl la véri-
table caufede nés erreurs, i^/e pour ne fe point^
tromper dans lufage de fes fens. 28
Chap.VI. Des erreurs de U veuëà l'égard de l'eten—
tendue en foi. Suite de ces erreurs fur des objets in-
vifibles. Des erreurs de nos yeux touchant V étendue
confiderée par rapport, ; 6
Chai\ VII. Desfrreurs de nos yeux touchant ■ les figu*
res. Nous n'avons aucune connoiffance des plus peti-
tes, g«e la çonnoiRance quç nous avons des plus gran^^
dcs^
T A B t E
'iesnejï pas. exaSîe. Explications de certains ju^e^
mens naturels , qui mis empêchent de nous tromper,.
'Que ces mêmes jugemens nous trompent dans des ren^
contresparticulieres. 49
Chap.VIII. Que nos yeux ne nous apprennent point la.
grandeur ou la yitefe du mauyement conftderé en foi,
Que la durée qui eft necejfaire pour connoître lemou-
•vement ne nous efl pas connue . Exemple des erreurs ■
denosyeuxtouchant le mouvement O' lerepos. 5 4
Chap.IX. Continuation du mèmefujet. Preuve géné-
rale des erreurs denôtre veuë touchantde mouvement.
Qu'il ejl necejfaire de connaître ladiflance des objets
pour juger de la grandeur de leur mouvement, Exa^
tnendes moyens pour reconnoifîre les dijlances, 59'
€hap.X. Des erreurs touchant les qualitezfenfihles..
VidinÛion deVame CT du corps. Explication dts or-
ganes des fens, cJ' queUè^ partie du corps Pâme ejl
immédiatement unie. Ce que les objets font fur les
corps. Ce qu'ils produifent dans Vame , ^ C les rai-
fonspom le/quelles l'ame n'apper^oit point les mou-
yemensdes jibresdu corps. Quatre chofes que Von
confond dans chaque fenjation. ^ 7®
Chap.XI. De l'erreur ou Von tomhe touchant Vaâ ion
des objets contre les fibres extérieures de nos/ens.Caa-
je de cette erreur. Objeâion CTréponfe. 77
ChaPo-XU. Des erreurs touchant les mouvemens- de^
fibres de nosfens. Que nous nappercevons pas ces
mouvemens , ou que nous les confondons ■ avec nosfe-^r-
fations. Expérience qui le prouve. Trois fortes de fen-
fations. Les erreurs qui les accompagnent. 79-
Chap. XIII. De la nature de s j en fations. Qu'on lescon^
noifl mieux qu'on ne croit, Obje^iionO' réponje,
Pourquoi Von.s' imagine ne rien connoijlre de ces fen-
fations . Qu ' onfe trompe de croire que tous les hom -
mes ont les mèmes^ fenjoùonsdes- mêmes objets, Ob-
jeBion O" réponfe, ^ ^ ,
€ha^p.XIY. Des faux jugemens qm accompagnent nos.'^
fenfatianS; €?" que nous, confondom avec elles, ^ai"
fmtde ces faux jugemens.. Que V erreur m fç tr-Quve
' ' ' ' ^aini
DES CHAPITRES.
point dans nos fenfations , mais feulement dans cesjii-
gemens. 9 7
Ch A v.'KV.Explfcation dès erreurs particulières delà
Vue pour fervir d'exemple des erreurs (Générales de nos
Cens. 102
Chap.XVI. Çlueles erreurs denosfens nous fervent
de principes généraux , C^ fort féconds pour tirer de
fauffes conclufionsy le fquelles fervent de principes à
leur tour. Origine des différences efentielles^ Des
formes fuhjlayitielle s. De quelques autres erreurs de
la Philofophie de T Ecole. 105
Ch a p. XVII. c^utre exemple tiré de la morale , lequel
fait voir que nosjens ne nous offrent que de faux biens,
Qu'il ny a que Dieu qui feit notre bien. Origine des
erreurs des Epicuriens , O' des Stoïciens. Iio
Chap. XVIII. Que nos fens nous portent à Terreur en
des'chofes même qui ne font point fenÇibhs. Exemple
tiré de la converfation des hommes Qii^^ ne faut point
s'arrejler aux manières jenfible s . 115
Chap. XIX. Deux autres exemples. Le premier t de
nos erreurs touchant la nature des corps. Le fécond ^^
de celles qui regardent les qualité^ de ces mêmes'
corps^ 1 1 7
Chap. XX. Conclufwn de ce Premier Livre. Que nos
■fcns ne nous fo::t donnex que pour nojîrç corps. Qu'il
faut douter de ce qu'ils nous rapportent. Que cen'ejh
pas peu que de douter comme il faut, m
LIVRE SECOND.
De Pïmaginatioii.
PREMIERE PARTIE.
C H A p. I. T Dée générale de l'imagination. Qu'elle
X renferme deuxfacultex î /'««^ aâive ,
CT* l'autre paffive^ Caufe générale des changement
qiê
TABLE
^ui arrivent a Vimapnatix>n des hommes , C^ le fon-
dement àe ce fécond Lhre. i za
Chap. II. De,s efprits animaux y KT des chdngemens
aufquels. ils font fifjets en^eneraL ^e le chyle va
au cœur , tT quil apporte du changement dans les
efprits. Que le vin enfait autant . 150
€)hap«III. QjdeVairquon refpire caufe aujji quelque
changement dans les efprits . - ? 3 5
Chap, IV. Du changement des efprits c^usé par les
nerfs quivont au cœur y C^ aux poumons. De celui
quiejî causé par les nerfs qui vont au foie , à la rate
tT dans tes vifceres. Çjue tout cela fe fait contre no-
Jlre volonté , mais que cela ne fe peut faire fans une
providence. ,15^
Chap. V. De la mémoire O' des habitudes, 142.
Chap. YI. Que lesfbres du cerveau ne font pasfujetîès
k des changemens fi prompts que les efprits. Trois
dijferens changemens dans les trois dijferens â-
ges. . 147-
Chap. VII. De la communication qui ejl entre le cet-
veau d'une mère O' celui de f on enfant. De la com-
munication qui eji entre nôtre cerveau CiT* Us autres
parties de nôtre corps , laquelle nous porte 4 V imi-
tation O'àla compafjxon. Explication de ta généra-
tion des enfans monjlrueux y .O* de la propagation des
efpeces. Explication de quelques déreglemens d\efprit
& de quelques inclinations de la volonté. De la çon^-
cupifcenceC^ du péché originel. OhjeÙions O^re-
ponfis. I4S
Chap.. VIIÎ. Changemens qui arrivent à l'imagination
d*un enfant . qui fort du fein de fa mère', parlacon-
verfation quil a avec fa nourrice , fa mère , O*
d'autresperfonnes.ç^vis pour les bien élever, 168
S E-
DES CHAPITRES.
SECONDE PARTI E.
De rimagination^
H AP. I. I ^ EV imagination des femmes .De celle des-
JL^ hommes De celle des vieillards. 1 7 ?
Dh AP. II. Que les efprits animaux vont d'ordinaire dans
les traces des idées qui nous font les plus familières ,
ce qui fait quon ne juge point fainement des 'cho-
fes. 185
HAP. III. De la liaifon mutuelle des idées deVefpritO'
des traces du cerveau , O'dela liaifon mutuelle des
traces avec les traces , O" des idées avec les /-
dées. 189-
Chap.IV. Que lesperfomes d'étude font les plus fu-
jettes d l'erreur. B^ifbns four lefquelles on aime
mieux Jiiivre l'autorité qUe défaire ufage'defon éf-
prit, 199
3hap,V. Deux mauvais effets de la leBureflirl'ima^
gination. • 204
Dhap» VI. Que les perfonnes d'étude s'enteflent ordi-
nairement de quelque t^uteur j de forte que leur hut
principal ejî de fçavoir ce qu'il a cru. fans fe foucier de
ce qu'il faut croire. ■ 107
ZnAF.Yll. De la préoccupation des Commentateurs.il ^
I)hap. VIII. Des inventeurs de nouveaux Jyfîemes, Der-
.niere erreur des perfonnes d'étude. til
Chap. IX. Des efprits efféminé^. Des ejprits fitperfî-
àels. Des perfonnes d'autorités De ceux qui font
des expériences, 116
TKOl-
TABLE
TROISIEME PA.RTIE.
De la communication côntagieulê des
imaginations fortes.
Chap. I. 'T^EladiJpoJîtiGn que mous av&m à imiter
X_^ lesauWes en toutes chofes , laquelle
efl l'origine de U communication des erreurs qui dé-
pendent de la fuifjancede V imagination. Deuxcaufei
principales qui augmentent cette difpoÇition. Ce que
c'eji qu' imagination forte ^ Qu'il y en a de plujieurs
fortes. Des fous , Ô' de ceux qui ont l'imagination
forte dans le fens qu'on l'entend ici. Deux défauts
confiderables de ceux qui ont l' imagination foy te. De
lapuiffance qu'ils ont deperfuader O" d'impofer. 1 5 6
Ch a p, II. Exemples généraux de la for ce de limaginaX
tion, 1451
Chap. III, De la fores de l' imagination de ccrîaini
lAuteurs. DeTertullien. i^ç
Chap. IV. De l'imagination de S eneque. 15,8
Chap.V. DuU-vre de Montagne^ Z7t
Chap VI. Des for cier s par imagination O" des loups-
garoux. Conclufiondes deux premiers Livres, 281
LIVRE TROISIE\\lE
De l'entendement onde Pefpritpur
Ch A p. I. y tXpenféeJeule ejl efentielle d Vefprit
J_y Sentir y O" imaginer n'en font qm
des modifications . Nous ne connoijjons pas toutes lesi
modifications dont nojlreameeji capable. Elles foru^
différentes de notre connoi^ance -i C^ de nôtre amour
^ même elles n'en font pas toujours des fuites. 1 9 <3 ,
Chaé
DES CHAPITRES.
Chap,II. Vefprit étant barné ne peut comprendre ce
qui tient de l'infini. Sa limitation efl l'origine de be-
aucoup d'erreurs^ Et principalement des hère fies,
^ilfautfoumettreVefprità la foi. 199
Ch AP. III. Les Pbilofo^hes fe diffipent Vefprit en s*ap^
pliquant à des fujets qui renferment trop de rapport s y
O' qui dépendent de trop de chofes fans garder aucun
ordre dans leurs études. Exemple tiré d'z^rifîote,
Çue les Géomètres au contraire Je conduifent bien dans
la R^cberche de la Vérité. Principalement ceux qui
fe ferment de Vzyilgebre , & de l'e^nalyje. Que
leur méthode augmente la forcedel'ejprit, O' que
la Logique d'z^rijiote ia diminue, ^utre défaut des
pcrfonnes d'étude. 3 06
Chap. IV. V efprit ne peut s* appliquer long- temsd des
objets quin ont point de rapport à luit ou qui ne tien-
nent point quelque chofe de l'infini. V inconfiance de
la "volonté efl caufe de ce défaut d'application , O*
■ par confequent de l'erreur. Nos fenfations nous oc-
cupent davantage que les idées pures de l'e/prit. Ce
qui efi la four ce de la corruption des mœurs . Et de Vi-
gnorance du commun des hommes, 311
SECONDE PARTIE.
De Pentendement pur.
De la nature des idées.
Cha p. I. (^ E quon entend par idées. Qu'elles exî-^
\^^ fient "véritablement , O' qu elles font
nécejfairespour appercevoir tous les objets matériels,
Diyifwn de toutes les manières par lefquelles çnpeut
"voir les objets de dehors, 3x1
'Chap. II . Çue les objets matei iels nerrvoyent point d'ef-
fpeces qui leur rejjemblent. 315
£iiAPt iÛ, ^e l'amena point la puifance de produi-
T A B LE
re Us iàies. Caufes de V erreur ôùJ'on tombe fur cefu^
jet, . 32-S
Cha'p rV. Que nouf ne voyons pint les objets par des
idées créées a-vecnous. ^e Dieu ne les produit pomt
en nous- à. chaque moment jKt nous en avons be-
foin* . .f, rr . I. '/i
tuAV V. Que Vefprît nevoit m l effenctm l extj^ence
des objets en conftderant les propres perfeaionf. Qu tl
n'y aqueVieuquilesvoyeencette manière. 337
Chap.VI. Çue nous voyons toutes chofesenDteu. 340
Chap VII Quatre différentes manières de voir les cho-
fes. 'comment on comoit Dieu. Comment onconnott
les corps Comment on connoît [on ame. Comment on
<onnoit l'es âmes des autres hommçs , CT les purs ej-
Chap^VïII. Laprefence intime de Vidée vague de Vè-
tre en ?énéral ek la cauje de toutes les abjlraâions de-
' refUesdeVefprit, O- delà plupart des chimères de
U Philo fophie ordinaire , qui empêchent beaucouf> de
Philofophes de reconnaître la foUdité des vrais prin-
' cipesdePhyfique. Exemple touchant l'ej[ence delà
matière.
Chap IX. Dernière cmfe générale de nos erreurs
Que les idées des chojes ne font pas toujours prejentes-
tî'efprit dés qu'on lefouhaitte. Que tout efprit fini eJH
fuietk l'erreur. Et pourquoi. Quon nedoitpaspcgev
qu'Un y a que des corps ou des efprits , ntqueDiei
(oit efprit comme nous concevons lef ejprits. 3 ^î j
Chap ^.Exemple de quelques erreurs de Vhyhquedan.
Ufquelles on tombe parce qu' on fuppofe que -des choie.'
qui différent dans leur nature, leurs qualité^, leu'
éteridu'è , leur durée Cr leur proportion fontjembla
blés entoutes ces chofes. 1 .r^"^}
Chap. XI. Exemples de quelques erreurs de Moral
qui dépendent du mefme principe, 3^
eonclujion des trois premiers Livres, 3'
LU
DES CHAPITRES,
iJLIVRE QUATRIE'ME.
Des inclinations Ou des mouvemcns
naturels de l'elprit.
Chap.I. y Es e/pr lis doivent avoir des inclinations^
JL/ comme les corps ont des mouvemens^
Dieu ne donne aux ejprits du mouvement que pour lui.
Les efprits ne fe partent aux biens particuliers que par
le mouvement qu ils ont pour le bien en gêner al, Or/-
^gine des principales inclinations naturelles qui ferênt
iAdivifion de ce quatrième Livre. 3 9.4.
Chap.II. L'inclinatîm pour le bien en gênerai efl le
principe de l'inquiétude de nôtre volonté. Et par con-
féquent de nôtre peu d'application CT de nôtre igno-
rance. Premier exemple ^ la morale peu connue di^
commun des hêmmes. Second exemple, l'immorta-
lité deVame conteftée par quelques perfonnes. Que
nôtre ignorance ejî extrême à V égard des chofes ab-
^ flraites , ou qui n'ont guéres de rapport à nous, 400
Chap. III. Lacuriofité efl naturelle CT néce [faire. Trois
règles pour la modérer. Explication de la "première de
^cesreglcs. ^j^
jukvAV, Continuationdumèniefujet. Explication de
la féconde règle de la curiofité. Explication de la troi-
fiéme. r ^2.1
H Ap. V. De là féconde inclination naturelle ou de l'a-
mour propre, Ilfe divife en V amour deï'être Cr du
^ bien être, ou de la grandeur O" du plaifir. 41 tf
^HAP. VI. De l'inclination que nous avons pour tout ce
qui nous élevé au deffus des autres. Des faux juTemens
" de quelque perfonnes de pieté. Des faux jugemens des
fuperjîitieux O' des hypocrites^^^e Vbëi ennemi de
M. De fartes. ' 453
3hap. VII. Du defir de /.\ fcience Cr des jugemens
des faux fçavans, 47-
Ghap.
M
TABLÉ DÈS' CHAPITRES.
Chap.VIII. Vudefirdeparoitrefçayant. Des couver^
/ationsdesfauxfi^ayans. De leurs Ouvrages. 444
Chap. IX» Comment l'inclination qtte ion a pour les
di^nite;^ O" les richejfes porte à l'erreur, 45 z
Ghap. X. DeV amour du plaifir par rapport à la Mora-
le. Il faut fuir le plaifir <jtioiqu il rende heureux. Il ne
doit point nousporter à lamour des hiensfenjihies, 455
Chap. XI. De r amour du plaifir par rapport aux kien-
cesjpeculatives. Comment il nous empêche àeaécou-
vrir la vérité. Quelques exemples. ^c 5
Chap. XII. Dej e^ets que la penfée des biens 0" des
maux futur s efi capable de produire dans iejprit, 47 >/
Ghap. XIII. Delatroifîéme inclination naturelle^ qui
efl l' amitié que nous avons pour les autres hommes» El'
le porte à approuver les penfées de nos amis O" aies
irorrfperpar de faujfes louanges, 484
-2 l 'trC JJfZ.