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DE L'ESPRIT
DES LOIS.
TOME PREMIER.
DE L'ESPRIT
DES LOIS,
Par MONTESQUIEU.
TOME PREMIER.
ÉDITION STÉRÉOTYPE.
a'tPIM It PROCÉDÉ U« flltUI!< >i»»r.
A PARIS,
CHEZ FIRMIN DIDOT FRERES,
KUE JACOB , »" a^.
1834,
JC
179
M72
1834
T. 1-2
SCOTT
ELOGE
DE MONTESQUIEU,
MIS À LA TÈTE DU CINQUIEME VOLUME DE l'eNCYCLO-
PÉDIE , PAR d'aLEMBERT.
X-i'iNTÉR ET que les bons citoyens prennent à l'En-
cyclopédie , et le grand nombre de gens de lettres
qui lui consacrent leurs travaux, semblent nous per-
mettre de la regarder comme un des monuments les
plus propres à être dépositaires des sentiments de la
patrie , et des hommages qu'elle doit aux hommes
célèbres qui l'ont honorée. Persuadés néanmoins que
M. de Montesquieu étoit en droit d'attendre d'autres
panégyristes que nous , et que la douleur publique
eût mérité des interprètes plus éloquents , nous eus-
sions enfermé au-dedans de nous-mêmes nos justes
regrets et notre respect pour sa mémoire ; mais l'a-
veu de ce que nous lui devons nous est trop précieux
pour en laisser le soin à d'autres. Bienfaiteur de l'hu-
manité par ses écrits , il a daigné l'être aussi de cet
ouvrage : et notre reconnoissance ne veut que tracer
quelques lignes au pied de sa statue.
Charles de Secondât, baron de la Brede et de
Montesquieu , aacien président à mortier au parle-
ment de Bordeaux, de l'académie française, de l'a-
cadémie royale des sciences et des belles -lettres de
Pi'usse , et de la société royale de Londres, naquit
au château de la Brede, près de Bordeaux , le 18
FSrR. DES LOIS. I . X
2 ÉLOGE
janvier iGUq , d'ane famille noble de Guienne. Son
trisaïeul , Jeaa de Secondât, maître -dliôtel de
Henri II roi de Navarre, et ensuite de Jeanne, fille de
ce roi, qui épousa Antoine deBonrbon, acquit la terre
de Montesquieu d'une somme de 10,000 livres, que
cette princesse lui donna par un acte authentique, en
récompense de sa probité et de ses services. Henri III,
roi de Navarre , depuis Henri IV , roi de France ,
érigea en baronnie la terre de Montesquieu en faveur
de Jacob de Secondât , fils de Jean , d'abord gentil-
homme ordinaire de la chambre de ce prince, et en-
suite mestre-de-camp du régiment de Cbàtillon. Jean
Gaston de Secondât, son second fils , ayant épousé
la fille du premier président du parlement de Bor-
deaux, acquit dans cette compagnie une charge de
président à mortier. Il eut plusieurs enfants , dont
un entra dans le service, s'y distingua , et le quitta
de fort bonne heure : ce fut le perc de Charles de
Secondât , auteur de l'Esprit des lois. Ces détails pa-
roîtront peut-être déplacés à la tète de l'éloge d'un
philosophe dont le nom a si peu besoin d'ancêtres;
mais n'envions point à leur mémoire l'éclat que ce
nom répand sur elle.
Les succès de l'enfance , présage quelquefois si
trompeur , ne le furent point dans Charles de Se-
condât : il annonça de bonne heure ce qu'il devoit
être , et son père donna tous ses soins à cultiver ce
g«nie naissant , objet de son espérance et de sa ten-
dresse. Dès l'âge de vingt ans, le jeune Montesquieu
préparoit déjà les matériaux de l'Esprit des lois, par
un extrait raisonné des immenses volumes qui com-
posent le corps du droit civil : ainsi autrefois New-
DE MONTESQUIEU. '^
ton avolt jeté , dès sa première jeunesse ,les fonde-
ments des ouvrages qui l'ont rendu immortel. Ce-
pendant l'étude delà jurisprudence, quoique moins
aride pour M. de Montesquieu que pour la plupart
de ceux qui s'y livrent, parcequ'il la cultivoit en
philosophe ,ne suffisoitpasà l'étendue et à l'activité
de son génie: il approfondissoit , dans le même
temps , des matières encore plus importantes et plus
délicates (i) , et les discutoit dans le silence avec la
sagesse, la décence et l'équité qu'il a depuis mon-
trées dans ses ouvrages.
Un oncle paternel , président à mortier au parle-
ment de Bordeaux , juge éclairé et citoyen ver-
tueux , l'oracle de sa compagnie et de sa province ,
ayant perdu un fils unique , et voulant conserver
dans son corps l'esprit d'élévation qu'il avoit tâché
d'y répandre, laissa ses hiens et sa charge à M. de
Montesquieu. Il étoit conseiller au parlement de
Bordeaux depuis le 24 février 1714, et fut reçu
président à mortier le 1 3 juillet 1 7 16. Quelques an-
nées après , en 1722 , pendant la minorité du roi ,
sa compagnie le chargea de présenter des remon-
trances à l'occasion d'un nouvel impôt. Placé entre
le trône et le peuple, il remplit, ensujetrespectueux,
et en magistrat plein de courage , l'emploi si noble
et si peu envié de faire parvenir au souverain le cri
des malheureux ; et la misère publique, représentée
(i) C'étoit un ouvmge en forme de lettres, dont le
but étoit de prouver que ridolàtrie de la plupart des
païens ne p.Troissoit pas mériter une damnation éternelle.
(iYofe de d'Alemben\^
;» h L O G E
avecaatant d'habileté que de force , obtint la justice
qu'elle demandoit. Ce succès, il est vrai, par malheur
pour l'état bien plus que pour lui , fut aussi passa-
ger que s'il eût été injuste ; à peine la voix des peu-
ples eut-elle cessé de se faire entendre , que l'impôt
supprimé fut remplacé par un autre : mais le cito-yen
avoit fait son devoir.
Il fut reçu, le 3 avril 1716 , dans l'académie de
Bordeaux, qui ne faisoit que de naître. Le goût
pour la musique et pour les ouvrages de pur agré-
ment avoit d'abord rassemblé les membres qui la
formoient. M. de Montesquieu crut avec raison que
j l'ardeur naissante et les talents de ses confrères pour-
roient s'exercer avec encore plus d'avantage sur les
objets de laphysique. 11 étoit persuadé que la nature,
si digne d'être observée par-tout, trouvoit aussi par-
tout des yeux dignes de la voir ; qu'an contraire les
• ouvrages de goût ne souffrant point de médiocrité,
et la capitale étant en ce genre le centre des lumières
et des secours , il étoit trop difficile de rassembler
loin d'elle un assez grand nombre d'écrivains distin-
gués. Il regardoit les sociétés de bel-esprit , si étran-
gement multipliées dans nos provinces, commeune
espèce ou plutôt comme une ombre de laxe littéraire,
qui nuit à l'opulence réelle, sans même en offrir
l'apparence. Heureusement M. le duc de la Force ,
par un prix qu'il venoit de fonder à Bordeaux,
avoit secondé des vues si éclairées et si justes. On
jugea qu'une expérience bien faite seroit préférable
à un discours foiblc ou à un mauvais poème ; et
Bordeaux eut une académie des sciences.
M. de Montesquieu , ^nullement empressé de se
1) V. M O NT E S Q U 1 E Lf. 5
montrer au public 7" sembloit alteudre , selou l'ex
pression d'un grand génie , un âge mùr pourécrire.
Cène fut qu'en i 721 ; c'est-à-dire âgé de trente-deux
ans, qu'il mit au jcur les Lettres persanes. 'Le
Siamois des Amusements sérieux et comiques
pouYoit lui en avoir fourni l'idée : mais il surpassa
son' modèle. La peinture des mœurs orientales ,
réelles ou supposées , de l'orgueil et du flegme de
l'amour asiatique, n'est que le moindre objet de ces
lettres ; elle n'y sert , pour ainsi dire , que de pré-
texte à une satyre fine de nos mœurs , et à des ma-
tières importantes que l'auteur approfondit en pa-
roissant glisser sur elles. Dans cette espèce de tableau
juouvaut , Usbek expose sur-tout avec autant de
légèreté que d'énergie ce qui a le plus frappé parmi
nous ses yeux pénétrants ; notre babitude de traiter
sérieusement les choses les plus futiles , et de tour-
ner les plus importantes en plaisanterie ; nos con-
versations si bruyantes et si frivoles; notre ennui
dans le sein du plaisir même ; nos préjugés et nos
actions en contradiction continuelle avec nos lu-
mières ; tant d'amour pour la gloire joint à tant
de respect pour l'idole de la faveur ; nos courtisans
si rampants et si vains; notre politesse extérieure et
notre mépris réel pour les étrangers , ou notre pré-
dilection affectée pour eux ; la bizarrerie de nos
goiîts , qui n'a rien au-dessous d'elle que l'empresse-
ment de toute l'Europe à les adopter ; notre dédain
barbare pour deux desjilus respectables occupations
d'un citoyen , le commerce et la magistrature ; nos
disputes littéraires, si vives et si inutiles; notre fureur
d'écrire avant que de penser , et de jugeravant que
6 i L O O E
de conneître. A celte peinture vive , mais sansHeli
il oppose , dans l'apologue des Troglodytes , le ta-
bleau d'un peuple vertueux , devenu sage par le
malheur ; morceau digne du portique. Ailleurs il
montre la pliilosophie , long-temps étouffée , repa-
roissant tout à coup , regagnant par ses progrès le
temps qu'elle a perdu, pénétrant jusque chez les
Russes à la voix d'un génie qui l'appelle , tandis
que , chez d'autres peuples de l'Europe , la super-
stition , semblable à une atmosphère épaisse , em-
pêche la lumière qui les environne de toutes parts
d'arriver jusqu'à eux. Enfin , par les principes qu'il
établit sur la nature des gouvernements anciens et
modernes, il présente le germe de ses idées lumi-
neuses, développées depuis par l'auteur dans son
grand ouvrage.
Ces différents sujets, privés aujourd'hui des grâ-
ces de la nouveauté qu'ils avoient dans la naissance
des Lettres persanes, y conserveront toujours le mé-
rite du caractère original qu'on a su leur donner :
mérite d autant plus réel qu'il vient ici du génie
seul de l'écrivain , et non du voile étranger dont il
s'est couvert ; car Usbek a pris , durant son séjour
en Vrance , non seulement une connoissance si par-
faite de nos mœurs , mais une si forte teinture de nos
manières mêmes , que sou style fait souvent oublier
son pays. Ce léger défaut de vraisemblance peut
n'être pas sans dessein et sans adresse : en relevant
nos ridicules et nos vices , il a voulu sans doute aussi
rendre justice à uos avantages. Il a senti tonte la fa-
deur d'un éloge direct ; et il nous a plus finement
DE M () ^ T E S !J li I I. V. n
loués , en prenant si souvent notre ton pour mé-
dire plus agréablement de nous.
Malgré le succès de cet ouvrage , M. de Moules-
quieu ne s'en étoit point déclaré ouvertement r,-iu-
teur. Peut-être croyoit-il échapper plus aisément par
ce moyen à la satyre littéraire qui épargne plus vo-
lontiers les écrits anonymes , parceque c'est tou-
jours la personne , et non l'ouvrage, qui est le Lut
de ses traits, l'eut-être craignoit-il d'être attaqué sur
le prétenducontrasledesLettrespersanes avec l'aus-
térité de sa place : espèce de reproche , disoit-il ,
que les critiques ne manquent jamais, parcequ'il ne
demande aiicun effort d'esprit. Mais son secret étoit
découvert , et déjà le public le montroit à l'acadé-
mie française. L'événement fit voir combien le si-
lence de M. de Montesquieu avoit été sage. Usbek
s'exprime quelquefois assez librement , non sur le
fond du christianisme , mais sur des matières que
trop de personnes affectent de confondre avec le
christianisme même ; sur l'esprit depersécution dont
tant de chrétiens ont été animés ; sur les usurpations
temporelles de la puissance ecclésiastique ; sur la
multiplication excessive des monastères , qui enlè-
vent des sujets à l'état sans donnera Dieu des ado-
rateurs ; sur quelques opinions qu'on a vainement
tenté d'ériger en dogmes ; sur nos disputes de reli-
gion , toujours violentes, et souvent funestes. S'il
paroît toucher ailleurs à des questions plus délicates
et qui intéressent déplus près la religion chrétienne,
ses réflexions , appréciécsavec justice , sont en effet
très favorables à la révélation , puisqu'il se borne à
montrer combien la rai.soa humaine abandonnée à
K K r, O G E
ellts - même est peu éclairée sur ces objets. Enfin ,
parmi les véritables lettres de M. de Montesquieu ,
l'imprimeur étranger en avoit inséré quelques unes
d'une autre main , et il eût fallu du moins , avant
que de condamner l'auteur , démêler ce qui lui ap-
partenoit en propre. Sans égard à ces considérations,
d'un côté la Laine sous 1 e nom de zèle, de l'autre le zèle
sans discernement ou sans lumières , se soulevèrent
et se réunirent contre les Lettres persanes.Tits dé-
lateurs , espèce d'iiommes dangereuse et lâche, que
même dans un gouvernement sage on a quelquefois
le malheur d'écouter, alarmeront , par nn extrait in-
fidèle, la piété du ministère. ]M. de Montesquieu ,
par le conseil de ses amis , soutenu de la voix publi-
que , s' étant présenté pour la place de l'académie
française vacante par la mort de M. de Sacy , le mi-
nistre ( I ) écrivit à cette compagnie que sa majesté
ne donneroit jamais son agrément à l'auteur des
Lettres persanes ; qu'il n'avoit point lu ce livre,
jnais que des personnes en qui il avoit confiance loi
en avoient fait connoître le poison et le danger. M. de
Montesquieu sentit le coup qu'une pareille accusa-
tion pouvoit porter à sa personne , à sa famille, a la
tranquillité de sa vie. Il n'attachoit pas assez de jvrix
aux honneurs littéraires , ni pour les rechercher
avec avidité, ni pour affecter de les dédaigner quand
ils se présentoient à lui , ni enfin pour en regarder la
Rimple privation comme un malheur ; mais l'exclu-
sion perpétuelle, et sur-tout les motifs de l'exclusion,
lui paroissoient une injure. Il vit le ministre, lui dé-
(i) M. le cardinal de Fleury.
D E M O N T E s Q U I F. U f)
claïaque , par des raisons particulières , il u'avoiioil
point les Lettres persanes , mais qu'il étoit encore pi us
éloigné de désavouer uu ouvrage dont il croyoit n'a-
voir point à rougir , et qu'il devoit être jugé d'a-
près une lecture , et non sur une délation. Le mi-
nistre prit enfin le parti par où il auroit dû com-
mencer ; il lut le livre , aima l'auteur , et apprit à
mieux placer sa confiance. L'académie française ne
fut poinl privée d'un de ses plus beaux ornements :
et la France eut le boalieur de conserver uu sujet
que la superstition ou la calomnie étoient prêtes à
lui faire perdre ; car M. de Montesquieu avoil dé-
claré au gouvernement qu'après l'espèce d'outrage
qu'onalloitlui faire , il iroit cherclier chez les étran-
gers , qui lui tendoient les bras , la sûreté , le repos,
et peut-être les récompenses, qu'il auroit du espérer
dans son pays. La nation eût déploré cette perte, et
la honte en fût pourtant retombée sur elle.
Feu M, le maréchal d'Estrées , alors directeitr de
l'académie française, se conduisit dans cette cir-
constance en courtisan vertueux et d'une ame vrai-
ment élevée : il ne craignit ni d'abuser de son crédit ,
ni de le compromettre ; il soutint son an.i , et jus-
tifia Socrate. Ce trait de courage , si précieux aux
lettres , si digne d'avoir aujourd'hui des imitateurs ,
et si honorable à la mémoire de M. le maréchal d'Es-
trées, n'auroit pas dû être oublié dans son éloge.
M. de Montesquieu fut reçu le 24 janvier 1728.
Son discours est un des meilleurs qu'on ait pro-
noncés dans une pareille occasion : le mérite en est
d'autant plus grand que les récijiiendaires , gênés
jusqu'alors par ces formule? et ces éloges d'usage
lO li L OOK
auxquels une espèce de prescription les assujettit,
u'avoient encore osé franchir ce cercle pour traiter
d'autres sujets , on n'avoient point pensé du moins
à les y renfermer. Dans cet état même de contrainte
il eut l'avantage de réussir. Entre plusieurs traits
dont brille son discours (i) on reconnoîtroit l'écri-
vain qui pense , au seul portrait du cardinal de
Richelieu , qui apprit à la France le secret de
ses forces , et à l Espagne celui de sa faiblesse ;
qui ôta a V Allemagne ses chaînes, et lui en
donna de nouvelles. Il faut admirer 31. de Mon-
tesquieu d'avoir su vaincre la difficulté de son su-
jet , et pardonner à ceux qui n'ont pas eu le même
succès.
Le nouvel académicien étoit d'autant plus digne
(îe ce titre, qu'il avoit, peu de temps auparavant,
renoncé à tout autre travail pour se livrer entière-
ment à son génie et à son goût. Quelque importante
que fût la place qu'il occupoit, a>oc quelques lu-
mières et quelque intégrité qu'il en eût rempli les
devoirs, il sentoit qu'il y avoit des objets plus
dignes d'occuper ses talents, qu'un citoyen est re-
devable a sa nation et à l'humanité de tout le bien
qu'il peut leur faire, et qu'il seroit plus utile à
l'une et à l'autre en les éclairant par ses écrits, qu'il
ne pouvoit l'être en discuiant quelques contesta-
tations particulières dans l'obscurité. Toutes ces ré-
flexions le déterminèrent à vendre sa charge. Il cessa
d'être magistrat , et ne fut plus qu'homme de lettres.
Mais , pour se rendre utile par ses ouvrages aux
(i) Il se trouve aprèi cet éloge.
KEMO::îTKSyUlKU. Il
lUfl'éientes uatious, il étoit nécessaire qu'il les cou-
iiût. Ce fut daus cette vue qu'il entreprit de voyager.
Son but étoit d'examiner jiar-tout le physi(jue et le
moral ; d'étudier les lois et la constitution de chaque
pays; de visiter les savants, les écrivains , les artistes
célèbres ; de chercher sur-tout ces hommes rares et
singuliers dont le commerce supplée quelquefois à
plusieurs années d'observations et de séjour. M. de
Montesquieu eût pu dire comme Démocrite ; « Je
« n'ai rien oublié pour m'instruira ; j'îli quitté
« mon pays et parcouru l'univers pour mieux con-
« noitre la vérité ; j'ai vu tous les personnages illus-
« très de mon temps. » Mais il y eut cette différence
entre le Démocrite français et celui d'Abdere , que
le premier voyageoit pour instruire les hommes , et
le second pour s'en riioquer.
Il alla d'abord à Vienne , où il vit souvent le cé-
lèbre prince Eugène. Ce héros , si funeste à la France
( à laquelle il auroit pu être si utile), après avoir
balancé la fortune de Louis XIV et humilié la fierté
ottomane , viyoit sans faste durant la paix, aimant
et cultivant les lettres dans uue cour où elles sont
peu en honneur (i),et donnant à ses maîtres l'exem-
ple de les protéger. M. de Montesquieu crut entre-
voir dans ses discours quelques restes d'intérêt pour
(i) Quelques Allemands ont pris , très mal-à-propos ,
res paroles pour une injure. L'amour des hommes est
lia devoir dans les princes : l'amour des lettres est un
goût qu'il leur est permis de ue pas avoir. ( Nol^ de
d'Aleinbert. )
12 ELOGE
Sun ancienne patrie. LeprinceEugene (i) enlaissoit
voir sur-tout autant que le peut faire un ennemi sur
les suites funestes de cette division intestine qui
trouble depuis si long-temps l'église de France :
l'homme d'état en prévoyoit la durée et les effets,
et les prédit au philosophe.
M. de Montesquieu partit de Vienne pour voir
la Hongrie , contrée opulente et fertile , habitée par
une nation fîere et généreuse , le fléau de ses tyrans
et l'appui de ses souverains. Comme peu de per-
sonnes connoissent bien ce pays , il a écrit avec soin
cette partie de ses voyages.
D'Allemagne il passa en Italie. Il vit à Venise le
fameux Law, à qui il ne restoit de sa grandeur pas-
sée que des projets heureusement destinés à mourir
dans sa tête, et un diamant qu'il engageoit pour
jouer aux jeux de hasard. Un jour la conversation
rouloit sur le fameux système que Law avoit in-
venté , époque de tant de malheurs et de fortunes ,
et sur-tout d'une dépravation remarquable dans nos
moeurs. Comme le parlement de Paris, dépositaire
immédiat des lois dans les temps de minorité , avoit
fait éprouver au ministre écossais quelque résis-
(i) Le prince Eugène lui demanda un jour en quel
éiat étoient les affaires de la constitution eu France.
M. de Montesquieu lui répondit que le ministère prenoit
des mesures pour éteindre peu à peu le jansénisme , et
que dans quelques années il n'en seroit plus question.
« Vous n'en sortirez jamais , dit le prince : le feu roi s'est
« laissé engager dans une affaire dont son arriere-petit-
« fils ne verra jias la fiu ». (^E/oge manuscrit de M. de
Montesquieu, par M. de Secondât, son Jlls.)
I) r. M O N T E s Q u r E U. 1 5
tance dans cette occasion ', M. de Montesquieu lui
demanda pourquoi on n'avoit pas essayé de vaincre
cette résistance par un moyen presque toujours in-
faillible en Angleterre, par le grand mobile des
actions des lionimes , en un mot par l'argent. « Ce ne
" sont pas , répondit Law, des génies aussi ardents
'< et aussi généreux que mes compatriotes ; mais ils
" sont beaucoup plus incorruptibles. » Nous ajou-
terons, sans aucun préjugé de vanité nationale,
qu'un corps libre pour quelques instants doit mieux
résister à lacorrujition que celai qui l'est toujours ;
le premier, en vendant sa liberté, la perd; le se-
cond ne fait pour ainsi dire que la prêter, et l'exerce
même en l'engageant. Ainsi les circonstances et la
nature du gouvernement font les vices et les vertus
des nations.
Un autre personnage , non moins fameux, que
M. de Montesquieu vit encore plus souvent à Ve-
nise, fut le comte de Bonneval . Cet bomme, si connu
par ses aventures , qui n'étoient pas encore à leur
terme , et flatté de converser avec un juge digne de
l'entendre, lui faisoit avec plaisir le détail singu-
lier de sa vie, le récit des actions militaires où il
s'étoit trouvé, le portrait des généraux et des mi-
nistres qu'il avoit connus. M. de Montesquieu se
rappeloit souvent ces conversations , et en racontoit
différents traits à ses amis.
Il alla de Yenise à Rome. Dans cette ancienne ca-
j)itale du monde , qui l'est encore à certains égards,
il s'appliqua sur-tout à examiner ce qui la distingue
aujourd'hui le plus ; les ouvrages des Raphaël , des
■ritieu , et des Michel-Ange. Il n'avoit point fait une
l4 ELOGE
étude particulière des beaux arts ; mais l'expression
dont brillent les cliefs-d'œnvre en ce genre saisit
infailliblement tout homme de génie. Accoutumé à
étudier la nature, il la reconnoît quand elle est
imitée, comme un portrait ressemblant frappe tous
ceux à qui l'original est familier. Malheur aux pro-
ductions de l'art dont toute la beauté n'est que pour
les artistes !
Après avoir parcouru l'Italie , M. de Montesquieu
vint en Suisse. Il examina soigneusemeut les vastes
pays arrosés par le Rhin. Et il ne lui resta plus rien
à voir en Allemagne , car Frédéric ne régnoit pas
encore. Il s'arrêta ensuite quelque temps dans les
Provinces-Unies, monument admirable de ce que
peut l'industrie humaine animée par l'amour de la
liberté. Enfin il se rendit ea Angleterre , oii il de-
meura deux ans. Digne de voir et d'entretenir les
plus grands hommes, il n'eut à regretter que de
n'avoir pas fait plutôt ce voyage. Locke et Newton
étoient morts. Mais il eut souvent l'honneur de
faire sa cour à leur protectrice, la célèbre reine
d'Angleterre, qui cultivoit la philosophie sur Je
trône , et qui goûta , comme elle le devoit, M. de
Montesquieu. Il ne fut pas moins accueilli par la
nation , qui n'avoit pas besoin sur cela de prendre
le ton de ses maîtres. Il forma à Londres des liaisons
intimes avec des hommes exerces à méditer et à se
préparer aux grandes choses par des études pro-
fondes. Il s'instruisit avec eux de la nature du gou-
vernement , et parvint à le bien connoître. Nous
parlons ici d'après les témoignages publics que lui
t'U ont rendus les Air lais ei;x-raèmcs , si jaloux de
D E M O N ï E s Q U I K U. ib
nos avantages , et si peu disposés à reconnoitre en
nous aucune supériorité.
Comme il n'avoit rien examiné ni avec la pré-
vention d'un enthousiaste ni avec l'austérité d'un
cynique , il n'avoit remporté de ses voyages, ni un
dédain outrageant pour les étrangers , ni un mépris
encore plus déplacé pour son propre pays. Il résul-
toit de ses observations que l'Allemagne étoit laite
pour y voyager , l'Italie pour y séjourner , l'Angle-
terre pour y penser , et la France pour y vivre.
De retour enlin dans sa patrie, M. de Montesquieu
se retira pendant deux ans à sa terre de la Rrede. Il
y jouit en paix de cette solitude que le spectacle et le
tumulte du monde servent à rendre plus agréable:
il vécut avec lui-même , après en être sorti si long-
temps ; et, ce qui nous intéresse le plus, il mit la
dernière main à son ouvrage sur les Causes de la
grandeur et de la décadence des Romains, qui
parut en i 734.
Les empires, ainsi que les hommes, doivent
croître, dépérir, et s'éteindre. Mais cette révolution
nécessaire a souvent des causes cacliées que la nuit
des temps nous dérobe, et que le mystère ou 'leur
petitesse apparente a même quelquefois voilées aux
yeux des contemporains. Rien ne ressemble plus
fur ce point à l'iiistoire moderne que l'histoire an-
cienne. Celle des Romains mérite néanmoins à cet
égard quelque exception: elle présente une poli-
tique raisonnée , un système suivi d'agrandissement
qui ne permet pas d'attribuer la fortune de ce peuple
à des ressorts obscurs et subalternes. Les causes de
la grandeur romaiae se trouvent donc dans l'his-
l6 ÉLOGE
toire ; et c'est au philosophe à les y découvrir. D'ail-
leurs il n'en est pas des systèmes dans cette étude
comme dans celle de la physique. Ceux-ci sont pres-
que toujours précipités , parcequ'une ohservation
nouvelle et imprévue peut les renverser en un ins-
tant ; au contraire , quand on recueille avec soin les
faits que nous transmet l'histoire ancienne d'un pays,
si on ne rassemble pas toujours tous les matériaux
qu'on peut désirer, on ne sauroit du moins espérer
d'en avoir un jour davantage. L'étude réfléchie de
l'histoire, étude si importante et si difficile, con-
siste à combiner de la manière la plus parfaite ces
matériaux défectueux: tel seroit le mérite d'an ar-
chitecte qui , sur des ruines savantes , traceroit de
la manière la plus vraisemblable le plan d'un édi-
fice antique en suppléant par le génie et par d'heu-
reuses conjectures à des restes informes et tronqués.
C'est sous ce point de vue qu'il faut envisager l'ou-
vrage de M. de Montesquieu. Il trouve les causes de
la grandeur des Romains dans l'amoumle la liberté ,
du travail et de la patrie , qu'on leur inspiroit dès
l'enfance ; dans la sévérité de la discipline mi-
litaire ; dans ces dissentions intestines qui don-
noient du ressort aux esprits , et qui cessoient tout
à coup à la vue de l'ennemi; dans cette constance
après le malheur , qui ne désespéroit jamais de la
république ; dans le principe où ils furent toujours
de ne faire jamais la paix qu'après des victoires ;
dans l'honneur du triomphe, sujet d'émulation
pour les généraux ; dans la protection qu'ils ac-
cordoient aux peuples révoltés contre leurs rois ;
dans l'excellente politirjue de laisser aux vaincus
I> r, ÎI O N T E s Q U I E U. 1 7
leui's dieux et leurs coutumes ; dans celle de n'avoir
jamais deux puissants ennemis sur les bvas , et de
tout souffrir de Vun jusqu'à ce qu'ils eussent anéanti
l'ansîre. Il trouve les causes de leur décadence dans
l'agrandissement même de l'état, qui changea en
guerres civiles les tumultes populaires ; dans les
guerres éloignées, qui, forçant les citoyens à une
trop longue absence, leur faisoient perdre insensi-
blement l'esprit républicain; dans le droit de bour-
geoisie accordé à tant de nations , et qui ne fit plus
du peuple romain qu'une espèce de monstre à plu-
sieurs tètes; dans la corrujjtion introduite par le
luxe de l'Asie ; dans les proscriptions de Sylla , qui
avilirent l'esprit de la nation et la préparèrent à
l'esclavage ; dans la nécessité où les Romains se
trouvèrent de souffrir des maîtres lorsque leur li-
berté leur fut devenue à charge ; dans l'obligation
où ils furent de changer de maximes en changeant
de gouvernement ; dans cette suite de monstres qui
régnèrent, presque sans interruption , depuis Ti-
bère jusqu'à Nerva , et depuis Commode jusqu'à
Constantin ; enfin dans la translation et le partage
de l'empire, qui périt d'abord en occident par la
puissance des barbares , et qui, après avoir laiigui
plusieurs siècles en orient sous des empereurs im-
bécilles ou féroces , s'anéantit insensiblement , com-
me ces fleuves qui disparoissent dans des sables.
Un assez petit volume a suffi à M. de Montesquieu
pour développer un tableau si intéressant et si vaste.
Comme l'auteur ne s'appesantit point sur les détails
et ne saisit que les branches fécondes de son sujet,
il a su renfermer en très peu d'espace uo grand nom-
l8 ÉLOGE
bre d'objets dlstmclement apperçus et rapidement
présentés, sans fatigue pour le lecteur. En laissant
beaucoujî voir, il laisse encore plus à penser ; et il
auroit pu intituler soa livre, Histoire romaine
à l'iisa<^e des hommes d'état et des philosophes.
Quelque réputation que M. de Montesquieu se
fût acquise par ce dernier ouvrage et par ceux qui
l'avoient précédé , il u'avoit fait que se frayer le
cbemiu à une plus grande entreprise, à celle qui
doit immortaliser son nom et le rendre respectable
aux siècles futurs. Il en avoit dès long-temps formé
le dessein: il eri médita pendant vingt ans l'exécu-
lion ; ou , pour parler plus exactement , toute sa vie
en avoit été la méditation continuelle. D'abord il
s'étoit fait en quelque façon étranger dans son pro-
pre pays, a/ln de le mieux connoître ; il avoit en-
suite parcouru toute l'Europe et profondément étu-
dié les différents peuples qui l'habitent. L'isle
fameuse qui se glorifie tant de ses lois et qui en
profite si mal avoit été pour lui, dans ce long voyage,
ce que l'isle de Crète fut autrefois pour Lycurgue,
une école où il avoit su s'instruire sans tout ap-
prouver. Enfin il avoit, si on peut parler ainsi ,
interrogé et jugé les nations et les bommes célèbres
qui n'existent plus aujourd'hui que dans lesannales
du monde. Ce fut ainsi qu'il s'éleva par degrés au
plus beau titre qu'un sage puisse mériter, celui de
législateur des nations.
S'il étoit animé par l'importance de la matière ,
il étoit effrayé en même temps par son étendue: il
l'abandonna, et v revint à plusieurs reprises. Il
sentit plus d'une fois, comme il l'avoue lui-même^
U E M O N T E s Q U I E U. 1 <)
tomber les mains paternelles, tucour lyé cuiiu par
ses amis, il ramassa toutes ses forces, et donna
l'Esprit des locs.
Dans cet important ouvrage, M. de Montesquieu ,
sans s'appesantir, à l'exemple de ceux qui l'ont pré-
cédé , sur des discussions métaphysiques relatives
à l'homme supposé dans un état d'abstraction, sans
se borner, comme d'autres, à considérer certains
peuples dans quelques relations ou circonstances
particulières, envisage les habitants de l'univers
dans l'état réel où ils sont et dans tous les rap-ports
qu'ils peuvent avoir entre eux. La plupart des autres
écrivains en ce genre sont presque toujours ou de
simples moralistes, ou desimpies Jurisconsultes, ou
même quelquefois de simples théologiens. Pour lui ,
l'homme de tous les pays et de toutes les nations ,
il s'occupe moins de ce que le devoir exige de nous ,
que des moyens par lesquels on peut nous obliger
de le remplir ; de la perfection métaphysique des
lois, que de celle dont la nature humaine les rend
susceptibles ; des lois qu'on a faites , que de celles
qu'on a dû faire; des lois d'un peuple particulier,
que de celles de tous les peuples. Ainsi, en se com-
parant lui-même à ceux qui ont couru avant lui
cette grande et noble carrière , il a pu dire , comme
le Correge , quand il eut vu les ouvrages de ces ri-
vaux, Et moi aussi je suis peintre (i).
Rempli et pénétré de son objet , l'auteur de V Es-
prit des lois y embrasse un si grand nombre de
(i) On trouvera à la suite de cet éloge l'analyse de
l'Esprit des lois , par le même auteur.
ao E I. O G E
matières, et les traite avec tant de brièveté et de
profondeur, qu'une lecture assidue et méditée peut
seule faire sentir le mérite de ce livre. Elle servira
sur-tout , nous osons le dire , à faire disparoître le
prétendu défaut de méthode dont quelques lecteurs
ont accusé M. de Montesquieu ; avantage qu'ils
n'auroient pas dû le taxer légèrement d'avoir né-
gligé dans une matière philosophique, et dans un
ouvrage de vingt années. Il faut distinguer le dés-
ordre réel de celui qui n'est qu'apparent. Le désor-
dre est réel quand l'analogie et la suite des idées
ne sont poiut observées ; qaand les conclusions sont
érigées en principes, ou les précèdent ; quand le
lecteur, après des détours sans nombre , se retrouve
aupoint d'où il est parti. Le désordre n'est qu'appa-
rent, quand l'auteur, mettant à leur véritable jjlace
les idées dont il fait usage, laisse à suppléer aux
lecteurs les idées intermédiaires. Et c'est ainsi que
M. de Montesquieu a cru pouvoir et devoir eu user
dans un livre destiné à des hommes qui pensent,
dont le génie doit suppléer à des omissions volon-
taires et raisonnées.
L'ordre qui se fait appercevoir dans les grandes
parties de l'Esprit des lois ne règne pas moins dans
les détails : nous croyons que j)lus on approfon-
dira l'ouvrage, plus on en sera convaincu. Fidèle à
ses divisions générales, l'auteur rapporte à chacune
les objets qui lui appartiennent exclusivement; et
à l'égard de ceux qui par différentes branches ap-
partiennent à plusieurs divisions à la fois , il a placé
sous chaque division la branche qui lui appartient
en propre. Par-là on apperçoit aisément et sans coa-
D E M O N T K s Q U I E U. 21
fusion l'influence que les différentes parties du sujet
ont les unes sur les autres, comme dans un arbre ou
système bien entendu des oonnoissances humaines
on peut voir le rapport mutuel des sciences et des
arts. Cette comparaison d'ailleurs est d'autant plus
juste, qu'il eu est du plan qu'on peut se faire dan»
l'examen pbilosopliique des lois comme de l'ordre
qu'on peut observer dans un arbre encyclopédique
des sciences : il y restera toujours de l'arbitraire ; et
tout ce qu'on peut exiger de l'auteur, c'est qu'il
suive saus détour et sans écart le système qu'il s'est
une fois formé.
Nous dirons de l'obscurité, que l'on peut se per-
mettre dans un tel ouvrage la même chose que du
défaut d'ordre. Ce qui seroit obscur pour les lecteurs
vulgaires ne l'est pas pour ceux que l'auteur a eus en
vue. D'ailleurs l'obscurité volontaire n'en est pas
une. M. de Montesquieu , ayant à présenter quelque-
fois des vérités importantes dont l'énoncé absolu et
direct auroit pu blesser sans fruit, a eu la prudence
louable de les envelopper , et , par cet innocenl
artifice, lésa voilées à ceux à qui elles seroient nui-
sibles , sans qu'elles fussent perdues pour les sages.
Parmi les ouvrages qui lui ont fourni des secours
et quelquefois des vues jiour le sien, on voit qu'il
a sur-tout profité des deux historiens qui ont pensé
le plus. Tacite et Plutarquc. Mais, quoiqu'un phi-
losophe qui a fait ces deux lectures soit dispensé de
beaucoup d'autres, il n'avoit pas cru devoir en rc
genre rien négliger ni dédaigner de ce quipouvoil
être utile à son objet. La lecture que su2)pose l'Es-
prit des lois est immense ; et l'usage raisonné nue
22 ÉLOGE
l'antenr a fait de cette mnltltade prodigiense de ma-
tériaux paroîlra encore pins surprenant quand on
' saura qu'il etoit presque entièrement privé de la vue
et obligé d'avoir recours à des yeux étrangers.
Cette vaste lecture contribue non seulement à l'uti-
lité mais à l'agrément de l'ouvrage. Sans déroger à
la majesté de son sujet, M. de Montesquieu sait en
tempérer l'austérité , et procurer aux leclcurs des
moments de repos , soit par des faits singuliers et
peu connus, soit par des allusions délicates, soit
' par ces coups de pinceau énergiques et brillants
i qui peignent d'un seul trait les peuples et les hom-
mes.
Enfin, car nous ne voulons pas jouer ici le rôle
des commentateurs dHomere , il y a sans doute
des fautes dans l'Esprit des lois, comme il y en a
dans tout ouvrage de génie dont l'auteur a le pre-
mier osé se frayer des routes nouvelles. M. de Mon-
tesquieu a été parmi nous pour l'étude des lois ce
que Descartes a été pour la philosophie : il éclaire
souvent, et se trompe quelquefois; et en se trom-
pant mêmp il instruit ceux qui savent lire. Cette
nouvelle édition montrera, par les additions et
■corrections qu'il y a faites , que, s'il est tombé de
temps en temps , il a su le reconnoître et se relever.
Par-là il acquerra du moins le droit à un nouvel
examen dans les endroits ou il n'aura pas été de l'a-
vis de ses censeurs; peut-être même ce qu'il aura
jugé le plus digne de correction leur a-t-il absolu-
ment échappé, tant l'envie de nuire est ordinaire-
ment aveugle !
Mais ce qui est ;i la portée de tout le monde dans
UEMONTESyiilF, U. 1 ^
l'Esprit «les lois, ce qui doit rendre l'auteur clier à
toutes les nations , ce qui serviroit même à couvrir
des fautes plus grandes que les sienues , c'est l'es-
prit de citoyen qui l'a dicté : l'amour du Lieu pu-
blic, le dcsir de^s'oir les hommes heureux, s'y mon-
trent de toutes parts ; et, n'eùt-il que ce mérite si
rare et si précieux, il seroit digne, par cet endroit
seul, d'être la lecture des peuples et des rois. Nous
voyons déjà par une heureuse expérience que les
fruits de cet ouvrage ue se bornent pas dans ses Icc-
leiirs à des sentiments stériles. Quoique M. de Mon-
tesquieu art peu survécuà la jiublieation de l'Esprit
des lois, il a eu la satisfaction d'entrevoir les ellets
qu'il commence à produire parmi nous ; l'amour
naturel des Français pour leur patrie tourné vers
son véritable objet ; ce goût pour le commerce , pour
l'agriculture et pour l^s arts utiles , qui se répand
insensiblement dans notre nation ; celte lumière
générale sur les principes du gouvernement qui
rend les peujiles plus attachés à ce qu'ils doivent ai-
mer. Ceux qui ont si indécemment attaqué cet ou-
vrage lui doivent peut-être plus qu'ils ne s'imagi-
nent. L'ingratitude au reste est le moiudre reproche
qu'on ait à leur faire. Ce n'est pas sans regret et
sans honte pour notre siècle que nous allons les dé-
voiler : mais cette histoire importe trop à la glo're de
M. de Montesquieu et à l'avantage de la philoso-
phie pour être passée sous silence. Puisse l'opprobre
qui couvre cniinses ennemis leur devenir salutaire J
A peine l'Esprit des lois parut-il , qu'il fut reclier-
ehé avec empressement sur la réputation de l'au-
teur : mais, quoique M. de Montesquieu eût écrit
a/f K I, O G F.
poar le bien du peuple, il ne devoit pas avoir le
peuple pour juge; la profondeur de l'objet étoit
une suite de son importance même. Cependant les
traits qui étoient répandus dans l'ouvrage, et qui
anroient été déplacés s'ils n'étoient pas nés du fond
du sujet, persuadèrent à trop de personnes qu'il
étoit écrit pour elles. On clierchoit un livre agréa-
ble, et on ne trouvoit qu'un livre utile, dont on
ne pouvoit d'ailleurs sans quelque attention saisir
l'ensemble et les détails. On traita légèrement l'Es-
prit des lois ; le titre même fut un sujet de plaisan-
terie (i) ; enfin l'un des plus beaux monuments litté-
raires qui soient sortis de notre nation fut regardé
d'abord par elle avec assez d'indifférence. 1) fallut
que les A'éritables juges eussent eu le temps de lire :
bientôtilsrameuerentla multitude toujours prompte
à changer d'avis. La partie du public qui enseigne
dicta à la partie qui écoute ce qu'elle devoit penser
et dire; et le suffrage des hommes éclairés, joint
aux échos qui le répétèrent, ne forma plus qu'nhé
voix dans toute l'Europe.
Ce fut alors que les ennemis publics et secrets des
lettres et de la philosophie ( car elles en ont de ces
deux espèces ) réunirent leurs traits contre l'ouvra-
ge. De là cette foule de brochures qui lui furent
lancées de toutes parts , et que nous ne tirerons
pas de l'oubli où elles sout déjà plongées. Si leurs
auteurs n'avoient pris de bonnes mesures pour être
inconnus à la postérité, elle croiroit que l'Esprit
(i) M. de Montesquieu , disoit-on , devoit intituler son
livre , de l'Esprit sur les loi^j.
D K M O N T E s Q U I F. U. 2C)
lies lois .1 Clé écrit au milieu d'au peuple de hai-
bares,
M. de Montesquieu méprisa sans peine les criti-
ques ténébreuses' de ces auteurs sans talents, qui ,
soit par une jalousie qu'ils n'ont pas droit d'avoir,
soit pour satisfaire la malignité du public, qui ai-
me la satyre et la méprise, outragent ce qu'ils ne
peuvent atteindre , et , plus odieux par le mal qu'ils
veulent faire que redoutables par celui qu'ils font ,
ne réussissent pas méjne dans un genre d'écrire que
sa facilité et- son objet rendent également vil. Il
niettoit les ouvrages de cette espèce sur la même
ligne que ces nouvelles liebdomadaires de l'Europe ,
dont ks éloges sont sans autorité et les traits sans
effet, que des lecteurs oisifs parcourent sans y ajou-
ter foi, et dans lesquelles les souverains sont in-
sultés sans le savoir, ou sans daigner s'en venger.
11 ne fut pas aussi indifférent sur les principes d'ir-
réligion qu'on l'accusa d'avoir semés dans l'Esprit
des lois. En méprisant de pareils reproches il auroil
cru les mériter, et l'importance de l'objet lui ferma
les yeux sur la valeur de ses adversaires. Ces liommes,
également déi^ourvus de zèle, et également empressés
d'eu faire paroître, effrayés de la lumière que les let-
tres répandent, non au préjudice de la religion , mais
à leur désavantage, avoient pris différentes formes
pour lui porter atteinte. Les uns, par un stratagème
aussi puéril que pusillanime, s'étoient écrit à eux-
mêmes ; les autres, après l'avoir décliiré sous le mas-
quede l'anonyme, s'étoient ensuite déchirés entre eux
à son occasion. M. de Montesquieu, quoique jaloux
de les confondre, ne jugea pas à propos de perdre
£Sril, DES LOIS. I . 2
un temps précieux à les combattre les uns après les
autres ; il se contenta de faire un exemple sur celui
qui s'ctoit le plus signalé par ses excès.
C'étoil l'auteur d'une feuille anonyme et périodi-
que, qui croit avoir succédé à Pascal parcequ'il a
succédé à ses opinions ; panégyriste d'ouvrages que
personne ne lit, et apologiste de miracles que l'an-
torité séculière a fait cesser dès qu'elle l'a voulu ;
qui appelle impiété et scandale le peu d'intérêt que
les gens de lettres prennent à ses querelles, et s'est
aliéné , par une adresse digue de lui , la partie de la
nation qu'il avoit le plus d'intérêt de ménager. Les
coups de ce redoutable athlète furent dignes des
vues qui l'inspirèrent : il accusa M. de Montesquieu
de spinosisme et de déisme ( deux imputations in-
compatibles ) ; d'avoir suivi le système de Pope
( dont il n'v avoit pas un mot dans rou\Tage ) ; d'a-
voir cité Plutarquc , qui n'est pas un auteur chré-
tien ; de n'avoir point parlé du péché originel et de
la grâce. Il prétendit enfin que l'Esprit des lois étoit
une production de la constitution Unigemtus ;
idée qu'on nous soupçonnera peut-être de prêter
par dérision au critique. Ceux qui ont connu M. de
Montesquieu, l'ouvrage de Clément XI et le sien ,
peuvent juger, par cette accusation, de toutes les
autres.
Le malheur de cet écrivain dut bien le décou-
rager : il vouloit perdre un sage par l'endroit le
plus sensible à tout citoyen ; il ne lit que lui pro-
curer une nouvelle gloire, comme homme de lettres.
La Défense de l'Esprit des lois parut. Cet ouvra-
ge , par la modération , la vérité, la finesse de plai-
D E MO N T E s Q U ï E U. ^7
sauterie qui y régnent , doit être regardé comme un
modèle en ce genre, M. de Montesquieu , cliargé
par son adversaire d'imputations atroces , pouvoit
le rendre odieux sans peine : il fit mieux , il le ren-
dit ridicule. S'il faut tenir compte à l'agresseur
d'un bien qu'il a fait sans le vouloir, nous lui de-
vons une éternelle reconnoissance de nous avoir
procuré ce chef-d'œuvre Mais ce qui ajoute encore
au mérite de ce morceau précieux, c'est que l'au-
teur s'y est peint lui-même sans y penser; ceux
qui l'ont connu croient l'entendre ; et la postérité
s'assurera, en lisant sa Défense , que sa conversa-
tion n'étoit pas inférieure à ses écrits ; éloge que
bien peu de grands hommes ont mérité.
Une autre circonstance lui assure pleinement l'a-
vantage dans cette dispute. Le critique, qui, pour
preuve de son attachement à la religion, en déchire
les ministres, accusoithautementleclergé de France,
et sur-tout la faculté de théologie, d'indifférence
pour la cause de Dieu, en ce qu'ils ne proscrivoient
pas authentiquemeut un si pernicieux ouvrage. La
faculté étoit en droit de mépriser le reproche d'un'
écrivain sans aveu : mais il s'agissoit de la religion ;
une délicatesse louable lui a fait prendre le parti
d'examiner l'Esprit des lois. Quoiqu'elle s'en oc-
cupe depuis plusieurs années, elle n'a rien pronon-
cé jusqu'ici ; et, fût-il échappé à M. de Montesquieu
quelques inadvertances légères, presque inévitables
dans une carrière si vaste , l'attention longue et scru-
puleuse qu'elles auroient demandée de la part du
corps le plus éclairé de l'église prouveroit au moins
combien elles seroient excusables. Mais ce corps
28 ÉLOGE
plein de prudeuce ne précipitera lien dans une si
importante matière. Il connoît les borcis de la rai-
son et de la foi : il sait que l'ouvrage d'un homme de
lettres ne doit point être examiné comme celui d'un
théologien ; que les mauvaises conséquences aux-
quelles une jjropositioQ peut donner lieu par des
interprétations odieuses ne rendent point blâmable
la proposition en elle-même ; que d'ailleurs nous vi-
vons dans un siècle malheureux, où les intérêts de la
religion ont besoin d'être ménagés, et qu'on peut
lui nuire auprès des simples en répandant mal-à-
propos sur des génies du premier ordre le soupçon
d'incrédulité; qu'enfin, malgré cette accusaîion in-
juste, M. de INIcntesquieu fut toujours estimé, re-
cherché et accueilli, par tout ce que l'église a déplus
respectable et de plus grand. Eùt-il conservé auprès
des gens de bien la considération dont il jouissoit
s'ils l'eussent regardé comme un écrivain dangereux.'
Pendant que les insectes le tourraeutoient dans
son propre pays , l'Angleterre élevoit un monument
à sa gloire. En 1732, M. Dassier, célèbre par les mé-
dailles qu'il a frappées à l'honneur de plusieurs hom-
mes illustres, vint de Londres à Paris pour frapper
la sienne. M. de la Tour, cet artiste supérieur par
son talent, et si estimable par son désintéressemejit
et l'élévation de son ame, avoit ardemment désiré
de donner un nouveau lustre à son pinceau en trans-
mettant à la postérité le portrait de l'auteur de l'Es-
prit des lois ; il ne vouloit que la satisfaction de le
peindre ; et il méritoit , comme Apelle , que cet
honneur lui fût réservé : mais M. de INIontcsquieu ,
d'autant plus avare du temjis de M. de la Tour que
B K MONT K S y U 1 E U . 29
celui-ci eu éloit plus prodigue, se rei'usa cuustaui-
ment et poliment à ses pressantes sollicitations.
M. Dassier essuya d'abord des diriîcnltés semblables.
« C^royez-vous , dit-il enfin à M. de Montesquieu,
" qu'il n'y ait pas autant d'orgueil à refuser ma pro-
't position qu'à l'accepter? » Désarmé par cette plai-
santerie, il laissa faire à M. Dassier tout ce qu'il
voulut.
L'auteur de l'Esprit des lois jouissoit enfin paisi-
blement de sa gloire , lorsqu'il tomba malade au
eommencement de février. Sa santé, naturellement
délicate, commençoit à s'altérer depuis long-temps
par l'effet lent et presque infaillible des études pro-
fondes, par les cbagrins qu'on avoit cbercbé à lui
susciter sur son ouvrage, enfin par le genre de vie
qu'on le forçoit de mener à Paris, et qu'il sentoit lui
être funeste. Mais l'empressement avec lequel ou
recberchoit sa société étoit trop vif pour n'être pas
quelquefois indiscret; on vouloit sans s'en apjierce-
voir jouir de lui aux dépens de lui-même. A peine
la nouvelle du danger oii il étoit se fut-elle répan-
due, qu'elle devint l'objet des conversations et de
l'inquiétude publique. Sa maison ne désemplissoit
point de personnes de tout rang qui venoieut s'in-
former de son état , les unes par un intérêt véritable ,
les autres pour s'en donner l'apjjarence, ou pour
suivre la foule. Sa majesté , pénétrée de la perte que
son royaume alloit faire, en demanda plusieurs fois
des nouvelles : témoignage de bonté et de justice qui
ulionore pas moins le monarque que le sujet. La fiu
de M. de Montesquieu ne fut point indigne de sa
vie. Accablé de dotileurs cruelles, éloigné d'une fa-
3.0 t I, O G E
mille ù qui il étoit clier, et qui n'a pas eu la consola-
tion de lui fermer les yeux, entouré de quelques
amis et d'un plus grand nombre de spectateurs, il
conserva jusqu'au dernier moment la paix et l'éga-
lité de son ame. Enfin , après avoir satisfait avec dé-
cence à tous ses devoirs, plein de confiance en l'Etre
éternel auquel il alloit se rejoindre, il mourut avec
la tranquillité d'un liomme de bien qui n'avoit ja-
mais consacré ses talents qu'à l'avantage de la vertu
et de l'humanité. La France et l'Europe le perdirent
le lo février 1755, à l'âge de soixante-sixans révolas.
Toutes les nouvelles publiques ont annoncé cet
événement comme une calamité. On pourroit appli-
quer à M. de Montesquieu ce qui a été dit autrefois
d'un illustre Romain, que personne, en apprenant
sa mort , n'en témoigna de joie , que personne même
ne l'oublia dès qu'il ne fut plus. Les étrangers s'em-
pressèrent de faire éclater leurs regrets; et mylord
Chesterfield, qu'il suffit de nommer, fit imprimer
dans un des papiers publics de Londres un article
en. son honneur, article digne de l'un et de l'autre :
c'est le portrait d'Anaxagore tracé par Périclès (i).
(i) Voici cet éloge en anglais, tel qu'on le lit dans la
gazette appelée Eveuing-post, ou Poste du soir ;
On tlie lOtli of this montli, died at Paris , universally
and sinccrely regretted , Charles Secondât , baron of
Montesquieu , and président à mortier of tlie parliament
of Bordeaux. His virtues did honour to Iiuman nature,
his writings to justice. A friend to mankind , he asserted
heir undoubted and inaliénable rights, witk freedom,
even in his owncountry, whose préjudices in matter»
of religion and goverament he had long lamented , and
DE MONTESQUIEU. 3l
L'académie royale des sciences et belles-lettres de
Prusse, quoiqu'on n'y soit point dans l'usage de
prononcer l'éloge des associés étrangers, a cru de-
voir lui faire cet honneur qu'elle n'a fait encore qu'à
l'illustre Jean Bernonilli. M. de Maupertuis , tout
malade qu'il étoit, a rendu lui-même à son ami ce
dernier devoir, et n'a Toulu se reposer sur personne
d'un soin si cher et si triste. A tant de suffrages écla-
endeavoured (not without some success) to remove.
He well knew, and jiistly admired, the liappy constitu-
tion of thiscouutry, wliere fixed and known laws equally
restrain monarchy from tyranny, and liberty from licen-
tiousuess. Kis Works ■will illustrate hisuame, and survive
him as long as right reason , moral obligations , and tlie
true spirit of laws , sliall be understood , respected , and
maintained. C'est-à-dire :
Le lo de février est mort à Paris, universellement et
sincèrement regretté, Charles de Secondât, baron de
Montesquieu , président à mortier au parlement de Bor-
deaux. Ses vertus ont fait honneur à la nature humaine ,
et ses écrits à la législation. Ami de l'humanité , il en
soutint avec force et avec vérité les droits indubitables
et inaliénables ; et il l'osa dans son projire pays , dont les
préjugés, en matière de religion et de gouvernement,
ont excité pendant long-temps ses gémissements. Il en-
treprit de les détruire ; et ses efforts ont eu quelques
succès. (Il faut se ressouvenir que c'est un Anglais qui
parle.) Il connoissoit parfaitement bien et admiroit avec
j ustice l'heureux gouvernement de ce pays , dont les lois,
fixes et connues, sont un frein contre la monarchie qui
tendroit à la tyrannie, et contre la liberté qui dégénére-
roit en licence. Ses ouvrages rendront son nom célèbre ,
et lui survivront aussi long-temps que la droite raison ,
les obligations morales, et le vrai esprit des lois , seront
eutendii5, respectés, et conservés. (^Kote de d'Alembert.)
32 :É I. O G K
tants en faveur de M. de Moulesquieu , nous croyons
pouvoir joindre sans indiscrétion les éloges que lui
a donnés en présence de l'an de nous le monarque
même auquel cette académie célèbre doit son lustre;
prince fait pour sentir les pertes de la philosophie
et pour l'en consoler.
Le I 7 février l'académie française lui fit selon l'u-
sage un service solennel , auquel , malgré la rigueur
de la saison, presque tous les gens de lettres de ce
corps qui n'étoient point absents de Paris se firent
un devoir d'assister. On auroit dii dans cette triste
cérémonie placer l'Esprit des lois sur son cercueil,
comme on exposa autrefois vis-à-vis du cercueil de
Piaiihaël son' dernier tableau de la Transfigur<Jtiou.
Cet ajipareil simple et touchant eût été une belle
oraison funèbre.
Tusqu'ici nous n'avons considéré M. de Montes-
quieu que comme écrivain et philosophe : ce seroit
lui dérober la moitié de sa gloire que de passer sous
silence ses agréments et ses qualités personnelles.
Il étoit, dans le commerce, d'une douceur et d'une
gaieté toujours égales. Sa conversation étoit légère,
agréable et instructive , pai le grand nombre d'hom-
mes et de peuples qu'il avoit connus : elle étoit cou-
pée comme son style, pleine de sel et de saillies,
sans amertume et sans satvre. Personne ne racontoit
plus vivement, pins promptement , avec plus de
grâce et moins d'apprêt. Il savoit que la fin d'une
histoire plaisante en est toujours le but ; il se bâtoit
donc d'y arriver, et produisoit l'effet sans l'avoir
promis.
Ses fréquentes distractions ne le rendoient que
DE MONTESyUltr. Z)
j>lus aimable ; il eu sortoit toujours pir quel((uc trait
inattendu qui ré\eilloit la conversation languissante:
d'ailleurs elles n'ctoient jamais ni jouées, ni cho-
quantes, ni importunes. Le feu de son esprit, le
fjrand uomlu-e d'idées dont il étoit plein, les fai-
soient naître : mais il n'y tomboit jamais au milieu
d'un entretien intéressant ou sérieux; le désir de
plaire à ceux avec qui il se trouvoit le rendoil alors
à eux sans affectation et sans effort.
Les agréments de son commerce tenoient non seu-
lement à son caractère et à son esprit, mais à l'espèce
de régime qu'il observoit dans l'étude. Quoique ca-
pable d'une méditation profonde et long-temps sou-
tenue, il n'épnisoit jamais ses forces; il quitloit tou-
jours le travail avant que d'eu ressentir la moindre
impression de fatigue (i).
Il étoit sensible à la gloire; mais 11 ne vouloit v
( i) L'auteur de la feuille anonyme et périodique dont
nous avons parlé ci-dessus prétend trouver une contra-
diction manifeste entre ce que nous disons ici et ce que
n<sus avons dit un peu plus haut, que la santé de M. de
Montesquieu s'étoit altérée par l'effet lent et presque in-
faillible des études profondes. Mais pourquoi, en rap-
l>rocliant les deux endroits , a-t-il supprimé les mots lent
ET PRESQUE INFAILLIBLE qu'il avoit SOUS IcS JCUÏ ? C'cSt
évidemment parcequ'il a senti qu'un effet lent n'est pas
moins réel pour n'être pas ressenti sur-le-champ , et que ,
par conséquent , ces mots détruisoient l'apparence de la
contradiction qu'on prétendoit faire remarquer. Telle
est la bonne foi de cet auteur dans des bagatelles , et
à j^lus forte raison dans dos matières phis séiieuses.
(Aote tirée de l'avertissement du sixième volume du
r Encjelopédic .")
3 1 ^ L O G E
parvenir qu'eu lu méritant. Jamais il n'a cherché à
augmenter la sienne par ces manœuvres sourdes , par
ces voies obscures et honteuses , qui déshonorent la
personne sans ajouter au nom de l'auteur.
Digne de toutes les distinctions et de toutes les ré-
compenses, il ne demandoit rien et ne s'étonnoit
point d'être oublié : mais il a osé , même dans des
circonstances délicates , protéger à la cour des hom-
mes de lettres persécutés , célèbres , et malheureux,
et leur a obtenu des grâces.
Quoiqu'il vécût avec les grands , soit par néces-
sité , soit par convenance , soit par goût , leur so-
ciété n'étoit pas nécessaire à son bonheur. Il fuyoit
dès qu'il le pouvoit à sa terre : il y retrouvoit avec
joie sa philosophie , ses livres, et le repos. Entouré
de gens delà campagne, dans ses heures de loisir,
après avoir étudié l'homme dans le commerce du
monde et dans l'histoire des nations , il l'étudioit
encore dans ces âmes simples que la nature seule a
instruites, et il y trouvoit à apprendre : il conver-
soit gaiement avec eux; il leur cherchoitde l'esprit,
€omme Socrate ; il paroissoit se plaire autant dans
leur entretien que dans les sociétés les plus brillan-
tes, sur-tout quand il terminoit leurs différents, et
soulageoit leurs peines par ses bienfaits.
Rien n'honore plus sa mémoire que l'économie
avec laquelle il vivoit, et qu'on a osé trouver exces-
sive dans un monde avare et fastueux , peu fait pour
en pénétrer les motifs et encore moins pour les sen-
tir. Bienfaisant et par conséquent juste, M. de Mon-
tesquieu ne voaloit rien prendre sur sa famille , ni
b E MONTESQUIEU. 35
des secours qu'il donnoit "aux malheureux , ni de»
dépenses considérables auxquelles ses longs voyages ,
la foiblesse de sa vue , et l'impression de ses ouvrages,
l'avoient obligé. Il a transmis à ses enfants, sans dimi-
nution ni augmentation, l'héritage qu'il avoit reçu de
ses pères ; il n'y a rien ajouté que la gloire de son nom
et l'exemple de sa vie. Il avoit épousé , en 1 7 1 5 , de-
moiselle Jeanne de Lartigue , lille de Pierre de Larti-
gue , lieutenant-colonel au régiment de Maulévrier.
Il en a eu deux filles , et un fils qui , par son carac-
tère , ses mœurs et ses ouvrages , s'est montré digne
d'un tel père.
Ceux qui aiment la vérité et la patrie ne seront pas
fâchés de trouver ici quelques unes de ses maximes.
Il pensoit
Que chaque portion de l'état doit être également
soumise aux lois ; mais que les privilèges de chaque
portion de l'état doivent être respectés lorsque leurs
effets n'ont rien de contraire au droit naturel qui
oblige tous les citoyens à concourir également au
bien public : que la possession ancienne étoiten Ce
genre le premier des titres et le plus inviolable des
droits, qu'il étoil toujours injuste et quelquefois
dangereux de A'ouloir ébranler ;
Que les magistrats , dans quelque circonstance et
pour quelque grand intérêt de corps que ce puisse
être, ne doivent jamais être que magistrats, sans
parti et sans passion , comme les lois , qui absolvent
et punissent sans aimer ni haïr.
Il disoit enfin , à l'occasion des disputes ecclé-
siastiques qui ont tant occupé les empereurs et les
3 O i L O G K
cliictieus grues , que les querelles theologiques , lors-
qu'elles cessent d'èlre renfermées dans les écoles ,
déshonorent infailliblement une nation aux yeux
des autres. En effet , le mépris même des sages pour
ces querelles ne la justifie pas , parceque les sages
faisant par-tout le moindre bruit et le plus petit
nombre , ce n'est jamais sur eux qu'une nation est
jugée. Il disoit qu'il y avoit très peu de choses vraies
dans le livre de l'abbé du P)OS sur Y établissement
de la. monarchie française dans les Gaules^eX.
qu'il en auroit fait une réfutation suivie s'il ne lui
avoit fallu le relire une troisième ou une quatrième
fois , ce qu'il regardoit comme le plus grand des sup-
plices.
L'importance des ouvrages dont nous avons eu à
j)arler dans cet éloge nous eu a fait passer sons si-
lence de moins considérables , qui servoient à l'au-
teur comme de délassement, et qui auroient suffi
pour l'éloge d'un autre. Le plus remarquable est le
Temple de Gnide , qui suivit d'assez près les Let-
tres persanes. M. de Montesquieu , après avoir été
dans celles-ci Horace , ïbéopbraste , et Lucien , fut
Ovide et Anacréou dans ce nouve' essai. Ce n'est
plus l'amour despotique de l'orient qu'il se propose
de peindre , c'est la délicatesse et la naïveté de l'a-
mour pastoral , tel qu'il est dans une anie neuve que
le commerce des hommes n'a point encore corrom-
pue. L'auteur, craignant peut-être qu'un tableau si
étranger à nos mœurs ne parût trop languissant et
trop uniforme, a cherché à l'animer par les pein-
tures les plus riantes. Il transporte le lecteur dans
DE MO N T F. S O U î E U. J7
des lieux eucliantés ^ doat ù la vérité le spectacle iu-
téresse peu rninant heureux , mais do ut la desciip-
tiou flatte encore rimagination quand les desirssout
satisfaits. Euijiorlé par sou sujet , il a répandu daus
sa prose ce style animé , ligure, et poétique , dont
le roman de Téléiuaquea fourni parmi nous le pre-
mier modèle. Nous ignorons pourquoi quelques cen-
seurs du Temple de Guide ont dit à cette occasion
qu'il auroit^eu besoin d'être en -vers. Le Style poéti-
que , si on entend comme on le doit par ce mot un
style plein de chaleur et d'images , n'a pas besoin
pour être agréable de la m.irche uniforme et caden-
cée de la versification ; mais si on ne fait consister
ce style que dans une diction chargée d'épitbetes
oisives , dans les peintures froides et triviales des
ailes et du -Jarquois de l'Amour , et de semblables
objets , la versilîcation n'ajoutera presque aucun
mérite à ces ornements usés ; on y clierchera tou-
jours en vain l'ame et la vie. Quoi qu'il en soit , le
Temple de Gnide étant une espèce de poënie en
prose , c'est à nos écrivains les plus célèbres en te
genre à fixer le rang qu'il doit occuper : il mérite de
pareils juges. Nous croyons du moins que les peiu-
tures de cet ouvrage soutiendroient avec succès nr.c
des principales épreuves des descriptions poétiqnc^,
celle de les représenter sur la toile. Mais ce qu'on
doit sur-tout remarquer dans le Temple de Gnide ,
c'est qu'Anacréon même y est toujours observat^ir
et philosophe. Uaus le quatrième chant il paroît dé-
crire les mœurs des Sibarites, et ons'apperçoitaisé-
UiCnt que ces moeurs sont les nôtres. La préface porte
KSPR. DKS I,f)lS. I . ->
j8 é I. n c e
sur- tout l'empreinte île 1 auteur lies Lettres per-
sanes. En présentant le temple de Guide comme la
traduction d'nn manuscrit grec, plaisanterie défi-
gurée depuis par tant de mauvais copistes, il en
prend occasion de peindre d'nn trait de plume l'i-
neptie des critiques et le pédanfisme des traduc-
teurs, et finit par ces paroles dignes d'être rappor-
tées : a Si les gens graves desiroientde moi quelque
n ouvrage moins frivole , je suis en état de les satis-
>• faire. U y a trente ans que je travaille à un livre de
« douze pages , qui doit contenir tout ce que nous
« savons sur la métaphysique , la politique , et la
" morale , et tout ce que de très grands auteurs ont
« oublié dans les volumes qu'ils ont donnés sur ces
« sciences-là. »
Nous regardons comme une des plus honorables
récompenses de notre travail l'intérêt particulier
que M. de Montesquieu prenoit à l'Encyclopédie ,
dont toutes les ressources ont été jusqu'à présent
dans le courage et l'émulation de ses auteurs. Tous
les gens de lettres , selon lui , dévoient s'empresser
de concourir à l'exécution de cette entreprise utile.
Il en a donné l'exemple avec M. de Voltaire et plu-
sieurs autres écrivains célèbres. Peut-être les traver-
ses que cet ouvrage a essuyées, et qui luirappeloient
les siennes propres , l'intéressoient-elles en notre
faveur. Peut-être étoit-il sensible , sans s'en apper-
cevoir , à la justice que nous avions osé lui rendre
dans le premier volume de l'Encyclopédie, lorsque
personne u'osoit encore élever sa voix pour le dé-
fendre. Il nous destinoit un article sur le Gont^ qui
a été trouvé imparfait dans ses papiers. Noos le ilon-
n E MONT K S O II i r, U. 3y
lierons en cet état au public , et nous le traiterons
avec le même respect que rantiq-iité témoigna autre-
fois pour les dernières paroles de Séneque. La mort
l'a einpéclié d'étendre plus loin ses bienfaits à notre
égard ; et , en joignant nos propres regrets à ceux
de l'Europe entière , nous pourrions écrire sur son
tombeau :
Finis vitoe ejus nobis luctuosns , patriae tristis , cxtraneis
etiam ignotisque non siue cura fuit.
Tacit. in Agricol. c. 43.
ANALYSE
DE L'ESPRIT DES LOIS,
PAR D'ALEMBERT;
roUF, SERVIR DE SOITE 1 l'ÉlOGE DE MONTCSQUIEV.
±j À. plupart des gens de lettres qnî ont parlé de
V Esprit des lois s'étant plus attachés à le critirjner
qu'à en donner une juste idée , nous allons tàcLer <'e
supjiléer à ce qa'ils auroient dû /aire , et d'en dé^ e-
lopper le plan , le caractère et l'objet. Ceux qui en
trouveront l'analyse trop longue jugeront peal-
être , après l'jvoir lue , qu'il n'y avoit que ce seul
moyen de bien faire saisir la méthode de l'auteur.
On doit se souvenir d'ailleurs que l'histoire des
écrivains célèbres n'est que celle de leurs pensées et
Se leurs travaux , et que cette partie de leur éloge
fn est la plus essentielle et la plus utile.
Les hommes , dans l'état de nature, abstraction
aile de tonte religion, ne conuoissant , dans les
Jiffércuts qu'ils peuvent avoir, d'autre loi que celle
des animaux , le droit dn plus fort , on doit regar-
der l'établissement des sociétés comme une espèce
de traité contre ce droit injuste ; traité destiné à
établir entre les cif£r:"'eDtes parties du genre humain
une sorte de balance wlais il en est de l'équilibre
moral comme du physique ; il est rare qu'il soit
parfait et durable ; et les traités du genre humain
sont , comme les traités entre nos princes , une se-
mence continuelle de divisions. L'intérêt , le be-
(soin , et Is plaisir , ont rapproché les hommes ;
mais ces mêmes motifs les poussent sans cesse â vou-
ANAI.ySiC î>î; L*ESi>RlT DES LOIS. ^l
loir jouir des avafitiiges de la socicié sajisen porter
les charges ; et c'est en ce sens qu'on peut dire, avec
l'auteur, que les lioinnies , dès qu'ils sont en so-
ciété , sont en état.de guerre. Car la guerre suppose,
daus ceux qui se la (ont , sinon l'égalité de forée,
au moins l'opinion de cette égalité ; d'où naît le
désir et l'espoir mutuel de se vaincre. Or , daus l'é-
tat de société, si la balance n'est jamais parfaite
entre les hommes , elle n'est pas non plus trop iné-
gale : au contraire, ou ils n'auroient rien à se dis-
puter dans l'état de nature ; ou , si la nécessité les y
ohligeoit, on ne ■verroit que la foiblesse fiïyaut de-
vant la force , des oppresseurs sans combat , et des
opprimés sans résistance.
Voilà donc les hommes réunis et armés tout à la
fois, s'embrassant d'un côté, si on peut parler ainsi ,
et cherchant de l'autre à se blesser mutuellement.
Les lois sont le lien plus ou moins efficaco destiné
à suspendre ou à retenir leurs coujis : mais l'éten-
due prodigieuse du globe que nous habitons , la
nature différente des régions de la terre et des peu-
ples qui la couvrent , ne jiermettant pas que tous
les hommes vivent sous un seul et même gouverne-
ment, le genre humain a dû se partager eu un cer-
tain nombre d'états , distingués par la différence
des lois auxquelles ils obéissent. Un seul gouverne-
ment n'auroit fait du genre humain qu'un corps
exténué et languissant , étendu sans vigueur sur la
surface de la terre: les différents états sent autant
de corps agiles et robustes , qui, en se donnant la
main les uns aux autres , n'en forment qu'un , et
dont l'action réciproque entretient par-tout le moa«
vement et la vie. ( ■'
On peut distinguer trois sortes de gouverne- |l
ments ; le républicain , le monarchique , le despo- |
tiffue. Dans le républicain , le |>€U_ple en corps a la /
\
43 ANALYSE
souveraine puissance. Dans le nionarcLIque , uu
seul gouverne par des lois fondamentales. Dans le
despotique, ou ne counoît d'autre loi que la vo-
lonté du maître, ou plutôt du tyran^ Ce n'est pas à
dire qiTlT^n'y'ârt dans l'univers que ces trois es-
pèces d'états; ce n'est pas à dire même qu'il y ait
des élats qui appartiennent uniquement et rigou-
reusement à quelqu'une de ces formes; la plupart
sont , pour ainsi dire, mi-partis on nuancés les uns
des autres. Ici , la monarchie incline au despotisme ;
là , le gouvernement monarchique est comhiné avec
le gouvernement répuhlicain; ailleurs, ce n'est pas
le peuple entier, c'est seulement une partie du peu-
ple qui fait les lois. Mais la division précédente n'en
est pas moins exacte et moins juste. Les trois es-
pèces de gouvernement qu'elle renferme sont telle-
ment distinguées , qu'elles n'ont proprement rien
de commun ; et d'ailleurs , tous les états que nous
connoissons participent de l'une ou de l'autre. Il
étoit donc nécessaire de former de ces trois espèces
des classes particulières , et de s'appliquer à déter-
miner les lois qui leur sont propres. Il sera facile
ensuite de modifier ces lois dans l'application à
quelque gouvernement que ce soit , selon qu'il ap-
partiendra plus ou moins à ces différentes formes.
Dans les divers états , les lois doivent être rela-
tives à leur nature , c'est-à-dire à ce qui les con-
stitue; et à leur principe , c'est-à-dire à ce qui les
'soutient et les fait agir : distinction importante, la
jclef d'une infinité de lois , et dont l'auteur tire bien
Ides conséquences.
i Les principales lois relatives à la nature de la
■ démocratie sont que le peuple y soit, à certains
jégards,le monarque; à d'autres, le sujet ; qu'il élise
iet juge ses magistrats ; et que les magistrats, en cer-
taines occasions , décident. La nature de la monar-
11 K l'e6 1>UIT uns LOIS. /j i
cliie deiuande qu'il y ail entre le monarque et le
peuple beaucoup de pouvoirs et de ï'angs intermé-
diaires , et un corps dépositaire des lois, médiateur
entre les sujets et Je prince. la n;iture du despotisme
(•xifi;e que le tyran exerce son autorité ou par lui
sjul, ou par uu seul qui le représente.
Quant un principe des trois gouvernements, ce-
lui de la démocratie est l'amour delà république,
c'est-à-dire de l'égalité. Dans les monarchies, où
un seul est le dispensateur des distinctions et des
récompenses , et oh l'on s'accoatumc à confondre
l'état avec ce seul homme , le principe est l'hon-
neur, c'est-à-dire l'ambition et l'amour de l'estime.
Sous le despotisme enfin, c'est la crainte. Plus ces
principes sont en vigueur , plus le gouvernement
est stable ; plus ils s'altèrent et se corrompent , plus
il incline à sa destruction. Quand l'auteur parle de
l'égalité dans les démocraties , il n'entend pas une
égalité extrême, absolue, et par conséquent chimé-
, rique ; il entend cet heureux équilibre qui rend
\ tous les citoyens également soumis aux lois , et éga-
y lement intéressés à les observer.
Dans chaque gouvernement les lois de l'éduca-
tion doivent être relatives au. principe. On entend
ici par éducation celle qu'on reçoit en entrant
dans le monde, et non celle des parents et des maî-
tres , qui souvent y est contraire , sur-tout dans
certains états. Dans les monarchies , l'éducation doit
avoir pour objet l'urbanité et les égards récipro-
ques : dans les états despotiques, la terreur et l'a-
vilissement des esprits : dans les républiques , on a
besoin de toute la puissance de l'éducation ; elle
doit inspirer un sentiment noble, mais pénible, le
renoncement à soi-même , d'où naît l'amour de la
patrie.
Les lois que le législateur donne doivent Mre
/) .^ A X A L Y ^ E
conformes i\.v\ principe' de chaque gouvernement:
dans la république, entretenir l'égaUté et la fru-
galité; dans la monarchie, soutenir la noblesse
sans écVaser le peuple ; sous le gouvernement des-
notiipie, tenir égalemeut tous les états dans le si-
lence. On ne doit point accuser M. de Montesquieu
d'avoir tracé ici aux souverains les principes du
pouvoir arbitraire , dont le nom seul est odieux
aux princes justes, et à plus forte raison au citoyen
sage et vertueux. C'est travailler à l'anéantir que
de montrer ce qu'il faut faire pour le conserver. La
perfection de ce gouvernement en est la ruine ; et le
'■ode exact de la tyrannie, tel que 1 auteur le donne,
est en même temps la satyre et le fléau le plus re-
doutable des tyrans. A l'égard des autres gouverne-
ments, ils ont chacun leurs avantages : le républi-
cain est plus propre aux petits états, le monar-
chique aux grands ; le républicain plus sujet aux
excès , le monarchique aux abus ; le républicain
apporte plus de maturité dans l'exécution des lois ,
le monarchique plus de promptitude.
La différence des principes des trois gouverne-
ments doit en produire dans le nombre et l'objet
des lois, dans la form« des jugements et la nature
des peines. La constitution des monarchies, étant
invariable et fondamentale, exige plus de lois ci-
viles et de tribunaux, afin que la justice soit rendue
d'une manière plus uniforme et moins arbitraire.
Dans les états modérés, soit monarchies, soit répu-
bliques, on ne sanroit apporter trop de formalités
aux lois criminelles. Les peines doivent être non
seulement en proportion avec le crime , mais en-
core les plus douces qu'il est possible, sur-tout
dans la démocratie : l'opinion attachée aux peines
fera souvent plus d'effet que leur grandeur même.
Dans les républiques , il faut juger selon la loi ,
DE LESPRIT DES LOIS. ^^
Darcequ'aucua particulier ii'est le maîlre de l'alté-
rer. Dans les monarchies , la clémcuce du souverain»
peut quelquefois l'adoucir ; mais les crimes ne
doivent jamais y, être jugés que par les magistrats
expressément chargés d'en connoître. Enlin , c'est
principalement dans les démocraties que les lois
doivent être sévères contre le luxe, le relàcheuient
des mœurs, et la séduction des femmes. Leur dou-
ceur et leur foihlesse même les rendent assez pro-
pres à gouverner dans les monarchies ; et l'histoire
prouve que souvent elles ont porté la couronne aveo
gloire.
M. de Montesquieu, ayant ainsi parcouru chaqu6
gouvernement en j^articulier, les examine ensuite
dans le rapport qu'ils peuvent avoir les uns aux
autres , mais seulement sous le point de vue le plus
général , c'est-à-dire sous celui qui est uniquement
relatif à leur nature et à leur principe. Envisagés de
cette manière, les états ne peuvent avoir, d'autres
rapports que celui de se défendre ou d'attaquer. Les
républiques devant , par leur nature , renfermer un
petit état, elles ne peuvent se défendre sans al-
liance ; mais c'est avec des réjiubliques qu'elles
doivent s'allier. La force défensive de la monarchie
consiste principalement à avoir des frontières hors
d'insulte. Les états ont ,' comme les hommes, le
droit d'attaquer jiour leur propre conservation : du
droit de la guerre dérive celui de conquête; droit
nécessaire, légitime, et malheureux, qui laisse tou-
jours à payer une dette immense pour s'acquitter en-
vers la nature humaine , et dont la loi générale est de
faire aux vaincus le moins de mal qu'il est possible.
Les républ'iques peuvent moins conquérir que les
monarchies : des conquêtes immenses supposent le
despotisme , ou l'assurent. Un des grands principes
de l'esprit de conquête doit être de rendre meil-
!\C) A X A L Y s E
leure , autant qu'il est possible , la condition du
peuple conquis : c'est satisfaire tout à la fois la loi
naturelle et la maxime d'état. Rien n'est plus beau
que le traité de paix de Gélon avec les Carthaginois ,,
par lequel il leur défendit d'immoler à l'avenir leurs
propres enfants. Les Espagnols, en conquérant le
Pérou, auroient dû obliger de même les habitants
à ne plus immoler des hommes à leurs dieux; mais
ils crurent plus avantageux d'immoler ces peuples
mêmes. Ils n'eurent plus pour conquête qu'un vaste
désert ; ils furent forcés à dépeupler leur pays, et
s'affoiblirenl pour toujours par leur propre vic-
toire. On peut être obligé quelquefois de changer
les lois du peuple vaincu ; rien ne peut jamais obli-
ger de loi ôter ses mœurs, ou même ses coutumes ,
qui sont souvent toutes ses mœnrs. Mais le moyen
le plus sûr de conserver une conquête, c'est de
mettre, s'il est possible, le peuple vaincu an ni-
veau du peuple conquérant, de lui accorder les
mêmes droits et les mêmes privilèges : c'est ainsi
qu'en ont souvent usé les Romains; c'est ainsi
qu'en usa César à l'égard des Gaulois,
Jusqu'ici , en considérant chaque gouvernement
tant en lui-même que dans son rapport aux autres ,
nous n'avons eu égard ni à ce qui doit leur être
commun , ni aux circonstances particulières , tirées
on de la nature du pays , ou du génie des peuples :
c'est ce qu'il faut maintenant développer.
La loi commune de tous les gouvernements , dt,
moins des gouvernements modérés et par consé-
quent justes, est la liberté politique dont c^iaque
citoven doit jouir. Cette liberté n'est point la li-
cence absurde de faire tout ce qu'on veut, mais le
pouvoir de faire tout ce que les lois permettent. Elle
peut être envisaî^ée , ou dans son rapport à la coa-
siitution , ou daus son rapport au citoyen.
«K LESPF. IT UtS LOIS. /(7
Il y a dans la constitution de chaque ésat deux
sortes de pouvoirs; la puissance législative, et
l'exécutrice; et cette dernière a deux objets, l'in-
térieur de l'état,, et le dehors. C'est de la distribu-
tion légitime et de la répartition convenable de ces
différeutes espèces de pouvoirs que dépend la plus
graude perfection de la liberté politique par rap-
port à la constitution. M. de Montesquieu en ap-
porte pour preuve la constitution de la république
romaine et celle de l'Augleterrc. Il trouve le priu-
cipe de celle-ci dans cette loi foudanieutale du gou-
vernement des anciens Germains , que les affaires
peu importantes y étoient décidées par les chefs, et
(pie les grandes étoient portées au tribunal de la
nation, après avoir auparavant été agitées j5ar les
chefs. M. de Montesquieu n'examine point si les
Anglais jouissent ou non de cette extrême liberté
politique que leur constitution leur donne ; il lui
suffit qu'elle soit établie par leurs lois. Il est encore
plus éloigné de vouloir faiie la satyre des autres
états: il croit, au contraire, que l'excès, même
dans le bien , n'est pas toujours désirable ; que la li-
berté extrême a ses inconvénients comme l'extrême
servitude ; et qu'en général la nalurc humaine s'ac-
commode mieux d'un état moyen.
La liljcrté politique , considérée par rapport au
citoyen, consiste dans la sûreté où il est, à l'abri
des lois ; ou du moins dans l'opinion de celle sûreté,
qui fait qu'un citoyen n'en craint point un autre.
C'est principalement par la nature et la proportion
des peines que cette liberté s'établit ou se détruit.
Les crimes contre la religion doivent être punis par
la privation des biens que la religion procure ; les
crimes contre les mœurs, par la honte; les crimes
contre la tranquillité publique, par la prison oa
l'exil ; les crimes contre la .sûreté , par les supplices.
.\ B JL N A L Y S E
Les écrits doivent être moins punis que les actions ;
jamais les simples pensées ne doivent l'être. Accu-
sations non juridiques , espions , lettres anonymes,
toutes CCS ressources de la tyrannie , également hon-
teuses à ceux qui en sont l'instrument et à ceux qui
s'en servent, doivent être proscrites dans un bon
gouvernement monarchique. Il n'est permis d'accu-
ser qu'en face de la loi , qui puuit toujours ou l'ac-
cusé ou le calomniateur. Dans tout autre cas, ceux
f(ui gouvernent doivent dire avec l'empereur Con-
stance : « Nous ne saurions soupçonner celui à qui
« il a manqué un accusateur, lorsqu'il ne lui man-
" qnoit pas un ennemi ». C'est une très bonne institn-
tioa que celle d"unc partie publique qui se charge ,
ou nom de l'état , de poursuivre les crimes , et qui
il il toute l'utilité des délateurs sans en avoir les vils
intérêts , les inconvénients et l'infamie.
La grandeur des impôts doit être en proportion
directe avec la liberté. Ainsi, dans les démocraties,
ils peuvent être plus grands qu'ailleurs sans être
onéreux , parceque chaque citoyen les regarde comme
un tribut qu'il se paie à lui-même , et qui assure la
tranquillité et le .«ort de chaque membre. De plus,
dans un état démocratique, l'emploi infidèle des de-
niers publics est plus difficile, parcequ'il est plus
aisé de le connoître et de le punir , le dépositaire
en devant compte , pour ainsi dire , au premier ci-
toyen qui l'exige.
Dans quelque gouA'ernement que ce soit , l'espèce
de tribut la moins onéreuse est celle qui est établie
sur les marchandises , parceque le citoyen paie sans
s'en appercevoir. La quantité excessive des troupes ,
en temps de paix , n'est qu'un prétexte poiir charger
le iieuple d'impôts, un moyen d'énerver l'état, et
tin instrument de servitude. La régie des tributs ,
qui en fait rentrer le produit en entier dans le fisc
DE^L'gSPUIT' DKS LOIS. !{()
piiLlic , est ,' sans comparaisou , moins à charge ou
peuple , et par conséquent plus avantageuse , lors-
qu'elle peut avoiv lieu, que la ferme de ces mêmes
tributs , qui laisse toujours eutre les mains de quel-
ques particuliers une partie des revenus de l'état.
Tout est perdu sur-tout ( ce sont ici les termes de
l'auteur) lorsque la profession de traitant devient
honorable ; et elle le devient dès que le luxe est eu
vif^ueur. Laisser quelques hommes se nourrir de la
substance publique pour les dépouillera leur tour,
comme on l'a autrefois pratiqué dans certains états,
c'est réparer une injustice par une autre , et faire
deux maux au lieu d'un.
Venons maintenant , avec M. de Montesquieu , aux
circonstances particulières indépendantes de la na-
I lire du gouvernement , et qui doivent en modifier les
lois. liCs circonstances qui viennent de la nature du
pays sont de deux sortes ; les unes ont rapport au
climat, les autres au terrain. Personne ne doute que
le climat n'inllue sur la disposition habituelle des
corps , et par conséquent sur les caractères ; c'est
pourquoi les lois doivent se conformer au physique
du climat dans les choses indifférentes, et au con-
traire le combattre danr. les effets vicieux. Ainsi,
dans les pays où l'usage du vin est nuisible, c'est
une très bonne loi que celle qui l'interdit : dans les
pays où la chaleur du climat porte à la paresse , c'est
une très bonne loi que celle qui encourage au tra-
vail. Le gouvernement j^eut donc corriger les effets
du climat : et cela suliît pour mettre l'Esprit des lois
à couvert du reproche très injuste qu'On lui a fait
d'attribuer tout au froid et à la chaleur ; car, outre
que la chaleur et le froid ne sont pas la seule chose
par laquelle les climats soient distingues , il seroit
aussi absurde de nier certains effets du climat que
de vouloir lui attribuer tout.
L'usage des esclaves , établi dans les pays cliauds
de l'Asie et de l'Amérique , et réprouvé dans les
climats tempérés de l'Europe, donne sujet à l'auteur
de traiter de l'esclavage civil. Les hommes n'ayant
pas plus de droit sur la liberté que sur la vie les uns
des autres, il s'ensuit que l'esclavage, généralement
parlant , est contre la loi naturelle. En effet , le droit
de l'esclavage ne peut >euir ni de la guerre, puis-
qu'il ne pourroit être alors fondé que sur le rachat
de la vie, et qu'il n'y a plus de droit sur la vie de ceux
qui n'attaquent plus; ni de la vente qu'un homme
fait de lui-même à un autre, puisque tout citoyen ,
étant redevable de sa vie à l'état, lui est, à plus forte
raison, redevable de sa liberté, et par conséquent
n'est pas le maître de la vendre. D'ailleurs quel se-
roit le prix de cette vente .•" Ce ne peut être l'argent
donné au vendeur , puisqu'au moment qu'on se i end
esclave toutes les possessions appartiennent au maî-
tre : or nne vente sans prix est aussi chimérique
qu'un contrat sans condition. Il n'y a peut-être
jamais eu qu'une loi juste en faveur de l'esclavage ;
cétoit la loi romaine qui rendoit le débiteur esclave
du créancier : encore cette loi, pour être équitable,
(levoit borner la servitude quant au degré et quan»
au temps. L'esclavage peut , tout au plus , être to-
léré dans les états despotiques , oir les hommes
libres , trop foibles contre le gouvernement, cher-
chent à devenir, pour leur propre utilité, les escla-
ves de ceux qui tvranniscnt l'état ; ou bien dans les
climats dont la chaleur énerve si fort le corps et
affoiblit tellement le courage, que les hommes n y
sont portés à un devoir pénible que par la crainte
du châtiment.
A côté de l'esclavage civil on peut placer ia ser-
vitude domestique, c'est-à-dire celle oii les femmes
sont dans rcitains clinials. Elle peut avoir lieu dans
Dr. I. ESPRIT DES LOIS. L) I
ces coatrées de l'Asie où elles sout en état d'habiter
avec les hommes avant que de pouvoir faire usage de
leur raison ; nubiles par la loi du climat , enfants
par celle de la nature. Cette sujétion devient encore
plus nécessaire dans les pays où la polygamie est
établie ; usage que M. de Montesquieu ne prétend
pas justifier dans ce qu'il a de contraire à la religion,
niais qui , dans les lieux où il est reçu (et à ne par-
ler que politiquement ), peut être fondé jusqu'à un
certain point ou sur la nature du pays ou sur le raji-
port du nombre des femmes au nombre desliommes.
M. de Montesquieu parle à cette occasion de la ré-
pudiation et du divorce ; et il établit sur de bonnes
raisons que la répudiation , une fois admise , devroit
être permise aux femmes comme aux hommes.
Si le climat a tant d'influencî sur la servitude
domestique et civile, il n'en a pas moins sur la ser-
vitude politique, c'est-à-dire sur celle qui soumet un
peuple à un autre. Les peuples du nord sont 2)lus
forts et plus courageux que ceux du midi : ceux-ci
doivent donc , en général , être subjugués , ceux-là
conquérants ; ceux-ci esclaves , ceux-là libres. C'est
aussi ce que l'histoire confirme : l'Asie a été con-
quise onze fois par les peuples du nord ; l'Europe a
souffert beaucoup moins de révolutions.
A l'égard des lois relatives à la nature du terrain ,
il est clair que la démocratie convient mieux que la
monarchie aux pays stériles, où la terre a besoin de
toute l'industrie des hommes. La liberté d'ailleurs
est , en ce cas , une espèce de dédommagement de
la dureté du travail. Il faut plus de lois pour un
pouple agriculteur que pour un peuple qui nourrit
des troupeaux, pour celui-ci que pour un peuple
cbasseuf , jiour un peuple qui fait usage de la mon-
noie que pour celui qui l'ignore.' - .
i^niin on doit avoir éj;;,rd au génie particnlicr de
5a A N \ I^^Y s E
la nation. La vaaiti-, qui grossit les objets, est nu
bon ressort pour le gouvernement ; l'orgueil , qui
les déprise/est uu ressort dangereux. Le législateur
tioit respecter , jusqu'à un certain point , les préju-
gés , les passions , les abus. Il doit imiter Solon , qui
avoit donné aux Athéniens, non les meilleures lois
en elles-mèm3s, mais les meilleures qu'ils pussent
avoir : le caractère gai de ces peuples demandoit
des lois plus faciles ; le caractère dur des Lacédé-
nioniens, des lois plus sévères. Les lois sont un mau-
vais moyen pour changer les manières et les usages ;
c'est par les récompenses et l'exemple qu'il faut
tâcher d'y parvenir. Il est pouriaut vrai , en même
temps , que les lois d'un peuple, quand on n'affecte
pas d'y choquer grossièrement et directement ses
mœurs, doivent influer insensiblement sur elles,
soit pour les affermir, soit pour les changer.
Après avoir approfondi de cette manière la na-
ture et l'esprit des lois par rapport aux différentes
espèces de pays et de peuples , l'autenr revient de
nouveau à considérer les états les uns par rapport
aux antres. D'abord, en les comparant entre eux
d'une manière générale , il n'avoit pu les envisager
que par rapport au mal qu'ils peuvent se faire : ici
il les envisage par rapport aux secours mutuels
qu'ils peuvent se donner : or ces secours sont prin-
cipalement fondés sur le commerce. iSi l'esprit de
commerce produit naturellement nn esprit d'intérêt
opposé à la sublimité des vertus morales , il rend
aussi nn peuple naturellement juste , et en éloigne
l'oisiveté et le brigandage. Les nations libres qui
vivent sous des gouvernements modérés doivent s'y
livrer plus que les nations esclaves. Jamais une na-
tion ne doit exclure de son commerce une autre na-
tion sans de grandes raisons. Au reste , la liberté en
oc genre n'est pas une faculté absolue accordée an:^
DELE3PR1TDESLOIS. 0 5
négociants de faire ee qu'ils veillent ; faculté qui
leur seroit souvent préjudiciable : elle consiste à ne
gêner les négociants qu'en faveur du commerce.
Dans la monarchie , la noblesse ne doit point s'y
adonner , encore moins le jirince. Enfin il est des
nations auxquelles le commerce est désavantageux :
ce ne sont pas celles qui n'ont besoin de rien , mais
celles qui ont besoin de tout : paradoxe que l'au-
teur rend sensible par l'exemple de la Pologne , qui
manque de tout , excejité du bled , et qui , par le
commerce qu'elle en fait, prive les paysans de leur
nourriture pour satisfaire au luxe des seigneurs.
M. de Montesquieu, à l'occasion des lois que le
commerce exige , fait Tbistoire de ses différentes
révolutions : et cette partie de son livre n'est ni la
moins intéressante , ni la mf)ins curieuse. Il com-
pare l'appauvrissement de l'Espagne par la décou-
verte de l'Amérique au sort de ce prince imbécille de
la fable , prêt à mourir de faim pour avoir demandé
aux dieux que tout ce qu'il toucberoit se convertît
en or. L'usage de la monnoie étant une partie con-
sidérable de l'objet du commerce et son principal
instrument, il a cru devoir, en conséquence, trai-
ter des opérations sur la monnoie, du change, du
paiement des dsttes publiques, du prêt à intérêt ,
dont il fixe les lois et les limites , et qu'il ne con-
fond nullement avec les excès si justement condam-
nés de l'usure.
La population efle nombre des habitants ont avec
le commerce un rapport immédiat ; et les mariages
ayant poiM- objet la population, M. de Montesquieu
approfondit ici cette importante matière. Ce qui fa-
vorise le plus la propagation est la continence pui
blique ; l'expérience prouve que les conjonctions
illicites y contribuent peu, et même y nuisent. On
a établi avec justice pour les mariages le consente-
:>/, ANALYSE
ment des peres : cejiendant on y doit mettre dex res-
trictions; car la loi doit en général favoriser les ma-
riages. La loi qui défend le mariage des mères avec
les lils est (indépendamment des préceptes de la re-
ligion) une très bonne loi civile; car, sans parler
de plusieurs autres raisons , les contractants étant
d'âge très différent, ces sortes de mariages peuvent
rarement avoir la propagation pour objet. La loi qui
défend le mariage du père avec la fille est fondée sur
les mêmes motifs : cependant (à ne parler que civi-
lement) elle n'est pas si iadispensablement néces-
saire que l'autre à l'objet de la ])opulation, puisque
la vertu d'engeudrer finit beaucoup plus tard dans
les liommes : aussi l'usage contraire a-t-il eu lieu
chez certains peuples que la lumière du christianis-
me n'a point éclairés. (Jomme la nature porte d'elle-
uièiue au uiariage, c'est un mauvais gouvernement
que celui où on aura besoin d'y encourager. La li-
berté, la sûreté, la modération des impôts, la pro-
scription du luxe, sont les vrais principes et l«s
vrais soutiens de la population : cependant on peut
avec succès faire des lois pour encourager les ma-
riages, quand, malgré la corruption, il reste encore
des ressorts dans le peuple qui l'attachent à sa pa-
trie. Rien n'est plus beau que les lois d'Auguste
pour favoriser la propagation de l'espèce. Par mal-
heur il fît ces lois dans la décadence on plutôt daus
la chute de la républicjue; et les citoyens décou-
ragés dévoient prévoir qu'ils ne mettroient plus au
monde que des esclaves : aussi l'exécution de ces lois
fut-elle bien foible durant tout le temps des empe-
reurs païens. Constantin enfin les abolit en se faisant
chiétien : comme si le christianisme avoit pour but
de dépeupler la société, en conseillant à un petit
nombre la perfection du célibat !
L'établissement des hôpitaux, selon l'esprit dans
DE î. r S P R 1 T D i: S LOIS. J.J
lequel il est fait, peut uuire à la population, ou la
favoriser. Il peut et il doit mt'ine y avoir des hôpi-
taux dans un état dont la plupart des citoyens n'ont
que leur industrie pour ressource, parceque cette
industrie peut quelquefois être malheureuse; mais
les secours que ces hôpitaux donnent ne doivent
être que passagers , pour ne point encourager la
mendicité et la fainéantise. Il faut commencer par
rendre le peuple riche , et bâtir ensuite des hôpitaux
pour les besoins imprévus et pressants. Malheureux
les pays où la multitude des hôpitaux et des monas-
tères, qui ne sont que des hôpitaux perpétuels, fait
que tout le monde est à son aise, excepté ceux qui
travaillent !
M. de Montesquieu n'a encore parlé que des lois
Liimaines. Il passe maintenant à celles de la reli-
gion, qui, dans presqtie tous les états, font un ob-
jet si essentiel du gouvernement. Par-tout il fait
l'éloge du christianisme : il en montre les avantages
et la grandeur; il cherche à le faire aimer; il sou-
tient qu'il n'est pas impossible, comme Bayle l'a
prétendu , qu'une société de parfaits chrétiens forme
un état subsistant et durable : mais il s'est cru per-
mis aussi d'examiner ce que les différentes religions
(humainement parlant) peuvent avoir de conforme
ou de contraire au génie et à la situation des peu-
ples qui les professent. C'est dans ce point de vue
qu'il faut lire tout ce qu'il a écrit sur cette matière,
et qui a été l'objet de tant de déclamations injustes.
Il est suiprenant sur-tout qne , dans un siècle qui en
appelle tant d'autres barbares, on lui ait fait un crime
de ce qu'il dit de la tolérance ; comme si c'étoit ap-
prouver une religion que de la tolérer; comme si
enfin l'évangile même ne proscrivoit pas tout autre
.■noyen de la répandre que la douceur et la persua-
ion. Ceux en qui la superstition n'a pas éteint tout
5*5 ANALYSE
sentiment de coiiipassioa et de justice ne pourront
lire sans être attendris la remontrance aux inquisi-
teurs, ce tribunal odieux qui outrage la religion en
pnroissant la venger.
Enliu, après avoir traité en particulier des diffé-
rentes espèces de lois que les hommes peuvent avoir,
il ne reste plus qu'à les comparer toutes ensemble ,
et à les examiner dans leur rapport avec les choses
sur lesquelles elles statuent. Les Ixommes soTit gou-
vernés par différentes espèces de lois ; par le droit
naturel, commun à chaque individu; par le droit
divin, qui est celui de la religion; par le droit ec-
clésiastique , qui est celui de la police de la religion ;
par le droit civil, qui est celui des membres d'une
même société; par lo droit politique, qui est celui
du gouvernement de cette société; par le droit des
gens , qui est celui des sociétés les unes par rapport
aux autres. Ces droits ont chacun leurs objets dis-
tingués, qu'il faut bien se garder de confondre. On
ne doit jamais régler par l'un ce qui appartient à
l'autre, pour ne point mettre de désordre ni d'in-^
justice dans les principes qui gouvernent les hom-
mes. Il faut enfin que les principes qui prescrivent
le genre des lois, et qui en circonscrivent l'objet,
régnent aussi dans la manière de les composer. L'es-
prit de modération doit, autant qu'il est possible,
en dicter toutes les dispositions. Des lois bien faites
seront conformes à l'esprit du législateur, même en
paroissant s'y opposer. Telle étoit la fameuse loi de
Solon par laquelle tous ceux qui ne prenoient point
de part dans les séditions étoient déclarés infâmes.
Elle prévenoit les séditions, ou les rendoit utiles,
en forçant tous les membres de la république à^'oc-
cuper de ses vrais intérêts. L'ostracisme même etoit
une très bonne loi; car, d'un côté, elle étoit hono-
rable au citoyen qui en étoit l'objet; et prévenoit,
CE L KSPRIT DES LOIS. J7
ilo l'autre, les elfels de l'ambition : il falloit d'ail-
leurs ua très graud nombre de suffrages , et ou ne
pouvoit bannir que tous les cinq ans. Souvent les
lois qui paroissentles mêmes n'ont ni le même mo-
tif, ni le même effet, ni la même équité ; la forme
du gouvernement, les conjonctures, et le génie du
peuple, cliangeut tout. Enfin le style des lois doit
être siiijple et grave. Elles peuvent se dispenser de
motiver, parceque le motif est supposé exister dans
l'esprit du législateur ; mais, quand elles motivent ,
ce doit être sur des principes évidents. Elles ne doi-
vent pas ressembler à cette loi qui, défendant aux
aveugles de plaider, apporte pour raison qu'ils ne
peuvent pas voir les ornements de la magistrature.
M. de Montesquieu, pour montrer par des exem-
ples l'application de ses principes, a cboisi deux
différents peuples, les plus célèbres de la terre, et
ceux dont l'bistoire nous intéresse le plus, les Ro-
mains et les Français. Il ne s'atlaebe qu'à une partie
de la jurisprudence du premier, celle qui regarde les
successions. A l'égard des t'"rançais, il entre dans le
plus graud détail sur l'orif^inc et les révolutions Ca
leurs lois civiles , et sur les différents i7sages , abolis
on subsistants, qui en ont été la suite. Il s'étend
principalement sur les lois féodales, cette espèce de
gouvernement inconnu à toute l'antiquité, qui le
sera peut-être pour toujours aux siècles futurs, et
qui a fait tant de biens et tant de maux. Il discute
sur-tout ces lois dans le rapport qu'elles ont avec
l'établissement et les révolutions de la monarcliic
française. Il prouve, contre M. l'abbé du l'os, que
les Francs sont réellement entrés en conquérants
dans les Gaules; et qu'il n'est pas vrai, comme cet
auteur le prétend, qu'ils aient été appelés par les
peuples pour suceéder aux d.-oits des empereurs n -
mains qui les opprimoicnt. Détail pi-ofonci, exact e«
58 ANALYSE DE l'eSPRIT DES LOI«.
curieux, mais dans lequel il nous est iinpo:.sible île
le suivre.
T-fcile est l'analyse générale, mais très informe et
très imparfaite, deTonvraiie de M. de ^Montesquieu.
Nous l'aA-ons séparée du reste de son élngp , pour u«
pas trop interrompre la suite de notre récit.
AVERTISSEMEP^T
Dli L'AUTEUR,
Pour l'intelligence des quatre premiers li-
vres de cet ouvrage, il faut observer i" que ce
que j'appelle la vertu dans la république est
l'amour de la patrie , c'est-à-dire l'amour de
l'égalité. Ce n'est ])oinl une vertu morale ni
une vertu clirétienne, c'est la vertu politique;
et celle-ci est le ressort qui fait mouvoir le gou-
vernement républicain , comme l'honneur est
le ressort qui fait mouvoir la monarchie. J'ai
donc appelé vertu politique l'amour de la pa-
trie et de l'égalité. J'rà eu des idées nouvelles ;
11 a bien fallu trouver de nouveaux mots , ou
donner aux anciens de nouvelles acceptions.
Ceux qui n'ont pas compris ceci m'ont fait
dire des choses absurdes , et qui seroient ré-
voltantes dans tous les pays du monde , parce-
que, dans tous les pays du monde, on veut
de la morale.
2° Il faut faire attention qu'il y a une très
grande différence entre dire qu'une certaine
qualité , modification de l'ame , ou vertu , n'est
pas le ressort qui fait agir un gouvernement,
et dire qu'elle n'est point dans ce gouverne-
ment. Si je disois , telle roue , tel pignon , ne
Go AVi:RTISSEliE:<T DE l.'ArXEUR.
sont point le ressort qui fait mouvoir celte
montre, en concluroit-on qu'ils ne sont point
dans la montre? Tant s'en faut que les vertus
morales et chrétiennes soient exclues de la
monarchie, que même la vertu politique n«
l'est pas. En un mot, l'honneur est dans la
république, quoique la vertu politique en soit
le ressort: la vertu politique est dans la mo-
narchie, quoique l'honneur en soit le ressort.
Enfin l'homme de bien dont il est question
dans le livre III , chapitre V, n'est pas l'homme
à.e bien chrétien , mais l'homme de bien poli-
tique , qui a la vertu politique dont j'ai parlé :
c'est l'homme qui aime les lois de son pays, et
qui agit par l'amour des lois de son pays. J'ai
donné un nouveau jour à toutes ces choses
dans cette édition-ci , en fixant encore plus les
idées : et, dans la plupart des endroits où je
me suis servi du mot de veriu^jai mis vertu
poliliqiio.. ,
.'■ PREFACE.
Oi dans le uombre iufîni de choses qui sont dans
ce livre il y en avoit quelqu'une qui , contre mon
attente, pût offenser, il n'y en a pas du moins qui
y ait été mise avec mauvaise intention, .le n'ai point
naturellement l'esprit désapprobateur. Platon re-
mercioit le ciel de ce qu'il étoit né du temps de
Socrate ; et moi, je lui rends grâce de ce qu'il m'a
fait naître dans le gouvernement où je vis, et de ce
qu'il a voulu que j'obéisse à ceux qu'il m'a fait
aimer.
Je demande une grâce que je crains qu'on ne
m'accorde jias ; c'est de ne pas juger par la lecture
d'un moment d'un travail de vingt années ; d'ap-
prouver ou de condamner le livre entier , et non pas
quelques pbrases. Si l'on veut chercher le dessein
de l'auteur, on ne le peut bien découvrir que dans
le dessein de l'ouvrage.
•T'ai d'abord examiné les hommes , et j'ai cru que ,
dans cette infinie diversité de lois et de moeurs, ils
n'étoient pas uniquement conduits par leurs fan-
taisies.
•T'ai posé les principes, et j'ai vu les cas particu-
liers s'y plier comme d'eux-mêmes, les histoires de
toutes les nations n'en être que le.« suites , et chaque
ESPR. DES LOIS, I, 4
r>î PRÉFACE.
loi particulière liée avec une autre loi, oudépeudie
d'une autre plus générale.
Quand j'ai été rappelé à l'antiquité, j'ai clierclic
à en prendre l'esprit , pour ne pas regarder comme
semblaLles des cas réellement différents, et ne pa«
manquer les différences de ceux qui paroissent sem-
blables.
Je n'ai point tiré mes principes de mes préjugés,
mais de la nature des choses.
Ici bien des vérités ne se feront sentir qu'après
qu'on aura vu la cliaîne qui les lie à d'autres. Plus
on réfléchira sur les détails, plus on sentira la cer-
titude des principes. Ces détails mêmes, je ne les
ai pas tous donués ; car qui pourroit dire tout sans
un mortel ennui .■*
On ne trouvera point ici ces traits saillants qui
semblent caractériser les ouvrages d'aujourd'hui.
Pour peu qu'on voie les choses ave:3 une certaine
étendue , les saillies s'évanouissent ; elles ne naissent
d'ordinaire que parceque l'esprit se jette tout d'un
côté, et ahandouue tous les autres.
Je n'écris point pour censurer ce qui est établi
dans quelque pays que ce soit. Chaque nation trou-
vera ici les raisons de ses maximes ; et on en tirera
naturellement cette conséquence, qu'il n'appartient
de proposer des changements qu'à ceux qui sont
assez heureusement nés pour pénétrer d'un coup de
"énie tonte la constitution d'un état.
PRÉFACE. ^
Il n'est pas iudifférent que le peuple »oIl éclairé.
Les préjugés des magistrats ont commencé par être
les préjugés de -la nation. Dans un temps d'igno-
rance on n'a aucun doute , même lorsqu'on fait les
plus grands maux ; dans un temps de lumière, on
tremble encore lorsqu'on failles plus grands biens.
On sent les abus anciens, on en voit la correction ;
mais on voit encore les abus de la correction même.
On laisse le mal , si l'on craint le pire ; on laisse le
bien, si l'on est en doute du mieux. On ne regarde
les parties que pour juger du tout ensemble ; on exa-
mine toutes les causes pour voir tous les résultats.
Si je pouvois faire en sorte que tout le monde eût
de nouvelles raisons pour aimer ses devoirs , son
prince , sa patrie , ses lois ; qu'on pût mieux sentir
son bonbeur dans chaque pays , dans chaque gou-
vernement, dans chaque poste, où l'on se trouve, je
me croirois le plus heureux des mortels.
Si je pouvois faire en sorte que ceux qui com-
mandent augmentassent leurs connoissances sur ce
qu'ils doivent prescrire, et que ceux qui obéisseut
trouvassent un nouveau plaisir à obéir , je me croi-
rois le plus heureux des mortels.
Je me croirois le plus heureux des mortels, si je
pouvois faire que les hommes pussent se guérir de
leurs préjugés. J'appelle ici préjugés, non pas ce
qui fait qu'on ignore de certaines choses, mais ce
qui fait qu'on s'ignore soi-même.
64 PRÉFACE.
C'est eu cliercbaut à instruire les hommes que
l'oa peut pratiquer celte vertu géai'rale qui o;>m-
pvend l'amour de tous. L'homme, cet être flexible,
se pliant dans la société aux pensées et aux impres-
sions des autres, est également capable deconnoître
sa propre nature lorsqu'on la lui montre, et d'en
perdre jusqu'au sentiment lorsqu'on la lui dérobe.
,]'ai bien des fois commencé et bien des fois
abandonné cet ouvrage; j'ai mille fois envoyé aux
vents (i) les feuilles que j'avois écrites ; je sentois
tous les jours les mains paternelles tomber (2) ; je
suiA'ois mon objet sans former de dessein ; je ne con-
noissois ni les règles ni les exceptions ; je ne trou-
vois la vérité que jjour la perdre : mais, qtjaud j'ai
découvert mes principes, tout ce que je cherchois
est venu à moi ; et, dans le cours de vingt années ,
j 'ai vu mon ouvrage commencer, croître, s'avancer,
et finir.
Si cet ouvrage a du succès , je le devrai beaucoup
à la majesté de mon sujet : cependant je ne crois jias
avoir totalement manqué de génie. Quand j'ai vu ce
que tant de grands hommes , en France , en Angle-
terre, et en Allemagne, ont écrit avant moi , j'ai été
dans l'admiration ; mais je n'ai point perdu le cou-
rage : a Et moi aussi je suis peintre (3) », ai-je dit
avec le Correge.
(i) Ludibria ventis. — (9,) Bispatriœ cecideremanus...
— (3) Ed io anche son pittore.
)E L'ESPRIT
DES LOIS.
LIVRE PREMIER.
DF. s LOIS EN GÉNÉRAL.
CHAPITRE PREMIER.
Des lois, dans le rapport qu'elles ont avec les
divers êtres.
l_jES lois, dans la signification la plus éten-
due, sont les rapports nécessaires qui déri-
vent delà nature des choses: et dans ce sens
tous les êtres ont leurs lois ; la Divinité (i) a
ses lois ; le monde matériel a ses lois ; les in-
telligences supérieures à l'homme ont leurs
lois; les bêtes ont leurs lois; l'homme a ses
lois.
Ceux qui ont dit « qu'une fatalité aveugle 9
« produit tous les effets que nous voyons dans
« le monde », ont dit une gravide absurdité 1
(i) La loi, dit Plutarque, est la reine do tous
mortels et immortels. Au traité, Qo'ii. est heqdw
qu'un PEINrE SOIT SAVANT.
(y.) BE Ll. SPRIT DES LOIS.
car quelle plus grande absurdité qu'une fata-
lité aveugle qui auroit produit des êtres intel-
ligents?
Il y a donc une raison primitive; et les lois
sont les rajiports qui se trouvent entre elle et
les différents êtres, et les rapports de ces di-
vers êtres entre eux.
Dieu a du rapport avec l'univers comme
créateur et comme conservateur; les lois selon
lesquelles il a cri'é sont celles selon lesquelles
il conserve. Il agit selon ces règles , parcequ'il
les connoit; il les connoît, parcecpj'il les a
faites ; il les a faites , parcequ'elles ont du rap-
port avec sa sagesse et sa puissance.
Comme nous voyons que le monde, formé
par le mouvement de la matier:; et privé d'in-
telligence, subsiste toujours, il faut que ses
mouvements aient des lois invariables; et si
l'on pouvoit imaginer un autre monde que
celui-ci , il auroit des ret^les constantes , ou il
seroit détruit.
Ainsi la création , qui paroit être un acte
arbitraire, siqipose des reg'es aussi invaria-
bles que la fatalité des athées. Il seroit absurde
de dire que le créateur, sans ces règles, pour-
roit gouverner le monde, puisque le monde
ne sidasisteroit pas sans elles.
Ces règles sont un rapport constamment
établi Entre un corps mu et un autre corps
mu, c'est suivant les rapports de la masse et
de la Vitesse que tous les mouvements sont
reçus , augmentés , diminués , perdus ; chaque
LIVRE I, CHAP. I. 67
diversité est iiniformùé , chaque changement
est cofistance.
Les êtres particuliers intelhgents peuvent
avoir des lois qu'ils ont faites : mais ils en ont
aussi qu'ils n'ont pas faites. Avant qu'il y eût
des êtres intelligents, ils étoient possibles; ils
avoiënt donc des rapports possibles, et par
conséquent des lois possibles. Avant qu'il y
eût des lois faites, ilyavoit des rapports de
justice possibles. Dire qu'il n'y a rien de juste
ni d'injuste que ce qu'ordonnent ou défendent
les lois positives, c'est dire qu'avant qu'on eût
tracé de cercle tous les rayons n'étoient pas
égaux.
Il faut donc avouer des rapports d'équité
antérieurs à la loi positive qui les établit : com-
me, par exemple, que, supposé qu'il y eût des
sociétés d'hommes, il seroit juste de se con-
former à leurs lois ; que, s'il y avoit des êtres
intelligents qui eussent reçu quelque bienfait
d'un autre être, ils devroient en avoir de la
reconnoissance ; que , si un être intelligent
avoit créé un être intelligent, le créé devroit
rester dans la dépendance qu'il a eue dès son
origine; qu'un être intelligent qui a fait du
mal à un être intelligent mérite de recevoir le
même mal; et ainsi du reste.
Mais il s'en faut bien cjne le monde intelli-
gent soit aussi bien gouverné que le monde
physique; car, quoique celui-là ait aussi dos
lois qui, par leur nature, sont invariables, il
ne les suit pas constamment comme le monde
69 DE l'esprit DES LOIS.
physique suit les siennes. La raison en est que
les êtres particuliers intelligents sont bornés
I)ar leur nature , et par conséquent sujets à
l'erreur; et, d'un autre côté, il est de leur
nature qu'ils agissent par eux-mêmes. Ils ne
suivent donc pas constamment leurs lois pri-
mitives ; et celles même qu'ils se donnent, ils
ne les suivent pas toujours.
On ne sait si les bêtes sont gouvernées par
les lois générales du mouvement , ou par une
motion particulière. Quoi qu'il en soit, elles
n'ont point avec Dieu de rapj)ort plus intime
que le reste du monde matériel ; et le sentiment
ne leur sert que dans le rapport qu'elles ont
entre elles , ou avec d'autres êtres particuliers ,
ou avec elles-mêmes.
Par l'atti'ait du plaisir ■elles conservent leur
être particulier, et par le même attrait elles con-
servent leur espèce. Elles ont des lois naturel-
les, parcequ'elles sont unies par le sentiment;
elles n'ont point de lois positives , parcequ'elles
ne sont point unies par la connoissance. Elles
ne suivent pourtant pas invariablement leurs
lois naturelles; les plantes, en qui nous ne re-
marquons ni connoissance ni sentiment, les
suivent mieux.
Les bêtes n"ont point les suprêmes avanta-
ges fjue nous avons ; elles en ont que nous n'a-
vons pas. Elles n'ont point nos espérances ,
mais elles n'ont pas nos craintes; elles subis-
sent comme nous la mort, mais c'est sans la
connoitrc : lu plnpart même se conservent
tiVRE I, eu AP. T. 69
mieux que nous, et ne foTit jias nu aussi mau-
vais usage de leurs passions.
L'homme, connue être])hysique, est, ainsi
que les autres corps , goTiverné jiar des lois
invariables ; comme être intelligent , il viole
sans cesse les lois que Dieu a établies , et change
celles qu'il établit lui-même. II faut qu'il se
conduise; et cependant il est un être borné ; il
est sujet à l'ignorance et à l'erreur, comme
toutes les intelligences finies ; les foibles con-
noissances ([u'il a , il les perd encore. Comme
créature sensible, il devient sujet à mille pas-
sions. Un tel être pouvoit à tous les instants
oublier son créateur; Dieu l'a rappelé à lui par
les lois de la religion : un tel être pouvoit à
tous les instants s'oublier lui-même; les phi-
losophes l'ont averti par les lois de la morale:
iait pour vivre dans la société , il y pouvoil
oublier les autres; les législateurs l'ont rendu
à ses devoirs par les lois politiques et civiles.
CHAPITRE IL
Des lois (le la nature.
AvA N T toutes ces lois sont celles de la na-
ture, ainsi nommées })arcequ'elles dérivent
uniquement de la constitution de notre être.
Pour les connoitre bien il faut considérer un
homme avant l'établissement des sociétés. Les
lois de la nature seront celles qu'il recevroit
dans un état pareil.
Celte loi qui , en imprimant dans nous-mé-
70 DE I, KSI'RIT DES LOIS.
mes riuûe d'un créateur, nous porte vers lui ,
est la première des lois naturelles par son
importance , et non pas dans l'ordre de ces
lois. L'homme, dans l'état de nature, auroit
plutôt la faculté de connoître, qu'il n'auroit
des connoissances. Il est clair que ses premières
idées ne scroient point des idées spéculatives ;
il songeroit à la conservation de son être avant
de chercher l'origine de son être. Un homme
pareil ne sentiroit d'abord qne sa foiblesse; sa
timidité seroi t extrême ; et , si Ton avoit là-des-
sus besoin de l'expérience, l'on a trouvé dans
les forêts des hommes sauvages (i): tout les
fait trembler, tout les fait fuir.
Dans cet état, chacun se sent inférieur; à
peine chacun se sent-il égal. On ne chercheroit
donc point à s'attaquer, et la paix seroit la
première loi naturelle.
Le désir que Hobbes donne d'abord aux
hommes de se subjuguer les uns les autres
n'est pas raisonnable. L'idée de l'empire et de
la domination est si comi>osée, et dépend de
tant d'autres idées, que ce ne seroit pas celle
qu'il auroit d'abord.
Hobbes demande pourquoi . si les hommes
ne sont jias naturellement en état de guerre,
ils vont toujours armés; et ])ourquoi ils ont
des cli'fs pour fermer leurs maisons. Mais on
( i) Témoia le sauvage qui fat trouvé dans les fo-
rêts de Hanover, et que l'on vit en Angleterre son»
If; rogne de Grorge I.
LIVRKI, C:UAP. II. 71
ne sent pas que l'on attribue aux hommes avant
l'établissement des sociétés ce qui ne peut leur
arriver qu'après cet établissement , qui leur
fait trouver des motifs pour s'attaquer et pour
se défendre.
Au s.entiment de sa foiblesse l'homme join-
droit le sentiment de ses besoins : ainsi une
autre loi naturelle seroit celle qui lui inspire-
roit de chercher à se nourrir.
J'ai dit que la crainte porteroit les hommes
à se fuir; mais les marques d'une crainte réci-
proque les engageroient bientôt à s'approcher.
D'ailleui's , ils y seroient portés par le plaisir
qu'un animal sent à l'approche d'un animal
de son espèce. De plus , ce charme que les deux
sexes s'inspirent par leur différence augmen-
teroit ce plaisir; et la prière naturelle qu'ils
se font toujours l'un à l'autre seroit une troi-
sième loi.
Outre le sentiment que les hommes ont d'a-
bord, ils parviennent encore à avoir des con-
noissances ; ainsi ils ont un second lien que
les autres animaux n'ont pas. Ils ont donc un
nouveau motif de s'unir; et le désir de vivre
en société est une quatrième loi naturelle.
CHAPITRE III.
Des lois positives.
OiTÔT que les hommes sont en société ils
perdent le sentiment de leur foiblesse; l'égalité
7» np- L ESPRIT DES 1,01s.
qui <5loil entre eux cesse, et l'clat t'e guerre
commence.
Chaque société particulière vient à sentir sa
force ; ce qui produit un état de guerre de na-
tion à nation. Les particuliers, dans chaque
société, commencent à sentir leur force; ils
cherchent à tourner en leur faveur les princi-
. paux avantages de cette société; ce qui fait
entre eux un état de gueire.
Ces deux sortes d'état de guerre font établir
les lois ])armi les hommes. Considérés comme
habitants d'une si grande ])lanete qu'il est né-
cessaire qu'il y ait différents peuples, ils ont
des lois dans le rapport que ces ])euples ont
entre eux; et c'est le droit des gens. Consi-
dérés comme vivant dans une société qui doit
être maintenue, ils ont des lois dans le rap-
port qu'ont ceux qui gouvernent avec ceux
qui sont gouvernés ; et c'est le droit politi-
que. Ils en ont encore dans le rapport que
tous les citoyens ont entre eux ; et c'est le droit
CIVIL.
Le droit des gens est naturellement fondé
sur ce principe, que les diverses nations doi-
vent se faire , dans la paix , le plus de bien , et ,
dans la guerre , le moins de mal , qu'il est pos-
sible, sans nuire à leurs véritables intérêts.
♦' L'objet delà guerre, c'est la victoire; celui
de la victoire , la conquête ; celui de la con-
quête, la conservation. De ce principe et du
précédent doivent dériver toutes les lois qui
forment le droit des g^ens.
LI V UK I , Cli A i. m. 7 )
Toutes les nations ont un droit ucs gens ;
et les Iroquois mêmes, qui mangent ieuis pri-
sonniers, en ont, un. Ils envoient et reçoivent
des ambassades; ils connoissent des droits de
la guerre et de la paix : le mal est que ee droit
des gens n'est pas fondé sur les vrais prin-
eipes.
Outre le droit des gens, qui regarde toutes
les sociétés , il y a un droit politique pour clia-
cune. Une société ne sauroit subsister sans un
gouvernement. « La réunion de toutes les for-
<< ces particulières, dit très bien Gravina ,
« forme ce qu'on appelle I'état politique. »
La force générale peut être placée entre les
mains d'un seul , ou entre les mains de plu-
sieurs. Quelques uns ont pensé que , la nature
ayant établi le pouvoir paternel , le gouverne-
ment d'un seul étoit le plus conforme à la
nature. Mais l'exemple du pouvoir paternel ne
prouve rien : car si le pouvoir du père a du
rapport au gouvernement d'un seul, après la
mort du père , le pouvoir des frères , ou , après
la mort des frères , celui des cousins-germains,
ont du rapport au gouvernement de plusieurs.
La puissance politique comprend nécessaire-
ment l'union de plusieurs familles.
Il vaut mieux dire que le gouvernement ie
]>lus conforme à la nature est celui dont la
disposition particulière se rapporte mieux à
la disposition du peuple pour lequel il est
établi.
ESPR. DES T.OIS. I. 5
74 m^ l'esprit des lois.
Les forces particulières ne peuvent se réunir
sans que toutes les volontés se réunissent,
o La réunion de ces volontés, dit encore très
«bien Gravina, est ce qu'on appelle I'état
« CIVIL. »
La loi , en général , est la raison humaine ,
en tant qu'elle gouverne tous les peuples de
la terre; et les lois politiques et civiles de cha-
que nation ne doivent être que les cas parti-
culiers où s'applique cette raison humaine.
Elles doivent être tellement propres au
peuple pour lequel elles sont faites , que c'est
un grand hasard si celles d'une nation peuvent
convenir à une autre.
Il faut qu'elles se rapportent à la nature et
au principe du gouvernement qui est élabli ,
ou qu'on veut établir; soit qu'elles le forment,
comme font les lois politiques ; soit qu'elles le
maintiennent , comme font les lois civiles.
Elles doivent être relatives au physique du
pays; au climat glacé, brûlant, ou tempéré;
à la qualité du terrain, à sa situation, à sa
grandeur ; au genre de vie des peuples , la-
boureurs , chasseurs , ou pasteurs : elles doi-
vent se rapporter au degré de liberté que la
constitution peut souffrir, à la religion des ha-
bitants , à leurs inclinations , à leurs richesses,
à leur nombre, à leur commerce, à leurs
moeurs, à leurs manières. Enfin elles ont des
rapports entre elles ; elles en ont avec leur ori-
gine , avec l'objet du législateur, avec l'ordre
des choses sur lesquelles elles sont établies.
LIVRE I, CHAP. III, 75
C'est dans toutes ces vues qu'il faut les consi-
dérer.
C'est ce que j'entreprends de faire dans cet
ouvrage. J'examinerai tous ces rapports : ils
forment tous ensemble ce que l'on appelle
I'espriï des lois.
Je n'ai point séparé les lois politiques des
civiles : car, comme je ne traite point des lois ,
mais de l'esprit des lois, et que cet esprit con-
siste dans les divers rapports que les lois peu-
vent avoir avec diverses clioses , j'ai dû moins
suivre l'ordre naturel des lois que celui de ces
rapports et de ces choses.
J'examinerai d'abord les rapports que les
lois ont avec la nature et avec le principe de
chaque gouvernement : et comme ce principe
a sur les lois une suprême influence, je m'at-
tacherai à le bien connoître; et si je puis une
fois l'établir, on en verra couler les lois comme
de leur source. Je passerai ensuite aux autres
rapports, qui semblent être plus particuliers.
ro UE L ESPRIT DES LOIS.
LIVRE II.
DBS LOIS QUI DERIVENT DIRECTEMENT DE LA KATURE
DU GOUVEKNEMENT.
CHAPITRE PREMIER.
De la nature des trois divers gouvernements.
il- y a trois espèces de gouvernements : le
RÉPUBLICAIN, le MONARCHIQUE, et le DESPO-
TIQUE. Pour en découvrir la nature il suffit
de l'idée qu'en ont les hommes les moins in-
struits. Je suppose trois définitions, ou plutôt
trois faits : l'un, que « le gouvernement répu-
« blicain est celui où le peuple en corps, ou
« seulement une partie du peuple , a la souve-
- 'aine puissance: le monarchique, celui où
* rn seul gouverne, mais par des lois fixes et
« établies : au lieu que, dans le despotique, un
« seul , sans loi et sans règle , entraine tout par
« sa volonté et par ses caprices. »
Voilà ce que j'appelle la nature de chaque
gouvernement. Il faut voir c{ue]les sont les
lois qui suivent directement de cette nature ,
et qui par conséquent sont les premières lois
fondamentales.
LIVRE II, eu A p. II. 77
CHAPITRE II.
Du gouverueiuent répuLlicaiu , et de^ lois relatives
à la démocratie.
J_jORSQUE dans la république le peuple en
corps a la souveraine puissance, c'est une dé-
mocratie. Lorsque la souveraine puissance
est entre les mains d'une partie du peuple,
cela s'appelle une aristocratie.
Le peuple, dans la démocratie, est, à cer-
tains égards, le monarque j à certains autres,
il est le sujet.
Il ne peut être monarque que par ses suf-
frages, f[ui sont ses volontés. La volonté du
souverain est le souverain lui-même. I/CS lois
qui établissent le droit de suffrage sont donc
fondamentales dans ce gouvernement. En ef-
fet, il est aussi important d'y régler comment,
par qui, à qui, sur quoi, les suffrages doivent
être donnés, qu'il l'est dans une monarchie de
savoir quel est le monarqtie, et de quelle ma-
nière il doit gouverner.
Libanius ( i ) dit qu'à « Athènes un étranger
« qui se mêloit dans l'assemblée du peuple étoit
« puni de mort. » C'est qu'un tel homme usur-
poit le droit de souveraineté.
Il est essentiel de fixer le nombre des ci-
toyens qui doivent former les assemblées; sans
cela, on pourroit ignorer si le peuple a parlé,
(0 DéclamafionsXVir et XVIII,
78 DE l'esprit Dr. s lois.
ou seulement une partie du peuple. A Lacédé-
mone, il falloit dix mille citoyens. A Rome,
née dans la petitesse pour aller à la grandeur;
à Rome, faite pour éprouver toutes les vicis-
situdes de la fortune; à Rome, qui avoit tan-
tôt presque tous ses citoyens hors de ses mu-
railles, tantôt toute l'Italie et une partie de la
terre dans ses murailles , on n'avoit point fixé
ce nombre (i); et ce fut une des grandes cau-
ses de sa ruine.
Le peuple qui a la souveraine puissance doit
faire par lui-même tout ce qu'il peut bien faire ;
et ce qu'il ne peut pas bien faire, il faut qu'il
le fasse par ses ministres.
Ses ministres ne sont point à lui, s'il ne les
nomme : c'est donc une maxime fondamentale
de ce gouvernement , que le peuple nomme ses
ministres, c'est-à-dire ses magistrats.
Il a besoin , comme les monarques , et même
plus qu'eux, d'être conduit par un conseil ou
sénat. Mais, pour qu'il y ait confiance, il faut
qu'il en élise les membres ; soit qu'il les choi-
sisse lui-même, comme à Athènes, ou par quel-
que magistrat qu'il a établi pour les élire , com-
me cela se pratiquoit à Rome dans quelques
occasions.
Le peuple est admirable pour choisir ceux
à qui il doit confier quelque partie de son au-
torité. Il n'a à se déterminer que par des choses
(i) Voyez les Considérations sur les canses de la
grandeur des Romains et de leur décadence, cb. IX.
tlVRE IT, CHAP. IT. 7g
qu'il ne peut ignorer, et des faits qui lombeut
sous les sens. Il sait très bien qu'un liomnie a
été souvent à la guerre, qu'il y a eu tels ou tels
succès ; il est donc très capable d'élire un gé-
néral. Il sait qu'un juge est assidu , que beau-
coup-de gens se letirent de son tribunal con-
tents de lui, qu'on ne l'a pas convaincu de cor-
ruption; en voilà assez pour qu'il élise un pré-
teur. Il a été frappé de la magnificence ou des
ricliesses d'un citoyen ; cela suffît pour qu'il
puisse choisir un édile. Toxites ces choses sont
des faits dont il s'instruit niieux dans la place
jiublique, qu'un monarque dans son palais.
Mais saura-t-il conduire une affaire, connoître
les lieux, les occasions, les moments, en pro-
fiter? Non; il ne le saura pas.
Si l'on pouvoit douter de la capacité natu-
relle qu'a le peuple pour discerner le mérite,
il n'y auroit qu'à jeter les yeux sur cette suite
continuelle de choix étonnants que firent les
Athéniens et les Romains ; ce qu'on n'attri-
buera pas sans doute au hasard.
On sait qu'à Rome, quoique le peuple se
fût donné le droit d'élever aux charges les plé-
béiens, il ne pouvoit se résoudre à les élire; et
quoiqu'à Athènes on put , par la loi d'Aris-
tide, tirer les magistrats de toutes les classes,
il n'arriva jamais, dit Xénophon (i), que le
bas peuple demandât celles qui pouvoient in-
téresser son salut ou sa gloire.
(1) Pag. 691 et692,édit. de WeclieliuSjdel'auiSg*).
UO KELESPKIT DES LOIS.
Comme la plupart des citoj eus qui ont assez
de suffisance pour élire n'en ont pas assez pour
être élus; de même le peuple, qui a assez de
capacité j)our se faire l'endre compte de la ges-
tion des autres, n'est pas pro2)re à gérer par
lui-même.
Il faut que les affaires aillent , et qu'elles
aient un certain mouvement qui ne soit ni trop
lent ni trop vite. Mais le peuj^le a toujours trop
d'action, ou trop peu. Quelquefois avec cent
mille bras il renverse tout ; quelquefois avec
cent mille pieds il ne va que comme les insectes.
Dans l'état populaire , on divise le peuple en
de certaines classes. C'est dans la manière de
faire cette division que les grands législateurs
se sont signalés; et c'est de là qu'ont toujours
dépendu la durée de la démocratie et sa pro-
spérité.
Servius Tullius suivit, dans la composition
de ses classes , l'esprit de l'aristocratie. Nous
voyons dans Tite-Live (i ) et dans Denys d'Ha-
licarnasse (2) comment il mit le droit de suf-
frage entre les mains des principaux citoyens.
Il a voi t divisé le peuple de Home en cent quatre-
vingt-treize centuries, qui formolent six clas-
ses. Et, mettant les riches, mais en plus petit
nombre , dans les premières centuries ; les
moins riches , mais en plus grand nombre ,
dans les suivantes; il jeta toute la foule des in-
digents dans la dernière; et chaque centurie
(1) Liv. I. — (2) Liv. IV, art. i5 et sniv.
LIVRE II, CH A p. II, OI
n'ayant qu'une voix (i), c'étoient les moyens
et les richesses qui dounoient le suffrage, plu-
tôt que les ])ersonnes.
Solon divisa le peuple d'Athènes en quatre
classes. Conduit par l'esprit de la démocratie,
il ne les fit pas pour fixer ceux qui dévoient
élire, mais ceux qui pouvoient être élus; et
laissant à chaque citoyen le droit d'élection , il
voulut (2) que, dans chacune de ces quatre clas-
ses, on pût élire des juges; mais que ce ne fût
({ue dans les trois premières , où étoient les ci-
toyens aisés , qu'on pût prendre les magistrats.
Comme la division de ceux qui ont droit de
suffrage est, dans la république, une loi fon-
damentale; la manière de le donner est une
autre loi fondamentale.
Le suffrage par le sort est de la nature de la
démocratie; le suffrage par choix est de celle
de l'aristocratie.
Le sort est une façon d'élire qui n'afflige per-
sonne; il laisse à chaque citoyen une espérance
raisonnable de servir sa patrie.
Mais, comme il est défectueux par lui-même,
c'est à le régler et à le corriger que les grands
législateurs se sont surpassés.
(i) Voyez dans les Considérations sur les causes
de la grandeur des Romains et de leur décadence ,
chap. IX , comment cet esprit de Servius Tullius se
conserva dans la république. — (2) Denys d'Halic. ,
éloge d'Isocrate, pag. 97, t. II, édit. de Wechelius.
roliux, liv. VIII, c. X, art. i3o.
Si DE l'esprit DES LOIS.
Solon établit à Athènes que l'on nommeroit
par choix à tous les emplois militaires, et que
les sénateurs elles juges seroient élus par le sort.
Il voulut que l'on donnât par choix les ma-
gistratures civiles qui exigeoient une grande
dépense, et que les autres fussent données par
le sort.
Mais, pour corriger le sort, il régla qu'on
ne pourroit élire que dans le nombre de ceux
qui se présenteroient; que celui qui auroit été
élu seroit examiné par des juges (i), et que
chacun pourroit l'accuser d'en être indigne (2) :
cela tenoit en même temps du sort et du choix.
Quand on avoit fini le temps de sa magistra-
ture , il falloit essuyer un autre jugement sur la
manière dont on s'étoit comporté. Les gens sans
capacité dévoient avoir bien de la répugnance
à donner leur nom pour être tirés au sort.
La loi qui fixe la manière de donner les bil-
lets de sut Irage est encore une loi fondamen-
tale dans la démocratie. C'est une grande ques-
tion, si les suffrages doivent être publics ou
secrets. Cicéron (3) écrit que les lois (4) qui les
(i) Voyez l'oraisoa de Démor.tLene , De j'aîsa
légat, et l'oraison contre Timarqne. — (2) On tiroit
même ponr chaque place deux billets ; l'un qui don-"
noit la place ; l'autre qui nommoit celui qui devoit
succéder , en cas que le premier fût rejeté. — (3) Liv.
I et III des lois. — (4) Elles s'appeloient lois tabu-
I.ATRES. On donnoit à chaque citoyen deux tables;
la première marquée d'un A, pour dire anliquo, et
l'autre d'un U et d'une R , uti rogas.
LI V K E 1 I , i: Il A 1'. 1 I. 83
rendirent secrets dans les derniers lenips de
la république romaine furent une des grandes
causes de sa cliute. Comme ceci se pratique di-
versement dans différentes républiques, voi-
ci, je crois , ce qu'il en faut penser.
Sans doute que , lorsque le peuple donne ses
suffrages, ils doivent être publics(i); et ceci
doit être regardé comme une loi fondamentale
de la démocratie. Il faut que le petit peuple soit
éclairé par les principaux, et contenu par la
gravité de certains personnages. Ainsi, dans
la république romaine, en rendant les suffra-
ges secrets, on détruisit tout; il ne fut ])lus
possible d'éclairer une populace qui se perdoit.
Mais, lorsque dans une aristociatie le corps
des nobles donne les suffrages (a), ou dans une
démocratie le sénat (3"!; comme il n'est là ques-
tion que de prévenir les brigues , les suffrages
ne sauroient être trop secrets.
La brigue est dangereuse dans un sénat;
elle est dangereuse dans un corps de nobles :
elle ne l'est pas dans le peuple, dont la nature
est d'agir par passion. Dans les états où il n'a
point de part au gouvernement , il s'échauffera
pour un acteur comme il auroit fait pour les af-
faires. Le malheur d'une république , c'est lors-,
( i) A Atlieues, ou levoit les mains. — (2) Comme
à Venise. — (3) Les trente tyrans clAthenes voulu-
rent que les suffrages des aréoijagites fussent publics,
])our les diriger à leur fantaisie. Lysi.is, orat. contr.i
Agorat. cap. VIII.
S/, DE l'esprit des LOIS.
qu'il n'y a plus de bi'igues ; et cela arrive lors-
qu'on a corrompu le peuple à prix d'argent : il
devient de sang froid, il s'affectionne à l'ar-
gent, mais il ne s'affectionne plus aux affaires :
sans souci du gouvernement et de ce qu'on v
propose, il attend tranquillement son salaire.
C'est encore une loi fondamentale de la dé-
mocratie c[ue le peuple seul fasse des lois. Il y a
pourtant mille occasions où il est nécessaire
que le sénat puisse statuer ; il est même sou-
vent à propos d'essayer une loi avant de l'é-
tablir. La constitution de Rome et celle d'A-
thènes étoient très sages. Les arrêts du sénat ( i )
avoient force de loi pendant un an ; ils ne
devenoient perpétuels que par la volonté du
peuple.
CHAPITRE II L
Des lois relatives à la nature de l'aristocratie.
xJ ANS l'aristocratie , la souveraine puissance
est entre les mains d'un certain nombre de per-
sonnes. Ce sont elles qui font les lois , et qui
2es font exécuter ; et le reste du peuple n'est ,
tout au plus , à leur égard , que comme , dans
Tine monarchie , les sujets sont à l'égard du
monarque.
On n'y doit point donner le suffrage par
sort; on n'en auroit que les inconvénients. En
effet , dans un gouvernement qui a déjà établi
(i) "Voye?; Denvs d'Halicarnassc, liv. IV et IX.
LIVRE II, CH \ p. 1 I I. OJ
les distinctions les plus affligeantes , quand on
seroit choisi par le soi-t , on n'en seroit pas
moins odieux : c'est le noble qu'on envie , et
non pas le magistrat.
Lorsque les nobles sont en grand nombre ,
il faut un sénat qui règle les affaires que le
corps des nobles ne sauroit décider , et qui
prépare celles dont il décide. Dans ce cas, on
peut dire que l'aristocratie est en quelque sorte
dans le sénat , la démocratie dans le corps des
nobles, et que le peuple n'est rien.
Ce sera une chose très heureuse dans l'aris-
tocratie , si , par quelque voie indirecte , on
fait sortir le peuple de son anéantissement :
ainsi à Gênes la banque de S.-George, cjui est
administrée en grande partie par les princi-
paux du peuple (i), donne à celui-ci une cer-
taine influence dans le gouvernement, qui en
fait toute la prospérité.
Les sénateurs ne doivent point avoir le droit
de remr)lacer ceux qui manquent dans le sé-
nat ; rien ne seroit plus capable de perpétuer
les abus. A Rome , qui fut dans les premiers
temps une espèce d'aristocrati-e , le sénat ne se
suppléoit pas lui-même ; les sénateurs nou-
veaux étoient nommés (2) par les censeurs.
Une autorité exorbitante , donnée tout à
coup à un citoyen dans une république , forme
une monarchie , ou plus qu'une monarchie.
(i) Voyez M. Addisson, Voyages d'Italie, p. 16.
— (2) Us le furent d'abord par les consuls.
86 DE l'esprit des i,ois.
Dans celle-ci, les lois ont pourvu à lu cunsli-
tulion, ou s'y sont accommodées ; le principe
du gouvernement airête le monarque : mais,
dans une république oîi un citoyen se fait don-
ner ( I ) un pouvoir exorbitant, l'abus de ce
pouvoir est plus grand , parceque les lois , qui
ne l'ont point prévu , n'ont rien fait pour, l'ar-
rêter.
L'exception à cette règle est lorsque la con-
stitution de l'état est telle qu'il a besoin d'une
magistrature cpai ait un pouvoir exorbitant.
Telle étoit Rome avec ses dictateurs ; telle est
Venise avec ses inquisiteurs d'état : ce sont des
magistratures terribles, qui ramènent violem-
ment l'état à la liberté. Mais d'où vient c|ue ces
magistratures se trouvent si différentes dans
ces deux républiques? C'est que Rome dêfen-
doit les restes de son aristocratie contre le
peuple , au lieu que Venise se sert de ses in-
quisiteurs d'état pour maintenir son aristo-
cratie contre les nobles. De là il suivoit qu'à
Rome la dictature ne devoit durer que peu de
temps, parceque le peuple agit par sa fougue,
et non pas par ses desseins. Il falloit que cette
magistrature s'exerçât avec éclat , parceq^a'il
s'agissoit d'intimider le peuple , et non pas de
le punir ; que le dictateur ne fût créé que pour
une seule affaire , et n'eût une autorité sans
(i) C'est ce qui renversa la république romaine.
Voyez les Considérations sur les causes de la gran-
lenr des Roniains et de leur décadence.
LIVRE II, CHAP. III. 87
bornes qu'à raison de cette affaire , parceqii'il
étoit toujours créé pour un cas imprévu. A
Venise , au contraire, il faut une magistrature
permanente : c'est là que les desseins peuvent
être commencés , suivis , suspendus , repris ;
que Tambition d'un seul devient celle d'une
famille , et l'ambition d'une famille celle de
plusieurs. On a besoin d'une magistrature ca-
chée, parceque les crimes qu'elle punit, tou-
jours profonds , se forment dans le secret et
dans le silence. Cette magistrature doit avoir
une inquisition générale , parcequ'elle n'a pas
à arrêter les maux que l'on connoit , mais à
prévenir même ceux qu'on ne connoît pas.
Enfin cette dernière est établie pour venger les
crimes qu'elle soupçonne ; et la première em-
ployoit plus les menaces que les punitions
pour les crimes même avoués par leurs au-
teurs.
Dans toute magistrature il faut compenser
la grandeur de la puissance par la brièveté de
sa durée. Un an est le temps que la plupart des
législateurs ont fixé ; un temps plus long se-
roit dangereux ; un plus court seroit contre
la nature de la chose. Qui est-ce qui voudroit
gouverner ainsi ses affaires domestiques ? A
Raguse(i)lecliefdela république change tous
les mois ; les autres officiers , toutes les semai-
nes; le gouverneur du château, tous les jours.
Ceci ne peut avoir lieu que dans une petite ré-
(i) Yoyages (le Tourucforl.
88 t)E l'espp.it des lois.
publique (i) environnée de puissances iormî-
(lables qui corromproient aisément de petits
magistrats.
La meilleure aristocratie est celle où la par-
tie du peuple qui n'a point de part à la puis-
sance est si petite et si pauvre , que la partie
dominante n'a aucun intérêt à l'opprimer.
Ainsi, quand Antipater ( 2 ) établit à Athènes
que ceux qui n'auroient pas deux mille drach-
mes seroient exclus du droit de suffrage , il
forma la meilleure aristocratie qui fiit possi-
ble ; parceque ce cens étoit si petit qu'il n'ex-
cluoit que peu de gens , et personne qui eût
quelque considération dans la cité.
Les familles aristocratiques doivent donc
être peuple autant qu'il est possible. Plus une
aristocratie approchera de la démocratie , plus
elle sera î)arfaite ; et elle le deviendra moins à
mesure qu'elle approchera de la monarchie.
La plus imparfaite de toutes est celle où la
partie du peuple qui obéit est dans l'esclavage
civil de celle qui commande , comme l'aristo-
cratie de Pologne , où les paysans sont esclaves
de la noblesse.
(i) A Lucqnes, les magistrats ne sont établis que
pour deux mois. — (2) Diodore, liv. XVIII, p. 601,
édit. de Pvhodoman.
LIVRE II, CHAP. IV. Sg
CHAPITRE IV;
Des lois , dans leur rapport avec la nature du
gouvernement monarcliique.
1-j E S pouvoirs intermédiaires, subordonnés
et dépendants, constituent la nature du gou-
vernement monarchique, c'est-à-dire de celui
où un seul gouverne par des lois fondamen-
tales. J'ai dit les pouvoirs intermédiaires , su-
bordonnés et dépendants : en effet , dans la
monarchie , le prince est la source de tout pou-
voir politique et civil. Ces lois fondamentales
supposent nécessairement des canaux moyens
par où coule la puissance : car , s'il n'y a dans
l'état que la volonté momentanéeetcapricieuse
d'un seul , rien ne peut être fixe ; et par consé-
quent aucune loi fondamentale.
Le pouvoir intermédiaire subordonné le
plus naturel est celui de la noblesse. Elle entre
en quelque façon dans l'essence de la monar-
chie , dont la maxime fondamentale est ,« jjoint
«de monarque, point de noblesse; point de
(( noblesse , point de monarque ». Mais on a
un despote.
Il y a des gens qui avoient imaginé , dans
quelques états en Europe, d'abolir toutes les
justices des seigneurs. Ils ne voyoientpas qu'ils
vouloient faire ce que le parlement d'Angle-
terre a fait. Abolissez dans une monarchie les
prérogatives des seigneurs , du clergé , de la
noblesse et des villes , vous aurez bientôt un
état populaire , ou bien un état despotique.
yo BE L ESPRIT DES LOIS.
Les tribunaux d'un grand état en Europe
frappent sans cesse , depuis plusieurs siècles ,
sur la juridiction patrimoniale des seigneurs
et sur l'ecclésiastique. Nous ne voulons pas
censurer des magistrats si sages ; mais nous
laissons à décider jusqu'à quel point la consti-
tution en peut être changée.
Je ne suis point entêté des privilèges des
ecclésiastiques ; mais je voudrois qu'on fixât
bien une fois leur juridiction. Il n'est point
question de savoir si on a eu raison de l'établir,
mais si elle est établie ; si elle fait une partie
des lois du pays, et si elle y est par-tout rela-
tive ; si , entre deux pouvoirs que l'on recon-
noît indépendants , les conditions ne doivenf
pas être réciproques; et s'il n'est pas égal à un
bon sujet de défendre la justice du prince, ou
les limites qu'elle s'est de tout temps prescrites.
Autant que le pouvoir du clei'gé est dange-
reux dans une république, autant est-il con-
venable dans une monarchie, sur-tout dans
celles qui vont au despotisme. Où en seroient
l'Espagne et le Portugal depuis la perte de
leurs lois, sans ce pouvoir qui arrête seul la
puissance arbitraire ? Barrière toujours bonne
lorsqu'il n'y en a point d'autre : car , comme
le despotisme cause à la nature humaine des
maux effroyables , le mal même qui le limite
est un bien.
Comme la mer, qui semble vouloir couvrir
toute la terre, est arrêtée par les herbes et les
moindres graviers qui se trouvent sur le ri-
LIVRE II, CHAP. IV. 91
vage; ainsi les monarques, dont le pouvoir
paroît sans bornes , s'arrêtent par les plus pe-
tits obstacles , et soumettent leur fierté natu-
relle à la plainte et à la prière.
Les Anglais , pour favoriser la liberté ,
ont ôté toutes les puissances intermédiaires
qui formoient leur monarchie. Ils ont bien rai-
son de conserver cette liberté : s'ils venoient à
la perdre , ils seroient un des peuples les plus
esclaves de la terre.
M. Law, par une ignorance égale de la con-
stitution républicaine et de la monarchique,
fut un des plus grands promoteurs du despo-
tisme que l'on eût encore vus en Europe. Ou-
tre les changements qu'il fit , si brusques , si
inusités, si inouis, il vouloit ôter les rangs
intermédiaires et anéantir les corps politiques:
il dissolvoit (i) la monarchie par ses chiméri-
ques remboursements , et seinbloit vouloir
racheter la constitution même.
Il ne suffit pas qu'il y ait dans une monar-
chie des rangs intermédiaires, il faut encore
un dépôt de lois. Ce dépôt ne peut être que
dans les corps politiques , qui annoncent les
lois lorsqu'elles sont faites, et les rappellent
lorsqu'on les oublie. L'ignorance naturelle à
la noblesse , son inattention , son mépris pour
le gouvernement civil , exigent qu'il y ait un
corps qui fasse sans cesse sortir les lois de la
(i) Ferdinand , roi d'Arag-on , se fit grand-maître
des ordres, et cela seul altéra la consiitution.
C)a "DELESPRITDKSLOIS.
poussière où elles seroient ensevelies. Le con-
seil du prince n'est pas un dépôt convenable :
il est , par sa nature , le dépôt de la volonté
momentanée dn prince qui exécute , et non pas
le dé})ôt des lois fondamentales. De plus , le
conseil du monarque change sans cesse ; il
n'est point permanent; il ne sauroit être nom-
breux ; il n'a ])oint à un assez haut degré la
confiance du peuple : il n'est donc pas en état
de l'éclairer dans les temps difficiles , ni de le
ramener à l'obéissance.
Dans les états despotiques , où il n'y a point
de lois fondamentales , il n'y a pas non plus de
dépôt de lois. De là vient que , dans ces pays ,
la religion a ordinairement tant de force : c'est
qu'elle forme une espèce de dépôt et de per-
manence : et , si ce n'est pas la religion , ce sont
les coutumes qu'on y vénère , au lieu des lois.
CHAPITRE V.
Des lois relatives à la nature de l'état despotique.
1 L résulte de la nature du pouvoir despotique
que l'homme seiil qui l'exerce le fasse de mê-
me exercer par un seul. Un homme à qui ses
cinq sens disent sans cesse qu'il est tout, et
que les autres ne sont rien , est naturellement
paresseux, ignorant , voluptueux. Il abandon-
ne donc les affaires. Mais s'il les confioit à plu-
sieurs , il y auroit des disputes entre eux ; on
feroit des brigues pour être le premier escla-
ve ; le prince seroit obligé de rentrer dans l'ad-
LtVRE II, CHAP. V. 9^
mlnlstration. Il est donc plus simple qu'il l'a-
bandonne à un visir (i) qui aura d'abord la
mènie puissance que lui. L'établissement d'un
visir est dans cet état une loi fondamentale.
On dit qu'un jiape , à son élection , pénétré
de son incapacité, fit d'abord des difficultés
infinies. Il accepta enfin, et livra à son neveu
toutes les affaires. Il étoit dans l'admiration ,
et disoit : « Je n'aurois jamais cru que cela eut
« été si aisé. » Il en est de même des princes
d'orient. Lorsque, de cette prison où des eu-
nuques leur ont affoibli le cœur et l'esprit , et
souvent leur ont laissé ignorer leur état mê-
me, on les tire pour les placer sur le trône ,
ils sont d'abord étonnés : mais cjuand ils ont
fait un visir, et que, dans leur serrail , ils se
sont livrés aux passions les plus brutales ; lors-
qu'au milieu d'une cour abattue ils ont suivi
leurs caprices les plus stupides , ils n'auroient
jamais cru que cela eût été si aisé.
Plus l'empire est étendu , plus le serrail s'a-
grandit, et plus, par conséquent, le prince est
enivré de plaisirs. Ainsi, dans ces états , plus
le prince a de jieuplos à gouverner, moins il
pense au gouvernement ; plus les affaires y
sont grandes, et moins on y délibère sur les
affaires.
(i) Les rois d'orient ont toujours des visirs, dit
M. Chardin.
9'» UE l'esprit des lois.
LIVRE III.
HES TRIIfCirES DES TROIS GOUVERNEMENTS.
CHAPITRE PREMIER.
Différence de la natare du gouvernement et de sou
principe.
Après avoir examiné quelles sont les lois
l'elatives à la nature de chaque gouvernement ,
il faut voir celles qui le sont à son principe.
Il y a cette différence (i) entre la nature
du gouvernement et son principe, cjue sa na-
ture est ce qui le fait être tel ; et son principe,
ce qui le fait agir. L'une est sa structure par-
ticulière, et l'autre les passions humaines qui
le font mouvoir.
Or les lois ne doivent pas être moins rela-
tives au principe de chaque gouvernement
qu'à sa nature. Il faut donc chercher quel est
^^ce principe. C'est ce que je vais faire dans ce
livre-ci.
(i) (eïte distinction est très importante, et j'en
tirerai hien des conséquences ; elle est la clef d'une
infinité de lois.
LIVRE III, CHAP. II. ()J
CHAPITRE II.
Du principe des divers gouvernemeuts.
J'ai dit que la nature du gouvernement ré-
publicain est que le peuple en corps , ou de
certaines familles , y aient la souveraine puis-
sance : celle du gouvernement monarcliique ,
que le prince y ait la souveraine puissance, mais
f [u'il l'exerce selon des lois établies : celle du gou-
vernement despotique, qu'un seul y gouverne
selon ses volontés et ses caprices. Une m'en faut
pas davantage pour trouver leurs trois princi-
pes ; ils en dérivent naturellement. Je commen
cerai par le gouvernement républicain , et je
parlerai d'abord du démocratique.
CHAPITRE III.
Du principe de la démocratie.
1 L ne faut pas beaucoup de j)robi té pour qu'un
gouvernement monarchique ou un gouvei'ne-
ment despotique se maintienne ou se soutien-
ne. La force des lois dans l'un , le bi'as du
prince toujours levé dans l'autre , règlent ou
contiennent tout. Mais, dans un état popu-
laire , il faut un ressort de plus , qui est la
VERTU.
Ce que je dis est confirmé par le corps en-
tier de l'histoire , et est très conforme à la na-
ture des choses. Car il est clair que, dans une
monarchie , où celui qui fait exécuter les lois
yS DE l'esprit des lois.
se juge au-dessus des lois, on a besoin de
moins de vertu que dans un gouvernement
populaire, oîi celui qui fait exécuter les lois
sent qu'il y est soumis lui-même, et qu'il en
portera le poids.
Il est clair encore que le monarque qui , par
mauvais conseil ou par négligence, cesse de
faire exécuter les lois, peut aisément réparer le
mal ; il n'a qu'à changer de conseil , ou se cor-
riger de cette négligence même. Mais lorsque ,
dans un gouvernement populaire, les lois ont
cessé d'être exécutées , comme cela ne })eut ve-
nir que de la coi'ruption de la république,
l'état est déjà perdu.
Ce fut un assez beau spectacle , dans le siècle
passé, de voir les efforts impuissants des An-
glais pour établir parmi eux la démocratie.
Comme ceux qui avoient part aux alfaires n'a-
voient point de vertu, que leur ambifion éloit
irritée par le succès de celui cjui avoit le plus
osé (i) , que l'esprit d'une faction n'étoit répri-
mé que par l'esprit d'une autre , le gouverne-
ment tliangeoit sans cesse ; le peiiple étonné
cherchoit la démocratie , et ne la trouvoit nulle
part. Enfin, après bien des mouvements, des
chocs et des secousses , il fallut se reposer dans
le gouvernement même cju'on avoit proscrit.
Quand Svlla voulut rendre à Rome la liber-
té, elle ne put plus la recevoir; elle n'avoit
plus qu'un foible reste de vertu : et comme elle
(') Criinv.i'l.
r. Tvr>r. itt, cn.vr. iir. 97
en cul toujonrs moins, au lieu de se réveiller
après César, Tibère, Caïus, Claude , Néron,
Domitlen, elle fut toujours ])lus esclave; tous
les coups portèrent sur les tyrans , aucun sur
la tyrannie.
Les politiques grecs qui vivoient dans le
gouvernement populaire ne rcconnoissoient
d'autre force qui pût le soutenir que celle de
la vertu. Ceux d'aujourd'hui ne nous parlent
que de manufactures , de commerce , de finan-
ces, de richesses, et de luxe même.
Lorsque cette vertu cesse, l'ambition entre
dans les cœurs qui peuvent la recevoir, et
l'avarice entre dans tous. Les désirs changent
d'objets; ce qu'on aimoit on ne l'aime plus;
onétoit libre avec les lois, on veut être libre
contre elles ; chaque citoyen est comme un es-
clave échappé de la maison de son maitre ; ce
qui étoit maxime , on l'appelle rigueur ; ce qui
étoit règle , on l'appelle gêne ; ce qui étoit at-
tention, on l'appelle crainte. C'est la frugalité
qui est l'avarice, et non pas le désir d'avoir. Au-
trefois le bien des particuliers faisoit le trésor
public ; mais pour lors le trésor public devient
le patrimoine des particuliers. La république
est une dépouille ; et sa force n'est plus que le
pouvoir de quelques citoyens et la licence de
tous.
Athènes eut dans son sein les mêmes forces
pendant qu'elle domina avec tant de gloire , et
pendant qu'elle servit avec tant de honte. Elle
ESPR, DES LOIS. I. 6
98 DE l'esprit des LOIS.
avoit vingt mille citoyens (i) lorsqu'elle défen-
dit les Grecs contre les Perses , qu'elle disputa
l'empire à Lacédémone , et qu'elle attaqua la
Sicile ; elle en avoit vingt mille lorscfue Démé-
trius de Phalere les dénombra (2) comme dans
un marclié l'on compte les esclaves. Quand
Philippe osa dominer dans la Grèce , quand il
parut aux portes d'Athènes (3), elle n'avoit en-
core perdu que le temps. On peut voir dans
Démosthene quelle peine il fallut pour la ré-
veiller : on y craignoit Pliilippe, non pas com-
me l'ennemi de la liberté, mais des plaisirs (4).
Cette ville, qui avoit résisté à tant de défaites,
qu'on avoitvue renaître aprèsses destructions,
fat vaincue à Chéronée, et le fut pour toujours.
Qu'importe que Philippe renvoie tous les pri-
sonniers ? il ne renvoie pas des hommes ; il
étoit toujours aussi aisé de triompher des for-
ces d'Athènes qu'il étoit difficile de triompher
de sa vertu.
Comment Carthage auroit-elle pu se sou-
tenir ? Lorsqu'Annibal , devenu préteur , vou-
lut empêcher les magistrats de piller la répu-
(i) Plutarque, inPericle ; Platon, in Critia. —
(2) Il s'y trouva vingt-un mille citoyens, dix mille
étrangers, quatre cent mille esclaves. Voyez Athé-
aée, liv. VI. — (3) Elle avoit vingt mille citoyens.
Voyez Démosthene, iii arislos^. — (4) Us avoient
fait une loi jjoar punir de mort celui qui propose-
roit de convertir aux usages de la guerre l'argent
destiné pour les théâtres.
LIVRE m, CHAI', m. yg
blique , n'allerent-ils pas l'accuser devant les
Romains ? Malheureux , qui vouloient être ci-
toyens sans qu'il y eût de cité, et tenir les ri-
chesses de la main de leurs destructeurs ! Bien-
tôt Rome leur demanda pour otages trois cents
de leurs principaux citoyens ; elle se fît livrer
les armes et les vaisseaux, et ensuite leur dé-
clara la guerre. Par les choses que fit le déses-
poir dans Cartilage désarmée (i) , on peut ju-
ger de ce qu'elle auroit pu faire avec sa vertu
lorsqu'elle avoit ses forces.
CHAPITREIV.
Du principe de l'aristocratie.
C< o M M E il faut de la vertu dans le gouverne-
ment populaire, il en faut aussi dans l'aristoci-a-
tique. Il est vrai qu'elle n'y est pas si absolu-
ment requise.
Le peuple , qui est à l'égard des nobles ce
que les sujets sont à l'égard du monarqvie , est
contenu par leurs lois : il a donc moins besoin
de vertu que le peuple de la démocratie. Mais
comment les nobles seront-ils contenus ? Ceux
qui doivent faire exécuter les lois contre leurs
collègues seiitiront d'abord qu'ils agissent con-
tre eux-mêmes. Il faut donc de la vertu dans ce
corps, par la nature de la constitution.
Le gouvernement aristocratitpie a par lui-
(t) Cette guerre dura trois ans.
ino DE L ESPRIT û K S LOIS.
même une certaine force que la démocralie n'a
pas. Les nobles y forment un corps , qui, par
sa prérogative et pour son intérêt particulier ,
réprime le peuple ; il suffit qu'il y ait des lois ,
pour qu'à cet égard elles soient exécutées.
jMais autant qu'il est aisé à ce corps de ré-
primer l?s autres, autant est-il difficile qu'il se
ré})rime lui-même (i). Telle est la nature de
cette constitution , qu'il semble fp'elle mette
les mêmes gens sous la puissance des lois , et
qu'elle les en retix'e.
Or, un corps j)areil ne peut se réprimer que
de deux manières ; ou par une grande vertu ,
qui fait que les nobles se trouvent en quelque
façon égaux à leur peuple , ce qui peut fonner
une grande république ; ou par une vertu
moindre , qui est une certaine modération qui
rend les nobles au moins égaux a eux-mêmes ,
ce qui fait leur conservation.
La modération est donc l'ame de ces gou-
vei'nements. J'entends celle qui est fondée sur
la vertu , non pas celle qui vient d'une lâcheté
et d'une paresse de l'ame.
(i) Les crimes publics y pourront être punis,
parceque c'est l'affaire de tous : les crimes particu-
liers n'y seront pas punis , parceque l'affaire de tout
est de ne les pas punir.
iivr. K m, eu Al'. V. loi
CHAPITRE V.
Que la vertu n'est point le princijie du gouverne-
ment monarchique.
i_/ A N S les monarchies , la politique fait faire
les gramles choses avec le moins de vertu
qu'elle peut ; comme , dans les plus belles ma®
(;hines , l'art emploie aussi peu de mouvements^
de forces et de roues , qu'il est possible.
L'état subsiste indépendamment de l'amouB
pour la ])atrie, du désir de la vraie gloire , du
renoncement à soi-même, du sacrifice de ses
plus chers intérêts , et de toutes ces vertus
héroïques que nous trouvons dans les anciens ,
et dont nous avons seulement entendu parler.
Les lois y tiennent la place de toutes ces
vertus dont on n'a aucun besoin ; l'état vous
en dispense : une action qui se fait sans bruit
y est en qvielque façon sans conséquence.
Quoique tous les crimes soient publics par
leur nature , on distingue pourtant les crimes
véritablement publics d'avec les crimes privés,
ainsiappelés parcequ'ils offensent plus un pai'»
ticidier que la société entière.
Or , dans les républiques , les crimes privés
sont plus publics , c'est-à-dire choquent plus la
constitution de l'état que les particuliers; et-^
dans les monarchies , les crimes publics sont
plus privés, c'est-à-dire choquent plus les for.
tunes particulières que la constitution de l'état
même.
6.
loa DE l'esprit des lois.
Te supplie qu'on ne s'offense pas de ce que
j'ai dit; je parle après toutes les liistoires. Je
sais très bien qu'il n'est pas rare qu'il y ait des
princes vertueux ; mais je dis que dans une mo-
narchie il est très difficile que le peuple le soit(i ).
Qu'on lise ce que les historiens de tous les
temps ont dit sur la cour des monarques ;
qu'on se rappelle les conversations des hommes
de tous les pays sur le rvlsérable caractère des
courtisans : ce ne sont point des choses de spé-
culation , mais d'une triste expérience.
L'ambition dans l'oisiveté, la bassesse dans
l'orgueil , le désir de s'enrichir sans travail ,
l'aversion pour la vérité ; la flatterie, la trahi-
son , la perfidie , l'abandon de tous ses enga-
gements , le mépris des devoirs du citoyen , la
crainte de la vertu du prince , l'espérance de
ses foiblesses , et , plus que tout cela , le ridi-
fcule perpétuel jeté sur la vertu , forment, je
crois, le caractère du plus gi-and nombre des
courtisans, marqué dans tous les lieux et dans
tous les temps. Or il est très mal-aisé que la
plupart des principaux d'un état soient mal-
honnêtes gens , et que les inférieurs soient gens
de bien ; que ceux-là soient trompeurs, et que
ceux-ci conse:it?nt à n'être que dupes.
(i) Je parle ici de la vertu politique, qui est la
vertu morale, dans le seus qu'elle se dirige au biea
géaéral; fort peu des vertus morales particulières ;
et point du tout de cette vertu qui a du rapport aux
Y^érités révélées. On verra bien ceci an livre V, c. II.
LIVRE III, CHAP. V. TO^
Que si , dans le peuple , il se trouve quelque
malheureux honnête homme (i), le cardinal
de Richelieu , dans son Testament politique ,
insinue qu'un monarque doit se garder de s'en
servir (a). Tant il est vrai que la vertu n'est
pas le ressort de ce gouvernement ! Certaine-
ment elle n'en est point exclue ; mais elle n'en
est pas le ressort.
CHAPITRE VI.
Comment on supplée à la Tertu clans le gouver-
nement monarchique.
J E me hâte et je marche à grands pas , afin
qu'on ne croie pas que je fasse une satyre du
gouvernement monarchique. Non ; s'il man-
que d'un ressort, il en a un autre. L'honneur,
c'est-à-dire le préjugé de chaque personne et
de chaque condition , prend la place de la ver-
tu politique dont j'ai parlé , et la l'eprésente
par-tout. Il y peut inspirer les plus belles ac-
tions ; il peut , joint à la force des lois , con-
duire au but du gouvernement comme la vertu
même.
Ainsi , dans les monarchies bien réglées , tout
le monde sera à peu près bon citoyen , et on
trouvera rarement quelqu'un qui soit homme
(i) Entendez ceci dans le sens de la note pré-
cédente.— (2) Il ne faut pas, y est-il dit, se servir
de gens de bas lieu ; ils sont trop austères et trop
difficiles.
104 DE l'esprit des LOIS.
il*? bien; car, pour être liomme de bien (i), il
faut avoir intention de l'être (2) , et aimer l'é-
tat moins pour soi que pour lui-même.
CHAPITRE VII.
Du priacipe de la monarcliie.
Xj e gouvernement monarcliique suppose ,
comme nous avons dit, des prééminences , des
rangs , et même une noblesse d'origine. La na-
ture de l'honneur est de demander des préfé-
ivnces et des distinctions ; il est donc, })ar!a
chose même, placé dans ce gouvernement.
L'ambition est pernicieuse dans une répu-
blique; elle a de bons effets dans la monarchie:
o!Ie donne la vie à ce gouvernement ; et on y a
cet avantage , qu'elle n'y est pas dangereuse,
parcequ'elle y peut être sans cesse réprimée.
Vous diriez qu'il en est comme du système
de l'univers, où il y a une force qui éloigne
sans cesse du centre tous les corps , et une force
de pesanteur qui les y ramené. L'honneur fait
mouvoir toutes le? parties du corps politique ;
il les lie par son action même ; et il se trouve
que chacun va au bien commun, croyant aller
à ses intérêts particuliers.
Il est vrai que, philosophiquement parlant,
c'est un honneur faux qui conduit toutes les
(i) Ce mot HOMME DE BIEN' ne s'entend ici que
dans un sens politique. — (2) Voyez la note de la
p:ige I02.
LIVRE III, CHAP. VII. lOJ
pallies de l'état ; ruais cet lioaneur faux est
aussi utile au public que le vrai le seroit aux
particuliers qui pourroient l'avoir.
Et n'est-ce pas beaucoup d'obliger les hom-
mes à faire toutes les actions difficiles et qui
demandent de la force, sans autre récompense
que le bruit de ces actions ?
CHAPITRE VIII.
Que riiouneui- n'est point le principe des états
despotiques.
(_i E n'est point l'honneur qui est le principe
des états despotiques : les hommes y étant tous
égaux, on n'y peut se préférer aux autres; les
hommes y étant tous esclaves , on n'y peut se
préférer à rien.
De plus , comme l'honneur a ses lois et ses
règles, et qu'il ne sauroit plier, qu'il dépend
bien de son propre caprice, et non pas de celui
d'un autre , il ne peut se trouver que dans des
états où la constitution est fixe et qui ont des
lois certaines.
Comment seroit-il souffert chez le despote ?
Il fait gloire de mépriser la vie, et le despote
n'a de force que parcequ'il peut l'ôter. Com-
ment pourroit-il souffrir le despote? Il a des
règles suivies , et des cajjrices soutenus ; le des-
pote n'a aucune règle, et ses caprices détrui-
sent tous les autres.
L'honneur, inconnu aux étî^ts despotiques,
où même souvent on n'a pas de mot pour l'ex-
io6 DE l'esprit des lois.
primer ( i ) , règne dans les monarchies ; il y
donne la vie à tout le corps politique , aux lois ,
et aux vertus même.
CHAPITRE IX.
Du principe du gouvernement despotique.
v^o MM E il faut de la vertu dans une républi-
que , et dans une monarchie de l'honneur , il
faut de la crainte dans un gouvernement
despoticjue : pour la vertu , elle n'y est point
nécessaire , et l'honneur y seroit dangereux.
Le pouvoir immense du prince y passe tout
entier à ceux à qui il le confie. Des gens capa-
bles de s'estimer beaucoup eux-mêmes seroient
en état d'y faire des révolutions : il faut donc
que la crainte y abatte tous les courages, et y
éteigne jusqu'au moindre sentiment d'ambi-
tion.
Un gouvernement modéré peut , tant qu'il
veut et sans péril , relâcher ses ressorts ; il se
maintient par ses lois et par sa force même.
Mais lorsque , dans le gouvernement despoti-
que , le prince cesse un moment de lever le
bras ; quand il ne peut pas anéantir à l'instant
ceux qui ont les premières places (a) ; tout est
perdu : car le ressort du gouvernement , qui .
est la crainte , n'y étant plus , le peuple n'a plus
de protecteur.
( I ) Voyez Perry , pafje 447. — (2) Comme il arrive
souvent dans l'aristocratie militaire.
LIVRE lil, t. Il \P. IX. 107
C'est apparemment dans ce sens qnc des
cadis ont sontenu que le grand seigneur n'é-
toit point obligé de tenir sa pai'ole ou son ser-
ment , lorsqu'il bornoit par-là son autorité (i).
Il faut que le peuple soit jugé par les lois , et
les grands par la fantaisie du prince ; que la tête
du dernier sujet soit en sûreté, et celle des bâ-
chas toujours exposée. On ne peut parler sans
frémir de ces gouvernements monstrueux. Le
soplii de Perse, détrôné de nos jours par Mi-
rii>eis , vit le gouvernement périr avant la
conquête , parcequ'il n'avoit pas versé assez de
sang (2).
L'histoire nous dit que les horribles cruau-
tés de Domitien effrayèrent les gouverneurs au
point que le peuple se rétablit un peu sous son
règne (3). C'est ainsi qu'un torrent qui ravage
tout d'un côté laisse de l'autre des campagnes
où l'œil voit de loin quelques prairies.
CHAPITRE X.
Différence de l'obéissance tlans les gouvernements
modérés et dans les gouvernements despotiques.
Uans les états despotiques, la nature du
gouvernement demande une obéissance extrê-
me; et la volonté du prince, une fois connue,
(i) Ricault, de l'Empire ottoman. — (2) Voyez
l'histoire de cette révolution, par le P. Ducerceau.
— (3) Son gouvernement étoit militaire, ce qui est
une de* espèces du gouvernement despotique.
IpiS DE l'esprit des LOIS.
doit avoir aussi infailliblement son effet qu'une
boule jetée contre une autre doit avoir le sien.
Il n'y a point de tempérament, de modifica-
•ions , d'accommodements, de termes , d'équi-
valents , de pourparlers , de remontrances ;
rien d'égal ou de meilleur à proposer. L'hom-
me est une créature qui obéit à une créature
qui veut.
On n'y peut pas plus représenter ses crain-
tes sur un événement futur , qu'excuser ses
mauvais succès sur le caj)rice de la fortune. Le
partage des hommes, comme des bêtes, y est
l'inslinct , l'obéissance , le châtiment.
Il ne sert de rien d'opposer les sentiments
naturels, le respect pour un père, la tendresse
pour ses enfants et ses femmes , les lois de
l'honneur , l'état de sa santé ; on a reçu l'ordre,
et cela suffit.
En Perse , lorsque le roi a condamné quel-
qu'un , on ne peut plus lui en parler , ni de-
mander grâce. S'il étoit ivre ou hors de sens , il
faudroitquei'arrêt s'exécutât tout de même (i);
sans cela il se contrediroit, et la loi ne peut se
contredire. Celte manière de penser y a été de
tout temps : l'ordre que donna Assuérus d'ex-
terminer les Juifs ne pouvant être révoqué,
on prit le parti de leur donner la permission
de se défendre.
Il y a pourtant une chose que l'on peut quel-
quefois opposer à la volonté du prince (2) ,
(1) Voyez Chardin. — (2) Ibid.
LIVRE III, CUAP. X. i*>9
c'est la religion. On abandonnera son père , on
le tuera même , si le prince l'ordonne : mais ou
ne boira pas de vin, s'il le veut et s'il l'ordonne.
Les lois de la religion sont d'un précepte su-
périeur, parcequ'elles sont données sur la tête
du prince comme sur celle des sujets. Mais ,
quant au droit naturel , il n'en est pas de même ;
le prince est supposé n'être plus un homme.
Dans les états monarchiques et modérés , la
puissance est bornée par ce qui en est le l'es-
sort;jeveux dire l'honneur, qui règne, comme
un monarque, sur le prince et sur le ])euplç.
On n'ira point lui alléguer les lois de la reli-
gion; un courtisan se croiroit ridicule : on lui
alléguera sans cesse celles de l'honneur. De là
résultent des modifications nécessaires dans
l'obéissance; l'honneur est naturellement su-
jet à des bizarreries , et l'obéissance les suivra
toutes.
Quoique la manière d'obéir soit différente
dans ces deux gouvernements , le pouvoir est
pourtant le même. De quelque côté que le
monarque se tourne, il emporte et piécipite
la balance , et est obéi. Toute la différence est
que, dans la monarchie, le prince a des lu-
mières, et que les ministres y sont infiniment
plus habiles et plus rompus aux affaires que
dans l'état despotique.
ESPR, DES LOIS. I.
UE L ESPRIT DES LOIS.
CHAPITRE XI.
Piéflexion sur tout ceci.
T
i E LS sont les principes des trois gouverne-
ments: ce qui ne signifie pas que, dans une
certaine république, on soit vertueux; mais
qu'on devroit l'être. Cela ne prouve j)as n«)n
plus que , dans une certaine monarchie , on
ait de l'honneur , et que, dans un état despo-
tique particulier, on ait de la crainte; mais
qu'il faudroit en avoir: sans quoi le gouver-
nement sera imparfait.
LIVRE IV.
QUE LES T.OfS DE I, EDUCATIO>' DOIVENT ETr.F. RELATIVES
AUX rRINCIPES DU GOUVERNEMENT.
CHAPITRE PREMIER.
Des lois de l'édacation.
JL E S lois de l'éducation sont les premières
que nous recevons; et comme elles nous pré-
parent à être citoyens , tliaque famille parti-
culière doit être gouvernée sur le plan de la
grande famille qui les comprend toutes.
Si le peuple en général a un principe , les
parties qui le composent, c'est-à-dire les fa-
LIVRE IV, CHAP. I- IIJ
milles, l'auront aussi. Les lois de l'éducation
seront donc différentes dans chaque espèce
de gouvernement. Dans les monarchies, elles
auront pour objet l'honneur; dans les répu-
bliques , la vertu ; dans le desj^otisme , la
crainte.
CHAPITRE II.
De l'éducation dans les monarchies.
(_^E n'est point dans les maisons pidiliques où
l'on instruit l'enfance que l'on reçoit, dans les
monarchies, la principale éducation; c'est
lorsque Ton entre dans le monde que l'éduca-
tion en quelque façon commence. Là est l'é-
cole de ce que l'on appelle l'honneur, ce maî-
tre universel qui doit par-tout nous conduire.
C'est là que l'on voit et que l'on entend tou-
jours dire trois choses , « qu'il faut mettre dans
a les vertus une certaine noblesse , dans les
« mœurs une certaine franchise , dans les ma-
« nieres une certaine politesse. »
Les vertus qu'on nous y montre sont tou-
jours moins ce que l'on doit aux autres que ce
que l'on se doit à soi-même : elles ne sont pas
tant ce qui nous appelle vers nos concitoyens
que ce qui nous en distingue.
On n'y juge pas les actions des hommes
comme bonnes, mais comme belles; comme
justes , mais comme grandes ; comme raison-
nables , mais comme extraordinaires.
Dès que l'honneur y peut trouver quelque
TI2 DE L ESPRIT DES LOIS.
chose de noble , il est ou le juge qui les rend
légitimes , ou le sopliiste qui les justifie.
Il permet la galanterie, lorsqu'elle est unie
à l'idée des sentiments du cœur, ou à l'idée de
conquête; et c'est la vraie raison pour laquelle
les mœurs ne sont jamais si pures dans les
monarchies que dans les gouvernements ré-
publicains.
Il permet la ruse , lorsqu'elle est jointe à
l'idée de la grandeur de l'esprit ou de la gran-
deur des affaires, comme dans la politique,
dont les finesses ne l'offensent pas.
II ne défend l'adulation que lorsqu'elle est
séparée de l'idée d'une grande fortune , et n'est
jointe qu'au sentiment de sa propre bassesse.
A l'égard des mœurs , j'ai dit que l'éduca-
tion des monarchies doit y mettre une certaine
franchise. On y veut donc de la vérité dans les
discours. Mais est-ce par amour pour elle?
point du tout. On la veut, parcequ'un homme
qui est accoutumé à la dire paroit être hardi
et libre. En effet, un tel homme semble ne
dépendre que des choses, et non pas de la ma-
nière dont un autre les reçoit.
C'est ce qui fait qu'autant qu'on y recom-
mande cette espèce de franchise, autant on y
méprise celle du peuple , qui n'a que la vérité
et la simplicité pour objet.
Enfin l'éducation , dans les monarchies ,
exige dans les manières une certaine politesse.
Les hommes, nés pour vivre ensemble , sont
nés aussi pour se plaire ; et celui qui n'obser-
LIVRE IV, CHAP. II. 11 3
veroit pas les bienséances , choquant tous ceux
avec qui il vivroit, se décréditeroit au point
qu'il deviendroit incapable de faire aucun
bien.
Mais ce n'est pas d'une source si pure que
la politesse a coutume de tirer son origine.
Elle liait de l'envie de se distinguer. C'est par
orgueil que nous sommes polis : nous nous
sentons flattés d'avoir des manières qui prou-
vent que nous ne sommes pas dans la bassesse,
et que nous n'avons pas vécu avec cette sorte
de gens que l'on a abandonnés dans tous les
âges.
Dans les monarchies, la politesse est natu-
ralisée à la cour. Un homme excessivement
grand rend tous les autres petits. De là les
égards que l'on doit à tout le monde ; de là
naît la politesse, quiflatteautant ceux qui sont
])olis que ceux à l'égard de qui ils le sont , par-
cequ'elle t'ait comprendre qu'on est de la cour,
ou qu'on est digne d'en être.
L'air de la cour consiste à quitter sa gran-
deur propre pour une grandeur empruntée.
Celle-ci flatte plus un courtisan que la sienne
même. Elle donne une certaine modestie su-
perbe qui se répand au loin, mais dont l'or-
giiell diminue insensiblement à proportion de
la distance où l'on est de la source de cette
grandeur.
On trouve à la cour une délicatesse de goût
en toutes choses, qui vient d'un usage conti-
nuel des superfluités d'une grande fortune,
Il4 DE l'esprit des LOIS.
de la variété et sur-tout de la lassitude des
plaisirs, de la multiplicité, de la confusion
même des fantaisies , qui , lorsqu'elles sont
agréables, y sont toujours reçues.
C'est sur toutes ces choses que l'éducation
se porte , pour faire ce qu'on appelle l'honnête
homme, qui a toutes les qualités et toutes les
vertus que l'on demande dans ce gouverne-
ment.
Là l'honneur, se mêlant par-tout, entre dans
tontes les façons de penser et toutes les ma-
nières de sentir, et dirige même les principes.
Cet honneur bizarre fait que les vertus ne
sont que ce qu'il veut , et comme il les veut : il
met , de son chef, des règles à tout ce qui nous
est prescrit; il étend ou il borne nos devoirs
à sa fantaisie , soit qu'ils aient leur source
dans la religion, dans la politique, ou dans la
morale.
II n'y a rien dans la monarcliie que les lois ,
la religion et l'honnei-r , prescrivent tant que
l'obéissance aux volontés du prince : mais cet
honneur nous dicte que le prince ne doit ja-
mais nous prescrire une action qui nous dés-
lionore, parcequ'elle nous rendroit incapa-
bles de le servir.
Grillon refusa d'assassiner le duc de Guise,
mais il offrit à Henri llî de se battre contre
lui. Après la S.-Barthélemi, Charles IX ayant
écrit à tous les gouverneurs de faire massacrer
les huguenots, le vicomte d'Orte , qui com-
LIVRE IV, eu iP. II. lia
mandoit dans Baïonne, écrivit au roi (i) :
« Sire, je n'ai trouvé, parmi les habitants et
0 les gens de guerre , que de bons citoyens , de
« braves soldats , et pas un bourreau ; ainsi eux
« et moi supplions votre majesté d'employer
« nos bras et nos vies à choses faisables. » Ce
grand et généreux courage regardoit une lâ-
cheté comnie une chose impossible.
Il n'y a rien rpie l'honneur prescrive plus à
la noblesse que de servir le prince à la guerre:
en effet, c'est la profession distinguée , parce-
que ses hasards, ses succès, et ses malheurs
même, conduisent à la grandeur. Mais, en
imposant cette loi, l'honneur veut en être l'ar-
bitre; et, s'il se trouve choqué, il exige ou
permet qu'on se retire chez soi.
Il veut qu'on puisse indifféremment aspirer
aux emplois, ou les refuser; il tient cette li-
berté au-dessus de îa fortune môme.
L'honneur a donc ses règles suprêmes, et
l'éducation est obligée de s'y conformer (2).
Les principales sont qu'il nous est bien j.ermis
de faire cas de notre fortune , mais qu il nous
est souverainement défendu d'en faire aucun
de notre vie.
La seconde est que, lorsque nous avons été
une fois placés dans un rang, nous ne devons
(i) Voyez l'Histoire de d'Aubifîué. — (2) On dit
ici ce qui est, et non pas ce qui doit être : l'honneur
est un préjujTé que la religion travaille tantôt à dé-
truire , tantôt à régler.
110 DE l'esprit des LOIS.
rien faire ni souffrir qui fasse voir que nous
nous tenons inférieurs à ce rang même.
La troisième , que les choses que l'honneur
défend sont plus rigoureusement défendues
lorsque les lois ne concourent point à les pro-
scrire, et que celles qu'il exige sontplus forte-
ment exigées lorsque les lois ne les demandent
pas.
CHAPITRE III.
De l'éducation dans le gouvernement despotique.
V^OMME l'éducation dans les monarchies ne
travaille qu'à élever le cœur, elle ne cherche
qu'à l'abaisser dans les états despotiques. Il
faut qu'elle y soit servile. Ce sera un bien ,
même dans le commandement , de l'avoir eue
telle, personne n'y étant tyran sans être en
même temps esclave.
L'extrême obéissance suppose de l'igno-
rance dans celui qui obéit ; elle en suj)pose
même dans celui qui commande. Il n'a point
à délibérer, à douter, ni à raisonner; il n'a
qu'à vouloir.
Dans les états despotiques , chaque maison
est un empire séparé. L'éducation , qui con-
siste principalement à vivre avec les autres ,
y est donc très bornée ; elle se réduit à mettre
la crainte dans le cœur , et à donner à l'esprit
la connoissance de quelques principes de reli-
gion fort simples. Le savoir y sera dangereux ,
Pémulation funeste : et pour les vertus , Aris-
LIVRE IV, eu AP. m. 117
tote ne peut croire qu'il y en ait qu/^lqu'une
de propre aux esclaves (x): ce qui borneroit
bien l'éducation dans ce gouvernement.
L'éducation y est donc en quelque façon
nulle. Il faut ôter tout, afin de donner quelque
chose, et commencer par faire un mauvais su-
jet, pour faire un bon esclave.
Eli! pourquoi l'éducation s'attaclieroit-elle
à y former un bon citoyen qui prît part au mal-
heur public? S'il aimoit l'état, il seroit tenté
de relâcher les ressorts du gouvernement : s'il
ne réussissoit pas, il se perdroit: s'il réussis -
soit, il courroit risque de se perdre, lui, le
prince, et l'empire.
CHAPITRE IV.
Différence de l'effet de l'éducatioii chez les auciens
et parmi nous.
Lj A plupart des peuples anciens vivoient dans
des gouvernen%?nts qui ont la vertu pour piin-
cipe; et, lorsqu'elle y étoit dans sa force, on y
faisoit des choses que nous ne voyons plus au-
jourd'hui, et cjui étonnent nos petites âmes.
Leur éducation avoit un autre avantage sur
la nôtre; elle n'étoit jamais démentie. Epami-
nondas, la derniei'e année de sa vie, disoit,
écoutoit, voycit, faisoit, les mêmes choses que
dans l'âge où il avoit commencé d'être instruit.
Aujourd'hui nous recevons trois éducations
(i) Politique, livre I.
ii8 DE l'esprit des lois.
diiférentes ou contraires; celle de nos pères,
celle de nos maîtres , celle du monde. Ce qu'on
nous dit dans la dernière renverse toutes les
idées des premières. Cela vient en quelque par-
tie du contraste (lu'il y a parmi nous entre les
engaf^ements de la religion et ceux du monde ;
chose que les anciens ne connoissoient pas.
CHAPITRE V.
De l'édacatiou clans le gouvernement républicain.'
C^'est dans le gouvernement républicain que
l'on a besoin de tOTile la puissance de léduca-
lion. La crainte des gouvernements despoti-
ques naît d'elle-même parmi les menaces et les
châtiments; l'honneur des monarchies est fa-
vorisé par les j^assions , et les favorise à son
tour: mais la vertu politique est un renonce-
ment à soi-même, qui est toujours une chose
très pénible.
On peut définir cette vertu, l'amour des lois
et de la patrie. Cet amour, demandant une pré-
férence continuelle de l'intérêt public au sien
propre, donne toutes les vertus particulières;
elles ne sont que cette préférence.
Cet amour est singulièrement affecté aux
démocraties. Dans elles seules le gouverne-
ment est confié à chaque citoyen. Or, le gou-
vernement est comme toutes les choses du
monde; pour le conserver, il faut l'aimer.
On n'a jamais ouï dire que les rois n'aimas-
LIVREIV, CUAP. V. lîC)
sent pas la monai'cliie , et que les despotes haïs-
sent le despotisme.
Tout dépend donc d'établir dans la répu-
blique cet amour; et c'est à l'inspirer que l'é-
ducation doit être attentive. Mais, pour que
les enfants puissent l'avoir, il y a un moyen
sûr, c'est que les pères l'aient eux-mêmes.
On est ordinairement le maître de donner à
ses enfants ses connoissances ; on l'est encore
plus de leur donner ses passions.
Si cela n'arrive pas , c'est que ce qui a été
fait dans la maison paternelle est détruit par
les impressions du dehors.
Ce n'est point le peuple naissant qui dégé-
nère ; il ne se perd que lorsque les hommes faits
sont déjà corrompus.
CHAPITRE VI.
De quelques institutions des Grecs.
l^ES anciens Grecs, pénétrés de la nécessité
que les peuples qui vivoient sous un gouver-
nement populaire fussent élevés à la vertu,
firent, pour l'inspirer, des institutions singu-
lières. Quand vous voyez, dans la vie de Ly-
curgue, les lois qu'il donna aux Lacédémo-
niens, vous croyez lire l'histoire des Séva-
rambes. Les lois de Crète étoient l'original de
celles de Lacédémone ; et celles de Platon en
étoient la correction.
Je prie qu'on fasse un peu d'attention à l'ë-
I20 DE JL ESPRIT DES LOIS.
tendue de génie qu'il fallut à ces législateurs
j)our voir qu'en clioquant tous les usages re-
çus, en confondant toutes les vei'tus, ils nion-
treroient à l'univers leur sagesse. Lycurgue,
mêlant le larcin avec l'esprit de justice, le plus
dur esclavage avec l'extrême liberté, les senti-
ments les plus atroces avec la plus grande mo-
dération , donna de la stabilité à sa ville. Il
sembla lui ôter toutes les ressources, les arts,
le commerce , l'argent , les murailles : on y a
de l'ambition sans espérance d'être mieux : on
y a les sentiments naturels, et on n'y est ni en-
fant, ni mari, ni père : la pudeur même est
ôtée à la cliastelé. C'est par ces chemins que
Sparte est menée à la gi'andeur et à la gloire;
mais avec une telle infaillibilité de ses institu-
tions, qu'on n'obtenoit rien contre elle en ga-
gnant des batailles, si on ne parvenoit à lui
ùter sa police (i).
La Crète et la Laconie furent gouvernées
par ces lois. Lacédémone céda la dernière aux
Macédoniens, et la Crète (2) fut la dernière
proie des Romains. Les Samnites eurent ces
(i) Philopœnien contraignit les Lacédémoniens
d'abandonner la manière de nourrir leurs enfants,
sachant bien que, sans cela, ils auroient toujours
une ame grande et le cœur haut. Plutarque, vie de
Philopœmen. Voyez Tite-Live , liv. XXX.VIII, —
(2) Elle défendit pendant trois ans ses lois et sa li-
berté. Voyez les liv. XCVIII, XCIX , et C, de Tite-
Live, dans lépitome de Florus. Elle fît plus de ré-
sistance que les plus grands rois.
LIVRE IV, CHAP. VI. 121
mêmes institutions, et elles furent ])our ces Ro-
mains le sujet de vingt-quatre triomphes (i).
Cet extraordinaire que l'on voyoit dans les
institutions de la Grèce, nous l'avons vu dans
la lie et la corruption de nos temps moder-
nes (a). Un législateur honnête homme a for-
mé un peuple où la probité paroît aussi na-
turelle que la bravoure chez les Spartiates.
M. Penn est un véritable Lycurgue; et, quoi-
que le premier ait eu la paix pour objet, com-
me l'autre a eu la guerre, ils se ressemblent
dans la vole singulière où ils ont mis leur peu-
ple, dans l'ascendant qu'ils ont eu sur des hom-
mes libres, dans les préjugés qu'ils ont vain-
cus, dans les passions qu'ils ont soumises.
Le Paraguay peut nous fournir un autre
exemple. On a voulu en faire un crime à la so-
ciété , qui regarde le plaisir de commander
comme le seul bien de la vie; mais il sera tou-
jours beau de gouverner les hommes en les
rendant plus heureux (3).
Il est glorieux pour elle d'avoir été la pre-
mière qui ail montré dans ces contrées l'idée
de la religion jointe à celle de 1 humanité. En
réparant les dévastations des Espagnols, elle
a commencé à guérir une des grandes plaies
qu'ait encore reçues le genre humain.
(i) l'iorus, liv. I. — (2) 1/2 Je ce Romii/i. Cicéron.
— (3) Les Indiens du Paraguny ne dépendent point
d'un seigneur particulier, ne paient qu'un cinquième
des tributs, et ont des armes à feu pour se défendre.
122 DE l'esprit des LOI».
Un sentiment exquis qu'a cette société pour
tout ce qu'elle appelle lionneur, son zèle pour
une religion qui liuinilie bien j)lus ceux qui
l'écoutent que ceux qui la prêchent, lui ont
fait entreprendre de grandes choses, et elle y
a réussi. Elle a retiré des bois des peuples dis-
persés , elle leur a donné une subsistance as-
surée, elle les a vêtus : et, quand elle n'auroit
fait par-là qu'augmenter l'industrie parmi les
hommes, elle auroit beaucoup fait.
Ceux qui voudront faire des institutions pa-
reilles établiront la communauté de biens de
la République de Platon, ce respect qu'il de-
mandoit pour les dieux, cette séparation d'avec
les étrangers pour la conservation des mœurs ,
et la cité taisant le commerce, et non pas les ci-
toyens ; ils donneront nos arts sans notre luxe ,
et nos besoins sans nos désirs.
Ils proscriront l'argent, dont l'effet est de
grossir la fortune des hommes au-delà des bor-
nes que la nature y avoit mises; d'apprendre à
conserver inutilement ce qu'on avoit amassé
de même; de multiplier à l'infini les désirs; et
de suppléer à la nature , qui nous avoit donné
des moyens très bornés d irriter nos passions
et de nous corrompre les uns les auti'es.
« Les Epidamniens (i) , sentant leurs mœurs
'( se corrompre par leur communication avec
« les barbares , élurent un magistrat pour faire
n tous les marchés au nom de la cité et pour la
(i) Plutarcjue, Demaade des choses grecques.
LIVRE IV, CHiP. VI. ISS3
« cité. » Pour lors, le commerce ne corrompt
pas la constitution , et la constitution ne prive
pas la société des avantages du commerce.
CHAPITRE VIL
En quel cas ces institutions singulières peuvent
être bonnes.
(^ES sortes d'institutions peuvent convenir
dans les républiques, parceque la vertu poli-
tique en est le principe. Mais , pour porter à
l'honneur dans les monaicliies , ou pour in-
spirer de la crainte dans les états despotiques,
il ne faut pas tant de soins.
Elles ne peuvent d'ailleurs avoir lieu que
dans un petit état(ï), où Ton peut donner une
éducation générale , et élever tout un peuple
comme une famille.
Les lois de Minos, de LycurgTie et de Platon,
supposent une attention singulière de tous les
citoyens les uns sur les autres. Oh ne peut se
promettre cela dans la confusion, dans les né-
gligences , dans l'étendue des affaires d'un
grand peuple.
Il faut, comme on l'a dit, bannir l'argent
dans ces institutions. Mais, dans les grandes
sociétés, le nombre, la variété, l'embarras,
l'importance des affaires , la facilité des achats ,
la lenteur des échanges, demandent une me-
sure commune. Pour porter par-tout sa puis-
Ci) Comme étoient les villes de la Grèce.
IU4 DE l'esprit des LOIS.
sauce, ou la défendre par-tout, il faut avoir ce
à quoi les hommes ont attaché par-tout la
puissance.
CHAPITRE VIII.
Explication d'un paradoxe des anciens par rapport
aux inœnrs.
X OLYBE, le judicieux Polybe, nous dit que
la musique étoit nécessaire pour adoucir les
mœurs des Arcades, qui habitoient un pays
où l'air est triste et froid ; que ceux de Cynete ,
qui négligèrent la musique, surpassèrent en
cruauté tous les Grecs, et qu'il n'y a point de
ville où l'on ait vu tant de crimes. Platon ne
craint point de dire que l'on ne peut faire de
changement dans la musique qui n'en soit un
dans la constitution de l'état. Aristote , qui
semble n'avoir fait sa Politique que pour op-
poser ses sentiments à ceux de Platon, est pour-
tant d'accord avec lui touchant la puissance de
la musique sur les moeurs. Théophraste, Plu-
tarque(i), Strabon(2), tous les anciens, ont
pensé de même. Ce n'est point une opinion je-
tée sans réflexion, c'est un des principes de
leur politique (i). C'est ainsi qu'ils donnoient
(i) Vie de Pélopidas. — (2) Liv. I.— (3) Platon,
liv. IV des Lois, dit que les préfectures de la mu-
sique et de la gymnastique sont les plus importants
emplois de la cité. Et, dans sa République, Ht. III,
o Damon vous dira, dit-il , quels sont les sons capj-
LIVRE IV, CHAP. VIII. ia5
des lois , c'est ainsi qu'ils vouloient qu'on gou-
vernât les cités.
Je crois que je pourrois expliquer ceci. Il
faut se mettre dans l'esprit que, dans les villes
grecques , sur-tout celles qui avoient pour
principal objet la guerre, tous les travaux et
toutes les professions qui pouvoient conduire
à gagner de l'argent étoient regardés comme
indignes d'un homme libre. « La plupart des
« arts , dit Xénophon(i'', corrompent le corps
« de ceux qui les exercent ; ils obligent de
« s'asseoir à l'ombre ou près du feu : on n'a de
« temps ni pour ses amis , ni pour la ré])ubli-
« que. » Ce ne fut que dans la corruption de
quelques démocraties que les artisans par-
vinrent à être citoyens. C'est ce qu'Aristote (2)
nous apprend; et il soutient qu'une bonne ré-
publique ne leur donnera jamais le droit de
cité (3).
L'agriculture étoit encore une profession
servile, et ordinairement c'éloit quelque peu-
ple vaincu qui l'exerçoit: les Ilotes, cliez les
Lacédémoniens; les Périéciens, chez les Cre-
tois; les Pénestes, chez les Thessaliens ; d'au-
« blés de faire naître la bassesse de l'ame, l'insolence,
« et les vertus contraires. » — (i) Liv. V, Dits mé-
morables.— (2) Politique,] iv. III,cliap. IV.— (3)Dio-
phante, dit Aristote, Politique, chap. VII , établit
autrefois à Atbenes que les artisans seroient esclaves
du publie.
ia6 DE l'esprit des lois.
très (i) peuples esclaves, dans d'autres répu-
bliques.
Enfin , tout bas commerce (2) étoit infâme
chez les Grecs. Il auroit fallu qu'un citoyen
eût rendu des services à un esclave, à un lo-
cataire , à un étranger : cette idée clioquoit
l'esprit de la liberté grecque. Aussi Platon ('3)
veut-il, dans ses Zoz'f, qu'on punisse un ci-
toyen qui feroit le commerce.
On étoit donc fort embarrassé dans les ré-
publiques grecques : os ne vouloit pas que les
citoyens travaillassent au commerce, à l'agri-
cidture, ni aux arts; on ne vouloit pas non
plus qu'ils fussent oisifs (4). Ils trouvoient
une occupation dans les exercices qui dépen-
doient de la gymnastique, et dans ceux qui
avoient du ra])poi t à la guerre (5). L'institu-
tion ne leur en donnoit point d'autres. Il faut
(i) Aussi Platon et Aristote veulent-ils que les es-
claves cultivent les terres. Lois,liv. VII; Politique,
liv. "VII , chap. X. Il est vrai que l'agriculture n'é-
toit pas par-tout exercée par des esclaves; au con-
traire, comme dit Aristote, les meilleures républi-
ques étoient celles où les citoyens s'y attachoient :
mais cela n'arriva que par la corruption des anciens
gouvernements devenus démocratiques; car, dans
les premiers temps, les villes de Grèce vivoient dans
l'aristocratie. — (2) Caitponatio. — (3) Lib, II. —
(4) Aristote, Politique, liv. X. — (5) Ars corporum
exercendorum , gymnastica; variis certaminibus te-
rendorum, paedotribica. Aristote, Politique, 1. VIII,
ch. III.
LIVRE IV, CUAP. VllI. 127
donc regarder les Grecs comme une société
d'athlètes et de combattants. Or, ces exercices,
si propres àfalredcs gens durs et sauvages(i),
avoient besoin d'être tempérés par d'autres
qui pussent adoucir les mœurs. La musique ,
qui tient à l'esprit par les organes du corps ,
étoit tiès pro])re à cela. C'est un milieu entre
les exercices du corps qui rendent les hommes
durs , et les sciences de spéculation qui les
rendent sauvages. On ne peut pas dire que la
musique inspirât la vertu ; cela seroit incon-
cevable : mais elle cmpêchoit l'effet de la féro-
cité de l'institution, et faisoit que l'ame avoit
dans l'éducation une part qu'elle n'y auroit
point eue.
Je sup])ose qu'il y ait parmi nous une société
de gens si passionnés pour la chasse qu'ils s'en
occupassent uniquement ; il est sûr qu'ils en
contracteroient une certaine rudesse. Si ces
mêmes gens venoient à prendre encore du
goût pour la musique, on trouveroit bientôt
de la différence dans leurs manières et dans
leurs mœurs. Enfin les exercices des Grecs
n'excitoient en eux qu'un genre de passions ;
la rudesse , la colère , la cruauté. La musique
les excite toutes , et peut faire sentir à l'ame
la douceur , la pitié , la tendresse , lé doux plai-
(i) Aristote dit que les enfants des Lacédérao-
niens, qui comniençoient ces exercices dès l'âge le
plus tendre, en coutractoient trop de férocité. Polit,
liv. YIII,ch. IV.
llS DE l'esprit des LOIS.
sir. Nos auteurs de morale, qui parmi nous
proscrivent si fort les théâtres , nous font assez
sentir le pouvoir que la musique a sur nos
âmes.
Si à la société dont j'ai parlé on ne donnoit
que des tambours et des airs de trompettes ,
n'est-il pas vrai que l'on parviendroit moins
à son but que si l'on donnoit une musique
tendre? Les anciens avoient donc raison, lors-
que , dans certaines circonstances , ils préfé-
roient pour les mœurs un mode à un autre.
Mais, dira-t-on, pourcpioi choisir la musique
par préférence? C'est que de tous les plaisirs
des sens il n'y en a aucun qui corrompe moins
l'ame. Nous rougissons de lire dans Plutar-
que (i) que les Thébains, pour adoucir les
mœurs de leurs jeunes gens , établirent ])ar les
lois un amour qui devroit être proscrit par
toutes les nations du monde.
(i) Vie de Pélopidas.
LIVRE V, CHAP. r. 12y
LIVRE V.
QUE I.E8 tOIS QUE I.E LEGISLATEUR DONNE DOIVENT
âïRE RELATIVES AU PRINCIPE DU GOUVERNEMENT.
CHAPITRE PREMIER.
Idée de ce livre.
IN OU S venons de voir que les lois de l'éduca-
tion doivent être relatives au principe de clia-
que gouvernement. Celles que le législateur
donne à toute la société sont de même. Ce
rapport des lois avec ce principe tend tous les
ressorts du gouvernement; et ce principe en
reçoit à son tour une nouvelle foixe. C'est ainsi
que, dans les mouvements physiques, l'action
est toujours suivie d'une réaction.
Nous allons examiner ce rapport dans cha-
que gouvernement ; et nous commencerons
par l'état républicain , qui a la vertu pour
principe.
CHAPITRE II.
Ce que c'est que la vertu dans l'état politique.
JU A vertu , dans une république , est une chose
très simple ; c'est l'amour de la république :
c'est un sentiment, et non une suite de con-
noissances ; le dernier homme de l'état peut
i3o DE l'esprit des lois.
avoir ce sentiment comme le premier. Quand
le peuple a une fols de bonnes maximes , il s'y
tient p'us long-temps que ce qu'on appelle les
honnêtes gens. Il est rare que la corruption
commence par lui; souvent il a tiré de la mé-
diocrité de ses lumières un attachement plus
fort pour ce qui est établi.
L'amour de la patrie conduit à la bonté des
mœurs , et la bonté des mœurs mené à l'amour
de la patrie. Moins nous pouvons satisfaire
nos passions particulières , plus nous nous
livrons aux générales. Pourquoi les moines
aiment-ils tant leur ordre ? c'est justement par
l'endroit qui fait qu'il leur est insupportable.
Leur règle les prive de toutes les choses sur
lesquelles les passions ordinaires s'appuient :
reste donc cette passion ])our la règle même
qui les afflige. Plus elle est austère, c'est-à-
dire j)lus elle retranche de leurs penchants ,
plus elle donne de force à ceux qu'elle leur
lafsse.
CHAPITRE III.
Ce que c'est que l'amour de la république dans
la démocratie.
1_j'amour delà république, dans une démo-
cratie, est celui de la démocratie : l'amour de
la démocratie est celui de l'égalité.
L'amour de la démocratie est encore l'amour
de la frugalité. Chacun , devant y avoir le
même bonheur et les mêmes avantages , y doit
LIVRE V, CHAP. III. ïi»I
goûter les mêmes plaisirs et former les mêmes
espérances ; chose qu'on ne peut attendre que
de la frugalité générale.
L'amour de l'égalité , dans une démocra-
tie, borne l'ambition au seid désir, au seul
bonheur, de rendre à sa patrie de plus grands
services que les autres citoyens. Ils ne peuvent
pas lui rendre tous des services égaux, mais
ils doivent tous également lui en rendre. En
naissant on contracte envers elle une dette
immense , dont on ne peut jamais s'acquitter.
Ainsi les distinctions y naissent du principe
de l'égalité, lors même qu'elle paroît ôtée par
des services heui'eux ou par des talents supé-
rieurs.
L'amour de la frugalité borne le désir d'a-
voir à l'attention que demande le nécessaire
pour sa famille , et même le superflu pour sa
patrie. Les richesses donnent une puissance
dont un citoyen ne peut pas user pour lui ; car
il ne seroit pas égal. Elles procurent des dé-
lices dont il ne doit pas jouir non plus, parce-
qu'elles choqueroient l'égalité tout de même.
Aussi les bonnes démocraties, en établis-
sant la frugalité domer,tique, ont-elles ouvert
la porte aux dépenses publiques , comme on
fit à Athènes et à Rome. Pour lors la magnifi-
cence et la profusion naissoient du fonds de la
frugalité même : et, comme la reli gion demande
qu'on ait les mains pures pour faire des offran-
des aux dieux, les lois vouloient des mœurs
frugales pour que l'on pût donner à sa patrie.
i3a DE l'esprit des lois.
Le bon sens et le bonheur des particuliers
consiste beaucoup dans la médiocrité de leurs
talents et de leurs fortunes. Une république
où les lois auront formé beaucoup de gens
médiocres, composée de gens sages, se gou-
vernera sagement ; composée de gens heu-
reux, elle sera très heureuse.
CHAPITRE IV.
Comment on inspire l'amour de l'égalité et de la
frugalité.
JL'amour de l'égalité et celui de la frugalité
sont extrêmement excités par l'égalité et la fru-
galité même , quand on vit dans une société où
les lois ont établi l'une et l'autre.
Dans les monarchies et les états despotiques
personne n'aspire a l'égalité; cela ne vient pas
même dans l'idée ; chacun y tend à la supério-
rité. Les gens des conditions les plus basses
ne désirent d'en sortir que pour être les maî-
tres des autres.
Il en est de même de la frugalité : pour l'ai-
mer, il faut en jouir. Ce ne seront point ceux
qui sont corrompus par les délices qui aime-
ront la vie frugale ; et si cela avoit été naturel
et ordinaire, Alcibiade n'auroit pas fait l'ad-
miration de l'univers. Ce ne seront pas non
plus ceux qui envient ou qui admirent le luxe
des autres qui aimeront la frugalité; des gens
qui n'ont devant les yeux que des hommes
riches , ou des hommes misérables comme eux ,
LIVRE V, CHAP. IV. l33
détestent leur misère , sans aimer ou Gonnoître
ce qui tait le terme de la misère.
C'est donc une maxime très vraie que , pour
que l'on aime l'égalité et la frugalité dans une
république, il faut que les lois les y aient éta-
blies.
CHAPITRE V.
Comment les lois établissent l'égalilé dans la
démocratie.
OuELQUES législateurs anciens , comme Ly-
curgue et Romulus , partagèrent également
les terres. Cela ne pouvoit avoir lieu que dans
la fondation d'une république nouvelle ; ou
bien lorsque l'ancienne étoit si corrompue et
les esprits dans une telle disposition, que les
pauvres se croyoient obligés de clierclier et les
riches obligés de souffrir un pareil remède.
Si lorsque le législateur fait un pareil par-
tage il ne donne pas des lois pour le mainte-
nir, il ne fait qu'une constitution passagère :
l'inégalité entrera par le côté qtie les lois n'au-
ront pas défendu , et la république sera perdue.
Il faut donc que l'on règle , dans cet objet,
les dots des femmes, les donations, les suc-
cessions, les testaments, enfin toutes les ma-
nières de contracter. Car s'il étoit permis de
donner son bien à qui on voudroit et comme
onvoudroit, chaque volonté particulière trou-
bleroit la disposition de la loi fondamentale.
Solon , qui permettoit à Athènes de laisser
KSTR. DES LOIS. I. "
i'34 DE l'esprit des lois.
sonbien à qui on vouloit par testament, pourvu
qu'on n'eût point d'enfanis (i), contredisoit
les lois anciennes , qui ordonnoient que les
biens restassent dans la famille du testateur (2).
Il contredisoit les siennes propres ; car, en sup-
primant les dettes , il avoit clif-rclié l'égalité.
C'étoii une bonne loi pour la démocratie
que celle qui détendoit d'avoir deux hérédi-
tés (3). Elle prenoit son origine du partage
égal des terres et des portions données à cha-
que citoyen. La loi n'avoit pas voulu qu'un
seul homme eût plusieurs portions.
La loi qTii ordonnoil que le plus proche pa-
rent épousât l'héritic-re naissoit d'une source
pareille. Elle est donnée chez les Juifs après
un pareil partage. Platon (4), qui fonde ses
lois sur ce jiartage, la donné de même ; et c'é-
toit une loi athénienne.
Il y avoit à Athènes une loi dont je ne sache
pas que personne ait connu l'esprit. Il étoit
permis d'épouser sa sœur consanguine , et
non pas sa sœur utérine (5). Cet usage tiroit
(i) Plutarque, Vie de Solon. — (2) Id. ibid. —
(3) Philolaùs de Corinthe établit à Athènes que le
nombre des portions de terre et celui des hérédités
seroit toujours le même. Aristote, Polit. 1. II, c. XII.
— (4) République , liv. VIII.- (5) Cornélius Nepos,
inprœfat. Cet usage étoit des premiers temps : aussi
Abraham dit-il de Sara : « Elle est ma sœur, fille de
« mon père, et non de ma mère. » Les mêmes raisons
avoient fait établir une même loi chez différents
peuples.
LIVRE V, CHAP. V. l35
son origine des républiques , dont l'esprit étoit
de ne pas mettre sur la même tète deux por-
tions de fonds de terre , et par conséquent
deux hérédités. Quand un homme épousoit sa
sœur du côlé du père , il ne pouvoit avoir
qu'une hérédi'é, qui étoit celle de son père;
mais, quand il épousoit sa sœur utérine, il
pouvoit arriver que le père de cette sœur,
n'ayant pas d'cnfanls mâles ,lui laissât sa suc-
cession , et que par conséquent son frère, qui
l'avcit épousée , en eût deux.
Qu'on ne m'objecte pas cequeditPhilon(i),
que , quoiqu'à Athènes on épousât sa sœur
consan£,uine , et non pas sa sa^ur utérine ,
on pouvoit à Lacédémone épouser sa sœur
utéi'ine et non pas sa sœur consanguine; car
je trouve dans Strabon (2) , que quand à La-
cédémone une sœur épousoit son frère , elle
avoit pour sa dot la moitié de la portion du
frère. Il est clair que cette seconde loi étoit,
faite pour ])révenir les mauvaises suites de la
première. Pour empêcher que le bien de la fa-
mille de la sœur ne passât dans celle du frère,
on donnoit en dot à la sœur la moitié du bien
du frère.
Séneque(3), parlant de Silanus qui avoit
épousé sa sœur, dit qu'à Athènes la jiermis-
sion étoit restreinte, et qu'elle étoit générale à
(i) De specialihus legibus quae peiduent ad prse-
cepta Decalogi. — (i)Lib. X. — (3) Alheuis dimidiura
licet, Alexaiidriae lotum. Senec. de moite Ciaudii.
l36 DE l'esprit des LOIS.
Alexandrie. Dans le gouvernement d'un seul,
il n'étoit guère question de maintenir le par
tage des biens.
Pour maintenir ce partage des terres dans
la démocratie, c'étoit une bonne loi que celle qui
vouloit qu'un père qui avolt plusieurs enfants
en choisît un pour succéder à sa portion (i),
et donnât les autres en adoption à quelqu'un
qui n'eût point d'enfants, afin que le nombre
des citoyens pût toujours se maintenir égal à
celui des partages.
Phaléas de Chalcédoine (2) avoit imaginé
une façon de rendre égales les fortunes dans
une république où elles ne l'étoient pas. Il
vouloit que les riches donnassent des dots aux
pauvres et n'en reçussent pas, et que les pau-
vres reçussent de l'argent pour leurs filles et
n'en donnassent pas. Mais je ne sache point
qu'aucune république se soit accommodée
d'un règlement pareil. Il met les citoyens sous
des conditions dont les différences sont si frap-
pantes, qu'ils haïroient cette égalité même que
l'on chercheroit à introduire. Il est bon quel-
quefois que les lois ne paroissent pas aller si
directement au but qu'elles se proposent.
Quoique dans la démocratie l'égalité réelle
soit l'ame de l'état, cependant elle est si diffi-
cile à établir, qu'une exactitude extrême à cet
égard ne conviendroit pas toujours. Il suffit
(i) Platon fait une pareille loi, liv. III des Lois.
— (2) Aristote, Politique, liv. II, ch. A''II.
tlVREV, CHAP. V. l37
que l'on établisse un cens (i) qui réduise ou
lise les différences à un certain point; après
([uoi c'est à des l'ois particulières à égaliser,
pour ainsi dire , les inégalités, par les charges
f [u'elles imposent aux riches , et le soulage-
ment, qu'elles accordent aux pauvres. Il n'y a
f[ue les richesses médiocres qui puissent don-
ner ou souffi'ir ces sortes de compensations ;
car , pour les fortunes immodérées , tout ce
qu'on ne leur accorde pas de puissance et
d'honneur, elles le regardent comme une in-
jure.
Toute inégalité dans la démocratie doit être
tirée de la nature de la démocratie et du prin-
cipe même de l'égalité. Par exemple , on y peut
craindre que des gens qui auroient besoin d'un
travail continuel pour vivre ne fussent trop
appauvris par une magistrature , ou qu'ils n'en
négligeassent les fonctions ; que des artisans
ne s'enorgueillissent; que des affranchis trop
nombreux ne devinssent plus puissants que
les anciens citoyens. Dans ces cas , l'égalité
entre les citoyens (2) peut être ôtée dans la dé-
mocratie pour l'utilité de la démocratie. Mais
(i) vSoloa fît quatre classes: la première, de ceux
qui avoicQt cinq cents mines de revenu, tant eu
grains qu'en fruits liquides ; la seconde , de ceux qui
en avoient trois cents, et pouvolent entretenir un
cheval ; la troisième, de ceux qui n'en avoient que
deux cents ; la quatrième, de tous ceux qui vi voient
de leurs bras. Plutarque, Vie de Solon. — (a) Solon
exclut des charges tons ceux du quatrième cens.
8.
t38 DE L'KSPaiT Iv£3 LOIS.
ce n'est qu'une égalité apparente que l'onôte:
car un homme ruiné par une magistrature se-
roit dans une pire condition que les autres
citoyens ; et ce même homme , qui seroit obligé
d'en négliger l^s fonctions, mettroit les autres
citoyens dans une condition pire que la sienne ;
et ainsi du reste.
CHAPITRE VI.
Comment les lois doivent entretenir la frugalité
dans la démocratie.
1 L ne suffit pas, dans une bonne démocratie,
que les portions de terre soient égales ; il faut
qu'elles soient petites , comme chez les Ro-
mains. « A Dieu ne plaise, disoit Curius à ses
« soldats (i), qu'un citoyen estime peu de terre
a ce qui est suffisant pour nourrir un homme ! »
Comme l'égalité des fortunes entretient la
frugalité , la frugalité maintient l'égalité des
fortunes. Ces choses , quoique différentes ,
sont telles qu'elles ne peuvent subsister l'une
sans l'autre ; chacune d'elles est la cause et
l'effet; si l'une se retire de la démocratie, l'au-
tre la suit toujours.
Il est vrai que, lorsque la démocratie est
fondée sur le commerce, il peut fort bien ar-
river que des particuliers y aient de grandes
(i) Ils demandoient une pins grande portion de
la terre conquise. Plutarque , OEuvres morales. Vies
des anciens rois et capitaines.
LIVRE V, CHAP. VI. iSy
ri(;liesses, et que les mœurs n'y soient pas cor-
rompueSc C'est que l'esprit de comme*'ce en-
traîne avec soi celui de frugalité, d'économie,
(le modération, de travail , de sagesse, de tran-
(lalUIté, d'ordre, et de règle. Ainsi, tandis
(jiie cet esprit subsiste, les ricliesses qu'il pro-
duit n'ont aucun mauvais effet. Le mal arrive
lorsque l'excès des richesses détruit cet esprit
de commerce; on voit tout à coup naître les
désordres de l'inégalité, qui ne s'étoient pas
encore fait sentir.
Pour maintenir l'esprit de commerce , il faut
que les principaux citoyens le fassent eux-
mêmes; que cet esprit règne seul, et ne soit
point croisé jjar un autre ; que toutes les lois
le favorisent; que ces mêmes lois, par leurs
dispositions, divisant les fortunes à mesure
que le commerce les grossit, mettent chaque
citoyen pauvre dans une assez grande aisance
pour pouvoir travailler comme les autres ; et
chaque citoyen riche dans une telle médiocrité ,
qu'il ait besoin de son travail pour conserver
ou pour acquérir.
C'est upe très bonne loi, dans une républi-
que commerçante , que celle qui donne à tous
les enfants une portion égale dans la succes-
sion des pères. Il se trouve par-là que , quelque
fortune que le père ait faite, ses enfants, tou-
jours moins riches que lui, sont portés à fuir
le luxe et à travailler comme lui. Je ne parle
que des républiques commerçantes j car, pour
l40 DE l'esprit des LOIS.
celles qui ne le sont pas, le législateui' a bien
d'autres règlements à faire (i).
Il y avoit dans la Grèce deux sortes de ré-
publiques: les unes étoient militaires, comme
Lacédémone; d'autres étoient commerçantes,
comme Athènes. Dans les unes on vonloil que
les citoyens fussent oisifs; dans les autres on
cherchoit à donner de l'amour pour le tra\ail.
Solon fit un crime de l'oisiveté, et voulut que
chaque citoyen rendit compte de la manière
dontilgagnoit sa vie. En effet, dans une bonne
démocratie , où l'on ne doit dépenser que pour
le nécessaire , chacun doit l'avoir ; car de qui
le recevroit-on?
CHAPITRE VII.
Autres moyens de favoriser le principe de la
démocratie.
On ne peut pas établir un partage égal des
terres dans toutes les démocraties. Il y a des
circonstances où un tel arrangement seroit
impi-aticable, dangereux, et choqueroit même
la constitution. On n'est pas toujours obligé
de prendre les voies extrêmes. Si l'on voit,
dans une démocratie , que ce partage , qui
doit maintenir les mœurs , n'y convienne pas ,
il faut avoir recours à d'autres moyens.
Si l'on établit un corps fixe qui soit j^ar lui-
même la règle des moeurs , un sénat , où l'âge ,
(i) On V doit Lornerbeauconp les dots des femmes.
LIVRK V , CH AP. VII. l4 I
la vertu, la gravité, les services, donnont en-
trée; les sénateurs, exposés à la vue du peuple
comme les simulacres des dieux, inspireront
des sentiments qui seront portés dans le sein
de toutes les familles.
Il faut sur-tout que ce sénat s'attache aux
institutions anciennes , et fasse en sorte que
le peuple et les magistrats ne s'en départent
jamais.
Il y a beaucoup à gagner, en fait de mœurs ,
à garder les coutumes anciennes. Comme les
peuples corrompus font rarement de grandes
clioses, qu'ils n'ont guère établi de sociétés,
fondé de villes , donné de lois; et qu'au con-
traire ceux qui avoient des mœurs simiples et
austères ont fait la plupart des établissements;
rappeler les liommes aux maximes anciennes ,
c'est ordinairement les ramener à la vertu-
De plus, s'il y a eu quelque révolution , et
que l'on ait donné à l'état une forme nouvelle ,
cela n'a guère pu se faire qu'avec des peines
et des travaux infinis, et rarement avec l'oisi-
veté et des mœurs corrompues. Ceux même
qui ont fait la révolution ont voulu la faire
goûter, et ils n'ont guère pu y réussir que par
de bonnes lois. Les institutions anciennes sont
donc ordinairement des corrections , et les
nouvelles , des abus. Dans le cours d'un long
gouvernement , on va au mal par une pente
insensible , el on ne remonte au bien que par
un effort.
On a douté si les membres du sénat dont
142 DF., l'esprit des LOIS.
nous parlons doivent être à vie, ou choisis
pour un temps. Sans doute qu'ils doivent être
choisis pour la vie ., comme cela se pratiquoit
à Rome (i), à Lacédénione (2), et à Athènes
même. Car il ne faut pas confondre ce qu'on
appeloit le sénat à Athènes , qui étoit un corps
qui changeoit tous les trois mois , avec l'aréo-
page, dont les membres ctoient établis pour
la vie, comme des modèles perpétuels.
Maxime générale: dans \\\\ sénat fait pour
être la règle et pour ainsi dire le déjjôt des
mœurs, les sénateurs doivent être élus pour
la vie: dans un sénat fait pour préparer les
affaires , les sénateurs peuvent changer.
L'esprit, dit Aristole, vieillit comme le
corps. Cette réflexion n'est bonne qu'à l'égard
d'un magistrat unique , et ne peut être appli-
quée à une assemblée de sénateurs.
Outre l'aréopage, il y avoit à Athènes des
gaixliens des mœurs, et des gardiens des lois (3).
A Lacédémone , tous les vieillards étoienl cen-
seurs. A Rome, deux magistrats particuliers
avoient la censure. Comme le sénat veille sur
(i) Les niagistr.its y étoient annuels, et les séna-
teurs pour la vie. — (2)Lycurgue, dit Xénophon, de
rcpub. Lacedœin. , voulut « qu'on élût les sénateurs
« parmi les vieillards, pour qu'ils ne se négligeassent
a jDas même à la fin de la vie ; et en les établissant
« juges du courage des jeunes gens, il a rendu la
« vieillesse de ceux-là plus honorable que la force de
<< ceux-ci. » — (3) L'aréopage lui-même étoit soumis
à la censure.
LIVRK V, CH AP. Vir. 1 4 i
le peuple , il faut que des censeurs aient les
yeux sur le peuple et sur le sénat. II faut qu'ils
rétablissent dans la république tout ce qui a
été corrompu , qu'ils notent la tiédeur, jugent
les négligences , et corrigent les fautes, comme
les lois punissent les crimes.
La loi romaine qui vouloit que l'accusation
de l'adultère fût publique étoit admirable pour
maintenir la pureté des mœurs ; elle intimidoit
les femmes , elle intimidoit aussi ceux qui dé-
voient veiller sur elles.
Rien ne maintient plus les mœurs qu'une
extrême subordination des jeunes gens envers
les vieillards . Les uns et les autres seront conte-
nus ; ceux-là par le respect qu'ils auront pour
les vieillards , et ceux-ci par le respect qu'ils
auront pour eux-mêmes.
Rien ne donne plus de force aux lois que la
subordination extrome des citoyens aux ma-
gistrats. « La grande différence que Lycurgue
« a mise entre Lacédémone et les autres cités ,
« dit Xénophon (i), consiste en ce qu'il asur-
« tout fait que les citoyens obéissent aux lois;
«ils courent lorsque le magistrat les appelle,
« Mais , à Athènes , un homme riche seroit au
« désespoir que l'on crût qu'il dépendît du ma-
« gistrat. )j
L'autorité paternelle est encore très utile
pour maintenir les mœurs. Nous avons déjà
dit que dans une république il n'y a pas une
( i) Piépublique de Lacédémone.
t44 i'e l'esprit des lois.
force si réprimante que dans les autres gou-
vernements. Il faut donc que les lois cherchent
à y suppléer; elles le font par l'autorité pater-
nelle.
A Rome , les pères avoient droit de vie et
de mort sur leurs enfants (i). A Lacédémone ,
chaque père avoit droit de corriger l'enfant
d'un autre.
La puissance paternelle se perdit à Rome
avec la république. Dans les monarchies , où
l'on n'a que faire de mœurs si pures, on veut
que chacun vive sous la puissance des magis-
trats.
Les lois de Rome, cjui avoient accoutumé
les jeunes gens à la dépendance, établirent
une longue minorité. Peut-être avons-nous
eu tort de prendre cet usage: dansune monar-
chie , on n'a pas besoin de tant de contrainte.
Cette même subordination dans la républi-
que y pourroit demander que le père restât,
pendant sa vie, le maiti'e des biens de ses en-
fants , comme il fut réglé à Rome. Mais cela
n'est pas de l'esprit de la monarchie.
( I ) On peut voir dans l'histoire romaine avec quel
avantage pour la république on se servit de cette
puissance. Je ne parlerai que du temps de la plus
grande corruption. Anlus Fulvius s'étoit mis en che-
min pour aller trouver Catilina ; son père le rappela,
et le fit mourir. Sallnste, de bello Catil. Plusieurs
antres citovens firent de même. Dion , liv. XXXVII.
LIVRÉ V , C H A P. VIII. l \ )
CHAPITRK VI 11.
Conuueut les lois doivent se rapporter au priucipe
dn gouvernement dans l'aristocratie.
o I , clans rar'istocratlo , le petiple est vertueux ,
on y jouira à peu près du bonheur du gouver-
nement populaire, et l'état deviendra puis-
sant. Mais, comme il est rare que là où les
fortunes des hommes sont si inégales il y ait
beaucoup de vertu; il faut que les lois tendent
à. donner, autant qu'elles peuvent, un esprit
de modération, et cherchent à établir cette
égalité que la constitution de l'état ôte néces-
sairement.
L'esprit de modéralion est ce qu'on appelle
la vertu dans l'aristocratie ; il y tient la place
de l'esprit d'égalité dans l'état populaire.
Si le faste et la splendeur qui environnent
les rois font une partie de leur puissance , la
modestie et la simplicité des manières font la
force des nobles aristocratiques (i). Quand ils
n'affectent aucune distinction , quand ils se
confondent avec le peuple , quand ils sont vê-
tus comme lui , quand ils lui font jiartager
tous leurs plaisirs, il oublie safoibîesse.
(i) De nos jours les Vénitiens, qui, à Lien des
égards, se sont conduits très sagement, décidèrent,
snr une dispute entre un noble vénitien et nn gentil-
homme de tcrrc-/"ernie , pour une préséance dans une
fglise, que, hors de Venise, un noble vénitien n'a-
voit point de prcémineuce sut un autre citoyen.
Ksrn. DES LOIS, i, 9
l/;0 DE L ICSPRIT iiES LOIS.
Chaque gouvernement a sa nature et son
principe. Il ne faut donc pas que l'aristocratie
prenne la nature et le principe de la monar-
chie; ce qui arriveroit si les nobles avoient
quelques prérogatives personnelles et parti-
culières distinctes de celles de leur corps : les
privilèges doivent être pour le sénat , et le
simple respect pour les sénateurs.
Il y a deux sources principales de désordres
dans les états aristocratiques; l'inégalité ex-
trême entre ceux qui gouvernent et ceux qui
sont gouvernés, et la même inégalité entre les
différents membres du corps qui gouverne.
De ces deux inégalités résultent des haines et
des jalousies que les lois doivent prévenir ou
arrêter.
La première inégalité se trouve principale-
ment lorsque les privilèges des principaux ne
sont honorables que parcecju'ils sont honteux
au peuple. Telle fut à Rome la loi qui défen-
doit aux patriciens de s'unir par mariage aux
plébéiens (i) ; ce qui n'avoit d'autre effet que
de rendre, d'un côté, les patriciens plus su-
perbes , et , de l'autre , plus odieux. Il faut voir
les avantages qu'en tirèrent les tribuns dans
leurs harangues.
Cette inégalité se trouvera encore si la con-
dition des citoyens est différente par rapport
aux subsides ; ce qui arrive de quatre manières :
(t) Elle fui; mise par les fléceravirs dans les deux
flornicres toliles. Voyez Dei'vs d'IIalicarnasse, 1. X.
LIVRE V, en A p. VIII. 1^7
lorsque les nobles se donnent le privilège de
n'en point payer ; lorsqu'ils font des fraudes
pours'en exempter (i); lorsqu'ils les appellent
à eux sous prétexte de rétributions ou d'ap-
pointements pour les emplois qu'ils exercent;
enfin quand ils rendent le peuple tributaire,
et se partagent les impôts qu'ils lèvent sur eux.
Ce dernier cas est rare ; une aristocratie , en
cas pareil , est le plus dur de tous les gouver-
nements.
Pendant que Rome inclina vers l'aristocra-
tie, elle évita très bien ces inconvénients. Les
magistrats ne tiroient jamais d'appointements
de leur magistrature. Les principaux de la ré-
publique furent taxés comme les autres; ils le
furent même plus, etcpielquefois ils le furent
seuls. Eni'in, bien loin de se partager les reve-
nus de l'état, tout ce qu'ils purent tirer du
trésor public , tout ce que la fortune leur en-
voya de richesses , ils le distribuèrent aupeuple
pour se faire pardonner leurs honneurs (2).
C'est une maxime fondamentale, qu'autant
que les distributions faites au peu])le ont de
pernicieui effets dans la démocratie, autant
en ont-elles de bons dans le gouvernement
aristocratique. Les premières font perdre l'es-
prit de citoyen, les autres y ramènent.
(1) Comme d.ms quelques aristocmties de dos
jours: rien n'aiToiblit phis l'état. — (2) Voyez dans
Strahon, livre XIV, comment les Rhodiens se con-
duisirent à cet csard.
l/, s DE l'esprit des LOIS.
Si l'on ne tlistri])ue point les revenus au
peuple , il faut lui faire voir qu'ils sont bien
administrés : les lui montrer, c'est en quelque
manière l'en faire jouir. Cette chaîne d'orque
l'on tendoit à Venise , les richesses que l'on
portoit àRome dans les triomphes , les trésors
que l'on pardoit dans le temple de Saturne ,
étoicnt véritablement les richesses du peuple.
Il est sur-tout essentiel, dans l'aristocratie ,
cpie les nobles ne lèvent pas les tributs. Le
premier ordre de l'état ne s'en mêloit point à
Rome; on en chargea le second, et cela même
eut dans la suite de grands inconvénients.
Dans une aristocratie où les nobles leveroient
les tributs, tous les particuliers seroientà la
discrétion des gens d'affaires •-, il n'y auroit
point de tribunal supérieur qui les corrigeât.
Ceux d'entre eux préposés pour ôter les abus
aimeroient mieux jouir des abus. Les nobles
seroient comme les princes des états despo-
tiques , qui confisquent les biens de qui il leur
})lait.
Bientôt les profits qu'on y feroit seroient
regardés comme un patrimoine que l'avarice
étendroit à sa fantaisie. On feroit tomber les
fermes , on réduiroit à rien les revenus pu-
blics. C'est par-là que quelques états, sans
avoir reçu d'échec qu'on jmisse remarquer,
tombent dans une foiblesse dont les voisins
sont surpris , et qui étonne les citoyens mêmes.
Il faut que les lois leur défendent aussi le
iBommerce: des marchands si accrédités fe-
LIVRE V, CHAl>. VI II. l/^iJ
roicnt toute sorte de monopoles. Le com-
merce est la profession des gens égaux; et,
dans les états despotiques, les plus misérables
sont ceux où le prince est marchand.
Les lois de Venise (i) défendent aux nobles
le commerce qui pourroit leur donner, même
innocemment, des richesses exorbitantes.
Les lois doivent employer les moyens les
plus efficaces pour que les nobles rendent jus-
tice au peuple. Si elles n'ont point établi un
tribun, il faut qu'elles soient un tribun elles-
mêmes.
Toute sorte d'asile contre l'exécution des
lois perd l'aristocratie; et la tyrannie en est
tout près.
Elles doivent mortifier, dans tous les temps ,
l'orgueil de la domination. Il faut qu'il y ait,
pour un temps ou pour toujours , un magis-
trat qui fasse trembler les nobles , comme les
éphores à Lacédémone, et les inquisiteurs
d'éta t à Venise ; magistratures qui ne son t sou-
mises à aucunes formalités. Ce gouvernement
a besoin de ressorts bien violents : une bouche
de pierre (2) s'ouvre à tout délateur à Venise;
vous diriez f[ue c'est celle de la tyrannie.
Ces magistratures tyranniques dans l'aris-
tocratie ont du rapport à la censure de la dé-
(1) Amelol de la Houssaye, du gouvernement de
Venise , part. III. La loi Claudia défendoit aux séna-
teurs d'avoir en mer aucun vaisseau qui tint plus de
quarante rauids. Tite-Live, liv. \^l. ~— (2) Les dé-
lateurs y jettent leurs billets.
l5o DE l'esprit des LOIS.
mocratie , qui, par sa nature , n'est pas moins
indépendante. En effet , les censeurs ne doivent
point être recliercliés sur les choses qu'ils ont
faites pendant leur censure ; il faut leur donner
de la confiance , jamais du découragement. Les
Piomains étoient admirables ; on pouvoit faire
rendre à tous les magistrats (i^ raison de leur
conduite , excepté aux censeurs (2).
Deux choses sont pernicieuses dans l'aris-
tocratie; la pauvreté extrême des nobles , et
leurs richesses exorbitantes. Pour prévenir
leur pauvreté , il faut sur -tout les obliger de
bonne heure à payer leurs dettes. Pour modé-
rer leurs richesses, il faut des dispositions
sages et insensibles; non pas des confisca-
tions, des lois agraires, des abolitions de det-
tes, qui font des maux infinis.
Les lois doivent ôter le droit d'aînesse entre
les nobles ^3) , afin que , par le partage conti-
nuel des successions , les fortunes se remettent
toujours dans l'égalité.
Il ne faut point de substitutions , de retraits
lignagers, d« majorais, d'adoptions. Tous les
(i) Voyez Tite-Live, liv. XLIX. Un censeur ne
pouvoit pas même être troublé par un censeur ; cha-
cun faisoit sa note sans prendre l'avis de son col-
lègue ; et quand on lit autrement , la censure fut pour
ainsi dire renversée. — (2) A Athènes, leslogistes,
qui faisoient rendre compte à tons les magistrats , ne
rendoient point compte eux-mêmes. — (-^) Cela est
ainsi établi à Yeuise. Anielot de la Houssaye , pages
3o et 3i.
r. IVREV, CHAP. VIII. l5l
moyens inventés pour perpéluer la grandeur
des familles dans les états monarchiques ne
sauroient être d'usage dans l'aristocratie (i).
Quand les lois ont égalisé les familles il leur
reste à maintenir l'union entre elles. Les diffé-
rents des nobles doivent être promptement
décidés ; sans cela les contestations entre les
personnes deviennent des contestations entre
les familles. Des arbitres peuvent terminer les
procès, ou les empêcher de naître.
Enfin il ne faut point que les lois favorisent
les distinctions que la vanité met entz'e les fa-
milles , sous ]>rétexte qu'elles sont plus nobles
ou plus anciennes ; cela doit être mis au rang
des petitesses des particuliers.
On n'a qu'à jeter les yeux sur Lacédémone;
on verra comment les éphores surent mortifier
les foiblesses des rois, celles des grands , et
celles du peuple.
CHAPITRE IX.
Comment les lois soat relatives à leur priaoipe
dans la monarclile.
Li'u G N N E u R étant le principe de ce gouver-
nement , les lois doivent s'y rapporter.
Il faut qu'elles y travaillent à soutenir cette
noblesse , dont l'honneur est pour ainsi dire
l'enfant et le père.
(i) Il semble que l'objet de quelques aristocraties
»oit moins de maintenir l'état, que ce qu'elles ap-
pel lent leur noblesse.
IJ'A VU LESPUIT DES LOIS.
Il faut qu'elles la rendent héréditaire, non
pas pour être le terme entre le pouvoir du
prince et la foiblesse du peuple, mais le lien
de tous les deux.
Les substitutions, qui conservent les biens
dans les familles , seront très utiles dans ce
gouvernement, quoiqu'elles ne conviennent
pas dans les autres.
Le retrait lignager rendra aux familles no-
bles les terres <[ue la prodigalité d'un parent
aura aliénées.
Les terres nobles auront des privilèges com-
me les personnes. On ne peut pas séparer la
flignlté du monarque de celle du royaume; on
ne peut guère séparer non plus la dignité du
noble de celle de son fief.
Toutes ces prérogatives seront particulières
à la noblesse , et ne passeront point au peuple ,
si l'on ne veut choquer le jirincipe du gouver-
nement, si Tonne veut diminuer la force de la
noblesse et celle du peuple.
Les substitutions gênent le commerce ; le
retrait lignager fait une infinité de procès né-
cessaires ; et tous les fonds du royaume vendus
sont au moins , en quelque façon, sans maître
j)endant un an. Dec prérogatives attachées à
des fiefs donnent un pouvoir très à charge à
ceux qui les souffrent. Ce sont des inconvé-
nients particuliers de la noblesse , qui dispa-
roissent devant l'utilité générale qu'elle pro-
cure. Mais , quand on les communique au peu-
ple, on choque inutilement tous les principes.
LIVRK V, CHAP. IX. ï53
On peut, dans les monarcliies, permettre
de laisser la plus grande partie de ses biens à
un de ses enfants; cette permission n'est
même bonne que là.
Il faut que les lois favorisent tout le com-
merce que la constitution (i) de ce gouverne-
ment peut donner, afin que les sujets puissent,
sans périr, satisfaire aux besoins toujours re-
naissants du prince et de sa cour.
Il faut qu'elles mettent un certain ordre dans
la manière de lever les tributs , afin qu'elle ne
soit pas plus pesante que les charges mêmes.
La pesanteur des charges produit d'abord
le travail ; le travail, l'accablement ; l'accable-
ment, l'esprit de paresse.
CHAPITRE X.
Delà promptitude de l'exécution dans la monarchie.
JLje gouvernement monarchique a un grand
avantage sur le républicain: les affaires étant
menées par un seul , il y a plus de promptitude
clans l'exécution. Mais , comme cette prompti-
tude pourroit dégénérer en rapidité, les lois
y mettront une certaine lenteur. Elles ne doi-
vent pas seulement favoriser la nature de cha-
que constitution , mais encore remédier aux
abus qui pourroient résulter de cette même
nature.
(i) Elle ne le permet qu'au peuple. Voyez la loi
troisième, au code de conim. et mcrcaioribiis , qui
est pleine de bon sens.
l54 DE l'esprit des lois.
Le cardinal de Richelieu (i) veut que l'on
évite , dans les monarchies , les épines des
compagnies, qui forment des difficultés sur
tout. Quand cet homme n'auroit pas eu le
despotisme dans le cœur , il l'auroit eu dans
la tête.
Les corps qui ont le dépôt des lois n'obéis-
sent jamais mieux que quand ils vont à pas
tardifs, et qu'ils apportent, dans les affaires
du prince , cette réflexion qu'on ne peut g-uere
attendre du défaut de lumières de la cour sur
les lois de l'état, ni de la précipitation de ses
conseils (2).
Que seroit devenue la plus belle monarchie
du monde, si les magistrats, par leurs len-
teurs , par leurs plaintes , par leurs prières ,
n'avoient arrêté le cours des vertus mêmes de
ses rois , lorsque ces monarques , ne consul-
tant que leur grande ame , auroient voulu ré-
compenser sans mesure des services rendus
avec un courage et une fidélité aussi sans
mesure ?
CHAPITRE XL
De l'excellence da gouvememeiil monarchique.
1^ E gouvernement monarchique a un grand
avantage sur le despotique. Comme il est de
(i) Testameat politique.— (2) Barbaris cunctatio
sgrvilis ; statini cxe'jui regiuni videtnr. Tac. Annal,
liv. V.
LIVRE V, CH A p. XI. ior>
sa nature qu'il y ait sous le prince plusieurs
ordres qui tiennent à la constitution , l'état est
plus fixe, la constitution plus inébranlable , la
personne de ceux qui gouvernent plus assurée.
Cicéron (i) croit que l'établissement des
tribuns de Rome fut le salut de la république.
'< En effet, dit-il, la force du peuple qui n'a
« point de chef est plus terrible. Un chef sent
n que l'affaire roule sur lui , il y pense : mais
« le peuple, dans son impétuosité, ne connoît
« point le péril où il se jette. » On peut ai)pli-
quer cette réflexion à un état despotique , qui
est un peuple sans tribuns, et à une monar-
chie , où le peuple a , en quelque façon , des
tribuns.
En effet, on volt par-tout que, dans les
mouvements du gouvernement despotique ,
le peuple, mené par lui-même, porte toujours
ks choses aussi loin qu'elles peuvent aller ;
tous les désordres qu'il commet sont extiêmea :
au lieu que, dans les monarchies , les choses
sont très rarement jiortées à l'excès. Les chefs
craignent pour eux-mêmes , ils ont peur d'être
abandonnés ; les puissances intermédiaires
dépendantes (2) ne veulent pas que le peuple
pi'enne trop le dessus. Il est rare que les or-
dres de l'état soient corrompus entièrement.
Le prince tient à ces ordres: et les séditieux,
qui n'ont ni la volonté ni l'espérance de ren-
( ! ) Liv. m des Lois. — (2) Voyez ci-dessns la pre«
Jiiicre noie dn livre II, chap. IV.
l'jQ DE l'esprit des LOIS.
verser l'état, ne peuvent ni ne veulent renver-
ser le prince.
Dans ces circonstances, les gens qui ont de
la sagesse et de l'autorité s'entre-mettent; on
prend des tempéraments , on s'arrange , on
se corrige ; les lois reprennent leur vigueur et
se font écouter.
i^ussi toutes nos histoires sont-elles pleines
de guerres civiles sans révolutions; celles des
états despotiques sont oléines de révolutions
sans guerres civiles.
Ceux c{ui ont écrit l'histoire des guerres ci-
viles de quelques états, ceux même qui les ont
fomentées, piouvent assez combien l'autorité
que les princes laissent à de certains ordres
pour leur service leur doit être peu suspecte ,
puisque, dans leur égarement même, ils ne
soupiroient qu'après les lois et leur devoir, et
retardoient la fougue et l'impétuosité des fac-
tieux plus qu'ils ne pouvoient la servir (i).
Le cardinal de Richelieu, pensant peut-être
qu'il avoit trop avili les ordres de l'état, a re-
cours, pour le soutenir, aux vertus du prince
et de ses ministres (2); et il exige d'eux tant
de choses, qu'en vérité il n'y a qu'un ange
qui puisse avoir tant d'attention, tant de lu-
mières , tant de fermeté , tant de connoissan-
ces; et on peut à peine se flatter que, d'ici à la
dissolution des monarchies, il puisse y avoir
un prince et des ministres pareils.
(i) Mémoires du cardinal de Retz, et antres his-
toires.— (2) Testament politique.
I. IVREV, CHAP. XI. i!j7
Comme les peuples qui vivent sous une
bonne police sont ]>lus ]i£ureux que ceux qui ,
sans règle et sans chefs , errent dans les forêts ;
aussi les monarques qui vivent sous les lois
fondamentales de leur état sont-ils plus heu-
reux que les princes despotiques qui n'ont
rien qui puisse régler le cœur de leurs peuples
ni le leur.
CHAPITRE XII.
Continuation du même sujet.
V^u'oN n'aille point chercher de la magnani-
mité dans les états despotiques ; le prince n'y
donneroit point une grandeur qu'il n'a pas
lui-même : chez lui il n'y a pas de gloire.
C'est dans les monarchies que l'on verra au-
tour du prince les sujets recevoir ses rayons ;
c'est là que chacun, tenant, pour ainsi dire,
un plus grand espace , peut exercer ces vertus
(jui donnent à l'ame , non pas de l'indépen-
>!aace, mais de la grandeur.
CHAPITRE XIII.
lilée du despotisme.
\^ u A N D les sauvages de la Louisiane veulent
avoir du fruit, ils coupent l'arbre au pied , et
cueillent le fruit ( i ). Voilà le gouvernement
despotique.
^t) Lettres cdif. tome II. jingc 3i 5.
l'jO HE L ESPRIT DES LOIS.
CHAPITRE XIV.
C'jiuuieut les lois sont relatives au principe du
gouvcraemeut despotique.
J^ E gouvernement despotique a pour prin-
cipe la crainte ; mais à des peuples timides ,
i^rnorants , abattus , il ne faut pas beaucoup
de lois.
Tout y doit rouler sur deux ou trois idées ;
il n'en faut donc pas de nouvelles. Quand vous
instruisez une bête , vous vous donnez bien
de garde de lui faire changer de niailre, de
leçon et d'allure ; vous fraj)pez son cerveau par
deux ou trois mouvements , pas davantage.
Lorsque le prince est enfermé, il ne peut
sortir du séjour de la volupté sans désoler
tous ceux qui l'y retiennent. Ils ne peuvent
souffrir que sa personne et son pouvoir pas-
sent en d'autres mains. Il fait donc rarement
la guerre en personne , et il n'ose guère la faire
par ses lieutenants.
Un prince pareil , accoutumé dans son palais
à ne trouver aucune résistance , s'indigne de
celle qu'on lui fait les armes à la main ; il est
donc ordinairement conduit par la colère ou
par la vengeance. D'ailleurs il ne peut avoir
d'idée de la vraie gloire. Les guerres doivent
donc s'y faire dans toute leur fureur naturelle,
et le droit des gens y avoir moins d'étendue
qu'ailleurs.
Un tel prince a tant de défauts , qu'il faudroit
LIVRE V, CUAP, XIV. l5y
craindre d'exposer au grand jour sa stupidité
naturelle. Il est cacli,é , et l'on ignore l'état où
il se trouve. Par bonheui' les hommes sont tels
dans ces pays , qu'ils n'ont besoin que d un
nom qui les gouverne.
Charles XII, étant à Bender, trouvant quel
que résistance dans le sénat de Suéde , écrivit
qu'il leur enverroit une de ses bottes pour
Commander. Cette botte auroit gouverné
cr-snme un roi despotique.
Si le prince est prisonnier , il est censé être
mort , et un autre monte sur le trône. Les
traités que fait le prisonnier sont nuls ; son
successeur ne les ratifieroit pas. En effet , com-
me il est les lois , l'état et le prince , et que sitôt
qu'il n'est plus le prince il n'est l'ien , s'il
n'étoit pas censé mort, l'état seroit détruit.
Une des choses qui détermina le plus les
Turcs à faire leur paix séparée avec Pierre I
fut que les Moscovites dirent au visir qu'en
Suéde on avoit mis un autre roi sur le trône(i).
La conservation de l'état n'est que la con-
servation du prince , ou plutôt du palais où il
est enfermé. Tout ce qui ne menace pas directe-
ment ce palais ou la ville capitale ne fait point
d'impression sur des esprits ignorants , or-
gueilleux et prévenus ; et , quant à l'enchaîne-
ment des événements , ils ne peuvent le suivre,
le prévoir , y penser même. La politique , ses
(i) Suite de Pnffendorff, Histoire universelle , an
ttaiîé de lu Sviedo, (h w». X.
iGo i>E l'esprit des lois.
ressorts et ses lois , y doivent être très bornés ;
et le gouvernement politique y est aussi sim-
ple que le gouvernement civil (i).
Tout se réduit à concilier le gouvernement
politique et civil avec le gouvernement domes-
tique, les officiers de l'état avec ceux du serrai!.
Un pareil état sera dans la meilleure situa-
tion lorsqu'il pourra se regarder comme seul
dans le monde , qu'il sera environné de dé-
serj;s , et séparé des peuples qu'il appellera
barbares. Ne pouvant compter sur la milice,
il sera bon qu'il détruise une partie de lui-
même.
Comme le principe du gouvernement despo-
tique est la crainte , le but en est la tranquillité :
mais ce n'est point une paix , c'est le silence de
ces villes que l'ennemi est près d'occuper.
La force n'étant pas dans l'état, mais dans
l'armée qui l'a fondé , il faudroit, pour défen-
dre l'état, conserver cette armée; mais elle
est formidable au prince. Comment donc con-
cilier la siireté de l'état avec la sûreté de la
personne ?
Voyez, je vous prie , avec quelle industrie
le gouvernement moscovite cherche à sortir
du despotisme , qui lui est plus pesant qu'aux
peuples mêmes. On a cassé les grands corps
de troupes , on a diminué les peines des cri-
mes , on a établi des tribunaux, on a com-
(i) Selon 'M. Ciiarcliii. il n'y a poiut de conseil
d'ctat eu Tcise.
LIVRKV, CHAP. XIV. iGl
mencé à connoître les lois , on a instruit les
peuples ; mais il y a des causes particulières
qui le ramèneront peut-être au malheur qu'il
voudroit fuir.
Dans CCS états la religion a plus d'influence
que dans aucun autre ; elle est une crainte
ajoutée à la crainte. Dans les empires maho-
métans c'est de la religion que les peuples
tirent en partie le respect étonnant qu'ils ont
pour leur prince.
C'est la religion qui corrige un peu la con-
stitution turque. Les sujets qui ne sont pas
attaches à la gloire et à la grandeur de l'état
par honneur , le sont par la force et par le
principe de la religion.
De tous les gouvernements despotiques , il
n'y en a point qui s'accable plus lui-même que
celui où le prince se déclare propriétaire de
tous les fonds de terres et l'héritier de tous ses
sujets : il en résulte toujours l'abandon delà
culture des terres ; et , si d'ailleurs le prince
est marchand , toute espèce d'industrie est
r.uiuée.
Dans ces états on ne répare , on n'améliore
lùen (i); on ne bâtit de maisons que pour la
vie ; on ne lait point de fossés , on ne plante
point d'arbres 5 on tire tout de la terre, on
ne lui rend rien ; tout est en friche , tout est
désert.
Pensez- vous que les lois qui ôtent la pro-
( I ) Toye/. Kioaut, Etat de reinpire ottoman, p. 1 96 .
102 DE l'kSPRIT des LOIS.
{(rlété des fonds de terre et la succession dts
biens diminueront l'avarice et la cupidité des
grands ? Non ; clies irriteront cette cupidité
et celte avarice. On sera porté à faire mille
vexations , parcequ'on ne croii'a avoir en pro-
pre que i'or ou l'argent qu'on pourra voler ou
cacher.
Pour que tout ne soit pas perdu, il est bon
que l'avidité du prince soit modérée par quel-
que coutume. Ainsi, en Turquie, le prince se
contente ordinairement de prendre trois pour
cent sur les successions ( i )des gens du peu-
ple : mais, comme le grand- seigneur donne la
plupart des terres à sa milice , et en dispose à
sa fantaisie; comme il se saisit de toutes les
successions des officiers de l'empire ; comme ,
lorsqu'un homme meurt sans enfants mâles ,
le grand-seigneur a la propriété , et que les
filles n'ont que l'usufruit; il arrive que la plu-
part des biens de l'état sont possédés d'une
manière précaire.
Par la loi de Bantam ^ 2 ) le roi prend toute
la succession, même la femme, les enfants et
la maison. On est obligé, pour éluder la plus
cruelle disposition de cette loi, de marier les
(i) Voyez, sur les successions des Tttrcs, Lacé-
démone ancienne et moderne. Voyez aussi Ricaut,
de l'Empire ottoman. — (2) Recueil des voyages qui
ont servi à l'éfaLlissemeut de la compagnie des
Indes, tome I. La loi du Pégu est moins cruelle: si
on a des enfants , le roi ne succède qu'aux deux tiers.
IbiJ. tome III, page i.
LIVRE ^' , (; H A p. XIV. 1 O J
Olifants à huit, neuf ou dix ans, et quelquefois
])lus jeunes , afin qu'ils ne se trouvent pas
faire une malheureuse partie de la succession
du père.
Dans les états où il n'y a point de lois fon-
damentales , la succession à l'empire ne saiiroit
être fixe. La couronne y est élective par le
]>rince , dans sa famille ou hors de sa famille.
En vain seroit-il établi que l'aîné succéderoit ;
le prince en pourroit toujours choisir un autre.
Le successeur est déclaré par le prince lui-
laème , ou par ses ministres , ou par une guerre
civile. Ainsi cet état a une raison de dissolu-
tion de plus qu'une monarchie.
Chaque prince de la famille royale ayant
ime égale capacité pour être élu , il arrive que
celui qui monte sur le trône fait d'abord étran-
gler ses frères , comme en Turquie; ou les fait
aveugler, comme en Perse; ou les rend fous,
comme chez le Mogol ; ou , si l'on ne prend
point ces précautions , comme à Maroc, cha-
que vacance de trône est suivie d'une affreuse
guerre civile.
Par les constitutions de Moscovie (i) le czar
peut choisir qui il veut pour son successeur,
soit dans sa famille , soit hors de sa famille.
Un tel établissement de succession cause mille
révolutions , et rend le trône aussi chancelant
que la succession est arbitraire. L'ordre de
(i) Voyez les différentes constitutions^ sur-tout
celle de 1 722.
i6i\ DE l'esprit des lois.
succession étant une des choses qu'il importe le
plus au peuple de savoir , le meilleur est celui
qui frappe le plus les yeux , comme la nais-
sance et un certain ordre de naissance. Une
telle disposition arrête les brigues , étouffe
l'ambition ; on ne captive plus l'esprit d'un
prince foible, et l'on ne fait point parler les
mourants.
Lorsque la succession est établie par une loi
fondamentale, un seul prince est le succes-
seur, et ses frères n'ont aucun droit réel ou
apparent de lui disputer la couronne. On ne
peut présumer ni faire valoir une volonté par-
ticulière du père. Il n'est donc pas plus ques-
tion d'arrêter ou de faire mourir le frère du
roi que quelque autre sujet que ce soit.
Mais , dans les états despotiques , oii les
frères du prince sont également ses esclaves et
ses rivaux , la prudence veut que l'on s'assure
de leurs personnes , sur -tout dans les pays
mabométans , où la religion regarde la victoire
ou le succès comme un jugement de Dieu ; de
sorte que personne n'y est souverain de droit,
mais seulement de fait.
L'ambition est bien plus irritée dans des
états où des princes du sang voient que, s'ils
ne montent pas sur le trône , ils seront enfer-
més ou mis à mort, que parmi nous, où les
pi'inces du sang jouissent d'une condition qui,
si elle n'est pas si satisfaisante pour l'ambition ,
l'est peut-être plus pour les désirs modérés.
Les princes des états despotiques ont tou-
MVRE V, CHAI'. XIV. l65
jours abusé du mariage. Ils prennent ordinai-
rement plusieurs femmes , sur- tout dans la
partie du monde où le des])Otisme est, jiour
ainsi dire, naturalisé, qui est l'Asie. Ils en ont
tant d'enfants , fju'ils ne peuvent guère avoir
d'affection pour eux, ni ceux-ci pour leurs
frères.
La famille régnante ressemble à l'état ; elle
est trop foible, et son chef est trop fort ; elle
paroît étendue, et elle se réduit à rien. Ar-
taxerxès(i) fit mourir tous ses enfants pour
avoir conjuré contre lui. Il n'est pas vraisem-
blable que cinquante enfants conspirentcontre
leur père, et encore moins f[u'ils consjiirent
parcequ'il n'a pas voulu céder sa concubine à
son fils aine. Il est plus simple de croire qu'il y
a là quelque iïitrigue de ces serrails d'orient ,
de ces lieux où l'artifice , la méchanceté , la
ruse , régnent dans le silence , et se couvrent
d'une épaisse nuit; où un vieux prince , de-
venu tous les jours plus imbécille , est le pre-
mier prisonnier du palais.
Après tout ce que nous venons de dire il
sembleroit que la nature humaine se souleve-
roit sans cesse contre le gouvernement despo-
tique; mais,malgré l'amour des hommes pour
la liberté , malgré leur haine contre la violence,
la plupart des peuples y sont soumis : cela est
aisé à comprendre. Pour former un gouver-
neznent modéré il faut combiner les puissan-
(i) Voyez Justin.
iG6 DE l'esprit des lois.
ces , les régler, les tempérer , les faire agir ,
donner , pour ainsi dire , un lest à l'une pour la
mettre en état de résister à une autre; c'est un
chef-d'œuvre de législation que le hasard fait
rarement , et que rarement on laisse faire à
la prudence. Un gouvernement despotique ,
au contraire , saute , pour ainsi dire , aux yeux ;
il est uniforme par-tout : comme il ne faut que
des passions pour l'établir, tout le monde est
bon pour cela.
CHAPITRE XV.
Continua lion tlu même snjet.
JJ A N S les climats chauds , oîi règne ordinai-
rement le despotisme, les passions se font plu-
tôt sentir, et elles sont aussi plutôt amoi'ties(i);
l'esprit y est plus avancé; les périls de la dis-
sipation des biens y sont moins grands ; il y a
moins de facilité de se distinguer, moins de
commerce entre les jeunes gens renfennës
dans la maison ; on s'y marie de meilleure
ïieure : on y peut donc être majeur plutôt que
dans nos climats d'Europe. En Turquie la ma-
jorité commence à quinze ans (2).
La cession des biens n'y peut avoir lieu.
Dans un gouvernement où personne n'a de
fortune assurée , on prête plus à la personne
qu'aux biens.
(i) Voyez le livre des Lois, dans le rapport qu'elles
ont avec la nature du climat. — (2) La Guilletiere,
Laccdcmone ancienne et nouvelle, page 463.
LIVRE V, CHAP. XV. 1G7
Elle entre naturellement dans les gouver-
nements modcrc'S ( i ) , et sur-tout dans les
républiques , à cause de la plus grande con-
fiance que l'on doit avoir dans la probité des
citoyens , et de la douceur que doit inspiier
une forme de gouvernement que chacun sem-
ble s'être donnée lui-même.
Si , dans la répidjlique romaine , les légis-
lateurs avoient établi la cession des biens (a),
on ne seroit pas tombé dans tant de séditions
et de discordes civiles, et l'on n'auroit point
essuyé les dangers des maux , ni les périls des
remèdes.
La pauvreté et l'incertitude des fortunes
dans les états despotiques y naturalisent l'u-
sure, chacun augmentantle prix de son argent
à proportion du péril qu'il y a à le prêter. La
misei'e vient donc de toutes parts dans ces pays
malheureux , tout y est ôté , jusqu'à la res-
source des emprunts.
Il arrive de là qu'un marchand n'y sauroit
faire un grand commerce ; il vit au jour la
journée : s'il se chargeoit de beaucoup de mar-
chandises , il jierdroit plus par les intérêts
qu'il donneroit pour les payer , qu'il ne gagne-
roit sur les marchandises. Aussi les lois sur
(i) Il en est de même des atermoiements dans les
banqueroutes de bonne foi. — (2) Elle ne l'ut établie
que par ia loi Julla , de ccssione ùotiormn. On évi-
toit la prison , et La cession de biens n'étoit pas igno-
irinieuse. Cod. liv. II. lit. XTI.
i68 DE l'esprit des lois.
le commerce n'y ont-elles guère de lieu ; elles
se réduisent à la simple police.
Le gouvernement ne sauroit être injuste
sans avoir des mains qui exercent ces injus-
tices : or il est impossible que ces mains ne
s'emploient pour elles-mêmes. Le péculat est
donc naturel dans les états despotiques.
Ce crime y étant le crime ordinaire , les fcon-
fiscations y sont utiles. Par-là on console le
peuple ; l'argent qu'on en tire est un tribut
considérable que le prince leveroit difficile-
ment sur des sujets abymés : il n'y a même,
dans ce pays , aucune famille qu'on veuille
conserver.
Dans les états modérés , c'est tout autre
chose. Les confiscations rendroient la pro-
priété des biens incertaine ; elles dépouille-
roient des entants innocents, elles détruiroient
une famille lorsqu'il ne s'agiroit que de punir
un coupable. Dans les républiques , elles fe-
roient le mal d'ôter l'égalité qui en fait l'ame ,
en privant un citoyen de son nécessaire phy-
sique (i).
Une loi romaine veut (a) qu'on ne confisque
que dans le cas de crime de lèse -majesté au
premier chef. Il seroit souvent très sage de
suivre l'esprit de cette loi , et de borner les
(i) Il me semble qu'on aimoit trop les confisca-
tions dans la république d'Athènes. — (2) Authent.
bona damnatorum. Cod. de bon. proscript, seu
damn.
I. IVRK V, Cil A P. XV. Jdy
confiscations à de certains crimes. Dans les
pays on une coutume locale a disposé des pro-
|ires, Bodin (i) dit très bien qu'il ne faudroit
confisquer que les acquêts.
CHAPITRE "XV!.
De la coiumuuication du pouvoir.
U A N S le gouvernement despotique , le pou-
voir passe tout entier dans les mains de celui
à qui on le confie. Le visir est le despote lui-
même , et chaque officier particulier est le visir.
Dans le gouvernement monai'chique , le pou-
voir s'applicjue moins immédiatement; le mo-
narque, en le donnant, le tempère (2"). Il fait
une telle distribution de son autorité , qu'il
n'en donne jamais une partie qu'il n'en retienne
une plus grande.
Ainsi , dans les états monarchiques , les gou -
verneurs particuliers des villes ne relèvent pas
tellement du gouverneur de la province qu'ils
ne relèvent du prince encore davantage; et
les officiers particuliers des corps militaires ne
dépendent pas tellement du général qu'ils ne
dépendent du prince encore plus.
Dans la ])lupart des états monarchiques on
a sagement établi cjue ceux qui ont un com-
mandement un peu étendu ne soient attachés
(i) Liv. V, chap. III.
(9.) Ut es':e l'iiœbi dulcius lumen rolct
Jamjam cadenfis....
Fspn. nrs r.ois. 1. lO
170 DE L ESPRIT DES LOIS.
à aucun corps de milice ; de sorte que, n'ayant
de commandement que par une volonté parti-
culière du prince , pouvant être employés et
ne l'être pas, ils sont en quelque façon dans le
service , et en quelque façon dehors.
Ceci est incompatible avec le gouvernement
despotique. Car si ceux qui n'ont pas un em-
ploi actuel avoient néanmoins des prérogatives
et des titres , il y auroit dans l'état des hommes
grands par eux-mêmes ; ce qui choqueroit la
nature de ce gouvernement.
Que si le gouverneur d'une ville étoit indé-
pendant du bâcha , il faudroit tous les jours
des tempéraments pour les accommoder; chose
absurde dans un gouvernement despotique.
Et de plus , le gouverneur particulier pouvant
ne pas obéir , comment l'autre pourroit-il ré-
pondre de la province sur sa tête?
Dans ce gouvernement l'autorité ne peut
être balancée ; celle du moindre magistrat ne
l'est pas plus que celle du despote. Dans les
pays modérés la loi est par-tout sage, elle est
par-tout connue , et les plus petits magistrats
peuvent la suivre. Mais dans le despotisme,
où la loi n'est que la volonté du prince , qiiand
le prince scroit sage , comment un magistrat
pourroit-il suivre une volonté qu'il ne connoît
pas ? Il faut qu'il suive la sienne.
Il y a plus ; c'est que la loi n'étant que ce que le
prince veut , et le prince ne pouvant vouloir que
ceqri'il connoît, il faut bien qu'il y ait une infi-
nité de gens qui veuillent pour lui et comme lui.
LIVRE V, CHAV. X\ I. 171
Enfin , la loi étant la volonté momentanée
du prince , il est nécessaire que ceux qui veu-
lent pour lui veuillent subitement comme lui.
CHAPITRE XVII.
Des présents.
Cu'est un usage dans les pays despotiques
que l'on n'aborde qui que ce soit au-dessus
de soi sans lui faire un présent , pas même les
rois. L'empereur du Mogol (i) ne reçoit point
les requêtes de ses sujets qu'il n'en ait reçu quel-
que chose. Ces princes vont jusqu'à corrompre
leurs propres grâces.
Cela doit être ainsi dans un gouvernement
où personne n'est citoyen ; dans un gouverne-
ment où l'on est plein de l'idée que le supérieur
ne doit rien à l'inférieur ; dans un gouverne-
ment où les hommes ne se croient liés que par
les châtiments que les uns exercent sur les au-
tres ; dans un gouvernement où il y a peu d'af-
faires, et où il est rare que l'on ait besoin de
se présenter devant un grand , de lui faire des
demandes , et encore moins des plaintes.
Dans une république les présents sont une
chose odieuse , parceque la vertu n'en a pas
besoin. Dans une monarchie l'honneur est un
motif plus fort que les présents. Mais dans
l'état despotique , où il n'y a ni honneur ni
(i) Recueil des voyages qni ont servi à rétablis-
sement de la compagnie des Indes , tome I , p. 80.
172 DE LES PRIT UES LOIS.
vertu , on ne peut être détermine à agir que
par l'espérance des commodités de la vie.
C'est dans les idées de la république que
Platon (i)vouloit que ceux qui recevoient des
présents pour faire leur devoir fussent punis
de mort. « 11 n'en faut prendre , disoit-il , ni
« pour les choses bonnes , ni pour les mau-
a vaises. »
C'étoit une mauvaise loi que cette loi ro-
maine ( 2 ) qui permettoit aux magistrats de
prendre de petits présents ( 3 ) , pourvu qu'ils
ne passassent pas cent écus dans toute l'année.
Ceux à qui on ne donne rien ne désirent rien ;
ceux à qui on donne un peu désirent bientôt
un peu plus, et ensuite beaucoup. D'ailleurs,
il est plus aisé de convaincre celui qui, ne de-
vant rien prendre , [)rend quelque cliose , que
celui qui prend plus lorsqu'il devroit prendre
moins , et qui trouve toujours pour cela des
prétextes, des excuses, des causes et des rai-
sons plausibles.
CHAPITRE XVIII.
Des récompenses qae le souveraiu donne.
JJans les gouvernements despotiques, où,
comme nous avons dit , on n'est déterminé à
agir que par l'espérance des commodités de la
vie, le prince qui récomj)ense n'a que de l'ar-
(i) Liv. XridesLois. — (ajLeg.VI, §. II,Dig.
ad Icg. .Tul. repef. — (3) Munnsciila.
I.IVRK V, CUAP. XVIII. 17'
; nt à donner. Dans une monarcliie où Thon-
iiciu- règne seul , le prince ne récompenseroit
que par des distinctions , si les distinctions
que l'honneur établit n'étoient jointes à un luxe
qui donne nécessairement des besoins : le prin-
ce y récompense donc par des honneurs qui
mènent à la fortune. Mais dans une ré])ubli-
que, où la vertu règne, motif qui se suffit à
lui-même et qui exclut tous les autres , l'état
ne récompense que par des témoignages de
cette vertu.
C'est une règle générale que les grandes ré-
compenses , dans une monarchie et dans une
république, sont nn signe de leur décadence ,
parcequ'elles prouvent que leurs principes sont
corrompus ; que d'un côté l'idée de l'honneur
n'y a plus tant de force ; que de l'autre la qua-
lité de citoyen s'est affoiblie.
Les plus mauvais empereurs romains ont
été ceux qui ont le plus donné; par exemple ,
Caligula , Claude, Néron, Othon, Vitellius,
Commode, Héliogabale , et Caracalla. Les
jueilleurs , comme Auguste , Vespasien , Anto-»
nin Pie, Marc-Aurele , et Pertinax , ont été
économes. Sous les bons empereurs l'état re-
prenoit ses principes; le trésor de l'honneur
"ppléoit aux autres trésors.
174 ^^ L'iiSPaiT DES LOIS.
CHAPITRE XIX.
Noarelles coaséquencea des principes des trois
gouvernements.
J E ne puis me résoudre à finir ce livre sans
faire encore quelques applications de mes trois
j)rincipes-
Première question. Les lois doivent-elles
forcer un citoyen à accepter les emplois pu-
blics? Je dis qu'elles le doivent dans le gou-
vernement républicain , et non pas dans le
monarchique. Dans le premier, les magistra-
tures sont des témoignages de vertu , des dé-
pôts que la patrie confie à un citoyen qui ne
doit vivre , agir et penser, que pour elle : il ne
peut donc pas les refuser (i). Dans le second ,
les magistratures sont des témoignages d'hon-
neur : or telle est la bizarrerie de l'honneur ,
qu'il se plaît à n'en accepter aucun que quand
il veut , et de la manière qu'il veut.
Le feu roi de Sardaigne (-Ji) punissoit ceux
qui refusoient les dignités et les emplois de
son état: il suivoit, sans le savoir, des idées
républicaines. Sa manière de gouverner d'ail-
leurs prouve assez que ce n'étoit pas là son
intention.
(i) Platon, dans sa République, 1. "V'III, met ces
refus au nombre des marques de la corruption de la
république. Dans ses lois , liv. VI , il veut qu'on les
punisse par une amojde. A Venise oa les punit par
i'eiil. — (2) Victor Amcdce.
LIVRE V, CHAP. XIX. I7J
Seconde question. Est-ce une bonne ma-
xime qu'un citoyen puisse être obligé d'accep-
ter dans l'armée une place inférieure à celle
qu'il a occupée? On voyoit souvent, chez les
Romains, le capitaine servir l'année d'après
sous son lieutenant (i). C'est que , dans les ré-
publiques, la vertu demande qu'on fasse à l'é-
tat un sacrifice continuel de soi-même et de ses
répugnances. Mais, dans les monarchies, l'hon-
neur, vrai ou faux , ne peut souffrir ce qu'il ap-
pelle se dégrader.
Dans les gouvernements despotiques , où
l'on abuse également de l'honneur, des postes
et des rangs , on fait indifféremment d'un prin-
ce un goujat, et d'un goujat un prince.
Troisième question. Mettra-t-on sur une
même tête les emplois civils et militaires? Il
faut les unir dans la république , et les séparer
dans la monarchie. Dans les républiques il se-
roit bien dangereux de faire de la profession
des armes un état particulier distingué de ce-
lui qui a les fonctions civiles; et dans les mo-
narchies il n'y auroit pas moins de péi'il à don-
ner les deux fonctions à la même personne.
On ne prend les armes dans la république
qu'en qualité de défenseur des lois et de la pa-
(i) Quelques centurions ayant appelé au peuple
pour demande!' l'emjjloi qu'ils avoieul eu: « Il est.
«juste, mes compagnons, dit un centurion, que
« vous regardiez comme honorables tous les postes
K OU vous défendrez ia république. « Tite-Live ,
iiv. "XLII.
i-;G DE l'esprit des lois.
trie; c'est parceque l'on est citoyen qu'on se
fait, pour un temps, soldat. S'il y avoit deux
('tats distingués,on feroit sentir à celui qui, sous
les armes, se croit citoyen , qu'il n'est que soldat.
Dans les monarchies , les gens de guerre
n'ont pour objet que la gloire, ou du moins
l'honneur ou la fortune. On doit bien se gar-
der de donner les emplois civils à des hommes
pareils : il faut, au contraire, qu'ils soient con-
tenus par les magistrats civils, et que les mêmes
gens n'aient pas en même temps la confiance
du peu])ie, et la force pour en abuser (i).
Voyez, dans une nation où la république se
cache sous la forme de la monarchie, combien
l'on craint un état particulier de gens de guerre;
et comment le guerrier reste toujours citoyen ,
ou même magistrat, afin que ces qualités soient
un gage pour la patrie , et que l'on ne l'oublie
jamais.
Cette division de magistratures en civiles et
militaires, faite par les Romains après la ])erte
<le la république, ne fut pas une chose arbi-
traire; elle fut une suite du changement de la
constitution de Tlome : elle étoit de la nature
du gouvernement monarchique ; et ce qui ne
fut que commencé sous Auguste (2), les em-
(i) Ne imperinm ad optimos nobilium transfer-
retur, senatuni luilitià vetuit Gallienus ; etiam adiré
exercitara.Aurelias Victor, ^e Cœsaribus. — (2)Aq-
■^uste ôta aux sénateurs, proconsuls, et gouverneurs,
Le droit de porter les armes. Dion , liv. XXltlII.
T. 1 V R I-. V , CHAT. XIX. 177
perciirs suivants (1) furent obliges do l'ache-
ver, ]K)ur tempérer le gouvernement militaire.
Ainsi Procope , coneurrent de Valence à
l'empire, n'y entendoit rien, lorsque, don-
nant à Hormisdas, prince du sang royal de
Perse, la dignité de proconsul (2) , il rendit à
cette magistrature le commandement des ar-
mées, qu'elle avoit autrefois; à moins qu'il
n'eût des raisons particulières. Un homme qui
aspire à la souveraineté cherche moins ce qui
est utile à l'état que ce qui l'est à sa cause.
Quatrième question. Convient-il que les
charges soient vénales? Elles ne doivent pas
l'être dans les états despotiques, oîi il faut que
les sujets soient placés ou déplacés dans un
instant par le prince.
Cette vénalité est honne dans les états mo-
narchiques , parcequ'elle fait faire comme un
métier de famille ce qu'on ne voudroit pas en-
treprendre pour la vertu; qu'elle destine cha-
cun à son devoir, et rend les ordres de l'état
plus permanents. Suidas (3) dit très bien qu'A-
nastase avoit fait de l'empire une espèce d'aris-
tocratie en vendant toutes les magistratures.
Platon (4) ne peut souffrir cette vénalité.
« C'est, dit-il, comme si, dans un navire, on
( I ) Coustantin. Voyez Zozime , liv, II. — (a) Aiu-
raian. MarcelKn. , lib. XXYI, More veterum, et
civilia, et bella rectnro. — (3) Fragments tirés des
ambassades de Constantin Porphyrogéaete. — (4)Rc-
publique , liv. "VIII.
l'jS DE l'esprit des LOIS.
<■ faisoit quelqu'un pilote ou matelot pour son
« argent. vSerolt-il possible que la règle fut mau-
« vaise dans quelque autre emploi que ce fût
« de la \ie, et bonne seulement pour conduire
«une république? » Mais Platon parle d'une
république fondée sur la vertu, et nous par-
lons d'une raonarcliie. Or, dans une monar-
chie, où, quand les cliarges ne se vendroient
pas par un règlement public, l'indigence et
l'avidité des courtisans les vendroient tout de
même, le kasard donnera de meilleurs sujets
que le choix du prince. Enfin, la manière de
s'avancer par les richesses inspire et entretient
l'industrie (i); chose dont cette espèce de gou-
vernement a grand besoin.
Cinquième question. Dans quel gouver-
nement faut-il des censeurs? Il en faut dans
une république, où le principe du gouverne-
ment est la vertu. Ce ne sont pas seulement les
crimes qui détruisent la vertu, mais encore les
négligences , les fautes , une certaine tiédeur
dans l'amour de la patrie, des exemples dan-
gereux, des semences de corruption; ce qui ne
choque point les lois , mais les élude ; ce qui ne
les détruit pas , mais les affoiblit. Tout cela
doit être corrigé par les censeurs.
On est étonné de la punition de cet aréo-
pagite qui avoit tué un moineau qui , poursui-
vi par un épervier, s'étoit réfugié dans son
(i) Paresse de l'Espagae ; on y donne tous les
emplois.
LIVRE V, GHAP. XIX. 179
sein. Ou est surprjs que l'aréopage ait fait
mourir un enfant qui avolt crevé les yeux à
son oiseau. Qu'on fasse attention qu'il ne s'agfit
point là d'une condamnation pour crime , mais
d'un jugement de mœurs dans une république
fondée sur les mœurs.
Dans les monarcliles , il ne faut point de cen-
seurs: elles sont fondées sur l'honneur; et la
nature de l'honneur est d'avoir pour censeui-
tout l'univers. Tout homme qui y manque est
soumis aux reproches de ceux même qui n'en
ont point.
Là les censeurs seroient gâtés par ceux même
qu'ils devroient corriger. Ils ne seroient pas
bons contre la corruption d'une monarchie;
mais la corruption d'une monarchie seroit trop
forte contre eux.
On sent bien fju'il ne faut point de censeurs
dans les gouvernements despotiques. L'exem-
ple de la Chine semble déroger à cette règle :
mais nous verrons dans la suite de cet ouvrage
les raisons sineulieres de cet établissement.
DE LE S PRIT DES LOIS.
LIVRE VI.
rf)XSKQUi'.Wf.KS DES PRINCirES DES DIVERS GOUVERNE-
MENTS PAR RArrOR T À I,V SrMI'î.ir.lTÉ DES EOIS CIVIT.FS
ET CRIMtNEI.T,ES , I-A FORME DES JUCEMEN TS , ET
1.' ÉTABLISSEMENT DES PEINES.
CHAPITRE PREMII R.
De la simplicité des lois civiles dans les divers
gouvernemeuts.
JL/E gouvernement monarchique ne com])orte
pas des lois aussi simples que le despotique.
il y faut des tribunaux. Ces tribunaux donnent
des décisions; elles doivent èti^e conservées;
elles doivent être apprises pour que l'on y juge
aujourd'hui comme l'on y jugea hier, et que ia
propriété et la vie des citoyens y soient assu-
rées et fixes comme la constitution même de
l'état.
Dans une monarchie, l'administration d'une
justice qui ne décide pas seulement de la vie et
des Liens, mais aussi de l'honneur, demande
des recherches scrupuleuses. La délicatesse du
juge augmente à mesure qu'il a un plus grand
dépôt, et qu'il prononce sur de ])lus gzand.s
intérêts.
Il ne faut donc pas être étonné de trouver
dans les lois de ces états tant de règles, de res-
MVRE VI, CHAP. I. l8l
trîctiotis, d'extensions, qui multiplient les cas
particuliers, et semblent faire un art de la rai-
son inéme.
La différence de rang, d'origine, de condi-
tion , qui est établie dans le gouvernement mo-
narchique, entraîne souvent des distinctions
dans la nature des biens; et des lois relatives
à la constitution de cet état peuvent augmen-
ter le nombre de ces distinctions. Ainsi, parmi
nous, les biens sont propres, acquêts ou con-
quêts dotaux , parapliernaux , paternels et ma-
ternels; meubles de plusieurs espèces; libres,
substitués, du lignage ou non ; nobles en franc-
aleu, ou roturiers; rentes foncières, ou con-
stituées à prix d'argent. Chaque sorte de bien
est soumise à des règles particulières; il faut
les suivre pour en disposer; ce qui ôte encore
de la simplicité.
Dans nos gouvernements, les fiefs sont de-
venus héréditaires. Il a fallu que la noblesse
eût une certaine consistance, afin que le pro-
priétaire du fief fiit en état de servir le prince.
Cela a dû produire bien des variétés : par exem-
ple, il y a des pays où l'on n'a pu partager
les fiefs entre les frères; dans d'autres, les ca-
dets ont pu avoir leur subsistance avec phis
d'étendue.
Le monarque, qui connoît chacune de ses
provinces, peut établir diverses lois ou souf-
frir différentes coutumes. Mais le despote ne
connoit rien et ne peut avoir d'attention sur
rien ; il lui faut une allure générale ; il gouverne
Ksrn. rrsLois. i. ii
iSa HE I,*K3PaiT fJliS LOIS.
par une volonté rigide, qui est par-tout la
même; tout s'appîanit sous ses pieds.
A mesure que les jugements des tribunaux
se multiplient dans les monarchies, la juris-
prudence se charge de décisions qui quelque-
fois se contredisent, ou ]>arceque les juges qui
se succèdent pensent différemment, ou parce-
que les mêmes affaires sont tantôt bien , tantôt
mal défendues ; ou enfin par une infinité d'abus
qui se glissent dans tout ce qui passe par la
main des hommes. C'est un mal nécessaire,
que le législateur corrige de temps en temps,
comme contraire même à l'esprit des gouver-
nements modérés : car quand on est obligé de
recourir aux tribunaux , il faut que cela vienne
de la nature de la constitution, et non pas des
contradictions et de l'incertitude des lois.
Dans les gouvernements où il y a nécessai-
rement des distinctions dans les personnes, il
faut qu'il y ait des privilèges. Cela diminue
encore la simplicité, et f^iil uiille exceptions.
Un des privilèges le moins à charge à la so-
ciété, et sur-tout à celui qui le donne, c'est de
plaider devant un tribunal plutôt que devant
un autre. Voilà de nouvelles affaires, c'est-à-
dire celles où il s'agit de savoii devant quel
tribunal il faut yùaider.
Les peuples des états despotiques sont dans
un cas bien différent. Je ne sais sur quoi, dans
ces pays, le législateur pourroit statuer, ou le
magistrat juger. Il suit de ce que les terres
appartiennent au prince, qu'il n'y a presque
I
LlVREVIjCHAP. I. l8i
point de lois civiles sur la propriété des terres.
11 suit du droit que le souverain a de succéder,
qu'il n'y en a pas non plus sur les successions.
Le négoce exclusif qu'il fait dans quelques
pays rend inutiles toutes sortes de lois sur le
commerce. Les mariages que l'on y contracte
avec des fdles esclaves font qu'il n'y a guère
de lois civiles sur les dots et sur les avantages
des femmes. Il résulte encore de cette prodi-
gieuse multitude d'esclaves qu'il n'y a presque
])oint de gens qui aient une volonté propre,
et qui par conséquent doivent répondre de
leur conduite devant un juge. La plupart des
actions morales, qui ne sont que les volontés
du père, du mari, du maître, se règlent par
eux, et non par les magistrats.
J'oubliois de dire que ce que nous appelons
l'honneur étant à peine connu dans ces états,
toTites les affaires qui regardent cet honneur,
qui est un si grand chapitre parmi nous, n'y ont
point de lieu. Le despotisnie se suffit à lui-même;
tout est vide autour de lui. Aussi, lorsque les
voyageurs nous décrivent les i^ays où il règne,
rarement nous parlent-ils de lois civiles (i).
(i) Au Masulipataa, on n'a pu découvrir qu'il y
eût de loi écrite. Voyez le îlecueil des voyages qui
ont servi à rétablissement de la compagnie des Indes,
tome IV, part. I, p. Bgi. Les Indiens ne se règlent
dans les jugements que sur de certaines coutumes.
Le Vedam et autres livres pareils ne contiennent
point de lois civiles, mais des préceptes religieux.
Voyez Lettres édifiantes , quatorzicuie recueil.
lSI^ DE l'esprit des lois.
Toutes les occasions de dispute et de procès
y sont donc ôtées. C'est ce qTii fait en partie
qu'on y maltraite si fort les plaideurs : l'injus-
tice de leur demande paroît à découvert, n'é-
tant pas cachée, palliée ou protégée , par une
infinité de lois.
CHAPITRE II.
De la simplicité des lois criminelles dans les divers
gouvernements.
On entend dire sans cesse qu'il faudroit que J
la justice fût rendue par-tout comme en Tur-
quie. Il n'y aura donc que les plus ignorants
de toTis les peuples qui auront vu clair dans la
cliose du monde qu'il importe le plus aux hom-
mes de savoir.
Si vous examiner les formalités de la justice
par rapport à la peine qu'a un citoyen à se
faire rendre son bien , ou à obtenir satisfac-
tion de quelque outrage, vous en trouverez
sans doute troj) : si vous les regardez dans le
rapport qu'elles ont avec la liberté et la sûreté
des citoyens, vous en trouverez souvent trcj>
peu; et vous verrez que les peines, les dépen-
ses, les longueurs, les dangers même de I;i
justice, sont le prix que chaque citoyen donne
pour sa liberté.
En Turquie , où l'on fait très peu d'attentirn
à la fortune, à la vie, à l'honneur, des sujets,
on termine promptement d'une façon ou d'tiiie
autre toutes les disputes. La manière (Je les fi-
LI\ RE VI , eu A l». II. 1>SJ
nir est indifférente , pourvu cju'on finisse. L«
bâcha, d'abord éclairci, fait distribuer, à sa
fantaisie, des coups de bâton sur la plante des
pieds des plaideurs, et les renvoie chez eux.
Et il seroit bien dangereux que l'on y eût les
jiassions des plaideurs : elles supposent un de-
sir ardent de se faire rendre justice, une hai-
ne, une action dans l'esprit, une constance à
poursuivre. Tout cela doit èti-e évité dans un
gouvernement où il ne faut avoir d'autre sen-
timent que la crainte, et oii tout mené tout à
coup, et sans qu'on le puisse prévoir, à des
révolutions. Chacun doit conno^tre qu'il ne
faut point que le magistrat entende parler de
lui, et qu'il ne tient sa sûreté que de son anéan-
tissement.
Mais dans les étals modérés, oîi la tête du
moindre citoyen est considérable, on ne lui
ôte son honneur et ses biens qu'après un long
examen ; on ne le jirive de la vie que lorsque la
patrie elle-même l'attaque; et elle ne l'attaque
qu'en lui laissant tous les moyens possibles de
la défendre.
Aussi lorsqu'un homme se rend plus abso-
lu (i), songe-t-il d'abord à simplifier les lois.
On commence dans cet état à être plus frappé
des inconvénients particuliers que de la liberté
des sujets, dont on ne se soucie point du tout.
On voit que dans les républiques il faut pour
le moins autant de formalités que dans les mo-
(i) (Icsa-r, Crormvel , ci tant d'autres.
!00 DE LESPRIT DES 1. OIS.
naicliies. Dans l'un et dans l'autre gouverne-
ment, elles augmentent en raison du cas que
l'on y fait de l'honneur, de la fortune , de la
vie, de la liberté, des citoyens.
Les hommes sont tous égaux dans le gou-
vernement réi)ub!icain; ils sont égaux dans le
gouvernement despotique: dans le premier,
c'est parcequ'ils sont tout; dans le second, c'est
parcequ'ils ne sont rien.
CHAPITRE lîl.
Dans quels gouvernements et dans quels cas on doit
juger-selon un texte précis de la loi.
i LUS le gouvernement apj)roche de la répu-
]) ique, plus la manière déjuger devient fixe;
et c'étoit un vice de la ré])ublique de Lacédé-
irione que les éphores jugeassent arbitraire-
ment, sans qu'il y eût des lois pour les diri-
ger. A Rome les premiers consuls jugèrent
comme les éphores : on en sentit les inconvé-
nients, et l'on fit des lois précises.
Dans les étals despotiques il n'y a point de
lois; le juge est lui-même sa règle. Dans les
états monarchiques il y a une loi; et Là où elie
est précise le juge la suit ; là où elle ne l'est pas
il en cherche l'esprit. Dans le gouvernement
républicain, il est de la nature de la constitu-
tion que les juges suivent la lettre de la loi. Il
n'y a point de citoyen contre qui on puisse in-
terpréter une loi quand il s'agit de ses biens,
de son lionneur ou de sa vie.
LIVRE VI, eu Al', m, 107
A Rû:;ie, les juges prononçoient seulement
que l'acrusé étoit coupable d'un certain crime;
et la j)eine se trouvoit dans la loi, comme on
le volt dans diverses lois qui furent faites. De
même, en Angleterre , les jurés décident si l'ac-
cusé est coupable ou non du fait qui a été por-
té devant eux; et, s'il est déclaré cojijiable, le
juge prononce la peine que la loi inflige pour
ce fait; et pour cela il ne lui faut que des yeux.
CHAPITRE IV.
De la manière de former les jugements.
XJe là suivent 'es différentes manières de for-
mer les jugements. Dans les monai'chies , les
juges prennent la manière des arbitres ; ils dé-
libèrent ensemble, ils se communiquent leurs
pensées, ils se concilient; on modifie son avis
pour le rendre conforme à ce'ui d'un autre;
les avis les moins nombreux sont rappelés aux
deux plus grands. Cela n'est point de la nature
de la république. A Rome , et dans les villes
grecques , les juges ne se communiquoient
])oint : chacun donnoit son avis d'une de ces
trois manières, J^ absous ^ Je coTidamne^ Il
lie Jtie paraît pas{i) : c'est que le peuple ju-
geoit , ou étoit censé juger. Mais le peuple n'est
pas jurisconsulte; toutes ces modifications et
tempéraments des arbitres ne sont pas pour
lui; il faut luiprésenterun seul objrt, un fait,
(i) r-. ou lifincl.
ibo 1)E L ESPRIT DÇS LOIS.
et un seul fait, et qu'il n'ait qu'à voir s'il doit
condamner, absoudre, on remettre le juge-
ment.
Les Romains, à l'exemple des Grecs, intro-
duisirent des formules d'actions (i), et établi-
rent la nécessité de diriger chaque affaire par
l'action qui lui ctoit propre. Cela étoit néces-
saire dansleur manière de juger: il fallolt fixer
l'état de la question pour que le peuple l'eût
toujours devant les yeux; autrement, dans le
cours d'une grande affaire, cet état de la ques-
tion cliangeroit continuellement , et on ne le
reconnoîtroit plus.
De là il suivoit que les juges, chez les Ro-
mains, n'accordoicnt que la demande j)récise,
sans rien augmenter, diminuer, ni modifier.
Mais les préteurs imaginèrent d'autres for-
mules d'actions qu'on appela de bonne foi (2) ,
oîi la manière de prononcer étoit plus dans la
disposition du juge. Ceci étoit plus conforme
à l'espi-it de la monarchie. Aussi les juriscon-
sultes français disent -ils : « En France (3),
« toutes les actions sont de bonne foi. »
(i) Quas actiones ne populus, prout vcllet , in-
sthueret, certas solcniTjesqiie esse voluerunt. Leg. 2,
,^.6, Di<T. de orif:;. fur. — (a) Dans lesquelles on
mettoit tes mots: Ex f'ona fuie. — (3) Oa y con-
damne aux dépens celui-là même à qui on demande
plus qu'il ne doit, s'il n"a offert et consigné ce qu'il
doit.
LIVRE VI, cil A p. V. l8y
CHAPITRE V.
Dans quel gouvernement le souverain peut être juge.
IVIachiavel (i) atti'Ibue la perte de la li-
berté de Florence a ce que le peuple ne jugeoit
pas en corps, comme à Rome, des crimes de
ïese-ma jesté commis contre lui. Il y avoit pour
cela huit jup^es établis : « Mais, dit Machiavel,
« peu sont corrompus par peu. « J'adopterois
bien la maxime de ce grand homme ; mais
comme dans ces cas l'intérêt politique force,
pour ainsi dire, l'intérêt civil (car c'est tou-
jours un inconvénient que le peuple juge lui-
même ses offenses); il faut, pour y remédier,
t}ue les lois pourvoient, autant qu'il est en
elles, à la sûreté des particuliers.
Dans cette idée, les législateurs de Rome
firent deux choses : ils permirent aux accusés
de s'exiler (2) avant le jugement (3), et ils vou-
lurent que les biens des condamnés fussent
consacrés , pour que le peuple n'en eût pas la
confiscation. On verra dans le livre XI les au-
tres limitations que l'on mit à la puissance que
le peuple avoit déjuger.
Selon sut bien prévenir l'abus que le peuple
pourroit faire de sa puissance dans le juge-
(i) Discours sur la première décade de Tite-Live,
IJv. I, chap. YII. — (2) Cela est Lien expliqué dans
l'oraison de Cicéron^ro Cœcinnn, à la fin. — (3) C'é-
toit nue loi d'Athènes, comme il paroîtpar Démos-
tlicne. Socrate refusa de s'en servir.
jgo DE 1. ESpniT n F. s t. oîs.
ment des crimes : il voulut que i'aréopage re-
■vît l'affaii'e; que, s'il croyoit l'accusé injuste-
ment absous (i), il l'accusât de nouveau de-
vant le peuple; que, s'il le croyoit injustement
condamné (2), il arrêtât l'exécution, et lui fît
rejuger l'affaire : loi admirable , qui soumet-
toit le peuple à la censure de la magistrature
qu'il respectoit le plus , et à la sienne même !
II sera bon de mettre quelque lenteur dans
des affaires pareilles, sur-tout du moment que
l'accusé sera prisonnier, afin que le peuple
puisse se calmer et juger de sang froid.
Dans les états despotiques, le prince peut
juger lui-même. Il ne le peut dans les monar-
chies : la constitution seroit détruite, les pou-
voirs intermédiaires dépendants anéantis; on
verroit cesser toutes les formalités des juge-
ments; la crainte s'empareroit de tous les es-
prits ; on verroit la pâleur sur tous les visages ;
plus de confiance, plus d'honneur, plus d'a-
mour, plus de sûreté, plus de monarchie.
Voici d'autres réflexions. Dans les états mo-
narchiques , le prince est la partie qui poursuit
les accusés, et les fait punir ou absoudre; s'il
jugeoit lui-même , il seroit le juge et la partie.
Dans ces mêmes états, le prince a souvent
les confiscations : s'il jugeoit les crim.es , il se-
roit encore le juge et la partie.
(i) Démosfhene, snr la couronne, p. 494, édit.
ne Francfort , de Tan i6o/(. — (2) A'oyez PhiIo5;tratc,
y\" fif-s Ponlii.etcs, lir. I ; Vie dEscbine.
HVUJi Yl, CIIAI>. V. loi
De plus, il perdroil lo plus bel atlrlbut de
sa soîiverainelé, qui est celui de faire graee (i) :
il serolt insensé qu'il fil et défit ses juffements :
il ne voudroit pas être en contradiction avec
lui-même.
Outre que cela conf endroit toutes les idées,
on ne sauroit si un liouiine seroit absous, ou
s'il recevroit sa grate.
LorsiTue Louis Xlil voulut être juge diUis
le procès du duc de la Valette (2), et qu'il ap-
pela ])our cela dans son cabinet quelques oHi-
ciers du jtarlement et ((uelques conseillers d'é-
tat, le roi les ayant forcés d'opiner sur le dé-
cret de prise-de-corps , le président de Believre
dit : « Qu'il voyoit dans cette affaire une chose
« étrangfe, un prince opiner au procès d'un de
« ses sujets : que les rois ne s'étoient réservé
« que les grâces, et qu'ils renvoyoient les con-
« damnations vers leurs officiers; et votre ma-
«jesté voudroit bien voir sur la sellette un
«homme devant elle, qui, par son jugement,
« iroit dans une heure à la mort ! que la face du
a. prince , qui porte les grâces , ne peut soutenir
« cela : que sa vue seule levoit les interdits des
« églises : qu'on ne devoit sortir que content de
« devant le prince. » Lorsqu'on jugea le fond ,
(1) Plafonne pense pas que les rois, qui sont,
dit-il, prêtres, puissent assister au jugement où l'on
condamne à la mort, à l'exil, à la prison. — (2) Voyez
la relation du procès fait à M. le duc de la Valette.
Klle est imprimée dans les Mémoires de flloulrrsor,
l'1'iip TT. ]i,TTe fia.
IQ-i UE L ESPRIT DES LOIS.
le même président dit dans son avis. « Cela est
« un jugement sans exemple, voir, contre tous
« les exemples du passé jusqu'à huy, qu'un roi
<? de France ait condamné, en qualité de juge,
« par son avis, un gentilhomme à mort(^i). »
Les jugements rendus par le prince seroient
une source intarissable d'injustices et d'abus ;
les courtisans extorqueroient , par leur im-
portunité , ses jugements. Quelques empe-
l'eurs romains eurent la fxu'eur déjuger; nuls
règnes n'étonnèrent plus l'univers par leurs
injustices.
« Claude , dit Tacite (2) , ayant attiré à lui le
« jugement des affaires et les fonctions des ma-
« gistrats, donna occasion à toutes sortes de
« rapines. » Aussi Néron , parvenant à l'empire
après Claude , voulant se concilier les esprits,
déclara-t-il , '< Qu'il se garderoit bien d'être le
" juge de toutes les affaires , pour que les accu-
« sateurs et les accusés, dans les murs d'un pa-
"lais, ne fussent pas exposés à l'inique pou-
« voir de quelques affranchis (i). »
« Sous le règne d'ArcadIus, dit Zozime (4),
« la nation des calomniateurs se répandit , en-
« toura la cour, et l'infecta. Lorsqu'un homme
n étoit mort, on supposolt qu'il n'avoit point
«■ laissé d'enfants (5); on donnoit ses biens par
« un rescrit. Car, comme le prince étoit étraii-
(i) Cela fut changé clans la suite. Voyez la même
relation.— (2) Annal, liv. XI.— (3) Jùicl. liv. XIII.
— ^(4) Hist. 1. V. — (5) Même désordre sous Théodose
le jeune.
LIVRE VI, or AP. V. Kj'*'
r gcment stupide , et l'Impératrice entrepre-
i liante à l'excès ,, elle servoit l'insatiable ava-
« rice de ses domestiques et de ses confidentes ;
« de sorte que , pour les gens modérés , il n'y
< avoit rien de plus désirable que la mort. »
« Il y avoit autrefois, dit Procope(i), fort
« peu de gens à la cour ; mais sous Justinien ,
« comme les juges n'a voient plus la liberté de
« rendre justice, leurs tribunaux étoient dé-
« serts, tandis que le palais du prince reten-
« tissoit des clameurs des parties qui y solli-
« citoient leurs affaires. » Tout le monde sait
comment on y vendoit les jugements , et même
les lois.
Les lois sont les yeux du prince ; il voit par
elles ce qu'il ne pourroit pas voir sans elles.
^'eut-il faire la fonction des tribunaux ? il tra-
vaille non pas pour lui , mais pour ses séduc-
teurs contre lui.
CHAPITRE VI.
Que , dans la luonarcliie , les ministres ne doivent
pas juger.
C>' E ST encore un grand inconvénient dans la
monarchie, que les ministres du prince jugent
eux-mêmes les affaires contentieuses. Nous
voyons encore aujourd'hui des étals où il y a
des juges sans nombre pour décider les affaires
fiscales, et où les ministres, qui le croiroit !
(i) Histoire secrète.
ly'} DU l'espuit des lois.
veulent encore les jui(er. Los réflexions vien-
nent en foule : je ne ferai que celle-ci.
Tl y a, par la nature des choses , une espccc
(le contradiction entre le conseil du monartjue
et ses tribunaux. Le conseil des rois doit être
( omposé de peu de personnes , et les tribunaux
de judicature en demandent beaucoup. La rai-
son en est que, dans le premier, on doit pren-
«îre les affaires avec une certaine passion, et
les suivre de même ; ce qu'on ne peut f,ruere
espérer que de quatre ou cinq l:ommes qui en
font leur affaire. Il faut au contraire des tri-
bunaux de juîli( atuie de sanfç froid , et à qui
toutes les affaires soient en quelque façon in-
différentes.
C H A P 1 1 R E V I L
Du magistrat unique.
U N tel magistrat ne peut avoir lieu que dans
le gouvernement despotique. On voit dans
1 histoire romaine à quel ])oint un juge unicjue
]>eut abuser de son pouvoir. Comment Appius
sur son tribunal n'auroit-il pas méprisé les
lois, puisqu'il viola même celle qu'il avoit
faite (i) ? Tite-Live nous apprend l'inique dis-
tinction du décemvir. Il avoit aposlé un hom-
me qui réclamoit devant lui Virginie comme
son esclave : les parents de Virginie lui deman-
d'^rent qu'en vertu de sa loi on la leur remît
( rj A'oyez la loi II, 5- ^4 ■> ^'^- ^^ origjnr.
MVRK VI, CHAI». VII. H)J
jusqu'au jugement définitif. Il déclara que sa
loi n'avoit été faite qu'en faveur du père, et
que , Yirginius étant absent, elle ne pouvoit
avoir d'application (i).
CHAPITRE VIII.
Des accusations dans les divers gouvernements.
A Rome (2) , il étoit pei'mis à un citoyen d'en
accuser un autre : cela étoit établi selon l'esprit
de la république , où chaque citoyen doit avoir
pour le bien public un zèle sans bornes , où
chaque citoyen est censé tenir tous les droits
de la patrie dans ses mains. On suivit sous
les empereurs les maximes de la républi-
que ; et d'abord on vit paroitre un genre
d'hommes funestes, une troupe de délateurs.
Quiconque avoit bien des vices et bien des ta-
lents , une ame bien basse , et un esprit ambi-
tieux *cherchoit un criminel dont la condam-
nation pût plaire au prince ; c'étoit la voie pour
aller aux honneurs et à la fortune (3), chose
que nous ne voyons pas parmi nous.
Nous avons aujourd'hui une loi admirable,
c'est celle qui veut que le prince , établi pour
faire exécuter les lois , prépose un officier dans
chaque tribunal pour poursuivre en son nom
(i) Quod pater puellse abesset, locum injurias
rsse ratus. Tite-Live , décade I , liv. III. — (2) Et dans
l)ien d'autres citrs. — (3) Voyez dans Tacite les ré-
rompenses accordées à ces débiteurs.
iq6 de l'esprit des lois.
tous les crimes : de sorte que la fonction des
délateurs est inconnue parmi nous; et, si ce
vengeur public étoit soupçonné d'abuser de
son ministère, on l'obligeroit de nommer son
dénonciateur.
Dans les lois de Platon (i) , ceux qui négli-
gent d avertir les magistrats ou de leur donner
du secours doivent être punis. Cela ne con-
viendroit point aujourd'hui. La partie publi-
que veille pour les citoyens; elle agit, et ils
sont tranquilles.
CHAPITRE IX.
De la sévérité des peines dans les divers gouver-
nements.
Lj a sévérité des peines convient mieux au gou-
vernement des])Otique, dont le principe est la
terreur, qu'à la monarchie et à la république ,
qui ont pour ressort l'honneur et la vertu.
Dans les états modérés , l'amour de la patrie,
la honte, et la crainte du blâme, sont des mo-
tifs réprimants, qui peuvent arrêter bien des
crimes. La plus grande peine d'une mauvaise
action sera d'en être convaincu. Les lois civi-
Irs y corrigeront donc plus aisément, et n'au-
ront pas besoin de tant de force.
Dans ces états, un bon législateur s'atta-
chera moins à punir les crimes qu'à les préve-
(f) Liv. ly.
LIVRE VI, CH A p. IX. I97
nii'; il s'appliquera plus à donner des mœurs
(j(i';i infliger des supplices.
C'esl; une remarque perpétuelle des auteurs
chinois ( i ) , que plus dans leur empire on voyoi t
augmenter les supplices, plus la révolution
étoit prochaine. C'est qu'on augmentoit les
supplices à mesure qu'on manquoil de mœurs.
Il seroit aisé de prouver que , dans tous ou
presque f^^ous les états de l'Europe, les peines
ont diminué ou augmenté à mesure qu'on s'est
plus approché ou plus éloigné de la liberté.
Dans les pays despotiques , on est si malheu-
reux que l'on y craint plus la mort qu'on ne
i-egrette la vie ; les supplices y doivent donc
être plus rigoureux. Dans les états modérés,
on craint plus de perdre la vie qu'on ne re-
doute la mort en elle-même ; les sup])lices qui
ôtent simplement la vie y sont donc suffisants.
Les hommes extrêmement heureux et les
hommes extrêmement malheureux sont éga-
lement portés à la dureté ; témoins les moi-
nes et les conquérants. Il n'y a que la médio-
crité et le mélange de la bonne et de la mau-
vaise fortune qui donnent de la douceur et de
la pitié.
Ce que l'on voit dans les hommes en particu-
lier se trouve dans les diverses nations. Chez
les peuples sauvages qui mènent une vie très
(i) .Te ferai voir dans l.i suite que la Chine, à cet
égard, est dans le cas d'iiae république, on d'une
monarcliie.
»y8 DE l'esprit des lois.
dure, et diez les peuples des gouvernements
despotiques où il n'y a qu'un liomme exorbi-
tarament favorisé de la fortune, tandis que
tout le reste en est outragé , on est également
cruel. La douceur règne dans les gouverne-
ments modérés.
Lorsque nous lisons dans les liistoires les
exemples de la justice atroce des sultans, nous
sentons avec une espèce de douleur les maux
de la nature humaine.
Dans les gouvernements modérés, tout,
pour un bon législateur , peut servir à former
des peines. IN'est-il j^asbien extraordinaire qu'à
Sparte une des principales fût de ne pouvoir prê-
ter sa femme à un autre, ni recevoir celle d'un
autre ; de n'être jamais dans sa maison qu'avec
des vierges ? En un mot , tout ce que la loi ap-
pelle une peine est effectivement une peine.
CHAPITRE X.
Des anciennes lois françaises.
\_j EST bien dans les anciennes lois françaises
que l'on trouve l'esprit de la monarchie. Dans
le cas où il s'agit de peines pécuniaires , les
non nobles sont moins punis que les nobles (i).
(i) « Si, comme pour briser un arrêt, les non
" noLles doivent une amende de quarante sous , et les
« nobles de soixante livres. >• Somme rurale, liy. II,
{). 198 , édit. got. de l'an i5i2 ; et Beaumanoir, ch.
LXI, p. 3of).
L'.VUE VI, C l!AÎ>. X. 1[}J
C'est tout le contraire dans les crimes (i); le
noble perd l'honneur et l'éponsc en cour, pen-
dant que le vilain, qui n'a point d'honneur,
est puni en son corps.
CHAPITRE XI.
Que, lorsqu'un peuple est vertueux., il faut peu de
peines.
J_jE peuple romain avoit de la probité. Celte
probité eut tant de force, que souvent le léj;;is-
lateur n'eut besoin que de lui montrer le Inen
pour le lui faire suivre ; il srmbloit qu'au lieu
d'ordonnances il suffisoit de lui donner des
conseils.
Les peines des lois royales et celles des lois
des douze tables furent presque toutes ôtées
dans la république , soit par une suite de la loi
Valérienne (2 , soit par une conséquence de la
loi Porcie (!:i). On ne remarqua pas que la ré-
publique en fût plus mal réglée , et il n'en ré-
sulta aucune lésion de police.
(i) Voyez le Couseil de Pierre DesToiitaines , ch.
XIII, sur-tout l'article XXII. — (2) Elle fat faite par
Valerius Publicola bientôt après l'expulsion des
rois ; elle fut renouvelée deux fois , toujours par des
magistrats de la même famille, comme le dit Tite-
Live, l.X. Il n'étoit pas qneslion de lui donner plus
(le force, mais d'en perfeclionncr les dispositions.
£)ilii^enfins sanctnm, dit Tite-Live,///7V/. — (3) Lex
Porcia pro tergo civium lata. Elle fut faite en 4 54
de la fondation de Rome.
200 DE L ESPKIT DES LOIS.
Cette loi Valéiienne, qui défendoit aux ma-
gistrats toute voie de fait contre un citoyen
qui avoit appelé au peuple, n'infligeoit à celui
qui y contreviendroit que la peine d'être ré-
puté méchant (i).
CHAPITRE XII.
De la puissance des peines.
Lj'expkrience a fait remarquer que, dans
les pays où les peines sont douces, l'esprit du
citoyen en est frappé comme il l'est ailleurs
par les grandes.
Quelque inconvénient se fait-il sentir dans
un état, un gouvernement violent veut sou-
dain le corriger; et, au lieu de songer à faire
exécuter les anciennes lois, on établit une peine
cruelle qui arrête le mal sur-le-cliamp. Mais on
use le ressort du gouvernement: l'imagination
se fait à cette grande peine, comme die s'étoit
faite à la moindre; et, comme on diminue la
crainte pour celle-ci, l'on est bientôt forcé
d'établir l'autre dans tous les cas. Les vols sur
les grands chemins étoient communs dans
quelques états; on voulut les arrêter, on in-
venta le supplice de la roue, qui les suspendit
pendant quelque temps. Depuis ce temps on
a volé comme auparavant sur les grands che-
mins.
(i) Nihil nitr.i quàm improlè factum adjecit,
Tite-Livc.
LIVRE AI, C H A P. XII. 20 1
De nos jours la désertion fut très fréquente :
ou établît la ])eine de mort contre les déser-
teurs, et la désertion n'est pas diminuée. La
raison en est bien naturelle: un soldat accou-
tumé tous les jours à exposer sa vie, en mé-
prise ou se flatte d'en mépriser le danj^i^er. 11 est
tous les jours accoutumé à craindre la honte;
il falloit donc laisser une peine (i) qui faisoit
porter une flétrissure pendant la vie. On a
prétendu augmenter la peine , et on l'a réelle-
ment diminuée.
Il ne faut point mener les hommes par les
voies extrêmes; on doit être ménager des
moyens que la nature nous donne pour les
conduire. Qu'on examine la cause de tous les
relâchements , on verra (lu'clie vient de l'im-
jmnité des crimes , et non pas de la modération
des peines.
Suivons la nature, qui a donné aux hom-
mes la honte comme leur fléau ; et que la plus
grande partie de la peine soit l'infamie de la
souffrir.
Que s'il se trouve des pays ou la honte ne
soit j)as une suite du supplice, cela vient de la
tyrannie, qui a infligé les mêmes peines aux
scélérats et aux gens de bien.
Et , si vous en voyez d'autres où les hommes
ne sont retenus que par des supplices cruels ,
comptez encore que cela vient en grande par-
tie de la violence du gouvernement, qui a em-
(i) Ou fendoit le nez, on conpoit les oreilles.
20a DE LEiPaiT DES LOIS.
ployé ces supplices ])Our des fautes légères.
Souveut un législateur qui veut corriger un
mal ne songe qu'à cette correction: ses yeux
sont ouverts sur cet objet, et fermés sur les
inconvénients. Lorsque le mal est une fois cor-
rigé, on ne voit plus que la dureté du législa-
teur : mais il reste un vice dans l'état , que cette
dureté a produit; les esprits sojit corrompus,
ils se sont accoutumés au despotisme.
Lysaîidre (i) ayant remporté la victoire sur
les Athéniens, on jugea les prisonniers; 07i
accusa les Athéniens d'avoir précipité tous les
captifs de deux galères, et résolu, en pleine
assemblée, de couper le poing aux prisonniers
qu'ils feroient. Ils furent tous égorgés , excejité
Adymante, qui s'étoit op])osé à ce décret. Lv-
sandre reproclia à Philoclès , avant de le faire
mourir, qu'il avoit dépravé les esprits et fait
des leçons de cruauté à toute la Grèce.
« Les Argiens , dit Plutarf[ue (a) , ayant fait
«mourir quinze cents de leurs citoyens, les
« Athéniens firent apporter les sacrifices d'ex-
« piation, afin qu'il plût aux dieux de détour-
« ner du cœur des Athéniens une si cruelle
« pensée. »
Il y a deux genres de corruption ; l'un , lors-
que le peuple n'observe point les lois ; l'autre,
lorsqu'il est corrompii par les lois : mal incu-
rable , parcequ'il est dans Je remède même.
(i) Xénophon, Ilistov'C, liv. II. — (2) OEnATcs
morales. De ceux qni manient les affaires irélat.
LIVRE \I, t;HAI>. XI ÎI. 20 )
C tl A P I T R E XIII.
Imimissanci; des lois japonaises.
ï_j ?. 3 peines oulri'es peuvent corrompre le des-
potisme même. Jetons les yeux sur le Japon.
On y punit de mort presque tous les cri-
mes (i), parceque la désobéissance à un si
grand empereur que celui du Japoji est un
crime énorme. Il n'est pas question de corri-
ger le coupable, mais de venger le prince. Ces
idées sont tirées de la servitude, et viennent
sur-tout de ce que l'empereur étant pro])rié-
taire de tous les biens, presque tous les crimes
se font directement contre ses intérêts.
On punit de mort les mensonges qui se font
devant les magistrats (2); cliose contraire à la
défense naturelle.
Ce qui n'a point l'apparence d'un crime est
là sévèrement puni; par exemple, un liomme
qui hasarde de l'argent au jeu est puni de
mort.
Il est vrai que le caractère étonnant de ce
peuple opiniâtre, capricieux, déterminé, bi-
zarre, et qui brave tous les périls et tous les
malheurs , semble , à la pi-emiere vue , absou-
dre ses législateurs de l'atrocité de leurs lois.
Mais des gens qui naturellement méprisent la
(i) Voyez Kempfer. — (2) Recueil des voya{;es qui
ont servi à l'érablissemcnt rie la compagnie des In-
des, tome îll,pn!t. II, p. 42f>,
a<)4 DK l'esprit des lois.
mort , et qui s'ouvrent le ventre pour la moin,
dre fantaisie , sont-ils corripfés ou ai'rêtés par
la vue continuelle des supplices? et ne s'y fa-
miliarisent-ils pas?
Les relations nous disent, au sujet de l'édu-
cation des Japonais , qu'il faut traiter les en-
fants avec douceur, parcequ'ils s'obstinent
contre les peines ; f[ue les esclaves ne doivent
point être trop rudement traités , parcequ'ils
se mettent d'abord en défense. Par l'esprit qui
doit régner dans le gouvernement domestique
n'auroit-on pas ])u juger de celui qu'on devoit
porter dans le gouvernement politique et
civil?
Un législateur sage auroit cherché à rame-
ner les esprits par un juste tempérament des
peines et des récompenses ; par des maximes
de philosophie , de morale et de religion , as-
sorties à ces caractères; par la juste applica-
tion des règles de l'honneur; par le supplice
de la honte; par la jouissance d'un bonheur
constant et d'une douce tranquil'ité; et, s'il
avoit craint que les esprits , accoutumés à
n'être arrêtés que par une peine cruelle, ne
pussent plus l'être par une plus douce, il au-
roit agi (i) d'une manière sourde et insen-
sible ; il auroit, dans les cas particuliers les
plus graciables, modéré la peine du crime,
(i) Remarquez bien ceci comme nue maxime de
pratique dans les cas où les esprits ont été gâtés par
des peines trop rigoureuses.
LIVRE Vr, eu A p. XIII. ao.)
jusqu'à ce qu'il eût pu parvenir à la modiiior
dans tous les cas.
Mais le tlespotisme ne connoît point ces
ressorts; il ne mené pas par ces voies. Il peut
abuser de lui-même; mais c'est tout ce qu'il
peut faire. Au Japon il a fait un effort; il est
devenu plus cruel que lui-même.
Des âmes par-tout effaroucliées et rendues
plus atroces n'ont pu être conduites que par
une atrocité plus grande.
Voilà l'origine , voilà l'esprit des lois du Ja-
]on. Mais elles ont eu plus de iureur que de
force. Elles ont réussi à détruire le christia-
nisme; mais des efforts si fnouis sont une
preuve de leur impuissance : elles ont voulu
établir une bonne police, et leur foiblesse a
paru encore ndeux.
Il faut lire la relation de l'entrevue de l'em-
pereur et du daïro à Méaco i). Le nombre de
ceux qui y furent étouffés ou tués par des gar-
nements fut incroyable. On enleva les jeunes
filles et les garçons; on les retrouvoit tous les
jours exposés dans des lieux publics, à des
heures indues, tout nuds, cousus dans des
sacs de toile, afin qu'ils ne connussent pas les
lieux par où ilsavoient passé; on vola tout ce
qu'on voulut; on fendit le ventreàdesclievaux
pour faire tomber ceux qui les inontoienl ;
on renversa des voitures pour dépouiller les
(i) Recueil des voyaf;es qui ont servi à l'étalilis-
sèment île la coni|ia<i;L:ic dos Tnde.s, Inme V, p. •>.
PSPK. DF.s i.ois. I . 1 i
2o6 DE l'esprit DES LOIS.
dames. Les Hollandais, à qiii l'on dit qu'ils ne
pouvoient passer la nuit sur des écliafauds sans
être assassinés, en descendirent, etc.
Je passerai vite sur un autre trait. L'empe-
reur, adonné à des plaisirs infâmes, ne se ma-
rioit point: il couroit risque de mourir sans
successeur. Le daïro lui envoya deux filles
très belles: il en épousa une par respect, mais
il n'eut aucun coramei'ce avec elle. Sa nourrice
fit chercher les plus belles femmes de l'empire ;
tout étoit inutile. La fille d'un armurier étonna
son goût (i) ; il se détermina : il en eut un fils.
Les dames de la cour, indignées de ce qu'il leur
avoit préféré une personne d'une si basse nais-
sance, étouffèrent l'enfant. Ce crime fut caché
àl'empereur : il auroitverséuntorrentdesang.
L'atrocité des lois eu empêche donc l'exécution.
Lorsque la peine est sans mesure, on est sou-
vent obligé de lui préférer l'impunité.
CHAPITRE XIV.
De l'esprll da sénat de Rome.
oous le consulat d'Acilius Glabrio et de
Pison, on fit la loi Acilia (2) pour arrêter les
brigues. Dion dit (J>) que le sénat engagea les
(i) Recueil des voyages qui ont servi à l'établis-
sement de la compagnie des Indes, tome V. p. 2. —
(2) Les coupables éîoient condamnés à une amende;
ils ne pouvoient plus être admis dans l'ordre des sé-
nateurs et nommes à aucune magistrature. Dion,
liv. 1ÎXaVI._(3) Ui-L
LIVRE VI, Cil A P. XIV. '207
consuls à la proposer, parceque le tribun
C. Cornélius avoit résolu de faire établir dos
peines terribles contre ce crime, à quoi le
peuple étoit fort porté. Le sénat pensoit que
des peines immodérées jetteroient bien la ter-
reur dans les esprits, mais qu'elles auroient
cet effet, qu'on ne trouveroit plus personne
jîour accuser ni pour condamner; au lieu
qu'en proposant des peines modiques, on au-
roit des juges et des accusateurs.
CHAPITRE XV.
Des lois des Roniaias à l'cgard des peines.
J E me trouve fort dans mes maximes lorsque
j'ai pour moi les Romains ; et je crois que les
peines tiennent à la nature du gouvernement,
lorsque je vois ce grand peuple changer à cet
égard de lois civiles à mesure qu'il changeoit
de lois politiques.
Les lois royales, faites pour un peuple com-
posé de fugitifs, d'esclaves et de brigands,
furent très sévères. L'esprit de la république
auroit demandé que les décemvirs n'eussent
pas mis ces lois dans leurs douze tables; mai^
des gens qui aspiroient à la tyrannie n'avoient
garde de suivre l'esprit de la république.
Tite Live (i) dit, sur le supplice de Metius
Suffetius , dictateur d'Albe, qui fut condamné
par Tullns Hostilius à être tiré par deux clia-
(i) Lir. I.
2o3 DE l'esprit des lois.
riots , que ce fut le premier et le dernier sup-
p'iceoùl'on témoignaavoir perdu la mémoire
de l'humanité. Il se trompe : la loi des douze
tables es t pleine de dispositions très cruelles ( i ).
Celle qui découvre le mieux le dessein des
décemvirs est la peine capitale prononcée con-
tre les auteurs des libelles et les poètes. Cela
n'est guère du génie de la république , où le
])("uple aime à voir les grands humiliés: mais
des gens qui vouloient renverser la liberté
craignoient des écrits qui pouvoient rappeler
l'esprit de la liberté (2).
Après l'expulsion des décemvirs, presque
toutes les lois qui avoient fixé les peines fu-
rent ôtées. On ne les abrogea pas expressé-
ment; mais, la loi Porcia ayant défendu de
mettre à mort un citoyen romain , elles n'eu-
rent plus d'application.
Voilà le temps auquel on peut rappeler ce
que Tite-Live ('3) dit des Romains, que ja-
mais peuple n'a plus aimé la modération des
peines.
Que si l'on ajoute à la douceur des peines
le droit qu'avoit un accusé de se retirer avant
le jugement , on verra bien que les Romains
avoient suivi cet esprit que j'ai dit être naturel
à la républifjue.
(i) On y trouve le supplice du feu, des peines
presque toujours capitales, le vol puni de mort, etc.
— (2) Sylla, animé du même esprit que les décem-
virs, auc;menta comme eux les peines contre les
écrivains satyriques. — (3^ Liv. I.
LIVRE VT, CUAP, XV. iOi)
S\ !Iu , qui confondit la tyrannie , l'anarchie ,
et la liberté , fit les lois cornéliennes. Il sembla
ne faire des règlements que pour établir des
crimes. Ainsi , qualifiant une infinité d'actions
du nom de meurtre , il trouva par-tout des
meurtriers ; et , par une pratique qui ne fut
que trop suivie , il tendit des pièges , sema des
épines , ouvrit des abymes , sur le chemin de
tons les citoyens.
Presque toutes les lois de Sylla ne portoient
que l'interdiction de l'eau et du feu. César y
ajouta la confiscation des biens (i), parceque
les riches gardant dans l'exil leur patrimoine ,
ils étoient plus hardis à commettre des crimes.
Les empereurs ayant établi un gouverne-
ment militaire, ils sentirent bientôt qu'il n'é-
toit pas moins terrible contre eux que contre
les sujets; ils cherchèrent à le tempérer; ils
crurent avoir besoin des dignités, et du res-
pect qu'on avoit pour elles.
On s'approcha un peu de la monarchie, et
l'on divisa les peines en trois classes (2) : celles
qui regardoient les premières personnes de
l'état (!^), et qui étoient assez douces ; celles
qu'on infligeoit aux personnes d'un rang in-
férieur (4), et qui étoient plus sévères ; enfin
(i) Pœnas facinorum auxit, cùm locupletes eo
faciliùs scelere se obligarent, quôd integris patrirao-
niis exulabant. Suétone, in Julio Caesare. — (2) "Voyez
In loi 3 , ^^. le^is, ad tes;. Cornel. <Je sicariis, et un
très grand nombre d'autres, au digeste et an <^ode.
■ — (3) Subliiuiores. — (4) Medios.
1 i.
210 KE L K Sl'RlT UES LOIS.
telles qui ne concernoient que les conditions
basses (i)., et qui furent les plus rigoureuses.
Le féroce et insensé Maximin irrita , pour
ainsi dire, le gouvernement militaire, qu'il
auroit fallu adoucir. Le sénat apprenoit, dit
Capitolin (2) , que les uns avoient été mis en
croix, les autres exposés aux bêtes, ou enfer-
més dans des peaux de bêtes récemment tuées,
sans aucun égard pour les dignités. Il semliloi t
vouloir exercer la discipline militaire , sur le
)nodele de laquelle il prétendoit régler les af
iaii'es civiles.
On trouvera dans les Considérations sur
la grandeur des Romains et leur déca-
dence (3), comment Constantin changea le
despotisme miiitiiire en un despotisme mili-
taire et civil , et s'approcha de la monarchie.
On y peut suivre les diverses révolutions de
cet état, et voir comment on y passa de la
rigueur à l'indolence , et de l'indolence à l'im-
poinité.
CHAPITRE XVI.
De la juste proportion des peiues avec le crime.
Il est essentiel que les peines aient de l'har-
monie entre el'es, parcequ'il est essentiel que
l'on évite plutôt un gi^and crime qu'un moin-
(i) Infimos. Lep;. III, §. lesix, ad leg. Corncl.
lie r.icariis. — (2).Tul. Cap. Maxiinini duo. — (3) C^h.
XVII.
LI Y UE VI , C II AP. X V I. 211
dre, ce qui attaque plus la société que ce qui
la cliocfue moins.
«Un imposteur (i), qui se disoit Conslan-
« tin Ducas, suscita un grand soulèvement à
« Constantinople. Il fut pris , et condamné au
« fouet : mais , ayant accusé des personnes
« considérables, il fut condamné, comme ca-
o lomniateur , à être brûlé. » Il est singnlier
qu'on eût ainsi proportionné les peines entre
le crime de lese-majesté et celui de calomnie.
Cela fait souvenir d'un mot de Charles II ,
roi d'Angleterre. Il vil, enpassant, un homme
au pilori; il demanda pourquoi il étoit là.
« Sire , lui dit-on, c'est parcequ'il a fait des li-
« belles contre vos ministres. Le grand sot!
« dit le roi: que ne les écrivoit-il conli'e moi ?
« on ne lui auroit rien fait. »
« Soixante-dix personnes conspirèrent con-
« tre l'empereur Basile (2); il les fit fustiger;
« on leur brûla les cheveux et le poil. Un cerf
«l'ayant pris avec son bois par la ceinture,
« quelqu'un de sa suite tira son épée, coupa sa
a ceinture , et le délivra. Il lui fit trancher la
« tête, parcequ'il avoit, disoit -il, tiré l'épée
« contre lui. » Qui pourroit penser que sous
le même prince on eût rendu ces deux juge-
ments?
C'est un grand mal parmi nous de faire su-
bir la même peine à celui qui vole sur un grand
(i) Histoire de Nicéphore , patriarche de Constan-
tinople-— (2) lOid.
212 DE L E S P U I 1' DES LOIS.
cliemin et à celui qui voK; et assassine. li est
visible que, pour la si'ireté publique, il i'au-
droit mettre quelque diiférence dans la peine.
A. la Chine les voleurs cruels sont coupés
en morceaux (i); les autres non. Cette diffé-
rence fait qu'on y vole , mais qu'on n'y assas-
sine pas.
En Moscovie , où la peine des voleurs et
celle des assassins sont les mêmes, on assas-
sine toujours (a). Les morts, y dit-on, ne ra-
content rien.
Quand il n'y a point de différence dans la
peine , il faut en mettre dans l'espérance delà
grâce. En Angleterre on n'assassine point, par-
ceque les voleurs peuvent espérer d'être trans-
portés dans les colonies , non pas les assassins.
C'est un grand ressort des gouvernements
modérés que les lettres de grâce. Ce pouvoir
que le prince a de pardonner , exécuté avec
sagesse , peut avoir d'admirables effets. Le
principe du gouvernement despotique , qui
ne pardonne pas, et à qui l'on ne pardonne
jamais , le prive de ces avantages.
CHAPITRE XVn.
De la question ou torture contre les criminels.
1 ARCEQUE les hommes sont méchants, la
loi est obligée de les supposer meilleurs qu'ils
(i) Du Halde, tomel, p. 6. — (2) Etat présent de
la grande Russie , par Perrv.
LIVRE VT, eu A!'. XVII. 2 1 3
no sont. Ainsi la déposition de deux témoins
suffit dans la punition de tous les crimes; la
loi les croit comme s'ils parloient par la bou-
che de la vc'rité. On juoc aussi que tout enfant
conçu pendant le mariage est légitime: la loi
a confiance en la mère comme si elle étoit la
pudicité même. Mais la question contre les
criminels n'est pas dans un cas forcé comme
ceux-ci. Nous voyons aujourd'hui une nation
très policée (i Ma rejeter sans inconvénient.
Elle n'est donc pas nécessaire par sa nalureTa).
Tant d'habiles gens et de beaux génies ont
écrit contre cette pratique, que je n'ose parler
après eux. J'allois dire qu'elle pourroit conve-
nir dans les gouvernements des;)otiques, où
tout ce qui inspire la crainte entre (dusdaiis
les ressorts du gouvernement ; j'aîlois dire
que les esclaves, chez les Grecs et chez les
Romains Mais j'entends la voix de la na-
ture qui crie contre moi.
(i) La nation anglaise. — (2) Les citoyens d'A-
thènes ne pouvoient élre mis à la question (Lysias,
orat.in Argorat.)^ excepté (îaus le crime de lese-
Tiiajesté. Ou dounoit la question trente jours après
la condamnation (Curius ('"ortunatus, Ulielor. Scliol.
liv. II). 11 n'y avoit pas de r|ueslion préparatoire.
Quant aux Romains , la loi III et lY ad le g. Julicnn
tiiajest. fait voir qiie la naissance, la dignité , la pro-
fession de la milice , garaulissoicnt de la question ,
si ce n'est dans le cas de crime de lese-majesté. Voyez
les sages restrictions que les lois des Wisigoths mel-
toient à cette pratique.
2l4 1>1. LtSPIVIT DES LOIS.
CHAPITRE XV III.
Des peines pécuniaires , et des peines corporelles.
JN os pères les Germains n'admettoient guère
que des peines pécuniaires. Ces hommes guer-
riers et libres estinioient que leur sang ne de-
voit être versé que les armes à la main. Les
Japonais (i}, au contraire , rejettent ces sortes
de peines, sous prétexte que les gens riches
éluderoient la punition. Mais les gens riches
ne craignent-ils pas de perdre leurs biens ? les
peines pécuniaires ne peuvent-elles pas se pro-
portionner aux fortunes ? et enfin ne peut- on
pas joindre l'infamie à ces peines?
Un bon législateur prend un juste mlliru;
il n'ordonne pas toujours des peines pécu-
niaires ; il n'inflige pas toujours des peines
corporelles.
CHAPITRE XIX.
De la loi du talion.
Ljes états despotiques, qui aiment les lois
simples, usent beaucoup de la loi du talion (2 ;
les états modérés là reçoivent quelquefois :
mais il y a cette différence , que les premiers
la font exercer rigoureusement, et que les
(i) Voyez Kempfer. — (2) Elle est étaLlie dans
l'Aleoran. Voyez le chap. De la Vache.
tI\UE \I, CHAI'. XIX. 2l5
autres lui donnent presque toujours des tem-
péraments.
La loi des douze tables en admeltoit deux;
elle ne condamnolt au talion que lorsqu'on
n'avoit pu appaiser celui qui se plaignoit (i).
On pouvoit, après la condamnation , payer
les dommages et intérêts (2), et la peine cor-
porelle se convertissoiten peine pécuniaire (3).
CHAPITRE XX.
De la punition des pères ponr leurs enfants.
On punit à la Chine les pères pour les fautes
de leurs enfants. C'étoit l'usage du Pérou (4).
Ceci est encore tiré d'-s idées despotiques.
On a beau dire qu'on punit à la Chine le
père pour n'avoir pas lait usage de ce pouvoir
paternel que la nature a établi , et ([ue les lois
mêmes y ont augmenté ; cela su;)pose toTijours
qu'il n'y a point d'honneur chez les Chinois.
Parmi nous, les pères dont les enfants sont
condamnés au supplice, et les enfants (5^ dont
les pères ont subi le même sort , sont aussi pu-
nis par la honte qu'ils le seroient à la Chine
par la perte de la vie.
(i) Si membrum rupit, ni cum eo pacet , talio
esto. Aulu-Gellc, liv. XX, chap. I. — (2) ILid. —
(3) Voyez aussi la loi des Wisigoths , 1. YI , tit. IV,
§. 3 et 5. — (4) Voyez Garcilasso, Histoire des guerres
civiles des Espagnols. — (5) An lieu de les punir,
disoit Platon, il faut les louer de ne pas ressembler
à leurperc. Liv. IX des Lois,
•AlG J)K J.'i. SPRIT UKS LOIS.
C H ATI TUE XXI.
De la tléiiiciice ilu prince.
J^A clémenre est la qualité distlnctlve des
monarques. Dans la république, où l'on a
pour principe la vertu, elle est moins néces-
saire. Dans l'état despotique , où règne la
crainte, elle est moins en usage, parcequ'il
faut contenir les grands de l'état par des exem-
ples de sévérité. Dans les monarchies , où l'on
est gouverné par l'honneur, qui souvent exige
ce q)ie la loi défend, elle est plus nécessaire.
La disgrâce y est un équivalent à la peine ; les
formalités mêmes des jugements y sont des
punitions. C'est là que la honte vient de tous
côtés {)our former des genres particuliers de
peine.
Les grands y sont si fort punis par la dis-
grâce, par la perte souvent imaginaire de leur
fortune , de leur crédit , de leurs habitudes , de
l€urs plaisirs , que la rigueur à leur égard est
inutile ; elle ne peut servir qu'à ôter aux sujets
l'amour qu'ils ont pour la personne du prin-
ce, et le respect qu'ils doivent avoir pour les
jdaces.
Comme l'instabilité des grands est de la na-
ture du gouvernement despotique , leur sûreté
enti'e dans la nature de la monarchie.
Les monarques ont tant à gagner par la
clémence, elle est suivie de tant d'amour, ils
en tirent tant de gloire, que c'est presque tou-
LIVRE VI, CHAP. XXI. 'MJ
Jours un bonheur pour eux d'avoir l'occasion
de l'exercer ; et on le peut presque toujours
dans nos contrées.
On leur disputera peut-être quelque bran-
che de l'autorité , presque jamais l'autorité
entière; et si quelquefois ils combattent pour
la couronne , ils ne combattent point pour
la vie.
Mais , dira-t-on , quand faut-il punir ? quand
faut-il pardonner? C'est une chose qui se fait
mieux sentir qu'elle ne peut seprescrire. Quand
la clémence a des dangers , ces dangers sont
ti-ès visibles; on la distingue aisément de celte
foiblesse qui mené le prince au mépris et à
l'impuissance même de punir.
L'empereur Maurice (i) prit la résolution
de ne verser jamais le sang de se'' sujets. Anas-
tase (2) ne punissoit point les crimes. Isaac
l'Ange jura que, de son règne, il ne feroit
mourir personne. Les empereurs grecs a voient
oublié que ce n'étoit pas en vain qu'ils por-
toient l'épée.
(i) EA'agre, Histoire. — (2) Fragm. de Suidas, dans
Const. Porphyrog.
F.srn. r.Fs i.ois. i .
i3
ai8 DE l'esprit des lois.
LIYRE VII.
Conséquences des différents principes des tro:s
gouvernements par rapport aux lois somptuai-
kes, au luxe, et à la condition des femmes.
CHAPITRE PREMIER.
Du luxe.
JLe luxe est toujours en proportion avec l'in-
égalité des fortunes. Si dans un état les riches-
ses sont également partagées , il n'y aura point
de luxe; car il n'est fondé que sur les commo-
dités qu'on se donne par le travail des autres.
Pour que les richesses restent également
partagées, il îaut que la loi ne donne à chacun
que le nécessaire physique. Si l'on a au-delà ,
les uns dépenseront, les autres acquerront, et
l'inégalité s'établira.
Supposant le nécessaire physique égal à une
somme donnée, le luxe de ceux qui n'auront
que le nécessaire sera égal à zéro; celui qui
aura le double aura un luxe égal à un ; celui
qui aura le double du bien de ce dernier aura
un luxe égal à trois; quand on aura encore le
double, on aura un luxe égal à sept; de sorte
que le bien du particulier (iui suit étant tou-
jours supposé double de celui du précédent ^
le luxe croîtra du double plus une unité, dans
LIVRE VTI, CTIAP. I. 'IHJ
cette progression , o, i, 3, 7, i5, 3i , G3, 127.
Dans la république de Platon (i), le luxe
aui'oit pu se calculer au juste. Il y avoit quatre
sortes de cens établis. Le premier étoit préci-
sément le terme où finissoit, la pauvreté ; le se-
cond étoit double, le troisième triple, le qua-
trième quadruple du ])remier. Dans le premier
cens, le luxe étoit écfal à zéro; il étoit égal à un
dans le second, à deux dans le troisième, à
trois dans le quatrième; et il suivoit ainsi la
proportion arit]imétir|ue.
En considérant le luxe des divers peiiples
les uns à l'égard des autres, il est dans chaque
état en raison composée de l'inégalité des for-
tunes qui est entre les citoyens, et de l'inéga-
lité des richesses des divers états. En Pologne,
par exemple, les fortunes sont d'une inégalité
extrême ; mais la paiivreté du total empêche
qu'il n'y ait autant de luxe que dans un éîat
plus riche.
Le luxe est encore en projwrtion avec la
grandeur des villes , et sur-f oiit de la ca-pltale :
en sorte qu'il est en riison composée des ri-
chesses de l'état , de riné<,^alité des fortunes
des particuliers, et du nombre d'hommes qu'on
assemble dans de certains lieux.
Plus il y a d'hommes ensemble, plus ils sont
(i) Le premier cens étoit le sort Tiéréditaire en
terres; et Plnton ne vouloit pas qu'on pût avoir en
antres effets plus du triple du sort héréditaire. Voye?.
Sî's IjOÏs, liv. V.
aao DE L ESPRIT DES LOIS.
vains, et sentent naître en eux l'envie de se
signaler par de petites choses (i). S'ils sont en
si grand nombre que la plupart soient incon-
nus les uns aux autres , l'envie de se distinguer
l'cdouble , parcequ'il y a plus d'espérance de
réussir. Le luxe donne cette espérance; cha-
cun prend les marques de la condition qui
précède la sienne. Mais, à force de vouloir se
distinguer, tout devient égal, et on ne se dis-
tingue plus: comme tout le monde veut se
faire regarder, on ne remarque personne.
11 résulte de tout cela une incommodité gé-
nérale. Ceux qui excellent dans une profes-
sion mettent à leur art le prix qu'ils veulent ;
les plus petits talents suivent cet exemple; il
n'y a plus d'harmonie entre les besoins et les
moyens. Lorsque je suis forcé de plaider, il
est nécessaire que je puisse payer un avocat;
lorsque je suis malade, il faut que je puisse
avoir un médecin.
Quelques gens ont pensé qu'en assemblant
tant de peuple dans une capitale on diminuoit
le commerce, parceque les hommes ne sont
])lus à une certaine distance les uns des autres.
Je ne le crois pas ; on a plus de désirs, plus
(i) D.ins une grande ville, dit l'auteur de la fable
des Abeilles , tome I , p. 1 33 , on sbabille aa-dcssus
de sa qualité pour être estimé plus qu'on n'est par
la multitude. C'est un plaisir pour un esprit foible
presque aussi grand qUL- celui de laccomplisscmeut
de ses désirs.
LIVRE VIT, CHAP. I. 221
de besoins , plus de fantaisies , quand on esl
ensemble.
CHAPITRE II.
Des lois somptuaires dans la démocratie.
J E viens de dire que dans les républiques où
les richesses sont également partagées il ne
peut point y avoir de luxe ; et comme on a vu
au livre cinquième (i)que cette égalité de dis-
ti-ibution faisoit l'excellence d'une république,
il suit que moins il y a de luxe dans une répu-
blique, plus elle est parfaite. Il n'y en avoit
point chez les premiers Romains; il n'y en
avoit point chez les Lacédémouiens; et dans
les républiques où l'égalité n'est pas tout-à-
fait perdue, l'esprit de commerce, de travail,
et de vertu , fait que chacun y veut vivre de
son propre bien, et cjue par conséquent il y a
peu de luxe.
Les lois du nouveau partage des ch^imps
demandé avec tant d'instance dans quelques
républiques étoient salutaires par leurnature :
elles ne sont dangereuses que comme action
subite. En étant tout à coup les richesses aux
uns , et augmentant de même celles des au-
tres, elles font dans chaque famille une révo-
lution , et en doivent produire une générale
dans l'état.
A mesure que le luxe s'établit dans une ré-
(i) Chapitres III et IV.
:V29. DE L ESPRIT DES LOIS.
publique, l'esprit se tourne vers l'intérêt par-
ticulier. A des gens à qui il ne faut rien qu« le
néceroaire, il ne reste à désirer que la gloire
de la patrie et la sienne propre. Mais une ame
corrompue par !e luxe a bien d'autres désirs.
Bientôt elle devient ennemie des lois qui la
gênent. Le luxe que la garnison de Rhege com-
mença à connoître fît qu'elle en égorgea les
habitants.
Sitôt que les Romains furent corrompus
leurs désirs devinrent immenses. On en peut
juger par le prix qu'ils mirent aux choses.
Une cruche de vin de Falerne (i) se vendoit
cent deniers romains; un baril de chair salée
du Pont en coûtoi't quatre cents; un bon cui-
sinier quatre talents: les jeunes garçons n'a-
volent point de prix. Quand, par une impé-
tuosité (2) générale, tout le monde se portoit
à la volupté, que devenoit la vertu?
CHAPITRE îiî.
Des lois somptuaires dans l'aristocratie.
JVaristocratte mal constituée a ce mal-
heur, quo les nobles y ont les richesses, et que
cependant ils ne doivent pas dépenser; le luxe,
contraire à l'esprit de modération , en doit
(i) Fragment dn livre 365 de Diodore, rapporté
par Const. Porphyiog. Extrait des vertus et des vices.
— (■>.) Cnm maximus omnium impefns ad luxuriam
esôet. j/n'J.
LIVRE VII, CHAP. III. 2a3
être banni. 11 n'y a donc que des gens très
pauvres, qui ne peuvent pas recevoir , et des
o^ens très riches, qui ne peuvent pas dépenser.
A Venise , les lois forcent les nobles à la mo-
destie. Ils se sont tellement accoutumés à l'é-
pargne , qu'il n'y a que les courtisanes qui
puissent leur faire donner de l'argent. On se
sert de cette voie pour entretenir l'industrie :
les femmes les plus méprisables y dépensent
sans danger , pendant que leurs tributaires y
mènent la vie du monde la plus obscure.
Les bonnes républiques grecques avoient à
cet égard des institutions admirables. Les
riches cmployoient leur argent en fêtes, en
chœurs de musique, en chariots, en chevaux
pour la course, en magistrature onéreuse. Les
ricliesses y étoient aussi à charge que la pau-
vreté.
CHAPITRE IV.
Des lois somptuaires dans les monarchies.
«ijES Suions, nation germanique, rendent
« honneur aux richesses, dit Tacite (i) ; ce qui
« fait qu'ils vivent sous le gouvernement d'un
« seul. » Cela signifie bien que le luxe est sin-
gulièrement propre aux monarchies, et qu'il
n'y faxit point de lois somptuaires.
Comme , par la constitTition des monar-
chies, les richesses y sont inégalement parta-
(i) De moribus Gcrmanorum.
224 lyv. l'esprit dks lois.
gées, il faut bien qu'il y ail du luxe. Si les riches
n'y dépensentpasbeaucoup, les pauvres mour-
ront de faim : il faut même que les riches y
dépensent à proportion de l'inégalité des for-
tunes, et que, comme nous avons dit, le luxe
y augmente dans cette proportion. Les riches-
ses particulières n'ont augmenté que parce-
qu'ellcs ont ôté à une partie des citoyens le
nécessaire physique ; il faut donc qu'il leur
soit rendu.
Ainsi, pour que l'état monarchique se sou-
tienne, le luxe doit aller en croissant, du la-
boureur à l'artisan , au négociant, aux nobles ,
aux magistrats, aux grands seigneurs, aux
traitants |)rincipaux , aux princes; sans quoi
tout seroit perdu.
Dans le sénat de Rome, composé de graves
magistrats , de jurisconsultes , et d'hommes
})leins de l'idée des premiers temps , on pro-
posa , sous Auguste, la correction des mœurs
et du luxe des femmes. 11 est curieux de voir
dans Dion (i ■ avec quel art il éluda les deman-
des importunes de ces sénateurs. C'est qu'il
fondoit une monarchie et dissolvoit une répu-
blique.
Sous Tibère, les édiles proposèrent, dans
le sénat, le rétablissement des anciennes lois
somptuaires (2). Ce prince, qui avoit des lu-
mières, s'y opposa. «L'état nepouri^oitsubsis-
" ter , disoit-il , dans la situation où sont les
(i)DionCassius,l.LIV. — (2^^ Tacite, Annal. 1. III.
LIVRE VII, CHAP. lY. iîS
• choses. Comment Rome pourroit-elle vivre?
a comment pourvoient vivre les provinces ?
«Nous avions de la frugalité, lorsque nous
« étions citoyens d'une seule ville; aujourd'hui
« nous consommons les richesses de tout l'u-
« nivers: on fait travailler pour nous les maî-
a très et les esclaves. « Il voyoil bien qu'il ne
fallolt plus de lois somptuaires.
Lorsque, sous le même empereur, on pro-
posa au sénat de défendre aux gouverneurs
de mener leurs femmes dans les provinces, à
cause des dérèglements qu'elles y apportoient,
cela fut rejeté. On dit c que les exemples de la
fc dureté des anciens avoient été changés en
«une façon de vivre plus agréable ( i ). » On
sentit qu'il falloit d'autres mœurs.
Le luxe est donc nécessaire dans les états
monarchiques ; il l'est encore dans les états
despotiques. Dans les premiers , c'est un usage
que l'on fait de ce qu'on possède de liberté;
dans les autres, c'est un abus qu'on fait des
avantages de sa servitude , lorsqu'un esclave
choisi par son maître pour tyranniser ses au-
tres esclaves, incertain pour le lendemain de
la fortune de chaque jour, n'a d'autre félicité
que celle d'assouvir l'orgueil, les désirs , et les
voluptés de chaque jour.
Tout cecijnene aune réflexion. Les répu-
(i) Multa duritiei vetermn meliùs et lœtiùs mu-
tât». Tacite , Annal. 1. Ilf.
i3.
22:1 DE L ESPRIT DES LOIS.
bliques finissent par le luxe; les monarcliies
par la pauvreté (i).
CHAPITRE V.
Dans quels cas les lois somptuaires sont utiles dans
une monarcliie.
V^ E fut dans l'esprit de la république , ou dans
quelques cas particuliers, qu'au milieu du trei-
zième siècle on fit, en Aragon, des lois somp-
tuaires. Jacques I ordonna que le roi ni aucun
de ses sujets ne pourroient manger plus de
deux sortes de viandes à chaque repas , et que
chacune ne seroit préparée que d'une seule
manière , à moins que ce ne fût du gibier qu'on
eût tué soi-même a).
On a fait aussi de nos jours, en Suéde, des
lois somptuaires; mais elles ont un objet diffé-
rent de celles d'Aragon.
Un état peut faire des lois somptuaires dans
l'objet d'une frugalité absolue ; c'est l'esprit
des lois somotuaires des républiques; et la na-
ture de la chose fait voir que ce fut l'objet de
celles d'Aragon.
Les lois somptuaires peuvent avoir aussi
pour objet une frugalité relative, lorsqu'un
érat, sentant que des marchandises étrangères
d'un trop haut prix demanderoient une telle
(i) Opnîentia paritura mox eg-estatem. Flora s ,
liv. III. — (a) Constitution de Jacques premier, de
Lan ia34, art. VI, dans Marca hispanica. p. 1 4!>.9
LIVRE VII, CHAP. V. U.'l']
exportation des siennes, qu'il se priveroit plus
de ses besoins par celle-ci qu'il n'en satisferoit
par celles-là, en défend absolument l'entrée;
et c'est l'esprit des lois que l'on a laites , de nos
jours, en Suéde (i). Ce sont les seules lois
somptuaires qui conviennent aux monarchies.
En général, plus un état est pauvre, plus
il est ruine par son luxe relatif, et ])lus par
conséquent il lui faut de lois somptuaires rela-
tives. Plus un état est riche, plus son luxe re-
latif l'enrichit ; et il faut bien se garder d'y
faire des lois somptuaires relatives. Nous ex-
pliquerons mieux ceci dans le livre sur le com-
merce (2). Il n'est ici qiiestlon que du luxe
absolu.
FIN UU TOME PREMIER.
TABLE
DES LIVRES ET CHAPITRES
CONTENUS
DANS LE PREMIER VOLUME.
LIVRE PREMIER.
Des lois en général.
Chap. t. Des lois, daus le rapport quelles ont avec
les divers êtres. Page f)5
Chap. II. Des lois de la nature. Gq
Chaf. III. Des lois positives. 71
LIVRE II.
Des lois qai dérivent directement de la nature du
goavernenient.
Chap. I. De la nature des trois divers gouverne-
ments. 76
Chap. II. Du gouvernement républicain, et des lois
relatives à la démocratie. 77
Chap. III. Des lois relatives à la nature de l'aristo-
cratie. 84
Chap. IV. Des lois, dans leur rapport avec la na-
ture du gouvernement monarcliique. 09
Cftap. V. Des lois relatives à la nature de l'état des-
potique. 9^
TABLK. asi9
LIVRE III,
Des pi'incjpes des trois gouvttiiemeîRs.
Chap. I. Différence de la nature du gouvcrnemcut
ctdesonpriucipe. Page 94
Chap. ir. Du principe des divers gouveruemeuts. g5
Chap. HI. Du principe de la démocratie. ib.
Chap. IV. Du principe de l'aristocratie. gi)
Chap. V. Que la vertu n'est point le principe du
gouvernement monarchique. 10 1
Chap. VI. Comment on supplée à la vertu dans le
gouvernement monarchique. io3
Chap. VII. Du principe de la monarchie. io4
Chap. VIII. Que l'houneur n'est poiut le principe
des états despotiques. i <>5
Chap. IX. Du principe du gouvernement despotique. 1 06
Chap. X. Différence de l'obéissance dans les gou-
vernements modérés et daus les gouvernements
despotiques. 107
Chap. XI. Réflexion sur tout ceci. 1 10
LIVRE IV.
Que les lois de l'éducation doivent être relatives
aux principes du gouvernement.
Chap. I. Des lois de l'éducation. 1 10
Chap. II. De l'éducation dans les monarchies. 1 1 1
Chap. III. De l'éducation daus le gouvernement
despotique. 116
Chap. IV. Différence de l'effet de l'éducation chez
les anciens et parmi nous. 1 1^
Chap. V. De l'éducation dans le gouvernement
^Républicain. iiS
Chap. VI. De quelques institutions des Grecs. 1 ly
Chap. VII. Eu quel cas ces institutions singulières
peuvent être bonnes. 19.3
Chap. VIII. Explication d'un paradoxe des ansàm
par rapport aux mœurs. ;i24
23o TABLE.
LIVRE V.
Qne les lois que le législateur donne doivent être
relatives au principe du gouvernement.
Chap. T. Idée de ce livre. Page lag
Ch. II. Cequec'est quelavertudansletatpolitique. ib.
Chap. III. Ce que c'est que Tamour de la république
dans la démocratie. i3o
Chap. IV. Comment ou inspire l'amour de l'égalité
et de la frugalité. 1 3?,
Chaf. V. Comment leslois établbseut l'égalité dans
la démocratie. l33
Chap. VI. Comment les lois doivent entretenir la
frugalité dans la démocratie. 1 38
Chap. VII. Autres moyens de favoriser le principe
de la démocratie. i4o
Chap. VIII. Comment les lois doivent se rapporter
au principe du gouvernement dans l'aristocratie. i45
Chap. IX. Comment les lois sont relatives à leur
principe dans la raonarcliic. l 5 1
Chap. X. De la promptitude de l'exécution dans la
monarchie. i53
Chap. XI. De l'excellence du gouvernement mo-
narchique. i54
Chap. XII. Continuation du même sujet. i5y
Chap. XIII. Idée du despotisme. ib.
Chap. XIV, Comment les lois sont relatives au prin-
cipe du gouvernement despotique. i 5<S
Chap. XV. Continuation du même sujet. i6C>
Chap. XVI. De la communication du pouvoir. 169
Chap. XVII. Des présents. 171
Chap. XVIII. Des récompenses que le souverain
donne. 172
Chap. XIX. Nouvelles conséquences des principes
des trois gouvernements. iy4
TABLE. 23 1
LIVRE VI.
Conséquencee des principes des divers gouverne-
ments par rapport à la simplicité des lois civiles
et criminelles, la forme des jugements, et l'éta-
blissement des peines.
CiiAP. I. Do la simplicité des lois civiles dans les di-
vers gouvernements. Page iiSo
Chap. IÏ. De la simplicité des lois criminelles dans
les divers gouvernements. iS4
Chap. III. Dans quels gouvernements et dans quels
cas on doit juger selon un texte précis de la loi. i Sô
Chap. IV. De la manière de former les jugements. I1S7
Chap. V. Dans quel gouvernement le souverain peut
être juge. i8y
Chap. VI. Que, dans la monarchie, les ministres
ne doivent pas j u ger . i g 3
Chap. VII. Du magistrat unique. 194
Chap. VIII. Des accusations dans les divers gouver-
nements. ig5
Chap. IX. De la sévérité des peines dans les divers
gouvernements. igG
Chap. X. Des anciennes lois françaises. 19S
Chap. XI. Que, lorsqu'un peuple est vertueux, il
faut peu de peines. ipg
Chap. XII. De la puissance des peines. aoo
' Chap. XIII. Impuissance des lois japonaises. 2o3
Chap. XIV. De l'esprit du sénat de Rome. 0.06
Cf^p. XV. Des lois des Romains à l'égard des peines. 9.07
Chap. XVI. De la juste proportion des peines avec
le crime. o.io
Chap. XVII. De la question ou torture contre les
criminels. 9,12
Chap. XVIII. Des peines pécuniaires , et des peines
corporelles. ai4
Chap. XIX. De la loi du talion. ib.
232 TABLE.
Chap. XX. De la punition des percs pour leurs
enfants. Page ai 5
Chap. XXI. De la clémence du prince. ai6
LIVRE VII,
Conséquences des différents principes des trois gou-
vernements par rapport anx lois somptuaircs , au
luxe, et à la condition des femmes.
Chap. I. Du luxe. ai8
Chap. 11. Des lois somptuaires dans la démocratie. 29.1
Chap. III. Des lois somptuaires dans l'aristocratie. riT.'i
Chap. IV. Des lois somptuaires dans les monarchies. 223
Chap. y. Dans quels cas les lois somptuaires sont
utiles dans une monarchie. 226
riN DE LA TABLE.
DE L'ESPRIT
DES LOIS.
TOME SKCOND.
DE L'ESPRIT
DES LOIS,
Par MONTESQUIEU.
TOME SECOND.
KDITIOA SÏIiRKOTYlM:,
rHBS LE r'BOCtPt DE 1- 1 R M 1 N 1
A PARIS,
CHEZ FIRMIN DIDOT FRÈRES
K U F. JACOB,»" 24-
1834.
DE L'ESPRIT
DES LOIS.
SUITE DU LIVRE SEPTIEME.
CHAPITRE SIXIEME.
Du luxe à la Chine.
L/ES raisons particulières demandent des lois
somptuaires dans quelques états. Le peuple,
par la force du climat, peut devenir si nom-
breux, et d'un autre côté les moyens de le faire
subsister peuvent être si incertains , qu'il est
bon de l'appliquer tout entier à la culture des
terres. Dans ces états , le luxe est dangereux,
et les lois somptuaires y doivent être rigou-
reuses. Ainsi , pour savoir s'il faut encourager
le luxe ou le proscrire, on doit d'abord jeter
ESFR. DES LOIS. 3.
2 DE LESPHIT DES LOIS.
les yeux sur le rapport qu'il y a entre le nombre
du j)euple et la facilité de le faire vivre. En
Anffleterre, le sol produit beaucoup plus de
grains qu'il ne faut pour nourrir ceux qui
cultivent les terres et ceux qui procurent les
vêtements : il peut donc y avoir des arts fri-
voles, et par conséquent du luxe. En France,
il croît assez de bled pour la nourriture des
laboureurs et de ceux qui sont employés aux
manufactures. De plus, le commerce avec les
étrangers peut rendre pour des choses frivoles
tant de choses nécessaires, qu'on n'y doit guei-e
craindre le luxe.
A la Chine, au contraire, les femmes sont
si fécondes, et l'espèce humaine s'y multiplie
à un tel point , que les terres , quelque culti-
vées qu'elles soient, suffisent à peine pour la
nourriture des habitants. Le luxe y est donc
pernicieux , et l'esprit de travail et d'économie y
est aussi requis que dans quelques républiques
que ce soit(i). Il faut tpi'on s'attache aux arts
nécessaires, et qu'on fuie ceux de la volupté.
Voilà l'esprit des belles ordonnances des
empereurs chinois. « Nos anciens, dit un em-
« pereur de la famille des Tang (a), tenoient
« pour maxime que , s'il y avoit un homme qui
« ne labourât point , ou une femme qui ne s'oc-
n cupât point à filer , quelqu'un souffroil le
(i) Le laxe y a tonjours été arrêté. — (2) Dans une
ordonnance rapportée par le P. Du Halde, tome II j
page 49:-
LIVRE VIT, CnAP. VI. 3
« froid ou la faim dans l'empire... » Et, sur ce
principe, il fit détruire une infinité de monas-
tères de bonzes.
Le troisième empereur de la vingt-unième
dynastie (i), à qui on apporta des pierres pré-
cieuses trouvées dans une mine, la fit fermer,
ne voulant pas fatiguer son peuple à travailler
pour une chose qui ne pouvoit ni le nourrir
ni le vêtir
« Notre luxe est si grand, dit Kiayventi (2),
ft que le peuple orne de broderies les souliers
« des jeunes garçons et des filles qu'il est obligé
« de vendre. » Tant d'hommes étant occupés à
faire des habits pour un seul , le moyen qu'il
n'y ait bien des gens qui manquent d'habits?
Il y a dix hommes qui mangent le revenu des
terres , contre un laboureur : le moyen qu'il
n'y ait pas bien des gens qui manquent d'ali-
ments?
CHAPITRE VII.
Fatale conséquence àa luxe à la Chine.
On voit, dans l'histoire de la Chine, qu'elle
a eu vingt-deux dynasties qui se sont succé-
dées, c'est-à-dire qu'elle a éprouvé vingt-deux
révolutions générales, sans compter une in-
finité de particulières. Les trois premières dv-
(1) Histoire de la Chine, Yingt-uuieme dynastie,
dans l'ouvrage du P. du Halde, tome I. — (2) Dans un
discours rapporté par le P. duHalde, tome II, p. 4 1 8.
4 DE l'esprit BES LOIS.
nasties durèrent assez long * temps , parce-
qu'elles furent sagement gouvernées, et que
i'empli'e étoit moins étendu qu'il ne le fut de-
puis. Mais on peut dire en général que toutes
ces dynasties commencèrent assez bien. La
vertu , l'attention , la vigilance , sont nécessai-
res à la Chine : elles y étoient dans le commen-
cement des dynasties, elles manquoient à la
fin. FjU effet, il étoit naturel que des emjjereurs
nourris dans les fatigues de la guerre, qui
parvenoient à faire descendre du trône une
famille noyée dans les délices, conservassent
la vertu qu'ils avoient éprouvée si utile , et
craignissent les voluptés qu'ils avoient vues si
funestes. Mais, après ces trois ou quatre pre-
miers princes , la corruption, le luxe, l'oisi-
veté, les délices, s'emparent des successeurs.
Ils s'enferment dans le palais ; leur esprit s'af-
foiblit,leur vie s'accourcit, la famille décline;
les grands s'élèvent , les eunuques s'accrédi-
tent, on ne met sur le trône que des enfants ;
le palais devient ennemi de l'empire , un peuple
oisif qui l'habite ruine celui qui travaille ; l'em-
pereur est tué ou détruit par un usurpateur
qui fonde une famille , dont le troisième ou
quatrième successeur va dans le même palais
se renfermer encore.
CHAPITRE VIII.
De la contineuce publique.
X L y a tant d'imperfections attachées à la perte
LIVRE VII, CHA p. vil I. 5
de la vertu dans les femmes, toute leur ame
en est si fort dégradre , ce poiiit principal ôté
en fait tomber tant d'autres , que l'on peut
regarder, dans un état popuiaire, l'inconti-
nence pubîi({ue comme le dernier des mal-
heurs et la certitude d'un changement dans la
constitution.
Aussi les bons législateurs y ont -ils exigé
des femmes une certaine gravité de mœurs.
Ils ont proscrit de leurs républiques non seu-
lement le vice , mais l'apparence même du
vice. Ils ont banni jusfju'à ce commerce de
galanterie qui produit l'oisiveté, qui fait que
les femmes corrompent avant même d'être cor-
rompues , qui donne un prix à tous les riens,
et rabaisse ce qui est im]>ortant, et qui fait
(]ue l'on ne se conduit plus que sur les maximes
du ridicule que les femmes entendent si bien
à établir,
CHAPITRE IX.
De la condition des femmes dans les divers
gouvernements.
JL/ES femmes ont peu de retenue dans les mo-
narchies , parceque la distinction des rangs
les appelant à la cour, elles y vont prendre cet
rsprit de liberté qui est à peu près le seul qu'on
y tolère. Chacun se sert de leurs agréments et
de leurs passions pour avancer sa fortune ; et
comme leur foiblesse ne leur permet pas i'or-
6 DB L ESPRIT DES lOIS.
gueil , mais la vanité, le luxe y règne toujours
avec e'Ies.
Dans les états despotiques, les femmes n'in-
troduisent point le luxe; mais elles sont elles-
mêmes un objet de luxe. Elles doivent être
extrêmement esclaves. Chacun suit l'esprit du
gouvernement, et porte chez soi ce qu'il voit
établi ailleurs. Comme les lois y sont sévères et
exécutées sur-le-champ, ou a peur que la liberté
des femmes n'y fasse des aiYaires. Leurs brouil-
leries, leurs indiscrétions, leurs répugnances,
leurs penchants , leurs jalousies , leurs piques ,
cet art qu'ont les petites âmes d'intéresser les
grandes, n'y sauroient être sans conséquence.
De plus, comme dans ces états les princes
se jouent de la nature humaine, ils ont plu-
sieurs femmes ; et mille considérations les obli-
gent de les renfermer.
Dans les républiques , les femmes sont libres
par les lois , et captivées par les mœurs 5 le luxe
en est banni, et avec lui la corruption et les
vices.
Dans les villes grecques , où l'on ne vivoit
pas sous cette religion qui établit que , chez
les hommes mêmes , la pureté des mœurs est
une partie de lavertu; dans les villes grecques,
où un vice aveugle régnoit d'une manière ef-
frénée , où l'amour n'avoit qu'une forme que
l'on n'ose dire , tandis que la seule amitié s'é-
toit retirée dans les mariages (i); la vertu , la
( I ) Quant au vrai amour, dit Plutarque, le» femme»
LIVRE VII, CHAP. XX, 7
simplicité , la chasteté des femmes , y étoient
telles , qu'on n'a guère jamais vu de peuple
qui ait eu à cet égard une meilleure police (i).
CHAPITRE X.
Du, tribunal domestique cliez les Romains.
Ijes Romains n'avoient pas, comme les Grecs,
des magistrats particuliers qui eussent inspec-
tion sur la conduite des femmes. Les censeurs
n'avoient l'œil sur elles que comme sur le reste
de la république. L'institution du tribunal do-
mestique (2) suppléa à la magistrature établie
chez les Grecs (3).
Le mari assembloit les parents de la femme ,
et la jugeoit devant eux (4). Ce tribunal main-
n'y ont aucune part. OEuvres morales , traité de l'A-
mour, pag. 600. Il parloit comme son siècle. Voyez
Xénoplion, au dialogue intitulé Hiéron. — (i) A
Athènes, ily avoit un magistrat particulier qui veil-
loit sur la conduite des fenunes. — (2) Romulus in-
stitua ce tribunal, comme il paroît par Denys d'Ha-
licarnasse ,1. II , p. 96. — (3) Voyez dans Tite-Live ,
1. XXXIX , l'usage que l'on lit de ce tribunal lors de
la conjuration des bacchanales : on appela conjura-
tion contre la république des assemblées où l'on
corrompoit les mœurs des femmes et des jeunesgens.
— (4) Il paroit parDenvsd'Halicarnasse, l.II, que,
par l'institution de Romulus , le mari , dans les cas
ordinaires, jugeoit seul devant les parents de la
femme; et que, dans les grands crimes, il la )ugeoit
avec cinq d'entre eux. Aussi IJlpieu,au titre VI,
§. IX,Xir, et XIII, distingue-t-il, dans les juge-
8 CE L'ESVfilT UES LOIS.
tenoit les mœurs dans la république ; mais ces
mômes mœurs maintenoient ce tribunal. Il de-
voit juger non seulement de la violation des
lois , mais aussi de la violation des mœurs. Or,
pour juger de la violation des mœurs , il faut
en avoir.
Les peines de ce tribunal dévoient être arbi-
traires , et l'étoient en effet ; car tout ce qui re-
garde les mœurs , tout ce qui regarde les rè-
gles de la modestie , ne peut guère être com-
pris sous un code de lois. Il est aisé de régler
par des lois ce qu'on doit aux autres ; il est dif-
ficile d'y comprendre tout ce qu'on se doit à
soi-même.
Le tribunal domestique regardoit la con-
duite générale des femmes : mais il y avoit un
crime qui , outre l'animadversibn de ce tribu-
nal , étoit encore soumis à une accusation pu-
blique ; c'étoit l'adultère, soit que, dans une
république , une si grande violation de mœurs
intéressât le gouvernement, soit que le dérè-
glement de la femme pût fair^ soupçonner ce-
lui du mari , soit enfin que l'on craignît que
les honnêtes gens mêmes n'aimassent mieux
cacher ce crime que le punir , l'ignorer que le
venger.
ments des mœnrs , celles qu'il appelle graves d'avec
celles qui l'étoieiTt moins, mores graviores , mores
lei'iores.
LIVRE VII, CUAP. XI. U
CHAPITRE XI.
Comment les institutions changèrent à Rome avec le
gouvernement.
i_.(OMME le tribunal domestique supposoitides
mœurs , l'accusation publique en supposoit
aussi; et cela fit que ces deux choses tombè-
rent avec les mœurs , et finirent avec la répu-
blique (i).
L'établissement des questions perpéttielles ,
c'est-à-dire du partage de la juridiction entre
les préteurs , et la coutume qui s'introduisit de
plus en plus que ces préteurs jugeassent eux-
mêmes (2) toutes les affaires , affoiblirent l'u-
sage du tribunal domestique; ce qui paroîtpar
la surprise des liistoriens , qui regardent com-
me des faits singuliers et comme un renouvel-
lement de la praticjue ancienne les jugements
que Tibère fit rendre par ce tribunal.
L'établissement de la monarchie et le chan-
gement des mœurs firent encore cesser l'accu-
sation publique. On pouvoit craindre qu'un
malhonnête homme , pi([ué des mépris d'une
femme, indigné de ses refus, outré de sa vertu
même , ne formât le dessein de la perdre. La
loi Julie ordonna qu'on ne pourroit accuser
(i) .tudicio lie moribns (quod antea quidem in
aotiquis legibus positum erat, non autem f'reqnenfa-
batur) peiiitùsabolito. Leg. XI, §. II, cod. de repud.
• — (a) Judicia extraordinaria.
lO DELESPRITDESLOIS.
une femme d'adultère qu'après avoir accusé
son mari de favoriser ses dérèglements ; ce qui
restreignit beaucoup cette accusation , et l'a-
néantit pour ainsi dire (i).
Sixte-Quint sembla vouloir renouveler l'ac-
cusation publicpie (a). Mais il ne faut qu'un peu
de réflexion pour voir que cette loi , dans une
monarchie telle que la sienne, étoit encoi'eplus
déplacée que dans toute autre.
CHAPITRE XII. i
g
De la tutele des femmes chez les Romains.
J_iES institutions des Romains mettoient les
femmes dans une perpétuelle tutele , à moins
qu'elles ne fussent sous l'autorité d'un mari. (3)
Cette tutele étoit donnée au plus proche des
parents par mâles ; et il paroît , par une ex-
pression vulgaire (4) , qu'elles étoient très gê-
nées. Cela étoit bon pour la république , et
n'étoit point nécessaire dans la monarchie (5).
Il paroît, par les divers codes des lois des
( I ) Constantin l'ôta entièrement : « C'est une chose
«indigne, disoit-il, qne des mariages tranquilles
«soient troublés par l'audace des étrangers.» —
(2) Sixte V ordonna qu'un mari qui n'iroit point se
plaindre à lui des débauches de sa femme seroitpuni
de mort. "Voyez Leti. — (3) Niai convenissent in ma^
num viri. — (4) Ne sis mihi patrnns, oro. — (5) La loi
Papienne ordonna, sous Auguste, que les femmes
qui auroient en trois enfants seroient hors de cette
tatele.
LIVRE Vil, CHAP. XII. II
barbares , que les femmes , chez les premiers
Germains , étoient aussi dans une perpétuelle
tutele(i. Cet usage passa dans vnie monarchie
qu'ils fondèrent ; mais il ne subsista pas.
CHAPITRE XIII.
Des peines établies par les empereurs contre les
débauches des femmes.
JLa loi Julie établit une peine contre l'adul-
tère. Mais, bien loin que cette loi et celles que
l'on fit depuis là-dessus fussent une marque de
la bonté des mœurs , elles furent au contraire
une marque de leur dépravation.
Tout le système politique à l'égard des fem-
mes changea dans la monarchie : il ne fut
plus question d'établir chez elles la pureté des
mœurs , mais de punir leurs crimes. On ne
faisoit de nouvelles lois pour punir ces crimes
queparcequ'on nepunissoitplus lesviolations'J
qui n'étoient point ces crimes.
L'affreux débordement des mœurs obligeoit
bien les empereurs de faire des lois pour ar-
rêter à un certain point l'impudicité ; mais
leur intention ne fut pas de coz^riger les mœurs
en général. Des faits positifs , rapportés par les
historiens , prouvent plus cela que toutes ces
lois ne sauroient prouver le contraire. Onpeufe
voir , dans Dion , la conduite d'Auguste à cel
( I ) Cette tutele s'appeloit chez les rVermain* mar^
deburdium.
I *i D E l/ E s P n. 1 T D E s L O I s.
égard , et comment il éluda et dans sa préture
et dans sa censure les demandes qui lui furent
faites (i).
On trouve bien dans les historiens des juge-
ments rigides rendus , sous Auguste et sous
Tibère , contre l'impudicité de quelques dames
romaines : mais , en nous faisant connoitre l'es-
prit de ces règnes, ils nous font connoître l'es-
prit de ces jugements.
Auguste et Tibère songèrent principalement
à punir les débauches de leurs parentes. Ils ne
punissoient point le dérèglement des mœurs ,
mais un certain crime d'impiété ou de lese-
majesté (2) qu'ils avoient inventé , utile pour
le respect , utile pour leur vengeance. De là
vient que les auteurs romains s'élèvent si fort
contre cette tyrannie.
(i) Comme ou lui eut amené un jeune homme qui
avoit épousé une femme avec laquelle il avoit eu au-
paravant un mauvais commerce, il hésita long-temps,
n'osant ni approuver ui punir ces choses. Enfin, re-
prenant ses esprits , « Les séditions ont été cause de
« grands maux, dit-il; ouhlions-les ». Dion, 1. LIT.
Les sénateurs lai ayant demandé des règlements sur
les mœurs (Us femmes, il éluda cette demande en leur
disant qu'ils corrigeassent leurs femmes comme il
corrigeoit la sienne : sur quoi ils le prièrent de leur
dire comment il en usoit avec sa femme ; ( question ,
ce me semble , fort indiscrète. ) — (2) Culpam inter
viros et feminas vulgatara gravi nomine laesarum re-
ligionum ac violatœ raajestatis appellando, clemen-
tiam majorum suasque ipse leges egrediehatur. Tac.
A-iiual. liv. III.
tIVEE VU, CHAP. XIII. l3
La peine de la loi Julie étoit légère (i\ Les
empereurs voulurent que , dans les jugements,
on augmentât la peine de la loi qu'ils avoient
faite. Cela fut le sujet des invectives des histo-
riens. Ils n'examinoient pas si les femmes mé-
ritoient d'être punies , mais si l'on avoit violé
la loi pour les punir.
Une des principales tyrannies de Tibère [2)
fut l'abus qu'il fit des anciennes lois. Quand
il voulut punir quelque dame roumaine au-delà
de la peine portée par la loi Julie , il rétablit
contre elle le tribunal domestique ('3).
Ces dispositions à l'égard des femmes ne
regardoient que les familles des sénateurs , et
non pas celles du peuple. On vouloit des pré-
textes aux accusations contre les grands , et
les déportements des femmes en pouvoient
fournir sans nombre.
Enfince que j'ai dit, que la bonté des mœurs
n'est pas le principe d'un gouvernement d'un
seul , ne se vérifia jamais mieux que sous ces
premiers empereurs ; et si l'on en doutoit , on
(i) Cette loi est rapportée au Digeste ; mais on
n'y a pas mis la peine. On juge qu'elle n'étoit que
de la relégation, puisque celle de l'inceste n'étoit
que de la déportation. Leg. Si ejiiis 'vidiiam, If. de
qiiest. — (2) Proprium idTiherio fuit, scelera nuper
repertapriscisverbisobtegere. Tacite. — (3)Adulterii
graviorem pœnam deprecatus , ut exemplo majorura
propinquis suis ultra ducentesimum lapidem remo-
veretur, suasit. Adultero Manlio Italiâ atque Africâ
iateidictum est. Taciîc, Aiînal. I. II.
l4 DE l'esprit des lois.
n'auroit qu'à lire Tacite , Suétone, Juvénal, el
Martial.
CHAPITRE XIV.
Lois somptaaires chez les Romains.
INous avons parlé de l'incontinence })ublique,
parcequ'elle est jointe avec le luxe , qu'elle en
est toujours suivie , et qu'elle le suit toujours.
Si vous laissez en liberté les mouvements du
cœur , comment pourrez- vous gêner les foi-
blesses de l'esprit .'
A Rome , outre les institutions générales ,
les censeurs firent faire par les magistrats plu-
sieurs lois particulières pour maintenir les
femmes dans la frugalité. Les lois Fannienne ,
Licinienne et Oppienne , eurent cet objet. Il
faut voir, dansTite-Live(^i), comment le sénat
fut agité lorsqu'elles demandèrent la révoca-
tion de la loi Oppienne. Valere-Maxime met
l'époque du luxe chez les Romains à l'abroga-
tion de cette loi.
CHAPITRE XV.
Des dots et des avantages nuptiaux dans les diverses
constitutions.
JLes dots doivent être considérables dans les
monarcbies , afin que les maris puissent sou-
tenir leur rang et le luxe établi. Elles doivent
(i) Décade IV, liv. IV.
LIVRF. VII,CHAP. XV. l5
être médiocres dans les républiques , où le
luxe ne doit pas régner (i). Elles doivent être
à peu près nulles dans les états despotiques ,
où les femmes sont , en quelque façon , esclaves,
La communauté des biens , introduite par
les lois françaises entre le mari et la femme ,
est très convenable dans le gouvernement mo-
narchique , parcequ'elle intéresse les femmes
aux affaires domestiques , et les rappelle , com-
me malgré elies , au soin de leur maison. Elle
l'est moins dans la république, où les femmes
ont plus de vertu. Elle s«roit absurde dans les
états despotiques , où presque toujours les
femmes sont elles-mêmes une partie de la pro-
priété du maître.
Comme les femmes par leur état sont assez
portées au mariage , les gains que la loi leur
donne sur les biens de leur mari sont inutiles ;
mais ils seroient très pernicieux dans une ré-
publique, parceque leurs richesses particu-
lières produisent le luxe. Dans les états despo-
tiques , les gains de noces doivent être leur
sub?.i'if'»ice , et rien de plus.
CHAPITRE XVI.
Belle coutnme des Samnites.
i_/ES Samnites avoient une coutume qui, dans
(i) Marseille fut la plus sage tics républiques do
son temps ; les dots ne pouvoient passer cent écus eu
argent, et cinr^ en habits, dit Strabon, 1. IV.
i6 DE l'esprit des lois.
une petite république , et sur - tout dans la si-
tuation où étoit la leur , de voit produire d'ad-
mirables effets. On assembloittous les jeunes
gens , et on les jugeoit. Celui qui étoit déclaré
le meilleur de tous prenoit pour sa femme la
fille qu'il vouloit ; celui quiavolt les suffrages
après lui choisissoit encore, et ainsi de sulte(i\
Il étoit admirable de ne regarder entre les biens
des garçons que les belles qualités et les servi-
ces rendus à la patrie. Celui qui étoit le plus ri-
cbe de ces sortes de biens choisissoit une fille
dans toute la nation. L'amour, la beauté, la
chasteté , la vertu , la naissance , les richesses
même , tout cela étoit , pour ainsi dire , la dot
de la vertu. Il seroit difficile d'imaginer une
récom{)€nse plus noble , plus grande , moins à
charge à un petit état , plus capable d'agir sur
l'un et l'autre sexe.
Les Samnites descendoient des Lacédémo-
niens ; et Platon , dont les institutions ne sont
que la perfection des lois de Lycurgue, donna
à peu près une pareille loi (2).
CHAPITRE XVII.
De radmlnistration des femmes.
Il est contre la raison et contre la nature que
les femmes soient maîtresses dans la maison,
(i) Fragm. de Nicolas de Damas, tiré de Stobée,
dans le Recneil de Constantin Poiphyrogéaete. —
(2} Il Icurpermct même de se voir plu5 fréquemment;
LIVRK VII, CUAP, xvir. 17
comme cela étolt établi chez les Egyptiens ;
mais il ne Test jjus qu'elles gouvernent un em-
])ire. Dans le premier cas , l'état de foiblesse
où elles sont ne leur ])ermet pas la préémi-
nence : dans le second , leur foiblesse même
leur donne i)lus de douceur et de modération;
ce qui peut faire un bon gouvernement , plutôt
que les vertus dures et féroces.
Dans les Indes on se trouve très bien du
gouvernement des femmes ; et il est établi
que ., si les mâles ne viennent pas d'une mère
du même sang , les liiles qui ont une mère
du sang royal succèdent (i ). On leur donne
un certain nombre de personnes pour les
aider à porter le poids du gouveniement. Se-
lon PtI. Smith (5), on se trouve aussi très
bien du gouvernement des femmes en Afri-
que. Si l'on ajoute à cela l'exemple de la Mos-
covie et de l'Angleterre, on verra qu'elles réus-
sissent également et dans le gouvernement mo-
déré et dans le gouvernement despotique.
( I ) Lettres édif. , quatorzième recueil. — (2) Voyage
ilo Gainée, seconde partie, p. i65de la traduction,
sur le royaume d'Angola , sur la côte d'Or.
jy UB l'esprit des lois.
LIVRE VIII.
DB LA CORRUPTIOÏf DES PRINCIPES DES TROIS
GOTTVERNEMENTS.
CHAPITRE PREMIER.
Idée générale de ce livre.
iuÂ. corruption de chaque gouvernement com.
menée presque toujours par celle des prin-
cipes.
CHAPITRE II.
De la corruption du principe de la démocratie.
JLe principe de la démocratie se corrompt
non seulement lorsqu'on perd l'esprit d'éga-
lité , mais encore quand on prend l'esprit d'é-
galité extrême , et que chacun veut être égal
à ceux qu'il choisit pour lui commander. Pour
lors le peuple , ne pouvant souffrir le pouvoir
même qu'il confie , veut tout faire par lui-
même , délibérer pour le sénat , exécuter pour
les magistrats , et dépouiller tous les juges.
Il ne peut plus y avoir de vertu dans la ré-
publique. Le peuple veut faire les fonctions
des magistrats ; on ne les respecte donc jjIus.
Les délibérations du sénat n'ont plus de poids ;
on n'a donc plus d'égard pour les sénateurs ,
LIVRB VHi, t'HAP, II. 19
etparconséqiientpour les vieillards. Quesil'on
n'a pas du respect ponr les vieillards, on n'en
aura pas non plus ]iour les pères : les maris ne
méritent pas plus de déférence , ni les maîtres
plus de soumission. Tout le monde parviendra
à aimerce libertinage ; la gêne du commande-
ment fatiguei-a comme celle de l'obéissance.
Les femmes, les enfants, les esclaves, n'au-
ront de soumission pour personne. Il n'y aura
plus de mœurs , plus d'amour de l'ordre , en-
fin plus de vertu.
On voit , dans le banquet de Xénophon ,
une peinture bien naïve d'une république où
le peuple a abusé de l'égalité. Chaque convive
donne à son tour la raison pourquoi il est con-
tent de lui. « Je suis content de moi , dit Cha-
« midès, à cause de ma pauvreté. Quandj'étois
« riche , j'étois obligé de faire ma cour aux ca-
« lomniateurs , sachant bien que j'étois plus en
« état de recevoir du Tial d'eux que de leur en
« faire : la république me demandoit toujours
« quelque nouvelle somme : je ne pouvois
« m' absenter. Depuis que je suis pauvre , j'ai
«! acquis de l'autorité; personne ne me menace,
« je menace les autres ; je puis m'en aller ou
n rester; déjà les riches se lèvent de leurs places
« et me cèdent le pas. Je suis un roi , j'étois es-
« clave ; je payois un tribut à la république ,
<n aujourd'hui elle me nourrit ; je ne crains plus
« de perdre , j'espère d'acquérir. »
Le peuple tombe dans ce malheur , lorsque
ceux à qui il se confie , voulant cacher leur
20 DE L ESPRIT DES LOIS.
propre corruption , clierchent à le corrompre.
Pour qu'il ne voie pas leur ambition , ils ne lui
parlent que de sa grandeur ; pour qu'il n'ap-
perçoive pas leur avarice , ils flattent sans cesse
la sienne.
La corruption augmentera parmi les cor-
rupteurs , et elle augmentera parmi ceux qui
sont déjà corrompus. Le peuple se distribuera
tous les denierspubllcs; et commeil aura joint
à sa paresse la gestion des affaires , il voudra
joindre à sa pauvreté les amusemenîs du luxe.
Mais avec sa paresse et son luxe il n'y aura
que le trésor public qui puisse être un objet
pour lui.
Il ne faudra pas s'étonner si l'on voit les
suffrages se donner pour de l'argent. On ne
peut donner beaucoup au peuple sans retirer
encore plus de lui : mais pour retirer de lui il
faut renverser l'état. Plus il paroitra tirer d'a-
vantage de sa liberté, pi js il s'approchera du
moment où il doit la perdre. Il se forme de pe-
tits tyrans qui ont tous les vices d'un seul.
Bientôt ce qui reste de liberté devient insup-
portable ; un seul tyran s'élève , et le peuple
perd tout , jusqu'aux avantages de sa'cornip-
tlon.
La démocratie a donc deux excès à éviter ;
l'esprit d'incga'ité , qui la mené à l'aristocra-
tie ou an goîivernement d'un seul ; et l'esprit
d'égalité extrême , qui la conduit au despo-
tisme d'un seul , comme le despotisme d'un
seul finit par la conquête.
tIVRE VIII, CHAP. II. 21
II est vrai que ceux qui corrompirent les ré-
publiques grecques ne devinrent pas toujours
tyrans. C'est qu'ils s'étoientplus attachés à l'é-
loquence qu'à l'art militaire • outre qu'il y avoit
dans le cœur de tous les Grecs une haine im-
placable contre ceux qui renversoientle gou-
vernement républicain ; ce qui fit que l'anar-
chie dégénéra en anéantissement , au lieu de
se changer en tyrannie.
Mais Syracuse , qui se trouva placée au mi-
lieu d'un grand nombre de petites oligarchies
changées en tyrannies (i) , Syracuse , qui avoit
un sénat (2) dont il n'est presque jamais fait
mention dans l'histoire , essuya des malheurs
que la corruption ordinaire ne donne pas. Cette
ville , toujours dans la licence (3) ou dans l'op-
pression , également i^'availlée par sa liberté
et par sa servitude , recevant toujours l'une
et l'autre comme une tempête , et , malgré sa
puissance au -dehors, toujours déterminée à
une révolution par la plus petite force étran-
(i) Voyez Plutarque dans les vies de Timoléon et
de Dion. — (2) C'est celui des six cents , dont parle
Diodore. — (3) Ayant chassé les tyrans , ils firent ci-
toyens des étrangers et des soldats mercenaires ; ce
qui causa des guerres civiles. Aristote , Polit. 1. V,
chap. III. Le peuple ayant été cause de la victoire
sur les Athéniens, la république fut changée. Ibid,
chap. IV. La passion de deux jeunes magistrats,
dont l'un enleva à l'autre un jeune garçon, et celui-
ci lui débaucha sa femme, fit changer la forme de
cette républif^ue. lùid 1. VU, chap. [V.
2Î DE L ESPRIT DES LOIS.
gpi-e , avoit dans son sein un peuple immense ,
qui n'eut jamais que cette cruelle alternative
de se donner un tyran oti de l'être lui-même.
CHAPITRE III.
De l'esprit d'égalité extrême.
Autant que le ciel est éloigné de la terre ,
autant le véritable esprit d'égalité l'est-il de
l'esprit d'égalité extrême. Le premier ne con-
siste point à faire en sorte que tout le monde
commande ou que personne ne soit com-
mandé , mais à obéir et à commander à ses
égaux. Il ne cherche pas à n'avoir point de
maître , mais à n'avoir que ses égaux pour
maîtres.
Dans l'état de natuio les hommes naissent
bien dans l'égalité , mais ils n'y sauroient res-
ter. La société la leur tait perdre , et ils ne re-
deviennent égaux que par les lois.
Telle est la différence entre la démocratie
réglée et celle qui ne l'est pas , que dans la pre-
mière , on n'est égal que comme citoyen , et
que , dans l'autre , on est encore égal comme
magistrat , comme sénateur , comme juge ,
comme père , comme mari , comme maître.
La place naturelle de la vertu est auprès de
la liberté; mais elle ne se trouve pas plus au-
près de la liberté extrême qu'auprès de la ser-
vitude.
^' LIVRE Vlll, CHAP. IV. 23
CHAPITRE IV.
Cause particulière de la corruption du peuple.
JLes grands succès, sur-tout ceux auxquels
le peuple contribue beaucoup, lui donnent un
tel orgueil qu'il n'est plus possible de le con-
duire. Jaloux des magistrats, il le devient de
la magistrature; ennemi de ceux qui gouver-
nent, il l'est bientôt de la constitution. C'est
ainsi que la victoire de Salamine sur les Perses
corrompit la république d' Athènes (i); c'est
ainsi que la défaite des Athéniens perdit la ré-
publique de Syracuse (2).
Celle de Marseille n'éprouva jamais ces
grands passages de l'abaissement à la gran-
deur; aussi se gouverna-t-elle toujours avec
sagesse; aussi conserva-t-elle ses principes.
CHAPITRE V.
De la corruption du principe de l'aristocratie.
JL/'aristocratie se corrompt lorsque le
pouvoir des nobles devient arbitraire : il ne
peut plus y avoir de vertu dans ceux qui gou-
vernent ni dans ceux qui sont gouvernés.
Quand les familles régnantes observent les
lois, c'est une monarchie qui a plusieurs mo-
narques, et qui est très bonne par sa nature;
presque tous ces monarques sont liés par les
(i) Arist. Polit. 1. V, cliap. IV.— (2) Ibid.
2/» DE I.*ESPRIT DES LOIS.
lois: mais quand elles ne les observent pas,
c'est un état despotique qui a plusieurs des-
potes.
Dans ce cas la république ne subsiste qu'à
l'égard des nobles et entre eux seulement. Elle
est dans le corps qui g-ouvernc; et l'état des-
potique est dans le corps qui est gouverné; ce
qui fait les deux corps du monde les plus dés-
unis.
T L'exlrèrae corruption est lorsque les nobles
deviennent héréditaires (x): ils ne peuvent plus
guère avoir de modération. S'ils sont en petit
nombre, leur pouvoir est plus grand, mais
leur sûreté diminue; s'ils sont en plus grand
nombre, leur pouvoir est moindre et leur sû-
reté plus grande; en sorte que le pouvoir va
croissant et la sûreté diminuant, jusqu'au des-
pote sur la tête duquel est l'excès du pouvoir
et du danger.
Le grand nombre des nobles dans l'aristo-
cratie héréditaire rendra donc le gouvei'nc-
raent moins violent; maif comme il y aura peu
de vertu, on tombera dans un esprit de non-
chalance, de paresse, d'abandon, qui fera que
l'état n'aura plus de force ni de ressort (a).
Une aristocratie peut maintenir la force de '
■'son principe, si les lois sont telles qu'elles fas-
( I ) L'aristocratie se change en oligarchie. — (2) Ve-
nise est une des répuLliqnes qui a le mieux corrigé
par SCS lois les iaconvéaients de l'aristocratie héré-
ditaire.
LIVRE VIII, eu AP. V. 9.5
sent plus sentir aux nobles les péi-Ils et les fa-
tigues du commandement que ses délices, et
si l'état est dans une telle situation qu'il ait
quelque chose à redouter, et que la sûreté
vienne du dedans et l'incertitude du dehors.
Comme une certaine confiance fait la gloire
et la sûreté d'une monarchie, il faut au con-
traire qu'une république redoute quelque cho-
se (i). La crainte des Perses maintint les lois
chez les Grecs. Carthage et Rome s'intimidè-
rent l'une l'autre, et s'affermirent. Chose sin-
gulière ! plus CCS états ont de sûreté, plus,
comme des eaux trop tranquilles , ils sont su-
jets à se corrompre.
CHAPITRE VI.
De la corruption du principe de la monarchie.
\_iOMME les démocraties se perdent lorsque le
peuple dépouille le sénat, les magistrats et les
juges, de leurs fonctions; les monarchies se
corrompent lorsqu'on ôte peu à peu les préro-
gatives des corps ou les jirivileges des villes.
Dans le premier cas, on va au despotisme de
tous; dans l'autre, au despotisme d'un seul.
« Ce qui perdit les dynasties de Tsin et de
(i) Justin attribue à la mort d'Epaminondas l'ex-
tinction de la vertu à Athènes. N'ayant plus d'ému-
lation, ils dépensèrent leurs revsîuus eu (êtes, fre~
(jiicntiiisiœnam ijtiarA casira ■viscnles. Pour lors
les Macédoniens sortirent de l'obscurité. Liv. VL
ESPR. DES I,OIS. 2. 2
26 DE l'esprit DES LOIS.
o Soûl, dit un auteur chinois, c'est qu'au lieu
« de se borner, comme les anciens, à unein-
« spection générale, seule digne du souverain,
n les princes voulurent gouverner tout immé-
« diatement par eux-mêmes (i). » L'auteur chi-
nois nous donne ici la cause de la corruption
de presque toutes les monarchies.
r La monarchie se perd lorsqu'un prince croit
qu'il montre plus sa puissance en changeant
l'ordre des choses qu'en le suivant; lorsqu'il
ôte les fonctions naturelles des uns pour les
donner arbitrairement à d'autres, et lorsqu'il
est plus amoureux de ses fantaisies que de ses
volontés.
La monarchie se perd lorsque le prince,
rapportant tout uniquement à lui , appelle l'é-
tat à sa capitale, la capitale à sa cour, et la cour
à sa seule personne.
Enfin elle se perd lorsqu un prince mécon-
noit son autorité , sa situation , l'amour de ses
peuples , et lorsqu'il ne sent pas bien qu'un
monarque doit se juger en sûreté, comme un
despote doit se croire en péril.
CHAPITRE VIL
Continuation du môme sujet.
^ JLe principe de la monarchie se corromj)t
lorsque les premières dignités sont les mar-
(i) Compilalion «l'cavrages faits sous les Ming,
rapportés par le P. du llalde.
LIVRE VIII, CUAP. VII. 27
ques de la première servitude; lorsqu'on ôte
aux grands le respect des peuples, et qu'on
les rend de vils instruments du pouvoir ar-
bitraire.
Il se corrompt encore plus lorsque l'hon-
neur a été mis en contradiction avec les hon-
neurs , et que l'on peut être à la fois couvert
d'infamie (i) et de dignités.
Il se corrompt lorsque le prince change sa
justice en sévérité; lorsqu'il met, comme les
empereurs romains une tête de Méduse sur
sa poitrine (2); lorsqu'il prend cet air mena-
çant et terrible que Commode faisoit donner
à ses statues (3).
Le principe de la monarchie se corrompt
lorsque des âmes singulièrement lâches tirent
vanité de la grandeur que pourroit avoir leur
(i) Soas le règne de Tibère on éleva des statues
et l'on donna les ornements triomphaux aux déla-
teurs ; ce qui avilit tellement ces honneurs, ijue ceux
qui les avoient mérités les dédaignèrent. Fragm. de
Dion, 1. LVIII, tiré de l'Extrait des vertus et des
vices de Const. Porphyrog, Voyez dans Tacite com-
ment Néron, sur la découverte et la punition d'une
prétendue conjuration, donua à Petrouius Turpi-
lianus ,à Nerva , àTigellinus, les ornements triom-
phaux. Annal. 1. "X.IV. Voyez aussi comment les gé-
néraux dédaignèrent de faire la guerre , parcequ'ils
en méprisoient les honneurs. Pervul^atis triumpht
insis,nibus. Tacite, Annal. 1. "XIII. — (a) Dans cet
état le prince savoit bien quel étoit le principe de
son gouvernement. — (3) Hérodien.
lb DE l'esprit des lois.
servitude, et qu'elles croient que ce qui iait
que l'on doit tout au prince fait que l'on ne
doit rien à sa patrie.
Mais s'il est vrai (ce que l'on a vu dans tous
les temps) qu'à mesure que le jiouvoir du mo-
narque devient immense, sa sûreté diminue;
corrompre ce pouvoir jusqu'à le faire cîianger
de nature, n'est-ce pas un crime de lese-ma-
jesté contre lui ?
CHAPITRE VIII.
Danger de la corruption dn principe du gonverne-
nient monarchique.
1^'iNcoNvÉNiENT n'cst pas lorsque l'état
passe d'un gouvernement modéré à un gou-
vernement modéré, comme de la république
à la monarchie, ou de la monarchie à la répu-
blique; mais quand il tombe et se précipite du
gouvernement modéré au despotisme.
La plupart des oeuples a'Euroj)e sont en-
core gouvernés par les mœurs. Mais si par un
long abus du pouvoir, si, par une grande con-
quête, le despotisme s'établissoit à un certain
point , il n'y auroit pas de mœurs ni de climat
qui tinssent; et, dans cette belle partie du
inonde , la nature humaine souffz'iroit , au
moins pour un temps , les insultes qu'on lui
fait dans les trois autres.
LIVRE VIII, CHAP. IX. arj
CHAPITRE IX.
Combien la noblesse est portée à défendre le trône.
JLiA noblesse anglaise s'ensevelit avec Charles î
sous les débris du trône; et, avant cela, lors-
que Philippe II lit entendre aux oreilles dos
Français le mot de liberté , la couronne fut
toujours soutenue par cette noblesse qui tient
à honneur d'obéir à un roi , mais qui regarde
Gomme la souveraine infamie de partager la
puissance avec le peuple.
On a vu la maison d'Autriche travailler sans
relâche à opprimer la noblesse hongroise. Elle
ignoroit de quel prix elle lui seroit quelque
jour. Elle cherchoit chez ces peuples de l'ar-
gent qui n'y étoit pas; elle ne voyoit pas des
hommes qui y étoient. Lorsque tant de princes
partageoient entre eux ses états , toutes les
pièces de sa monarchie, immobiles et sans ao*
tion, tomboient pour ainsi dire les unes sur
les autres : il n'y avoit de vie que dans cette
noblesse, qui s'indigna, oublia tout pour com-
battre, et crut qu'il étoit de sa gloire de périr
et de pardonner.
CHAPITRE X.
De la corruplion da principe du. gouvernement
despolit^ue,
JLe principe du gouvernement despotique se
coiTompt sans cesse, parccqu'il est corrompu
3o DE l" E S P R T f DES LOIS.
par sa nature. Les autres gouvernements pé-
rissent, parceque des accidents particuliers en
violent le principe : celui-ci périt par son vice
intérieur, lorsque quelques causes acciden-
telles n'empêchent point son principe de se
corrompre. Il ne se maintient donc que quand
des circonstances tirées du climat, de la reli-
gion , de la situation ou du génie du peuple , le
forcent à suivre quelque ordre et à souffrir
quelque règle. Ces choses forcent sa nature
sans la changer; sa férocité reste, elle est pouy
quelque temps apprivoisée.
CHAPITRE XI.
Effet» natTirels de la bonté et de la corruption des
principes,
Lqrsquk les principes du gouvernement
sont une fois corrompus, les meilleures lois
deviennent mauvaises et se tournent contre
l'état; lorsque les principes en sont sains, les
mauvaises ont l'effet des bonnes : la force du
principe entraine tout.
Les Cretois , pour tenir les premiers magis-r
trats dans la dépendance des lois , employoient
un moyen bien singulier; c'étoit cehxi de l'in-
surrection. Une partie des citoyens se soule-
Toit(i), mettoit ensuite les magistrats, et les
obligeoit de rentrer dans la condition privée.
Cela étoit censé fait en conséquence de la loi.
(i) Aristote, Polit. 1. II,rh. X.
LIVRE VIII, CHAP. XI. 3l
Une institution pareille , qui établissoit la sédi-
tion pour empêcher l'abus du pouvoir, sem
bloit devoir renverser quelque république que
ce fût : elle ne détruisitp^s celle de Crète. Voici
pourquoi (i).
Lorsque les anciens vouloient parler d'un
peuple qui avoit le plus grand amour pour la
patrie, ils citoient les Cretois. La patrie, di-
soit Platon (2), nom si tendre aux Cretois. Ils
l'appeloient d'un noni qui exprime l'amour
d'une mère pour ses enfants (3). Or, l'amour
de la patrie corritçe tout.
Les lois de Pologne ont aussi leur insurrec-
tion. Mais les inconvénients qui en résultent
fontbien voir que le seul peuple de Crète étoit
en état d'employer avec succès un pareil re-
mède.
Les exercices de la gymnastique établis chez
les Grecs ne dépendirent pas moins de la bon-
té du principe du gouvernement. « Ce furent
« les Lacédémoniens et les Cretois , dit Pla-
« ton (4) , qui ouvrirent ces académies fameu-
« ses qui leur firent tenir dans le monde un
« rang si distingué. La pudeur s'alarma d'a-
« bord, mais elle céda à l'utilité publique. « Du
(i) On se réunissoit toujours d'.ibord contre les
ennemis du dehors ; ce qui s'appeloit syncrétisme.
Plutarque, Moral, p. 88. — (2) licpulilique, ]. IX.
-. — (3) Plut., Moral., au traité, Si l'homme d'dge
doit se m.éler des affaires publiques. — (4) Rébup.
liv. V.
3a HE l'esprit des lois.
temps (le Platon ces institutions étoient admi-
rables (i); elles se rapportoient à un çirand
objet, qui étoit l'art militaire. Mais, lorsque
les Grecs n'eurent plus de vertu, elles détrui-
sirent l'art militaire mêine : on ne descendit
plus sur l'arène pour se former, mais pour se
corromj)re (a).
Plutarque nous dit (3) que, de son temps,
les Romains perisoient que ces jeux avoient été
la princij)ale cause de la servitude où étoient
tombés les Greci. C'étoit au contraire la ser-
vitude des Grecs qui avoit corrompu ces exer-
cices. Du temps de Plutarque (4), les parcs où
l'on combattoit à nu, et les jeux de la lutte,
rendoient les jeunes gens lâches, les portoient
à un amour infâme, et n'en faisoient que des
baladins. Mais , du temps d'Epaminondas ,
( I ) La gymnastique se divisoit en deax parties , la
danse et la lutte. On voyoit en Crète les danses ar-
mées des Curetés ; à Lacédémone , celles de Castor et
de Pollux; à Athènes, les danses armées de Pallas,
très propres pour ceux qui ne sont pas encore en âge
d'aller à la guerre. La lutte est l'image de la guerre,
dit Platon, des Lois , 1. VII. Il loue l'antiquité de
n'avoir établi que deux danses , la pacilîque et la
pyrrhique. Voyez comment cette dernière danse
s'appliqnoit à l'art militaire. Platon, ibid,
■ — ^9.) Aut libidinosas
Lcdxas lacedœmonis palestres.
Martial, 1. IV, cpig. 55.
— (3) OEuvres morales, au traité Dei demandes
des choses romaines. — (4) Plutarque, iOid.
LIVRE \I II, en A P. XT. 3'î
l'exercice de la lutte faisoit ga^^ner aux Thé-
bains la bataille de Leuctrcs (i).
Il y a peu de lois qui ne soient ])onnes lors-
que l'état n'a point perdu ses ]irincii)es; cl,
comme disoit Epieure en parlant des richesses,
ce n'est point la liqueur qui est corrompue,
e'est le vase.
CHAPITRE XII.
Continuation du même sujet.
On prenoit à Rome les juges dans Tordre des
sénateurs. Les Gracques transportèrent cette
prérogative aux chevaliers. Drusus la donna
aux sénateurs et aux chevaliers; Sylla aux sé-
nateurs seuls; Cotta aux sénateurs, aux che-
valiers, et aux trésoriers de l'épargne. César
exclut ces derniers. Antoine fit des décuries
de sénateui's, de chevaliers, et de centiu'ions.
Quand une république est corrompue , on
ne peut remédier à aucun des maux qui nais-
sent qu'en ôtant la corruption et en rappelant
les principes : toute autre correction est ou
inutile ou un nouveau mal. Pendant que Rome
conserva ses principes, les jugements purent
être sans abus entre les mains des sénateurs;
mais quand elle fut corrompue , à quelque
corps que ce fût qu'on transportât les juge-
ments , aux sénateurs , aux chevaliers , aux tré-
soriers de l'épargne, à deux de ces corps, à
(i) Plntarque, Moral. , propos de table, 1. II.
34 i)K l'esprit UES l.OIS.
tous les trois ensemble, à quelque autre corps
que ce fût, on étoit toujours mal. Les cheva-
liers n'avoient pas plus de vertu que les séna-
teurs, les trésoriers de l'épargne pas plus que
les chevaliers , et ceux-ci aussi peu que les cen-
turions.
Lorsque le peuple de Rome eut obtenu qu'il
auroit part aux magistratures patriciennes , il
étoit naturel de penser que ses flatteurs alloient
être les arbitres du gouvernement. Non : l'on
vit ce peuple, qui rendoit les magistratures
communes aux plébéiens, élire toujours des
patriciens. Parcequ'il étoit vertueux, il étoit
magnanime; parcequ'il étoit libre, il dédai-
gnoit le pouvoir. Mais lorsqu'il eut perdu ses
principes, plus il eut de pouvoir, moins il eut
de ménagement; jusqu'à ce qu'enfin, devenu
son propre tyran et son propre esclave, il per-
dit la force de la liberté pour tomber dans la
foiblesse de la licence.
CHAPITRE XII L
Effet du serment chez un peuple vertueux.
1 L n'y a point eu de peuple , dit Tite-Live (i) ,
où la dissolution se soit plus tard introduite
que chez les Romains, et où la modération et
la pauvreté aient été plus long-temps honorées.
Le serment eut tant de force chez ce peuple,
que rien ne l'attacha plus aux lois. Il fit bien
(i) Liv. I.
LIVRE VIII, CHAP. XIII. 35
(les fois, pour l'observer, ce qu'il n'auroît ja-
mais fait pour la gloire ni pour la patrie.
Quintius Cincinnatus, consul, ayant voulu
lever une armée dans la ville contre les Eques
€t les Volsques, les tribuns s'y opposèrent.
« Hé bien! dit-il, que tous ceux qui ont fait
« serment au consul de l'année précédente
« marchent sous mes enseignes (i). » En vain
les tribuns s'écrierent-ils qu'on n'étoit plus lie
par ce serment; que, quand on l'a voit fait,
Quintius étoit un homme privé : le peuple fut
plus religieux que ceux qui se mêloient de le
conduire; il n'écouta ni les distinctions ni les
interprétations des tribuns.
Lorsque le même peuple voulut se retirer
sur le Mont-Sacré , il se sentit retenir par le ser-
ment qu'il avoit fait aux consuls de les suivre à
la guerre (2). Il forma le dessein de les tuer:
on lui fît entendre que le serment n'en subsis-
teroit pas moins. On peut juger de l'idée qu'il
avoit de la violation du serment par le crime
qu'il vouloit commettre.
Après la bataille de Cannes, le peuple ef-
frayé voulut se retirer en Sicile; Scipion lui fit
jurer qu'il resteroit à Rome : la crainte de vio-
ler leur serment surmonta toute autre crainte.
Rome étoit un vaisseau tenu par deux ancres
dans la tempête, la religion et les mœurs.
(i) Titc-Livc, 1. III.— (a) Ibi'd. 1. II.
36 PE l'esprit des lois.
CHAPITRE XIV.
Comment le plus petit cliangement dans la conslilu-
tion entraîne la rnine des principes.
A.E.1ST0TE nous parle de la république de
Carthage comme d'une république très bien
réglée. Polybe nous dit qu'a la seconde guerre
punique (i) il y avoit à Carthage cet inconvé-
nient, que le sénat avoit perdu presque toute
son autorité. Tite-Live nous apprend que lors-
qu'Annibal retourna a Carthage , il trouva que
les magistrats et les principaux citoyens dé-
tournoient à leur profit les revenus publics , et
abusoient de leur pouvoir. La vertu des ma-
gistrats tomba donc avec l'autorité du sénat;
tout coula du même principe.
On connoit les prodiges de la censure chez
les Romains. Il y eut un temps où elle devint
pesante; mais on la soutint, parcequ'il y avoit
plus de luxe que de corruption. Claudius l'af-
tbiblit; et, par cet affoiblissement, la corrup-
tion devint encore plus grande que le luxe, et
la censure (a') s'abolit pour ainsi dire d'elle-
même. Troublée , demandée , reprise , quittée ,
elle fut entièrement interrompue jusqu'au
te.nps où elle devint inutile, je veux dire les
règnes d'Auguste et de Claude.
(i) Environ cent ans après. — (2) Voyez Dion,
liv. XXXVIII; la vie de Cicéron dans Plufarcjxie;
Ciccron à Atlicns, liv. IV, lett. X et XV; Asconius
sur Cicéron, de divinalione.
LIVRE V!ll, Cil A P. XV. 'i~
CHAPITRE XV.
Moyeas très efficaces pour la conservation des trois
jniucipes.
J E ne pourrai me faire entendre que lorsqu'on
aura lu les quatre chapitres suivants.
CHAPITRE XVI.
Propriétés distinctives de la république.
Il est de la nature d'une république quVi'e
n'ait qu'un petit territoire; sans ceia elle r.e
peut guère subsister. Dans une grande répu-
blique, il y a de grandes fortunes, et par con-
séquent peu de modération dans les esprits; il
y a de trop grands déjîôts à mettre entre les
mains d'un citoyen; les intérêts se particula-
risent; un homme sent d'abord qu'il peut être
heureux, grand, glorieux, sans sa patrie, et
bientôt qu'il peut être seul grand sur les rui-
nes de sa patrie.
Dans une grande république, le bien co:i;-
mun est sacrifié à mille considérations; il est
subordonné à des exceptions ; il dépend de.n
accidents. Dans une petite, le bien puhiic est
mieux senti, mieux connu, plus près de cha-
que citoyen; les abus y sont moins étendus, et
par conséquent moins protégés.
Ce qui fît subsister si long-temps Lacédé-
mone , c'est qu'après toutes ses guerres elle
resta toujours avec son territoire. Le seul but
ESPR. DES T.OÎS. 2. 3
38 D E l'e SPR I T D ES I, OIS.
de Lacédémone étoit la liberté; le seul avan-
tage de sa liberté, c'étoit la gloire.
Ce fut l'esprit des républiques grecques de
se contenter de leurs terres comme de leurs
lois. Athènes prit de l'ambition, et en donna à
I>acédémone ; mais ce tut plutôt pour com-
mander à des peuples libres que jiour gouver-
ner des esclaves, ])lutôt pour être à la tête de
l'union que pour la rompre. Totit fut perdu
lorsqu'une monarcliie s'éleva ; gouvernement
dont l'esprit est plus tourné vers l'agrandis-
sement.
Sans des circonstances particulières (i), il
est difficile que tout autre gouvernement que
le républicain puisse subsister dans une seule
ville. Un ])rince d'un si petit état cliercheroit
naturellement à opprimer, parcequ'il auroit
une grande puissance et peu de moyens pour
en jouir ou pour la faire respecter : il fouleroiî
donc beaucoup ses peuples. D'un autre côté.
Tin tel prince seroit aisément opprimé par une
force étrangère, ou même par une force do-
mestique; le peuple pourroit à tous les instants
s'assembler et se réunir contre lui : or, quand
un prince d'une ville est chassé de sa ville, le
]irocès est fini ; s'il a plusieurs villes , le procès
n'est que commencé.
(i) Comme qn.Tntl nn petit souverain se maintient
enire denx grands états par leur jalousie inutnelle ;
mais il n'existe que précairement.
I I V f. E VIII, CHAT. XVII. 3y
CHAPITRE XVII.
Propriétés distinctivcs de la monarchie.
U N état monarcliique doit être d'une g^'^n-
deur médiocre. S'il étoit petit, il se formcroit
en république ; s'il étoit fort étendu , les prin-
cipaux de l'état, grands par eux-mêmes, n'é-
tant point sous les yeux du prince, ayant
leur cour hors de sa cour, assurés d'ailleurs
contre les exécutions promptes par les lois
et par les mœurs , pourroient cesser d'obéir;
ils ne craindroient pas une punition trop
lente el trop éloignée.
Aussi Charlemagne eut - il à peine fondé
son empire, qu'il fallut le diviser; soit que
les gouverneurs des proviuces n'obéissent
pas, soit que, pour les faire mieux obéir, il
fût nécessaire de partager l'empire en plu-
sieurs royaiuTies.
Après la mort d'Alexandre, son empire fut
partagé. Comment ces grands de Grèce et de
Macédoine, libres, ou du moins chefs des
conquérants répandus dans cette vaste con-
quête, auroient-iis ]ni obéir?
Après la mort d'Attila, son empire fut dis-
sous : tant de rois qui n'étoient plus contenus
ne pouvoient point reprendre des chaînes.
Le prompt rétablissement du j)ouvoir sans
bornes est le remède, qui, dans ces cas, peut
40 DE L'ESr-rtlT DES LOIS.
provenir la diàsolulion : nouveau nialhoiîr
après ccltii de l'agrandisscincnt !
Les fleuves courent se mêler dans la mer,
les monarchies vont se perdre dans le des-
potisme.
CHAPITRE XVI ÎI.
Que 1.1 nioiiarciiie crE''pnçi',e c:oit dafi «n Cis
j-artiiuiior.
*>^u'o>- ne cite point rexemjilc de l'Espr.-"
[;ne : elle prouve plutôt ce (juc je dis. Pour
garder l'Amérique, elle fît ce que le despo-
tisme même ne fait pas; elle en détruisit les
habitants; il fallut jionr conserver sa colonie,
qu'elle la tînt dans la dépendance de sa sub-
sistance même.
Elle essaya le despotisme dans les Pavs-
Bas;ct, sitôt qu'elle l'eut abandonné, ses
embarras augmentèrent. D'un côté, les Wal-
lons ne vouloienf pas être gouvernés par les
Espagnols; et, de l'autre, les soldais espa-
gnols ne vouloicnt j>as obéir aux officiers
wallons (i).
Elle ne se maintint dans l'Italie qu'à force
de l'enrichir et de se ruiner; car ceux qui
auroicnl voulu se défaire du roi d'Espagne
(i) Voy. l'Histoire des ProTÏnccs-Unies , par M. le
I. I V II E VIII, C II A P. X V I 1 1 . 41
ji'i'loicii!: |Kis |)()iir cela d'iuinieiu' à renoncer
ù son aiijH'iît.
CHAPITRE XIX.
Pi'opriétia dii'inctivcs du gouvcTiiemeut despiiii^ne.
5J N grand empire suppose une auforité drs-
])otique dans celui qui gouverne. Il faut que
la promptitude des résolutions supplée à la
distance des lieux où elles sont envoyées;
<pie la crainte enipèolie la négligence du gou-
verneur ou (kl niagiattat éloigné; que la loi
soit dans une seule tèle; et qu'elle change
.sans cesse connue les accidents, qui se mul-
tiplient toujours dans l'état à pi'oportion de
ta grandeur.
CHAPITRE XX.
Conséquences des cliapiîres préctfîcnîs.
V^UE si la propriété naturelle des petits
états est d'être gouvernés en république; celle
(les médiocres, d'être soumis à un monarque;
celle des grands empires, d'être dominés par
lai despote; il suit que, pour conserver les
principes du gouvernement établi, il faut
maintenir l'état dans la grandeur qu'd avoi\
déjà; et que cet état changera d'esj-.rit h uie-
sure qu'on rétrécira ou qu'on étendra ses li-
mites.
4» DE l'esprit des LOIS.
CHAPITRE XXI.
De l'empire de la Cliiue.
Avant de finir ce livre, je répondrai à une
objection qu'on peut faire sur tout ce que j'ai
dit jusqu'ici.
IVos missionnaires nous parlent du vaste
empire de la Chine comme d'un gouverne-
ment admirable , qui mêle ensemble dans son
|)rincipe la crainte, l'honneur et la vertu,
.l'ai donc posé une distinction vaine lorsque
j'ai établi les principes des trois gouverne-
ments.
J'ignore ce que c'est que cet honneur dont
on parle chez des peuples à qui on ne fait
rien faire qu'à coups de bâton (i).
Déplus, il s'en faut beaucoup que nos com-
merçants nous donnent l'idée de cette vertu
dont nous parlent nos missionnaires : on peut
les consulter sur les brigandages des manda-
rins (2). Je prends encore à témoin le grand
homme mylord Anson.
D'ailleurs, les lettres du P. Parennin, sur
le procès que l'empereur fit faire à des prin-
ces du sang néophytes (3) qui lui avoient
(i) C'est le bâton qui gouverne la Chine, dit le
P. du H;ilde. — (2) Voyez entre autres la relation de
Lange. — (3) De la famille de Sourniama. Lettres édi-
fiantes, dix-hnitième recueil.
LIVRE'VIII, CHAP. XXI. 43
déplu, nous font voir un plan de tyr'iûnie
constamment suivi, et des injures faites à la
nature humaine avec règle, c'est-à-dire de
sang froid.
Nous avons encore les Lettres de M. de
Mairan et du même P. Parennin sur le gou-
vernement de la Chine. Après des questions
et des réponses très sensées, le naerveilleux
s'est évanoui.
Ne pourroit-il passe faire que les mission-
naires auroient été trompés par une appa-
rence d'ordre; qu'ils auroient été frappés de
cet exercice continuel de la volonté d'un seul,
par lequel ils sont gouvernés eux-mêmes, et
qu'ils aiment tant à trouver dans les cours des
rois des Indes, parceque, n'y allant que
pour y faire de grands changements , il leur
est plus aisé de convaincre les princes qu'ils
peuvent tout faire , que de persuader aux
peuples qu'ils peuvent tout souffrir (i).
Enfin il y a souvent quelque chose de vrai
dans les erreurs mêmes. Des circonstances
particulières , et peut-être uniques, peuvent
faire que le gouvernement de la Chine ne
soit pas aussi corrompu qu'il devroit l'être.
Des causes tirées la plupart du physique du
(i) Voyez dans le P. du Halde cornaient les mission-
naires se servirent de l'autorité de Canbi pour faire
taire les mandarius. qui disoient toujours que par les
lois du pays un culte étranger ne pouvoit être établi
dans l'empire.
m I) L î. t s r r, I ï des lois.
climat ont pu forcer les causes morales dans
ce pays, e«- faire des espèces de prodijxes.
Le climat de la Cliiiic est tel qu'il favorise
prodigieusement la propa;i;atiou de l'espèce
humaine. Les femmes y sont d'une fécondité
si grande que l'on ne voit rien de pareil sur
la terre. La tyrannie la plus cruelle n'y ar-
rête point le progrès de la propagation. Le
prince n'y peut pas dire comme Pharaon,
Opprimons-les avec sagesse. Il seroit plutôt
réduit à former le souhait de Néron, que le
genre humain n'eût qu'une tête. IVîaigré la
tyrannie, la Chine, par la force du climat,
se peuplera toujours, et triomphera de la ty-
rannie. .
La Chine , comme tous les pays où croît le
liz (i), est sujette à des famines fréquentes.
Lorsque le peuple meurt de faim, il se dis-
'perse pour chercher de quoi vivre; il se
forme de toutes parts des bandes de trois,
quatre ou cinq voleurs. La plupart sont d'a-
bord exterminées ; d'autres se grossissent , et
sont exterminées encore. Mais, dans un si
grand nombre de provinces, et si éloignées,
il peut arriver que quelque troupe fasse for-
tune. Elle se maintient, se fortifie, se forme
en corps d'armée, va droit à la capitale, et
le clief monte sur le trône.
Telle est la nature de la chose, que le mau-
(t) Voyea ci-apres. 1. XXIH . c XIV.
1, 1 V R K V I 1 r , CHAT. XXI. /{ J
vais goiivcrncniL'nt y est d'ai)0!cl puni. Le
lic'SOidrc y naît boiulain, j)aice (jue ce pcîu-
l)le prodigieux y manque de subsistance. Ce
qui fait (pie, dans d'autres pays, on revient
si difficilement des abus, c'est qu'ils n'y ont
])as des effets sensibles : le prince n'y est pas
averti d'une manière prompte et éclalante,
comme il l'est à la Chine.
Il ne sentira point, comme nos jjrinccs ,
(]ue, s'il gouverne n)al , il sera moins heureux
dans l'autre vie, moins puissant et moins ri-
che dans celle-ci : il saura que, si son gou-
vernen:enl n'est pas bon, il perdra l'empire
et la vie.
Comme, malgré les expositions d'enfants,
le ])euple augmente toujours à la Chine (i),
il faut un travail infatigable pour faire pro-
duire anx terres de quoi le nourrir : cela de-
mande nnc grande attention de la part du
gouvernement. Il est à tous les instants inté-
ressé h ce que tout le monde puisse travailler
sans crainte d'être frustré de ses peines. Ce
doit moins être un gouvernement civil qu'un
gouvernement domestique.
Voilà ce qui a produit les règlements dont
on parle tant. On a voulu faire régner les
lois avec le despotisme; mais ce qui est joint
avec le despotisme n'a plus de force. En vain
(i) Voyez le mémoire d'un Tsongtoii pour qu'où dé-
friche. Lettres édifian'es, yingt-u!jieme recueil.
3.
46 DE l'esprit des lois.
ce despotisme, pressé par ses malheurs, a-t-il
voulu s'enchaîner; il s'arme de ses chaînes,
et devient plus terrible encore.
La Chine est donc un état despotique dont
le principe est la crainte. Peut-être que,
dans les premières dynasties, l'empire n'é-
tant pas si étendu , le gouvernement déclinoit
uu peu de cet esprit. Mais aujourd'hui cela
n'est pas.
IV R K IX , C H AP. I. A 7
LIVRE IX.
USS LOIS , DANS LE RATrORl' Qu'tLLES OHT AVtC LA,
FORCE DÉFEnSlV£.
CHAPITRE PREMIER.
Comment les républiques pourvoient à leur k&rctc.
O i une république est petite, elle est dé-
truite par une force étrangère; si elle est
Jurande, elle se détruit par un vice intérieur.
Ce double inconvénient infecte également
les démocraties et les aristocraties, soit
qu'elles soient bonnes, soit qu'elles soient
mauvaises. Le mal est dans la chose même ;
il n'y a aucune forme qui puisse y remédier.
Ainsi il y a grande apparence que les hom-
mes auroient été à la fin obligés de vivro
toujours sous le gouvernement d'un seul ,
s'ils n'avoient imaginé une manière de con-
stitution qui a tous les avantages intérieurs
du gouvernement républicain , et la force
extérieure du monarchique. Je parle de la
érpublique fédérativc.
/;•> DE I-rSPRIT DES LOIS.
Cette forme de gouvernement est une con-
vention par laquelle plusieurs corps politiques
consentent à devenir citoyens d'un état plus
{i^rand qu'ils veulent former. C'est une société
de sociétés qui en font une nouvelle qui peut
s'agrandir par de nouveaux associés qui se
sont unis.
Ce furent ces associaliotis qui firent fleurir
si lonn[-tem})s le corps de la Grèce. Par elles les
Romains attaquèrent l'univers, et par elles
seules l'univers se défendit contre eux ; et
quand Rome fut parvenue au combie de sa
grandeur, ce fut par des associations derrière
le Danube et le Rhin, associations que la frayeur
nvoit fait faire , que les barbares purent lui ré-
sister.
C'estpar-là que laHollande(i), l'Allemagne,
les Ligues suisses, sont regardées en Europe
comme des répu'uliques éternelles.
Les associations des villes étoient autrefois
plus nécessaires qu'elles ne le sont aujourd'hui.
Une cité sans puissance couroit de plus grands
périls. La conquête lui faisoit perdre non seu-
lement la puissance exécutrice et la législative ,
comme aujourd'hui, mais encore tout ce qu'il
y a de pro'^riété parmi les liommes (2).
Cette sorte de réjmblique, capab'e de r-^sis-
(i) Elle est formée par environ cinquante rép'i-
l)ii(jiies , toutes différentes les unes des autres. Iila'..=
de3l'roviiices-L'nies,parM. .Tanisson. — (2)Liber!<-s
civiles, l'.iens, f,mi!;cs, enfa-îts, temples, et sémiî-
tares mrine.
1. IVR s IX, Ci; A P. I. liQ
tel' à la force extérieure , peut se maititonir
dans sa grandeur sans que l'intérieur se cor-
rompe : la forme de celte société prévient tous
les inconvénients.
Celui qui voudroit usurper ne pourroit
ij^nere être également accrédité dans tous les
états confédérés. S'il se rendoit trop puissant
dans l'un , il alarmeroit tous les autres ; s'il
subjuguoit luie partie, celle qui seroit libre
encore pourroit lui résister avec des forces
indépendantes de celles qu'il auroit usurpées,
et l'accabler avant qu'il eût achevé de s'établir.
S'il arrive quelque sédition chez un des mem-
bres confédérés , les autres peuvent l'appaiser.
Si quelques abiis s'introduisent quelque part ,
ils sont corrigés par les parties saines. Ceî état
peut périr d'un côté sans ])érir de l'autre ; la
confédération peut être dissoute, et les confé-
dérés rester souverains.
Composé de petites républiques, il jouit de
la bonté du gouvernement intérieur de cha-
cune ; et à l'égard du dehors , il a , par la force
de l'association, tousles avantages des grandes
ir.onarcliies.
CHAPITRE II.
Qnc la constitutiou fédérative doit être composée
d'états de même nature, sur-tout d'états lépu-
blicains.
-1j E S Cananéens furent détruits , parccquc c'é-
toient de petites monarchies qui ne s'étoient
5o DE l'esprit des LOIS.
pas confédérées , et qfii ne se défendirent point
en commun. C'est que la nature des petites
monarchies n'est pas la confédération.
La république fédéra tive d'Allemagne est
composée de villes libres et de petits états
soumis à des princes. L'expérience fait voir
qu'elle est ])lus imparfaite que celles de Hol-
lande et de Suisse.
L'esprit de la monarcliie est la guerre et l'a-
grandissement ; l'esprit de la république est la
paix et la modération. Ces deux sortes de gou-
vernements ne peuvent , f[ue d'une manière
forcée , subsister dans une république fédé-
ratlve.
Aussi voyons-nous dans l'histoire romaine
que , lorsque les Véiens eurent choisi un roi ,
toutes les petites républiques de Toscane les
abandonnèrent. Tout fut perdu en Grèce lors-
que les rois de Macédoine obtinrent une place
parmi les amphictyons.
La république fédérative d'Allemagne, com-
posée de princes et de villes libres , subsiste,
parcequ'elle a un chef qui est en quelque façon
le magistrat de l'union , et en quelque façon le
monarque.
CHAPITRE IIL
Antres choses requises dans la république fédérative.
JL/ANs la république de Hoilande , une pro-
vince ne peut faire une alliance sans le consen-
tement des autres. Celte loi est très bonne , et
LIVRE IX, CUAP. III. 31
même nécessaire dans la république fédéra tive.
Elle manque dans la constitution germanique,
où elle préviendroit les malheurs qui y peuvent
arriver à tous les membres ])ar l'imprudence ,
l'ambition ou l'avarice d'un seul. Une répu-
blique qui s'est unie par une confédération
politique s'est donnée entière, et n'a plus rien
à donner.
Il est difficile que les états qui s'associent
soient de même grandeur et aient une puis-
sance égale. La république des Lyciens(i)étoit
tine association de vingt-trois villes : les gran-
des avoîen t trois voix dans le conseil commun ;
les médiocres , deux; les petites , une. La ré-
publique de Hollande est composée de sept
provinces , grandes ou peti tes , qui on t chacune
une voix.
Les villes de Lycie (2) payoient les charges
selon la proportion des suffrages. Les pro-
vinces de Hollande ne ])euvent suivre cette
proportion ; il faut cju'elles suivent celle de
leur puissance.
En Lycie ('3), les juges et les magistrats des
villes étoient élus par le conseil commun et
selon la proportion cjue nous avons dite. Dans
ia république de Hollande, ils ne sont point
élus par le conseil commun, et chaque ville
nomme ses magistrats. S'il falloit donner un
modèle d'une belle république fédéi-ative, je
prendrois la république de Lycie.
(i) Stinbon, liv. XIV.— (2) I bid. --{?•) Ibiil.
bl Dr, LESPK.IT DES LOIS.
CHAPITRE IV.
Coulaient les états despotique» pourvoient à leur
sûreté.
v_>(OMME les républiques pourvoient à leur
sûreté en s'unissant, les états despotiques le
lont en se séparant et en se tenant , pour ainsi
(lire, seuls. Ils sacrifient une partie du pays,
ravagent les frontières, et les rendent déser-
tes ; le corps de l'empire devient inaccessible.
Il est reçu en géométrie que plus les corps
ont d'étendue , plus leur circonférence est re-
lativement petite. Cette pratique de dévaster
les frontières est donc plus tolérable dans les
grands états que dans les médiocres.
Cet état fait contre lui-même tout le mal
que pourroit faire un cruel ennemi , mais un
ennemi qu'on ne pourroit arrêter.
L'état despotique se conserve par une autre
sorte de séparation, qui se fait en mettant les
provinces éloignées entre les mains d'unprince
f!ui en soit feudataire. Le Mogol , la Perse , les
empereurs de la Chine, ont leurs feudataires;
et les Turcs se sont très bien trouvés d'avoir
mis entre leurs ennemis et eux les Tartares ,
1rs IMoldaves , les Valaques , et autrefois les
Transylvains.
L ! V p. s IX, CÏIAP. V. b)
CHAPITRE V.
Coir.aieut la monarcliie pourvoit ù sa surelé.
JUAraonarcliie ne se déîruit pas elle-même
comme l'état despolifjne : mais un état d'une
grandeur médiocre pourroit être d'abord en-
vahi. Elle a donc des places fortes qui défen-
dent ses frontières, et des armées pour défen-
dre ses places fortes. Le plus petit terrain s'y
dispute avec art , avec courage , avec opiniâ-
treté. Les états despotiques font entre eux des
invasions; il n'y a que les monarchies qui
fassent la guerre.
Les places fortes appartiennent aux monar-
chies ; les états des[)Oliques craignent d'en
avoir. Ils n'osent les confier à peisonne ; car
personne n'y aime l'étal et le prince.
CHAPITRE VI.
De la force dérensive des états en général.
X ouR qu'un état soit dans sa force , il faut
que sa grandeur soit telle qu'il y ait un rapport
de la vitesse avec laquelle on peut exécuter
contre lui quelque entreprise , et la prompti-
tude qu'il peut employer pour la rendre vaine.
Comme celui qui attaque peut d'abord paroi-
tre par-tout , il faut que celui qui défend ])uisse
se montrer par-tout aussi; et par conséquent
que l'étendue de l'état soit médiocre , afin
qu'elle soit proportionnée au degré de vitesse
5} DE L KSPRIT DES LOIS.
que la nature a donnée aux hommes pour se
transporter d un lieu à un autre.
La France et TEspagne sont précisément de
la grandeur requise. Les forces se communi-
quent si bien qu'elles se portent d'aboi'd là où
l'on veut; les armées s'yjoignent et passent ra-
pidement d'une frontière à l'autre ; et l'on n'y
craint aucune des clioses qui ont besoin d'un
certain temps pour être exécutées.
En France , par un bonheur admirable , la
capitale se trouve plus près des différentes
frontières justement à proportion de leur foi-
blesse; et le prince y voit mieux chaque partie
de son pays à mesure qu'elle est plus exposée.
Mais lorsqu'un vaste état, tel que la Perse,
est attaqué , il faut plusieurs mois pour que
les troupes dispersées puissent s'assembler; et
on ne force pas leur marche pendant tant de
temps, comme on fait pendant quinze jours.
Si l'armée qui est sur la frontière est battue,
elle est sûrement dispersée , parceque ses re-
traites ne sont pas prochaines. L'armée victo-
rieuse , qui ne trouve pas de résistance, s'a-
vance à grandes journées, paroît devant la
capitale, et en forme le siège, lorsqu'à peine
les gouverneurs des provinces peuvent être
avertis d'envoyer du secours. Ceux qui jugent
la révolution prochaine , la hâtent en n'obéis-
sant pas ; car des gens fidèles uniquement
parceque la punition est proche , ne le sont plus
dès qu'elle est éloignée ; ils travaillent à leurs
intérêts particuliers. L'empire se dissout , la
LIVRE IX , eu A p. VI. 55
capitale est prise, et le conqué'raiit dispute les
provinces avec les gouverneurs.
La vraie puissance d'un prince ne consiste
pas tant dans la facilité qu'il y a à conquérir
que dans la difficulté qu'il y a à l'attaquer, et , si
j'ose parler ainsi , dans l'immutabilité de sa
condition. Mais l'agrandissement des états leur
fait montrer de nouveaux côtés par où on peut
les. prendre.
Ainsi , comme les monarques doivent avoir
de la sagesse pour augmenter leur puissance ,
ils ne doivent pas avoir moins de prudence
afin de la borner. En faisant cesser les incon-
vénients de la petitesse , il faut qu'ils aient tou-
joursl'oeilsur les inconvénients de la grandeur.
CHAPITRE Y II.
Réflexions.
ijES ennemis d'un grand prince qui a si long-
temps régné l'ont mille fois accusé , plutôt , je
crois , sur leurs craintes que sur leurs raisons ,
d'avoir formé et conduit le projet de la mo-
narchie universelle. S'il y avoit réussi , rien
n'auroit été plus fatal à l'Europe, à ses anciens
sujets , à lui , à sa famille. Le ciel , qui connoit
les vrais avantages, l'a mieux servi par des dé-
faites qu'il n'auroit fait par des victoires. Aulieu
de le rendre le seul roi de l'Europe , il le favo-
risa plus en le rendant le plus puissant de tous.
Sa nation , qui , dans les pays étrangers ,
n'est jamais touchée que de ce qu'elle a quitté,
)Ô DE L ESPRIT DES I. Oli.
qui, en j)arttint de cli?z elle, regarde la gloire
comme le souverain bien , et, dans les pays
éloignés, comme un obstacle à son retour; qui
indispose par ses bonnes qualités mêmes , par-
cequ'eîle paroît y joindre du mépris; qui peut
supporter les blessures, les périls, les fatigues,
et non pas la perte de ses plaisirs ; qui n'aime
l'ientant que sa gaieté,et se console de la perte
d'une bataille lorsqu'elle a clianté le général ;
n'auroit jamais été jusqu'au bout d'une entre-
prise qui ne peut manquer dans un pays sans
manquer dans tous les autres , ni manquer un
Dioraent sans manquer pour toujours.
CHAPITRE VIII.
Cas où la force défciisirc d'un ttat est iuféiieure
à sa force oflenslvc.
(_^'ÉTOiT le mot du sire de Coucy au roi
Charles V, « que les Anglais ne sont jamais si
0 foibles ni si aisés à vaincre que chez eux. >>
C'est ce qu'on disoit des Ilomains ; c'est ce qu'é-
prouvèrent les Carthaginois; c'est ce qui arri-
vera à toute puissance qui a envoyé au loin
des armées pour réunir , par la force de la dis-
cipline et du pouvoir militaire, ceux qui sont
divisés chez eux par des intérêts politiques ou
civils. L'état se trouve foibïe à cause du mal
qui reste toujours ; et il a été encore affoibli
par le remède.
La maxime du sire de Coucy est une excq)-
tion à la règle générale qui veut qu'on n'en-
M \ E E I X , CIÎ A P. VIII. J 7
treprenne poist les guerres lointaines; et cetîe
exception confirme bien la règle , puisqu'elle
n'a lieu f[ue contre ceux qui ont eux-mêmes
violé la règle.
CHAPITRE IX.
De la force relative des états.
Xou^rE grandeur , toute force, toute puis-
sance est relative. Il faut bien prendre gard<'
qu'en diercliant à augmenter la grandeus
réelle , on ne diminue la grandeur relative.
Vers le milieu du regae de Louis XiV, la
France fut au plus haut point de sa grandeur
relative. L'Allemagne n'avoit poin'' encore les
grands uionarques qu'elle a eus depuis. L'Iîa-
lie ctoit dau<-, le même cas. L'Rcosse et l'Angle-
terre ne for-noient point un corps de monar-
chie. L'Aragon n'en iormo;t jias un avec la
Castille; les ]iarties séparées de l'E^^pagne (î:
étoient affuiblies et l'affoiblissoient. La Mos-
covie n'étoit pas plus connue en Europe que la
Crimée.
CHAPITRE X.
De la foiblesse des étais voisius.
JuoRSQtj'oN a pour voisin un état qui est
dans sa décadence, on doit bien se garder de
hâter sa ruine, parcequ'on esta cet égard dans
ia situation la plus heureuse où l'on puisse
être, n'y ay.Tiit rien de si commode pour un
prince que d'être auj^rès d'un autre qui reçoit
58 DE l'esprit des LOIS.
pour lui tous les coups el tous les outrages de
la fortune. Et il est rare que par la conquête
d'un pareil état on augmente autant en puis-
sance réelle qu'on a perdu en puissance re-
lative.
LIVRE X.
DES LOIS , DANS T.E RAPrORT Qu'eLLKS ONT ATEO
I.A FORCE OFFENSIVE.
CHAPITRE PREMIER.
De la force offensive.
J^ A force offensive est réglée par le droit dos
gens, qui est la loi politique des nations con-
sidéri'es dans le rapport qu'elles ont les unes
avec les autres. '
CHAPITRE II.
De la gueire.
Lj a vie des états est comme celle des hommes.
Ceux-ci ont droit de tuer dans le cas de la
défense naturelle; ceux-là ont droit de faire la
guerre pour leur propre conservation.
Dans le cas de la défense naturelle, j'ai droit
de luer, parceque ma vie est à moi, comme la
vie de celui qui m'attaque est à lui : de même un
étal fait la guerre, parceque sa conservation
est juste comme toute autre conservation.
LIVRE X, Cil A P. II. ')[)
Entre les citoyens , le droit de la défense na-
turelle n'emporté point avec lui la nécessité
de laltaqne. An lieu d'attaquer , ils n'ont qu'à
recourir aux tribunaux. Ils ne peuvent donc
exercer le droit de celte défense que dans les
cas momenlanés où l'on seroit perdu si l'on
atlendoit le secours des lois. Mais , enti-e les
sociétés , le droit de la défense naturelle en-
traine quelquefois la nécessité d'attaquer, lors-
qu'un peuple voit qu'une plus longue paix en
mettroit un autre en état de le détruire , et que
l'attaque est dans ce moment le seul moyen
d'empêcher cette destruction.
Il suit de là que les petites sociétés ont plus
souvent le droit de faire la guerre que les
grandes , parcequ elles sont plus souvent dans
le cas de craindre d'être détruites.
Le droit de la guerre dérive donc de la né-
cessité et du juste rigide. Si ceux qui dirigent
la conscience ou les conseils des princes ne se
tiennent pas là , tout est perdu ; et , lorsqu'on
se fondera sur des principes arbitraires de
gloire , de bienséance , d'utilité , des flots de
sang inonderont la terre.
Que l'on ne parle pas sur-tout de la gloire
du prince; sa gloire seroit son orgueil: c'est
une passion , et non pas un droit légitime.
Il est vrai que la réputation de sa puissance
pourroit augmenter les forces de son état ;
mais la réputation de sa justice les augmente-
roit tout de même.
l>0 DE I, ESPRIT CES LOIS.
ciiapitup: m.
Du droit lie coar|uète.
Sjv droit de la guerre dérive ceiui de co;i-
fiuète, qui en est la conséquence; il en doit
donc suivre resprir.
i.orsqu'uu peuple est conquis , le droit que
le coiiquérant a sur lui suit quatre sorteà de
lois ; la loi de la nature , qui fait que tout tend
à la conservation des espèces ; la loi de la lu-
mière naturelle, qui veut que nous fassions à
autrui ce que nous voudrions qu'on nous fît ;
la loi qui forme les sociétés politiques, qui
sont telles que la natjire n'en a point borné
la durée; enfin la loi tirée de la chose même.
La conquête est une acquisition ; l'esprit d'ac-
quisition porte avec lui l'esprit de conserva-
tion et d'usage,einonpas celui de destruction.
Un état qui eu a conquis un autre le traite
d'une des quatre manières suivantes. Il conti-
nue à le gouverner selon ses lois , et ne prend
pour lui que l'exercice du gouvernement po-
litique et civil; on il lui donne un nouveau
gouvernement politique et civil ; ou il détruit
in société et la disperse dans d'autres ; ou enfin
il extermine tous les citoyens,
La première manière est conforme au droit
des gens que nous suivons aujourd'hui ; la
quatrième est j)]us conforme au droit des gens
des Romains : su? quoi je laisse à juger à quel
point nous sommes devenus meilleurs. 11 faut
LIVRE X, Cil A P. ill. 6î
rendre ici liommage à nos lem])s modernes ,
à la raison présente, à la religion d'aujour-
d'iiui , à notre p]iiloso'>ltie , à nos mœurs.
Les auteurs de notre droit ]>ubiic, fondés
sur les liistoires anciennes, étant sortis des cas
rigides , sont tombés dans de grandes erreurs.
Ils ont donné dans l'arbitraire; ils ont suppose
dans les conquérants un droit, je ne sais quel,
de tuer : ce qui leur a fait tirer des consé-
quences terribles comme le principe , et élablir
des maximes que les conquérants eux-mêmes,
lorsqu'ils ont eu le moindre sens , n'ont jamais
j)rises. Il est clair que lorsque la conquête est
faite , le conquérant n'a plus le droit de tuer ,
])uisqu il n'est plus dans le cas de la défense
naturelle et de sa propre conservation.
Ce qui les a fait penser ainsi , c'est qu'ils ont
cru que le conquérant avoit le droit de dé-
truire la société : d'où ils ont conclu qu'il avoit
celui de détruire les liommes qui la compo-
sent; ce qui est une conséquence faussement
tirée d'un taux principe. Car , de ce que la
société seroit anéantie, il ne s'ensuivroit pas
que les liommes qui la forment dussent aussi
être anéantis. La société est l'union des liom-
mes , et non pas les hommes ; le citoyen peut
périr , et l'homme rester.
Du droit âc tuer dans la conquête les poli-
tiques ont tiré le droit de réduire en servitude :
mais !a conséquence est aussi mai fondée que
le principe.
On li'a droit de réduire en servitude que
r.srr.. DES i.oïs. a. 4
6a DE I. ESPRIT DES LOIS.
lorsqu'elle est nécessaire pour la conservation
de la conquête. L'objet de la conquête est la
conservation : la servitude n'est jamais l'objet
de la conquête; mais il peut arriver qu'elle
soit un moyen nécessaire pour aller à la con-
servation.
Dans ce cas , il est contre la nature de la
chose que cette servitude soit éternelle. Il faut
que le peuple esclave puisse devenir sujet.
L'esclavage dans la conquête est une chose
d'accident. Lorsqu'après un certain espace de
temps toutes les parties de Tétat conquérant
se sont liées avec celles de l'état conquis , par
des coutumes , des mariages , des lois , des as-
sociations , et une certaine conformité d'esprit,
la servitude doit cesser. Car les droits du con-
quérant ne sont fondés que sur ce que ces
choses-là ne sont pas , et qu'il y a un éloigne-
ment entre les deux nations tel que l'une ne
peut pas prendre confiance en l'autre.
Ainsi le conquérant qui réduit le peuple en
servitude doit toujours se réserver des moyens
( et ces moyens sont sans nombre ) pour l'en
faire sortir.
Je ne dis point ici des choses vagues. Nos
Itères , qui conquirent l'emjjire romain , en
agirent ainsi. Les lois qu'ils firent dans le feu ,
dans l'action , dans l'impétuosité , dans l'or-
gueil de la victoire , ils les adoucirent : leurs
lois étoientdures,ils les rendirent impartiales.
Les Bourguignons, les Goths et les Lombards,
vouloient toujours que les Romains fussyt le
M VUE X, Cil AP. III. (H
peuple vaincu ; les lois d'Eur ic , de Gondebaud
et de Rotharis , firent du Barbare et du Ro-
main des concitoyens (i\
Charlemag;ne , pour domter les Saxons ,
leur ôta l'ingénuité , et la propriété des biens.
Louis le Débonnaire les affranchit (2) : il ne fit
rien de mieux dans tout son règne. Le temps
et la servitude avoient adouci leurs mœurs ;
ils lui furent toujours fidèles.
CHAPITRE IV.
Quelques avantages du peuple conquis.
A.U lieu de tirer du droit de conquête des
conséquences si fa taies, les politiques auroient
mieux fait de parler des avantages que ce droit
peut quelquefois apporter au peuple vaincu.
Ils les auroient mieux sentis si notre droit des
gens étoit exactement suivi , et s'il étoit établi
dans toute la terre.
Les états que l'on conquiert ne sont pas or-
dinairement dans la force de leur institution.
La corniption s'y est introduite ; les lois y ont
cessé d'être exécutées ; le gouvernement est
devenu oppresseur. Qui peut douter qu'un
état pareil ne gagnât et ne tirât quelques avan-
tages de la conquête même , si elle n'étoit pas
(1) Voyez le code des lois des Barbares, et le liv.
XXVIII ci-après. — (2) Voyez l'auteur incertain de
la vie de Louis le Débonnaire , dans le recueil de Du-
chesne, tome II, p. 296.
G'i DE L ESPRIT UES LOIS.
destructrice ? Un gouvernement parvenu au
point où il ne peut plus se réformer lui-même ,
([ue perdroil-il à être refondu? Un conqué-
rant qui entre chez un peuple où, par mille
ruses et mille artifices, le riche s'est insensi-
blement ])ratiqué une infinité de moyens d'u-
surper ; où le malheureux qui gémit , \oyant
ce qu'il croyoit des abus devenir des lois , est
dans r(î[)pression , et croit avoir tort de la
sentir; un conquérant, dis-je, j)eut dérouter
tout, et la tyrannie sourde est la première
chose qui souffre la violence.
On a vu, par exemple , des états opprimés
par les traitants être soulagés par Je conqué-
rant , qui n'avoit ni les engagements ni les
besoins ciu'avoit le prince légitime. Les abus
se trouvoient corrigés sans môme que le con-
quérant les corrigeât.
Quelquefois la frugalité de la nation con-
quérante l'a mise en état de laisser aux vain-
cus le nécessaire , qui leur étoit ôté sous le
prince légitime.
Une conquête peut détruire les préjugés
nuisibles , et mettre , si j'ose parler ainsi , une
nation sous un meilleur génie.
Quel bien les Espagnols ne pouvoient-l!s
]^as faire aux Mexicains ! Ils avoient à leur
donner une l'eligion douce ; ils leur apportè-
rent une superstition furieuse. Ils auroient pu
rendre libres les esclaves ; et ils rendirent es-
claves les hommes libres. Ils pouvoient les
éclairer sur l'abus des sacrifices humains ; au
LIVUli X, eu AV. IV. Gj
lieu de cela , ils les cxierininerciiî:. Je r.aurois
jamais fini si je voulois raconter tous les biens
qu'ils ne firent pas , et tous les maux qu'ils
firent.
C'est à up conquérant à réparer une partis
des maux qu'il a faits. Je définis ainsi le droit
de conquête : un droit nécessaire , légitime et
mallieureux , qui laisse toujours à jiayer une
dette immense pour s'acquitter envers la na-
ture humaine.
CHAPITRE V.
Gélon, roi de Syracuse.
J_iE plus beau traité de paix dont l'hislolre ait
parlé est , je crois , celui que Gélon fit avec les
Carthaginois. 11 voulut qu'ils abolissent la
coutume d'immoler leurs enfants ( i ). Chose
admirable ! Après avoir défait trois cent mille
Carthaginois , il exigeoit une condition qui
n'étoit utile qu'.i eux , ou plutôt il stipuloit
pour le genre Immain.
Les Bactricns faisoient manger leurs pères
vieux à de grands chiens : Alexandre le leur
défendit (aj ; et ce fut un triomphe qu'il rem-
porta sur la superstition.
(i) Voyez le recueil de M. de BarLeyrac, art 1 12.
— (2) StraLon, liv. II.
4.
G6. DE l'esprit des lois.
CHAPITRE VI.
D'une république qui conquiert.
Il est contre la nature de la chose que, dans
nne constitution fédërative, un état confédéré
conquière sur l'autre , comme nous avons vu
de nos jours chez les Suisses (i). Dans les ré-
publiques fédératives mixtes , où l'association
est entre de petites républiques et de petites
monarcliies , cela choque moins.
Il est encore contre la nature de la chose
qu'une république démocratique conquière
des villes qni ne sauroient entrer dans la sphère
de la démocratie. Il faut que le peuple conquis
puisse jouir des privilèges de la souveraineté ,
comme les Romains l'établirent au commence-
ment. On doit borner la conquête au nombre
des citoyens que l'on fixera pour la démocratie.
Si une démocratie conquiert un peuple pour
le gouverner comme sujet , elle exposera sa
propre liberté , parcequ'elle confiera une trop
grande puissance aux magistrats qu'elle en-
verra dans l'état conqui-;.
Dans quel danger n'eût pas été la républi-
que de Cartilage , si Annibal avoit pris Rome !
Que n'eût-il pas fait dans sa ville après la vic-
toire , lui qui y causa tant de révolutions après
sa défaite (2) !
(i) Ponr le Tockemboarg. — (2) Il ctoit à la tête
d'une faction.
LIVRE X, CHAP. VI. G7
Hannon n'auroit jamais pu persuader au
eénat de ne point envoyerde secours à Annibal
s'il n'avoit fait parler que sa jalousie. Ce sénat ,
qu'Aristote nous dit avoir été si sage (chose
que la prospérité de cette république nous
prouve si bien) , ne pouvoit être déterminé que
par des raisons sensées. Il auroit fallu être
trop stupide pour ne pas voir qu'une armée ,
à trois cents lieues de là , faisoit des pertes né-
cessaires qui dévoient être réparées.
Le parti d'Hannon vouloit qu'on livrât An-
nibal aux Romains ( i ). On ne pouvoit pour
lors craindre les Romains , on craignoit donc
Annibal.
On ne pouvoit croire , dit-on , les succès
d' Annibal : mais comment en douter? Les Car-
thaginois , répandus par toute la terre, igno-
roient-ils ce qui se passoit en Italie ? C'est
parcequ'ils ne l'ignoroient pas qu'on ne vou-
loit pas envoyer de secours à Annibal.
Hannon devient plus ferme après Trébie ,
après Trasimene, après Cannes : ce n'est point
son incrédulité qui augmente , c'est sa crainte.
CHAPITRE VIL
Continuation du même sujet.
J L y a encore un inconvénient aux conquêtes
faites par les démocraties. Leur gouvernement
(i) Hanuon vouloit livrer Annibal aux Romains ,
comme Catonvonloit qu'on livrât César anxGanlois.
68 DE i.'i:s??. îT nr. 3 lois.
est toujours odieux aux états assujettis. Il est
monarchique par la fiction : mais dans la vé-
rité, il est plus dur que le monarchique, comme
l'expérience de tous les temps et de tous les
[)ays l'a fait voir.
Les peuples conquis y sont dans un état
triste; ils ne jouissent ni des avantacfes de la
république , ni de ceux de la monarchie.
Ce que j'ai dit de l'état populaire se peat
appliquer à l'aristocratie.
CHAPITRE VI ir.
Continuation du même sujet.
Ainsi , quand une république tient quelque
j^euple sous sa dépendance , il faut qu'elle cher-
< he à réj.arer les inconvénients qui naissent clc
l:i nature de la chose , en lui donnant un bon
droit politique et de bonnes lois civiies.
Une république d'Italie tenoit des insulaires
sous son obéissance : mais son droit politique
et civil a leur égard étolt vicieux. On se sou-
vient de cet acte (i) d'amnistie qui porte qu'on
lie les condamneroit plus à des peines atflic-
tivcs sur la conscience informée du gouver-
( i ) Da 1 8 octobre 1738, imprimé à Gènes , cbcz
I'"r3 nclielli. Tielamo al noslro general-governatore in
«'ell.T isola di ccndanare in avvenlre solamente e.v
iifonnntn ccnsciciiiia persona alcuna uazionale
ia pena afilittiva : potrà ben si fararicstare ed iucai-
oerare le pcrsone « iic {;li farauuo sospetle ; salve «îi
f.iiJtirejioi n L<^i $c]lecitan!er-.ie.,.. Art. YI.
LIVRK X, CHAP. VIII. CyJ
iieur. On a vu souvent des peuples demander
des privilèges : ici le souverain accorde le droit
de toutes les nations.
CHAPITRE IX.
D'une l'îonarchie qui conquiert autour d'elle.
Oi une monarchie peut agir long-temps avant
que l'agrandissenient l'ait affoiblic, elle de-
viendra redoutable, et sa foi-ce durera tout
autant fpi'elle sera pressée par les monarchies
voisines.
Elle ne doit donc conquérir que pendant
qu'elle reste dans les limites naturelles à son
gouvernement. La prudence veut qu'elle s'ar-
rête sitôt qu'elle passe ces limites.
11 faut, dans cette sorte de conquête -laisser
les choses comme on les a trouvées ; les mêmes
tribunaux , les mêmes lois , les mêmes cou-
tumes, les mêmes privilèges ; rien ne doit être
cliangé , que l'armée et le nom du souverain.
Lorsque la monarchie a étendu ses limites
par la conquête de quelc[ues provinces voisi-
nes , il faut qu'elle les traite avec une grande
douceur.
Dans une monarchie qui a travaillé long-
temps a conquérir, les provinces de son ancien
domaine seront ordinairement très foulées.
Elles ont à souffrir les nouveaux abus et les
anciens ; et souvent une vaste capitale qui en-
gloutit tout les a dépeuplées. Or , si après avoir
conquis autour de ce domaine on traitoit les
70 nr. LK sPRiT nrs i. ois.
peuples vaincus comme on fait ses anciens su-
jets, l'état seroit perdu ; ce que les provinces
conquises enverroient de tributs à la capitale ne
leur reviendroit plus ; les frontières seroient
ruinées , et par conséquent plus foibles ; les
peuples en seroient mal affectionnés , la sub-
sistance des armées qui doivent y rester et agir
seroit plus précaire.
Tel est l'ctat nécessaire d'ane monarchie
conquérante ; un luxe affreux dans la capitale,
la misère dans les provinces qui s'en éloignent,
l'abondance aux extrémités. Il en est comme
de notre ])lanete ; le feu est au centre , la ver-
dure à la surface , une terre aride , froide et
stérile, entre les deux.
CHAPITRE X.
D'une monarchie qui conquiert une autre monarchie.
^Quelquefois une mpnarcliie en conquiert
une autre. Plus celle-ci sera petite , mieux on
la contiendra par des forteresses ; plus elle
sera grande , mieux on la conservera par des
colonies.
CHAPITRE XI.
Des mœurs da penpie vaincu.
J_^ A N s ces conquêtes il ne suffit pas de laisser
à la nation vaincue ses lois ; il est peut-être
plus nécessaire de lui laisser ses mœurs , par-
LIVRE X, CHAP. XI. 7I
cequ'un peuple connoit, aime et défend tou-
jours plus SCS mœurs que ses lois.
Les Français ont été chassés neuf fois de
l'Italie , à cause , disent les historiens ( x ) , de
leur insolence à l'égard des femmes et des filles.
C'est trop pour une nation d'avoir à souffrir
la fierté du vainqueur , et encore son incon-
tinence , et encore son indiscrétion , sans doute
])lus fâcheuse, parcequ'elle multiplie à l'infini
les outrages.
CHAPITRE XII.
D'une loi de Cyrus.
J E ne regarde pas comme une bonne loi celle
que fit Cyrus pour que les Lydiens ne pussent
exercer que des professions viles ou des pi'o-
fessions infâmes. On va au plus pressé ; on
songe aux révoltes , et non pas aux invasions.
Mais les invasions viendront bientôt ; les deux
peuples s'unissent , ils se corrompent tous les
deux. J'aimerois mieux maintenir par les lois
la rudesse du peuple vainqueur , qu'entretenir
par elles la mollesse du peuple vaincu.
Aristodeme , tyran de Cumes ( 2 ) , chercha
à énerver le courage de la jeunesse. Il voulut
que les garçons laissassent croître leurs che-
veux comme les filles ; qu'ils les ornassent de
fleurs , et portassent des robes de différentes
(i) Parcourez l'histoire de l'univers, par M. Tuf-
fendorff. — (2) Denys d'IIalicarnasse , liv. VIII.
7^1 »JK l'espuit i>es lois.
couleurs jusqu'aux talons ; que , lorsqu'ils al-
loicnt chez leurs maitres de danse et de musi-
que, des femmes leur portassent des parasols ,
des parfums et des éventails ; que dans le bain
elles leur donnassent des pei<Tnes et de* mi-
roirs. Cette ('ducation dnroit jusqu'à l'âcfe de
vingt ans. Cela ne peut convenir qu'à un petit
tyran qui expose sa souveraineté pour défen-
dre sa vie.
CHAPITRE XII î.
Cliarles XII.
L^E prince, qui ne fit usage que de ses seules
forces , détermina sa chute en formant des
desseins qui ne pouvoient être exécutés que
par une longue guerre; ce que son royaume
ne pouvoit soutenir.
Ce n'étoit pas un état qui fût dans la déca-
dence qu'il entreprit de renverser , mais un
empire naissant. Les Moscovites se servirent
de la guerre qu'il leur faisoit comme d'une
école. A chaque défaite ils s'approchoient de
la victoire ; et, ])erdant au dehors, ils appre-
noient à se défendre au dedans.
Charles se crovoit le maîire du monde dans
les déserts de la Pologne, où il erroit, et dans
lesquels la Suéde étoit comme répandue, pen-
dant que son principal ennemi se forlifîoit
contre lui, le serroit, s'établissoit sur la ir.er
SnUique, détruisoit ou prenoit la Livonie.
La Sucd? ressembloit à un fleuve dont on
LIVRE X, CHAP. XIII. 73
toupoit les eaux dans sa source pendant qu'on
les détournoit dans son cours.
Ce ne tut point Pultawa qui perdit Charles :
s'il n'avoit pas été détruit dans ce lieu, il l'au-
roit été dans un autre. Les accidents de la for-
tune se réparent aisément ; on ne peut pas pa-
rer à des événements qui naissent continuel-
lement delà nature des choses.
Mais la nature ni la fortune ne furent jamais
si fortes contre lui que lui-même.
Il ne se régi oit point sur la disposition ac-
tuelle des choses, mais sur un certain modèle
qu'il avoit pris; encore le suivoit-il très mal. Il
n'étoit point Alexandre; mais il auroit été le
meilleur soldat d'Alexandre.
Le projet d'Alexandre ne réussit que parce-
qu'il étoit sensé. Les mauvais succès des Per-
ses dans les invasions qu'ils firent de la Grèce,
les conquêtes d'Agésilas, et la retraite des dix
mille, avoient fait connoitre au juste la supé-
riorité des Grecs dans leur manière de com-
battre et dans le genre de leurs armes; et l'on
savoit bien que les Perses étoicnt trop grands
pour se corriger.
Ils ne pouvoient plus affoiblir la Grèce par
des divisions ; elle étoit alors réunie sous un
chef qui ne poTivoit avoir de meilleur moyen
pour lui cacher sa servitude que de l'éblouir
par la destruction de ses ennemis éternels, et
par l'espérance de la conquête de l'Asie.
LTn empire cultivé par la nation du monde
la plus industrieuse, et qui travailloitles terres
ESrR. DES LOIS, 2. 5
74 I>E L ESPRIT DES LOIS.
par principe de religion , fertile et abondant
en toutes choses, donnoit à un ennemi toutes
sortes de fac ilités pour y subsister.
On pouvoit juger, par l'orgueil de ses rois
toujours vainement mortifiés par leurs défai-
tes, qu'ils préci])iteroient leur cliùte en don-
nant toujours .^es batailles, et que la flatterie
ne permettroit jamais qu'ils pussent douter de
leur grandeur.
Et non seulement le projet étoit sage, mais
il fut sagement exécuté. Alexandre , dans la
rapidité de ses actions , dans le feu de ses pas-
sions même, avoit, si j'ose me servir de ce
terme, une saillie de raison qui le conduisoit,
et que ceux qui ont voulu faire un roman de
son histoire, et qui avoient l'esprit plus gâté
que lui , n'ont pu nous dérober. Parlons-en
tout à notre aise.
CHAPITRE XIV.
Alexandre.
Il ne partit qu'après avoir assuré la Macédoine
contre les peuple? barbares qui en étoient voi-
sins, et achevé d'accabler les Grecs : il ne se
servit de cet accablement que pour l'exécution
de son entreprise: il rendit impuissante la ja-
lousie des Lacédémoniens: il attaqua les pro-
vinces maritimes : il fit suivre à son armée de
terre les côtes de la mer, pour n'être i)oint sé-
paré de sa flotte: il se servit admirablement
bien de la discipline contre le nombre : il ne
LIVRE X, CHAP. XIV. 75
manqua point de subsistances: et, s'il est vrai
que la victoire lui donna tout , il fit aussi tout
pour se ])rocurer la victoii'e.
Dans le commencement de son entreprise ,
c'est-à-dire dans un temps oùun échec ])Ou-
Toit le renverser , il mit peu de chose au ha-
sard. Quand la fortune le mit au-dessus des
événements , la témérité fut quelquefois un de
ses moyens. Lorsqu'avant son déjjart il marche
contre les Triballiens et les Illyriens , vous
voyez une guerre (i) comme celle que César
fît depuis dans les Gaules. Lorsqu'il est de re-
tour dans la Grèce (i), c'est comme malgré lui
qu'il prend et détruit Thebes : cam])é auprès
de leur ville, il attend que les Thébains veuil-
lent faire la paix; ils précipitent eux-mêmes
leur ruine. Lorsqu'il s'agit de combattre (3)
les forces maritimes des Perses, c'est ])!utôt
Parménion qui a de l'audace, c'est plutôt Ale-
xandre qui a de la sagesse. Son industrie fut
de séparer les Perses des côtes de la mer, et de
les réduire à abandonner eux-mêmes leur ma-
rine , dans h>quelle ils étoient supérieurs. Tyr
étoit par principe attachée aux Perses, qui ne
pouvoient se passer de son commerce et de sa
marine: Alexandre la détruisit. 11 ])rit l'Egypte,
que Darius avoit laissée dégarnie de troupes
pendant qu'il assembloit des armées innom-
brables dans un autre univers.
(i) Voyez Arrien, de exped^ Alex,, lib. I.-^
(2) Ibid.—{2) Ibid.
76 DE l'esprit des lois.
Le passage du Granique fît qu'Alexandre
se rendit maître des colonîes grecques: la ba-
taille d'Issus lui donna Tyr et l'Egypte : la ba-
taille d'Arbelles lui donna toute la terre.
Après la bataille dlssus, il laisse fuir Da-
rius, et ne s'occupe qu'à affermir et à régler
ses conquêtes: après la bataille d'Arbelles, il
le suit de si près (i) qu'il ne lui laisse aucune
retraite dans son empire. Darius n'entre dans
ses villes et dans ses provinces que pour en sor-
tir: les marches d'Alexandre sont si rapides,
que vous croyez voir l'empire de l'univers plu-
tôt le prix de la course, comme dans les jeux
de la Grèce , que le prix de la victoire.
C'est ainsi qu'il fît ses conquêtes : voyons
comment il les conserva.
Il résista à ceux qui vouloient qu'il traitât'»)
les Grecs comme maiti-es, et les Perses comme
esclaves: il ne songea qu'à unir les deux na-
tions , et à faire perdre les distinctions du peu-
ple conquérant et du peuple vaincu: il aban-
donna après la conquête tous les préjugés qui
lui avoient servi à la faire: il prit les mœurs
des Perses, pour ne pas désoler les Perses en
leur faisant prendre les mœurs des Grecs ; c'est
ce qui fit qu'il marqua tant de respect pour la
femme et pour la mère deDarius , et qu'il mon-
tra tant de continence. Qu'est-ce que ce con-
(i) Voyez Arrien, de exped. Alex., lib. III. —
(2) C'étoit le conseil d'Aristole. Plutarque ^ Œuvre»
morales, de la fortune d'yi /rxnndr^.
LIVRE X, CHAP. XIV. 77
quéi'ant qui est pleuré de tous les peuples qu'il
a soumis? Qu'est-ce que cet usurpateur sur la
mort duquel la famille qu'il a renversée du
trône verse des larmes? C'est un trait de cette
vie dont les historiens ne nous disent pas que
quelque autre conquérant puisse se vanter.
Rien n'affermit plus une conquête que l'u-
nion qui se fait des deux peuples par les ma-
riages. Alexandre prit des femmes de la nation
qu'il avoit vaincue; il voulut que ceux de sa
cour (i)en prissent aussi; le reste des Macé-
doniens suivit cet exemple. Les Francs et les
Bourguignons (a'^ permirent ces mariages: les
Wisigoths les défendirent (3) en Espagne , et
ensuite ils les permirent: les Lombards ne les
permirent pas seulement, mais même les favo-
risèrent (4) : quand les Pvomains voulurent
affoiblir la Macédoine, ils y établirent qu'il ne
pourroit se faire d'union par mariage entre
les peuples des provinces.
Alexandre , qui cherchoit à unir les deux
peuples, songea à faire dans la Perse un grand
nombre de colonies grecques: il bâtit une in-
finité de villes, et il cimenta si bien toutes les
parties de ce nouvel empire , qu'api'ès sa mort,
(i) Voyez Arrien, île expcd. ^lex. , lib. VII. —
(2) Voyez la loi des Bourguicpaons , tit. "Xll, art. V.
— (3) Voyez la loi des Wisigoths, liv. III, lit. V, §. 1,
qui abroge la loi ancieuDe, quiavoit plus d'égards,
y est-il dit, à la différence des nations que des con-
ditions. — (4) Voyez la loi des Lombards , 1. II , fit.
VII, §. I et 2.
7^ DE l'esprit des lois.
dans le trouble et la confusion des ])lus affreu-
ses guerres civiles , après que les Grecs se fu-
rent pour ainsi dire anéantis eux-mêmes, au-
cune province de Perse ne se révolta.
Pour ne point épuiser la Grèce et la Macé-
doine, il envoya à Alexandrie une colonie de
Juifs (i): il ne lui im])ortoit quelles mœurs
eussent ces peuples , pourvu qu'ils lui fussent
fidèles.
Il ne laissa pas seulement aux peuples vain-
f îis leurs mœurs , il leur laissa encore leurs
lois civiles , et souvent même les rois et les
^gouverneurs qu'il avoit trouvés. I! mettoit les
Macédoniens (2) à la tète des trouj)es, et les
gens du pays à la tête du gouvernement: ai-
ir.ant mieuxcourir risque de quelque infidélité
j>nrticuliere (ce qui lui arriva quelquefois),
ff!ie d'une révolte générale. Il respecta les tra-
ditions anciennes et tous les monuments de la
gloire ou de la vanité des peuples. Les rois de
Perse avoient détruit les temples des Grecs,
des Babyloniens , et des Egyptiens ; il les réta-
blit (3): peu de nations se soumirent à lui sur
les autels desquelles il ne fît des sacrifices: il
sembloit qu'il n'eiit conquis que pour être le
monarque particulier de chaque nation , et le
(i) Les rois de Syrie , abandonnant le plan des fon-
dateurs de l'empire, voulurent obliger les Juifs a
prendre les mœurs des Grecs ; ce qui donna à leur
état de terribles secousses. — (2) Voyez Arrien, de
exped. Alex., lib. III, et autres. — (3) Ibid.
LIVRE X, CHAP. XIV. 79
premier citoyen de cliaqiie ville. Les Piomains
conquirent tout pour tout détruire: il voulut
tout conquérir jiour tout conserver; et, quel-
que ])ays qu'il parcourût , ses ])remieres idées ,
ses premiers desseins, furent toujours de faire
quelque cliose qui put en augmenter la pro-
spérité et la puissance. Il en trouva les premiers
moyens dans la grandeur de son génie; les se-
conds, dans sa frugalité et son économie par-
ticuliere(i) ; les troisièmes, dans son immense
prodigalité pour les grandes choses. Sa main
se fermoir pour les dépenses privées; elle s'ou-
vroit pour les dépenses publiques. Falloit-il
régler sa maison? c'étoit un Macédonien: fal-
loit-il payer les dettes des soldats, faire part
de sa conquête aux Grecs, faire la fortune de
chaque homme de son armée ? il étoit Ale-
xandre.
Il fit deux mauvaises actions; il brûla Per-
sépolis , et tua Clitus. Il les rendit célèbres ])ar
son repentir: de sorte qu'on oublia ses actions
criminelles pour se souvenir de son respect
j)Our la vertu ; de sorte qu'elles furent consi-
dérées plutôt comme des malheurs que comme
des choses qui lui fussent propres ; de sorte
que la postérité trouve la beauté de son ame
presque à côté de ses emportements et de ses
foiblesses; de sorte qu'il fallut le plaindre, et
qu'il n'étoit plus possible de le haïr.
Je vais le comparer à César : quand César
(î) Voyez Ariicn, liL. \ll.
8o DK t'fcSPUlT DES LOIS.
voulut imiter les rois d'Asie, il désespéra les
Romains pour une chose de pure ostentation;
quand Alexandre voulut imiter les rois d'Asie ,
il fit une chose qui entroit dans le plan de sa
conquête.
CHAPITRE XV.
Nouveaux moyens de conserver la conquête.
JUoRSQu'uN monarque conquiert un grand
état, il y a une pratique admiz-able, également
propre à modérer le despotisme et à conserver
la conquête : les conquérants de la Chine l'ont
mise en usage.
Pour ne point désespérer le peuple vaincu
et ne point enorgueillir le vainqueur, pour
empêcher que le gouvernement ne devieime
militaire, et pour contenir les deux peuples
dans le devoir, la famille tartare qui règne
présentement à la Chine a établi que chaque
corps de troupes, dans les provinces, seroit
composé de moitié Chinois et moitié Tarlares,
afin que la jalousie entre les deux nations les
contienne dans le devoir. Les tribunaux sont
aussi moitié Chinois, moitié Tartares. Cela
produit plusieurs bons effets, i". Les deux na-
tions se contiennent l'une l'autre : a°. elles gar-
dent toutes les deux la puissance militaire et
civile, et l'une n'est pas anéantie par l'autre:
y. la nation conquérante peut se répandre
par-tout sans s'affoiblir et se perdre; elle de-
vient capable de résister aux guerres civiles et
LIVRE X, CHAP, XV. 8l
étrangères. Institulion si sensée que c'est le
défaut d'une pareille qui a perdu presque tous
ceux qui ont conquis sur la terre.
CHAPITRE XVI.
D'un état despotique qui conquiert.
J^ORSQUE la conquête est immense, elle sup-
pose le despotisme. Pour lors l'armée répan-
due dans les proyinces ne suffit pas : il faut
qu'il y ait toujours autour du prince un corps
particulièrement affidé , toujours prêt à fondre
sur la partie de l'empire qui pourroit s'ébran-
ler. Cette milice doit contenir ies autres , et
faire trembler tous ceux à qui on a été obligé
délaisser quelque autorité dans l'empire. Il y
a autour de l'empereur de la Chine un gros
corps de Tartares toujours prêt pour le be-
soin. Chez le Mogol, chez les Turcs, au Japon,
il y a un corps à la solde du prince, indépen-
damment de ce qui est entretenu du revenu
des terres. Ces forces particulières tiennent en
respect les générales.
CHAPITRE XVII.
Continuation du même sujet.
j^ ou s avons dit que les états que le monar-
que despotique conquiert doivent être feuda-
taires. Les historiens s'épuisent en éloges sur
la générosité des conquérants qui ont rendu
la couronne aux princes qu'ils avoient vain-
5.
82 DE l'esprit des LOIS.
eus. Les Romains étoient donc bien généreux,
qui faisoient par-tout des rois pour avoir des
instruments de servitude (i^. Une pareille ac-
tion est un acte nécessaire. Si le conquérant'
garde l'état conquis, les gouverneurs qu'il en-
verra ne sauront contenir les sujets , ni lui-
même ses gouverneurs. Il sera obligé de dé-
garnir de troupes son ancien patrimoine pour
garantir le nouveau. Tous les malheurs des
deux états seront communs; la guerre civile
de l'un sera !a guerre civile de l'autre. Que si
au contraire le conquérant rend le trône au
prince légitime , il aura un allié nécessaire ,
qui, avec les forces qui lui seront propres,
augmentera les siennes. Nous venons de voir
Sclialî-Nadir conquérir les trésors du Mogol,
et lai laisser l'Indoustan.
LIVRE XI.
DES LOIS QUI FORMEÎfT LA LIBERTE POLITIQUE DANS SO»
RAPPORT AVEC LA CONSTITUTION.
CHAPITRE PREMIER.
Idée générale.
J E distingue les lois c[ui forment la liberté
politique dans son rapport avec la constitu-
(i) Uthaberent instrumenta serTitutis ttreges.
' 1, 1 V K K X I , C U A p. I . S?)
tioii d'avec celles <|ui la forment dans son rap-
port avec le citoyen. Les premières seront le
sujet de ce livre-ci : je traitei ai des secondes
dans le livre suivant.
CHAPITRE IL
Diverses significations données au mot de liberté.
JLl n'y a point de mot qui ait reçu plus de dif-
férentes significations et qui ait frappé les es-
prits de tant de manières que celui de liberté.
Les uns l'ont pris pour la facilité de déposer
celui à qui ils avoient donné un pouvoir ty-
rannique ; les autres , pour la faculté d'élire
celui à qui ils dévoient obéir; d'autres , pour le
droit d'être armés et de pouvoir exercer la
violence; ceux-ci, pour le privilège de n'être
gouvernés que par un liomme de leur nation
ou par leurs propres lois (i). Certain peuple a
long-temps pris la liberté pour l'usage de por-
ter une longue barbe (2). Ceux-ci ont attaché
ce nom à une foi'me de gouvernement, et en
ont exclus les autres. Ceux qui avoient goûté
du gouvernement républicain l'ont mise dans
ee gouvernement ; ceux qui avoient joui du
gouvernement monarchique l'ont placée dans
(i) « J'ai, dit Cicéron, copié l'édit de Scévola rjui
«permet aux Grecs de terminer entre eux leurs dif-
« férents selon leurs lois ; ce qui fait qu'ils se regar-
« dent comme des peuples libres. » — (2) T^es Mosco-
vites ne pouvoient souffrir que le ornr Pierre la leur
fit couper.
84 ut l'esprit des lois.
la raonarchie(i). Enfin chacun a appelé /zZ'e/?e
le gouvernement qui étoit conforme à ses cou-
tumes ou à ses inclinations : et comme dans
une république on n'a pas toujours devant les
yeux et d'une manière si présente les instru-
ments des maux dont on se plaint , et que
même les lois paroîssent y parler plus , et les
exécuteurs de la loi y parler moins ; on la place
ordinairement dans les républiques, et on l'a
exclue des monarchies : enfin, comme dans les
démocraties le peuple paroit à peu près faire
ce qu'il veut , on a mis la liberté dans ces sortes
de gouvernements , et on a confondu le pou-
voir du peuple avec la liberté du peuple.
CHAPITRE III.
Ce que c'est que la liberté.
Il est vrai que dans les démocraties le peuple
paroit faire ce qu'il veut; mais la liberté poli-
tique ne consiste point à faire ce que l'on veut.
Dans un état, c'est-à-dire dans une société où
il y a des lois, la liberté ne peut consister qu'à
pouvoir faire ce que l'on doit vouloir, et à
n'être point contraint de faire ce que l'on ne
doit pas vouloir.
Il faut se mettre dans l'esprit ce que c'est
que l'indépendance , et ce que c'est que la
liberté. La liberté est le droit de faire tout ce
(i) Les Cappadociens refusèrent l'état républicain
que leur offrirent les Romains.
LIVRE XI, CHAP. m. o5
que les lois permettent; et si un citoyen pou-
voit faire ce qu'elles défendent , il n'auroit
plus de liberté, parceque les autres auroient
tout de même ce pouvoir.
CHAPITRE IV.
Continuation du méice sujet.
Ju A démocratie et l'aristocratie ne sont point
des états libres par leur nature. La liberté po-
litique ne se trouve que dans les jjouverne-
ments modéz'és. Mais elle n'est pas toujours
dans les états modérés ; elle n'y est que lors-
qu'on n'abuse pas du pouvoir : mais c'est une-
expérience éternelle que tout homme qui a du
pouvoir est porté à en abuser; il va jusqu'à ce
qu'il trouve des limites. Qui le diroit ! la vertu
même a besoin de limites.
Pour qu'on ne puisse abuser du pouvoir , il
faut que , par la disposition des choses , le pou-
voir arrête le pouvoir. Une constitution peut
être telle que personne ne sera contraint de
faire les choses auxquelles la loi ne l'oblige
pas, et de ne point faire celles que la loi lui
permet.
CHAPITRE V.
De l'objet des états divers.
v^uoiQUE tous les états aient en général un
même objet, qui est de se maintenir, chaque
état en a pourtant un qui lui est particulier.
86 nE l'esprit des lois.
L'agrandissement ctoit i'objet de Rome ; la^
guerre, celui de Lacédémone; la religion, ce-
lui des lois judaïques; le commerce, celui de
Marseille; la tranquillité publique, celui des
lois de la Chine (i); la navigation, celui des
lois des Rliodiens; la liberté naturelle, l'objet
d.e la police des sauvages ; en général les dé-
lices du prince, celui des états despotiques;
sa gloire et celle de l'étal, celui des monar-
chies : l'indépendance de chaque particulier
est l'objet des lois en Pologne ; et ce qui en
résulte, l'oppression de tous (2).
Il y a aussi une nation dans le monde qui a
pour objet direct de sa constitution la liberté
jiolitique. Nous allons examiner les principes
sur lesquels elle la fonde. S'ils sont bons, la
liberté y paroîtra couime dans un miroir.
Pour découvrir la liberté politique dans la
constitution, il ne faut pas tant de peine. Si
on peut la voir où elle est , si on l'a trouvée,
pourquoi la chercher ?
CHAPITRE VI.
De la constitution d'Angleterre.
1 L y a dans chaque état trois sortes de pou-
voir ; la puissance législative , la puissance exé-
cutrice des choses qui dépendent du droit des
(i) Objet naturel d'un état qui n'a point d'ennemis
an dehors, ou qui croit les avoir arrêtés par des bar-
rières.— (2) Inconvénient du liberiim ■veto.
LIVRE XI, CHAP. VI. 87
gens, et la puissance exécutrice de celles qui
dépendent du droit civil.
Parla première, le prince ou le magistrat
fait des lois pour un temps ou pour toujours,
et corrige ou abroge celles qui sont faites. Par
la seconde, il fait la paix ou la gueri'e, envoie
ou reçoit des ambassades, établit la sûreté,
prévient les invasions. Parla troisième, il pu-
nit les crimes, ou juge les différents des par-
ticuliers. On appellera cette dernière la puis-
sance déjuger; et l'autre , simplement la puis-
sance exécutrice de Tétat.
La liberté politique dans un citoyen est
cette tranquillité d'esprit qui provient de Topi-
nion que chacun a de sa sûreté; et, pour qu'on
ait cette liberté, il faut que le gouvernement
soit tel qu'un citoyen ne puisse pas ciaindre
un autre citoyen.
Lorsque dans la même personne ou dans le
même corps de magistrature la puissance lé-
gislative est réunie à la puissance exécutrice,
il n'y a point de liberté , parcequ'on peut crain-
dre f|ue le même monarque ou le même sénat
ne fasse des lois tyranniques pour les exécuter
tyranniquement.
Il n'y a point encore de liberté si la puis-
sance de juger n'est pas séparée de la puis-
sance législative et de l'exécutrice. Si elle étoit
jointe à la ])uissance législative, le pouvoir sur
la vie et la liberté des citoyens seroit arbitraire ;
car le juge seroit législateur. Si elle étoit jointe
88 DE L*ESPaiT DES LOIS.
à la puissance exécutrice , le juge pourroit
avoir la force d'un oppresseur.
Tout seroit perdu si le même homme , ou
le même corps des principaux, ou des nobles ,
ou du y)euple, exercoit ces trois pouvoirs, ce-
lui de faire des lois, celui d'exécuter les réso-
lutions publiques, et celui de juger les crimes
ou les différents des particuliers.
Dans la plupart des royaumes de l'Europe,
le gouvernement est modéré , pareeque le
prince , qui a les deux premiers pouvoirs ,
laisse à ses sujets l'exercice du troisième. Chez
les Turcs , où ces trois pouvoirs sont réunis
sur la tête du sultan , il règne un affreux des-
potisme.
Dans les républiques d'Italie , où ces trois
pouvoirs sont réunis , la liberté se trouve moins
que dans nos monarchies. Aussi le gouverne-
ment a-t-il besoin pour se maintenir de moyens
aussi violents que le gouvernement des Turcs;
témoins les inquisiteurs d'état (i), et le tronc
où tout délateur peut à tous les moments jeter
avec un billet son accusation.
Voyez quelle peut être la situation d'un ci-
toyen dans ces républiques. Le même corps
de magistrature a, comme exécuteur des lois,
toute la puissance qu'il s'est donnée comme
législateur. Il peut ravager l'état par ses vo-
lontés générales ; et , comme il a encore la puis-
(i) A Venise.
LIVRE XI, CHAP. VI. 89
Lance de juger , il peut détruire chaque citoyen
^>ar ses volontés particulières.
Toute la puissance y est une; et, quoiqu'il
n'y ait point de pompe extérieure qui décou-
vre un prince despotique, on le sent à chaque
instant.
Aussi les princes qui ont voulu se rendre
despotiques ont- ils toujours commencé par
réunir en leur personne toutes les magistra-
tures, et plusieurs rois d'Europe toutes les
grandes charges de leur état.
Je crois bien que la pure aristocratie héré-
ditaire des républiques d'Italie ne répond pas
précisément au despotisme de l'Asie. La mul-
titude des magistrats adoucit quelquefois la
magistrature ; tous les nobles ne concourent
pas toujours aux mêmes desseins ; on y forme
divers tribunaux qui se tempèrent. Ainsi, à
Venise, le grand -conseil a la législation , le
pregadi l'exécution, les quaranties le pouvoir
de juger. Mais le mal est que ces tribunaux
différents sont formés par des magistrats du
même corps ; ce qui ne fait guère qu'une même
puissance.
La puissance déjuger ne doit pas être don-
née à un sénat permanent , mais exercée par
des personnes tirées du corps du peuple (i)
dans certains temps de l'année, de la manière
prescrite par la loi, pour former un tribunal
(i) Comme à Athènes,
go PE l'esprit des lois.
qui ne dure qu'autant que la nécessité le re^
quiert.
De cette façon la puissance déjuger, si ter-
rible parmi les hommes, n'étant attachée ni à
Un certain état ni à une certaine profession,
devient pour ainsi dire invisible et nulie. On
n'a point continuellement des juges devant les
yeux , et l'on craint la magistrature et non pas
les magistrats.
Il faut même que, dans les grandes accusa-
tions , le criminel , concurremment avec la loi ,
se choisisse des juges, ou du moins qu'il en
puisse récuser un si grand nombre que ceux
qui restent soient censés être de son choix.
Les deux antres pouvoirs pourroient plutôt
être donnés à des magistrats ou à des corps
permanents, parcequ'iis ne s'exercent sur au-
cun particulier, n'étant l'un que la volonté gé-
nérale de l'état, et l'autre que l'exécution de
cette volonté générale.
Mais, si les tribunaux ne doivent pas être
fixes, les jugements doivent l'être à un tel point
qu'ils ne soient jamais qu'un texte précis de la
loi. S'ils étoient une opinion particulière du
juge, on vivroit dans la société sans savoir pré-
cisément les engagements que l'on y contracte.
Il faut même que les juges soient de la con-
dition de l'accusé, ou ses pairs, pour qu'il ne
puisse pas se mettre dans l'esprit qu'il soit
tombé entre les mains de gens portés à lui faire
violence.
Si la puissance législative laisse à l'exécu-
LIVRE XI, CUAP. VI. Ç)l
trice le droit d'emprisonner des citoyens qui
peuvent donner caution de leur conduite , il
n'y a plus de liberté, à moins qu'ils ne soient
arrêtés pour répondre sans délai à une accu-
sation que la loi a rendue capitale ; auquel cas
ils sont réellement libres, puisqu'ils ne sont
soumis qu'à la puissance de la loi.
Mais si la puissance législative se croyoiten
danger par quelque conjuration secrète contre
l'état ou quelque intelligence avec les ennemis
du dehors , elle pourroit, pour un temps court
et limité, permettre à la puissance exécutrice
de faire arrêter les citoyens suspects, qui ne
perdroient leur liberté pour un temps que pour
la conserver pour toujours.
Et c'est le seul niojen conforme à la raison
de suppléera la lyrannlque magistrature des
épliores, et aux inquisiteurs d'état de Venise,
qui sont aussi despotiques.
Comme dans un état libre tout homme qui
est censé avoir une ame libre doit être gou-
verné par lui-même, il faudroit que le peuple
en corps eût la j)uissance législative : mais
comme cela est impossible dans les grands
états, et est sujet à beaucoup d'inconvénients
dans les petits, il faut que le peuple fasse par
ses représentants tout ce qu'il ne peut faire par
lui-même.
L'on connoît beaucoup mieux les besoins de
sa ville que ceux des autres villes , et on juge
mieux de la capacité de ses voisins que de celle
de ses autres compatriotes. Il ne faut donc pas
<)2 DE l'esprit PES LOIS.
que les membres du corps législatif soient ti-
rés en général du corps de la nation; mais il
convient que, dans chaque lieu principal, les
habitants se choisissent un représentant.
Le grand avantage des représentants c'est
qu'ils sont capables de discuter les affaires. Le
peuple n'y est point du tout propre; ce qui
forme un des grands inconvénients de la dé-
mocratie.
Il n'est pas nécessaire que les représentants
qui ont reçu de ceux qui les ont choisis une
instruction générale en reçoivent une particu-
lière sur chaque affaire, comme cela se prati-
que dans les diètes d'Allemagne. II est vrai
que, de cette manière, la parole des députés
seroit plus l'expression de la voix delà nation:
mais cela jetteroit dans des longueurs infinies ,
rendroit chaque député le maître de tous les
autres; et, dans les occasions les plus pres-
santes , toute la force de la nation pouiToit
être arrêtée par un caprice.
Quand les députés , dit très bien M. Sidney,
représentent un corps de peuple, comme en
Hollande, ils doivent rendre compte à ceux qui
les ont commis : c'est autre chose lorsqu'ils sont
députés par des bourgs, comme en Angleterre.
Tous les citoyens , dans les divers districts,
doivent avoir droit de donner leur voix pour
choisir le représentant, excepté ceux qui sont
dans un tel état de bassesse qu'ils sont réputés
n'avoir point de volonté propre.
Il y avoit un grand vice dans la plupart des
LIVRE XI, CHAP. VI. 9^
anciennes républiques , c'est que le peuple
avoit droit d'y prendre des résolutions actives
et qui demandent qvielque exécution , chose
dont il est enlièrement incapable. 11 ne doit en-
trer dans le j^ouvernement que pour choisir
ses représentants, ce qui est très à sa portée.
Car, s'il y a peu de gens qui connoissent le de-
gré précis de la capacité des hommes , chacun
est pourtant capable de savoir en général si
celui qu'il choisit est plus éclairé que la plupart
des autres.
Le corps représentant ne doit pas être choi-
si non plus pour prendre quelque résolution
active, chose qu'il ne feroit pas bien; mais
pour faire des lois , ou ])our voir si l'on a bien
exécuté celles qu'il a faites ; chose qu'il peut
très bien faire, et qu'il n'y a même que lui qui
puisse bien faire.
Il y a toujours dans un état des gens distin-
gués par la naissance , les richesses ou les hon-
neurs ; mais , s'ils étoient confondus parmi le
peuple, et s'ils n'y avoient qu'une voix comme
les autres, la liberté commune seroit leur es-
clavage , et ils n'auroient aucun intérêt à la dé-
fendre, parceque la plupart des résolutions
seroient contre eux. La part qu'ils ont à la lé-
gislation doit donc être proportionnée aux au-
tres avantages qu'ils ont dans l'état; ce qui
arrivera s'ils forment un corj)s qui ait droit
d'arrêter les entreprises du peuple, comme le
peuple a droit d'arrêter les leurs.
Ainsi la puissance législative sera confiée et
94 BE l'esprit des lois.
au corps des nobles, et au corps qui sera choi-
si pour représenter le peuple, qui auront cha-
cun leurs assemblées et leurs délibérations à
part, et des vues et des intérêts séparés.
Des trois puissances dont nous avons parlé,
celle de juger est en quelque façon nulle. Il
n'en reste que deux; et comme elles ont be-
soin d'une puissance réglante pour les tempé-
rer, la partie du corps législatif qui est com-
posée de nobles est très propre à produire cet
effet.
Le corps des nobles doit être héréditaire. Il
l'est premièrement par sa nature; et d'ailleurs
il faut qu'il ait un très grand intérêt à conser-
ver ses prérogatives, odieuses par elles-mêmes,
et qui, dans un état libre, doivent toujours
être en danger.
Mais , comme une puissance héréditaire
pourroit être induite à suivre ses intérêts par-
ticuliers et à oublier ceux du peuple, il faut
que dans les choses où l'on a un souverain in-
térêt à la cori'ompre, comme dans les lois cjui
concernent la levée de l'argent, elle n'ait de
part à la législation que par sa faculté d'em-
pêcher, et non par sa faculté de statuer.
J'appelle /'rfC7/Zre de statuer^ le droit d'or-
donner par soi-même ou de corriger ce qui a
été ordonné par un autre. J'appelle faciiàé
d'empêcher, le droit de rendre nulle une ré-
solution jjiise par quelque autre; ce qui étoit
la puissance des tribuns de Rome. Et (juoique
celui qui a la faculté d'empêcher puisse avoir
I.IVRE XI, CHAP. VI. 95
aussi le droit d'approuver; pour lors cette ap-
probation n'est autre chose qu'une déclaration
qu'il ne fait point d'usage de sa faculté d'em-
pêcher, et dérive de cette faculté.
La puissance exécutrice doit être entre les
mains d'un monarque, parceque cette partie
du gouvernement, qui a presque toujours be-
soin d'une action momentanée, est mieux ad-
ministrée par un que par plusieurs; au lieu
que ce qui dépend de la puissance législative
est souvent mieux ordonné par plusieurs que
par un seul.
Que s'il n'y avoit point de monarque , et que
la puissance exécutrice fiit confiée à un cer-
tain nombre de personnes tirées du corjis lé-
gislatif, il n'y auroit plus de liberté, parceque
les deux puissances seroient unies, les mêmes
personnes ayant quelquefois et pouvant tou-
jours avoir part à l'une et à l'autre.
Si le corps législatif étoit un temp,s consi-
dérable sans être assemblé, il n'y auroit plus
de liberté. Car il arriveroit de deux choses
l'une; ou qu'il n'y aiu'oit plus de résolution
législative, et l'état tomberoit dans l'anarchie;
ou que ces résolutions seroient prises jiar la
puissance exécutrice, et elle deviendroit ab-
solue.
Il seroit inutile que le corps législatif fût
toujours assemblé. Cela seroit incommode
pour les représentants, et d'ailleurs occupe-
roit trop la puissance exécutrice, qui ne pen-
seroit point à exécuter, mais à défendre ses
f)G DE l'esprit des lois.
prérogatives et le droit qu'elle a d'exécuter.
De plus , si le corps législatif étoit conti-
nuellement assemblé, il pourroit arriver que
l'on ne feroit que suppléer de nouveaux dépu-
tés à la place de ceux qui mourroient ; et dans
ce cas, si le corps législatif étoit une fois cor-
rompu , le mal seroit sans remède. Lorsque
divers corps législatifs se succèdent les uns
aux autres, le peuple, qui a mauvaise opinion
du corps législatif actuel , porte avec raison
ses espérances sur celui qui viendra après :
mais si c'étoit toujours le même corps , le peu-
ple, le voyant une fois corrompu, n'espéreroit
plus rien de ses lois ; il deviendroit furieux, ou
tomberoit dans l'indolence.
Le corps législatif ne doit point s'assembler
lui-même; car un corps n'est censé avoir de
volonté que lorsqu'il est assemblé; et, s'il ne
s'assembloit pas unanimement, onnesauroit
dire quelle partie seroit véritablement le corps
législatif, celle qui seroit assemblée, ou celle
qui ne le seroit pas. Que s'il avoit droit de se
proroger lui-même , il pourroit arriver qu'il
ne se prorogeroit jamais; ce qui seroit dange-
reux dans le cas où il voudroit attenter contre
la puissance exécutrice. D'ailleurs , il y a des
temps plus convenables les uns que les autres
pour l'assemblée du corps législatif: il faut
donc que ce soit la puissance exécutrice qui
règle le temps de la tenue et de la durée de
ces assemblées par rapport aux circonstances
qu'elle connoit.
LIVRE XI, CH A P. VI. 97
Si la puissance exécutrice n'a pas le droit
d'arrêter les entreprises du corps législatif,
celui-ci sei\i despotique ; car, comme il pourra
se donner tout le pouvoir qu'il peut imaginer,
il anéantira toutes les autres puissances.
Mais il ne faut pas que la puissance législa-
tive ait réciproquement la faculté d'arrêter la
puissance exécutrice. Car l'exécution ayant ses
limites par sa nature, il est inutile de la bor-
ner; outre que la puissance exécutrice s'exerce
toujoui's sur des choses momentanées. Et la
puissance des tribuns de Rome étoit vicieuse
en ce qu'elle arrêtoit non seulement la législa-
tion , mais même l'exécution : ce qui causoit de
grands maux.
Mais si, dans un état libre, la puissance lé-
gislative ne doit pas avoir le droit d'arrêter
la puissance exécutrice, elle a droit et doit
avoir la faculté d'examiner de quelle manière
les lois qu'elle a faites ont été exécutées ; et
c'est l'avantage qu'a ce gouvernement sur ce-
lui de Crète et de Lacédeinone, où les cosmes
et les épliores ne rendoient point compte de
kur administration.
Mais , quel que soit cet examen , le corps lé-
gislatif ne doit point avoir le pouvoir de juger
la personne et par conséquent la conduite de
celui qui exécute. Sa personne doit être sacrée ,
parcequ'étant nécessaire à l'état pour que le
corps législatif n'y devienne pas tyrannique,
dès le moment qu'il seroit accusé ou jugé il n'y
auroit plus de liberté.
ESPR. DES T.OIS. 2. 6
gS DE l'esprit des lois.
Dans ce cas, l'état ne seroit point une nio-
narcliie, mais une république non libre. Mais
comme celui qui exécute ne peut exécuter mal
sans avoir des conseillers méchants et qui haïs-
sent les lois comme ministres , quoiqu'elles les
favorisent comme hommes ; ceux-ci peuvent
être recherchés et punis. Et c'est l'avantage de
; ce gouvernement sur celui de Gnide, où la loi
ne permettant point d'appeler en jugement les
ajnymoiies {ï^^^ même après leur administra-
tion (2), le peuple ne pouvoit jamais se faire
rendre raison des injustices qu'on lui avoit
faites.
Quoiqu'en général la puissance déjuger ne
doive être unie à aucune partie de la législa-
tive, cela est sujet à trois exceptions fondées
sur l'intérêt particulier de celui qui doit être
jugé.
Les grands sont toujours exposés à l'envie;
et, s'ils étoient jugés par le peuple, ils pour-
roient être en danger, et ne jouiroient pas du
privilège qu a le moindre des citoyens dans un
état libre d'être jugé par ses pairs. Il faut donc
que les nobles soient appelés , non pas devant
les tribunaux ordinaires de la nation, mais de-
vant cette partie du corps législatif qui est com-
posée de nobles.
(i) C'étoient des magistrats que le peuple ëlisoit
tous les ans. Voyez Etienne de Byzance. — (2) On
pouvoit accuser les magistrats romains après leur
magistrature. A'^oyez dansDenys d'Halicarnasse, liv.
IX, l'affaire du tribun Genutius.
LIVRE XI, CUAP. VI. 99
Il pourroit arriver que la loi , qui est en
iiême tem])s clairvoyante et aveugle, scroit,
tn de certains cas, trop rigoureuse. Mais les
juges de la nation ne sont , comme nous avons
dit , (jue la Iiouclie qui prononce les paroles de
la loi ; des êtres inanimés qui n'en peuvent mo-
dérer ni la lOî ce ni la rigueur. C'est donc la
partie du corps législatif que nous venons de
dire être, dans usie autre occasion, un tribu-
nal nécessaire, qui l'est encore dans celle-ci;
c'est à son autorité suprême à modérer la loi
en faveur de la loi même, en prononçant moins
rigoureusement qu'elle.
Il pourroit encore arriver que quelque ci-
toyen , dans les affaires publiques , violeroit
les droits du peuple, et feroit des crimes que
les magistrats établis ne sauroient ou ne vou-
droient pas punir. Ivlr.is, en généi'aî, la puis-
sance législative ne peut pas juger; et elle le
peut encore moins dans ce cas particulier, où
elle représente la parlie intéressée, qui est le
peuple. Elle ne peut donc être qu'accusatrice.
Mais devant qui accusera-t-elle ? Ira-t-elle s'a-
baisser devant les tribunaux de la loi, qui lui
sont inférieurs , et d'ailleurs composés de gens
qui, étant peujile comme elle, seroicnt entraî-
nés par l'autorité d'un si grand accusateur?
Non : il faut, pour conserver la dignité du jieu-
ple et la sûreté du particulier, que la partie lé-
gislative du peuple accuse devant la partie lé-
gislative des nobles, laquelle n'a ni les mêmes
intérêts qu'elle ni les mêmes passions.
100 DE L ESPRIT DES LOIS.
C'est l'avantage qu'a ce gouvernement sup
la plupart des républiques anciennes , où il y
avoit cet abus, que le peuple étoit en même
temps et juge et accusateur.
La puissance exécutrice, comme nous avons
dit, doit prendre part à la législation par sa
faculté d'empêclier ; sans quoi elle sera bientôt
dépouillée de ses prérogatives. Mais , si la puis-
sance législative prend part à l'exécution, la
puissance exécutrice sera également perdue.
Si le monarque prenoit part à la législation
par la faculté de statuer, il n'y auroit plus de
liberté; mais, comme il faut pourtant qu'il ait
part à la législation pour se défendre, il faut
qu'il y prenne part par la faculté d'empêcher.
Ce qui fut cause que le gouvernement chan-
gea à Rome, c'est que le sénat, qui avoit une
partie de la puissance exécutrice, et les ma-
gistrats, qui avoieni l'autre, n'avoient pas ,
comme le peuple , la faculté d'empêcher.
Voici donc la constitution fondamentale du
gouvernement dont nous parlons. Le corps lé-
gislatif y étant composé de deux parties, l'une
eiichaînera l'autre par sa faculté mutuelle d'em-
pêcher. Toutes les deux seront liées par la puis-
sance exécutrice , qui le sera elle-même par la
législative.
Ces trois puissances devroient former un re-
pos ou une inaction. Mais comme , par le mou-
vement nécessaire des choses, elles sont con-
traintes d'aller, elles seront forcées d'aller dç
^oncert.
fclVRE XI, CHAP. VI. loi
La puissance exécutrice ne faisant pai'lie dç
la législative que par sa faculté d'empêcher,
elle ne sauroit entrer dans le débat des affaires.
Il n'est pas même nécessaire qu'elle propose,
parceque, pouvant toujours désapprouver les
résolutions, elle peut rejeter les décisions des
propositions qu'elle auroit voulu qu'on n'ciit
pas faites.
Dans quelques républiques anciennes, où
le peuple encore avoit le débat des affaires, il
étoit naturel cjue la puissance exécutrice les
proposât et les débattit avec lui; sans quoi il
y auroit eu dans les résolutions une confusion
étrange.
Si la puissance exécutrice statue sur la levée
des deniers publics autrement que par son con-
sentement, il n'y aura plus de liberté, parce-
qu'elle deviendra législative dans le point le
plus important de la législation.
Si la puissance législative statue, non pas
d'année en année , mais pour toujours , sur la
levée des deniers publics, elle court risque de
perdre sa liberté , parceque la puissance exé-
cutrice ne dépendra plus d'elle; et, quand on
tient un pareil droit pour toujours, il est as-
sez indifférent qu'on le tienne de soi ou d'un
autre. II en est de même si elle statue , non
pas d'année en année , mais pour toujours ,
sur Ifs foi'ccs de terre et de mer quelle doit
confier à la puissance exécutrice.
Pour que celui qui exécute ne puisse pas
opprimer, il faut que les armées qu'on lui con
lOa DE L ESPRIT DES LOIS.
fie soient peuple , et aient le même esprit que le
peuple, comme cela fut à Rome jusqu'au temps
de Marius : et pour que cela soit ainsi il n'y a
nue deux moyens; ou que ceux qu'on emploie
dans l'armée aient assez de bien pour répondre
de leur conduite aux autres citoyens , et qu'ils
ne soient enrôlés que pour un an , comme il se
pratiquoit à Rome; ou, si on a un corps de
troupes permanent et oii les soldats soient une
des plus viles parties de la nation, il faut que
là puissance législative puisse le casser sitôt
qu'elle le désire; que les soldats habitent avec
les citoyens, et qu'il n'y ait ni camp séparé, ni
casernes , ni place de guerre.
L'armée étant une fois établie, elle ne doit
point dépendre immédiatement du corps lé-
gislatif, mais de la puissance exécutrice, et ce-
la parla nature de la chose , son fait consistant
plus en action qu'eu délibération.
il est dans la manière dépenser des hommes
que l'on fasse plus de cas du courage que de la
timidité, de l'activité que de la prudence, de
la force que des conseils. L'armée méprisera
toujours un sénat, et respectera ses ofliciers ;
elle ne fera point cas des ordres qui lui seront
envoyés de la part d'un cor])s composé de gens
qu'elle croira timides , et indignes par-là de lui
commander. Ainsi , sitôt que l'armée dépendra
uniquement du corps législatif, le gouverne-
ment deviendra militaire : et , si le contraire est
jamais arrivé, c'est l'effet de quelques circon-
stances extraordinaires; c'est que IV-rmée y est
LIVRE XI, eu A p. -VI. Io3
toujours séparée; c'est qu'elle est composée de
plusieurs corps qui dépendent chacun de leur
province particulière; c'est que les villes ca-
pitales SOI t des places excellentes, qui se dé-
fendent par leur situation seule, et où il n'y a
point de troupes.
La Hollande est encore plus en sûreté que
Venise ; elle subniergeroit les troupes révol-
tées, elle les feroit mourir de faim. Elles ne
sont point dans les villes qui pourroient leur
donner la subsistance; cette subsistance est
donc précaire.
Que si, dans le cas où l'armée est gouver-
née par le corps législatif, des circonstances
particulières empêchent le gouvernement de
devenir militaire, on tombera dans d'autres
inconvénients. De deux choses l'une ; ou il fau-
dra que l'armée détruise le gouvernement , ou
que le gouvernement affoiblisse l'armée.
Et cet affoiblissement aura une cause bien
fatale, il naîtra de la foiblesse même du gou-
vernement.
Si l'on veut lire l'admirable ouvrage de Ta-
cite sur les Mœurs des Germains (i), on verra
que c'est d'eux que les Anglais ont tiré l'idée
de leur gouvernement politique. Ce beau sys-
tème à été trouvé dans les bois.
(i) De minoribns rébus principes consahant, de
majoribus omnes ; ita tamen ut ea quoque quorum
pênes plebem arbitrium est apud principes pertrac-
tentur.
io4 i»E l'esprit des lois.
Comme toutes les clioses humaines ont une
fin, l'état dont nous parlons perdra sa liberté,
il périra. Rome , Lacédémone et Carthage , ont
bien péri. Il périi'a lorsque la puissance légis-
lative sera plus corrompue que l'exécutrice.
Ce n'est point à moi à examiner si les An-
glais jouissent actuellement de cette liberté,
ou non ; il me suffit de dire qu'elle est établie
par leurs lois, et je n'en cherche pas davantage.
Je ne prétends point par-là ravaler les au-
tres gouvernements, ni dire que cette liberté
politique extrême doive mortifier ceux qui n'en
ont qu'une modérée. Comment dirois-je cela,
moi qui crois que l'excès même de la raison
n'est pas toujours désirable, et que les hom-
mes s'accommodent presque toujours mieux,
des milieux que des extrémités ?
Harrington , dans son Oceana, a aussi exa-
miné quel étoit le plus haut point de liberté où
la constitution d'un état peut être portée. Mais
on peut dire de lui qu'il n'a cherché cette li-
berté qu'après l'avoir méconnue , et qu'il a bâti
Chalcédoine ayant le rivage deByzance devant
les yeux.
CHAPITRE VII.
Des monarcliies que nous connoissons.
XJE S monarchies que nous connoissons n'ont
pas , comme celles dont nous venons de parler,
la liberté pour leur objet direct; elles ne ten-
dent qu'à la gloire des citoyens , de l'état et du
tlYRE XI, CHAP. VII. lo5
prince. Mais de cette gloire il résulte un es-
prit de liberté qui, dans ces états, peut faire
d'aussi grandes clioses , et peut-être contribuer
autant au bonheur que la liberté même.
Les trois pouvoirs n'y sont point distribués
et fondus sur le modèle de la constitution dont
nous avons parlé ; ils ont chacun une distri-
bution particulière selon laquelle ils a])pro-
chent plus ou moins de la liberté politique ; et ,
s'ils n'en approchoient pas , la monarchie dé-
généreroit en despotisme.
CHAPITRE VIII.
Pourquoi les anciens n'avoient pas une idée bien
claire de la monarchie.
l^ES anciens ne connoissoient point le gou-
vernement fondé sur un corps de noblesse, et
encore moins le gouvernement fondé sur un
corps législatif formé ])ar les représentants
d'une nation. Les ré[)ubliques de Grèce et
d'Italie étoient des villes qui avoient chacune
leur gouvernement, et qui assembloient leurs
citoyens dans leurs murailles. Avant que les
Romains eussent englouti toutes les républi-
ques, il n'y avoit presque point de rois nulle
part, en Italie, Gaule, Espagne, Allemagne;
tout cela étoit de petits peuples ou de petites
républiques; l'Afrique même étoit soumise à
une grande; l'Asie mineure étoit occupée ])ar
les colonies grecques. Il n'y avoit donc point
d'exemple de députés de villes ni «l'assemblées
io6 DE l'esprit des lois.
d'états. Ilfalloltallerjusqu'enPersepour trou-
ver le gouvernement d'un seul.
Il est vrai qu'il y avoit des républiques fé-
dératives; phisieurs villes envoyoient des dé-
putés à une assemblée : mais je dis qu'il n'y
avoit point de monarchie sur ce modele-là.
Voici comment se forma le premier plan des
monarchies que nous connoissons. Les nations
jfcrmaniques qui conquirent Fenipire romain
étoient, comme l'on sait, très libres. On n'a
qu'à voir là-dessus Tacite sur les Mœurs des
Germains. Les conquérants se répandirent
dans le pays : ils habitoient les campagnes, et
peu les villes. Quand ils étoient en Germanie,
toute la nation pouvoit s'assembler; lorsqu'ils
furent dispersés dans la conquête , ils ne le pu-
rent plus. Il f alloit pourtant que la nation dé-
libérât sur ses affaii'cs , comme elle avoit fait
avant la conquête : elle le fit par des représen-
tants. Voilà l'origine du gouvernement gothi-
que parmi nous. Il fut d'abord mêlé de l'aris-
tocratie et de la monarchie. Il avoit cet incon-
vénient , que le bas peuple y étoit esclave.
C'étoit un bon gouvernement, qui avoit en
soi la capacité de devenir meilleur. La coutume
vint d'accorder des lettres d'affranchissement ;
et bientôt la liberté civile du peuple, les pré-
rogatives de la noblesse et du clergé, la puis-
sance des rois, se trouvèrent dans un tel con-
cert, que je ne crois ])as qu'il y ait eu sur la terre
de gouvernement si bien tempéré que le fut
celui de chanue partie de l'Europe dans le
LIVB.E XI, GUAP. \lll. 107
temps qu'il y subsista; et il est admirable que
la corrujition du gouvernement d'un peuple
conquérant ait formé la meilleure espèce de
gouvernement que les hommes aient pu ima-
giner.
CHAPITRE IX.
Manière de penser d'Aristote.
JL'embarras d'Aristote paroit visiblement
quand il traite de la monarchie (i). Il eu éta-
blit cinq espèces. Il ne les distingue j)as par la
forme de la constitution, mais ptir des choses
d'accident, comme les vertus ou les vices du
prince; ou par des choses étrangères, comme
l'usurpation de la tyrannie, ou la succession à
la tyrannie.
Aristote met au rang des monarchies et l'em-
pire des Perses et le royaume de Lacédémone :
mais qui ne voit que l'un étoit un état despo-
tique , et l'autre une république ?
Les anciens , qui ne connoissoient pas la dis-
tribution des trois pouvoirs dans le gouverne-
ment d'un seul , ne pouvoient se faire une idée
juste de la monarchie.
CHAPITRE X.
Manière de penser des autres politiques.
x DUR tempérer le gouvernement d'un seul ,
(i) Polit, liv. III, chap. XIV.
io8 DE l'esprit des lois.
Arribas (i), roi d'Epire , n'imagina qu'âne
république. Les Molosses , ne sachant com-
ment borner le même pouvoir , firent deux
rois (a) : par-là on affoibllssoit l'état plus que
le commandement ; on vouloit des rivaux, et
on avoit des ennemis.
Deux roisn'étoient tolérables qu'à Lacôdé-
mone. Ils n'y formoient pas la constitution ,
mais ils étoient une partie de la constitution.
CHAPITRE XI.
Des rois des temps héroïques chez les Grecs.
V>HEZ les Grecs, dans les temps béroïques ,
il s'établit une espèce de monarchie qui ne sub-
sista pas (3). Ceux qui avoient inventé des arts,
fait la guerre pour le i)euple , assemblé des
hommes dispersés, ou qui leur avoient donné
des terres , obtenoient le royaume pour eux ,
et le transmettoientàleurs enfants. Ils étoient
rois , prêtres , et juges. C'est une des cinq espè-
ces de monarchie dont nous parle Aristole(4) :
et c'est la seide qui puisse réveiller l'idée de la
constitution njonarchique. Mais le plan de cette
constitution est opposé à celui de nos monar-
chies d'aujourd'hui.
Les ti'ois pouvoirs y étoient distribués de
manière que le peuple y avoit la puissance lé-
(i) Voyez Justin, liv. "SYII. — (2) Aristote, Polit,
liv. V, chap. IX.— (3) Ibid. liv. III, chap. XIV. —
(4) Ibid.
livrï; XI, CHA?. XI. 1Ô9
gislauve(i), et le roi la puissance exécutrice
avec la puissance de juger : au lieu que, dans
les monarchies que nous connoissons , le prince
a la puissance exécutrice et la législative , ou
du moins une partie de la législative ; mais il
ne juge pas.
Dans le gouvernement des rois des temps
héroïques , les trois pouvoirs étoient mal dis-
tribués. Ces monarchies ne pouvoient subsis-
ter : car dès que le peuple avoit la législation,
il pouvoit au moindre cajirlce anéantir la
royauté , comme il fit par-tout.
Chez un peuple libre et qui avoft le pouvoir
législatif; chez un peuple renfermé dans une
ville , où tout ce qu'il y a d'odieux devient plus
odieux encore , le clief-d'ceuvre de la législa-
tion est de savoir bien placer la puissance de
juger. Mais elle ne le pouvoit être plus mal
que dans les mains de celui qui avoit déjà la
puissance exécutrice. Dès ce moment le mo-
narque devenoit terrible. Mais en même temps,
comme iln'avoit pas la législation , il ne pou-
voit pas se défendre contre la législation; il
avoit trop de pouvoir , et il n'en avoit pas
assez.
On n'avoitpas encore découvert que la vraie
fonction du prince étoit d'établir des juges, et
non pas de juger lui-même. La politique con-
traire rendit le gouvernement d'un seul in-
(i) Voyez ce que dit Plutarque, vie de Thésée.
Voyez aussi Thucydide, liv. I.
ESPR. DES LOIS. 2. 7 -
110 DE L ESPRIT DES LOIS.
supportable. Tous ces rois furent chassés. Les
Grecs n'imaginèrent point la vraie distribution
des trois pouvoirs dans le gouvernement d'un
seul ; ils ne l'imaginèrent que dans le gouver-
nement de plusieurs , et ils appelèrent cette
sorte de constitution/7o/zce(i).
CHAPITRE XII.
Da gouvernement ries rois de Rome , et comment les
trois pouvoirs y furent distribués.
Ije gouvernement des rois de Rome avoit
quelque rapport à celui des rois des temps hé-
roïques chez les Grecs. Il tomba comme les
autres par son vice général , quoiqu'en lui-
même et dans sa nature particulière il fût très
bon.
Pour faire connoître ce gouvernement , je
distinguerai celui des cinq premiers rois, celui
de Servius TuUius , et celui de Tarquin.
La couronne étoit élective ; et sous les cinq
premiers rois , le sénat eut la plus grande part
à l'élection.
Après la mort du roi , le sénat examinoit si
l'on garderoitla forme du gouvernement qui
étoit établie. S'il jugeoit à propos de la gar-
der , il nommoit un magistrat (2) tiré de son
corps quiélisoitun roi : le sénat devoit ap-
(i) Voyez Aristote, Polit, liv. IV, cLyp. VIII. —
(2) Denys d'Halicarnasse, liv. II, p. 120; et liv. IV,
p. 242 et a.'i3.
LIVRE XI, CHAP. XII. III
prouver l'élection , le peuple la confirmer , les
auspices la garantir. Si une de ces trois condi-
tions manquoit, il falloit faire une autre élec-
tion.
La constitution étoit monarchique, aristo-
cratique, et populaire ; et telle fut l'harmonie
du pouvoir, qu'on ne vit ni jalousie ni dis-
pute dans les premiers règnes. Le roi comman-
doit les armées , et avoit 1 intendance des sacri-
fices ; il avoit la puissance de juger les affaires
civiles (i) et criminelles (2) ; il convoquoit le
sénat ; il assembloit le peuple ; il lui portoit
de certaines affaires , et régloit les autres avec
le sénat (3).
I^e sénat avoit une grande autorité. Les rois
prenoient souvent des sénateurs pour juger
avec eux ; ils ne portoient point d'affaires au
peuple qu'elles n'eussent été délibérées(4)dans
le sénat.
Le peuple avoit le droit d'élire (5)les magis-
(i) Voyez le discours de Tanaquil, dans Tite-Live,
liv. I, décade I ; et le réglenieut de Servius ïullius,
dansDenys d'Halicarnasse, 1. IV, p. 229. — (2) Voyez
Denys d'Halicarnasse,!. II , p. 1 1 8 ; et 1. III, p. i 7 i.
— (3) Ce fut par un sénatus-consulte que TuUus
Hoslilius envoya détruire Albe. Denys d'Halicar-
nasse,!. III, p. 167 et 172. — (4) Ibid. 1. IV. p. 276.
— (5) Ibid. 1. II. Il falloit pourtant qu'il ne nommât
pas à toutes les cliarges, puisque Valerius Publicola
fit la fameuse loi qui défendoit ri tout citoyen d'exer-
cer aucun emploi s'il ne l'avoit obtenu par le suf-
frage du peuple.
112 DH L ESPRIT DES LOIS.
trats , de consentir aux nouvelles lois, et , lors-
que le roi le permettoit, celui de déclarer la
guerre et de faire la paix. Il n'avoit point la
puissance de juger. Quand Tullus Hostilius
renvoya le jugement d'Horace au peuple , il
eut des raisons particulières que l'on trouve
dans Denys d'Halicarnasse (i).
La constitution changea sous (a^Servius
TuUius.Lesénatn'eutpoint départ à son élec-
tion; il se fit proclamer par le peuple. Use dé-
pouilla des jugements (3) civils , et ne se ré-
serva que les criminels. Il porta directement
au peuple toutes les affaires : il le soulagea des
taxes , et en mit tout le fardeau sur les patri-
ciens. Ainsi , à mesure qu'il affoiblissoit la
puissauce royale et l'autorité du sénat , il aug-
inentoit le pouvoir du peuple (4).
Tarquin ne se lit élire ni par le sénat ni par
le peuple : il regarda Servius Tuliius comme
un usurpateur , et prit la couronne comme un
droit héréditaire ; il extermina la plupart des
sénateurs ; il ne consulta plus ceux qui res-
toient , et ne les appela pas même à ses juge-
ments ( 5 ). Sa puissance augmenta. Mais ce
qu'il y avoit d'odieux dans cette puissance de-
vint plus odieux encore : il usurpa le pouvoir
(i) Liv. III,p. x5g. — (2)Liv. IV. — (3) Il se priva
de la moitié de sa puissance royale, dit Denys d'Ha-
licarnasse, liv. IV, p. 229. — (4) Oncroyoitque, s'il
n'avoit pas été prévenu par Tarquin, il anroit établi
le gouvernement j)opulaire. Denys d'Halicarnasse ,
liv. IV, p. 243.— (5) Liv. IV.
LIVRE XI, CHAP, XÏT. Il3
du peuple; il fit des lois sans lui ; il en fit même
contre lui(iV II auroit réuni les trois pouvoirs
dans sa personne : mais le i)euple se souvint
un moment qu'il étoit législateur , etTarquin
ne le fut plus.
CHAPITRE XIII.
Réflexions générales sur l'état de Rome après l'ex-
pulsion des rois.
O N ne peut jamais quitter les Romains : c'est
ainsi qu'encore aujourd'hui, dans leur capitale,
on laisse les nouveaux palais pour aller cher-
cher des ruines ; c'est ainsi que l'œil qui s'est
reposé sur l'émail des prairies aime à voir les
rochers et les montagnes.
Les familles pati'iciennes avoienleu de tout
temps de grandes prérogatives. Ces distinc-
tions , grandes sous les rois, devinrent bien
plus imjjortantes après leur expulsion. Cela
causa la jalousie des plébéiens, qui voulurent les
abaisser. Les contcsiàtions frappoient sur la
constitution , sans affoibîir le gouvernement ;
car, pourvu que les magistratures conser-
vassent leur autorité, il étoit assez ijiditf'érent
de quelle famille éloient les magisirats.
Une monarchie élective, comme étoit Rome,
suppose nécessairement un corps aristocrati-
que puissant qui la soutienne , sans quoi e'Ie
se change d'abord en tyrannie ou eu état po-
(i) Dcïiys d'Halicarnasse, Uv. lY.
Il4 DE l'esprit des LOIS.
pulaire. Mais un état populaire n'a pas besoin
de cette distinction de familles pour se mainte-
nir. C'est ce qui fit que les patriciens, qui étoient
des parties nécessaires de la constitution du
tero])sdes rois , en devinrent une partie super-
flue du temps des consuls ; le peuple put les
abaisser sans se détruire lui-même, et changer
la constitution sans la corrompre.
Quand Servius ïullius eut avili les patri-
ciens, Rome dut tomber des mains des rois
dans celles du ])euple. Mais le peuple , en abais-
sant les patriciens, ne dut point craindre de
retomber dans celles des rois.
Un état peut changer de deux manières ; ou
parceque la constitution se corrige , ou parce-
qu'elle se corrompt. S'il a conservé ses princi-
pes , et que la constitution change, c'estqu'elle
se corrige : s'il a perdu ses principes quand la
constitution vient à changer, c'est qu'elle se
corrompt.
Rome , après l'expulsion des rois , devoit
être une démocratie. Le peuple avoit déjà la
puissance législative: c'étoitson suffrage una-
nime qui avoit chassé les rois ; et , s'il ne per-
sistoit pas dans cette Aolonté, les Tarquins
pouvoient à tous les instants revenir. Préten-
dre qu'il eût voulu les chasser pour tomber
dans l'esclavage de quelques familles , cela n'é-
toit pas raisonnable. La situation des choses
demandoit donc que Rome fût une démocra-
tie . et ceoendant elle ne l'étoit lias. Il fallut
ilVIVE XI, CHAP. XIII. l.J
temp<5rer le pouvoir des principaux , et que les
lois inclinassent vers la démocratie.
Souvent les états fleurissent plus dans le pas-
sage insensible d'une constitution à une autre ,
qu'ils ne le faisoient dans l'une ou l'autre de
ces constitutions. C'est pour lors que tous les
ressorts du gouvernement sont tendus ; que
tous les citoyens ont des prétentions ; qu'on
s'attaque ou qu'on se caresse , et qu'il y a une
noble émulation entre ceux qui défendent la
constitution qui décline, et ceux qui mettent
en avant celle qui prévaut.
CHAPITRE XIV. ^
Comment la distribution des trois pouvoirs corn*
mença à changer après l'expulsion des rois.
\/uATRE choses clioquoient principalement
la liberté de Rome. Les patriciens obtenoient
seuls tous les emplois sacrés , politiques , civils,
et militaires : on avoit attaché au consulat un
pouvoir exorbitant : on faisoitdes outrages au
peuple : enfin on ne lui laissoit presque aucune
influence dans les suffrages. Ce furent ces
quatre abus que le peu|)le corrigea.
1°. Il fit établir qu'il y auroit des magistra-
tures où les plébéiens pourroient prétendre ,
et il obtint peu à peuqu'ilauroitpart à toutes ^
excepté à celle ^etitre-Toi.
2°. On décomposa le consulat, et on en for-
ma plusieurs magistratures. On créa des pré-
ii6 DE l'esprit des lois.
teurs(i), à qui on donna la puissance déjuger
les affaires privées ; on nomma des ques-
teurs (2^ pour faire juger les crimes publics;
on établit dos édiles , à qui on donna la police;
on fit des trésoriers (^) , qui eurent l'adminis-
tration des deniers publics ; enfin , par la créa-
tion des censeurs , on ôta aux consuls cette par-
tie de la puissance législative qui règle les
mœurs des citoyens et la police momentanée
des divers corps de l'état. Les principales pré-
rogatives qui leur restèrent furent de présider
aux grands (4) états du peuple, d'assembler le
sénat , et de commander les armées.
3". Les lois sacrées établirent des tribuns,
qui pouvoient , à tous les instants , arrêter les
entreprises des patriciens , et n'empêchoient
pas seulement les injures particulières , mais
encore les générales.
Enfin , les plébéiens augmentèrent leur in-
fluence dans les décisions publiques. Le peuple
romain étoit divisé de trois manières, par cen-
turies , par curies , et par tribus ; et quand il
donnoit son suffrage , il étoit assemblé et formé
d'une de ces trois manières.
Dans la première, les patriciens , les prin-
cipaux , les gens riches , le sénat, ce qui étoit
à peu près la même chose , avoient presque
(i) Tite-Live, décade I, liv. YI. — (2) Quœstore«
parricidii. Poniponius, leg. II, §. 23, de orig.Jiir.
— (3) Plutarque, vie de Pablicola. — (4) Comitiis
ceiituriaîis.
riVRE XI, CHAP. XIV. 117
toute l'autorité; dans la seconde, ilsenavolent
moins ; dans la troisième, encore moins.
La division par centuries étoit plutôt une
division de cens et de moyens qu'une division
de personnes. Tout le peuple étoit partagé en
cent quatre-vingt-treize centuries (i), qui
avoient cliacune une voix. Les patriciens et les
principaux formoient les quatre-vingt-dix-huit
premiei'es centuries ; le reste des citoyens étoit
répandu dans les quatre-vingt-quinze autres.
Les patriciens étoient donc dans cette division
les maîtres des suffrages.
Dans la division par curies (2) , les patri-
ciens n'avoient pas les mêmes avantages : ils en
avoient pourtant. 11 falloit consulter le^ aus-
pices , dont les patriciens étoient les maîtres ;
on n'y pouvolt faire de proposition au peuple
qui n'eût été auparavant portée au sénat , et
approuvée par un sénatus-consulte. Mais, dans
la division ])ar tribus , il n'étoit question ni
d'auspices ni de sénatus-consulte , elles patri-
ciens n'y étoient pas admis.
Or le peuple chercha toujours à faire par
curies les assemblées qu'on avoit coutume de
faire par centuries , et à faire par tribus les
assemblées qni se faisoient par curies ; ce qui
fit passer les affaires des mains des patriciens
dans ceJies des plébéiens.
(i) Voyez là-dessus Tite-Live, liv. I ; et Denys
d'Halicarnasse, liv. IV et VII. — (2) Denys d'Hali-
carnasse, liv. IX , p. 598.
7.
Il8 DE l' ESPRIT DES LOIS.
Ainsi , quand les plébéiens eurent obtenu le
droit dejugei les patriciens, ce qui commença
lors de l'affaire de Coriolan(i), les plébéiens
voulurent les juger assemblés par tribus (2) ,
et non par centui ies ; et , lorsqu'on établit
en faveur du i)ciq)le les nouvelles magistra-
tures (3) de tribuns et d'édiles , le peuple ob-
tint f|u'il s'assembleroit par curies pour les
nommer ; et quand sa puissance fut affermie ,
il obtint (4) qu'ils seroient nommés dans une
assemblée par tribus.
CHAPITRE XV.
Comment, dans l'état florissant delà république,
Rome perdit tout à coup sa liberté.
U A N S le feu des disputes entre les patriciens
et les plébéiens , ceux-ci demandèrent que l'on
donnât des lois fixes , afin que les jugements
ne fussent plus l'effet d'une volonté capricieuse
ou d'un pouvoir arbitraire. Après bien des ré-
sistances , le sénat y acquiesça. Pour composer
ces lois on nomma des décemvirs. On crut
qu'on devoit leur accorder un grand pouvoir,
parcequ'ils avoientà donner des lois à des par-
tis qui étoient presque incompatibles. On sus-
pendit la nomination de tous les magistrats ;
(1) Denys d'Halicarnasse, liv. VII. — (2) Contre
l'ancien usage, comme ou le voit dans Denys d'Ha-
licarnasse, liv. V, p. 320. — (3) Liv. VI, p. 410 et
41 1 . — (4) Liv. IX , p. 6o5.
LIVRE XI, CHAP. XV. IIÇ
e t , dans les comices , ils furent élus seuls admi-
nistrateurs de la république. Ils se trouvèrent
revêtus de la puissance consulaire et de la puis-
sance tribunicienne. L'une leur donnoit le droit
d'assembler le sénat ; l'autre , celui d'assembler
le peuple : mais ils ne convoquèrent ni le sénat
ni le peuple. Dix hommes dans la république
eurent seuls toutelapuissance législative, toute
la puissance exécutrice, toute la puissance des
jugements: Rome se vit soumise à une tyran-
nie aussi cruelle que celle de Tarquin. Quand
Tarquin exerçoit ses vexations , Rome étoit
indign(fe du pouvoir qu'il avoit usurpé ; quand
les décemvirs exercèrent les leui's , elle fut
étonnée du pouvoir qu'elle avoit donné.
Mais quel étoit ce système de tyrannie , pro-
duit par des gens qui n'avoient obtenu le pou-
voir politique et militaire que par la connois-
sance des affaires civiles , et qui , dans les cir-
constances de ces temps-là , avoient besoin au
dedans de la lâcheté des citoyens pour qu'ils se
laissassent gouverner , et de leur courage au
dehors pour les défendre ?
Le spectacle de la mort de Virginie, immo-
lée par son père à la pudeur et à la liberté , fit
évanouir la puissance des décemvirs. Chacun
se trouva libre, parceque chacun fut offensé :
tout le monde devint citoyen , parceque tout
le monde se trouva père. Le sénat et le peuple
rentrèrent dans une liberté qui avoit été con-
fiée à des tyrans ridicules.
Le peuple romain , plu.» qu'un autre , s'é-.
l'iO DE l'espSiT des LOIS.
inouvolt par les spectacles : celui du corps san-
glant de Lucrèce fit finir la royauté ; le débi-
teur qui parut sur la place couvert de plaies fit
changer la forme de la république ; la vue de
Virginie fit chasser les décemvirs. Pour faire
condamner Manlius , il fallut ôter au peuple la
vue du capitole ; la robe sanglante de César
remit Rome dans la servitude.
CHAPITRE XVI.
De la puissance législative dans la république
romaine.
\J N n'avoit point de droit à se disputer sous
les décemvirs ; mais , quand la liberté revint,
on vit les jalousies renaître : tant cpi'il resta
quelques privilèges aux patriciens , les plé-
béiens les leur ôterent.
Il y auroit eu peu de mal si les plébéiens s'é-
toient contentés de priver les patriciens de
leurs prérogatives , et s'ils ne les avoient pas
offensés dans leur qualité même de citoyen.
Lorsque le peuple étoiv assemblé par curies ou
par centuries, il étoit composé de sénateurs,
de patriciens , et de plébéiens. Dans les dis-
putes , les plébéiens gagnèrent ce point (i),
cpie seuls , sans les patriciens et sans le sénat,
ils pourroient faire des lois qu'on appela plé-
biscites ; et les comices où on les fit s'appelè-
rent comices par tribus. Ainsi il y eut des cas
(i) Denvs d'Halicarnasse, liv. 'XI , p. 725.
LIVRÉ XT, eu A P. XVI. 121
OÙ les patriciens ( i ) n'eurent point de part à
la puissance législative (2) , où ils furent sou-
mis à la puissance législative d'un autre corps
de l'état : ce fut un délire de la liberté. Le
peuple, pour établir la démocratie, choqua les
principes mêmes de la démocratie. Il sembloit
qu'une puissance aussi exorbitante auroit dû
anéantir l'autorité du sénat : mais Rome avoit
des institutions admirables. Elle en avoit deux
sur-tout : par Tune , la puissance législative
du peuple étoit l'églée ; par l'autre , elle étoit
bornée.
Les censeurs , et avant eux les consuls (3) ,
formoient et créoient, pour ainsi dire, tous les
cinq ans le corps du peuple ; ils exerçoient la
législation sur le corps même qui avoit la puis-
sance législative. « Tibérius Gracclius , cen-
«seur, dit Cicéron , transféra les affranchis
« dans les tribus de la ville , non par la force de
« son éloquence , mais par une parole et par
(i) Par les lois sacrées., les plébéiens puieràt faire
des plébiscites, seuls, et sans que les jiatriciens fus-
sent admis dans leur assemblée. Deuys d'Halicar-
nasse, liv. VI, p. 410 ;et liv. VU, p. 43o. — (2) Par
la loi faite après l'expulsion des décemvirs, les pa-
triciens furent soumis aux plébiscites, quoiqu'ils
n'eussent pu y donner leur voix. Tite-Live, liv. III ;
et Denys d'Halicarnasse, liv. XI, p. 72.5. Et cette loi
fut confirmée par celle de Publius Pbilo, dictateur,
l'an de Kome 416. Tite-Live, liv. VllI. — (3) L'an
3i2 de Rome , les consuls faisoient encore le cens ,
comme il paroît par Denys d'Halicarnasse, liv. XI.
122 DE L ESPRIT DES LOIS.
« un geste ; et , s'il ne l'eût pas fait , celte ré-
« publique , qu'aujourd'hui nous soutenons à
« peine, nous ne l'aurions plus. »
D'un autre côté le sénat avoit le pouvoir d'ô-
ter, pour ainsi dire , la république des mains
du peuple par la création d'un dictateur , de-
vant lequel le souverain baissoit la tête , et
les lois les plus populaires restoient dans le si-
lence (i).
CHAPITRE XVII.
De la puissance exécutrice dans la même république.
o I le peuple fut jaloux de sa puissance légis-
lative , il le fut moins de sa puissance exécu-
trice: il la laissa presque tout entière au sénat
et aux consuls , et il ne se réserva guère que le
droit d'élire les magistrats et de confirmer les
actes du sénat et des généraux.
Rome, dont la passion étoit décommander,
dont l'ambition étoit de tout soumettre , qui
avoit toujours usurpé, qui usurjjoit encore,
avoit continuellement de grandes affaires; ses
ennemis conjuroient contre elle , ou elle con-
juroit contre ses ennemis.
Obligée de se conduire d'un côté avec un
courage héroïque , et de l'autre avec une sa-
gesse consommée, l'état des choses deraandoit
que le sénat eût la direction des affaires. Le
(i) Comme celles qui permettoient d'appeler an
peuple des ordonnances de tous les magistrats.
LIVRE XI, CHAP. XVII. 123
peuple disputoit au sénat toutes les brandies
de lai)uissance législative, parcequ'il étoit ja-
loux de sa liberté; il ne lui disputoit point les
branches de la puissance exécutrice , parcequ'il
étoit jaloux de sa gloire.
La part que le sénat prenoit à la puissance
exécutrice étoit si grande , que Polybe ( i ) dit
que les étrangers ])ensoient tous que Rome
étoit une aristocratie. Le sénat disposoit des
deniers publics et donnoif les revenus à ferme ;
il étoit l'arbitre des affaires des alliés; il déci-
doit de la guerre et de la paix , et di)igeoit à
cet égard les consuls ; il lixoit le nombre des
troupes romaines et des troupes alliées; distri-
buoit les provinces et les armées aux consuls
ou aux préleurs , et , l'an du commandement
expiré , il pouvoit leur donner un successeur ;
il décernoit les triomphes ; il recevoit des am-
bassades , et en envoyoit; il nommoitles rois,
les récompensoit , les punissoit , les jugeoit ,
leur donnoit ou leurfaisoit perdre le titre d'al-
liés du peuple romain.
Les consuls faisoient la levée des troupes
qu'ils dévoient mener à la guerre ; ils comman-
doient les armées de terre ou de merjdisposoien t
des alliés ; ils avoient dans les provinces toute la
puissance de la république ; ils donnoient la
paix aux peu])les vaincus, leur en imposoient
les conditions , ou les renvoyoient au sénat.
Dans les premiers temps , lorsque le peuple
(i) Liv. VI.
124 DE l'esprit des LOIS.
prenoit quoique pai't aux affaires de la guerre
et de la paix , il exercoit plutôt sa puissance
législative que sa puissance exécutrice : il ne
faisoit guère que confirmer ce que les rois, et
après eux les consuls ou le sénat, avoîent fait.
Bien loin que le peuple fût l'arbitre de la guerre,
nous voyons que les consuls ou le sénat la fai-
soient souvent malgré l'opposition de ses tri-
buns. Mais, dans l'ivresse des prospérités , il
augmenta sa puissance exécutrice. Ainsi il (i^
créa lui-même les tribuns des légions , que les
généraux avoient nommés jusqu'alors ; et ,
quelque tem})S avant la première guerre pu-
nique , il régla qu'il auroit seul le droit de dé-
clarer la guerre (2).
CHAPITRE XVIII.
De la puissance de juger dans le gouvernement de
Rome.
JL A puissance de juger fut donnée au peuple ,
au sénat , aux magistrats , à de certains juges.
11 faut voir comment elle fut distribuée. Je
commence par les affaires civiles.
Les consuls (3)jugerent après les rois, comme
(i) L'an de Rome 444- Tite-Live, première décade,
liv. IX. La guerre contre Persée paroissant péril-
leuse , uu sénatuâ-consultc ordouaa que cette loi
peroit suspendue, et le peuple y consentit. Ïite-Live,
cinquième décade, liv. IL- — (2) m'arraclia duséuat,
dit Freinslicniiiîs , deuxième décade , liv. VI, —
(3) On ne peut douter que les consuls, avant la créa-
LivRExi, CHAP. XVIII. laS
les préteurs jugèrent après les consuls. Ser-
viusTullius s'étoit dépouillé du jugement des
affaires civiles ; les consuls ne les jugèrent pas
non plus , si ce n'est dans des cas très rares (i),
que l'on appela pour cette raison extraordi-
naires {"iy. Ils se contentèrent de nommer les
juges et de former les tribunaux qui dévoient
juger. Il paroît,par le discours d'Appius Clau-
dius dans Denys d'Halicarnasse(3) , que, dès
l'an de Rome aSg , ceci étoit regardé comme
une coutume établie chez les Romains ; et ce
n'est pas la faire remonter bien haut que de la
rapporter à Servius TuUius.
Chaque année le préteur formoit une liste(4)
ou tableau de ceux qu'il choisissoit pour faire
la fonction de juges pendant l'année de sa ma-
gistrature. On en prenoit le nombre suffisant
pour chaque affaire : cela se pratique à peu
près de même en Angleteri-e. Et , ce qui étoit
très favorable à la (5) liberté , c'est que le pré-
tion des préteurs, u'eussent eu les jugements civils.
"Voyez Tite-Live, décade I, liv. II, p. 19; Deuys
d'Halicarnasse, 1. X, p. 627 ; et même livre, p. 64.').
- — (i) Souvent les tribuns jugèrent seuls ; rien ne les
rendit plus odieux. Denys d'Halicarnasse, liv. XI ,
p. 709. — (2) Judicia extraordinaria. "Voyez les Insti-
tutes, liv. IV. — (3) Liv. VI, p. 36o. — (4) Album
judiciura. — (5) « Nos ancêtres n'ont pas voulu, dit
« Cicéron, pro Cluentio , qu'un homm« dont les
«parties ne seroient pas convenues, pût être juge
« non seulement delà réputation d'un citoyen, mai»
« même de la moindre affaire pécuniaire. ■>
120 DE LESPRIT DES Z.OIS.
teurprenoit les juges du consenlement/i)des
parties. Le grand nombre de récusations que
l'on peut faire aujourd'iiui en Angleterre re-
Tient à peu près à cet usage.
Ces juges ne décidoient que des questions
de fait (2): par exemple , si une somme avoit
été payée, ou non; si une action avoit. été
commise , ou non. Mais pour les questions de
droit ('^) , comme elles demandoient une cer-
taine capacité, elles étoient portées au tribu-
nal des centumvirs (4).
Les rois se réservèrent le jugement des af-
faires criminelles, et les consuls leur succé-
dèrent en cela. Ce fut en conséquence de cette
autorité que le consul Brutus fit mourir ses
enfants et tous ceux qui avoient conjuré pour
les Tarquins. Ce pouvoir étoit exorbitant. Les
consuls ayant déjà la puissance militaire , ils
en portoient l'exercice même dans les affaires
de la ville ; et leurs procédés , dépouillés des
(i) Voyez dans les fragments de la loi Servilienne,
de la Cornélienne, et autres, de quelle manière ces
lois donnoient des juges dans les crimes qu'elles se
proposoieut de punir. Souvent ils etoient pris par
le choix, quelquefois par le sort, ou enfin par le sort
mêlé avec le choix. — (2) Séneque , de benef. , liv.
Ul,ch..^ll^{nfine. — (3) Voyez Quintilien, 1. IV,
p. 54,in-fol. édit. de Paris ,an. i54i. — (4) Leg. II,
§. 24, ff. de orig.jiir. Des magistrats appelés dë-
cemvirs présidoieut an jugement, le tout sous la
direction d'un préteur.
tlVRE XI, CHAP. XVIII. 127
iormes delà justice, étoient des actions vio-
lentes plutôt que des jugements.
Cela fit faire la loi Valérienne, qui permit
d'appeler au peuple de toutes les ordonnances
des consuls qui mettrolent en péril la vie d'un
citoyen. Les consuls ne purent plus prononcer
une peine capitale contre un citoyen romain
que par la volonté du peuple (i).
On volt, dans la première conjuration pour
le reto\ir desTarquins, que le consul Brutus
juge les coupables; dans la seconde, on as-
semble le sénat et les comices pour juger (2).
Les lois qu'on appela jacret?j' donnèrent aux
plébéiens des tribuns , qui formèrent un corps
qui eut d'abord des prétentions Immenses. On
ne sait quelle fut plus grande , ou dans les plé-
béiens la lâche hardiesse de demander, ou
dans le sénat la condescendance et la facilité
d'accorder. La loi Valérienne avolt permis les
appels au peuple , c'est-à-dire au peuple com-
posé de sénateurs , de patriciens et de plé-
béiens. Les plébéiens établirent que ce seroit
devant eux que les appellations serolent por-
tées. Bientôt on mit en question si les plébéiens
pourroient juger un patricien : cela fut le su-
jet d'une dispute que l'affaire de Coriolan fit
naître, et qui finit avec cette affaire. Coriolan,
(1) Quoniam de capite civis romani , injussupo-
puli romani, non erat permissum consulibus jus
dicere. Voyez Pomponius, leg. II, §. i6,ff.</e orig.
Jiir. — (2) Denys d'Halicarnasse , liv. V, p. 3a2. >
128 DE l'esprit des LOIS.
accusé par les tribuns devant le peuple , sou-
tenoit, contre l'esprit de la loi Valérienne,
qu'étant patricien il ne pouvoit être jugé que
par les consuls ; les plébéiens, contre l'esprit
de la même loi, prétendirent qu'il ne devoit
être jugé que par eux seuls ; et ils le jugèrent.
La loi des douze tables modifia ceci. Elle
ordonna qu'on ne pourroit décider de la vie
d'un citoyen que dans les grands états du peu-
ple (i). Ainsi le corps des plébéiens, ou, ce
qui est la même chose , les comices par tribus
ne jugèrent plus que les crimes dont la peine
n'étoit qu'une amende pécuniaire. Il falloit
une loi pour infliger une peine capitale; pour
condamner à une peine pécuniaire , il ne fal-
loit qu'un plébiscite.
Cette disposition de la loi des douze tables
fut très sage. Eile forma une conciliation ad-
mirable entre le corj'S des plébéiens et le sé-
nat ; car, comme la compétence des uns et des
autres dépendit de la grandeur de la peine et
de la nature du crime , il fallut qu'ils se con-
certassent ensemble.
La loi Valérienne ôta tout ce qui restoità
Pvome du gouvernement qui avoit du rapport
à celui des rois grecs des temps héroïques. Les
consids se trouvèrent sans pouvoir pour la
punition des crimes. Quoique tous les crimes
(r) Les comices par centuries. Aussi Manlins Ca-
pltolinus fui-il jugé clans ces comices. Tite-Live,
décade I . liv. VI , p. 68.
LIVRE XI, CHAP. XVIII I2f)
soient publics , il faut pourtant distinguer
ceux qui intéressent plus les citoyens entre
eux, de ceux qui intéressent plus l'état dans
le rapport qu'il a avec un citoyen. Les pre-
miers sont a])pelés privés; les seconds sont les
crimes publics. Le peuple jugea lui-même les
crimes publics ; et , à l'égard des privés , il
nomma pour chaque crime , par une commis-
sion particulière , un questeur pour en faire
la poursuite. C'étoit souvent un des magis-
trats , quelquefois un homme privé , que le
peuple choisissoit : on l'appeloit questeur du
parricide. Il on est fait mention dans la loi des
douze tables (i).
Le questeur nommoit ce qu'on appeloit le
juge de la question, qui tiroitau sort les juges,
formoit le tribunal, et présidoit sous lui au
jugement (2).
Il est bon de faire remarquer ici la part que
prenoit le sénat dans la nomination du ques-
teur, afin que l'on voie comment les ])uissan-
ces étoient à cet égard balancées. Quelquefois
le sénat faisoit élire un dictateur pour faire la
fonction du questeur (3); quelquefois il or-
(i) Dit Pomponius , dans la loi II , au digeste de
orig. jiir. — (2) Voyez un fragment d'Ulpien, qui en
rapporte un autre de la loi Cornélienne ; on le trouve
dans la Collation des lois mosaïques et romaines ,
tit. I, de sicariis et /ioi7iicidiis.—{3) Cela avoit
sur-tout lieu dans les crimes commis en Italie, où le
sénatavoit une principale inspection. Voy. Tite-Live,
décade I, liv. IX , sur les conjurations de Capoue.
i3o nE l'esprit des lois.
donnoit que le peuple seroit convoqué par un
tribun pour qu'il nommât un questeur (i);
enfin le peuple nommoit quelquefois un ma-
gistrat pour faire son rapport au sénat sur un
certain crime, et lui demander qu'il donnât un
questeur, comme on voi-t dans le jugement de
Luclus Scipion (2), dans Tite-Live (3).
L'an de Rome 60/1 , quelques unes de ces
commissions furent rendues permanentes (4).
On divisa peu a peu toutes les matières crimi-
nelles en diverses parties , qu'on appela des
questions perpétuelles. On créa divers pré-
teurs , et on attribua à chacun d'eux quel-
qu'une de ces questions. On leur donna pour
un an la puissance de juger les crimes qui en
dépendoient, et ensuite ils alloient gouverner
leur province.
A Cartilage , le sénat des cent étoit composé
déjuges qui étoient pour la vie (5). Mais, à
Rome, les préleurs étoient annuels; et les
juges n'étoient pas même pour un an, puis-
qu'on les prenoit pour chaque affaire. On a
vu dans le chapitre VI de ce livre combien,
dans certains gouvernements , cette disposi-
tion étoit favorable à la liberté.
Les juges furent pris dans l'ordre des séna-
(i) Cela fat ainsi dans la poursuite de la mort de
Posthumius , l'an 840 de Rome. YoyezTite-Live. —
(2) Ce jugement fut rendu l'an de Rome 567. —
(3) Liv. A^II. — (4) Cicéron, in. Briito. — (5):Cela se
prouve par Tite-Live, liv. XLIII, qui dit qu Aunibal
rendit leur magistrature annuelle.
LIVRE XI, CHAP. XVIII. l3l
leurs, jusqu'au temps des Gracques.Tibérius
Gracchus fit ordonner qu'on les prendroit
dans celui des elievaliers : cliangenient si con-
sidérable , que le tribun se vanta d'avoir, par
une seule rogation, coupé les nerfs de l'ordre
des sénateurs.
Il faut remarquer que les trois pouvoirs
peuvent être bien distribués par l'apport à la
liberté de la constitution, qiioiqu'ils ne le
soient pas si bien dans le rapport avec la li-
berté du citoyen. A Rome, le peuple ayant la
plus grande partie de la puissance législative,
une partie de la puissance exécutrice, et une
partie de la puissance de juger, c'étoit un
grand pouvoir qu'il falloit balancer par un
autre. Le sénat avoit bien une partie de la
puissance exécutrice; il avoit quelque branche
de la puissance législative (i): mais cela ne
suffisoit pas pour contre-balancer le peuple; il
falloit qu'il eût part à la puissance déjuger; et
il y avoit part lorsque les juges étoient «.hoisis
parmi les sénateurs. Quand les Gracques pri-
vèrent les sénateurs de la ])uissance de ju-
ger (2), le sénat ne put plus résister au peuple.
Ils choquèrent donc la liberté de la constitu-
tion , jiour favoriser la liberté du citoyen ;
mais celle-ci se perdit avec celle-là.
(i) Les.sénatus-consultes avoient force pendant
nn an, quoitju'ils ne fussent pas confirmés parle
peuple. Denys d'Halicarnasse,liv. IX, p. SgS; etlir»
XX, p. 735. — (2) En l'an 63o.
loi DE L ESPRIT DES LOIS.
Il en résulta des maux infinis. On changea
la constitution dans un temps où , dans le feu
des discordes civiles , il y avoit à peine une
constitution. Les chevaliers ne furent plus cet
ordre moyen qui unissoit le peuple au sénat;
et la chaîn-e de la constitution fut rompue.
11 y avoit même des raisons particulières
qui dévoient empêcher de transporter les ju-
gements aux chevaliers. La constitution de
Rome étoit fondée sur ce principe, que ceux-
là dévoient être soldats, qui avoient assez de
bien pour répondre de leur conduite à la répu-
blique. Les chevaliers, comme les plus riches,
forraoient la cavalerie des légions. Lorsque
leur dignité fut augmentée, ils ne voulurent
plus servir dans cette milice ; il fallut lever une
autre cavalerie : Marins prit toutes sortes de
gens dans les légions , et la répubUque fut
perdue (i).
De plus , les chevaliers étoient les traitants
de la république ; ils étoient avides , ils se-
moient les malheurs dans les malheurs, et
faisnient naître les besoins publics des besoins
publics. Bien loin de donner à de telles gens
la puissance de juger, il auroit fallu qu'ils
eussent été sans cesse sous les yeux des juges.
Il faut dire cela à la louange des anciennes
lois françaises ; elles ont stipulé avec les gens
d'affaires avec la méfiance que l'on garde à des
(i) Capite censos plerosque. Sallaste, guerre do
Jngurths.
LIVRE XI, CHAI'. XVIII. l3^>
ennemis. Lorsqu'à Rome les jugements furent
transportés aux traitants , il n'y eut plus de
vertu , plus de police , plus de lois , plus de ma-
gistrature, plus de magistrats.
On trouve une peinture bien naïve de ceci
dans quelcpies fragments de Diodore de Sicile
et de Dion. « MutiusScévola, dit Diodore (i),
« voulut rappeler les anciennes mœurs , et
« vivre de son bien propre avec frugalité et
«intégrité; car, ses prédécesseurs ayant fait
«une société avec les traitants, qui avoient
« pour lors les jugements à Rome , ils avoient
« rempli la province de toute sorte de crimes,
a Mais Scévola fit justice des publicains, et
« fit mener en prison ceux qui y traînoient les
« autres. »
Dion nous dit (2) que Publius Rutilius , son
lieutenant, qui n'étoit ])as moins odieux aux
chevaliers, fut accusé à son retour d'avoir
reçu des présents , et fut condamné à une
amende. Il fit sur-le-champ cession de biens.
Son innocence parut en ce que l'on lui trouva
beaucoup moins de bien qu'on ne l'accusoit
d'en avoir volé, et il montroit les titres de sa
propriété ; il ne voulut plus rester dans la ville
avec de telles gens.
(i) l"'ragraent de cet auteur, liv. XXXVI, dans le
recueil de Constantin Porphyrogéuete, Des vertus
et des vices. — (2) Fragment de son histoire , tiré de
l'Extrait des vertus et des vices.
ESPR. DES i.ois. 2. 8
l34 DE l'esprit des LOIS.
Les Italiens, dit encore Diodore (i), ache-
toient en Sicile des troupes d'esclaves pour
labourer leurs champs , et avoir soin de leurs
troupeaux : ils leur refusoient la nourriture.
Ces malheureux étoient obligés d'aller voler
sur les grands chemins , armés de lances et
de massues, couverts de peaux de bétes , de
grands chiens autour d'eux. Toute la province
fut dévastée ; et les gens du pays ne pouvoient
dire avoir en propre que ce qui étoit dans l'en-
ceinte des villes. Il n'y avoit ni proconsul ni
])rétcur qui pût ou voulût s'opposer à ce dés-
ordre , et qui osât punir ces esclaves , par-
cequ'ils appartenoient aux chevaliers , qui
avoicnt à Rome les jugements ( 2 ). Ce fut
pourtant une des causes de la guerre des es-
claves. Je ne dirai qu'un mot : une profession
qui n'a ni ne peut avoir d'objet que le gain ;
une profession qui demandoit toujours, et à
qui on ne demandoit rien ; une profession
sourde et inexorable qui appauvrissoit les ri-
chesses et la misère même, ne devoit point
avoir à Rome les jugements.
(1) Fragment du livre XXXIV, dans l'Extrait des
vertus et des vices. — (2) Pênes quos Romae tum jn-
diciaerant, atqae ex equestri ordine solerent sortito
judlces eligi in caussa praetorum et proconsulum ,
quibus post administratam piovinciam dies dicta
erat.
MVRE XI, CHAP. XIX. 1 3 f)
CHAPITRE XIX.
Du gouvernement des provinces romaines.
O'e S T ainsi que les trois pouvoirs furent dis-
tribués dans la ville : mais il s'en faut bien
qu'ils le fussent de même dans les provinces.
La liberté ctoit dans le centre, et laAyrannie
aux extrémités.
Pendant que Rome ne domina que dans
l'Italie , les peuples furent gouvernés comme
des confédérés: on suivoit les lois de chaque
république. JMais lorsqii'elle conquit plus loin,
que le sénat n'eut pas immédiatement l'œil sur
'les provinces, que les magistrats qui étoient
à Rome ne purent plus gouverner l'empire, il
fallut envoyer des préteurs et des proconsuls.
Pour lors cette harmonie des trois pouvoirs
ne fut plus. Ceux qu'on envoyoit avoientune
puissance qui réunissoit celle de toutes les
magistratures romaines; que dis -je? celle
même du sénat, celle même du peuple (i).
C'étoient des magistrats despotiques qui con-
venoient beaucoup à l'éloignement des lieux
où ils étoient envoyés. Ils exerçoient les trois
pouvoirs ; ils étoient , si j'ose me servir de ce
terme , les bâchas de la république.
Nous avons dit ailleurs (2) que les mêmes
(1) Ils faiïoient leurs édits en entrant dans les pro-
vinces.— (2) Liv. V, cil. ^X. Voyez aussi les livres
II, III, IV, et V.
i36 DE l'esprit des lois.
citoyens , dans la république , avoient par la
nature des choses les emplois civils et mili-
taires. Cela fait qu'une république qui con-
quiert ne peut guère communiquer son gou-
vernement et régir l'état conquis selon la
forme de sa constitution. En effet, le magis-
trat qu'elle envoie pour gouverner , ayant la
puissance exécutrice civile et militaire, il faut
bien qu'il ait aussi la puissance législative ;
car qui est-ce qui feroit des lois sans lui ? Il
faut aussi qu'il ait la puissance déjuger; car
qui est-ce qui jugei'oit indépendamment de
lui ? Il faut donc que le gouverneur cju'elle
envoie ait les trois pouvoirs , comme cela fut
dans les provinces romaines.
Une monarchie peut plus aisément com-
municpier son gouvernement , parceque les
officiers qu'elle envoie ont, les uns la puis-
sance exécutrice civile , et les autres la puis-
sance exécutrice militaire; ce qui n'entraîne
pas après soi le despotisme.
C'étoit un privilège d'une grande consé-
quence pour un citoyen romain de ne pouvoir
être jugé que par le peuple. Sans cela il auroit
été soumis dans les provinces au pouvoir ar-
Ijitraire d'an proconsul ou d'un propréteur.
La ville ne sentoit point la tyrannie, qui ne
s'exerçoit que sur les nations assujetties.
Ainsi dans le monde romain, comme à
Lacédémone , ceux qui étoient libres étoient
extrêmement libres; et eeux qui étoient es-
claves étoient extrêmement esclavcé.
riVRE XI, CHAP. XIX. 137
Pendant que les citoyens payoient des tri-
buts , ils étoient levés avec une équité très
pfrande. On suivoit l'établissement de Servins
T ullius, qui avoit distribué tous les citoyens
en six classes , selon l'ordre de leurs richesses ,
et fixé la part de l'impôt à proportion de celle
nue chacun avoit dans le gouvernement. Il
nrrivoit de là qu'on souffroit la grandeur
du tribut , à cause de la grandeur du crédit ,
et que l'on se consoloit de la petitesse du cré-
dit par la petitesse du tribut.
II y avoit encore une chose admirable , c'est
([lie la division de Servius Tullius par classes
étant pour ainsi dire le principe fondamental
delà constitution , il arrivoit que l'équité , dans
la levée des tributs , tencit au principe fonda-
mental du gouvernement , et ne pouvoit être
ôtée qu'avec lui.
Mais pendant que la ville payoit les tributs
sans peine, ou n'en payoit point du tout (1),
les provinces étoient désolées par les cheva-
liers, qui étoient les traitants de la république.
Nous avons parlé de leurs vexations, et toute
l'histoire en est pleine.
« Toute l'Asie m'attend comme son libéra-
«teur, disoit Mithridate (2), tant ont excité
c de haine contre les Romains les rapines des
(1) Après la conquête de la Macédoine , les tribnts
cessèrent à Kome. — (2) Harangue tirée de Trogue
Pompée, rapportée par Justin, liv. XXXVIII.
8.
z38 DK l'esprit des lois.
«proconsuls (r^, les exactions des gens d'af-
« faires , et les calomnies des jugements (2). »
Voilà ce qui fit que la force des provinces
n'ajouta rien à la force de la république , et ne
fit au contraire que l'affoiblir. Voilà ce qui fit
que les provinces regardèrent la perte de la
liberté de Rome comme l'époque de l'établis-
sement de la leur.
CHAPITRE XX.
Fin de ce livre.
J E voudrois rechercher, dans tous les gouver-
nements modérés que nous connoissons ,
quelle est la distribution des trois pouvoirs ,
et calculer par-là les degrés de liberté dont
chacun d'eux peut jouir. Mais il ne faut pas
toujours tellement épuiser un sujet, qu'on ne
laisse rien à faire au lecteur. Il ne s'agit pas
de faire lire , mais de faire penser.
(i) Voyez les oraisons contre Verres. — (2) On sait
qne ce fut le tribanal de Varns qui fit révoiîer le»
Germains
LIVRE XII, eu A p. I. l'icf
LIVRE XII.
UES LOIS QUI FORMENT LA. LIBERTÉ POLITIQUE DANS
SON RAPPORT AVEC LE CITOYEN.
CHAPITRE PREMIER.
Idée de ce livre.
v^E n'est pas assez d'avoir traité de la liberté
politique dans son rapport avec la constitu-
^tion ; il faut la faire voir dans le l'apport qu'elle
a avec le citoyen.
J'ai dit que, dans le premier cas, elle est
formée par une certaine distribution des trois
pouvoirs ; mais , dans le second, il faut la con-
sidérer sous une autre idée. Elle consiste dans
la sûreté , ou dans l'opinion que l'on a de sa
sûreté.
Il pourra arriver que la constitution sera
libre , et que le citoyen ne le sera point. Le
citoyen pourra être libre , et la constitution
ne l'être pas. Dans ces cas , la constitution
sera libre de droit , et non de fait ; le citoyen
sera libre de fait , et non pas de droit.
Il n'y a que la disposition des lois, et même
des lois fondamentales , qui forme la liberté
dans son rapport avec la constitution. Mais,
dans le rapport avec le citoyen, des mœurs,
des manières , des exemples l'ecus , peuvent la
faire naître, et de certaines lois civiles la favo-
I40 DK I/ESPMT DES LOIS.
riser, comme nous allons voir dans ce livre-ci.
De |)lns,(lans la plupartdes élars,lalibertc
étant j)lus f^â-née, choquée ou abat lue, (|ue
leur constitution ne le demande, il est bon
de |)arler des lois particulières qui , dans cha-
que constitution, peuvent aider ou choquer
le principe de la liberté dont chacun d'eux
peut être susceptible.
CHAPITRE II.
De la liberté du citoyen.
J_j A liberté pltilosophiqixe consiste dans l'exer-
oice de sa volonté, ou du moins (s'il faut parler
dans tous les systèmes) dans l'opinion où l'on
est que l'on exerce sa volonté. La liberté po-
litique consiste dans la sûreté, ou du moin»
dans l'opinion que l'on a de sa sûreté.
Cette sûreté n'est jamais plus attaquée que
dans les accusations publiques ou ])rivées.
C'est donc de la bonté des lois criminelles que
dépend principalement la liberté du citoyen.
Les lois criminelles n'ont jias été perfection-
nées tout d'un couji. Dans les lieux mêmes où
l'on a le plus cherché la liberté , on ne l'a pas
toujours trouvée. Aristote (i) nous dit qu'à
('umes les parents de l'accusateur pouvoient
être témoins. Sous les rois de Rome, la loi
étoit si imparfaite, que Servius Tullius pro-
nonça la sentence contre les enfants d'Ancus
I'
(i) Polit, liv. II.
LIVRE XII, CHAP. II. 14 ■'
Martlus , aceusé d'avoir assassiné le roi son
heau-pcre (i). Sous les premiers rois des
Francs , Clotaire fit une loi (-2) pour qu'un ac-
cusé ne pût être condamné sans être ouï, ce
qui prouve une pratique contraire dans quel-
que cas particulier ou chez quelque peuple
barbare. Ce fut Charondas qui introduisit les
jugements contre les faiix témoignages (!^).
Quand l'innocence des citoyens n'est pas as-
surée , la liberté ne l'est pas non plus.
Les connoissances que l'on a acquises dans
Quelque pays , et que l'on acquerra dans d'au-
tres , sur les règles les plus sûres que l'on
puisse tenir dans les jugements criminels , in-
téressent le genre humain plus qu'aucune
chose qu'il y ait au monde.
Ce n'est que sur la pratique de ces connois-
sances que la liberté peut être fondée : et dans
un état qui auroit là-dessus les meilleures lois
possibles, un homme à qui on feroit son pro-
cès , et qui devroit être pendu le lendemain , se-
roit plus libre qu'un bâcha ne l'est en Turquie.
CHAPITRE m.
Continuation du raêroe sujet.
Ijes lois qui font périr un homme sur la dc-
I (1) Tarquinins Priscus. Voyez Denys d'Halicar-
I Basse, 1. IV. — (2) De l'an 56o. — (3) Aristote, Polit.
1. II, ch. XII. Il donna ses lois à Thurinra, dans la
(juatre-vingt-quatriem? olympiade.
t42 de l'esprit des lois.
position d'un seul témoin sont fatales à la li-
berté. La raison en exige deux , parcequ'un
témoin qui affirme , un accusé qui nie , font
un partage ; et il faut un tiers pour le vider.
Les Grecs (i) et les Romains (2) exigeoient
une Yoix de plus pour condamner. IVos lois
françaises en demandent deux. Les Grecs pré-
tendoient que leur usage avoit été établi par
les dieux (3) ; mais c'est le nôtre.
CHAPITRE IV.
Que la liberté est favorisée par la nature des peines
et leur proportion.
V>i'est le triomphe de la liberté, lorsque les
lois criminelles tirent chaque peine de la na-
ture particulière du crime. Tout l'arbitraire
cesse: la peine ne descend point du caprice
du législateur, mais de la nature de la chose ;
et ce n'est point l'homme qui fait violence à
l'homme.
Il y a quatre sortes de crimes. Ceux de la
première espèce choquent la religion; ceux de
la seconde, les mœurs; ceux de la troisième,
la tranquillité ; ceux de la quatrième , la sûreté
des citoyens. Les peines que l'on inflige doi-
vent dériver de la nature de chacune de ces
espèces.
(i) Voyez Aristide, orat. in Minervam. —
(2) Denys d'Halicarnasse, sur le jagement de Go-
riolan, liv. VII. — (3) Mioervae calculns.
LIVKEXri, CHAP. IV. l/(3
Je ne mets dans la classe des crimes qui in-
téressent la religion que ceux qui l'attaquent
directement , comme sont tous les sacrilèges
simples : car les crimes qui en troublent l'exer-
cice sont de la nature de ceux qui choquent la
tranquillité des citoyens ou leur sûreté , et
doivent être renvoyés à ces classes.
Pour que la peine des sacrilèges simples
soit tirée de la nature (i) delà chose, elle doit
consister dans la privation de tous les avan-
tages que donne la religion; l'expulsion hors
des temples , la privation de la société des
fidèles pour un temps ou pour toujours, la fuite
de leur présence, les exécrations, les dctesta-
tions, les conjurations.
Dans les choses qui troublent la tranquil-
lité 07i la sûreté de l'état, les actions cachées
^)Ont du ressort de la justice humaine ; mais
dans celles qui blessent la divinité, !à où il n'y
a point d'action publique, il n'y a point de
matière de crime: tout s'y passe entre l'homme
et Dieu , qui sait la mesure et le temps de ses
vengeances. Que si, confondant les choses, le
magistrat recherche aussi le sacrilège caché,
il porte une inquisition sur un genre d'action
où elle n'est point nécessaire : il détruit la li-
berté des citoyens, en armant contre eux le
(i) Saint Louis lit des lois si outrées contre ceux
qui juroient, que le pape se crut obligé de l'en
avertir. Ce prince modéra son zèle , et adoucit ses
lois. Voyez ses ordonnances.
I.'l'l DE l'esprit des LOIS.
zeie des consciences timides , et celui des con-
sciences hardies.
Le mal est venu de cette idée , qu'il faut
venger la divinité. Mais il faut faire honorer
la divinité , et ne la venger jamais. En effet , si
l'on se conduisoit par cette dernière idée,
quelle seroit la lin des supplices? Si les lois
des hommes ont à venger un être infini, elles
se régleront sur son infinité, et non pas sur
les foiblesses , sur les ignorances , sur les ca-
prices de la nature humaine.
Un historien (i^ de Provence rapporte un
fait cpii nous peint très bien ce que peut pro-
duire sur des esprits foibles cette idée de ven-
ger la divinité. Un Juif, accusé d'avoir blas-
phémé contre la sainte Vierge, fut condamné
à être écorché. Des chevaliers masqués , le
couteau à la main, montèrent sur l'échafaud
et en chassèrent l'exécuteur, pour venger eux-
mêmes l'honneur de la sainte Yierge. Je ne
veux point prévenir les réflexions du lecteur.
La seconde classe est des crimes qui sont
contre les mœurs. Telles sont la violation de
la continence publique ou particulière , c'est-
à-dire de la police sur la manière dont on doit
jouir des plaisirs attachés à l'usage des sens et
à l'union des corps. Les peines de ces crimes
doivent encore être tirées de la nature de la
chose : la privation des avantages que la so-
ciété a attachés à la pureté des mœurs, les
(i) Le P. Bongerel.
LIVRE- XII, CHAP. IV. l/jS
amendes, la honte, la contrainte de se cacher,
l'infamie publique, l'expulsion hors de la ville
et de la société , enfin toutes les peines qui
sont de la juridiction correctionnelle, suffi-
sent pour réprimer la témérité des deux sexes.
En effet, ces choses sont moins fondées sur la
méchanceté , que sur l'oubli ou le mépris de
soi-même.
Il n'est ici question que des crimes qui inté-
ressent uniquement les mœurs , non de ceux
•/qui choquent aussi la sûreté publique , tels que
l'enlèvement et le viol, qui sont de la qua-
trième espèce.
Les crimes de la troisième classe sont ceux
qui choquent la tranquillité des citoyens ; et
les peines en doivent être tirées de la nature de
la chose, et se rapporter à cette tranquillité,
comme la privation , l'exil , les corrections , et
autres peines qui ramènent les esprits inquiets
et les font rentrer dans l'ordre établi.
Je restreins les crimes contre la tranquillité
aux choses qui contiennent une simple lésion
de police : car celles qui , troublant la tranquil-
lité, attaquent en même temps la sûreté, doi-
vent être mises dans la quatrième classe.
Les peines de ces derniers crimes sont ce
qu'on appelle des supplices. C'est une espèce
de talion , qui fait que la société refuse la sû-
reté à un citoyen qui en a privé ou qui a voulu
en priver un autre. Cette peine est tirée de la
nature de la chose , puisée dans la raison et
dans les sources du bien et du mal. Un ci-
ESPR. DES LOIS. 2, g
iliG DE l'esprit des lois.
toyen mérite la mort lorsqu'il a violé la sûreté
au point qu'il a ôté la vie , ou qu'il a entrepris
de l'ôter. Cette peine de mort est comme le re-
mède de la société malade. Lorsqu'on viole la
sûreté à l'égard des biens , il peut y avoir des
raisons pour que la peine soit capitale : mais il
vaudroit peut-être mieux, et il seroit plus de
la nature, que la peine des crimes contre la
sûreté des biens fût punie par la perte des biens ;
et cela devroit être ainsi , si les fortunes étoient
communes ou égales. Pilais comme ce sont ceux
qui n'ont point de bien qui attaquent plus vo-
lontiers celui des autres , il a fallu que la peine
corporelle suppléât à la pécuniaire.
Tout ce que je dis est puisé dans la nature ,
et très favorable à la liberté du citoyen.
CHAPITRE V.
De certaines accusations qui ont j^arliculièrement
besoin de modération et de prudence.
IVIaxime importante: il faut être très cir-
conspect dans la poursuite de la magie et
de riiérésie. L'accusation de ces deux cri-
mes peut extrêmement choquer la liberté , et
être la source d'une infinité de tyrannies , si le
législateur ne sait la borner ; car, comme elle
ne porte pas directement sur les actions d'un
citoyen, mais plutôt sur l'idée que l'on s'est
faite de son caractère, elle devient dangereuse
à proportion de l'ignorance du peuple; et pour
lors un citoyen est toujours en danger, par-
MVUE XII, CHAP. V. 1/(7
ceque la meilleure conduite du inonde , la mo-
rale la plus pure , la pratique de tous les de-
voirs, ne sont pas des garants contre les soup-
çons de ces crimes.
Sous Manuel Comnene, le protestator (i)
fut accusé d'avoir conspiré contre Tempereur ,
et de s'être servi pour cela de certains secrets
qui rendent les hommes invisibles. Il est dit
(ians la vie de cet empei'eur (2) que l'on sur-
prit Aaron lisant un livre de Saloinon dont la
lecture faisoit jiaroître des légions de démons.
Or , en supposant dans la magie une puissance
qui arme l'enfer, et en partant de là, on regai*-
de celui que l'on appelle un magicien comme
l'homme da monde le plus propre à troubler
et à renverser la société, et l'on est porté à le
punir sans mesure.
L'indignation croît lorsque l'on met dans la
magie le pouvoir de détruire la religion. L'his-
toire de Constantlnople (3) nous apprend que ,
sur une révélation qu'avoit eue un évéque
qu'un miracle avoit cessé à cause de la magie
d'un particulier, lui et son fils furent condam-
nés à mort. De combien de choses prodigieu-
ses ce crime nedépendoit-il pas ! Qu'il ne soit
pas rare qu'il y ait des révélations ; que l'évé-
que en ait eu une ; qu'elle fût véritable ; qu'il
y eût eu un miiacle ; que ce miracle eût cessé ;
(i) Nicétas, Vie de Manuel Comnene , liv. IV. —
(2) Ibid. — (3) Histoire de l'erapereur Maurice , par
Théophylacte , chap. XI.
l48 DE l'esprit des LOIS.
qu'il y eut de la magie ; que la magie pût ren~
verser la religion ; que ce particulier fût ma-
gicien ; qu'il eût fait enfin cet acte de magie.
L'empereur Théodore Lascaris attribuoi^
sa maladie à la magie ; ceux qui en étoient ac-
cusés n'avoient d'autre ressource que de ma-
nier un fer chaud sans se brûler. Il auroit été
bon chez les Grecs d'être magicien pour se jus-
tifier de la magie. Tel étoit l'excès de leur idio-
tisme, qu'au crime du monde le plus incertain
ils jolgnoicnt les preuves les plus incertaines.
Sous le règne de Philippe-le-Long, les Juifs
furent chassés de France, accusés d'avoir em-
poisonné les fontaines par le moyen des lé-
preux. Cette absurde accusation doit bien faire
douter de toutes celles qui sont fondées sur la
haine publique.
Je n'ai point dit ici qu'il ne falloit point pu-
nir l'hérésie ; je dis qu'il faut être très circon-
spect à la punir.
CHAPITRE VI.
Du crime contre nature.
A. Dieu ne plaise que je veuille diminuer l'hor-
reur que l'on a pour un crime que la religion ,
la morale, et la politique, condamnent tour à
tour. Il faudroit le proscrire , quand il ne feroit
que donner à un sexe les foiblesses de l'autre ,
et préparer aune vieillesse infâme par une jeu-
nesse honteuse. Ce que j'en dirai lui laissera
toutes ses flétrissures , et ne portera que contre
LIVUE XII, CHAP. VI. l/,g
la tyrannie qui peut abuser de l'horreur même
que l'on en doit avoir.
Comme la nature de ce crime est d'être oa-
clié , il est souvent arrivé que des législateurs
l'ont puni sur la déposition d'un enfant : c'étoit
ouvrir une porte bien large à la calomnie.
«Justinien, dit Procope (i), publia une loi
« contre ce crime -, il fit rechercher ceux qui en
« étoient coujiables, non seulement depuis la
« loi, mais avant. La déposition d'un témoin ,
« quelquefois d'un enfant , quelquefois d'un es-
« clave , suffisoit , sur-tout contre les riches ,
« et contre ceux qui étoient de la faction des
« verds. »
Il est singulier que parmi nous trois crimes ,
la magie, l'hérésie , et le crime contre nature ,
dont on pourroit prouver, du premier, qu'il
n'existe pas; du second, qu'il est susceptible
d'une infinité de distinctions, interprétations,
limitations; du troisième, qu'il est très sou-
v^ent obscur ; aient été tous trois punis de la
jeine du feu.
Je dirai bien que le crime contre nature ne
'"era jamais dans une société de grands pro-
grès , si le peuple ne s'y trouve porté d'ailleurs
,)ar quelque coutume , comme chez les Grecs ,
où les jeunes gens faisoient tous leurs exerci-
ces nus; comme chez nous, où. l'éducation
domestique est hors d'usage; comme chez les
•asiatiques , où des particuliers ont un grand
(i) Histoire secrète.
IJO DE L ESPRIT DES LOIS.
nombre de femmes qu'ils méprisent, tandis'
que les autres n'en peuvent avoir. Que l'on ne
prépare point ce crime, qu'on le proscrive par
une police exacte comme toutes les violations
des mœurs ; et l'on verra soudain la nature ou
défendre ses droits, ou les l'eprendre. Douce,
aimable , charmante , elle a répandu les plaisirs
d'une main libérale ; et, en nous comblant de
délices, elle nous prépai-e, par des enfants
qui nous font, pour ainsi dire, renaître, à
des satisfactions plus grandes que ces délices
mêmes.
CHAPITRE VII.
Da crime de lese-majesté.
JuES lois de la Chine décident que quiconque
manque de respect à l'empereur doit être puni
de mort. Comme elles ne définissent pas ce
que c'est que ce manquement de respect , tout
peut fournir un prétexte pour ôter la vie à
qui l'on veut et exterminer la famille que l'on
veut.
Deux personnes chargées de faire la gazette
de la cour, ayant rais dans quelque fait des
circonstances qui ne se trouvèrent pas vraies ,
on dit que mentir dans une gazette de la cour ,
c'étoit manquer de respect à la cour , et on les
fit mourir (i). Un prince du sang ayant mis
quelque note par mégarde sur un mémorial
(i) Le P. da Halde, tome I, p. 43.
LIVRE XII, C H AP. VII. l5l
signé du pinceau rouge par l'empereur, on dé-
cida qu'il avoit manqué de respect à l'empe -
reur ; ce qui causa contre cette famille une des
terribles persécutions dont l'histoire ait ja-
mais parlé (i).
C'est assez que le crime de lese-majesté soit
vague yjour que le gouvernement dégénère en
despotisme. Je m'étendrai davantage là-dessus
dans le livre de la Composition des lois.
CHAPITRE VIII.
De la mauvaise application du nom de crime de
sacrilège et de lesc-majesté.
v_j'est encore un violent abus de donner le
nom de crime de lese-majesté à une action qui
ne l'est pas. Une loi des empereurs (2) pour-
suivoit comme sacrilèges ceux qui mettoient
en question le jugement du prince, et dou-
toient du mérite de ceux qu'il avoit choisis
pour quelque emploi ( i) : ce furent bien le ca-
binet et les favoris qui établirent ce crime. Une
aulre loi avoit déclaré que ceux qiii attentent
contre les ministres et les officiers du prince
sont criminels de lese-majesté comme s'ils at-
(i) Lettres du P. Pare7inin, dans les Lettres édif.
— (2) Gratien, Valeutiuieii, et Théodose. C'est la
troisième au code de crim. sacril. — (i) Sacrilegii
instar est dubitare an is dignns sit quera elegerit
imperator. Ibid. Cette loi a servi de modela à celle
de Pioger, dans les constitutions de Najiles , tit. IV.
i:)2 DE L'tSPRIT DES LOIS.
tentoient coiiti'e le prince même(i). Nous de^
vons celle loi à deux princes (2) dont la foi-
blesse est célèbre dans rhistoire ; deux princes
qui furent menés par leurs ministres comme
les troupeaux sont conduits par les pasteurs;
deux princes, esclaves dans le palais, eufants
dans le conseil , étrangers aux armées, qui ne
conservèrent l'empire que parcequ'ils le don-
nèrent tous les jours. Quelques uns de ces fa-
voris conspirèrent contre leurs empereurs. Ils
firent plus , ils conspirèrent contre l'empire ;
ils y appelèrent les barbares; et, quand on
voulut les arrêter, l'état étoit si foible qu'il
fallut violer leur loi, et s'exposer au crime de
lese-majesté pour les punir.
C'est pourtant sur cette loi que se fondoit le
rapporteur de monsietu- de Cinq-Mars (3),
lorsque , voulant prouver qu'il étoit coupable
du crime de lese-majesté pour avoir voulu
cliasser le cardinal de Richelieu des affaires ,
il dit : « Le crime qui touche la personne des
« ministres des princes est réputé, par les cori-
« stitutions des empereurs , de pareil poids que
« celui qui touche leur personne. Un ministre
« sert bien son prince et son état ; on l'ôte à
« tous les deux : c'est comme si l'on privoit le
•t premier d'un bras (4) , et le second d'une par-
( i) La loi cinquième , ad leg. Jul. maj. cod. IX ,
tit. VIII. — (2) Arcadius e\. Honorius. — (3) Mé-
moire» de Montrésor, tome I. — (4) Nam ipsi pars cor-
porisnostiisunt. Même loi, ancode ad leg- Jul. maj.
LIVRÉ XII, CHAP. VIII. l5'3
« tle de sa puissance. » Quand la servitude elle-
îiiéme viendroit sur la terre , elle ne parleroit
pas autrement.
Une autre loi de Valenlinien , Théodose et
Arcadius (i), déclare les faux-monnoyeurs
coupables du crime de lese-majesté. Mais n'é-
toit-ce pas confondre les idées des choses ?
Porter sur un autre crime le nom de lese-ma-
jesté , n'est-ce pas diminuer l'iiorreur du crime
de lese-majesté?
CHAPITRE IX.
Continuation du même sujet.
« JT A u L I N ayant mandé à l'empereur AJexan-
« dre qu'il se préparoit à poursuivre , comme
<■■ criminel de lese-majesté, un juge qui avoit
« prononcé contre ses ordonnances , l'empereur
« lui répondit que , dans un siècle comme le
« sien , les crimes de lese-majesté indirects n'a-
it voient point de lieu (2). »
Faustinien ayant écrit au même empereur
qu'ayant juré, par la vie du prince, qu'il ne
pardonneroit jamais à son esclave, il se voyoit
obligé de perpétuer sa colère , pour ne pas se
rendre coupable du crime de lèse - majesté :
« Vous avez pris de vaines terreurs (3) , lui ré-
(i) C'est la neuvième au code théod. de falsa
rnoneta. — (2) Eliam ex aliis caussis majestatis cri-
mina cessant meo sœculo. Leg. I , cod. 1. IX , tit. Yllf ,
ad leg. Jiil. mai. — (3) Alienam sectae mea; solicitn-
dinem concepisti, Leg. II, cod. 1. XLIII, tit. IV, ibid.
9-
i54 i»E l'bsprit des lois.
« pondit l'empereur , et vous ne connoissez
« pas mes maximes. »
Un sénatus-consulte (i) ordonna que celui
qui avoit fondu des statues de l'empereur qui
auroient été réprouvées ne seroit point coupa-
ble de lese-majesté. Les empereurs Sévère et
Antonin écrivirent à Pontius (2) que celui qui
vendroit des statues de l'empereur non consa-
crées ne tomberoit point dans le crime de lese-
majesté. Les mêmes empereurs écrivirent à
Julius Cassianus que celui qui jetteroit par
hasard une pierre contre une statue de l'empe-
reur ne devoit point être poursuivi comme
criminel de lese-majesté (3), La loi Julie de-
mandoit ces sortes de modifications; car elle
avoit rendu coupables de lese-majesté non
seulement ceux qui fondoient les statues des
empereurs , mais ceux qui commettoient quel-
que action semblable (4) , ce qui rendoit ce cri-
me arbitraire. Quand un eut établi bien des
crimes de lese-majesté , il fallut nécessairement
distinguer ces crimes. Aussi le jurisconsulte
Ulpien, après avoir dit que l'accusation du
crime de lese-majesté ne s'éteignoit point par
la mort du coupable, ajoute-t-il que cela ne
regarde pas tous fS) les crimes de lese-majesté
établis par la loi Julie, mais seulement celui
(i) Voyez la loi IV, §, 3 , au ff. ad leg. Jtil. mnj.
liv.XLVIII, tome IV. —(2) Voyez la loi V, §. 2, ibiii.
— (3) Ibid. ^. I. — (4) Aliudve quid simile admise-
riiit. Leg. VI, ibid. — (5) Dans la loi dernière, ibid.
L I V II K XII, (11 A P. IX. I J3
qui conllent un atteiilat cuntre l'empire on
contre la vie de l'empereur.
CHAPITRE X.
Continuation du même sujet.
Une loid' Angleterre, passée sousHenriVllI,
déclaroit cou])ables de haute trahison tons
ceux qui prédiroient la mort du roi. Cette loi
étoit bien vague : le despotisme est si terrible
qu'il se tourne même contre ceux qui T'exer-
cent. Dans la dernière maladie de ce roi , les
médecins n'osèrent jamais dire qu'il fût en
danger, et ils agirent sans doute en consé-
quence (i).
CHAPITRE XI.
Des pensées.
L) N Marsias songea qu'il coupoit la gorge à
Denys (2). Celui-ci le fit mourir, disant qu'il
n'y auroit pas songé la nuit s'il n'y eût pensé
le jour, C'étoit une grande tyrannie : car,
quand même il y auroit pensé, il n'avoit pas
attenté (3). Les lois ne se chargent de punir
que les actions extérieures.
(i)A''oyez l'histoire delà réfonnation, par iM .riir-
net. — (2) Plutarque, Vie de Denys. — (3) Il faut que
la pensée soit jointe à quelque sorte d'action.
ii>6 DK l'esprit des lois.
CHAPITRE XII.
Des paroles indiscrètes.
Jaien ne rend encore le crime de lese-ma-
jesté plus arbitraire que quand des paroles
indiscrètes en deviennent la matière. Les dis-
cours sont si sujets à intei'prétation , il y a tant
de différence entre l'indiscrétion et la malice ,
et il y en a si peu dans les expressions qu'elles
emploient, que la loi ne peut guère soumettre
les paroles à une peine capitale , à moins qu'elle
ne déclare expressément celles qu'elle y sou-
met(i).
Les paroles ne forment point un corps de
délit; elles ne restent que dans l'idée. La plu-
part du temps elles ne signifient point par elles-
mêmes , mais par le ton dont on les dit. Sou-
vent, en redisant les mêmes paroles, on ne
rend pas le même sens ; ce sens déjiend de la
liaison qu'elles ont avec d'autres choses. Quel-
quefois le silence exprime plus que tous les
discours. Il n'y a rien de si équivoque que tout
cela : comment donc en faire un crime de lese-
majesté? Par-tout où cette loi est établie, non
seulement la liberté n'est plus , mais son ombre
même.
(i) Si non taie sit delîctum , in quodyel scriptura
legis descendit , vel ad exeraplum legis vindicandnm
est, dit Modestinus, dans la loi Vil, §. 3, injtne,
au ff. ad le g. Jiil. maj.
LIVRE XII, CHAP. XII. l^i'J
Dans le manifeste de la czarine Anne , donné
contre la famille d'Olffourouki (i), un de ces
princes est condamné à mort pour avoir pro-
féré des paroles indécentes qui avoient du rap-
port à sa personne ; un aiïtre , pour avoir ma-
lignement interprété ses sages dispositions
pour l'empire, et offensé sa personne sacrée
par des paroles peu respectueuses.
Je ne prétends point diminuer l'indignation
que l'on doit avoir contre ceux qui veulent
flétrir la gloire de leur prince; mais je dirai
bien que, si l'on veut modérer le despotisme ,
une simple punition correctionnelle convien-
dra mieux dans ces occasions qu'une accusa-
tion de lese-majesté, toujours terrible à l'inno-
cence même (2).
Les actions ne sont pas de tous les jours ;
bien des gens peuvent les remarquer : une
fausse accusation sur des faits peut être aisé-
ment éclaircie. Les pai'oles qui sont jointes à
une action prennent la nature de cette action.
Ainsi un homme qui va dans la place publique
exhorter les sujets à la révolte devient cou-
pable de lese-majesté , parceque les paroles
sont jointes à l'action, et y participent. Ce ne
sont point les paroles que l'on punit, mais une
action commise dans laquelle on emploie les
paroles. Elles ne deviennent des ci'imes que
(1) En 1740. — (2) Neclubiicum linguae ad pœ-
naiTi facile trabenduin est. Modcstin., dans la loi VII
§. 3 , au ff. ad leg. Jiil. moj.
l58 DE l'esprit des LOIS.
iorsqu elles préparent, cfu' elles accompagnent,
ou qu'elles suivent, une action criminelle. On
renverse tout si l'on fait des paroles un crime
capital , au lieu de les regarder comme le signe
d'un crime capital.
Les empereurs Théodose, Arcadius et Ho-
norius , écrivirent à Rufiin , préfet du prétoire :
« Si quelqu'un parle mal de notre personne ou
« de notre gouvernement , nous ne voulons
'< point le punir (i) ; s'il a parlé par légèreté ,
f< il faut le mépriser; si c'est par folie, il faut
« le plaindre ; si c'est une injure , il faut lui
« pardonner. Ainsi , laissant les choses dans
rt leur entier, vous nous en donnerez connois-
n sance , afin que nous jugions des paroles par
« les personnes , et que nous pesions bien si
K nous devons les soumettre au jugement, ou
« les négliger. »
CHAPITRE XIII.
Des écrits.
JL E s écrits contiennent quelque chose de plus
permanent que les paroles ; mais , lorsqu'ils ne
préparent pas au crime de lese-majesté, ils
ne sont point une matière du crime de lese-
nicTiesté.
(i) Si id ex levitate processerit, contemnendum
est ; si ex insaiiia, miseratione dignissimiim ; si ab
iajaria, remitiersdum. Lesf. nuicn, cod. si ffuis im-
perat. malrj.
LIVRE XII, CTIAP. XIII. l5<J
Auguste et Tibère y attachèrent pourtant
la peine de ce crime (i); Auguste , à l'occasion
de certains écrits faits contre des hommes et des
femmes illustres; Tibère, à cause de ceux qu'il
crut faits contre lui. Rien ne fut plus fatal à la
liberté romaine. Crémutius Cordus fut accusé
parceque dans ses annales il avoit appelé Cas-
sius le dernier des Romains (2).
Les écrits satyriques ne sont guère connus
dans les états despotiques , où l'abattement
d'un côté , et l'ignorance de l'autre , ne donnent
ni le talent ni la volonté d'en faire. Dans la
démocratie on ne les empêche pas , par la
raison même qui, dans le gouvernement d'un
seul , les fait défendre. Comme ils sont ordi-
nairementcomposés contre des genspuissants,
ils flattent dans la démocratie la malignité du
peuple qui gou'verne. Dans la monarchie , on
les défend ; mais on en fait plutôt un sujet de
police que de crime : ils peuvent amuser la
malignité générale, consoler les mécontents,
diminuer l'envie contre les places , donner au
peuple la patience de souffrir , et le faire rire
de ses souffrances.
L'aristocratie est le gouvernement qui pros-
crit le plus les ouvrages satyriques. Les ma-
gistrats y sont de petits souverains , qui ne
sont pas assez grands pour mépriser les in-
(i) Tacite, Annales, liv. I. Ola continua sous les
règnes suivants. Voyez la loi première, au code f/e
famos. libellis. — (2) Tacite, Annales, liv. IV.
iGo DE l'esprit UfiS LOIS.
jures. Si, dans la monarchie, quelque trait va
contre le monarque, il est si haut que le trait
n'arrive peint jusqu'à lui ; un seigneur aristo-
cratique en est percé de part en part. Aussi les
décemvirs , qui formoient une aristocratie ,
punirent-ils de mort les écrits satyriques (i).
CHAPITRE XIV.
Violation de la pudeur dans la punition des crimes.
Il y a des règles de pudeur observées chez
presque toutes les nations du monde; il seroit
absurde de les violer dans la punition des cri-
mes , qui doit toujours avoir jiour objet le
rétablissement de l'ordre.
Les orientaux , qui ont exposé des femmes
à des éléphants dressés pour un abominable
genre de supplice , ont-ils voulu faire violer
la loi par la loi ?
Un ancien usage des Romains défendoit de
faire mourir les filles qui n'étoient pas nubiles.
Tibère trouva l'expédient de les faire violer
par le bourreau avant de les envoyer au sup-
plice (2) : tyran subtil et cruel, il détruisoit les
mœurs pour conserver les coutumes.
Lorsque la magistrature japonaise a fait
exposer dans les places publiques les femmes,
nues, et les a obligées de marcher à la manière
(1) La loi des douze tables. — (2) Suetonius , m
Tiberio.
LIVRE Xlï, CHAP. XI Y. l6l
des bêtes , elle a fait frémir la pudeur (i); mais
lorsqu'elle a voulu contraindre une mère. . . . ,
lorsqu'elle a voulu conti'aindre un fils , je
ne puis achever , elle a fait frémir la nature
même (2).
CHAPITRE XV.
De l'affranchissement de l'esclave pour accuser le
maître.
A.U G u s T E établit que les esclaves de ceux qui
auroient conspiré contre lui seroient vendus
au public , afin qu'ils pussent déposer contre
leur maître (3). On ne doit rien négliger de ce
qui mené à la découverte d'un grand crime.
Ainsi, dans un état où il y a des esclaves , il
est naturel qu'ils puissent être indicateurs ;
mais ils ne sauroient être témoins.
Virulex indiqua la conspiration faite en fa-
veur de Tarquin ; mais il ne fut pas témoin
contre les enfants de Brutus. Il étoit juste de
donner la liberté à celui qui avoit rendu un
si grand service à sa patrie ; mais on ne la
lui donna pas afin qu'il rendît ce service à sa
patrie.
Aussi l'empereur Tacite ordonna-t-il que
les esclaves ne seroient pas témoins contre leur
(i) Recueil des voyages qui ont servi à l'établis-
«ement de la compagnie des Indes, tome V, part. II.
—(2) Ibid. p. 4y6. — (3) Dion, dans Xiphilin.
iGi DE l'f. SPRIT DES LOIS.
maître dans le crime même de lese-majesté (i);
loi qui n'a pas été mise dans la compilation de
Justinien.
CHAPITRE XVI.
Calomuie dans le crime de lese-majesté.
1 L faut rendre justice aux Césars ; ils n'ima-
ginèrent pas les premiers les tristes lois qu'ils
firent. C'est Sylla (2) qui leur apprit qu'il ne
falloit point punir les calomniateurs; bientôt
on alla jusqu'à les récompenser (3).
CHAPITRE XVII.
De la révélation des conspirations.
« Vi u A N D ton frère , ou ton fils , ou ta fille ,
«ou ta femme bien aimée, ou ton ami, qui
« est comme ton ame , te diront en secret,
« allions à d' mitres dieux ^ tu les lapideras :
« d'abord ta main sera sur lui, ensuite celle de
« tout le peuple. » Cette loi du Deutéronome(/|)
ne peut être une loi civile chez la plupart des
(i) Flavius Vopiscus, dans sa vie. — (2) Sylla fit
ane loi de majesté , dont il est parlé dans les oraisons
de Cicéron, pro Cluentio , art. III ; in Pisonem,
art. XXI ; deuxième contre "Verres , art.V; épîtres
familières, liv. IIÎ, lett. II. César et Auguste les in-
sérèrent dans les lois.lulies; et d'autres y ajoutèrent.
— (3) Ex quo fjuis distinctior accusator eo magia
honores assequebatur, ac velnti sacrosanctns erat.
Tacite.— (4) Chap. XIII, v. 6, 7, 8 , et 9.
LIVRE XII, CUAP. XVII. lG'3
peuples que nous connoissons , parcequ'elle y
ouvrlroitla porte à tous les crimes-
La loi qui ordonne dans plusieurs états , sous
peine de la vie , de révéler les conspirations
auxquelles même on n'a pas trempé , n'est
guère moins dure. Lorsqu'on la porte dans le
gouvernement monarchique, il est très con-
venable de la restreindre.
Elle n'y doit être appliquée dans toute sa
sévérité qu'au crime de lese-majesté au pre-
mier chef. Dans ces états , il est très important
de ne point confondre les différents chefs de
ce crime.
Au Japon , où les lois renversent toutes Ls
idées de la raison humaine , le crime de non-
révélation s'applique aux cas les plus ordi-
naires.
Une relation ( i ) nous parle de deux demoi-
selles qui furent enfermées jusqu'à la mort
dans un coffre hérissé de pointes , l'une , j)our
avoir eu quelque intrigue de galanterie; l'au-
tre, pour ne l'avoir pas révélée.
CHAPITRE XVIU.
Combien il est dangereux, clans les républiqres , de
trop punir le crime de lese-maje«té.
V^uAND une république est parvenue à dé-
truire ceux qui vouloient la renverser, il faut
(i) Recueil des voyages qui ont servi à l'établisse-
flient de îa compagnie des Indes, p. 42 3, l,'V,p8rf. H.
l04 DE l'esprit des LOIS.
se hâter de mettre fin aux vengeances , aux
peines , et aux récompenses même.
On ne peut faire de grandes punitions , et
par conséquent de grands changements , sans
mettre dans les mains de quelques citoyens
un grand pouvoir. Il vaut donc mieux dans ce
cas pardonner beaucoup que punir beaucoup ,
exiler peu qu'exiler beaucoup , laisser les biens
que multiplier les confiscations. Sous prétexte
de lavengeance de la république, on établiroit
la tyrannie des vengeurs. Il n'est j)as question
de détruire celui qui domine , mais la domina-
tion. Il faut rentrer, le ])lutôt que l'on peut,
dans ce train ordinaire du gouvernement où
les lois protègent tout, et ne s'arment contre
personne.
Les Grecs ne mirent point de bornes aux
vengeances qu'ils prirent des tyrans ou de ceux
qu'ils soupçonnèrent de l'être. Ils firent mou-
rir les enfants (i), quelquefois cinq des plus
proches parents (2^; ils chassèrent une infinité
de familles. Leurs républiques en furent ébran-
lées ; l'exil ou le retour des exilés furent tou-
jours des époques qui marquèrent le change-
ment de la constitution.
Les Romains furent plus sages. Lorsque
Cassius fut condamné pour avoir aspiré à la
tyrannie , on mit en question si Ton feroit
(i) Denys d'Halicarnasse, Antiquités romaines,
liv. VIII. — (2) Tyranno occiso , qninque ejas proxi-
raos cognatione, magistratas necato. Cicéron , </*■
inventione , lib, II.
LIVRE XII, ClIAP. XVIII. l65
mourir ses enfants : ils ne furent condamnét
à aucune peine. « Ceux qui ont voulu, dil
« Denys d'Halicarnasse ( i ) , changer cettf
« loi à la lin de la guerre des Marses et d«
« la guerre civile , et exclure des charges les
« enfants des proscrits par Sylla , sont bien
« criminels. »
On voit dans les gueri-es de Marins et de
Sylla jusqu'à quel point les âmes chez les Ro-
Imains s'étoient peu à peu dépravées. Des
choses si funestes firent croire qu'on ne les
[reverroit plus. Mais , sous les triumvirs , on
voulut être plus cruel , et le paroître moins :
bn est désolé de voir les sophismes qu'employa
i|.a cruauté. On trouve dans Appien (2) la for-
[nule des proscriptions. Vous diriez qu'on n'y
i d'autre objet que le bien de la république ,
ant on y parle de sang froid , tant on y montre
l'avantages , tant les moyens que l'on prend
ont préférables à d'autres, tant les riches se-
ont en sûreté, tant le bas peuple sera tran-
uille , tant on craint de mettre en danger la
ie des citoyens , tant on veut appaiser les sol-
ats , tant enfin on sera heureux (3).
Rome étoit inondée de sang quand Lépidus
iompha de l'Espagne : et, par une absurdité
ns exemple , sous peine d'être proscrit (4) il
donna de se réjouir.
— i(i) Liv. VIIl, p. 547. — (2) Des guerres civiles ,
IV. — (3) Quod felix faustumque sit. — (4) Sacris
«ji-iejiulis dent hune diera : quisecùs faxit, inter.pro-
iptos este.
l6S DE l'esprit des LOIS.
CHAPITRE XIX.
Comment on suspend l'usage de la liberté dans la
république.
Il y a, dans les états où l'on fait le plus de
cas de la liberté, des lois qui la violent contre
nn seul pour la garder à tous. Tels sont en
Angleterre les bills appelés à.' attainder (i)
Ils se rapportent à ces lois d'Athènes qui sta
tuoient contre un particulier ( 2 ) , pourvu
qu'elles fussent faites par le suffrage de sis
mille citoyens : ils se rapportent à ces lois
qu'on faisoit à Rome contre des citoyens par-
(i) Il ne suffit pas, dans les tribunaux du royaume
qu'il y ait une preuve telle que les juges soient coU'
vaincus ; il faut encore que cette preuve soit for
melle, c'est-à-dire légale : et la loi demande qu'il
ait deux témoins contre raccusé ; une autre preuvi
ne suffiroit pas. Or si un homme présumé coupabl
de ce qu'on appelle haut crime avoit trouvé le moyei
d'écarter les témoins , de sorte qu'il fût impossibi
de le faire condamner par la loi , on pourroit porte
contre lui un bill particulier à'attaiiider, c'est-à
dire, faire une loi singulière sur sa personne. On '
procède comme pour tous les autres hills : il fan
qu'il passe dans deux chambres , et que le roi y doEU
■son consentement, sans quoi il n'y a point de bill
c'est-à-dire de jugement. L'accusé peut faire parle
ses avocats contre le bill ; et on peut parler dans 1
chambre pour le bill. — (2) Legem de singularialiqu
ns rogato, nisi sex millibns ita visum. Ex Andc
cide , de mysteriis. C'est l'ostracisme.
LIVRE XII, CHAP. XIX. if)-
ticuliers , el qu'on appeloit prwileges^i) ; elles
ne se faisoient que clans les grands états du
peuple. Mais , de quelque manière que le peu-
ple les donne , Cicéron veut qu'on les abolisse ,
parceque la force de la loi ne consiste qu'en ce
qu'elle statue sur tout le monde ( 2 \ J'avoue
pourtant que l'usage des peuples les plus libres
qui aient jamais été sur la terre me fait croire
qu'il y a des cas oii il faut mettre pour un
moment un voile sur la liberté , comme l'on
caclie les statues des dieux.
CHAPITRE XX.
Des lois favorables à la liberté du citoyen dans la
république.
Il arrive souvent dans les états populaires
que les accusations sont publiques , et qu'il est
permis à tout homme d'accuser qui il veut.
Cela a fait établir des lois propi'cs à défendre
l'innocence des citoyens. A Athènes , l'accusa-
teur qui n'avoit pas pour lui la cinquième par-
tie des suffrages payoit une amende de mille
dragmes: Eschines,quiavoitaccusé Ctésiphon,
y fut condamné (3). A Rome , l'injuste accu-
sateur étoit noté d'infamie ( 4 ) i on lui impri-
moit la lettre K sur le front. On donnoit des
(i) De privatis horainibuslata;. Cicéron, de le g.
liv. III. — (2) Scitum est jussam inoranes. Cic. ibiil.
— (3) Voyez Philostrate, liv. 1, Vie des sopbistey ,
Vie d'Eschiiies. Voyez aussi Plutarque et Pbotius. —
(4) Par la loi Piemnia.
l68 DE l'esprit des LOIS.
gardes à l'accusateur pour qu'il fût hors d'état
de corrompre les juges on les témoins (i).
J'ai déjà parlé de cette loi athénienne et ro-
maine qui permettoit à l'accusé de se retirer
avant le jugement.
CHAPITRE XXI.
De la craauté des lois envers les débiteurs dans lu.
république.
U X citoyen s'est déjà donné une assez grande
supériorité sur un citoyen , en lui prêtant un
argent que celui-ci n'a emprunté que pour
s'en défaire , et que par conséquent il n'a plus.
Que sera-ce dans une république , si les lois
augmentent cette servitude encore davantage?
A Athènes et à Rome (2) , il fut d'abord per-
mis de vendre les débiteurs qui n'étoient pas
en état de payer. Solon corrigea cet usage à
Athènes Ç^) : il ordonna que personne ne seroit
obligé par corps pour dettes civiles. Mais les
décemvirs ( /j ) ne réformèrent pas de même
l'usage de Rome ; et quoiqu'ils eussent devant
les yeux le règlement de Solon , ils ne voulu-
rent pas le suivre. Ce n'est pas le seul endroit
delà loi des douze tables où l'on voit le dessein
(i) Plutarque , au traité, Comment on pourroit re-
cevoir de l'utilité de ses ennemis. — (2) Plusieurs
vendoient leurs enfants pour payer leurs dettes. Plu-
tarque, A'ie de Solon. — (3) Ibid. — (4) II paroît par
l'histoire que cet usage étoit établi chez les Romain»
avant la loi des douze tables. Tite-Live, déc. I, L II.
LIVRE XII, CUAP. XXI. 1 6()
des décemvirs de clioquer l'espril de la démo»
cratie.
Ces lois cruelles contre les débiteurs mirent
bien des fois en danger la république romaine.
Un homme couvert de plaies s'écliappa de la
maison de son créancier , et parut dans la
pIace(i).Le peuple s'émut à ce spectacle. D'au-
tres citoyens, que leurs créanciers n'osoient
plus retenir , sortirent de leurs cachots. On
leur fit des promesses ; on y manqua : le peuple
se retira sur le Mont -Sacré. Il n'obtint pas
l'abrogation de ces lois, mais un magistrat
pour le défendre. On sortoit de l'anarchie, on
pensa tomber dans la tyrannie. Manlius,pour
se rendre populaire, alloit retirer des mains
des créanciers les citoyens qu'ils avoient ré-
duits en esclavage (2). On prévint les desseins
de Manlius ; mais le mal restoit toujours. Des
lois particulières donnèrent aux débiteurs des
facilités de payer (3); et, l'an de Rome 428 ,
les consuls portèrent une loi (4) qui ôta aux
créanciers le droit de tenir les débiteurs en
servitude dans leurs maisons (5). Un usurier
nommé Papirius avoit voulu corrompre la pu-
dicité d'un jeune homme nommé Publius ,
(i) Deuys d'Halicarnasse, Antiquités roni. 1. "\'I.
— (2) Plutarque, Vie de l'urius Camillus. — (3) Voyez
ci après le chapitre XXIA'^ du livre XXII. — (4) Cent
vingt ans après la loi des douze tables. Eo anno plebi
romanae velut aliud iniliuin libertatis factuni est,
quodnectidesicrunt. Tite-Live, liv. VIII. — (5) Bona
debitoris, non corpus obnoiium esset. Ibid,
ESPR. DES LOIS. 2. 10
170 DE l'esprit des LOIS.
qu'il tenoit dans les fers. Le crime de Sextus
donna à Rome la liberté politique; celui de
Papirius y donna la liberté civile.
Ce fut le destin de cette ville , que des cri-
mes nouveaux y confirmèrent la liberté que
des crimes anciens lui avoient procurée. L'at-
tentat d'Appius sur Virginie remit le peuple
dans cette horreur contre les tyrans que lui
avoit donnée le malheur de Lucrèce. Trente-
sept ans (i) après le crime de l'infâme Papirius,
un crime pareil (2^ fit que le peuple se retira
sur le Janicule (3), et que la loi faite pour la
sûreté des débiteurs reprit une nouvelle force.
Depuis ce temps , les créanciers furent plu-
tôt poursuivis par les débiteurs pour avoir
violé les lois faites contre les usures , que ceux-
ci ne le furent pour ne les avoir pas payés.
CHAPITRE XXI L
Des clioses qui attaquent la liberté dans la monarchie.
Xja chose du monde la plus inutile au prince
a souvent affoibli la liberté dans les monar-
chies : les commissaires nommés quelquefois
pour juger un particulier.
( i) L'an de Rome 465. — (2) Celui de Plantius, qni
attenta contre lapudicité de Veturius. Valere Maxi-
me, liv. VI, art. IX. On ue doit point confondre ces
deux événements ; ce ne sont ni les mêmes personnes
ni les mêmes temps. — (3)Voyez un fragment de Denys
d'Halicarnasse , dans l'extrait Des vertus et des vices;
l'épitome de Tite-Live, 1. XI; et Freinshemins, 1. XI.
LIvnE XII, CHAP. XXI 1. 171
Le prince tire si peu d'utilité des commis-
saires, qu'il ne vaut pas la peine qu'il change
l'ordre des choses jiour cela. Il est moralement
sxir qu'il a plus l'esprit de probité et de justice
que ses commissaires, qui se croient toujours
assez justifiés par ses ordres , par un obscur
intérêt de l'état , par le choix qu'on a fait d'eux,
et par leurs craintes même.
Sous Henri VIII , lorsqu'on faisoit le procès
à un pair , on le faisoit juger par des commis-
saires tirés de la chambre des pairs : avec cette
méthode , on fit mourir tous les pairs qu'on
voulut.
CHAPITRE XXIII.
Des espious daus la monarchie.
r* A u T-T L des espions dans la monarchie ? Ce
n'est pas la pratique ordinaire des bons prin-
ces. Quand un homme est fidèle aux lois, il a
satisfait à ce qu'il doit au prince. Il faut au
moins qu'il ait sa maison pour asile , et le
reste de sa conduite en sûreté. L'espionnage
seroit peut-être tolérable , s'il pouvoit être
exercé par d'honnêtes gens ; mais l'infamie né-
cessaire de la personne peut faire juger de
l'infamie de la chose. Un prince doit agir avec
ses sujets avec candeur , avec franchise, avec
confiance. Celui qui a tant d'inquiétudes , de
soupçons et de craintes, est un acteur qui est
embarrassé à jouer son rôle. Quand il voit
qu'en général les lois sont dans leur force , et
172 DE L ESPRIT DES LOIS.
qu'elles sont respectées , il peut se juger en
sûreté. L'allure générale lui répond de celle de
tous les particuliers. Qu'il n'ait aucune crainte,
il ne sauroit croire combien on est porté à l'ai-
mer. Eli ! pourquoi ne l'aimeroit-on pas ? Il est
la source de presque tout le bien qui se fait; et
quasi toutes les punitions sont sur le compte
des lois. Une se montre jamais au peuple qu'a-
vec un visa ge serein : sa gloire même se commu-
nique à nous, et sa puissance nous soutient.
Une preuve qu'on l'aime , c'est que l'on a de la
confiance en lui ; et que , lorsqu'un ministre re-
fuse, on s'imagine toujours que le prince auroit
accordé. Mèmedauslescalamités publiques on
n'accuse point sa personne ; on se plaint de ce
qu'il ignore , ou de ce qu'il est obsédé par des
gens corrompus : « Si le prince savoit w , dit le
peuple. Ces paroles sont une espèce d'invoca-
tion,et une preuve de la confiance qu'on a en lui.
CHAPITRE XXIV.
Des lettres anonymes.
J-JES Tartares sont obligés de mettre leur
nom sur leurs flèches , afin que l'on connoisse
la main dont elles partent. Philippe de Macé-
doine ayant été blessé au siège d'une ville, on
trouva sur le javelot : yister a porté ce coup
mortel à Pldlippeii). Si ceux qui accusent
(i) Plutarque, OEuvres morales, collât, de quel-
ijnos histoires romaines et grecques, tome II , p. 487»
1,1 VRE XII, CU.VP. XXIV. 17^
un homme le faisoient en vue du bien public ,
ils ne l'accuseroient pas devant le prince , qui
peut être aisément prévenu, mais devant les
magistrats , qui ont des règles qui ne sont for-
midables qu'aux calomniateurs. Que s'ils ne
veulent pas laisser les lois entre eux et l'accusé,
c'est une preuve qu'ils ont sujet de les crain-
dre; et la moindre peine qu'on puisse leur in-
fliger , c'est de ne les point croii'e. On ne peut
y faire d'attention que dans les cas qui ne san-
roient souffrir les lenteurs de la justice ordi-
naire, et où il s'agit du salut du prince. Pour
lors , on peut croire que celui qui accuse a fait
un effort qui a délié sa langue et l'a fait parler.
Mais , dans les autres cas , il faut dire avec
l'empereur Constance : « Nous ne saurions
« soupçonner celui à qui il a manqué un accu-
« sateur , lorsqu'il ne lui manquoit pas un
« ennemi (i\ »
CHAPITRE XXV.
De la manière de gouverher dans la monarchie.
JLi'AUTORiTÉ royale est un grand ressort qui
doit se mouvoir aisément et sans bruit. Les
Chinois vantent un de leurs empereurs , qui
gouverna, disent-ils, comme le ciel , c'est-à-
dire par son exemple.
Il y a des cas où la puissance doit agir dans
toute son étendue : il y en a où elle doit agir
(i) Leg. VI, code Thcod. de fimos. libellis.
374 CE L ESPRIT DES LOIS.
p^r ses limites. Le sublime de l'administratioB
est de bien connoître quelle est la partie du
pouvoir, grande ou petite, que l'on doit em-
ployer dans les diverses circonstances.
Dans une monarchie, toute la félicité con-
siste dans l'opinion que le peuple a de la dou-
ceur du gouvernement. Un ministre mal-habile
veut toujours vous avertir que vous êtes es-
claves. Mais si cela étoit , il devroit chercher à
le faire ignorer. Il ne sait vous dire ou vous
écrire , si ce n'est que le prince est fâché; qu'il
est surpris; qu'il mettra ordre. U y a une cer-
taine facilité dans le commandement : il faut
que le prince encourage , et que ce soient les
lois qui menacent (i).
CHAPITRE XXVI.
Que, dans la monarcliie, le prince doit être accessïLIe,
C< E L A se sentira beaucoup mieux par les con-
trastes. « Le czar Pierre I , dit le sieur Perry (2),
« a fait une nouvelle ordonnance qui défend
V. de lui présenter de requête qu'après en avoir
c présenté deux à ses officiers. On peut, en cas
« de déni de justice , lui présenter la troisième :,
<' mais celui qui a tort doit perdre la vie. Per-
« sonne depuis n'a adressé de requête au czar. »
(1) Nerva , dit Tacite , augmenta la facilité de l'em-
pire.— (2) L'état de la Grande Russie, p. 173, édit.
de Paris, 171 7.
tIVRE XII, CHAP. XXVII. I 7 J
CHAPITRE XXVII.
Des mœurs du monarque.
JjF. s mœurs du prince contribuent autant à
la liberté que les lois : il peut , comme elles ,
faire des hommes des bêtes , et des bêtes faire
des liommes. S'il aime les âmes libres, il aura
des sujets ; s'il aime les âmes basses , il aura
des esclaves. Veut-il savoir le grand art de
régner ? qu'il approche de lui l'honneur et la
vertu , qu'il appelle le mérite personnel. Il peut
même jeter quelquefois les yeux sur les talents.
Qu'il ne craigne point ses rivaux qu'on appelle
les hommes de mérite; il est leur égal dès qu'il
les aime. Qu'il gagne le cœur, mais qu'il ne
captive poiKt l'esprit. Qu'il se rende populaire.
Il doit être flatté de l'amour du moindre de
ses sujets ; ce sont toujours des hommes. Le
peuple demande si peu d'égards , qu'il est juste
de les lui accorder : l'infinie distance qui est
entre le souverain et lui empêche bien qu'il ne
le gêne. Qu^exorable à la prière , il soit ferme
contre les demandes ; et qu'il sache que son
peuple jouit de ses refus , et ses courtisans de
ses grâces.
CHAPITRE XXVIII.
Des égards que les monarques doivent à leurs sujets.
Il faut qu'ils soient extrêmement retenus sur
la raillerie. Elle flatte lorsqu'elle est modérée,
176 DE l'esprit des LOIS.
parcequ'elie donne les moyens d'entrer dans
la familiarité : mais une raillerie piquante leur
est bien moins permise qu'au dernier de leurs
sujets, parcequ'ils sont les seuls qui blessent
toujours mortellement.
Encore moins doivent-ils faire à un de leurs
sujets une insulte marquée : ils sont établis
pour pardonner , pour punir ; jamais pour
insulter.
Lorsqu'ils insultent leurs sujets , ils les trai-
tent bien plus cruellement que ne traite les
siens le Turc ou le Moscovite. Quand ces der-
niers insultent , ils humilient et ne déshono-
rent point; mais , pour eux, ils humilient et
déshonorent.
Tel est le préjugé des Asiatiques , qu'ils re-
gardent un affront fait par le prince comme
l'effet d'une bonté patei'nelle; et telle est notre
manière de penser, que nous joignons au cruel
sentiment de l'affront le désespoir de ne pou-
voir nous en laver jamais.
Ils doivent être charmés d'avoir des sujets
à qui l'honneur est plus cher que la vie , et
n'est pas moins un motif de fidélité que do
courage.
On peut se souvenir des malheurs arrivés
aux princes pour avoir insulté leurs sujets ;
des vengeances de Chéréas, de l'eunuque Nar-
sès , et du comte Julien ; enfin de la duchesse
de Montpensier , qui , outrée contre Henri III
qui avoit révélé quelqu'un de ses défauts se-
crets, le troubla pendant toute sa vi^
LIVRE XII, CHAP. IXIX. I77
CHAPITRE XXIX.
De» lois civiles propres à mettre un peu de liberté
dans le gouvetuement despotique.
vJuoiQUE le gouvernement despotique, dans
sa nature , soit par-tout le même , cependant
des circonstances , une opinion de religion ,
un pri'jugé , des exemples reçus , un tour d'es-
prit , des manières , des mœurs , peuvent y
mettre des différences considérables.
Il est bon que de certaines idées s'y soient
établies. Ainsi , à la Chine , le prince es t rega rdé
comme le père du peuple; et, dans les com-
mencements de l'empire des Arabes , le prince
enétoit le prédicateur (i).
Il convient qu'il y ait quelque livre sacré qui
serve de règle, comme l'Alcoran chez les Ara-
bes, les livres de Zoroastre chez les Perses, le
Védam chez les Indiens, les livres classiques
chez les Chinois. Le code religieux supplée au
code civil , et fixe l'arbitraire.
Il n'est pas mal que, dans les cas douteux, les
juges consultent les ministi'es de la religion (2),
Aussi , en Turquie , les cadis interrogent-ils
les mollachs. Que si le cas mérite la mort, il
peut être convenable que le juge particulier ,
Ls'il y en a , prenne l'avis du gouverneur , afin
(i) Les califes. — (2) Histoire des Tattars, troisième
Ipartie, p. 277, dans les remarques.
lyO DE L KSPUIT DES LOIS.
que le pouvoir civil et l'ecclésiastique soient
encore tempérés par l'autorité politique.
CHAPITRE XXX.
Continuation du même sujet.
1^'est la fureur despotique qui a établi que
la disgrâce du pert^ entraineroit celle des en-
fants et des femmes. Ils sont déjà malheureux
sans être criminels ; et d'ailleurs il faut que le
prince laisse entre l'accusé et lui des suppliants
pour adoucir son courroux ou pour éclairer
sa justice.
C'est une bonne coutume des Maldives (i)
que , lorsqu'un seigneur est disgracié , il va
tous les jours faire sa cour au roi , jusqu'à ce
qu'il rentre en grâce ; sa présence désariiae le
courroux du prince.
Il y a des états despotiques (2) où l'on pense
que de parler à un prince pour un disgracié ,
c'est manquer au respect qui lui est dû. Ces
princes semblent faire tous leurs efforts pour
se priver de la vertu de clémence.
Arcadius et Honorius , dans la loi (3) dont
j'ai tant parlé (4), déclarent qu'ils ne feront
(i) Voyez l''rancois Pirard. — (2) Comme aujour-
d'hui en Perse, au rapport de M. Chardin. Cet usage
est bien ancien. « On mitCa-vade, dit Procope, dans
« le château de l'oubli. 11 y a une loi qui défend de
« parler de ceux qui y sont enfermés , et même de
« prononcer leur nom. "—(3) La loi V, au code ad
i'eg. Jii/. 7/z^y.— (4) Au chapitre VIII de ce livre.
LIVRE XII, CHAP. XXX. I79
point de grâce à ceux qui oseront les supplier
pour les cou])ables ( i ). Cette loi étoit bien
mauvaise, puisqu'elle est mauvaise dans le des-
potisme même.
La coutume de Perse , qui permet à qui veut
de sortir du royaume, est très bonne: et,
quoique l'usage contraire ait tiré son origine
du despotisme , où l'on a regardé les sujets
comme des esclaves ( 2 ) , et ceux qui sortent
comme des esclaves fugitifs, cependant la pi-a-
tique de Perse est très bonne ]>our le despo-
tisme , oii la crainte de la fuite ou de la retraite
des redevables arrête ou modère les persécu-
tions des bâchas et des exacteurs.
(i) Fridéric copia cette loi dans les constitutions
de Naples, liv. I. — (2) Dans les monarchies il y a
ordinairement une loi qui défend à ceux qui ont des
emplois publics de sortir du royaume sans la per-
mission du princo. Cette loi doit être encore établie
dans les républiques. Mais dans celles qui ont des
institutions singulières, la défense doit être générale,
pour qu'on n'y rapporte pas les mœurs étrangères.
8o
DE L ESPRIT DES LOIS.
LIVRE XIII.
DES RArrORTS QUE LA r.EVEE DES TRIBUTS ET LA. GRAN-
DEUR DES REVENUS PUBLICS ONT AVEC LA LIBERTÉ.
CHAPITRE PREMIER.
Des revenus de l'état.
J_jES revenus de l'état sont une portion que
chaque citoyen donne de son bien pour avoir
la sûreté de l'autre, ou pour en jouir agréa-
blement.
Pour bien fixer ces revenus , il faut avoir
égard et aux nécessités de l'état et aux néces-
sités des citoyens. Il ne faut point prendre au
peuple sur ses besoins réels pour des besoins
de l'état imaginaires.
Les besoins imaginaires sont ce que deman-
dent les passions et les foiblesses de ceux qui
gouvernent, le charme d'un projet extraordi-
naire, l'envie malade d'une vaine gloire, et
une certaine impuissance d'esprit contre les
fantaisies. Souvent ceux cjui , avec un esprit
inquiet, étoient sous le prince à la tête des
affaires, ont pensé que les besoins de l'état
étoient les besoins de leurs petites âmes.
Il n'y a rien que la sagesse et la prudence
doivent plus régler, que cette portion qu'oa
6te et cette portion qu'on laisse aux sujets.
LIVRE XIII, CHAP. I. l8l
Ce n'est point à ce que le peuple peut don-
ner qu'il faut mesurer les revenus publics ,
mais à ce qu'il doit doimer ; et si on les mesure
à ce qu'il peut donner, il faut que ce soit du
moins à ce qu'il peut toujours donner.
CHAPITRE II.
Que c'est mal ralsonBer de dire que la graudeiir des
tributs soit bonne par elle-nicme.
On a vu, dans de certaines monarchies, que
de petits pays exempts de tributs étoient aussi
misérables que les lieux qui tout autour en
étoient accablés. La principale raison en est
que le petit état entouré ne peut avoir d'in-
dustrie, d'arts, ni de manufactuies , parce-
qu'à cet égard il est gêné de mille manières
par le grand état dans lequel il est enclavé.
Le grand état qui l'entoure a l'industrie , les
manufactures , et les arts ; et il fait des règle-
ments qui lui en procurent tous les avantages.
Le petit état devient donc nécessairciiient pau-
vre , quelque peu d'impôts qu'on y levé.
On a pourtant conclu de la pauvreté de ces
petits pays que, pour que le peuple fût indus-
trieux, il falloit des charges pesantes. On au-
roit mieux fait d'en conclure qu'il n'en faut
pas. Ce sont tous les misérables des environs
qui se retirent dans ces lieux-là pour ne rien
faire : déjà découragés par l'accablement du
travail , ils font consister toute leur félicité
dans leur paresse.
ESrR. DES I.OIS. 2. Il
l89, DE l'esprit des LOIS.
L'effet des richesses d'un pays , c'est de
mettre de l'ambition dans tous les cœurs. L'ef-
fet de la pauvreté est d'y faire naître le déses -
poir, La première s'irrite par le travail ; l'autre
se console par la paresse.
La nature est juste envers les hommes; elle
les récom])ense de leurs peines; elle les rend
laborieux , jjarcequ'à de plus grands travaux
elle attache déplus grandes récompenses. Mais,
si un pouvoir arbitraire ôte les récompenses
de la nature , on reprend le dégoût pour le
travail, et l'inaction paroît être le seul bien.
CHAPITRE II L
Des tributs dans les pays où une partie du peuple
est esclave de la glèbe.
I / ESCLAVAGE de la glèbe s'établit quelque-
fois après une conquête. Dans ce cas, l'esclave
c[ui cultive doit être le colon partiaire du maî-
tre. Il n'y a qu'une société de perte et de gain
qui puisse réconcilier ceux qui sont destinés à
travailler avec ceux qui sont destinés à jouir.
CHAPITRE IV.
D'une république en cas pareil.
JL/ORSQu'uNE république a réduit une na-
tion à cultiver les terres pour elle, on n'y doit
point souffrir que le citoyen puisse augmenter
le tribut de l'esclave. On ne le permettoit point
r.IVRK XIII, CHAP. IV. i83
à Lacédémone : on pensoit que les Eloles (i)
culliveroient mieux les terres, lorsqu'ils sau-
roient que leur s-ervitude n'augmenteroit pas :
on croyoit que les maîtres seroient meilleurs
citoyens , lorsqu'ils ne desireroient que ce
qu'ils avoient coutume d'avoir.
CHAPITRE V.
D'une monarcliie en cas pareil.
J_j o R S Q u E , dans une monarchie , la noblesse
fait cultiver les terres à son profit par le peu-
ple conquis , il faut enco.';e que la redevance
ne puisse augmenîer (2;. Ue plus, il est bon
que le prince se contente de son domaine et
du service militaii'e. Mais s'il veut lever des
tributs en argent sur les esclaves de sa no-
blesse, il faut que le seigneur soit garant (3)
du tribut, qu'il le paie pour les esclaves , et le
reprenne sur eux : et, si l'on ne suit pas celte
règle, le seigneur et ceux qui lèvent les reve-
nus du prince vexeront l'esclave tour à tour,
et le reprendront l'un après l'autre , jusqu'à ce
qu'il périsse de misère ou fuie dans les bois.
(i) Plutarque. — (2) C'est ce qui fit faire à CLarle-
magne ses belles institut! ons là-dessus. Voyez le liv. V
des Capitulaires, art. 3o3. — (3) Cela se pratique ainsi
en Allemagne.
l:'\ Viù 1.^5 PRIT DES LOIS.
CHAPITRE VI.
D'un état despotique eu cas pareil.
l_-iE que je viens de dire est encore pies indis-
pensable dans l'état despotique. Le seigneui',
qui peut à tous les instants être dépouillé de ses
terres et de ses esclaves , n'est pas si porté à les
conserver.
Pierre I , voulant prendre la pratique d'Al-
lemagne et lever ses tributs en argent, fit un
règlement très sage que l'on suit encore en
Russie. Le gentilhomme levé la taxe sur les
paysans , et la paie au czar. Si le nombre des
paysans diminue, il paie tout de même; si le
nombre augmente, il ne paie pas davantage: il
est donc intéressé à ne point vexer ses paysans.
CHAPITRE VIL
Des tributs dans les pavs où l'esclavage de la glèbe
n'est point établi.
JuoRSQUE dans un état tous les particuliers
sont citoyens , que chacun y possède par son
domaine ce que le prince y possède ])ar son
emp're, onpeulmettre des impôts sur les per-
sonnes , sur les terres , ou sur les marchandi-
ses; sur deux de ces choses, ou sur les trois
ensemble.
Dans l'impôt de la personne, la proportion
injuste seroit celle qui suivroit exactement la
proportion des biens. On avoit divisé à Athe-
LIVr.E XIII, CHAP. VII. l85
nos(i) les citoyens en quatre classes. Ceux
<[ui retiroienl de leurs biens cinq cents mesu-
res de fruits liquides ou secs payoient au pu-
blic un talent ;' ceux qui en retiroient trois
cents mesures dévoient un demi talent; ceux
qui avoient deux cents mesures payoient dix
mines , ou la sixième partie d'un talent ; ceux
de la quatrième classe ne donnoient rien. La
taxe étoit juste , quoiqu'elle ne fût point pro-
})ortionnelle: si elle ne suivoitpas la propor-
tion des biens, elle suivoit la proportion des
besoins. On jugea que cliacun avoit un néces-
saire physique égal, que ce nécessaire physi-
que ne devoit point être taxé; que l'utile venoit
ensuite, et qu'il devoit être taxé, mais moins
que le supei'flu ; que la grandeur de la taxe sur
le superflu empèchoit le superflu.
Dans la taxe sur les terres, on fait des rôles
où l'on met les diverses classes des fonds.
Mais il est très difficile de connoître ces diffé-
rences , et encore plus de trouver des gens qui
ne soient point intéressés à les méconnoitre.
Il y a donc là deux sortes d'injustices; l'injus-
tice de l'homme , et l'injustice de la chose. Mais
si en général la taxe n'est point excessive, si
on laisse au peuple un nécessaire abondant,
ces injustices particulières ne seront rien. Que
si au contraire on ne laisse au peuple que ce
qu'il lui faut à la rigueur pour vivre, la moin-
(i) PoUux, liv. VIII, ehap.X, art. i3o.
l86 DE l'esprit des LOIS.
dre disproportion sera de la plus grande con^
séquence.
Que quelques citoyens ne paient pas assez ,
le mal n'est pas grand ; leur aisance revient
toujours au public: que quelques particuliers
I)aient trop , leur ruine se tourne contre le pu-
blic. Si l'état proportionne sa fortune à celle
des particuliers, l'aisance des particuliers fera
bientôt monter sa fortune. Tout dépend du
moment : l'état commencera-t-il par appauvrir
les sujets pour s'enrichir? ou attendra-t-il cjue
des sujets à leur aise l'enrichissent ? Aura-t-il
le premier avantage ou le second? Commen-
cera-t-il par être riche, ou finira-t-il par l'être?
Les droits sur les marchandises sont ceux
que les peuples sentent le moins , parcequ'on
ne leur fait pas une demande formelle. Ils
jieuvent être si sagement ménagés , que le peu-
])le ignorera presque qu'il les paie. Pour cela ,
il est d'une grande conséquence que ce soit
celui qui vend la marchandise qui paie le droit.
Il sait bien qu'il ne ])aie pas pour lui ; et l'ache-
teur, qui dans le fond le paie, le confond avec
le prix. Quelques auteurs ont dit que Néron
avoit ôté le droit du vingt-cinquième des es-
claves qui se vendoi'ent (i); il n'avoit pour-
tant fait qu'ordonner que ce seroit le vendeur
(i) Yectlgal qnintae et vicesiiuîe venalium manci-
piorum remissum specie magis quàm vi ; quia cnm
veaditorpendere jnberetnr,inpartem pretii einpto-
ribas accrescebat. Tacite, Annales, liv. XIII.
LIVRE XIII, CHAP. Vit. 187
qui le paieroit , au lieu de 1 acheteur: ce règle-
ment, qui laissoit tout l'impôt, parut l'ôter.
11 y a deux royaumes en Europe où l'on a
mis des impôts très forts sur les boissons : dans
l'un, le brasseur seal paie le droit; dans l'an-
tre , il est levé indifféremment sur tous les
sujets fjui consomment. Dans le premier, per-
sonne ne sent la ripjueur de l'impôt; dans le
second, il est regardé comme onéreux: dans
celui-là, le citoyen ne sent que la liberté qu'il
a de ne pas payer; dans celui-ci, il ne sent que
la nécessité qui l'y oblige.
D'ailleurs , pour que le citoyen paie, il faut
des recherches perpétuelles dans sa maison.
Rien n'est plus contraire à la liberté ; et ceux
qui établissent ces sortes d'impôts n'ont pas
le bonheur d'avoir à cet égard rencontré la
meilleure sorte d'administration.
CHAPITRE VIII.
Comment on conserve l'illusion.
J: ouR que le prix de la chose et le droit puis-
sent se confondre dans la tête de celui qui
paie, il faut qu'il y ait quelque rapport entre
la marchandise et l'impôt; et que, sur une
denrée de peu de valeur, on ne mette pas un
droit excessif. Il y a des pays où le droit excède
de dix-sept fois la valeur de la marchandise.
Pour lors le prince ôte l'illusion à ses sujets;
ils voient qu'ils sont conduits d'une manière
l88 DK LESPRIT DES LOIS.
qui n'est pas raisonnable , et qui leur fait sen-
tir leur servitude an dernier point.
D'ailleurs, pour que le prince puisse lever
un droit si disproportionné à la valeur de la
chose, il faut qu'il vende lui-même la mar-
chandise, et que le peuple ne puisse l'aller
acheter ailleurs; ce qui est sujet à mille incon-
vénients.
La fraude étant dans ce cas très lucrative, la
peine naturelle, celle que la raison demande,
qui est la confiscation de la marchandise , de-
vient incapable de l'arrêter; d'autant plus que
cette marchandise est, pour l'ordinaire, d'un
prix très vii. Il faut donc avoir recours à des
peines extravagantes et pareilles à celles que
l'on inflige pour les plus grands crimes. Toute
la proportion des peines est ôtée. Des gens
qu'on ne sauroit regarder comme des hommes
méchants sont punis comme des scélérats ; ce
qui est la chose du monde la plus contraire à
l'esprit du gouvernement modéré.
J'ajoute que plus on met le peuple en occa-
sion de frauder le tiaitant, plus on enrichit
celui-ci et on appauvrit celui-là. Pour arrêter
la fraude, il faut donner au traitant des moyens
de vexations extraordinaires ; et tout est perdu.
CHAPITRE IX.
D'une mauvaise sorte d'impôts.
JNo US parlerons en passant d'un impôt établi
dans quelques états sur les diverses clauses
LIVRE Xlir, CHAP. IX. J 89
des contrats civils. Il faut, poui' se dcfendie
du traitant , de grandes connoissances , ces
choses étant sujettes à des discussions subtiles.
Pour lors le traitant , interprète des règle-
ments du prince , exerce un pouvoir arbitraire
sur les fortunes. L'expérience a fait voir qu'un
impôt sur le papier sur lequel le contrat doit
s'écrire vaudroit beaucoup mieux.
CHAPITRE X.
Que la grandeur des tributs dépend de la nature
du gouvernement.
XJ E S tributs doivent être très légers dans le
gouvernement despotique. Sans cela, qui est-
ce qui voudroit prendre la peine d'y cultiver
les terres ? et de plus , comment payer de gros
tributs dans un gouvernement qui ne supplée
par rien à ce que le sujet a donné ?
Dans le pouvoir étonnant du prince et l'é-
trange foiblesse du peuple , il faut qu'il ne
puisse y avoir d'équivoque sur rien. Les tri-
buts doivent être si faciles à percevoir et si
clairement établis , qu'ils ne puissent être aug-
mentés ni diminués par ceux qui les lèvent :
une portion dans les fruits de la terre , une
taxe par tête, un tribut de tant pour cent sur
les marchandises, sont les seuls convenables.
Il est bon, dsns le gouvernement despoti-
que , que les marchands aient une sauvegarde
personnelle, et que l'usage les fasse respecter;
sans cela ils seroient trop foibles dans- les dis-
190 DE L ESPRIT DES LOIS.
eussions qu'ils pourroient avoir avec les offi-
ciers du prince.
CHAPITRE XI.
Des peines fiscales.
(_>' E S T une chose particulière aux peines fis-
cales que, contre la pratique générale , elles
sont plus sévères en Europe qu'en Asie. En
Europe, on confisque les marcbandises, quel-
cpiefois même les vaisseaux et les voitures; en
Asie, on ne fait ni l'un ni l'autre. C'est qu'en
Europe le marchand a des juges qui peuvent
le garantir de l'oppression; en Asie, les juges
despotiques seroient eux-mêmes les oppres-
seurs. Que feroit le marchand contre un bâcha
qui auroit résolu de confisquer ses marchan-
dises?
C'est la vexation qui se surmonte elle-même
et se voit contrainte à une certaine douceur.
En Turquie, on ne levé qu'un seul droit d'en-
trée , après quoi tout le pays est ouvert aux
marchands. Les déclarations fausses n'empor-
tent ni confiscation ni augmentation de droits.
On n'ouvre (i) point à la Chine les ballots des
gens qui ne sont pas marchands. La fraude,
chez le Mogol, n'est point punie par la con-
fiscation , mais par le doublement du droit.
Les princes (2) tartares qui habitent des villes
(i) Du Halde, tome II, p. 37. — (2) Histoire des
Tattars, part. III, p. 290.
JUVP. E XIll, CHAP. XI. l(jl
dans l'Asie ne lèvent presque rien sur les mar-
chandises qui passent. Que si, au Japon, le
crime de fraude dans leconimerce est un crime
capital , c'est qu'on a des raisons pour défen-
dre toute communication avec les étrangers ,
et que la fraude (i) y est plutôt une contiviven-
lionaux lois faites pour la sûreté de l'état,
f ju'à des lois de commerce.
CHAPITRE XII.
Rapport de la grandeur des tributs avec la liberté.
11. E OLE générale: on peut lever des tributs
j)ius forts , à proportion de la liberté des su-
jets; et l'on est forcé de les modérer à mesure
que la servitude augmente. Cela a toujours été
et cela sera toujours. C'est une règle tirée de
la nature, qui ne varie point; on la trouve par
tous les pays, en Angleterre, en Hollande, et
dans tous les états où la liberté va se dégra-
dant, jusqu'en Turquie. La Suisse semble y
déroger, parcequ'on n'y paie point de tributs :
mais on en sait la raison particulière , et même
elle confirme ce que je dis. Dans ces montagnes
stériles, les vivres sont si cliers et le pays est
(i) Voulant avoir un commerce avec les étrangers
sans se communiquer avec eux , ils ont choisi deux
nations ; la hollandaise pour le commerce de TEu-
rope ; et la chinoise pour celui de l'Asie : ils tiennent
dans une espèce de prison les facteurs et les matelots,
et les gênent jusqu'à faire perdre patience.
Ifja DE l'es pair DKS LOIS.
si peuplé, qu'un Suisse paie quatre fois plus à
la nature qu'un Turc ne paie au sultan.
Un peuple dominateur , tel qu'étoient les
Atliéniens et les Romains , peut s'affranchir
de tout impôt, parcequ'il règne sur des nations
sujettes. Il ne paie pas pour lors à proportion
de sa liberté, parcequ'à cet égard il n'est pas un
peuple, mais un monarque.
Mais la règle générale reste toujours. Il v
a dans les états modérés un dédommagement
pour la pesanteur des tributs ; c'est la liberté.
Il y a dans les états (i) despotiques un équi-
valent pour la liberté ; c'est la modicité des
tributs.
Dans de certaines monarchies en Europe ,
on voit des provinces (2) qui , par la nature de
ieur gouvernement politique , sont dans un
meilleur état que les autres. On s'imagine tou-
jours qu'elles ne paient pas assez, parceque,
par un effet de la bonté de leur gouvernement,
elles pourroient payer davantage; et il vient
toujours dans l'esprit de leur ôter ce gouver-
nement même qui produit ce bien qui se com-
munique , qui se répand au loin, et dont il
vaudroit bien mieux louir.
(i) En Russie, les tributs sont médiocres : on les
a augmentés depuis que le despotisme y est plus mo-
déré. Voyez l'Histoire des Tattars , part. II. — (a) Les
|)x"ys d'états.
LIVRE XIII, CIIAP, XIII. 193
CHAPITRE XIII.
Dans quels gouvernements les tributs sont suscep-
tibles d'augmentation.
On peutaugmenter les tributs dans'Ia plupart
des républiques , parceque le citoyen , qui croit
payer à lui-même, a la volonté de les payer, et
en a ordinairement le pouvoir par l'effet de la
nature du gouvernement.
Dans la monarchie , on peut augmenter les
tributs , parceque la modération du gouver-
nement y peut procurer des richesses ; c'est
comme la récompense du prince à cause du
respect qu'il a pour les lois. Dans l'état des-
potique, on ne peut pas les augmenter, par-
cequ'on ne peut pas augmenter la servitude
extrême.
CHAPITRE XIV.
Que la nature des tributs est relative au gou-
vernement.
,Lj' IMPÔT par tête est plus naturel à la servi-
tude; l'impôt sur les marchandises est plus na-
turel à la liberté, parcequ'il se rapporte d'une
manière moins directe à la personne.
Il est naturel au gouvernement despotique
que le prince ne donne point d'argent à sa mi-
lice ou aux gens de sa cotir, mais qu'il leur
distribue des terres , et par conséquent qu'on
y levé peu de tributs. Que si le prince donne
i9't i>E l'esprit des lois.
de l'argent , le tribut le plus naturel qu'il puisse
lever est un tribut par tête. Ce tribut ne peut
être que très modique ; car , comme on n y
peut pas faire diverses classes considérables à
cause des abus qui en résulteroient, vu l'in-
justice et !a violence du gouvernement, il faut
nécessairement se régler sur le taux de ce que
peuvent payer les plus misérables.
Le tribut naturel au gouvernement modéré
est l'impôt sur les marchandises. Cet impôt
étant réellement payé par l'acheteur, quoique
le marchand l'avance , est un prêt que le mar-
chand a déjà fait à l'acheteurj ainsi il faut re-
garder le négociant et comme le débiteur gé-
néral de l'état , et comme le créancier de tous
les particuliers. Il avance à l'état le droit que
l'acheteur lui paiera quelque jour ; et il a payé
pour l'acheteur le droit qu'il a payé pour la
marchandise. On sent donc que plus le gou-
vernement est modéré , que plus l'esprit de
liberté règne , que plus les fortunes ont de
sûreté, plus il est facile au marchand d'avan-
cer à l'état , et de prêter au particulier des
droits considérables. En Angleterre , un mar-
chand prête réellement à l'état cinquante ou
soixante livres sterl. à chaque tonneau de vin
qu'il reçoit. Quel est le marchand qui oseroit
faire une chose de cette espèce dans un pays
gouverné comme la Turquie ? et quand il l'ose-
roit faire, comment le pourroit-il avec une for-
tune suspecte, incertaine, ruinée ?
LIVRE XIli, GHAP. XV. IQ,)
CHAPITRE XV.
Abus de la liberté.
C>ES grands avantages de la liberté ont fait
que l'on a abusé de la liberté même. Parceque
le gouvernement modéré a produit d'admira-
bles effets, on a quitté celte modération : par-
cequ'on a tiré de grands tributs , on en a voulu
tirer d'excessifs; et, méconnoissant la main de
la liberté qui faisoit ce présent , on s'est adressé
à la servitude qui refuse tout.
La liberté a produit l'excès des tributs : mais
l'effet de ces tributs excessifs est de produire
à leur tour la servitude ; et l'effet de la servi-
tude, de produire la diminution des tributs.
Les monarques de l'Asie ne font guère d'é-
dits que pour exempter chaque année de tri-
buts quelque province de leur empire (i): les
manifestations de leur volonté sont des bien-
faits. Mais, en Europe , les édits des princes
affligent même avant qu'on les ait vus, parce-
qu'ils y parlent toujours de leurs besoins, et
jamais des nôtres.
D'une impardonnable nonchalance , que les
ministres de ces pays-là tiennent du gouverne-
ment et souvent du climat , les peuples tirent
cet avantage , qu'ils ne sont point sans cesse
accablés par de nouvelles demandes. Les dé-
penses n'y augmentent point , parcequ'on n'y
(i) C'est l'usage des empereurs de la Chiue.
ic)G DE l'esprit des lois.
fait poirxt de projet nouveau ; et si par liasard
on y en fait , ce sont des projets dont on voit
la fin , et non des projets commencés. Ceux qui
gouvei'nent l'état ne le tourmentent pas , par-
cequ'ils ne se tourmentent pas sans cesse eux-
mêmes. Mais, pour nous, il est impossible que
nous aylons jamais de règle dans nos finances,
])arcequc nous savons toujours que nous fe-
rons quelque chose , et jamais ce que nous
fei'ons.
On n'appelle plus parmi nous un grand mi-
nistre celui qui est le sage dispensateur des re-
venus publics, mais ceîui qui est homme d'in-
dustrie et qui trouve ce qu'on appelle des ex-
pédients.
CHAPITRE Xyi.
Des Conquêtes des mahométans.
C>E furent ces tributs (i) excessifs qui donnè-
rent lieu à cette étrange facilité que trouvèrent
les mahométans dans leurs conquêtes. Les peu-
ples, au lieu de cette suite continuelle de vexa-
tions que l'avarice subtile des empereurs avoit
imaginée, se virent soumis à ua tribut simple,
payé aisément , reçu de même ; plus heureux
d'obéir à une nation barbare qu'à un gouver-
nement corrompu dans lequel ils souffroîeiït
(i) Voyet dans l'histoire la grandeur, la bizarrerie,
et même Li folie de ces tributs. Anastase en imagina
nn pour respirer l'air : 7it cjuisque pro haiistu aéns
penderct.
LIVRK XIII, CHAP. XVI. I97
tous les inconvénients d'une liberté qu'ils n'a-
voient plus , avec toutes les horreurs d'une sei--
vitude présente.
CHAPITRE XVII.
De l'augmentation des troupes.
Une maladie nouvelle s'est répandue en Eu-
rope ; elle a saisi nos princes, et leur fait en-
tretenir un nombre désordonné de troupes.
Elle a ses redoublements, et elle devient né-
cessairement contagieuse ; car sitôt qu'un état
augmente ce qu'il appelle ses troupes , les au-
tres soudain augmentent les leurs ; de façon
qu'on ne gagne rien par-là que la ruine com-
mune. Chaque monarque tient STir pied toutes
les armées qu'il pourroit avoir si ses peuples
étoient en danger d'être exterminés ; et on
nomme paix cet état(i ^d'efforts de tous contre
tous. Aussi l'Europe est-elle si ruinée , que les
particuliers qui seroient dans la situation où
sont les trois puissances de cette partie du
monde les plus opulentes n'auroient pas de
quoi vivre. Nous sommes pauvres avec les ri-
chesses et le commerce de tout l'univers ; et
bientôt , à force d'avoir des soldats , nous n'au-
rons plus que des soldats , et nous serons com-
me des Tartares(2)
(i) Il est vrai que c'est cet état d'effort qui main-
tient principalement l'équilibre, parcequ'il éreinte
les grandes puissances. — (2) Il ne faut pour ccIh
que faire valoir la nouvelle invention des milices
198 DE l'esprit des lois.
Les grands pruices , non contents d'acheter
les troupes des plus petits , clierclient de tous
côtés à payer des alliances , c'est-à-dire pres-
que toujours à perdre leur argent.
La suite d'une telle situation est l'augmen-
tation perpétuelle des tributs; et , ce qui pré-
vient tous les remèdes à venir , on ne compte
plus sur les revenus , mais on fait la guerre
avec son capital. 11 n'est ])as inoui de voir des
états hyi^otliéquer leurs fonds pendant la paix
même, et employer pour se ruiner des moyens
qu'ils appellent extraordinaires , et qui le sont
si fort , que le fils de famille le plus déi'angé les
imagine à peine.
CHAPITRE XVIII.
De la remise des tributs.
LiA. maxime des grands empires d'orient , de
remettre les tributs aux provinces qui ont
souffert , devroit bien être portée dans les é ta ts
monarcliiques. Il y en a bien où elle est éta-
blie; mais elle accable plus que si elle n'y étoit
pas , parceque le prince n'en levant ni plus ni
moins, tout l'état devient solidaire. Pour sou-
lager un village qui paie mal , on charge un au-
tre qui paie mieux ; on ne rétablit point le pre-
mier, on détruit le second. Le peuple est dé-
sespéré entre la nécessité de payer de peur des
éfaljlie dans pi-esque toute l'Europe , et les porter
au même excès que l'on a fait les troupes réglées.
LIVRE XIII, CHAP. xviii. igg
exactions , et le danger de payer de crainte des
surcharges.
Un état bien gouverné doit mettre pour le
premier article de sa dépense , une somme ré-
glée pour les cas fortuits. Il en est du })ublic
comme des particuliers , cjui se ruinent lors-
qu'ils dépensent exactement les revenus de
leurs terres.
A l'égard delà solidité entre les liabitanls
du même village , on a dit (i) qu'elle étoit rai-
sonnable , parcequ'on pouvoit supposer un
complot frauduleux de leur ])art : mais où
a-t-on pris que , sur des suppositions , il faille
établir une chose injuste par elle-même, e*
ruineuse pour l'état?
CHAPITRE XIX.
Qu'est-ce qui est plus convenable au prince et au
peuple, de la ferme ou de la régie des tributs ?
JjA régie est l'administration d'un bon père
de famille , qui levé lui-même avec économie
et avec ordre ses revenus.
Par la régie, le prince est le maître de pres-
ser ou de retarder la levée des tributs , ou sui-
vant ses besoins , ou suivant ceux de ses peu-
ples. Par la régie, il épargne à l'état les profils
immenses des fermiers , qui l'appauvrissent
d'une infinité de manières. Par la régie , il
(i) "Voyez le Traité des linances des Romains,
cbap. II, imprimé à l'aris en i 740.
200 DE I. ESPRIT DES LOIS.
épargne au peuple le spectacle des fortunes su-
bites qui l'affligent. Par la régie , l'argent levé
passe par peu de mains , il va directement au
prince , et par conséquent revientplus promp-
tement au peuple. Par la régie , le prince épar-
gne au peuple une infinité de mauvaises lois
qu'exige toujours de lui l'avarice importune
des fermiers , qui montrent un avantage pré-
sent dans des règlements funestes pour l'a-
venir.
Comme celui qui a l'argent est toujours le
maître de l'autre , le traitant se rend despoti-
que sur le prince même; il n'est pas législateur,
mais il le force à donner des lois.
J'avoue qu'il est quelquefois utile de com-
mencer par donner à ferme un droit nouvel-
lement établi : il y a un art et des inventions
pour prévenir les fraudes , que l'intérêt des
fermiers leur suggère , et que les régisseurs
n'auroient su imaginer : or , le système de la
levée étant une fois fait par le fermier, on pent
avec succès établir la régie. En Angleterre ,
l'administration de l'accise et du revenu des
postes , telle qu'elle est aujourd'hui , a été em-
pruntée des fermiers.
Dans les républiques , les revenus de l'état
sont presque toujours en régie. L'établisse-
ment contraire fut un grand vice du gouver-
nement de Rome (i). Dans les états despoti-
(i) César fut obligé d'ôterles publicains de la pro-
vince d'Asie, et d"y établir une autre sorte d'admi-
nifltralion , comme iio«s l'apprenons de Dion, F»
1,1V RE XIII, CHAP. XIX. 201
ques où la i-égie est établie, les peuples sont
infiniment plus heureux ; témoins la Perse et
la Chine (i). Les plus malheureux sont ceux
où le prince donne à ferme ses ports de mer
et ses \illes de commerce. L'histoire des mo-
narchies est pleine de maux faits par les trai-
tants.
Néron, indigné des vexations despublicains,
forma le projet impossible et magnanime d'a-
bolir tous les impôts. Il n'imagina point la ré-
gie : il fit (2) quatre ordonnances ; que les lois
faites contre les publicains , qui avoient été jus-
que-là tenues secrètes , seroient publiées ; qu'ils
ne pourroientplus exiger ce qu'ils avoient né-
gligé de demander dans l'année ; qu'il y auroit
un préteur établi pour juger leurs prétentions
sans formalité ; que les marchands ne paie-
roient rien pour les navires. Voilà les beaux
jours de cet empereur.
CHAPITRE XX.
Des traitants.
X ouT est perdu lorsque la profession lucra-
tive des traitants parvient encore par ses ri-
Tacite nous dit que la Macédoine et l'Acliaïe, pro-
vinces qu'Auguste avoit laissées au peuple romain ,
et qui, par conséquent , étoient gouvernées sur l'an-
cien plan, obtinrent d'être du nombre de celles que
l'en-.pereur gouvcrnoit par ses officiers. — (i) Voyez
Chardin , Voyage de Perse , tome VI, — (2) Tacite ,
Annales, liv. XIII.
9.02 DE l'e31»RIT DES Z.OIS.
chesses à être une profession honorée. Cela
peut être bon dans les états despotiques, où
souvent leur emjjloi est ui>e partie des fonc-
tions des gouverneurs eux-mêmes. Cela n'est
pas bon dans la république; et une chose pa-
reille détruisit la république romaine. Cela
n'est pas meilleur dans la monai'chie ; rien n'est
plus contraire à l'esprit de ce gouvernement.
Un dégoût saisit tous les autres états, l'hon-
neur y perd toute sa considération , les movens
lents et naturels de se distinguer ne touchent
plus , et le gouvernement est frappé dans son.
principe.
On vit bien , dans les temps passés, des for-
tunes scandaleuses ; c'étoit une des calamités
des guerres de cinquante ans : mais pour lors
ces richesses furent regardées comme ridi-
cules , et nous les admirons.
Il y a un lot pour chaque profession. Le lot
de ceux qui lèvent les tributs est les richesses;
et les récompenses de ces richesses sont les ri-
chesses mêmes. La gloire et l'honneur sont
pour cette noblesse qui ne connoît , qui ne
voit , qui ne sent de vrai bien , que l'honneur
et la gloire. Le respect et la considération sont
pour ces ministres et ces magistrats qui, ne
trouvant que le travail après le travail , veil-
lent nuit et jour pour le bonheur de l'empire.
LIVRE XIV, CHaP. 1.
LIVRE XIV,
DES LOIS DANS LE RAPPORT QU ELLES ONT AVEC LA
NATURE BU CLIMAT.
CHAPITRE PREMIER.
Iiîée générale.
o'iL est vrai que le caractère de l'esprit et les
passions du cœur soient extrêmement diffé-
rents dans les divers climats , les lois doivent
être relatives et à la différence de ces passions
et à la différence de ces caractères.
CHAPITRE II.
Combien les hommes sont différents dans les divers
climats.
1^'air froid (i) resserre les extrémités des
fibres extérieures de notre corps ; cela aug-
mente leur ressort, et favorise le retour du
sang des extrémités vers le cœur : il diminue la
longueur (^2) de ces mêmes fibres ; il augmente
donc encore par-là leur force. L'air chaud au
contraire relâche les extrémités des fibres et
(i) Celaparoît mêmeà la vue: dans le froid on pa-
roît plus maigre. — (2) On sait qu'il raccourcit le fer.
204 DE l'esprit DES LOIS.
les alonge; il diminue donc leur force et leur
ressort.
On a donc plus de vigueur dans les climala
froids. L'action dr. cœur et la réaction des ex-
trémités des fibres s'y font mieux , les liqueurs
sont mieux en équilibre, le sang est plus dé-
terminé vers le cœur, et réciproquement le
cœur a j)!us de puissance. Cette force plus
grande doit produire bien des effets ; par
exemple , iAu% de confiance en soi-même , c'est-
à-dire plus de coui'age ; plus de connoissance
de sa supéi'iorité , c'est-à-dire .moins de désir
de la vengeance ; plus d'opinion de sa sûreté ,
c'est-à-dire plus de franchise , moins de soup-
çons, de politique et de l'uses : enfin cela doit
faire des caractères bien différents. Mettez un
homme dans un lieu chaud et enfermé ; il souf-
frira , par les raisons que je viens de dire , une
défaillance de cœur très grande. Si, dans cette
circonstance , on va lui proposer une action
hardie , je crois qu'on l'y trouvera très peu dis-
posé ; safoiblesse présente mettra un décou-
ragement dans son aine : il craindra tout , par-
ccqu'il sentira qu'il ne peut rien. Les peuples
des pays chauds sont timides comme les vieil-
lards le sont; ceux des pays froids sont coura-
geux comme le sont les jeunes gens. Si nous
faisons attention auxdernieres(i) guerres, qui
sont celles que nous avons le plus sous nos
yeux , et dans lesquelles nous pouvons mieux
(i) Celles pour la succession d'Espagne.
MVEE XIV, Cil A P. II. 205
voir de certains effets légers , imperceplibies
de loin , nous sentirons bien que les peuples du
nord , transportés dans les pays du midi (i) ,
n'y ont pas fait d'aussi belles actions (pie leurs
compatriotes, qui, combattant dans leur pro-
pre climat , y jouissoient de tout leur cou-
rage.
La force des fibres des peuples du nord f;iit
que les sucs les plus grossiers sont tirés des
aliments. Il en résulte deux choses : l'une, que
les parties du cliyle ou de la lymplie sont plus
propres par leur grande surface à être appli-
quées sur les fibres et à les nourrir ; l'autre ,
qu'elles sont moins propres par leur grossiè-
reté adonner une certaine subtilité au suc ner-
veux. Ces peuples auront donc de grands corps
et peu de vivacité.
Les nerfs qui aboutissent de tous côtés au
tissu de notre peau font chacun un faisceau de
nerfs : ordinairement ce n'est pas tout le nerf
qui est remué, c'en est une partie infiniment
petite. Dans les pays chauds , où le tissu de la
peau est relâché , les bouts des nerfs sont épa-
nouis et exposés à la plus petite action des ob-
jets les plus foibles. Dans les pays froids, le
tissu de la peau est resserré, etlesmammelons
comprimés ; les petites houpes sont en quelque
façon paralytiques ; la sensation ne passe guère
au cerveau que lorsqu'elle est extrêmement
forte , et qu'elle est de tout le nerf ensemble.
(i) En Espagne , par exemple.
zsra. DKS LOIS, 2. 12
9.oG DE l'esprit DES LOIS.
Mais c'est d'un nombre infini de petites sensa-
tions que dépendent l'imagination , le goût , la
sensibilité , la vivacité.
J'ai observé le tissu extérieur d'une langue
de mouton dans l'endroit où elle paroît à Ja
simple vue couverte de mammelons. J'ai vu avec
un microscope , sur ces mammelons , de petits
poils ou une espèce de duvet ; entre les mam-
melons étoient des pyramides qui formoient
par le bout comme de petits pinceaux. Il y a
grande apparence que ces pyramides sont le
principal organe du goût.
J'ai fait geler la moitié de cette langue , et
j'ai trouvé à la simple vue les mammelons con-
sidérablement diminués ; quelques rangs mê-
me de mammelons s'étoient enfoncés dans leur
gaine. J'en ai examiné le tissu avec le micros-
cope , je nai plus vu de pyramide. A mesure
quela langue s'est dégelée , les mammelons , à
la simple vue , ont paru se relever ; et au mi-
croscope les petites houpes ont commencé à ,
reparoître.
Cette observation confirme ce que j'ai dit ,
que dans les pays froids les houpes nerveuses
sont moins épanouies ; elles s'enfoncent dans
leurs gaines , où elles sont à couvert de l'action
des objets extérieurs. Les sensations sont donc
moins vives.
Dans les pays froids on aura peu de sensibi-
lité pour les plaisirs ; elle sera plus grande dans
les pays tempérés ; dans les pays chauds elle
sera extrême. Comme on distingue les climats
LIVRE XIV, CHAP. II. 20J
par les degrés de latitude, on pourroit les dis-
tinguer , pour ainsi dire , par les degrés de
sensibilité. J'ai vU les opéra d'Angleterre et
d'Italie ; ce sont les mêmes pièces et les mêmes
acteuis : mais la même musique produit des
effets si différents sur les deux nations , l'une
est si calme, et l'autre si transportée , que cela
paroît inconcevable.
Il en sera de même de la douleur : elle est
excitée en nous par le déchirement de quelque
fibre de notre corps. L'auteur de la nature a
établi que cette douleur seroit plus forte à me-
sure que le dérangement seroit plus grand;
or il est évident que les grands corps et les
fibres grossières des peuples du nord sont
moins capables de dérangement que les fibres
délicates des peuples des pays chauds : l'ame
y est donc moins sensible à la douleur. Il faut
écorcher un Moscovite pour lui donner du
sentiment.
Avec cette délicatesse d'organes que l'on a
dans les pays chauds , l'ame est souveraine-
ment émue par tout ce qui a du rapport à
l'union des deux sexes : tout conduit à cet
objet.
Dans les climats du nord , à peine le physi-
que de l'amour a-t-il la foi'ce de se rendre bien
sensible : dans les climats tempérés , l'amour,
accompagné de mille accessoires , se rend
agréable par des choses qui d'abord semblent
être lui-même , et ne sont pas encore lui ; dans
les climats plus chauds , on aime l'amour pour
2o8 DF. l'esprit DES LOIS.
lui-même; il est la cause unique du bonîieur ,
il est la vie.
Dans les pays du midi , une machine déli-
cate, foible, mais sensible, se livre à un amour
qui , dans un serrail , naît et se calme sans
cesse ; ou bien à un amour qui , laissant les
femmes dans une plus grande indépendance ,
est exposé à mille troubles. Dans les pays du
nord, une machine saine et bien constituée,
mais lourde , trouve ses plaisirs dans tout ce
qui peut remettre les esprits en mouvement, la
chasse, les voyages , la guerre , le vin. Vous
trouverez dans les climats du nord des peuples
qui ont peu de vices , assez de vertus, beaucoup
de sincérité et de fi'anchise. Approchez des
pays du midi , vous croirez vous éloigner de
la morale même ; des passions plus vives mul-
tiplieront les crimes ; chacun cherchera à pren-
dre sur les autres tous les avantages qui peu-
vent favoriser ces mêmes passions. Dans les
pays tempérés , vous verrez des peuples incon-
stants dans leurs manières , dans leurs vices
même , et dans leurs vertus ; le climat n'y a
pas une qualité assez déterminée pour les fixer
eux-mêmes.
La chaleur du climat peut être si excessif e
quele corps y sera absolument sans force. Pour
lors l'abattement passera à l'esprit même ; au-
cune curiosité , aucune noble entreprise , au-
cun sentiment généreux ; les inclinations y
seront toutes passives ; la paresse y fera le
bonheur ; la plupart des châtiments y seront
Ï.IVRU XIV, CHAP. II. 9.D9
moins difficiles à soutenir que l'action de l'aine,
et la servitude moins insupportable que la force
d'esprit qui est nécessaire pour se conduire
soi-même.
CHAPITRE III.
Contradiction dans les caractères de certains peuples
du midi.
Les Indiens (i) sont naturellement sans cou-
rage ; les enfants (a) mêmes des Européens
nés aux Indes perdent celui de leur climat.
Mais comment accorder cela avec leurs actions
atroces , leurs coutumes, leurs pénitences bar-
bares ? Les hommes s'y soumettent à des maux
incroyables ; les femmes s'y brûlent elles-mê-
mes : voilà bien de la force pour tant de foi-
blesse.
La nature , qui a donné à ces peuples une foî-
blesse qui les rend timides, leur a donné aussi
une imaginatioîi si vive que tout les frappe à
l'excès. Cette même délicatesse d'organe qui
leur fait craindre la mort sert aussi à leur faire
redouter mille choses plus que la mort. C'est
la même sensibilité qui leur fait fuir tous les
périls et les leur fait tous braver.
(i) " Ceut soldats d'Europe, dit Tavernier, n'au-
« roient pas grande peine à battre mille soldats in-
« diens. » — (2) Les Persans mêmes qui s'établissent
aux Indes prennent, à la troisième génération, la
nonchalance et la lâcheté indienne. Voyez Bemier,
sur le Mogoi , tome I , p. 28a.
X2(
2IO DE L ESPRIT DES LOIS.
Comme une bonne éducation est plus né-
cessaire aux enfants qu'à ceux dont l'esprit est
dans sa maturité , de même les peuples de ces
climats ont plus besoin d'un législateur sage
que les peuples du nôtre. Plus on est aisé-
ment et fortement frappé , plus il importe de
l'être d'une manière convenable , de ne rece-
voir pas de préjugés , et d'être conduit par la
raison.
Du temps des Romains, les peuples du nord
de l'Europe vivoient sans arts , sans éduca-
tion , presque sans lois ; et cependant , par le
seul bon sens attaché aux fibres grossières de
ces climats , ils se maintinrent avec une sagesse
admirable contre la puissance romaine jus-
qu'au moment où ils sortirent de leurs forêts
pour la détruire.
CHAPITRE IV.
Cause de l'immutabilité de la religion, des mœurs,
des manie't^s, des lois , dans les pays d'orient.
O I , avec cette foiblesse d'organes qui fait re-
cevoir aux peu])les d'orient les impressions du
inonde les plus fortes , vous joignez une cer-
taine paresse dans Fesprit, naturellement liée
avec celle du corps , qui fasse que cet esprit ne
soit capable d'aucune action , d'aucun effet ,
d'aucune contention , vous comprendrez que
l'ame qui a une fois reçu des impressions ne
peut plus en changer. C'est ce qui fait que les
LIVRE XIV, CHAP. IV. ail
lois, les mœurs (i), elles manières, même
celles qui paroisseiit indifférentes , comme la
façon de se vêlir , sont aujourd'hui en orient
comme elles étoient il y a mille ans.
CHAPITRE V.
Que les mauvais législateurs sont ceux qui ont favo-
risé les vices du climat, et les bons sont ceux qui
s'y sont opposés.
J_jES Indiens croient que le repos et le néant
sont le fondement de toutes choses et la fin
où elles aboutissent. Ils regardent donc l'en-
tière inaction comme l'étaJ; le plus parfait et
l'objet de leurs désirs. Ils donnent au souverain
Etre (2) le surnom d'immobile. Les Siamois
croient que la félicité (3) suprême consiste à
n'être point obligé d'animer une machine et de
faire agir un corps.
Dans ces pay s , où la chaleur excessive énerve
et accable , le repos est si délicieux et le mou-
vement si pénible , que ce système de méta-
physique paroît naturel; elFoé (4) , législa-
(i) On voit par un fragment de Nicolas de Damas,
recueilli par Constantin Porphyrogénete , que la
coutume étoit ancienne en orient d'envoyer étran-
gler un gouverneur qui déplaisoit :elle étoit du temps
des Medes. — (2) Panamanak. Voyez Kircher, —
(3) La Loubere, relation de Siam , p. 446. — (4) Foé
veut réduire le cœur au pur vide. « Nous avons des
« yeux et des oreilles ; mais la perfection est de ne
« voir ni entendre : une bouche, des mains, etc. ; la
212 DE l'esprit DES LOIS.
leur des Indes , a suivi ce qu'il sentoit , lors-
qu'il a mis les hommes dans un état extrême
tnent passif: mais sa doctrine, née de la pa-
resse du climat , la favorisant à son tour , a
causé mille maux.
Les législateurs de la Chine furent plus sen-
sés , lorsque , considérant les hommes , non
pas dans l'état paisible où ils seront quelque
jour , mais dans l'action propre à leur faire
remplir les devoirs de la vie , ils firent leur re-
ligion , leur philosophie, et leurs lois , toutes
pratiques. Plus les causes physiques portent
les hommes au repos , plus les causes morales
les en doivent éloigner.
CHAPITRE VI.
De la culture des terres dans les climats chauds.
J_iA culture des terres est le plus grand travail
des hommes. Plus le climat les porte à fuir ce
travail, plus la religion et les lois doivent y
exciter. Ainsi les lois des Indes , qui donnent
les terres au prince , et ôtent aux particuliers
l'esprit de propriété , augmentent les mauvais
effets du climat , c'est-à-dire la paresse natu-
relle,
« perfection est que ces membres soient dans l'in-
« action. » Ceci est tiré du dialogue d'un philosopliç
chinois^ rapporté par le P. du Halde, tome III.
1,1 VUE XIV, eu \P. VII. 21 3
CHAPITRE VII.
Du monaclilsme.
JL E monachisme y fait les mêmes maux ; 11 est
né dans les pays chauds d'orient , où l'on est
moins poi'té à l'action qu'à la spéculation.
En Asie , le nombre des derviches ou moines
semble augmenter avec la chaleur du climat ;
les Indes, où elle est excessive , en sont rem-
plies. On trouve en Europe cette môme diffé-
rence.
Pour vaincre la paresse du climat , il fau-
droit que les lois cherchassent à ôter tous les
moyens de vivre sans travail ; mais dans le midi
de l'Europe elles font tout le contraire ; elles
donnent à ceux qui veulent être oisifs des pla-
ces propres à la vie spéculative, et y attachent
des richesses immenses. Ces gens, qui vivent
dans une abondance qui leur est à charge,
donnent avec raison leur superflu au bas peu-
]ile : il a perdu la propriété des biens ; ils l'en
dédommagent par l'oisiveté dont ils le font
jouir ; et il parvient à aimer sa misère même.
CHAPITBE VIII.
Bonne coutume de la Chine.
JL ES relations (i) de la Chine nous parlent de
(i) Le P. du Halde, Histoire de la Chine, tome II,
|).l<Te 'jt.
ai4 DE l'esprit des lois.
la cérémonie (i) d'ouvrir les terres, que lem-
pereur fait tous les ans. On a voulu exciter (a)
les peuples au labourage par cet acte public et
solennel.
De plus , l'empereur est informé chaque an-
née du laboureur qui s'est le plus distingué
dans sa profession; il le fait mandarin du hui-
tième ordre.
Chez les anciens Pei'ses (3), le huitième jour
du mois nommé c/iorremniz ^ les rois quit-
toient leur faste pour manger avec les labou-
reurs. Ces institutions sont admirables pour
encourager l'agriculture.
CHAPITRE IX.
Moyens d'encourager l'industrie.
J E ferai voir au livre XIX que les nations pa-
resseuses sont ordinairement orgueilleuses.
On pourroit tourner l'effet contre la cause , et
détruire la paresse par l'orgueil. Dans le midi
de l'Europe , où les peuples sont si frappés par
le point d'honneur, il seroit bon de donner des
prix aux laboureurs qui auroient le mieux cul-
tivé leurs champs, ou aux ouvriers qui au-
(i) Plusieurs rois des Indes font de même. Rela-
tion du royaume de Siam , par la Loubere, p. 69. —
(2) Venty, troisième empereur de la troisième dy-
nastie, cultiva la terre de ses propres mains, et fit
travailler à la soie, dans son Ipalais, l'impératrice
et ses femmes. Histoire de la Chine. — (3) M. Hyde,
religion des Perses. - \
LIVRE XIV, CHAP. IX. 2ï5
roient porté plus loin leur industrie. Cette
pratique réussira même par tout pays. Elle a
servi de nos jours, en Irlande, à l'établisse-
ment d'une des plus importantes manufactures
de toile qui soient en Europe.
CHAPITRE X.
Des lois qui ont rapport à la sobriété des peuples.
JJans les pays chauds, la partie aqueuse du
sang se dissipe beaucoup par la transpira-
tion (i); il y faut donc substituer un liquide
pareil. L'eau y est d'un usage admirable : les
liqueurs fortes y coaguleroient les globules (2)
du sang qui restent après la dissipation de la
partie aqueuse.
Dans les pays froids, la partie aqueuse du
sang s'exhale peu par la transpiration; elle
reste en grande abondance. On y peut donc
user de liqueurs spiritueuses sans que le sang
se coagule. On y est plein d'humeurs ; les li-
queurs fortes, qui donnent du mouvement au
sang, y peuvent être convenables.
(i) M. Bernier, faisant un voyage de Lahor à Cn-
chemir, écrivoit : « Mon corps est un crible ; à peine
« ai-je avalé une pinte d'eau que je la vois sortir
« comme une rosée de tous mes membres jusqu'au
« bout des doigts ; j'en bois dix pintes par jour, et
Cl cela ne me fait point de mal. » "Voyage de Bernier,
tome II, p. 261. — (2) Ilya dans le sang des globules
rouges , des parties fibreuses , des globules blancs ^
et de l'eau dans laquelle nage tout cela.
210 DE LliSPRIT DES LOIS.
I.a loi de MaJiomet , qui défend de boire du
vin , est donc une loi du climat d'Arabie ; aus-
si, avant Mahomet, l'eau étoit-elle la boisson
commune des Arabes. La loi (i) qui détendoit
aux Carthaginois de boire du vin étoil aussi
une loi du climat; effectivement le climat de
ces deux pays est à peu près le même.
Une pareille loi ne seroit pas bonne dans les
pays froids, où le climat semble forcer à une
certaine ivrognei'ie de nation , bicTi différente
de celle de la personne. L'ivi'ognerie se trouve
établie par toute la terre dans la proportion
de la froideur et de l'humidité du climat. Pas-
sez de l'équateur jusqu'à notre pôle, vous y
verrez l'ivrognerie augmenter avec les degrés
de latitude. Tassez du même équateur au pôle
opposé , vous y trouverez l'ivrognerie aller
vers le midi (2) comme de ce côté-ci elle avoit
été vers le nord.
Il est naturel que là où le vin est contraire
au climat , et par conséquent à la santé , l'excès
en soit plus sévèrement puni que dans les pays
où l'ivrognerie a peu de mauvais effets pour
la personne, où elle en a peu pour la société,
où elle ne rend Doint les hommes furieux , mais
(t) Platou,liv. II, des lois. Aristote, Du soin des
affaires domestiqaes. EuseLe, Prép. évang. liv. XII,
chap. XVII. — (2) Cela se voit dans les Hottentots
et les peuples de la pointe du Chily qui sont plus près
du sud.
LIVRE XIV, CHAI'. X. 217
seulement stupides. Ainsi les lois (i) qni ont
puni un liomme ivre , et pour la faute qu'il fai-
soit, et pour l'ivresse, n'étoient applicables
qu'à l'ivrognerie de la personne, et non à
l'ivrognerie de la nation. Un Allemand boit
par coutume, un Espagnol par choix.
Dans les pays cliauds, le relâchement des
fibres produit une grande transpiration des
liquides : mais les parties solides se dissipent
moins. Les fibres , qui n'ont qu'une action très
foible et peu de ressort , ne s'usent guère , il
faut peu de suc nourricier pour les réparer :
on y mange donc très peu.
Ce sont les différents besoins dans les diffé-
rents climats qui ont formé les différentes ma-
nières de vivre; et ces différentes manières de
vivre ont formé les diverses sortes de lois. Que
dans une nation les hommes se communiquent
beaucoup, il faut de certaines lois; il en faut
d'autres chez un peuple où l'on ne se commu-
nique point.
CHAPITRE XI.
Des lois qui ont rapport aux maladies du climat.
ITÉRODOTE (a) nous dit que les lois des Juifs
sur la lèpre ont été tirées de la pratique des
(i) Comme fit Pittacus, selon Aristote, Polit.,
1. II, ch. ill. 11 vivoitdaus?iQ climat où l'ivrognerie
n'est pas un vice de nation. — (2) Liv. II.
ESPrt. DKS I.OtS. 2. l3
210 DE L ESPRIT DES LOIS.
Egyptiens. En effet, les mêmes maladies do-
mandoientles mêmes remèdes. Ces lois furent
inconnues aux Grecs et aux premiers B omains,
aussi bien que le mal. Le climat de l'Egypte
et de la Palestine les rendit nécessaires ; et la
facilité qu'a cette maladie à se rendre popu-
laire nous doit bien faire sentir la sagesse et
la prévoyance de ces lois.
Nous en avons nous-mêmes éprouvé les ef-
fets. Les croisades nous avoient apporté la
lèpre; les règlements sages que l'on fit l'empê-
chèrent de gagner la masse du peuple.
On voit, par la loi (i) des Lombards, qi'e
cette maladie étoit réjiandue en Italie avant
les croisades, et mérita l'attention des législa-
teurs. Rotharis ordonna qu'un lépreux, chas-
sé de sa maison et relégué dans un endroit par-
ticulier, ne pourroit disposer de ses biens , par-
ceque , dès le moment qu'il avoit été tire de sa
maison , il étoit censé mort. Pour empêcher
toute communication avec les lépreux, on les
rendoit incapables des effets civils.
Je pense que cette maladie fut apportée en
Italie par les conquêtes des empereurs grecs,
dans les armées desqu<^ls il pouvoit y a^'oir des
milices de la Palestine ou de l'Egypte. Quoi
qu'il en soit, les progrès en furent arrêtés jus-
qu'au temps des croisades.
On dit que Les soldats'de Pompée, revenant
de Syrie, rapportèrent une maladie à peu près
(i) Liv. II,tit. I, S. 3; et tit. XVIII, §. i.
LIVRE XIV, CHAP. XI. 21^
pareille à la lèpre. Aucun règlement fait pour
lors n'est venu jusqu'à nous : mais il y a appa-
rence qu'il y en eut, puisque ce mal fut sus-
pendu jusqu'au temps des Lombards.
Il y a deux siècles qu'une maladie inconnue
à nos pères passa du nouveau monde dans ce-
lui-ci, et vint attaquer la nature humaine jus-
que dans la source de la vie et des plaisirs.
On vit la plupart des plus grandes familles du
midi de l'Eui-ope périr par un mal cjui devint
trop commun pour être honteux, et ne fut
plus c[ue funeste. Ce fut la soif de l'or qui per-
pétua cette maladie ; on alla sans cesse en Amé-
rique , et on en rapporta toujours de nouveaux
levains.
Des raisons pieuses voulurent demander
qu'on laissât cette punition sur le crime : niais
cette calamité étoit entrée dans le sein du ma-
riage, et avoit déjà corrompu l'enfance même.
Comme il est de la sagesse des législateurs
de veiller à la santé des citoyens, il eût été
très sensé d'arrêter cette communication par
des lois faites sur le plan des lois mosaïques.
La peste est un mal dont les l'avages sont
encore plus prompts et plus rapides. Son siège
principal est en Egypte, d'où elle se répand
par tout l'univers. On a fait dans la plupart
des états de l'Europe de très bons règlements
pour l'empêcher d'y pénétrer, et on a imaginé
de nos jours un moyen admirable de l'arrêter :
on forme une ligne de troupes autour du pays
infecté, qui empêche toute communication.
220 DE L'eSPKIT DES LOIS.
Les (i) Turcs , qui n'ont à cet égard aucune
police, voient les chrétiens dans la même ville
échapper au danger, et eux seuls périr: ils
acli£tent les habits des pestiférés, s'en vêtent,
et vont leur train. La doctrine d'un destin ri-
gide qui règle tout fait du magistrat un spec-
tateur tranquille : il pense que Dieu a déjà
tout fait, et que lui n'a rien à faire.
CHAPITRE XI L
Des lois contre cenx qui se tuent (2) eux-mêmes.
IN OU s ne voyons point dans les histoires que
les Romains se fissent mourir sans sujet : mais
les Anglais se tuent sans qu'on puisse imagi-
ner aucune raison qui les y détermine, ils se
tuent dans le sein même du bonheur. Celte
action, chez les Romains , étoit l'effet de l'édu-
cation; elle tenoit à leurs manières de penser
et à leurs coutumes. Chez les Anglais, elle est
l'effet d'une maladie (3) ; elle tient à l'état phy-
sique de la machine, et est indépendante de
toute autre cause. '
Il y a apparence que c'est un défaut de fil-
tration du suc nerveux; la machine, dont les
(i) Ricaut, de l'Enij^iie ottoman, page 284. —
(2) L'action de ceux qui se tuent eux-mêmes est con-
traire à la loi naturelle et à la religion révélée. —
(3) Elle pourroit bien être compliquée avec le scor-
but, qui, sur- tout dans quelques pays, rend un
homme bizarre et insupportable à lui-même. Voyage
de François Pyrard, part. II, chap. X.XI.
LIVRE XIV, CHAP. XII. 221
forces motrices se trouvent à tout moment
sans action, est lasse d'elle-même; l'ame ne
sent point de douleur, mais une certaine diffi-
culté de l'existence. La douleur est un mal lo-
cal qui nous porte au désir de voir cesser cette
douleur : le poids de la vie est un mal qui n'a
point de lieu particulier, et qui nous porte au
désir de voir finir cette vie.
Il est clair que les lois civiles de quelques
pays ont eu des raisons pour flétrir l'homicide
de soi-même : mais en Angleterre on ne peut
pas plus le punir qu'on ne punit les effets de la
démence.
CHAPITRE XI IL
Effets qui résultent du climat d'Angleterre.
j )a n s une nation à qui une maladie du climat
affecte tellement l'ame qu'elle pourroit porler
le dégoût de toutes clioses jusqu'à celui de la
vie, on voit bien que le gouvernement qui
conviendroit le mieux à des gens à qui tout
seroit insupportable sei'oit celui oîi ils ne pour-
roient pas se prendre a un seul de ce qui cau-
seroit leurs cliagrins; et oîi les lois gouvernant
plutôt que les hommes , ii faudroit , pour chan-
ger l'état, les renverser elles-mêmes.
Que si la même nation avoit encore reçu du
climat un certain caractère d'impatience qui
ne lui permît pas de souffrir long-temps les
mêmes choses , on voit bien que le gouverne-
121 DE l'esprit des LOIS.
ment dont nous venons de parler seroit en-
core le plus convenable.
Ce caractère d'impatience n'est pas grand
par lui-même; mais il peut le devenir beau-
coup quand il est joint avec le courage.
Il est différent de la légèreté, qui fait que
l'on entreprend sans sujet, et tpie l'on aban-
donne de même ; il approche plus de l'opi-
niâtreté, parcequ'il vient d'un sentiment des
maux, si vif, qu'il ne s'affoiblit pas même par
l'habitude de les souffrir.
Ce caractère, dans une nation libre, seroit
très propre à déconcerter les projets de la ty-
rannie (i), qui est toujours lente et foible dans
ses commencements, comme elle est prompte
et vive dans sa fin ; qui ne montre d'abord
qu'une main pour secourir, et opprime en-
suite avec une infinité de bras.
J.a servitude commence toujours par le som-
meil. Mais un peuple qui n'a de repos dans
aucune situation , qui se tàte sans cesse et
trouve tous les endroits douloureux , ne pour-
roit guère s'endormir.
La politique est une lime sourde qui use et
qui paivient lentement à sa fin. Or les hom-
mes dont nous venons de parler ne pourroient
soutenir les lenteurs , les détails, le sang froid
(i)..Te prends ici ce mol pour le dessein de ren-
verser le pouvoir établi, et sur-tout la démocratie.
C'est la sijrnificatiou que lui donnoient les Grecs et
les Romains.
LIVRE XtV, Cil A P. XIII, 2 23
des négociations; ils y réussiroient souvent
moins que toute autre nation; et ils perdroicnt
par leurs traités ce qu'ils auroient obtenu par
leurs ai'mes.
CHAPITRE XIV.
Autres effets du climat.
JMos pères, les anciens Germains, habitoient
un climat où les passions éloient très calmes.
Leurs lois ne trouvoient dans les choses que
ce qu'elles voyoient, et n'imaginoient rien de
plus: et comme elles jugeoient des insultes
faites aux hommes par la grandeur des bles-
sures, elles ne meltoient pas plus de raffine-
ment dans les offenses faites aux femmes. La
loi (i) des Allemands est là-dessus fort singu-
lière. Si l'on découvre une femme à la tête, on
paiera une amende de six sous; autant si c'est
à la jambe jusqu'au genou; le double depuis
le genou. Il semble que la loi mesuroit la gran-
deur des outrages faits à la personne des fem-
mes, comme on mesure une figure de géomé-
trie; elle ne punissoit point le crime de l'ima-
gination, elle punissoit relui des yeux. Mais
lorsqu'une nation germanique se fut transpor-
tée en Espagne, le climat trouva bien d'autres
lois. La loi des Wisigoths défendit aux méde-
cins de saigner une femme ingénue qu'en pré-
sence de son père ou de sa mère, de son frère,
(i) Chap. LYIII, §. I et 2.
'>.'>■ 'i DE l'esprit des LOIS.
(le son fils, ou de son oncle. L'imaj^fination des
] )enp!es s'alluma, celle des législateurs s'échauf-
la de même ; la loi soupçonna tout pour un
j)euple qui pouvoit tout soupçonner.
Ces lois eurent donc une extrême attention
sur les deux sexes. Mais il semble que, dans
les punitions qu'elles firent, elles songèrent
pins à flatter la vengeance particulière qu'à
exeicer la vengeance publique. Ainsi, dans la
plupart des cas , elles rcduisoient les deux cou-
j)ables dans la servitude des parents ou du ma-
ri offensé. Une femme (i) ingénue, qui s'étoit
livrée à un homme marié, étoit remise dans la
puissance de sa femme pour en disposer à sa
volonté. Elles obligeoient les esclaves (a) de
lier et de présenter au mari sa femme qu'ils
siirprenoient en adultère: elles permettoient
à ses enfants (3) de l'accuser, et de mettre à la
fiuestion ses esclaves pour la convaincre. Aussi
furent-elles plus propres à raffiner à l'excès un
certain point d'honneur qu'i". formerunebonne
police. Et il ne faut pas être étonné si le comte
Julien crut fju'un outrage de cette espèce de-
mandoit la perle de sa patrie et de son roi. On
ne doit pas être surjiris si les Maures , avec une
telle conformité de mœurs, trouvèrent tant de
facilité à s'établir en Espagne , à s'y maintenir,
et à retarder la chiite de leur empire.
(i) Lni dps Wisifîoths, liv. III, rit. rv, §. g. —
(2) L»:,(. J. 111, lit. iV, §. 6.— (3) Ihid. I. III, tit! IV,
S. i3.
HVRE XIV, CHAP. XV. '-èa5
CHAPITRE XV.
De la différente confiance que les lois ont dans le
peuple selon les climats.
Ije peuple japonais a un caractère si atroce ,
que ses législateurs et ses magistrats n'ont pu
avoir aucune confiance en lui : ils ne lui ont
mis devant les yeux que des juges , des me-
naces et des châtiments : ils l'ont soumis , pour
chaque démarche, à l'inquisition de la police.
Ces lois qui, sur cinq chefs de familles , en éta-
blissent un comme magistrat sur les quatre
autres; ces lois qui, pour un seul crime, pu-
nissent toute une famille ou tout un quartier;
ces lois, qui ne trouvent point d'innocents là
où il peut y avoir un coupable , sont faites pour
que tous les hommes se méfient les uns des au-
tres, pour que chacun recherche la conduite
de chacun, et qu'il en soit l'inspecteur, le té-
moin et le juge.
Le peuple des Indes , au contraire , est
doux(i), tendre, compatissant; aussi ses lé-
gislateurs ont-ils une grande confiance en lui.
Ils ont établi jîcu (2) de peines, et elles sont
peu sévères; elles ne sont pas même rigoureu-
sement exécutéeSi Ils ont donné les neveux aux
(1) Voyez Bernier, tome II, p. 140. — (2) Voyez
dans le recueil XIV des Lettres édifiantes , p. 4o3, les
principales lois on coutumes des peujiles de l'Inde
de I:i presqu'isie deçà le Gange.
i3.
226 DE l'esprit DEâ LOIS.
oncles, les orphelins aux tuteurs, comme on
les donne ailleurs à leurs pères : ils ont réglé
la succession par le mérite reconnu du succes-
seur. Il sen^ble qu'ils ont pensé que chaque ci-
toyen devoit se reposer sur le bon naturel des
autres.
Ils donnent aisément la liberté (i) à leurs
esclaves; ils les marient; ils les traitent comme
leurs enfants (2). Heureux climat , qui fait
naitre la candeur des mœurs et produit la dou-
ceur des lois !
LIVRE XV.
•;or.IME>.'T r.F.S LOIS DE I- ESCLAVAGE Cly)]:. ONT 1>U
HArPORT AVEC I.A NATLTRF. DU CLIMAT.
CHAPITRE PREMIER.
De lesclavage civil.
Xj'esclavaoe, proprement dit, est l'établis-
sement d'un droit qui rend un homme telle-
ment propre à un autre homme , qu'il est le
maître absolu de sa vie et de ses biens. Il n'est
(i) Lettres édifiantes, rccaell TX , page 37S. —
(2) .Tavois pensé que la doureur de resclavage, aux
Indes, avoit fait dire à Diodore qu'il n'y avoit dans
ce pays ni maître ni esclave : mais Diodore a attribué
à toute l'Inde ce qui , selon Strabon, 1. XV, n'étoit
propre qu'à une nation particulière.
LiVUh. XV, CHAP. I. 'JtA7
pas bon par sa nature : il n'est utile ni au maître
ni à l'esclave; à celui-ci , parcequ'il ne peut rien
faire par vertu ; à celui-là , parcequ'il contracte
avec ses esclaves toutes sortes de ma":^Yaises
habitudes, qu'il s'accoutume insensiblement à
manquer à toutes les vertus morales, qu'il de-
vient fier, prompt, dur, colère, voluptueux,
cruel.
Dans les pays despotiques , où l'on est déjà
sous l'esclavage politique, l'esclavage civil est
plus tolérable qu'ailleurs. Chacun y doit être
assez content d'y avoir sa subsistance et la vie.
Ainsi la condition de l'esclavage n'y est guère
plus à cliarge que la condition du sujet.
Mais dans le gouvernement monarchique,
où il est souverainement important de ne point
abattre ou avilir la nature humaine, il ne faut
point d'esclave. Dans la dt-mocratie, où tout le
monde est égal, et dans l'aristocratie, où les
loijB doivent faire leurs efforts pour que tout le
monde soit aussi égal que la nature du gouver-
nement peut le permettre, des esclaves sont
contre l'esprit de la constitution; ils ne servent
qu'à donner aux citoyens une puissance et un
luxe rpi'ils ne doivent point avoir.
CHAPITRE IL
Origine du droit de l'esclavage elle» les juris-
consultes roraaius.
O N ne croiroit jamais que c'eût été la piti«S
2 28 DE l'esprit DES LOIS.
qui eût établi TesclaYnge, et que pour cela elle
s'y fiit prise de trois manières (i).
Le d''oit des f^ens a voulu que les piison-
DÎcrs fussent esclaves pour qu'on ne les tuât
j^as. Le droit civil des Romains permit à des
liébiteui's , que leurs créanciers pouvoient mal-
traiter, de se vendre eux-mêmes; et le droit
nalurel a voulu que des enfants qu'un père es-
clave ne pouvoit plus nourrir fussent dans
l'esclavage comme leur père.
Ces raisons des jurisconsultes ne sont point
sensées, i". Il est faux qu'il soit permis de tuer
dans la gueri'e autrement que dans le cas de
nécessilé : mais dès qu'un lioinmc en a fait un
autre esclave, on ne peut pas dii-c qu'il ait été
dans la nécessite de le tuer, jmisqu'il ne l'a pas
fait. Tout le droit que la guerre peut donner
sur les captifs est des'assurer tellement de leur
personne, qu'ils ne puissent plus nuire. Les
homicides faits de sang froid par les soldats,
et après la clialenr de l'action, sont rejetés de
toutes les nations (^2) du monde.
a". Il n'est pas vrai qu'un homme libre
puisse se vendre. La venîe suppose un prix:
l'esclave se vendant, tous ses biens entreroient
dans la propriété du maître ; le maître ne don-
neroit doncri'^n , et l'esclave ne recevroit rien.
Il auroitun pécule, dira-t-on; mais le pécule
est accessoire à la personne. S'il n'est pas per-
■»
(i) Instit. de .Tustinien, 1. T.-^— (2) Si l'on ne veut
citer celles f[ui mangent Inirs iifi.sonniers.
LIVRE XIV, CHAP. II. 229
mis de se tuer, parcequ'on se dérobe à sa pa-
trie, il n'est pas plus permis de se vendre. La
liberté de chaque citoyen est une partie de la
liberté publique. Cette qualité, dans l'état po-
pulaire, est même une partie de la souverai-
neté. Vendre sa qualité de citoyen est un (i)
acte d'une telle extravagance, qu'on ne peut
pas la supposer dans un homme. Si la liberté
a un prix pour celui qui l'acheté, elle est sans
prix pour celui qui la vend. La loi civile qui a
permis aux hommes le partage des biens n'a
pu mettre au nombre des biens une partie des
hommes qui dévoient faire ce partage. La loi
civile qui restitue sur les contrats qui contien-
nent quelque lésion ne peut s'empêcher de res-
tituer contre un accord qui contient la lésion
la plus énorme de toutes.
La troisième manière , c'est la naissance.
Celle-ci tombe avec les deux autres ; car si un
homme n'a pu se vendre, encore moins a-t-il
pu vendre son fils qui n'étoit pas né : si un pri-
sonnier de guerre ne peut être réduit en ser-
vitude, encore moins ses enfants.
Ce qui fait que la mort d'un criminel est
une chose licite, c'est que la loi qui le punit a
été faite en sa faveur. Un meurtrier, par exem-
ple , a joui de la loi qui le condamne ; elle lui a
conservé la vie à tous les instants : il ne peut
(i) Je parle de l'esclavage pris à la rigaenr, tel
qu'il étolt chez les Romains, et qu'il est établi dans
nos colonies.
a3o DE l'esprit des lois.
donc pas réclamer contre elle. Il non est pas
lie même de l'esclave : la loi de l'esclavage n'a
jamais pu lui être utile; elle est dans tous les
cas contre lui , sans jamais être pour lui ; ce qui
est contraire auprincipe fondamental de toutes
les sociétés.
On dira fpi'elle a pu lui être utile, parceque
le maître lui a donné la nourriture. Il faudrolt
donc réduire l'esclavage aux personnes inca-
pables de gagner leur vie. 3Iais on ne veut pas
de ces esclaves-là. Quant aux enfants, la na-
ture, qui a donné du lait aux mères , a pourvu
à leur nourriture; et le reste de leur enfance
est si près de l'âge où est en eux la plus grande
capacité de se rendre utiles , qu'on ne pourroit
pas dire que celui qui les nourriroit, pour être
leur maître, donnât rien.
L'esclavage est d'ailleurs aussi opposé au
droit civil qu'au droit naturel. Quelle loi ci-
vile pourroit empêcher un esclave de fuir, lui
qui n'est point dans la société, et que par con-
séquent aucunes lois civiles ne concernent? Il
ne peut être retenu que par une loi de famille ,
c'est-à-dire par la loi du maître.
CHAPITRE III.
Autre origine du droit de l'esclavage.
J'aimerois autant dire que le droit de l'es-
clavage vient du mépris qu'une nation conçoit
pour une autre , fondé sur la différence des
coutumes.
HVUE XV, CHAP. III. a!^!
Lopès de Gamar (i) dit « que les Esj)agnois
a. trouvèrent près de Sainte-Marthe des pâ-
te niers où les habitants avoient des denrées ;
K c'étoient des cancres, des limaçons , des ci-
« ffales , des sauterelles. Les vainqueurs en fi-
« rent un crime aux vaincus. » L'auteur avoue
que c'est là-dessus qu'on fonda le droit qui reii-
doit les Américains esclaves des Espagnols,
outre qu'ils fumoient du tabac, et qu'ils ne se
faisoient ])as la barbe à l'esjiagnole.
Les connoissances rendent les hommes
doux; la raison porte à l'humanité: il n'y a
que les préjugés qui y fassent renoncer.
FIN DU TOMlL SEf. OiNl».
TABLE
DES LIVRES ET CHAPITRES
CONTENUS
DANS LE SECOND VOLUME.
SUITE DU LIVRE SEPTIEME.
l^HAP. VI. Du luxe à 1,1 Chine. Page t
CuAr. VU. Fatale couséquence du luxe à la Chioe. 3
Chap. VI II. De la continence publique. 4
Chap. IX. De la condition des femmes dans les di-
vers gouvernements. 5
Chap. X. Du tribunal domestique chez les Romains. 7
Chap. XI. Comment les institutions changèrent à
Rome avec le gouvernement. g
Chap. XII. De la tutele des femmes chez les Ro-
mains. 10
Chap. XIII. Des peines établies par les empereurs
contre les débauches des femmes. 1 1
Chap. XIV. Lois somptuaires chez les Romains. 14
Chap. XV. Des dots et des avantages nuptiaux
dans les diverses constitutions. ib.
Chap. XVI. Belle coutume des Samnites. i5
Chap. XVII. De l'administration des femmes. 16
LIVRE VIII,
De la cormption des principes des trois gonver-
neoients.
Cbap. I. Idée générale de ce livre. 18
Chap. Il- De la corruption dn principe de la dé-
mocratie, ib.
TAELE. a33
fnAP. ni. De l'esprit d'égalité extrême. Page 22
LiiAP. IV. Cause particulicre de la corruption du
peuple. 23
Chap. V. De la corruption du principe de l'aris-
tocratie, ib.
Ch p. "VI. De la corruption du principe de la mo-
uarcliie. 25
Chap. VIT. Continuation du même sujet. 16
Chap. VIII. Danger, de la corruption du principe
du {:^nvernemeut monarchique. 2S
Chap. IX. Combien la noblesse est portée à défen-
dre le troue. 29
CuAP. X. De la corruption du principe du gou-
vernement despotique. ib.
Chap. XI. Effets naturels de la bonté et de la
corruption des principes. 3o
Chap. XU. Continuation dn même siijct. 3'i
Chap. XI II. Effet du serment chez uu peuple ver-
tueux. 34
Chap. XIV. Comment le plus petit changement dans
la constitiitiou entraîne la ruine des principes. SS
Chap. XV. Moyens très efficaces pour la con.ser-
vation des trois principes. 37
Cbap. XVI. Propriétés distinctives de la république, ib.
Chap. XVII. Propriétés distinctives de la monar-
chie. 39
Chaf. XVIIT. Que la monarchie d'Espagne étoit
dans un cas particulier. 40
Chap. XIX. Propriétés distinctives du gouverne-
ment despotique. ib.
Chap. XX. Conséquences des chapitres précédents. 4 1
Chap. XXI. De l'empire de la Chine. ib.
LIVRE IX.
Oes lois, dan.s le rapport qa'elles ont avec la force
défensive.
Chap. I. Comment les républiques pourvoient à
leur sûreté. 4^
a34 TA EL F..
Chap. II. Que la constitution fétlrratirc doit être
composée d'états de même nature , sur-tout d'é-
tats républicains. Page 49
Chap. IH. Autres choses requises dans la républi-
que fédérative. 5o
Chap. IV. Comment les états despotiques pour-
voient à leur sîireté. 52
Chap. V. Comment la monarchie pourvoit à sa
siireté. S'J
Chap. VI. De la force défensive des états en gé-
néral, il».
Chap. VII. Eéflcxions. 55
Chap. VIII. Cas où la force dcfensivc d'un état est
inférieure à sa force offensive. 50
Chap. IX. De la force relative des états. 5"]
Chap. X. De la foiblesse des états voisins. ib.
LIVRE X.
Des lois, dans le rnj>port qu'elles ont a\ec la force
offensive.
Chap. I. De la force oilensivc. 58
Chap. II. De la guerre. ih.
Chap. III. Du droit de conquête. <'.o
Chap. IV. Quelques avantages du peuple conquis, (i.i
Chap. V. Gélon, roi de Syracuse. Gj
Chap. VI. D'une république qui conquiert. 66
Chap. TU. Continuation du même sujet. 6~
Chap. VIII. Continuation du même sujet. IJ8
Chap. IX. D'une monarchie qui conquiert autour
d'elle. 69
Chap. X. D'une monarchie qui conquiert une autre
monarchie. 70
Chap. XI. Dos mœurs du peuple vaincu. il).
Chap. XII. D'une loi de Cyrus. 71
Chap. XIII. Charles XII. , 72
Chap. XIV. Alexandre. "4
TAULE. 2^5
GhAp. XV. Nouveaux moyens de conserver la con-
quête, l'âge 80
Chap. XVI. D'un état despotique qui conquiert. 8t
Cbap. XVII. Continuation du même sujet. il).
LIVRE XI.
Des lois qnl forment la liberté politique dans :)ori
rapport avec la constitution.
Chap. ï. Idée générale. 82
Chap. II. Diverses significations données au mot
de liberté. il).
Chap. III. Ce que c'est que la liberté. 8»
Chap. IV. Continuation du même sujet. 84
Chap. V. De l'objet des états divers. ib.
Chap. VI. De la constitution d'Angleterre. 8j
Chap. VII. Des monarcliies que nous connoissons. io4
Chap. VIII. Pourquoi les anciens n'avoicnt pas une
idée bien claire de la monarchie. loâ
Chap. IX. Manière de penser d'Aristote. 107
Chap. X. Manière de penser des autres politiques, ih.
Chap. XI. Des rois des temps héroïques chez les
Grecs. _ 108
Chap. XII. Du gouvernement des rois de Rome , et
comment les trois pouvoirs y furent distribués, iio
Chap. XIII. Réflexions générales sur l'état de Rome
après l'expulsion des rois. 1 13
ChAp. XIV. Comment la distribntion des trois pou-
voirs commença à changer après rexpulsion des
rois. iià
Chap. XV. Comment, dans l'état florissant de la
république , Rome perdit tout à coup sa liberté. 1 18
Chap. XVI. De la puissance législative dans la ré-
publique romaine. (2i)
Cuap. XVII. De la puissance exécutrice dans la
même république. 122
Chap. XVIII. De la puissance déjuger dans le gou-
vernement de Rome. i''à
9.'\6 TARI, E.
CHAr. XIX. Du gouTernciueut Jes provinces ro-
maines. Page i35
CuAP. XX. Fin de ce livre. i38
LIVRE XII,
Des lois qui forment la liberté politique dans son
rapport avec le citoyen
Chat. I. Idée de ce livr . iSg
Chat. II. De la liberté du citoyen. 140
Chap. III. Continu.Ttion du même sujet. i4i
Chap. IV. Que la liberté est favorisée par la na-
ture des peines et leur pro])ortion. 142
Chap. V. De certaines accusations qui ont particu-
lièrement besoin de modération et de prudence. 146
Chap. VI. Du crime contre nature. 148
Chap. VII. Du crime de lese-majesté. i5o
Chap. VlII. De la mauvaise application du nom de
crime de sacrilège et de lese-m.ijesté. i3i
Chap. IX. Continuation du même sujet. i53
Chap. X. Continuation du même sujet. i5.5
Chap. XT. Des pensées. ib.
Chap. XII. Des paroles indiscrètes. 1.^6
Chap. XIII. Des écrits. lâS
Chap. XIV. Violation de la pudeur dans la puni-
tion des crimes.- ^bo
Chap. XV. De l'affrancbissement de l'esclave pour
accuser le maître. _ , '
Chap. XVI. Calomnie dans le crime de lese-majesté. 162
Chap. XVII. De la révélation des conspirations. ib.
Chap. XVIII. Combien il est dangereux , dans les
répuliliques, de trop punir le crime de lese-
majesté. . '"-'
Chap. XIX. Comment on suspend l'usage de la b-
berté dans la république. *oo
Chap. XX. Des lois favorables à la liberté du ci-
toyen dans la république. '67
TABLE. 237
Chap. XXI. De la cruauté des loi« envers les débi-
teurs dans la république. Page 168
Chap. XXII. Des choses qui attaquent la liberté
dans la monarchie. 170
Chap. XXUI. Des espions dans la monarchie. 171
Chap. XXIV. Dus lettres anonymes. 172
Chap. XXV. De la manière de gouverner dans la
monarchie. 173
Chap. XXVI. Que, dans la monarchie, le prince
doit être accessible. 174
Chap. XXVII. Des mœurs du monarque. i^S
Chap. XXVIII. Des égards que les monarques doi-
vent à leurs sujets. ib.
Chap. XXIX. Des lois civiles propres à mettre «n
peu de liberté dans le gouvernement despotique. 177
Chap. XXX. Continuation du même sujet. 178
LIVRE XIII.
Des rapports que la levée des tribats et la grandeur
des revenus pnblics ont avec la liberté.
Chap. I. Des revenus de l'état. ' 180
Chap. H. Que c'est mal raisonner de dire que la
grandeur des tributs soit bonne par elle-même. 181
Chap. III. Des tributs dans les pays où une partie
du peuple est esclave de la glèbe. 182
Chap. IV. D'une république en cas pareil. 182
Chap. V. D'une monarchie eu cas pareil. i83
Chap. VI. D'un état despotique eu cas pareil; 184
Chap. VII. Des tributs dans les pays où l'escla-
vage de la glèbe n'est point établi. ib.
Chap. VIII. Comment on conserve l'illusion. 187
Chap. IX. D'une mauvaise sorte d'impôts. 188
Chap. X. Que la grandeur des tributs dépend de
la nature du gouvernement. 18g
Chap, XI. Des peiues fiscales, 190
2!Î8 TABLE.
t.iiAP. XII. Rnpjiort de la grandeur des tributs
avec la liberté. Page loi
Chap. XIII. Dans quels gouvernements les tributs
sont susceptibles d'augmentation. iq3
Chap. XIV. Que la nature des tributs est relative
au gouvernement. ib.
Chap. XV. Abus de la liberté. 19')
Chap. XVI." Des conquêtes des mabométans. iq6
Chap. XVII. De l'augmentation des troupes. iq-]
Chap. XVIII. De la remise des tributs. lyS
Chap. XIX. Qu'est-ce qui est plus convenable au
prince et au peuple, de la ferme ou de la régie
des tributs? iqq
Chap. XX. Des traitants. 201
LIVRE XIV.
Des lois, dans le rapport qu'elles ont avec la natare
du climat.
Chap. I. Idée générale. 2o3
Chap. II. Combien les bommes sont différents dans
les divers climats. ib.
Chap. III. Co7itradiction dans les caractères de
certains peuples du midi. 20<)
Chap. IV. Cause de l'immutabilité de la religion ,
des mœurs, des manières, des lois, daus les
pays d'orient. 2ïO
Chap. V. Que les mauvais législateurs sont ceux
qui ont favorisé les vices du climat ; et les bons
sont ceux qui s'y sont opposés. 21 1
Chap. VI. De la culture des terres dans les cli-
mats chauds. 212
Chap. VII. Du monacbisme. 2i3
Chap. VIII. Bonne coutume de la Chine. ib.
Chap. IX. Moyens d'encourager l'iudustrie. 214
Chap. X. Des lois qui ont rapport à la sobriété
des peuples. 21 5
TABLE. 23a
Chap. X[. Des lois qui ont du rapport aux mala-
dies du climat. Piîge 217
Chap. XII. Des lois contre ceux qui se tuent eux-
mêmes. 220
Chap. XIII. Effets qui résulîeut du climat d'An-
gleterre. 5.51
Chap. XIV. Autres effets du climat. 22j
Chap. XV. De la différente confiance que les lois
ont dans le peuple selon les climast. 225
LIVRE XV.
Comment les loi.s de l'esclav.-ifîe civil ont du rap-
port avec la nature du clluiat.
<^uAp. I. De l'esclavage civil. ■2.0ÀJ
Chap. II. Origine du droit de l'esclavage chez les
jurisconsultes romains. 227
Chap, III. Autre origine du droit de l'esclavage. 23o
Vm DE LA TADT.E DU TOME SECOND.
j