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Full text of "De l'esprit des loix"

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,  YORK  UNIVERSITY  LIBRARIES 


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Date  Due 


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MAY  -  4  2007 

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DE  L'ESPRIT 

DES  LOIS. 


TOME  PREMIER. 


DE  L'ESPRIT 

DES  LOIS, 

Par  MONTESQUIEU. 


TOME  PREMIER. 


ÉDITION    STÉRÉOTYPE. 

a'tPIM    It    PROCÉDÉ    U«    flltUI!<    >i»»r. 


A  PARIS, 

CHEZ   FIRMIN   DIDOT  FRERES, 

KUE    JACOB  ,    »"  a^. 

1834, 


JC 
179 
M72 
1834 
T. 1-2 


SCOTT 


ELOGE 

DE  MONTESQUIEU, 

MIS  À  LA  TÈTE  DU  CINQUIEME  VOLUME  DE  l'eNCYCLO- 
PÉDIE  ,  PAR  d'aLEMBERT. 

X-i'iNTÉR  ET  que  les  bons  citoyens  prennent  à  l'En- 
cyclopédie ,  et  le  grand  nombre  de  gens  de  lettres 
qui  lui  consacrent  leurs  travaux,  semblent  nous  per- 
mettre de  la  regarder  comme  un  des  monuments  les 
plus  propres  à  être  dépositaires  des  sentiments  de  la 
patrie  ,  et  des  hommages  qu'elle  doit  aux  hommes 
célèbres  qui  l'ont  honorée.  Persuadés  néanmoins  que 
M.  de  Montesquieu  étoit  en  droit  d'attendre  d'autres 
panégyristes  que  nous  ,  et  que  la  douleur  publique 
eût  mérité  des  interprètes  plus  éloquents  ,  nous  eus- 
sions enfermé  au-dedans  de  nous-mêmes  nos  justes 
regrets  et  notre  respect  pour  sa  mémoire  ;  mais  l'a- 
veu de  ce  que  nous  lui  devons  nous  est  trop  précieux 
pour  en  laisser  le  soin  à  d'autres.  Bienfaiteur  de  l'hu- 
manité par  ses  écrits  ,  il  a  daigné  l'être  aussi  de  cet 
ouvrage  :  et  notre  reconnoissance  ne  veut  que  tracer 
quelques  lignes  au  pied  de  sa  statue. 

Charles  de  Secondât,  baron  de  la  Brede  et  de 
Montesquieu  ,  aacien  président  à  mortier  au  parle- 
ment de  Bordeaux,  de  l'académie  française,  de  l'a- 
cadémie royale  des  sciences  et  des  belles -lettres  de 
Pi'usse  ,  et  de  la  société  royale  de  Londres,  naquit 
au  château  de  la  Brede,  près  de  Bordeaux  ,  le   18 

FSrR.  DES  LOIS.      I  .  X 


2  ÉLOGE 

janvier  iGUq  ,  d'ane  famille  noble  de  Guienne.  Son 
trisaïeul  ,  Jeaa  de  Secondât,  maître -dliôtel  de 
Henri  II  roi  de  Navarre,  et  ensuite  de  Jeanne,  fille  de 
ce  roi,  qui  épousa  Antoine  deBonrbon,  acquit  la  terre 
de  Montesquieu  d'une  somme  de  10,000  livres, que 
cette  princesse  lui  donna  par  un  acte  authentique,  en 
récompense  de  sa  probité  et  de  ses  services.  Henri  III, 
roi  de  Navarre ,  depuis  Henri  IV  ,  roi  de  France , 
érigea  en  baronnie  la  terre  de  Montesquieu  en  faveur 
de  Jacob  de  Secondât ,  fils  de  Jean  ,  d'abord  gentil- 
homme ordinaire  de  la  chambre  de  ce  prince,  et  en- 
suite mestre-de-camp  du  régiment  de  Cbàtillon.  Jean 
Gaston  de  Secondât,  son  second  fils  ,  ayant  épousé 
la  fille  du  premier  président  du  parlement  de  Bor- 
deaux, acquit  dans  cette  compagnie  une  charge  de 
président  à  mortier.  Il  eut  plusieurs  enfants  ,  dont 
un  entra  dans  le  service,  s'y  distingua  ,  et  le  quitta 
de  fort  bonne  heure  :  ce  fut  le  perc  de  Charles  de 
Secondât ,  auteur  de  l'Esprit  des  lois.  Ces  détails  pa- 
roîtront  peut-être  déplacés  à  la  tète  de  l'éloge  d'un 
philosophe  dont  le  nom  a  si  peu  besoin  d'ancêtres; 
mais  n'envions  point  à  leur  mémoire  l'éclat  que  ce 
nom  répand  sur  elle. 

Les  succès  de  l'enfance  ,  présage  quelquefois  si 
trompeur  ,  ne  le  furent  point  dans  Charles  de  Se- 
condât :  il  annonça  de  bonne  heure  ce  qu'il  devoit 
être  ,  et  son  père  donna  tous  ses  soins  à  cultiver  ce 
g«nie  naissant ,  objet  de  son  espérance  et  de  sa  ten- 
dresse. Dès  l'âge  de  vingt  ans,  le  jeune  Montesquieu 
préparoit  déjà  les  matériaux  de  l'Esprit  des  lois, par 
un  extrait  raisonné  des  immenses  volumes  qui  com- 
posent le  corps  du  droit  civil  :  ainsi  autrefois  New- 


DE     MONTESQUIEU.  '^ 

ton  avolt  jeté  ,  dès  sa  première  jeunesse  ,les  fonde- 
ments des  ouvrages  qui  l'ont  rendu  immortel.  Ce- 
pendant l'étude  delà  jurisprudence, quoique  moins 
aride  pour  M.  de  Montesquieu  que  pour  la  plupart 
de  ceux  qui  s'y  livrent,  parcequ'il  la  cultivoit  en 
philosophe  ,ne  suffisoitpasà  l'étendue  et  à  l'activité 
de  son  génie:  il  approfondissoit ,  dans  le  même 
temps ,  des  matières  encore  plus  importantes  et  plus 
délicates  (i)  ,  et  les  discutoit  dans  le  silence  avec  la 
sagesse,  la  décence  et  l'équité  qu'il  a  depuis  mon- 
trées dans  ses  ouvrages. 

Un  oncle  paternel ,  président  à  mortier  au  parle- 
ment de  Bordeaux  ,  juge  éclairé  et  citoyen  ver- 
tueux ,  l'oracle  de  sa  compagnie  et  de  sa  province  , 
ayant  perdu  un  fils  unique ,  et  voulant  conserver 
dans  son  corps  l'esprit  d'élévation  qu'il  avoit  tâché 
d'y  répandre,  laissa  ses  hiens  et  sa  charge  à  M.  de 
Montesquieu.  Il  étoit  conseiller  au  parlement  de 
Bordeaux  depuis  le  24  février  1714,  et  fut  reçu 
président  à  mortier  le  1 3  juillet  1 7 16.  Quelques  an- 
nées après  ,  en  1722  ,  pendant  la  minorité  du  roi , 
sa  compagnie  le  chargea  de  présenter  des  remon- 
trances à  l'occasion  d'un  nouvel  impôt.  Placé  entre 
le  trône  et  le  peuple,  il  remplit,  ensujetrespectueux, 
et  en  magistrat  plein  de  courage  ,  l'emploi  si  noble 
et  si  peu  envié  de  faire  parvenir  au  souverain  le  cri 
des  malheureux  ;  et  la  misère  publique,  représentée 


(i)  C'étoit  un  ouvmge  en  forme  de  lettres,  dont  le 
but  étoit  de  prouver  que  ridolàtrie  de  la  plupart  des 
païens  ne  p.Troissoit  pas  mériter  une  damnation  éternelle. 
(iYofe  de  d'Alemben\^ 


;»  h  L  O  G  E 

avecaatant  d'habileté  que  de  force ,  obtint  la  justice 
qu'elle  demandoit.  Ce  succès,  il  est  vrai,  par  malheur 
pour  l'état  bien  plus  que  pour  lui  ,  fut  aussi  passa- 
ger que  s'il  eût  été  injuste  ;  à  peine  la  voix  des  peu- 
ples eut-elle  cessé  de  se  faire  entendre  ,  que  l'impôt 
supprimé  fut  remplacé  par  un  autre  :  mais  le  cito-yen 
avoit  fait  son  devoir. 

Il  fut  reçu,  le  3  avril  1716  ,  dans  l'académie  de 
Bordeaux,  qui  ne  faisoit  que  de  naître.  Le  goût 
pour  la  musique  et  pour  les  ouvrages  de  pur  agré- 
ment avoit  d'abord  rassemblé  les  membres  qui  la 
formoient.  M.  de  Montesquieu  crut  avec  raison  que 

j  l'ardeur  naissante  et  les  talents  de  ses  confrères  pour- 
roient  s'exercer  avec  encore  plus  d'avantage  sur  les 
objets  de  laphysique.  11  étoit  persuadé  que  la  nature, 
si  digne  d'être  observée  par-tout,  trouvoit  aussi  par- 
tout des  yeux  dignes  de  la  voir  ;  qu'an  contraire  les 

•  ouvrages  de  goût  ne  souffrant  point  de  médiocrité, 
et  la  capitale  étant  en  ce  genre  le  centre  des  lumières 
et  des  secours  ,  il  étoit  trop  difficile  de  rassembler 
loin  d'elle  un  assez  grand  nombre  d'écrivains  distin- 
gués. Il  regardoit  les  sociétés  de  bel-esprit ,  si  étran- 
gement multipliées  dans  nos  provinces, commeune 
espèce  ou  plutôt  comme  une  ombre  de  laxe  littéraire, 
qui  nuit  à  l'opulence  réelle,  sans  même  en  offrir 
l'apparence.  Heureusement  M.  le  duc  de  la  Force  , 
par  un  prix  qu'il  venoit  de  fonder  à  Bordeaux, 
avoit  secondé  des  vues  si  éclairées  et  si  justes.  On 
jugea  qu'une  expérience  bien  faite  seroit  préférable 
à  un  discours  foiblc  ou  à  un  mauvais  poème  ;  et 
Bordeaux  eut  une  académie  des  sciences. 

M.  de  Montesquieu  , ^nullement  empressé  de  se 


1)  V.     M  O  NT  E  S  Q  U  1  E  Lf.  5 

montrer  au  public  7"  sembloit  alteudre  ,  selou  l'ex 
pression  d'un  grand  génie  ,  un  âge  mùr  pourécrire. 
Cène  fut  qu'en  i  721  ;  c'est-à-dire  âgé  de  trente-deux 
ans,  qu'il  mit  au  jcur  les  Lettres  persanes. 'Le 
Siamois  des  Amusements  sérieux  et  comiques 
pouYoit  lui  en  avoir  fourni  l'idée  :  mais  il  surpassa 
son'  modèle.  La  peinture  des  mœurs  orientales , 
réelles  ou  supposées  ,  de  l'orgueil  et  du  flegme  de 
l'amour  asiatique,  n'est  que  le  moindre  objet  de  ces 
lettres  ;  elle  n'y  sert ,  pour  ainsi  dire  ,  que  de  pré- 
texte à  une  satyre  fine  de  nos  mœurs  ,  et  à  des  ma- 
tières importantes  que  l'auteur  approfondit  en  pa- 
roissant  glisser  sur  elles.  Dans  cette  espèce  de  tableau 
juouvaut  ,  Usbek  expose  sur-tout  avec  autant  de 
légèreté  que  d'énergie  ce  qui  a  le  plus  frappé  parmi 
nous  ses  yeux  pénétrants  ;  notre  babitude  de  traiter 
sérieusement  les  choses  les  plus  futiles  ,  et  de  tour- 
ner les  plus  importantes  en  plaisanterie  ;  nos  con- 
versations si  bruyantes  et  si  frivoles;  notre  ennui 
dans  le  sein  du  plaisir  même  ;  nos  préjugés  et  nos 
actions  en  contradiction  continuelle  avec  nos  lu- 
mières ;  tant  d'amour  pour  la  gloire  joint  à  tant 
de  respect  pour  l'idole  de  la  faveur  ;  nos  courtisans 
si  rampants  et  si  vains;  notre  politesse  extérieure  et 
notre  mépris  réel  pour  les  étrangers  ,  ou  notre  pré- 
dilection affectée  pour  eux  ;  la  bizarrerie  de  nos 
goiîts  ,  qui  n'a  rien  au-dessous  d'elle  que  l'empresse- 
ment de  toute  l'Europe  à  les  adopter  ;  notre  dédain 
barbare  pour  deux  desjilus  respectables  occupations 
d'un  citoyen  ,  le  commerce  et  la  magistrature  ;  nos 
disputes  littéraires,  si  vives  et  si  inutiles;  notre  fureur 
d'écrire  avant  que  de  penser  ,  et  de  jugeravant  que 


6  i  L  O  O  E 

de  conneître.  A  celte  peinture  vive  ,  mais  sansHeli 
il  oppose  ,  dans  l'apologue  des  Troglodytes  ,  le  ta- 
bleau d'un  peuple  vertueux  ,  devenu  sage  par  le 
malheur  ;  morceau  digne  du  portique.  Ailleurs  il 
montre  la  pliilosophie  ,  long-temps  étouffée  ,  repa- 
roissant  tout  à  coup  ,  regagnant  par  ses  progrès  le 
temps  qu'elle  a  perdu,  pénétrant  jusque  chez  les 
Russes  à  la  voix  d'un  génie  qui  l'appelle  ,  tandis 
que  ,  chez  d'autres  peuples  de  l'Europe  ,  la  super- 
stition ,  semblable  à  une  atmosphère  épaisse  ,  em- 
pêche la  lumière  qui  les  environne  de  toutes  parts 
d'arriver  jusqu'à  eux.  Enfin  ,  par  les  principes  qu'il 
établit  sur  la  nature  des  gouvernements  anciens  et 
modernes,  il  présente  le  germe  de  ses  idées  lumi- 
neuses, développées  depuis  par  l'auteur  dans  son 
grand  ouvrage. 

Ces  différents  sujets,  privés  aujourd'hui  des  grâ- 
ces de  la  nouveauté  qu'ils  avoient  dans  la  naissance 
des  Lettres  persanes,  y  conserveront  toujours  le  mé- 
rite du  caractère  original  qu'on  a  su  leur  donner  : 
mérite  d  autant  plus  réel  qu'il  vient  ici  du  génie 
seul  de  l'écrivain  ,  et  non  du  voile  étranger  dont  il 
s'est  couvert  ;  car  Usbek  a  pris  ,  durant  son  séjour 
en  Vrance ,  non  seulement  une  connoissance  si  par- 
faite de  nos  mœurs ,  mais  une  si  forte  teinture  de  nos 
manières  mêmes ,  que  sou  style  fait  souvent  oublier 
son  pays.  Ce  léger  défaut  de  vraisemblance  peut 
n'être  pas  sans  dessein  et  sans  adresse  :  en  relevant 
nos  ridicules  et  nos  vices ,  il  a  voulu  sans  doute  aussi 
rendre  justice  à  uos  avantages.  Il  a  senti  tonte  la  fa- 
deur d'un  éloge  direct  ;  et  il  nous  a  plus  finement 


DE    M  ()  ^  T  E  S  !J  li  I  I.  V.  n 

loués  ,  en  prenant  si    souvent  notre  ton  pour  mé- 
dire plus  agréablement  de  nous. 

Malgré  le  succès  de  cet  ouvrage ,  M.  de  Moules- 
quieu  ne  s'en  étoit  point  déclaré  ouvertement  r,-iu- 
teur.  Peut-être  croyoit-il  échapper  plus  aisément  par 
ce  moyen  à  la  satyre  littéraire  qui  épargne  plus  vo- 
lontiers les  écrits  anonymes  ,  parceque  c'est  tou- 
jours la  personne  ,  et  non  l'ouvrage,  qui  est  le  Lut 
de  ses  traits,  l'eut-être  craignoit-il  d'être  attaqué  sur 
le  prétenducontrasledesLettrespersanes  avec  l'aus- 
térité de  sa  place  :  espèce  de  reproche  ,  disoit-il  , 
que  les  critiques  ne  manquent  jamais,  parcequ'il  ne 
demande  aiicun  effort  d'esprit.  Mais  son  secret  étoit 
découvert  ,  et  déjà  le  public  le  montroit  à  l'acadé- 
mie française.  L'événement  fit  voir  combien  le  si- 
lence de  M.  de  Montesquieu  avoit  été  sage.  Usbek 
s'exprime  quelquefois  assez  librement ,  non  sur  le 
fond  du  christianisme  ,  mais  sur  des  matières  que 
trop  de  personnes  affectent  de  confondre  avec  le 
christianisme  même  ;  sur  l'esprit  depersécution  dont 
tant  de  chrétiens  ont  été  animés  ;  sur  les  usurpations 
temporelles  de  la  puissance  ecclésiastique  ;  sur  la 
multiplication  excessive  des  monastères  ,  qui  enlè- 
vent des  sujets  à  l'état  sans  donnera  Dieu  des  ado- 
rateurs ;  sur  quelques  opinions  qu'on  a  vainement 
tenté  d'ériger  en  dogmes  ;  sur  nos  disputes  de  reli- 
gion ,  toujours  violentes,  et  souvent  funestes.  S'il 
paroît  toucher  ailleurs  à  des  questions  plus  délicates 
et  qui  intéressent  déplus  près  la  religion  chrétienne, 
ses  réflexions  ,  appréciécsavec  justice ,  sont  en  effet 
très  favorables  à  la  révélation  ,  puisqu'il  se  borne  à 
montrer  combien  la  rai.soa  humaine  abandonnée  à 


K  K  r,  O  G  E 

ellts  -  même  est  peu  éclairée  sur  ces  objets.  Enfin  , 
parmi  les  véritables  lettres  de  M.  de  Montesquieu  , 
l'imprimeur  étranger  en  avoit  inséré  quelques  unes 
d'une  autre  main  ,  et  il  eût  fallu  du  moins  ,  avant 
que  de  condamner  l'auteur  ,  démêler  ce  qui  lui  ap- 
partenoit  en  propre.  Sans  égard  à  ces  considérations, 
d'un  côté  la  Laine  sous  1  e  nom  de  zèle,  de  l'autre  le  zèle 
sans  discernement  ou  sans  lumières ,  se  soulevèrent 
et  se  réunirent  contre  les  Lettres persanes.Tits  dé- 
lateurs ,  espèce  d'iiommes  dangereuse  et  lâche,  que 
même  dans  un  gouvernement  sage  on  a  quelquefois 
le  malheur  d'écouter,  alarmeront ,  par  nn  extrait  in- 
fidèle, la  piété  du  ministère.  ]M.  de  Montesquieu  , 
par  le  conseil  de  ses  amis  ,  soutenu  de  la  voix  publi- 
que ,  s' étant  présenté  pour  la  place  de  l'académie 
française  vacante  par  la  mort  de  M.  de  Sacy ,  le  mi- 
nistre (  I  )  écrivit  à  cette  compagnie  que  sa  majesté 
ne  donneroit  jamais  son  agrément  à  l'auteur  des 
Lettres  persanes  ;  qu'il  n'avoit  point  lu  ce  livre, 
jnais  que  des  personnes  en  qui  il  avoit  confiance  loi 
en  avoient  fait  connoître  le  poison  et  le  danger.  M.  de 
Montesquieu  sentit  le  coup  qu'une  pareille  accusa- 
tion pouvoit  porter  à  sa  personne  ,  à  sa  famille,  a  la 
tranquillité  de  sa  vie.  Il  n'attachoit  pas  assez  de  jvrix 
aux  honneurs  littéraires  ,  ni  pour  les  rechercher 
avec  avidité,  ni  pour  affecter  de  les  dédaigner  quand 
ils  se  présentoient  à  lui ,  ni  enfin  pour  en  regarder  la 

Rimple  privation  comme  un  malheur  ;  mais  l'exclu- 
sion perpétuelle,  et  sur-tout  les  motifs  de  l'exclusion, 
lui  paroissoient  une  injure.  Il  vit  le  ministre,  lui  dé- 

(i)  M.  le  cardinal  de Fleury. 


D  E     M  O  N  T  E  s  Q  U  I  F.  U  f) 

claïaque  ,  par  des  raisons  particulières  ,  il  u'avoiioil 
point  les  Lettres  persanes  ,  mais  qu'il  étoit  encore  pi  us 
éloigné  de  désavouer  uu  ouvrage  dont  il  croyoit  n'a- 
voir point  à  rougir  ,  et  qu'il  devoit  être  jugé  d'a- 
près une  lecture  ,  et  non  sur  une  délation.  Le  mi- 
nistre prit  enfin  le  parti  par  où  il  auroit  dû  com- 
mencer ;  il  lut  le  livre  ,  aima  l'auteur ,  et  apprit  à 
mieux  placer  sa  confiance.  L'académie  française  ne 
fut  poinl  privée  d'un  de  ses  plus  beaux  ornements  : 
et  la  France  eut  le  boalieur  de  conserver  uu  sujet 
que  la  superstition  ou  la  calomnie  étoient  prêtes  à 
lui  faire  perdre  ;  car  M.  de  Montesquieu  avoil  dé- 
claré au  gouvernement  qu'après  l'espèce  d'outrage 
qu'onalloitlui  faire  ,  il  iroit  cherclier  chez  les  étran- 
gers ,  qui  lui  tendoient  les  bras  ,  la  sûreté  ,  le  repos, 
et  peut-être  les  récompenses,  qu'il  auroit  du  espérer 
dans  son  pays.  La  nation  eût  déploré  cette  perte,  et 
la  honte  en  fût  pourtant  retombée  sur  elle. 

Feu  M,  le  maréchal  d'Estrées  ,  alors  directeitr  de 
l'académie  française,  se  conduisit  dans  cette  cir- 
constance en  courtisan  vertueux  et  d'une  ame  vrai- 
ment élevée  :  il  ne  craignit  ni  d'abuser  de  son  crédit , 
ni  de  le  compromettre  ;  il  soutint  son  an.i ,  et  jus- 
tifia Socrate.  Ce  trait  de  courage ,  si  précieux  aux 
lettres ,  si  digne  d'avoir  aujourd'hui  des  imitateurs , 
et  si  honorable  à  la  mémoire  de  M.  le  maréchal  d'Es- 
trées, n'auroit  pas  dû  être  oublié  dans  son  éloge. 

M.  de  Montesquieu  fut  reçu  le  24  janvier  1728. 
Son  discours  est  un  des  meilleurs  qu'on  ait  pro- 
noncés dans  une  pareille  occasion  :  le  mérite  en  est 
d'autant  plus  grand  que  les  récijiiendaires  ,  gênés 
jusqu'alors  par  ces  formule?  et  ces  éloges    d'usage 


lO  li  L  OOK 

auxquels  une  espèce  de  prescription  les  assujettit, 
u'avoient  encore  osé  franchir  ce  cercle  pour  traiter 
d'autres  sujets  ,  on  n'avoient  point  pensé  du  moins 
à  les  y  renfermer.  Dans  cet  état  même  de  contrainte 
il  eut  l'avantage  de  réussir.  Entre  plusieurs  traits 
dont  brille  son  discours  (i)  on  reconnoîtroit  l'écri- 
vain qui  pense ,  au  seul  portrait  du  cardinal  de 
Richelieu ,  qui  apprit  à  la  France  le  secret  de 
ses  forces ,  et  à  l  Espagne  celui  de  sa  faiblesse  ; 
qui  ôta  a  V Allemagne  ses  chaînes,  et  lui  en 
donna  de  nouvelles.  Il  faut  admirer  31.  de  Mon- 
tesquieu d'avoir  su  vaincre  la  difficulté  de  son  su- 
jet ,  et  pardonner  à  ceux  qui  n'ont  pas  eu  le  même 
succès. 

Le  nouvel  académicien  étoit  d'autant  plus  digne 
(îe  ce  titre,  qu'il  avoit,  peu  de  temps  auparavant, 
renoncé  à  tout  autre  travail  pour  se  livrer  entière- 
ment à  son  génie  et  à  son  goût.  Quelque  importante 
que  fût  la  place  qu'il  occupoit,  a>oc  quelques  lu- 
mières et  quelque  intégrité  qu'il  en  eût  rempli  les 
devoirs,  il  sentoit  qu'il  y  avoit  des  objets  plus 
dignes  d'occuper  ses  talents,  qu'un  citoyen  est  re- 
devable a  sa  nation  et  à  l'humanité  de  tout  le  bien 
qu'il  peut  leur  faire,  et  qu'il  seroit  plus  utile  à 
l'une  et  à  l'autre  en  les  éclairant  par  ses  écrits,  qu'il 
ne  pouvoit  l'être  en  discuiant  quelques  contesta- 
tations  particulières  dans  l'obscurité.  Toutes  ces  ré- 
flexions le  déterminèrent  à  vendre  sa  charge.  Il  cessa 
d'être  magistrat ,  et  ne  fut  plus  qu'homme  de  lettres. 
Mais ,  pour  se  rendre  utile  par  ses  ouvrages  aux 

(i)  Il  se  trouve  aprèi  cet  éloge. 


KEMO::îTKSyUlKU.  Il 

lUfl'éientes  uatious,  il  étoit  nécessaire  qu'il  les  cou- 
iiût.  Ce  fut  daus  cette  vue  qu'il  entreprit  de  voyager. 
Son  but  étoit  d'examiner  jiar-tout  le  physi(jue  et  le 
moral  ;  d'étudier  les  lois  et  la  constitution  de  chaque 
pays;  de  visiter  les  savants,  les  écrivains  ,  les  artistes 
célèbres  ;  de  chercher  sur-tout  ces  hommes  rares  et 
singuliers  dont  le  commerce  supplée  quelquefois  à 
plusieurs  années  d'observations  et  de  séjour.  M.  de 
Montesquieu  eût  pu  dire  comme  Démocrite  ;  «  Je 
«  n'ai  rien  oublié  pour  m'instruira  ;  j'îli  quitté 
«  mon  pays  et  parcouru  l'univers  pour  mieux  con- 
«  noitre  la  vérité  ;  j'ai  vu  tous  les  personnages  illus- 
«  très  de  mon  temps.  »  Mais  il  y  eut  cette  différence 
entre  le  Démocrite  français  et  celui  d'Abdere  ,  que 
le  premier  voyageoit  pour  instruire  les  hommes  ,  et 
le  second  pour  s'en  riioquer. 

Il  alla  d'abord  à  Vienne  ,  où  il  vit  souvent  le  cé- 
lèbre prince  Eugène.  Ce  héros ,  si  funeste  à  la  France 
(  à  laquelle  il  auroit  pu  être  si  utile),  après  avoir 
balancé  la  fortune  de  Louis  XIV  et  humilié  la  fierté 
ottomane  ,  viyoit  sans  faste  durant  la  paix,  aimant 
et  cultivant  les  lettres  dans  uue  cour  où  elles  sont 
peu  en  honneur  (i),et  donnant  à  ses  maîtres  l'exem- 
ple de  les  protéger.  M.  de  Montesquieu  crut  entre- 
voir dans  ses  discours  quelques  restes  d'intérêt  pour 


(i)  Quelques  Allemands  ont  pris ,  très  mal-à-propos  , 
res  paroles  pour  une  injure.  L'amour  des  hommes  est 
lia  devoir  dans  les  princes  :  l'amour  des  lettres  est  un 
goût  qu'il  leur  est  permis  de  ue  pas  avoir.  (  Nol^  de 
d'Aleinbert.  ) 


12  ELOGE 

Sun  ancienne  patrie.  LeprinceEugene  (i)  enlaissoit 
voir  sur-tout  autant  que  le  peut  faire  un  ennemi  sur 
les  suites  funestes  de  cette  division  intestine  qui 
trouble  depuis  si  long-temps  l'église  de  France  : 
l'homme  d'état  en  prévoyoit  la  durée  et  les  effets, 
et  les  prédit  au  philosophe. 

M.  de  Montesquieu  partit  de  Vienne  pour  voir 
la  Hongrie  ,  contrée  opulente  et  fertile  ,  habitée  par 
une  nation  fîere  et  généreuse  ,  le  fléau  de  ses  tyrans 
et  l'appui  de  ses  souverains.  Comme  peu  de  per- 
sonnes connoissent  bien  ce  pays ,  il  a  écrit  avec  soin 
cette  partie  de  ses  voyages. 

D'Allemagne  il  passa  en  Italie.  Il  vit  à  Venise  le 
fameux  Law,  à  qui  il  ne  restoit  de  sa  grandeur  pas- 
sée que  des  projets  heureusement  destinés  à  mourir 
dans  sa  tête,  et  un  diamant  qu'il  engageoit  pour 
jouer  aux  jeux  de  hasard.  Un  jour  la  conversation 
rouloit  sur  le  fameux  système  que  Law  avoit  in- 
venté ,  époque  de  tant  de  malheurs  et  de  fortunes  , 
et  sur-tout  d'une  dépravation  remarquable  dans  nos 
moeurs.  Comme  le  parlement  de  Paris,  dépositaire 
immédiat  des  lois  dans  les  temps  de  minorité ,  avoit 
fait  éprouver  au  ministre  écossais  quelque  résis- 

(i)  Le  prince  Eugène  lui  demanda  un  jour  en  quel 
éiat  étoient  les  affaires  de  la  constitution  eu  France. 
M.  de  Montesquieu  lui  répondit  que  le  ministère  prenoit 
des  mesures  pour  éteindre  peu  à  peu  le  jansénisme  ,  et 
que  dans  quelques  années  il  n'en  seroit  plus  question. 
«  Vous  n'en  sortirez  jamais ,  dit  le  prince  :  le  feu  roi  s'est 
«  laissé  engager  dans  une  affaire  dont  son  arriere-petit- 
«  fils  ne  verra  jias  la  fiu  ».  (^E/oge  manuscrit  de  M.  de 
Montesquieu,  par  M.  de  Secondât,  son  Jlls.) 


I)  r.    M  O  N  T  E  s  Q  u  r  E  U.  1  5 

tance  dans  cette  occasion  ',  M.  de  Montesquieu  lui 
demanda  pourquoi  on  n'avoit  pas  essayé  de  vaincre 
cette  résistance  par  un  moyen  presque  toujours  in- 
faillible en  Angleterre,  par  le  grand  mobile  des 
actions  des  lionimes ,  en  un  mot  par  l'argent.  «  Ce  ne 
"  sont  pas  ,  répondit  Law,  des  génies  aussi  ardents 
'<  et  aussi  généreux  que  mes  compatriotes  ;  mais  ils 
"  sont  beaucoup  plus  incorruptibles.  »  Nous  ajou- 
terons, sans  aucun  préjugé  de  vanité  nationale, 
qu'un  corps  libre  pour  quelques  instants  doit  mieux 
résister  à  lacorrujition  que  celai  qui  l'est  toujours  ; 
le  premier,  en  vendant  sa  liberté,  la  perd;  le  se- 
cond ne  fait  pour  ainsi  dire  que  la  prêter,  et  l'exerce 
même  en  l'engageant.  Ainsi  les  circonstances  et  la 
nature  du  gouvernement  font  les  vices  et  les  vertus 
des  nations. 

Un  autre  personnage ,  non  moins  fameux,  que 
M.  de  Montesquieu  vit  encore  plus  souvent  à  Ve- 
nise, fut  le  comte  de  Bonneval .  Cet  bomme,  si  connu 
par  ses  aventures  ,  qui  n'étoient  pas  encore  à  leur 
terme  ,  et  flatté  de  converser  avec  un  juge  digne  de 
l'entendre,  lui  faisoit  avec  plaisir  le  détail  singu- 
lier de  sa  vie,  le  récit  des  actions  militaires  où  il 
s'étoit  trouvé,  le  portrait  des  généraux  et  des  mi- 
nistres qu'il  avoit  connus.  M.  de  Montesquieu  se 
rappeloit  souvent  ces  conversations ,  et  en  racontoit 
différents  traits  à  ses  amis. 

Il  alla  de  Yenise  à  Rome.  Dans  cette  ancienne  ca- 
j)itale  du  monde  ,  qui  l'est  encore  à  certains  égards, 
il  s'appliqua  sur-tout  à  examiner  ce  qui  la  distingue 
aujourd'hui  le  plus  ;  les  ouvrages  des  Raphaël ,  des 
■ritieu ,  et  des  Michel-Ange.  Il  n'avoit  point  fait  une 


l4  ELOGE 

étude  particulière  des  beaux  arts  ;  mais  l'expression 
dont  brillent  les  cliefs-d'œnvre  en  ce  genre  saisit 
infailliblement  tout  homme  de  génie.  Accoutumé  à 
étudier  la  nature,  il  la  reconnoît  quand  elle  est 
imitée,  comme  un  portrait  ressemblant  frappe  tous 
ceux  à  qui  l'original  est  familier.  Malheur  aux  pro- 
ductions de  l'art  dont  toute  la  beauté  n'est  que  pour 
les  artistes  ! 

Après  avoir  parcouru  l'Italie ,  M.  de  Montesquieu 
vint  en  Suisse.  Il  examina  soigneusemeut  les  vastes 
pays  arrosés  par  le  Rhin.  Et  il  ne  lui  resta  plus  rien 
à  voir  en  Allemagne ,  car  Frédéric  ne  régnoit  pas 
encore.  Il  s'arrêta  ensuite  quelque  temps  dans  les 
Provinces-Unies,  monument  admirable  de  ce  que 
peut  l'industrie  humaine  animée  par  l'amour  de  la 
liberté.  Enfin  il  se  rendit  ea  Angleterre ,  oii  il  de- 
meura deux  ans.  Digne  de  voir  et  d'entretenir  les 
plus  grands  hommes,  il  n'eut  à  regretter  que  de 
n'avoir  pas  fait  plutôt  ce  voyage.  Locke  et  Newton 
étoient  morts.  Mais  il  eut  souvent  l'honneur  de 
faire  sa  cour  à  leur  protectrice,  la  célèbre  reine 
d'Angleterre,  qui  cultivoit  la  philosophie  sur  Je 
trône  ,  et  qui  goûta  ,  comme  elle  le  devoit,  M.  de 
Montesquieu.  Il  ne  fut  pas  moins  accueilli  par  la 
nation  ,  qui  n'avoit  pas  besoin  sur  cela  de  prendre 
le  ton  de  ses  maîtres.  Il  forma  à  Londres  des  liaisons 
intimes  avec  des  hommes  exerces  à  méditer  et  à  se 
préparer  aux  grandes  choses  par  des  études  pro- 
fondes. Il  s'instruisit  avec  eux  de  la  nature  du  gou- 
vernement ,  et  parvint  à  le  bien  connoître.  Nous 
parlons  ici  d'après  les  témoignages  publics  que  lui 
t'U  ont  rendus  les  Air  lais  ei;x-raèmcs  ,  si  jaloux  de 


D  E     M  O  N  ï  E  s  Q  U  I  K  U.  ib 

nos  avantages ,  et  si  peu  disposés  à  reconnoitre  en 
nous  aucune  supériorité. 

Comme  il  n'avoit  rien  examiné  ni  avec  la  pré- 
vention d'un  enthousiaste  ni  avec  l'austérité  d'un 
cynique ,  il  n'avoit  remporté  de  ses  voyages,  ni  un 
dédain  outrageant  pour  les  étrangers  ,  ni  un  mépris 
encore  plus  déplacé  pour  son  propre  pays.  Il  résul- 
toit  de  ses  observations  que  l'Allemagne  étoit  laite 
pour  y  voyager  ,  l'Italie  pour  y  séjourner ,  l'Angle- 
terre pour  y  penser ,  et  la  France  pour  y  vivre. 

De  retour  enlin  dans  sa  patrie,  M.  de  Montesquieu 
se  retira  pendant  deux  ans  à  sa  terre  de  la  Rrede.  Il 
y  jouit  en  paix  de  cette  solitude  que  le  spectacle  et  le 
tumulte  du  monde  servent  à  rendre  plus  agréable: 
il  vécut  avec  lui-même  ,  après  en  être  sorti  si  long- 
temps ;  et,  ce  qui  nous  intéresse  le  plus,  il  mit  la 
dernière  main  à  son  ouvrage  sur  les  Causes  de  la 
grandeur  et  de  la  décadence  des  Romains,  qui 
parut  en  i  734. 

Les  empires,  ainsi  que  les  hommes,  doivent 
croître,  dépérir,  et  s'éteindre.  Mais  cette  révolution 
nécessaire  a  souvent  des  causes  cacliées  que  la  nuit 
des  temps  nous  dérobe,  et  que  le  mystère  ou  'leur 
petitesse  apparente  a  même  quelquefois  voilées  aux 
yeux  des  contemporains.  Rien  ne  ressemble  plus 
fur  ce  point  à  l'iiistoire  moderne  que  l'histoire  an- 
cienne. Celle  des  Romains  mérite  néanmoins  à  cet 
égard  quelque  exception:  elle  présente  une  poli- 
tique raisonnée ,  un  système  suivi  d'agrandissement 
qui  ne  permet  pas  d'attribuer  la  fortune  de  ce  peuple 
à  des  ressorts  obscurs  et  subalternes.  Les  causes  de 
la  grandeur  romaiae  se  trouvent  donc  dans  l'his- 


l6  ÉLOGE 

toire  ;  et  c'est  au  philosophe  à  les  y  découvrir.  D'ail- 
leurs il  n'en  est  pas  des  systèmes  dans  cette  étude 
comme  dans  celle  de  la  physique.  Ceux-ci  sont  pres- 
que toujours  précipités  ,  parcequ'une  ohservation 
nouvelle  et  imprévue  peut  les  renverser  en  un  ins- 
tant ;  au  contraire ,  quand  on  recueille  avec  soin  les 
faits  que  nous  transmet  l'histoire  ancienne  d'un  pays, 
si  on  ne  rassemble  pas  toujours  tous  les  matériaux 
qu'on  peut  désirer,  on  ne  sauroit  du  moins  espérer 
d'en  avoir  un  jour  davantage.  L'étude  réfléchie  de 
l'histoire,  étude  si  importante  et  si  difficile,  con- 
siste à  combiner  de  la  manière  la  plus  parfaite  ces 
matériaux  défectueux:  tel  seroit  le  mérite  d'an  ar- 
chitecte qui ,  sur  des  ruines  savantes ,  traceroit  de 
la  manière  la  plus  vraisemblable  le  plan  d'un  édi- 
fice antique  en  suppléant  par  le  génie  et  par  d'heu- 
reuses conjectures  à  des  restes  informes  et  tronqués. 
C'est  sous  ce  point  de  vue  qu'il  faut  envisager  l'ou- 
vrage de  M.  de  Montesquieu.  Il  trouve  les  causes  de 
la  grandeur  des  Romains  dans  l'amoumle  la  liberté , 
du  travail  et  de  la  patrie  ,  qu'on  leur  inspiroit  dès 
l'enfance  ;  dans  la  sévérité  de  la  discipline  mi- 
litaire ;  dans  ces  dissentions  intestines  qui  don- 
noient  du  ressort  aux  esprits  ,  et  qui  cessoient  tout 
à  coup  à  la  vue  de  l'ennemi;  dans  cette  constance 
après  le  malheur ,  qui  ne  désespéroit  jamais  de  la 
république  ;  dans  le  principe  où  ils  furent  toujours 
de  ne  faire  jamais  la  paix  qu'après  des  victoires  ; 
dans  l'honneur  du  triomphe,  sujet  d'émulation 
pour  les  généraux  ;  dans  la  protection  qu'ils  ac- 
cordoient  aux  peuples  révoltés  contre  leurs  rois  ; 
dans  l'excellente  politirjue  de  laisser  aux    vaincus 


I>  r,     ÎI  O  N  T  E  s  Q  U  I  E  U.  1  7 

leui's  dieux  et  leurs  coutumes  ;  dans  celle  de  n'avoir 
jamais  deux  puissants  ennemis  sur  les  bvas  ,  et  de 
tout  souffrir  de  Vun  jusqu'à  ce  qu'ils  eussent  anéanti 
l'ansîre.  Il  trouve  les  causes  de  leur  décadence  dans 
l'agrandissement  même  de  l'état,  qui  changea  en 
guerres  civiles  les  tumultes  populaires  ;  dans  les 
guerres  éloignées,  qui,  forçant  les  citoyens  à  une 
trop  longue  absence,  leur  faisoient  perdre  insensi- 
blement l'esprit  républicain;  dans  le  droit  de  bour- 
geoisie accordé  à  tant  de  nations  ,  et  qui  ne  fit  plus 
du  peuple  romain  qu'une  espèce  de  monstre  à  plu- 
sieurs tètes;  dans  la  corrujjtion  introduite  par  le 
luxe  de  l'Asie  ;  dans  les  proscriptions  de  Sylla  ,  qui 
avilirent  l'esprit  de  la  nation  et  la  préparèrent  à 
l'esclavage  ;  dans  la  nécessité  où  les  Romains  se 
trouvèrent  de  souffrir  des  maîtres  lorsque  leur  li- 
berté leur  fut  devenue  à  charge  ;  dans  l'obligation 
où  ils  furent  de  changer  de  maximes  en  changeant 
de  gouvernement  ;  dans  cette  suite  de  monstres  qui 
régnèrent,  presque  sans  interruption  ,  depuis  Ti- 
bère jusqu'à  Nerva ,  et  depuis  Commode  jusqu'à 
Constantin  ;  enfin  dans  la  translation  et  le  partage 
de  l'empire,  qui  périt  d'abord  en  occident  par  la 
puissance  des  barbares  ,  et  qui,  après  avoir  laiigui 
plusieurs  siècles  en  orient  sous  des  empereurs  im- 
bécilles  ou  féroces ,  s'anéantit  insensiblement ,  com- 
me ces  fleuves  qui  disparoissent  dans  des  sables. 

Un  assez  petit  volume  a  suffi  à  M.  de  Montesquieu 
pour  développer  un  tableau  si  intéressant  et  si  vaste. 
Comme  l'auteur  ne  s'appesantit  point  sur  les  détails 
et  ne  saisit  que  les  branches  fécondes  de  son  sujet, 
il  a  su  renfermer  en  très  peu  d'espace  uo  grand  nom- 


l8  ÉLOGE 

bre  d'objets  dlstmclement  apperçus  et  rapidement 
présentés,  sans  fatigue  pour  le  lecteur.  En  laissant 
beaucoujî  voir,  il  laisse  encore  plus  à  penser  ;  et  il 
auroit  pu  intituler  soa  livre,  Histoire  romaine 
à  l'iisa<^e  des  hommes  d'état  et  des  philosophes. 

Quelque  réputation  que  M.  de  Montesquieu  se 
fût  acquise  par  ce  dernier  ouvrage  et  par  ceux  qui 
l'avoient  précédé ,  il  u'avoit  fait  que  se  frayer  le 
cbemiu  à  une  plus  grande  entreprise,  à  celle  qui 
doit  immortaliser  son  nom  et  le  rendre  respectable 
aux  siècles  futurs.  Il  en  avoit  dès  long-temps  formé 
le  dessein:  il  eri  médita  pendant  vingt  ans  l'exécu- 
lion  ;  ou  ,  pour  parler  plus  exactement ,  toute  sa  vie 
en  avoit  été  la  méditation  continuelle.  D'abord  il 
s'étoit  fait  en  quelque  façon  étranger  dans  son  pro- 
pre pays,  a/ln  de  le  mieux  connoître  ;  il  avoit  en- 
suite parcouru  toute  l'Europe  et  profondément  étu- 
dié les  différents  peuples  qui  l'habitent.  L'isle 
fameuse  qui  se  glorifie  tant  de  ses  lois  et  qui  en 
profite  si  mal  avoit  été  pour  lui,  dans  ce  long  voyage, 
ce  que  l'isle  de  Crète  fut  autrefois  pour  Lycurgue, 
une  école  où  il  avoit  su  s'instruire  sans  tout  ap- 
prouver. Enfin  il  avoit,  si  on  peut  parler  ainsi  , 
interrogé  et  jugé  les  nations  et  les  bommes  célèbres 
qui  n'existent  plus  aujourd'hui  que  dans  lesannales 
du  monde.  Ce  fut  ainsi  qu'il  s'éleva  par  degrés  au 
plus  beau  titre  qu'un  sage  puisse  mériter,  celui  de 
législateur  des  nations. 

S'il  étoit  animé  par  l'importance  de  la  matière  , 
il  étoit  effrayé  en  même  temps  par  son  étendue:  il 
l'abandonna,  et  v  revint  à  plusieurs  reprises.  Il 
sentit  plus  d'une  fois,  comme  il  l'avoue  lui-même^ 


U  E    M  O  N  T  E  s  Q  U  I  E  U.  1  <) 

tomber  les  mains  paternelles,  tucour  lyé  cuiiu  par 
ses  amis,  il  ramassa  toutes  ses  forces,  et  donna 
l'Esprit  des  locs. 

Dans  cet  important  ouvrage,  M.  de  Montesquieu , 
sans  s'appesantir,  à  l'exemple  de  ceux  qui  l'ont  pré- 
cédé ,  sur  des  discussions  métaphysiques  relatives 
à  l'homme  supposé  dans  un  état  d'abstraction,  sans 
se  borner,  comme  d'autres,  à  considérer  certains 
peuples  dans  quelques  relations  ou  circonstances 
particulières,  envisage  les  habitants  de  l'univers 
dans  l'état  réel  où  ils  sont  et  dans  tous  les  rap-ports 
qu'ils  peuvent  avoir  entre  eux.  La  plupart  des  autres 
écrivains  en  ce  genre  sont  presque  toujours  ou  de 
simples  moralistes,  ou  desimpies  Jurisconsultes,  ou 
même  quelquefois  de  simples  théologiens.  Pour  lui  , 
l'homme  de  tous  les  pays  et  de  toutes  les  nations  , 
il  s'occupe  moins  de  ce  que  le  devoir  exige  de  nous , 
que  des  moyens  par  lesquels  on  peut  nous  obliger 
de  le  remplir  ;  de  la  perfection  métaphysique  des 
lois,  que  de  celle  dont  la  nature  humaine  les  rend 
susceptibles  ;  des  lois  qu'on  a  faites ,  que  de  celles 
qu'on  a  dû  faire;  des  lois  d'un  peuple  particulier, 
que  de  celles  de  tous  les  peuples.  Ainsi,  en  se  com- 
parant lui-même  à  ceux  qui  ont  couru  avant  lui 
cette  grande  et  noble  carrière  ,  il  a  pu  dire ,  comme 
le  Correge  ,  quand  il  eut  vu  les  ouvrages  de  ces  ri- 
vaux, Et  moi  aussi  je  suis  peintre  (i). 

Rempli  et  pénétré  de  son  objet ,  l'auteur  de  V Es- 
prit des  lois  y  embrasse  un  si  grand  nombre  de 

(i)  On  trouvera  à  la  suite  de  cet  éloge  l'analyse  de 
l'Esprit  des  lois ,  par  le  même  auteur. 


ao  E  I.  O  G  E 

matières,  et  les  traite  avec  tant  de  brièveté  et  de 
profondeur,  qu'une  lecture  assidue  et  méditée  peut 
seule  faire  sentir  le  mérite  de  ce  livre.  Elle  servira 
sur-tout ,  nous  osons  le  dire ,  à  faire  disparoître  le 
prétendu  défaut  de  méthode  dont  quelques  lecteurs 
ont  accusé  M.  de  Montesquieu  ;  avantage  qu'ils 
n'auroient  pas  dû  le  taxer  légèrement  d'avoir  né- 
gligé dans  une  matière  philosophique,  et  dans  un 
ouvrage  de  vingt  années.  Il  faut  distinguer  le  dés- 
ordre réel  de  celui  qui  n'est  qu'apparent.  Le  désor- 
dre est  réel  quand  l'analogie  et  la  suite  des  idées 
ne  sont  poiut  observées  ;  qaand  les  conclusions  sont 
érigées  en  principes,  ou  les  précèdent  ;  quand  le 
lecteur,  après  des  détours  sans  nombre ,  se  retrouve 
aupoint  d'où  il  est  parti.  Le  désordre  n'est  qu'appa- 
rent, quand  l'auteur,  mettant  à  leur  véritable  jjlace 
les  idées  dont  il  fait  usage,  laisse  à  suppléer  aux 
lecteurs  les  idées  intermédiaires.  Et  c'est  ainsi  que 
M.  de  Montesquieu  a  cru  pouvoir  et  devoir  eu  user 
dans  un  livre  destiné  à  des  hommes  qui  pensent, 
dont  le  génie  doit  suppléer  à  des  omissions  volon- 
taires et  raisonnées. 

L'ordre  qui  se  fait  appercevoir  dans  les  grandes 
parties  de  l'Esprit  des  lois  ne  règne  pas  moins  dans 
les  détails  :  nous  croyons  que  j)lus  on  approfon- 
dira l'ouvrage,  plus  on  en  sera  convaincu.  Fidèle  à 
ses  divisions  générales,  l'auteur  rapporte  à  chacune 
les  objets  qui  lui  appartiennent  exclusivement;  et 
à  l'égard  de  ceux  qui  par  différentes  branches  ap- 
partiennent à  plusieurs  divisions  à  la  fois  ,  il  a  placé 
sous  chaque  division  la  branche  qui  lui  appartient 
en  propre.  Par-là  on  apperçoit  aisément  et  sans  coa- 


D  E     M  O  N  T  K  s  Q  U  I  E  U.  21 

fusion  l'influence  que  les  différentes  parties  du  sujet 
ont  les  unes  sur  les  autres,  comme  dans  un  arbre  ou 
système  bien  entendu  des  oonnoissances  humaines 
on  peut  voir  le  rapport  mutuel  des  sciences  et  des 
arts.  Cette  comparaison  d'ailleurs  est  d'autant  plus 
juste,  qu'il  eu  est  du  plan  qu'on  peut  se  faire  dan» 
l'examen  pbilosopliique  des  lois  comme  de  l'ordre 
qu'on  peut  observer  dans  un  arbre  encyclopédique 
des  sciences  :  il  y  restera  toujours  de  l'arbitraire  ;  et 
tout  ce  qu'on  peut  exiger  de  l'auteur,  c'est  qu'il 
suive  saus  détour  et  sans  écart  le  système  qu'il  s'est 
une  fois  formé. 

Nous  dirons  de  l'obscurité,  que  l'on  peut  se  per- 
mettre dans  un  tel  ouvrage  la  même  chose  que  du 
défaut  d'ordre.  Ce  qui  seroit  obscur  pour  les  lecteurs 
vulgaires  ne  l'est  pas  pour  ceux  que  l'auteur  a  eus  en 
vue.  D'ailleurs  l'obscurité  volontaire  n'en  est  pas 
une.  M.  de  Montesquieu ,  ayant  à  présenter  quelque- 
fois des  vérités  importantes  dont  l'énoncé  absolu  et 
direct  auroit  pu  blesser  sans  fruit,  a  eu  la  prudence 
louable  de  les  envelopper  ,  et  ,  par  cet  innocenl 
artifice,  lésa  voilées  à  ceux  à  qui  elles  seroient  nui- 
sibles ,  sans  qu'elles  fussent  perdues  pour  les  sages. 

Parmi  les  ouvrages  qui  lui  ont  fourni  des  secours 
et  quelquefois  des  vues  jiour  le  sien,  on  voit  qu'il 
a  sur-tout  profité  des  deux  historiens  qui  ont  pensé 
le  plus.  Tacite  et  Plutarquc.  Mais,  quoiqu'un  phi- 
losophe qui  a  fait  ces  deux  lectures  soit  dispensé  de 
beaucoup  d'autres,  il  n'avoit  pas  cru  devoir  en  rc 
genre  rien  négliger  ni  dédaigner  de  ce  quipouvoil 
être  utile  à  son  objet.  La  lecture  que  su2)pose  l'Es- 
prit des  lois  est  immense  ;  et  l'usage  raisonné  nue 


22  ÉLOGE 

l'antenr  a  fait  de  cette  mnltltade  prodigiense  de  ma- 
tériaux paroîlra  encore  pins  surprenant  quand  on 
'  saura  qu'il  etoit  presque  entièrement  privé  de  la  vue 
et  obligé  d'avoir    recours   à    des   yeux   étrangers. 
Cette  vaste  lecture  contribue  non  seulement  à  l'uti- 
lité mais  à  l'agrément  de  l'ouvrage.  Sans  déroger  à 
la  majesté  de  son  sujet,  M.  de  Montesquieu  sait  en 
tempérer  l'austérité ,  et  procurer  aux  leclcurs  des 
moments  de  repos  ,  soit  par  des  faits  singuliers  et 
peu  connus,  soit  par   des  allusions  délicates,  soit 
'  par  ces  coups  de  pinceau  énergiques   et  brillants 
i  qui  peignent  d'un  seul  trait  les  peuples  et  les  hom- 
mes. 

Enfin,  car  nous  ne  voulons  pas  jouer  ici  le  rôle 
des  commentateurs  dHomere ,  il  y  a  sans  doute 
des  fautes  dans  l'Esprit  des  lois,  comme  il  y  en  a 
dans  tout  ouvrage  de  génie  dont  l'auteur  a  le  pre- 
mier osé  se  frayer  des  routes  nouvelles.  M.  de  Mon- 
tesquieu a  été  parmi  nous  pour  l'étude  des  lois  ce 
que  Descartes  a  été  pour  la  philosophie  :  il  éclaire 
souvent,  et  se  trompe  quelquefois;  et  en  se  trom- 
pant mêmp  il  instruit  ceux  qui  savent  lire.  Cette 
nouvelle  édition  montrera,  par  les  additions  et 
■corrections  qu'il  y  a  faites ,  que,  s'il  est  tombé  de 
temps  en  temps ,  il  a  su  le  reconnoître  et  se  relever. 
Par-là  il  acquerra  du  moins  le  droit  à  un  nouvel 
examen  dans  les  endroits  ou  il  n'aura  pas  été  de  l'a- 
vis de  ses  censeurs;  peut-être  même  ce  qu'il  aura 
jugé  le  plus  digne  de  correction  leur  a-t-il  absolu- 
ment échappé,  tant  l'envie  de  nuire  est  ordinaire- 
ment aveugle  ! 

Mais  ce  qui  est  ;i  la  portée  de  tout  le  monde  dans 


UEMONTESyiilF,  U.  1  ^ 

l'Esprit  «les  lois,  ce  qui  doit  rendre  l'auteur  clier  à 
toutes  les  nations  ,  ce  qui  serviroit  même  à  couvrir 
des  fautes  plus  grandes  que  les  sienues  ,  c'est  l'es- 
prit de  citoyen  qui  l'a  dicté  :  l'amour  du  Lieu  pu- 
blic, le  dcsir  de^s'oir  les  hommes  heureux,  s'y  mon- 
trent de  toutes  parts  ;  et,  n'eùt-il  que  ce  mérite  si 
rare  et  si  précieux,  il  seroit  digne,  par  cet  endroit 
seul,  d'être  la  lecture  des  peuples  et  des  rois.  Nous 
voyons  déjà  par  une  heureuse  expérience  que  les 
fruits  de  cet  ouvrage  ue  se  bornent  pas  dans  ses  Icc- 
leiirs  à  des  sentiments  stériles.  Quoique  M.  de  Mon- 
tesquieu art  peu  survécuà  la  jiublieation  de  l'Esprit 
des  lois,  il  a  eu  la  satisfaction  d'entrevoir  les  ellets 
qu'il  commence  à  produire  parmi  nous  ;  l'amour 
naturel  des  Français  pour  leur  patrie  tourné  vers 
son  véritable  objet  ;  ce  goût  pour  le  commerce ,  pour 
l'agriculture  et  pour  l^s  arts  utiles ,  qui  se  répand 
insensiblement  dans  notre  nation  ;  celte  lumière 
générale  sur  les  principes  du  gouvernement  qui 
rend  les  peujiles  plus  attachés  à  ce  qu'ils  doivent  ai- 
mer. Ceux  qui  ont  si  indécemment  attaqué  cet  ou- 
vrage lui  doivent  peut-être  plus  qu'ils  ne  s'imagi- 
nent. L'ingratitude  au  reste  est  le  moiudre  reproche 
qu'on  ait  à  leur  faire.  Ce  n'est  pas  sans  regret  et 
sans  honte  pour  notre  siècle  que  nous  allons  les  dé- 
voiler :  mais  cette  histoire  importe  trop  à  la  glo're  de 
M.  de  Montesquieu  et  à  l'avantage  de  la  philoso- 
phie pour  être  passée  sous  silence.  Puisse  l'opprobre 
qui  couvre  cniinses  ennemis  leur  devenir  salutaire  J 
A  peine  l'Esprit  des  lois  parut-il ,  qu'il  fut  reclier- 
ehé  avec  empressement  sur  la  réputation  de  l'au- 
teur :  mais,  quoique  M.  de  Montesquieu  eût   écrit 


a/f  K  I,  O  G  F. 

poar  le  bien  du  peuple,  il  ne  devoit  pas  avoir  le 
peuple  pour  juge;  la  profondeur  de  l'objet  étoit 
une  suite  de  son  importance  même.  Cependant  les 
traits  qui  étoient  répandus  dans  l'ouvrage,  et  qui 
anroient  été  déplacés  s'ils  n'étoient  pas  nés  du  fond 
du  sujet,  persuadèrent  à  trop  de  personnes  qu'il 
étoit  écrit  pour  elles.  On  clierchoit  un  livre  agréa- 
ble, et  on  ne  trouvoit  qu'un  livre  utile,  dont  on 
ne  pouvoit  d'ailleurs  sans  quelque  attention  saisir 
l'ensemble  et  les  détails.  On  traita  légèrement  l'Es- 
prit des  lois  ;  le  titre  même  fut  un  sujet  de  plaisan- 
terie (i)  ;  enfin  l'un  des  plus  beaux  monuments  litté- 
raires qui  soient  sortis  de  notre  nation  fut  regardé 
d'abord  par  elle  avec  assez  d'indifférence.  1)  fallut 
que  les  A'éritables  juges  eussent  eu  le  temps  de  lire  : 
bientôtilsrameuerentla  multitude  toujours  prompte 
à  changer  d'avis.  La  partie  du  public  qui  enseigne 
dicta  à  la  partie  qui  écoute  ce  qu'elle  devoit  penser 
et  dire;  et  le  suffrage  des  hommes  éclairés,  joint 
aux  échos  qui  le  répétèrent,  ne  forma  plus  qu'nhé 
voix  dans  toute  l'Europe. 

Ce  fut  alors  que  les  ennemis  publics  et  secrets  des 
lettres  et  de  la  philosophie  (  car  elles  en  ont  de  ces 
deux  espèces  )  réunirent  leurs  traits  contre  l'ouvra- 
ge. De  là  cette  foule  de  brochures  qui  lui  furent 
lancées  de  toutes  parts  ,  et  que  nous  ne  tirerons 
pas  de  l'oubli  où  elles  sout  déjà  plongées.  Si  leurs 
auteurs  n'avoient  pris  de  bonnes  mesures  pour  être 
inconnus    à  la  postérité,  elle  croiroit  que  l'Esprit 

(i)  M.  de  Montesquieu ,  disoit-on  ,  devoit  intituler  son 
livre  ,  de  l'Esprit  sur  les  loi^j. 


D  K     M  O  N  T  E  s  Q  U  I  F.  U.  2C) 

lies  lois  .1  Clé  écrit  au  milieu  d'au  peuple  de  hai- 
bares, 

M.  de  Montesquieu  méprisa  sans  peine  les  criti- 
ques ténébreuses' de  ces  auteurs  sans  talents,  qui  , 
soit  par  une  jalousie  qu'ils  n'ont  pas  droit  d'avoir, 
soit  pour  satisfaire  la  malignité  du  public,  qui  ai- 
me la  satyre  et  la  méprise,  outragent  ce  qu'ils  ne 
peuvent  atteindre ,  et ,  plus  odieux  par  le  mal  qu'ils 
veulent  faire  que  redoutables  par  celui  qu'ils  font , 
ne  réussissent  pas  méjne  dans  un  genre  d'écrire  que 
sa  facilité  et-  son  objet  rendent  également  vil.  Il 
niettoit  les  ouvrages  de  cette  espèce  sur  la  même 
ligne  que  ces  nouvelles  liebdomadaires  de  l'Europe , 
dont  ks  éloges  sont  sans  autorité  et  les  traits  sans 
effet,  que  des  lecteurs  oisifs  parcourent  sans  y  ajou- 
ter foi,  et  dans  lesquelles  les  souverains  sont  in- 
sultés sans  le  savoir,  ou  sans  daigner  s'en  venger. 
11  ne  fut  pas  aussi  indifférent  sur  les  principes  d'ir- 
réligion qu'on  l'accusa  d'avoir  semés  dans  l'Esprit 
des  lois.  En  méprisant  de  pareils  reproches  il  auroil 
cru  les  mériter,  et  l'importance  de  l'objet  lui  ferma 
les  yeux  sur  la  valeur  de  ses  adversaires.  Ces  liommes, 
également  déi^ourvus  de  zèle,  et  également  empressés 
d'eu  faire  paroître,  effrayés  de  la  lumière  que  les  let- 
tres répandent,  non  au  préjudice  de  la  religion ,  mais 
à  leur  désavantage,  avoient  pris  différentes  formes 
pour  lui  porter  atteinte.  Les  uns,  par  un  stratagème 
aussi  puéril  que  pusillanime,  s'étoient  écrit  à  eux- 
mêmes  ;  les  autres,  après  l'avoir  décliiré  sous  le  mas- 
quede l'anonyme,  s'étoient  ensuite  déchirés  entre  eux 
à  son  occasion.  M.  de  Montesquieu,  quoique  jaloux 
de  les  confondre,  ne  jugea  pas  à  propos  de  perdre 

£Sril,  DES  LOIS.     I  .  2 


un  temps  précieux  à  les  combattre  les  uns  après  les 
autres  ;  il  se  contenta  de  faire  un  exemple  sur  celui 
qui  s'ctoit  le  plus  signalé  par  ses  excès. 

C'étoil  l'auteur  d'une  feuille  anonyme  et  périodi- 
que, qui  croit  avoir  succédé  à  Pascal  parcequ'il  a 
succédé  à  ses  opinions  ;  panégyriste  d'ouvrages  que 
personne  ne  lit,  et  apologiste  de  miracles  que  l'an- 
torité  séculière  a  fait  cesser  dès  qu'elle  l'a  voulu  ; 
qui  appelle  impiété  et  scandale  le  peu  d'intérêt  que 
les  gens  de  lettres  prennent  à  ses  querelles,  et  s'est 
aliéné  ,  par  une  adresse  digue  de  lui ,  la  partie  de  la 
nation  qu'il  avoit  le  plus  d'intérêt  de  ménager.  Les 
coups  de  ce  redoutable  athlète  furent  dignes  des 
vues  qui  l'inspirèrent  :  il  accusa  M.  de  Montesquieu 
de  spinosisme  et  de  déisme  (  deux  imputations  in- 
compatibles )  ;  d'avoir  suivi  le  système  de  Pope 
(  dont  il  n'v  avoit  pas  un  mot  dans  rou\Tage  )  ;  d'a- 
voir cité  Plutarquc  ,  qui  n'est  pas  un  auteur  chré- 
tien ;  de  n'avoir  point  parlé  du  péché  originel  et  de 
la  grâce.  Il  prétendit  enfin  que  l'Esprit  des  lois  étoit 
une  production  de  la  constitution  Unigemtus  ; 
idée  qu'on  nous  soupçonnera  peut-être  de  prêter 
par  dérision  au  critique.  Ceux  qui  ont  connu  M.  de 
Montesquieu,  l'ouvrage  de  Clément  XI  et  le  sien  , 
peuvent  juger,  par  cette  accusation,  de  toutes  les 
autres. 

Le  malheur  de  cet  écrivain  dut  bien  le  décou- 
rager :  il  vouloit  perdre  un  sage  par  l'endroit  le 
plus  sensible  à  tout  citoyen  ;  il  ne  lit  que  lui  pro- 
curer une  nouvelle  gloire,  comme  homme  de  lettres. 
La  Défense  de  l'Esprit  des  lois  parut.  Cet  ouvra- 
ge ,  par  la  modération ,  la  vérité,  la  finesse  de  plai- 


D  E     MO  N  T  E  s  Q  U  ï  E  U.  ^7 

sauterie  qui  y  régnent ,  doit  être  regardé  comme  un 
modèle  en  ce  genre,  M.  de  Montesquieu  ,  cliargé 
par  son  adversaire  d'imputations  atroces ,  pouvoit 
le  rendre  odieux  sans  peine  :  il  fit  mieux ,  il  le  ren- 
dit ridicule.  S'il  faut  tenir  compte  à  l'agresseur 
d'un  bien  qu'il  a  fait  sans  le  vouloir,  nous  lui  de- 
vons une  éternelle  reconnoissance  de  nous  avoir 
procuré  ce  chef-d'œuvre  Mais  ce  qui  ajoute  encore 
au  mérite  de  ce  morceau  précieux,  c'est  que  l'au- 
teur s'y  est  peint  lui-même  sans  y  penser;  ceux 
qui  l'ont  connu  croient  l'entendre  ;  et  la  postérité 
s'assurera,  en  lisant  sa  Défense ,  que  sa  conversa- 
tion n'étoit  pas  inférieure  à  ses  écrits  ;  éloge  que 
bien  peu  de  grands  hommes  ont  mérité. 

Une  autre  circonstance  lui  assure  pleinement  l'a- 
vantage dans  cette  dispute.  Le  critique,  qui,  pour 
preuve  de  son  attachement  à  la  religion,  en  déchire 
les  ministres, accusoithautementleclergé  de  France, 
et  sur-tout  la  faculté  de  théologie,  d'indifférence 
pour  la  cause  de  Dieu,  en  ce  qu'ils  ne  proscrivoient 
pas  authentiquemeut  un  si  pernicieux  ouvrage.  La 
faculté  étoit  en  droit  de  mépriser  le  reproche  d'un' 
écrivain  sans  aveu  :  mais  il  s'agissoit  de  la  religion  ; 
une  délicatesse  louable  lui  a  fait  prendre  le  parti 
d'examiner  l'Esprit  des  lois.  Quoiqu'elle  s'en  oc- 
cupe depuis  plusieurs  années,  elle  n'a  rien  pronon- 
cé jusqu'ici  ;  et,  fût-il  échappé  à  M.  de  Montesquieu 
quelques  inadvertances  légères,  presque  inévitables 
dans  une  carrière  si  vaste ,  l'attention  longue  et  scru- 
puleuse qu'elles  auroient  demandée  de  la  part  du 
corps  le  plus  éclairé  de  l'église  prouveroit  au  moins 
combien  elles  seroient  excusables.  Mais  ce  corps 


28  ÉLOGE 

plein  de  prudeuce  ne  précipitera  lien  dans  une  si 
importante  matière.  Il  connoît  les  borcis  de  la  rai- 
son et  de  la  foi  :  il  sait  que  l'ouvrage  d'un  homme  de 
lettres  ne  doit  point  être  examiné  comme  celui  d'un 
théologien  ;  que  les  mauvaises  conséquences  aux- 
quelles une  jjropositioQ  peut  donner  lieu  par  des 
interprétations  odieuses  ne  rendent  point  blâmable 
la  proposition  en  elle-même  ;  que  d'ailleurs  nous  vi- 
vons dans  un  siècle  malheureux,  où  les  intérêts  de  la 
religion  ont  besoin  d'être  ménagés,  et  qu'on  peut 
lui  nuire  auprès  des  simples  en  répandant  mal-à- 
propos  sur  des  génies  du  premier  ordre  le  soupçon 
d'incrédulité;  qu'enfin,  malgré  cette  accusaîion  in- 
juste, M.  de  INIcntesquieu  fut  toujours  estimé,  re- 
cherché et  accueilli,  par  tout  ce  que  l'église  a  déplus 
respectable  et  de  plus  grand.  Eùt-il  conservé  auprès 
des  gens  de  bien  la  considération  dont  il  jouissoit 
s'ils  l'eussent  regardé  comme  un  écrivain  dangereux.' 
Pendant  que  les  insectes  le  tourraeutoient  dans 
son  propre  pays ,  l'Angleterre  élevoit  un  monument 
à  sa  gloire.  En  1732,  M.  Dassier,  célèbre  par  les  mé- 
dailles qu'il  a  frappées  à  l'honneur  de  plusieurs  hom- 
mes illustres,  vint  de  Londres  à  Paris  pour  frapper 
la  sienne.  M.  de  la  Tour,  cet  artiste  supérieur  par 
son  talent,  et  si  estimable  par  son  désintéressemejit 
et  l'élévation  de  son  ame,  avoit  ardemment  désiré 
de  donner  un  nouveau  lustre  à  son  pinceau  en  trans- 
mettant à  la  postérité  le  portrait  de  l'auteur  de  l'Es- 
prit des  lois  ;  il  ne  vouloit  que  la  satisfaction  de  le 
peindre  ;  et  il  méritoit ,  comme  Apelle ,  que  cet 
honneur  lui  fût  réservé  :  mais  M.  de  INIontcsquieu  , 
d'autant  plus  avare  du  temjis  de  M.  de  la  Tour  que 


B  K     MONT  K  S  y  U  1  E  U .  29 

celui-ci  eu  éloit  plus  prodigue,  se  rei'usa  cuustaui- 
ment  et  poliment  à  ses  pressantes  sollicitations. 
M.  Dassier  essuya  d'abord  des  diriîcnltés  semblables. 
«  C^royez-vous ,  dit-il  enfin  à  M.  de  Montesquieu, 
"  qu'il  n'y  ait  pas  autant  d'orgueil  à  refuser  ma  pro- 
't  position  qu'à  l'accepter?  »  Désarmé  par  cette  plai- 
santerie, il  laissa  faire  à  M.  Dassier  tout  ce  qu'il 
voulut. 

L'auteur  de  l'Esprit  des  lois  jouissoit  enfin  paisi- 
blement de  sa  gloire  ,  lorsqu'il  tomba  malade  au 
eommencement  de  février.  Sa  santé,  naturellement 
délicate,  commençoit  à  s'altérer  depuis  long-temps 
par  l'effet  lent  et  presque  infaillible  des  études  pro- 
fondes, par  les  cbagrins  qu'on  avoit  cbercbé  à  lui 
susciter  sur  son  ouvrage,  enfin  par  le  genre  de  vie 
qu'on  le  forçoit  de  mener  à  Paris,  et  qu'il  sentoit  lui 
être  funeste.  Mais  l'empressement  avec  lequel  ou 
recberchoit  sa  société  étoit  trop  vif  pour  n'être  pas 
quelquefois  indiscret;  on  vouloit  sans  s'en  apjierce- 
voir  jouir  de  lui  aux  dépens  de  lui-même.  A  peine 
la  nouvelle  du  danger  oii  il  étoit  se  fut-elle  répan- 
due, qu'elle  devint  l'objet  des  conversations  et  de 
l'inquiétude  publique.  Sa  maison  ne  désemplissoit 
point  de  personnes  de  tout  rang  qui  venoieut  s'in- 
former de  son  état ,  les  unes  par  un  intérêt  véritable , 
les  autres  pour  s'en  donner  l'apjjarence,  ou  pour 
suivre  la  foule.  Sa  majesté ,  pénétrée  de  la  perte  que 
son  royaume  alloit  faire,  en  demanda  plusieurs  fois 
des  nouvelles  :  témoignage  de  bonté  et  de  justice  qui 
ulionore  pas  moins  le  monarque  que  le  sujet.  La  fiu 
de  M.  de  Montesquieu  ne  fut  point  indigne  de  sa 
vie.  Accablé  de  dotileurs  cruelles,  éloigné  d'une  fa- 


3.0  t  I,  O  G  E 

mille  ù  qui  il  étoit  clier,  et  qui  n'a  pas  eu  la  consola- 
tion de  lui  fermer  les  yeux,  entouré  de  quelques 
amis  et  d'un  plus  grand  nombre  de  spectateurs,  il 
conserva  jusqu'au  dernier  moment  la  paix  et  l'éga- 
lité de  son  ame.  Enfin ,  après  avoir  satisfait  avec  dé- 
cence à  tous  ses  devoirs,  plein  de  confiance  en  l'Etre 
éternel  auquel  il  alloit  se  rejoindre,  il  mourut  avec 
la  tranquillité  d'un  liomme  de  bien  qui  n'avoit  ja- 
mais consacré  ses  talents  qu'à  l'avantage  de  la  vertu 
et  de  l'humanité.  La  France  et  l'Europe  le  perdirent 
le  lo  février  1755, à  l'âge  de  soixante-sixans  révolas. 
Toutes  les  nouvelles  publiques  ont  annoncé  cet 
événement  comme  une  calamité.  On  pourroit  appli- 
quer à  M.  de  Montesquieu  ce  qui  a  été  dit  autrefois 
d'un  illustre  Romain,  que  personne,  en  apprenant 
sa  mort ,  n'en  témoigna  de  joie ,  que  personne  même 
ne  l'oublia  dès  qu'il  ne  fut  plus.  Les  étrangers  s'em- 
pressèrent de  faire  éclater  leurs  regrets;  et  mylord 
Chesterfield,  qu'il  suffit  de  nommer,  fit  imprimer 
dans  un  des  papiers  publics  de  Londres  un  article 
en.  son  honneur,  article  digne  de  l'un  et  de  l'autre  : 
c'est  le  portrait  d'Anaxagore  tracé  par  Périclès  (i). 

(i)  Voici  cet  éloge  en  anglais,  tel  qu'on  le  lit  dans  la 
gazette  appelée  Eveuing-post,  ou  Poste  du  soir  ; 

On  tlie  lOtli  of  this  montli,  died  at  Paris ,  universally 
and  sinccrely  regretted  ,  Charles  Secondât ,  baron  of 
Montesquieu ,  and  président  à  mortier  of  tlie  parliament 
of  Bordeaux.  His  virtues  did  honour  to  Iiuman  nature, 
his  writings  to  justice.  A  friend  to  mankind ,  he  asserted 
heir  undoubted  and  inaliénable  rights,  witk  freedom, 
even  in  his  owncountry,  whose  préjudices  in  matter» 
of  religion  and  goverament  he  had  long  lamented  ,  and 


DE     MONTESQUIEU.  3l 

L'académie  royale  des  sciences  et  belles-lettres  de 
Prusse,  quoiqu'on  n'y  soit  point  dans  l'usage  de 
prononcer  l'éloge  des  associés  étrangers,  a  cru  de- 
voir lui  faire  cet  honneur  qu'elle  n'a  fait  encore  qu'à 
l'illustre  Jean  Bernonilli.  M.  de  Maupertuis ,  tout 
malade  qu'il  étoit,  a  rendu  lui-même  à  son  ami  ce 
dernier  devoir,  et  n'a  Toulu  se  reposer  sur  personne 
d'un  soin  si  cher  et  si  triste.  A  tant  de  suffrages  écla- 

endeavoured  (not  without  some  success)  to  remove. 
He  well  knew,  and  jiistly  admired,  the  liappy  constitu- 
tion of  thiscouutry,  wliere  fixed  and  known  laws  equally 
restrain  monarchy  from  tyranny,  and  liberty  from  licen- 
tiousuess.  Kis  Works  ■will  illustrate  hisuame,  and  survive 
him  as  long  as  right  reason ,  moral  obligations ,  and  tlie 
true  spirit  of  laws ,  sliall  be  understood ,  respected ,  and 
maintained.  C'est-à-dire  : 

Le  lo  de  février  est  mort  à  Paris,  universellement  et 
sincèrement  regretté,  Charles  de  Secondât,  baron  de 
Montesquieu ,  président  à  mortier  au  parlement  de  Bor- 
deaux. Ses  vertus  ont  fait  honneur  à  la  nature  humaine  , 
et  ses  écrits  à  la  législation.  Ami  de  l'humanité ,  il  en 
soutint  avec  force  et  avec  vérité  les  droits  indubitables 
et  inaliénables  ;  et  il  l'osa  dans  son  projire  pays ,  dont  les 
préjugés,  en  matière  de  religion  et  de  gouvernement, 
ont  excité  pendant  long-temps  ses  gémissements.  Il  en- 
treprit de  les  détruire  ;  et  ses  efforts  ont  eu  quelques 
succès.  (Il  faut  se  ressouvenir  que  c'est  un  Anglais  qui 
parle.)  Il  connoissoit  parfaitement  bien  et  admiroit  avec 
j  ustice  l'heureux  gouvernement  de  ce  pays ,  dont  les  lois, 
fixes  et  connues,  sont  un  frein  contre  la  monarchie  qui 
tendroit  à  la  tyrannie,  et  contre  la  liberté  qui  dégénére- 
roit  en  licence.  Ses  ouvrages  rendront  son  nom  célèbre , 
et  lui  survivront  aussi  long-temps  que  la  droite  raison , 
les  obligations  morales,  et  le  vrai  esprit  des  lois  ,  seront 
eutendii5,  respectés,  et  conservés.  (^Kote  de  d'Alembert.) 


32  :É  I.  O  G  K 

tants  en  faveur  de  M.  de  Moulesquieu  ,  nous  croyons 
pouvoir  joindre  sans  indiscrétion  les  éloges  que  lui 
a  donnés  en  présence  de  l'an  de  nous  le  monarque 
même  auquel  cette  académie  célèbre  doit  son  lustre; 
prince  fait  pour  sentir  les  pertes  de  la  philosophie 
et  pour  l'en  consoler. 

Le  I  7  février  l'académie  française  lui  fit  selon  l'u- 
sage un  service  solennel ,  auquel ,  malgré  la  rigueur 
de  la  saison,  presque  tous  les  gens  de  lettres  de  ce 
corps  qui  n'étoient  point  absents  de  Paris  se  firent 
un  devoir  d'assister.  On  auroit  dii  dans  cette  triste 
cérémonie  placer  l'Esprit  des  lois  sur  son  cercueil, 
comme  on  exposa  autrefois  vis-à-vis  du  cercueil  de 
Piaiihaël  son' dernier  tableau  de  la  Transfigur<Jtiou. 
Cet  ajipareil  simple  et  touchant  eût  été  une  belle 
oraison  funèbre. 

Tusqu'ici  nous  n'avons  considéré  M.  de  Montes- 
quieu que  comme  écrivain  et  philosophe  :  ce  seroit 
lui  dérober  la  moitié  de  sa  gloire  que  de  passer  sous 
silence  ses  agréments  et  ses  qualités  personnelles. 

Il  étoit,  dans  le  commerce,  d'une  douceur  et  d'une 
gaieté  toujours  égales.  Sa  conversation  étoit  légère, 
agréable  et  instructive ,  pai  le  grand  nombre  d'hom- 
mes et  de  peuples  qu'il  avoit  connus  :  elle  étoit  cou- 
pée comme  son  style,  pleine  de  sel  et  de  saillies, 
sans  amertume  et  sans  satvre.  Personne  ne  racontoit 
plus  vivement,  pins  promptement  ,  avec  plus  de 
grâce  et  moins  d'apprêt.  Il  savoit  que  la  fin  d'une 
histoire  plaisante  en  est  toujours  le  but  ;  il  se  bâtoit 
donc  d'y  arriver,  et  produisoit  l'effet  sans  l'avoir 
promis. 

Ses  fréquentes  distractions  ne  le  rendoient  que 


DE     MONTESyUltr.  Z) 

j>lus  aimable  ;  il  eu  sortoit  toujours  pir  quel((uc  trait 
inattendu  qui  ré\eilloit  la  conversation  languissante: 
d'ailleurs  elles  n'ctoient  jamais  ni  jouées,  ni  cho- 
quantes, ni  importunes.  Le  feu  de  son  esprit,  le 
fjrand  uomlu-e  d'idées  dont  il  étoit  plein,  les  fai- 
soient  naître  :  mais  il  n'y  tomboit  jamais  au  milieu 
d'un  entretien  intéressant  ou  sérieux;  le  désir  de 
plaire  à  ceux  avec  qui  il  se  trouvoit  le  rendoil  alors 
à  eux  sans  affectation  et  sans  effort. 

Les  agréments  de  son  commerce  tenoient  non  seu- 
lement à  son  caractère  et  à  son  esprit,  mais  à  l'espèce 
de  régime  qu'il  observoit  dans  l'étude.  Quoique  ca- 
pable d'une  méditation  profonde  et  long-temps  sou- 
tenue, il  n'épnisoit  jamais  ses  forces;  il  quitloit  tou- 
jours le  travail  avant  que  d'eu  ressentir  la  moindre 
impression  de  fatigue  (i). 

Il  étoit  sensible  à  la  gloire;  mais  11  ne  vouloit  v 


(  i)  L'auteur  de  la  feuille  anonyme  et  périodique  dont 
nous  avons  parlé  ci-dessus  prétend  trouver  une  contra- 
diction manifeste  entre  ce  que  nous  disons  ici  et  ce  que 
n<sus  avons  dit  un  peu  plus  haut,  que  la  santé  de  M.  de 
Montesquieu  s'étoit  altérée  par  l'effet  lent  et  presque  in- 
faillible des  études  profondes.  Mais  pourquoi,  en  rap- 
l>rocliant  les  deux  endroits ,  a-t-il  supprimé  les  mots  lent 

ET  PRESQUE  INFAILLIBLE  qu'il  avoit  SOUS  IcS  JCUÏ  ?    C'cSt 

évidemment  parcequ'il  a  senti  qu'un  effet  lent  n'est  pas 
moins  réel  pour  n'être  pas  ressenti  sur-le-champ  ,  et  que  , 
par  conséquent ,  ces  mots  détruisoient  l'apparence  de  la 
contradiction  qu'on  prétendoit  faire  remarquer.  Telle 
est  la  bonne  foi  de  cet  auteur  dans  des  bagatelles ,  et 
à  j^lus  forte  raison  dans  dos  matières  phis  séiieuses. 
(Aote  tirée  de  l'avertissement  du  sixième  volume  du 
r  Encjelopédic .") 


3  1  ^  L  O  G  E 

parvenir  qu'eu  lu  méritant.  Jamais  il  n'a  cherché  à 
augmenter  la  sienne  par  ces  manœuvres  sourdes ,  par 
ces  voies  obscures  et  honteuses ,  qui  déshonorent  la 
personne  sans  ajouter  au  nom  de  l'auteur. 

Digne  de  toutes  les  distinctions  et  de  toutes  les  ré- 
compenses, il  ne  demandoit  rien  et  ne  s'étonnoit 
point  d'être  oublié  :  mais  il  a  osé ,  même  dans  des 
circonstances  délicates  ,  protéger  à  la  cour  des  hom- 
mes de  lettres  persécutés  ,  célèbres  ,  et  malheureux, 
et  leur  a  obtenu  des  grâces. 

Quoiqu'il  vécût  avec  les  grands  ,  soit  par  néces- 
sité ,  soit  par  convenance  ,  soit  par  goût ,  leur  so- 
ciété n'étoit  pas  nécessaire  à  son  bonheur.  Il  fuyoit 
dès  qu'il  le  pouvoit  à  sa  terre  :  il  y  retrouvoit  avec 
joie  sa  philosophie  ,  ses  livres,  et  le  repos.  Entouré 
de  gens  delà  campagne,  dans  ses  heures  de  loisir, 
après  avoir  étudié  l'homme  dans  le  commerce  du 
monde  et  dans  l'histoire  des  nations  ,  il  l'étudioit 
encore  dans  ces  âmes  simples  que  la  nature  seule  a 
instruites,  et  il  y  trouvoit  à  apprendre  :  il  conver- 
soit  gaiement  avec  eux;  il  leur  cherchoitde  l'esprit, 
€omme  Socrate  ;  il  paroissoit  se  plaire  autant  dans 
leur  entretien  que  dans  les  sociétés  les  plus  brillan- 
tes, sur-tout  quand  il  terminoit  leurs  différents,  et 
soulageoit  leurs  peines  par  ses  bienfaits. 

Rien  n'honore  plus  sa  mémoire  que  l'économie 
avec  laquelle  il  vivoit,  et  qu'on  a  osé  trouver  exces- 
sive dans  un  monde  avare  et  fastueux  ,  peu  fait  pour 
en  pénétrer  les  motifs  et  encore  moins  pour  les  sen- 
tir. Bienfaisant  et  par  conséquent  juste,  M.  de  Mon- 
tesquieu ne  voaloit  rien  prendre  sur  sa  famille  ,  ni 


b  E    MONTESQUIEU.  35 

des  secours  qu'il  donnoit  "aux  malheureux  ,  ni  de» 
dépenses  considérables  auxquelles  ses  longs  voyages , 
la  foiblesse  de  sa  vue ,  et  l'impression  de  ses  ouvrages, 
l'avoient  obligé.  Il  a  transmis  à  ses  enfants,  sans  dimi- 
nution ni  augmentation,  l'héritage  qu'il  avoit  reçu  de 
ses  pères  ;  il  n'y  a  rien  ajouté  que  la  gloire  de  son  nom 
et  l'exemple  de  sa  vie.  Il  avoit  épousé ,  en  1 7 1 5 ,  de- 
moiselle Jeanne  de  Lartigue ,  lille  de  Pierre  de  Larti- 
gue  ,  lieutenant-colonel  au  régiment  de  Maulévrier. 
Il  en  a  eu  deux  filles  ,  et  un  fils  qui  ,  par  son  carac- 
tère ,  ses  mœurs  et  ses  ouvrages ,  s'est  montré  digne 
d'un  tel  père. 

Ceux  qui  aiment  la  vérité  et  la  patrie  ne  seront  pas 
fâchés  de  trouver  ici  quelques  unes  de  ses  maximes. 
Il  pensoit 

Que  chaque  portion  de  l'état  doit  être  également 
soumise  aux  lois  ;  mais  que  les  privilèges  de  chaque 
portion  de  l'état  doivent  être  respectés  lorsque  leurs 
effets  n'ont  rien  de  contraire  au  droit  naturel  qui 
oblige  tous  les  citoyens  à  concourir  également  au 
bien  public  :  que  la  possession  ancienne  étoiten  Ce 
genre  le  premier  des  titres  et  le  plus  inviolable  des 
droits,  qu'il  étoil  toujours  injuste  et  quelquefois 
dangereux  de  A'ouloir  ébranler  ; 

Que  les  magistrats  ,  dans  quelque  circonstance  et 
pour  quelque  grand  intérêt  de  corps  que  ce  puisse 
être,  ne  doivent  jamais  être  que  magistrats,  sans 
parti  et  sans  passion  ,  comme  les  lois ,  qui  absolvent 
et  punissent  sans  aimer  ni  haïr. 

Il  disoit  enfin  ,  à  l'occasion  des  disputes  ecclé- 
siastiques qui  ont  tant  occupé  les  empereurs  et  les 


3  O  i  L  O  G  K 

cliictieus  grues  , que  les  querelles  theologiques ,  lors- 
qu'elles cessent  d'èlre  renfermées  dans  les  écoles  , 
déshonorent  infailliblement  une  nation  aux  yeux 
des  autres.  En  effet ,  le  mépris  même  des  sages  pour 
ces  querelles  ne  la  justifie  pas  ,  parceque  les  sages 
faisant  par-tout  le  moindre  bruit  et  le  plus  petit 
nombre  ,  ce  n'est  jamais  sur  eux  qu'une  nation  est 
jugée.  Il  disoit  qu'il  y  avoit  très  peu  de  choses  vraies 
dans  le  livre  de  l'abbé  du  P)OS  sur  Y  établissement 
de  la.  monarchie  française  dans  les  Gaules^eX. 
qu'il  en  auroit  fait  une  réfutation  suivie  s'il  ne  lui 
avoit  fallu  le  relire  une  troisième  ou  une  quatrième 
fois ,  ce  qu'il  regardoit  comme  le  plus  grand  des  sup- 
plices. 

L'importance  des  ouvrages  dont  nous  avons  eu  à 
j)arler  dans  cet  éloge  nous  eu  a  fait  passer  sons  si- 
lence de  moins  considérables  ,  qui  servoient  à  l'au- 
teur comme  de  délassement,  et  qui  auroient  suffi 
pour  l'éloge  d'un  autre.  Le  plus  remarquable  est  le 
Temple  de  Gnide  ,  qui  suivit  d'assez  près  les  Let- 
tres persanes.  M.  de  Montesquieu  ,  après  avoir  été 
dans  celles-ci  Horace  ,  ïbéopbraste ,  et  Lucien  ,  fut 
Ovide  et  Anacréou  dans  ce  nouve'  essai.  Ce  n'est 
plus  l'amour  despotique  de  l'orient  qu'il  se  propose 
de  peindre  ,  c'est  la  délicatesse  et  la  naïveté  de  l'a- 
mour pastoral ,  tel  qu'il  est  dans  une  anie  neuve  que 
le  commerce  des  hommes  n'a  point  encore  corrom- 
pue. L'auteur,  craignant  peut-être  qu'un  tableau  si 
étranger  à  nos  mœurs  ne  parût  trop  languissant  et 
trop  uniforme,  a  cherché  à  l'animer  par  les  pein- 
tures les  plus  riantes.  Il  transporte  le  lecteur  dans 


DE     MO  N  T  F.  S  O  U  î  E  U.  J7 

des  lieux  eucliantés  ^  doat  ù  la  vérité  le  spectacle  iu- 
téresse  peu  rninant  heureux  ,  mais  do  ut  la  desciip- 
tiou  flatte  encore  rimagination  quand  les  desirssout 
satisfaits.  Euijiorlé  par  sou  sujet  ,  il  a  répandu  daus 
sa  prose  ce  style  animé  ,  ligure,  et  poétique  ,  dont 
le  roman  de  Téléiuaquea  fourni  parmi  nous  le  pre- 
mier modèle.  Nous  ignorons  pourquoi  quelques  cen- 
seurs du  Temple  de  Guide  ont  dit  à  cette  occasion 
qu'il  auroit^eu  besoin  d'être  en  -vers.  Le  Style  poéti- 
que ,  si  on  entend  comme  on  le  doit  par  ce  mot  un 
style  plein  de  chaleur  et  d'images  ,  n'a  pas  besoin 
pour  être  agréable  de  la  m.irche  uniforme  et  caden- 
cée de  la  versification  ;  mais  si  on  ne  fait  consister 
ce  style  que  dans  une  diction  chargée  d'épitbetes 
oisives  ,  dans  les  peintures  froides  et  triviales  des 
ailes  et  du  -Jarquois  de  l'Amour  ,  et  de  semblables 
objets  ,  la  versilîcation  n'ajoutera  presque  aucun 
mérite  à  ces  ornements  usés  ;  on  y  clierchera  tou- 
jours en  vain  l'ame  et  la  vie.  Quoi  qu'il  en  soit ,  le 
Temple  de  Gnide  étant  une  espèce  de  poënie  en 
prose  ,  c'est  à  nos  écrivains  les  plus  célèbres  en  te 
genre  à  fixer  le  rang  qu'il  doit  occuper  :  il  mérite  de 
pareils  juges.  Nous  croyons  du  moins  que  les  peiu- 
tures  de  cet  ouvrage  soutiendroient  avec  succès  nr.c 
des  principales  épreuves  des  descriptions  poétiqnc^, 
celle  de  les  représenter  sur  la  toile.  Mais  ce  qu'on 
doit  sur-tout  remarquer  dans  le  Temple  de  Gnide  , 
c'est  qu'Anacréon  même  y  est  toujours  observat^ir 
et  philosophe.  Uaus  le  quatrième  chant  il  paroît  dé- 
crire les  mœurs  des  Sibarites,  et  ons'apperçoitaisé- 
UiCnt  que  ces  moeurs  sont  les  nôtres.  La  préface  porte 

KSPR.  DKS    I,f)lS.      I  .  -> 


j8  é  I.  n  c  e 

sur- tout  l'empreinte  île  1  auteur  lies  Lettres  per- 
sanes. En  présentant  le  temple  de  Guide  comme  la 
traduction  d'nn  manuscrit  grec,  plaisanterie  défi- 
gurée depuis  par  tant  de  mauvais  copistes,  il  en 
prend  occasion  de  peindre  d'nn  trait  de  plume  l'i- 
neptie des  critiques  et  le  pédanfisme  des  traduc- 
teurs, et  finit  par  ces  paroles  dignes  d'être  rappor- 
tées :  a  Si  les  gens  graves  desiroientde  moi  quelque 
n  ouvrage  moins  frivole  ,  je  suis  en  état  de  les  satis- 
>•  faire.  U  y  a  trente  ans  que  je  travaille  à  un  livre  de 
«  douze  pages  ,  qui  doit  contenir  tout  ce  que  nous 
«  savons  sur  la  métaphysique  ,  la  politique  ,  et  la 
"  morale  ,  et  tout  ce  que  de  très  grands  auteurs  ont 
«  oublié  dans  les  volumes  qu'ils  ont  donnés  sur  ces 
«  sciences-là.  » 

Nous  regardons  comme  une  des  plus  honorables 
récompenses  de  notre  travail  l'intérêt  particulier 
que  M.  de  Montesquieu  prenoit  à  l'Encyclopédie  , 
dont  toutes  les  ressources  ont  été  jusqu'à  présent 
dans  le  courage  et  l'émulation  de  ses  auteurs.  Tous 
les  gens  de  lettres  ,  selon  lui  ,  dévoient  s'empresser 
de  concourir  à  l'exécution  de  cette  entreprise  utile. 
Il  en  a  donné  l'exemple  avec  M.  de  Voltaire  et  plu- 
sieurs autres  écrivains  célèbres.  Peut-être  les  traver- 
ses que  cet  ouvrage  a  essuyées,  et  qui  luirappeloient 
les  siennes  propres  ,  l'intéressoient-elles  en  notre 
faveur.  Peut-être  étoit-il  sensible  ,  sans  s'en  apper- 
cevoir  ,  à  la  justice  que  nous  avions  osé  lui  rendre 
dans  le  premier  volume  de  l'Encyclopédie,  lorsque 
personne  u'osoit  encore  élever  sa  voix  pour  le  dé- 
fendre. Il  nous  destinoit  un  article  sur  le  Gont^  qui 
a  été  trouvé  imparfait  dans  ses  papiers. Noos  le  ilon- 


n  E    MONT  K  S  O  II  i  r,  U.  3y 

lierons  en  cet  état  au  public  ,  et  nous  le  traiterons 
avec  le  même  respect  que  rantiq-iité  témoigna  autre- 
fois pour  les  dernières  paroles  de  Séneque.  La  mort 
l'a  einpéclié  d'étendre  plus  loin  ses  bienfaits  à  notre 
égard  ;  et ,  en  joignant  nos  propres  regrets  à  ceux 
de  l'Europe  entière  ,  nous  pourrions  écrire  sur  son 
tombeau  : 

Finis  vitoe  ejus  nobis  luctuosns ,  patriae  tristis ,  cxtraneis 
etiam  ignotisque  non  siue  cura  fuit. 

Tacit.  in  Agricol.  c.  43. 


ANALYSE 

DE  L'ESPRIT  DES  LOIS, 

PAR  D'ALEMBERT; 

roUF,  SERVIR  DE  SOITE  1  l'ÉlOGE  DE  MONTCSQUIEV. 

±j  À.  plupart  des  gens  de  lettres  qnî  ont  parlé  de 
V Esprit  des  lois  s'étant  plus  attachés  à  le  critirjner 
qu'à  en  donner  une  juste  idée  ,  nous  allons  tàcLer  <'e 
supjiléer  à  ce  qa'ils  auroient  dû  /aire  ,  et  d'en  dé^  e- 
lopper  le  plan  ,  le  caractère  et  l'objet.  Ceux  qui  en 
trouveront  l'analyse  trop  longue  jugeront  peal- 
être  ,  après  l'jvoir  lue  ,  qu'il  n'y  avoit  que  ce  seul 
moyen  de  bien  faire  saisir  la  méthode  de  l'auteur. 
On  doit  se  souvenir  d'ailleurs  que  l'histoire  des 
écrivains  célèbres  n'est  que  celle  de  leurs  pensées  et 
Se  leurs  travaux  ,  et  que  cette  partie  de  leur  éloge 
fn  est  la  plus  essentielle  et  la  plus  utile. 

Les  hommes  ,  dans  l'état  de  nature,  abstraction 
aile  de  tonte  religion,  ne  conuoissant  ,  dans  les 
Jiffércuts  qu'ils  peuvent  avoir,  d'autre  loi  que  celle 
des  animaux  ,  le  droit  dn  plus  fort  ,  on  doit  regar- 
der l'établissement  des  sociétés  comme  une  espèce 
de  traité  contre  ce  droit  injuste  ;  traité  destiné  à 
établir  entre  les  cif£r:"'eDtes  parties  du  genre  humain 
une  sorte  de  balance  wlais  il  en  est  de  l'équilibre 
moral  comme  du  physique  ;  il  est  rare  qu'il  soit 
parfait  et  durable  ;  et  les  traités  du  genre  humain 
sont  ,  comme  les  traités  entre  nos  princes  ,  une  se- 
mence continuelle  de  divisions.  L'intérêt ,  le  be- 
(soin  ,  et  Is  plaisir  ,  ont  rapproché  les  hommes  ; 
mais  ces  mêmes  motifs  les  poussent  sans  cesse  â  vou- 


ANAI.ySiC  î>î;  L*ESi>RlT  DES  LOIS.  ^l 

loir  jouir  des  avafitiiges  de  la  socicié  sajisen  porter 
les  charges  ;  et  c'est  en  ce  sens  qu'on  peut  dire,  avec 
l'auteur,  que  les  lioinnies  ,  dès  qu'ils  sont  en  so- 
ciété ,  sont  en  état.de  guerre.  Car  la  guerre  suppose, 
daus  ceux  qui  se  la  (ont ,  sinon  l'égalité  de  forée, 
au  moins  l'opinion  de  cette  égalité  ;  d'où  naît  le 
désir  et  l'espoir  mutuel  de  se  vaincre.  Or  ,  daus  l'é- 
tat de  société,  si  la  balance  n'est  jamais  parfaite 
entre  les  hommes  ,  elle  n'est  pas  non  plus  trop  iné- 
gale :  au  contraire,  ou  ils  n'auroient  rien  à  se  dis- 
puter dans  l'état  de  nature  ;  ou  ,  si  la  nécessité  les  y 
ohligeoit,  on  ne  ■verroit  que  la  foiblesse  fiïyaut  de- 
vant la  force  ,  des  oppresseurs  sans  combat ,  et  des 
opprimés  sans  résistance. 

Voilà  donc  les  hommes  réunis  et  armés  tout  à  la 
fois,  s'embrassant  d'un  côté,  si  on  peut  parler  ainsi , 
et  cherchant  de  l'autre  à  se  blesser  mutuellement. 
Les  lois  sont  le  lien  plus  ou  moins  efficaco  destiné 
à  suspendre  ou  à  retenir  leurs  coujis  :  mais  l'éten- 
due prodigieuse  du  globe  que  nous  habitons  ,  la 
nature  différente  des  régions  de  la  terre  et  des  peu- 
ples qui  la  couvrent ,  ne  jiermettant  pas  que  tous 
les  hommes  vivent  sous  un  seul  et  même  gouverne- 
ment, le  genre  humain  a  dû  se  partager  eu  un  cer- 
tain nombre  d'états ,  distingués  par  la  différence 
des  lois  auxquelles  ils  obéissent.  Un  seul  gouverne- 
ment n'auroit  fait  du  genre  humain  qu'un  corps 
exténué  et  languissant ,  étendu  sans  vigueur  sur  la 
surface  de  la  terre:  les  différents  états  sent  autant 
de  corps  agiles  et  robustes  ,  qui,  en  se  donnant  la 
main  les  uns  aux  autres  ,  n'en  forment  qu'un  ,  et 
dont  l'action  réciproque  entretient  par-tout  le  moa« 
vement  et  la  vie.  (    ■' 

On   peut  distinguer   trois  sortes  de  gouverne-    |l 
ments  ;  le  républicain  ,  le  monarchique  ,  le  despo-     | 
tiffue.  Dans  le  républicain  ,  le  |>€U_ple  en  corps  a  la    / 

\ 


43  ANALYSE 

souveraine  puissance.  Dans  le  nionarcLIque ,  uu 
seul  gouverne  par  des  lois  fondamentales.  Dans  le 
despotique,  ou  ne  counoît  d'autre  loi  que  la  vo- 
lonté du  maître,  ou  plutôt  du  tyran^  Ce  n'est  pas  à 
dire  qiTlT^n'y'ârt  dans  l'univers  que  ces  trois  es- 
pèces d'états;  ce  n'est  pas  à  dire  même  qu'il  y  ait 
des  élats  qui  appartiennent  uniquement  et  rigou- 
reusement à  quelqu'une  de  ces  formes;  la  plupart 
sont ,  pour  ainsi  dire,  mi-partis  on  nuancés  les  uns 
des  autres.  Ici  ,  la  monarchie  incline  au  despotisme  ; 
là ,  le  gouvernement  monarchique  est  comhiné  avec 
le  gouvernement  répuhlicain;  ailleurs,  ce  n'est  pas 
le  peuple  entier,  c'est  seulement  une  partie  du  peu- 
ple qui  fait  les  lois.  Mais  la  division  précédente  n'en 
est  pas  moins  exacte  et  moins  juste.  Les  trois  es- 
pèces de  gouvernement  qu'elle  renferme  sont  telle- 
ment distinguées  ,  qu'elles  n'ont  proprement  rien 
de  commun  ;  et  d'ailleurs  ,  tous  les  états  que  nous 
connoissons  participent  de  l'une  ou  de  l'autre.  Il 
étoit  donc  nécessaire  de  former  de  ces  trois  espèces 
des  classes  particulières  ,  et  de  s'appliquer  à  déter- 
miner les  lois  qui  leur  sont  propres.  Il  sera  facile 
ensuite  de  modifier  ces  lois  dans  l'application  à 
quelque  gouvernement  que  ce  soit ,  selon  qu'il  ap- 
partiendra plus  ou  moins  à  ces  différentes  formes. 

Dans  les  divers  états  ,  les  lois  doivent  être  rela- 
tives à  leur  nature ,  c'est-à-dire  à  ce  qui  les  con- 
stitue; et  à  leur  principe ,  c'est-à-dire  à  ce  qui  les 
'soutient  et  les  fait  agir  :  distinction  importante,  la 
jclef  d'une  infinité  de  lois ,  et  dont  l'auteur  tire  bien 
Ides  conséquences. 

i  Les  principales  lois  relatives  à  la  nature  de  la 
■  démocratie  sont  que  le  peuple  y  soit,  à  certains 
jégards,le  monarque;  à  d'autres,  le  sujet  ;  qu'il  élise 
iet  juge  ses  magistrats  ;  et  que  les  magistrats,  en  cer- 
taines occasions  ,  décident.  La  nature  de  la  monar- 


11  K     l'e6  1>UIT     uns     LOIS.  /j  i 

cliie  deiuande  qu'il  y  ail  entre  le  monarque  et  le 
peuple  beaucoup  de  pouvoirs  et  de  ï'angs  intermé- 
diaires ,  et  un  corps  dépositaire  des  lois,  médiateur 
entre  les  sujets  et  Je  prince.  la  n;iture  du  despotisme 
(•xifi;e  que  le  tyran  exerce  son  autorité  ou  par  lui 
sjul,  ou  par  uu  seul  qui  le  représente. 

Quant  un  principe  des  trois  gouvernements,  ce- 
lui de  la  démocratie  est  l'amour  delà  république, 
c'est-à-dire  de  l'égalité.  Dans  les  monarchies,  où 
un  seul  est  le  dispensateur  des  distinctions  et  des 
récompenses  ,  et  oh  l'on  s'accoatumc  à  confondre 
l'état  avec  ce  seul  homme  ,  le  principe  est  l'hon- 
neur, c'est-à-dire  l'ambition  et  l'amour  de  l'estime. 
Sous  le  despotisme  enfin,  c'est  la  crainte.  Plus  ces 
principes  sont  en  vigueur ,  plus  le  gouvernement 
est  stable  ;  plus  ils  s'altèrent  et  se  corrompent ,  plus 
il  incline  à  sa  destruction.  Quand  l'auteur  parle  de 
l'égalité  dans  les  démocraties  ,  il  n'entend  pas  une 
égalité  extrême,  absolue,  et  par  conséquent  chimé- 
,  rique  ;  il  entend  cet  heureux  équilibre  qui  rend 
\  tous  les  citoyens  également  soumis  aux  lois  ,  et  éga- 
y  lement  intéressés  à  les  observer. 

Dans  chaque  gouvernement  les  lois  de  l'éduca- 
tion doivent  être  relatives  au.  principe.  On  entend 
ici  par  éducation  celle  qu'on  reçoit  en  entrant 
dans  le  monde,  et  non  celle  des  parents  et  des  maî- 
tres ,  qui  souvent  y  est  contraire  ,  sur-tout  dans 
certains  états.  Dans  les  monarchies ,  l'éducation  doit 
avoir  pour  objet  l'urbanité  et  les  égards  récipro- 
ques :  dans  les  états  despotiques,  la  terreur  et  l'a- 
vilissement des  esprits  :  dans  les  républiques  ,  on  a 
besoin  de  toute  la  puissance  de  l'éducation  ;  elle 
doit  inspirer  un  sentiment  noble,  mais  pénible,  le 
renoncement  à  soi-même  ,  d'où  naît  l'amour  de  la 
patrie. 

Les  lois  que  le   législateur   donne  doivent   Mre 


/)  .^  A  X  A  L  Y  ^  E 

conformes  i\.v\ principe'  de  chaque  gouvernement: 
dans  la  république,  entretenir  l'égaUté  et  la  fru- 
galité; dans  la  monarchie,  soutenir  la  noblesse 
sans  écVaser  le  peuple  ;  sous  le  gouvernement  des- 
notiipie,  tenir  égalemeut  tous  les  états  dans  le  si- 
lence. On  ne  doit  point  accuser  M.  de  Montesquieu 
d'avoir  tracé  ici  aux  souverains  les  principes  du 
pouvoir  arbitraire  ,  dont  le  nom  seul  est  odieux 
aux  princes  justes,  et  à  plus  forte  raison  au  citoyen 
sage  et  vertueux.  C'est  travailler  à  l'anéantir  que 
de  montrer  ce  qu'il  faut  faire  pour  le  conserver.  La 
perfection  de  ce  gouvernement  en  est  la  ruine  ;  et  le 
'■ode  exact  de  la  tyrannie,  tel  que  1  auteur  le  donne, 
est  en  même  temps  la  satyre  et  le  fléau  le  plus  re- 
doutable des  tyrans.  A  l'égard  des  autres  gouverne- 
ments, ils  ont  chacun  leurs  avantages  :  le  républi- 
cain est  plus  propre  aux  petits  états,  le  monar- 
chique aux  grands  ;  le  républicain  plus  sujet  aux 
excès ,  le  monarchique  aux  abus  ;  le  républicain 
apporte  plus  de  maturité  dans  l'exécution  des  lois  , 
le  monarchique  plus  de  promptitude. 

La  différence  des  principes  des  trois  gouverne- 
ments doit  en  produire  dans  le  nombre  et  l'objet 
des  lois,  dans  la  form«  des  jugements  et  la  nature 
des  peines.  La  constitution  des  monarchies,  étant 
invariable  et  fondamentale,  exige  plus  de  lois  ci- 
viles et  de  tribunaux,  afin  que  la  justice  soit  rendue 
d'une  manière  plus  uniforme  et  moins  arbitraire. 
Dans  les  états  modérés,  soit  monarchies,  soit  répu- 
bliques, on  ne  sanroit  apporter  trop  de  formalités 
aux  lois  criminelles.  Les  peines  doivent  être  non 
seulement  en  proportion  avec  le  crime ,  mais  en- 
core les  plus  douces  qu'il  est  possible,  sur-tout 
dans  la  démocratie  :  l'opinion  attachée  aux  peines 
fera  souvent  plus  d'effet  que  leur  grandeur  même. 
Dans  les  républiques ,  il  faut  juger  selon  la  loi , 


DE     LESPRIT    DES    LOIS.  ^^ 

Darcequ'aucua  particulier  ii'est  le  maîlre  de  l'alté- 
rer. Dans  les  monarchies ,  la  clémcuce  du  souverain» 
peut  quelquefois  l'adoucir  ;  mais  les  crimes  ne 
doivent  jamais  y, être  jugés  que  par  les  magistrats 
expressément  chargés  d'en  connoître.  Enlin ,  c'est 
principalement  dans  les  démocraties  que  les  lois 
doivent  être  sévères  contre  le  luxe,  le  relàcheuient 
des  mœurs,  et  la  séduction  des  femmes.  Leur  dou- 
ceur et  leur  foihlesse  même  les  rendent  assez  pro- 
pres à  gouverner  dans  les  monarchies  ;  et  l'histoire 
prouve  que  souvent  elles  ont  porté  la  couronne  aveo 
gloire. 

M.  de  Montesquieu,  ayant  ainsi  parcouru chaqu6 
gouvernement  en  j^articulier,  les  examine  ensuite 
dans  le  rapport  qu'ils  peuvent  avoir  les  uns  aux 
autres  ,  mais  seulement  sous  le  point  de  vue  le  plus 
général ,  c'est-à-dire  sous  celui  qui  est  uniquement 
relatif  à  leur  nature  et  à  leur  principe.  Envisagés  de 
cette  manière,  les  états  ne  peuvent  avoir, d'autres 
rapports  que  celui  de  se  défendre  ou  d'attaquer.  Les 
républiques  devant ,  par  leur  nature ,  renfermer  un 
petit  état,  elles  ne  peuvent  se  défendre  sans  al- 
liance ;  mais  c'est  avec  des  réjiubliques  qu'elles 
doivent  s'allier.  La  force  défensive  de  la  monarchie 
consiste  principalement  à  avoir  des  frontières  hors 
d'insulte.  Les  états  ont ,' comme  les  hommes,  le 
droit  d'attaquer  jiour  leur  propre  conservation  :  du 
droit  de  la  guerre  dérive  celui  de  conquête;  droit 
nécessaire,  légitime,  et  malheureux,  qui  laisse  tou- 
jours à  payer  une  dette  immense  pour  s'acquitter  en- 
vers la  nature  humaine ,  et  dont  la  loi  générale  est  de 
faire  aux  vaincus  le  moins  de  mal  qu'il  est  possible. 
Les  républ'iques  peuvent  moins  conquérir  que  les 
monarchies  :  des  conquêtes  immenses  supposent  le 
despotisme  ,  ou  l'assurent.  Un  des  grands  principes 
de  l'esprit  de   conquête  doit  être  de  rendre  meil- 


!\C)  A  X  A  L  Y  s  E 

leure  ,  autant  qu'il  est  possible  ,  la  condition  du 
peuple  conquis  :  c'est  satisfaire  tout  à  la  fois  la  loi 
naturelle  et  la  maxime  d'état.  Rien  n'est  plus  beau 
que  le  traité  de  paix  de  Gélon  avec  les  Carthaginois  ,, 
par  lequel  il  leur  défendit  d'immoler  à  l'avenir  leurs 
propres  enfants.  Les  Espagnols,  en  conquérant  le 
Pérou,  auroient  dû  obliger  de  même  les  habitants 
à  ne  plus  immoler  des  hommes  à  leurs  dieux;  mais 
ils  crurent  plus  avantageux  d'immoler  ces  peuples 
mêmes.  Ils  n'eurent  plus  pour  conquête  qu'un  vaste 
désert  ;  ils  furent  forcés  à  dépeupler  leur  pays,  et 
s'affoiblirenl  pour  toujours  par  leur  propre  vic- 
toire. On  peut  être  obligé  quelquefois  de  changer 
les  lois  du  peuple  vaincu  ;  rien  ne  peut  jamais  obli- 
ger de  loi  ôter  ses  mœurs,  ou  même  ses  coutumes  , 
qui  sont  souvent  toutes  ses  mœnrs.  Mais  le  moyen 
le  plus  sûr  de  conserver  une  conquête,  c'est  de 
mettre,  s'il  est  possible,  le  peuple  vaincu  an  ni- 
veau du  peuple  conquérant,  de  lui  accorder  les 
mêmes  droits  et  les  mêmes  privilèges  :  c'est  ainsi 
qu'en  ont  souvent  usé  les  Romains;  c'est  ainsi 
qu'en  usa  César  à  l'égard  des  Gaulois, 

Jusqu'ici  ,  en  considérant  chaque  gouvernement 
tant  en  lui-même  que  dans  son  rapport  aux  autres  , 
nous  n'avons  eu  égard  ni  à  ce  qui  doit  leur  être 
commun ,  ni  aux  circonstances  particulières  ,  tirées 
on  de  la  nature  du  pays ,  ou  du  génie  des  peuples  : 
c'est  ce  qu'il  faut  maintenant  développer. 

La  loi  commune  de  tous  les  gouvernements  ,  dt, 
moins  des  gouvernements  modérés  et  par  consé- 
quent justes,  est  la  liberté  politique  dont  c^iaque 
citoven  doit  jouir.  Cette  liberté  n'est  point  la  li- 
cence absurde  de  faire  tout  ce  qu'on  veut,  mais  le 
pouvoir  de  faire  tout  ce  que  les  lois  permettent.  Elle 
peut  être  envisaî^ée  ,  ou  dans  son  rapport  à  la  coa- 
siitution  ,  ou  daus  son  rapport  au  citoyen. 


«K     LESPF.  IT     UtS     LOIS.  /(7 

Il  y  a  dans  la  constitution  de  chaque  ésat  deux 
sortes  de  pouvoirs;  la  puissance  législative,  et 
l'exécutrice;  et  cette  dernière  a  deux  objets,  l'in- 
térieur de  l'état,,  et  le  dehors.  C'est  de  la  distribu- 
tion légitime  et  de  la  répartition  convenable  de  ces 
différeutes  espèces  de  pouvoirs  que  dépend  la  plus 
graude  perfection  de  la  liberté  politique  par  rap- 
port à  la  constitution.  M.  de  Montesquieu  en  ap- 
porte pour  preuve  la  constitution  de  la  république 
romaine  et  celle  de  l'Augleterrc.  Il  trouve  le  priu- 
cipe  de  celle-ci  dans  cette  loi  foudanieutale  du  gou- 
vernement des  anciens  Germains ,  que  les  affaires 
peu  importantes  y  étoient  décidées  par  les  chefs,  et 
(pie  les  grandes  étoient  portées  au  tribunal  de  la 
nation,  après  avoir  auparavant  été  agitées  j5ar  les 
chefs.  M.  de  Montesquieu  n'examine  point  si  les 
Anglais  jouissent  ou  non  de  cette  extrême  liberté 
politique  que  leur  constitution  leur  donne  ;  il  lui 
suffit  qu'elle  soit  établie  par  leurs  lois.  Il  est  encore 
plus  éloigné  de  vouloir  faiie  la  satyre  des  autres 
états:  il  croit,  au  contraire,  que  l'excès,  même 
dans  le  bien  ,  n'est  pas  toujours  désirable  ;  que  la  li- 
berté extrême  a  ses  inconvénients  comme  l'extrême 
servitude  ;  et  qu'en  général  la  nalurc  humaine  s'ac- 
commode mieux  d'un  état  moyen. 

La  liljcrté  politique  ,  considérée  par  rapport  au 
citoyen,  consiste  dans  la  sûreté  où  il  est,  à  l'abri 
des  lois  ;  ou  du  moins  dans  l'opinion  de  celle  sûreté, 
qui  fait  qu'un  citoyen  n'en  craint  point  un  autre. 
C'est  principalement  par  la  nature  et  la  proportion 
des  peines  que  cette  liberté  s'établit  ou  se  détruit. 
Les  crimes  contre  la  religion  doivent  être  punis  par 
la  privation  des  biens  que  la  religion  procure  ;  les 
crimes  contre  les  mœurs,  par  la  honte;  les  crimes 
contre  la  tranquillité  publique,  par  la  prison  oa 
l'exil  ;  les  crimes  contre  la  .sûreté  ,  par  les  supplices. 


.\  B  JL  N  A  L  Y  S  E 

Les  écrits  doivent  être  moins  punis  que  les  actions  ; 
jamais  les  simples  pensées  ne  doivent  l'être.  Accu- 
sations non  juridiques  ,  espions  ,  lettres  anonymes, 
toutes  CCS  ressources  de  la  tyrannie  ,  également  hon- 
teuses à  ceux  qui  en  sont  l'instrument  et  à  ceux  qui 
s'en  servent,  doivent  être  proscrites  dans  un  bon 
gouvernement  monarchique.  Il  n'est  permis  d'accu- 
ser qu'en  face  de  la  loi ,  qui  puuit  toujours  ou  l'ac- 
cusé ou  le  calomniateur.  Dans  tout  autre  cas,  ceux 
f(ui  gouvernent  doivent  dire  avec  l'empereur  Con- 
stance :  «  Nous  ne  saurions  soupçonner  celui  à  qui 
«  il  a  manqué  un  accusateur,  lorsqu'il  ne  lui  man- 
"  qnoit  pas  un  ennemi  ».  C'est  une  très  bonne  institn- 
tioa  que  celle  d"unc  partie  publique  qui  se  charge  , 
ou  nom  de  l'état ,  de  poursuivre  les  crimes ,  et  qui 
il  il  toute  l'utilité  des  délateurs  sans  en  avoir  les  vils 
intérêts  ,  les  inconvénients  et  l'infamie. 

La  grandeur  des  impôts  doit  être  en  proportion 
directe  avec  la  liberté.  Ainsi,  dans  les  démocraties, 
ils  peuvent  être  plus  grands  qu'ailleurs  sans  être 
onéreux ,  parceque  chaque  citoyen  les  regarde  comme 
un  tribut  qu'il  se  paie  à  lui-même  ,  et  qui  assure  la 
tranquillité  et  le  .«ort  de  chaque  membre.  De  plus, 
dans  un  état  démocratique,  l'emploi  infidèle  des  de- 
niers publics  est  plus  difficile,  parcequ'il  est  plus 
aisé  de  le  connoître  et  de  le  punir ,  le  dépositaire 
en  devant  compte ,  pour  ainsi  dire  ,  au  premier  ci- 
toyen qui  l'exige. 

Dans  quelque  gouA'ernement  que  ce  soit ,  l'espèce 
de  tribut  la  moins  onéreuse  est  celle  qui  est  établie 
sur  les  marchandises  ,  parceque  le  citoyen  paie  sans 
s'en  appercevoir.  La  quantité  excessive  des  troupes , 
en  temps  de  paix ,  n'est  qu'un  prétexte  poiir  charger 
le  iieuple  d'impôts,  un  moyen  d'énerver  l'état,  et 
tin  instrument  de  servitude.  La  régie  des  tributs , 
qui  en  fait  rentrer  le  produit  en  entier  dans  le  fisc 


DE^L'gSPUIT'  DKS     LOIS.  !{() 

piiLlic  ,  est ,'  sans  comparaisou  ,  moins  à  charge  ou 
peuple  ,  et  par  conséquent  plus  avantageuse  ,  lors- 
qu'elle peut  avoiv  lieu,  que  la  ferme  de  ces  mêmes 
tributs  ,  qui  laisse  toujours  eutre  les  mains  de  quel- 
ques particuliers  une  partie  des  revenus  de  l'état. 
Tout  est  perdu  sur-tout  (  ce  sont  ici  les  termes  de 
l'auteur)  lorsque  la  profession  de  traitant  devient 
honorable  ;  et  elle  le  devient  dès  que  le  luxe  est  eu 
vif^ueur.  Laisser  quelques  hommes  se  nourrir  de  la 
substance  publique  pour  les  dépouillera  leur  tour, 
comme  on  l'a  autrefois  pratiqué  dans  certains  états, 
c'est  réparer  une  injustice  par  une  autre  ,  et  faire 
deux  maux  au  lieu  d'un. 

Venons  maintenant ,  avec  M.  de  Montesquieu  ,  aux 
circonstances  particulières  indépendantes  de  la  na- 
I  lire  du  gouvernement ,  et  qui  doivent  en  modifier  les 
lois.  liCs  circonstances  qui  viennent  de  la  nature  du 
pays  sont  de  deux  sortes  ;  les  unes  ont  rapport  au 
climat,  les  autres  au  terrain.  Personne  ne  doute  que 
le  climat  n'inllue  sur  la  disposition  habituelle  des 
corps  ,  et  par  conséquent  sur  les  caractères  ;  c'est 
pourquoi  les  lois  doivent  se  conformer  au  physique 
du  climat  dans  les  choses  indifférentes,  et  au  con- 
traire le  combattre  danr.  les  effets  vicieux.  Ainsi, 
dans  les  pays  où  l'usage  du  vin  est  nuisible,  c'est 
une  très  bonne  loi  que  celle  qui  l'interdit  :  dans  les 
pays  où  la  chaleur  du  climat  porte  à  la  paresse ,  c'est 
une  très  bonne  loi  que  celle  qui  encourage  au  tra- 
vail. Le  gouvernement  j^eut  donc  corriger  les  effets 
du  climat  :  et  cela  suliît  pour  mettre  l'Esprit  des  lois 
à  couvert  du  reproche  très  injuste  qu'On  lui  a  fait 
d'attribuer  tout  au  froid  et  à  la  chaleur  ;  car,  outre 
que  la  chaleur  et  le  froid  ne  sont  pas  la  seule  chose 
par  laquelle  les  climats  soient  distingues  ,  il  seroit 
aussi  absurde  de  nier  certains  effets  du  climat  que 
de  vouloir  lui  attribuer  tout. 


L'usage  des  esclaves  ,  établi  dans  les  pays  cliauds 
de  l'Asie  et  de  l'Amérique  ,  et  réprouvé  dans  les 
climats  tempérés  de  l'Europe,  donne  sujet  à  l'auteur 
de  traiter  de  l'esclavage  civil.  Les  hommes  n'ayant 
pas  plus  de  droit  sur  la  liberté  que  sur  la  vie  les  uns 
des  autres,  il  s'ensuit  que  l'esclavage,  généralement 
parlant ,  est  contre  la  loi  naturelle.  En  effet ,  le  droit 
de  l'esclavage  ne  peut  >euir  ni  de  la  guerre,  puis- 
qu'il ne  pourroit  être  alors  fondé  que  sur  le  rachat 
de  la  vie,  et  qu'il  n'y  a  plus  de  droit  sur  la  vie  de  ceux 
qui  n'attaquent  plus;  ni  de  la  vente  qu'un  homme 
fait  de  lui-même  à  un  autre,  puisque  tout  citoyen  , 
étant  redevable  de  sa  vie  à  l'état,  lui  est,  à  plus  forte 
raison,  redevable  de  sa  liberté,  et  par  conséquent 
n'est  pas  le  maître  de  la  vendre.  D'ailleurs  quel  se- 
roit  le  prix  de  cette  vente  .•"  Ce  ne  peut  être  l'argent 
donné  au  vendeur ,  puisqu'au  moment  qu'on  se  i  end 
esclave  toutes  les  possessions  appartiennent  au  maî- 
tre :  or  nne  vente  sans  prix  est  aussi  chimérique 
qu'un  contrat  sans  condition.  Il  n'y  a  peut-être 
jamais  eu  qu'une  loi  juste  en  faveur  de  l'esclavage  ; 
cétoit  la  loi  romaine  qui  rendoit  le  débiteur  esclave 
du  créancier  :  encore  cette  loi,  pour  être  équitable, 
(levoit  borner  la  servitude  quant  au  degré  et  quan» 
au  temps.  L'esclavage  peut ,  tout  au  plus  ,  être  to- 
léré dans  les  états  despotiques  ,  oir  les  hommes 
libres  ,  trop  foibles  contre  le  gouvernement,  cher- 
chent à  devenir,  pour  leur  propre  utilité,  les  escla- 
ves de  ceux  qui  tvranniscnt  l'état  ;  ou  bien  dans  les 
climats  dont  la  chaleur  énerve  si  fort  le  corps  et 
affoiblit  tellement  le  courage,  que  les  hommes  n  y 
sont  portés  à  un  devoir  pénible  que  par  la  crainte 
du  châtiment. 

A  côté  de  l'esclavage  civil  on  peut  placer  ia  ser- 
vitude domestique,  c'est-à-dire  celle  oii  les  femmes 
sont  dans  rcitains  clinials.  Elle  peut  avoir  lieu  dans 


Dr.     I.   ESPRIT     DES    LOIS.  L)  I 

ces  coatrées  de  l'Asie  où  elles  sout  en  état  d'habiter 
avec  les  hommes  avant  que  de  pouvoir  faire  usage  de 
leur  raison  ;  nubiles  par  la  loi  du  climat ,  enfants 
par  celle  de  la  nature.  Cette  sujétion  devient  encore 
plus  nécessaire  dans  les  pays  où  la  polygamie  est 
établie  ;  usage  que  M.  de  Montesquieu  ne  prétend 
pas  justifier  dans  ce  qu'il  a  de  contraire  à  la  religion, 
niais  qui  ,  dans  les  lieux  où  il  est  reçu  (et  à  ne  par- 
ler que  politiquement  ),  peut  être  fondé  jusqu'à  un 
certain  point  ou  sur  la  nature  du  pays  ou  sur  le  raji- 
port  du  nombre  des  femmes  au  nombre  desliommes. 
M.  de  Montesquieu  parle  à  cette  occasion  de  la  ré- 
pudiation et  du  divorce  ;  et  il  établit  sur  de  bonnes 
raisons  que  la  répudiation ,  une  fois  admise ,  devroit 
être  permise  aux  femmes  comme  aux  hommes. 

Si  le  climat  a  tant  d'influencî  sur  la  servitude 
domestique  et  civile,  il  n'en  a  pas  moins  sur  la  ser- 
vitude politique,  c'est-à-dire  sur  celle  qui  soumet  un 
peuple  à  un  autre.  Les  peuples  du  nord  sont  2)lus 
forts  et  plus  courageux  que  ceux  du  midi  :  ceux-ci 
doivent  donc  ,  en  général ,  être  subjugués  ,  ceux-là 
conquérants  ;  ceux-ci  esclaves  ,  ceux-là  libres.  C'est 
aussi  ce  que  l'histoire  confirme  :  l'Asie  a  été  con- 
quise onze  fois  par  les  peuples  du  nord  ;  l'Europe  a 
souffert  beaucoup  moins  de  révolutions. 

A  l'égard  des  lois  relatives  à  la  nature  du  terrain , 
il  est  clair  que  la  démocratie  convient  mieux  que  la 
monarchie  aux  pays  stériles,  où  la  terre  a  besoin  de 
toute  l'industrie  des  hommes.  La  liberté  d'ailleurs 
est ,  en  ce  cas  ,  une  espèce  de  dédommagement  de 
la  dureté  du  travail.  Il  faut  plus  de  lois  pour  un 
pouple  agriculteur  que  pour  un  peuple  qui  nourrit 
des  troupeaux,  pour  celui-ci  que  pour  un  peuple 
cbasseuf ,  jiour  un  peuple  qui  fait  usage  de  la  mon- 
noie  que  pour  celui  qui  l'ignore.'     -  . 

i^niin  on  doit  avoir  éj;;,rd  au  génie  particnlicr  de 


5a  A  N  \  I^^Y  s  E 

la  nation.  La  vaaiti-,  qui  grossit  les  objets,  est  nu 
bon  ressort  pour  le  gouvernement  ;  l'orgueil  ,  qui 
les  déprise/est  uu  ressort  dangereux.  Le  législateur 
tioit  respecter  ,  jusqu'à  un  certain  point ,  les  préju- 
gés ,  les  passions ,  les  abus.  Il  doit  imiter  Solon  ,  qui 
avoit  donné  aux  Athéniens,  non  les  meilleures  lois 
en  elles-mèm3s,  mais  les  meilleures  qu'ils  pussent 
avoir  :  le  caractère  gai  de  ces  peuples  demandoit 
des  lois  plus  faciles  ;  le  caractère  dur  des  Lacédé- 
nioniens,  des  lois  plus  sévères.  Les  lois  sont  un  mau- 
vais moyen  pour  changer  les  manières  et  les  usages  ; 
c'est  par  les  récompenses  et  l'exemple  qu'il  faut 
tâcher  d'y  parvenir.  Il  est  pouriaut  vrai  ,  en  même 
temps  ,  que  les  lois  d'un  peuple,  quand  on  n'affecte 
pas  d'y  choquer  grossièrement  et  directement  ses 
mœurs,  doivent  influer  insensiblement  sur  elles, 
soit  pour  les  affermir,  soit  pour  les  changer. 

Après  avoir  approfondi  de  cette  manière  la  na- 
ture et  l'esprit  des  lois  par  rapport  aux  différentes 
espèces  de  pays  et  de  peuples ,  l'autenr  revient  de 
nouveau  à  considérer  les  états  les  uns  par  rapport 
aux  antres.  D'abord,  en  les  comparant  entre  eux 
d'une  manière  générale ,  il  n'avoit  pu  les  envisager 
que  par  rapport  au  mal  qu'ils  peuvent  se  faire  :  ici 
il  les  envisage  par  rapport  aux  secours  mutuels 
qu'ils  peuvent  se  donner  :  or  ces  secours  sont  prin- 
cipalement fondés  sur  le  commerce.  iSi  l'esprit  de 
commerce  produit  naturellement  nn  esprit  d'intérêt 
opposé  à  la  sublimité  des  vertus  morales ,  il  rend 
aussi  nn  peuple  naturellement  juste  ,  et  en  éloigne 
l'oisiveté  et  le  brigandage.  Les  nations  libres  qui 
vivent  sous  des  gouvernements  modérés  doivent  s'y 
livrer  plus  que  les  nations  esclaves.  Jamais  une  na- 
tion ne  doit  exclure  de  son  commerce  une  autre  na- 
tion sans  de  grandes  raisons.  Au  reste  ,  la  liberté  en 
oc  genre  n'est  pas  une  faculté  absolue  accordée  an:^ 


DELE3PR1TDESLOIS.  0  5 

négociants  de  faire  ee  qu'ils  veillent  ;  faculté  qui 
leur  seroit  souvent  préjudiciable  :  elle  consiste  à  ne 
gêner  les  négociants  qu'en  faveur  du  commerce. 
Dans  la  monarchie  ,  la  noblesse  ne  doit  point  s'y 
adonner  ,  encore  moins  le  jirince.  Enfin  il  est  des 
nations  auxquelles  le  commerce  est  désavantageux  : 
ce  ne  sont  pas  celles  qui  n'ont  besoin  de  rien ,  mais 
celles  qui  ont  besoin  de  tout  :  paradoxe  que  l'au- 
teur rend  sensible  par  l'exemple  de  la  Pologne  ,  qui 
manque  de  tout ,  excejité  du  bled ,  et  qui  ,  par  le 
commerce  qu'elle  en  fait,  prive  les  paysans  de  leur 
nourriture  pour  satisfaire  au  luxe  des  seigneurs. 
M.  de  Montesquieu,  à  l'occasion  des  lois  que  le 
commerce  exige  ,  fait  Tbistoire  de  ses  différentes 
révolutions  :  et  cette  partie  de  son  livre  n'est  ni  la 
moins  intéressante  ,  ni  la  mf)ins  curieuse.  Il  com- 
pare l'appauvrissement  de  l'Espagne  par  la  décou- 
verte de  l'Amérique  au  sort  de  ce  prince  imbécille  de 
la  fable ,  prêt  à  mourir  de  faim  pour  avoir  demandé 
aux  dieux  que  tout  ce  qu'il  toucberoit  se  convertît 
en  or.  L'usage  de  la  monnoie  étant  une  partie  con- 
sidérable de  l'objet  du  commerce  et  son  principal 
instrument,  il  a  cru  devoir,  en  conséquence,  trai- 
ter des  opérations  sur  la  monnoie,  du  change,  du 
paiement  des  dsttes  publiques,  du  prêt  à  intérêt , 
dont  il  fixe  les  lois  et  les  limites  ,  et  qu'il  ne  con- 
fond nullement  avec  les  excès  si  justement  condam- 
nés de  l'usure. 

La  population  efle  nombre  des  habitants  ont  avec 
le  commerce  un  rapport  immédiat  ;  et  les  mariages 
ayant  poiM-  objet  la  population,  M.  de  Montesquieu 
approfondit  ici  cette  importante  matière.  Ce  qui  fa- 
vorise le  plus  la  propagation  est  la  continence  pui 
blique  ;  l'expérience  prouve  que  les  conjonctions 
illicites  y  contribuent  peu,  et  même  y  nuisent.  On 
a  établi  avec  justice  pour  les  mariages  le  consente- 


:>/,  ANALYSE 

ment  des  peres  :  cejiendant  on  y  doit  mettre  dex  res- 
trictions; car  la  loi  doit  en  général  favoriser  les  ma- 
riages. La  loi  qui  défend  le  mariage  des  mères  avec 
les  lils  est  (indépendamment  des  préceptes  de  la  re- 
ligion) une  très  bonne  loi  civile;  car,  sans  parler 
de  plusieurs  autres  raisons ,  les  contractants  étant 
d'âge  très  différent,  ces  sortes  de  mariages  peuvent 
rarement  avoir  la  propagation  pour  objet.  La  loi  qui 
défend  le  mariage  du  père  avec  la  fille  est  fondée  sur 
les  mêmes  motifs  :  cependant  (à  ne  parler  que  civi- 
lement) elle  n'est  pas  si  iadispensablement  néces- 
saire que  l'autre  à  l'objet  de  la  ])opulation,  puisque 
la  vertu  d'engeudrer  finit  beaucoup  plus  tard  dans 
les  liommes  :  aussi  l'usage  contraire  a-t-il  eu  lieu 
chez  certains  peuples  que  la  lumière  du  christianis- 
me n'a  point  éclairés.  (Jomme  la  nature  porte  d'elle- 
uièiue  au  uiariage,  c'est  un  mauvais  gouvernement 
que  celui  où  on  aura  besoin  d'y  encourager.  La  li- 
berté, la  sûreté,  la  modération  des  impôts,  la  pro- 
scription du  luxe,  sont  les  vrais  principes  et  l«s 
vrais  soutiens  de  la  population  :  cependant  on  peut 
avec  succès  faire  des  lois  pour  encourager  les  ma- 
riages, quand,  malgré  la  corruption,  il  reste  encore 
des  ressorts  dans  le  peuple  qui  l'attachent  à  sa  pa- 
trie. Rien  n'est  plus  beau  que  les  lois  d'Auguste 
pour  favoriser  la  propagation  de  l'espèce.  Par  mal- 
heur il  fît  ces  lois  dans  la  décadence  on  plutôt  daus 
la  chute  de  la  républicjue;  et  les  citoyens  décou- 
ragés dévoient  prévoir  qu'ils  ne  mettroient  plus  au 
monde  que  des  esclaves  :  aussi  l'exécution  de  ces  lois 
fut-elle  bien  foible  durant  tout  le  temps  des  empe- 
reurs païens.  Constantin  enfin  les  abolit  en  se  faisant 
chiétien  :  comme  si  le  christianisme  avoit  pour  but 
de  dépeupler  la  société,  en  conseillant  à  un  petit 
nombre  la  perfection  du  célibat  ! 

L'établissement  des  hôpitaux,  selon  l'esprit  dans 


DE     î.    r  S  P  R  1  T     D  i:  S     LOIS.  J.J 

lequel  il  est  fait,  peut  uuire  à  la  population,  ou  la 
favoriser.  Il  peut  et  il  doit  mt'ine  y  avoir  des  hôpi- 
taux dans  un  état  dont  la  plupart  des  citoyens  n'ont 
que  leur  industrie  pour  ressource,  parceque  cette 
industrie  peut  quelquefois  être  malheureuse;  mais 
les  secours  que  ces  hôpitaux  donnent  ne  doivent 
être  que  passagers  ,  pour  ne  point  encourager  la 
mendicité  et  la  fainéantise.  Il  faut  commencer  par 
rendre  le  peuple  riche  ,  et  bâtir  ensuite  des  hôpitaux 
pour  les  besoins  imprévus  et  pressants.  Malheureux 
les  pays  où  la  multitude  des  hôpitaux  et  des  monas- 
tères, qui  ne  sont  que  des  hôpitaux  perpétuels,  fait 
que  tout  le  monde  est  à  son  aise,  excepté  ceux  qui 
travaillent  ! 

M.  de  Montesquieu  n'a  encore  parlé  que  des  lois 
Liimaines.  Il  passe  maintenant  à  celles  de  la  reli- 
gion, qui,  dans  presqtie  tous  les  états,  font  un  ob- 
jet si  essentiel  du  gouvernement.  Par-tout  il  fait 
l'éloge  du  christianisme  :  il  en  montre  les  avantages 
et  la  grandeur;  il  cherche  à  le  faire  aimer;  il  sou- 
tient qu'il  n'est  pas  impossible,  comme  Bayle  l'a 
prétendu ,  qu'une  société  de  parfaits  chrétiens  forme 
un  état  subsistant  et  durable  :  mais  il  s'est  cru  per- 
mis aussi  d'examiner  ce  que  les  différentes  religions 
(humainement  parlant)  peuvent  avoir  de  conforme 
ou  de  contraire  au  génie  et  à  la  situation  des  peu- 
ples qui  les  professent.  C'est  dans  ce  point  de  vue 
qu'il  faut  lire  tout  ce  qu'il  a  écrit  sur  cette  matière, 
et  qui  a  été  l'objet  de  tant  de  déclamations  injustes. 
Il  est  suiprenant  sur-tout  qne ,  dans  un  siècle  qui  en 
appelle  tant  d'autres  barbares,  on  lui  ait  fait  un  crime 
de  ce  qu'il  dit  de  la  tolérance  ;  comme  si  c'étoit  ap- 
prouver une  religion  que  de  la  tolérer;  comme  si 
enfin  l'évangile  même  ne  proscrivoit  pas  tout  autre 
.■noyen  de  la  répandre  que  la  douceur  et  la  persua- 
ion.  Ceux  en  qui  la  superstition  n'a  pas  éteint  tout 


5*5  ANALYSE 

sentiment  de  coiiipassioa  et  de  justice  ne  pourront 
lire  sans  être  attendris  la  remontrance  aux  inquisi- 
teurs, ce  tribunal  odieux  qui  outrage  la  religion  en 
pnroissant  la  venger. 

Enliu,  après  avoir  traité  en  particulier  des  diffé- 
rentes espèces  de  lois  que  les  hommes  peuvent  avoir, 
il  ne  reste  plus  qu'à  les  comparer  toutes  ensemble , 
et  à  les  examiner  dans  leur  rapport  avec  les  choses 
sur  lesquelles  elles  statuent.  Les  Ixommes  soTit  gou- 
vernés par  différentes  espèces  de  lois  ;  par  le  droit 
naturel,  commun  à  chaque  individu;  par  le  droit 
divin,  qui  est  celui  de  la  religion;  par  le  droit  ec- 
clésiastique ,  qui  est  celui  de  la  police  de  la  religion  ; 
par  le  droit  civil,  qui  est  celui  des  membres  d'une 
même  société;  par  lo  droit  politique,  qui  est  celui 
du  gouvernement  de  cette  société;  par  le  droit  des 
gens ,  qui  est  celui  des  sociétés  les  unes  par  rapport 
aux  autres.  Ces  droits  ont  chacun  leurs  objets  dis- 
tingués, qu'il  faut  bien  se  garder  de  confondre.  On 
ne  doit  jamais  régler  par  l'un  ce  qui  appartient  à 
l'autre,  pour  ne  point  mettre  de  désordre  ni  d'in-^ 
justice  dans  les  principes  qui  gouvernent  les  hom- 
mes. Il  faut  enfin  que  les  principes  qui  prescrivent 
le  genre  des  lois,  et  qui  en  circonscrivent  l'objet, 
régnent  aussi  dans  la  manière  de  les  composer.  L'es- 
prit de  modération  doit,  autant  qu'il  est  possible, 
en  dicter  toutes  les  dispositions.  Des  lois  bien  faites 
seront  conformes  à  l'esprit  du  législateur,  même  en 
paroissant  s'y  opposer.  Telle  étoit  la  fameuse  loi  de 
Solon  par  laquelle  tous  ceux  qui  ne  prenoient  point 
de  part  dans  les  séditions  étoient  déclarés  infâmes. 
Elle  prévenoit  les  séditions,  ou  les  rendoit  utiles, 
en  forçant  tous  les  membres  de  la  république  à^'oc- 
cuper  de  ses  vrais  intérêts.  L'ostracisme  même  etoit 
une  très  bonne  loi;  car,  d'un  côté,  elle  étoit  hono- 
rable au  citoyen  qui  en  étoit  l'objet;  et  prévenoit, 


CE     L   KSPRIT     DES    LOIS.  J7 

ilo  l'autre,  les  elfels  de  l'ambition  :  il  falloit  d'ail- 
leurs ua  très  graud  nombre  de  suffrages  ,  et  ou  ne 
pouvoit  bannir  que  tous  les  cinq  ans.  Souvent  les 
lois  qui  paroissentles  mêmes  n'ont  ni  le  même  mo- 
tif, ni  le  même  effet,  ni  la  même  équité  ;  la  forme 
du  gouvernement,  les  conjonctures,  et  le  génie  du 
peuple,  cliangeut  tout.  Enfin  le  style  des  lois  doit 
être  siiijple  et  grave.  Elles  peuvent  se  dispenser  de 
motiver,  parceque  le  motif  est  supposé  exister  dans 
l'esprit  du  législateur  ;  mais,  quand  elles  motivent , 
ce  doit  être  sur  des  principes  évidents.  Elles  ne  doi- 
vent pas  ressembler  à  cette  loi  qui,  défendant  aux 
aveugles  de  plaider,  apporte  pour  raison  qu'ils  ne 
peuvent  pas  voir  les  ornements  de  la  magistrature. 
M.  de  Montesquieu,  pour  montrer  par  des  exem- 
ples l'application  de  ses  principes,  a  cboisi  deux 
différents  peuples,  les  plus  célèbres  de  la  terre,  et 
ceux  dont  l'bistoire  nous  intéresse  le  plus,  les  Ro- 
mains et  les  Français.  Il  ne  s'atlaebe  qu'à  une  partie 
de  la  jurisprudence  du  premier,  celle  qui  regarde  les 
successions.  A  l'égard  des  t'"rançais,  il  entre  dans  le 
plus  graud  détail  sur  l'orif^inc  et  les  révolutions  Ca 
leurs  lois  civiles ,  et  sur  les  différents  i7sages ,  abolis 
on  subsistants,  qui  en  ont  été  la  suite.  Il  s'étend 
principalement  sur  les  lois  féodales,  cette  espèce  de 
gouvernement  inconnu  à  toute  l'antiquité,  qui  le 
sera  peut-être  pour  toujours  aux  siècles  futurs,  et 
qui  a  fait  tant  de  biens  et  tant  de  maux.  Il  discute 
sur-tout  ces  lois  dans  le  rapport  qu'elles  ont  avec 
l'établissement  et  les  révolutions  de  la  monarcliic 
française.  Il  prouve,  contre  M.  l'abbé  du  l'os,  que 
les  Francs  sont  réellement  entrés  en  conquérants 
dans  les  Gaules;  et  qu'il  n'est  pas  vrai,  comme  cet 
auteur  le  prétend,  qu'ils  aient  été  appelés  par  les 
peuples  pour  suceéder  aux  d.-oits  des  empereurs  n  - 
mains  qui  les  opprimoicnt.  Détail  pi-ofonci,  exact  e« 


58  ANALYSE  DE  l'eSPRIT  DES  LOI«. 

curieux,  mais  dans  lequel  il  nous  est  iinpo:.sible  île 
le  suivre. 

T-fcile  est  l'analyse  générale,  mais  très  informe  et 
très  imparfaite,  deTonvraiie  de  M.  de  ^Montesquieu. 
Nous  l'aA-ons  séparée  du  reste  de  son  élngp ,  pour  u« 
pas  trop  interrompre  la  suite  de  notre  récit. 


AVERTISSEMEP^T 

Dli  L'AUTEUR, 

Pour  l'intelligence  des  quatre  premiers  li- 
vres de  cet  ouvrage,  il  faut  observer  i"  que  ce 
que  j'appelle  la  vertu  dans  la  république  est 
l'amour  de  la  patrie ,  c'est-à-dire  l'amour  de 
l'égalité.  Ce  n'est  ])oinl  une  vertu  morale  ni 
une  vertu  clirétienne,  c'est  la  vertu  politique; 
et  celle-ci  est  le  ressort  qui  fait  mouvoir  le  gou- 
vernement républicain  ,  comme  l'honneur  est 
le  ressort  qui  fait  mouvoir  la  monarchie.  J'ai 
donc  appelé  vertu  politique  l'amour  de  la  pa- 
trie et  de  l'égalité.  J'rà  eu  des  idées  nouvelles  ; 
11  a  bien  fallu  trouver  de  nouveaux  mots  ,  ou 
donner  aux  anciens  de  nouvelles  acceptions. 
Ceux  qui  n'ont  pas  compris  ceci  m'ont  fait 
dire  des  choses  absurdes ,  et  qui  seroient  ré- 
voltantes dans  tous  les  pays  du  monde ,  parce- 
que,  dans  tous  les  pays  du  monde,  on  veut 
de  la  morale. 

2°  Il  faut  faire  attention  qu'il  y  a  une  très 
grande  différence  entre  dire  qu'une  certaine 
qualité ,  modification  de  l'ame ,  ou  vertu ,  n'est 
pas  le  ressort  qui  fait  agir  un  gouvernement, 
et  dire  qu'elle  n'est  point  dans  ce  gouverne- 
ment. Si  je  disois  ,  telle  roue  ,  tel  pignon ,  ne 


Go  AVi:RTISSEliE:<T    DE    l.'ArXEUR. 

sont  point  le  ressort  qui  fait  mouvoir  celte 
montre,  en  concluroit-on  qu'ils  ne  sont  point 
dans  la  montre?  Tant  s'en  faut  que  les  vertus 
morales  et  chrétiennes  soient  exclues  de  la 
monarchie,  que  même  la  vertu  politique  n« 
l'est  pas.  En  un  mot,  l'honneur  est  dans  la 
république,  quoique  la  vertu  politique  en  soit 
le  ressort:  la  vertu  politique  est  dans  la  mo- 
narchie, quoique  l'honneur  en  soit  le  ressort. 
Enfin  l'homme  de  bien  dont  il  est  question 
dans  le  livre  III ,  chapitre  V,  n'est  pas  l'homme 
à.e  bien  chrétien ,  mais  l'homme  de  bien  poli- 
tique ,  qui  a  la  vertu  politique  dont  j'ai  parlé  : 
c'est  l'homme  qui  aime  les  lois  de  son  pays,  et 
qui  agit  par  l'amour  des  lois  de  son  pays.  J'ai 
donné  un  nouveau  jour  à  toutes  ces  choses 
dans  cette  édition-ci ,  en  fixant  encore  plus  les 
idées  :  et,  dans  la  plupart  des  endroits  où  je 
me  suis  servi  du  mot  de  veriu^jai  mis  vertu 
poliliqiio..  , 


.'■      PREFACE. 

Oi  dans  le  uombre  iufîni  de  choses  qui  sont  dans 
ce  livre  il  y  en  avoit  quelqu'une  qui ,  contre  mon 
attente,  pût  offenser,  il  n'y  en  a  pas  du  moins  qui 
y  ait  été  mise  avec  mauvaise  intention,  .le  n'ai  point 
naturellement  l'esprit  désapprobateur.  Platon  re- 
mercioit  le  ciel  de  ce  qu'il  étoit  né  du  temps  de 
Socrate  ;  et  moi,  je  lui  rends  grâce  de  ce  qu'il  m'a 
fait  naître  dans  le  gouvernement  où  je  vis,  et  de  ce 
qu'il  a  voulu  que  j'obéisse  à  ceux  qu'il  m'a  fait 
aimer. 

Je  demande  une  grâce  que  je  crains  qu'on  ne 
m'accorde  jias  ;  c'est  de  ne  pas  juger  par  la  lecture 
d'un  moment  d'un  travail  de  vingt  années  ;  d'ap- 
prouver ou  de  condamner  le  livre  entier ,  et  non  pas 
quelques  pbrases.  Si  l'on  veut  chercher  le  dessein 
de  l'auteur,  on  ne  le  peut  bien  découvrir  que  dans 
le  dessein  de  l'ouvrage. 

•T'ai  d'abord  examiné  les  hommes ,  et  j'ai  cru  que , 
dans  cette  infinie  diversité  de  lois  et  de  moeurs,  ils 
n'étoient  pas  uniquement  conduits  par  leurs  fan- 
taisies. 

•T'ai  posé  les  principes,  et  j'ai  vu  les  cas  particu- 
liers s'y  plier  comme  d'eux-mêmes,  les  histoires  de 
toutes  les  nations  n'en  être  que  le.«  suites ,  et  chaque 

ESPR.  DES  LOIS,     I,  4 


r>î  PRÉFACE. 

loi  particulière  liée  avec  une  autre  loi,  oudépeudie 
d'une  autre  plus  générale. 

Quand  j'ai  été  rappelé  à  l'antiquité,  j'ai  clierclic 
à  en  prendre  l'esprit ,  pour  ne  pas  regarder  comme 
semblaLles  des  cas  réellement  différents,  et  ne  pa« 
manquer  les  différences  de  ceux  qui  paroissent  sem- 
blables. 

Je  n'ai  point  tiré  mes  principes  de  mes  préjugés, 
mais  de  la  nature  des  choses. 

Ici  bien  des  vérités  ne  se  feront  sentir  qu'après 
qu'on  aura  vu  la  cliaîne  qui  les  lie  à  d'autres.  Plus 
on  réfléchira  sur  les  détails,  plus  on  sentira  la  cer- 
titude des  principes.  Ces  détails  mêmes,  je  ne  les 
ai  pas  tous  donués  ;  car  qui  pourroit  dire  tout  sans 
un  mortel  ennui  .■* 

On  ne  trouvera  point  ici  ces  traits  saillants  qui 
semblent  caractériser  les  ouvrages  d'aujourd'hui. 
Pour  peu  qu'on  voie  les  choses  ave:3  une  certaine 
étendue ,  les  saillies  s'évanouissent  ;  elles  ne  naissent 
d'ordinaire  que  parceque  l'esprit  se  jette  tout  d'un 
côté,  et  ahandouue  tous  les  autres. 

Je  n'écris  point  pour  censurer  ce  qui  est  établi 
dans  quelque  pays  que  ce  soit.  Chaque  nation  trou- 
vera ici  les  raisons  de  ses  maximes  ;  et  on  en  tirera 
naturellement  cette  conséquence,  qu'il  n'appartient 
de  proposer  des  changements  qu'à  ceux  qui  sont 
assez  heureusement  nés  pour  pénétrer  d'un  coup  de 
"énie  tonte  la  constitution  d'un  état. 


PRÉFACE.  ^ 

Il  n'est  pas  iudifférent  que  le  peuple  »oIl  éclairé. 
Les  préjugés  des  magistrats  ont  commencé  par  être 
les  préjugés  de -la  nation.  Dans  un  temps  d'igno- 
rance on  n'a  aucun  doute ,  même  lorsqu'on  fait  les 
plus  grands  maux  ;  dans  un  temps  de  lumière,  on 
tremble  encore  lorsqu'on  failles  plus  grands  biens. 
On  sent  les  abus  anciens,  on  en  voit  la  correction  ; 
mais  on  voit  encore  les  abus  de  la  correction  même. 
On  laisse  le  mal ,  si  l'on  craint  le  pire  ;  on  laisse  le 
bien,  si  l'on  est  en  doute  du  mieux.  On  ne  regarde 
les  parties  que  pour  juger  du  tout  ensemble  ;  on  exa- 
mine toutes  les  causes  pour  voir  tous  les  résultats. 

Si  je  pouvois  faire  en  sorte  que  tout  le  monde  eût 
de  nouvelles  raisons  pour  aimer  ses  devoirs ,  son 
prince ,  sa  patrie ,  ses  lois  ;  qu'on  pût  mieux  sentir 
son  bonbeur  dans  chaque  pays ,  dans  chaque  gou- 
vernement, dans  chaque  poste,  où  l'on  se  trouve,  je 
me  croirois  le  plus  heureux  des  mortels. 

Si  je  pouvois  faire  en  sorte  que  ceux  qui  com- 
mandent augmentassent  leurs  connoissances  sur  ce 
qu'ils  doivent  prescrire,  et  que  ceux  qui  obéisseut 
trouvassent  un  nouveau  plaisir  à  obéir ,  je  me  croi- 
rois le  plus  heureux  des  mortels. 

Je  me  croirois  le  plus  heureux  des  mortels,  si  je 
pouvois  faire  que  les  hommes  pussent  se  guérir  de 
leurs  préjugés.  J'appelle  ici  préjugés,  non  pas  ce 
qui  fait  qu'on  ignore  de  certaines  choses,  mais  ce 
qui  fait  qu'on  s'ignore  soi-même. 


64  PRÉFACE. 

C'est  eu  cliercbaut  à  instruire  les  hommes  que 
l'oa  peut  pratiquer  celte  vertu  géai'rale  qui  o;>m- 
pvend  l'amour  de  tous.  L'homme,  cet  être  flexible, 
se  pliant  dans  la  société  aux  pensées  et  aux  impres- 
sions des  autres,  est  également  capable  deconnoître 
sa  propre  nature  lorsqu'on  la  lui  montre,  et  d'en 
perdre  jusqu'au  sentiment  lorsqu'on  la  lui  dérobe. 

,]'ai  bien  des  fois  commencé  et  bien  des  fois 
abandonné  cet  ouvrage;  j'ai  mille  fois  envoyé  aux 
vents  (i)  les  feuilles  que  j'avois  écrites  ;  je  sentois 
tous  les  jours  les  mains  paternelles  tomber  (2)  ;  je 
suiA'ois  mon  objet  sans  former  de  dessein  ;  je  ne  con- 
noissois  ni  les  règles  ni  les  exceptions  ;  je  ne  trou- 
vois  la  vérité  que  jjour  la  perdre  :  mais,  qtjaud  j'ai 
découvert  mes  principes,  tout  ce  que  je  cherchois 
est  venu  à  moi  ;  et,  dans  le  cours  de  vingt  années  , 
j 'ai  vu  mon  ouvrage  commencer,  croître,  s'avancer, 
et  finir. 

Si  cet  ouvrage  a  du  succès ,  je  le  devrai  beaucoup 
à  la  majesté  de  mon  sujet  :  cependant  je  ne  crois  jias 
avoir  totalement  manqué  de  génie.  Quand  j'ai  vu  ce 
que  tant  de  grands  hommes ,  en  France ,  en  Angle- 
terre, et  en  Allemagne,  ont  écrit  avant  moi ,  j'ai  été 
dans  l'admiration  ;  mais  je  n'ai  point  perdu  le  cou- 
rage :  a  Et  moi  aussi  je  suis  peintre  (3)  »,  ai-je  dit 
avec  le  Correge. 

(i)  Ludibria  ventis. — (9,)  Bispatriœ  cecideremanus... 
— (3)  Ed  io  anche  son  pittore. 


)E  L'ESPRIT 
DES  LOIS. 

LIVRE  PREMIER. 

DF.  s     LOIS     EN     GÉNÉRAL. 


CHAPITRE    PREMIER. 

Des  lois,  dans  le  rapport  qu'elles  ont  avec  les 
divers  êtres. 

l_jES  lois,  dans  la  signification  la  plus  éten- 
due, sont  les  rapports  nécessaires  qui  déri- 
vent delà  nature  des  choses:  et  dans  ce  sens 
tous  les  êtres  ont  leurs  lois  ;  la  Divinité  (i)  a 
ses  lois  ;  le  monde  matériel  a  ses  lois  ;  les  in- 
telligences supérieures  à  l'homme  ont  leurs 
lois;  les  bêtes  ont  leurs  lois;  l'homme  a  ses 
lois. 

Ceux  qui  ont  dit  «  qu'une  fatalité  aveugle  9 
«  produit  tous  les  effets  que  nous  voyons  dans 
«  le  monde  »,  ont  dit  une  gravide  absurdité  1 

(i)  La  loi,  dit  Plutarque,  est  la  reine  do  tous 
mortels  et  immortels.  Au  traité,  Qo'ii.  est  heqdw 

qu'un  PEINrE  SOIT  SAVANT. 


(y.)  BE     Ll.  SPRIT     DES     LOIS. 

car  quelle  plus  grande  absurdité  qu'une  fata- 
lité aveugle  qui  auroit  produit  des  êtres  intel- 
ligents? 

Il  y  a  donc  une  raison  primitive;  et  les  lois 
sont  les  rajiports  qui  se  trouvent  entre  elle  et 
les  différents  êtres,  et  les  rapports  de  ces  di- 
vers êtres  entre  eux. 

Dieu  a  du  rapport  avec  l'univers  comme 
créateur  et  comme  conservateur;  les  lois  selon 
lesquelles  il  a  cri'é  sont  celles  selon  lesquelles 
il  conserve.  Il  agit  selon  ces  règles ,  parcequ'il 
les  connoit;  il  les  connoît,  parcecpj'il  les  a 
faites  ;  il  les  a  faites  ,  parcequ'elles  ont  du  rap- 
port avec  sa  sagesse  et  sa  puissance. 

Comme  nous  voyons  que  le  monde,  formé 
par  le  mouvement  de  la  matier:;  et  privé  d'in- 
telligence, subsiste  toujours,  il  faut  que  ses 
mouvements  aient  des  lois  invariables;  et  si 
l'on  pouvoit  imaginer  un  autre  monde  que 
celui-ci ,  il  auroit  des  ret^les  constantes  ,  ou  il 
seroit  détruit. 

Ainsi  la  création  ,  qui  paroit  être  un  acte 
arbitraire,  siqipose  des  reg'es  aussi  invaria- 
bles que  la  fatalité  des  athées.  Il  seroit  absurde 
de  dire  que  le  créateur,  sans  ces  règles,  pour- 
roit  gouverner  le  monde,  puisque  le  monde 
ne  sidasisteroit  pas  sans  elles. 

Ces  règles  sont  un  rapport  constamment 
établi  Entre  un  corps  mu  et  un  autre  corps 
mu,  c'est  suivant  les  rapports  de  la  masse  et 
de  la  Vitesse  que  tous  les  mouvements  sont 
reçus ,  augmentés ,  diminués ,  perdus  ;  chaque 


LIVRE     I,     CHAP.     I.  67 

diversité  est  iiniformùé ,  chaque  changement 
est  cofistance. 

Les  êtres  particuliers  intelhgents  peuvent 
avoir  des  lois  qu'ils  ont  faites  :  mais  ils  en  ont 
aussi  qu'ils  n'ont  pas  faites.  Avant  qu'il  y  eût 
des  êtres  intelligents,  ils  étoient  possibles;  ils 
avoiënt  donc  des  rapports  possibles,  et  par 
conséquent  des  lois  possibles.  Avant  qu'il  y 
eût  des  lois  faites,  ilyavoit  des  rapports  de 
justice  possibles.  Dire  qu'il  n'y  a  rien  de  juste 
ni  d'injuste  que  ce  qu'ordonnent  ou  défendent 
les  lois  positives,  c'est  dire  qu'avant  qu'on  eût 
tracé  de  cercle  tous  les  rayons  n'étoient  pas 
égaux. 

Il  faut  donc  avouer  des  rapports  d'équité 
antérieurs  à  la  loi  positive  qui  les  établit  :  com- 
me, par  exemple,  que,  supposé  qu'il  y  eût  des 
sociétés  d'hommes,  il  seroit  juste  de  se  con- 
former à  leurs  lois  ;  que,  s'il  y  avoit  des  êtres 
intelligents  qui  eussent  reçu  quelque  bienfait 
d'un  autre  être,  ils  devroient  en  avoir  de  la 
reconnoissance  ;  que ,  si  un  être  intelligent 
avoit  créé  un  être  intelligent,  le  créé  devroit 
rester  dans  la  dépendance  qu'il  a  eue  dès  son 
origine;  qu'un  être  intelligent  qui  a  fait  du 
mal  à  un  être  intelligent  mérite  de  recevoir  le 
même  mal;  et  ainsi  du  reste. 

Mais  il  s'en  faut  bien  cjne  le  monde  intelli- 
gent soit  aussi  bien  gouverné  que  le  monde 
physique;  car,  quoique  celui-là  ait  aussi  dos 
lois  qui,  par  leur  nature,  sont  invariables,  il 
ne  les  suit  pas  constamment  comme  le  monde 


69  DE    l'esprit    DES    LOIS. 

physique  suit  les  siennes.  La  raison  en  est  que 
les  êtres  particuliers  intelligents  sont  bornés 
I)ar  leur  nature ,  et  par  conséquent  sujets  à 
l'erreur;  et,  d'un  autre  côté,  il  est  de  leur 
nature  qu'ils  agissent  par  eux-mêmes.  Ils  ne 
suivent  donc  pas  constamment  leurs  lois  pri- 
mitives ;  et  celles  même  qu'ils  se  donnent,  ils 
ne  les  suivent  pas  toujours. 

On  ne  sait  si  les  bêtes  sont  gouvernées  par 
les  lois  générales  du  mouvement ,  ou  par  une 
motion  particulière.  Quoi  qu'il  en  soit,  elles 
n'ont  point  avec  Dieu  de  rapj)ort  plus  intime 
que  le  reste  du  monde  matériel  ;  et  le  sentiment 
ne  leur  sert  que  dans  le  rapport  qu'elles  ont 
entre  elles ,  ou  avec  d'autres  êtres  particuliers , 
ou  avec  elles-mêmes. 

Par  l'atti'ait  du  plaisir  ■elles  conservent  leur 
être  particulier,  et  par  le  même  attrait  elles  con- 
servent leur  espèce.  Elles  ont  des  lois  naturel- 
les, parcequ'elles  sont  unies  par  le  sentiment; 
elles  n'ont  point  de  lois  positives ,  parcequ'elles 
ne  sont  point  unies  par  la  connoissance.  Elles 
ne  suivent  pourtant  pas  invariablement  leurs 
lois  naturelles;  les  plantes,  en  qui  nous  ne  re- 
marquons ni  connoissance  ni  sentiment,  les 
suivent  mieux. 

Les  bêtes  n"ont  point  les  suprêmes  avanta- 
ges fjue  nous  avons  ;  elles  en  ont  que  nous  n'a- 
vons pas.  Elles  n'ont  point  nos  espérances , 
mais  elles  n'ont  pas  nos  craintes;  elles  subis- 
sent comme  nous  la  mort,  mais  c'est  sans  la 
connoitrc  :    lu  plnpart  même  se  conservent 


tiVRE     I,    eu  AP.     T.  69 

mieux  que  nous,  et  ne  foTit  jias  nu  aussi  mau- 
vais usage  de  leurs  passions. 

L'homme,  connue  être])hysique,  est,  ainsi 
que  les  autres  corps ,  goTiverné  jiar  des  lois 
invariables  ;  comme  être  intelligent ,  il  viole 
sans  cesse  les  lois  que  Dieu  a  établies ,  et  change 
celles  qu'il  établit  lui-même.  II  faut  qu'il  se 
conduise;  et  cependant  il  est  un  être  borné  ;  il 
est  sujet  à  l'ignorance  et  à  l'erreur,  comme 
toutes  les  intelligences  finies  ;  les  foibles  con- 
noissances  ([u'il  a ,  il  les  perd  encore.  Comme 
créature  sensible,  il  devient  sujet  à  mille  pas- 
sions. Un  tel  être  pouvoit  à  tous  les  instants 
oublier  son  créateur;  Dieu  l'a  rappelé  à  lui  par 
les  lois  de  la  religion  :  un  tel  être  pouvoit  à 
tous  les  instants  s'oublier  lui-même;  les  phi- 
losophes l'ont  averti  par  les  lois  de  la  morale: 
iait  pour  vivre  dans  la  société ,  il  y  pouvoil 
oublier  les  autres;  les  législateurs  l'ont  rendu 
à  ses  devoirs  par  les  lois  politiques  et  civiles. 

CHAPITRE    IL 

Des  lois  (le  la  nature. 

AvA  N  T  toutes  ces  lois  sont  celles  de  la  na- 
ture, ainsi  nommées  })arcequ'elles  dérivent 
uniquement  de  la  constitution  de  notre  être. 
Pour  les  connoitre  bien  il  faut  considérer  un 
homme  avant  l'établissement  des  sociétés.  Les 
lois  de  la  nature  seront  celles  qu'il  recevroit 
dans  un  état  pareil. 

Celte  loi  qui ,  en  imprimant  dans  nous-mé- 


70  DE     I,    KSI'RIT     DES    LOIS. 

mes  riuûe  d'un  créateur,  nous  porte  vers  lui , 
est  la  première  des  lois  naturelles  par  son 
importance ,  et  non  pas  dans  l'ordre  de  ces 
lois.  L'homme,  dans  l'état  de  nature,  auroit 
plutôt  la  faculté  de  connoître,  qu'il  n'auroit 
des  connoissances.  Il  est  clair  que  ses  premières 
idées  ne  scroient  point  des  idées  spéculatives  ; 
il  songeroit  à  la  conservation  de  son  être  avant 
de  chercher  l'origine  de  son  être.  Un  homme 
pareil  ne  sentiroit  d'abord  qne  sa  foiblesse;  sa 
timidité  seroi  t  extrême  ;  et ,  si  Ton  avoit  là-des- 
sus besoin  de  l'expérience,  l'on  a  trouvé  dans 
les  forêts  des  hommes  sauvages  (i):  tout  les 
fait  trembler,  tout  les  fait  fuir. 

Dans  cet  état,  chacun  se  sent  inférieur;  à 
peine  chacun  se  sent-il  égal.  On  ne  chercheroit 
donc  point  à  s'attaquer,  et  la  paix  seroit  la 
première  loi  naturelle. 

Le  désir  que  Hobbes  donne  d'abord  aux 
hommes  de  se  subjuguer  les  uns  les  autres 
n'est  pas  raisonnable.  L'idée  de  l'empire  et  de 
la  domination  est  si  comi>osée,  et  dépend  de 
tant  d'autres  idées,  que  ce  ne  seroit  pas  celle 
qu'il  auroit  d'abord. 

Hobbes  demande  pourquoi .  si  les  hommes 
ne  sont  jias  naturellement  en  état  de  guerre, 
ils  vont  toujours  armés;  et  ])ourquoi  ils  ont 
des  cli'fs  pour  fermer  leurs  maisons.  Mais  on 

(  i)  Témoia  le  sauvage  qui  fat  trouvé  dans  les  fo- 
rêts de  Hanover,  et  que  l'on  vit  en  Angleterre  son» 
If;  rogne  de  Grorge  I. 


LIVRKI,     C:UAP.     II.  71 

ne  sent  pas  que  l'on  attribue  aux  hommes  avant 
l'établissement  des  sociétés  ce  qui  ne  peut  leur 
arriver  qu'après  cet  établissement ,  qui  leur 
fait  trouver  des  motifs  pour  s'attaquer  et  pour 
se  défendre. 

Au  s.entiment  de  sa  foiblesse  l'homme  join- 
droit  le  sentiment  de  ses  besoins  :  ainsi  une 
autre  loi  naturelle  seroit  celle  qui  lui  inspire- 
roit  de  chercher  à  se  nourrir. 

J'ai  dit  que  la  crainte  porteroit  les  hommes 
à  se  fuir;  mais  les  marques  d'une  crainte  réci- 
proque les  engageroient  bientôt  à  s'approcher. 
D'ailleui's  ,  ils  y  seroient  portés  par  le  plaisir 
qu'un  animal  sent  à  l'approche  d'un  animal 
de  son  espèce.  De  plus ,  ce  charme  que  les  deux 
sexes  s'inspirent  par  leur  différence  augmen- 
teroit  ce  plaisir;  et  la  prière  naturelle  qu'ils 
se  font  toujours  l'un  à  l'autre  seroit  une  troi- 
sième loi. 

Outre  le  sentiment  que  les  hommes  ont  d'a- 
bord, ils  parviennent  encore  à  avoir  des  con- 
noissances  ;  ainsi  ils  ont  un  second  lien  que 
les  autres  animaux  n'ont  pas.  Ils  ont  donc  un 
nouveau  motif  de  s'unir;  et  le  désir  de  vivre 
en  société  est  une  quatrième  loi  naturelle. 

CHAPITRE    III. 

Des  lois  positives. 

OiTÔT  que  les  hommes  sont  en  société  ils 
perdent  le  sentiment  de  leur  foiblesse;  l'égalité 


7»  np-     L    ESPRIT     DES    1,01s. 

qui  <5loil  entre  eux  cesse,  et  l'clat  t'e  guerre 
commence. 

Chaque  société  particulière  vient  à  sentir  sa 
force  ;  ce  qui  produit  un  état  de  guerre  de  na- 
tion à  nation.  Les  particuliers,  dans  chaque 
société,  commencent  à  sentir  leur  force;  ils 
cherchent  à  tourner  en  leur  faveur  les  princi- 
.  paux  avantages  de  cette  société;  ce  qui  fait 
entre  eux  un  état  de  gueire. 

Ces  deux  sortes  d'état  de  guerre  font  établir 
les  lois  ])armi  les  hommes.  Considérés  comme 
habitants  d'une  si  grande  ])lanete  qu'il  est  né- 
cessaire qu'il  y  ait  différents  peuples,  ils  ont 
des  lois  dans  le  rapport  que  ces  ])euples  ont 
entre  eux;  et  c'est  le  droit  des  gens.  Consi- 
dérés comme  vivant  dans  une  société  qui  doit 
être  maintenue,  ils  ont  des  lois  dans  le  rap- 
port qu'ont  ceux  qui  gouvernent  avec  ceux 
qui  sont  gouvernés  ;  et  c'est  le  droit  politi- 
que. Ils  en  ont  encore  dans  le  rapport  que 
tous  les  citoyens  ont  entre  eux  ;  et  c'est  le  droit 

CIVIL. 

Le  droit  des  gens  est  naturellement  fondé 
sur  ce  principe,  que  les  diverses  nations  doi- 
vent se  faire ,  dans  la  paix ,  le  plus  de  bien ,  et , 
dans  la  guerre ,  le  moins  de  mal ,  qu'il  est  pos- 
sible, sans  nuire  à  leurs  véritables  intérêts. 
♦'  L'objet  delà  guerre,  c'est  la  victoire;  celui 
de  la  victoire ,  la  conquête  ;  celui  de  la  con- 
quête, la  conservation.  De  ce  principe  et  du 
précédent  doivent  dériver  toutes  les  lois  qui 
forment  le  droit  des  g^ens. 


LI  V  UK    I  ,    Cli  A  i.    m.  7  ) 

Toutes  les  nations  ont  un  droit  ucs  gens  ; 
et  les  Iroquois  mêmes,  qui  mangent  ieuis  pri- 
sonniers, en  ont, un.  Ils  envoient  et  reçoivent 
des  ambassades;  ils  connoissent  des  droits  de 
la  guerre  et  de  la  paix  :  le  mal  est  que  ee  droit 
des  gens  n'est  pas  fondé  sur  les  vrais  prin- 
eipes. 

Outre  le  droit  des  gens,  qui  regarde  toutes 
les  sociétés ,  il  y  a  un  droit  politique  pour  clia- 
cune.  Une  société  ne  sauroit  subsister  sans  un 
gouvernement.  «  La  réunion  de  toutes  les  for- 
<<  ces  particulières,  dit  très  bien  Gravina , 
«  forme  ce  qu'on  appelle  I'état  politique.  » 

La  force  générale  peut  être  placée  entre  les 
mains  d'un  seul ,  ou  entre  les  mains  de  plu- 
sieurs. Quelques  uns  ont  pensé  que ,  la  nature 
ayant  établi  le  pouvoir  paternel ,  le  gouverne- 
ment d'un  seul  étoit  le  plus  conforme  à  la 
nature.  Mais  l'exemple  du  pouvoir  paternel  ne 
prouve  rien  :  car  si  le  pouvoir  du  père  a  du 
rapport  au  gouvernement  d'un  seul,  après  la 
mort  du  père ,  le  pouvoir  des  frères ,  ou ,  après 
la  mort  des  frères ,  celui  des  cousins-germains, 
ont  du  rapport  au  gouvernement  de  plusieurs. 
La  puissance  politique  comprend  nécessaire- 
ment l'union  de  plusieurs  familles. 

Il  vaut  mieux  dire  que  le  gouvernement  ie 
]>lus  conforme  à  la  nature  est  celui  dont  la 
disposition  particulière  se  rapporte  mieux  à 
la  disposition  du  peuple  pour  lequel  il  est 
établi. 

ESPR.  DES  T.OIS.      I.  5 


74  m^   l'esprit  des  lois. 

Les  forces  particulières  ne  peuvent  se  réunir 
sans  que  toutes  les  volontés  se  réunissent, 
o  La  réunion  de  ces  volontés,  dit  encore  très 
«bien  Gravina,  est  ce  qu'on  appelle  I'état 

«  CIVIL. » 

La  loi ,  en  général ,  est  la  raison  humaine  , 
en  tant  qu'elle  gouverne  tous  les  peuples  de 
la  terre;  et  les  lois  politiques  et  civiles  de  cha- 
que nation  ne  doivent  être  que  les  cas  parti- 
culiers où  s'applique  cette  raison  humaine. 

Elles  doivent  être  tellement  propres  au 
peuple  pour  lequel  elles  sont  faites ,  que  c'est 
un  grand  hasard  si  celles  d'une  nation  peuvent 
convenir  à  une  autre. 

Il  faut  qu'elles  se  rapportent  à  la  nature  et 
au  principe  du  gouvernement  qui  est  élabli , 
ou  qu'on  veut  établir;  soit  qu'elles  le  forment, 
comme  font  les  lois  politiques  ;  soit  qu'elles  le 
maintiennent ,  comme  font  les  lois  civiles. 

Elles  doivent  être  relatives  au  physique  du 
pays;  au  climat  glacé,  brûlant,  ou  tempéré; 
à  la  qualité  du  terrain,  à  sa  situation,  à  sa 
grandeur  ;  au  genre  de  vie  des  peuples ,  la- 
boureurs ,  chasseurs ,  ou  pasteurs  :  elles  doi- 
vent se  rapporter  au  degré  de  liberté  que  la 
constitution  peut  souffrir,  à  la  religion  des  ha- 
bitants ,  à  leurs  inclinations ,  à  leurs  richesses, 
à  leur  nombre,  à  leur  commerce,  à  leurs 
moeurs,  à  leurs  manières.  Enfin  elles  ont  des 
rapports  entre  elles  ;  elles  en  ont  avec  leur  ori- 
gine ,  avec  l'objet  du  législateur,  avec  l'ordre 
des  choses  sur  lesquelles  elles  sont  établies. 


LIVRE    I,    CHAP.    III,  75 

C'est  dans  toutes  ces  vues  qu'il  faut  les  consi- 
dérer. 

C'est  ce  que  j'entreprends  de  faire  dans  cet 
ouvrage.  J'examinerai  tous  ces  rapports  :  ils 
forment  tous  ensemble  ce  que  l'on  appelle 
I'espriï  des  lois. 

Je  n'ai  point  séparé  les  lois  politiques  des 
civiles  :  car,  comme  je  ne  traite  point  des  lois , 
mais  de  l'esprit  des  lois,  et  que  cet  esprit  con- 
siste dans  les  divers  rapports  que  les  lois  peu- 
vent avoir  avec  diverses  clioses ,  j'ai  dû  moins 
suivre  l'ordre  naturel  des  lois  que  celui  de  ces 
rapports  et  de  ces  choses. 

J'examinerai  d'abord  les  rapports  que  les 
lois  ont  avec  la  nature  et  avec  le  principe  de 
chaque  gouvernement  :  et  comme  ce  principe 
a  sur  les  lois  une  suprême  influence,  je  m'at- 
tacherai à  le  bien  connoître;  et  si  je  puis  une 
fois  l'établir,  on  en  verra  couler  les  lois  comme 
de  leur  source.  Je  passerai  ensuite  aux  autres 
rapports,  qui  semblent  être  plus  particuliers. 


ro  UE    L   ESPRIT     DES    LOIS. 


LIVRE  II. 


DBS  LOIS    QUI   DERIVENT   DIRECTEMENT   DE    LA  KATURE 
DU    GOUVEKNEMENT. 


CHAPITRE   PREMIER. 

De  la  nature  des  trois  divers  gouvernements. 
il-  y  a  trois  espèces  de  gouvernements  :  le 

RÉPUBLICAIN,  le  MONARCHIQUE,  et  le  DESPO- 
TIQUE. Pour  en  découvrir  la  nature  il  suffit 
de  l'idée  qu'en  ont  les  hommes  les  moins  in- 
struits. Je  suppose  trois  définitions,  ou  plutôt 
trois  faits  :  l'un,  que  «  le  gouvernement  répu- 
«  blicain  est  celui  où  le  peuple  en  corps,  ou 
«  seulement  une  partie  du  peuple ,  a  la  souve- 
-  'aine  puissance:  le  monarchique,  celui  où 
*  rn  seul  gouverne,  mais  par  des  lois  fixes  et 
«  établies  :  au  lieu  que,  dans  le  despotique,  un 
«  seul ,  sans  loi  et  sans  règle ,  entraine  tout  par 
«  sa  volonté  et  par  ses  caprices.  » 

Voilà  ce  que  j'appelle  la  nature  de  chaque 
gouvernement.  Il  faut  voir  c{ue]les  sont  les 
lois  qui  suivent  directement  de  cette  nature , 
et  qui  par  conséquent  sont  les  premières  lois 
fondamentales. 


LIVRE     II,     eu  A  p.     II.  77 

CHAPITRE    II. 

Du  gouverueiuent  répuLlicaiu  ,  et  de^  lois  relatives 
à  la  démocratie. 

J_jORSQUE  dans  la  république  le  peuple  en 
corps  a  la  souveraine  puissance,  c'est  une  dé- 
mocratie. Lorsque  la  souveraine  puissance 
est  entre  les  mains  d'une  partie  du  peuple, 
cela  s'appelle  une  aristocratie. 

Le  peuple,  dans  la  démocratie,  est,  à  cer- 
tains égards,  le  monarque j  à  certains  autres, 
il  est  le  sujet. 

Il  ne  peut  être  monarque  que  par  ses  suf- 
frages, f[ui  sont  ses  volontés.  La  volonté  du 
souverain  est  le  souverain  lui-même.  I/CS  lois 
qui  établissent  le  droit  de  suffrage  sont  donc 
fondamentales  dans  ce  gouvernement.  En  ef- 
fet, il  est  aussi  important  d'y  régler  comment, 
par  qui,  à  qui,  sur  quoi,  les  suffrages  doivent 
être  donnés,  qu'il  l'est  dans  une  monarchie  de 
savoir  quel  est  le  monarqtie,  et  de  quelle  ma- 
nière il  doit  gouverner. 

Libanius  (  i  )  dit  qu'à  «  Athènes  un  étranger 
«  qui  se  mêloit  dans  l'assemblée  du  peuple  étoit 
«  puni  de  mort.  »  C'est  qu'un  tel  homme  usur- 
poit  le  droit  de  souveraineté. 

Il  est  essentiel  de  fixer  le  nombre  des  ci- 
toyens qui  doivent  former  les  assemblées;  sans 
cela,  on  pourroit  ignorer  si  le  peuple  a  parlé, 

(0  DéclamafionsXVir  et  XVIII, 


78  DE   l'esprit   Dr. s   lois. 

ou  seulement  une  partie  du  peuple.  A  Lacédé- 
mone,  il  falloit  dix  mille  citoyens.  A  Rome, 
née  dans  la  petitesse  pour  aller  à  la  grandeur; 
à  Rome,  faite  pour  éprouver  toutes  les  vicis- 
situdes de  la  fortune;  à  Rome,  qui  avoit  tan- 
tôt presque  tous  ses  citoyens  hors  de  ses  mu- 
railles, tantôt  toute  l'Italie  et  une  partie  de  la 
terre  dans  ses  murailles ,  on  n'avoit  point  fixé 
ce  nombre  (i);  et  ce  fut  une  des  grandes  cau- 
ses de  sa  ruine. 

Le  peuple  qui  a  la  souveraine  puissance  doit 
faire  par  lui-même  tout  ce  qu'il  peut  bien  faire  ; 
et  ce  qu'il  ne  peut  pas  bien  faire,  il  faut  qu'il 
le  fasse  par  ses  ministres. 

Ses  ministres  ne  sont  point  à  lui,  s'il  ne  les 
nomme  :  c'est  donc  une  maxime  fondamentale 
de  ce  gouvernement ,  que  le  peuple  nomme  ses 
ministres,  c'est-à-dire  ses  magistrats. 

Il  a  besoin ,  comme  les  monarques ,  et  même 
plus  qu'eux,  d'être  conduit  par  un  conseil  ou 
sénat.  Mais,  pour  qu'il  y  ait  confiance,  il  faut 
qu'il  en  élise  les  membres  ;  soit  qu'il  les  choi- 
sisse lui-même,  comme  à  Athènes,  ou  par  quel- 
que magistrat  qu'il  a  établi  pour  les  élire ,  com- 
me cela  se  pratiquoit  à  Rome  dans  quelques 
occasions. 

Le  peuple  est  admirable  pour  choisir  ceux 
à  qui  il  doit  confier  quelque  partie  de  son  au- 
torité. Il  n'a  à  se  déterminer  que  par  des  choses 

(i)  Voyez  les  Considérations  sur  les  canses  de  la 
grandeur  des  Romains  et  de  leur  décadence,  cb.  IX. 


tlVRE    IT,     CHAP.     IT.  7g 

qu'il  ne  peut  ignorer,  et  des  faits  qui  lombeut 
sous  les  sens.  Il  sait  très  bien  qu'un  liomnie  a 
été  souvent  à  la  guerre,  qu'il  y  a  eu  tels  ou  tels 
succès  ;  il  est  donc  très  capable  d'élire  un  gé- 
néral. Il  sait  qu'un  juge  est  assidu ,  que  beau- 
coup-de  gens  se  letirent  de  son  tribunal  con- 
tents de  lui,  qu'on  ne  l'a  pas  convaincu  de  cor- 
ruption; en  voilà  assez  pour  qu'il  élise  un  pré- 
teur. Il  a  été  frappé  de  la  magnificence  ou  des 
ricliesses  d'un  citoyen  ;  cela  suffît  pour  qu'il 
puisse  choisir  un  édile.  Toxites  ces  choses  sont 
des  faits  dont  il  s'instruit  niieux  dans  la  place 
jiublique,  qu'un  monarque  dans  son  palais. 
Mais  saura-t-il  conduire  une  affaire,  connoître 
les  lieux,  les  occasions,  les  moments,  en  pro- 
fiter? Non;  il  ne  le  saura  pas. 

Si  l'on  pouvoit  douter  de  la  capacité  natu- 
relle qu'a  le  peuple  pour  discerner  le  mérite, 
il  n'y  auroit  qu'à  jeter  les  yeux  sur  cette  suite 
continuelle  de  choix  étonnants  que  firent  les 
Athéniens  et  les  Romains  ;  ce  qu'on  n'attri- 
buera pas  sans  doute  au  hasard. 

On  sait  qu'à  Rome,  quoique  le  peuple  se 
fût  donné  le  droit  d'élever  aux  charges  les  plé- 
béiens, il  ne  pouvoit  se  résoudre  à  les  élire;  et 
quoiqu'à  Athènes  on  put ,  par  la  loi  d'Aris- 
tide, tirer  les  magistrats  de  toutes  les  classes, 
il  n'arriva  jamais,  dit  Xénophon  (i),  que  le 
bas  peuple  demandât  celles  qui  pouvoient  in- 
téresser son  salut  ou  sa  gloire. 

(1)  Pag.  691  et692,édit.  de  WeclieliuSjdel'auiSg*). 


UO  KELESPKIT     DES     LOIS. 

Comme  la  plupart  des  citoj  eus  qui  ont  assez 
de  suffisance  pour  élire  n'en  ont  pas  assez  pour 
être  élus;  de  même  le  peuple,  qui  a  assez  de 
capacité  j)our  se  faire  l'endre  compte  de  la  ges- 
tion des  autres,  n'est  pas  pro2)re  à  gérer  par 
lui-même. 

Il  faut  que  les  affaires  aillent ,  et  qu'elles 
aient  un  certain  mouvement  qui  ne  soit  ni  trop 
lent  ni  trop  vite.  Mais  le  peuj^le  a  toujours  trop 
d'action,  ou  trop  peu.  Quelquefois  avec  cent 
mille  bras  il  renverse  tout  ;  quelquefois  avec 
cent  mille  pieds  il  ne  va  que  comme  les  insectes. 

Dans  l'état  populaire ,  on  divise  le  peuple  en 
de  certaines  classes.  C'est  dans  la  manière  de 
faire  cette  division  que  les  grands  législateurs 
se  sont  signalés;  et  c'est  de  là  qu'ont  toujours 
dépendu  la  durée  de  la  démocratie  et  sa  pro- 
spérité. 

Servius  Tullius  suivit,  dans  la  composition 
de  ses  classes ,  l'esprit  de  l'aristocratie.  Nous 
voyons  dans  Tite-Live  (i )  et  dans  Denys  d'Ha- 
licarnasse  (2)  comment  il  mit  le  droit  de  suf- 
frage entre  les  mains  des  principaux  citoyens. 
Il  a  voi  t  divisé  le  peuple  de  Home  en  cent  quatre- 
vingt-treize  centuries,  qui  formolent  six  clas- 
ses. Et,  mettant  les  riches,  mais  en  plus  petit 
nombre ,  dans  les  premières  centuries  ;  les 
moins  riches ,  mais  en  plus  grand  nombre , 
dans  les  suivantes;  il  jeta  toute  la  foule  des  in- 
digents dans  la  dernière;  et  chaque  centurie 

(1)   Liv.  I. — (2)  Liv.  IV,  art.  i5  et  sniv. 


LIVRE     II,    CH  A  p.    II,  OI 

n'ayant  qu'une  voix  (i),  c'étoient  les  moyens 
et  les  richesses  qui  dounoient  le  suffrage,  plu- 
tôt que  les  ])ersonnes. 

Solon  divisa  le  peuple  d'Athènes  en  quatre 
classes.  Conduit  par  l'esprit  de  la  démocratie, 
il  ne  les  fit  pas  pour  fixer  ceux  qui  dévoient 
élire,  mais  ceux  qui  pouvoient  être  élus;  et 
laissant  à  chaque  citoyen  le  droit  d'élection ,  il 
voulut  (2)  que,  dans  chacune  de  ces  quatre  clas- 
ses, on  pût  élire  des  juges;  mais  que  ce  ne  fût 
({ue  dans  les  trois  premières ,  où  étoient  les  ci- 
toyens aisés ,  qu'on  pût  prendre  les  magistrats. 

Comme  la  division  de  ceux  qui  ont  droit  de 
suffrage  est,  dans  la  république,  une  loi  fon- 
damentale; la  manière  de  le  donner  est  une 
autre  loi  fondamentale. 

Le  suffrage  par  le  sort  est  de  la  nature  de  la 
démocratie;  le  suffrage  par  choix  est  de  celle 
de  l'aristocratie. 

Le  sort  est  une  façon  d'élire  qui  n'afflige  per- 
sonne; il  laisse  à  chaque  citoyen  une  espérance 
raisonnable  de  servir  sa  patrie. 

Mais,  comme  il  est  défectueux  par  lui-même, 
c'est  à  le  régler  et  à  le  corriger  que  les  grands 
législateurs  se  sont  surpassés. 


(i)  Voyez  dans  les  Considérations  sur  les  causes 
de  la  grandeur  des  Romains  et  de  leur  décadence , 
chap.  IX  ,  comment  cet  esprit  de  Servius  Tullius  se 
conserva  dans  la  république. — (2)  Denys  d'Halic.  , 
éloge  d'Isocrate,  pag.  97,  t.  II,  édit.  de  Wechelius. 
roliux,  liv.  VIII,  c.  X,  art.  i3o. 


Si  DE     l'esprit     DES     LOIS. 

Solon  établit  à  Athènes  que  l'on  nommeroit 
par  choix  à  tous  les  emplois  militaires,  et  que 
les  sénateurs  elles  juges  seroient  élus  par  le  sort. 

Il  voulut  que  l'on  donnât  par  choix  les  ma- 
gistratures civiles  qui  exigeoient  une  grande 
dépense,  et  que  les  autres  fussent  données  par 
le  sort. 

Mais,  pour  corriger  le  sort,  il  régla  qu'on 
ne  pourroit  élire  que  dans  le  nombre  de  ceux 
qui  se  présenteroient;  que  celui  qui  auroit  été 
élu  seroit  examiné  par  des  juges  (i),  et  que 
chacun  pourroit  l'accuser  d'en  être  indigne  (2)  : 
cela  tenoit  en  même  temps  du  sort  et  du  choix. 
Quand  on  avoit  fini  le  temps  de  sa  magistra- 
ture ,  il  falloit  essuyer  un  autre  jugement  sur  la 
manière  dont  on  s'étoit  comporté.  Les  gens  sans 
capacité  dévoient  avoir  bien  de  la  répugnance 
à  donner  leur  nom  pour  être  tirés  au  sort. 

La  loi  qui  fixe  la  manière  de  donner  les  bil- 
lets de  sut Irage  est  encore  une  loi  fondamen- 
tale dans  la  démocratie.  C'est  une  grande  ques- 
tion, si  les  suffrages  doivent  être  publics  ou 
secrets.  Cicéron  (3)  écrit  que  les  lois  (4)  qui  les 

(i)  Voyez  l'oraisoa  de  Démor.tLene ,  De  j'aîsa 
légat,  et  l'oraison  contre  Timarqne. — (2)  On  tiroit 
même  ponr  chaque  place  deux  billets  ;  l'un  qui  don-" 
noit  la  place  ;  l'autre  qui  nommoit  celui  qui  devoit 
succéder  ,  en  cas  que  le  premier  fût  rejeté. — (3)  Liv. 
I  et  III  des  lois.  — (4)  Elles  s'appeloient  lois  tabu- 
I.ATRES.  On  donnoit  à  chaque  citoyen  deux  tables; 
la  première  marquée  d'un  A,  pour  dire  anliquo,  et 
l'autre  d'un  U  et  d'une  R  ,  uti  rogas. 


LI  V  K  E     1  I  ,     i:  Il  A  1'.     1  I.  83 

rendirent  secrets  dans  les  derniers  lenips  de 
la  république  romaine  furent  une  des  grandes 
causes  de  sa  cliute.  Comme  ceci  se  pratique  di- 
versement dans  différentes  républiques,  voi- 
ci,  je  crois ,  ce  qu'il  en  faut  penser. 

Sans  doute  que ,  lorsque  le  peuple  donne  ses 
suffrages,  ils  doivent  être  publics(i);  et  ceci 
doit  être  regardé  comme  une  loi  fondamentale 
de  la  démocratie.  Il  faut  que  le  petit  peuple  soit 
éclairé  par  les  principaux,  et  contenu  par  la 
gravité  de  certains  personnages.  Ainsi,  dans 
la  république  romaine,  en  rendant  les  suffra- 
ges secrets,  on  détruisit  tout;  il  ne  fut  ])lus 
possible  d'éclairer  une  populace  qui  se  perdoit. 
Mais,  lorsque  dans  une  aristociatie  le  corps 
des  nobles  donne  les  suffrages  (a),  ou  dans  une 
démocratie  le  sénat  (3"!;  comme  il  n'est  là  ques- 
tion que  de  prévenir  les  brigues ,  les  suffrages 
ne  sauroient  être  trop  secrets. 

La  brigue  est  dangereuse  dans  un  sénat; 
elle  est  dangereuse  dans  un  corps  de  nobles  : 
elle  ne  l'est  pas  dans  le  peuple,  dont  la  nature 
est  d'agir  par  passion.  Dans  les  états  où  il  n'a 
point  de  part  au  gouvernement ,  il  s'échauffera 
pour  un  acteur  comme  il  auroit  fait  pour  les  af- 
faires. Le  malheur  d'une  république ,  c'est  lors-, 

(  i)  A  Atlieues,  ou  levoit  les  mains. — (2)  Comme 
à  Venise.  —  (3)  Les  trente  tyrans  clAthenes  voulu- 
rent que  les  suffrages  des  aréoijagites  fussent  publics, 
])our  les  diriger  à  leur  fantaisie.  Lysi.is,  orat.  contr.i 
Agorat.  cap.  VIII. 


S/,  DE    l'esprit    des    LOIS. 

qu'il  n'y  a  plus  de  bi'igues  ;  et  cela  arrive  lors- 
qu'on a  corrompu  le  peuple  à  prix  d'argent  :  il 
devient  de  sang  froid,  il  s'affectionne  à  l'ar- 
gent, mais  il  ne  s'affectionne  plus  aux  affaires  : 
sans  souci  du  gouvernement  et  de  ce  qu'on  v 
propose,  il  attend  tranquillement  son  salaire. 
C'est  encore  une  loi  fondamentale  de  la  dé- 
mocratie c[ue  le  peuple  seul  fasse  des  lois.  Il  y  a 
pourtant  mille  occasions  où  il  est  nécessaire 
que  le  sénat  puisse  statuer  ;  il  est  même  sou- 
vent à  propos  d'essayer  une  loi  avant  de  l'é- 
tablir. La  constitution  de  Rome  et  celle  d'A- 
thènes étoient  très  sages.  Les  arrêts  du  sénat  (  i  ) 
avoient  force  de  loi  pendant  un  an  ;  ils  ne 
devenoient  perpétuels  que  par  la  volonté  du 
peuple. 

CHAPITRE    II  L 

Des  lois  relatives  à  la  nature  de  l'aristocratie. 

xJ  ANS  l'aristocratie  ,  la  souveraine  puissance 
est  entre  les  mains  d'un  certain  nombre  de  per- 
sonnes. Ce  sont  elles  qui  font  les  lois ,  et  qui 
2es  font  exécuter  ;  et  le  reste  du  peuple  n'est , 
tout  au  plus ,  à  leur  égard  ,  que  comme ,  dans 
Tine  monarchie ,  les  sujets  sont  à  l'égard  du 
monarque. 

On  n'y  doit  point  donner  le  suffrage  par 
sort;  on  n'en  auroit  que  les  inconvénients.  En 
effet ,  dans  un  gouvernement  qui  a  déjà  établi 

(i)  "Voye?;  Denvs  d'Halicarnassc,  liv.  IV  et  IX. 


LIVRE     II,     CH  \  p.    1  I  I.  OJ 

les  distinctions  les  plus  affligeantes  ,  quand  on 
seroit  choisi  par  le  soi-t ,  on  n'en  seroit  pas 
moins  odieux  :  c'est  le  noble  qu'on  envie ,  et 
non  pas  le  magistrat. 

Lorsque  les  nobles  sont  en  grand  nombre  , 
il  faut  un  sénat  qui  règle  les  affaires  que  le 
corps  des  nobles  ne  sauroit  décider ,  et  qui 
prépare  celles  dont  il  décide.  Dans  ce  cas,  on 
peut  dire  que  l'aristocratie  est  en  quelque  sorte 
dans  le  sénat ,  la  démocratie  dans  le  corps  des 
nobles,  et  que  le  peuple  n'est  rien. 

Ce  sera  une  chose  très  heureuse  dans  l'aris- 
tocratie ,  si  ,  par  quelque  voie  indirecte ,  on 
fait  sortir  le  peuple  de  son  anéantissement  : 
ainsi  à  Gênes  la  banque  de  S.-George,  cjui  est 
administrée  en  grande  partie  par  les  princi- 
paux du  peuple  (i),  donne  à  celui-ci  une  cer- 
taine influence  dans  le  gouvernement,  qui  en 
fait  toute  la  prospérité. 

Les  sénateurs  ne  doivent  point  avoir  le  droit 
de  remr)lacer  ceux  qui  manquent  dans  le  sé- 
nat ;  rien  ne  seroit  plus  capable  de  perpétuer 
les  abus.  A  Rome  ,  qui  fut  dans  les  premiers 
temps  une  espèce  d'aristocrati-e  ,  le  sénat  ne  se 
suppléoit  pas  lui-même  ;  les  sénateurs  nou- 
veaux étoient  nommés  (2)  par  les  censeurs. 

Une  autorité  exorbitante  ,  donnée  tout  à 
coup  à  un  citoyen  dans  une  république ,  forme 
une  monarchie ,  ou  plus  qu'une  monarchie. 


(i)  Voyez  M.  Addisson,  Voyages  d'Italie,  p.  16. 
— (2)  Us  le  furent  d'abord  par  les  consuls. 


86  DE  l'esprit  des  i,ois. 

Dans  celle-ci,  les  lois  ont  pourvu  à  lu  cunsli- 
tulion,  ou  s'y  sont  accommodées  ;  le  principe 
du  gouvernement  airête  le  monarque  :  mais, 
dans  une  république  oîi  un  citoyen  se  fait  don- 
ner (  I  )  un  pouvoir  exorbitant,  l'abus  de  ce 
pouvoir  est  plus  grand ,  parceque  les  lois ,  qui 
ne  l'ont  point  prévu ,  n'ont  rien  fait  pour,  l'ar- 
rêter. 

L'exception  à  cette  règle  est  lorsque  la  con- 
stitution de  l'état  est  telle  qu'il  a  besoin  d'une 
magistrature  cpai  ait  un  pouvoir  exorbitant. 
Telle  étoit  Rome  avec  ses  dictateurs  ;  telle  est 
Venise  avec  ses  inquisiteurs  d'état  :  ce  sont  des 
magistratures  terribles,  qui  ramènent  violem- 
ment l'état  à  la  liberté.  Mais  d'où  vient  c|ue  ces 
magistratures  se  trouvent  si  différentes  dans 
ces  deux  républiques?  C'est  que  Rome  dêfen- 
doit  les  restes  de  son  aristocratie  contre  le 
peuple  ,  au  lieu  que  Venise  se  sert  de  ses  in- 
quisiteurs d'état  pour  maintenir  son  aristo- 
cratie contre  les  nobles.  De  là  il  suivoit  qu'à 
Rome  la  dictature  ne  devoit  durer  que  peu  de 
temps,  parceque  le  peuple  agit  par  sa  fougue, 
et  non  pas  par  ses  desseins.  Il  falloit  que  cette 
magistrature  s'exerçât  avec  éclat ,  parceq^a'il 
s'agissoit  d'intimider  le  peuple ,  et  non  pas  de 
le  punir  ;  que  le  dictateur  ne  fût  créé  que  pour 
une  seule  affaire ,  et  n'eût  une  autorité  sans 

(i)  C'est  ce  qui  renversa  la  république  romaine. 
Voyez  les  Considérations  sur  les  causes  de  la  gran- 
lenr  des  Roniains  et  de  leur  décadence. 


LIVRE     II,     CHAP.     III.  87 

bornes  qu'à  raison  de  cette  affaire  ,  parceqii'il 
étoit  toujours  créé  pour  un  cas  imprévu.  A 
Venise ,  au  contraire,  il  faut  une  magistrature 
permanente  :  c'est  là  que  les  desseins  peuvent 
être  commencés ,  suivis  ,  suspendus ,  repris  ; 
que  Tambition  d'un  seul  devient  celle  d'une 
famille ,  et  l'ambition  d'une  famille  celle  de 
plusieurs.  On  a  besoin  d'une  magistrature  ca- 
chée, parceque  les  crimes  qu'elle  punit,  tou- 
jours profonds  ,  se  forment  dans  le  secret  et 
dans  le  silence.  Cette  magistrature  doit  avoir 
une  inquisition  générale ,  parcequ'elle  n'a  pas 
à  arrêter  les  maux  que  l'on  connoit ,  mais  à 
prévenir  même  ceux  qu'on  ne  connoît  pas. 
Enfin  cette  dernière  est  établie  pour  venger  les 
crimes  qu'elle  soupçonne  ;  et  la  première  em- 
ployoit  plus  les  menaces  que  les  punitions 
pour  les  crimes  même  avoués  par  leurs  au- 
teurs. 

Dans  toute  magistrature  il  faut  compenser 
la  grandeur  de  la  puissance  par  la  brièveté  de 
sa  durée.  Un  an  est  le  temps  que  la  plupart  des 
législateurs  ont  fixé  ;  un  temps  plus  long  se- 
roit  dangereux  ;  un  plus  court  seroit  contre 
la  nature  de  la  chose.  Qui  est-ce  qui  voudroit 
gouverner  ainsi  ses  affaires  domestiques  ?  A 
Raguse(i)lecliefdela  république  change  tous 
les  mois  ;  les  autres  officiers ,  toutes  les  semai- 
nes; le  gouverneur  du  château,  tous  les  jours. 
Ceci  ne  peut  avoir  lieu  que  dans  une  petite  ré- 

(i)  Yoyages  (le  Tourucforl. 


88  t)E  l'espp.it   des  lois. 

publique  (i)  environnée  de  puissances  iormî- 
(lables  qui  corromproient  aisément  de  petits 
magistrats. 

La  meilleure  aristocratie  est  celle  où  la  par- 
tie du  peuple  qui  n'a  point  de  part  à  la  puis- 
sance est  si  petite  et  si  pauvre ,  que  la  partie 
dominante  n'a  aucun  intérêt  à  l'opprimer. 
Ainsi,  quand  Antipater  (  2  )  établit  à  Athènes 
que  ceux  qui  n'auroient  pas  deux  mille  drach- 
mes seroient  exclus  du  droit  de  suffrage ,  il 
forma  la  meilleure  aristocratie  qui  fiit  possi- 
ble ;  parceque  ce  cens  étoit  si  petit  qu'il  n'ex- 
cluoit  que  peu  de  gens  ,  et  personne  qui  eût 
quelque  considération  dans  la  cité. 

Les  familles  aristocratiques  doivent  donc 
être  peuple  autant  qu'il  est  possible.  Plus  une 
aristocratie  approchera  de  la  démocratie ,  plus 
elle  sera  î)arfaite  ;  et  elle  le  deviendra  moins  à 
mesure  qu'elle  approchera  de  la  monarchie. 

La  plus  imparfaite  de  toutes  est  celle  où  la 
partie  du  peuple  qui  obéit  est  dans  l'esclavage 
civil  de  celle  qui  commande  ,  comme  l'aristo- 
cratie de  Pologne ,  où  les  paysans  sont  esclaves 
de  la  noblesse. 


(i)  A  Lucqnes,  les  magistrats  ne  sont  établis  que 
pour  deux  mois. — (2)  Diodore,  liv.  XVIII,  p.  601, 
édit.  de  Pvhodoman. 


LIVRE    II,    CHAP.    IV.  Sg 

CHAPITRE    IV; 

Des  lois ,  dans  leur  rapport  avec  la  nature  du 
gouvernement  monarcliique. 

1-j  E  S  pouvoirs  intermédiaires,  subordonnés 
et  dépendants,  constituent  la  nature  du  gou- 
vernement monarchique,  c'est-à-dire  de  celui 
où  un  seul  gouverne  par  des  lois  fondamen- 
tales. J'ai  dit  les  pouvoirs  intermédiaires  ,  su- 
bordonnés et  dépendants  :  en  effet ,  dans  la 
monarchie ,  le  prince  est  la  source  de  tout  pou- 
voir politique  et  civil.  Ces  lois  fondamentales 
supposent  nécessairement  des  canaux  moyens 
par  où  coule  la  puissance  :  car ,  s'il  n'y  a  dans 
l'état  que  la  volonté  momentanéeetcapricieuse 
d'un  seul ,  rien  ne  peut  être  fixe  ;  et  par  consé- 
quent aucune  loi  fondamentale. 

Le  pouvoir  intermédiaire  subordonné  le 
plus  naturel  est  celui  de  la  noblesse.  Elle  entre 
en  quelque  façon  dans  l'essence  de  la  monar- 
chie ,  dont  la  maxime  fondamentale  est ,«  jjoint 
«de  monarque,  point  de  noblesse;  point  de 
((  noblesse ,  point  de  monarque  ».  Mais  on  a 
un  despote. 

Il  y  a  des  gens  qui  avoient  imaginé ,  dans 
quelques  états  en  Europe,  d'abolir  toutes  les 
justices  des  seigneurs.  Ils  ne  voyoientpas  qu'ils 
vouloient  faire  ce  que  le  parlement  d'Angle- 
terre a  fait.  Abolissez  dans  une  monarchie  les 
prérogatives  des  seigneurs  ,  du  clergé  ,  de  la 
noblesse  et  des  villes  ,  vous  aurez  bientôt  un 
état  populaire  ,  ou  bien  un  état  despotique. 


yo  BE     L   ESPRIT    DES    LOIS. 

Les  tribunaux  d'un  grand  état  en  Europe 
frappent  sans  cesse ,  depuis  plusieurs  siècles , 
sur  la  juridiction  patrimoniale  des  seigneurs 
et  sur  l'ecclésiastique.  Nous  ne  voulons  pas 
censurer  des  magistrats  si  sages  ;  mais  nous 
laissons  à  décider  jusqu'à  quel  point  la  consti- 
tution en  peut  être  changée. 

Je  ne  suis  point  entêté  des  privilèges  des 
ecclésiastiques  ;  mais  je  voudrois  qu'on  fixât 
bien  une  fois  leur  juridiction.  Il  n'est  point 
question  de  savoir  si  on  a  eu  raison  de  l'établir, 
mais  si  elle  est  établie  ;  si  elle  fait  une  partie 
des  lois  du  pays,  et  si  elle  y  est  par-tout  rela- 
tive ;  si ,  entre  deux  pouvoirs  que  l'on  recon- 
noît  indépendants  ,  les  conditions  ne  doivenf 
pas  être  réciproques;  et  s'il  n'est  pas  égal  à  un 
bon  sujet  de  défendre  la  justice  du  prince,  ou 
les  limites  qu'elle  s'est  de  tout  temps  prescrites. 

Autant  que  le  pouvoir  du  clei'gé  est  dange- 
reux dans  une  république,  autant  est-il  con- 
venable dans  une  monarchie,  sur-tout  dans 
celles  qui  vont  au  despotisme.  Où  en  seroient 
l'Espagne  et  le  Portugal  depuis  la  perte  de 
leurs  lois,  sans  ce  pouvoir  qui  arrête  seul  la 
puissance  arbitraire  ?  Barrière  toujours  bonne 
lorsqu'il  n'y  en  a  point  d'autre  :  car  ,  comme 
le  despotisme  cause  à  la  nature  humaine  des 
maux  effroyables  ,  le  mal  même  qui  le  limite 
est  un  bien. 

Comme  la  mer,  qui  semble  vouloir  couvrir 
toute  la  terre,  est  arrêtée  par  les  herbes  et  les 
moindres  graviers  qui  se  trouvent  sur  le  ri- 


LIVRE    II,    CHAP.    IV.  91 

vage;  ainsi  les  monarques,  dont  le  pouvoir 
paroît  sans  bornes  ,  s'arrêtent  par  les  plus  pe- 
tits obstacles ,  et  soumettent  leur  fierté  natu- 
relle à  la  plainte  et  à  la  prière. 

Les  Anglais  ,  pour  favoriser  la  liberté , 
ont  ôté  toutes  les  puissances  intermédiaires 
qui  formoient  leur  monarchie.  Ils  ont  bien  rai- 
son de  conserver  cette  liberté  :  s'ils  venoient  à 
la  perdre ,  ils  seroient  un  des  peuples  les  plus 
esclaves  de  la  terre. 

M.  Law,  par  une  ignorance  égale  de  la  con- 
stitution républicaine  et  de  la  monarchique, 
fut  un  des  plus  grands  promoteurs  du  despo- 
tisme que  l'on  eût  encore  vus  en  Europe.  Ou- 
tre les  changements  qu'il  fit ,  si  brusques  ,  si 
inusités,  si  inouis,  il  vouloit  ôter  les  rangs 
intermédiaires  et  anéantir  les  corps  politiques: 
il  dissolvoit  (i)  la  monarchie  par  ses  chiméri- 
ques remboursements  ,  et  seinbloit  vouloir 
racheter  la  constitution  même. 

Il  ne  suffit  pas  qu'il  y  ait  dans  une  monar- 
chie des  rangs  intermédiaires,  il  faut  encore 
un  dépôt  de  lois.  Ce  dépôt  ne  peut  être  que 
dans  les  corps  politiques ,  qui  annoncent  les 
lois  lorsqu'elles  sont  faites,  et  les  rappellent 
lorsqu'on  les  oublie.  L'ignorance  naturelle  à 
la  noblesse ,  son  inattention ,  son  mépris  pour 
le  gouvernement  civil ,  exigent  qu'il  y  ait  un 
corps  qui  fasse  sans  cesse  sortir  les  lois  de  la 

(i)  Ferdinand ,  roi  d'Arag-on  ,  se  fit  grand-maître 
des  ordres,  et  cela  seul  altéra  la  consiitution. 


C)a  "DELESPRITDKSLOIS. 

poussière  où  elles  seroient  ensevelies.  Le  con- 
seil du  prince  n'est  pas  un  dépôt  convenable  : 
il  est ,  par  sa  nature ,  le  dépôt  de  la  volonté 
momentanée  dn  prince  qui  exécute ,  et  non  pas 
le  dé})ôt  des  lois  fondamentales.  De  plus  ,  le 
conseil  du  monarque  change  sans  cesse  ;  il 
n'est  point  permanent;  il  ne  sauroit  être  nom- 
breux ;  il  n'a  ])oint  à  un  assez  haut  degré  la 
confiance  du  peuple  :  il  n'est  donc  pas  en  état 
de  l'éclairer  dans  les  temps  difficiles  ,  ni  de  le 
ramener  à  l'obéissance. 

Dans  les  états  despotiques ,  où  il  n'y  a  point 
de  lois  fondamentales ,  il  n'y  a  pas  non  plus  de 
dépôt  de  lois.  De  là  vient  que ,  dans  ces  pays , 
la  religion  a  ordinairement  tant  de  force  :  c'est 
qu'elle  forme  une  espèce  de  dépôt  et  de  per- 
manence :  et ,  si  ce  n'est  pas  la  religion ,  ce  sont 
les  coutumes  qu'on  y  vénère ,  au  lieu  des  lois. 

CHAPITRE   V. 

Des  lois  relatives  à  la  nature  de  l'état  despotique. 

1 L  résulte  de  la  nature  du  pouvoir  despotique 
que  l'homme  seiil  qui  l'exerce  le  fasse  de  mê- 
me exercer  par  un  seul.  Un  homme  à  qui  ses 
cinq  sens  disent  sans  cesse  qu'il  est  tout,  et 
que  les  autres  ne  sont  rien ,  est  naturellement 
paresseux,  ignorant ,  voluptueux.  Il  abandon- 
ne donc  les  affaires.  Mais  s'il  les  confioit  à  plu- 
sieurs ,  il  y  auroit  des  disputes  entre  eux  ;  on 
feroit  des  brigues  pour  être  le  premier  escla- 
ve ;  le  prince  seroit  obligé  de  rentrer  dans  l'ad- 


LtVRE    II,    CHAP.     V.  9^ 

mlnlstration.  Il  est  donc  plus  simple  qu'il  l'a- 
bandonne à  un  visir  (i)  qui  aura  d'abord  la 
mènie  puissance  que  lui.  L'établissement  d'un 
visir  est  dans  cet  état  une  loi  fondamentale. 

On  dit  qu'un  jiape  ,  à  son  élection ,  pénétré 
de  son  incapacité,  fit  d'abord  des  difficultés 
infinies.  Il  accepta  enfin,  et  livra  à  son  neveu 
toutes  les  affaires.  Il  étoit  dans  l'admiration  , 
et  disoit  :  «  Je  n'aurois  jamais  cru  que  cela  eut 
«  été  si  aisé.  »  Il  en  est  de  même  des  princes 
d'orient.  Lorsque,  de  cette  prison  où  des  eu- 
nuques leur  ont  affoibli  le  cœur  et  l'esprit ,  et 
souvent  leur  ont  laissé  ignorer  leur  état  mê- 
me, on  les  tire  pour  les  placer  sur  le  trône  , 
ils  sont  d'abord  étonnés  :  mais  cjuand  ils  ont 
fait  un  visir,  et  que,  dans  leur  serrail ,  ils  se 
sont  livrés  aux  passions  les  plus  brutales  ;  lors- 
qu'au milieu  d'une  cour  abattue  ils  ont  suivi 
leurs  caprices  les  plus  stupides ,  ils  n'auroient 
jamais  cru  que  cela  eût  été  si  aisé. 

Plus  l'empire  est  étendu ,  plus  le  serrail  s'a- 
grandit, et  plus,  par  conséquent,  le  prince  est 
enivré  de  plaisirs.  Ainsi,  dans  ces  états  ,  plus 
le  prince  a  de  jieuplos  à  gouverner,  moins  il 
pense  au  gouvernement  ;  plus  les  affaires  y 
sont  grandes,  et  moins  on  y  délibère  sur  les 
affaires. 


(i)   Les  rois  d'orient  ont  toujours  des  visirs,  dit 
M.  Chardin. 


9'»  UE  l'esprit   des   lois. 

LIVRE  III. 

HES    TRIIfCirES   DES   TROIS    GOUVERNEMENTS. 


CHAPITRE    PREMIER. 

Différence  de  la  natare  du  gouvernement  et  de  sou 
principe. 

Après  avoir  examiné  quelles  sont  les  lois 
l'elatives  à  la  nature  de  chaque  gouvernement , 
il  faut  voir  celles  qui  le  sont  à  son  principe. 

Il  y  a  cette  différence  (i)  entre  la  nature 
du  gouvernement  et  son  principe,  cjue  sa  na- 
ture est  ce  qui  le  fait  être  tel  ;  et  son  principe, 
ce  qui  le  fait  agir.  L'une  est  sa  structure  par- 
ticulière, et  l'autre  les  passions  humaines  qui 
le  font  mouvoir. 

Or  les  lois  ne  doivent  pas  être  moins  rela- 
tives au  principe  de  chaque  gouvernement 
qu'à  sa  nature.  Il  faut  donc  chercher  quel  est 
^^ce  principe.  C'est  ce  que  je  vais  faire  dans  ce 
livre-ci. 


(i)  (eïte  distinction  est  très  importante,  et  j'en 
tirerai  hien  des  conséquences  ;  elle  est  la  clef  d'une 
infinité  de  lois. 


LIVRE     III,     CHAP.     II.  ()J 

CHAPITRE    II. 

Du  principe  des  divers  gouvernemeuts. 

J'ai  dit  que  la  nature  du  gouvernement  ré- 
publicain est  que  le  peuple  en  corps ,  ou  de 
certaines  familles  ,  y  aient  la  souveraine  puis- 
sance :  celle  du  gouvernement  monarcliique  , 
que  le  prince  y  ait  la  souveraine  puissance,  mais 
f  [u'il  l'exerce  selon  des  lois  établies  :  celle  du  gou- 
vernement despotique,  qu'un  seul  y  gouverne 
selon  ses  volontés  et  ses  caprices.  Une  m'en  faut 
pas  davantage  pour  trouver  leurs  trois  princi- 
pes ;  ils  en  dérivent  naturellement.  Je  commen 
cerai  par  le  gouvernement  républicain ,  et  je 
parlerai  d'abord  du  démocratique. 

CHAPITRE    III. 

Du  principe  de  la  démocratie. 

1 L  ne  faut  pas  beaucoup  de  j)robi  té  pour  qu'un 
gouvernement  monarchique  ou  un  gouvei'ne- 
ment  despotique  se  maintienne  ou  se  soutien- 
ne. La  force  des  lois  dans  l'un ,  le  bi'as  du 
prince  toujours  levé  dans  l'autre ,  règlent  ou 
contiennent  tout.  Mais,  dans  un  état  popu- 
laire ,  il  faut  un  ressort  de  plus ,  qui  est  la 

VERTU. 

Ce  que  je  dis  est  confirmé  par  le  corps  en- 
tier de  l'histoire ,  et  est  très  conforme  à  la  na- 
ture des  choses.  Car  il  est  clair  que,  dans  une 
monarchie ,  où  celui  qui  fait  exécuter  les  lois 


yS  DE   l'esprit  des  lois. 

se  juge  au-dessus  des  lois,  on  a  besoin  de 
moins  de  vertu  que  dans  un  gouvernement 
populaire,  oîi  celui  qui  fait  exécuter  les  lois 
sent  qu'il  y  est  soumis  lui-même,  et  qu'il  en 
portera  le  poids. 

Il  est  clair  encore  que  le  monarque  qui ,  par 
mauvais  conseil  ou  par  négligence,  cesse  de 
faire  exécuter  les  lois,  peut  aisément  réparer  le 
mal  ;  il  n'a  qu'à  changer  de  conseil ,  ou  se  cor- 
riger de  cette  négligence  même.  Mais  lorsque , 
dans  un  gouvernement  populaire,  les  lois  ont 
cessé  d'être  exécutées ,  comme  cela  ne  })eut  ve- 
nir que  de  la  coi'ruption  de  la  république, 
l'état  est  déjà  perdu. 

Ce  fut  un  assez  beau  spectacle ,  dans  le  siècle 
passé,  de  voir  les  efforts  impuissants  des  An- 
glais pour  établir  parmi  eux  la  démocratie. 
Comme  ceux  qui  avoient  part  aux  alfaires  n'a- 
voient  point  de  vertu,  que  leur  ambifion  éloit 
irritée  par  le  succès  de  celui  cjui  avoit  le  plus 
osé  (i) ,  que  l'esprit  d'une  faction  n'étoit  répri- 
mé que  par  l'esprit  d'une  autre ,  le  gouverne- 
ment tliangeoit  sans  cesse  ;  le  peiiple  étonné 
cherchoit  la  démocratie ,  et  ne  la  trouvoit  nulle 
part.  Enfin,  après  bien  des  mouvements,  des 
chocs  et  des  secousses ,  il  fallut  se  reposer  dans 
le  gouvernement  même  cju'on  avoit  proscrit. 

Quand  Svlla  voulut  rendre  à  Rome  la  liber- 
té, elle  ne  put  plus  la  recevoir;  elle  n'avoit 
plus  qu'un  foible  reste  de  vertu  :  et  comme  elle 

(')  Criinv.i'l. 


r. Tvr>r.   itt,   cn.vr.   iir.  97 

en  cul  toujonrs  moins,  au  lieu  de  se  réveiller 
après  César,  Tibère,  Caïus,  Claude  ,  Néron, 
Domitlen,  elle  fut  toujours  ])lus  esclave;  tous 
les  coups  portèrent  sur  les  tyrans ,  aucun  sur 
la  tyrannie. 

Les  politiques  grecs  qui  vivoient  dans  le 
gouvernement  populaire  ne  rcconnoissoient 
d'autre  force  qui  pût  le  soutenir  que  celle  de 
la  vertu.  Ceux  d'aujourd'hui  ne  nous  parlent 
que  de  manufactures ,  de  commerce ,  de  finan- 
ces, de  richesses,  et  de  luxe  même. 

Lorsque  cette  vertu  cesse,  l'ambition  entre 
dans  les  cœurs  qui  peuvent  la  recevoir,  et 
l'avarice  entre  dans  tous.  Les  désirs  changent 
d'objets;  ce  qu'on  aimoit  on  ne  l'aime  plus; 
onétoit  libre  avec  les  lois,  on  veut  être  libre 
contre  elles  ;  chaque  citoyen  est  comme  un  es- 
clave échappé  de  la  maison  de  son  maitre  ;  ce 
qui  étoit  maxime  ,  on  l'appelle  rigueur  ;  ce  qui 
étoit  règle  ,  on  l'appelle  gêne  ;  ce  qui  étoit  at- 
tention, on  l'appelle  crainte.  C'est  la  frugalité 
qui  est  l'avarice,  et  non  pas  le  désir  d'avoir.  Au- 
trefois le  bien  des  particuliers  faisoit  le  trésor 
public  ;  mais  pour  lors  le  trésor  public  devient 
le  patrimoine  des  particuliers.  La  république 
est  une  dépouille  ;  et  sa  force  n'est  plus  que  le 
pouvoir  de  quelques  citoyens  et  la  licence  de 
tous. 

Athènes  eut  dans  son  sein  les  mêmes  forces 
pendant  qu'elle  domina  avec  tant  de  gloire ,  et 
pendant  qu'elle  servit  avec  tant  de  honte.  Elle 

ESPR,  DES  LOIS.     I.  6 


98  DE    l'esprit    des    LOIS. 

avoit  vingt  mille  citoyens  (i)  lorsqu'elle  défen- 
dit les  Grecs  contre  les  Perses ,  qu'elle  disputa 
l'empire  à  Lacédémone ,  et  qu'elle  attaqua  la 
Sicile  ;  elle  en  avoit  vingt  mille  lorscfue  Démé- 
trius  de  Phalere  les  dénombra  (2)  comme  dans 
un  marclié  l'on  compte  les  esclaves.  Quand 
Philippe  osa  dominer  dans  la  Grèce ,  quand  il 
parut  aux  portes  d'Athènes  (3),  elle  n'avoit  en- 
core perdu  que  le  temps.  On  peut  voir  dans 
Démosthene  quelle  peine  il  fallut  pour  la  ré- 
veiller :  on  y  craignoit  Pliilippe,  non  pas  com- 
me l'ennemi  de  la  liberté,  mais  des  plaisirs  (4). 
Cette  ville,  qui  avoit  résisté  à  tant  de  défaites, 
qu'on avoitvue renaître  aprèsses  destructions, 
fat  vaincue  à  Chéronée,  et  le  fut  pour  toujours. 
Qu'importe  que  Philippe  renvoie  tous  les  pri- 
sonniers ?  il  ne  renvoie  pas  des  hommes  ;  il 
étoit  toujours  aussi  aisé  de  triompher  des  for- 
ces d'Athènes  qu'il  étoit  difficile  de  triompher 
de  sa  vertu. 

Comment  Carthage  auroit-elle  pu  se  sou- 
tenir ?  Lorsqu'Annibal ,  devenu  préteur ,  vou- 
lut empêcher  les  magistrats  de  piller  la  répu- 

(i)  Plutarque,  inPericle ;  Platon,  in  Critia. — 
(2)  Il  s'y  trouva  vingt-un  mille  citoyens,  dix  mille 
étrangers,  quatre  cent  mille  esclaves.  Voyez  Athé- 
aée,  liv.  VI. — (3)  Elle  avoit  vingt  mille  citoyens. 
Voyez  Démosthene,  iii  arislos^.  —  (4)  Us  avoient 
fait  une  loi  jjoar  punir  de  mort  celui  qui  propose- 
roit  de  convertir  aux  usages  de  la  guerre  l'argent 
destiné  pour  les  théâtres. 


LIVRE   m,   CHAI',    m.  yg 

blique  ,  n'allerent-ils  pas  l'accuser  devant  les 
Romains  ?  Malheureux ,  qui  vouloient  être  ci- 
toyens sans  qu'il  y  eût  de  cité,  et  tenir  les  ri- 
chesses de  la  main  de  leurs  destructeurs  !  Bien- 
tôt Rome  leur  demanda  pour  otages  trois  cents 
de  leurs  principaux  citoyens  ;  elle  se  fît  livrer 
les  armes  et  les  vaisseaux,  et  ensuite  leur  dé- 
clara la  guerre.  Par  les  choses  que  fit  le  déses- 
poir dans  Cartilage  désarmée  (i) ,  on  peut  ju- 
ger de  ce  qu'elle  auroit  pu  faire  avec  sa  vertu 
lorsqu'elle  avoit  ses  forces. 

CHAPITREIV. 

Du  principe  de  l'aristocratie. 

C<  o  M  M  E  il  faut  de  la  vertu  dans  le  gouverne- 
ment populaire,  il  en  faut  aussi  dans  l'aristoci-a- 
tique.  Il  est  vrai  qu'elle  n'y  est  pas  si  absolu- 
ment requise. 

Le  peuple ,  qui  est  à  l'égard  des  nobles  ce 
que  les  sujets  sont  à  l'égard  du  monarqvie ,  est 
contenu  par  leurs  lois  :  il  a  donc  moins  besoin 
de  vertu  que  le  peuple  de  la  démocratie.  Mais 
comment  les  nobles  seront-ils  contenus  ?  Ceux 
qui  doivent  faire  exécuter  les  lois  contre  leurs 
collègues  seiitiront  d'abord  qu'ils  agissent  con- 
tre eux-mêmes.  Il  faut  donc  de  la  vertu  dans  ce 
corps,  par  la  nature  de  la  constitution. 

Le  gouvernement  aristocratitpie  a  par  lui- 

(t)   Cette  guerre  dura  trois  ans. 


ino  DE     L   ESPRIT     û  K  S    LOIS. 

même  une  certaine  force  que  la  démocralie  n'a 
pas.  Les  nobles  y  forment  un  corps  ,  qui,  par 
sa  prérogative  et  pour  son  intérêt  particulier  , 
réprime  le  peuple  ;  il  suffit  qu'il  y  ait  des  lois  , 
pour  qu'à  cet  égard  elles  soient  exécutées. 

jMais  autant  qu'il  est  aisé  à  ce  corps  de  ré- 
primer l?s  autres,  autant  est-il  difficile  qu'il  se 
ré})rime  lui-même  (i).  Telle  est  la  nature  de 
cette  constitution  ,  qu'il  semble  fp'elle  mette 
les  mêmes  gens  sous  la  puissance  des  lois ,  et 
qu'elle  les  en  retix'e. 

Or,  un  corps  j)areil  ne  peut  se  réprimer  que 
de  deux  manières  ;  ou  par  une  grande  vertu  , 
qui  fait  que  les  nobles  se  trouvent  en  quelque 
façon  égaux  à  leur  peuple ,  ce  qui  peut  fonner 
une  grande  république  ;  ou  par  une  vertu 
moindre ,  qui  est  une  certaine  modération  qui 
rend  les  nobles  au  moins  égaux  a  eux-mêmes , 
ce  qui  fait  leur  conservation. 

La  modération  est  donc  l'ame  de  ces  gou- 
vei'nements.  J'entends  celle  qui  est  fondée  sur 
la  vertu ,  non  pas  celle  qui  vient  d'une  lâcheté 
et  d'une  paresse  de  l'ame. 

(i)  Les  crimes  publics  y  pourront  être  punis, 
parceque  c'est  l'affaire  de  tous  :  les  crimes  particu- 
liers n'y  seront  pas  punis ,  parceque  l'affaire  de  tout 
est  de  ne  les  pas  punir. 


iivr.  K  m,   eu  Al'.   V.  loi 

CHAPITRE    V. 

Que  la  vertu  n'est  point  le  princijie  du  gouverne- 
ment monarchique. 

i_/  A  N  S  les  monarchies ,  la  politique  fait  faire 
les  gramles  choses  avec  le  moins  de  vertu 
qu'elle  peut  ;  comme ,  dans  les  plus  belles  ma® 
(;hines ,  l'art  emploie  aussi  peu  de  mouvements^ 
de  forces  et  de  roues  ,  qu'il  est  possible. 

L'état  subsiste  indépendamment  de  l'amouB 
pour  la  ])atrie,  du  désir  de  la  vraie  gloire  ,  du 
renoncement  à  soi-même,  du  sacrifice  de  ses 
plus  chers  intérêts  ,  et  de  toutes  ces  vertus 
héroïques  que  nous  trouvons  dans  les  anciens , 
et  dont  nous  avons  seulement  entendu  parler. 

Les  lois  y  tiennent  la  place  de  toutes  ces 
vertus  dont  on  n'a  aucun  besoin  ;  l'état  vous 
en  dispense  :  une  action  qui  se  fait  sans  bruit 
y  est  en  qvielque  façon  sans  conséquence. 

Quoique  tous  les  crimes  soient  publics  par 
leur  nature  ,  on  distingue  pourtant  les  crimes 
véritablement  publics  d'avec  les  crimes  privés, 
ainsiappelés  parcequ'ils  offensent  plus  un  pai'» 
ticidier  que  la  société  entière. 

Or ,  dans  les  républiques ,  les  crimes  privés 
sont  plus  publics ,  c'est-à-dire  choquent  plus  la 
constitution  de  l'état  que  les  particuliers;  et-^ 
dans  les  monarchies  ,  les  crimes  publics  sont 
plus  privés,  c'est-à-dire  choquent  plus  les  for. 
tunes  particulières  que  la  constitution  de  l'état 
même. 

6. 


loa  DE  l'esprit  des  lois. 

Te  supplie  qu'on  ne  s'offense  pas  de  ce  que 
j'ai  dit;  je  parle  après  toutes  les  liistoires.  Je 
sais  très  bien  qu'il  n'est  pas  rare  qu'il  y  ait  des 
princes  vertueux  ;  mais  je  dis  que  dans  une  mo- 
narchie il  est  très  difficile  que  le  peuple  le  soit(i  ). 

Qu'on  lise  ce  que  les  historiens  de  tous  les 
temps  ont  dit  sur  la  cour  des  monarques  ; 
qu'on  se  rappelle  les  conversations  des  hommes 
de  tous  les  pays  sur  le  rvlsérable  caractère  des 
courtisans  :  ce  ne  sont  point  des  choses  de  spé- 
culation ,  mais  d'une  triste  expérience. 

L'ambition  dans  l'oisiveté,  la  bassesse  dans 
l'orgueil ,  le  désir  de  s'enrichir  sans  travail , 
l'aversion  pour  la  vérité  ;  la  flatterie,  la  trahi- 
son ,  la  perfidie  ,  l'abandon  de  tous  ses  enga- 
gements ,  le  mépris  des  devoirs  du  citoyen ,  la 
crainte  de  la  vertu  du  prince ,  l'espérance  de 
ses  foiblesses  ,  et ,  plus  que  tout  cela ,  le  ridi- 
fcule  perpétuel  jeté  sur  la  vertu  ,  forment,  je 
crois,  le  caractère  du  plus  gi-and  nombre  des 
courtisans,  marqué  dans  tous  les  lieux  et  dans 
tous  les  temps.  Or  il  est  très  mal-aisé  que  la 
plupart  des  principaux  d'un  état  soient  mal- 
honnêtes gens ,  et  que  les  inférieurs  soient  gens 
de  bien  ;  que  ceux-là  soient  trompeurs,  et  que 
ceux-ci  conse:it?nt  à  n'être  que  dupes. 

(i)  Je  parle  ici  de  la  vertu  politique,  qui  est  la 
vertu  morale,  dans  le  seus  qu'elle  se  dirige  au  biea 
géaéral;  fort  peu  des  vertus  morales  particulières  ; 
et  point  du  tout  de  cette  vertu  qui  a  du  rapport  aux 
Y^érités  révélées.  On  verra  bien  ceci  an  livre  V,  c.  II. 


LIVRE     III,    CHAP.    V.  TO^ 

Que  si ,  dans  le  peuple ,  il  se  trouve  quelque 
malheureux  honnête  homme  (i),  le  cardinal 
de  Richelieu  ,  dans  son  Testament  politique  , 
insinue  qu'un  monarque  doit  se  garder  de  s'en 
servir  (a).  Tant  il  est  vrai  que  la  vertu  n'est 
pas  le  ressort  de  ce  gouvernement  !  Certaine- 
ment elle  n'en  est  point  exclue  ;  mais  elle  n'en 
est  pas  le  ressort. 

CHAPITRE    VI. 

Comment  on  supplée  à  la  Tertu  clans  le  gouver- 
nement monarchique. 

J  E  me  hâte  et  je  marche  à  grands  pas ,  afin 
qu'on  ne  croie  pas  que  je  fasse  une  satyre  du 
gouvernement  monarchique.  Non  ;  s'il  man- 
que d'un  ressort,  il  en  a  un  autre. L'honneur, 
c'est-à-dire  le  préjugé  de  chaque  personne  et 
de  chaque  condition  ,  prend  la  place  de  la  ver- 
tu politique  dont  j'ai  parlé ,  et  la  l'eprésente 
par-tout.  Il  y  peut  inspirer  les  plus  belles  ac- 
tions ;  il  peut ,  joint  à  la  force  des  lois ,  con- 
duire au  but  du  gouvernement  comme  la  vertu 
même. 

Ainsi ,  dans  les  monarchies  bien  réglées ,  tout 
le  monde  sera  à  peu  près  bon  citoyen ,  et  on 
trouvera  rarement  quelqu'un  qui  soit  homme 

(i)  Entendez  ceci  dans  le  sens  de  la  note  pré- 
cédente.— (2)  Il  ne  faut  pas,  y  est-il  dit,  se  servir 
de  gens  de  bas  lieu  ;  ils  sont  trop  austères  et  trop 
difficiles. 


104  DE     l'esprit     des     LOIS. 

il*?  bien;  car,  pour  être  liomme  de  bien  (i),  il 
faut  avoir  intention  de  l'être  (2)  ,  et  aimer  l'é- 
tat moins  pour  soi  que  pour  lui-même. 

CHAPITRE    VII. 

Du  priacipe  de  la  monarcliie. 

Xj  e  gouvernement  monarcliique  suppose  , 
comme  nous  avons  dit,  des  prééminences  ,  des 
rangs  ,  et  même  une  noblesse  d'origine.  La  na- 
ture de  l'honneur  est  de  demander  des  préfé- 
ivnces  et  des  distinctions  ;  il  est  donc,  })ar!a 
chose  même,  placé  dans  ce  gouvernement. 

L'ambition  est  pernicieuse  dans  une  répu- 
blique; elle  a  de  bons  effets  dans  la  monarchie: 
o!Ie  donne  la  vie  à  ce  gouvernement  ;  et  on  y  a 
cet  avantage  ,  qu'elle  n'y  est  pas  dangereuse, 
parcequ'elle  y  peut  être  sans  cesse  réprimée. 

Vous  diriez  qu'il  en  est  comme  du  système 
de  l'univers,  où  il  y  a  une  force  qui  éloigne 
sans  cesse  du  centre  tous  les  corps ,  et  une  force 
de  pesanteur  qui  les  y  ramené.  L'honneur  fait 
mouvoir  toutes  le?  parties  du  corps  politique  ; 
il  les  lie  par  son  action  même  ;  et  il  se  trouve 
que  chacun  va  au  bien  commun,  croyant  aller 
à  ses  intérêts  particuliers. 

Il  est  vrai  que, philosophiquement  parlant, 
c'est  un  honneur  faux  qui  conduit  toutes  les 

(i)  Ce  mot  HOMME  DE  BIEN'  ne  s'entend  ici  que 
dans  un  sens  politique.  —  (2)  Voyez  la  note  de  la 
p:ige  I02. 


LIVRE     III,    CHAP.     VII.  lOJ 

pallies  de  l'état  ;  ruais  cet  lioaneur  faux  est 
aussi  utile  au  public  que  le  vrai  le  seroit  aux 
particuliers  qui  pourroient  l'avoir. 

Et  n'est-ce  pas  beaucoup  d'obliger  les  hom- 
mes à  faire  toutes  les  actions  difficiles  et  qui 
demandent  de  la  force,  sans  autre  récompense 
que  le  bruit  de  ces  actions  ? 

CHAPITRE  VIII. 

Que  riiouneui-  n'est  point  le  principe  des  états 
despotiques. 

(_i  E  n'est  point  l'honneur  qui  est  le  principe 
des  états  despotiques  :  les  hommes  y  étant  tous 
égaux,  on  n'y  peut  se  préférer  aux  autres;  les 
hommes  y  étant  tous  esclaves ,  on  n'y  peut  se 
préférer  à  rien. 

De  plus  ,  comme  l'honneur  a  ses  lois  et  ses 
règles,  et  qu'il  ne  sauroit  plier,  qu'il  dépend 
bien  de  son  propre  caprice,  et  non  pas  de  celui 
d'un  autre  ,  il  ne  peut  se  trouver  que  dans  des 
états  où  la  constitution  est  fixe  et  qui  ont  des 
lois  certaines. 

Comment  seroit-il  souffert  chez  le  despote  ? 
Il  fait  gloire  de  mépriser  la  vie,  et  le  despote 
n'a  de  force  que  parcequ'il  peut  l'ôter.  Com- 
ment pourroit-il  souffrir  le  despote?  Il  a  des 
règles  suivies ,  et  des  cajjrices  soutenus  ;  le  des- 
pote n'a  aucune  règle,  et  ses  caprices  détrui- 
sent tous  les  autres. 

L'honneur,  inconnu  aux  étî^ts  despotiques, 
où  même  souvent  on  n'a  pas  de  mot  pour  l'ex- 


io6  DE   l'esprit  des  lois. 

primer  (  i  ) ,  règne  dans  les  monarchies  ;  il  y 
donne  la  vie  à  tout  le  corps  politique ,  aux  lois , 
et  aux  vertus  même. 

CHAPITRE  IX. 

Du  principe  du  gouvernement  despotique. 

v^o  MM  E  il  faut  de  la  vertu  dans  une  républi- 
que ,  et  dans  une  monarchie  de  l'honneur ,  il 
faut  de  la  crainte  dans  un  gouvernement 
despoticjue  :  pour  la  vertu ,  elle  n'y  est  point 
nécessaire ,  et  l'honneur  y  seroit  dangereux. 

Le  pouvoir  immense  du  prince  y  passe  tout 
entier  à  ceux  à  qui  il  le  confie.  Des  gens  capa- 
bles de  s'estimer  beaucoup  eux-mêmes  seroient 
en  état  d'y  faire  des  révolutions  :  il  faut  donc 
que  la  crainte  y  abatte  tous  les  courages,  et  y 
éteigne  jusqu'au  moindre  sentiment  d'ambi- 
tion. 

Un  gouvernement  modéré  peut ,  tant  qu'il 
veut  et  sans  péril ,  relâcher  ses  ressorts  ;  il  se 
maintient  par  ses  lois  et  par  sa  force  même. 
Mais  lorsque ,  dans  le  gouvernement  despoti- 
que ,  le  prince  cesse  un  moment  de  lever  le 
bras  ;  quand  il  ne  peut  pas  anéantir  à  l'instant 
ceux  qui  ont  les  premières  places  (a)  ;  tout  est 
perdu  :  car  le  ressort  du  gouvernement ,  qui . 
est  la  crainte ,  n'y  étant  plus ,  le  peuple  n'a  plus 
de  protecteur. 

(  I  )  Voyez  Perry ,  pafje  447. —  (2)  Comme  il  arrive 
souvent  dans  l'aristocratie  militaire. 


LIVRE     lil,    t.  Il  \P.     IX.  107 

C'est  apparemment  dans  ce  sens  qnc  des 
cadis  ont  sontenu  que  le  grand  seigneur  n'é- 
toit  point  obligé  de  tenir  sa  pai'ole  ou  son  ser- 
ment ,  lorsqu'il  bornoit  par-là  son  autorité  (i). 

Il  faut  que  le  peuple  soit  jugé  par  les  lois ,  et 
les  grands  par  la  fantaisie  du  prince  ;  que  la  tête 
du  dernier  sujet  soit  en  sûreté,  et  celle  des  bâ- 
chas toujours  exposée.  On  ne  peut  parler  sans 
frémir  de  ces  gouvernements  monstrueux.  Le 
soplii  de  Perse,  détrôné  de  nos  jours  par  Mi- 
rii>eis ,  vit  le  gouvernement  périr  avant  la 
conquête ,  parcequ'il  n'avoit  pas  versé  assez  de 
sang  (2). 

L'histoire  nous  dit  que  les  horribles  cruau- 
tés de  Domitien  effrayèrent  les  gouverneurs  au 
point  que  le  peuple  se  rétablit  un  peu  sous  son 
règne  (3).  C'est  ainsi  qu'un  torrent  qui  ravage 
tout  d'un  côté  laisse  de  l'autre  des  campagnes 
où  l'œil  voit  de  loin  quelques  prairies. 

CHAPITRE    X. 

Différence  de  l'obéissance  tlans  les  gouvernements 
modérés  et  dans  les  gouvernements  despotiques. 

Uans  les  états  despotiques,  la  nature  du 
gouvernement  demande  une  obéissance  extrê- 
me; et  la  volonté  du  prince,  une  fois  connue, 

(i)  Ricault,  de  l'Empire  ottoman. —  (2)  Voyez 
l'histoire  de  cette  révolution,  par  le  P.  Ducerceau. 
— (3)  Son  gouvernement  étoit  militaire,  ce  qui  est 
une  de*  espèces  du  gouvernement  despotique. 


IpiS  DE    l'esprit    des    LOIS. 

doit  avoir  aussi  infailliblement  son  effet  qu'une 
boule  jetée  contre  une  autre  doit  avoir  le  sien. 

Il  n'y  a  point  de  tempérament,  de  modifica- 
•ions ,  d'accommodements,  de  termes ,  d'équi- 
valents ,  de  pourparlers  ,  de  remontrances  ; 
rien  d'égal  ou  de  meilleur  à  proposer.  L'hom- 
me est  une  créature  qui  obéit  à  une  créature 
qui  veut. 

On  n'y  peut  pas  plus  représenter  ses  crain- 
tes sur  un  événement  futur ,  qu'excuser  ses 
mauvais  succès  sur  le  caj)rice  de  la  fortune.  Le 
partage  des  hommes,  comme  des  bêtes,  y  est 
l'inslinct ,  l'obéissance  ,  le  châtiment. 

Il  ne  sert  de  rien  d'opposer  les  sentiments 
naturels,  le  respect  pour  un  père,  la  tendresse 
pour  ses  enfants  et  ses  femmes ,  les  lois  de 
l'honneur ,  l'état  de  sa  santé  ;  on  a  reçu  l'ordre, 
et  cela  suffit. 

En  Perse  ,  lorsque  le  roi  a  condamné  quel- 
qu'un ,  on  ne  peut  plus  lui  en  parler ,  ni  de- 
mander grâce.  S'il  étoit  ivre  ou  hors  de  sens ,  il 
faudroitquei'arrêt  s'exécutât  tout  de  même  (i); 
sans  cela  il  se  contrediroit,  et  la  loi  ne  peut  se 
contredire.  Celte  manière  de  penser  y  a  été  de 
tout  temps  :  l'ordre  que  donna  Assuérus  d'ex- 
terminer les  Juifs  ne  pouvant  être  révoqué, 
on  prit  le  parti  de  leur  donner  la  permission 
de  se  défendre. 

Il  y  a  pourtant  une  chose  que  l'on  peut  quel- 
quefois opposer  à  la  volonté  du  prince  (2) , 


(1)  Voyez  Chardin. —  (2)  Ibid. 


LIVRE     III,    CUAP.     X.  i*>9 

c'est  la  religion.  On  abandonnera  son  père ,  on 
le  tuera  même ,  si  le  prince  l'ordonne  :  mais  ou 
ne  boira  pas  de  vin,  s'il  le  veut  et  s'il  l'ordonne. 
Les  lois  de  la  religion  sont  d'un  précepte  su- 
périeur, parcequ'elles  sont  données  sur  la  tête 
du  prince  comme  sur  celle  des  sujets.  Mais  , 
quant  au  droit  naturel ,  il  n'en  est  pas  de  même  ; 
le  prince  est  supposé  n'être  plus  un  homme. 

Dans  les  états  monarchiques  et  modérés ,  la 
puissance  est  bornée  par  ce  qui  en  est  le  l'es- 
sort;jeveux  dire  l'honneur,  qui  règne,  comme 
un  monarque,  sur  le  prince  et  sur  le  ])euplç. 
On  n'ira  point  lui  alléguer  les  lois  de  la  reli- 
gion; un  courtisan  se  croiroit  ridicule  :  on  lui 
alléguera  sans  cesse  celles  de  l'honneur.  De  là 
résultent  des  modifications  nécessaires  dans 
l'obéissance;  l'honneur  est  naturellement  su- 
jet à  des  bizarreries ,  et  l'obéissance  les  suivra 
toutes. 

Quoique  la  manière  d'obéir  soit  différente 
dans  ces  deux  gouvernements  ,  le  pouvoir  est 
pourtant  le  même.  De  quelque  côté  que  le 
monarque  se  tourne,  il  emporte  et  piécipite 
la  balance  ,  et  est  obéi.  Toute  la  différence  est 
que,  dans  la  monarchie,  le  prince  a  des  lu- 
mières, et  que  les  ministres  y  sont  infiniment 
plus  habiles  et  plus  rompus  aux  affaires  que 
dans  l'état  despotique. 


ESPR,  DES  LOIS.     I. 


UE    L   ESPRIT    DES    LOIS. 

CHAPITRE    XI. 

Piéflexion  sur  tout  ceci. 


T 


i  E  LS  sont  les  principes  des  trois  gouverne- 
ments: ce  qui  ne  signifie  pas  que,  dans  une 
certaine  république,  on  soit  vertueux;  mais 
qu'on  devroit  l'être.  Cela  ne  prouve  j)as  n«)n 
plus  que  ,  dans  une  certaine  monarchie ,  on 
ait  de  l'honneur ,  et  que,  dans  un  état  despo- 
tique particulier,  on  ait  de  la  crainte;  mais 
qu'il  faudroit  en  avoir:  sans  quoi  le  gouver- 
nement sera  imparfait. 


LIVRE  IV. 


QUE  LES  T.OfS  DE  I,  EDUCATIO>'  DOIVENT  ETr.F.  RELATIVES 
AUX  rRINCIPES  DU   GOUVERNEMENT. 


CHAPITRE  PREMIER. 
Des  lois  de  l'édacation. 

JL  E  S  lois  de  l'éducation  sont  les  premières 
que  nous  recevons;  et  comme  elles  nous  pré- 
parent à  être  citoyens  ,  tliaque  famille  parti- 
culière doit  être  gouvernée  sur  le  plan  de  la 
grande  famille  qui  les  comprend  toutes. 

Si  le  peuple  en  général  a  un  principe  ,  les 
parties  qui  le  composent,  c'est-à-dire  les  fa- 


LIVRE    IV,    CHAP.    I-  IIJ 

milles,  l'auront  aussi.  Les  lois  de  l'éducation 
seront  donc  différentes  dans  chaque  espèce 
de  gouvernement.  Dans  les  monarchies,  elles 
auront  pour  objet  l'honneur;  dans  les  répu- 
bliques ,  la  vertu  ;  dans  le  desj^otisme ,  la 
crainte. 

CHAPITRE    II. 

De  l'éducation  dans  les  monarchies. 

(_^E  n'est  point  dans  les  maisons  pidiliques  où 
l'on  instruit  l'enfance  que  l'on  reçoit,  dans  les 
monarchies,  la  principale  éducation;  c'est 
lorsque  Ton  entre  dans  le  monde  que  l'éduca- 
tion en  quelque  façon  commence.  Là  est  l'é- 
cole de  ce  que  l'on  appelle  l'honneur,  ce  maî- 
tre universel  qui  doit  par-tout  nous  conduire. 

C'est  là  que  l'on  voit  et  que  l'on  entend  tou- 
jours dire  trois  choses ,  «  qu'il  faut  mettre  dans 
a  les  vertus  une  certaine  noblesse ,  dans  les 
«  mœurs  une  certaine  franchise  ,  dans  les  ma- 
«  nieres  une  certaine  politesse.  » 

Les  vertus  qu'on  nous  y  montre  sont  tou- 
jours moins  ce  que  l'on  doit  aux  autres  que  ce 
que  l'on  se  doit  à  soi-même  :  elles  ne  sont  pas 
tant  ce  qui  nous  appelle  vers  nos  concitoyens 
que  ce  qui  nous  en  distingue. 

On  n'y  juge  pas  les  actions  des  hommes 
comme  bonnes,  mais  comme  belles;  comme 
justes  ,  mais  comme  grandes  ;  comme  raison- 
nables ,  mais  comme  extraordinaires. 

Dès  que  l'honneur  y  peut  trouver  quelque 


TI2  DE     L   ESPRIT    DES    LOIS. 

chose  de  noble ,  il  est  ou  le  juge  qui  les  rend 
légitimes  ,  ou  le  sopliiste  qui  les  justifie. 

Il  permet  la  galanterie,  lorsqu'elle  est  unie 
à  l'idée  des  sentiments  du  cœur,  ou  à  l'idée  de 
conquête;  et  c'est  la  vraie  raison  pour  laquelle 
les  mœurs  ne  sont  jamais  si  pures  dans  les 
monarchies  que  dans  les  gouvernements  ré- 
publicains. 

Il  permet  la  ruse ,  lorsqu'elle  est  jointe  à 
l'idée  de  la  grandeur  de  l'esprit  ou  de  la  gran- 
deur des  affaires,  comme  dans  la  politique, 
dont  les  finesses  ne  l'offensent  pas. 

II  ne  défend  l'adulation  que  lorsqu'elle  est 
séparée  de  l'idée  d'une  grande  fortune ,  et  n'est 
jointe  qu'au  sentiment  de  sa  propre  bassesse. 

A  l'égard  des  mœurs  ,  j'ai  dit  que  l'éduca- 
tion des  monarchies  doit  y  mettre  une  certaine 
franchise.  On  y  veut  donc  de  la  vérité  dans  les 
discours.  Mais  est-ce  par  amour  pour  elle? 
point  du  tout.  On  la  veut,  parcequ'un  homme 
qui  est  accoutumé  à  la  dire  paroit  être  hardi 
et  libre.  En  effet,  un  tel  homme  semble  ne 
dépendre  que  des  choses,  et  non  pas  de  la  ma- 
nière dont  un  autre  les  reçoit. 

C'est  ce  qui  fait  qu'autant  qu'on  y  recom- 
mande cette  espèce  de  franchise,  autant  on  y 
méprise  celle  du  peuple  ,  qui  n'a  que  la  vérité 
et  la  simplicité  pour  objet. 

Enfin  l'éducation  ,  dans  les  monarchies  , 
exige  dans  les  manières  une  certaine  politesse. 
Les  hommes,  nés  pour  vivre  ensemble  ,  sont 
nés  aussi  pour  se  plaire  ;  et  celui  qui  n'obser- 


LIVRE     IV,    CHAP.     II.  11 3 

veroit  pas  les  bienséances ,  choquant  tous  ceux 
avec  qui  il  vivroit,  se  décréditeroit  au  point 
qu'il  deviendroit  incapable  de  faire  aucun 
bien. 

Mais  ce  n'est  pas  d'une  source  si  pure  que 
la  politesse  a  coutume  de  tirer  son  origine. 
Elle  liait  de  l'envie  de  se  distinguer.  C'est  par 
orgueil  que  nous  sommes  polis  :  nous  nous 
sentons  flattés  d'avoir  des  manières  qui  prou- 
vent que  nous  ne  sommes  pas  dans  la  bassesse, 
et  que  nous  n'avons  pas  vécu  avec  cette  sorte 
de  gens  que  l'on  a  abandonnés  dans  tous  les 
âges. 

Dans  les  monarchies,  la  politesse  est  natu- 
ralisée à  la  cour.  Un  homme  excessivement 
grand  rend  tous  les  autres  petits.  De  là  les 
égards  que  l'on  doit  à  tout  le  monde  ;  de  là 
naît  la  politesse,  quiflatteautant  ceux  qui  sont 
])olis  que  ceux  à  l'égard  de  qui  ils  le  sont ,  par- 
cequ'elle  t'ait  comprendre  qu'on  est  de  la  cour, 
ou  qu'on  est  digne  d'en  être. 

L'air  de  la  cour  consiste  à  quitter  sa  gran- 
deur propre  pour  une  grandeur  empruntée. 
Celle-ci  flatte  plus  un  courtisan  que  la  sienne 
même.  Elle  donne  une  certaine  modestie  su- 
perbe qui  se  répand  au  loin,  mais  dont  l'or- 
giiell  diminue  insensiblement  à  proportion  de 
la  distance  où  l'on  est  de  la  source  de  cette 
grandeur. 

On  trouve  à  la  cour  une  délicatesse  de  goût 
en  toutes  choses,  qui  vient  d'un  usage  conti- 
nuel des  superfluités  d'une  grande  fortune, 


Il4  DE    l'esprit    des    LOIS. 

de  la  variété  et  sur-tout  de  la  lassitude  des 
plaisirs,  de  la  multiplicité,  de  la  confusion 
même  des  fantaisies  ,  qui ,  lorsqu'elles  sont 
agréables,  y  sont  toujours  reçues. 

C'est  sur  toutes  ces  choses  que  l'éducation 
se  porte ,  pour  faire  ce  qu'on  appelle  l'honnête 
homme,  qui  a  toutes  les  qualités  et  toutes  les 
vertus  que  l'on  demande  dans  ce  gouverne- 
ment. 

Là  l'honneur,  se  mêlant  par-tout,  entre  dans 
tontes  les  façons  de  penser  et  toutes  les  ma- 
nières de  sentir,  et  dirige  même  les  principes. 

Cet  honneur  bizarre  fait  que  les  vertus  ne 
sont  que  ce  qu'il  veut ,  et  comme  il  les  veut  :  il 
met ,  de  son  chef,  des  règles  à  tout  ce  qui  nous 
est  prescrit;  il  étend  ou  il  borne  nos  devoirs 
à  sa  fantaisie  ,  soit  qu'ils  aient  leur  source 
dans  la  religion,  dans  la  politique,  ou  dans  la 
morale. 

II  n'y  a  rien  dans  la  monarcliie  que  les  lois , 
la  religion  et  l'honnei-r ,  prescrivent  tant  que 
l'obéissance  aux  volontés  du  prince  :  mais  cet 
honneur  nous  dicte  que  le  prince  ne  doit  ja- 
mais nous  prescrire  une  action  qui  nous  dés- 
lionore,  parcequ'elle  nous  rendroit  incapa- 
bles de  le  servir. 

Grillon  refusa  d'assassiner  le  duc  de  Guise, 
mais  il  offrit  à  Henri  llî  de  se  battre  contre 
lui.  Après  la  S.-Barthélemi,  Charles  IX  ayant 
écrit  à  tous  les  gouverneurs  de  faire  massacrer 
les  huguenots,  le  vicomte  d'Orte ,  qui  com- 


LIVRE    IV,    eu  iP.    II.  lia 

mandoit  dans  Baïonne,  écrivit  au  roi  (i)  : 
«  Sire,  je  n'ai  trouvé,  parmi  les  habitants  et 
0  les  gens  de  guerre ,  que  de  bons  citoyens ,  de 
«  braves  soldats ,  et  pas  un  bourreau  ;  ainsi  eux 
«  et  moi  supplions  votre  majesté  d'employer 
«  nos  bras  et  nos  vies  à  choses  faisables.  »  Ce 
grand  et  généreux  courage  regardoit  une  lâ- 
cheté comnie  une  chose  impossible. 

Il  n'y  a  rien  rpie  l'honneur  prescrive  plus  à 
la  noblesse  que  de  servir  le  prince  à  la  guerre: 
en  effet,  c'est  la  profession  distinguée  ,  parce- 
que  ses  hasards,  ses  succès,  et  ses  malheurs 
même,  conduisent  à  la  grandeur.  Mais,  en 
imposant  cette  loi,  l'honneur  veut  en  être  l'ar- 
bitre; et,  s'il  se  trouve  choqué,  il  exige  ou 
permet  qu'on  se  retire  chez  soi. 

Il  veut  qu'on  puisse  indifféremment  aspirer 
aux  emplois,  ou  les  refuser;  il  tient  cette  li- 
berté au-dessus  de  îa  fortune  môme. 

L'honneur  a  donc  ses  règles  suprêmes,  et 
l'éducation  est  obligée  de  s'y  conformer  (2). 
Les  principales  sont  qu'il  nous  est  bien  j.ermis 
de  faire  cas  de  notre  fortune  ,  mais  qu  il  nous 
est  souverainement  défendu  d'en  faire  aucun 
de  notre  vie. 

La  seconde  est  que,  lorsque  nous  avons  été 
une  fois  placés  dans  un  rang,  nous  ne  devons 

(i)  Voyez  l'Histoire  de  d'Aubifîué. — (2)  On  dit 
ici  ce  qui  est,  et  non  pas  ce  qui  doit  être  :  l'honneur 
est  un  préjujTé  que  la  religion  travaille  tantôt  à  dé- 
truire ,  tantôt  à  régler. 


110  DE    l'esprit     des    LOIS. 

rien  faire  ni  souffrir  qui  fasse  voir  que  nous 
nous  tenons  inférieurs  à  ce  rang  même. 

La  troisième  ,  que  les  choses  que  l'honneur 
défend  sont  plus  rigoureusement  défendues 
lorsque  les  lois  ne  concourent  point  à  les  pro- 
scrire, et  que  celles  qu'il  exige  sontplus  forte- 
ment exigées  lorsque  les  lois  ne  les  demandent 
pas. 

CHAPITRE    III. 

De  l'éducation  dans  le  gouvernement  despotique. 

V^OMME  l'éducation  dans  les  monarchies  ne 
travaille  qu'à  élever  le  cœur,  elle  ne  cherche 
qu'à  l'abaisser  dans  les  états  despotiques.  Il 
faut  qu'elle  y  soit  servile.  Ce  sera  un  bien , 
même  dans  le  commandement ,  de  l'avoir  eue 
telle,  personne  n'y  étant  tyran  sans  être  en 
même  temps  esclave. 

L'extrême  obéissance  suppose  de  l'igno- 
rance dans  celui  qui  obéit  ;  elle  en  suj)pose 
même  dans  celui  qui  commande.  Il  n'a  point 
à  délibérer,  à  douter,  ni  à  raisonner;  il  n'a 
qu'à  vouloir. 

Dans  les  états  despotiques  ,  chaque  maison 
est  un  empire  séparé.  L'éducation  ,  qui  con- 
siste principalement  à  vivre  avec  les  autres , 
y  est  donc  très  bornée  ;  elle  se  réduit  à  mettre 
la  crainte  dans  le  cœur ,  et  à  donner  à  l'esprit 
la  connoissance  de  quelques  principes  de  reli- 
gion fort  simples.  Le  savoir  y  sera  dangereux , 
Pémulation  funeste  :  et  pour  les  vertus ,  Aris- 


LIVRE    IV,    eu  AP.    m.  117 

tote  ne  peut  croire  qu'il  y  en  ait  qu/^lqu'une 
de  propre  aux  esclaves  (x):  ce  qui  borneroit 
bien  l'éducation  dans  ce  gouvernement. 

L'éducation  y  est  donc  en  quelque  façon 
nulle.  Il  faut  ôter  tout,  afin  de  donner  quelque 
chose,  et  commencer  par  faire  un  mauvais  su- 
jet, pour  faire  un  bon  esclave. 

Eli!  pourquoi  l'éducation  s'attaclieroit-elle 
à  y  former  un  bon  citoyen  qui  prît  part  au  mal- 
heur public?  S'il  aimoit  l'état,  il  seroit  tenté 
de  relâcher  les  ressorts  du  gouvernement  :  s'il 
ne  réussissoit  pas,  il  se  perdroit:  s'il  réussis - 
soit,  il  courroit  risque  de  se  perdre,  lui,  le 
prince,  et  l'empire. 

CHAPITRE  IV. 

Différence  de  l'effet  de  l'éducatioii  chez  les  auciens 
et  parmi  nous. 

Lj  A  plupart  des  peuples  anciens  vivoient  dans 
des  gouvernen%?nts  qui  ont  la  vertu  pour  piin- 
cipe;  et,  lorsqu'elle  y  étoit  dans  sa  force,  on  y 
faisoit  des  choses  que  nous  ne  voyons  plus  au- 
jourd'hui, et  cjui  étonnent  nos  petites  âmes. 

Leur  éducation  avoit  un  autre  avantage  sur 
la  nôtre;  elle  n'étoit  jamais  démentie.  Epami- 
nondas,  la  derniei'e  année  de  sa  vie,  disoit, 
écoutoit,  voycit,  faisoit,  les  mêmes  choses  que 
dans  l'âge  où  il  avoit  commencé  d'être  instruit. 

Aujourd'hui  nous  recevons  trois  éducations 

(i)  Politique,  livre  I. 


ii8  DE  l'esprit  des  lois. 

diiférentes  ou  contraires;  celle  de  nos  pères, 
celle  de  nos  maîtres ,  celle  du  monde.  Ce  qu'on 
nous  dit  dans  la  dernière  renverse  toutes  les 
idées  des  premières.  Cela  vient  en  quelque  par- 
tie du  contraste  (lu'il  y  a  parmi  nous  entre  les 
engaf^ements  de  la  religion  et  ceux  du  monde  ; 
chose  que  les  anciens  ne  connoissoient  pas. 

CHAPITRE    V. 

De  l'édacatiou  clans  le  gouvernement  républicain.' 

C^'est  dans  le  gouvernement  républicain  que 
l'on  a  besoin  de  tOTile  la  puissance  de  léduca- 
lion.  La  crainte  des  gouvernements  despoti- 
ques naît  d'elle-même  parmi  les  menaces  et  les 
châtiments;  l'honneur  des  monarchies  est  fa- 
vorisé par  les  j^assions ,  et  les  favorise  à  son 
tour:  mais  la  vertu  politique  est  un  renonce- 
ment à  soi-même,  qui  est  toujours  une  chose 
très  pénible. 

On  peut  définir  cette  vertu,  l'amour  des  lois 
et  de  la  patrie.  Cet  amour,  demandant  une  pré- 
férence continuelle  de  l'intérêt  public  au  sien 
propre,  donne  toutes  les  vertus  particulières; 
elles  ne  sont  que  cette  préférence. 

Cet  amour  est  singulièrement  affecté  aux 
démocraties.  Dans  elles  seules  le  gouverne- 
ment est  confié  à  chaque  citoyen.  Or,  le  gou- 
vernement est  comme  toutes  les  choses  du 
monde;  pour  le  conserver,  il  faut  l'aimer. 

On  n'a  jamais  ouï  dire  que  les  rois  n'aimas- 


LIVREIV,    CUAP.    V.  lîC) 

sent  pas  la  monai'cliie ,  et  que  les  despotes  haïs- 
sent le  despotisme. 

Tout  dépend  donc  d'établir  dans  la  répu- 
blique cet  amour;  et  c'est  à  l'inspirer  que  l'é- 
ducation doit  être  attentive.  Mais,  pour  que 
les  enfants  puissent  l'avoir,  il  y  a  un  moyen 
sûr,  c'est  que  les  pères  l'aient  eux-mêmes. 

On  est  ordinairement  le  maître  de  donner  à 
ses  enfants  ses  connoissances  ;  on  l'est  encore 
plus  de  leur  donner  ses  passions. 

Si  cela  n'arrive  pas ,  c'est  que  ce  qui  a  été 
fait  dans  la  maison  paternelle  est  détruit  par 
les  impressions  du  dehors. 

Ce  n'est  point  le  peuple  naissant  qui  dégé- 
nère ;  il  ne  se  perd  que  lorsque  les  hommes  faits 
sont  déjà  corrompus. 

CHAPITRE    VI. 

De  quelques  institutions  des  Grecs. 

l^ES  anciens  Grecs,  pénétrés  de  la  nécessité 
que  les  peuples  qui  vivoient  sous  un  gouver- 
nement populaire  fussent  élevés  à  la  vertu, 
firent,  pour  l'inspirer,  des  institutions  singu- 
lières. Quand  vous  voyez,  dans  la  vie  de  Ly- 
curgue,  les  lois  qu'il  donna  aux  Lacédémo- 
niens,  vous  croyez  lire  l'histoire  des  Séva- 
rambes.  Les  lois  de  Crète  étoient  l'original  de 
celles  de  Lacédémone  ;  et  celles  de  Platon  en 
étoient  la  correction. 

Je  prie  qu'on  fasse  un  peu  d'attention  à  l'ë- 


I20  DE    JL   ESPRIT     DES     LOIS. 

tendue  de  génie  qu'il  fallut  à  ces  législateurs 
j)our  voir  qu'en  clioquant  tous  les  usages  re- 
çus, en  confondant  toutes  les  vei'tus,  ils  nion- 
treroient  à  l'univers  leur  sagesse.  Lycurgue, 
mêlant  le  larcin  avec  l'esprit  de  justice,  le  plus 
dur  esclavage  avec  l'extrême  liberté,  les  senti- 
ments les  plus  atroces  avec  la  plus  grande  mo- 
dération ,  donna  de  la  stabilité  à  sa  ville.  Il 
sembla  lui  ôter  toutes  les  ressources,  les  arts, 
le  commerce  ,  l'argent ,  les  murailles  :  on  y  a 
de  l'ambition  sans  espérance  d'être  mieux  :  on 
y  a  les  sentiments  naturels,  et  on  n'y  est  ni  en- 
fant, ni  mari,  ni  père  :  la  pudeur  même  est 
ôtée  à  la  cliastelé.  C'est  par  ces  chemins  que 
Sparte  est  menée  à  la  gi'andeur  et  à  la  gloire; 
mais  avec  une  telle  infaillibilité  de  ses  institu- 
tions, qu'on  n'obtenoit  rien  contre  elle  en  ga- 
gnant des  batailles,  si  on  ne  parvenoit  à  lui 
ùter  sa  police  (i). 

La  Crète  et  la  Laconie  furent  gouvernées 
par  ces  lois.  Lacédémone  céda  la  dernière  aux 
Macédoniens,  et  la  Crète  (2)  fut  la  dernière 
proie  des  Romains.  Les  Samnites  eurent  ces 

(i)  Philopœnien  contraignit  les  Lacédémoniens 
d'abandonner  la  manière  de  nourrir  leurs  enfants, 
sachant  bien  que,  sans  cela,  ils  auroient  toujours 
une  ame  grande  et  le  cœur  haut.  Plutarque,  vie  de 
Philopœmen.  Voyez  Tite-Live  ,  liv.  XXX.VIII, — 
(2)  Elle  défendit  pendant  trois  ans  ses  lois  et  sa  li- 
berté. Voyez  les  liv.  XCVIII,  XCIX ,  et  C,  de  Tite- 
Live,  dans  lépitome  de  Florus.  Elle  fît  plus  de  ré- 
sistance que  les  plus  grands  rois. 


LIVRE    IV,    CHAP.    VI.  121 

mêmes  institutions,  et  elles  furent  ])our  ces  Ro- 
mains le  sujet  de  vingt-quatre  triomphes  (i). 

Cet  extraordinaire  que  l'on  voyoit  dans  les 
institutions  de  la  Grèce,  nous  l'avons  vu  dans 
la  lie  et  la  corruption  de  nos  temps  moder- 
nes (a).  Un  législateur  honnête  homme  a  for- 
mé un  peuple  où  la  probité  paroît  aussi  na- 
turelle que  la  bravoure  chez  les  Spartiates. 
M.  Penn  est  un  véritable  Lycurgue;  et,  quoi- 
que le  premier  ait  eu  la  paix  pour  objet,  com- 
me l'autre  a  eu  la  guerre,  ils  se  ressemblent 
dans  la  vole  singulière  où  ils  ont  mis  leur  peu- 
ple, dans  l'ascendant  qu'ils  ont  eu  sur  des  hom- 
mes libres,  dans  les  préjugés  qu'ils  ont  vain- 
cus, dans  les  passions  qu'ils  ont  soumises. 

Le  Paraguay  peut  nous  fournir  un  autre 
exemple.  On  a  voulu  en  faire  un  crime  à  la  so- 
ciété ,  qui  regarde  le  plaisir  de  commander 
comme  le  seul  bien  de  la  vie;  mais  il  sera  tou- 
jours beau  de  gouverner  les  hommes  en  les 
rendant  plus  heureux  (3). 

Il  est  glorieux  pour  elle  d'avoir  été  la  pre- 
mière qui  ail  montré  dans  ces  contrées  l'idée 
de  la  religion  jointe  à  celle  de  1  humanité.  En 
réparant  les  dévastations  des  Espagnols,  elle 
a  commencé  à  guérir  une  des  grandes  plaies 
qu'ait  encore  reçues  le  genre  humain. 

(i)  l'iorus,  liv.  I. — (2)  1/2  Je  ce  Romii/i.  Cicéron. 
— (3)  Les  Indiens  du  Paraguny  ne  dépendent  point 
d'un  seigneur  particulier,  ne  paient  qu'un  cinquième 
des  tributs,  et  ont  des  armes  à  feu  pour  se  défendre. 


122  DE    l'esprit    des    LOI». 

Un  sentiment  exquis  qu'a  cette  société  pour 
tout  ce  qu'elle  appelle  lionneur,  son  zèle  pour 
une  religion  qui  liuinilie  bien  j)lus  ceux  qui 
l'écoutent  que  ceux  qui  la  prêchent,  lui  ont 
fait  entreprendre  de  grandes  choses,  et  elle  y 
a  réussi.  Elle  a  retiré  des  bois  des  peuples  dis- 
persés ,  elle  leur  a  donné  une  subsistance  as- 
surée, elle  les  a  vêtus  :  et,  quand  elle  n'auroit 
fait  par-là  qu'augmenter  l'industrie  parmi  les 
hommes,  elle  auroit  beaucoup  fait. 

Ceux  qui  voudront  faire  des  institutions  pa- 
reilles établiront  la  communauté  de  biens  de 
la  République  de  Platon,  ce  respect  qu'il  de- 
mandoit  pour  les  dieux,  cette  séparation  d'avec 
les  étrangers  pour  la  conservation  des  mœurs , 
et  la  cité  taisant  le  commerce,  et  non  pas  les  ci- 
toyens ;  ils  donneront  nos  arts  sans  notre  luxe , 
et  nos  besoins  sans  nos  désirs. 

Ils  proscriront  l'argent,  dont  l'effet  est  de 
grossir  la  fortune  des  hommes  au-delà  des  bor- 
nes que  la  nature  y  avoit  mises;  d'apprendre  à 
conserver  inutilement  ce  qu'on  avoit  amassé 
de  même;  de  multiplier  à  l'infini  les  désirs;  et 
de  suppléer  à  la  nature ,  qui  nous  avoit  donné 
des  moyens  très  bornés  d  irriter  nos  passions 
et  de  nous  corrompre  les  uns  les  auti'es. 

«  Les  Epidamniens  (i) ,  sentant  leurs  mœurs 
'(  se  corrompre  par  leur  communication  avec 
«  les  barbares ,  élurent  un  magistrat  pour  faire 
n  tous  les  marchés  au  nom  de  la  cité  et  pour  la 

(i)  Plutarcjue,  Demaade  des  choses  grecques. 


LIVRE    IV,    CHiP.    VI.  ISS3 

«  cité.  »  Pour  lors,  le  commerce  ne  corrompt 
pas  la  constitution ,  et  la  constitution  ne  prive 
pas  la  société  des  avantages  du  commerce. 

CHAPITRE    VIL 

En  quel  cas  ces  institutions  singulières  peuvent 
être  bonnes. 

(^ES  sortes  d'institutions  peuvent  convenir 
dans  les  républiques,  parceque  la  vertu  poli- 
tique en  est  le  principe.  Mais  ,  pour  porter  à 
l'honneur  dans  les  monaicliies ,  ou  pour  in- 
spirer de  la  crainte  dans  les  états  despotiques, 
il  ne  faut  pas  tant  de  soins. 

Elles  ne  peuvent  d'ailleurs  avoir  lieu  que 
dans  un  petit  état(ï),  où  Ton  peut  donner  une 
éducation  générale ,  et  élever  tout  un  peuple 
comme  une  famille. 

Les  lois  de  Minos,  de  LycurgTie  et  de  Platon, 
supposent  une  attention  singulière  de  tous  les 
citoyens  les  uns  sur  les  autres.  Oh  ne  peut  se 
promettre  cela  dans  la  confusion,  dans  les  né- 
gligences ,  dans  l'étendue  des  affaires  d'un 
grand  peuple. 

Il  faut,  comme  on  l'a  dit,  bannir  l'argent 
dans  ces  institutions.  Mais,  dans  les  grandes 
sociétés,  le  nombre,  la  variété,  l'embarras, 
l'importance  des  affaires ,  la  facilité  des  achats , 
la  lenteur  des  échanges,  demandent  une  me- 
sure commune.  Pour  porter  par-tout  sa  puis- 
Ci)  Comme  étoient  les  villes  de  la  Grèce. 


IU4  DE     l'esprit    des    LOIS. 

sauce,  ou  la  défendre  par-tout,  il  faut  avoir  ce 
à  quoi  les  hommes  ont  attaché  par-tout  la 
puissance. 

CHAPITRE    VIII. 

Explication  d'un  paradoxe  des  anciens  par  rapport 
aux  inœnrs. 

X  OLYBE,  le  judicieux  Polybe,  nous  dit  que 
la  musique  étoit  nécessaire  pour  adoucir  les 
mœurs  des  Arcades,  qui  habitoient  un  pays 
où  l'air  est  triste  et  froid  ;  que  ceux  de  Cynete , 
qui  négligèrent  la  musique,  surpassèrent  en 
cruauté  tous  les  Grecs,  et  qu'il  n'y  a  point  de 
ville  où  l'on  ait  vu  tant  de  crimes.  Platon  ne 
craint  point  de  dire  que  l'on  ne  peut  faire  de 
changement  dans  la  musique  qui  n'en  soit  un 
dans  la  constitution  de  l'état.  Aristote ,  qui 
semble  n'avoir  fait  sa  Politique  que  pour  op- 
poser ses  sentiments  à  ceux  de  Platon,  est  pour- 
tant d'accord  avec  lui  touchant  la  puissance  de 
la  musique  sur  les  moeurs.  Théophraste,  Plu- 
tarque(i),  Strabon(2),  tous  les  anciens,  ont 
pensé  de  même.  Ce  n'est  point  une  opinion  je- 
tée sans  réflexion,  c'est  un  des  principes  de 
leur  politique  (i).  C'est  ainsi  qu'ils  donnoient 

(i)  Vie  de  Pélopidas. — (2)  Liv.  I.— (3)  Platon, 
liv.  IV  des  Lois,  dit  que  les  préfectures  de  la  mu- 
sique et  de  la  gymnastique  sont  les  plus  importants 
emplois  de  la  cité.  Et,  dans  sa  République,  Ht.  III, 
o  Damon  vous  dira,  dit-il ,  quels  sont  les  sons  capj- 


LIVRE  IV,  CHAP.  VIII.  ia5 

des  lois ,  c'est  ainsi  qu'ils  vouloient  qu'on  gou- 
vernât les  cités. 

Je  crois  que  je  pourrois  expliquer  ceci.  Il 
faut  se  mettre  dans  l'esprit  que,  dans  les  villes 
grecques ,  sur-tout  celles  qui  avoient  pour 
principal  objet  la  guerre,  tous  les  travaux  et 
toutes  les  professions  qui  pouvoient  conduire 
à  gagner  de  l'argent  étoient  regardés  comme 
indignes  d'un  homme  libre.  «  La  plupart  des 
«  arts  ,  dit  Xénophon(i'',  corrompent  le  corps 
«  de  ceux  qui  les  exercent  ;  ils  obligent  de 
«  s'asseoir  à  l'ombre  ou  près  du  feu  :  on  n'a  de 
«  temps  ni  pour  ses  amis ,  ni  pour  la  ré])ubli- 
«  que.  »  Ce  ne  fut  que  dans  la  corruption  de 
quelques  démocraties  que  les  artisans  par- 
vinrent à  être  citoyens.  C'est  ce  qu'Aristote  (2) 
nous  apprend;  et  il  soutient  qu'une  bonne  ré- 
publique ne  leur  donnera  jamais  le  droit  de 
cité  (3). 

L'agriculture  étoit  encore  une  profession 
servile,  et  ordinairement  c'éloit  quelque  peu- 
ple vaincu  qui  l'exerçoit:  les  Ilotes,  cliez  les 
Lacédémoniens;  les  Périéciens,  chez  les  Cre- 
tois; les  Pénestes,  chez  les  Thessaliens  ;  d'au- 

«  blés  de  faire  naître  la  bassesse  de  l'ame,  l'insolence, 
«  et  les  vertus  contraires.  »  —  (i)  Liv.  V,  Dits  mé- 
morables.— (2)  Politique,]  iv.  III,cliap.  IV.— (3)Dio- 
phante,  dit  Aristote,  Politique,  chap.  VII ,  établit 
autrefois  à  Atbenes  que  les  artisans  seroient  esclaves 
du  publie. 


ia6  DE  l'esprit  des  lois. 

très  (i)  peuples  esclaves,  dans  d'autres  répu- 
bliques. 

Enfin ,  tout  bas  commerce  (2)  étoit  infâme 
chez  les  Grecs.  Il  auroit  fallu  qu'un  citoyen 
eût  rendu  des  services  à  un  esclave,  à  un  lo- 
cataire ,  à  un  étranger  :  cette  idée  clioquoit 
l'esprit  de  la  liberté  grecque.  Aussi  Platon  ('3) 
veut-il,  dans  ses  Zoz'f,  qu'on  punisse  un  ci- 
toyen qui  feroit  le  commerce. 

On  étoit  donc  fort  embarrassé  dans  les  ré- 
publiques grecques  :  os  ne  vouloit  pas  que  les 
citoyens  travaillassent  au  commerce,  à  l'agri- 
cidture,  ni  aux  arts;  on  ne  vouloit  pas  non 
plus  qu'ils  fussent  oisifs  (4).  Ils  trouvoient 
une  occupation  dans  les  exercices  qui  dépen- 
doient  de  la  gymnastique,  et  dans  ceux  qui 
avoient  du  ra])poi  t  à  la  guerre  (5).  L'institu- 
tion ne  leur  en  donnoit  point  d'autres.  Il  faut 


(i)  Aussi  Platon  et  Aristote  veulent-ils  que  les  es- 
claves cultivent  les  terres.  Lois,liv.  VII;  Politique, 
liv.  "VII ,  chap.  X.  Il  est  vrai  que  l'agriculture  n'é- 
toit  pas  par-tout  exercée  par  des  esclaves;  au  con- 
traire, comme  dit  Aristote,  les  meilleures  républi- 
ques étoient  celles  où  les  citoyens  s'y  attachoient  : 
mais  cela  n'arriva  que  par  la  corruption  des  anciens 
gouvernements  devenus  démocratiques;  car,  dans 
les  premiers  temps,  les  villes  de  Grèce  vivoient  dans 
l'aristocratie.  —  (2)  Caitponatio.  —  (3)  Lib,  II. — 
(4)  Aristote,  Politique,  liv.  X. — (5)  Ars  corporum 
exercendorum  ,  gymnastica;  variis  certaminibus  te- 
rendorum,  paedotribica.  Aristote,  Politique,  1.  VIII, 
ch.  III. 


LIVRE    IV,    CUAP.    VllI.  127 

donc  regarder  les  Grecs  comme  une  société 
d'athlètes  et  de  combattants.  Or,  ces  exercices, 
si  propres  àfalredcs  gens  durs  et  sauvages(i), 
avoient  besoin  d'être  tempérés  par  d'autres 
qui  pussent  adoucir  les  mœurs.  La  musique  , 
qui  tient  à  l'esprit  par  les  organes  du  corps  , 
étoit  tiès  pro])re  à  cela.  C'est  un  milieu  entre 
les  exercices  du  corps  qui  rendent  les  hommes 
durs ,  et  les  sciences  de  spéculation  qui  les 
rendent  sauvages.  On  ne  peut  pas  dire  que  la 
musique  inspirât  la  vertu  ;  cela  seroit  incon- 
cevable :  mais  elle  cmpêchoit  l'effet  de  la  féro- 
cité de  l'institution,  et  faisoit  que  l'ame  avoit 
dans  l'éducation  une  part  qu'elle  n'y  auroit 
point  eue. 

Je  sup])ose  qu'il  y  ait  parmi  nous  une  société 
de  gens  si  passionnés  pour  la  chasse  qu'ils  s'en 
occupassent  uniquement  ;  il  est  sûr  qu'ils  en 
contracteroient  une  certaine  rudesse.  Si  ces 
mêmes  gens  venoient  à  prendre  encore  du 
goût  pour  la  musique,  on  trouveroit  bientôt 
de  la  différence  dans  leurs  manières  et  dans 
leurs  mœurs.  Enfin  les  exercices  des  Grecs 
n'excitoient  en  eux  qu'un  genre  de  passions  ; 
la  rudesse  ,  la  colère ,  la  cruauté.  La  musique 
les  excite  toutes ,  et  peut  faire  sentir  à  l'ame 
la  douceur ,  la  pitié ,  la  tendresse ,  lé  doux  plai- 

(i)  Aristote  dit  que  les  enfants  des  Lacédérao- 
niens,  qui  comniençoient  ces  exercices  dès  l'âge  le 
plus  tendre,  en  coutractoient  trop  de  férocité.  Polit, 
liv.  YIII,ch.  IV. 


llS  DE    l'esprit    des    LOIS. 

sir.  Nos  auteurs  de  morale,  qui  parmi  nous 
proscrivent  si  fort  les  théâtres ,  nous  font  assez 
sentir  le  pouvoir  que  la  musique  a  sur  nos 
âmes. 

Si  à  la  société  dont  j'ai  parlé  on  ne  donnoit 
que  des  tambours  et  des  airs  de  trompettes  , 
n'est-il  pas  vrai  que  l'on  parviendroit  moins 
à  son  but  que  si  l'on  donnoit  une  musique 
tendre?  Les  anciens  avoient  donc  raison,  lors- 
que ,  dans  certaines  circonstances  ,  ils  préfé- 
roient  pour  les  mœurs  un  mode  à  un  autre. 

Mais,  dira-t-on,  pourcpioi  choisir  la  musique 
par  préférence?  C'est  que  de  tous  les  plaisirs 
des  sens  il  n'y  en  a  aucun  qui  corrompe  moins 
l'ame.  Nous  rougissons  de  lire  dans  Plutar- 
que  (i)  que  les  Thébains,  pour  adoucir  les 
mœurs  de  leurs  jeunes  gens ,  établirent  ])ar  les 
lois  un  amour  qui  devroit  être  proscrit  par 
toutes  les  nations  du  monde. 

(i)  Vie  de  Pélopidas. 


LIVRE   V,  CHAP.  r.  12y 


LIVRE  V. 

QUE  I.E8  tOIS  QUE  I.E  LEGISLATEUR  DONNE  DOIVENT 
âïRE  RELATIVES  AU  PRINCIPE  DU  GOUVERNEMENT. 


CHAPITRE  PREMIER. 

Idée  de  ce  livre. 

IN  OU  S  venons  de  voir  que  les  lois  de  l'éduca- 
tion doivent  être  relatives  au  principe  de  clia- 
que  gouvernement.  Celles  que  le  législateur 
donne  à  toute  la  société  sont  de  même.  Ce 
rapport  des  lois  avec  ce  principe  tend  tous  les 
ressorts  du  gouvernement;  et  ce  principe  en 
reçoit  à  son  tour  une  nouvelle  foixe.  C'est  ainsi 
que,  dans  les  mouvements  physiques,  l'action 
est  toujours  suivie  d'une  réaction. 

Nous  allons  examiner  ce  rapport  dans  cha- 
que gouvernement  ;  et  nous  commencerons 
par  l'état  républicain  ,  qui  a  la  vertu  pour 
principe. 

CHAPITRE    II. 

Ce  que  c'est  que  la  vertu  dans  l'état  politique. 

JU  A  vertu ,  dans  une  république ,  est  une  chose 
très  simple  ;  c'est  l'amour  de  la  république  : 
c'est  un  sentiment,  et  non  une  suite  de  con- 
noissances  ;  le  dernier  homme  de  l'état  peut 


i3o  DE  l'esprit  des  lois. 

avoir  ce  sentiment  comme  le  premier.  Quand 
le  peuple  a  une  fols  de  bonnes  maximes ,  il  s'y 
tient  p'us  long-temps  que  ce  qu'on  appelle  les 
honnêtes  gens.  Il  est  rare  que  la  corruption 
commence  par  lui;  souvent  il  a  tiré  de  la  mé- 
diocrité de  ses  lumières  un  attachement  plus 
fort  pour  ce  qui  est  établi. 

L'amour  de  la  patrie  conduit  à  la  bonté  des 
mœurs ,  et  la  bonté  des  mœurs  mené  à  l'amour 
de  la  patrie.  Moins  nous  pouvons  satisfaire 
nos  passions  particulières  ,  plus  nous  nous 
livrons  aux  générales.  Pourquoi  les  moines 
aiment-ils  tant  leur  ordre  ?  c'est  justement  par 
l'endroit  qui  fait  qu'il  leur  est  insupportable. 
Leur  règle  les  prive  de  toutes  les  choses  sur 
lesquelles  les  passions  ordinaires  s'appuient  : 
reste  donc  cette  passion  ])our  la  règle  même 
qui  les  afflige.  Plus  elle  est  austère,  c'est-à- 
dire  j)lus  elle  retranche  de  leurs  penchants , 
plus  elle  donne  de  force  à  ceux  qu'elle  leur 
lafsse. 

CHAPITRE   III. 

Ce  que  c'est  que  l'amour  de  la  république  dans 
la  démocratie. 

1_j'amour  delà  république,  dans  une  démo- 
cratie, est  celui  de  la  démocratie  :  l'amour  de 
la  démocratie  est  celui  de  l'égalité. 

L'amour  de  la  démocratie  est  encore  l'amour 
de  la  frugalité.  Chacun  ,  devant  y  avoir  le 
même  bonheur  et  les  mêmes  avantages ,  y  doit 


LIVRE    V,     CHAP.    III.  ïi»I 

goûter  les  mêmes  plaisirs  et  former  les  mêmes 
espérances  ;  chose  qu'on  ne  peut  attendre  que 
de  la  frugalité  générale. 

L'amour  de  l'égalité ,  dans  une  démocra- 
tie, borne  l'ambition  au  seid  désir,  au  seul 
bonheur,  de  rendre  à  sa  patrie  de  plus  grands 
services  que  les  autres  citoyens.  Ils  ne  peuvent 
pas  lui  rendre  tous  des  services  égaux,  mais 
ils  doivent  tous  également  lui  en  rendre.  En 
naissant  on  contracte  envers  elle  une  dette 
immense ,  dont  on  ne  peut  jamais  s'acquitter. 

Ainsi  les  distinctions  y  naissent  du  principe 
de  l'égalité,  lors  même  qu'elle  paroît  ôtée  par 
des  services  heui'eux  ou  par  des  talents  supé- 
rieurs. 

L'amour  de  la  frugalité  borne  le  désir  d'a- 
voir à  l'attention  que  demande  le  nécessaire 
pour  sa  famille ,  et  même  le  superflu  pour  sa 
patrie.  Les  richesses  donnent  une  puissance 
dont  un  citoyen  ne  peut  pas  user  pour  lui  ;  car 
il  ne  seroit  pas  égal.  Elles  procurent  des  dé- 
lices dont  il  ne  doit  pas  jouir  non  plus,  parce- 
qu'elles  choqueroient  l'égalité  tout  de  même. 

Aussi  les  bonnes  démocraties,  en  établis- 
sant la  frugalité  domer,tique,  ont-elles  ouvert 
la  porte  aux  dépenses  publiques  ,  comme  on 
fit  à  Athènes  et  à  Rome.  Pour  lors  la  magnifi- 
cence et  la  profusion  naissoient  du  fonds  de  la 
frugalité  même  :  et,  comme  la  reli  gion  demande 
qu'on  ait  les  mains  pures  pour  faire  des  offran- 
des aux  dieux,  les  lois  vouloient  des  mœurs 
frugales  pour  que  l'on  pût  donner  à  sa  patrie. 


i3a  DE  l'esprit   des  lois. 

Le  bon  sens  et  le  bonheur  des  particuliers 
consiste  beaucoup  dans  la  médiocrité  de  leurs 
talents  et  de  leurs  fortunes.  Une  république 
où  les  lois  auront  formé  beaucoup  de  gens 
médiocres,  composée  de  gens  sages,  se  gou- 
vernera sagement  ;  composée  de  gens  heu- 
reux, elle  sera  très  heureuse. 

CHAPITRE    IV. 

Comment  on  inspire  l'amour  de  l'égalité  et  de  la 
frugalité. 

JL'amour  de  l'égalité  et  celui  de  la  frugalité 
sont  extrêmement  excités  par  l'égalité  et  la  fru- 
galité même ,  quand  on  vit  dans  une  société  où 
les  lois  ont  établi  l'une  et  l'autre. 

Dans  les  monarchies  et  les  états  despotiques 
personne  n'aspire  a  l'égalité;  cela  ne  vient  pas 
même  dans  l'idée  ;  chacun  y  tend  à  la  supério- 
rité. Les  gens  des  conditions  les  plus  basses 
ne  désirent  d'en  sortir  que  pour  être  les  maî- 
tres des  autres. 

Il  en  est  de  même  de  la  frugalité  :  pour  l'ai- 
mer, il  faut  en  jouir.  Ce  ne  seront  point  ceux 
qui  sont  corrompus  par  les  délices  qui  aime- 
ront la  vie  frugale  ;  et  si  cela  avoit  été  naturel 
et  ordinaire,  Alcibiade  n'auroit  pas  fait  l'ad- 
miration de  l'univers.  Ce  ne  seront  pas  non 
plus  ceux  qui  envient  ou  qui  admirent  le  luxe 
des  autres  qui  aimeront  la  frugalité;  des  gens 
qui  n'ont  devant  les  yeux  que  des  hommes 
riches ,  ou  des  hommes  misérables  comme  eux , 


LIVRE    V,    CHAP.     IV.  l33 

détestent  leur  misère ,  sans  aimer  ou  Gonnoître 
ce  qui  tait  le  terme  de  la  misère. 

C'est  donc  une  maxime  très  vraie  que ,  pour 
que  l'on  aime  l'égalité  et  la  frugalité  dans  une 
république,  il  faut  que  les  lois  les  y  aient  éta- 
blies. 

CHAPITRE    V. 

Comment  les  lois  établissent  l'égalilé  dans  la 
démocratie. 

OuELQUES  législateurs  anciens ,  comme  Ly- 
curgue  et  Romulus  ,  partagèrent  également 
les  terres.  Cela  ne  pouvoit  avoir  lieu  que  dans 
la  fondation  d'une  république  nouvelle  ;  ou 
bien  lorsque  l'ancienne  étoit  si  corrompue  et 
les  esprits  dans  une  telle  disposition,  que  les 
pauvres  se  croyoient  obligés  de  clierclier  et  les 
riches  obligés  de  souffrir  un  pareil  remède. 

Si  lorsque  le  législateur  fait  un  pareil  par- 
tage il  ne  donne  pas  des  lois  pour  le  mainte- 
nir, il  ne  fait  qu'une  constitution  passagère  : 
l'inégalité  entrera  par  le  côté  qtie  les  lois  n'au- 
ront pas  défendu ,  et  la  république  sera  perdue. 

Il  faut  donc  que  l'on  règle  ,  dans  cet  objet, 
les  dots  des  femmes,  les  donations,  les  suc- 
cessions, les  testaments,  enfin  toutes  les  ma- 
nières de  contracter.  Car  s'il  étoit  permis  de 
donner  son  bien  à  qui  on  voudroit  et  comme 
onvoudroit,  chaque  volonté  particulière  trou- 
bleroit  la  disposition  de  la  loi  fondamentale. 

Solon ,  qui  permettoit  à  Athènes  de  laisser 

KSTR.  DES   LOIS.      I.  " 


i'34  DE  l'esprit  des  lois. 

sonbien  à  qui  on  vouloit  par  testament,  pourvu 
qu'on  n'eût  point  d'enfanis  (i),  contredisoit 
les  lois  anciennes  ,  qui  ordonnoient  que  les 
biens  restassent  dans  la  famille  du  testateur  (2). 
Il  contredisoit  les  siennes  propres  ;  car,  en  sup- 
primant les  dettes  ,  il  avoit  clif-rclié  l'égalité. 

C'étoii  une  bonne  loi  pour  la  démocratie 
que  celle  qui  détendoit  d'avoir  deux  hérédi- 
tés (3).  Elle  prenoit  son  origine  du  partage 
égal  des  terres  et  des  portions  données  à  cha- 
que citoyen.  La  loi  n'avoit  pas  voulu  qu'un 
seul  homme  eût  plusieurs  portions. 

La  loi  qTii  ordonnoil  que  le  plus  proche  pa- 
rent épousât  l'héritic-re  naissoit  d'une  source 
pareille.  Elle  est  donnée  chez  les  Juifs  après 
un  pareil  partage.  Platon  (4),  qui  fonde  ses 
lois  sur  ce  jiartage,  la  donné  de  même  ;  et  c'é- 
toit  une  loi  athénienne. 

Il  y  avoit  à  Athènes  une  loi  dont  je  ne  sache 
pas  que  personne  ait  connu  l'esprit.  Il  étoit 
permis  d'épouser  sa  sœur  consanguine ,  et 
non  pas  sa  sœur  utérine  (5).  Cet  usage  tiroit 

(i)  Plutarque,  Vie  de  Solon.  —  (2)  Id.  ibid. — 
(3)  Philolaùs  de  Corinthe  établit  à  Athènes  que  le 
nombre  des  portions  de  terre  et  celui  des  hérédités 
seroit  toujours  le  même.  Aristote,  Polit.  1.  II,  c.  XII. 
— (4)  République ,  liv.  VIII.-  (5)  Cornélius  Nepos, 
inprœfat.  Cet  usage  étoit  des  premiers  temps  :  aussi 
Abraham  dit-il  de  Sara  :  «  Elle  est  ma  sœur,  fille  de 
«  mon  père,  et  non  de  ma  mère.  »  Les  mêmes  raisons 
avoient  fait  établir  une  même  loi  chez  différents 
peuples. 


LIVRE    V,    CHAP.    V.  l35 

son  origine  des  républiques ,  dont  l'esprit  étoit 
de  ne  pas  mettre  sur  la  même  tète  deux  por- 
tions de  fonds  de  terre  ,  et  par  conséquent 
deux  hérédités.  Quand  un  homme  épousoit  sa 
sœur  du  côlé  du  père  ,  il  ne  pouvoit  avoir 
qu'une  hérédi'é,  qui  étoit  celle  de  son  père; 
mais,  quand  il  épousoit  sa  sœur  utérine,  il 
pouvoit  arriver  que  le  père  de  cette  sœur, 
n'ayant  pas  d'cnfanls  mâles  ,lui  laissât  sa  suc- 
cession ,  et  que  par  conséquent  son  frère,  qui 
l'avcit  épousée  ,  en  eût  deux. 

Qu'on  ne  m'objecte  pas  cequeditPhilon(i), 
que ,  quoiqu'à  Athènes  on  épousât  sa  sœur 
consan£,uine ,  et  non  pas  sa  sa^ur  utérine , 
on  pouvoit  à  Lacédémone  épouser  sa  sœur 
utéi'ine  et  non  pas  sa  sœur  consanguine;  car 
je  trouve  dans  Strabon  (2)  ,  que  quand  à  La- 
cédémone une  sœur  épousoit  son  frère ,  elle 
avoit  pour  sa  dot  la  moitié  de  la  portion  du 
frère.  Il  est  clair  que  cette  seconde  loi  étoit, 
faite  pour  ])révenir  les  mauvaises  suites  de  la 
première.  Pour  empêcher  que  le  bien  de  la  fa- 
mille de  la  sœur  ne  passât  dans  celle  du  frère, 
on  donnoit  en  dot  à  la  sœur  la  moitié  du  bien 
du  frère. 

Séneque(3),  parlant  de  Silanus  qui  avoit 
épousé  sa  sœur,  dit  qu'à  Athènes  la  jiermis- 
sion  étoit  restreinte,  et  qu'elle  étoit  générale  à 

(i)  De  specialihus  legibus  quae  peiduent  ad  prse- 
cepta  Decalogi. — (i)Lib.  X. — (3)  Alheuis  dimidiura 
licet,  Alexaiidriae  lotum.   Senec.  de  moite  Ciaudii. 


l36  DE     l'esprit    des    LOIS. 

Alexandrie.  Dans  le  gouvernement  d'un  seul, 
il  n'étoit  guère  question  de  maintenir  le  par 
tage  des  biens. 

Pour  maintenir  ce  partage  des  terres  dans 
la  démocratie,  c'étoit  une  bonne  loi  que  celle  qui 
vouloit  qu'un  père  qui  avolt  plusieurs  enfants 
en  choisît  un  pour  succéder  à  sa  portion  (i), 
et  donnât  les  autres  en  adoption  à  quelqu'un 
qui  n'eût  point  d'enfants,  afin  que  le  nombre 
des  citoyens  pût  toujours  se  maintenir  égal  à 
celui  des  partages. 

Phaléas  de  Chalcédoine  (2)  avoit  imaginé 
une  façon  de  rendre  égales  les  fortunes  dans 
une  république  où  elles  ne  l'étoient  pas.  Il 
vouloit  que  les  riches  donnassent  des  dots  aux 
pauvres  et  n'en  reçussent  pas,  et  que  les  pau- 
vres reçussent  de  l'argent  pour  leurs  filles  et 
n'en  donnassent  pas.  Mais  je  ne  sache  point 
qu'aucune  république  se  soit  accommodée 
d'un  règlement  pareil.  Il  met  les  citoyens  sous 
des  conditions  dont  les  différences  sont  si  frap- 
pantes, qu'ils  haïroient  cette  égalité  même  que 
l'on  chercheroit  à  introduire.  Il  est  bon  quel- 
quefois que  les  lois  ne  paroissent  pas  aller  si 
directement  au  but  qu'elles  se  proposent. 

Quoique  dans  la  démocratie  l'égalité  réelle 
soit  l'ame  de  l'état,  cependant  elle  est  si  diffi- 
cile à  établir,  qu'une  exactitude  extrême  à  cet 
égard  ne  conviendroit  pas  toujours.  Il  suffit 

(i)  Platon  fait  une  pareille  loi,  liv.  III  des  Lois. 
— (2)  Aristote,  Politique,  liv.  II,  ch.  A''II. 


tlVREV,    CHAP.    V.  l37 

que  l'on  établisse  un  cens  (i)  qui  réduise  ou 
lise  les  différences  à  un  certain  point;  après 
([uoi  c'est  à  des  l'ois  particulières  à  égaliser, 
pour  ainsi  dire ,  les  inégalités,  par  les  charges 
f [u'elles  imposent  aux  riches ,  et  le  soulage- 
ment, qu'elles  accordent  aux  pauvres.  Il  n'y  a 
f[ue  les  richesses  médiocres  qui  puissent  don- 
ner ou  souffi'ir  ces  sortes  de  compensations  ; 
car  ,  pour  les  fortunes  immodérées  ,  tout  ce 
qu'on  ne  leur  accorde  pas  de  puissance  et 
d'honneur,  elles  le  regardent  comme  une  in- 
jure. 

Toute  inégalité  dans  la  démocratie  doit  être 
tirée  de  la  nature  de  la  démocratie  et  du  prin- 
cipe même  de  l'égalité.  Par  exemple ,  on  y  peut 
craindre  que  des  gens  qui  auroient  besoin  d'un 
travail  continuel  pour  vivre  ne  fussent  trop 
appauvris  par  une  magistrature ,  ou  qu'ils  n'en 
négligeassent  les  fonctions  ;  que  des  artisans 
ne  s'enorgueillissent;  que  des  affranchis  trop 
nombreux  ne  devinssent  plus  puissants  que 
les  anciens  citoyens.  Dans  ces  cas  ,  l'égalité 
entre  les  citoyens  (2)  peut  être  ôtée  dans  la  dé- 
mocratie pour  l'utilité  de  la  démocratie.  Mais 

(i)  vSoloa  fît  quatre  classes:  la  première,  de  ceux 
qui  avoicQt  cinq  cents  mines  de  revenu,  tant  eu 
grains  qu'en  fruits  liquides  ;  la  seconde ,  de  ceux  qui 
en  avoient  trois  cents,  et  pouvolent  entretenir  un 
cheval  ;  la  troisième,  de  ceux  qui  n'en  avoient  que 
deux  cents  ;  la  quatrième,  de  tous  ceux  qui  vi voient 
de  leurs  bras.  Plutarque,  Vie  de  Solon. —  (a)  Solon 
exclut  des  charges  tons  ceux  du  quatrième  cens. 

8. 


t38  DE     L'KSPaiT     Iv£3     LOIS. 

ce  n'est  qu'une  égalité  apparente  que  l'onôte: 
car  un  homme  ruiné  par  une  magistrature  se- 
roit  dans  une  pire  condition  que  les  autres 
citoyens  ;  et  ce  même  homme ,  qui  seroit  obligé 
d'en  négliger  l^s  fonctions,  mettroit  les  autres 
citoyens  dans  une  condition  pire  que  la  sienne  ; 
et  ainsi  du  reste. 

CHAPITRE    VI. 

Comment  les  lois  doivent  entretenir  la  frugalité 
dans  la  démocratie. 

1 L  ne  suffit  pas,  dans  une  bonne  démocratie, 
que  les  portions  de  terre  soient  égales  ;  il  faut 
qu'elles  soient  petites ,  comme  chez  les  Ro- 
mains. «  A  Dieu  ne  plaise,  disoit  Curius  à  ses 
«  soldats  (i),  qu'un  citoyen  estime  peu  de  terre 
a  ce  qui  est  suffisant  pour  nourrir  un  homme  !  » 

Comme  l'égalité  des  fortunes  entretient  la 
frugalité ,  la  frugalité  maintient  l'égalité  des 
fortunes.  Ces  choses  ,  quoique  différentes  , 
sont  telles  qu'elles  ne  peuvent  subsister  l'une 
sans  l'autre  ;  chacune  d'elles  est  la  cause  et 
l'effet;  si  l'une  se  retire  de  la  démocratie,  l'au- 
tre la  suit  toujours. 

Il  est  vrai  que,  lorsque  la  démocratie  est 
fondée  sur  le  commerce,  il  peut  fort  bien  ar- 
river que  des  particuliers  y  aient  de  grandes 

(i)  Ils  demandoient  une  pins  grande  portion  de 
la  terre  conquise.  Plutarque ,  OEuvres  morales.  Vies 
des  anciens  rois  et  capitaines. 


LIVRE    V,     CHAP.    VI.  iSy 

ri(;liesses,  et  que  les  mœurs  n'y  soient  pas  cor- 
rompueSc  C'est  que  l'esprit  de  comme*'ce  en- 
traîne avec  soi  celui  de  frugalité,  d'économie, 
(le  modération,  de  travail ,  de  sagesse,  de  tran- 
(lalUIté,  d'ordre,  et  de  règle.  Ainsi,  tandis 
(jiie  cet  esprit  subsiste,  les  ricliesses  qu'il  pro- 
duit n'ont  aucun  mauvais  effet.  Le  mal  arrive 
lorsque  l'excès  des  richesses  détruit  cet  esprit 
de  commerce;  on  voit  tout  à  coup  naître  les 
désordres  de  l'inégalité,  qui  ne  s'étoient  pas 
encore  fait  sentir. 

Pour  maintenir  l'esprit  de  commerce ,  il  faut 
que  les  principaux  citoyens  le  fassent  eux- 
mêmes;  que  cet  esprit  règne  seul,  et  ne  soit 
point  croisé  jjar  un  autre  ;  que  toutes  les  lois 
le  favorisent;  que  ces  mêmes  lois,  par  leurs 
dispositions,  divisant  les  fortunes  à  mesure 
que  le  commerce  les  grossit,  mettent  chaque 
citoyen  pauvre  dans  une  assez  grande  aisance 
pour  pouvoir  travailler  comme  les  autres  ;  et 
chaque  citoyen  riche  dans  une  telle  médiocrité , 
qu'il  ait  besoin  de  son  travail  pour  conserver 
ou  pour  acquérir. 

C'est  upe  très  bonne  loi,  dans  une  républi- 
que commerçante ,  que  celle  qui  donne  à  tous 
les  enfants  une  portion  égale  dans  la  succes- 
sion des  pères.  Il  se  trouve  par-là  que ,  quelque 
fortune  que  le  père  ait  faite,  ses  enfants,  tou- 
jours moins  riches  que  lui,  sont  portés  à  fuir 
le  luxe  et  à  travailler  comme  lui.  Je  ne  parle 
que  des  républiques  commerçantes  j  car, pour 


l40  DE    l'esprit    des    LOIS. 

celles  qui  ne  le  sont  pas,  le  législateui'  a  bien 
d'autres  règlements  à  faire  (i). 

Il  y  avoit  dans  la  Grèce  deux  sortes  de  ré- 
publiques: les  unes  étoient  militaires,  comme 
Lacédémone;  d'autres  étoient  commerçantes, 
comme  Athènes.  Dans  les  unes  on  vonloil  que 
les  citoyens  fussent  oisifs;  dans  les  autres  on 
cherchoit  à  donner  de  l'amour  pour  le  tra\ail. 
Solon  fit  un  crime  de  l'oisiveté,  et  voulut  que 
chaque  citoyen  rendit  compte  de  la  manière 
dontilgagnoit  sa  vie.  En  effet,  dans  une  bonne 
démocratie ,  où  l'on  ne  doit  dépenser  que  pour 
le  nécessaire ,  chacun  doit  l'avoir  ;  car  de  qui 
le  recevroit-on? 

CHAPITRE    VII. 

Autres  moyens  de  favoriser  le  principe  de  la 
démocratie. 

On  ne  peut  pas  établir  un  partage  égal  des 
terres  dans  toutes  les  démocraties.  Il  y  a  des 
circonstances  où  un  tel  arrangement  seroit 
impi-aticable,  dangereux,  et  choqueroit  même 
la  constitution.  On  n'est  pas  toujours  obligé 
de  prendre  les  voies  extrêmes.  Si  l'on  voit, 
dans  une  démocratie  ,  que  ce  partage ,  qui 
doit  maintenir  les  mœurs ,  n'y  convienne  pas , 
il  faut  avoir  recours  à  d'autres  moyens. 

Si  l'on  établit  un  corps  fixe  qui  soit  j^ar  lui- 
même  la  règle  des  moeurs ,  un  sénat ,  où  l'âge , 

(i)  On  V  doit  Lornerbeauconp  les  dots  des  femmes. 


LIVRK     V  ,    CH  AP.    VII.  l4  I 

la  vertu,  la  gravité,  les  services,  donnont  en- 
trée; les  sénateurs,  exposés  à  la  vue  du  peuple 
comme  les  simulacres  des  dieux,  inspireront 
des  sentiments  qui  seront  portés  dans  le  sein 
de  toutes  les  familles. 

Il  faut  sur-tout  que  ce  sénat  s'attache  aux 
institutions  anciennes ,  et  fasse  en  sorte  que 
le  peuple  et  les  magistrats  ne  s'en  départent 
jamais. 

Il  y  a  beaucoup  à  gagner,  en  fait  de  mœurs , 
à  garder  les  coutumes  anciennes.  Comme  les 
peuples  corrompus  font  rarement  de  grandes 
clioses,  qu'ils  n'ont  guère  établi  de  sociétés, 
fondé  de  villes ,  donné  de  lois;  et  qu'au  con- 
traire ceux  qui  avoient  des  mœurs  simiples  et 
austères  ont  fait  la  plupart  des  établissements; 
rappeler  les  liommes  aux  maximes  anciennes , 
c'est  ordinairement  les  ramener  à  la  vertu- 

De  plus,  s'il  y  a  eu  quelque  révolution ,  et 
que  l'on  ait  donné  à  l'état  une  forme  nouvelle , 
cela  n'a  guère  pu  se  faire  qu'avec  des  peines 
et  des  travaux  infinis,  et  rarement  avec  l'oisi- 
veté et  des  mœurs  corrompues.  Ceux  même 
qui  ont  fait  la  révolution  ont  voulu  la  faire 
goûter,  et  ils  n'ont  guère  pu  y  réussir  que  par 
de  bonnes  lois.  Les  institutions  anciennes  sont 
donc  ordinairement  des  corrections ,  et  les 
nouvelles  ,  des  abus.  Dans  le  cours  d'un  long 
gouvernement ,  on  va  au  mal  par  une  pente 
insensible  ,  el  on  ne  remonte  au  bien  que  par 
un  effort. 

On  a  douté  si  les  membres  du  sénat  dont 


142  DF.,  l'esprit    des    LOIS. 

nous  parlons  doivent  être  à  vie,  ou  choisis 
pour  un  temps.  Sans  doute  qu'ils  doivent  être 
choisis  pour  la  vie .,  comme  cela  se  pratiquoit 
à  Rome  (i),  à  Lacédénione  (2),  et  à  Athènes 
même.  Car  il  ne  faut  pas  confondre  ce  qu'on 
appeloit  le  sénat  à  Athènes ,  qui  étoit  un  corps 
qui  changeoit  tous  les  trois  mois ,  avec  l'aréo- 
page, dont  les  membres  ctoient  établis  pour 
la  vie,  comme  des  modèles  perpétuels. 

Maxime  générale:  dans  \\\\  sénat  fait  pour 
être  la  règle  et  pour  ainsi  dire  le  déjjôt  des 
mœurs,  les  sénateurs  doivent  être  élus  pour 
la  vie:  dans  un  sénat  fait  pour  préparer  les 
affaires  ,  les  sénateurs  peuvent  changer. 

L'esprit,  dit  Aristole,  vieillit  comme  le 
corps.  Cette  réflexion  n'est  bonne  qu'à  l'égard 
d'un  magistrat  unique ,  et  ne  peut  être  appli- 
quée à  une  assemblée  de  sénateurs. 

Outre  l'aréopage,  il  y  avoit  à  Athènes  des 
gaixliens  des  mœurs,  et  des  gardiens  des  lois  (3). 
A  Lacédémone ,  tous  les  vieillards  étoienl  cen- 
seurs. A  Rome,  deux  magistrats  particuliers 
avoient  la  censure.  Comme  le  sénat  veille  sur 

(i)  Les  niagistr.its  y  étoient  annuels,  et  les  séna- 
teurs pour  la  vie. — (2)Lycurgue,  dit  Xénophon,  de 
rcpub.  Lacedœin. ,  voulut  «  qu'on  élût  les  sénateurs 
«  parmi  les  vieillards,  pour  qu'ils  ne  se  négligeassent 
a  jDas  même  à  la  fin  de  la  vie  ;  et  en  les  établissant 
«  juges  du  courage  des  jeunes  gens,  il  a  rendu  la 
«  vieillesse  de  ceux-là  plus  honorable  que  la  force  de 
<<  ceux-ci.  » — (3)  L'aréopage  lui-même  étoit  soumis 
à  la  censure. 


LIVRK     V,     CH  AP.     Vir.  1 4  i 

le  peuple ,  il  faut  que  des  censeurs  aient  les 
yeux  sur  le  peuple  et  sur  le  sénat.  II  faut  qu'ils 
rétablissent  dans  la  république  tout  ce  qui  a 
été  corrompu ,  qu'ils  notent  la  tiédeur,  jugent 
les  négligences ,  et  corrigent  les  fautes,  comme 
les  lois  punissent  les  crimes. 

La  loi  romaine  qui  vouloit  que  l'accusation 
de  l'adultère  fût  publique  étoit  admirable  pour 
maintenir  la  pureté  des  mœurs  ;  elle  intimidoit 
les  femmes  ,  elle  intimidoit  aussi  ceux  qui  dé- 
voient veiller  sur  elles. 

Rien  ne  maintient  plus  les  mœurs  qu'une 
extrême  subordination  des  jeunes  gens  envers 
les  vieillards .  Les  uns  et  les  autres  seront  conte- 
nus ;  ceux-là  par  le  respect  qu'ils  auront  pour 
les  vieillards ,  et  ceux-ci  par  le  respect  qu'ils 
auront  pour  eux-mêmes. 

Rien  ne  donne  plus  de  force  aux  lois  que  la 
subordination  extrome  des  citoyens  aux  ma- 
gistrats. «  La  grande  différence  que  Lycurgue 
«  a  mise  entre  Lacédémone  et  les  autres  cités  , 
«  dit  Xénophon  (i),  consiste  en  ce  qu'il  asur- 
«  tout  fait  que  les  citoyens  obéissent  aux  lois; 
«ils  courent  lorsque  le  magistrat  les  appelle, 
«  Mais ,  à  Athènes ,  un  homme  riche  seroit  au 
«  désespoir  que  l'on  crût  qu'il  dépendît  du  ma- 
«  gistrat.  )j 

L'autorité  paternelle  est  encore  très  utile 
pour  maintenir  les  mœurs.  Nous  avons  déjà 
dit  que  dans  une  république  il  n'y  a  pas  une 

(  i)   Piépublique  de  Lacédémone. 


t44  i'e   l'esprit  des  lois. 

force  si  réprimante  que  dans  les  autres  gou- 
vernements. Il  faut  donc  que  les  lois  cherchent 
à  y  suppléer;  elles  le  font  par  l'autorité  pater- 
nelle. 

A  Rome  ,  les  pères  avoient  droit  de  vie  et 
de  mort  sur  leurs  enfants  (i).  A  Lacédémone , 
chaque  père  avoit  droit  de  corriger  l'enfant 
d'un  autre. 

La  puissance  paternelle  se  perdit  à  Rome 
avec  la  république.  Dans  les  monarchies  ,  où 
l'on  n'a  que  faire  de  mœurs  si  pures,  on  veut 
que  chacun  vive  sous  la  puissance  des  magis- 
trats. 

Les  lois  de  Rome,  cjui  avoient  accoutumé 
les  jeunes  gens  à  la  dépendance,  établirent 
une  longue  minorité.  Peut-être  avons-nous 
eu  tort  de  prendre  cet  usage:  dansune  monar- 
chie ,  on  n'a  pas  besoin  de  tant  de  contrainte. 

Cette  même  subordination  dans  la  républi- 
que y  pourroit  demander  que  le  père  restât, 
pendant  sa  vie,  le  maiti'e  des  biens  de  ses  en- 
fants ,  comme  il  fut  réglé  à  Rome.  Mais  cela 
n'est  pas  de  l'esprit  de  la  monarchie. 

(  I  )  On  peut  voir  dans  l'histoire  romaine  avec  quel 
avantage  pour  la  république  on  se  servit  de  cette 
puissance.  Je  ne  parlerai  que  du  temps  de  la  plus 
grande  corruption.  Anlus  Fulvius  s'étoit  mis  en  che- 
min pour  aller  trouver  Catilina  ;  son  père  le  rappela, 
et  le  fit  mourir.  Sallnste,  de  bello  Catil.  Plusieurs 
antres  citovens  firent  de  même.  Dion ,  liv.  XXXVII. 


LIVRÉ     V  ,     C  H  A  P.     VIII.  l  \   ) 

CHAPITRK    VI  11. 

Conuueut  les  lois  doivent  se  rapporter  au  priucipe 
dn  gouvernement  dans  l'aristocratie. 

o  I ,  clans  rar'istocratlo ,  le  petiple  est  vertueux , 
on  y  jouira  à  peu  près  du  bonheur  du  gouver- 
nement populaire,  et  l'état  deviendra  puis- 
sant. Mais,  comme  il  est  rare  que  là  où  les 
fortunes  des  hommes  sont  si  inégales  il  y  ait 
beaucoup  de  vertu;  il  faut  que  les  lois  tendent 
à. donner,  autant  qu'elles  peuvent,  un  esprit 
de  modération,  et  cherchent  à  établir  cette 
égalité  que  la  constitution  de  l'état  ôte  néces- 
sairement. 

L'esprit  de  modéralion  est  ce  qu'on  appelle 
la  vertu  dans  l'aristocratie  ;  il  y  tient  la  place 
de  l'esprit  d'égalité  dans  l'état  populaire. 

Si  le  faste  et  la  splendeur  qui  environnent 
les  rois  font  une  partie  de  leur  puissance  ,  la 
modestie  et  la  simplicité  des  manières  font  la 
force  des  nobles  aristocratiques  (i).  Quand  ils 
n'affectent  aucune  distinction ,  quand  ils  se 
confondent  avec  le  peuple  ,  quand  ils  sont  vê- 
tus comme  lui ,  quand  ils  lui  font  jiartager 
tous  leurs  plaisirs,  il  oublie  safoibîesse. 

(i)  De  nos  jours  les  Vénitiens,  qui,  à  Lien  des 
égards,  se  sont  conduits  très  sagement,  décidèrent, 
snr  une  dispute  entre  un  noble  vénitien  et  nn  gentil- 
homme de  tcrrc-/"ernie ,  pour  une  préséance  dans  une 
fglise,  que,  hors  de  Venise,  un  noble  vénitien  n'a- 
voit  point  de  prcémineuce  sut  un  autre  citoyen. 

Ksrn.  DES  LOIS,    i,  9 


l/;0  DE     L   ICSPRIT     iiES    LOIS. 

Chaque  gouvernement  a  sa  nature  et  son 
principe.  Il  ne  faut  donc  pas  que  l'aristocratie 
prenne  la  nature  et  le  principe  de  la  monar- 
chie; ce  qui  arriveroit  si  les  nobles  avoient 
quelques  prérogatives  personnelles  et  parti- 
culières distinctes  de  celles  de  leur  corps  :  les 
privilèges  doivent  être  pour  le  sénat ,  et  le 
simple  respect  pour  les  sénateurs. 

Il  y  a  deux  sources  principales  de  désordres 
dans  les  états  aristocratiques;  l'inégalité  ex- 
trême entre  ceux  qui  gouvernent  et  ceux  qui 
sont  gouvernés,  et  la  même  inégalité  entre  les 
différents  membres  du  corps  qui  gouverne. 
De  ces  deux  inégalités  résultent  des  haines  et 
des  jalousies  que  les  lois  doivent  prévenir  ou 
arrêter. 

La  première  inégalité  se  trouve  principale- 
ment lorsque  les  privilèges  des  principaux  ne 
sont  honorables  que  parcecju'ils  sont  honteux 
au  peuple.  Telle  fut  à  Rome  la  loi  qui  défen- 
doit  aux  patriciens  de  s'unir  par  mariage  aux 
plébéiens  (i)  ;  ce  qui  n'avoit  d'autre  effet  que 
de  rendre,  d'un  côté,  les  patriciens  plus  su- 
perbes ,  et ,  de  l'autre ,  plus  odieux.  Il  faut  voir 
les  avantages  qu'en  tirèrent  les  tribuns  dans 
leurs  harangues. 

Cette  inégalité  se  trouvera  encore  si  la  con- 
dition des  citoyens  est  différente  par  rapport 
aux  subsides  ;  ce  qui  arrive  de  quatre  manières  : 

(t)  Elle  fui;  mise  par  les  fléceravirs  dans  les  deux 
flornicres  toliles.  Voyez  Dei'vs  d'IIalicarnasse,  1.  X. 


LIVRE    V,    en  A  p.    VIII.  1^7 

lorsque  les  nobles  se  donnent  le  privilège  de 
n'en  point  payer  ;  lorsqu'ils  font  des  fraudes 
pours'en  exempter  (i);  lorsqu'ils  les  appellent 
à  eux  sous  prétexte  de  rétributions  ou  d'ap- 
pointements pour  les  emplois  qu'ils  exercent; 
enfin  quand  ils  rendent  le  peuple  tributaire, 
et  se  partagent  les  impôts  qu'ils  lèvent  sur  eux. 
Ce  dernier  cas  est  rare  ;  une  aristocratie ,  en 
cas  pareil ,  est  le  plus  dur  de  tous  les  gouver- 
nements. 

Pendant  que  Rome  inclina  vers  l'aristocra- 
tie, elle  évita  très  bien  ces  inconvénients.  Les 
magistrats  ne  tiroient  jamais  d'appointements 
de  leur  magistrature.  Les  principaux  de  la  ré- 
publique furent  taxés  comme  les  autres; ils  le 
furent  même  plus,  etcpielquefois  ils  le  furent 
seuls.  Eni'in,  bien  loin  de  se  partager  les  reve- 
nus de  l'état,  tout  ce  qu'ils  purent  tirer  du 
trésor  public ,  tout  ce  que  la  fortune  leur  en- 
voya de  richesses ,  ils  le  distribuèrent  aupeuple 
pour  se  faire  pardonner  leurs  honneurs  (2). 

C'est  une  maxime  fondamentale,  qu'autant 
que  les  distributions  faites  au  peu])le  ont  de 
pernicieui  effets  dans  la  démocratie,  autant 
en  ont-elles  de  bons  dans  le  gouvernement 
aristocratique.  Les  premières  font  perdre  l'es- 
prit de  citoyen,  les  autres  y  ramènent. 

(1)  Comme  d.ms  quelques  aristocmties  de  dos 
jours:  rien  n'aiToiblit  phis  l'état. — (2)  Voyez  dans 
Strahon,  livre  XIV,  comment  les  Rhodiens  se  con- 
duisirent à  cet  csard. 


l/,  s  DE    l'esprit     des    LOIS. 

Si  l'on  ne  tlistri])ue  point  les  revenus  au 
peuple ,  il  faut  lui  faire  voir  qu'ils  sont  bien 
administrés  :  les  lui  montrer,  c'est  en  quelque 
manière  l'en  faire  jouir.  Cette  chaîne  d'orque 
l'on  tendoit  à  Venise ,  les  richesses  que  l'on 
portoit  àRome  dans  les  triomphes ,  les  trésors 
que  l'on  pardoit  dans  le  temple  de  Saturne  , 
étoicnt  véritablement  les  richesses  du  peuple. 

Il  est  sur-tout  essentiel,  dans  l'aristocratie , 
cpie  les  nobles  ne  lèvent  pas  les  tributs.  Le 
premier  ordre  de  l'état  ne  s'en  mêloit  point  à 
Rome;  on  en  chargea  le  second,  et  cela  même 
eut  dans  la  suite  de  grands  inconvénients. 
Dans  une  aristocratie  où  les  nobles  leveroient 
les  tributs,  tous  les  particuliers  seroientà  la 
discrétion  des  gens  d'affaires  •-,  il  n'y  auroit 
point  de  tribunal  supérieur  qui  les  corrigeât. 
Ceux  d'entre  eux  préposés  pour  ôter  les  abus 
aimeroient  mieux  jouir  des  abus.  Les  nobles 
seroient  comme  les  princes  des  états  despo- 
tiques ,  qui  confisquent  les  biens  de  qui  il  leur 
})lait. 

Bientôt  les  profits  qu'on  y  feroit  seroient 
regardés  comme  un  patrimoine  que  l'avarice 
étendroit  à  sa  fantaisie.  On  feroit  tomber  les 
fermes  ,  on  réduiroit  à  rien  les  revenus  pu- 
blics. C'est  par-là  que  quelques  états,  sans 
avoir  reçu  d'échec  qu'on  jmisse  remarquer, 
tombent  dans  une  foiblesse  dont  les  voisins 
sont  surpris ,  et  qui  étonne  les  citoyens  mêmes. 

Il  faut  que  les  lois  leur  défendent  aussi  le 
iBommerce:  des  marchands  si  accrédités  fe- 


LIVRE     V,     CHAl>.    VI  II.  l/^iJ 

roicnt  toute  sorte  de  monopoles.  Le  com- 
merce est  la  profession  des  gens  égaux;  et, 
dans  les  états  despotiques,  les  plus  misérables 
sont  ceux  où  le  prince  est  marchand. 

Les  lois  de  Venise  (i)  défendent  aux  nobles 
le  commerce  qui  pourroit  leur  donner,  même 
innocemment,  des  richesses  exorbitantes. 

Les  lois  doivent  employer  les  moyens  les 
plus  efficaces  pour  que  les  nobles  rendent  jus- 
tice au  peuple.  Si  elles  n'ont  point  établi  un 
tribun,  il  faut  qu'elles  soient  un  tribun  elles- 
mêmes. 

Toute  sorte  d'asile  contre  l'exécution  des 
lois  perd  l'aristocratie;  et  la  tyrannie  en  est 
tout  près. 

Elles  doivent  mortifier,  dans  tous  les  temps , 
l'orgueil  de  la  domination.  Il  faut  qu'il  y  ait, 
pour  un  temps  ou  pour  toujours ,  un  magis- 
trat qui  fasse  trembler  les  nobles ,  comme  les 
éphores  à  Lacédémone,  et  les  inquisiteurs 
d'éta  t  à  Venise  ;  magistratures  qui  ne  son  t  sou- 
mises à  aucunes  formalités.  Ce  gouvernement 
a  besoin  de  ressorts  bien  violents  :  une  bouche 
de  pierre  (2)  s'ouvre  à  tout  délateur  à  Venise; 
vous  diriez  f[ue  c'est  celle  de  la  tyrannie. 

Ces  magistratures  tyranniques  dans  l'aris- 
tocratie ont  du  rapport  à  la  censure  de  la  dé- 

(1)  Amelol  de  la  Houssaye,  du  gouvernement  de 
Venise ,  part.  III.  La  loi  Claudia  défendoit  aux  séna- 
teurs d'avoir  en  mer  aucun  vaisseau  qui  tint  plus  de 
quarante  rauids.  Tite-Live,  liv.  \^l.  ~—  (2)  Les  dé- 
lateurs y  jettent  leurs  billets. 


l5o  DE     l'esprit    des    LOIS. 

mocratie ,  qui,  par  sa  nature ,  n'est  pas  moins 
indépendante.  En  effet ,  les  censeurs  ne  doivent 
point  être  recliercliés  sur  les  choses  qu'ils  ont 
faites  pendant  leur  censure  ;  il  faut  leur  donner 
de  la  confiance ,  jamais  du  découragement.  Les 
Piomains  étoient  admirables  ;  on  pouvoit  faire 
rendre  à  tous  les  magistrats  (i^  raison  de  leur 
conduite ,  excepté  aux  censeurs  (2). 

Deux  choses  sont  pernicieuses  dans  l'aris- 
tocratie; la  pauvreté  extrême  des  nobles  ,  et 
leurs  richesses  exorbitantes.  Pour  prévenir 
leur  pauvreté  ,  il  faut  sur -tout  les  obliger  de 
bonne  heure  à  payer  leurs  dettes.  Pour  modé- 
rer leurs  richesses,  il  faut  des  dispositions 
sages  et  insensibles;  non  pas  des  confisca- 
tions, des  lois  agraires,  des  abolitions  de  det- 
tes, qui  font  des  maux  infinis. 

Les  lois  doivent  ôter  le  droit  d'aînesse  entre 
les  nobles  ^3) ,  afin  que ,  par  le  partage  conti- 
nuel des  successions ,  les  fortunes  se  remettent 
toujours  dans  l'égalité. 

Il  ne  faut  point  de  substitutions ,  de  retraits 
lignagers,  d«  majorais,  d'adoptions. Tous  les 

(i)  Voyez  Tite-Live,  liv.  XLIX.  Un  censeur  ne 
pouvoit  pas  même  être  troublé  par  un  censeur  ;  cha- 
cun faisoit  sa  note  sans  prendre  l'avis  de  son  col- 
lègue ;  et  quand  on  lit  autrement ,  la  censure  fut  pour 
ainsi  dire  renversée. — (2)  A  Athènes,  leslogistes, 
qui  faisoient  rendre  compte  à  tons  les  magistrats ,  ne 
rendoient  point  compte  eux-mêmes.  — (-^)  Cela  est 
ainsi  établi  à  Yeuise.  Anielot  de  la  Houssaye ,  pages 
3o  et  3i. 


r.  IVREV,    CHAP.    VIII.  l5l 

moyens  inventés  pour  perpéluer  la  grandeur 
des  familles  dans  les  états  monarchiques  ne 
sauroient  être  d'usage  dans  l'aristocratie  (i). 

Quand  les  lois  ont  égalisé  les  familles  il  leur 
reste  à  maintenir  l'union  entre  elles.  Les  diffé- 
rents des  nobles  doivent  être  promptement 
décidés  ;  sans  cela  les  contestations  entre  les 
personnes  deviennent  des  contestations  entre 
les  familles.  Des  arbitres  peuvent  terminer  les 
procès,  ou  les  empêcher  de  naître. 

Enfin  il  ne  faut  point  que  les  lois  favorisent 
les  distinctions  que  la  vanité  met  entz'e  les  fa- 
milles ,  sous  ]>rétexte  qu'elles  sont  plus  nobles 
ou  plus  anciennes  ;  cela  doit  être  mis  au  rang 
des  petitesses  des  particuliers. 

On  n'a  qu'à  jeter  les  yeux  sur  Lacédémone; 
on  verra  comment  les  éphores  surent  mortifier 
les  foiblesses  des  rois,  celles  des  grands  ,  et 
celles  du  peuple. 

CHAPITRE    IX. 

Comment  les  lois  soat  relatives  à  leur  priaoipe 
dans  la  monarclile. 

Li'u  G  N  N  E  u  R  étant  le  principe  de  ce  gouver- 
nement ,  les  lois  doivent  s'y  rapporter. 

Il  faut  qu'elles  y  travaillent  à  soutenir  cette 
noblesse ,  dont  l'honneur  est  pour  ainsi  dire 
l'enfant  et  le  père. 

(i)  Il  semble  que  l'objet  de  quelques  aristocraties 
»oit  moins  de  maintenir  l'état,  que  ce  qu'elles  ap- 
pel lent  leur  noblesse. 


IJ'A  VU     LESPUIT     DES     LOIS. 

Il  faut  qu'elles  la  rendent  héréditaire, non 
pas  pour  être  le  terme  entre  le  pouvoir  du 
prince  et  la  foiblesse  du  peuple,  mais  le  lien 
de  tous  les  deux. 

Les  substitutions,  qui  conservent  les  biens 
dans  les  familles ,  seront  très  utiles  dans  ce 
gouvernement,  quoiqu'elles  ne  conviennent 
pas  dans  les  autres. 

Le  retrait  lignager  rendra  aux  familles  no- 
bles les  terres  <[ue  la  prodigalité  d'un  parent 
aura  aliénées. 

Les  terres  nobles  auront  des  privilèges  com- 
me les  personnes.  On  ne  peut  pas  séparer  la 
flignlté  du  monarque  de  celle  du  royaume;  on 
ne  peut  guère  séparer  non  plus  la  dignité  du 
noble  de  celle  de  son  fief. 

Toutes  ces  prérogatives  seront  particulières 
à  la  noblesse ,  et  ne  passeront  point  au  peuple , 
si  l'on  ne  veut  choquer  le  jirincipe  du  gouver- 
nement, si  Tonne  veut  diminuer  la  force  de  la 
noblesse  et  celle  du  peuple. 

Les  substitutions  gênent  le  commerce  ;  le 
retrait  lignager  fait  une  infinité  de  procès  né- 
cessaires ;  et  tous  les  fonds  du  royaume  vendus 
sont  au  moins ,  en  quelque  façon,  sans  maître 
j)endant  un  an.  Dec  prérogatives  attachées  à 
des  fiefs  donnent  un  pouvoir  très  à  charge  à 
ceux  qui  les  souffrent.  Ce  sont  des  inconvé- 
nients particuliers  de  la  noblesse  ,  qui  dispa- 
roissent  devant  l'utilité  générale  qu'elle  pro- 
cure. Mais ,  quand  on  les  communique  au  peu- 
ple, on  choque  inutilement  tous  les  principes. 


LIVRK    V,    CHAP.    IX.  ï53 

On  peut,  dans  les  monarcliies,  permettre 
de  laisser  la  plus  grande  partie  de  ses  biens  à 
un  de  ses  enfants;  cette  permission  n'est 
même  bonne  que  là. 

Il  faut  que  les  lois  favorisent  tout  le  com- 
merce que  la  constitution  (i)  de  ce  gouverne- 
ment peut  donner,  afin  que  les  sujets  puissent, 
sans  périr,  satisfaire  aux  besoins  toujours  re- 
naissants du  prince  et  de  sa  cour. 

Il  faut  qu'elles  mettent  un  certain  ordre  dans 
la  manière  de  lever  les  tributs  ,  afin  qu'elle  ne 
soit  pas  plus  pesante  que  les  charges  mêmes. 

La  pesanteur  des  charges  produit  d'abord 
le  travail  ;  le  travail,  l'accablement  ;  l'accable- 
ment, l'esprit  de  paresse. 

CHAPITRE    X. 

Delà  promptitude  de  l'exécution  dans  la  monarchie. 

JLje  gouvernement  monarchique  a  un  grand 
avantage  sur  le  républicain:  les  affaires  étant 
menées  par  un  seul ,  il  y  a  plus  de  promptitude 
clans  l'exécution.  Mais ,  comme  cette  prompti- 
tude pourroit  dégénérer  en  rapidité,  les  lois 
y  mettront  une  certaine  lenteur.  Elles  ne  doi- 
vent pas  seulement  favoriser  la  nature  de  cha- 
que constitution ,  mais  encore  remédier  aux 
abus  qui  pourroient  résulter  de  cette  même 
nature. 

(i)  Elle  ne  le  permet  qu'au  peuple.  Voyez  la  loi 
troisième,  au  code  de  conim.  et  mcrcaioribiis ,  qui 
est  pleine  de  bon  sens. 


l54  DE    l'esprit    des    lois. 

Le  cardinal  de  Richelieu  (i)  veut  que  l'on 
évite ,  dans  les  monarchies  ,  les  épines  des 
compagnies,  qui  forment  des  difficultés  sur 
tout.  Quand  cet  homme  n'auroit  pas  eu  le 
despotisme  dans  le  cœur ,  il  l'auroit  eu  dans 
la  tête. 

Les  corps  qui  ont  le  dépôt  des  lois  n'obéis- 
sent jamais  mieux  que  quand  ils  vont  à  pas 
tardifs,  et  qu'ils  apportent,  dans  les  affaires 
du  prince ,  cette  réflexion  qu'on  ne  peut  g-uere 
attendre  du  défaut  de  lumières  de  la  cour  sur 
les  lois  de  l'état,  ni  de  la  précipitation  de  ses 
conseils  (2). 

Que  seroit  devenue  la  plus  belle  monarchie 
du  monde,  si  les  magistrats,  par  leurs  len- 
teurs ,  par  leurs  plaintes ,  par  leurs  prières , 
n'avoient  arrêté  le  cours  des  vertus  mêmes  de 
ses  rois ,  lorsque  ces  monarques  ,  ne  consul- 
tant que  leur  grande  ame ,  auroient  voulu  ré- 
compenser sans  mesure  des  services  rendus 
avec  un  courage  et  une  fidélité  aussi  sans 
mesure  ? 

CHAPITRE    XL 

De  l'excellence  da  gouvememeiil  monarchique. 

1^  E  gouvernement  monarchique  a  un  grand 
avantage  sur  le  despotique.  Comme  il  est  de 

(i)  Testameat  politique.— (2)  Barbaris  cunctatio 
sgrvilis  ;  statini  cxe'jui  regiuni  videtnr.  Tac.  Annal, 
liv.  V. 


LIVRE   V,   CH  A  p.   XI.  ior> 

sa  nature  qu'il  y  ait  sous  le  prince  plusieurs 
ordres  qui  tiennent  à  la  constitution ,  l'état  est 
plus  fixe,  la  constitution  plus  inébranlable ,  la 
personne  de  ceux  qui  gouvernent  plus  assurée. 

Cicéron  (i)  croit  que  l'établissement  des 
tribuns  de  Rome  fut  le  salut  de  la  république. 
'<  En  effet,  dit-il,  la  force  du  peuple  qui  n'a 
«  point  de  chef  est  plus  terrible.  Un  chef  sent 
n  que  l'affaire  roule  sur  lui ,  il  y  pense  :  mais 
«  le  peuple,  dans  son  impétuosité, ne  connoît 
«  point  le  péril  où  il  se  jette.  »  On  peut  ai)pli- 
quer  cette  réflexion  à  un  état  despotique  ,  qui 
est  un  peuple  sans  tribuns,  et  à  une  monar- 
chie ,  où  le  peuple  a ,  en  quelque  façon  ,  des 
tribuns. 

En  effet,  on  volt  par-tout  que,  dans  les 
mouvements  du  gouvernement  despotique  , 
le  peuple,  mené  par  lui-même, porte  toujours 
ks  choses  aussi  loin  qu'elles  peuvent  aller  ; 
tous  les  désordres  qu'il  commet  sont  extiêmea  : 
au  lieu  que,  dans  les  monarchies ,  les  choses 
sont  très  rarement  jiortées  à  l'excès.  Les  chefs 
craignent  pour  eux-mêmes ,  ils  ont  peur  d'être 
abandonnés  ;  les  puissances  intermédiaires 
dépendantes  (2)  ne  veulent  pas  que  le  peuple 
pi'enne  trop  le  dessus.  Il  est  rare  que  les  or- 
dres de  l'état  soient  corrompus  entièrement. 
Le  prince  tient  à  ces  ordres:  et  les  séditieux, 
qui  n'ont  ni  la  volonté  ni  l'espérance  de  ren- 

(  !  )  Liv.  m  des  Lois. — (2)  Voyez  ci-dessns  la  pre« 
Jiiicre  noie  dn  livre  II,  chap.  IV. 


l'jQ  DE    l'esprit     des    LOIS. 

verser  l'état,  ne  peuvent  ni  ne  veulent  renver- 
ser le  prince. 

Dans  ces  circonstances,  les  gens  qui  ont  de 
la  sagesse  et  de  l'autorité  s'entre-mettent;  on 
prend  des  tempéraments ,  on  s'arrange ,  on 
se  corrige  ;  les  lois  reprennent  leur  vigueur  et 
se  font  écouter. 

i^ussi  toutes  nos  histoires  sont-elles  pleines 
de  guerres  civiles  sans  révolutions;  celles  des 
états  despotiques  sont  oléines  de  révolutions 
sans  guerres  civiles. 

Ceux  c{ui  ont  écrit  l'histoire  des  guerres  ci- 
viles de  quelques  états,  ceux  même  qui  les  ont 
fomentées,  piouvent  assez  combien  l'autorité 
que  les  princes  laissent  à  de  certains  ordres 
pour  leur  service  leur  doit  être  peu  suspecte , 
puisque,  dans  leur  égarement  même,  ils  ne 
soupiroient  qu'après  les  lois  et  leur  devoir,  et 
retardoient  la  fougue  et  l'impétuosité  des  fac- 
tieux plus  qu'ils  ne  pouvoient  la  servir  (i). 

Le  cardinal  de  Richelieu,  pensant  peut-être 
qu'il  avoit  trop  avili  les  ordres  de  l'état,  a  re- 
cours, pour  le  soutenir,  aux  vertus  du  prince 
et  de  ses  ministres  (2);  et  il  exige  d'eux  tant 
de  choses,  qu'en  vérité  il  n'y  a  qu'un  ange 
qui  puisse  avoir  tant  d'attention,  tant  de  lu- 
mières ,  tant  de  fermeté ,  tant  de  connoissan- 
ces;  et  on  peut  à  peine  se  flatter  que,  d'ici  à  la 
dissolution  des  monarchies,  il  puisse  y  avoir 
un  prince  et  des  ministres  pareils. 

(i)  Mémoires  du  cardinal  de  Retz,  et  antres  his- 
toires.— (2)  Testament  politique. 


I.  IVREV,    CHAP.    XI.  i!j7 

Comme  les  peuples  qui  vivent  sous  une 
bonne  police  sont  ]>lus  ]i£ureux  que  ceux  qui , 
sans  règle  et  sans  chefs ,  errent  dans  les  forêts  ; 
aussi  les  monarques  qui  vivent  sous  les  lois 
fondamentales  de  leur  état  sont-ils  plus  heu- 
reux que  les  princes  despotiques  qui  n'ont 
rien  qui  puisse  régler  le  cœur  de  leurs  peuples 
ni  le  leur. 

CHAPITRE    XII. 

Continuation  du  même  sujet. 

V^u'oN  n'aille  point  chercher  de  la  magnani- 
mité dans  les  états  despotiques  ;  le  prince  n'y 
donneroit  point  une  grandeur  qu'il  n'a  pas 
lui-même  :  chez  lui  il  n'y  a  pas  de  gloire. 

C'est  dans  les  monarchies  que  l'on  verra  au- 
tour du  prince  les  sujets  recevoir  ses  rayons  ; 
c'est  là  que  chacun,  tenant,  pour  ainsi  dire, 
un  plus  grand  espace ,  peut  exercer  ces  vertus 
(jui  donnent  à  l'ame ,  non  pas  de  l'indépen- 
>!aace,  mais  de  la  grandeur. 

CHAPITRE    XIII. 

lilée  du  despotisme. 

\^  u  A  N  D  les  sauvages  de  la  Louisiane  veulent 
avoir  du  fruit,  ils  coupent  l'arbre  au  pied ,  et 
cueillent  le  fruit  (  i  ).  Voilà  le  gouvernement 
despotique. 

^t)   Lettres  cdif.  tome  II.  jingc  3i  5. 


l'jO  HE     L    ESPRIT     DES    LOIS. 

CHAPITRE    XIV. 

C'jiuuieut    les    lois  sont  relatives   au  principe   du 
gouvcraemeut  despotique. 

J^  E  gouvernement  despotique  a  pour  prin- 
cipe la  crainte  ;  mais  à  des  peuples  timides , 
i^rnorants ,  abattus ,  il  ne  faut  pas  beaucoup 
de  lois. 

Tout  y  doit  rouler  sur  deux  ou  trois  idées  ; 
il  n'en  faut  donc  pas  de  nouvelles.  Quand  vous 
instruisez  une  bête  ,  vous  vous  donnez  bien 
de  garde  de  lui  faire  changer  de  niailre,  de 
leçon  et  d'allure  ;  vous  fraj)pez  son  cerveau  par 
deux  ou  trois  mouvements ,  pas  davantage. 

Lorsque  le  prince  est  enfermé,  il  ne  peut 
sortir  du  séjour  de  la  volupté  sans  désoler 
tous  ceux  qui  l'y  retiennent.  Ils  ne  peuvent 
souffrir  que  sa  personne  et  son  pouvoir  pas- 
sent en  d'autres  mains.  Il  fait  donc  rarement 
la  guerre  en  personne ,  et  il  n'ose  guère  la  faire 
par  ses  lieutenants. 

Un  prince  pareil ,  accoutumé  dans  son  palais 
à  ne  trouver  aucune  résistance  ,  s'indigne  de 
celle  qu'on  lui  fait  les  armes  à  la  main  ;  il  est 
donc  ordinairement  conduit  par  la  colère  ou 
par  la  vengeance.  D'ailleurs  il  ne  peut  avoir 
d'idée  de  la  vraie  gloire.  Les  guerres  doivent 
donc  s'y  faire  dans  toute  leur  fureur  naturelle, 
et  le  droit  des  gens  y  avoir  moins  d'étendue 
qu'ailleurs. 
Un  tel  prince  a  tant  de  défauts ,  qu'il  faudroit 


LIVRE     V,    CUAP,    XIV.  l5y 

craindre  d'exposer  au  grand  jour  sa  stupidité 
naturelle.  Il  est  cacli,é ,  et  l'on  ignore  l'état  où 
il  se  trouve.  Par  bonheui'  les  hommes  sont  tels 
dans  ces  pays ,  qu'ils  n'ont  besoin  que  d  un 
nom  qui  les  gouverne. 

Charles  XII,  étant  à  Bender,  trouvant  quel 
que  résistance  dans  le  sénat  de  Suéde  ,  écrivit 
qu'il  leur  enverroit  une  de  ses  bottes  pour 
Commander.  Cette  botte  auroit  gouverné 
cr-snme  un  roi  despotique. 

Si  le  prince  est  prisonnier  ,  il  est  censé  être 
mort ,  et  un  autre  monte  sur  le  trône.  Les 
traités  que  fait  le  prisonnier  sont  nuls  ;  son 
successeur  ne  les  ratifieroit  pas.  En  effet ,  com- 
me il  est  les  lois ,  l'état  et  le  prince ,  et  que  sitôt 
qu'il  n'est  plus  le  prince  il  n'est  l'ien  ,  s'il 
n'étoit  pas  censé  mort,  l'état  seroit  détruit. 

Une  des  choses  qui  détermina  le  plus  les 
Turcs  à  faire  leur  paix  séparée  avec  Pierre  I 
fut  que  les  Moscovites  dirent  au  visir  qu'en 
Suéde  on  avoit  mis  un  autre  roi  sur  le  trône(i). 

La  conservation  de  l'état  n'est  que  la  con- 
servation du  prince ,  ou  plutôt  du  palais  où  il 
est  enfermé.  Tout  ce  qui  ne  menace  pas  directe- 
ment ce  palais  ou  la  ville  capitale  ne  fait  point 
d'impression  sur  des  esprits  ignorants ,  or- 
gueilleux et  prévenus  ;  et ,  quant  à  l'enchaîne- 
ment des  événements ,  ils  ne  peuvent  le  suivre, 
le  prévoir ,  y  penser  même.  La  politique ,  ses 

(i)  Suite  de  Pnffendorff,  Histoire  universelle ,  an 
ttaiîé  de  lu  Sviedo,  (h  w».  X. 


iGo  i>E  l'esprit  des  lois. 

ressorts  et  ses  lois ,  y  doivent  être  très  bornés  ; 
et  le  gouvernement  politique  y  est  aussi  sim- 
ple que  le  gouvernement  civil  (i). 

Tout  se  réduit  à  concilier  le  gouvernement 
politique  et  civil  avec  le  gouvernement  domes- 
tique, les  officiers  de  l'état  avec  ceux  du  serrai!. 

Un  pareil  état  sera  dans  la  meilleure  situa- 
tion lorsqu'il  pourra  se  regarder  comme  seul 
dans  le  monde ,  qu'il  sera  environné  de  dé- 
serj;s ,  et  séparé  des  peuples  qu'il  appellera 
barbares.  Ne  pouvant  compter  sur  la  milice, 
il  sera  bon  qu'il  détruise  une  partie  de  lui- 
même. 

Comme  le  principe  du  gouvernement  despo- 
tique est  la  crainte ,  le  but  en  est  la  tranquillité  : 
mais  ce  n'est  point  une  paix ,  c'est  le  silence  de 
ces  villes  que  l'ennemi  est  près  d'occuper. 

La  force  n'étant  pas  dans  l'état,  mais  dans 
l'armée  qui  l'a  fondé ,  il  faudroit,  pour  défen- 
dre l'état,  conserver  cette  armée;  mais  elle 
est  formidable  au  prince.  Comment  donc  con- 
cilier la  siireté  de  l'état  avec  la  sûreté  de  la 
personne  ? 

Voyez,  je  vous  prie  ,  avec  quelle  industrie 
le  gouvernement  moscovite  cherche  à  sortir 
du  despotisme  ,  qui  lui  est  plus  pesant  qu'aux 
peuples  mêmes.  On  a  cassé  les  grands  corps 
de  troupes ,  on  a  diminué  les  peines  des  cri- 
mes ,  on  a  établi  des  tribunaux,  on  a  com- 

(i)  Selon  'M.  Ciiarcliii.  il  n'y  a  poiut  de  conseil 
d'ctat  eu  Tcise. 


LIVRKV,     CHAP.     XIV.  iGl 

mencé  à  connoître  les  lois  ,  on  a  instruit  les 
peuples  ;  mais  il  y  a  des  causes  particulières 
qui  le  ramèneront  peut-être  au  malheur  qu'il 
voudroit  fuir. 

Dans  CCS  états  la  religion  a  plus  d'influence 
que  dans  aucun  autre  ;  elle  est  une  crainte 
ajoutée  à  la  crainte.  Dans  les  empires  maho- 
métans  c'est  de  la  religion  que  les  peuples 
tirent  en  partie  le  respect  étonnant  qu'ils  ont 
pour  leur  prince. 

C'est  la  religion  qui  corrige  un  peu  la  con- 
stitution turque.  Les  sujets  qui  ne  sont  pas 
attaches  à  la  gloire  et  à  la  grandeur  de  l'état 
par  honneur  ,  le  sont  par  la  force  et  par  le 
principe  de  la  religion. 

De  tous  les  gouvernements  despotiques  ,  il 
n'y  en  a  point  qui  s'accable  plus  lui-même  que 
celui  où  le  prince  se  déclare  propriétaire  de 
tous  les  fonds  de  terres  et  l'héritier  de  tous  ses 
sujets  :  il  en  résulte  toujours  l'abandon  delà 
culture  des  terres  ;  et ,  si  d'ailleurs  le  prince 
est  marchand  ,  toute  espèce  d'industrie  est 
r.uiuée. 

Dans  ces  états  on  ne  répare ,  on  n'améliore 
lùen  (i);  on  ne  bâtit  de  maisons  que  pour  la 
vie  ;  on  ne  lait  point  de  fossés  ,  on  ne  plante 
point  d'arbres  5  on  tire  tout  de  la  terre,  on 
ne  lui  rend  rien  ;  tout  est  en  friche ,  tout  est 
désert. 

Pensez- vous  que  les  lois  qui  ôtent  la  pro- 

(  I  )  Toye/.  Kioaut,  Etat  de  reinpire  ottoman,  p.  1 96 . 


102  DE     l'kSPRIT     des    LOIS. 

{(rlété  des  fonds  de  terre  et  la  succession  dts 
biens  diminueront  l'avarice  et  la  cupidité  des 
grands  ?  Non  ;  clies  irriteront  cette  cupidité 
et  celte  avarice.  On  sera  porté  à  faire  mille 
vexations ,  parcequ'on  ne  croii'a  avoir  en  pro- 
pre que  i'or  ou  l'argent  qu'on  pourra  voler  ou 
cacher. 

Pour  que  tout  ne  soit  pas  perdu,  il  est  bon 
que  l'avidité  du  prince  soit  modérée  par  quel- 
que coutume.  Ainsi,  en  Turquie,  le  prince  se 
contente  ordinairement  de  prendre  trois  pour 
cent  sur  les  successions  (  i  )des  gens  du  peu- 
ple :  mais,  comme  le  grand- seigneur  donne  la 
plupart  des  terres  à  sa  milice ,  et  en  dispose  à 
sa  fantaisie;  comme  il  se  saisit  de  toutes  les 
successions  des  officiers  de  l'empire  ;  comme  , 
lorsqu'un  homme  meurt  sans  enfants  mâles , 
le  grand-seigneur  a  la  propriété ,  et  que  les 
filles  n'ont  que  l'usufruit;  il  arrive  que  la  plu- 
part des  biens  de  l'état  sont  possédés  d'une 
manière  précaire. 

Par  la  loi  de  Bantam  ^  2  )  le  roi  prend  toute 
la  succession,  même  la  femme,  les  enfants  et 
la  maison.  On  est  obligé,  pour  éluder  la  plus 
cruelle  disposition  de  cette  loi,  de  marier  les 

(i)  Voyez,  sur  les  successions  des  Tttrcs,  Lacé- 
démone  ancienne  et  moderne.  Voyez  aussi  Ricaut, 
de  l'Empire  ottoman. — (2)  Recueil  des  voyages  qui 
ont  servi  à  l'éfaLlissemeut  de  la  compagnie  des 
Indes,  tome  I.  La  loi  du  Pégu  est  moins  cruelle:  si 
on  a  des  enfants ,  le  roi  ne  succède  qu'aux  deux  tiers. 
IbiJ.  tome  III,  page  i. 


LIVRE     ^'  ,    (;  H  A  p.     XIV.  1  O  J 

Olifants  à  huit,  neuf  ou  dix  ans,  et  quelquefois 
])lus  jeunes  ,  afin  qu'ils  ne  se  trouvent  pas 
faire  une  malheureuse  partie  de  la  succession 
du  père. 

Dans  les  états  où  il  n'y  a  point  de  lois  fon- 
damentales ,  la  succession  à  l'empire  ne  saiiroit 
être  fixe.  La  couronne  y  est  élective  par  le 
]>rince  ,  dans  sa  famille  ou  hors  de  sa  famille. 
En  vain  seroit-il  établi  que  l'aîné  succéderoit  ; 
le  prince  en  pourroit  toujours  choisir  un  autre. 
Le  successeur  est  déclaré  par  le  prince  lui- 
laème ,  ou  par  ses  ministres ,  ou  par  une  guerre 
civile.  Ainsi  cet  état  a  une  raison  de  dissolu- 
tion de  plus  qu'une  monarchie. 

Chaque  prince  de  la  famille  royale  ayant 
ime  égale  capacité  pour  être  élu  ,  il  arrive  que 
celui  qui  monte  sur  le  trône  fait  d'abord  étran- 
gler ses  frères ,  comme  en  Turquie;  ou  les  fait 
aveugler,  comme  en  Perse;  ou  les  rend  fous, 
comme  chez  le  Mogol  ;  ou ,  si  l'on  ne  prend 
point  ces  précautions  ,  comme  à  Maroc,  cha- 
que vacance  de  trône  est  suivie  d'une  affreuse 
guerre  civile. 

Par  les  constitutions  de  Moscovie  (i) le  czar 
peut  choisir  qui  il  veut  pour  son  successeur, 
soit  dans  sa  famille ,  soit  hors  de  sa  famille. 
Un  tel  établissement  de  succession  cause  mille 
révolutions ,  et  rend  le  trône  aussi  chancelant 
que  la  succession  est  arbitraire.  L'ordre  de 

(i)  Voyez  les  différentes  constitutions^  sur-tout 
celle  de  1 722. 


i6i\  DE  l'esprit  des  lois. 

succession  étant  une  des  choses  qu'il  importe  le 
plus  au  peuple  de  savoir ,  le  meilleur  est  celui 
qui  frappe  le  plus  les  yeux ,  comme  la  nais- 
sance et  un  certain  ordre  de  naissance.  Une 
telle  disposition  arrête  les  brigues  ,  étouffe 
l'ambition  ;  on  ne  captive  plus  l'esprit  d'un 
prince  foible,  et  l'on  ne  fait  point  parler  les 
mourants. 

Lorsque  la  succession  est  établie  par  une  loi 
fondamentale,  un  seul  prince  est  le  succes- 
seur, et  ses  frères  n'ont  aucun  droit  réel  ou 
apparent  de  lui  disputer  la  couronne.  On  ne 
peut  présumer  ni  faire  valoir  une  volonté  par- 
ticulière du  père.  Il  n'est  donc  pas  plus  ques- 
tion d'arrêter  ou  de  faire  mourir  le  frère  du 
roi  que  quelque  autre  sujet  que  ce  soit. 

Mais ,  dans  les  états  despotiques  ,  oii  les 
frères  du  prince  sont  également  ses  esclaves  et 
ses  rivaux ,  la  prudence  veut  que  l'on  s'assure 
de  leurs  personnes  ,  sur -tout  dans  les  pays 
mabométans ,  où  la  religion  regarde  la  victoire 
ou  le  succès  comme  un  jugement  de  Dieu  ;  de 
sorte  que  personne  n'y  est  souverain  de  droit, 
mais  seulement  de  fait. 

L'ambition  est  bien  plus  irritée  dans  des 
états  où  des  princes  du  sang  voient  que,  s'ils 
ne  montent  pas  sur  le  trône ,  ils  seront  enfer- 
més ou  mis  à  mort,  que  parmi  nous,  où  les 
pi'inces  du  sang  jouissent  d'une  condition  qui, 
si  elle  n'est  pas  si  satisfaisante  pour  l'ambition , 
l'est  peut-être  plus  pour  les  désirs  modérés. 

Les  princes  des  états  despotiques  ont  tou- 


MVRE     V,    CHAI'.     XIV.  l65 

jours  abusé  du  mariage.  Ils  prennent  ordinai- 
rement plusieurs  femmes  ,  sur-  tout  dans  la 
partie  du  monde  où  le  des])Otisme  est,  jiour 
ainsi  dire,  naturalisé,  qui  est  l'Asie.  Ils  en  ont 
tant  d'enfants  ,  fju'ils  ne  peuvent  guère  avoir 
d'affection  pour  eux,  ni  ceux-ci  pour  leurs 
frères. 

La  famille  régnante  ressemble  à  l'état  ;  elle 
est  trop  foible,  et  son  chef  est  trop  fort  ;  elle 
paroît  étendue,  et  elle  se  réduit  à  rien.  Ar- 
taxerxès(i)  fit  mourir  tous  ses  enfants  pour 
avoir  conjuré  contre  lui.  Il  n'est  pas  vraisem- 
blable que  cinquante  enfants  conspirentcontre 
leur  père,  et  encore  moins  f[u'ils  consjiirent 
parcequ'il  n'a  pas  voulu  céder  sa  concubine  à 
son  fils  aine.  Il  est  plus  simple  de  croire  qu'il  y 
a  là  quelque  iïitrigue  de  ces  serrails  d'orient , 
de  ces  lieux  où  l'artifice  ,  la  méchanceté  ,  la 
ruse  ,  régnent  dans  le  silence ,  et  se  couvrent 
d'une  épaisse  nuit;  où  un  vieux  prince  ,  de- 
venu tous  les  jours  plus  imbécille  ,  est  le  pre- 
mier prisonnier  du  palais. 

Après  tout  ce  que  nous  venons  de  dire  il 
sembleroit  que  la  nature  humaine  se  souleve- 
roit  sans  cesse  contre  le  gouvernement  despo- 
tique; mais,malgré  l'amour  des  hommes  pour 
la  liberté ,  malgré  leur  haine  contre  la  violence, 
la  plupart  des  peuples  y  sont  soumis  :  cela  est 
aisé  à  comprendre.  Pour  former  un  gouver- 
neznent  modéré  il  faut  combiner  les  puissan- 

(i)  Voyez  Justin. 


iG6  DE  l'esprit  des  lois. 

ces  ,  les  régler,  les  tempérer  ,  les  faire  agir  , 
donner , pour  ainsi  dire ,  un  lest  à  l'une  pour  la 
mettre  en  état  de  résister  à  une  autre;  c'est  un 
chef-d'œuvre  de  législation  que  le  hasard  fait 
rarement ,  et  que  rarement  on  laisse  faire  à 
la  prudence.  Un  gouvernement  despotique  , 
au  contraire ,  saute , pour  ainsi  dire ,  aux  yeux  ; 
il  est  uniforme  par-tout  :  comme  il  ne  faut  que 
des  passions  pour  l'établir,  tout  le  monde  est 
bon  pour  cela. 

CHAPITRE    XV. 

Continua  lion  tlu  même  snjet. 

JJ  A  N  S  les  climats  chauds ,  oîi  règne  ordinai- 
rement le  despotisme,  les  passions  se  font  plu- 
tôt sentir,  et  elles  sont  aussi  plutôt  amoi'ties(i); 
l'esprit  y  est  plus  avancé;  les  périls  de  la  dis- 
sipation des  biens  y  sont  moins  grands  ;  il  y  a 
moins  de  facilité  de  se  distinguer,  moins  de 
commerce  entre  les  jeunes  gens  renfennës 
dans  la  maison  ;  on  s'y  marie  de  meilleure 
ïieure  :  on  y  peut  donc  être  majeur  plutôt  que 
dans  nos  climats  d'Europe.  En  Turquie  la  ma- 
jorité commence  à  quinze  ans  (2). 

La  cession  des  biens  n'y  peut  avoir  lieu. 
Dans  un  gouvernement  où  personne  n'a  de 
fortune  assurée  ,  on  prête  plus  à  la  personne 
qu'aux  biens. 

(i)  Voyez  le  livre  des  Lois,  dans  le  rapport  qu'elles 
ont  avec  la  nature  du  climat.  —  (2)  La  Guilletiere, 
Laccdcmone  ancienne  et  nouvelle,  page  463. 


LIVRE    V,    CHAP.    XV.  1G7 

Elle  entre  naturellement  dans  les  gouver- 
nements modcrc'S  (  i  )  ,  et  sur-tout  dans  les 
républiques ,  à  cause  de  la  plus  grande  con- 
fiance que  l'on  doit  avoir  dans  la  probité  des 
citoyens ,  et  de  la  douceur  que  doit  inspiier 
une  forme  de  gouvernement  que  chacun  sem- 
ble s'être  donnée  lui-même. 

Si ,  dans  la  répidjlique  romaine ,  les  légis- 
lateurs avoient  établi  la  cession  des  biens  (a), 
on  ne  seroit  pas  tombé  dans  tant  de  séditions 
et  de  discordes  civiles,  et  l'on  n'auroit  point 
essuyé  les  dangers  des  maux ,  ni  les  périls  des 
remèdes. 

La  pauvreté  et  l'incertitude  des  fortunes 
dans  les  états  despotiques  y  naturalisent  l'u- 
sure, chacun  augmentantle  prix  de  son  argent 
à  proportion  du  péril  qu'il  y  a  à  le  prêter.  La 
misei'e  vient  donc  de  toutes  parts  dans  ces  pays 
malheureux ,  tout  y  est  ôté ,  jusqu'à  la  res- 
source des  emprunts. 

Il  arrive  de  là  qu'un  marchand  n'y  sauroit 
faire  un  grand  commerce  ;  il  vit  au  jour  la 
journée  :  s'il  se  chargeoit  de  beaucoup  de  mar- 
chandises ,  il  jierdroit  plus  par  les  intérêts 
qu'il  donneroit  pour  les  payer ,  qu'il  ne  gagne- 
roit  sur  les  marchandises.  Aussi  les  lois  sur 


(i)  Il  en  est  de  même  des  atermoiements  dans  les 
banqueroutes  de  bonne  foi. — (2)  Elle  ne  l'ut  établie 
que  par  ia  loi  Julla ,  de  ccssione  ùotiormn.  On  évi- 
toit  la  prison ,  et  La  cession  de  biens  n'étoit  pas  igno- 
irinieuse.  Cod.  liv.  II.  lit.  XTI. 


i68  DE  l'esprit   des  lois. 

le  commerce  n'y  ont-elles  guère  de  lieu  ;  elles 

se  réduisent  à  la  simple  police. 

Le  gouvernement  ne  sauroit  être  injuste 
sans  avoir  des  mains  qui  exercent  ces  injus- 
tices :  or  il  est  impossible  que  ces  mains  ne 
s'emploient  pour  elles-mêmes.  Le  péculat  est 
donc  naturel  dans  les  états  despotiques. 

Ce  crime  y  étant  le  crime  ordinaire ,  les  fcon- 
fiscations  y  sont  utiles.  Par-là  on  console  le 
peuple  ;  l'argent  qu'on  en  tire  est  un  tribut 
considérable  que  le  prince  leveroit  difficile- 
ment sur  des  sujets  abymés  :  il  n'y  a  même, 
dans  ce  pays  ,  aucune  famille  qu'on  veuille 
conserver. 

Dans  les  états  modérés  ,  c'est  tout  autre 
chose.  Les  confiscations  rendroient  la  pro- 
priété des  biens  incertaine  ;  elles  dépouille- 
roient  des  entants  innocents,  elles  détruiroient 
une  famille  lorsqu'il  ne  s'agiroit  que  de  punir 
un  coupable.  Dans  les  républiques  ,  elles  fe- 
roient  le  mal  d'ôter  l'égalité  qui  en  fait  l'ame , 
en  privant  un  citoyen  de  son  nécessaire  phy- 
sique (i). 

Une  loi  romaine  veut  (a)  qu'on  ne  confisque 
que  dans  le  cas  de  crime  de  lèse -majesté  au 
premier  chef.  Il  seroit  souvent  très  sage  de 
suivre  l'esprit  de  cette  loi ,  et  de  borner  les 


(i)  Il  me  semble  qu'on  aimoit  trop  les  confisca- 
tions dans  la  république  d'Athènes. — (2)  Authent. 
bona  damnatorum.  Cod.  de  bon.  proscript,  seu 
damn. 


I.  IVRK     V,     Cil  A  P.     XV.  Jdy 

confiscations  à  de  certains  crimes.  Dans  les 
pays  on  une  coutume  locale  a  disposé  des  pro- 
|ires,  Bodin  (i)  dit  très  bien  qu'il  ne  faudroit 
confisquer  que  les  acquêts. 

CHAPITRE   "XV!. 

De  la  coiumuuication  du  pouvoir. 

U  A  N  S  le  gouvernement  despotique ,  le  pou- 
voir passe  tout  entier  dans  les  mains  de  celui 
à  qui  on  le  confie.  Le  visir  est  le  despote  lui- 
même  ,  et  chaque  officier  particulier  est  le  visir. 
Dans  le  gouvernement  monai'chique ,  le  pou- 
voir s'applicjue  moins  immédiatement;  le  mo- 
narque, en  le  donnant,  le  tempère  (2").  Il  fait 
une  telle  distribution  de  son  autorité ,  qu'il 
n'en  donne  jamais  une  partie  qu'il  n'en  retienne 
une  plus  grande. 

Ainsi ,  dans  les  états  monarchiques ,  les  gou  - 
verneurs  particuliers  des  villes  ne  relèvent  pas 
tellement  du  gouverneur  de  la  province  qu'ils 
ne  relèvent  du  prince  encore  davantage;  et 
les  officiers  particuliers  des  corps  militaires  ne 
dépendent  pas  tellement  du  général  qu'ils  ne 
dépendent  du  prince  encore  plus. 

Dans  la  ])lupart  des  états  monarchiques  on 
a  sagement  établi  cjue  ceux  qui  ont  un  com- 
mandement un  peu  étendu  ne  soient  attachés 

(i)  Liv.  V,  chap.  III. 

(9.)  Ut  es':e  l'iiœbi  dulcius  lumen  rolct 

Jamjam  cadenfis.... 
Fspn.  nrs  r.ois.    1.  lO 


170  DE     L   ESPRIT     DES     LOIS. 

à  aucun  corps  de  milice  ;  de  sorte  que,  n'ayant 
de  commandement  que  par  une  volonté  parti- 
culière du  prince  ,  pouvant  être  employés  et 
ne  l'être  pas,  ils  sont  en  quelque  façon  dans  le 
service ,  et  en  quelque  façon  dehors. 

Ceci  est  incompatible  avec  le  gouvernement 
despotique.  Car  si  ceux  qui  n'ont  pas  un  em- 
ploi actuel  avoient  néanmoins  des  prérogatives 
et  des  titres ,  il  y  auroit  dans  l'état  des  hommes 
grands  par  eux-mêmes  ;  ce  qui  choqueroit  la 
nature  de  ce  gouvernement. 

Que  si  le  gouverneur  d'une  ville  étoit  indé- 
pendant du  bâcha  ,  il  faudroit  tous  les  jours 
des  tempéraments  pour  les  accommoder;  chose 
absurde  dans  un  gouvernement  despotique. 
Et  de  plus ,  le  gouverneur  particulier  pouvant 
ne  pas  obéir  ,  comment  l'autre  pourroit-il  ré- 
pondre de  la  province  sur  sa  tête? 

Dans  ce  gouvernement  l'autorité  ne  peut 
être  balancée  ;  celle  du  moindre  magistrat  ne 
l'est  pas  plus  que  celle  du  despote.  Dans  les 
pays  modérés  la  loi  est  par-tout  sage,  elle  est 
par-tout  connue ,  et  les  plus  petits  magistrats 
peuvent  la  suivre.  Mais  dans  le  despotisme, 
où  la  loi  n'est  que  la  volonté  du  prince ,  qiiand 
le  prince  scroit  sage  ,  comment  un  magistrat 
pourroit-il  suivre  une  volonté  qu'il  ne  connoît 
pas  ?  Il  faut  qu'il  suive  la  sienne. 

Il  y  a  plus  ;  c'est  que  la  loi  n'étant  que  ce  que  le 
prince  veut ,  et  le  prince  ne  pouvant  vouloir  que 
ceqri'il  connoît,  il  faut  bien  qu'il  y  ait  une  infi- 
nité de  gens  qui  veuillent  pour  lui  et  comme  lui. 


LIVRE    V,    CHAV.    X\  I.  171 

Enfin  ,  la  loi  étant  la  volonté  momentanée 
du  prince ,  il  est  nécessaire  que  ceux  qui  veu- 
lent pour  lui  veuillent  subitement  comme  lui. 

CHAPITRE    XVII. 

Des  présents. 

Cu'est  un  usage  dans  les  pays  despotiques 
que  l'on  n'aborde  qui  que  ce  soit  au-dessus 
de  soi  sans  lui  faire  un  présent ,  pas  même  les 
rois.  L'empereur  du  Mogol  (i)  ne  reçoit  point 
les  requêtes  de  ses  sujets  qu'il  n'en  ait  reçu  quel- 
que chose.  Ces  princes  vont  jusqu'à  corrompre 
leurs  propres  grâces. 

Cela  doit  être  ainsi  dans  un  gouvernement 
où  personne  n'est  citoyen  ;  dans  un  gouverne- 
ment où  l'on  est  plein  de  l'idée  que  le  supérieur 
ne  doit  rien  à  l'inférieur  ;  dans  un  gouverne- 
ment où  les  hommes  ne  se  croient  liés  que  par 
les  châtiments  que  les  uns  exercent  sur  les  au- 
tres ;  dans  un  gouvernement  où  il  y  a  peu  d'af- 
faires, et  où  il  est  rare  que  l'on  ait  besoin  de 
se  présenter  devant  un  grand ,  de  lui  faire  des 
demandes ,  et  encore  moins  des  plaintes. 

Dans  une  république  les  présents  sont  une 
chose  odieuse ,  parceque  la  vertu  n'en  a  pas 
besoin.  Dans  une  monarchie  l'honneur  est  un 
motif  plus  fort  que  les  présents.  Mais  dans 
l'état  despotique  ,  où  il  n'y  a  ni  honneur  ni 

(i)  Recueil  des  voyages  qni  ont  servi  à  rétablis- 
sement de  la  compagnie  des  Indes ,  tome  I ,  p.  80. 


172  DE     LES  PRIT    UES    LOIS. 

vertu ,  on  ne  peut  être  détermine  à  agir  que 
par  l'espérance  des  commodités  de  la  vie. 

C'est  dans  les  idées  de  la  république  que 
Platon  (i)vouloit  que  ceux  qui  recevoient  des 
présents  pour  faire  leur  devoir  fussent  punis 
de  mort.  «  11  n'en  faut  prendre ,  disoit-il ,  ni 
«  pour  les  choses  bonnes  ,  ni  pour  les  mau- 
a  vaises.  » 

C'étoit  une  mauvaise  loi  que  cette  loi  ro- 
maine (  2  )  qui  permettoit  aux  magistrats  de 
prendre  de  petits  présents  (  3  ) ,  pourvu  qu'ils 
ne  passassent  pas  cent  écus  dans  toute  l'année. 
Ceux  à  qui  on  ne  donne  rien  ne  désirent  rien  ; 
ceux  à  qui  on  donne  un  peu  désirent  bientôt 
un  peu  plus,  et  ensuite  beaucoup.  D'ailleurs, 
il  est  plus  aisé  de  convaincre  celui  qui,  ne  de- 
vant rien  prendre  ,  [)rend  quelque  cliose ,  que 
celui  qui  prend  plus  lorsqu'il  devroit  prendre 
moins ,  et  qui  trouve  toujours  pour  cela  des 
prétextes,  des  excuses,  des  causes  et  des  rai- 
sons plausibles. 

CHAPITRE    XVIII. 

Des  récompenses  qae  le  souveraiu  donne. 

JJans  les  gouvernements  despotiques,  où, 
comme  nous  avons  dit ,  on  n'est  déterminé  à 
agir  que  par  l'espérance  des  commodités  de  la 
vie,  le  prince  qui  récomj)ense  n'a  que  de  l'ar- 

(i)  Liv.  XridesLois.  —  (ajLeg.VI,  §.  II,Dig. 
ad  Icg.  .Tul.  repef. — (3)  Munnsciila. 


I.IVRK     V,     CUAP.     XVIII.  17' 

;  nt  à  donner.  Dans  une  monarcliie  où  Thon- 
iiciu-  règne  seul ,  le  prince  ne  récompenseroit 
que  par  des  distinctions  ,  si  les  distinctions 
que  l'honneur  établit  n'étoient  jointes  à  un  luxe 
qui  donne  nécessairement  des  besoins  :  le  prin- 
ce y  récompense  donc  par  des  honneurs  qui 
mènent  à  la  fortune.  Mais  dans  une  ré])ubli- 
que,  où  la  vertu  règne,  motif  qui  se  suffit  à 
lui-même  et  qui  exclut  tous  les  autres  ,  l'état 
ne  récompense  que  par  des  témoignages  de 
cette  vertu. 

C'est  une  règle  générale  que  les  grandes  ré- 
compenses ,  dans  une  monarchie  et  dans  une 
république,  sont  nn  signe  de  leur  décadence , 
parcequ'elles  prouvent  que  leurs  principes  sont 
corrompus  ;  que  d'un  côté  l'idée  de  l'honneur 
n'y  a  plus  tant  de  force  ;  que  de  l'autre  la  qua- 
lité de  citoyen  s'est  affoiblie. 

Les  plus  mauvais  empereurs  romains  ont 
été  ceux  qui  ont  le  plus  donné;  par  exemple  , 
Caligula  ,  Claude,  Néron,  Othon,  Vitellius, 
Commode,  Héliogabale  ,  et  Caracalla.  Les 
jueilleurs ,  comme  Auguste ,  Vespasien ,  Anto-» 
nin  Pie,  Marc-Aurele  ,  et  Pertinax  ,  ont  été 
économes.  Sous  les  bons  empereurs  l'état  re- 
prenoit  ses  principes;  le  trésor  de  l'honneur 
"ppléoit  aux  autres  trésors. 


174  ^^    L'iiSPaiT    DES    LOIS. 

CHAPITRE    XIX. 

Noarelles  coaséquencea  des  principes  des  trois 
gouvernements. 

J  E  ne  puis  me  résoudre  à  finir  ce  livre  sans 
faire  encore  quelques  applications  de  mes  trois 
j)rincipes- 

Première  question.  Les  lois  doivent-elles 
forcer  un  citoyen  à  accepter  les  emplois  pu- 
blics? Je  dis  qu'elles  le  doivent  dans  le  gou- 
vernement républicain  ,  et  non  pas  dans  le 
monarchique.  Dans  le  premier,  les  magistra- 
tures sont  des  témoignages  de  vertu  ,  des  dé- 
pôts que  la  patrie  confie  à  un  citoyen  qui  ne 
doit  vivre ,  agir  et  penser,  que  pour  elle  :  il  ne 
peut  donc  pas  les  refuser  (i).  Dans  le  second , 
les  magistratures  sont  des  témoignages  d'hon- 
neur :  or  telle  est  la  bizarrerie  de  l'honneur , 
qu'il  se  plaît  à  n'en  accepter  aucun  que  quand 
il  veut ,  et  de  la  manière  qu'il  veut. 

Le  feu  roi  de  Sardaigne  (-Ji)  punissoit  ceux 
qui  refusoient  les  dignités  et  les  emplois  de 
son  état:  il  suivoit,  sans  le  savoir,  des  idées 
républicaines.  Sa  manière  de  gouverner  d'ail- 
leurs prouve  assez  que  ce  n'étoit  pas  là  son 
intention. 

(i)  Platon,  dans  sa  République,  1.  "V'III,  met  ces 
refus  au  nombre  des  marques  de  la  corruption  de  la 
république.  Dans  ses  lois ,  liv.  VI ,  il  veut  qu'on  les 
punisse  par  une  amojde.  A  Venise  oa  les  punit  par 
i'eiil. —  (2)  Victor  Amcdce. 


LIVRE    V,    CHAP.    XIX.  I7J 

Seconde  question.  Est-ce  une  bonne  ma- 
xime qu'un  citoyen  puisse  être  obligé  d'accep- 
ter dans  l'armée  une  place  inférieure  à  celle 
qu'il  a  occupée?  On  voyoit  souvent,  chez  les 
Romains,  le  capitaine  servir  l'année  d'après 
sous  son  lieutenant  (i).  C'est  que ,  dans  les  ré- 
publiques, la  vertu  demande  qu'on  fasse  à  l'é- 
tat un  sacrifice  continuel  de  soi-même  et  de  ses 
répugnances.  Mais,  dans  les  monarchies, l'hon- 
neur, vrai  ou  faux ,  ne  peut  souffrir  ce  qu'il  ap- 
pelle se  dégrader. 

Dans  les  gouvernements  despotiques ,  où 
l'on  abuse  également  de  l'honneur,  des  postes 
et  des  rangs ,  on  fait  indifféremment  d'un  prin- 
ce un  goujat,  et  d'un  goujat  un  prince. 

Troisième  question.  Mettra-t-on  sur  une 
même  tête  les  emplois  civils  et  militaires?  Il 
faut  les  unir  dans  la  république ,  et  les  séparer 
dans  la  monarchie.  Dans  les  républiques  il  se- 
roit  bien  dangereux  de  faire  de  la  profession 
des  armes  un  état  particulier  distingué  de  ce- 
lui qui  a  les  fonctions  civiles;  et  dans  les  mo- 
narchies il  n'y  auroit  pas  moins  de  péi'il  à  don- 
ner les  deux  fonctions  à  la  même  personne. 

On  ne  prend  les  armes  dans  la  république 
qu'en  qualité  de  défenseur  des  lois  et  de  la  pa- 

(i)  Quelques  centurions  ayant  appelé  au  peuple 
pour  demande!'  l'emjjloi  qu'ils  avoieul  eu:  «  Il  est. 
«juste,  mes  compagnons,  dit  un  centurion,  que 
«  vous  regardiez  comme  honorables  tous  les  postes 
K  OU  vous  défendrez  ia  république.  «  Tite-Live , 
iiv.  "XLII. 


i-;G  DE  l'esprit  des  lois. 

trie;  c'est  parceque  l'on  est  citoyen  qu'on  se 
fait,  pour  un  temps,  soldat.  S'il  y  avoit  deux 
('tats  distingués,on  feroit  sentir  à  celui  qui,  sous 
les  armes,  se  croit  citoyen ,  qu'il  n'est  que  soldat. 

Dans  les  monarchies ,  les  gens  de  guerre 
n'ont  pour  objet  que  la  gloire,  ou  du  moins 
l'honneur  ou  la  fortune.  On  doit  bien  se  gar- 
der de  donner  les  emplois  civils  à  des  hommes 
pareils  :  il  faut,  au  contraire,  qu'ils  soient  con- 
tenus par  les  magistrats  civils,  et  que  les  mêmes 
gens  n'aient  pas  en  même  temps  la  confiance 
du  peu])ie,  et  la  force  pour  en  abuser  (i). 

Voyez,  dans  une  nation  où  la  république  se 
cache  sous  la  forme  de  la  monarchie,  combien 
l'on  craint  un  état  particulier  de  gens  de  guerre; 
et  comment  le  guerrier  reste  toujours  citoyen , 
ou  même  magistrat, afin  que  ces  qualités  soient 
un  gage  pour  la  patrie ,  et  que  l'on  ne  l'oublie 
jamais. 

Cette  division  de  magistratures  en  civiles  et 
militaires,  faite  par  les  Romains  après  la  ])erte 
<le  la  république,  ne  fut  pas  une  chose  arbi- 
traire; elle  fut  une  suite  du  changement  de  la 
constitution  de  Tlome  :  elle  étoit  de  la  nature 
du  gouvernement  monarchique  ;  et  ce  qui  ne 
fut  que  commencé  sous  Auguste  (2),  les  em- 

(i)  Ne  imperinm  ad  optimos  nobilium  transfer- 
retur,  senatuni  luilitià  vetuit  Gallienus  ;  etiam  adiré 
exercitara.Aurelias  Victor, ^e  Cœsaribus. — (2)Aq- 
■^uste  ôta  aux  sénateurs,  proconsuls,  et  gouverneurs, 
Le  droit  de  porter  les  armes.  Dion  ,  liv.  XXltlII. 


T.  1  V  R  I-.     V  ,    CHAT.     XIX.  177 

perciirs  suivants  (1)  furent  obliges  do  l'ache- 
ver, ]K)ur  tempérer  le  gouvernement  militaire. 

Ainsi  Procope  ,  coneurrent  de  Valence  à 
l'empire,  n'y  entendoit  rien,  lorsque,  don- 
nant à  Hormisdas,  prince  du  sang  royal  de 
Perse,  la  dignité  de  proconsul  (2) ,  il  rendit  à 
cette  magistrature  le  commandement  des  ar- 
mées, qu'elle  avoit  autrefois;  à  moins  qu'il 
n'eût  des  raisons  particulières.  Un  homme  qui 
aspire  à  la  souveraineté  cherche  moins  ce  qui 
est  utile  à  l'état  que  ce  qui  l'est  à  sa  cause. 

Quatrième  question.  Convient-il  que  les 
charges  soient  vénales?  Elles  ne  doivent  pas 
l'être  dans  les  états  despotiques,  oîi  il  faut  que 
les  sujets  soient  placés  ou  déplacés  dans  un 
instant  par  le  prince. 

Cette  vénalité  est  honne  dans  les  états  mo- 
narchiques ,  parcequ'elle  fait  faire  comme  un 
métier  de  famille  ce  qu'on  ne  voudroit  pas  en- 
treprendre pour  la  vertu;  qu'elle  destine  cha- 
cun à  son  devoir,  et  rend  les  ordres  de  l'état 
plus  permanents.  Suidas  (3)  dit  très  bien  qu'A- 
nastase  avoit  fait  de  l'empire  une  espèce  d'aris- 
tocratie en  vendant  toutes  les  magistratures. 

Platon  (4)  ne  peut  souffrir  cette  vénalité. 
«  C'est,  dit-il,  comme  si,  dans  un  navire,  on 

(  I  )  Coustantin.  Voyez  Zozime  ,  liv,  II. — (a)  Aiu- 
raian.  MarcelKn. ,  lib.  XXYI,  More  veterum,  et 
civilia,  et  bella  rectnro. — (3)  Fragments  tirés  des 
ambassades  de  Constantin  Porphyrogéaete. — (4)Rc- 
publique  ,  liv.  "VIII. 


l'jS  DE     l'esprit    des     LOIS. 

<■  faisoit  quelqu'un  pilote  ou  matelot  pour  son 
«  argent.  vSerolt-il  possible  que  la  règle  fut  mau- 
«  vaise  dans  quelque  autre  emploi  que  ce  fût 
«  de  la  \ie,  et  bonne  seulement  pour  conduire 
«une  république?  »  Mais  Platon  parle  d'une 
république  fondée  sur  la  vertu,  et  nous  par- 
lons d'une  raonarcliie.  Or,  dans  une  monar- 
chie, où,  quand  les  cliarges  ne  se  vendroient 
pas  par  un  règlement  public,  l'indigence  et 
l'avidité  des  courtisans  les  vendroient  tout  de 
même,  le  kasard  donnera  de  meilleurs  sujets 
que  le  choix  du  prince.  Enfin,  la  manière  de 
s'avancer  par  les  richesses  inspire  et  entretient 
l'industrie  (i);  chose  dont  cette  espèce  de  gou- 
vernement a  grand  besoin. 

Cinquième  question.  Dans  quel  gouver- 
nement faut-il  des  censeurs?  Il  en  faut  dans 
une  république,  où  le  principe  du  gouverne- 
ment est  la  vertu.  Ce  ne  sont  pas  seulement  les 
crimes  qui  détruisent  la  vertu,  mais  encore  les 
négligences ,  les  fautes ,  une  certaine  tiédeur 
dans  l'amour  de  la  patrie,  des  exemples  dan- 
gereux, des  semences  de  corruption;  ce  qui  ne 
choque  point  les  lois ,  mais  les  élude  ;  ce  qui  ne 
les  détruit  pas ,  mais  les  affoiblit.  Tout  cela 
doit  être  corrigé  par  les  censeurs. 

On  est  étonné  de  la  punition  de  cet  aréo- 
pagite  qui  avoit  tué  un  moineau  qui ,  poursui- 
vi par  un  épervier,  s'étoit  réfugié  dans  son 

(i)  Paresse  de  l'Espagae  ;  on  y  donne  tous  les 
emplois. 


LIVRE    V,    GHAP.     XIX.  179 

sein.  Ou  est  surprjs  que  l'aréopage  ait  fait 
mourir  un  enfant  qui  avolt  crevé  les  yeux  à 
son  oiseau.  Qu'on  fasse  attention  qu'il  ne  s'agfit 
point  là  d'une  condamnation  pour  crime ,  mais 
d'un  jugement  de  mœurs  dans  une  république 
fondée  sur  les  mœurs. 

Dans  les  monarcliles ,  il  ne  faut  point  de  cen- 
seurs: elles  sont  fondées  sur  l'honneur;  et  la 
nature  de  l'honneur  est  d'avoir  pour  censeui- 
tout  l'univers.  Tout  homme  qui  y  manque  est 
soumis  aux  reproches  de  ceux  même  qui  n'en 
ont  point. 

Là  les  censeurs  seroient  gâtés  par  ceux  même 
qu'ils  devroient  corriger.  Ils  ne  seroient  pas 
bons  contre  la  corruption  d'une  monarchie; 
mais  la  corruption  d'une  monarchie  seroit  trop 
forte  contre  eux. 

On  sent  bien  fju'il  ne  faut  point  de  censeurs 
dans  les  gouvernements  despotiques.  L'exem- 
ple de  la  Chine  semble  déroger  à  cette  règle  : 
mais  nous  verrons  dans  la  suite  de  cet  ouvrage 
les  raisons  sineulieres  de  cet  établissement. 


DE     LE  S  PRIT    DES    LOIS. 


LIVRE   VI. 

rf)XSKQUi'.Wf.KS  DES  PRINCirES  DES  DIVERS  GOUVERNE- 
MENTS PAR  RArrOR  T  À  I,V  SrMI'î.ir.lTÉ  DES  EOIS  CIVIT.FS 
ET  CRIMtNEI.T,ES  ,  I-A  FORME  DES  JUCEMEN TS  ,  ET 
1.' ÉTABLISSEMENT  DES  PEINES. 


CHAPITRE    PREMII  R. 

De  la  simplicité  des  lois  civiles  dans  les  divers 
gouvernemeuts. 

JL/E  gouvernement  monarchique  ne  com])orte 
pas  des  lois  aussi  simples  que  le  despotique. 
il  y  faut  des  tribunaux.  Ces  tribunaux  donnent 
des  décisions;  elles  doivent  èti^e  conservées; 
elles  doivent  être  apprises  pour  que  l'on  y  juge 
aujourd'hui  comme  l'on  y  jugea  hier,  et  que  ia 
propriété  et  la  vie  des  citoyens  y  soient  assu- 
rées et  fixes  comme  la  constitution  même  de 
l'état. 

Dans  une  monarchie,  l'administration  d'une 
justice  qui  ne  décide  pas  seulement  de  la  vie  et 
des  Liens,  mais  aussi  de  l'honneur,  demande 
des  recherches  scrupuleuses.  La  délicatesse  du 
juge  augmente  à  mesure  qu'il  a  un  plus  grand 
dépôt,  et  qu'il  prononce  sur  de  ])lus  gzand.s 
intérêts. 

Il  ne  faut  donc  pas  être  étonné  de  trouver 
dans  les  lois  de  ces  états  tant  de  règles,  de  res- 


MVRE     VI,     CHAP.     I.  l8l 

trîctiotis,  d'extensions,  qui  multiplient  les  cas 
particuliers,  et  semblent  faire  un  art  de  la  rai- 
son inéme. 

La  différence  de  rang,  d'origine,  de  condi- 
tion ,  qui  est  établie  dans  le  gouvernement  mo- 
narchique, entraîne  souvent  des  distinctions 
dans  la  nature  des  biens;  et  des  lois  relatives 
à  la  constitution  de  cet  état  peuvent  augmen- 
ter le  nombre  de  ces  distinctions.  Ainsi,  parmi 
nous,  les  biens  sont  propres,  acquêts  ou  con- 
quêts  dotaux ,  parapliernaux ,  paternels  et  ma- 
ternels; meubles  de  plusieurs  espèces;  libres, 
substitués,  du  lignage  ou  non  ;  nobles  en  franc- 
aleu,  ou  roturiers;  rentes  foncières,  ou  con- 
stituées à  prix  d'argent.  Chaque  sorte  de  bien 
est  soumise  à  des  règles  particulières;  il  faut 
les  suivre  pour  en  disposer;  ce  qui  ôte  encore 
de  la  simplicité. 

Dans  nos  gouvernements,  les  fiefs  sont  de- 
venus héréditaires.  Il  a  fallu  que  la  noblesse 
eût  une  certaine  consistance,  afin  que  le  pro- 
priétaire du  fief  fiit  en  état  de  servir  le  prince. 
Cela  a  dû  produire  bien  des  variétés  :  par  exem- 
ple, il  y  a  des  pays  où  l'on  n'a  pu  partager 
les  fiefs  entre  les  frères;  dans  d'autres,  les  ca- 
dets ont  pu  avoir  leur  subsistance  avec  phis 
d'étendue. 

Le  monarque,  qui  connoît  chacune  de  ses 
provinces,  peut  établir  diverses  lois  ou  souf- 
frir différentes  coutumes.  Mais  le  despote  ne 
connoit  rien  et  ne  peut  avoir  d'attention  sur 
rien  ;  il  lui  faut  une  allure  générale  ;  il  gouverne 

Ksrn.  rrsLois.    i.  ii 


iSa  HE     I,*K3PaiT     fJliS    LOIS. 

par  une  volonté  rigide,  qui  est  par-tout  la 
même;  tout  s'appîanit  sous  ses  pieds. 

A  mesure  que  les  jugements  des  tribunaux 
se  multiplient  dans  les  monarchies,  la  juris- 
prudence se  charge  de  décisions  qui  quelque- 
fois se  contredisent,  ou  ]>arceque  les  juges  qui 
se  succèdent  pensent  différemment,  ou  parce- 
que  les  mêmes  affaires  sont  tantôt  bien ,  tantôt 
mal  défendues  ;  ou  enfin  par  une  infinité  d'abus 
qui  se  glissent  dans  tout  ce  qui  passe  par  la 
main  des  hommes.  C'est  un  mal  nécessaire, 
que  le  législateur  corrige  de  temps  en  temps, 
comme  contraire  même  à  l'esprit  des  gouver- 
nements modérés  :  car  quand  on  est  obligé  de 
recourir  aux  tribunaux ,  il  faut  que  cela  vienne 
de  la  nature  de  la  constitution,  et  non  pas  des 
contradictions  et  de  l'incertitude  des  lois. 

Dans  les  gouvernements  où  il  y  a  nécessai- 
rement des  distinctions  dans  les  personnes, il 
faut  qu'il  y  ait  des  privilèges.  Cela  diminue 
encore  la  simplicité,  et  f^iil  uiille  exceptions. 

Un  des  privilèges  le  moins  à  charge  à  la  so- 
ciété, et  sur-tout  à  celui  qui  le  donne,  c'est  de 
plaider  devant  un  tribunal  plutôt  que  devant 
un  autre.  Voilà  de  nouvelles  affaires,  c'est-à- 
dire  celles  où  il  s'agit  de  savoii  devant  quel 
tribunal  il  faut  yùaider. 

Les  peuples  des  états  despotiques  sont  dans 
un  cas  bien  différent.  Je  ne  sais  sur  quoi,  dans 
ces  pays,  le  législateur  pourroit  statuer,  ou  le 
magistrat  juger.  Il  suit  de  ce  que  les  terres 
appartiennent  au  prince,  qu'il  n'y  a  presque 


I 


LlVREVIjCHAP.    I.  l8i 

point  de  lois  civiles  sur  la  propriété  des  terres. 
11  suit  du  droit  que  le  souverain  a  de  succéder, 
qu'il  n'y  en  a  pas  non  plus  sur  les  successions. 
Le  négoce  exclusif  qu'il  fait  dans  quelques 
pays  rend  inutiles  toutes  sortes  de  lois  sur  le 
commerce.  Les  mariages  que  l'on  y  contracte 
avec  des  fdles  esclaves  font  qu'il  n'y  a  guère 
de  lois  civiles  sur  les  dots  et  sur  les  avantages 
des  femmes.  Il  résulte  encore  de  cette  prodi- 
gieuse multitude  d'esclaves  qu'il  n'y  a  presque 
])oint  de  gens  qui  aient  une  volonté  propre, 
et  qui  par  conséquent  doivent  répondre  de 
leur  conduite  devant  un  juge.  La  plupart  des 
actions  morales,  qui  ne  sont  que  les  volontés 
du  père,  du  mari,  du  maître,  se  règlent  par 
eux,  et  non  par  les  magistrats. 

J'oubliois  de  dire  que  ce  que  nous  appelons 
l'honneur  étant  à  peine  connu  dans  ces  états, 
toTites  les  affaires  qui  regardent  cet  honneur, 
qui  est  un  si  grand  chapitre  parmi  nous,  n'y  ont 
point  de  lieu.  Le  despotisnie  se  suffit  à  lui-même; 
tout  est  vide  autour  de  lui.  Aussi,  lorsque  les 
voyageurs  nous  décrivent  les  i^ays  où  il  règne, 
rarement  nous  parlent-ils  de  lois  civiles  (i). 

(i)  Au  Masulipataa,  on  n'a  pu  découvrir  qu'il  y 
eût  de  loi  écrite.  Voyez  le  îlecueil  des  voyages  qui 
ont  servi  à  rétablissement  de  la  compagnie  des  Indes, 
tome  IV,  part.  I,  p.  Bgi.  Les  Indiens  ne  se  règlent 
dans  les  jugements  que  sur  de  certaines  coutumes. 
Le  Vedam  et  autres  livres  pareils  ne  contiennent 
point  de  lois  civiles,  mais  des  préceptes  religieux. 
Voyez  Lettres  édifiantes ,  quatorzicuie  recueil. 


lSI^  DE   l'esprit  des  lois. 

Toutes  les  occasions  de  dispute  et  de  procès 
y  sont  donc  ôtées.  C'est  ce  qTii  fait  en  partie 
qu'on  y  maltraite  si  fort  les  plaideurs  :  l'injus- 
tice de  leur  demande  paroît  à  découvert,  n'é- 
tant pas  cachée,  palliée  ou  protégée ,  par  une 
infinité  de  lois. 

CHAPITRE    II. 

De  la  simplicité  des  lois  criminelles  dans  les  divers 
gouvernements. 

On  entend  dire  sans  cesse  qu'il  faudroit  que  J 
la  justice  fût  rendue  par-tout  comme  en  Tur- 
quie. Il  n'y  aura  donc  que  les  plus  ignorants 
de  toTis  les  peuples  qui  auront  vu  clair  dans  la 
cliose  du  monde  qu'il  importe  le  plus  aux  hom- 
mes de  savoir. 

Si  vous  examiner  les  formalités  de  la  justice 
par  rapport  à  la  peine  qu'a  un  citoyen  à  se 
faire  rendre  son  bien ,  ou  à  obtenir  satisfac- 
tion de  quelque  outrage,  vous  en  trouverez 
sans  doute  troj)  :  si  vous  les  regardez  dans  le 
rapport  qu'elles  ont  avec  la  liberté  et  la  sûreté 
des  citoyens,  vous  en  trouverez  souvent  trcj> 
peu;  et  vous  verrez  que  les  peines,  les  dépen- 
ses, les  longueurs,  les  dangers  même  de  I;i 
justice,  sont  le  prix  que  chaque  citoyen  donne 
pour  sa  liberté. 

En  Turquie ,  où  l'on  fait  très  peu  d'attentirn 
à  la  fortune,  à  la  vie,  à  l'honneur,  des  sujets, 
on  termine  promptement  d'une  façon  ou  d'tiiie 
autre  toutes  les  disputes.  La  manière  (Je  les  fi- 


LI\  RE     VI  ,     eu  A  l».     II.  1>SJ 

nir  est  indifférente  ,  pourvu  cju'on  finisse.  L« 
bâcha,  d'abord  éclairci,  fait  distribuer,  à  sa 
fantaisie,  des  coups  de  bâton  sur  la  plante  des 
pieds  des  plaideurs,  et  les  renvoie  chez  eux. 

Et  il  seroit  bien  dangereux  que  l'on  y  eût  les 
jiassions  des  plaideurs  :  elles  supposent  un  de- 
sir  ardent  de  se  faire  rendre  justice,  une  hai- 
ne, une  action  dans  l'esprit,  une  constance  à 
poursuivre.  Tout  cela  doit  èti-e  évité  dans  un 
gouvernement  où  il  ne  faut  avoir  d'autre  sen- 
timent que  la  crainte,  et  oii  tout  mené  tout  à 
coup,  et  sans  qu'on  le  puisse  prévoir,  à  des 
révolutions.  Chacun  doit  conno^tre  qu'il  ne 
faut  point  que  le  magistrat  entende  parler  de 
lui,  et  qu'il  ne  tient  sa  sûreté  que  de  son  anéan- 
tissement. 

Mais  dans  les  étals  modérés,  oîi  la  tête  du 
moindre  citoyen  est  considérable,  on  ne  lui 
ôte  son  honneur  et  ses  biens  qu'après  un  long 
examen  ;  on  ne  le  jirive  de  la  vie  que  lorsque  la 
patrie  elle-même  l'attaque;  et  elle  ne  l'attaque 
qu'en  lui  laissant  tous  les  moyens  possibles  de 
la  défendre. 

Aussi  lorsqu'un  homme  se  rend  plus  abso- 
lu (i),  songe-t-il  d'abord  à  simplifier  les  lois. 
On  commence  dans  cet  état  à  être  plus  frappé 
des  inconvénients  particuliers  que  de  la  liberté 
des  sujets,  dont  on  ne  se  soucie  point  du  tout. 

On  voit  que  dans  les  républiques  il  faut  pour 
le  moins  autant  de  formalités  que  dans  les  mo- 

(i)   (Icsa-r,  Crormvel ,  ci  tant  d'autres. 


!00  DE    LESPRIT     DES    1.  OIS. 

naicliies.  Dans  l'un  et  dans  l'autre  gouverne- 
ment, elles  augmentent  en  raison  du  cas  que 
l'on  y  fait  de  l'honneur,  de  la  fortune ,  de  la 
vie,  de  la  liberté,  des  citoyens. 

Les  hommes  sont  tous  égaux  dans  le  gou- 
vernement réi)ub!icain;  ils  sont  égaux  dans  le 
gouvernement  despotique:  dans  le  premier, 
c'est  parcequ'ils  sont  tout;  dans  le  second,  c'est 
parcequ'ils  ne  sont  rien. 

CHAPITRE    lîl. 

Dans  quels  gouvernements  et  dans  quels  cas  on  doit 
juger-selon  un  texte  précis  de  la  loi. 

i  LUS  le  gouvernement  apj)roche  de  la  répu- 
])  ique,  plus  la  manière  déjuger  devient  fixe; 
et  c'étoit  un  vice  de  la  ré])ublique  de  Lacédé- 
irione  que  les  éphores  jugeassent  arbitraire- 
ment, sans  qu'il  y  eût  des  lois  pour  les  diri- 
ger. A  Rome  les  premiers  consuls  jugèrent 
comme  les  éphores  :  on  en  sentit  les  inconvé- 
nients, et  l'on  fit  des  lois  précises. 

Dans  les  étals  despotiques  il  n'y  a  point  de 
lois;  le  juge  est  lui-même  sa  règle.  Dans  les 
états  monarchiques  il  y  a  une  loi;  et  Là  où  elie 
est  précise  le  juge  la  suit  ;  là  où  elle  ne  l'est  pas 
il  en  cherche  l'esprit.  Dans  le  gouvernement 
républicain,  il  est  de  la  nature  de  la  constitu- 
tion que  les  juges  suivent  la  lettre  de  la  loi.  Il 
n'y  a  point  de  citoyen  contre  qui  on  puisse  in- 
terpréter une  loi  quand  il  s'agit  de  ses  biens, 
de  son  lionneur  ou  de  sa  vie. 


LIVRE    VI,    eu  Al',    m,  107 

A  Rû:;ie,  les  juges  prononçoient  seulement 
que  l'acrusé  étoit  coupable  d'un  certain  crime; 
et  la  j)eine  se  trouvoit  dans  la  loi,  comme  on 
le  volt  dans  diverses  lois  qui  furent  faites.  De 
même,  en  Angleterre ,  les  jurés  décident  si  l'ac- 
cusé est  coupable  ou  non  du  fait  qui  a  été  por- 
té devant  eux;  et,  s'il  est  déclaré  cojijiable,  le 
juge  prononce  la  peine  que  la  loi  inflige  pour 
ce  fait;  et  pour  cela  il  ne  lui  faut  que  des  yeux. 

CHAPITRE   IV. 

De  la  manière  de  former  les  jugements. 

XJe  là  suivent  'es  différentes  manières  de  for- 
mer les  jugements.  Dans  les  monai'chies ,  les 
juges  prennent  la  manière  des  arbitres  ;  ils  dé- 
libèrent ensemble,  ils  se  communiquent  leurs 
pensées,  ils  se  concilient;  on  modifie  son  avis 
pour  le  rendre  conforme  à  ce'ui  d'un  autre; 
les  avis  les  moins  nombreux  sont  rappelés  aux 
deux  plus  grands.  Cela  n'est  point  de  la  nature 
de  la  république.  A  Rome ,  et  dans  les  villes 
grecques  ,  les  juges  ne  se  communiquoient 
])oint  :  chacun  donnoit  son  avis  d'une  de  ces 
trois  manières,  J^ absous ^  Je  coTidamne^  Il 
lie  Jtie  paraît  pas{i)  :  c'est  que  le  peuple  ju- 
geoit ,  ou  étoit  censé  juger.  Mais  le  peuple  n'est 
pas  jurisconsulte;  toutes  ces  modifications  et 
tempéraments  des  arbitres  ne  sont  pas  pour 
lui;  il  faut  luiprésenterun  seul  objrt,  un  fait, 

(i)   r-.  ou  lifincl. 


ibo  1)E    L  ESPRIT    DÇS    LOIS. 

et  un  seul  fait,  et  qu'il  n'ait  qu'à  voir  s'il  doit 
condamner,  absoudre,  on  remettre  le  juge- 
ment. 

Les  Romains,  à  l'exemple  des  Grecs,  intro- 
duisirent des  formules  d'actions  (i),  et  établi- 
rent la  nécessité  de  diriger  chaque  affaire  par 
l'action  qui  lui  ctoit  propre.  Cela  étoit  néces- 
saire dansleur  manière  de  juger:  il  fallolt  fixer 
l'état  de  la  question  pour  que  le  peuple  l'eût 
toujours  devant  les  yeux;  autrement,  dans  le 
cours  d'une  grande  affaire,  cet  état  de  la  ques- 
tion cliangeroit  continuellement ,  et  on  ne  le 
reconnoîtroit  plus. 

De  là  il  suivoit  que  les  juges,  chez  les  Ro- 
mains, n'accordoicnt  que  la  demande  j)récise, 
sans  rien  augmenter,  diminuer,  ni  modifier. 
Mais  les  préteurs  imaginèrent  d'autres  for- 
mules d'actions  qu'on  appela  de  bonne  foi  (2) , 
oîi  la  manière  de  prononcer  étoit  plus  dans  la 
disposition  du  juge.  Ceci  étoit  plus  conforme 
à  l'espi-it  de  la  monarchie.  Aussi  les  juriscon- 
sultes français  disent -ils  :  «  En  France  (3), 
«  toutes  les  actions  sont  de  bonne  foi.  » 

(i)  Quas  actiones  ne  populus,  prout  vcllet ,  in- 
sthueret,  certas  solcniTjesqiie  esse  voluerunt.  Leg.  2, 
,^.6,  Di<T.  de  orif:;.  fur.  —  (a)  Dans  lesquelles  on 
mettoit  tes  mots:  Ex  f'ona  fuie. — (3)  Oa  y  con- 
damne aux  dépens  celui-là  même  à  qui  on  demande 
plus  qu'il  ne  doit,  s'il  n"a  offert  et  consigné  ce  qu'il 
doit. 


LIVRE    VI,     cil  A  p.    V.  l8y 

CHAPITRE    V. 

Dans  quel  gouvernement  le  souverain  peut  être  juge. 

IVIachiavel  (i)  atti'Ibue  la  perte  de  la  li- 
berté de  Florence  a  ce  que  le  peuple  ne  jugeoit 
pas  en  corps,  comme  à  Rome,  des  crimes  de 
ïese-ma  jesté  commis  contre  lui.  Il  y  avoit  pour 
cela  huit  jup^es  établis  :  «  Mais,  dit  Machiavel, 
«  peu  sont  corrompus  par  peu.  «  J'adopterois 
bien  la  maxime  de  ce  grand  homme  ;  mais 
comme  dans  ces  cas  l'intérêt  politique  force, 
pour  ainsi  dire,  l'intérêt  civil  (car  c'est  tou- 
jours un  inconvénient  que  le  peuple  juge  lui- 
même  ses  offenses);  il  faut,  pour  y  remédier, 
t}ue  les  lois  pourvoient,  autant  qu'il  est  en 
elles,  à  la  sûreté  des  particuliers. 

Dans  cette  idée,  les  législateurs  de  Rome 
firent  deux  choses  :  ils  permirent  aux  accusés 
de  s'exiler  (2)  avant  le  jugement  (3),  et  ils  vou- 
lurent que  les  biens  des  condamnés  fussent 
consacrés  ,  pour  que  le  peuple  n'en  eût  pas  la 
confiscation.  On  verra  dans  le  livre  XI  les  au- 
tres limitations  que  l'on  mit  à  la  puissance  que 
le  peuple  avoit  déjuger. 

Selon  sut  bien  prévenir  l'abus  que  le  peuple 
pourroit  faire  de  sa  puissance  dans  le  juge- 

(i)  Discours  sur  la  première  décade  de  Tite-Live, 
IJv.  I,  chap.  YII.  —  (2)  Cela  est  Lien  expliqué  dans 
l'oraison  de  Cicéron^ro  Cœcinnn,  à  la  fin. — (3)  C'é- 
toit  nue  loi  d'Athènes,  comme  il  paroîtpar  Démos- 
tlicne.  Socrate  refusa  de  s'en  servir. 


jgo  DE  1.  ESpniT   n  F.  s  t. oîs. 

ment  des  crimes  :  il  voulut  que  i'aréopage  re- 
■vît  l'affaii'e;  que,  s'il  croyoit  l'accusé  injuste- 
ment absous  (i),  il  l'accusât  de  nouveau  de- 
vant le  peuple;  que,  s'il  le  croyoit  injustement 
condamné  (2),  il  arrêtât  l'exécution,  et  lui  fît 
rejuger  l'affaire  :  loi  admirable  ,  qui  soumet- 
toit  le  peuple  à  la  censure  de  la  magistrature 
qu'il  respectoit  le  plus ,  et  à  la  sienne  même  ! 

II  sera  bon  de  mettre  quelque  lenteur  dans 
des  affaires  pareilles,  sur-tout  du  moment  que 
l'accusé  sera  prisonnier,  afin  que  le  peuple 
puisse  se  calmer  et  juger  de  sang  froid. 

Dans  les  états  despotiques,  le  prince  peut 
juger  lui-même.  Il  ne  le  peut  dans  les  monar- 
chies :  la  constitution  seroit  détruite,  les  pou- 
voirs intermédiaires  dépendants  anéantis;  on 
verroit  cesser  toutes  les  formalités  des  juge- 
ments; la  crainte  s'empareroit  de  tous  les  es- 
prits ;  on  verroit  la  pâleur  sur  tous  les  visages  ; 
plus  de  confiance,  plus  d'honneur,  plus  d'a- 
mour, plus  de  sûreté,  plus  de  monarchie. 

Voici  d'autres  réflexions.  Dans  les  états  mo- 
narchiques ,  le  prince  est  la  partie  qui  poursuit 
les  accusés,  et  les  fait  punir  ou  absoudre;  s'il 
jugeoit  lui-même ,  il  seroit  le  juge  et  la  partie. 

Dans  ces  mêmes  états,  le  prince  a  souvent 
les  confiscations  :  s'il  jugeoit  les  crim.es ,  il  se- 
roit encore  le  juge  et  la  partie. 

(i)  Démosfhene,  snr  la  couronne,  p.  494,  édit. 
ne  Francfort ,  de  Tan  i6o/(. — (2)  A'oyez  PhiIo5;tratc, 
y\"  fif-s  Ponlii.etcs,  lir.  I  ;  Vie  dEscbine. 


HVUJi    Yl,    CIIAI>.    V.  loi 

De  plus,  il  perdroil  lo  plus  bel  atlrlbut  de 
sa  soîiverainelé,  qui  est  celui  de  faire  graee  (i)  : 
il  serolt  insensé  qu'il  fil  et  défit  ses  juffements  : 
il  ne  voudroit  pas  être  en  contradiction  avec 
lui-même. 

Outre  que  cela  conf endroit  toutes  les  idées, 
on  ne  sauroit  si  un  liouiine  seroit  absous,  ou 
s'il  recevroit  sa  grate. 

LorsiTue  Louis  Xlil  voulut  être  juge  diUis 
le  procès  du  duc  de  la  Valette  (2),  et  qu'il  ap- 
pela ])our  cela  dans  son  cabinet  quelques  oHi- 
ciers  du  jtarlement  et  ((uelques  conseillers  d'é- 
tat, le  roi  les  ayant  forcés  d'opiner  sur  le  dé- 
cret de  prise-de-corps ,  le  président  de  Believre 
dit  :  «  Qu'il  voyoit  dans  cette  affaire  une  chose 
«  étrangfe,  un  prince  opiner  au  procès  d'un  de 
«  ses  sujets  :  que  les  rois  ne  s'étoient  réservé 
«  que  les  grâces,  et  qu'ils  renvoyoient  les  con- 
«  damnations  vers  leurs  officiers;  et  votre  ma- 
«jesté  voudroit  bien  voir  sur  la  sellette  un 
«homme  devant  elle,  qui,  par  son  jugement, 
«  iroit  dans  une  heure  à  la  mort  !  que  la  face  du 
a.  prince ,  qui  porte  les  grâces ,  ne  peut  soutenir 
«  cela  :  que  sa  vue  seule  levoit  les  interdits  des 
«  églises  :  qu'on  ne  devoit  sortir  que  content  de 
«  devant  le  prince.  »  Lorsqu'on  jugea  le  fond , 

(1)  Plafonne  pense  pas  que  les  rois,  qui  sont, 
dit-il,  prêtres,  puissent  assister  au  jugement  où  l'on 
condamne  à  la  mort,  à  l'exil,  à  la  prison. — (2)  Voyez 
la  relation  du  procès  fait  à  M.  le  duc  de  la  Valette. 
Klle  est  imprimée  dans  les  Mémoires  de  flloulrrsor, 
l'1'iip  TT.  ]i,TTe  fia. 


IQ-i  UE    L  ESPRIT    DES    LOIS. 

le  même  président  dit  dans  son  avis.  «  Cela  est 
«  un  jugement  sans  exemple,  voir,  contre  tous 
«  les  exemples  du  passé  jusqu'à  huy,  qu'un  roi 
<?  de  France  ait  condamné,  en  qualité  de  juge, 
«  par  son  avis,  un  gentilhomme  à  mort(^i).  » 

Les  jugements  rendus  par  le  prince  seroient 
une  source  intarissable  d'injustices  et  d'abus  ; 
les  courtisans  extorqueroient ,  par  leur  im- 
portunité ,  ses  jugements.  Quelques  empe- 
l'eurs  romains  eurent  la  fxu'eur  déjuger;  nuls 
règnes  n'étonnèrent  plus  l'univers  par  leurs 
injustices. 

«  Claude ,  dit  Tacite  (2) ,  ayant  attiré  à  lui  le 
«  jugement  des  affaires  et  les  fonctions  des  ma- 
«  gistrats,  donna  occasion  à  toutes  sortes  de 
«  rapines.  »  Aussi  Néron ,  parvenant  à  l'empire 
après  Claude ,  voulant  se  concilier  les  esprits, 
déclara-t-il ,  '<  Qu'il  se  garderoit  bien  d'être  le 
"  juge  de  toutes  les  affaires ,  pour  que  les  accu- 
«  sateurs  et  les  accusés,  dans  les  murs  d'un  pa- 
"lais,  ne  fussent  pas  exposés  à  l'inique  pou- 
«  voir  de  quelques  affranchis  (i).  » 

«  Sous  le  règne  d'ArcadIus,  dit  Zozime  (4), 
«  la  nation  des  calomniateurs  se  répandit ,  en- 
«  toura  la  cour,  et  l'infecta.  Lorsqu'un  homme 
n  étoit  mort,  on  supposolt  qu'il  n'avoit  point 
«■  laissé  d'enfants  (5);  on  donnoit  ses  biens  par 
«  un  rescrit.  Car,  comme  le  prince  étoit  étraii- 

(i)  Cela  fut  changé  clans  la  suite.  Voyez  la  même 
relation.— (2)  Annal,  liv.  XI.— (3)  Jùicl.  liv.  XIII. 
— ^(4)  Hist.  1.  V. — (5)  Même  désordre  sous  Théodose 
le  jeune. 


LIVRE    VI,     or  AP.    V.  Kj'*' 

r  gcment  stupide  ,  et  l'Impératrice  entrepre- 
i  liante  à  l'excès ,, elle  servoit  l'insatiable  ava- 
«  rice  de  ses  domestiques  et  de  ses  confidentes  ; 
«  de  sorte  que ,  pour  les  gens  modérés ,  il  n'y 
<  avoit  rien  de  plus  désirable  que  la  mort.  » 

«  Il  y  avoit  autrefois,  dit  Procope(i),  fort 
«  peu  de  gens  à  la  cour  ;  mais  sous  Justinien  , 
«  comme  les  juges  n'a  voient  plus  la  liberté  de 
«  rendre  justice,  leurs  tribunaux  étoient  dé- 
«  serts,  tandis  que  le  palais  du  prince  reten- 
«  tissoit  des  clameurs  des  parties  qui  y  solli- 
«  citoient  leurs  affaires.  »  Tout  le  monde  sait 
comment  on  y  vendoit  les  jugements ,  et  même 
les  lois. 

Les  lois  sont  les  yeux  du  prince  ;  il  voit  par 
elles  ce  qu'il  ne  pourroit  pas  voir  sans  elles. 
^'eut-il  faire  la  fonction  des  tribunaux  ?  il  tra- 
vaille non  pas  pour  lui ,  mais  pour  ses  séduc- 
teurs contre  lui. 

CHAPITRE  VI. 

Que ,  dans  la  luonarcliie ,  les  ministres  ne  doivent 
pas  juger. 

C>'  E  ST  encore  un  grand  inconvénient  dans  la 
monarchie,  que  les  ministres  du  prince  jugent 
eux-mêmes  les  affaires  contentieuses.  Nous 
voyons  encore  aujourd'hui  des  étals  où  il  y  a 
des  juges  sans  nombre  pour  décider  les  affaires 
fiscales,  et  où  les  ministres,  qui  le  croiroit  ! 

(i)   Histoire  secrète. 


ly'}  DU  l'espuit  des  lois. 

veulent  encore  les  jui(er.  Los  réflexions  vien- 
nent en  foule  :  je  ne  ferai  que  celle-ci. 

Tl  y  a,  par  la  nature  des  choses ,  une  espccc 
(le  contradiction  entre  le  conseil  du  monartjue 
et  ses  tribunaux.  Le  conseil  des  rois  doit  être 
(  omposé  de  peu  de  personnes ,  et  les  tribunaux 
de  judicature  en  demandent  beaucoup.  La  rai- 
son en  est  que,  dans  le  premier,  on  doit  pren- 
«îre  les  affaires  avec  une  certaine  passion,  et 
les  suivre  de  même  ;  ce  qu'on  ne  peut  f,ruere 
espérer  que  de  quatre  ou  cinq  l:ommes  qui  en 
font  leur  affaire.  Il  faut  au  contraire  des  tri- 
bunaux de  juîli( atuie  de  sanfç  froid  ,  et  à  qui 
toutes  les  affaires  soient  en  quelque  façon  in- 
différentes. 

C  H  A  P  1  1  R  E  V  I  L 

Du  magistrat  unique. 

U  N  tel  magistrat  ne  peut  avoir  lieu  que  dans 
le  gouvernement  despotique.  On  voit  dans 
1  histoire  romaine  à  quel  ])oint  un  juge  unicjue 
]>eut  abuser  de  son  pouvoir.  Comment  Appius 
sur  son  tribunal  n'auroit-il  pas  méprisé  les 
lois,  puisqu'il  viola  même  celle  qu'il  avoit 
faite  (i)  ?  Tite-Live  nous  apprend  l'inique  dis- 
tinction du  décemvir.  Il  avoit  aposlé  un  hom- 
me qui  réclamoit  devant  lui  Virginie  comme 
son  esclave  :  les  parents  de  Virginie  lui  deman- 
d'^rent  qu'en  vertu  de  sa  loi  on  la  leur  remît 

(  rj  A'oyez  la  loi  II,  5-  ^4  ■>  ^'^-  ^^  origjnr. 


MVRK    VI,    CHAI».     VII.  H)J 

jusqu'au  jugement  définitif.  Il  déclara  que  sa 
loi  n'avoit  été  faite  qu'en  faveur  du  père,  et 
que ,  Yirginius  étant  absent,  elle  ne  pouvoit 
avoir  d'application  (i). 

CHAPITRE    VIII. 

Des  accusations  dans  les  divers  gouvernements. 

A  Rome  (2) ,  il  étoit  pei'mis  à  un  citoyen  d'en 
accuser  un  autre  :  cela  étoit  établi  selon  l'esprit 
de  la  république ,  où  chaque  citoyen  doit  avoir 
pour  le  bien  public  un  zèle  sans  bornes ,  où 
chaque  citoyen  est  censé  tenir  tous  les  droits 
de  la  patrie  dans  ses  mains.  On  suivit  sous 
les  empereurs  les  maximes  de  la  républi- 
que ;  et  d'abord  on  vit  paroitre  un  genre 
d'hommes  funestes,  une  troupe  de  délateurs. 
Quiconque  avoit  bien  des  vices  et  bien  des  ta- 
lents ,  une  ame  bien  basse ,  et  un  esprit  ambi- 
tieux *cherchoit  un  criminel  dont  la  condam- 
nation pût  plaire  au  prince  ;  c'étoit  la  voie  pour 
aller  aux  honneurs  et  à  la  fortune  (3),  chose 
que  nous  ne  voyons  pas  parmi  nous. 

Nous  avons  aujourd'hui  une  loi  admirable, 
c'est  celle  qui  veut  que  le  prince ,  établi  pour 
faire  exécuter  les  lois ,  prépose  un  officier  dans 
chaque  tribunal  pour  poursuivre  en  son  nom 

(i)  Quod  pater  puellse  abesset,  locum  injurias 
rsse  ratus.  Tite-Live ,  décade  I ,  liv.  III. — (2)  Et  dans 
l)ien  d'autres  citrs.  —  (3)  Voyez  dans  Tacite  les  ré- 
rompenses  accordées  à  ces  débiteurs. 


iq6  de  l'esprit  des  lois. 

tous  les  crimes  :  de  sorte  que  la  fonction  des 

délateurs  est  inconnue  parmi  nous;  et,  si  ce 

vengeur  public  étoit  soupçonné  d'abuser  de 

son  ministère,  on  l'obligeroit  de  nommer  son 

dénonciateur. 

Dans  les  lois  de  Platon  (i) ,  ceux  qui  négli- 
gent d  avertir  les  magistrats  ou  de  leur  donner 
du  secours  doivent  être  punis.  Cela  ne  con- 
viendroit  point  aujourd'hui.  La  partie  publi- 
que veille  pour  les  citoyens;  elle  agit,  et  ils 
sont  tranquilles. 

CHAPITRE   IX. 

De  la  sévérité  des  peines  dans  les  divers  gouver- 
nements. 

Lj  a  sévérité  des  peines  convient  mieux  au  gou- 
vernement des])Otique,  dont  le  principe  est  la 
terreur,  qu'à  la  monarchie  et  à  la  république , 
qui  ont  pour  ressort  l'honneur  et  la  vertu. 

Dans  les  états  modérés ,  l'amour  de  la  patrie, 
la  honte,  et  la  crainte  du  blâme,  sont  des  mo- 
tifs réprimants,  qui  peuvent  arrêter  bien  des 
crimes.  La  plus  grande  peine  d'une  mauvaise 
action  sera  d'en  être  convaincu.  Les  lois  civi- 
Irs  y  corrigeront  donc  plus  aisément,  et  n'au- 
ront pas  besoin  de  tant  de  force. 

Dans  ces  états,  un  bon  législateur  s'atta- 
chera moins  à  punir  les  crimes  qu'à  les  préve- 

(f)  Liv.  ly. 


LIVRE    VI,    CH  A  p.     IX.  I97 

nii';  il  s'appliquera  plus  à  donner  des  mœurs 
(j(i';i  infliger  des  supplices. 

C'esl;  une  remarque  perpétuelle  des  auteurs 
chinois  (  i  ) ,  que  plus  dans  leur  empire  on  voyoi  t 
augmenter  les  supplices,  plus  la  révolution 
étoit  prochaine.  C'est  qu'on  augmentoit  les 
supplices  à  mesure  qu'on  manquoil  de  mœurs. 

Il  seroit  aisé  de  prouver  que ,  dans  tous  ou 
presque  f^^ous  les  états  de  l'Europe,  les  peines 
ont  diminué  ou  augmenté  à  mesure  qu'on  s'est 
plus  approché  ou  plus  éloigné  de  la  liberté. 

Dans  les  pays  despotiques ,  on  est  si  malheu- 
reux que  l'on  y  craint  plus  la  mort  qu'on  ne 
i-egrette  la  vie  ;  les  supplices  y  doivent  donc 
être  plus  rigoureux.  Dans  les  états  modérés, 
on  craint  plus  de  perdre  la  vie  qu'on  ne  re- 
doute la  mort  en  elle-même  ;  les  sup])lices  qui 
ôtent  simplement  la  vie  y  sont  donc  suffisants. 

Les  hommes  extrêmement  heureux  et  les 
hommes  extrêmement  malheureux  sont  éga- 
lement portés  à  la  dureté  ;  témoins  les  moi- 
nes et  les  conquérants.  Il  n'y  a  que  la  médio- 
crité et  le  mélange  de  la  bonne  et  de  la  mau- 
vaise fortune  qui  donnent  de  la  douceur  et  de 
la  pitié. 

Ce  que  l'on  voit  dans  les  hommes  en  particu- 
lier se  trouve  dans  les  diverses  nations.  Chez 
les  peuples  sauvages  qui  mènent  une  vie  très 

(i)  .Te  ferai  voir  dans  l.i  suite  que  la  Chine,  à  cet 
égard,  est  dans  le  cas  d'iiae  république,  on  d'une 
monarcliie. 


»y8  DE   l'esprit   des  lois. 

dure,  et  diez  les  peuples  des  gouvernements 
despotiques  où  il  n'y  a  qu'un  liomme  exorbi- 
tarament  favorisé  de  la  fortune,  tandis  que 
tout  le  reste  en  est  outragé ,  on  est  également 
cruel.  La  douceur  règne  dans  les  gouverne- 
ments modérés. 

Lorsque  nous  lisons  dans  les  liistoires  les 
exemples  de  la  justice  atroce  des  sultans,  nous 
sentons  avec  une  espèce  de  douleur  les  maux 
de  la  nature  humaine. 

Dans  les  gouvernements  modérés,  tout, 
pour  un  bon  législateur ,  peut  servir  à  former 
des  peines.  IN'est-il  j^asbien  extraordinaire  qu'à 
Sparte  une  des  principales  fût  de  ne  pouvoir  prê- 
ter sa  femme  à  un  autre,  ni  recevoir  celle  d'un 
autre  ;  de  n'être  jamais  dans  sa  maison  qu'avec 
des  vierges  ?  En  un  mot ,  tout  ce  que  la  loi  ap- 
pelle une  peine  est  effectivement  une  peine. 

CHAPITRE    X. 

Des  anciennes  lois  françaises. 

\_j  EST  bien  dans  les  anciennes  lois  françaises 
que  l'on  trouve  l'esprit  de  la  monarchie.  Dans 
le  cas  où  il  s'agit  de  peines  pécuniaires ,  les 
non  nobles  sont  moins  punis  que  les  nobles  (i). 

(i)  «  Si,  comme  pour  briser  un  arrêt,  les  non 
"  noLles  doivent  une  amende  de  quarante  sous ,  et  les 
«  nobles  de  soixante  livres.  >•  Somme  rurale,  liy.  II, 
{).  198  ,  édit.  got.  de  l'an  i5i2  ;  et  Beaumanoir,  ch. 
LXI,  p.  3of). 


L'.VUE     VI,    C  l!AÎ>.     X.  1[}J 

C'est  tout  le  contraire  dans  les  crimes  (i);  le 
noble  perd  l'honneur  et  l'éponsc  en  cour,  pen- 
dant que  le  vilain,  qui  n'a  point  d'honneur, 
est  puni  en  son  corps. 

CHAPITRE    XI. 

Que,  lorsqu'un  peuple  est  vertueux.,  il  faut  peu  de 
peines. 

J_jE  peuple  romain  avoit  de  la  probité.  Celte 
probité  eut  tant  de  force,  que  souvent  le  léj;;is- 
lateur  n'eut  besoin  que  de  lui  montrer  le  Inen 
pour  le  lui  faire  suivre  ;  il  srmbloit  qu'au  lieu 
d'ordonnances  il  suffisoit  de  lui  donner  des 
conseils. 

Les  peines  des  lois  royales  et  celles  des  lois 
des  douze  tables  furent  presque  toutes  ôtées 
dans  la  république ,  soit  par  une  suite  de  la  loi 
Valérienne  (2  ,  soit  par  une  conséquence  de  la 
loi  Porcie  (!:i).  On  ne  remarqua  pas  que  la  ré- 
publique en  fût  plus  mal  réglée ,  et  il  n'en  ré- 
sulta aucune  lésion  de  police. 

(i)  Voyez  le  Couseil  de  Pierre  DesToiitaines  ,  ch. 
XIII,  sur-tout  l'article  XXII. — (2)  Elle  fat  faite  par 
Valerius  Publicola  bientôt  après  l'expulsion  des 
rois  ;  elle  fut  renouvelée  deux  fois ,  toujours  par  des 
magistrats  de  la  même  famille,  comme  le  dit  Tite- 
Live,  l.X.  Il  n'étoit  pas  qneslion  de  lui  donner  plus 
(le  force,  mais  d'en  perfeclionncr  les  dispositions. 
£)ilii^enfins  sanctnm,  dit  Tite-Live,///7V/. — (3)  Lex 
Porcia  pro  tergo  civium  lata.  Elle  fut  faite  en  4  54 
de  la  fondation  de  Rome. 


200  DE    L   ESPKIT    DES    LOIS. 

Cette  loi  Valéiienne,  qui  défendoit  aux  ma- 
gistrats toute  voie  de  fait  contre  un  citoyen 
qui  avoit  appelé  au  peuple,  n'infligeoit  à  celui 
qui  y  contreviendroit  que  la  peine  d'être  ré- 
puté méchant  (i). 

CHAPITRE    XII. 

De  la  puissance  des  peines. 

Lj'expkrience  a  fait  remarquer  que,  dans 
les  pays  où  les  peines  sont  douces,  l'esprit  du 
citoyen  en  est  frappé  comme  il  l'est  ailleurs 
par  les  grandes. 

Quelque  inconvénient  se  fait-il  sentir  dans 
un  état,  un  gouvernement  violent  veut  sou- 
dain le  corriger;  et,  au  lieu  de  songer  à  faire 
exécuter  les  anciennes  lois,  on  établit  une  peine 
cruelle  qui  arrête  le  mal  sur-le-cliamp.  Mais  on 
use  le  ressort  du  gouvernement:  l'imagination 
se  fait  à  cette  grande  peine,  comme  die  s'étoit 
faite  à  la  moindre;  et,  comme  on  diminue  la 
crainte  pour  celle-ci,  l'on  est  bientôt  forcé 
d'établir  l'autre  dans  tous  les  cas.  Les  vols  sur 
les  grands  chemins  étoient  communs  dans 
quelques  états;  on  voulut  les  arrêter,  on  in- 
venta le  supplice  de  la  roue,  qui  les  suspendit 
pendant  quelque  temps.  Depuis  ce  temps  on 
a  volé  comme  auparavant  sur  les  grands  che- 
mins. 

(i)  Nihil  nitr.i  quàm  improlè  factum  adjecit, 
Tite-Livc. 


LIVRE     AI,     C  H  A  P.    XII.  20 1 

De  nos  jours  la  désertion  fut  très  fréquente  : 
ou  établît  la  ])eine  de  mort  contre  les  déser- 
teurs, et  la  désertion  n'est  pas  diminuée.  La 
raison  en  est  bien  naturelle:  un  soldat  accou- 
tumé tous  les  jours  à  exposer  sa  vie,  en  mé- 
prise ou  se  flatte  d'en  mépriser  le  danj^i^er.  11  est 
tous  les  jours  accoutumé  à  craindre  la  honte; 
il  falloit  donc  laisser  une  peine  (i)  qui  faisoit 
porter  une  flétrissure  pendant  la  vie.  On  a 
prétendu  augmenter  la  peine ,  et  on  l'a  réelle- 
ment diminuée. 

Il  ne  faut  point  mener  les  hommes  par  les 
voies  extrêmes;  on  doit  être  ménager  des 
moyens  que  la  nature  nous  donne  pour  les 
conduire.  Qu'on  examine  la  cause  de  tous  les 
relâchements  ,  on  verra  (lu'clie  vient  de  l'im- 
jmnité  des  crimes ,  et  non  pas  de  la  modération 
des  peines. 

Suivons  la  nature,  qui  a  donné  aux  hom- 
mes la  honte  comme  leur  fléau  ;  et  que  la  plus 
grande  partie  de  la  peine  soit  l'infamie  de  la 
souffrir. 

Que  s'il  se  trouve  des  pays  ou  la  honte  ne 
soit  j)as  une  suite  du  supplice,  cela  vient  de  la 
tyrannie,  qui  a  infligé  les  mêmes  peines  aux 
scélérats  et  aux  gens  de  bien. 

Et ,  si  vous  en  voyez  d'autres  où  les  hommes 
ne  sont  retenus  que  par  des  supplices  cruels  , 
comptez  encore  que  cela  vient  en  grande  par- 
tie de  la  violence  du  gouvernement,  qui  a  em- 

(i)   Ou  fendoit  le  nez,  on  conpoit  les  oreilles. 


20a  DE    LEiPaiT     DES    LOIS. 

ployé  ces  supplices  ])Our  des  fautes  légères. 

Souveut  un  législateur  qui  veut  corriger  un 
mal  ne  songe  qu'à  cette  correction:  ses  yeux 
sont  ouverts  sur  cet  objet,  et  fermés  sur  les 
inconvénients.  Lorsque  le  mal  est  une  fois  cor- 
rigé, on  ne  voit  plus  que  la  dureté  du  législa- 
teur :  mais  il  reste  un  vice  dans  l'état ,  que  cette 
dureté  a  produit;  les  esprits  sojit  corrompus, 
ils  se  sont  accoutumés  au  despotisme. 

Lysaîidre  (i)  ayant  remporté  la  victoire  sur 
les  Athéniens,  on  jugea  les  prisonniers;  07i 
accusa  les  Athéniens  d'avoir  précipité  tous  les 
captifs  de  deux  galères,  et  résolu,  en  pleine 
assemblée,  de  couper  le  poing  aux  prisonniers 
qu'ils  feroient.  Ils  furent  tous  égorgés ,  excejité 
Adymante,  qui  s'étoit  op])osé  à  ce  décret.  Lv- 
sandre  reproclia  à  Philoclès ,  avant  de  le  faire 
mourir,  qu'il  avoit  dépravé  les  esprits  et  fait 
des  leçons  de  cruauté  à  toute  la  Grèce. 

«  Les  Argiens ,  dit  Plutarf[ue  (a) ,  ayant  fait 
«mourir  quinze  cents  de  leurs  citoyens,  les 
«  Athéniens  firent  apporter  les  sacrifices  d'ex- 
«  piation,  afin  qu'il  plût  aux  dieux  de  détour- 
«  ner  du  cœur  des  Athéniens  une  si  cruelle 
«  pensée.  » 

Il  y  a  deux  genres  de  corruption  ;  l'un ,  lors- 
que le  peuple  n'observe  point  les  lois  ;  l'autre, 
lorsqu'il  est  corrompii  par  les  lois  :  mal  incu- 
rable ,  parcequ'il  est  dans  Je  remède  même. 


(i)  Xénophon,  Ilistov'C,  liv.  II.  —  (2)  OEnATcs 
morales.  De  ceux  qni  manient  les  affaires  irélat. 


LIVRE     \I,    t;HAI>.     XI ÎI.  20  ) 

C  tl  A  P  I  T  R  E    XIII. 

Imimissanci;  des  lois  japonaises. 

ï_j  ?.  3  peines  oulri'es  peuvent  corrompre  le  des- 
potisme même.  Jetons  les  yeux  sur  le  Japon. 

On  y  punit  de  mort  presque  tous  les  cri- 
mes (i),  parceque  la  désobéissance  à  un  si 
grand  empereur  que  celui  du  Japoji  est  un 
crime  énorme.  Il  n'est  pas  question  de  corri- 
ger le  coupable,  mais  de  venger  le  prince.  Ces 
idées  sont  tirées  de  la  servitude,  et  viennent 
sur-tout  de  ce  que  l'empereur  étant  pro])rié- 
taire  de  tous  les  biens,  presque  tous  les  crimes 
se  font  directement  contre  ses  intérêts. 

On  punit  de  mort  les  mensonges  qui  se  font 
devant  les  magistrats  (2);  cliose  contraire  à  la 
défense  naturelle. 

Ce  qui  n'a  point  l'apparence  d'un  crime  est 
là  sévèrement  puni;  par  exemple,  un  liomme 
qui  hasarde  de  l'argent  au  jeu  est  puni  de 
mort. 

Il  est  vrai  que  le  caractère  étonnant  de  ce 
peuple  opiniâtre,  capricieux,  déterminé,  bi- 
zarre, et  qui  brave  tous  les  périls  et  tous  les 
malheurs  ,  semble ,  à  la  pi-emiere  vue ,  absou- 
dre ses  législateurs  de  l'atrocité  de  leurs  lois. 
Mais  des  gens  qui  naturellement  méprisent  la 

(i)  Voyez  Kempfer. — (2)  Recueil  des  voya{;es  qui 
ont  servi  à  l'érablissemcnt  rie  la  compagnie  des  In- 
des, tome  îll,pn!t.  II,  p.  42f>, 


a<)4  DK   l'esprit   des  lois. 

mort ,  et  qui  s'ouvrent  le  ventre  pour  la  moin, 
dre  fantaisie ,  sont-ils  corripfés  ou  ai'rêtés  par 
la  vue  continuelle  des  supplices?  et  ne  s'y  fa- 
miliarisent-ils pas? 

Les  relations  nous  disent,  au  sujet  de  l'édu- 
cation des  Japonais ,  qu'il  faut  traiter  les  en- 
fants avec  douceur,  parcequ'ils  s'obstinent 
contre  les  peines  ;  f[ue  les  esclaves  ne  doivent 
point  être  trop  rudement  traités  ,  parcequ'ils 
se  mettent  d'abord  en  défense.  Par  l'esprit  qui 
doit  régner  dans  le  gouvernement  domestique 
n'auroit-on  pas  ])u  juger  de  celui  qu'on  devoit 
porter  dans  le  gouvernement  politique  et 
civil? 

Un  législateur  sage  auroit  cherché  à  rame- 
ner les  esprits  par  un  juste  tempérament  des 
peines  et  des  récompenses  ;  par  des  maximes 
de  philosophie  ,  de  morale  et  de  religion  ,  as- 
sorties à  ces  caractères;  par  la  juste  applica- 
tion des  règles  de  l'honneur;  par  le  supplice 
de  la  honte;  par  la  jouissance  d'un  bonheur 
constant  et  d'une  douce  tranquil'ité;  et,  s'il 
avoit  craint  que  les  esprits ,  accoutumés  à 
n'être  arrêtés  que  par  une  peine  cruelle,  ne 
pussent  plus  l'être  par  une  plus  douce,  il  au- 
roit agi  (i)  d'une  manière  sourde  et  insen- 
sible ;  il  auroit,  dans  les  cas  particuliers  les 
plus  graciables,  modéré  la  peine  du  crime, 

(i)  Remarquez  bien  ceci  comme  nue  maxime  de 
pratique  dans  les  cas  où  les  esprits  ont  été  gâtés  par 
des  peines  trop  rigoureuses. 


LIVRE    Vr,    eu  A  p.    XIII.  ao.) 

jusqu'à  ce  qu'il  eût  pu  parvenir  à  la  modiiior 
dans  tous  les  cas. 

Mais  le  tlespotisme  ne  connoît  point  ces 
ressorts;  il  ne  mené  pas  par  ces  voies.  Il  peut 
abuser  de  lui-même;  mais  c'est  tout  ce  qu'il 
peut  faire.  Au  Japon  il  a  fait  un  effort;  il  est 
devenu  plus  cruel  que  lui-même. 

Des  âmes  par-tout  effaroucliées  et  rendues 
plus  atroces  n'ont  pu  être  conduites  que  par 
une  atrocité  plus  grande. 

Voilà  l'origine ,  voilà  l'esprit  des  lois  du  Ja- 
]on.  Mais  elles  ont  eu  plus  de  iureur  que  de 
force.  Elles  ont  réussi  à  détruire  le  christia- 
nisme; mais  des  efforts  si  fnouis  sont  une 
preuve  de  leur  impuissance  :  elles  ont  voulu 
établir  une  bonne  police,  et  leur  foiblesse  a 
paru  encore  ndeux. 

Il  faut  lire  la  relation  de  l'entrevue  de  l'em- 
pereur et  du  daïro  à  Méaco  i).  Le  nombre  de 
ceux  qui  y  furent  étouffés  ou  tués  par  des  gar- 
nements fut  incroyable.  On  enleva  les  jeunes 
filles  et  les  garçons;  on  les  retrouvoit  tous  les 
jours  exposés  dans  des  lieux  publics,  à  des 
heures  indues,  tout  nuds,  cousus  dans  des 
sacs  de  toile,  afin  qu'ils  ne  connussent  pas  les 
lieux  par  où  ilsavoient  passé;  on  vola  tout  ce 
qu'on  voulut;  on  fendit  le  ventreàdesclievaux 
pour  faire  tomber  ceux  qui  les  inontoienl  ; 
on  renversa  des  voitures  pour  dépouiller  les 

(i)  Recueil  des  voyaf;es  qui  ont  servi  à  l'étalilis- 
sèment  île  la  coni|ia<i;L:ic  dos  Tnde.s,  Inme  V,  p.  •>. 
PSPK.  DF.s  i.ois.    I  .  1  i 


2o6  DE    l'esprit    DES    LOIS. 

dames.  Les  Hollandais,  à  qiii  l'on  dit  qu'ils  ne 
pouvoient  passer  la  nuit  sur  des  écliafauds  sans 
être  assassinés,  en  descendirent,  etc. 

Je  passerai  vite  sur  un  autre  trait.  L'empe- 
reur,  adonné  à  des  plaisirs  infâmes,  ne  se  ma- 
rioit  point:  il  couroit  risque  de  mourir  sans 
successeur.  Le  daïro  lui  envoya  deux  filles 
très  belles:  il  en  épousa  une  par  respect,  mais 
il  n'eut  aucun  coramei'ce  avec  elle.  Sa  nourrice 
fit  chercher  les  plus  belles  femmes  de  l'empire  ; 
tout  étoit  inutile.  La  fille  d'un  armurier  étonna 
son  goût  (i)  ;  il  se  détermina  :  il  en  eut  un  fils. 
Les  dames  de  la  cour,  indignées  de  ce  qu'il  leur 
avoit  préféré  une  personne  d'une  si  basse  nais- 
sance, étouffèrent  l'enfant.  Ce  crime  fut  caché 
àl'empereur  :  il  auroitverséuntorrentdesang. 
L'atrocité  des  lois  eu  empêche  donc  l'exécution. 
Lorsque  la  peine  est  sans  mesure,  on  est  sou- 
vent obligé  de  lui  préférer  l'impunité. 

CHAPITRE    XIV. 

De  l'esprll  da  sénat  de  Rome. 

oous  le  consulat  d'Acilius  Glabrio  et  de 
Pison,  on  fit  la  loi  Acilia  (2)  pour  arrêter  les 
brigues.  Dion  dit  (J>)  que  le  sénat  engagea  les 

(i)  Recueil  des  voyages  qui  ont  servi  à  l'établis- 
sement de  la  compagnie  des  Indes,  tome  V.  p.  2. — 
(2)  Les  coupables  éîoient  condamnés  à  une  amende; 
ils  ne  pouvoient  plus  être  admis  dans  l'ordre  des  sé- 
nateurs et  nommes  à  aucune  magistrature.  Dion, 
liv.  1ÎXaVI._(3)  Ui-L 


LIVRE    VI,    Cil  A  P.    XIV.  '207 

consuls  à  la  proposer,  parceque  le  tribun 
C.  Cornélius  avoit  résolu  de  faire  établir  dos 
peines  terribles  contre  ce  crime,  à  quoi  le 
peuple  étoit  fort  porté.  Le  sénat  pensoit  que 
des  peines  immodérées  jetteroient  bien  la  ter- 
reur dans  les  esprits,  mais  qu'elles  auroient 
cet  effet,  qu'on  ne  trouveroit  plus  personne 
jîour  accuser  ni  pour  condamner;  au  lieu 
qu'en  proposant  des  peines  modiques,  on  au- 
roit  des  juges  et  des  accusateurs. 

CHAPITRE    XV. 

Des  lois  des  Roniaias  à  l'cgard  des  peines. 

J  E  me  trouve  fort  dans  mes  maximes  lorsque 
j'ai  pour  moi  les  Romains  ;  et  je  crois  que  les 
peines  tiennent  à  la  nature  du  gouvernement, 
lorsque  je  vois  ce  grand  peuple  changer  à  cet 
égard  de  lois  civiles  à  mesure  qu'il  changeoit 
de  lois  politiques. 

Les  lois  royales,  faites  pour  un  peuple  com- 
posé de  fugitifs,  d'esclaves  et  de  brigands, 
furent  très  sévères.  L'esprit  de  la  république 
auroit  demandé  que  les  décemvirs  n'eussent 
pas  mis  ces  lois  dans  leurs  douze  tables;  mai^ 
des  gens  qui  aspiroient  à  la  tyrannie  n'avoient 
garde  de  suivre  l'esprit  de  la  république. 

Tite  Live  (i)  dit,  sur  le  supplice  de  Metius 
Suffetius ,  dictateur  d'Albe,  qui  fut  condamné 
par  Tullns  Hostilius  à  être  tiré  par  deux  clia- 

(i)  Lir.  I. 


2o3  DE  l'esprit  des  lois. 

riots  ,  que  ce  fut  le  premier  et  le  dernier  sup- 
p'iceoùl'on  témoignaavoir  perdu  la  mémoire 
de  l'humanité.  Il  se  trompe  :  la  loi  des  douze 
tables  es  t  pleine  de  dispositions  très  cruelles  (  i  ). 

Celle  qui  découvre  le  mieux  le  dessein  des 
décemvirs  est  la  peine  capitale  prononcée  con- 
tre les  auteurs  des  libelles  et  les  poètes.  Cela 
n'est  guère  du  génie  de  la  république  ,  où  le 
])("uple  aime  à  voir  les  grands  humiliés:  mais 
des  gens  qui  vouloient  renverser  la  liberté 
craignoient  des  écrits  qui  pouvoient  rappeler 
l'esprit  de  la  liberté  (2). 

Après  l'expulsion  des  décemvirs,  presque 
toutes  les  lois  qui  avoient  fixé  les  peines  fu- 
rent ôtées.  On  ne  les  abrogea  pas  expressé- 
ment; mais,  la  loi  Porcia  ayant  défendu  de 
mettre  à  mort  un  citoyen  romain ,  elles  n'eu- 
rent plus  d'application. 

Voilà  le  temps  auquel  on  peut  rappeler  ce 
que  Tite-Live  ('3)  dit  des  Romains,  que  ja- 
mais peuple  n'a  plus  aimé  la  modération  des 
peines. 

Que  si  l'on  ajoute  à  la  douceur  des  peines 
le  droit  qu'avoit  un  accusé  de  se  retirer  avant 
le  jugement ,  on  verra  bien  que  les  Romains 
avoient  suivi  cet  esprit  que  j'ai  dit  être  naturel 
à  la  républifjue. 

(i)  On  y  trouve  le  supplice  du  feu,  des  peines 
presque  toujours  capitales,  le  vol  puni  de  mort,  etc. 
— (2)  Sylla,  animé  du  même  esprit  que  les  décem- 
virs, auc;menta  comme  eux  les  peines  contre  les 
écrivains  satyriques. — (3^  Liv.  I. 


LIVRE     VT,     CUAP,     XV.  iOi) 

S\ !Iu ,  qui  confondit  la  tyrannie ,  l'anarchie , 
et  la  liberté ,  fit  les  lois  cornéliennes.  Il  sembla 
ne  faire  des  règlements  que  pour  établir  des 
crimes.  Ainsi ,  qualifiant  une  infinité  d'actions 
du  nom  de  meurtre  ,  il  trouva  par-tout  des 
meurtriers  ;  et ,  par  une  pratique  qui  ne  fut 
que  trop  suivie ,  il  tendit  des  pièges  ,  sema  des 
épines ,  ouvrit  des  abymes ,  sur  le  chemin  de 
tons  les  citoyens. 

Presque  toutes  les  lois  de  Sylla  ne  portoient 
que  l'interdiction  de  l'eau  et  du  feu.  César  y 
ajouta  la  confiscation  des  biens  (i),  parceque 
les  riches  gardant  dans  l'exil  leur  patrimoine  , 
ils  étoient  plus  hardis  à  commettre  des  crimes. 

Les  empereurs  ayant  établi  un  gouverne- 
ment militaire,  ils  sentirent  bientôt  qu'il  n'é- 
toit  pas  moins  terrible  contre  eux  que  contre 
les  sujets;  ils  cherchèrent  à  le  tempérer;  ils 
crurent  avoir  besoin  des  dignités,  et  du  res- 
pect qu'on  avoit  pour  elles. 

On  s'approcha  un  peu  de  la  monarchie,  et 
l'on  divisa  les  peines  en  trois  classes  (2)  :  celles 
qui  regardoient  les  premières  personnes  de 
l'état  (!^),  et  qui  étoient  assez  douces  ;  celles 
qu'on  infligeoit  aux  personnes  d'un  rang  in- 
férieur (4),  et  qui  étoient  plus  sévères  ;  enfin 

(i)  Pœnas  facinorum  auxit,  cùm  locupletes  eo 
faciliùs  scelere  se  obligarent,  quôd  integris  patrirao- 
niis  exulabant.  Suétone,  in  Julio  Caesare. — (2)  "Voyez 
In  loi  3 ,  ^^.  le^is,  ad  tes;.  Cornel.  <Je  sicariis,  et  un 
très  grand  nombre  d'autres,  au  digeste  et  an  <^ode. 
■ — (3)  Subliiuiores. — (4)  Medios. 

1  i. 


210  KE     L    K  Sl'RlT     UES    LOIS. 

telles  qui  ne  concernoient  que  les  conditions 
basses  (i).,  et  qui  furent  les  plus  rigoureuses. 

Le  féroce  et  insensé  Maximin  irrita ,  pour 
ainsi  dire,  le  gouvernement  militaire,  qu'il 
auroit  fallu  adoucir.  Le  sénat  apprenoit,  dit 
Capitolin  (2) ,  que  les  uns  avoient  été  mis  en 
croix,  les  autres  exposés  aux  bêtes,  ou  enfer- 
més dans  des  peaux  de  bêtes  récemment  tuées, 
sans  aucun  égard  pour  les  dignités.  Il  semliloi  t 
vouloir  exercer  la  discipline  militaire ,  sur  le 
)nodele  de  laquelle  il  prétendoit  régler  les  af 
iaii'es  civiles. 

On  trouvera  dans  les  Considérations  sur 
la  grandeur  des  Romains  et  leur  déca- 
dence (3),  comment  Constantin  changea  le 
despotisme  miiitiiire  en  un  despotisme  mili- 
taire et  civil ,  et  s'approcha  de  la  monarchie. 
On  y  peut  suivre  les  diverses  révolutions  de 
cet  état,  et  voir  comment  on  y  passa  de  la 
rigueur  à  l'indolence  ,  et  de  l'indolence  à  l'im- 
poinité. 

CHAPITRE  XVI. 

De  la  juste  proportion  des  peiues  avec  le  crime. 

Il  est  essentiel  que  les  peines  aient  de  l'har- 
monie entre  el'es,  parcequ'il  est  essentiel  que 
l'on  évite  plutôt  un  gi^and  crime  qu'un  moin- 

(i)  Infimos.  Lep;.  III,  §.  lesix,  ad  leg.  Corncl. 
lie  r.icariis. — (2).Tul.  Cap.  Maxiinini  duo. — (3)  C^h. 
XVII. 


LI  Y  UE    VI  ,    C  II  AP.     X  V  I.  211 

dre,  ce  qui  attaque  plus  la  société  que  ce  qui 
la  cliocfue  moins. 

«Un  imposteur  (i),  qui  se  disoit  Conslan- 
«  tin  Ducas,  suscita  un  grand  soulèvement  à 
«  Constantinople.  Il  fut  pris ,  et  condamné  au 
«  fouet  :  mais ,  ayant  accusé  des  personnes 
«  considérables,  il  fut  condamné,  comme  ca- 
o  lomniateur ,  à  être  brûlé.  »  Il  est  singnlier 
qu'on  eût  ainsi  proportionné  les  peines  entre 
le  crime  de  lese-majesté  et  celui  de  calomnie. 

Cela  fait  souvenir  d'un  mot  de  Charles  II , 
roi  d'Angleterre.  Il  vil,  enpassant,  un  homme 
au  pilori;  il  demanda  pourquoi  il  étoit  là. 
«  Sire ,  lui  dit-on,  c'est  parcequ'il  a  fait  des  li- 
«  belles  contre  vos  ministres.  Le  grand  sot! 
«  dit  le  roi:  que  ne  les  écrivoit-il  conli'e  moi  ? 
«  on  ne  lui  auroit  rien  fait.  » 

«  Soixante-dix  personnes  conspirèrent  con- 
«  tre  l'empereur  Basile  (2);  il  les  fit  fustiger; 
«  on  leur  brûla  les  cheveux  et  le  poil.  Un  cerf 
«l'ayant  pris  avec  son  bois  par  la  ceinture, 
«  quelqu'un  de  sa  suite  tira  son  épée,  coupa  sa 
a  ceinture ,  et  le  délivra.  Il  lui  fit  trancher  la 
«  tête,  parcequ'il  avoit,  disoit -il,  tiré  l'épée 
«  contre  lui.  »  Qui  pourroit  penser  que  sous 
le  même  prince  on  eût  rendu  ces  deux  juge- 
ments? 

C'est  un  grand  mal  parmi  nous  de  faire  su- 
bir la  même  peine  à  celui  qui  vole  sur  un  grand 

(i)  Histoire  de Nicéphore ,  patriarche  de  Constan- 
tinople-— (2)  lOid. 


212  DE     L   E  S  P  U  I  1'     DES    LOIS. 

cliemin  et  à  celui  qui  voK;  et  assassine.  li  est 
visible  que,  pour  la  si'ireté  publique,  il  i'au- 
droit  mettre  quelque  diiférence  dans  la  peine. 

A.  la  Chine  les  voleurs  cruels  sont  coupés 
en  morceaux  (i);  les  autres  non.  Cette  diffé- 
rence fait  qu'on  y  vole ,  mais  qu'on  n'y  assas- 
sine pas. 

En  Moscovie ,  où  la  peine  des  voleurs  et 
celle  des  assassins  sont  les  mêmes,  on  assas- 
sine toujours  (a).  Les  morts,  y  dit-on,  ne  ra- 
content rien. 

Quand  il  n'y  a  point  de  différence  dans  la 
peine ,  il  faut  en  mettre  dans  l'espérance  delà 
grâce.  En  Angleterre  on  n'assassine  point,  par- 
ceque  les  voleurs  peuvent  espérer  d'être  trans- 
portés dans  les  colonies ,  non  pas  les  assassins. 

C'est  un  grand  ressort  des  gouvernements 
modérés  que  les  lettres  de  grâce.  Ce  pouvoir 
que  le  prince  a  de  pardonner ,  exécuté  avec 
sagesse ,  peut  avoir  d'admirables  effets.  Le 
principe  du  gouvernement  despotique  ,  qui 
ne  pardonne  pas,  et  à  qui  l'on  ne  pardonne 
jamais  ,  le  prive  de  ces  avantages. 

CHAPITRE    XVn. 

De  la  question  ou  torture  contre  les  criminels. 

1  ARCEQUE  les  hommes  sont  méchants,  la 
loi  est  obligée  de  les  supposer  meilleurs  qu'ils 

(i)  Du  Halde,  tomel,  p.  6. — (2)  Etat  présent  de 
la  grande  Russie ,  par  Perrv. 


LIVRE    VT,    eu  A!'.    XVII.  2 1 3 

no  sont.  Ainsi  la  déposition  de  deux  témoins 
suffit  dans  la  punition  de  tous  les  crimes;  la 
loi  les  croit  comme  s'ils  parloient  par  la  bou- 
che de  la  vc'rité.  On  juoc  aussi  que  tout  enfant 
conçu  pendant  le  mariage  est  légitime:  la  loi 
a  confiance  en  la  mère  comme  si  elle  étoit  la 
pudicité  même.  Mais  la  question  contre  les 
criminels  n'est  pas  dans  un  cas  forcé  comme 
ceux-ci.  Nous  voyons  aujourd'hui  une  nation 
très  policée  (i  Ma  rejeter  sans  inconvénient. 
Elle  n'est  donc  pas  nécessaire  par  sa  nalureTa). 
Tant  d'habiles  gens  et  de  beaux  génies  ont 
écrit  contre  cette  pratique,  que  je  n'ose  parler 
après  eux.  J'allois  dire  qu'elle  pourroit  conve- 
nir dans  les  gouvernements  des;)otiques,  où 
tout  ce  qui  inspire  la  crainte  entre  (dusdaiis 
les  ressorts  du  gouvernement  ;  j'aîlois  dire 
que  les  esclaves,  chez  les  Grecs  et  chez  les 
Romains Mais  j'entends  la  voix  de  la  na- 
ture qui  crie  contre  moi. 

(i)  La  nation  anglaise. — (2)  Les  citoyens  d'A- 
thènes ne  pouvoient  élre  mis  à  la  question  (Lysias, 
orat.in  Argorat.)^  excepté  (îaus  le  crime  de  lese- 
Tiiajesté.  Ou  dounoit  la  question  trente  jours  après 
la  condamnation  (Curius  ('"ortunatus,  Ulielor.  Scliol. 
liv.  II).  11  n'y  avoit  pas  de  r|ueslion  préparatoire. 
Quant  aux  Romains ,  la  loi  III  et  lY  ad  le  g.  Julicnn 
tiiajest.  fait  voir  qiie  la  naissance,  la  dignité  ,  la  pro- 
fession de  la  milice  ,  garaulissoicnt  de  la  question  , 
si  ce  n'est  dans  le  cas  de  crime  de  lese-majesté.  Voyez 
les  sages  restrictions  que  les  lois  des  Wisigoths  mel- 
toient  à  cette  pratique. 


2l4  1>1.     LtSPIVIT     DES     LOIS. 

CHAPITRE    XV  III. 

Des  peines  pécuniaires ,  et  des  peines  corporelles. 

JN  os  pères  les  Germains  n'admettoient  guère 
que  des  peines  pécuniaires.  Ces  hommes  guer- 
riers et  libres  estinioient  que  leur  sang  ne  de- 
voit  être  versé  que  les  armes  à  la  main.  Les 
Japonais  (i},  au  contraire ,  rejettent  ces  sortes 
de  peines,  sous  prétexte  que  les  gens  riches 
éluderoient  la  punition.  Mais  les  gens  riches 
ne  craignent-ils  pas  de  perdre  leurs  biens  ?  les 
peines  pécuniaires  ne  peuvent-elles  pas  se  pro- 
portionner aux  fortunes  ?  et  enfin  ne  peut- on 
pas  joindre  l'infamie  à  ces  peines? 

Un  bon  législateur  prend  un  juste  mlliru; 
il  n'ordonne  pas  toujours  des  peines  pécu- 
niaires ;  il  n'inflige  pas  toujours  des  peines 
corporelles. 

CHAPITRE    XIX. 

De  la  loi  du  talion. 

Ljes  états  despotiques,  qui  aiment  les  lois 
simples,  usent  beaucoup  de  la  loi  du  talion  (2  ; 
les  états  modérés  là  reçoivent  quelquefois  : 
mais  il  y  a  cette  différence ,  que  les  premiers 
la  font  exercer  rigoureusement,  et  que  les 

(i)  Voyez  Kempfer.  — (2)  Elle  est  étaLlie  dans 
l'Aleoran.  Voyez  le  chap.  De  la  Vache. 


tI\UE    \I,    CHAI'.    XIX.  2l5 

autres  lui  donnent  presque  toujours  des  tem- 
péraments. 

La  loi  des  douze  tables  en  admeltoit  deux; 
elle  ne  condamnolt  au  talion  que  lorsqu'on 
n'avoit  pu  appaiser  celui  qui  se  plaignoit  (i). 
On  pouvoit,  après  la  condamnation  ,  payer 
les  dommages  et  intérêts  (2),  et  la  peine  cor- 
porelle se  convertissoiten  peine  pécuniaire  (3). 

CHAPITRE    XX. 

De  la  punition  des  pères  ponr  leurs  enfants. 

On  punit  à  la  Chine  les  pères  pour  les  fautes 
de  leurs  enfants.  C'étoit  l'usage  du  Pérou  (4). 
Ceci  est  encore  tiré  d'-s  idées  despotiques. 

On  a  beau  dire  qu'on  punit  à  la  Chine  le 
père  pour  n'avoir  pas  lait  usage  de  ce  pouvoir 
paternel  que  la  nature  a  établi ,  et  ([ue  les  lois 
mêmes  y  ont  augmenté  ;  cela  su;)pose  toTijours 
qu'il  n'y  a  point  d'honneur  chez  les  Chinois. 
Parmi  nous,  les  pères  dont  les  enfants  sont 
condamnés  au  supplice,  et  les  enfants  (5^  dont 
les  pères  ont  subi  le  même  sort ,  sont  aussi  pu- 
nis par  la  honte  qu'ils  le  seroient  à  la  Chine 
par  la  perte  de  la  vie. 

(i)  Si  membrum  rupit,  ni  cum  eo  pacet ,  talio 
esto.  Aulu-Gellc,  liv.  XX,  chap.  I.  — (2)  ILid. — 
(3)  Voyez  aussi  la  loi  des  Wisigoths ,  1.  YI ,  tit.  IV, 
§.  3  et  5. — (4)  Voyez  Garcilasso, Histoire  des  guerres 
civiles  des  Espagnols. — (5)  An  lieu  de  les  punir, 
disoit  Platon,  il  faut  les  louer  de  ne  pas  ressembler 
à  leurperc.  Liv.  IX  des  Lois, 


•AlG  J)K     J.'i.  SPRIT     UKS     LOIS. 

C  H  ATI  TUE    XXI. 

De  la  tléiiiciice  ilu  prince. 

J^A  clémenre  est  la  qualité  distlnctlve  des 
monarques.  Dans  la  république,  où  l'on  a 
pour  principe  la  vertu,  elle  est  moins  néces- 
saire. Dans  l'état  despotique  ,  où  règne  la 
crainte,  elle  est  moins  en  usage,  parcequ'il 
faut  contenir  les  grands  de  l'état  par  des  exem- 
ples de  sévérité.  Dans  les  monarchies  ,  où  l'on 
est  gouverné  par  l'honneur,  qui  souvent  exige 
ce  q)ie  la  loi  défend,  elle  est  plus  nécessaire. 
La  disgrâce  y  est  un  équivalent  à  la  peine  ;  les 
formalités  mêmes  des  jugements  y  sont  des 
punitions.  C'est  là  que  la  honte  vient  de  tous 
côtés  {)our  former  des  genres  particuliers  de 
peine. 

Les  grands  y  sont  si  fort  punis  par  la  dis- 
grâce, par  la  perte  souvent  imaginaire  de  leur 
fortune ,  de  leur  crédit ,  de  leurs  habitudes ,  de 
l€urs  plaisirs  ,  que  la  rigueur  à  leur  égard  est 
inutile  ;  elle  ne  peut  servir  qu'à  ôter  aux  sujets 
l'amour  qu'ils  ont  pour  la  personne  du  prin- 
ce, et  le  respect  qu'ils  doivent  avoir  pour  les 
jdaces. 

Comme  l'instabilité  des  grands  est  de  la  na- 
ture du  gouvernement  despotique ,  leur  sûreté 
enti'e  dans  la  nature  de  la  monarchie. 

Les  monarques  ont  tant  à  gagner  par  la 
clémence,  elle  est  suivie  de  tant  d'amour,  ils 
en  tirent  tant  de  gloire,  que  c'est  presque  tou- 


LIVRE    VI,    CHAP.    XXI.  'MJ 

Jours  un  bonheur  pour  eux  d'avoir  l'occasion 
de  l'exercer  ;  et  on  le  peut  presque  toujours 
dans  nos  contrées. 

On  leur  disputera  peut-être  quelque  bran- 
che de  l'autorité  ,  presque  jamais  l'autorité 
entière;  et  si  quelquefois  ils  combattent  pour 
la  couronne  ,  ils  ne  combattent  point  pour 
la  vie. 

Mais ,  dira-t-on ,  quand  faut-il  punir  ?  quand 
faut-il  pardonner?  C'est  une  chose  qui  se  fait 
mieux  sentir  qu'elle  ne  peut  seprescrire.  Quand 
la  clémence  a  des  dangers ,  ces  dangers  sont 
ti-ès  visibles;  on  la  distingue  aisément  de  celte 
foiblesse  qui  mené  le  prince  au  mépris  et  à 
l'impuissance  même  de  punir. 

L'empereur  Maurice  (i)  prit  la  résolution 
de  ne  verser  jamais  le  sang  de  se''  sujets.  Anas- 
tase  (2)  ne  punissoit  point  les  crimes.  Isaac 
l'Ange  jura  que,  de  son  règne,  il  ne  feroit 
mourir  personne.  Les  empereurs  grecs  a  voient 
oublié  que  ce  n'étoit  pas  en  vain  qu'ils  por- 
toient  l'épée. 

(i)  EA'agre,  Histoire. — (2)  Fragm.  de  Suidas,  dans 
Const.  Porphyrog. 


F.srn.  r.Fs  i.ois.    i . 


i3 


ai8  DE   l'esprit  des  lois. 


LIYRE  VII. 

Conséquences  des  différents  principes  des  tro:s 
gouvernements  par  rapport  aux  lois  somptuai- 
kes,  au  luxe,  et  à  la  condition  des  femmes. 


CHAPITRE  PREMIER. 

Du  luxe. 

JLe  luxe  est  toujours  en  proportion  avec  l'in- 
égalité des  fortunes.  Si  dans  un  état  les  riches- 
ses sont  également  partagées ,  il  n'y  aura  point 
de  luxe;  car  il  n'est  fondé  que  sur  les  commo- 
dités qu'on  se  donne  par  le  travail  des  autres. 

Pour  que  les  richesses  restent  également 
partagées,  il  îaut  que  la  loi  ne  donne  à  chacun 
que  le  nécessaire  physique.  Si  l'on  a  au-delà  , 
les  uns  dépenseront,  les  autres  acquerront,  et 
l'inégalité  s'établira. 

Supposant  le  nécessaire  physique  égal  à  une 
somme  donnée,  le  luxe  de  ceux  qui  n'auront 
que  le  nécessaire  sera  égal  à  zéro;  celui  qui 
aura  le  double  aura  un  luxe  égal  à  un  ;  celui 
qui  aura  le  double  du  bien  de  ce  dernier  aura 
un  luxe  égal  à  trois;  quand  on  aura  encore  le 
double,  on  aura  un  luxe  égal  à  sept;  de  sorte 
que  le  bien  du  particulier  (iui  suit  étant  tou- 
jours supposé  double  de  celui  du  précédent ^ 
le  luxe  croîtra  du  double  plus  une  unité,  dans 


LIVRE    VTI,    CTIAP.    I.  'IHJ 

cette  progression  ,  o,  i,  3,  7,  i5,  3i ,  G3,  127. 

Dans  la  république  de  Platon  (i),  le  luxe 
aui'oit  pu  se  calculer  au  juste.  Il  y  avoit  quatre 
sortes  de  cens  établis.  Le  premier  étoit  préci- 
sément le  terme  où  finissoit,  la  pauvreté  ;  le  se- 
cond étoit  double,  le  troisième  triple,  le  qua- 
trième quadruple  du  ])remier.  Dans  le  premier 
cens,  le  luxe  étoit  écfal  à  zéro;  il  étoit  égal  à  un 
dans  le  second,  à  deux  dans  le  troisième,  à 
trois  dans  le  quatrième;  et  il  suivoit  ainsi  la 
proportion  arit]imétir|ue. 

En  considérant  le  luxe  des  divers  peiiples 
les  uns  à  l'égard  des  autres,  il  est  dans  chaque 
état  en  raison  composée  de  l'inégalité  des  for- 
tunes qui  est  entre  les  citoyens,  et  de  l'inéga- 
lité des  richesses  des  divers  états.  En  Pologne, 
par  exemple,  les  fortunes  sont  d'une  inégalité 
extrême  ;  mais  la  paiivreté  du  total  empêche 
qu'il  n'y  ait  autant  de  luxe  que  dans  un  éîat 
plus  riche. 

Le  luxe  est  encore  en  projwrtion  avec  la 
grandeur  des  villes ,  et  sur-f oiit  de  la  ca-pltale  : 
en  sorte  qu'il  est  en  riison  composée  des  ri- 
chesses de  l'état  ,  de  riné<,^alité  des  fortunes 
des  particuliers,  et  du  nombre  d'hommes  qu'on 
assemble  dans  de  certains  lieux. 

Plus  il  y  a  d'hommes  ensemble,  plus  ils  sont 

(i)  Le  premier  cens  étoit  le  sort  Tiéréditaire  en 
terres;  et  Plnton  ne  vouloit  pas  qu'on  pût  avoir  en 
antres  effets  plus  du  triple  du  sort  héréditaire.  Voye?. 
Sî's  IjOÏs,  liv.  V. 


aao  DE    L  ESPRIT    DES    LOIS. 

vains,  et  sentent  naître  en  eux  l'envie  de  se 
signaler  par  de  petites  choses  (i).  S'ils  sont  en 
si  grand  nombre  que  la  plupart  soient  incon- 
nus les  uns  aux  autres ,  l'envie  de  se  distinguer 
l'cdouble ,  parcequ'il  y  a  plus  d'espérance  de 
réussir.  Le  luxe  donne  cette  espérance;  cha- 
cun prend  les  marques  de  la  condition  qui 
précède  la  sienne.  Mais,  à  force  de  vouloir  se 
distinguer,  tout  devient  égal,  et  on  ne  se  dis- 
tingue plus:  comme  tout  le  monde  veut  se 
faire  regarder,  on  ne  remarque  personne. 

11  résulte  de  tout  cela  une  incommodité  gé- 
nérale. Ceux  qui  excellent  dans  une  profes- 
sion mettent  à  leur  art  le  prix  qu'ils  veulent  ; 
les  plus  petits  talents  suivent  cet  exemple;  il 
n'y  a  plus  d'harmonie  entre  les  besoins  et  les 
moyens.  Lorsque  je  suis  forcé  de  plaider,  il 
est  nécessaire  que  je  puisse  payer  un  avocat; 
lorsque  je  suis  malade,  il  faut  que  je  puisse 
avoir  un  médecin. 

Quelques  gens  ont  pensé  qu'en  assemblant 
tant  de  peuple  dans  une  capitale  on  diminuoit 
le  commerce,  parceque  les  hommes  ne  sont 
])lus  à  une  certaine  distance  les  uns  des  autres. 
Je  ne  le  crois  pas  ;  on  a  plus  de  désirs,  plus 

(i)  D.ins  une  grande  ville,  dit  l'auteur  de  la  fable 
des  Abeilles  ,  tome  I ,  p.  1 33  ,  on  sbabille  aa-dcssus 
de  sa  qualité  pour  être  estimé  plus  qu'on  n'est  par 
la  multitude.  C'est  un  plaisir  pour  un  esprit  foible 
presque  aussi  grand  qUL-  celui  de  laccomplisscmeut 
de  ses  désirs. 


LIVRE    VIT,     CHAP.    I.  221 

de  besoins ,  plus  de  fantaisies ,  quand  on  esl 
ensemble. 

CHAPITRE    II. 

Des  lois  somptuaires  dans  la  démocratie. 

J  E  viens  de  dire  que  dans  les  républiques  où 
les  richesses  sont  également  partagées  il  ne 
peut  point  y  avoir  de  luxe  ;  et  comme  on  a  vu 
au  livre  cinquième  (i)que  cette  égalité  de  dis- 
ti-ibution  faisoit  l'excellence  d'une  république, 
il  suit  que  moins  il  y  a  de  luxe  dans  une  répu- 
blique, plus  elle  est  parfaite.  Il  n'y  en  avoit 
point  chez  les  premiers  Romains;  il  n'y  en 
avoit  point  chez  les  Lacédémouiens;  et  dans 
les  républiques  où  l'égalité  n'est  pas  tout-à- 
fait  perdue,  l'esprit  de  commerce,  de  travail, 
et  de  vertu ,  fait  que  chacun  y  veut  vivre  de 
son  propre  bien,  et  cjue  par  conséquent  il  y  a 
peu  de  luxe. 

Les  lois  du  nouveau  partage  des  ch^imps 
demandé  avec  tant  d'instance  dans  quelques 
républiques  étoient  salutaires  par  leurnature  : 
elles  ne  sont  dangereuses  que  comme  action 
subite.  En  étant  tout  à  coup  les  richesses  aux 
uns ,  et  augmentant  de  même  celles  des  au- 
tres, elles  font  dans  chaque  famille  une  révo- 
lution ,  et  en  doivent  produire  une  générale 
dans  l'état. 

A  mesure  que  le  luxe  s'établit  dans  une  ré- 

(i)   Chapitres  III  et  IV. 


:V29.  DE     L   ESPRIT    DES    LOIS. 

publique,  l'esprit  se  tourne  vers  l'intérêt  par- 
ticulier. A  des  gens  à  qui  il  ne  faut  rien  qu«  le 
néceroaire,  il  ne  reste  à  désirer  que  la  gloire 
de  la  patrie  et  la  sienne  propre.  Mais  une  ame 
corrompue  par  !e  luxe  a  bien  d'autres  désirs. 
Bientôt  elle  devient  ennemie  des  lois  qui  la 
gênent.  Le  luxe  que  la  garnison  de  Rhege  com- 
mença à  connoître  fît  qu'elle  en  égorgea  les 
habitants. 

Sitôt  que  les  Romains  furent  corrompus 
leurs  désirs  devinrent  immenses.  On  en  peut 
juger  par  le  prix  qu'ils  mirent  aux  choses. 
Une  cruche  de  vin  de  Falerne  (i)  se  vendoit 
cent  deniers  romains;  un  baril  de  chair  salée 
du  Pont  en  coûtoi't  quatre  cents;  un  bon  cui- 
sinier quatre  talents:  les  jeunes  garçons  n'a- 
volent  point  de  prix.  Quand,  par  une  impé- 
tuosité (2)  générale,  tout  le  monde  se  portoit 
à  la  volupté,  que  devenoit  la  vertu? 

CHAPITRE    îiî. 

Des  lois  somptuaires  dans  l'aristocratie. 

JVaristocratte  mal  constituée  a  ce  mal- 
heur, quo  les  nobles  y  ont  les  richesses,  et  que 
cependant  ils  ne  doivent  pas  dépenser;  le  luxe, 
contraire  à  l'esprit  de  modération ,  en  doit 

(i)  Fragment  dn  livre  365  de  Diodore,  rapporté 
par  Const.  Porphyiog.  Extrait  des  vertus  et  des  vices. 
— (■>.)  Cnm  maximus  omnium  impefns  ad  luxuriam 
esôet.  j/n'J. 


LIVRE    VII,    CHAP.    III.  2a3 

être  banni.  11  n'y  a  donc  que  des  gens  très 
pauvres,  qui  ne  peuvent  pas  recevoir ,  et  des 
o^ens  très  riches,  qui  ne  peuvent  pas  dépenser. 

A  Venise ,  les  lois  forcent  les  nobles  à  la  mo- 
destie. Ils  se  sont  tellement  accoutumés  à  l'é- 
pargne ,  qu'il  n'y  a  que  les  courtisanes  qui 
puissent  leur  faire  donner  de  l'argent.  On  se 
sert  de  cette  voie  pour  entretenir  l'industrie  : 
les  femmes  les  plus  méprisables  y  dépensent 
sans  danger ,  pendant  que  leurs  tributaires  y 
mènent  la  vie  du  monde  la  plus  obscure. 

Les  bonnes  républiques  grecques  avoient  à 
cet  égard  des  institutions  admirables.  Les 
riches  cmployoient  leur  argent  en  fêtes,  en 
chœurs  de  musique,  en  chariots,  en  chevaux 
pour  la  course,  en  magistrature  onéreuse.  Les 
ricliesses  y  étoient  aussi  à  charge  que  la  pau- 
vreté. 

CHAPITRE    IV. 

Des  lois  somptuaires  dans  les  monarchies. 

«ijES  Suions,  nation  germanique,  rendent 
«  honneur  aux  richesses,  dit  Tacite  (i)  ;  ce  qui 
«  fait  qu'ils  vivent  sous  le  gouvernement  d'un 
«  seul.  »  Cela  signifie  bien  que  le  luxe  est  sin- 
gulièrement propre  aux  monarchies,  et  qu'il 
n'y  faxit  point  de  lois  somptuaires. 

Comme ,  par  la  constitTition  des  monar- 
chies, les  richesses  y  sont  inégalement  parta- 

(i)  De  moribus  Gcrmanorum. 


224  lyv.  l'esprit  dks  lois. 

gées,  il  faut  bien  qu'il  y  ail  du  luxe.  Si  les  riches 
n'y  dépensentpasbeaucoup,  les  pauvres  mour- 
ront de  faim  :  il  faut  même  que  les  riches  y 
dépensent  à  proportion  de  l'inégalité  des  for- 
tunes, et  que,  comme  nous  avons  dit,  le  luxe 
y  augmente  dans  cette  proportion.  Les  riches- 
ses particulières  n'ont  augmenté  que  parce- 
qu'ellcs  ont  ôté  à  une  partie  des  citoyens  le 
nécessaire  physique  ;  il  faut  donc  qu'il  leur 
soit  rendu. 

Ainsi,  pour  que  l'état  monarchique  se  sou- 
tienne, le  luxe  doit  aller  en  croissant,  du  la- 
boureur à  l'artisan ,  au  négociant,  aux  nobles , 
aux  magistrats,  aux  grands  seigneurs,  aux 
traitants  |)rincipaux  ,  aux  princes;  sans  quoi 
tout  seroit  perdu. 

Dans  le  sénat  de  Rome,  composé  de  graves 
magistrats ,  de  jurisconsultes  ,  et  d'hommes 
})leins  de  l'idée  des  premiers  temps ,  on  pro- 
posa ,  sous  Auguste,  la  correction  des  mœurs 
et  du  luxe  des  femmes.  11  est  curieux  de  voir 
dans  Dion  (i  ■  avec  quel  art  il  éluda  les  deman- 
des importunes  de  ces  sénateurs.  C'est  qu'il 
fondoit  une  monarchie  et  dissolvoit  une  répu- 
blique. 

Sous  Tibère,  les  édiles  proposèrent,  dans 
le  sénat,  le  rétablissement  des  anciennes  lois 
somptuaires  (2).  Ce  prince,  qui  avoit  des  lu- 
mières, s'y  opposa.  «L'état  nepouri^oitsubsis- 
"  ter ,  disoit-il ,  dans  la  situation  où  sont  les 

(i)DionCassius,l.LIV. — (2^^  Tacite,  Annal.  1.  III. 


LIVRE    VII,     CHAP.    lY.  iîS 

•  choses.  Comment  Rome  pourroit-elle  vivre? 
a  comment  pourvoient  vivre  les  provinces  ? 
«Nous  avions  de  la  frugalité,  lorsque  nous 
«  étions  citoyens  d'une  seule  ville;  aujourd'hui 
«  nous  consommons  les  richesses  de  tout  l'u- 
«  nivers:  on  fait  travailler  pour  nous  les  maî- 
a  très  et  les  esclaves.  «  Il  voyoil  bien  qu'il  ne 
fallolt  plus  de  lois  somptuaires. 

Lorsque,  sous  le  même  empereur,  on  pro- 
posa au  sénat  de  défendre  aux  gouverneurs 
de  mener  leurs  femmes  dans  les  provinces,  à 
cause  des  dérèglements  qu'elles  y  apportoient, 
cela  fut  rejeté.  On  dit  c  que  les  exemples  de  la 
fc  dureté  des  anciens  avoient  été  changés  en 
«une  façon  de  vivre  plus  agréable  (  i  ).  »  On 
sentit  qu'il  falloit  d'autres  mœurs. 

Le  luxe  est  donc  nécessaire  dans  les  états 
monarchiques  ;  il  l'est  encore  dans  les  états 
despotiques.  Dans  les  premiers ,  c'est  un  usage 
que  l'on  fait  de  ce  qu'on  possède  de  liberté; 
dans  les  autres,  c'est  un  abus  qu'on  fait  des 
avantages  de  sa  servitude ,  lorsqu'un  esclave 
choisi  par  son  maître  pour  tyranniser  ses  au- 
tres esclaves,  incertain  pour  le  lendemain  de 
la  fortune  de  chaque  jour,  n'a  d'autre  félicité 
que  celle  d'assouvir  l'orgueil,  les  désirs ,  et  les 
voluptés  de  chaque  jour. 

Tout  cecijnene  aune  réflexion.  Les  répu- 

(i)  Multa  duritiei  vetermn  meliùs  et  lœtiùs  mu- 
tât». Tacite  ,  Annal.  1.  Ilf. 

i3. 


22:1  DE    L  ESPRIT    DES    LOIS. 

bliques  finissent  par  le  luxe;  les  monarcliies 
par  la  pauvreté  (i). 

CHAPITRE    V. 

Dans  quels  cas  les  lois  somptuaires  sont  utiles  dans 
une  monarcliie. 

V^  E  fut  dans  l'esprit  de  la  république ,  ou  dans 
quelques  cas  particuliers,  qu'au  milieu  du  trei- 
zième siècle  on  fit,  en  Aragon,  des  lois  somp- 
tuaires. Jacques  I  ordonna  que  le  roi  ni  aucun 
de  ses  sujets  ne  pourroient  manger  plus  de 
deux  sortes  de  viandes  à  chaque  repas ,  et  que 
chacune  ne  seroit  préparée  que  d'une  seule 
manière ,  à  moins  que  ce  ne  fût  du  gibier  qu'on 
eût  tué  soi-même   a). 

On  a  fait  aussi  de  nos  jours,  en  Suéde,  des 
lois  somptuaires;  mais  elles  ont  un  objet  diffé- 
rent de  celles  d'Aragon. 

Un  état  peut  faire  des  lois  somptuaires  dans 
l'objet  d'une  frugalité  absolue  ;  c'est  l'esprit 
des  lois  somotuaires  des  républiques;  et  la  na- 
ture de  la  chose  fait  voir  que  ce  fut  l'objet  de 
celles  d'Aragon. 

Les  lois  somptuaires  peuvent  avoir  aussi 
pour  objet  une  frugalité  relative,  lorsqu'un 
érat,  sentant  que  des  marchandises  étrangères 
d'un  trop  haut  prix  demanderoient  une  telle 

(i)  Opnîentia  paritura  mox  eg-estatem.  Flora  s  , 
liv.  III. — (a)  Constitution  de  Jacques  premier,  de 
Lan  ia34, art.  VI,  dans  Marca hispanica.  p.  1 4!>.9 


LIVRE    VII,    CHAP.    V.  U.'l'] 

exportation  des  siennes,  qu'il  se priveroit  plus 
de  ses  besoins  par  celle-ci  qu'il  n'en  satisferoit 
par  celles-là,  en  défend  absolument  l'entrée; 
et  c'est  l'esprit  des  lois  que  l'on  a  laites ,  de  nos 
jours,  en  Suéde  (i).  Ce  sont  les  seules  lois 
somptuaires  qui  conviennent  aux  monarchies. 
En  général,  plus  un  état  est  pauvre,  plus 
il  est  ruine  par  son  luxe  relatif,  et  ])lus  par 
conséquent  il  lui  faut  de  lois  somptuaires  rela- 
tives. Plus  un  état  est  riche,  plus  son  luxe  re- 
latif l'enrichit  ;  et  il  faut  bien  se  garder  d'y 
faire  des  lois  somptuaires  relatives.  Nous  ex- 
pliquerons mieux  ceci  dans  le  livre  sur  le  com- 
merce (2).  Il  n'est  ici  qiiestlon  que  du  luxe 
absolu. 


FIN     UU     TOME    PREMIER. 


TABLE 

DES  LIVRES  ET  CHAPITRES 

CONTENUS 

DANS  LE  PREMIER  VOLUME. 


LIVRE  PREMIER. 

Des  lois  en  général. 

Chap.  t.  Des  lois,  daus  le  rapport  quelles  ont  avec 

les  divers  êtres.  Page  f)5 

Chap.  II.  Des  lois  de  la  nature.  Gq 

Chaf.  III.  Des  lois  positives.  71 

LIVRE   II. 

Des  lois  qai  dérivent  directement  de  la  nature  du 
goavernenient. 

Chap.  I.  De  la  nature  des  trois  divers  gouverne- 
ments.  76 

Chap.  II.  Du  gouvernement  républicain,  et  des  lois 
relatives  à  la  démocratie.  77 

Chap.  III.  Des  lois  relatives  à  la  nature  de  l'aristo- 
cratie. 84 

Chap.  IV.  Des  lois,  dans  leur  rapport  avec  la  na- 
ture du  gouvernement  monarcliique.  09 

Cftap.  V.  Des  lois  relatives  à  la  nature  de  l'état  des- 
potique. 9^ 


TABLK.  asi9 

LIVRE    III, 

Des  pi'incjpes  des  trois  gouvttiiemeîRs. 

Chap.  I.  Différence  de  la  nature  du  gouvcrnemcut 

ctdesonpriucipe.  Page     94 

Chap.  ir.  Du  principe  des  divers  gouveruemeuts.        g5 
Chap.  HI.  Du  principe  de  la  démocratie.  ib. 

Chap.  IV.  Du  principe  de  l'aristocratie.  gi) 

Chap.  V.  Que  la  vertu  n'est  point  le  principe  du 

gouvernement  monarchique.  10 1 

Chap.  VI.   Comment  on  supplée  à  la  vertu  dans  le 

gouvernement  monarchique.  io3 

Chap.  VII.   Du  principe  de  la  monarchie.  io4 

Chap.  VIII.  Que  l'houneur  n'est  poiut  le  principe 

des  états  despotiques.  i  <>5 

Chap.  IX.  Du  principe  du  gouvernement  despotique.    1 06 
Chap.  X.   Différence  de  l'obéissance  dans  les  gou- 
vernements modérés  et  daus  les  gouvernements 
despotiques.  107 

Chap.  XI.  Réflexion  sur  tout  ceci.  1 10 

LIVRE   IV. 
Que  les  lois  de  l'éducation  doivent  être  relatives 
aux  principes  du  gouvernement. 
Chap.  I.  Des  lois  de  l'éducation.  1 10 

Chap.  II.   De  l'éducation  dans  les  monarchies.  1 1 1 

Chap.  III.  De  l'éducation  daus  le  gouvernement 

despotique.  116 

Chap.  IV.  Différence  de  l'effet  de  l'éducation  chez 

les  anciens  et  parmi  nous.  1 1^ 

Chap.  V.    De  l'éducation  dans  le  gouvernement 
^Républicain.  iiS 

Chap.  VI.  De  quelques  institutions  des  Grecs.  1  ly 

Chap.  VII.  Eu  quel  cas  ces  institutions  singulières 

peuvent  être  bonnes.  19.3 

Chap.  VIII.  Explication  d'un  paradoxe  des  ansàm 
par  rapport  aux  mœurs.  ;i24 


23o  TABLE. 

LIVRE  V. 

Qne  les  lois  que  le  législateur  donne  doivent  être 
relatives  au  principe  du  gouvernement. 

Chap.  T.  Idée  de  ce  livre.  Page   lag 

Ch.  II.  Cequec'est  quelavertudansletatpolitique.     ib. 

Chap.  III.  Ce  que  c'est  que  Tamour  de  la  république 
dans  la  démocratie.  i3o 

Chap.  IV.  Comment  ou  inspire  l'amour  de  l'égalité 
et  de  la  frugalité.  1 3?, 

Chaf.  V.  Comment  leslois  établbseut  l'égalité  dans 
la  démocratie.  l33 

Chap.  VI.  Comment  les  lois  doivent  entretenir  la 
frugalité  dans  la  démocratie.  1 38 

Chap.  VII.  Autres  moyens  de  favoriser  le  principe 
de  la  démocratie.  i4o 

Chap.  VIII.  Comment  les  lois  doivent  se  rapporter 
au  principe  du  gouvernement  dans  l'aristocratie.    i45 

Chap.  IX.  Comment  les  lois  sont  relatives  à  leur 
principe  dans  la  raonarcliic.  l  5 1 

Chap.  X.  De  la  promptitude  de  l'exécution  dans  la 
monarchie.  i53 

Chap.  XI.  De  l'excellence  du  gouvernement  mo- 
narchique. i54 

Chap.  XII.  Continuation  du  même  sujet.  i5y 

Chap.  XIII.  Idée  du  despotisme.  ib. 

Chap.  XIV,  Comment  les  lois  sont  relatives  au  prin- 
cipe du  gouvernement  despotique.  i  5<S 

Chap.  XV.  Continuation  du  même  sujet.  i6C> 

Chap.  XVI.  De  la  communication  du  pouvoir.  169 

Chap.  XVII.  Des  présents.  171 

Chap.  XVIII.  Des  récompenses  que  le  souverain 
donne.  172 

Chap.  XIX.  Nouvelles  conséquences  des  principes 
des  trois  gouvernements.  iy4 


TABLE.  23 1 

LIVRE    VI. 

Conséquencee  des  principes  des  divers  gouverne- 
ments par  rapport  à  la  simplicité  des  lois  civiles 
et  criminelles,  la  forme  des  jugements,  et  l'éta- 
blissement des  peines. 

CiiAP.  I.  Do  la  simplicité  des  lois  civiles  dans  les  di- 
vers gouvernements.  Page   iiSo 

Chap.  IÏ.  De  la  simplicité  des  lois  criminelles  dans 
les  divers  gouvernements.  iS4 

Chap.  III.  Dans  quels  gouvernements  et  dans  quels 
cas  on  doit  juger  selon  un  texte  précis  de  la  loi.    i  Sô 

Chap.  IV.  De  la  manière  de  former  les  jugements.      I1S7 

Chap.  V.  Dans  quel  gouvernement  le  souverain  peut 
être  juge.  i8y 

Chap.  VI.  Que,  dans  la  monarchie,  les  ministres 
ne  doivent  pas  j  u  ger .  i  g  3 

Chap.  VII.  Du  magistrat  unique.  194 

Chap.  VIII.  Des  accusations  dans  les  divers  gouver- 
nements. ig5 

Chap.  IX.  De  la  sévérité  des  peines  dans  les  divers 
gouvernements.  igG 

Chap.  X.  Des  anciennes  lois  françaises.  19S 

Chap.  XI.  Que,  lorsqu'un  peuple  est  vertueux,  il 
faut  peu  de  peines.  ipg 

Chap.  XII.  De  la  puissance  des  peines.  aoo 

'  Chap.  XIII.  Impuissance  des  lois  japonaises.  2o3 

Chap.  XIV.  De  l'esprit  du  sénat  de  Rome.  0.06 

Cf^p.  XV.  Des  lois  des  Romains  à  l'égard  des  peines.  9.07 

Chap.  XVI.  De  la  juste  proportion  des  peines  avec 
le  crime.  o.io 

Chap.  XVII.  De  la  question  ou  torture  contre  les 
criminels.  9,12 

Chap.  XVIII.  Des  peines  pécuniaires ,  et  des  peines 
corporelles.  ai4 

Chap.  XIX.  De  la  loi  du  talion.  ib. 


232  TABLE. 

Chap.  XX.  De  la  punition   des  percs  pour  leurs 

enfants.  Page  ai 5 

Chap.  XXI.  De  la  clémence  du  prince.  ai6 

LIVRE    VII, 

Conséquences  des  différents  principes  des  trois  gou- 
vernements par  rapport  anx  lois  somptuaircs ,  au 
luxe,  et  à  la  condition  des  femmes. 

Chap.  I.  Du  luxe.  ai8 

Chap.  11.  Des  lois  somptuaires  dans  la  démocratie.  29.1 
Chap.  III.  Des  lois  somptuaires  dans  l'aristocratie.    riT.'i 
Chap.  IV.  Des  lois  somptuaires  dans  les  monarchies.   223 
Chap.  y.  Dans  quels  cas  les  lois  somptuaires  sont 
utiles  dans  une  monarchie.  226 


riN     DE    LA    TABLE. 


DE  L'ESPRIT 

DES  LOIS. 

TOME  SKCOND. 


DE  L'ESPRIT 

DES  LOIS, 

Par  MONTESQUIEU. 


TOME  SECOND. 


KDITIOA    SÏIiRKOTYlM:, 

rHBS    LE     r'BOCtPt     DE     1- 1  R  M  1  N    1 


A  PARIS, 

CHEZ    FIRMIN    DIDOT    FRÈRES 

K  U  F.      JACOB,»"    24- 

1834. 


DE  L'ESPRIT 
DES  LOIS. 

SUITE  DU  LIVRE  SEPTIEME. 
CHAPITRE   SIXIEME. 

Du  luxe  à  la  Chine. 


L/ES  raisons  particulières  demandent  des  lois 
somptuaires  dans  quelques  états.  Le  peuple, 
par  la  force  du  climat,  peut  devenir  si  nom- 
breux, et  d'un  autre  côté  les  moyens  de  le  faire 
subsister  peuvent  être  si  incertains  ,  qu'il  est 
bon  de  l'appliquer  tout  entier  à  la  culture  des 
terres.  Dans  ces  états  ,  le  luxe  est  dangereux, 
et  les  lois  somptuaires  y  doivent  être  rigou- 
reuses. Ainsi ,  pour  savoir  s'il  faut  encourager 
le  luxe  ou  le  proscrire,  on  doit  d'abord  jeter 

ESFR.  DES  LOIS.  3. 


2  DE     LESPHIT     DES     LOIS. 

les  yeux  sur  le  rapport  qu'il  y  a  entre  le  nombre 
du  j)euple  et  la  facilité  de  le  faire  vivre.  En 
Anffleterre,  le  sol  produit  beaucoup  plus  de 
grains  qu'il  ne  faut  pour  nourrir  ceux  qui 
cultivent  les  terres  et  ceux  qui  procurent  les 
vêtements  :  il  peut  donc  y  avoir  des  arts  fri- 
voles, et  par  conséquent  du  luxe.  En  France, 
il  croît  assez  de  bled  pour  la  nourriture  des 
laboureurs  et  de  ceux  qui  sont  employés  aux 
manufactures.  De  plus,  le  commerce  avec  les 
étrangers  peut  rendre  pour  des  choses  frivoles 
tant  de  choses  nécessaires,  qu'on  n'y  doit  guei-e 
craindre  le  luxe. 

A  la  Chine,  au  contraire,  les  femmes  sont 
si  fécondes,  et  l'espèce  humaine  s'y  multiplie 
à  un  tel  point ,  que  les  terres  ,  quelque  culti- 
vées qu'elles  soient,  suffisent  à  peine  pour  la 
nourriture  des  habitants.  Le  luxe  y  est  donc 
pernicieux ,  et  l'esprit  de  travail  et  d'économie  y 
est  aussi  requis  que  dans  quelques  républiques 
que  ce  soit(i).  Il  faut  tpi'on  s'attache  aux  arts 
nécessaires,  et  qu'on  fuie  ceux  de  la  volupté. 

Voilà  l'esprit  des  belles  ordonnances  des 
empereurs  chinois.  «  Nos  anciens,  dit  un  em- 
«  pereur  de  la  famille  des  Tang  (a),  tenoient 
«  pour  maxime  que ,  s'il  y  avoit  un  homme  qui 
«  ne  labourât  point ,  ou  une  femme  qui  ne  s'oc- 
n  cupât  point  à  filer ,  quelqu'un  souffroil  le 

(i)  Le  laxe  y  a  tonjours  été  arrêté. — (2)  Dans  une 
ordonnance  rapportée  par  le  P.  Du  Halde,  tome  II  j 
page  49:- 


LIVRE    VIT,    CnAP.    VI.  3 

«  froid  ou  la  faim  dans  l'empire...  »  Et,  sur  ce 
principe,  il  fit  détruire  une  infinité  de  monas- 
tères de  bonzes. 

Le  troisième  empereur  de  la  vingt-unième 
dynastie  (i),  à  qui  on  apporta  des  pierres  pré- 
cieuses trouvées  dans  une  mine,  la  fit  fermer, 
ne  voulant  pas  fatiguer  son  peuple  à  travailler 
pour  une  chose  qui  ne  pouvoit  ni  le  nourrir 
ni  le  vêtir 

«  Notre  luxe  est  si  grand,  dit  Kiayventi  (2), 
ft  que  le  peuple  orne  de  broderies  les  souliers 
«  des  jeunes  garçons  et  des  filles  qu'il  est  obligé 
«  de  vendre.  »  Tant  d'hommes  étant  occupés  à 
faire  des  habits  pour  un  seul ,  le  moyen  qu'il 
n'y  ait  bien  des  gens  qui  manquent  d'habits? 
Il  y  a  dix  hommes  qui  mangent  le  revenu  des 
terres  ,  contre  un  laboureur  :  le  moyen  qu'il 
n'y  ait  pas  bien  des  gens  qui  manquent  d'ali- 
ments? 

CHAPITRE    VII. 

Fatale  conséquence  àa  luxe  à  la  Chine. 

On  voit,  dans  l'histoire  de  la  Chine,  qu'elle 
a  eu  vingt-deux  dynasties  qui  se  sont  succé- 
dées, c'est-à-dire  qu'elle  a  éprouvé  vingt-deux 
révolutions  générales,  sans  compter  une  in- 
finité de  particulières.  Les  trois  premières  dv- 


(1)  Histoire  de  la  Chine,  Yingt-uuieme  dynastie, 
dans  l'ouvrage  du  P.  du  Halde,  tome  I. — (2)  Dans  un 
discours  rapporté  par  le  P.  duHalde,  tome  II,  p.  4 1 8. 


4  DE    l'esprit    BES    LOIS. 

nasties  durèrent  assez  long  *  temps  ,  parce- 
qu'elles  furent  sagement  gouvernées,  et  que 
i'empli'e  étoit  moins  étendu  qu'il  ne  le  fut  de- 
puis. Mais  on  peut  dire  en  général  que  toutes 
ces  dynasties  commencèrent  assez  bien.  La 
vertu ,  l'attention ,  la  vigilance ,  sont  nécessai- 
res à  la  Chine  :  elles  y  étoient  dans  le  commen- 
cement des  dynasties,  elles  manquoient  à  la 
fin.  FjU  effet,  il  étoit  naturel  que  des  emjjereurs 
nourris  dans  les  fatigues  de  la  guerre,  qui 
parvenoient  à  faire  descendre  du  trône  une 
famille  noyée  dans  les  délices,  conservassent 
la  vertu  qu'ils  avoient  éprouvée  si  utile  ,  et 
craignissent  les  voluptés  qu'ils  avoient  vues  si 
funestes.  Mais,  après  ces  trois  ou  quatre  pre- 
miers princes ,  la  corruption,  le  luxe,  l'oisi- 
veté, les  délices,  s'emparent  des  successeurs. 
Ils  s'enferment  dans  le  palais  ;  leur  esprit  s'af- 
foiblit,leur  vie  s'accourcit,  la  famille  décline; 
les  grands  s'élèvent ,  les  eunuques  s'accrédi- 
tent, on  ne  met  sur  le  trône  que  des  enfants  ; 
le  palais  devient  ennemi  de  l'empire ,  un  peuple 
oisif  qui  l'habite  ruine  celui  qui  travaille  ;  l'em- 
pereur est  tué  ou  détruit  par  un  usurpateur 
qui  fonde  une  famille ,  dont  le  troisième  ou 
quatrième  successeur  va  dans  le  même  palais 
se  renfermer  encore. 

CHAPITRE    VIII. 

De  la  contineuce  publique. 
X  L  y  a  tant  d'imperfections  attachées  à  la  perte 


LIVRE    VII,    CHA  p.    vil  I.  5 

de  la  vertu  dans  les  femmes,  toute  leur  ame 
en  est  si  fort  dégradre  ,  ce  poiiit  principal  ôté 
en  fait  tomber  tant  d'autres  ,  que  l'on  peut 
regarder,  dans  un  état  popuiaire,  l'inconti- 
nence pubîi({ue  comme  le  dernier  des  mal- 
heurs et  la  certitude  d'un  changement  dans  la 
constitution. 

Aussi  les  bons  législateurs  y  ont  -ils  exigé 
des  femmes  une  certaine  gravité  de  mœurs. 
Ils  ont  proscrit  de  leurs  républiques  non  seu- 
lement le  vice  ,  mais  l'apparence  même  du 
vice.  Ils  ont  banni  jusfju'à  ce  commerce  de 
galanterie  qui  produit  l'oisiveté,  qui  fait  que 
les  femmes  corrompent  avant  même  d'être  cor- 
rompues ,  qui  donne  un  prix  à  tous  les  riens, 
et  rabaisse  ce  qui  est  im]>ortant,  et  qui  fait 
(]ue  l'on  ne  se  conduit  plus  que  sur  les  maximes 
du  ridicule  que  les  femmes  entendent  si  bien 
à  établir, 

CHAPITRE    IX. 

De  la  condition  des  femmes  dans  les  divers 
gouvernements. 

JL/ES  femmes  ont  peu  de  retenue  dans  les  mo- 
narchies ,  parceque  la  distinction  des  rangs 
les  appelant  à  la  cour,  elles  y  vont  prendre  cet 
rsprit  de  liberté  qui  est  à  peu  près  le  seul  qu'on 
y  tolère.  Chacun  se  sert  de  leurs  agréments  et 
de  leurs  passions  pour  avancer  sa  fortune  ;  et 
comme  leur  foiblesse  ne  leur  permet  pas  i'or- 


6  DB    L  ESPRIT    DES    lOIS. 

gueil ,  mais  la  vanité,  le  luxe  y  règne  toujours 
avec  e'Ies. 

Dans  les  états  despotiques,  les  femmes  n'in- 
troduisent point  le  luxe;  mais  elles  sont  elles- 
mêmes  un  objet  de  luxe.  Elles  doivent  être 
extrêmement  esclaves.  Chacun  suit  l'esprit  du 
gouvernement,  et  porte  chez  soi  ce  qu'il  voit 
établi  ailleurs.  Comme  les  lois  y  sont  sévères  et 
exécutées  sur-le-champ,  ou  a  peur  que  la  liberté 
des  femmes  n'y  fasse  des  aiYaires.  Leurs  brouil- 
leries,  leurs  indiscrétions,  leurs  répugnances, 
leurs  penchants ,  leurs  jalousies ,  leurs  piques , 
cet  art  qu'ont  les  petites  âmes  d'intéresser  les 
grandes,  n'y  sauroient  être  sans  conséquence. 

De  plus,  comme  dans  ces  états  les  princes 
se  jouent  de  la  nature  humaine,  ils  ont  plu- 
sieurs femmes  ;  et  mille  considérations  les  obli- 
gent de  les  renfermer. 

Dans  les  républiques ,  les  femmes  sont  libres 
par  les  lois ,  et  captivées  par  les  mœurs  5  le  luxe 
en  est  banni,  et  avec  lui  la  corruption  et  les 
vices. 

Dans  les  villes  grecques ,  où  l'on  ne  vivoit 
pas  sous  cette  religion  qui  établit  que  ,  chez 
les  hommes  mêmes  ,  la  pureté  des  mœurs  est 
une  partie  de  lavertu;  dans  les  villes  grecques, 
où  un  vice  aveugle  régnoit  d'une  manière  ef- 
frénée ,  où  l'amour  n'avoit  qu'une  forme  que 
l'on  n'ose  dire  ,  tandis  que  la  seule  amitié  s'é- 
toit  retirée  dans  les  mariages  (i);  la  vertu ,  la 

(  I  )  Quant  au  vrai  amour,  dit  Plutarque,  le»  femme» 


LIVRE    VII,    CHAP.    XX,  7 

simplicité  ,  la  chasteté  des  femmes  ,  y  étoient 
telles  ,  qu'on  n'a  guère  jamais  vu  de  peuple 
qui  ait  eu  à  cet  égard  une  meilleure  police (i). 

CHAPITRE    X. 

Du,  tribunal  domestique  cliez  les  Romains. 

Ijes  Romains n'avoient pas, comme  les  Grecs, 
des  magistrats  particuliers  qui  eussent  inspec- 
tion sur  la  conduite  des  femmes.  Les  censeurs 
n'avoient  l'œil  sur  elles  que  comme  sur  le  reste 
de  la  république.  L'institution  du  tribunal  do- 
mestique (2)  suppléa  à  la  magistrature  établie 
chez  les  Grecs  (3). 

Le  mari  assembloit  les  parents  de  la  femme , 
et  la  jugeoit  devant  eux  (4).  Ce  tribunal  main- 

n'y  ont  aucune  part.  OEuvres  morales ,  traité  de  l'A- 
mour, pag.  600.  Il  parloit  comme  son  siècle.  Voyez 
Xénoplion,  au  dialogue  intitulé  Hiéron.  —  (i)  A 
Athènes,  ily  avoit  un  magistrat  particulier  qui  veil- 
loit  sur  la  conduite  des  fenunes. — (2)  Romulus  in- 
stitua ce  tribunal,  comme  il  paroît  par  Denys  d'Ha- 
licarnasse  ,1.  II ,  p.  96. — (3)  Voyez  dans  Tite-Live  , 
1.  XXXIX  ,  l'usage  que  l'on  lit  de  ce  tribunal  lors  de 
la  conjuration  des  bacchanales  :  on  appela  conjura- 
tion contre  la  république  des  assemblées  où  l'on 
corrompoit  les  mœurs  des  femmes  et  des  jeunesgens. 
— (4)  Il  paroit  parDenvsd'Halicarnasse,  l.II,  que, 
par  l'institution  de  Romulus  ,  le  mari  ,  dans  les  cas 
ordinaires,  jugeoit  seul  devant  les  parents  de  la 
femme;  et  que,  dans  les  grands  crimes,  il  la  )ugeoit 
avec  cinq  d'entre  eux.  Aussi  IJlpieu,au  titre  VI, 
§.  IX,Xir,  et  XIII,  distingue-t-il,  dans  les  juge- 


8  CE     L'ESVfilT    UES    LOIS. 

tenoit  les  mœurs  dans  la  république  ;  mais  ces 
mômes  mœurs  maintenoient  ce  tribunal.  Il  de- 
voit  juger  non  seulement  de  la  violation  des 
lois  ,  mais  aussi  de  la  violation  des  mœurs.  Or, 
pour  juger  de  la  violation  des  mœurs  ,  il  faut 
en  avoir. 

Les  peines  de  ce  tribunal  dévoient  être  arbi- 
traires ,  et  l'étoient  en  effet  ;  car  tout  ce  qui  re- 
garde les  mœurs  ,  tout  ce  qui  regarde  les  rè- 
gles de  la  modestie ,  ne  peut  guère  être  com- 
pris sous  un  code  de  lois.  Il  est  aisé  de  régler 
par  des  lois  ce  qu'on  doit  aux  autres  ;  il  est  dif- 
ficile d'y  comprendre  tout  ce  qu'on  se  doit  à 
soi-même. 

Le  tribunal  domestique  regardoit  la  con- 
duite générale  des  femmes  :  mais  il  y  avoit  un 
crime  qui  ,  outre  l'animadversibn  de  ce  tribu- 
nal ,  étoit  encore  soumis  à  une  accusation  pu- 
blique ;  c'étoit  l'adultère,  soit  que,  dans  une 
république ,  une  si  grande  violation  de  mœurs 
intéressât  le  gouvernement,  soit  que  le  dérè- 
glement de  la  femme  pût  fair^  soupçonner  ce- 
lui du  mari ,  soit  enfin  que  l'on  craignît  que 
les  honnêtes  gens  mêmes  n'aimassent  mieux 
cacher  ce  crime  que  le  punir  ,  l'ignorer  que  le 
venger. 

ments  des  mœnrs ,  celles  qu'il  appelle  graves  d'avec 
celles  qui  l'étoieiTt  moins,  mores graviores ,  mores 
lei'iores. 


LIVRE    VII,    CUAP.    XI.  U 

CHAPITRE    XI. 

Comment  les  institutions  changèrent  à  Rome  avec  le 
gouvernement. 

i_.(OMME  le  tribunal  domestique  supposoitides 
mœurs  ,  l'accusation  publique  en  supposoit 
aussi;  et  cela  fit  que  ces  deux  choses  tombè- 
rent avec  les  mœurs  ,  et  finirent  avec  la  répu- 
blique (i). 

L'établissement  des  questions  perpéttielles  , 
c'est-à-dire  du  partage  de  la  juridiction  entre 
les  préteurs  ,  et  la  coutume  qui  s'introduisit  de 
plus  en  plus  que  ces  préteurs  jugeassent  eux- 
mêmes  (2)  toutes  les  affaires  ,  affoiblirent  l'u- 
sage du  tribunal  domestique;  ce  qui  paroîtpar 
la  surprise  des  liistoriens ,  qui  regardent  com- 
me des  faits  singuliers  et  comme  un  renouvel- 
lement de  la  praticjue  ancienne  les  jugements 
que  Tibère  fit  rendre  par  ce  tribunal. 

L'établissement  de  la  monarchie  et  le  chan- 
gement des  mœurs  firent  encore  cesser  l'accu- 
sation publique.  On  pouvoit  craindre  qu'un 
malhonnête  homme  ,  pi([ué  des  mépris  d'une 
femme,  indigné  de  ses  refus,  outré  de  sa  vertu 
même  ,  ne  formât  le  dessein  de  la  perdre.  La 
loi  Julie  ordonna  qu'on  ne  pourroit  accuser 

(i)  .tudicio  lie  moribns  (quod  antea  quidem  in 
aotiquis  legibus  positum  erat,  non  autem  f'reqnenfa- 
batur)  peiiitùsabolito.  Leg.  XI,  §.  II,  cod.  de  repud. 
• — (a)  Judicia  extraordinaria. 


lO  DELESPRITDESLOIS. 

une  femme  d'adultère  qu'après  avoir  accusé 
son  mari  de  favoriser  ses  dérèglements  ;  ce  qui 
restreignit  beaucoup  cette  accusation  ,  et  l'a- 
néantit pour  ainsi  dire  (i). 

Sixte-Quint  sembla  vouloir  renouveler  l'ac- 
cusation publicpie  (a).  Mais  il  ne  faut  qu'un  peu 
de  réflexion  pour  voir  que  cette  loi ,  dans  une 
monarchie  telle  que  la  sienne,  étoit  encoi'eplus 
déplacée  que  dans  toute  autre. 

CHAPITRE    XII.  i 

g 
De  la  tutele  des  femmes  chez  les  Romains. 

J_iES  institutions  des  Romains  mettoient  les 
femmes  dans  une  perpétuelle  tutele ,  à  moins 
qu'elles  ne  fussent  sous  l'autorité  d'un  mari. (3) 
Cette  tutele  étoit  donnée  au  plus  proche  des 
parents  par  mâles  ;  et  il  paroît ,  par  une  ex- 
pression vulgaire  (4)  ,  qu'elles  étoient  très  gê- 
nées. Cela  étoit  bon  pour  la  république ,  et 
n'étoit  point  nécessaire  dans  la  monarchie  (5). 
Il  paroît,  par  les  divers  codes  des  lois  des 

(  I  )  Constantin  l'ôta  entièrement  :  «  C'est  une  chose 
«indigne,  disoit-il,  qne  des  mariages  tranquilles 
«soient  troublés  par  l'audace  des  étrangers.»  — 
(2)  Sixte  V  ordonna  qu'un  mari  qui  n'iroit  point  se 
plaindre  à  lui  des  débauches  de  sa  femme  seroitpuni 
de  mort.  "Voyez  Leti. — (3)  Niai  convenissent  in  ma^ 
num  viri. — (4)  Ne  sis  mihi  patrnns,  oro. — (5)  La  loi 
Papienne  ordonna,  sous  Auguste,  que  les  femmes 
qui  auroient  en  trois  enfants  seroient  hors  de  cette 
tatele. 


LIVRE    Vil,    CHAP.    XII.  II 

barbares  ,  que  les  femmes  ,  chez  les  premiers 
Germains  ,  étoient  aussi  dans  une  perpétuelle 
tutele(i.  Cet  usage  passa  dans  vnie  monarchie 
qu'ils  fondèrent  ;  mais  il  ne  subsista  pas. 

CHAPITRE    XIII. 

Des  peines  établies  par  les  empereurs  contre  les 
débauches  des  femmes. 

JLa  loi  Julie  établit  une  peine  contre  l'adul- 
tère. Mais,  bien  loin  que  cette  loi  et  celles  que 
l'on  fit  depuis  là-dessus  fussent  une  marque  de 
la  bonté  des  mœurs ,  elles  furent  au  contraire 
une  marque  de  leur  dépravation. 

Tout  le  système  politique  à  l'égard  des  fem- 
mes changea  dans  la  monarchie  :  il  ne  fut 
plus  question  d'établir  chez  elles  la  pureté  des 
mœurs ,  mais  de  punir  leurs  crimes.  On  ne 
faisoit  de  nouvelles  lois  pour  punir  ces  crimes 
queparcequ'on  nepunissoitplus  lesviolations'J 
qui  n'étoient  point  ces  crimes. 

L'affreux  débordement  des  mœurs obligeoit 
bien  les  empereurs  de  faire  des  lois  pour  ar- 
rêter à  un  certain  point  l'impudicité  ;  mais 
leur  intention  ne  fut  pas  de  coz^riger  les  mœurs 
en  général.  Des  faits  positifs ,  rapportés  par  les 
historiens  ,  prouvent  plus  cela  que  toutes  ces 
lois  ne  sauroient  prouver  le  contraire.  Onpeufe 
voir  ,  dans  Dion  ,  la  conduite  d'Auguste  à  cel 

(  I  )  Cette  tutele  s'appeloit  chez  les  rVermain*  mar^ 
deburdium. 


I  *i  D  E    l/  E  s  P  n.  1  T    D  E  s    L  O  I  s. 

égard  ,  et  comment  il  éluda  et  dans  sa  préture 
et  dans  sa  censure  les  demandes  qui  lui  furent 
faites  (i). 

On  trouve  bien  dans  les  historiens  des  juge- 
ments rigides  rendus  ,  sous  Auguste  et  sous 
Tibère ,  contre  l'impudicité  de  quelques  dames 
romaines  :  mais  ,  en  nous  faisant  connoitre  l'es- 
prit de  ces  règnes, ils  nous  font  connoître  l'es- 
prit de  ces  jugements. 

Auguste  et  Tibère  songèrent  principalement 
à  punir  les  débauches  de  leurs  parentes.  Ils  ne 
punissoient  point  le  dérèglement  des  mœurs  , 
mais  un  certain  crime  d'impiété  ou  de  lese- 
majesté  (2)  qu'ils  avoient  inventé ,  utile  pour 
le  respect ,  utile  pour  leur  vengeance.  De  là 
vient  que  les  auteurs  romains  s'élèvent  si  fort 
contre  cette  tyrannie. 

(i)  Comme  ou  lui  eut  amené  un  jeune  homme  qui 
avoit  épousé  une  femme  avec  laquelle  il  avoit  eu  au- 
paravant un  mauvais  commerce,  il  hésita  long-temps, 
n'osant  ni  approuver  ui  punir  ces  choses.  Enfin,  re- 
prenant ses  esprits  ,  «  Les  séditions  ont  été  cause  de 
«  grands  maux,  dit-il;  ouhlions-les  ».  Dion,  1.  LIT. 
Les  sénateurs  lai  ayant  demandé  des  règlements  sur 
les  mœurs  (Us  femmes, il  éluda  cette  demande  en  leur 
disant  qu'ils  corrigeassent  leurs  femmes  comme  il 
corrigeoit  la  sienne  :  sur  quoi  ils  le  prièrent  de  leur 
dire  comment  il  en  usoit  avec  sa  femme  ;  (  question  , 
ce  me  semble  ,  fort  indiscrète.  ) — (2)  Culpam  inter 
viros  et  feminas  vulgatara  gravi  nomine  laesarum  re- 
ligionum  ac  violatœ  raajestatis  appellando,  clemen- 
tiam  majorum  suasque  ipse  leges  egrediehatur.  Tac. 
A-iiual.  liv.  III. 


tIVEE    VU,    CHAP.    XIII.  l3 

La  peine  de  la  loi  Julie  étoit  légère  (i\  Les 
empereurs  voulurent  que ,  dans  les  jugements, 
on  augmentât  la  peine  de  la  loi  qu'ils  avoient 
faite.  Cela  fut  le  sujet  des  invectives  des  histo- 
riens. Ils  n'examinoient  pas  si  les  femmes  mé- 
ritoient  d'être  punies  ,  mais  si  l'on  avoit  violé 
la  loi  pour  les  punir. 

Une  des  principales  tyrannies  de  Tibère  [2) 
fut  l'abus  qu'il  fit  des  anciennes  lois.  Quand 
il  voulut  punir  quelque  dame  roumaine  au-delà 
de  la  peine  portée  par  la  loi  Julie  ,  il  rétablit 
contre  elle  le  tribunal  domestique  ('3). 

Ces  dispositions  à  l'égard  des  femmes  ne 
regardoient  que  les  familles  des  sénateurs  ,  et 
non  pas  celles  du  peuple.  On  vouloit  des  pré- 
textes aux  accusations  contre  les  grands  ,  et 
les  déportements  des  femmes  en  pouvoient 
fournir  sans  nombre. 

Enfince  que  j'ai  dit,  que  la  bonté  des  mœurs 
n'est  pas  le  principe  d'un  gouvernement  d'un 
seul ,  ne  se  vérifia  jamais  mieux  que  sous  ces 
premiers  empereurs  ;  et  si  l'on  en  doutoit ,  on 

(i)  Cette  loi  est  rapportée  au  Digeste  ;  mais  on 
n'y  a  pas  mis  la  peine.  On  juge  qu'elle  n'étoit  que 
de  la  relégation,  puisque  celle  de  l'inceste  n'étoit 
que  de  la  déportation.  Leg.  Si  ejiiis  'vidiiam,  If.  de 
qiiest. — (2)  Proprium  idTiherio  fuit,  scelera  nuper 
repertapriscisverbisobtegere.  Tacite. — (3)Adulterii 
graviorem  pœnam  deprecatus  ,  ut  exemplo  majorura 
propinquis  suis  ultra  ducentesimum  lapidem  remo- 
veretur,  suasit.  Adultero  Manlio  Italiâ  atque  Africâ 
iateidictum  est.  Taciîc,  Aiînal.  I.  II. 


l4  DE     l'esprit    des    lois. 

n'auroit  qu'à  lire  Tacite ,  Suétone,  Juvénal,  el 
Martial. 

CHAPITRE    XIV. 

Lois  somptaaires  chez  les  Romains. 

INous  avons  parlé  de  l'incontinence  })ublique, 
parcequ'elle  est  jointe  avec  le  luxe  ,  qu'elle  en 
est  toujours  suivie  ,  et  qu'elle  le  suit  toujours. 
Si  vous  laissez  en  liberté  les  mouvements  du 
cœur  ,  comment  pourrez- vous  gêner  les  foi- 
blesses  de  l'esprit .' 

A  Rome  ,  outre  les  institutions  générales  , 
les  censeurs  firent  faire  par  les  magistrats  plu- 
sieurs lois  particulières  pour  maintenir  les 
femmes  dans  la  frugalité.  Les  lois  Fannienne  , 
Licinienne  et  Oppienne  ,  eurent  cet  objet.  Il 
faut  voir,  dansTite-Live(^i),  comment  le  sénat 
fut  agité  lorsqu'elles  demandèrent  la  révoca- 
tion de  la  loi  Oppienne.  Valere-Maxime  met 
l'époque  du  luxe  chez  les  Romains  à  l'abroga- 
tion de  cette  loi. 

CHAPITRE    XV. 

Des  dots  et  des  avantages  nuptiaux  dans  les  diverses 
constitutions. 

JLes  dots  doivent  être  considérables  dans  les 
monarcbies ,  afin  que  les  maris  puissent  sou- 
tenir leur  rang  et  le  luxe  établi.  Elles  doivent 

(i)  Décade  IV,  liv.  IV. 


LIVRF.    VII,CHAP.     XV.  l5 

être  médiocres  dans  les  républiques  ,  où  le 
luxe  ne  doit  pas  régner  (i).  Elles  doivent  être 
à  peu  près  nulles  dans  les  états  despotiques  , 
où  les  femmes  sont ,  en  quelque  façon ,  esclaves, 

La  communauté  des  biens ,  introduite  par 
les  lois  françaises  entre  le  mari  et  la  femme , 
est  très  convenable  dans  le  gouvernement  mo- 
narchique ,  parcequ'elle  intéresse  les  femmes 
aux  affaires  domestiques ,  et  les  rappelle ,  com- 
me malgré  elies  ,  au  soin  de  leur  maison.  Elle 
l'est  moins  dans  la  république,  où  les  femmes 
ont  plus  de  vertu.  Elle  s«roit  absurde  dans  les 
états  despotiques  ,  où  presque  toujours  les 
femmes  sont  elles-mêmes  une  partie  de  la  pro- 
priété du  maître. 

Comme  les  femmes  par  leur  état  sont  assez 
portées  au  mariage  ,  les  gains  que  la  loi  leur 
donne  sur  les  biens  de  leur  mari  sont  inutiles  ; 
mais  ils  seroient  très  pernicieux  dans  une  ré- 
publique, parceque  leurs  richesses  particu- 
lières produisent  le  luxe.  Dans  les  états  despo- 
tiques ,  les  gains  de  noces  doivent  être  leur 
sub?.i'if'»ice  ,  et  rien  de  plus. 

CHAPITRE    XVI. 

Belle  coutnme  des  Samnites. 

i_/ES  Samnites  avoient  une  coutume  qui,  dans 

(i)  Marseille  fut  la  plus  sage  tics  républiques  do 
son  temps  ;  les  dots  ne  pouvoient  passer  cent  écus  eu 
argent,  et  cinr^  en  habits,  dit  Strabon,  1.  IV. 


i6  DE  l'esprit  des  lois. 

une  petite  république  ,  et  sur  -  tout  dans  la  si- 
tuation où  étoit  la  leur ,  de  voit  produire  d'ad- 
mirables effets.  On  assembloittous  les  jeunes 
gens  ,  et  on  les  jugeoit.  Celui  qui  étoit  déclaré 
le  meilleur  de  tous  prenoit  pour  sa  femme  la 
fille  qu'il  vouloit  ;  celui  quiavolt  les  suffrages 
après  lui  choisissoit  encore,  et  ainsi  de  sulte(i\ 
Il  étoit  admirable  de  ne  regarder  entre  les  biens 
des  garçons  que  les  belles  qualités  et  les  servi- 
ces rendus  à  la  patrie.  Celui  qui  étoit  le  plus  ri- 
cbe  de  ces  sortes  de  biens  choisissoit  une  fille 
dans  toute  la  nation.  L'amour,  la  beauté,  la 
chasteté ,  la  vertu ,  la  naissance ,  les  richesses 
même  ,  tout  cela  étoit ,  pour  ainsi  dire ,  la  dot 
de  la  vertu.  Il  seroit  difficile  d'imaginer  une 
récom{)€nse  plus  noble  ,  plus  grande  ,  moins  à 
charge  à  un  petit  état ,  plus  capable  d'agir  sur 
l'un  et  l'autre  sexe. 

Les  Samnites  descendoient  des  Lacédémo- 
niens  ;  et  Platon  ,  dont  les  institutions  ne  sont 
que  la  perfection  des  lois  de  Lycurgue,  donna 
à  peu  près  une  pareille  loi  (2). 

CHAPITRE    XVII. 

De  radmlnistration  des  femmes. 

Il  est  contre  la  raison  et  contre  la  nature  que 
les  femmes  soient  maîtresses  dans  la  maison, 

(i)  Fragm.  de  Nicolas  de  Damas,  tiré  de  Stobée, 
dans  le  Recneil  de  Constantin  Poiphyrogéaete. — 
(2}  Il  Icurpermct  même  de  se  voir  plu5  fréquemment; 


LIVRK    VII,    CUAP,    xvir.  17 

comme  cela  étolt  établi  chez  les  Egyptiens  ; 
mais  il  ne  Test  jjus  qu'elles  gouvernent  un  em- 
])ire.  Dans  le  premier  cas  ,  l'état  de  foiblesse 
où  elles  sont  ne  leur  ])ermet  pas  la  préémi- 
nence :  dans  le  second ,  leur  foiblesse  même 
leur  donne  i)lus  de  douceur  et  de  modération; 
ce  qui  peut  faire  un  bon  gouvernement ,  plutôt 
que  les  vertus  dures  et  féroces. 

Dans  les  Indes  on  se  trouve  très  bien  du 
gouvernement  des  femmes  ;  et  il  est  établi 
que .,  si  les  mâles  ne  viennent  pas  d'une  mère 
du  même  sang  ,  les  liiles  qui  ont  une  mère 
du  sang  royal  succèdent  (i  ).  On  leur  donne 
un  certain  nombre  de  personnes  pour  les 
aider  à  porter  le  poids  du  gouveniement.  Se- 
lon PtI.  Smith  (5),  on  se  trouve  aussi  très 
bien  du  gouvernement  des  femmes  en  Afri- 
que. Si  l'on  ajoute  à  cela  l'exemple  de  la  Mos- 
covie  et  de  l'Angleterre,  on  verra  qu'elles  réus- 
sissent également  et  dans  le  gouvernement  mo- 
déré et  dans  le  gouvernement  despotique. 

(  I  )  Lettres  édif. ,  quatorzième  recueil. — (2)  Voyage 
ilo  Gainée,  seconde  partie,  p.  i65de  la  traduction, 
sur  le  royaume  d'Angola ,  sur  la  côte  d'Or. 


jy  UB   l'esprit  des  lois. 


LIVRE  VIII. 

DB   LA  CORRUPTIOÏf   DES    PRINCIPES  DES  TROIS 
GOTTVERNEMENTS. 


CHAPITRE    PREMIER. 

Idée  générale  de  ce  livre. 

iuÂ.  corruption  de  chaque  gouvernement  com. 
menée  presque  toujours  par  celle  des  prin- 
cipes. 

CHAPITRE    II. 

De  la  corruption  du  principe  de  la  démocratie. 

JLe  principe  de  la  démocratie  se  corrompt 
non  seulement  lorsqu'on  perd  l'esprit  d'éga- 
lité ,  mais  encore  quand  on  prend  l'esprit  d'é- 
galité extrême  ,  et  que  chacun  veut  être  égal 
à  ceux  qu'il  choisit  pour  lui  commander.  Pour 
lors  le  peuple  ,  ne  pouvant  souffrir  le  pouvoir 
même  qu'il  confie ,  veut  tout  faire  par  lui- 
même  ,  délibérer  pour  le  sénat ,  exécuter  pour 
les  magistrats  ,  et  dépouiller  tous  les  juges. 

Il  ne  peut  plus  y  avoir  de  vertu  dans  la  ré- 
publique. Le  peuple  veut  faire  les  fonctions 
des  magistrats  ;  on  ne  les  respecte  donc  jjIus. 
Les  délibérations  du  sénat  n'ont  plus  de  poids  ; 
on  n'a  donc  plus  d'égard  pour  les  sénateurs , 


LIVRB    VHi,    t'HAP,    II.  19 

etparconséqiientpour  les  vieillards.  Quesil'on 
n'a  pas  du  respect  ponr  les  vieillards,  on  n'en 
aura  pas  non  plus  ]iour  les  pères  :  les  maris  ne 
méritent  pas  plus  de  déférence ,  ni  les  maîtres 
plus  de  soumission.  Tout  le  monde  parviendra 
à  aimerce  libertinage  ;  la  gêne  du  commande- 
ment fatiguei-a  comme  celle  de  l'obéissance. 
Les  femmes,  les  enfants,  les  esclaves,  n'au- 
ront de  soumission  pour  personne.  Il  n'y  aura 
plus  de  mœurs ,  plus  d'amour  de  l'ordre  ,  en- 
fin plus  de  vertu. 

On  voit ,  dans  le  banquet  de  Xénophon  , 
une  peinture  bien  naïve  d'une  république  où 
le  peuple  a  abusé  de  l'égalité.  Chaque  convive 
donne  à  son  tour  la  raison  pourquoi  il  est  con- 
tent de  lui.  «  Je  suis  content  de  moi ,  dit  Cha- 
«  midès,  à  cause  de  ma  pauvreté.  Quandj'étois 
«  riche  ,  j'étois  obligé  de  faire  ma  cour  aux  ca- 
«  lomniateurs ,  sachant  bien  que  j'étois  plus  en 
«  état  de  recevoir  du  Tial  d'eux  que  de  leur  en 
«  faire  :  la  république  me  demandoit  toujours 
«  quelque  nouvelle  somme  :  je  ne  pouvois 
«  m' absenter.  Depuis  que  je  suis  pauvre  ,  j'ai 
«!  acquis  de  l'autorité;  personne  ne  me  menace, 
«  je  menace  les  autres  ;  je  puis  m'en  aller  ou 
n  rester;  déjà  les  riches  se  lèvent  de  leurs  places 
«  et  me  cèdent  le  pas.  Je  suis  un  roi ,  j'étois  es- 
«  clave  ;  je  payois  un  tribut  à  la  république  , 
<n  aujourd'hui  elle  me  nourrit  ;  je  ne  crains  plus 
«  de  perdre  ,  j'espère  d'acquérir.  » 

Le  peuple  tombe  dans  ce  malheur ,  lorsque 
ceux  à  qui  il  se  confie ,  voulant  cacher  leur 


20  DE    L   ESPRIT    DES    LOIS. 

propre  corruption  ,  clierchent  à  le  corrompre. 
Pour  qu'il  ne  voie  pas  leur  ambition  ,  ils  ne  lui 
parlent  que  de  sa  grandeur  ;  pour  qu'il  n'ap- 
perçoive  pas  leur  avarice ,  ils  flattent  sans  cesse 
la  sienne. 

La  corruption  augmentera  parmi  les  cor- 
rupteurs ,  et  elle  augmentera  parmi  ceux  qui 
sont  déjà  corrompus.  Le  peuple  se  distribuera 
tous  les  denierspubllcs;  et  commeil  aura  joint 
à  sa  paresse  la  gestion  des  affaires  ,  il  voudra 
joindre  à  sa  pauvreté  les  amusemenîs  du  luxe. 
Mais  avec  sa  paresse  et  son  luxe  il  n'y  aura 
que  le  trésor  public  qui  puisse  être  un  objet 
pour  lui. 

Il  ne  faudra  pas  s'étonner  si  l'on  voit  les 
suffrages  se  donner  pour  de  l'argent.  On  ne 
peut  donner  beaucoup  au  peuple  sans  retirer 
encore  plus  de  lui  :  mais  pour  retirer  de  lui  il 
faut  renverser  l'état.  Plus  il  paroitra  tirer  d'a- 
vantage de  sa  liberté, pi js  il  s'approchera  du 
moment  où  il  doit  la  perdre.  Il  se  forme  de  pe- 
tits tyrans  qui  ont  tous  les  vices  d'un  seul. 
Bientôt  ce  qui  reste  de  liberté  devient  insup- 
portable ;  un  seul  tyran  s'élève  ,  et  le  peuple 
perd  tout ,  jusqu'aux  avantages  de  sa'cornip- 
tlon. 

La  démocratie  a  donc  deux  excès  à  éviter  ; 
l'esprit  d'incga'ité  ,  qui  la  mené  à  l'aristocra- 
tie ou  an  goîivernement  d'un  seul  ;  et  l'esprit 
d'égalité  extrême ,  qui  la  conduit  au  despo- 
tisme d'un  seul  ,  comme  le  despotisme  d'un 
seul  finit  par  la  conquête. 


tIVRE    VIII,    CHAP.    II.  21 

II  est  vrai  que  ceux  qui  corrompirent  les  ré- 
publiques grecques  ne  devinrent  pas  toujours 
tyrans.  C'est  qu'ils  s'étoientplus  attachés  à  l'é- 
loquence qu'à  l'art  militaire  •  outre  qu'il  y  avoit 
dans  le  cœur  de  tous  les  Grecs  une  haine  im- 
placable contre  ceux  qui  renversoientle  gou- 
vernement républicain  ;  ce  qui  fit  que  l'anar- 
chie dégénéra  en  anéantissement ,  au  lieu  de 
se  changer  en  tyrannie. 

Mais  Syracuse  ,  qui  se  trouva  placée  au  mi- 
lieu d'un  grand  nombre  de  petites  oligarchies 
changées  en  tyrannies  (i) ,  Syracuse ,  qui  avoit 
un  sénat (2)  dont  il  n'est  presque  jamais  fait 
mention  dans  l'histoire ,  essuya  des  malheurs 
que  la  corruption  ordinaire  ne  donne  pas.  Cette 
ville ,  toujours  dans  la  licence  (3)  ou  dans  l'op- 
pression ,  également  i^'availlée  par  sa  liberté 
et  par  sa  servitude  ,  recevant  toujours  l'une 
et  l'autre  comme  une  tempête  ,  et ,  malgré  sa 
puissance  au -dehors,  toujours  déterminée  à 
une  révolution  par  la  plus  petite  force  étran- 

(i)  Voyez  Plutarque  dans  les  vies  de  Timoléon  et 
de  Dion.  —  (2)  C'est  celui  des  six  cents ,  dont  parle 
Diodore. — (3)  Ayant  chassé  les  tyrans  ,  ils  firent  ci- 
toyens des  étrangers  et  des  soldats  mercenaires  ;  ce 
qui  causa  des  guerres  civiles.  Aristote ,  Polit.  1.  V, 
chap.  III.  Le  peuple  ayant  été  cause  de  la  victoire 
sur  les  Athéniens,  la  république  fut  changée.  Ibid, 
chap.  IV.  La  passion  de  deux  jeunes  magistrats, 
dont  l'un  enleva  à  l'autre  un  jeune  garçon,  et  celui- 
ci  lui  débaucha  sa  femme,  fit  changer  la  forme  de 
cette  républif^ue.  lùid  1.  VU,  chap.  [V. 


2Î  DE    L   ESPRIT     DES    LOIS. 

gpi-e  ,  avoit  dans  son  sein  un  peuple  immense , 
qui  n'eut  jamais  que  cette  cruelle  alternative 
de  se  donner  un  tyran  oti  de  l'être  lui-même. 

CHAPITRE    III. 

De  l'esprit  d'égalité  extrême. 

Autant  que  le  ciel  est  éloigné  de  la  terre  , 
autant  le  véritable  esprit  d'égalité  l'est-il  de 
l'esprit  d'égalité  extrême.  Le  premier  ne  con- 
siste point  à  faire  en  sorte  que  tout  le  monde 
commande  ou  que  personne  ne  soit  com- 
mandé ,  mais  à  obéir  et  à  commander  à  ses 
égaux.  Il  ne  cherche  pas  à  n'avoir  point  de 
maître  ,  mais  à  n'avoir  que  ses  égaux  pour 
maîtres. 

Dans  l'état  de  natuio  les  hommes  naissent 
bien  dans  l'égalité  ,  mais  ils  n'y  sauroient  res- 
ter. La  société  la  leur  tait  perdre  ,  et  ils  ne  re- 
deviennent égaux  que  par  les  lois. 

Telle  est  la  différence  entre  la  démocratie 
réglée  et  celle  qui  ne  l'est  pas ,  que  dans  la  pre- 
mière ,  on  n'est  égal  que  comme  citoyen  ,  et 
que  ,  dans  l'autre  ,  on  est  encore  égal  comme 
magistrat  ,  comme  sénateur  ,  comme  juge , 
comme  père ,  comme  mari ,  comme  maître. 

La  place  naturelle  de  la  vertu  est  auprès  de 
la  liberté;  mais  elle  ne  se  trouve  pas  plus  au- 
près de  la  liberté  extrême  qu'auprès  de  la  ser- 
vitude. 


^'  LIVRE    Vlll,    CHAP.    IV.  23 

CHAPITRE    IV. 

Cause  particulière  de  la  corruption  du  peuple. 

JLes  grands  succès,  sur-tout  ceux  auxquels 
le  peuple  contribue  beaucoup,  lui  donnent  un 
tel  orgueil  qu'il  n'est  plus  possible  de  le  con- 
duire. Jaloux  des  magistrats,  il  le  devient  de 
la  magistrature;  ennemi  de  ceux  qui  gouver- 
nent, il  l'est  bientôt  de  la  constitution.  C'est 
ainsi  que  la  victoire  de  Salamine  sur  les  Perses 
corrompit  la  république  d' Athènes  (i);  c'est 
ainsi  que  la  défaite  des  Athéniens  perdit  la  ré- 
publique de  Syracuse  (2). 

Celle  de  Marseille  n'éprouva  jamais  ces 
grands  passages  de  l'abaissement  à  la  gran- 
deur; aussi  se  gouverna-t-elle  toujours  avec 
sagesse;  aussi  conserva-t-elle  ses  principes. 

CHAPITRE    V. 

De  la  corruption  du  principe  de  l'aristocratie. 

JL/'aristocratie  se  corrompt  lorsque  le 
pouvoir  des  nobles  devient  arbitraire  :  il  ne 
peut  plus  y  avoir  de  vertu  dans  ceux  qui  gou- 
vernent ni  dans  ceux  qui  sont  gouvernés. 

Quand  les  familles  régnantes  observent  les 
lois,  c'est  une  monarchie  qui  a  plusieurs  mo- 
narques, et  qui  est  très  bonne  par  sa  nature; 
presque  tous  ces  monarques  sont  liés  par  les 

(i)  Arist.  Polit.  1.  V,  cliap.  IV.— (2)  Ibid. 


2/»  DE    I.*ESPRIT    DES    LOIS. 

lois:  mais  quand  elles  ne  les  observent  pas, 
c'est  un  état  despotique  qui  a  plusieurs  des- 
potes. 

Dans  ce  cas  la  république  ne  subsiste  qu'à 
l'égard  des  nobles  et  entre  eux  seulement.  Elle 
est  dans  le  corps  qui  g-ouvernc;  et  l'état  des- 
potique est  dans  le  corps  qui  est  gouverné;  ce 
qui  fait  les  deux  corps  du  monde  les  plus  dés- 
unis. 
T  L'exlrèrae  corruption  est  lorsque  les  nobles 
deviennent  héréditaires  (x):  ils  ne  peuvent  plus 
guère  avoir  de  modération.  S'ils  sont  en  petit 
nombre,  leur  pouvoir  est  plus  grand,  mais 
leur  sûreté  diminue;  s'ils  sont  en  plus  grand 
nombre,  leur  pouvoir  est  moindre  et  leur  sû- 
reté plus  grande;  en  sorte  que  le  pouvoir  va 
croissant  et  la  sûreté  diminuant,  jusqu'au  des- 
pote sur  la  tête  duquel  est  l'excès  du  pouvoir 
et  du  danger. 

Le  grand  nombre  des  nobles  dans  l'aristo- 
cratie héréditaire  rendra  donc  le  gouvei'nc- 
raent  moins  violent;  maif  comme  il  y  aura  peu 
de  vertu,  on  tombera  dans  un  esprit  de  non- 
chalance, de  paresse,  d'abandon,  qui  fera  que 
l'état  n'aura  plus  de  force  ni  de  ressort  (a). 

Une  aristocratie  peut  maintenir  la  force  de  ' 
■'son  principe,  si  les  lois  sont  telles  qu'elles  fas- 

(  I  )  L'aristocratie  se  change  en  oligarchie. — (2)  Ve- 
nise est  une  des  répuLliqnes  qui  a  le  mieux  corrigé 
par  SCS  lois  les  iaconvéaients  de  l'aristocratie  héré- 
ditaire. 


LIVRE    VIII,    eu  AP.     V.  9.5 

sent  plus  sentir  aux  nobles  les  péi-Ils  et  les  fa- 
tigues du  commandement  que  ses  délices,  et 
si  l'état  est  dans  une  telle  situation  qu'il  ait 
quelque  chose  à  redouter,  et  que  la  sûreté 
vienne  du  dedans  et  l'incertitude  du  dehors. 

Comme  une  certaine  confiance  fait  la  gloire 
et  la  sûreté  d'une  monarchie,  il  faut  au  con- 
traire qu'une  république  redoute  quelque  cho- 
se (i).  La  crainte  des  Perses  maintint  les  lois 
chez  les  Grecs.  Carthage  et  Rome  s'intimidè- 
rent l'une  l'autre,  et  s'affermirent.  Chose  sin- 
gulière !  plus  CCS  états  ont  de  sûreté,  plus, 
comme  des  eaux  trop  tranquilles ,  ils  sont  su- 
jets à  se  corrompre. 

CHAPITRE    VI. 

De  la  corruption  du  principe  de  la  monarchie. 

\_iOMME  les  démocraties  se  perdent  lorsque  le 
peuple  dépouille  le  sénat,  les  magistrats  et  les 
juges,  de  leurs  fonctions;  les  monarchies  se 
corrompent  lorsqu'on  ôte  peu  à  peu  les  préro- 
gatives des  corps  ou  les  jirivileges  des  villes. 
Dans  le  premier  cas,  on  va  au  despotisme  de 
tous;  dans  l'autre,  au  despotisme  d'un  seul. 
«  Ce  qui  perdit  les  dynasties  de  Tsin  et  de 

(i)  Justin  attribue  à  la  mort  d'Epaminondas  l'ex- 
tinction de  la  vertu  à  Athènes.  N'ayant  plus  d'ému- 
lation, ils  dépensèrent  leurs  revsîuus  eu  (êtes,  fre~ 
(jiicntiiisiœnam  ijtiarA  casira  ■viscnles.  Pour  lors 
les  Macédoniens  sortirent  de  l'obscurité.  Liv.  VL 

ESPR.    DES  I,OIS.     2.  2 


26  DE    l'esprit    DES    LOIS. 

o  Soûl,  dit  un  auteur  chinois,  c'est  qu'au  lieu 
«  de  se  borner,  comme  les  anciens,  à  unein- 
«  spection  générale,  seule  digne  du  souverain, 
n  les  princes  voulurent  gouverner  tout  immé- 
«  diatement  par  eux-mêmes  (i).  »  L'auteur  chi- 
nois nous  donne  ici  la  cause  de  la  corruption 
de  presque  toutes  les  monarchies. 
r  La  monarchie  se  perd  lorsqu'un  prince  croit 
qu'il  montre  plus  sa  puissance  en  changeant 
l'ordre  des  choses  qu'en  le  suivant;  lorsqu'il 
ôte  les  fonctions  naturelles  des  uns  pour  les 
donner  arbitrairement  à  d'autres,  et  lorsqu'il 
est  plus  amoureux  de  ses  fantaisies  que  de  ses 
volontés. 

La  monarchie  se  perd  lorsque  le  prince, 
rapportant  tout  uniquement  à  lui ,  appelle  l'é- 
tat à  sa  capitale,  la  capitale  à  sa  cour,  et  la  cour 
à  sa  seule  personne. 

Enfin  elle  se  perd  lorsqu  un  prince  mécon- 
noit  son  autorité ,  sa  situation ,  l'amour  de  ses 
peuples ,  et  lorsqu'il  ne  sent  pas  bien  qu'un 
monarque  doit  se  juger  en  sûreté,  comme  un 
despote  doit  se  croire  en  péril. 

CHAPITRE    VIL 

Continuation  du  môme  sujet. 

^     JLe  principe  de  la  monarchie  se  corromj)t 
lorsque  les  premières  dignités  sont  les  mar- 

(i)  Compilalion  «l'cavrages  faits  sous  les  Ming, 
rapportés  par  le  P.  du  llalde. 


LIVRE    VIII,    CUAP.    VII.  27 

ques  de  la  première  servitude;  lorsqu'on  ôte 
aux  grands  le  respect  des  peuples,  et  qu'on 
les  rend  de  vils  instruments  du  pouvoir  ar- 
bitraire. 

Il  se  corrompt  encore  plus  lorsque  l'hon- 
neur a  été  mis  en  contradiction  avec  les  hon- 
neurs ,  et  que  l'on  peut  être  à  la  fois  couvert 
d'infamie  (i)  et  de  dignités. 

Il  se  corrompt  lorsque  le  prince  change  sa 
justice  en  sévérité;  lorsqu'il  met,  comme  les 
empereurs  romains  une  tête  de  Méduse  sur 
sa  poitrine  (2);  lorsqu'il  prend  cet  air  mena- 
çant et  terrible  que  Commode  faisoit  donner 
à  ses  statues  (3). 

Le  principe  de  la  monarchie  se  corrompt 
lorsque  des  âmes  singulièrement  lâches  tirent 
vanité  de  la  grandeur  que  pourroit  avoir  leur 


(i)  Soas  le  règne  de  Tibère  on  éleva  des  statues 
et  l'on  donna  les  ornements  triomphaux  aux  déla- 
teurs ;  ce  qui  avilit  tellement  ces  honneurs,  ijue  ceux 
qui  les  avoient  mérités  les  dédaignèrent.  Fragm.  de 
Dion,  1.  LVIII,  tiré  de  l'Extrait  des  vertus  et  des 
vices  de  Const.  Porphyrog,  Voyez  dans  Tacite  com- 
ment Néron,  sur  la  découverte  et  la  punition  d'une 
prétendue  conjuration,  donua  à  Petrouius  Turpi- 
lianus  ,à  Nerva  ,  àTigellinus,  les  ornements  triom- 
phaux. Annal.  1.  "X.IV.  Voyez  aussi  comment  les  gé- 
néraux dédaignèrent  de  faire  la  guerre  ,  parcequ'ils 
en  méprisoient  les  honneurs.  Pervul^atis  triumpht 
insis,nibus.  Tacite,  Annal.  1.  "XIII.  —  (a)  Dans  cet 
état  le  prince  savoit  bien  quel  étoit  le  principe  de 
son  gouvernement. — (3)  Hérodien. 


lb  DE    l'esprit    des    lois. 

servitude,  et  qu'elles  croient  que  ce  qui  iait 
que  l'on  doit  tout  au  prince  fait  que  l'on  ne 
doit  rien  à  sa  patrie. 

Mais  s'il  est  vrai  (ce  que  l'on  a  vu  dans  tous 
les  temps)  qu'à  mesure  que  le  jiouvoir  du  mo- 
narque devient  immense,  sa  sûreté  diminue; 
corrompre  ce  pouvoir  jusqu'à  le  faire  cîianger 
de  nature,  n'est-ce  pas  un  crime  de  lese-ma- 
jesté  contre  lui  ? 

CHAPITRE  VIII. 

Danger  de  la  corruption  dn  principe  du  gonverne- 
nient  monarchique. 

1^'iNcoNvÉNiENT  n'cst  pas  lorsque  l'état 
passe  d'un  gouvernement  modéré  à  un  gou- 
vernement modéré,  comme  de  la  république 
à  la  monarchie,  ou  de  la  monarchie  à  la  répu- 
blique; mais  quand  il  tombe  et  se  précipite  du 
gouvernement  modéré  au  despotisme. 

La  plupart  des  oeuples  a'Euroj)e  sont  en- 
core gouvernés  par  les  mœurs.  Mais  si  par  un 
long  abus  du  pouvoir,  si,  par  une  grande  con- 
quête, le  despotisme  s'établissoit  à  un  certain 
point ,  il  n'y  auroit  pas  de  mœurs  ni  de  climat 
qui  tinssent;  et,  dans  cette  belle  partie  du 
inonde  ,  la  nature  humaine  souffz'iroit  ,  au 
moins  pour  un  temps  ,  les  insultes  qu'on  lui 
fait  dans  les  trois  autres. 


LIVRE    VIII,    CHAP.    IX.  arj 

CHAPITRE  IX. 

Combien  la  noblesse  est  portée  à  défendre  le  trône. 

JLiA  noblesse  anglaise  s'ensevelit  avec  Charles  î 
sous  les  débris  du  trône;  et,  avant  cela,  lors- 
que Philippe  II  lit  entendre  aux  oreilles  dos 
Français  le  mot  de  liberté ,  la  couronne  fut 
toujours  soutenue  par  cette  noblesse  qui  tient 
à  honneur  d'obéir  à  un  roi ,  mais  qui  regarde 
Gomme  la  souveraine  infamie  de  partager  la 
puissance  avec  le  peuple. 

On  a  vu  la  maison  d'Autriche  travailler  sans 
relâche  à  opprimer  la  noblesse  hongroise.  Elle 
ignoroit  de  quel  prix  elle  lui  seroit  quelque 
jour.  Elle  cherchoit  chez  ces  peuples  de  l'ar- 
gent qui  n'y  étoit  pas;  elle  ne  voyoit  pas  des 
hommes  qui  y  étoient.  Lorsque  tant  de  princes 
partageoient  entre  eux  ses  états  ,  toutes  les 
pièces  de  sa  monarchie,  immobiles  et  sans  ao* 
tion,  tomboient  pour  ainsi  dire  les  unes  sur 
les  autres  :  il  n'y  avoit  de  vie  que  dans  cette 
noblesse, qui  s'indigna,  oublia  tout  pour  com- 
battre, et  crut  qu'il  étoit  de  sa  gloire  de  périr 
et  de  pardonner. 

CHAPITRE    X. 

De  la  corruplion  da  principe  du.  gouvernement 
despolit^ue, 

JLe  principe  du  gouvernement  despotique  se 
coiTompt  sans  cesse,  parccqu'il  est  corrompu 


3o  DE    l"  E  S  P  R  T  f    DES    LOIS. 

par  sa  nature.  Les  autres  gouvernements  pé- 
rissent, parceque  des  accidents  particuliers  en 
violent  le  principe  :  celui-ci  périt  par  son  vice 
intérieur,  lorsque  quelques  causes  acciden- 
telles n'empêchent  point  son  principe  de  se 
corrompre.  Il  ne  se  maintient  donc  que  quand 
des  circonstances  tirées  du  climat,  de  la  reli- 
gion ,  de  la  situation  ou  du  génie  du  peuple ,  le 
forcent  à  suivre  quelque  ordre  et  à  souffrir 
quelque  règle.  Ces  choses  forcent  sa  nature 
sans  la  changer;  sa  férocité  reste,  elle  est  pouy 
quelque  temps  apprivoisée. 

CHAPITRE    XI. 

Effet»  natTirels  de  la  bonté  et  de  la  corruption  des 
principes, 

Lqrsquk  les  principes  du  gouvernement 
sont  une  fois  corrompus,  les  meilleures  lois 
deviennent  mauvaises  et  se  tournent  contre 
l'état;  lorsque  les  principes  en  sont  sains,  les 
mauvaises  ont  l'effet  des  bonnes  :  la  force  du 
principe  entraine  tout. 

Les  Cretois ,  pour  tenir  les  premiers  magis-r 
trats  dans  la  dépendance  des  lois ,  employoient 
un  moyen  bien  singulier;  c'étoit  cehxi  de  l'in- 
surrection. Une  partie  des  citoyens  se  soule- 
Toit(i),  mettoit  ensuite  les  magistrats,  et  les 
obligeoit  de  rentrer  dans  la  condition  privée. 
Cela  étoit  censé  fait  en  conséquence  de  la  loi. 

(i)  Aristote,  Polit.  1.  II,rh.  X. 


LIVRE    VIII,    CHAP.    XI.  3l 

Une  institution  pareille ,  qui  établissoit  la  sédi- 
tion pour  empêcher  l'abus  du  pouvoir,  sem 
bloit  devoir  renverser  quelque  république  que 
ce  fût  :  elle  ne  détruisitp^s  celle  de  Crète.  Voici 
pourquoi  (i). 

Lorsque  les  anciens  vouloient  parler  d'un 
peuple  qui  avoit  le  plus  grand  amour  pour  la 
patrie,  ils  citoient  les  Cretois.  La  patrie,  di- 
soit  Platon  (2),  nom  si  tendre  aux  Cretois.  Ils 
l'appeloient  d'un  noni  qui  exprime  l'amour 
d'une  mère  pour  ses  enfants  (3).  Or,  l'amour 
de  la  patrie  corritçe  tout. 

Les  lois  de  Pologne  ont  aussi  leur  insurrec- 
tion. Mais  les  inconvénients  qui  en  résultent 
fontbien  voir  que  le  seul  peuple  de  Crète  étoit 
en  état  d'employer  avec  succès  un  pareil  re- 
mède. 

Les  exercices  de  la  gymnastique  établis  chez 
les  Grecs  ne  dépendirent  pas  moins  de  la  bon- 
té du  principe  du  gouvernement.  «  Ce  furent 
«  les  Lacédémoniens  et  les  Cretois ,  dit  Pla- 
«  ton  (4) ,  qui  ouvrirent  ces  académies  fameu- 
«  ses  qui  leur  firent  tenir  dans  le  monde  un 
«  rang  si  distingué.  La  pudeur  s'alarma  d'a- 
«  bord,  mais  elle  céda  à  l'utilité  publique.  «  Du 


(i)  On  se  réunissoit  toujours  d'.ibord  contre  les 
ennemis  du  dehors  ;  ce  qui  s'appeloit  syncrétisme. 
Plutarque,  Moral,  p.  88.  —  (2)  licpulilique,  ].  IX. 
-. — (3)  Plut.,  Moral.,  au  traité,  Si  l'homme  d'dge 
doit  se  m.éler des  affaires  publiques. — (4)  Rébup. 
liv.  V. 


3a  HE  l'esprit  des  lois. 

temps  (le  Platon  ces  institutions  étoient  admi- 
rables (i);  elles  se  rapportoient  à  un  çirand 
objet,  qui  étoit  l'art  militaire.  Mais,  lorsque 
les  Grecs  n'eurent  plus  de  vertu,  elles  détrui- 
sirent l'art  militaire  mêine  :  on  ne  descendit 
plus  sur  l'arène  pour  se  former,  mais  pour  se 
corromj)re  (a). 

Plutarque  nous  dit  (3)  que,  de  son  temps, 
les  Romains  perisoient  que  ces  jeux  avoient  été 
la  princij)ale  cause  de  la  servitude  où  étoient 
tombés  les  Greci.  C'étoit  au  contraire  la  ser- 
vitude des  Grecs  qui  avoit  corrompu  ces  exer- 
cices. Du  temps  de  Plutarque  (4),  les  parcs  où 
l'on  combattoit  à  nu,  et  les  jeux  de  la  lutte, 
rendoient  les  jeunes  gens  lâches,  les  portoient 
à  un  amour  infâme,  et  n'en  faisoient  que  des 
baladins.   Mais  ,  du  temps  d'Epaminondas  , 


(  I )  La  gymnastique  se  divisoit  en  deax  parties ,  la 
danse  et  la  lutte.  On  voyoit  en  Crète  les  danses  ar- 
mées des  Curetés  ;  à  Lacédémone ,  celles  de  Castor  et 
de  Pollux;  à  Athènes,  les  danses  armées  de  Pallas, 
très  propres  pour  ceux  qui  ne  sont  pas  encore  en  âge 
d'aller  à  la  guerre.  La  lutte  est  l'image  de  la  guerre, 
dit  Platon,  des  Lois ,  1.  VII.  Il  loue  l'antiquité  de 
n'avoir  établi  que  deux  danses ,  la  pacilîque  et  la 
pyrrhique.  Voyez  comment  cette  dernière  danse 
s'appliqnoit  à  l'art  militaire.  Platon,  ibid, 

■ — ^9.)   Aut  libidinosas 

Lcdxas  lacedœmonis  palestres. 

Martial,  1.  IV,  cpig.  55. 
— (3)  OEuvres  morales,  au  traité  Dei  demandes 
des  choses  romaines. — (4)  Plutarque,  iOid. 


LIVRE    \I  II,    en  A  P.    XT.  3'î 

l'exercice  de  la  lutte  faisoit  ga^^ner  aux  Thé- 
bains  la  bataille  de  Leuctrcs  (i). 

Il  y  a  peu  de  lois  qui  ne  soient  ])onnes  lors- 
que l'état  n'a  point  perdu  ses  ]irincii)es;  cl, 
comme  disoit  Epieure  en  parlant  des  richesses, 
ce  n'est  point  la  liqueur  qui  est  corrompue, 
e'est  le  vase. 

CHAPITRE    XII. 

Continuation  du  même  sujet. 

On  prenoit  à  Rome  les  juges  dans  Tordre  des 
sénateurs.  Les  Gracques  transportèrent  cette 
prérogative  aux  chevaliers.  Drusus  la  donna 
aux  sénateurs  et  aux  chevaliers;  Sylla  aux  sé- 
nateurs seuls;  Cotta  aux  sénateurs,  aux  che- 
valiers, et  aux  trésoriers  de  l'épargne.  César 
exclut  ces  derniers.  Antoine  fit  des  décuries 
de  sénateui's,  de  chevaliers,  et  de  centiu'ions. 
Quand  une  république  est  corrompue ,  on 
ne  peut  remédier  à  aucun  des  maux  qui  nais- 
sent qu'en  ôtant  la  corruption  et  en  rappelant 
les  principes  :  toute  autre  correction  est  ou 
inutile  ou  un  nouveau  mal.  Pendant  que  Rome 
conserva  ses  principes,  les  jugements  purent 
être  sans  abus  entre  les  mains  des  sénateurs; 
mais  quand  elle  fut  corrompue  ,  à  quelque 
corps  que  ce  fût  qu'on  transportât  les  juge- 
ments ,  aux  sénateurs ,  aux  chevaliers ,  aux  tré- 
soriers de  l'épargne,  à  deux  de  ces  corps,  à 

(i)  Plntarque,  Moral. ,  propos  de  table,  1.  II. 


34  i)K   l'esprit   UES   l.OIS. 

tous  les  trois  ensemble,  à  quelque  autre  corps 
que  ce  fût,  on  étoit  toujours  mal.  Les  cheva- 
liers n'avoient  pas  plus  de  vertu  que  les  séna- 
teurs, les  trésoriers  de  l'épargne  pas  plus  que 
les  chevaliers ,  et  ceux-ci  aussi  peu  que  les  cen- 
turions. 

Lorsque  le  peuple  de  Rome  eut  obtenu  qu'il 
auroit  part  aux  magistratures  patriciennes ,  il 
étoit  naturel  de  penser  que  ses  flatteurs  alloient 
être  les  arbitres  du  gouvernement.  Non  :  l'on 
vit  ce  peuple,  qui  rendoit  les  magistratures 
communes  aux  plébéiens,  élire  toujours  des 
patriciens.  Parcequ'il  étoit  vertueux,  il  étoit 
magnanime;  parcequ'il  étoit  libre,  il  dédai- 
gnoit  le  pouvoir.  Mais  lorsqu'il  eut  perdu  ses 
principes,  plus  il  eut  de  pouvoir,  moins  il  eut 
de  ménagement;  jusqu'à  ce  qu'enfin,  devenu 
son  propre  tyran  et  son  propre  esclave,  il  per- 
dit la  force  de  la  liberté  pour  tomber  dans  la 
foiblesse  de  la  licence. 

CHAPITRE   XII L 

Effet  du  serment  chez  un  peuple  vertueux. 

1 L  n'y  a  point  eu  de  peuple ,  dit  Tite-Live  (i) , 
où  la  dissolution  se  soit  plus  tard  introduite 
que  chez  les  Romains,  et  où  la  modération  et 
la  pauvreté  aient  été  plus  long-temps  honorées. 
Le  serment  eut  tant  de  force  chez  ce  peuple, 
que  rien  ne  l'attacha  plus  aux  lois.  Il  fit  bien 

(i)  Liv.  I. 


LIVRE    VIII,    CHAP.     XIII.  35 

(les  fois,  pour  l'observer,  ce  qu'il  n'auroît  ja- 
mais fait  pour  la  gloire  ni  pour  la  patrie. 

Quintius  Cincinnatus,  consul,  ayant  voulu 
lever  une  armée  dans  la  ville  contre  les  Eques 
€t  les  Volsques,  les  tribuns  s'y  opposèrent. 
«  Hé  bien!  dit-il,  que  tous  ceux  qui  ont  fait 
«  serment  au  consul  de  l'année  précédente 
«  marchent  sous  mes  enseignes  (i).  »  En  vain 
les  tribuns  s'écrierent-ils  qu'on  n'étoit  plus  lie 
par  ce  serment;  que,  quand  on  l'a  voit  fait, 
Quintius  étoit  un  homme  privé  :  le  peuple  fut 
plus  religieux  que  ceux  qui  se  mêloient  de  le 
conduire;  il  n'écouta  ni  les  distinctions  ni  les 
interprétations  des  tribuns. 

Lorsque  le  même  peuple  voulut  se  retirer 
sur  le  Mont-Sacré ,  il  se  sentit  retenir  par  le  ser- 
ment qu'il  avoit  fait  aux  consuls  de  les  suivre  à 
la  guerre  (2).  Il  forma  le  dessein  de  les  tuer: 
on  lui  fît  entendre  que  le  serment  n'en  subsis- 
teroit  pas  moins.  On  peut  juger  de  l'idée  qu'il 
avoit  de  la  violation  du  serment  par  le  crime 
qu'il  vouloit  commettre. 

Après  la  bataille  de  Cannes,  le  peuple  ef- 
frayé voulut  se  retirer  en  Sicile;  Scipion  lui  fit 
jurer  qu'il  resteroit  à  Rome  :  la  crainte  de  vio- 
ler leur  serment  surmonta  toute  autre  crainte. 
Rome  étoit  un  vaisseau  tenu  par  deux  ancres 
dans  la  tempête,  la  religion  et  les  mœurs. 

(i)  Titc-Livc,  1.  III.— (a)  Ibi'd.  1.  II. 


36  PE  l'esprit  des  lois. 

CHAPITRE    XIV. 

Comment  le  plus  petit  cliangement  dans  la  conslilu- 
tion  entraîne  la  rnine  des  principes. 

A.E.1ST0TE  nous  parle  de  la  république  de 
Carthage  comme  d'une  république  très  bien 
réglée.  Polybe  nous  dit  qu'a  la  seconde  guerre 
punique  (i)  il  y  avoit  à  Carthage  cet  inconvé- 
nient, que  le  sénat  avoit  perdu  presque  toute 
son  autorité.  Tite-Live  nous  apprend  que  lors- 
qu'Annibal  retourna  a  Carthage ,  il  trouva  que 
les  magistrats  et  les  principaux  citoyens  dé- 
tournoient à  leur  profit  les  revenus  publics ,  et 
abusoient  de  leur  pouvoir.  La  vertu  des  ma- 
gistrats tomba  donc  avec  l'autorité  du  sénat; 
tout  coula  du  même  principe. 

On  connoit  les  prodiges  de  la  censure  chez 
les  Romains.  Il  y  eut  un  temps  où  elle  devint 
pesante;  mais  on  la  soutint,  parcequ'il  y  avoit 
plus  de  luxe  que  de  corruption.  Claudius  l'af- 
tbiblit;  et,  par  cet  affoiblissement,  la  corrup- 
tion devint  encore  plus  grande  que  le  luxe,  et 
la  censure  (a')  s'abolit  pour  ainsi  dire  d'elle- 
même.  Troublée ,  demandée ,  reprise ,  quittée , 
elle  fut  entièrement  interrompue  jusqu'au 
te.nps  où  elle  devint  inutile,  je  veux  dire  les 
règnes  d'Auguste  et  de  Claude. 

(i)  Environ  cent  ans  après.  —  (2)  Voyez  Dion, 
liv.  XXXVIII;  la  vie  de  Cicéron  dans  Plufarcjxie; 
Ciccron  à  Atlicns,  liv.  IV,  lett.  X  et  XV;  Asconius 
sur  Cicéron,  de  divinalione. 


LIVRE     V!ll,     Cil  A  P.     XV.  'i~ 

CHAPITRE    XV. 

Moyeas  très  efficaces  pour  la  conservation  des  trois 
jniucipes. 

J  E  ne  pourrai  me  faire  entendre  que  lorsqu'on 
aura  lu  les  quatre  chapitres  suivants. 

CHAPITRE   XVI. 

Propriétés  distinctives  de  la  république. 

Il  est  de  la  nature  d'une  république  quVi'e 
n'ait  qu'un  petit  territoire;  sans  ceia  elle  r.e 
peut  guère  subsister.  Dans  une  grande  répu- 
blique, il  y  a  de  grandes  fortunes,  et  par  con- 
séquent peu  de  modération  dans  les  esprits;  il 
y  a  de  trop  grands  déjîôts  à  mettre  entre  les 
mains  d'un  citoyen;  les  intérêts  se  particula- 
risent; un  homme  sent  d'abord  qu'il  peut  être 
heureux,  grand,  glorieux,  sans  sa  patrie,  et 
bientôt  qu'il  peut  être  seul  grand  sur  les  rui- 
nes de  sa  patrie. 

Dans  une  grande  république,  le  bien  co:i;- 
mun  est  sacrifié  à  mille  considérations;  il  est 
subordonné  à  des  exceptions  ;  il  dépend  de.n 
accidents.  Dans  une  petite,  le  bien  puhiic  est 
mieux  senti,  mieux  connu,  plus  près  de  cha- 
que citoyen;  les  abus  y  sont  moins  étendus,  et 
par  conséquent  moins  protégés. 

Ce  qui  fît  subsister  si  long-temps  Lacédé- 
mone ,  c'est  qu'après  toutes  ses  guerres  elle 
resta  toujours  avec  son  territoire.  Le  seul  but 

ESPR.   DES  T.OÎS.     2.  3 


38  D  E     l'e  SPR  I  T     D  ES     I,  OIS. 

de  Lacédémone  étoit  la  liberté;  le  seul  avan- 
tage de  sa  liberté,  c'étoit  la  gloire. 

Ce  fut  l'esprit  des  républiques  grecques  de 
se  contenter  de  leurs  terres  comme  de  leurs 
lois.  Athènes  prit  de  l'ambition,  et  en  donna  à 
I>acédémone  ;  mais  ce  tut  plutôt  pour  com- 
mander à  des  peuples  libres  que  jiour  gouver- 
ner des  esclaves,  ])lutôt  pour  être  à  la  tête  de 
l'union  que  pour  la  rompre.  Totit  fut  perdu 
lorsqu'une  monarcliie  s'éleva  ;  gouvernement 
dont  l'esprit  est  plus  tourné  vers  l'agrandis- 
sement. 

Sans  des  circonstances  particulières  (i),  il 
est  difficile  que  tout  autre  gouvernement  que 
le  républicain  puisse  subsister  dans  une  seule 
ville.  Un  ])rince  d'un  si  petit  état  cliercheroit 
naturellement  à  opprimer,  parcequ'il  auroit 
une  grande  puissance  et  peu  de  moyens  pour 
en  jouir  ou  pour  la  faire  respecter  :  il  fouleroiî 
donc  beaucoup  ses  peuples.  D'un  autre  côté. 
Tin  tel  prince  seroit  aisément  opprimé  par  une 
force  étrangère,  ou  même  par  une  force  do- 
mestique; le  peuple  pourroit  à  tous  les  instants 
s'assembler  et  se  réunir  contre  lui  :  or,  quand 
un  prince  d'une  ville  est  chassé  de  sa  ville,  le 
]irocès  est  fini  ;  s'il  a  plusieurs  villes ,  le  procès 
n'est  que  commencé. 

(i)  Comme  qn.Tntl  nn  petit  souverain  se  maintient 
enire  denx  grands  états  par  leur  jalousie  inutnelle  ; 
mais  il  n'existe  que  précairement. 


I  I  V  f.  E    VIII,    CHAT.     XVII.       3y 
CHAPITRE    XVII. 

Propriétés  distinctivcs  de  la  monarchie. 

U  N  état  monarcliique  doit  être  d'une  g^'^n- 
deur  médiocre.  S'il  étoit  petit,  il  se  formcroit 
en  république  ;  s'il  étoit  fort  étendu ,  les  prin- 
cipaux de  l'état,  grands  par  eux-mêmes,  n'é- 
tant point  sous  les  yeux  du  prince,  ayant 
leur  cour  hors  de  sa  cour,  assurés  d'ailleurs 
contre  les  exécutions  promptes  par  les  lois 
et  par  les  mœurs  ,  pourroient  cesser  d'obéir; 
ils  ne  craindroient  pas  une  punition  trop 
lente  el  trop  éloignée. 

Aussi  Charlemagne  eut  -  il  à  peine  fondé 
son  empire,  qu'il  fallut  le  diviser;  soit  que 
les  gouverneurs  des  proviuces  n'obéissent 
pas,  soit  que,  pour  les  faire  mieux  obéir,  il 
fût  nécessaire  de  partager  l'empire  en  plu- 
sieurs royaiuTies. 

Après  la  mort  d'Alexandre,  son  empire  fut 
partagé.  Comment  ces  grands  de  Grèce  et  de 
Macédoine,  libres,  ou  du  moins  chefs  des 
conquérants  répandus  dans  cette  vaste  con- 
quête, auroient-iis  ]ni  obéir? 

Après  la  mort  d'Attila,  son  empire  fut  dis- 
sous :  tant  de  rois  qui  n'étoient  plus  contenus 
ne  pouvoient  point  reprendre  des  chaînes. 

Le  prompt  rétablissement  du  j)ouvoir  sans 
bornes  est  le  remède,  qui,  dans  ces  cas,  peut 


40  DE      L'ESr-rtlT       DES      LOIS. 

provenir   la   diàsolulion  :  nouveau   nialhoiîr 
après  ccltii  de  l'agrandisscincnt  ! 

Les  fleuves  courent  se  mêler  dans  la  mer, 
les  monarchies  vont  se  perdre  dans  le  des- 
potisme. 

CHAPITRE    XVI  ÎI. 

Que  1.1   nioiiarciiie  crE''pnçi',e  c:oit   dafi   «n  Cis 
j-artiiuiior. 

*>^u'o>-  ne  cite  point  rexemjilc  de  l'Espr.-" 
[;ne  :  elle  prouve  plutôt  ce  (juc  je  dis.  Pour 
garder  l'Amérique,  elle  fît  ce  que  le  despo- 
tisme même  ne  fait  pas;  elle  en  détruisit  les 
habitants;  il  fallut  jionr  conserver  sa  colonie, 
qu'elle  la  tînt  dans  la  dépendance  de  sa  sub- 
sistance même. 

Elle  essaya  le  despotisme  dans  les  Pavs- 
Bas;ct,  sitôt  qu'elle  l'eut  abandonné,  ses 
embarras  augmentèrent.  D'un  côté,  les  Wal- 
lons ne  vouloienf  pas  être  gouvernés  par  les 
Espagnols;  et,  de  l'autre,  les  soldais  espa- 
gnols ne  vouloicnt  j>as  obéir  aux  officiers 
wallons  (i). 

Elle  ne  se  maintint  dans  l'Italie  qu'à  force 
de  l'enrichir  et  de  se  ruiner;  car  ceux  qui 
auroicnl  voulu  se  défaire  du  roi  d'Espagne 

(i)  Voy.  l'Histoire  des   ProTÏnccs-Unies ,  par  M.  le 


I.  I  V  II  E      VIII,      C  II  A  P.      X  V  I  1  1 .  41 

ji'i'loicii!:  |Kis  |)()iir  cela  d'iuinieiu'  à  renoncer 
ù  son  aiijH'iît. 

CHAPITRE   XIX. 

Pi'opriétia  dii'inctivcs  du  gouvcTiiemeut  despiiii^ne. 

5J  N  grand  empire  suppose  une  auforité  drs- 
])otique  dans  celui  qui  gouverne.  Il  faut  que 
la  promptitude  des  résolutions  supplée  à  la 
distance  des  lieux  où  elles  sont  envoyées; 
<pie  la  crainte  enipèolie  la  négligence  du  gou- 
verneur ou  (kl  niagiattat  éloigné;  que  la  loi 
soit  dans  une  seule  tèle;  et  qu'elle  change 
.sans  cesse  connue  les  accidents,  qui  se  mul- 
tiplient toujours  dans  l'état  à  pi'oportion  de 
ta  grandeur. 

CHAPITRE   XX. 

Conséquences  des  cliapiîres  préctfîcnîs. 

V^UE  si  la  propriété  naturelle  des  petits 
états  est  d'être  gouvernés  en  république;  celle 
(les  médiocres,  d'être  soumis  à  un  monarque; 
celle  des  grands  empires,  d'être  dominés  par 
lai  despote;  il  suit  que,  pour  conserver  les 
principes  du  gouvernement  établi,  il  faut 
maintenir  l'état  dans  la  grandeur  qu'd  avoi\ 
déjà;  et  que  cet  état  changera  d'esj-.rit  h  uie- 
sure  qu'on  rétrécira  ou  qu'on  étendra  ses  li- 
mites. 


4»  DE     l'esprit     des      LOIS. 

CHAPITRE    XXI. 

De  l'empire  de  la  Cliiue. 

Avant  de  finir  ce  livre,  je  répondrai  à  une 
objection  qu'on  peut  faire  sur  tout  ce  que  j'ai 
dit  jusqu'ici. 

IVos  missionnaires  nous  parlent  du  vaste 
empire  de  la  Chine  comme  d'un  gouverne- 
ment admirable ,  qui  mêle  ensemble  dans  son 
|)rincipe  la  crainte,  l'honneur  et  la  vertu, 
.l'ai  donc  posé  une  distinction  vaine  lorsque 
j'ai  établi  les  principes  des  trois  gouverne- 
ments. 

J'ignore  ce  que  c'est  que  cet  honneur  dont 
on  parle  chez  des  peuples  à  qui  on  ne  fait 
rien  faire  qu'à  coups  de  bâton  (i). 

Déplus,  il  s'en  faut  beaucoup  que  nos  com- 
merçants nous  donnent  l'idée  de  cette  vertu 
dont  nous  parlent  nos  missionnaires  :  on  peut 
les  consulter  sur  les  brigandages  des  manda- 
rins (2).  Je  prends  encore  à  témoin  le  grand 
homme  mylord  Anson. 

D'ailleurs,  les  lettres  du  P.  Parennin,  sur 
le  procès  que  l'empereur  fit  faire  à  des  prin- 
ces  du  sang  néophytes  (3)  qui  lui  avoient 

(i)  C'est  le  bâton  qui  gouverne  la  Chine,  dit  le 
P.  du  H;ilde.  —  (2)  Voyez  entre  autres  la  relation  de 
Lange.  —  (3)  De  la  famille  de  Sourniama.  Lettres  édi- 
fiantes, dix-hnitième  recueil. 


LIVRE'VIII,      CHAP.      XXI.  43 

déplu,  nous  font  voir  un  plan  de  tyr'iûnie 
constamment  suivi,  et  des  injures  faites  à  la 
nature  humaine  avec  règle,  c'est-à-dire  de 
sang  froid. 

Nous  avons  encore  les  Lettres  de  M.  de 
Mairan  et  du  même  P.  Parennin  sur  le  gou- 
vernement de  la  Chine.  Après  des  questions 
et  des  réponses  très  sensées,  le  naerveilleux 
s'est  évanoui. 

Ne  pourroit-il  passe  faire  que  les  mission- 
naires auroient  été  trompés  par  une  appa- 
rence d'ordre;  qu'ils  auroient  été  frappés  de 
cet  exercice  continuel  de  la  volonté  d'un  seul, 
par  lequel  ils  sont  gouvernés  eux-mêmes,  et 
qu'ils  aiment  tant  à  trouver  dans  les  cours  des 
rois  des  Indes,  parceque,  n'y  allant  que 
pour  y  faire  de  grands  changements ,  il  leur 
est  plus  aisé  de  convaincre  les  princes  qu'ils 
peuvent  tout  faire ,  que  de  persuader  aux 
peuples  qu'ils  peuvent  tout  souffrir  (i). 

Enfin  il  y  a  souvent  quelque  chose  de  vrai 
dans  les  erreurs  mêmes.  Des  circonstances 
particulières  ,  et  peut-être  uniques,  peuvent 
faire  que  le  gouvernement  de  la  Chine  ne 
soit  pas  aussi  corrompu  qu'il  devroit  l'être. 
Des  causes  tirées  la  plupart  du  physique  du 

(i)  Voyez  dans  le  P.  du  Halde  cornaient  les  mission- 
naires se  servirent  de  l'autorité  de  Canbi  pour  faire 
taire  les  mandarius.  qui  disoient  toujours  que  par  les 
lois  du  pays  un  culte  étranger  ne  pouvoit  être  établi 
dans  l'empire. 


m  I)  L    î.    t  s  r  r,  I  ï    des    lois. 

climat  ont  pu  forcer  les  causes  morales  dans 
ce  pays,  e«-  faire  des  espèces  de  prodijxes. 

Le  climat  de  la  Cliiiic  est  tel  qu'il  favorise 
prodigieusement  la  propa;i;atiou  de  l'espèce 
humaine.  Les  femmes  y  sont  d'une  fécondité 
si  grande  que  l'on  ne  voit  rien  de  pareil  sur 
la  terre.  La  tyrannie  la  plus  cruelle  n'y  ar- 
rête point  le  progrès  de  la  propagation.  Le 
prince  n'y  peut  pas  dire  comme  Pharaon, 
Opprimons-les  avec  sagesse.  Il  seroit  plutôt 
réduit  à  former  le  souhait  de  Néron,  que  le 
genre  humain  n'eût  qu'une  tête.  IVîaigré  la 
tyrannie,  la  Chine,  par  la  force  du  climat, 
se  peuplera  toujours,  et  triomphera  de  la  ty- 
rannie. . 

La  Chine ,  comme  tous  les  pays  où  croît  le 
liz  (i),  est  sujette  à  des  famines  fréquentes. 
Lorsque  le  peuple  meurt  de  faim,  il  se  dis- 
'perse  pour  chercher  de  quoi  vivre;  il  se 
forme  de  toutes  parts  des  bandes  de  trois, 
quatre  ou  cinq  voleurs.  La  plupart  sont  d'a- 
bord exterminées  ;  d'autres  se  grossissent ,  et 
sont  exterminées  encore.  Mais,  dans  un  si 
grand  nombre  de  provinces,  et  si  éloignées, 
il  peut  arriver  que  quelque  troupe  fasse  for- 
tune. Elle  se  maintient,  se  fortifie,  se  forme 
en  corps  d'armée,  va  droit  à  la  capitale,  et 
le  clief  monte  sur  le  trône. 

Telle  est  la  nature  de  la  chose,  que  le  mau- 

(t)  Voyea  ci-apres.  1.  XXIH  .  c    XIV. 


1, 1  V  R  K     V  I  1  r  ,     CHAT.      XXI.  /{  J 

vais  goiivcrncniL'nt  y  est  d'ai)0!cl  puni.  Le 
lic'SOidrc  y  naît  boiulain,  j)aice  (jue  ce  pcîu- 
l)le  prodigieux  y  manque  de  subsistance.  Ce 
qui  fait  (pie,  dans  d'autres  pays,  on  revient 
si  difficilement  des  abus,  c'est  qu'ils  n'y  ont 
])as  des  effets  sensibles  :  le  prince  n'y  est  pas 
averti  d'une  manière  prompte  et  éclalante, 
comme  il  l'est  à  la  Chine. 

Il  ne  sentira  point,  comme  nos  jjrinccs  , 
(]ue,  s'il  gouverne  n)al ,  il  sera  moins  heureux 
dans  l'autre  vie,  moins  puissant  et  moins  ri- 
che dans  celle-ci  :  il  saura  que,  si  son  gou- 
vernen:enl  n'est  pas  bon,  il  perdra  l'empire 
et  la  vie. 

Comme,  malgré  les  expositions  d'enfants, 
le  ])euple  augmente  toujours  à  la  Chine  (i), 
il  faut  un  travail  infatigable  pour  faire  pro- 
duire anx  terres  de  quoi  le  nourrir  :  cela  de- 
mande nnc  grande  attention  de  la  part  du 
gouvernement.  Il  est  à  tous  les  instants  inté- 
ressé h  ce  que  tout  le  monde  puisse  travailler 
sans  crainte  d'être  frustré  de  ses  peines.  Ce 
doit  moins  être  un  gouvernement  civil  qu'un 
gouvernement  domestique. 

Voilà  ce  qui  a  produit  les  règlements  dont 
on  parle  tant.  On  a  voulu  faire  régner  les 
lois  avec  le  despotisme;  mais  ce  qui  est  joint 
avec  le  despotisme  n'a  plus  de  force.  En  vain 

(i)  Voyez  le  mémoire  d'un  Tsongtoii  pour  qu'où  dé- 
friche. Lettres  édifian'es,  yingt-u!jieme  recueil. 

3. 


46  DE     l'esprit     des     lois. 

ce  despotisme,  pressé  par  ses  malheurs,  a-t-il 
voulu  s'enchaîner;  il  s'arme  de  ses  chaînes, 
et  devient  plus  terrible  encore. 

La  Chine  est  donc  un  état  despotique  dont 
le  principe  est  la  crainte.  Peut-être  que, 
dans  les  premières  dynasties,  l'empire  n'é- 
tant pas  si  étendu ,  le  gouvernement  déclinoit 
uu  peu  de  cet  esprit.  Mais  aujourd'hui  cela 
n'est  pas. 


IV  R  K      IX  ,      C  H  AP.      I.  A  7 


LIVRE    IX. 

USS    LOIS  ,    DANS  LE    RATrORl'   Qu'tLLES    OHT   AVtC    LA, 
FORCE    DÉFEnSlV£. 

CHAPITRE    PREMIER. 

Comment  les   républiques  pourvoient  à  leur   k&rctc. 

O  i  une  république  est  petite,  elle  est  dé- 
truite par  une  force  étrangère;  si  elle  est 
Jurande,  elle  se  détruit  par  un  vice  intérieur. 

Ce  double  inconvénient  infecte  également 
les  démocraties  et  les  aristocraties,  soit 
qu'elles  soient  bonnes,  soit  qu'elles  soient 
mauvaises.  Le  mal  est  dans  la  chose  même  ; 
il  n'y  a  aucune  forme  qui  puisse  y  remédier. 

Ainsi  il  y  a  grande  apparence  que  les  hom- 
mes auroient  été  à  la  fin  obligés  de  vivro 
toujours  sous  le  gouvernement  d'un  seul , 
s'ils  n'avoient  imaginé  une  manière  de  con- 
stitution qui  a  tous  les  avantages  intérieurs 
du  gouvernement  républicain ,  et  la  force 
extérieure  du  monarchique.  Je  parle  de  la 
érpublique  fédérativc. 


/;•>  DE    I-rSPRIT    DES    LOIS. 

Cette  forme  de  gouvernement  est  une  con- 
vention par  laquelle  plusieurs  corps  politiques 
consentent  à  devenir  citoyens  d'un  état  plus 
{i^rand  qu'ils  veulent  former.  C'est  une  société 
de  sociétés  qui  en  font  une  nouvelle  qui  peut 
s'agrandir  par  de  nouveaux  associés  qui  se 
sont  unis. 

Ce  furent  ces  associaliotis  qui  firent  fleurir 
si  lonn[-tem})s  le  corps  de  la  Grèce.  Par  elles  les 
Romains  attaquèrent  l'univers,  et  par  elles 
seules  l'univers  se  défendit  contre  eux  ;  et 
quand  Rome  fut  parvenue  au  combie  de  sa 
grandeur,  ce  fut  par  des  associations  derrière 
le  Danube  et  le  Rhin,  associations  que  la  frayeur 
nvoit  fait  faire ,  que  les  barbares  purent  lui  ré- 
sister. 

C'estpar-là  que  laHollande(i), l'Allemagne, 
les  Ligues  suisses,  sont  regardées  en  Europe 
comme  des  répu'uliques  éternelles. 

Les  associations  des  villes  étoient  autrefois 
plus  nécessaires  qu'elles  ne  le  sont  aujourd'hui. 
Une  cité  sans  puissance  couroit  de  plus  grands 
périls.  La  conquête  lui  faisoit  perdre  non  seu- 
lement la  puissance  exécutrice  et  la  législative , 
comme  aujourd'hui,  mais  encore  tout  ce  qu'il 
y  a  de  pro'^riété  parmi  les  liommes  (2). 

Cette  sorte  de  réjmblique,  capab'e  de  r-^sis- 

(i)  Elle  est  formée  par  environ  cinquante  rép'i- 
l)ii(jiies ,  toutes  différentes  les  unes  des  autres.  Iila'..= 
de3l'roviiices-L'nies,parM.  .Tanisson. — (2)Liber!<-s 
civiles,  l'.iens,  f,mi!;cs,  enfa-îts,  temples,  et  sémiî- 
tares  mrine. 


1.  IVR  s    IX,     Ci;  A  P.     I.  liQ 

tel'  à  la  force  extérieure ,  peut  se  maititonir 
dans  sa  grandeur  sans  que  l'intérieur  se  cor- 
rompe :  la  forme  de  celte  société  prévient  tous 
les  inconvénients. 

Celui  qui  voudroit  usurper  ne  pourroit 
ij^nere  être  également  accrédité  dans  tous  les 
états  confédérés.  S'il  se  rendoit  trop  puissant 
dans  l'un  ,  il  alarmeroit  tous  les  autres  ;  s'il 
subjuguoit  luie  partie,  celle  qui  seroit  libre 
encore  pourroit  lui  résister  avec  des  forces 
indépendantes  de  celles  qu'il  auroit  usurpées, 
et  l'accabler  avant  qu'il  eût  achevé  de  s'établir. 

S'il  arrive  quelque  sédition  chez  un  des  mem- 
bres confédérés ,  les  autres  peuvent  l'appaiser. 
Si  quelques  abiis  s'introduisent  quelque  part , 
ils  sont  corrigés  par  les  parties  saines.  Ceî  état 
peut  périr  d'un  côté  sans  ])érir  de  l'autre  ;  la 
confédération  peut  être  dissoute,  et  les  confé- 
dérés rester  souverains. 

Composé  de  petites  républiques,  il  jouit  de 
la  bonté  du  gouvernement  intérieur  de  cha- 
cune ;  et  à  l'égard  du  dehors ,  il  a ,  par  la  force 
de  l'association,  tousles  avantages  des  grandes 
ir.onarcliies. 

CHAPITRE    II. 

Qnc  la  constitutiou  fédérative  doit  être  composée 
d'états  de  même  nature,  sur-tout  d'états  lépu- 
blicains. 

-1j  E  S  Cananéens  furent  détruits ,  parccquc  c'é- 
toient  de  petites  monarchies  qui  ne  s'étoient 


5o  DE     l'esprit    des    LOIS. 

pas  confédérées ,  et  qfii  ne  se  défendirent  point 
en  commun.  C'est  que  la  nature  des  petites 
monarchies  n'est  pas  la  confédération. 

La  république  fédéra tive  d'Allemagne  est 
composée  de  villes  libres  et  de  petits  états 
soumis  à  des  princes.  L'expérience  fait  voir 
qu'elle  est  ])lus  imparfaite  que  celles  de  Hol- 
lande et  de  Suisse. 

L'esprit  de  la  monarcliie  est  la  guerre  et  l'a- 
grandissement ;  l'esprit  de  la  république  est  la 
paix  et  la  modération.  Ces  deux  sortes  de  gou- 
vernements ne  peuvent ,  f[ue  d'une  manière 
forcée ,  subsister  dans  une  république  fédé- 
ratlve. 

Aussi  voyons-nous  dans  l'histoire  romaine 
que ,  lorsque  les  Véiens  eurent  choisi  un  roi , 
toutes  les  petites  républiques  de  Toscane  les 
abandonnèrent.  Tout  fut  perdu  en  Grèce  lors- 
que les  rois  de  Macédoine  obtinrent  une  place 
parmi  les  amphictyons. 

La  république  fédérative  d'Allemagne, com- 
posée de  princes  et  de  villes  libres ,  subsiste, 
parcequ'elle  a  un  chef  qui  est  en  quelque  façon 
le  magistrat  de  l'union ,  et  en  quelque  façon  le 
monarque. 

CHAPITRE    IIL 

Antres  choses  requises  dans  la  république  fédérative. 

JL/ANs  la  république  de  Hoilande ,  une  pro- 
vince ne  peut  faire  une  alliance  sans  le  consen- 
tement des  autres.  Celte  loi  est  très  bonne ,  et 


LIVRE    IX,    CUAP.    III.  31 

même  nécessaire  dans  la  république  fédéra tive. 
Elle  manque  dans  la  constitution  germanique, 
où  elle  préviendroit  les  malheurs  qui  y  peuvent 
arriver  à  tous  les  membres  ])ar  l'imprudence , 
l'ambition  ou  l'avarice  d'un  seul.  Une  répu- 
blique qui  s'est  unie  par  une  confédération 
politique  s'est  donnée  entière,  et  n'a  plus  rien 
à  donner. 

Il  est  difficile  que  les  états  qui  s'associent 
soient  de  même  grandeur  et  aient  une  puis- 
sance égale.  La  république  des  Lyciens(i)étoit 
tine  association  de  vingt-trois  villes  :  les  gran- 
des avoîen  t  trois  voix  dans  le  conseil  commun  ; 
les  médiocres  ,  deux;  les  petites  ,  une.  La  ré- 
publique de  Hollande  est  composée  de  sept 
provinces ,  grandes  ou  peti  tes ,  qui  on  t  chacune 
une  voix. 

Les  villes  de  Lycie  (2)  payoient  les  charges 
selon  la  proportion  des  suffrages.  Les  pro- 
vinces de  Hollande  ne  ])euvent  suivre  cette 
proportion  ;  il  faut  cju'elles  suivent  celle  de 
leur  puissance. 

En  Lycie  ('3),  les  juges  et  les  magistrats  des 
villes  étoient  élus  par  le  conseil  commun  et 
selon  la  proportion  cjue  nous  avons  dite.  Dans 
ia  république  de  Hollande,  ils  ne  sont  point 
élus  par  le  conseil  commun,  et  chaque  ville 
nomme  ses  magistrats.  S'il  falloit  donner  un 
modèle  d'une  belle  république  fédéi-ative,  je 
prendrois  la  république  de  Lycie. 

(i)  Stinbon,  liv.  XIV.— (2)  I bid. --{?•)  Ibiil. 


bl  Dr,     LESPK.IT    DES    LOIS. 

CHAPITRE    IV. 

Coulaient  les  états  despotique»  pourvoient  à  leur 
sûreté. 

v_>(OMME  les  républiques  pourvoient  à  leur 
sûreté  en  s'unissant,  les  états  despotiques  le 
lont  en  se  séparant  et  en  se  tenant ,  pour  ainsi 
(lire,  seuls.  Ils  sacrifient  une  partie  du  pays, 
ravagent  les  frontières,  et  les  rendent  déser- 
tes ;  le  corps  de  l'empire  devient  inaccessible. 

Il  est  reçu  en  géométrie  que  plus  les  corps 
ont  d'étendue ,  plus  leur  circonférence  est  re- 
lativement petite.  Cette  pratique  de  dévaster 
les  frontières  est  donc  plus  tolérable  dans  les 
grands  états  que  dans  les  médiocres. 

Cet  état  fait  contre  lui-même  tout  le  mal 
que  pourroit  faire  un  cruel  ennemi ,  mais  un 
ennemi  qu'on  ne  pourroit  arrêter. 

L'état  despotique  se  conserve  par  une  autre 
sorte  de  séparation,  qui  se  fait  en  mettant  les 
provinces  éloignées  entre  les  mains  d'unprince 
f!ui  en  soit  feudataire.  Le  Mogol ,  la  Perse ,  les 
empereurs  de  la  Chine,  ont  leurs  feudataires; 
et  les  Turcs  se  sont  très  bien  trouvés  d'avoir 
mis  entre  leurs  ennemis  et  eux  les  Tartares , 
1rs  IMoldaves ,  les  Valaques ,  et  autrefois  les 
Transylvains. 


L  !  V  p.  s     IX,     CÏIAP.     V.  b) 

CHAPITRE    V. 

Coir.aieut  la  monarcliie  pourvoit  ù  sa  surelé. 

JUAraonarcliie  ne  se  déîruit  pas  elle-même 
comme  l'état  despolifjne  :  mais  un  état  d'une 
grandeur  médiocre  pourroit  être  d'abord  en- 
vahi. Elle  a  donc  des  places  fortes  qui  défen- 
dent ses  frontières,  et  des  armées  pour  défen- 
dre ses  places  fortes.  Le  plus  petit  terrain  s'y 
dispute  avec  art ,  avec  courage  ,  avec  opiniâ- 
treté. Les  états  despotiques  font  entre  eux  des 
invasions;  il  n'y  a  que  les  monarchies  qui 
fassent  la  guerre. 

Les  places  fortes  appartiennent  aux  monar- 
chies ;  les  états  des[)Oliques  craignent  d'en 
avoir.  Ils  n'osent  les  confier  à  peisonne  ;  car 
personne  n'y  aime  l'étal  et  le  prince. 

CHAPITRE    VI. 

De  la  force  dérensive  des  états  en  général. 

X  ouR  qu'un  état  soit  dans  sa  force  ,  il  faut 
que  sa  grandeur  soit  telle  qu'il  y  ait  un  rapport 
de  la  vitesse  avec  laquelle  on  peut  exécuter 
contre  lui  quelque  entreprise  ,  et  la  prompti- 
tude qu'il  peut  employer  pour  la  rendre  vaine. 
Comme  celui  qui  attaque  peut  d'abord  paroi- 
tre  par-tout ,  il  faut  que  celui  qui  défend  ])uisse 
se  montrer  par-tout  aussi;  et  par  conséquent 
que  l'étendue  de  l'état  soit  médiocre  ,  afin 
qu'elle  soit  proportionnée  au  degré  de  vitesse 


5}  DE    L   KSPRIT    DES     LOIS. 

que  la  nature  a  donnée  aux  hommes  pour  se 
transporter  d  un  lieu  à  un  autre. 

La  France  et  TEspagne  sont  précisément  de 
la  grandeur  requise.  Les  forces  se  communi- 
quent si  bien  qu'elles  se  portent  d'aboi'd  là  où 
l'on  veut;  les  armées  s'yjoignent  et  passent  ra- 
pidement d'une  frontière  à  l'autre  ;  et  l'on  n'y 
craint  aucune  des  clioses  qui  ont  besoin  d'un 
certain  temps  pour  être  exécutées. 

En  France ,  par  un  bonheur  admirable ,  la 
capitale  se  trouve  plus  près  des  différentes 
frontières  justement  à  proportion  de  leur  foi- 
blesse;  et  le  prince  y  voit  mieux  chaque  partie 
de  son  pays  à  mesure  qu'elle  est  plus  exposée. 

Mais  lorsqu'un  vaste  état,  tel  que  la  Perse, 
est  attaqué ,  il  faut  plusieurs  mois  pour  que 
les  troupes  dispersées  puissent  s'assembler;  et 
on  ne  force  pas  leur  marche  pendant  tant  de 
temps,  comme  on  fait  pendant  quinze  jours. 
Si  l'armée  qui  est  sur  la  frontière  est  battue, 
elle  est  sûrement  dispersée  ,  parceque  ses  re- 
traites ne  sont  pas  prochaines.  L'armée  victo- 
rieuse ,  qui  ne  trouve  pas  de  résistance,  s'a- 
vance à  grandes  journées,  paroît  devant  la 
capitale,  et  en  forme  le  siège,  lorsqu'à  peine 
les  gouverneurs  des  provinces  peuvent  être 
avertis  d'envoyer  du  secours.  Ceux  qui  jugent 
la  révolution  prochaine  ,  la  hâtent  en  n'obéis- 
sant pas  ;  car  des  gens  fidèles  uniquement 
parceque  la  punition  est  proche ,  ne  le  sont  plus 
dès  qu'elle  est  éloignée  ;  ils  travaillent  à  leurs 
intérêts  particuliers.  L'empire  se  dissout ,  la 


LIVRE     IX  ,    eu  A  p.     VI.  55 

capitale  est  prise,  et  le  conqué'raiit  dispute  les 
provinces  avec  les  gouverneurs. 

La  vraie  puissance  d'un  prince  ne  consiste 
pas  tant  dans  la  facilité  qu'il  y  a  à  conquérir 
que  dans  la  difficulté  qu'il  y  a  à  l'attaquer,  et ,  si 
j'ose  parler  ainsi ,  dans  l'immutabilité  de  sa 
condition.  Mais  l'agrandissement  des  états  leur 
fait  montrer  de  nouveaux  côtés  par  où  on  peut 
les.  prendre. 

Ainsi ,  comme  les  monarques  doivent  avoir 
de  la  sagesse  pour  augmenter  leur  puissance , 
ils  ne  doivent  pas  avoir  moins  de  prudence 
afin  de  la  borner.  En  faisant  cesser  les  incon- 
vénients de  la  petitesse ,  il  faut  qu'ils  aient  tou- 
joursl'oeilsur  les  inconvénients  de  la  grandeur. 

CHAPITRE    Y  II. 

Réflexions. 

ijES  ennemis  d'un  grand  prince  qui  a  si  long- 
temps régné  l'ont  mille  fois  accusé ,  plutôt ,  je 
crois ,  sur  leurs  craintes  que  sur  leurs  raisons , 
d'avoir  formé  et  conduit  le  projet  de  la  mo- 
narchie universelle.  S'il  y  avoit  réussi ,  rien 
n'auroit  été  plus  fatal  à  l'Europe,  à  ses  anciens 
sujets ,  à  lui ,  à  sa  famille.  Le  ciel ,  qui  connoit 
les  vrais  avantages,  l'a  mieux  servi  par  des  dé- 
faites qu'il  n'auroit  fait  par  des  victoires.  Aulieu 
de  le  rendre  le  seul  roi  de  l'Europe ,  il  le  favo- 
risa plus  en  le  rendant  le  plus  puissant  de  tous. 
Sa  nation ,  qui ,  dans  les  pays  étrangers , 
n'est  jamais  touchée  que  de  ce  qu'elle  a  quitté, 


)Ô  DE    L   ESPRIT    DES    I.  Oli. 

qui,  en  j)arttint  de  cli?z  elle,  regarde  la  gloire 
comme  le  souverain  bien  ,  et,  dans  les  pays 
éloignés,  comme  un  obstacle  à  son  retour;  qui 
indispose  par  ses  bonnes  qualités  mêmes ,  par- 
cequ'eîle  paroît  y  joindre  du  mépris;  qui  peut 
supporter  les  blessures,  les  périls,  les  fatigues, 
et  non  pas  la  perte  de  ses  plaisirs  ;  qui  n'aime 
l'ientant  que  sa  gaieté,et  se  console  de  la  perte 
d'une  bataille  lorsqu'elle  a  clianté  le  général  ; 
n'auroit  jamais  été  jusqu'au  bout  d'une  entre- 
prise qui  ne  peut  manquer  dans  un  pays  sans 
manquer  dans  tous  les  autres ,  ni  manquer  un 
Dioraent  sans  manquer  pour  toujours. 

CHAPITRE    VIII. 

Cas  où  la  force  défciisirc  d'un  ttat  est  iuféiieure 
à  sa  force  oflenslvc. 

(_^'ÉTOiT  le  mot  du  sire  de  Coucy  au  roi 
Charles  V,  «  que  les  Anglais  ne  sont  jamais  si 
0  foibles  ni  si  aisés  à  vaincre  que  chez  eux.  >> 
C'est  ce  qu'on  disoit  des  Ilomains  ;  c'est  ce  qu'é- 
prouvèrent les  Carthaginois;  c'est  ce  qui  arri- 
vera à  toute  puissance  qui  a  envoyé  au  loin 
des  armées  pour  réunir ,  par  la  force  de  la  dis- 
cipline et  du  pouvoir  militaire,  ceux  qui  sont 
divisés  chez  eux  par  des  intérêts  politiques  ou 
civils.  L'état  se  trouve  foibïe  à  cause  du  mal 
qui  reste  toujours  ;  et  il  a  été  encore  affoibli 
par  le  remède. 

La  maxime  du  sire  de  Coucy  est  une  excq)- 
tion  à  la  règle  générale  qui  veut  qu'on  n'en- 


M  \  E  E    I  X  ,    CIÎ  A  P.    VIII.  J  7 

treprenne  poist  les  guerres  lointaines;  et  cetîe 
exception  confirme  bien  la  règle  ,  puisqu'elle 
n'a  lieu  f[ue  contre  ceux  qui  ont  eux-mêmes 
violé  la  règle. 

CHAPITRE    IX. 

De  la  force  relative  des  états. 

Xou^rE  grandeur ,  toute  force,  toute  puis- 
sance est  relative.  Il  faut  bien  prendre  gard<' 
qu'en  diercliant  à  augmenter  la  grandeus 
réelle ,  on  ne  diminue  la  grandeur  relative. 

Vers  le  milieu  du  regae  de  Louis  XiV,  la 
France  fut  au  plus  haut  point  de  sa  grandeur 
relative.  L'Allemagne  n'avoit  poin''  encore  les 
grands  uionarques  qu'elle  a  eus  depuis.  L'Iîa- 
lie  ctoit  dau<-,  le  même  cas.  L'Rcosse  et  l'Angle- 
terre ne  for-noient  point  un  corps  de  monar- 
chie. L'Aragon  n'en  iormo;t  jias  un  avec  la 
Castille;  les  ]iarties  séparées  de  l'E^^pagne  (î: 
étoient  affuiblies  et  l'affoiblissoient.  La  Mos- 
covie  n'étoit  pas  plus  connue  en  Europe  que  la 
Crimée. 

CHAPITRE    X. 

De  la  foiblesse  des  étais  voisius. 

JuoRSQtj'oN  a  pour  voisin  un  état  qui  est 
dans  sa  décadence,  on  doit  bien  se  garder  de 
hâter  sa  ruine,  parcequ'on  esta  cet  égard  dans 
ia  situation  la  plus  heureuse  où  l'on  puisse 
être,  n'y  ay.Tiit  rien  de  si  commode  pour  un 
prince  que  d'être  auj^rès  d'un  autre  qui  reçoit 


58  DE    l'esprit    des    LOIS. 

pour  lui  tous  les  coups  el  tous  les  outrages  de 
la  fortune.  Et  il  est  rare  que  par  la  conquête 
d'un  pareil  état  on  augmente  autant  en  puis- 
sance réelle  qu'on  a  perdu  en  puissance  re- 
lative. 


LIVRE  X. 

DES  LOIS  ,    DANS    T.E    RAPrORT  Qu'eLLKS  ONT  ATEO 
I.A  FORCE   OFFENSIVE. 


CHAPITRE    PREMIER. 

De  la  force  offensive. 

J^  A  force  offensive  est  réglée  par  le  droit  dos 
gens,  qui  est  la  loi  politique  des  nations  con- 
sidéri'es  dans  le  rapport  qu'elles  ont  les  unes 
avec  les  autres.  ' 

CHAPITRE   II. 

De  la  gueire. 

Lj  a  vie  des  états  est  comme  celle  des  hommes. 
Ceux-ci  ont  droit  de  tuer  dans  le  cas  de  la 
défense  naturelle;  ceux-là  ont  droit  de  faire  la 
guerre  pour  leur  propre  conservation. 

Dans  le  cas  de  la  défense  naturelle,  j'ai  droit 
de  luer,  parceque  ma  vie  est  à  moi,  comme  la 
vie  de  celui  qui  m'attaque  est  à  lui  :  de  même  un 
étal  fait  la  guerre,  parceque  sa  conservation 
est  juste  comme  toute  autre  conservation. 


LIVRE     X,     Cil  A  P.     II.  ')[) 

Entre  les  citoyens ,  le  droit  de  la  défense  na- 
turelle n'emporté  point  avec  lui  la  nécessité 
de  laltaqne.  An  lieu  d'attaquer ,  ils  n'ont  qu'à 
recourir  aux  tribunaux.  Ils  ne  peuvent  donc 
exercer  le  droit  de  celte  défense  que  dans  les 
cas  momenlanés  où  l'on  seroit  perdu  si  l'on 
atlendoit  le  secours  des  lois.  Mais  ,  enti-e  les 
sociétés ,  le  droit  de  la  défense  naturelle  en- 
traine quelquefois  la  nécessité  d'attaquer,  lors- 
qu'un peuple  voit  qu'une  plus  longue  paix  en 
mettroit  un  autre  en  état  de  le  détruire ,  et  que 
l'attaque  est  dans  ce  moment  le  seul  moyen 
d'empêcher  cette  destruction. 

Il  suit  de  là  que  les  petites  sociétés  ont  plus 
souvent  le  droit  de  faire  la  guerre  que  les 
grandes ,  parcequ  elles  sont  plus  souvent  dans 
le  cas  de  craindre  d'être  détruites. 

Le  droit  de  la  guerre  dérive  donc  de  la  né- 
cessité et  du  juste  rigide.  Si  ceux  qui  dirigent 
la  conscience  ou  les  conseils  des  princes  ne  se 
tiennent  pas  là  ,  tout  est  perdu  ;  et ,  lorsqu'on 
se  fondera  sur  des  principes  arbitraires  de 
gloire ,  de  bienséance ,  d'utilité  ,  des  flots  de 
sang  inonderont  la  terre. 

Que  l'on  ne  parle  pas  sur-tout  de  la  gloire 
du  prince;  sa  gloire  seroit  son  orgueil:  c'est 
une  passion  ,  et  non  pas  un  droit  légitime. 

Il  est  vrai  que  la  réputation  de  sa  puissance 
pourroit  augmenter  les  forces  de  son  état  ; 
mais  la  réputation  de  sa  justice  les  augmente- 
roit  tout  de  même. 


l>0  DE    I,   ESPRIT    CES    LOIS. 

ciiapitup:  m. 

Du  droit  lie  coar|uète. 

Sjv  droit  de  la  guerre  dérive  ceiui  de  co;i- 
fiuète,  qui  en  est  la  conséquence;  il  en  doit 
donc  suivre  resprir. 

i.orsqu'uu  peuple  est  conquis ,  le  droit  que 
le  coiiquérant  a  sur  lui  suit  quatre  sorteà  de 
lois  ;  la  loi  de  la  nature ,  qui  fait  que  tout  tend 
à  la  conservation  des  espèces  ;  la  loi  de  la  lu- 
mière naturelle,  qui  veut  que  nous  fassions  à 
autrui  ce  que  nous  voudrions  qu'on  nous  fît  ; 
la  loi  qui  forme  les  sociétés  politiques,  qui 
sont  telles  que  la  natjire  n'en  a  point  borné 
la  durée;  enfin  la  loi  tirée  de  la  chose  même. 
La  conquête  est  une  acquisition  ;  l'esprit  d'ac- 
quisition porte  avec  lui  l'esprit  de  conserva- 
tion et  d'usage,einonpas  celui  de  destruction. 

Un  état  qui  eu  a  conquis  un  autre  le  traite 
d'une  des  quatre  manières  suivantes.  Il  conti- 
nue à  le  gouverner  selon  ses  lois ,  et  ne  prend 
pour  lui  que  l'exercice  du  gouvernement  po- 
litique et  civil;  on  il  lui  donne  un  nouveau 
gouvernement  politique  et  civil  ;  ou  il  détruit 
in  société  et  la  disperse  dans  d'autres  ;  ou  enfin 
il  extermine  tous  les  citoyens, 

La  première  manière  est  conforme  au  droit 
des  gens  que  nous  suivons  aujourd'hui  ;  la 
quatrième  est  j)]us  conforme  au  droit  des  gens 
des  Romains  :  su?  quoi  je  laisse  à  juger  à  quel 
point  nous  sommes  devenus  meilleurs.  11  faut 


LIVRE     X,     Cil  A  P.     ill.  6î 

rendre  ici  liommage  à  nos  lem])s  modernes  , 
à  la  raison  présente,  à  la  religion  d'aujour- 
d'iiui ,  à  notre  p]iiloso'>ltie  ,  à  nos  mœurs. 

Les  auteurs  de  notre  droit  ]>ubiic,  fondés 
sur  les  liistoires  anciennes,  étant  sortis  des  cas 
rigides ,  sont  tombés  dans  de  grandes  erreurs. 
Ils  ont  donné  dans  l'arbitraire;  ils  ont  suppose 
dans  les  conquérants  un  droit,  je  ne  sais  quel, 
de  tuer  :  ce  qui  leur  a  fait  tirer  des  consé- 
quences terribles  comme  le  principe ,  et  élablir 
des  maximes  que  les  conquérants  eux-mêmes, 
lorsqu'ils  ont  eu  le  moindre  sens  ,  n'ont  jamais 
j)rises.  Il  est  clair  que  lorsque  la  conquête  est 
faite  ,  le  conquérant  n'a  plus  le  droit  de  tuer , 
])uisqu  il  n'est  plus  dans  le  cas  de  la  défense 
naturelle  et  de  sa  propre  conservation. 

Ce  qui  les  a  fait  penser  ainsi ,  c'est  qu'ils  ont 
cru  que  le  conquérant  avoit  le  droit  de  dé- 
truire la  société  :  d'où  ils  ont  conclu  qu'il  avoit 
celui  de  détruire  les  liommes  qui  la  compo- 
sent; ce  qui  est  une  conséquence  faussement 
tirée  d'un  taux  principe.  Car  ,  de  ce  que  la 
société  seroit  anéantie,  il  ne  s'ensuivroit  pas 
que  les  liommes  qui  la  forment  dussent  aussi 
être  anéantis.  La  société  est  l'union  des  liom- 
mes ,  et  non  pas  les  hommes  ;  le  citoyen  peut 
périr ,  et  l'homme  rester. 

Du  droit  âc  tuer  dans  la  conquête  les  poli- 
tiques ont  tiré  le  droit  de  réduire  en  servitude  : 
mais  !a  conséquence  est  aussi  mai  fondée  que 
le  principe. 

On  li'a  droit  de  réduire  en  servitude  que 
r.srr..  DES  i.oïs.   a.  4 


6a  DE     I.    ESPRIT     DES     LOIS. 

lorsqu'elle  est  nécessaire  pour  la  conservation 
de  la  conquête.  L'objet  de  la  conquête  est  la 
conservation  :  la  servitude  n'est  jamais  l'objet 
de  la  conquête;  mais  il  peut  arriver  qu'elle 
soit  un  moyen  nécessaire  pour  aller  à  la  con- 
servation. 

Dans  ce  cas  ,  il  est  contre  la  nature  de  la 
chose  que  cette  servitude  soit  éternelle.  Il  faut 
que  le  peuple  esclave  puisse  devenir  sujet. 
L'esclavage  dans  la  conquête  est  une  chose 
d'accident.  Lorsqu'après  un  certain  espace  de 
temps  toutes  les  parties  de  Tétat  conquérant 
se  sont  liées  avec  celles  de  l'état  conquis ,  par 
des  coutumes  ,  des  mariages ,  des  lois  ,  des  as- 
sociations ,  et  une  certaine  conformité  d'esprit, 
la  servitude  doit  cesser.  Car  les  droits  du  con- 
quérant ne  sont  fondés  que  sur  ce  que  ces 
choses-là  ne  sont  pas ,  et  qu'il  y  a  un  éloigne- 
ment  entre  les  deux  nations  tel  que  l'une  ne 
peut  pas  prendre  confiance  en  l'autre. 

Ainsi  le  conquérant  qui  réduit  le  peuple  en 
servitude  doit  toujours  se  réserver  des  moyens 
(  et  ces  moyens  sont  sans  nombre  )  pour  l'en 
faire  sortir. 

Je  ne  dis  point  ici  des  choses  vagues.  Nos 
Itères ,  qui  conquirent  l'emjjire  romain ,  en 
agirent  ainsi.  Les  lois  qu'ils  firent  dans  le  feu  , 
dans  l'action ,  dans  l'impétuosité  ,  dans  l'or- 
gueil de  la  victoire  ,  ils  les  adoucirent  :  leurs 
lois  étoientdures,ils  les  rendirent  impartiales. 
Les  Bourguignons, les Goths  et  les  Lombards, 
vouloient  toujours  que  les  Romains  fussyt  le 


M  VUE     X,    Cil  AP.     III.  (H 

peuple  vaincu  ;  les  lois  d'Eur  ic ,  de  Gondebaud 
et  de  Rotharis ,  firent  du  Barbare  et  du  Ro- 
main des  concitoyens  (i\ 

Charlemag;ne  ,  pour  domter  les  Saxons  , 
leur  ôta  l'ingénuité  ,  et  la  propriété  des  biens. 
Louis  le  Débonnaire  les  affranchit  (2)  :  il  ne  fit 
rien  de  mieux  dans  tout  son  règne.  Le  temps 
et  la  servitude  avoient  adouci  leurs  mœurs  ; 
ils  lui  furent  toujours  fidèles. 

CHAPITRE   IV. 

Quelques  avantages  du  peuple  conquis. 

A.U  lieu  de  tirer  du  droit  de  conquête  des 
conséquences  si  fa  taies,  les  politiques  auroient 
mieux  fait  de  parler  des  avantages  que  ce  droit 
peut  quelquefois  apporter  au  peuple  vaincu. 
Ils  les  auroient  mieux  sentis  si  notre  droit  des 
gens  étoit  exactement  suivi ,  et  s'il  étoit  établi 
dans  toute  la  terre. 

Les  états  que  l'on  conquiert  ne  sont  pas  or- 
dinairement dans  la  force  de  leur  institution. 
La  corniption  s'y  est  introduite  ;  les  lois  y  ont 
cessé  d'être  exécutées  ;  le  gouvernement  est 
devenu  oppresseur.  Qui  peut  douter  qu'un 
état  pareil  ne  gagnât  et  ne  tirât  quelques  avan- 
tages de  la  conquête  même  ,  si  elle  n'étoit  pas 

(1)  Voyez  le  code  des  lois  des  Barbares,  et  le  liv. 
XXVIII  ci-après. — (2)  Voyez  l'auteur  incertain  de 
la  vie  de  Louis  le  Débonnaire ,  dans  le  recueil  de  Du- 
chesne,  tome  II,  p.  296. 


G'i  DE     L   ESPRIT     UES    LOIS. 

destructrice  ?  Un  gouvernement  parvenu  au 
point  où  il  ne  peut  plus  se  réformer  lui-même , 
([ue  perdroil-il  à  être  refondu?  Un  conqué- 
rant qui  entre  chez  un  peuple  où,  par  mille 
ruses  et  mille  artifices,  le  riche  s'est  insensi- 
blement ])ratiqué  une  infinité  de  moyens  d'u- 
surper ;  où  le  malheureux  qui  gémit ,  \oyant 
ce  qu'il  croyoit  des  abus  devenir  des  lois  ,  est 
dans  r(î[)pression  ,  et  croit  avoir  tort  de  la 
sentir;  un  conquérant,  dis-je,  j)eut  dérouter 
tout,  et  la  tyrannie  sourde  est  la  première 
chose  qui  souffre  la  violence. 

On  a  vu,  par  exemple  ,  des  états  opprimés 
par  les  traitants  être  soulagés  par  Je  conqué- 
rant ,  qui  n'avoit  ni  les  engagements  ni  les 
besoins  ciu'avoit  le  prince  légitime.  Les  abus 
se  trouvoient  corrigés  sans  môme  que  le  con- 
quérant les  corrigeât. 

Quelquefois  la  frugalité  de  la  nation  con- 
quérante l'a  mise  en  état  de  laisser  aux  vain- 
cus le  nécessaire  ,  qui  leur  étoit  ôté  sous  le 
prince  légitime. 

Une  conquête  peut  détruire  les  préjugés 
nuisibles  ,  et  mettre ,  si  j'ose  parler  ainsi  ,  une 
nation  sous  un  meilleur  génie. 

Quel  bien  les  Espagnols  ne  pouvoient-l!s 
]^as  faire  aux  Mexicains  !  Ils  avoient  à  leur 
donner  une  l'eligion  douce  ;  ils  leur  apportè- 
rent une  superstition  furieuse.  Ils  auroient  pu 
rendre  libres  les  esclaves  ;  et  ils  rendirent  es- 
claves les  hommes  libres.  Ils  pouvoient  les 
éclairer  sur  l'abus  des  sacrifices  humains  ;  au 


LIVUli    X,    eu  AV.    IV.  Gj 

lieu  de  cela  ,  ils  les  cxierininerciiî:.  Je  r.aurois 
jamais  fini  si  je  voulois  raconter  tous  les  biens 
qu'ils  ne  firent  pas ,  et  tous  les  maux  qu'ils 
firent. 

C'est  à  up  conquérant  à  réparer  une  partis 
des  maux  qu'il  a  faits.  Je  définis  ainsi  le  droit 
de  conquête  :  un  droit  nécessaire  ,  légitime  et 
mallieureux  ,  qui  laisse  toujours  à  jiayer  une 
dette  immense  pour  s'acquitter  envers  la  na- 
ture humaine. 

CHAPITRE    V. 

Gélon,  roi  de  Syracuse. 

J_iE  plus  beau  traité  de  paix  dont  l'hislolre  ait 
parlé  est ,  je  crois ,  celui  que  Gélon  fit  avec  les 
Carthaginois.  11  voulut  qu'ils  abolissent  la 
coutume  d'immoler  leurs  enfants  (  i  ).  Chose 
admirable  !  Après  avoir  défait  trois  cent  mille 
Carthaginois ,  il  exigeoit  une  condition  qui 
n'étoit  utile  qu'.i  eux ,  ou  plutôt  il  stipuloit 
pour  le  genre  Immain. 

Les  Bactricns  faisoient  manger  leurs  pères 
vieux  à  de  grands  chiens  :  Alexandre  le  leur 
défendit  (aj  ;  et  ce  fut  un  triomphe  qu'il  rem- 
porta sur  la  superstition. 


(i)  Voyez  le  recueil  de  M.  de  BarLeyrac,  art  1 12. 
— (2)  StraLon,  liv.  II. 


4. 


G6.  DE  l'esprit  des  lois. 

CHAPITRE    VI. 

D'une  république  qui  conquiert. 

Il  est  contre  la  nature  de  la  chose  que,  dans 
nne constitution  fédërative,  un  état  confédéré 
conquière  sur  l'autre  ,  comme  nous  avons  vu 
de  nos  jours  chez  les  Suisses  (i).  Dans  les  ré- 
publiques fédératives  mixtes  ,  où  l'association 
est  entre  de  petites  républiques  et  de  petites 
monarcliies ,  cela  choque  moins. 

Il  est  encore  contre  la  nature  de  la  chose 
qu'une  république  démocratique  conquière 
des  villes  qni  ne  sauroient  entrer  dans  la  sphère 
de  la  démocratie.  Il  faut  que  le  peuple  conquis 
puisse  jouir  des  privilèges  de  la  souveraineté , 
comme  les  Romains  l'établirent  au  commence- 
ment. On  doit  borner  la  conquête  au  nombre 
des  citoyens  que  l'on  fixera  pour  la  démocratie. 

Si  une  démocratie  conquiert  un  peuple  pour 
le  gouverner  comme  sujet ,  elle  exposera  sa 
propre  liberté ,  parcequ'elle  confiera  une  trop 
grande  puissance  aux  magistrats  qu'elle  en- 
verra dans  l'état  conqui-;. 

Dans  quel  danger  n'eût  pas  été  la  républi- 
que de  Cartilage ,  si  Annibal  avoit  pris  Rome  ! 
Que  n'eût-il  pas  fait  dans  sa  ville  après  la  vic- 
toire ,  lui  qui  y  causa  tant  de  révolutions  après 
sa  défaite  (2)  ! 

(i)  Ponr  le  Tockemboarg. — (2)  Il  ctoit  à  la  tête 
d'une  faction. 


LIVRE    X,    CHAP.    VI.  G7 

Hannon  n'auroit  jamais  pu  persuader  au 
eénat  de  ne  point  envoyerde  secours  à  Annibal 
s'il  n'avoit  fait  parler  que  sa  jalousie.  Ce  sénat , 
qu'Aristote  nous  dit  avoir  été  si  sage  (chose 
que  la  prospérité  de  cette  république  nous 
prouve  si  bien) ,  ne  pouvoit  être  déterminé  que 
par  des  raisons  sensées.  Il  auroit  fallu  être 
trop  stupide  pour  ne  pas  voir  qu'une  armée , 
à  trois  cents  lieues  de  là ,  faisoit  des  pertes  né- 
cessaires qui  dévoient  être  réparées. 

Le  parti  d'Hannon  vouloit  qu'on  livrât  An- 
nibal aux  Romains  (  i  ).  On  ne  pouvoit  pour 
lors  craindre  les  Romains ,  on  craignoit  donc 
Annibal. 

On  ne  pouvoit  croire ,  dit-on ,  les  succès 
d' Annibal  :  mais  comment  en  douter?  Les  Car- 
thaginois ,  répandus  par  toute  la  terre,  igno- 
roient-ils  ce  qui  se  passoit  en  Italie  ?  C'est 
parcequ'ils  ne  l'ignoroient  pas  qu'on  ne  vou- 
loit pas  envoyer  de  secours  à  Annibal. 

Hannon  devient  plus  ferme  après  Trébie , 
après  Trasimene,  après  Cannes  :  ce  n'est  point 
son  incrédulité  qui  augmente ,  c'est  sa  crainte. 

CHAPITRE    VIL 

Continuation  du  même  sujet. 

J  L  y  a  encore  un  inconvénient  aux  conquêtes 
faites  par  les  démocraties.  Leur  gouvernement 

(i)  Hanuon  vouloit  livrer  Annibal  aux  Romains , 
comme  Catonvonloit  qu'on  livrât  César  anxGanlois. 


68  DE  i.'i:s??. îT  nr. 3  lois. 

est  toujours  odieux  aux  états  assujettis.  Il  est 
monarchique  par  la  fiction  :  mais  dans  la  vé- 
rité, il  est  plus  dur  que  le  monarchique,  comme 
l'expérience  de  tous  les  temps  et  de  tous  les 
[)ays  l'a  fait  voir. 

Les  peuples  conquis  y  sont  dans  un  état 
triste;  ils  ne  jouissent  ni  des  avantacfes  de  la 
république  ,  ni  de  ceux  de  la  monarchie. 

Ce  que  j'ai  dit  de  l'état  populaire  se  peat 
appliquer  à  l'aristocratie. 

CHAPITRE    VI  ir. 

Continuation  du  même  sujet. 

Ainsi  ,  quand  une  république  tient  quelque 
j^euple  sous  sa  dépendance , il  faut  qu'elle  cher- 
<  he  à  réj.arer  les  inconvénients  qui  naissent  clc 
l:i  nature  de  la  chose ,  en  lui  donnant  un  bon 
droit  politique  et  de  bonnes  lois  civiies. 

Une  république  d'Italie  tenoit  des  insulaires 
sous  son  obéissance  :  mais  son  droit  politique 
et  civil  a  leur  égard  étolt  vicieux.  On  se  sou- 
vient de  cet  acte  (i)  d'amnistie  qui  porte  qu'on 
lie  les  condamneroit  plus  à  des  peines  atflic- 
tivcs  sur  la  conscience  informée  du  gouver- 

(  i  )  Da  1 8  octobre  1738,  imprimé  à  Gènes ,  cbcz 
I'"r3  nclielli.  Tielamo  al  noslro  general-governatore  in 
«'ell.T  isola  di  ccndanare  in  avvenlre  solamente  e.v 
iifonnntn  ccnsciciiiia  persona  alcuna  uazionale 
ia  pena  afilittiva  :  potrà  ben  si  fararicstare  ed  iucai- 
oerare  le  pcrsone  «  iic  {;li  farauuo  sospetle  ;  salve  «îi 
f.iiJtirejioi  n  L<^i  $c]lecitan!er-.ie.,..  Art.  YI. 


LIVRK     X,     CHAP.     VIII.  CyJ 

iieur.  On  a  vu  souvent  des  peuples  demander 
des  privilèges  :  ici  le  souverain  accorde  le  droit 
de  toutes  les  nations. 

CHAPITRE    IX. 

D'une  l'îonarchie  qui  conquiert  autour  d'elle. 

Oi  une  monarchie  peut  agir  long-temps  avant 
que  l'agrandissenient  l'ait  affoiblic,  elle  de- 
viendra redoutable,  et  sa  foi-ce  durera  tout 
autant  fpi'elle  sera  pressée  par  les  monarchies 
voisines. 

Elle  ne  doit  donc  conquérir  que  pendant 
qu'elle  reste  dans  les  limites  naturelles  à  son 
gouvernement.  La  prudence  veut  qu'elle  s'ar- 
rête sitôt  qu'elle  passe  ces  limites. 

11  faut,  dans  cette  sorte  de  conquête -laisser 
les  choses  comme  on  les  a  trouvées  ;  les  mêmes 
tribunaux ,  les  mêmes  lois ,  les  mêmes  cou- 
tumes, les  mêmes  privilèges  ;  rien  ne  doit  être 
cliangé  ,  que  l'armée  et  le  nom  du  souverain. 

Lorsque  la  monarchie  a  étendu  ses  limites 
par  la  conquête  de  quelc[ues  provinces  voisi- 
nes ,  il  faut  qu'elle  les  traite  avec  une  grande 
douceur. 

Dans  une  monarchie  qui  a  travaillé  long- 
temps a  conquérir,  les  provinces  de  son  ancien 
domaine  seront  ordinairement  très  foulées. 
Elles  ont  à  souffrir  les  nouveaux  abus  et  les 
anciens  ;  et  souvent  une  vaste  capitale  qui  en- 
gloutit tout  les  a  dépeuplées.  Or ,  si  après  avoir 
conquis  autour  de  ce  domaine  on  traitoit  les 


70  nr.   LK sPRiT  nrs  i. ois. 

peuples  vaincus  comme  on  fait  ses  anciens  su- 
jets, l'état  seroit  perdu  ;  ce  que  les  provinces 
conquises  enverroient  de  tributs  à  la  capitale  ne 
leur  reviendroit  plus  ;  les  frontières  seroient 
ruinées  ,  et  par  conséquent  plus  foibles  ;  les 
peuples  en  seroient  mal  affectionnés  ,  la  sub- 
sistance des  armées  qui  doivent  y  rester  et  agir 
seroit  plus  précaire. 

Tel  est  l'ctat  nécessaire  d'ane  monarchie 
conquérante  ;  un  luxe  affreux  dans  la  capitale, 
la  misère  dans  les  provinces  qui  s'en  éloignent, 
l'abondance  aux  extrémités.  Il  en  est  comme 
de  notre  ])lanete  ;  le  feu  est  au  centre ,  la  ver- 
dure à  la  surface ,  une  terre  aride  ,  froide  et 
stérile,  entre  les  deux. 

CHAPITRE    X. 

D'une  monarchie  qui  conquiert  une  autre  monarchie. 

^Quelquefois  une  mpnarcliie  en  conquiert 
une  autre.  Plus  celle-ci  sera  petite ,  mieux  on 
la  contiendra  par  des  forteresses  ;  plus  elle 
sera  grande ,  mieux  on  la  conservera  par  des 
colonies. 

CHAPITRE   XI. 

Des  mœurs  da  penpie  vaincu. 

J_^  A  N  s  ces  conquêtes  il  ne  suffit  pas  de  laisser 
à  la  nation  vaincue  ses  lois  ;  il  est  peut-être 
plus  nécessaire  de  lui  laisser  ses  mœurs  ,  par- 


LIVRE    X,     CHAP.    XI.  7I 

cequ'un  peuple  connoit,  aime  et  défend  tou- 
jours plus  SCS  mœurs  que  ses  lois. 

Les  Français  ont  été  chassés  neuf  fois  de 
l'Italie ,  à  cause ,  disent  les  historiens  (  x  ) ,  de 
leur  insolence  à  l'égard  des  femmes  et  des  filles. 
C'est  trop  pour  une  nation  d'avoir  à  souffrir 
la  fierté  du  vainqueur ,  et  encore  son  incon- 
tinence ,  et  encore  son  indiscrétion ,  sans  doute 
])lus  fâcheuse,  parcequ'elle  multiplie  à  l'infini 
les  outrages. 

CHAPITRE    XII. 

D'une  loi  de  Cyrus. 

J  E  ne  regarde  pas  comme  une  bonne  loi  celle 
que  fit  Cyrus  pour  que  les  Lydiens  ne  pussent 
exercer  que  des  professions  viles  ou  des  pi'o- 
fessions  infâmes.  On  va  au  plus  pressé  ;  on 
songe  aux  révoltes ,  et  non  pas  aux  invasions. 
Mais  les  invasions  viendront  bientôt  ;  les  deux 
peuples  s'unissent ,  ils  se  corrompent  tous  les 
deux.  J'aimerois  mieux  maintenir  par  les  lois 
la  rudesse  du  peuple  vainqueur ,  qu'entretenir 
par  elles  la  mollesse  du  peuple  vaincu. 

Aristodeme ,  tyran  de  Cumes  (  2  ) ,  chercha 
à  énerver  le  courage  de  la  jeunesse.  Il  voulut 
que  les  garçons  laissassent  croître  leurs  che- 
veux comme  les  filles  ;  qu'ils  les  ornassent  de 
fleurs ,  et  portassent  des  robes  de  différentes 

(i)  Parcourez  l'histoire  de  l'univers,  par  M.  Tuf- 
fendorff. — (2)  Denys  d'IIalicarnasse ,  liv.  VIII. 


7^1  »JK  l'espuit  i>es  lois. 

couleurs  jusqu'aux  talons  ;  que  ,  lorsqu'ils  al- 
loicnt  chez  leurs  maitres  de  danse  et  de  musi- 
que, des  femmes  leur  portassent  des  parasols , 
des  parfums  et  des  éventails  ;  que  dans  le  bain 
elles  leur  donnassent  des  pei<Tnes  et  de*  mi- 
roirs. Cette  ('ducation  dnroit  jusqu'à  l'âcfe  de 
vingt  ans.  Cela  ne  peut  convenir  qu'à  un  petit 
tyran  qui  expose  sa  souveraineté  pour  défen- 
dre sa  vie. 

CHAPITRE    XII  î. 

Cliarles  XII. 

L^E  prince,  qui  ne  fit  usage  que  de  ses  seules 
forces  ,  détermina  sa  chute  en  formant  des 
desseins  qui  ne  pouvoient  être  exécutés  que 
par  une  longue  guerre;  ce  que  son  royaume 
ne  pouvoit  soutenir. 

Ce  n'étoit  pas  un  état  qui  fût  dans  la  déca- 
dence qu'il  entreprit  de  renverser ,  mais  un 
empire  naissant.  Les  Moscovites  se  servirent 
de  la  guerre  qu'il  leur  faisoit  comme  d'une 
école.  A  chaque  défaite  ils  s'approchoient  de 
la  victoire  ;  et,  ])erdant  au  dehors,  ils  appre- 
noient  à  se  défendre  au  dedans. 

Charles  se  crovoit  le  maîire  du  monde  dans 
les  déserts  de  la  Pologne,  où  il  erroit,  et  dans 
lesquels  la  Suéde  étoit  comme  répandue,  pen- 
dant que  son  principal  ennemi  se  forlifîoit 
contre  lui,  le  serroit,  s'établissoit  sur  la  ir.er 
SnUique,  détruisoit  ou  prenoit  la  Livonie. 

La  Sucd?  ressembloit  à  un  fleuve  dont  on 


LIVRE     X,    CHAP.     XIII.  73 

toupoit  les  eaux  dans  sa  source  pendant  qu'on 
les  détournoit  dans  son  cours. 

Ce  ne  tut  point  Pultawa  qui  perdit  Charles  : 
s'il  n'avoit  pas  été  détruit  dans  ce  lieu,  il  l'au- 
roit  été  dans  un  autre.  Les  accidents  de  la  for- 
tune se  réparent  aisément  ;  on  ne  peut  pas  pa- 
rer à  des  événements  qui  naissent  continuel- 
lement delà  nature  des  choses. 

Mais  la  nature  ni  la  fortune  ne  furent  jamais 
si  fortes  contre  lui  que  lui-même. 

Il  ne  se  régi  oit  point  sur  la  disposition  ac- 
tuelle des  choses,  mais  sur  un  certain  modèle 
qu'il  avoit  pris;  encore  le  suivoit-il  très  mal.  Il 
n'étoit  point  Alexandre;  mais  il  auroit  été  le 
meilleur  soldat  d'Alexandre. 

Le  projet  d'Alexandre  ne  réussit  que  parce- 
qu'il  étoit  sensé.  Les  mauvais  succès  des  Per- 
ses dans  les  invasions  qu'ils  firent  de  la  Grèce, 
les  conquêtes  d'Agésilas,  et  la  retraite  des  dix 
mille,  avoient  fait  connoitre  au  juste  la  supé- 
riorité des  Grecs  dans  leur  manière  de  com- 
battre et  dans  le  genre  de  leurs  armes;  et  l'on 
savoit  bien  que  les  Perses  étoicnt  trop  grands 
pour  se  corriger. 

Ils  ne  pouvoient  plus  affoiblir  la  Grèce  par 
des  divisions  ;  elle  étoit  alors  réunie  sous  un 
chef  qui  ne  poTivoit  avoir  de  meilleur  moyen 
pour  lui  cacher  sa  servitude  que  de  l'éblouir 
par  la  destruction  de  ses  ennemis  éternels,  et 
par  l'espérance  de  la  conquête  de  l'Asie. 

LTn  empire  cultivé  par  la  nation  du  monde 
la  plus  industrieuse,  et  qui  travailloitles  terres 

ESrR.  DES  LOIS,    2.  5 


74  I>E    L   ESPRIT    DES    LOIS. 

par  principe  de  religion  ,  fertile  et  abondant 
en  toutes  choses,  donnoit  à  un  ennemi  toutes 
sortes  de  fac  ilités  pour  y  subsister. 

On  pouvoit  juger,  par  l'orgueil  de  ses  rois 
toujours  vainement  mortifiés  par  leurs  défai- 
tes, qu'ils  préci])iteroient  leur  cliùte  en  don- 
nant toujours  .^es  batailles,  et  que  la  flatterie 
ne  permettroit  jamais  qu'ils  pussent  douter  de 
leur  grandeur. 

Et  non  seulement  le  projet  étoit  sage,  mais 
il  fut  sagement  exécuté.  Alexandre  ,  dans  la 
rapidité  de  ses  actions ,  dans  le  feu  de  ses  pas- 
sions même,  avoit,  si  j'ose  me  servir  de  ce 
terme,  une  saillie  de  raison  qui  le  conduisoit, 
et  que  ceux  qui  ont  voulu  faire  un  roman  de 
son  histoire,  et  qui  avoient  l'esprit  plus  gâté 
que  lui ,  n'ont  pu  nous  dérober.  Parlons-en 
tout  à  notre  aise. 

CHAPITRE    XIV. 

Alexandre. 

Il  ne  partit  qu'après  avoir  assuré  la  Macédoine 
contre  les  peuple?  barbares  qui  en  étoient  voi- 
sins, et  achevé  d'accabler  les  Grecs  :  il  ne  se 
servit  de  cet  accablement  que  pour  l'exécution 
de  son  entreprise:  il  rendit  impuissante  la  ja- 
lousie des  Lacédémoniens:  il  attaqua  les  pro- 
vinces maritimes  :  il  fit  suivre  à  son  armée  de 
terre  les  côtes  de  la  mer,  pour  n'être  i)oint  sé- 
paré de  sa  flotte:  il  se  servit  admirablement 
bien  de  la  discipline  contre  le  nombre  :  il  ne 


LIVRE    X,    CHAP.    XIV.  75 

manqua  point  de  subsistances:  et,  s'il  est  vrai 
que  la  victoire  lui  donna  tout ,  il  fit  aussi  tout 
pour  se  ])rocurer  la  victoii'e. 

Dans  le  commencement  de  son  entreprise  , 
c'est-à-dire  dans  un  temps  oùun  échec  ])Ou- 
Toit  le  renverser ,  il  mit  peu  de  chose  au  ha- 
sard. Quand  la  fortune  le  mit  au-dessus  des 
événements ,  la  témérité  fut  quelquefois  un  de 
ses  moyens.  Lorsqu'avant  son  déjjart  il  marche 
contre  les  Triballiens  et  les  Illyriens  ,  vous 
voyez  une  guerre  (i)  comme  celle  que  César 
fît  depuis  dans  les  Gaules.  Lorsqu'il  est  de  re- 
tour dans  la  Grèce  (i),  c'est  comme  malgré  lui 
qu'il  prend  et  détruit  Thebes  :  cam])é  auprès 
de  leur  ville,  il  attend  que  les  Thébains  veuil- 
lent faire  la  paix;  ils  précipitent  eux-mêmes 
leur  ruine.  Lorsqu'il  s'agit  de  combattre  (3) 
les  forces  maritimes  des  Perses,  c'est  ])!utôt 
Parménion  qui  a  de  l'audace,  c'est  plutôt  Ale- 
xandre qui  a  de  la  sagesse.  Son  industrie  fut 
de  séparer  les  Perses  des  côtes  de  la  mer,  et  de 
les  réduire  à  abandonner  eux-mêmes  leur  ma- 
rine ,  dans  h>quelle  ils  étoient  supérieurs.  Tyr 
étoit  par  principe  attachée  aux  Perses,  qui  ne 
pouvoient  se  passer  de  son  commerce  et  de  sa 
marine:  Alexandre  la  détruisit.  11  ])rit  l'Egypte, 
que  Darius  avoit  laissée  dégarnie  de  troupes 
pendant  qu'il  assembloit  des  armées  innom- 
brables dans  un  autre  univers. 

(i)  Voyez  Arrien,  de  exped^  Alex,,  lib.  I.-^ 
(2)  Ibid.—{2)  Ibid. 


76  DE  l'esprit  des  lois. 

Le  passage  du  Granique  fît  qu'Alexandre 
se  rendit  maître  des  colonîes  grecques:  la  ba- 
taille d'Issus  lui  donna  Tyr  et  l'Egypte  :  la  ba- 
taille d'Arbelles  lui  donna  toute  la  terre. 

Après  la  bataille  dlssus,  il  laisse  fuir  Da- 
rius, et  ne  s'occupe  qu'à  affermir  et  à  régler 
ses  conquêtes:  après  la  bataille  d'Arbelles,  il 
le  suit  de  si  près  (i)  qu'il  ne  lui  laisse  aucune 
retraite  dans  son  empire.  Darius  n'entre  dans 
ses  villes  et  dans  ses  provinces  que  pour  en  sor- 
tir: les  marches  d'Alexandre  sont  si  rapides, 
que  vous  croyez  voir  l'empire  de  l'univers  plu- 
tôt le  prix  de  la  course,  comme  dans  les  jeux 
de  la  Grèce ,  que  le  prix  de  la  victoire. 

C'est  ainsi  qu'il  fît  ses  conquêtes  :  voyons 
comment  il  les  conserva. 

Il  résista  à  ceux  qui  vouloient  qu'il  traitât'») 
les  Grecs  comme  maiti-es,  et  les  Perses  comme 
esclaves:  il  ne  songea  qu'à  unir  les  deux  na- 
tions ,  et  à  faire  perdre  les  distinctions  du  peu- 
ple conquérant  et  du  peuple  vaincu:  il  aban- 
donna après  la  conquête  tous  les  préjugés  qui 
lui  avoient  servi  à  la  faire:  il  prit  les  mœurs 
des  Perses,  pour  ne  pas  désoler  les  Perses  en 
leur  faisant  prendre  les  mœurs  des  Grecs  ;  c'est 
ce  qui  fit  qu'il  marqua  tant  de  respect  pour  la 
femme  et  pour  la  mère  deDarius ,  et  qu'il  mon- 
tra tant  de  continence.  Qu'est-ce  que  ce  con- 

(i)  Voyez  Arrien,  de  exped.  Alex.,  lib.  III. — 
(2)  C'étoit  le  conseil  d'Aristole.  Plutarque ^  Œuvre» 
morales,  de  la  fortune  d'yi /rxnndr^. 


LIVRE    X,    CHAP.    XIV.  77 

quéi'ant  qui  est  pleuré  de  tous  les  peuples  qu'il 
a  soumis?  Qu'est-ce  que  cet  usurpateur  sur  la 
mort  duquel  la  famille  qu'il  a  renversée  du 
trône  verse  des  larmes?  C'est  un  trait  de  cette 
vie  dont  les  historiens  ne  nous  disent  pas  que 
quelque  autre  conquérant  puisse  se  vanter. 

Rien  n'affermit  plus  une  conquête  que  l'u- 
nion qui  se  fait  des  deux  peuples  par  les  ma- 
riages. Alexandre  prit  des  femmes  de  la  nation 
qu'il  avoit  vaincue;  il  voulut  que  ceux  de  sa 
cour  (i)en  prissent  aussi;  le  reste  des  Macé- 
doniens suivit  cet  exemple.  Les  Francs  et  les 
Bourguignons  (a'^ permirent  ces  mariages:  les 
Wisigoths  les  défendirent  (3)  en  Espagne  ,  et 
ensuite  ils  les  permirent:  les  Lombards  ne  les 
permirent  pas  seulement,  mais  même  les  favo- 
risèrent (4)  :  quand  les  Pvomains  voulurent 
affoiblir  la  Macédoine,  ils  y  établirent  qu'il  ne 
pourroit  se  faire  d'union  par  mariage  entre 
les  peuples  des  provinces. 

Alexandre ,  qui  cherchoit  à  unir  les  deux 
peuples,  songea  à  faire  dans  la  Perse  un  grand 
nombre  de  colonies  grecques:  il  bâtit  une  in- 
finité de  villes,  et  il  cimenta  si  bien  toutes  les 
parties  de  ce  nouvel  empire ,  qu'api'ès  sa  mort, 

(i)  Voyez  Arrien,  île  expcd.  ^lex. ,  lib.  VII. — 
(2)  Voyez  la  loi  des  Bourguicpaons  ,  tit.  "Xll,  art.  V. 
— (3)  Voyez  la  loi  des  Wisigoths,  liv. III,  lit.  V,  §.  1, 
qui  abroge  la  loi  ancieuDe,  quiavoit  plus  d'égards, 
y  est-il  dit,  à  la  différence  des  nations  que  des  con- 
ditions. —  (4)  Voyez  la  loi  des  Lombards ,  1.  II ,  fit. 
VII,  §.  I  et  2. 


7^  DE  l'esprit  des  lois. 

dans  le  trouble  et  la  confusion  des  ])lus  affreu- 
ses guerres  civiles ,  après  que  les  Grecs  se  fu- 
rent pour  ainsi  dire  anéantis  eux-mêmes,  au- 
cune province  de  Perse  ne  se  révolta. 

Pour  ne  point  épuiser  la  Grèce  et  la  Macé- 
doine, il  envoya  à  Alexandrie  une  colonie  de 
Juifs  (i):  il  ne  lui  im])ortoit  quelles  mœurs 
eussent  ces  peuples  ,  pourvu  qu'ils  lui  fussent 
fidèles. 

Il  ne  laissa  pas  seulement  aux  peuples  vain- 
f  îis  leurs  mœurs ,  il  leur  laissa  encore  leurs 
lois  civiles ,  et  souvent  même  les  rois  et  les 
^gouverneurs  qu'il  avoit  trouvés.  I!  mettoit  les 
Macédoniens  (2)  à  la  tète  des  trouj)es,  et  les 
gens  du  pays  à  la  tête  du  gouvernement:  ai- 
ir.ant  mieuxcourir  risque  de  quelque  infidélité 
j>nrticuliere  (ce  qui  lui  arriva  quelquefois), 
ff!ie  d'une  révolte  générale.  Il  respecta  les  tra- 
ditions anciennes  et  tous  les  monuments  de  la 
gloire  ou  de  la  vanité  des  peuples.  Les  rois  de 
Perse  avoient  détruit  les  temples  des  Grecs, 
des  Babyloniens ,  et  des  Egyptiens  ;  il  les  réta- 
blit (3):  peu  de  nations  se  soumirent  à  lui  sur 
les  autels  desquelles  il  ne  fît  des  sacrifices:  il 
sembloit  qu'il  n'eiit  conquis  que  pour  être  le 
monarque  particulier  de  chaque  nation  ,  et  le 

(i)  Les  rois  de  Syrie ,  abandonnant  le  plan  des  fon- 
dateurs de  l'empire,  voulurent  obliger  les  Juifs  a 
prendre  les  mœurs  des  Grecs  ;  ce  qui  donna  à  leur 
état  de  terribles  secousses. — (2)  Voyez  Arrien,  de 
exped.  Alex.,  lib.  III,  et  autres. — (3)  Ibid. 


LIVRE    X,    CHAP.    XIV.  79 

premier  citoyen  de  cliaqiie  ville.  Les  Piomains 
conquirent  tout  pour  tout  détruire:  il  voulut 
tout  conquérir  jiour  tout  conserver;  et,  quel- 
que ])ays  qu'il  parcourût ,  ses  ])remieres  idées , 
ses  premiers  desseins,  furent  toujours  de  faire 
quelque  cliose  qui  put  en  augmenter  la  pro- 
spérité et  la  puissance.  Il  en  trouva  les  premiers 
moyens  dans  la  grandeur  de  son  génie;  les  se- 
conds, dans  sa  frugalité  et  son  économie  par- 
ticuliere(i)  ;  les  troisièmes,  dans  son  immense 
prodigalité  pour  les  grandes  choses.  Sa  main 
se  fermoir  pour  les  dépenses  privées;  elle  s'ou- 
vroit  pour  les  dépenses  publiques.  Falloit-il 
régler  sa  maison?  c'étoit  un  Macédonien:  fal- 
loit-il payer  les  dettes  des  soldats,  faire  part 
de  sa  conquête  aux  Grecs,  faire  la  fortune  de 
chaque  homme  de  son  armée  ?  il  étoit  Ale- 
xandre. 

Il  fit  deux  mauvaises  actions;  il  brûla  Per- 
sépolis ,  et  tua  Clitus.  Il  les  rendit  célèbres  ])ar 
son  repentir:  de  sorte  qu'on  oublia  ses  actions 
criminelles  pour  se  souvenir  de  son  respect 
j)Our  la  vertu  ;  de  sorte  qu'elles  furent  consi- 
dérées plutôt  comme  des  malheurs  que  comme 
des  choses  qui  lui  fussent  propres  ;  de  sorte 
que  la  postérité  trouve  la  beauté  de  son  ame 
presque  à  côté  de  ses  emportements  et  de  ses 
foiblesses;  de  sorte  qu'il  fallut  le  plaindre,  et 
qu'il  n'étoit  plus  possible  de  le  haïr. 

Je  vais  le  comparer  à  César  :  quand  César 

(î)  Voyez  Ariicn,  liL.  \ll. 


8o  DK    t'fcSPUlT    DES    LOIS. 

voulut  imiter  les  rois  d'Asie,  il  désespéra  les 
Romains  pour  une  chose  de  pure  ostentation; 
quand  Alexandre  voulut  imiter  les  rois  d'Asie , 
il  fit  une  chose  qui  entroit  dans  le  plan  de  sa 
conquête. 

CHAPITRE    XV. 

Nouveaux  moyens  de  conserver  la  conquête. 

JUoRSQu'uN  monarque  conquiert  un  grand 
état,  il  y  a  une  pratique  admiz-able,  également 
propre  à  modérer  le  despotisme  et  à  conserver 
la  conquête  :  les  conquérants  de  la  Chine  l'ont 
mise  en  usage. 

Pour  ne  point  désespérer  le  peuple  vaincu 
et  ne  point  enorgueillir  le  vainqueur,  pour 
empêcher  que  le  gouvernement  ne  devieime 
militaire,  et  pour  contenir  les  deux  peuples 
dans  le  devoir,  la  famille  tartare  qui  règne 
présentement  à  la  Chine  a  établi  que  chaque 
corps  de  troupes,  dans  les  provinces,  seroit 
composé  de  moitié  Chinois  et  moitié  Tarlares, 
afin  que  la  jalousie  entre  les  deux  nations  les 
contienne  dans  le  devoir.  Les  tribunaux  sont 
aussi  moitié  Chinois,  moitié  Tartares.  Cela 
produit  plusieurs  bons  effets,  i".  Les  deux  na- 
tions se  contiennent  l'une  l'autre  :  a°.  elles  gar- 
dent toutes  les  deux  la  puissance  militaire  et 
civile,  et  l'une  n'est  pas  anéantie  par  l'autre: 
y.  la  nation  conquérante  peut  se  répandre 
par-tout  sans  s'affoiblir  et  se  perdre;  elle  de- 
vient capable  de  résister  aux  guerres  civiles  et 


LIVRE     X,    CHAP,    XV.  8l 

étrangères.  Institulion  si  sensée  que  c'est  le 
défaut  d'une  pareille  qui  a  perdu  presque  tous 
ceux  qui  ont  conquis  sur  la  terre. 

CHAPITRE    XVI. 

D'un  état  despotique  qui  conquiert. 

J^ORSQUE  la  conquête  est  immense,  elle  sup- 
pose le  despotisme.  Pour  lors  l'armée  répan- 
due dans  les  proyinces  ne  suffit  pas  :  il  faut 
qu'il  y  ait  toujours  autour  du  prince  un  corps 
particulièrement  affidé ,  toujours  prêt  à  fondre 
sur  la  partie  de  l'empire  qui  pourroit  s'ébran- 
ler. Cette  milice  doit  contenir  ies  autres  ,  et 
faire  trembler  tous  ceux  à  qui  on  a  été  obligé 
délaisser  quelque  autorité  dans  l'empire.  Il  y 
a  autour  de  l'empereur  de  la  Chine  un  gros 
corps  de  Tartares  toujours  prêt  pour  le  be- 
soin. Chez  le  Mogol,  chez  les  Turcs,  au  Japon, 
il  y  a  un  corps  à  la  solde  du  prince,  indépen- 
damment de  ce  qui  est  entretenu  du  revenu 
des  terres.  Ces  forces  particulières  tiennent  en 
respect  les  générales. 

CHAPITRE    XVII. 

Continuation  du  même  sujet. 

j^  ou  s  avons  dit  que  les  états  que  le  monar- 
que despotique  conquiert  doivent  être  feuda- 
taires.  Les  historiens  s'épuisent  en  éloges  sur 
la  générosité  des  conquérants  qui  ont  rendu 
la  couronne  aux  princes  qu'ils  avoient  vain- 

5. 


82  DE    l'esprit    des    LOIS. 

eus.  Les  Romains  étoient  donc  bien  généreux, 
qui  faisoient  par-tout  des  rois  pour  avoir  des 
instruments  de  servitude  (i^.  Une  pareille  ac- 
tion est  un  acte  nécessaire.  Si  le  conquérant' 
garde  l'état  conquis,  les  gouverneurs  qu'il  en- 
verra ne  sauront  contenir  les  sujets ,  ni  lui- 
même  ses  gouverneurs.  Il  sera  obligé  de  dé- 
garnir de  troupes  son  ancien  patrimoine  pour 
garantir  le  nouveau.  Tous  les  malheurs  des 
deux  états  seront  communs;  la  guerre  civile 
de  l'un  sera  !a  guerre  civile  de  l'autre.  Que  si 
au  contraire  le  conquérant  rend  le  trône  au 
prince  légitime  ,  il  aura  un  allié  nécessaire , 
qui,  avec  les  forces  qui  lui  seront  propres, 
augmentera  les  siennes.  Nous  venons  de  voir 
Sclialî-Nadir  conquérir  les  trésors  du  Mogol, 
et  lai  laisser  l'Indoustan. 


LIVRE  XI. 


DES  LOIS  QUI  FORMEÎfT  LA  LIBERTE  POLITIQUE  DANS  SO» 
RAPPORT  AVEC  LA  CONSTITUTION. 


CHAPITRE    PREMIER. 

Idée  générale. 

J  E  distingue  les  lois  c[ui  forment  la  liberté 
politique  dans  son  rapport  avec  la  constitu- 

(i)  Uthaberent  instrumenta  serTitutis  ttreges. 


'   1,  1  V  K  K     X  I  ,     C  U  A  p.     I .  S?) 

tioii  d'avec  celles  <|ui  la  forment  dans  son  rap- 
port avec  le  citoyen.  Les  premières  seront  le 
sujet  de  ce  livre-ci  :  je  traitei  ai  des  secondes 
dans  le  livre  suivant. 

CHAPITRE    IL 

Diverses  significations  données  au  mot  de  liberté. 

JLl  n'y  a  point  de  mot  qui  ait  reçu  plus  de  dif- 
férentes significations  et  qui  ait  frappé  les  es- 
prits de  tant  de  manières  que  celui  de  liberté. 
Les  uns  l'ont  pris  pour  la  facilité  de  déposer 
celui  à  qui  ils  avoient  donné  un  pouvoir  ty- 
rannique  ;  les  autres ,  pour  la  faculté  d'élire 
celui  à  qui  ils  dévoient  obéir;  d'autres ,  pour  le 
droit  d'être  armés  et  de  pouvoir  exercer  la 
violence;  ceux-ci,  pour  le  privilège  de  n'être 
gouvernés  que  par  un  liomme  de  leur  nation 
ou  par  leurs  propres  lois  (i).  Certain  peuple  a 
long-temps  pris  la  liberté  pour  l'usage  de  por- 
ter une  longue  barbe  (2).  Ceux-ci  ont  attaché 
ce  nom  à  une  foi'me  de  gouvernement,  et  en 
ont  exclus  les  autres.  Ceux  qui  avoient  goûté 
du  gouvernement  républicain  l'ont  mise  dans 
ee  gouvernement  ;  ceux  qui  avoient  joui  du 
gouvernement  monarchique  l'ont  placée  dans 

(i)  «  J'ai,  dit  Cicéron,  copié  l'édit  de  Scévola  rjui 
«permet  aux  Grecs  de  terminer  entre  eux  leurs  dif- 
«  férents  selon  leurs  lois  ;  ce  qui  fait  qu'ils  se  regar- 
«  dent  comme  des  peuples  libres.  » — (2)  T^es  Mosco- 
vites ne  pouvoient  souffrir  que  le  ornr  Pierre  la  leur 
fit  couper. 


84  ut  l'esprit  des  lois. 

la  raonarchie(i).  Enfin  chacun  a  appelé /zZ'e/?e 
le  gouvernement  qui  étoit  conforme  à  ses  cou- 
tumes ou  à  ses  inclinations  :  et  comme  dans 
une  république  on  n'a  pas  toujours  devant  les 
yeux  et  d'une  manière  si  présente  les  instru- 
ments des  maux  dont  on  se  plaint ,  et  que 
même  les  lois  paroîssent  y  parler  plus  ,  et  les 
exécuteurs  de  la  loi  y  parler  moins  ;  on  la  place 
ordinairement  dans  les  républiques,  et  on  l'a 
exclue  des  monarchies  :  enfin,  comme  dans  les 
démocraties  le  peuple  paroit  à  peu  près  faire 
ce  qu'il  veut ,  on  a  mis  la  liberté  dans  ces  sortes 
de  gouvernements ,  et  on  a  confondu  le  pou- 
voir du  peuple  avec  la  liberté  du  peuple. 

CHAPITRE   III. 

Ce  que  c'est  que  la  liberté. 

Il  est  vrai  que  dans  les  démocraties  le  peuple 
paroit  faire  ce  qu'il  veut;  mais  la  liberté  poli- 
tique ne  consiste  point  à  faire  ce  que  l'on  veut. 
Dans  un  état,  c'est-à-dire  dans  une  société  où 
il  y  a  des  lois,  la  liberté  ne  peut  consister  qu'à 
pouvoir  faire  ce  que  l'on  doit  vouloir,  et  à 
n'être  point  contraint  de  faire  ce  que  l'on  ne 
doit  pas  vouloir. 

Il  faut  se  mettre  dans  l'esprit  ce  que  c'est 
que  l'indépendance  ,  et  ce  que  c'est  que  la 
liberté.  La  liberté  est  le  droit  de  faire  tout  ce 

(i)  Les  Cappadociens  refusèrent  l'état  républicain 
que  leur  offrirent  les  Romains. 


LIVRE    XI,  CHAP.   m.  o5 

que  les  lois  permettent;  et  si  un  citoyen  pou- 
voit  faire  ce  qu'elles  défendent ,  il  n'auroit 
plus  de  liberté,  parceque  les  autres  auroient 
tout  de  même  ce  pouvoir. 

CHAPITRE    IV. 

Continuation  du  méice  sujet. 

Ju  A  démocratie  et  l'aristocratie  ne  sont  point 
des  états  libres  par  leur  nature.  La  liberté  po- 
litique ne  se  trouve  que  dans  les  jjouverne- 
ments  modéz'és.  Mais  elle  n'est  pas  toujours 
dans  les  états  modérés  ;  elle  n'y  est  que  lors- 
qu'on n'abuse  pas  du  pouvoir  :  mais  c'est  une- 
expérience  éternelle  que  tout  homme  qui  a  du 
pouvoir  est  porté  à  en  abuser;  il  va  jusqu'à  ce 
qu'il  trouve  des  limites.  Qui  le  diroit  !  la  vertu 
même  a  besoin  de  limites. 

Pour  qu'on  ne  puisse  abuser  du  pouvoir ,  il 
faut  que ,  par  la  disposition  des  choses ,  le  pou- 
voir arrête  le  pouvoir.  Une  constitution  peut 
être  telle  que  personne  ne  sera  contraint  de 
faire  les  choses  auxquelles  la  loi  ne  l'oblige 
pas,  et  de  ne  point  faire  celles  que  la  loi  lui 
permet. 

CHAPITRE    V. 

De  l'objet  des  états  divers. 

v^uoiQUE  tous  les  états  aient  en  général  un 
même  objet,  qui  est  de  se  maintenir,  chaque 
état  en  a  pourtant  un  qui  lui  est  particulier. 


86  nE  l'esprit  des  lois. 

L'agrandissement  ctoit  i'objet  de  Rome  ;  la^ 
guerre,  celui  de  Lacédémone;  la  religion,  ce- 
lui des  lois  judaïques;  le  commerce,  celui  de 
Marseille;  la  tranquillité  publique,  celui  des 
lois  de  la  Chine  (i);  la  navigation,  celui  des 
lois  des  Rliodiens;  la  liberté  naturelle,  l'objet 
d.e  la  police  des  sauvages  ;  en  général  les  dé- 
lices du  prince,  celui  des  états  despotiques; 
sa  gloire  et  celle  de  l'étal,  celui  des  monar- 
chies :  l'indépendance  de  chaque  particulier 
est  l'objet  des  lois  en  Pologne  ;  et  ce  qui  en 
résulte,  l'oppression  de  tous  (2). 

Il  y  a  aussi  une  nation  dans  le  monde  qui  a 
pour  objet  direct  de  sa  constitution  la  liberté 
jiolitique.  Nous  allons  examiner  les  principes 
sur  lesquels  elle  la  fonde.  S'ils  sont  bons,  la 
liberté  y  paroîtra  couime  dans  un  miroir. 

Pour  découvrir  la  liberté  politique  dans  la 
constitution,  il  ne  faut  pas  tant  de  peine.  Si 
on  peut  la  voir  où  elle  est ,  si  on  l'a  trouvée, 
pourquoi  la  chercher  ? 

CHAPITRE   VI. 

De  la  constitution  d'Angleterre. 

1 L  y  a  dans  chaque  état  trois  sortes  de  pou- 
voir ;  la  puissance  législative ,  la  puissance  exé- 
cutrice des  choses  qui  dépendent  du  droit  des 

(i)  Objet  naturel  d'un  état  qui  n'a  point  d'ennemis 
an  dehors,  ou  qui  croit  les  avoir  arrêtés  par  des  bar- 
rières.— (2)  Inconvénient  du  liberiim  ■veto. 


LIVRE    XI,    CHAP.    VI.  87 

gens,  et  la  puissance  exécutrice  de  celles  qui 
dépendent  du  droit  civil. 

Parla  première,  le  prince  ou  le  magistrat 
fait  des  lois  pour  un  temps  ou  pour  toujours, 
et  corrige  ou  abroge  celles  qui  sont  faites.  Par 
la  seconde,  il  fait  la  paix  ou  la  gueri'e,  envoie 
ou  reçoit  des  ambassades,  établit  la  sûreté, 
prévient  les  invasions.  Parla  troisième,  il  pu- 
nit les  crimes,  ou  juge  les  différents  des  par- 
ticuliers. On  appellera  cette  dernière  la  puis- 
sance déjuger;  et  l'autre  ,  simplement  la  puis- 
sance exécutrice  de  Tétat. 

La  liberté  politique  dans  un  citoyen  est 
cette  tranquillité  d'esprit  qui  provient  de  Topi- 
nion  que  chacun  a  de  sa  sûreté;  et,  pour  qu'on 
ait  cette  liberté,  il  faut  que  le  gouvernement 
soit  tel  qu'un  citoyen  ne  puisse  pas  ciaindre 
un  autre  citoyen. 

Lorsque  dans  la  même  personne  ou  dans  le 
même  corps  de  magistrature  la  puissance  lé- 
gislative est  réunie  à  la  puissance  exécutrice, 
il  n'y  a  point  de  liberté ,  parcequ'on  peut  crain- 
dre f|ue  le  même  monarque  ou  le  même  sénat 
ne  fasse  des  lois  tyranniques  pour  les  exécuter 
tyranniquement. 

Il  n'y  a  point  encore  de  liberté  si  la  puis- 
sance de  juger  n'est  pas  séparée  de  la  puis- 
sance législative  et  de  l'exécutrice.  Si  elle  étoit 
jointe  à  la  ])uissance  législative,  le  pouvoir  sur 
la  vie  et  la  liberté  des  citoyens  seroit  arbitraire  ; 
car  le  juge  seroit  législateur.  Si  elle  étoit  jointe 


88  DE    L*ESPaiT     DES    LOIS. 

à  la  puissance  exécutrice  ,  le  juge  pourroit 
avoir  la  force  d'un  oppresseur. 

Tout  seroit  perdu  si  le  même  homme  ,  ou 
le  même  corps  des  principaux,  ou  des  nobles , 
ou  du  y)euple,  exercoit  ces  trois  pouvoirs,  ce- 
lui de  faire  des  lois,  celui  d'exécuter  les  réso- 
lutions publiques,  et  celui  de  juger  les  crimes 
ou  les  différents  des  particuliers. 

Dans  la  plupart  des  royaumes  de  l'Europe, 
le  gouvernement  est  modéré  ,  pareeque  le 
prince ,  qui  a  les  deux  premiers  pouvoirs , 
laisse  à  ses  sujets  l'exercice  du  troisième.  Chez 
les  Turcs ,  où  ces  trois  pouvoirs  sont  réunis 
sur  la  tête  du  sultan ,  il  règne  un  affreux  des- 
potisme. 

Dans  les  républiques  d'Italie ,  où  ces  trois 
pouvoirs  sont  réunis ,  la  liberté  se  trouve  moins 
que  dans  nos  monarchies.  Aussi  le  gouverne- 
ment a-t-il  besoin  pour  se  maintenir  de  moyens 
aussi  violents  que  le  gouvernement  des  Turcs; 
témoins  les  inquisiteurs  d'état  (i),  et  le  tronc 
où  tout  délateur  peut  à  tous  les  moments  jeter 
avec  un  billet  son  accusation. 

Voyez  quelle  peut  être  la  situation  d'un  ci- 
toyen dans  ces  républiques.  Le  même  corps 
de  magistrature  a,  comme  exécuteur  des  lois, 
toute  la  puissance  qu'il  s'est  donnée  comme 
législateur.  Il  peut  ravager  l'état  par  ses  vo- 
lontés générales  ;  et ,  comme  il  a  encore  la  puis- 

(i)  A  Venise. 


LIVRE    XI,    CHAP.    VI.  89 

Lance  de  juger ,  il  peut  détruire  chaque  citoyen 
^>ar  ses  volontés  particulières. 

Toute  la  puissance  y  est  une;  et,  quoiqu'il 
n'y  ait  point  de  pompe  extérieure  qui  décou- 
vre un  prince  despotique,  on  le  sent  à  chaque 
instant. 

Aussi  les  princes  qui  ont  voulu  se  rendre 
despotiques  ont- ils  toujours  commencé  par 
réunir  en  leur  personne  toutes  les  magistra- 
tures, et  plusieurs  rois  d'Europe  toutes  les 
grandes  charges  de  leur  état. 

Je  crois  bien  que  la  pure  aristocratie  héré- 
ditaire des  républiques  d'Italie  ne  répond  pas 
précisément  au  despotisme  de  l'Asie.  La  mul- 
titude des  magistrats  adoucit  quelquefois  la 
magistrature  ;  tous  les  nobles  ne  concourent 
pas  toujours  aux  mêmes  desseins  ;  on  y  forme 
divers  tribunaux  qui  se  tempèrent.  Ainsi,  à 
Venise,  le  grand -conseil  a  la  législation ,  le 
pregadi  l'exécution,  les  quaranties  le  pouvoir 
de  juger.  Mais  le  mal  est  que  ces  tribunaux 
différents  sont  formés  par  des  magistrats  du 
même  corps  ;  ce  qui  ne  fait  guère  qu'une  même 
puissance. 

La  puissance  déjuger  ne  doit  pas  être  don- 
née à  un  sénat  permanent ,  mais  exercée  par 
des  personnes  tirées  du  corps  du  peuple  (i) 
dans  certains  temps  de  l'année,  de  la  manière 
prescrite  par  la  loi,  pour  former  un  tribunal 

(i)  Comme  à  Athènes, 


go  PE   l'esprit   des   lois. 

qui  ne  dure  qu'autant  que  la  nécessité  le  re^ 
quiert. 

De  cette  façon  la  puissance  déjuger,  si  ter- 
rible parmi  les  hommes,  n'étant  attachée  ni  à 
Un  certain  état  ni  à  une  certaine  profession, 
devient  pour  ainsi  dire  invisible  et  nulie.  On 
n'a  point  continuellement  des  juges  devant  les 
yeux ,  et  l'on  craint  la  magistrature  et  non  pas 
les  magistrats. 

Il  faut  même  que,  dans  les  grandes  accusa- 
tions ,  le  criminel ,  concurremment  avec  la  loi , 
se  choisisse  des  juges,  ou  du  moins  qu'il  en 
puisse  récuser  un  si  grand  nombre  que  ceux 
qui  restent  soient  censés  être  de  son  choix. 

Les  deux  antres  pouvoirs  pourroient  plutôt 
être  donnés  à  des  magistrats  ou  à  des  corps 
permanents,  parcequ'iis  ne  s'exercent  sur  au- 
cun particulier,  n'étant  l'un  que  la  volonté  gé- 
nérale de  l'état,  et  l'autre  que  l'exécution  de 
cette  volonté  générale. 

Mais,  si  les  tribunaux  ne  doivent  pas  être 
fixes,  les  jugements  doivent  l'être  à  un  tel  point 
qu'ils  ne  soient  jamais  qu'un  texte  précis  de  la 
loi.  S'ils  étoient  une  opinion  particulière  du 
juge,  on  vivroit  dans  la  société  sans  savoir  pré- 
cisément les  engagements  que  l'on  y  contracte. 

Il  faut  même  que  les  juges  soient  de  la  con- 
dition de  l'accusé,  ou  ses  pairs,  pour  qu'il  ne 
puisse  pas  se  mettre  dans  l'esprit  qu'il  soit 
tombé  entre  les  mains  de  gens  portés  à  lui  faire 
violence. 

Si  la  puissance  législative  laisse  à  l'exécu- 


LIVRE    XI,    CUAP.    VI.  Ç)l 

trice  le  droit  d'emprisonner  des  citoyens  qui 
peuvent  donner  caution  de  leur  conduite ,  il 
n'y  a  plus  de  liberté,  à  moins  qu'ils  ne  soient 
arrêtés  pour  répondre  sans  délai  à  une  accu- 
sation que  la  loi  a  rendue  capitale  ;  auquel  cas 
ils  sont  réellement  libres,  puisqu'ils  ne  sont 
soumis  qu'à  la  puissance  de  la  loi. 

Mais  si  la  puissance  législative  se  croyoiten 
danger  par  quelque  conjuration  secrète  contre 
l'état  ou  quelque  intelligence  avec  les  ennemis 
du  dehors ,  elle  pourroit,  pour  un  temps  court 
et  limité,  permettre  à  la  puissance  exécutrice 
de  faire  arrêter  les  citoyens  suspects,  qui  ne 
perdroient  leur  liberté  pour  un  temps  que  pour 
la  conserver  pour  toujours. 

Et  c'est  le  seul  niojen  conforme  à  la  raison 
de  suppléera  la  lyrannlque  magistrature  des 
épliores,  et  aux  inquisiteurs  d'état  de  Venise, 
qui  sont  aussi  despotiques. 

Comme  dans  un  état  libre  tout  homme  qui 
est  censé  avoir  une  ame  libre  doit  être  gou- 
verné par  lui-même,  il  faudroit  que  le  peuple 
en  corps  eût  la  j)uissance  législative  :  mais 
comme  cela  est  impossible  dans  les  grands 
états,  et  est  sujet  à  beaucoup  d'inconvénients 
dans  les  petits,  il  faut  que  le  peuple  fasse  par 
ses  représentants  tout  ce  qu'il  ne  peut  faire  par 
lui-même. 

L'on  connoît  beaucoup  mieux  les  besoins  de 
sa  ville  que  ceux  des  autres  villes  ,  et  on  juge 
mieux  de  la  capacité  de  ses  voisins  que  de  celle 
de  ses  autres  compatriotes.  Il  ne  faut  donc  pas 


<)2  DE    l'esprit    PES    LOIS. 

que  les  membres  du  corps  législatif  soient  ti- 
rés en  général  du  corps  de  la  nation;  mais  il 
convient  que,  dans  chaque  lieu  principal,  les 
habitants  se  choisissent  un  représentant. 

Le  grand  avantage  des  représentants  c'est 
qu'ils  sont  capables  de  discuter  les  affaires.  Le 
peuple  n'y  est  point  du  tout  propre;  ce  qui 
forme  un  des  grands  inconvénients  de  la  dé- 
mocratie. 

Il  n'est  pas  nécessaire  que  les  représentants 
qui  ont  reçu  de  ceux  qui  les  ont  choisis  une 
instruction  générale  en  reçoivent  une  particu- 
lière sur  chaque  affaire,  comme  cela  se  prati- 
que dans  les  diètes  d'Allemagne.  II  est  vrai 
que,  de  cette  manière,  la  parole  des  députés 
seroit  plus  l'expression  de  la  voix  delà  nation: 
mais  cela  jetteroit  dans  des  longueurs  infinies , 
rendroit  chaque  député  le  maître  de  tous  les 
autres;  et,  dans  les  occasions  les  plus  pres- 
santes ,  toute  la  force  de  la  nation  pouiToit 
être  arrêtée  par  un  caprice. 

Quand  les  députés ,  dit  très  bien  M.  Sidney, 
représentent  un  corps  de  peuple,  comme  en 
Hollande,  ils  doivent  rendre  compte  à  ceux  qui 
les  ont  commis  :  c'est  autre  chose  lorsqu'ils  sont 
députés  par  des  bourgs,  comme  en  Angleterre. 

Tous  les  citoyens ,  dans  les  divers  districts, 
doivent  avoir  droit  de  donner  leur  voix  pour 
choisir  le  représentant,  excepté  ceux  qui  sont 
dans  un  tel  état  de  bassesse  qu'ils  sont  réputés 
n'avoir  point  de  volonté  propre. 

Il  y  avoit  un  grand  vice  dans  la  plupart  des 


LIVRE    XI,    CHAP.    VI.  9^ 

anciennes  républiques  ,  c'est  que  le  peuple 
avoit  droit  d'y  prendre  des  résolutions  actives 
et  qui  demandent  qvielque  exécution ,  chose 
dont  il  est  enlièrement  incapable.  11  ne  doit  en- 
trer dans  le  j^ouvernement  que  pour  choisir 
ses  représentants,  ce  qui  est  très  à  sa  portée. 
Car,  s'il  y  a  peu  de  gens  qui  connoissent  le  de- 
gré précis  de  la  capacité  des  hommes ,  chacun 
est  pourtant  capable  de  savoir  en  général  si 
celui  qu'il  choisit  est  plus  éclairé  que  la  plupart 
des  autres. 

Le  corps  représentant  ne  doit  pas  être  choi- 
si non  plus  pour  prendre  quelque  résolution 
active,  chose  qu'il  ne  feroit  pas  bien;  mais 
pour  faire  des  lois ,  ou  ])our  voir  si  l'on  a  bien 
exécuté  celles  qu'il  a  faites  ;  chose  qu'il  peut 
très  bien  faire,  et  qu'il  n'y  a  même  que  lui  qui 
puisse  bien  faire. 

Il  y  a  toujours  dans  un  état  des  gens  distin- 
gués par  la  naissance ,  les  richesses  ou  les  hon- 
neurs ;  mais  ,  s'ils  étoient  confondus  parmi  le 
peuple,  et  s'ils  n'y  avoient  qu'une  voix  comme 
les  autres,  la  liberté  commune  seroit  leur  es- 
clavage ,  et  ils  n'auroient  aucun  intérêt  à  la  dé- 
fendre, parceque  la  plupart  des  résolutions 
seroient  contre  eux.  La  part  qu'ils  ont  à  la  lé- 
gislation doit  donc  être  proportionnée  aux  au- 
tres avantages  qu'ils  ont  dans  l'état;  ce  qui 
arrivera  s'ils  forment  un  corj)s  qui  ait  droit 
d'arrêter  les  entreprises  du  peuple,  comme  le 
peuple  a  droit  d'arrêter  les  leurs. 

Ainsi  la  puissance  législative  sera  confiée  et 


94  BE  l'esprit  des  lois. 

au  corps  des  nobles,  et  au  corps  qui  sera  choi- 
si pour  représenter  le  peuple,  qui  auront  cha- 
cun leurs  assemblées  et  leurs  délibérations  à 
part,  et  des  vues  et  des  intérêts  séparés. 

Des  trois  puissances  dont  nous  avons  parlé, 
celle  de  juger  est  en  quelque  façon  nulle.  Il 
n'en  reste  que  deux;  et  comme  elles  ont  be- 
soin d'une  puissance  réglante  pour  les  tempé- 
rer, la  partie  du  corps  législatif  qui  est  com- 
posée de  nobles  est  très  propre  à  produire  cet 
effet. 

Le  corps  des  nobles  doit  être  héréditaire.  Il 
l'est  premièrement  par  sa  nature;  et  d'ailleurs 
il  faut  qu'il  ait  un  très  grand  intérêt  à  conser- 
ver ses  prérogatives,  odieuses  par  elles-mêmes, 
et  qui,  dans  un  état  libre,  doivent  toujours 
être  en  danger. 

Mais  ,  comme  une  puissance  héréditaire 
pourroit  être  induite  à  suivre  ses  intérêts  par- 
ticuliers et  à  oublier  ceux  du  peuple,  il  faut 
que  dans  les  choses  où  l'on  a  un  souverain  in- 
térêt à  la  cori'ompre,  comme  dans  les  lois  cjui 
concernent  la  levée  de  l'argent,  elle  n'ait  de 
part  à  la  législation  que  par  sa  faculté  d'em- 
pêcher, et  non  par  sa  faculté  de  statuer. 

J'appelle /'rfC7/Zre  de  statuer^  le  droit  d'or- 
donner par  soi-même  ou  de  corriger  ce  qui  a 
été  ordonné  par  un  autre.  J'appelle  faciiàé 
d'empêcher,  le  droit  de  rendre  nulle  une  ré- 
solution jjiise  par  quelque  autre;  ce  qui  étoit 
la  puissance  des  tribuns  de  Rome.  Et  (juoique 
celui  qui  a  la  faculté  d'empêcher  puisse  avoir 


I.IVRE     XI,    CHAP.    VI.  95 

aussi  le  droit  d'approuver;  pour  lors  cette  ap- 
probation n'est  autre  chose  qu'une  déclaration 
qu'il  ne  fait  point  d'usage  de  sa  faculté  d'em- 
pêcher, et  dérive  de  cette  faculté. 

La  puissance  exécutrice  doit  être  entre  les 
mains  d'un  monarque,  parceque  cette  partie 
du  gouvernement,  qui  a  presque  toujours  be- 
soin d'une  action  momentanée,  est  mieux  ad- 
ministrée par  un  que  par  plusieurs;  au  lieu 
que  ce  qui  dépend  de  la  puissance  législative 
est  souvent  mieux  ordonné  par  plusieurs  que 
par  un  seul. 

Que  s'il  n'y  avoit  point  de  monarque ,  et  que 
la  puissance  exécutrice  fiit  confiée  à  un  cer- 
tain nombre  de  personnes  tirées  du  corjis  lé- 
gislatif, il  n'y  auroit  plus  de  liberté,  parceque 
les  deux  puissances  seroient  unies,  les  mêmes 
personnes  ayant  quelquefois  et  pouvant  tou- 
jours avoir  part  à  l'une  et  à  l'autre. 

Si  le  corps  législatif  étoit  un  temp,s  consi- 
dérable sans  être  assemblé,  il  n'y  auroit  plus 
de  liberté.  Car  il  arriveroit  de  deux  choses 
l'une;  ou  qu'il  n'y  aiu'oit  plus  de  résolution 
législative,  et  l'état  tomberoit  dans  l'anarchie; 
ou  que  ces  résolutions  seroient  prises  jiar  la 
puissance  exécutrice,  et  elle  deviendroit  ab- 
solue. 

Il  seroit  inutile  que  le  corps  législatif  fût 
toujours  assemblé.  Cela  seroit  incommode 
pour  les  représentants,  et  d'ailleurs  occupe- 
roit  trop  la  puissance  exécutrice,  qui  ne  pen- 
seroit  point  à  exécuter,  mais  à  défendre  ses 


f)G  DE  l'esprit  des  lois. 

prérogatives  et  le  droit  qu'elle  a  d'exécuter. 

De  plus ,  si  le  corps  législatif  étoit  conti- 
nuellement assemblé,  il  pourroit  arriver  que 
l'on  ne  feroit  que  suppléer  de  nouveaux  dépu- 
tés à  la  place  de  ceux  qui  mourroient  ;  et  dans 
ce  cas,  si  le  corps  législatif  étoit  une  fois  cor- 
rompu ,  le  mal  seroit  sans  remède.  Lorsque 
divers  corps  législatifs  se  succèdent  les  uns 
aux  autres,  le  peuple,  qui  a  mauvaise  opinion 
du  corps  législatif  actuel ,  porte  avec  raison 
ses  espérances  sur  celui  qui  viendra  après  : 
mais  si  c'étoit  toujours  le  même  corps ,  le  peu- 
ple, le  voyant  une  fois  corrompu,  n'espéreroit 
plus  rien  de  ses  lois  ;  il  deviendroit  furieux,  ou 
tomberoit  dans  l'indolence. 

Le  corps  législatif  ne  doit  point  s'assembler 
lui-même;  car  un  corps  n'est  censé  avoir  de 
volonté  que  lorsqu'il  est  assemblé;  et,  s'il  ne 
s'assembloit  pas  unanimement,  onnesauroit 
dire  quelle  partie  seroit  véritablement  le  corps 
législatif,  celle  qui  seroit  assemblée,  ou  celle 
qui  ne  le  seroit  pas.  Que  s'il  avoit  droit  de  se 
proroger  lui-même ,  il  pourroit  arriver  qu'il 
ne  se  prorogeroit  jamais;  ce  qui  seroit  dange- 
reux dans  le  cas  où  il  voudroit  attenter  contre 
la  puissance  exécutrice.  D'ailleurs ,  il  y  a  des 
temps  plus  convenables  les  uns  que  les  autres 
pour  l'assemblée  du  corps  législatif:  il  faut 
donc  que  ce  soit  la  puissance  exécutrice  qui 
règle  le  temps  de  la  tenue  et  de  la  durée  de 
ces  assemblées  par  rapport  aux  circonstances 
qu'elle  connoit. 


LIVRE     XI,     CH  A  P.     VI.  97 

Si  la  puissance  exécutrice  n'a  pas  le  droit 
d'arrêter  les  entreprises  du  corps  législatif, 
celui-ci  sei\i  despotique  ;  car,  comme  il  pourra 
se  donner  tout  le  pouvoir  qu'il  peut  imaginer, 
il  anéantira  toutes  les  autres  puissances. 

Mais  il  ne  faut  pas  que  la  puissance  législa- 
tive ait  réciproquement  la  faculté  d'arrêter  la 
puissance  exécutrice.  Car  l'exécution  ayant  ses 
limites  par  sa  nature,  il  est  inutile  de  la  bor- 
ner; outre  que  la  puissance  exécutrice  s'exerce 
toujoui's  sur  des  choses  momentanées.  Et  la 
puissance  des  tribuns  de  Rome  étoit  vicieuse 
en  ce  qu'elle  arrêtoit  non  seulement  la  législa- 
tion ,  mais  même  l'exécution  :  ce  qui  causoit  de 
grands  maux. 

Mais  si,  dans  un  état  libre,  la  puissance  lé- 
gislative ne  doit  pas  avoir  le  droit  d'arrêter 
la  puissance  exécutrice,  elle  a  droit  et  doit 
avoir  la  faculté  d'examiner  de  quelle  manière 
les  lois  qu'elle  a  faites  ont  été  exécutées  ;  et 
c'est  l'avantage  qu'a  ce  gouvernement  sur  ce- 
lui de  Crète  et  de  Lacédeinone,  où  les  cosmes 
et  les  épliores  ne  rendoient  point  compte  de 
kur  administration. 

Mais ,  quel  que  soit  cet  examen ,  le  corps  lé- 
gislatif ne  doit  point  avoir  le  pouvoir  de  juger 
la  personne  et  par  conséquent  la  conduite  de 
celui  qui  exécute.  Sa  personne  doit  être  sacrée , 
parcequ'étant  nécessaire  à  l'état  pour  que  le 
corps  législatif  n'y  devienne  pas  tyrannique, 
dès  le  moment  qu'il  seroit  accusé  ou  jugé  il  n'y 
auroit  plus  de  liberté. 

ESPR.  DES  T.OIS.    2.  6 


gS  DE  l'esprit  des  lois. 

Dans  ce  cas,  l'état  ne  seroit  point  une  nio- 
narcliie,  mais  une  république  non  libre.  Mais 
comme  celui  qui  exécute  ne  peut  exécuter  mal 
sans  avoir  des  conseillers  méchants  et  qui  haïs- 
sent les  lois  comme  ministres ,  quoiqu'elles  les 
favorisent  comme  hommes  ;  ceux-ci  peuvent 
être  recherchés  et  punis.  Et  c'est  l'avantage  de 
;  ce  gouvernement  sur  celui  de  Gnide,  où  la  loi 
ne  permettant  point  d'appeler  en  jugement  les 
ajnymoiies  {ï^^^  même  après  leur  administra- 
tion (2),  le  peuple  ne  pouvoit  jamais  se  faire 
rendre  raison  des  injustices  qu'on  lui  avoit 
faites. 

Quoiqu'en  général  la  puissance  déjuger  ne 
doive  être  unie  à  aucune  partie  de  la  législa- 
tive, cela  est  sujet  à  trois  exceptions  fondées 
sur  l'intérêt  particulier  de  celui  qui  doit  être 
jugé. 

Les  grands  sont  toujours  exposés  à  l'envie; 
et,  s'ils  étoient  jugés  par  le  peuple,  ils  pour- 
roient  être  en  danger,  et  ne  jouiroient  pas  du 
privilège  qu  a  le  moindre  des  citoyens  dans  un 
état  libre  d'être  jugé  par  ses  pairs.  Il  faut  donc 
que  les  nobles  soient  appelés ,  non  pas  devant 
les  tribunaux  ordinaires  de  la  nation,  mais  de- 
vant cette  partie  du  corps  législatif  qui  est  com- 
posée de  nobles. 

(i)  C'étoient  des  magistrats  que  le  peuple  ëlisoit 
tous  les  ans.  Voyez  Etienne  de  Byzance. — (2)  On 
pouvoit  accuser  les  magistrats  romains  après  leur 
magistrature.  A'^oyez  dansDenys  d'Halicarnasse,  liv. 
IX,  l'affaire  du  tribun  Genutius. 


LIVRE     XI,     CUAP.    VI.  99 

Il  pourroit  arriver  que  la  loi ,  qui  est  en 
iiême  tem])s  clairvoyante  et  aveugle,  scroit, 
tn  de  certains  cas,  trop  rigoureuse.  Mais  les 
juges  de  la  nation  ne  sont ,  comme  nous  avons 
dit ,  (jue  la  Iiouclie  qui  prononce  les  paroles  de 
la  loi  ;  des  êtres  inanimés  qui  n'en  peuvent  mo- 
dérer ni  la  lOî  ce  ni  la  rigueur.  C'est  donc  la 
partie  du  corps  législatif  que  nous  venons  de 
dire  être,  dans  usie  autre  occasion,  un  tribu- 
nal nécessaire,  qui  l'est  encore  dans  celle-ci; 
c'est  à  son  autorité  suprême  à  modérer  la  loi 
en  faveur  de  la  loi  même,  en  prononçant  moins 
rigoureusement  qu'elle. 

Il  pourroit  encore  arriver  que  quelque  ci- 
toyen ,  dans  les  affaires  publiques ,  violeroit 
les  droits  du  peuple,  et  feroit  des  crimes  que 
les  magistrats  établis  ne  sauroient  ou  ne  vou- 
droient  pas  punir.  Ivlr.is,  en  généi'aî,  la  puis- 
sance législative  ne  peut  pas  juger;  et  elle  le 
peut  encore  moins  dans  ce  cas  particulier,  où 
elle  représente  la  parlie  intéressée,  qui  est  le 
peuple.  Elle  ne  peut  donc  être  qu'accusatrice. 
Mais  devant  qui  accusera-t-elle  ?  Ira-t-elle  s'a- 
baisser devant  les  tribunaux  de  la  loi,  qui  lui 
sont  inférieurs ,  et  d'ailleurs  composés  de  gens 
qui,  étant  peujile  comme  elle,  seroicnt  entraî- 
nés par  l'autorité  d'un  si  grand  accusateur? 
Non  :  il  faut,  pour  conserver  la  dignité  du  jieu- 
ple  et  la  sûreté  du  particulier,  que  la  partie  lé- 
gislative du  peuple  accuse  devant  la  partie  lé- 
gislative des  nobles,  laquelle  n'a  ni  les  mêmes 
intérêts  qu'elle  ni  les  mêmes  passions. 


100  DE    L  ESPRIT    DES    LOIS. 

C'est  l'avantage  qu'a  ce  gouvernement  sup 
la  plupart  des  républiques  anciennes ,  où  il  y 
avoit  cet  abus,  que  le  peuple  étoit  en  même 
temps  et  juge  et  accusateur. 

La  puissance  exécutrice,  comme  nous  avons 
dit,  doit  prendre  part  à  la  législation  par  sa 
faculté  d'empêclier  ;  sans  quoi  elle  sera  bientôt 
dépouillée  de  ses  prérogatives.  Mais ,  si  la  puis- 
sance législative  prend  part  à  l'exécution,  la 
puissance  exécutrice  sera  également  perdue. 

Si  le  monarque  prenoit  part  à  la  législation 
par  la  faculté  de  statuer,  il  n'y  auroit  plus  de 
liberté;  mais,  comme  il  faut  pourtant  qu'il  ait 
part  à  la  législation  pour  se  défendre,  il  faut 
qu'il  y  prenne  part  par  la  faculté  d'empêcher. 

Ce  qui  fut  cause  que  le  gouvernement  chan- 
gea à  Rome,  c'est  que  le  sénat,  qui  avoit  une 
partie  de  la  puissance  exécutrice,  et  les  ma- 
gistrats, qui  avoieni  l'autre,  n'avoient  pas , 
comme  le  peuple ,  la  faculté  d'empêcher. 

Voici  donc  la  constitution  fondamentale  du 
gouvernement  dont  nous  parlons.  Le  corps  lé- 
gislatif y  étant  composé  de  deux  parties,  l'une 
eiichaînera  l'autre  par  sa  faculté  mutuelle  d'em- 
pêcher. Toutes  les  deux  seront  liées  par  la  puis- 
sance exécutrice ,  qui  le  sera  elle-même  par  la 
législative. 

Ces  trois  puissances  devroient  former  un  re- 
pos ou  une  inaction.  Mais  comme ,  par  le  mou- 
vement nécessaire  des  choses,  elles  sont  con- 
traintes d'aller,  elles  seront  forcées  d'aller  dç 
^oncert. 


fclVRE    XI,    CHAP.    VI.  loi 

La  puissance  exécutrice  ne  faisant  pai'lie  dç 
la  législative  que  par  sa  faculté  d'empêcher, 
elle  ne  sauroit  entrer  dans  le  débat  des  affaires. 
Il  n'est  pas  même  nécessaire  qu'elle  propose, 
parceque,  pouvant  toujours  désapprouver  les 
résolutions,  elle  peut  rejeter  les  décisions  des 
propositions  qu'elle  auroit  voulu  qu'on  n'ciit 
pas  faites. 

Dans  quelques  républiques  anciennes,  où 
le  peuple  encore  avoit  le  débat  des  affaires,  il 
étoit  naturel  cjue  la  puissance  exécutrice  les 
proposât  et  les  débattit  avec  lui;  sans  quoi  il 
y  auroit  eu  dans  les  résolutions  une  confusion 
étrange. 

Si  la  puissance  exécutrice  statue  sur  la  levée 
des  deniers  publics  autrement  que  par  son  con- 
sentement, il  n'y  aura  plus  de  liberté,  parce- 
qu'elle  deviendra  législative  dans  le  point  le 
plus  important  de  la  législation. 

Si  la  puissance  législative  statue,  non  pas 
d'année  en  année ,  mais  pour  toujours ,  sur  la 
levée  des  deniers  publics,  elle  court  risque  de 
perdre  sa  liberté ,  parceque  la  puissance  exé- 
cutrice ne  dépendra  plus  d'elle;  et,  quand  on 
tient  un  pareil  droit  pour  toujours,  il  est  as- 
sez indifférent  qu'on  le  tienne  de  soi  ou  d'un 
autre.  II  en  est  de  même  si  elle  statue ,  non 
pas  d'année  en  année ,  mais  pour  toujours , 
sur  Ifs  foi'ccs  de  terre  et  de  mer  quelle  doit 
confier  à  la  puissance  exécutrice. 

Pour  que  celui  qui  exécute  ne  puisse  pas 
opprimer,  il  faut  que  les  armées  qu'on  lui  con 


lOa  DE     L   ESPRIT    DES    LOIS. 

fie  soient  peuple ,  et  aient  le  même  esprit  que  le 
peuple,  comme  cela  fut  à  Rome  jusqu'au  temps 
de  Marius  :  et  pour  que  cela  soit  ainsi  il  n'y  a 
nue  deux  moyens;  ou  que  ceux  qu'on  emploie 
dans  l'armée  aient  assez  de  bien  pour  répondre 
de  leur  conduite  aux  autres  citoyens ,  et  qu'ils 
ne  soient  enrôlés  que  pour  un  an ,  comme  il  se 
pratiquoit  à  Rome;  ou,  si  on  a  un  corps  de 
troupes  permanent  et  oii  les  soldats  soient  une 
des  plus  viles  parties  de  la  nation,  il  faut  que 
là  puissance  législative  puisse  le  casser  sitôt 
qu'elle  le  désire;  que  les  soldats  habitent  avec 
les  citoyens,  et  qu'il  n'y  ait  ni  camp  séparé,  ni 
casernes ,  ni  place  de  guerre. 

L'armée  étant  une  fois  établie,  elle  ne  doit 
point  dépendre  immédiatement  du  corps  lé- 
gislatif, mais  de  la  puissance  exécutrice,  et  ce- 
la parla  nature  de  la  chose ,  son  fait  consistant 
plus  en  action  qu'eu  délibération. 

il  est  dans  la  manière  dépenser  des  hommes 
que  l'on  fasse  plus  de  cas  du  courage  que  de  la 
timidité,  de  l'activité  que  de  la  prudence,  de 
la  force  que  des  conseils.  L'armée  méprisera 
toujours  un  sénat,  et  respectera  ses  ofliciers  ; 
elle  ne  fera  point  cas  des  ordres  qui  lui  seront 
envoyés  de  la  part  d'un  cor])s  composé  de  gens 
qu'elle  croira  timides ,  et  indignes  par-là  de  lui 
commander.  Ainsi ,  sitôt  que  l'armée  dépendra 
uniquement  du  corps  législatif,  le  gouverne- 
ment deviendra  militaire  :  et ,  si  le  contraire  est 
jamais  arrivé,  c'est  l'effet  de  quelques  circon- 
stances extraordinaires;  c'est  que  IV-rmée  y  est 


LIVRE     XI,    eu  A  p.    -VI.  Io3 

toujours  séparée;  c'est  qu'elle  est  composée  de 
plusieurs  corps  qui  dépendent  chacun  de  leur 
province  particulière;  c'est  que  les  villes  ca- 
pitales SOI  t  des  places  excellentes,  qui  se  dé- 
fendent par  leur  situation  seule,  et  où  il  n'y  a 
point  de  troupes. 

La  Hollande  est  encore  plus  en  sûreté  que 
Venise  ;  elle  subniergeroit  les  troupes  révol- 
tées, elle  les  feroit  mourir  de  faim.  Elles  ne 
sont  point  dans  les  villes  qui  pourroient  leur 
donner  la  subsistance;  cette  subsistance  est 
donc  précaire. 

Que  si,  dans  le  cas  où  l'armée  est  gouver- 
née par  le  corps  législatif,  des  circonstances 
particulières  empêchent  le  gouvernement  de 
devenir  militaire,  on  tombera  dans  d'autres 
inconvénients.  De  deux  choses  l'une  ;  ou  il  fau- 
dra que  l'armée  détruise  le  gouvernement ,  ou 
que  le  gouvernement  affoiblisse  l'armée. 

Et  cet  affoiblissement  aura  une  cause  bien 
fatale,  il  naîtra  de  la  foiblesse  même  du  gou- 
vernement. 

Si  l'on  veut  lire  l'admirable  ouvrage  de  Ta- 
cite sur  les  Mœurs  des  Germains  (i),  on  verra 
que  c'est  d'eux  que  les  Anglais  ont  tiré  l'idée 
de  leur  gouvernement  politique.  Ce  beau  sys- 
tème à  été  trouvé  dans  les  bois. 


(i)  De  minoribns  rébus  principes  consahant,  de 
majoribus  omnes  ;  ita  tamen  ut  ea  quoque  quorum 
pênes  plebem  arbitrium  est  apud  principes  pertrac- 
tentur. 


io4  i»E  l'esprit  des  lois. 

Comme  toutes  les  clioses  humaines  ont  une 
fin,  l'état  dont  nous  parlons  perdra  sa  liberté, 
il  périra.  Rome ,  Lacédémone  et  Carthage ,  ont 
bien  péri.  Il  périi'a  lorsque  la  puissance  légis- 
lative sera  plus  corrompue  que  l'exécutrice. 

Ce  n'est  point  à  moi  à  examiner  si  les  An- 
glais jouissent  actuellement  de  cette  liberté, 
ou  non  ;  il  me  suffit  de  dire  qu'elle  est  établie 
par  leurs  lois,  et  je  n'en  cherche  pas  davantage. 

Je  ne  prétends  point  par-là  ravaler  les  au- 
tres gouvernements,  ni  dire  que  cette  liberté 
politique  extrême  doive  mortifier  ceux  qui  n'en 
ont  qu'une  modérée.  Comment  dirois-je  cela, 
moi  qui  crois  que  l'excès  même  de  la  raison 
n'est  pas  toujours  désirable,  et  que  les  hom- 
mes s'accommodent  presque  toujours  mieux, 
des  milieux  que  des  extrémités  ? 

Harrington ,  dans  son  Oceana,  a  aussi  exa- 
miné quel  étoit  le  plus  haut  point  de  liberté  où 
la  constitution  d'un  état  peut  être  portée.  Mais 
on  peut  dire  de  lui  qu'il  n'a  cherché  cette  li- 
berté qu'après  l'avoir  méconnue ,  et  qu'il  a  bâti 
Chalcédoine  ayant  le  rivage  deByzance  devant 
les  yeux. 

CHAPITRE    VII. 

Des  monarcliies  que  nous  connoissons. 

XJE  S  monarchies  que  nous  connoissons  n'ont 
pas ,  comme  celles  dont  nous  venons  de  parler, 
la  liberté  pour  leur  objet  direct;  elles  ne  ten- 
dent qu'à  la  gloire  des  citoyens ,  de  l'état  et  du 


tlYRE    XI,    CHAP.    VII.  lo5 

prince.  Mais  de  cette  gloire  il  résulte  un  es- 
prit de  liberté  qui,  dans  ces  états,  peut  faire 
d'aussi  grandes  clioses ,  et  peut-être  contribuer 
autant  au  bonheur  que  la  liberté  même. 

Les  trois  pouvoirs  n'y  sont  point  distribués 
et  fondus  sur  le  modèle  de  la  constitution  dont 
nous  avons  parlé  ;  ils  ont  chacun  une  distri- 
bution particulière  selon  laquelle  ils  a])pro- 
chent  plus  ou  moins  de  la  liberté  politique  ;  et , 
s'ils  n'en  approchoient  pas ,  la  monarchie  dé- 
généreroit  en  despotisme. 

CHAPITRE   VIII. 

Pourquoi  les  anciens  n'avoient  pas  une  idée  bien 
claire  de  la  monarchie. 

l^ES  anciens  ne  connoissoient  point  le  gou- 
vernement fondé  sur  un  corps  de  noblesse,  et 
encore  moins  le  gouvernement  fondé  sur  un 
corps  législatif  formé  ])ar  les  représentants 
d'une  nation.  Les  ré[)ubliques  de  Grèce  et 
d'Italie  étoient  des  villes  qui  avoient  chacune 
leur  gouvernement,  et  qui  assembloient  leurs 
citoyens  dans  leurs  murailles.  Avant  que  les 
Romains  eussent  englouti  toutes  les  républi- 
ques, il  n'y  avoit  presque  point  de  rois  nulle 
part,  en  Italie,  Gaule,  Espagne,  Allemagne; 
tout  cela  étoit  de  petits  peuples  ou  de  petites 
républiques;  l'Afrique  même  étoit  soumise  à 
une  grande;  l'Asie  mineure  étoit  occupée  ])ar 
les  colonies  grecques.  Il  n'y  avoit  donc  point 
d'exemple  de  députés  de  villes  ni  «l'assemblées 


io6  DE  l'esprit  des  lois. 

d'états.  Ilfalloltallerjusqu'enPersepour  trou- 
ver le  gouvernement  d'un  seul. 

Il  est  vrai  qu'il  y  avoit  des  républiques  fé- 
dératives;  phisieurs  villes  envoyoient  des  dé- 
putés à  une  assemblée  :  mais  je  dis  qu'il  n'y 
avoit  point  de  monarchie  sur  ce  modele-là. 

Voici  comment  se  forma  le  premier  plan  des 
monarchies  que  nous  connoissons.  Les  nations 
jfcrmaniques  qui  conquirent  Fenipire  romain 
étoient,  comme  l'on  sait,  très  libres.  On  n'a 
qu'à  voir  là-dessus  Tacite  sur  les  Mœurs  des 
Germains.  Les  conquérants  se  répandirent 
dans  le  pays  :  ils  habitoient  les  campagnes,  et 
peu  les  villes.  Quand  ils  étoient  en  Germanie, 
toute  la  nation  pouvoit  s'assembler;  lorsqu'ils 
furent  dispersés  dans  la  conquête ,  ils  ne  le  pu- 
rent plus.  Il  f  alloit  pourtant  que  la  nation  dé- 
libérât sur  ses  affaii'cs ,  comme  elle  avoit  fait 
avant  la  conquête  :  elle  le  fit  par  des  représen- 
tants. Voilà  l'origine  du  gouvernement  gothi- 
que parmi  nous.  Il  fut  d'abord  mêlé  de  l'aris- 
tocratie et  de  la  monarchie.  Il  avoit  cet  incon- 
vénient ,  que  le  bas  peuple  y  étoit  esclave. 
C'étoit  un  bon  gouvernement,  qui  avoit  en 
soi  la  capacité  de  devenir  meilleur.  La  coutume 
vint  d'accorder  des  lettres  d'affranchissement  ; 
et  bientôt  la  liberté  civile  du  peuple,  les  pré- 
rogatives de  la  noblesse  et  du  clergé,  la  puis- 
sance des  rois,  se  trouvèrent  dans  un  tel  con- 
cert, que  je  ne  crois  ])as  qu'il  y  ait  eu  sur  la  terre 
de  gouvernement  si  bien  tempéré  que  le  fut 
celui  de  chanue  partie  de  l'Europe  dans  le 


LIVB.E     XI,     GUAP.    \lll.  107 

temps  qu'il  y  subsista;  et  il  est  admirable  que 
la  corrujition  du  gouvernement  d'un  peuple 
conquérant  ait  formé  la  meilleure  espèce  de 
gouvernement  que  les  hommes  aient  pu  ima- 
giner. 

CHAPITRE    IX. 

Manière  de  penser  d'Aristote. 

JL'embarras  d'Aristote  paroit  visiblement 
quand  il  traite  de  la  monarchie  (i).  Il  eu  éta- 
blit cinq  espèces.  Il  ne  les  distingue  j)as  par  la 
forme  de  la  constitution,  mais  ptir  des  choses 
d'accident,  comme  les  vertus  ou  les  vices  du 
prince;  ou  par  des  choses  étrangères,  comme 
l'usurpation  de  la  tyrannie,  ou  la  succession  à 
la  tyrannie. 

Aristote  met  au  rang  des  monarchies  et  l'em- 
pire des  Perses  et  le  royaume  de  Lacédémone  : 
mais  qui  ne  voit  que  l'un  étoit  un  état  despo- 
tique ,  et  l'autre  une  république  ? 

Les  anciens ,  qui  ne  connoissoient  pas  la  dis- 
tribution des  trois  pouvoirs  dans  le  gouverne- 
ment d'un  seul ,  ne  pouvoient  se  faire  une  idée 
juste  de  la  monarchie. 

CHAPITRE    X. 

Manière  de  penser  des  autres  politiques. 

x  DUR  tempérer  le  gouvernement  d'un  seul , 
(i)  Polit,  liv.  III,  chap.  XIV. 


io8  DE  l'esprit  des  lois. 

Arribas  (i),  roi  d'Epire ,  n'imagina  qu'âne 
république.  Les  Molosses ,  ne  sachant  com- 
ment borner  le  même  pouvoir ,  firent  deux 
rois  (a)  :  par-là  on  affoibllssoit  l'état  plus  que 
le  commandement  ;  on  vouloit  des  rivaux,  et 
on  avoit  des  ennemis. 

Deux  roisn'étoient  tolérables  qu'à  Lacôdé- 
mone.  Ils  n'y  formoient  pas  la  constitution  , 
mais  ils  étoient  une  partie  de  la  constitution. 

CHAPITRE    XI. 

Des  rois  des  temps  héroïques  chez  les  Grecs. 

V>HEZ  les  Grecs,  dans  les  temps béroïques , 
il  s'établit  une  espèce  de  monarchie  qui  ne  sub- 
sista pas  (3).  Ceux  qui  avoient  inventé  des  arts, 
fait  la  guerre  pour  le  i)euple ,  assemblé  des 
hommes  dispersés,  ou  qui  leur  avoient  donné 
des  terres  ,  obtenoient  le  royaume  pour  eux  , 
et  le  transmettoientàleurs  enfants.  Ils  étoient 
rois ,  prêtres  ,  et  juges.  C'est  une  des  cinq  espè- 
ces de  monarchie  dont  nous  parle  Aristole(4)  : 
et  c'est  la  seide  qui  puisse  réveiller  l'idée  de  la 
constitution  njonarchique.  Mais  le  plan  de  cette 
constitution  est  opposé  à  celui  de  nos  monar- 
chies d'aujourd'hui. 

Les  ti'ois  pouvoirs  y  étoient  distribués  de 
manière  que  le  peuple  y  avoit  la  puissance  lé- 

(i)  Voyez  Justin,  liv.  "SYII. — (2)  Aristote,  Polit, 
liv.  V,  chap.  IX.— (3)  Ibid.  liv.  III,  chap.  XIV. — 
(4)  Ibid. 


livrï;   XI,  CHA?.   XI.  1Ô9 

gislauve(i),  et  le  roi  la  puissance  exécutrice 
avec  la  puissance  de  juger  :  au  lieu  que,  dans 
les  monarchies  que  nous  connoissons ,  le  prince 
a  la  puissance  exécutrice  et  la  législative  ,  ou 
du  moins  une  partie  de  la  législative  ;  mais  il 
ne  juge  pas. 

Dans  le  gouvernement  des  rois  des  temps 
héroïques  ,  les  trois  pouvoirs  étoient  mal  dis- 
tribués. Ces  monarchies  ne  pouvoient  subsis- 
ter :  car  dès  que  le  peuple  avoit  la  législation, 
il  pouvoit  au  moindre  cajirlce  anéantir  la 
royauté ,  comme  il  fit  par-tout. 

Chez  un  peuple  libre  et  qui  avoft  le  pouvoir 
législatif;  chez  un  peuple  renfermé  dans  une 
ville ,  où  tout  ce  qu'il  y  a  d'odieux  devient  plus 
odieux  encore  ,  le  clief-d'ceuvre  de  la  législa- 
tion est  de  savoir  bien  placer  la  puissance  de 
juger.  Mais  elle  ne  le  pouvoit  être  plus  mal 
que  dans  les  mains  de  celui  qui  avoit  déjà  la 
puissance  exécutrice.  Dès  ce  moment  le  mo- 
narque devenoit  terrible.  Mais  en  même  temps, 
comme  iln'avoit  pas  la  législation  ,  il  ne  pou- 
voit pas  se  défendre  contre  la  législation;  il 
avoit  trop  de  pouvoir  ,  et  il  n'en  avoit  pas 
assez. 

On  n'avoitpas  encore  découvert  que  la  vraie 
fonction  du  prince  étoit  d'établir  des  juges,  et 
non  pas  de  juger  lui-même.  La  politique  con- 
traire rendit  le  gouvernement  d'un  seul  in- 

(i)  Voyez  ce  que  dit  Plutarque,  vie  de  Thésée. 
Voyez  aussi  Thucydide,  liv.  I. 

ESPR.  DES  LOIS.     2.  7  - 


110  DE     L   ESPRIT     DES    LOIS. 

supportable.  Tous  ces  rois  furent  chassés.  Les 
Grecs  n'imaginèrent  point  la  vraie  distribution 
des  trois  pouvoirs  dans  le  gouvernement  d'un 
seul  ;  ils  ne  l'imaginèrent  que  dans  le  gouver- 
nement de  plusieurs  ,  et  ils  appelèrent  cette 
sorte  de  constitution/7o/zce(i). 

CHAPITRE   XII. 

Da  gouvernement  ries  rois  de  Rome ,  et  comment  les 
trois  pouvoirs  y  furent  distribués. 

Ije  gouvernement  des  rois  de  Rome  avoit 
quelque  rapport  à  celui  des  rois  des  temps  hé- 
roïques chez  les  Grecs.  Il  tomba  comme  les 
autres  par  son  vice  général ,  quoiqu'en  lui- 
même  et  dans  sa  nature  particulière  il  fût  très 
bon. 

Pour  faire  connoître  ce  gouvernement ,  je 
distinguerai  celui  des  cinq  premiers  rois,  celui 
de  Servius  TuUius  ,  et  celui  de  Tarquin. 

La  couronne  étoit  élective  ;  et  sous  les  cinq 
premiers  rois ,  le  sénat  eut  la  plus  grande  part 
à  l'élection. 

Après  la  mort  du  roi ,  le  sénat  examinoit  si 
l'on  garderoitla  forme  du  gouvernement  qui 
étoit  établie.  S'il  jugeoit  à  propos  de  la  gar- 
der ,  il  nommoit  un  magistrat  (2)  tiré  de  son 
corps  quiélisoitun  roi  :  le  sénat  devoit  ap- 

(i)  Voyez  Aristote,  Polit,  liv.  IV,  cLyp.  VIII. — 
(2)  Denys  d'Halicarnasse,  liv.  II,  p.  120;  et  liv.  IV, 
p.  242  et  a.'i3. 


LIVRE   XI,    CHAP.    XII.  III 

prouver  l'élection ,  le  peuple  la  confirmer ,  les 
auspices  la  garantir.  Si  une  de  ces  trois  condi- 
tions manquoit,  il  falloit  faire  une  autre  élec- 
tion. 

La  constitution  étoit  monarchique,  aristo- 
cratique, et  populaire  ;  et  telle  fut  l'harmonie 
du  pouvoir,  qu'on  ne  vit  ni  jalousie  ni  dis- 
pute dans  les  premiers  règnes.  Le  roi  comman- 
doit  les  armées ,  et  avoit  1  intendance  des  sacri- 
fices ;  il  avoit  la  puissance  de  juger  les  affaires 
civiles  (i)  et  criminelles  (2)  ;  il  convoquoit  le 
sénat  ;  il  assembloit  le  peuple  ;  il  lui  portoit 
de  certaines  affaires ,  et  régloit  les  autres  avec 
le  sénat  (3). 

I^e  sénat  avoit  une  grande  autorité.  Les  rois 
prenoient  souvent  des  sénateurs  pour  juger 
avec  eux  ;  ils  ne  portoient  point  d'affaires  au 
peuple  qu'elles  n'eussent  été  délibérées(4)dans 
le  sénat. 

Le  peuple  avoit  le  droit  d'élire  (5)les  magis- 

(i)  Voyez  le  discours  de  Tanaquil,  dans  Tite-Live, 
liv.  I,  décade  I  ;  et  le  réglenieut  de  Servius  ïullius, 
dansDenys  d'Halicarnasse,  1.  IV,  p.  229. — (2)  Voyez 
Denys  d'Halicarnasse,!.  II ,  p.  1 1  8  ;  et  1.  III,  p.  i  7  i. 
— (3)  Ce  fut  par  un  sénatus-consulte  que  TuUus 
Hoslilius  envoya  détruire  Albe.  Denys  d'Halicar- 
nasse,!. III,  p.  167  et  172. — (4)  Ibid.  1.  IV.  p.  276. 
— (5)  Ibid.  1.  II.  Il  falloit  pourtant  qu'il  ne  nommât 
pas  à  toutes  les  cliarges,  puisque  Valerius  Publicola 
fit  la  fameuse  loi  qui  défendoit  ri  tout  citoyen  d'exer- 
cer aucun  emploi  s'il  ne  l'avoit  obtenu  par  le  suf- 
frage du  peuple. 


112  DH    L   ESPRIT     DES    LOIS. 

trats ,  de  consentir  aux  nouvelles  lois,  et ,  lors- 
que le  roi  le  permettoit,  celui  de  déclarer  la 
guerre  et  de  faire  la  paix.  Il  n'avoit  point  la 
puissance  de  juger.  Quand  Tullus  Hostilius 
renvoya  le  jugement  d'Horace  au  peuple  ,  il 
eut  des  raisons  particulières  que  l'on  trouve 
dans  Denys  d'Halicarnasse  (i). 

La  constitution  changea  sous  (a^Servius 
TuUius.Lesénatn'eutpoint  départ  à  son  élec- 
tion; il  se  fit  proclamer  par  le  peuple.  Use  dé- 
pouilla des  jugements  (3)  civils ,  et  ne  se  ré- 
serva que  les  criminels.  Il  porta  directement 
au  peuple  toutes  les  affaires  :  il  le  soulagea  des 
taxes  ,  et  en  mit  tout  le  fardeau  sur  les  patri- 
ciens. Ainsi ,  à  mesure  qu'il  affoiblissoit  la 
puissauce  royale  et  l'autorité  du  sénat ,  il  aug- 
inentoit  le  pouvoir  du  peuple  (4). 

Tarquin  ne  se  lit  élire  ni  par  le  sénat  ni  par 
le  peuple  :  il  regarda  Servius  Tuliius  comme 
un  usurpateur ,  et  prit  la  couronne  comme  un 
droit  héréditaire  ;  il  extermina  la  plupart  des 
sénateurs  ;  il  ne  consulta  plus  ceux  qui  res- 
toient ,  et  ne  les  appela  pas  même  à  ses  juge- 
ments (  5  ).  Sa  puissance  augmenta.  Mais  ce 
qu'il  y  avoit  d'odieux  dans  cette  puissance  de- 
vint plus  odieux  encore  :  il  usurpa  le  pouvoir 

(i)  Liv.  III,p.  x5g. — (2)Liv.  IV. — (3)  Il  se  priva 
de  la  moitié  de  sa  puissance  royale,  dit  Denys  d'Ha- 
licarnasse, liv.  IV,  p.  229. — (4)  Oncroyoitque,  s'il 
n'avoit  pas  été  prévenu  par  Tarquin,  il  anroit  établi 
le  gouvernement  j)opulaire.  Denys  d'Halicarnasse , 
liv.  IV,  p.  243.— (5)  Liv.  IV. 


LIVRE    XI,    CHAP,    XÏT.  Il3 

du  peuple;  il  fit  des  lois  sans  lui  ;  il  en  fit  même 
contre lui(iV  II  auroit  réuni  les  trois  pouvoirs 
dans  sa  personne  :  mais  le  i)euple  se  souvint 
un  moment  qu'il  étoit  législateur  ,  etTarquin 
ne  le  fut  plus. 

CHAPITRE    XIII. 

Réflexions  générales  sur  l'état  de  Rome  après  l'ex- 
pulsion des  rois. 

O  N  ne  peut  jamais  quitter  les  Romains  :  c'est 
ainsi  qu'encore  aujourd'hui,  dans  leur  capitale, 
on  laisse  les  nouveaux  palais  pour  aller  cher- 
cher des  ruines  ;  c'est  ainsi  que  l'œil  qui  s'est 
reposé  sur  l'émail  des  prairies  aime  à  voir  les 
rochers  et  les  montagnes. 

Les  familles  pati'iciennes  avoienleu  de  tout 
temps  de  grandes  prérogatives.  Ces  distinc- 
tions ,  grandes  sous  les  rois,  devinrent  bien 
plus  imjjortantes  après  leur  expulsion.  Cela 
causa  la  jalousie  des  plébéiens,  qui  voulurent  les 
abaisser.  Les  contcsiàtions  frappoient  sur  la 
constitution  ,  sans  affoibîir  le  gouvernement  ; 
car,  pourvu  que  les  magistratures  conser- 
vassent leur  autorité,  il  étoit  assez  ijiditf'érent 
de  quelle  famille  éloient  les  magisirats. 

Une  monarchie  élective,  comme  étoit  Rome, 
suppose  nécessairement  un  corps  aristocrati- 
que puissant  qui  la  soutienne ,  sans  quoi  e'Ie 
se  change  d'abord  en  tyrannie  ou  eu  état  po- 

(i)  Dcïiys  d'Halicarnasse,  Uv.  lY. 


Il4  DE    l'esprit    des    LOIS. 

pulaire.  Mais  un  état  populaire  n'a  pas  besoin 
de  cette  distinction  de  familles  pour  se  mainte- 
nir. C'est  ce  qui  fit  que  les  patriciens,  qui  étoient 
des  parties  nécessaires  de  la  constitution  du 
tero])sdes  rois ,  en  devinrent  une  partie  super- 
flue du  temps  des  consuls  ;  le  peuple  put  les 
abaisser  sans  se  détruire  lui-même,  et  changer 
la  constitution  sans  la  corrompre. 

Quand  Servius  ïullius  eut  avili  les  patri- 
ciens, Rome  dut  tomber  des  mains  des  rois 
dans  celles  du  ])euple.  Mais  le  peuple ,  en  abais- 
sant les  patriciens,  ne  dut  point  craindre  de 
retomber  dans  celles  des  rois. 

Un  état  peut  changer  de  deux  manières  ;  ou 
parceque  la  constitution  se  corrige  ,  ou  parce- 
qu'elle  se  corrompt.  S'il  a  conservé  ses  princi- 
pes ,  et  que  la  constitution  change,  c'estqu'elle 
se  corrige  :  s'il  a  perdu  ses  principes  quand  la 
constitution  vient  à  changer,  c'est  qu'elle  se 
corrompt. 

Rome ,  après  l'expulsion  des  rois ,  devoit 
être  une  démocratie.  Le  peuple  avoit  déjà  la 
puissance  législative:  c'étoitson  suffrage  una- 
nime qui  avoit  chassé  les  rois  ;  et ,  s'il  ne  per- 
sistoit  pas  dans  cette  Aolonté,  les  Tarquins 
pouvoient  à  tous  les  instants  revenir.  Préten- 
dre qu'il  eût  voulu  les  chasser  pour  tomber 
dans  l'esclavage  de  quelques  familles ,  cela  n'é- 
toit  pas  raisonnable.  La  situation  des  choses 
demandoit  donc  que  Rome  fût  une  démocra- 
tie .  et  ceoendant  elle  ne  l'étoit  lias.  Il  fallut 


ilVIVE     XI,    CHAP.    XIII.  l.J 

temp<5rer  le  pouvoir  des  principaux ,  et  que  les 
lois  inclinassent  vers  la  démocratie. 

Souvent  les  états  fleurissent  plus  dans  le  pas- 
sage insensible  d'une  constitution  à  une  autre , 
qu'ils  ne  le  faisoient  dans  l'une  ou  l'autre  de 
ces  constitutions.  C'est  pour  lors  que  tous  les 
ressorts  du  gouvernement  sont  tendus  ;  que 
tous  les  citoyens  ont  des  prétentions  ;  qu'on 
s'attaque  ou  qu'on  se  caresse  ,  et  qu'il  y  a  une 
noble  émulation  entre  ceux  qui  défendent  la 
constitution  qui  décline,  et  ceux  qui  mettent 
en  avant  celle  qui  prévaut. 

CHAPITRE   XIV.  ^ 

Comment  la  distribution  des  trois  pouvoirs  corn* 
mença  à  changer  après  l'expulsion  des  rois. 

\/uATRE  choses  clioquoient  principalement 
la  liberté  de  Rome.  Les  patriciens  obtenoient 
seuls  tous  les  emplois  sacrés ,  politiques ,  civils, 
et  militaires  :  on  avoit  attaché  au  consulat  un 
pouvoir  exorbitant  :  on  faisoitdes  outrages  au 
peuple  :  enfin  on  ne  lui  laissoit  presque  aucune 
influence  dans  les  suffrages.  Ce  furent  ces 
quatre  abus  que  le  peu|)le  corrigea. 

1°.  Il  fit  établir  qu'il  y  auroit  des  magistra- 
tures où  les  plébéiens  pourroient  prétendre  , 
et  il  obtint  peu  à  peuqu'ilauroitpart  à  toutes  ^ 
excepté  à  celle  ^etitre-Toi. 

2°.  On  décomposa  le  consulat,  et  on  en  for- 
ma plusieurs  magistratures.  On  créa  des  pré- 


ii6  DE  l'esprit  des  lois. 

teurs(i),  à  qui  on  donna  la  puissance  déjuger 
les  affaires  privées  ;  on  nomma  des  ques- 
teurs (2^  pour  faire  juger  les  crimes  publics; 
on  établit  dos  édiles  ,  à  qui  on  donna  la  police; 
on  fit  des  trésoriers  (^) ,  qui  eurent  l'adminis- 
tration des  deniers  publics  ;  enfin ,  par  la  créa- 
tion des  censeurs ,  on  ôta  aux  consuls  cette  par- 
tie de  la  puissance  législative  qui  règle  les 
mœurs  des  citoyens  et  la  police  momentanée 
des  divers  corps  de  l'état.  Les  principales  pré- 
rogatives qui  leur  restèrent  furent  de  présider 
aux  grands  (4)  états  du  peuple,  d'assembler  le 
sénat ,  et  de  commander  les  armées. 

3".  Les  lois  sacrées  établirent  des  tribuns, 
qui  pouvoient ,  à  tous  les  instants  ,  arrêter  les 
entreprises  des  patriciens  ,  et  n'empêchoient 
pas  seulement  les  injures  particulières  ,  mais 
encore  les  générales. 

Enfin  ,  les  plébéiens  augmentèrent  leur  in- 
fluence dans  les  décisions  publiques.  Le  peuple 
romain  étoit  divisé  de  trois  manières,  par  cen- 
turies ,  par  curies  ,  et  par  tribus  ;  et  quand  il 
donnoit  son  suffrage ,  il  étoit  assemblé  et  formé 
d'une  de  ces  trois  manières. 

Dans  la  première,  les  patriciens  ,  les  prin- 
cipaux ,  les  gens  riches  ,  le  sénat,  ce  qui  étoit 
à  peu  près  la  même  chose  ,   avoient  presque 

(i)  Tite-Live,  décade  I,  liv.  YI. — (2)  Quœstore« 
parricidii.  Poniponius,  leg.  II,  §.  23,  de  orig.Jiir. 
— (3)  Plutarque,  vie  de  Pablicola. — (4)  Comitiis 
ceiituriaîis. 


riVRE    XI,    CHAP.    XIV.  117 

toute  l'autorité;  dans  la  seconde,  ilsenavolent 
moins  ;  dans  la  troisième,  encore  moins. 

La  division  par  centuries  étoit  plutôt  une 
division  de  cens  et  de  moyens  qu'une  division 
de  personnes.  Tout  le  peuple  étoit  partagé  en 
cent  quatre-vingt-treize  centuries  (i),  qui 
avoient  cliacune  une  voix.  Les  patriciens  et  les 
principaux  formoient  les  quatre-vingt-dix-huit 
premiei'es  centuries  ;  le  reste  des  citoyens  étoit 
répandu  dans  les  quatre-vingt-quinze  autres. 
Les  patriciens  étoient  donc  dans  cette  division 
les  maîtres  des  suffrages. 

Dans  la  division  par  curies  (2)  ,  les  patri- 
ciens n'avoient  pas  les  mêmes  avantages  :  ils  en 
avoient  pourtant.  11  falloit  consulter  le^  aus- 
pices ,  dont  les  patriciens  étoient  les  maîtres  ; 
on  n'y  pouvolt  faire  de  proposition  au  peuple 
qui  n'eût  été  auparavant  portée  au  sénat ,  et 
approuvée  par  un  sénatus-consulte.  Mais,  dans 
la  division  ])ar  tribus  ,  il  n'étoit  question  ni 
d'auspices  ni  de  sénatus-consulte ,  elles  patri- 
ciens n'y  étoient  pas  admis. 

Or  le  peuple  chercha  toujours  à  faire  par 
curies  les  assemblées  qu'on  avoit  coutume  de 
faire  par  centuries  ,  et  à  faire  par  tribus  les 
assemblées  qni  se  faisoient  par  curies  ;  ce  qui 
fit  passer  les  affaires  des  mains  des  patriciens 
dans  ceJies  des  plébéiens. 

(i)  Voyez  là-dessus  Tite-Live,  liv.  I  ;  et  Denys 
d'Halicarnasse,  liv.  IV  et  VII.  —  (2)  Denys  d'Hali- 
carnasse,  liv.  IX  ,  p.  598. 

7. 


Il8  DE    l' ESPRIT    DES    LOIS. 

Ainsi ,  quand  les  plébéiens  eurent  obtenu  le 
droit  dejugei  les  patriciens,  ce  qui  commença 
lors  de  l'affaire  de  Coriolan(i),  les  plébéiens 
voulurent  les  juger  assemblés  par  tribus  (2) , 
et  non  par  centui  ies  ;  et ,  lorsqu'on  établit 
en  faveur  du  i)ciq)le  les  nouvelles  magistra- 
tures (3)  de  tribuns  et  d'édiles  ,  le  peuple  ob- 
tint f|u'il  s'assembleroit  par  curies  pour  les 
nommer  ;  et  quand  sa  puissance  fut  affermie , 
il  obtint  (4)  qu'ils  seroient  nommés  dans  une 
assemblée  par  tribus. 

CHAPITRE    XV. 

Comment,  dans  l'état  florissant  delà  république, 
Rome  perdit  tout  à  coup  sa  liberté. 

U  A  N  S  le  feu  des  disputes  entre  les  patriciens 
et  les  plébéiens ,  ceux-ci  demandèrent  que  l'on 
donnât  des  lois  fixes  ,  afin  que  les  jugements 
ne  fussent  plus  l'effet  d'une  volonté  capricieuse 
ou  d'un  pouvoir  arbitraire.  Après  bien  des  ré- 
sistances ,  le  sénat  y  acquiesça.  Pour  composer 
ces  lois  on  nomma  des  décemvirs.  On  crut 
qu'on  devoit  leur  accorder  un  grand  pouvoir, 
parcequ'ils  avoientà  donner  des  lois  à  des  par- 
tis qui  étoient  presque  incompatibles.  On  sus- 
pendit la  nomination  de  tous  les  magistrats  ; 

(1)  Denys  d'Halicarnasse,  liv.  VII. — (2)  Contre 
l'ancien  usage,  comme  ou  le  voit  dans  Denys  d'Ha- 
licarnasse, liv.  V,  p.  320.  —  (3)  Liv.  VI,  p.  410  et 
41 1 . — (4)  Liv.  IX  ,  p.  6o5. 


LIVRE     XI,     CHAP.     XV.  IIÇ 

e  t ,  dans  les  comices ,  ils  furent  élus  seuls  admi- 
nistrateurs de  la  république.  Ils  se  trouvèrent 
revêtus  de  la  puissance  consulaire  et  de  la  puis- 
sance tribunicienne.  L'une  leur  donnoit  le  droit 
d'assembler  le  sénat  ;  l'autre ,  celui  d'assembler 
le  peuple  :  mais  ils  ne  convoquèrent  ni  le  sénat 
ni  le  peuple.  Dix  hommes  dans  la  république 
eurent  seuls  toutelapuissance  législative,  toute 
la  puissance  exécutrice,  toute  la  puissance  des 
jugements:  Rome  se  vit  soumise  à  une  tyran- 
nie aussi  cruelle  que  celle  de  Tarquin.  Quand 
Tarquin  exerçoit  ses  vexations  ,  Rome  étoit 
indign(fe  du  pouvoir  qu'il  avoit  usurpé  ;  quand 
les  décemvirs  exercèrent  les  leui's ,  elle  fut 
étonnée  du  pouvoir  qu'elle  avoit  donné. 

Mais  quel  étoit  ce  système  de  tyrannie ,  pro- 
duit par  des  gens  qui  n'avoient  obtenu  le  pou- 
voir politique  et  militaire  que  par  la  connois- 
sance  des  affaires  civiles  ,  et  qui ,  dans  les  cir- 
constances de  ces  temps-là ,  avoient  besoin  au 
dedans  de  la  lâcheté  des  citoyens  pour  qu'ils  se 
laissassent  gouverner ,  et  de  leur  courage  au 
dehors  pour  les  défendre  ? 

Le  spectacle  de  la  mort  de  Virginie,  immo- 
lée par  son  père  à  la  pudeur  et  à  la  liberté ,  fit 
évanouir  la  puissance  des  décemvirs.  Chacun 
se  trouva  libre,  parceque  chacun  fut  offensé  : 
tout  le  monde  devint  citoyen  ,  parceque  tout 
le  monde  se  trouva  père.  Le  sénat  et  le  peuple 
rentrèrent  dans  une  liberté  qui  avoit  été  con- 
fiée à  des  tyrans  ridicules. 

Le  peuple  romain  ,  plu.»  qu'un  autre ,  s'é-. 


l'iO  DE    l'espSiT    des    LOIS. 

inouvolt  par  les  spectacles  :  celui  du  corps  san- 
glant de  Lucrèce  fit  finir  la  royauté  ;  le  débi- 
teur qui  parut  sur  la  place  couvert  de  plaies  fit 
changer  la  forme  de  la  république  ;  la  vue  de 
Virginie  fit  chasser  les  décemvirs.  Pour  faire 
condamner  Manlius ,  il  fallut  ôter  au  peuple  la 
vue  du  capitole  ;  la  robe  sanglante  de  César 
remit  Rome  dans  la  servitude. 

CHAPITRE   XVI. 

De  la  puissance  législative  dans  la  république 
romaine. 

\J  N  n'avoit  point  de  droit  à  se  disputer  sous 
les  décemvirs  ;  mais  ,  quand  la  liberté  revint, 
on  vit  les  jalousies  renaître  :  tant  cpi'il  resta 
quelques  privilèges  aux  patriciens  ,  les  plé- 
béiens les  leur  ôterent. 

Il  y  auroit  eu  peu  de  mal  si  les  plébéiens  s'é- 
toient  contentés  de  priver  les  patriciens  de 
leurs  prérogatives ,  et  s'ils  ne  les  avoient  pas 
offensés  dans  leur  qualité  même  de  citoyen. 
Lorsque  le  peuple  étoiv  assemblé  par  curies  ou 
par  centuries,  il  étoit  composé  de  sénateurs, 
de  patriciens  ,  et  de  plébéiens.  Dans  les  dis- 
putes ,  les  plébéiens  gagnèrent  ce  point  (i), 
cpie  seuls  ,  sans  les  patriciens  et  sans  le  sénat, 
ils  pourroient  faire  des  lois  qu'on  appela  plé- 
biscites ;  et  les  comices  où  on  les  fit  s'appelè- 
rent comices  par  tribus.  Ainsi  il  y  eut  des  cas 

(i)  Denvs  d'Halicarnasse,  liv. 'XI ,  p.  725. 


LIVRÉ     XT,     eu  A  P.     XVI.  121 

OÙ  les  patriciens  (  i  )  n'eurent  point  de  part  à 
la  puissance  législative  (2) ,  où  ils  furent  sou- 
mis à  la  puissance  législative  d'un  autre  corps 
de  l'état  :  ce  fut  un  délire  de  la  liberté.  Le 
peuple, pour  établir  la  démocratie,  choqua  les 
principes  mêmes  de  la  démocratie.  Il  sembloit 
qu'une  puissance  aussi  exorbitante  auroit  dû 
anéantir  l'autorité  du  sénat  :  mais  Rome  avoit 
des  institutions  admirables.  Elle  en  avoit  deux 
sur-tout  :  par  Tune  ,  la  puissance  législative 
du  peuple  étoit  l'églée  ;  par  l'autre  ,  elle  étoit 
bornée. 

Les  censeurs  ,  et  avant  eux  les  consuls  (3) , 
formoient  et  créoient,  pour  ainsi  dire,  tous  les 
cinq  ans  le  corps  du  peuple  ;  ils  exerçoient  la 
législation  sur  le  corps  même  qui  avoit  la  puis- 
sance législative.  «  Tibérius  Gracclius  ,  cen- 
«seur,  dit  Cicéron ,  transféra  les  affranchis 
«  dans  les  tribus  de  la  ville  ,  non  par  la  force  de 
«  son  éloquence  ,  mais  par  une  parole  et  par 

(i)  Par  les  lois  sacrées.,  les  plébéiens  puieràt  faire 
des  plébiscites,  seuls,  et  sans  que  les  jiatriciens  fus- 
sent admis  dans  leur  assemblée.  Deuys  d'Halicar- 
nasse,  liv.  VI,  p.  410  ;et  liv.  VU,  p.  43o. — (2)  Par 
la  loi  faite  après  l'expulsion  des  décemvirs,  les  pa- 
triciens furent  soumis  aux  plébiscites,  quoiqu'ils 
n'eussent  pu  y  donner  leur  voix.  Tite-Live,  liv.  III  ; 
et  Denys  d'Halicarnasse,  liv.  XI,  p.  72.5.  Et  cette  loi 
fut  confirmée  par  celle  de  Publius  Pbilo,  dictateur, 
l'an  de  Kome  416.  Tite-Live,  liv.  VllI. — (3)  L'an 
3i2  de  Rome  ,  les  consuls  faisoient  encore  le  cens  , 
comme  il  paroît  par  Denys  d'Halicarnasse,  liv.  XI. 


122  DE     L   ESPRIT     DES    LOIS. 

«  un  geste  ;  et ,  s'il  ne  l'eût  pas  fait ,  celte  ré- 
«  publique  ,  qu'aujourd'hui  nous  soutenons  à 
«  peine,  nous  ne  l'aurions  plus.  » 

D'un  autre  côté  le  sénat  avoit  le  pouvoir  d'ô- 
ter,  pour  ainsi  dire ,  la  république  des  mains 
du  peuple  par  la  création  d'un  dictateur  ,  de- 
vant lequel  le  souverain  baissoit  la  tête  ,  et 
les  lois  les  plus  populaires  restoient  dans  le  si- 
lence (i). 

CHAPITRE  XVII. 

De  la  puissance  exécutrice  dans  la  même  république. 

o  I  le  peuple  fut  jaloux  de  sa  puissance  légis- 
lative ,  il  le  fut  moins  de  sa  puissance  exécu- 
trice: il  la  laissa  presque  tout  entière  au  sénat 
et  aux  consuls  ,  et  il  ne  se  réserva  guère  que  le 
droit  d'élire  les  magistrats  et  de  confirmer  les 
actes  du  sénat  et  des  généraux. 

Rome, dont  la  passion  étoit  décommander, 
dont  l'ambition  étoit  de  tout  soumettre  ,  qui 
avoit  toujours  usurpé,  qui  usurjjoit  encore, 
avoit  continuellement  de  grandes  affaires;  ses 
ennemis  conjuroient  contre  elle  ,  ou  elle  con- 
juroit  contre  ses  ennemis. 

Obligée  de  se  conduire  d'un  côté  avec  un 
courage  héroïque  ,  et  de  l'autre  avec  une  sa- 
gesse consommée,  l'état  des  choses  deraandoit 
que  le  sénat  eût  la  direction  des  affaires.  Le 

(i)  Comme  celles  qui  permettoient  d'appeler  an 
peuple  des  ordonnances  de  tous  les  magistrats. 


LIVRE     XI,    CHAP.     XVII.  123 

peuple  disputoit  au  sénat  toutes  les  brandies 
de  lai)uissance  législative,  parcequ'il  étoit  ja- 
loux de  sa  liberté;  il  ne  lui  disputoit  point  les 
branches  de  la  puissance  exécutrice ,  parcequ'il 
étoit  jaloux  de  sa  gloire. 

La  part  que  le  sénat  prenoit  à  la  puissance 
exécutrice  étoit  si  grande  ,  que  Polybe  (  i  )  dit 
que  les  étrangers  ])ensoient  tous  que  Rome 
étoit  une  aristocratie.  Le  sénat  disposoit  des 
deniers  publics  et  donnoif  les  revenus  à  ferme  ; 
il  étoit  l'arbitre  des  affaires  des  alliés;  il  déci- 
doit  de  la  guerre  et  de  la  paix  ,  et  di)igeoit  à 
cet  égard  les  consuls  ;  il  lixoit  le  nombre  des 
troupes  romaines  et  des  troupes  alliées;  distri- 
buoit  les  provinces  et  les  armées  aux  consuls 
ou  aux  préleurs  ,  et ,  l'an  du  commandement 
expiré ,  il  pouvoit  leur  donner  un  successeur  ; 
il  décernoit  les  triomphes  ;  il  recevoit  des  am- 
bassades ,  et  en  envoyoit;  il  nommoitles  rois, 
les  récompensoit ,  les  punissoit ,  les  jugeoit , 
leur  donnoit  ou  leurfaisoit  perdre  le  titre  d'al- 
liés du  peuple  romain. 

Les  consuls  faisoient  la  levée  des  troupes 
qu'ils  dévoient  mener  à  la  guerre  ;  ils  comman- 
doient  les  armées  de  terre  ou  de  merjdisposoien  t 
des  alliés  ;  ils  avoient  dans  les  provinces  toute  la 
puissance  de  la  république  ;  ils  donnoient  la 
paix  aux  peu])les  vaincus,  leur  en  imposoient 
les  conditions ,  ou  les  renvoyoient  au  sénat. 

Dans  les  premiers  temps  ,  lorsque  le  peuple 

(i)  Liv.  VI. 


124  DE    l'esprit    des    LOIS. 

prenoit  quoique  pai't  aux  affaires  de  la  guerre 
et  de  la  paix  ,  il  exercoit  plutôt  sa  puissance 
législative  que  sa  puissance  exécutrice  :  il  ne 
faisoit  guère  que  confirmer  ce  que  les  rois,  et 
après  eux  les  consuls  ou  le  sénat,  avoîent  fait. 
Bien  loin  que  le  peuple  fût  l'arbitre  de  la  guerre, 
nous  voyons  que  les  consuls  ou  le  sénat  la  fai- 
soient  souvent  malgré  l'opposition  de  ses  tri- 
buns. Mais,  dans  l'ivresse  des  prospérités  ,  il 
augmenta  sa  puissance  exécutrice.  Ainsi  il  (i^ 
créa  lui-même  les  tribuns  des  légions ,  que  les 
généraux  avoient  nommés  jusqu'alors  ;  et  , 
quelque  tem})S  avant  la  première  guerre  pu- 
nique ,  il  régla  qu'il  auroit  seul  le  droit  de  dé- 
clarer la  guerre  (2). 

CHAPITRE    XVIII. 

De  la  puissance  de  juger  dans  le  gouvernement  de 
Rome. 

JL  A  puissance  de  juger  fut  donnée  au  peuple  , 
au  sénat ,  aux  magistrats ,  à  de  certains  juges. 
11  faut  voir  comment  elle  fut  distribuée.  Je 
commence  par  les  affaires  civiles. 
Les  consuls  (3)jugerent  après  les  rois,  comme 

(i)  L'an  de  Rome  444-  Tite-Live,  première  décade, 
liv.  IX.  La  guerre  contre  Persée  paroissant  péril- 
leuse ,  uu  sénatuâ-consultc  ordouaa  que  cette  loi 
peroit  suspendue,  et  le  peuple  y  consentit.  Ïite-Live, 
cinquième  décade, liv.  IL- — (2)  m'arraclia  duséuat, 
dit  Freinslicniiiîs ,  deuxième  décade ,  liv.  VI,  — 
(3)  On  ne  peut  douter  que  les  consuls,  avant  la  créa- 


LivRExi,  CHAP.  XVIII.  laS 

les  préteurs  jugèrent  après  les  consuls.  Ser- 
viusTullius  s'étoit  dépouillé  du  jugement  des 
affaires  civiles  ;  les  consuls  ne  les  jugèrent  pas 
non  plus ,  si  ce  n'est  dans  des  cas  très  rares  (i), 
que  l'on  appela  pour  cette  raison  extraordi- 
naires  {"iy.  Ils  se  contentèrent  de  nommer  les 
juges  et  de  former  les  tribunaux  qui  dévoient 
juger.  Il  paroît,par  le  discours d'Appius  Clau- 
dius  dans  Denys  d'Halicarnasse(3) ,  que,  dès 
l'an  de  Rome  aSg ,  ceci  étoit  regardé  comme 
une  coutume  établie  chez  les  Romains  ;  et  ce 
n'est  pas  la  faire  remonter  bien  haut  que  de  la 
rapporter  à  Servius  TuUius. 

Chaque  année  le  préteur  formoit  une  liste(4) 
ou  tableau  de  ceux  qu'il  choisissoit  pour  faire 
la  fonction  de  juges  pendant  l'année  de  sa  ma- 
gistrature. On  en  prenoit  le  nombre  suffisant 
pour  chaque  affaire  :  cela  se  pratique  à  peu 
près  de  même  en  Angleteri-e.  Et  ,  ce  qui  étoit 
très  favorable  à  la  (5)  liberté  ,  c'est  que  le  pré- 

tion  des  préteurs,  u'eussent  eu  les  jugements  civils. 
"Voyez  Tite-Live,  décade  I,  liv.  II,  p.  19;  Deuys 
d'Halicarnasse,  1.  X,  p.  627  ;  et  même  livre,  p.  64.'). 
- — (i)  Souvent  les  tribuns  jugèrent  seuls  ;  rien  ne  les 
rendit  plus  odieux.  Denys  d'Halicarnasse,  liv.  XI , 
p.  709. — (2)  Judicia  extraordinaria.  "Voyez  les  Insti- 
tutes,  liv.  IV.  —  (3)  Liv.  VI,  p.  36o.  —  (4)  Album 
judiciura. — (5)  «  Nos  ancêtres  n'ont  pas  voulu,  dit 
«  Cicéron,  pro  Cluentio ,  qu'un  homm«  dont  les 
«parties  ne  seroient  pas  convenues,  pût  être  juge 
«  non  seulement  delà  réputation  d'un  citoyen,  mai» 
«  même  de  la  moindre  affaire  pécuniaire.  ■> 


120  DE    LESPRIT    DES    Z.OIS. 

teurprenoit  les  juges  du  consenlement/i)des 
parties.  Le  grand  nombre  de  récusations  que 
l'on  peut  faire  aujourd'iiui  en  Angleterre  re- 
Tient  à  peu  près  à  cet  usage. 

Ces  juges  ne  décidoient  que  des  questions 
de  fait  (2):  par  exemple ,  si  une  somme  avoit 
été  payée,  ou  non;  si  une  action  avoit.  été 
commise ,  ou  non.  Mais  pour  les  questions  de 
droit  ('^) ,  comme  elles  demandoient  une  cer- 
taine capacité,  elles  étoient  portées  au  tribu- 
nal des  centumvirs  (4). 

Les  rois  se  réservèrent  le  jugement  des  af- 
faires criminelles,  et  les  consuls  leur  succé- 
dèrent en  cela.  Ce  fut  en  conséquence  de  cette 
autorité  que  le  consul  Brutus  fit  mourir  ses 
enfants  et  tous  ceux  qui  avoient  conjuré  pour 
les  Tarquins.  Ce  pouvoir  étoit  exorbitant.  Les 
consuls  ayant  déjà  la  puissance  militaire ,  ils 
en  portoient  l'exercice  même  dans  les  affaires 
de  la  ville  ;  et  leurs  procédés ,  dépouillés  des 

(i)  Voyez  dans  les  fragments  de  la  loi  Servilienne, 
de  la  Cornélienne,  et  autres,  de  quelle  manière  ces 
lois  donnoient  des  juges  dans  les  crimes  qu'elles  se 
proposoieut  de  punir.  Souvent  ils  etoient  pris  par 
le  choix,  quelquefois  par  le  sort,  ou  enfin  par  le  sort 
mêlé  avec  le  choix.  —  (2)  Séneque ,  de  benef. ,  liv. 
Ul,ch..^ll^{nfine. — (3)  Voyez  Quintilien,  1.  IV, 
p.  54,in-fol.  édit.  de  Paris  ,an.  i54i. — (4)  Leg.  II, 
§.  24,  ff.  de  orig.jiir.  Des  magistrats  appelés  dë- 
cemvirs  présidoieut  an  jugement,  le  tout  sous  la 
direction  d'un  préteur. 


tlVRE    XI,    CHAP.    XVIII.  127 

iormes  delà  justice,  étoient  des  actions  vio- 
lentes plutôt  que  des  jugements. 

Cela  fit  faire  la  loi  Valérienne,  qui  permit 
d'appeler  au  peuple  de  toutes  les  ordonnances 
des  consuls  qui  mettrolent  en  péril  la  vie  d'un 
citoyen.  Les  consuls  ne  purent  plus  prononcer 
une  peine  capitale  contre  un  citoyen  romain 
que  par  la  volonté  du  peuple  (i). 

On  volt,  dans  la  première  conjuration  pour 
le  reto\ir  desTarquins,  que  le  consul  Brutus 
juge  les  coupables;  dans  la  seconde,  on  as- 
semble le  sénat  et  les  comices  pour  juger  (2). 

Les  lois  qu'on  appela  jacret?j' donnèrent  aux 
plébéiens  des  tribuns ,  qui  formèrent  un  corps 
qui  eut  d'abord  des  prétentions  Immenses.  On 
ne  sait  quelle  fut  plus  grande ,  ou  dans  les  plé- 
béiens la  lâche  hardiesse  de  demander,  ou 
dans  le  sénat  la  condescendance  et  la  facilité 
d'accorder.  La  loi  Valérienne  avolt  permis  les 
appels  au  peuple ,  c'est-à-dire  au  peuple  com- 
posé de  sénateurs ,  de  patriciens  et  de  plé- 
béiens. Les  plébéiens  établirent  que  ce  seroit 
devant  eux  que  les  appellations  serolent  por- 
tées. Bientôt  on  mit  en  question  si  les  plébéiens 
pourroient  juger  un  patricien  :  cela  fut  le  su- 
jet d'une  dispute  que  l'affaire  de  Coriolan  fit 
naître,  et  qui  finit  avec  cette  affaire.  Coriolan, 

(1)  Quoniam  de  capite  civis  romani ,  injussupo- 
puli  romani,  non  erat  permissum  consulibus  jus 
dicere.  Voyez  Pomponius,  leg.  II,  §.  i6,ff.</e  orig. 
Jiir. — (2)  Denys  d'Halicarnasse  ,  liv.  V,  p.  3a2.        > 


128  DE    l'esprit    des    LOIS. 

accusé  par  les  tribuns  devant  le  peuple ,  sou- 
tenoit,  contre  l'esprit  de  la  loi  Valérienne, 
qu'étant  patricien  il  ne  pouvoit  être  jugé  que 
par  les  consuls  ;  les  plébéiens,  contre  l'esprit 
de  la  même  loi,  prétendirent  qu'il  ne  devoit 
être  jugé  que  par  eux  seuls  ;  et  ils  le  jugèrent. 

La  loi  des  douze  tables  modifia  ceci.  Elle 
ordonna  qu'on  ne  pourroit  décider  de  la  vie 
d'un  citoyen  que  dans  les  grands  états  du  peu- 
ple (i).  Ainsi  le  corps  des  plébéiens,  ou,  ce 
qui  est  la  même  chose ,  les  comices  par  tribus 
ne  jugèrent  plus  que  les  crimes  dont  la  peine 
n'étoit  qu'une  amende  pécuniaire.  Il  falloit 
une  loi  pour  infliger  une  peine  capitale;  pour 
condamner  à  une  peine  pécuniaire  ,  il  ne  fal- 
loit qu'un  plébiscite. 

Cette  disposition  de  la  loi  des  douze  tables 
fut  très  sage.  Eile  forma  une  conciliation  ad- 
mirable entre  le  corj'S  des  plébéiens  et  le  sé- 
nat ;  car,  comme  la  compétence  des  uns  et  des 
autres  dépendit  de  la  grandeur  de  la  peine  et 
de  la  nature  du  crime ,  il  fallut  qu'ils  se  con- 
certassent ensemble. 

La  loi  Valérienne  ôta  tout  ce  qui  restoità 
Pvome  du  gouvernement  qui  avoit  du  rapport 
à  celui  des  rois  grecs  des  temps  héroïques.  Les 
consids  se  trouvèrent  sans  pouvoir  pour  la 
punition  des  crimes.  Quoique  tous  les  crimes 

(r)  Les  comices  par  centuries.  Aussi  Manlins  Ca- 
pltolinus  fui-il  jugé  clans  ces  comices.  Tite-Live, 
décade  I .  liv.  VI ,  p.  68. 


LIVRE    XI,    CHAP.    XVIII  I2f) 

soient  publics ,  il  faut  pourtant  distinguer 
ceux  qui  intéressent  plus  les  citoyens  entre 
eux,  de  ceux  qui  intéressent  plus  l'état  dans 
le  rapport  qu'il  a  avec  un  citoyen.  Les  pre- 
miers sont  a])pelés  privés;  les  seconds  sont  les 
crimes  publics.  Le  peuple  jugea  lui-même  les 
crimes  publics  ;  et ,  à  l'égard  des  privés ,  il 
nomma  pour  chaque  crime ,  par  une  commis- 
sion particulière ,  un  questeur  pour  en  faire 
la  poursuite.  C'étoit  souvent  un  des  magis- 
trats ,  quelquefois  un  homme  privé ,  que  le 
peuple  choisissoit  :  on  l'appeloit  questeur  du 
parricide.  Il  on  est  fait  mention  dans  la  loi  des 
douze  tables  (i). 

Le  questeur  nommoit  ce  qu'on  appeloit  le 
juge  de  la  question,  qui  tiroitau  sort  les  juges, 
formoit  le  tribunal,  et  présidoit  sous  lui  au 
jugement  (2). 

Il  est  bon  de  faire  remarquer  ici  la  part  que 
prenoit  le  sénat  dans  la  nomination  du  ques- 
teur, afin  que  l'on  voie  comment  les  ])uissan- 
ces  étoient  à  cet  égard  balancées.  Quelquefois 
le  sénat  faisoit  élire  un  dictateur  pour  faire  la 
fonction  du  questeur  (3);  quelquefois  il  or- 

(i)  Dit  Pomponius ,  dans  la  loi  II ,  au  digeste  de 
orig.  jiir. — (2)  Voyez  un  fragment  d'Ulpien,  qui  en 
rapporte  un  autre  de  la  loi  Cornélienne  ;  on  le  trouve 
dans  la  Collation  des  lois  mosaïques  et  romaines  , 
tit.  I,  de  sicariis  et  /ioi7iicidiis.—{3)  Cela  avoit 
sur-tout  lieu  dans  les  crimes  commis  en  Italie,  où  le 
sénatavoit  une  principale  inspection.  Voy.  Tite-Live, 
décade  I,  liv.  IX  ,  sur  les  conjurations  de  Capoue. 


i3o  nE  l'esprit  des  lois. 

donnoit  que  le  peuple  seroit  convoqué  par  un 
tribun  pour  qu'il  nommât  un  questeur  (i); 
enfin  le  peuple  nommoit  quelquefois  un  ma- 
gistrat pour  faire  son  rapport  au  sénat  sur  un 
certain  crime,  et  lui  demander  qu'il  donnât  un 
questeur,  comme  on  voi-t  dans  le  jugement  de 
Luclus  Scipion  (2),  dans  Tite-Live  (3). 

L'an  de  Rome  60/1 ,  quelques  unes  de  ces 
commissions  furent  rendues  permanentes  (4). 
On  divisa  peu  a  peu  toutes  les  matières  crimi- 
nelles en  diverses  parties ,  qu'on  appela  des 
questions  perpétuelles.  On  créa  divers  pré- 
teurs ,  et  on  attribua  à  chacun  d'eux  quel- 
qu'une de  ces  questions.  On  leur  donna  pour 
un  an  la  puissance  de  juger  les  crimes  qui  en 
dépendoient,  et  ensuite  ils  alloient  gouverner 
leur  province. 

A  Cartilage ,  le  sénat  des  cent  étoit  composé 
déjuges  qui  étoient  pour  la  vie  (5).  Mais,  à 
Rome,  les  préleurs  étoient  annuels;  et  les 
juges  n'étoient  pas  même  pour  un  an,  puis- 
qu'on les  prenoit  pour  chaque  affaire.  On  a 
vu  dans  le  chapitre  VI  de  ce  livre  combien, 
dans  certains  gouvernements ,  cette  disposi- 
tion étoit  favorable  à  la  liberté. 

Les  juges  furent  pris  dans  l'ordre  des  séna- 

(i)  Cela  fat  ainsi  dans  la  poursuite  de  la  mort  de 
Posthumius ,  l'an  840  de  Rome.  YoyezTite-Live. — 

(2)  Ce  jugement  fut  rendu  l'an  de  Rome  567. — 

(3)  Liv.  A^II. — (4)  Cicéron,  in.  Briito. — (5):Cela  se 
prouve  par  Tite-Live,  liv.  XLIII,  qui  dit  qu  Aunibal 
rendit  leur  magistrature  annuelle. 


LIVRE    XI,    CHAP.    XVIII.  l3l 

leurs,  jusqu'au  temps  des  Gracques.Tibérius 
Gracchus  fit  ordonner  qu'on  les  prendroit 
dans  celui  des  elievaliers  :  cliangenient  si  con- 
sidérable ,  que  le  tribun  se  vanta  d'avoir,  par 
une  seule  rogation,  coupé  les  nerfs  de  l'ordre 
des  sénateurs. 

Il  faut  remarquer  que  les  trois  pouvoirs 
peuvent  être  bien  distribués  par  l'apport  à  la 
liberté  de  la  constitution,  qiioiqu'ils  ne  le 
soient  pas  si  bien  dans  le  rapport  avec  la  li- 
berté du  citoyen.  A  Rome,  le  peuple  ayant  la 
plus  grande  partie  de  la  puissance  législative, 
une  partie  de  la  puissance  exécutrice,  et  une 
partie  de  la  puissance  de  juger,  c'étoit  un 
grand  pouvoir  qu'il  falloit  balancer  par  un 
autre.  Le  sénat  avoit  bien  une  partie  de  la 
puissance  exécutrice;  il  avoit  quelque  branche 
de  la  puissance  législative  (i):  mais  cela  ne 
suffisoit  pas  pour  contre-balancer  le  peuple;  il 
falloit  qu'il  eût  part  à  la  puissance  déjuger;  et 
il  y  avoit  part  lorsque  les  juges  étoient  «.hoisis 
parmi  les  sénateurs.  Quand  les  Gracques  pri- 
vèrent les  sénateurs  de  la  ])uissance  de  ju- 
ger (2),  le  sénat  ne  put  plus  résister  au  peuple. 
Ils  choquèrent  donc  la  liberté  de  la  constitu- 
tion ,  jiour  favoriser  la  liberté  du  citoyen  ; 
mais  celle-ci  se  perdit  avec  celle-là. 

(i)  Les.sénatus-consultes  avoient  force  pendant 
nn  an,  quoitju'ils  ne  fussent  pas  confirmés  parle 
peuple.  Denys  d'Halicarnasse,liv.  IX,  p.  SgS;  etlir» 
XX,  p.  735. — (2)  En  l'an  63o. 


loi  DE    L  ESPRIT    DES    LOIS. 

Il  en  résulta  des  maux  infinis.  On  changea 
la  constitution  dans  un  temps  où ,  dans  le  feu 
des  discordes  civiles ,  il  y  avoit  à  peine  une 
constitution.  Les  chevaliers  ne  furent  plus  cet 
ordre  moyen  qui  unissoit  le  peuple  au  sénat; 
et  la  chaîn-e  de  la  constitution  fut  rompue. 

11  y  avoit  même  des  raisons  particulières 
qui  dévoient  empêcher  de  transporter  les  ju- 
gements aux  chevaliers.  La  constitution  de 
Rome  étoit  fondée  sur  ce  principe,  que  ceux- 
là  dévoient  être  soldats,  qui  avoient  assez  de 
bien  pour  répondre  de  leur  conduite  à  la  répu- 
blique. Les  chevaliers,  comme  les  plus  riches, 
forraoient  la  cavalerie  des  légions.  Lorsque 
leur  dignité  fut  augmentée,  ils  ne  voulurent 
plus  servir  dans  cette  milice  ;  il  fallut  lever  une 
autre  cavalerie  :  Marins  prit  toutes  sortes  de 
gens  dans  les  légions  ,  et  la  répubUque  fut 
perdue  (i). 

De  plus ,  les  chevaliers  étoient  les  traitants 
de  la  république  ;  ils  étoient  avides ,  ils  se- 
moient  les  malheurs  dans  les  malheurs,  et 
faisnient  naître  les  besoins  publics  des  besoins 
publics.  Bien  loin  de  donner  à  de  telles  gens 
la  puissance  de  juger,  il  auroit  fallu  qu'ils 
eussent  été  sans  cesse  sous  les  yeux  des  juges. 
Il  faut  dire  cela  à  la  louange  des  anciennes 
lois  françaises  ;  elles  ont  stipulé  avec  les  gens 
d'affaires  avec  la  méfiance  que  l'on  garde  à  des 

(i)  Capite  censos  plerosque.  Sallaste,  guerre  do 
Jngurths. 


LIVRE     XI,    CHAI'.    XVIII.  l3^> 

ennemis.  Lorsqu'à  Rome  les  jugements  furent 
transportés  aux  traitants ,  il  n'y  eut  plus  de 
vertu ,  plus  de  police ,  plus  de  lois ,  plus  de  ma- 
gistrature, plus  de  magistrats. 

On  trouve  une  peinture  bien  naïve  de  ceci 
dans  quelcpies  fragments  de  Diodore  de  Sicile 
et  de  Dion.  «  MutiusScévola,  dit  Diodore  (i), 
«  voulut  rappeler  les  anciennes  mœurs  ,  et 
«  vivre  de  son  bien  propre  avec  frugalité  et 
«intégrité;  car,  ses  prédécesseurs  ayant  fait 
«une  société  avec  les  traitants,  qui  avoient 
«  pour  lors  les  jugements  à  Rome ,  ils  avoient 
«  rempli  la  province  de  toute  sorte  de  crimes, 
a  Mais  Scévola  fit  justice  des  publicains,  et 
«  fit  mener  en  prison  ceux  qui  y  traînoient  les 
«  autres.  » 

Dion  nous  dit  (2)  que  Publius  Rutilius ,  son 
lieutenant,  qui  n'étoit  ])as  moins  odieux  aux 
chevaliers,  fut  accusé  à  son  retour  d'avoir 
reçu  des  présents  ,  et  fut  condamné  à  une 
amende.  Il  fit  sur-le-champ  cession  de  biens. 
Son  innocence  parut  en  ce  que  l'on  lui  trouva 
beaucoup  moins  de  bien  qu'on  ne  l'accusoit 
d'en  avoir  volé,  et  il  montroit  les  titres  de  sa 
propriété  ;  il  ne  voulut  plus  rester  dans  la  ville 
avec  de  telles  gens. 

(i)  l"'ragraent  de  cet  auteur,  liv.  XXXVI,  dans  le 
recueil  de  Constantin  Porphyrogéuete,  Des  vertus 
et  des  vices. — (2)  Fragment  de  son  histoire  ,  tiré  de 
l'Extrait  des  vertus  et  des  vices. 

ESPR.  DES  i.ois.    2.  8 


l34  DE    l'esprit    des    LOIS. 

Les  Italiens,  dit  encore  Diodore  (i),  ache- 
toient  en  Sicile  des  troupes  d'esclaves  pour 
labourer  leurs  champs  ,  et  avoir  soin  de  leurs 
troupeaux  :  ils  leur  refusoient  la  nourriture. 
Ces  malheureux  étoient  obligés  d'aller  voler 
sur  les  grands  chemins ,  armés  de  lances  et 
de  massues,  couverts  de  peaux  de  bétes  ,  de 
grands  chiens  autour  d'eux.  Toute  la  province 
fut  dévastée  ;  et  les  gens  du  pays  ne  pouvoient 
dire  avoir  en  propre  que  ce  qui  étoit  dans  l'en- 
ceinte des  villes.  Il  n'y  avoit  ni  proconsul  ni 
])rétcur  qui  pût  ou  voulût  s'opposer  à  ce  dés- 
ordre ,  et  qui  osât  punir  ces  esclaves  ,  par- 
cequ'ils  appartenoient  aux  chevaliers  ,  qui 
avoicnt  à  Rome  les  jugements  (  2  ).  Ce  fut 
pourtant  une  des  causes  de  la  guerre  des  es- 
claves. Je  ne  dirai  qu'un  mot  :  une  profession 
qui  n'a  ni  ne  peut  avoir  d'objet  que  le  gain  ; 
une  profession  qui  demandoit  toujours,  et  à 
qui  on  ne  demandoit  rien  ;  une  profession 
sourde  et  inexorable  qui  appauvrissoit  les  ri- 
chesses et  la  misère  même,  ne  devoit  point 
avoir  à  Rome  les  jugements. 

(1)  Fragment  du  livre  XXXIV,  dans  l'Extrait  des 
vertus  et  des  vices. — (2)  Pênes  quos  Romae  tum  jn- 
diciaerant,  atqae  ex  equestri  ordine  solerent  sortito 
judlces  eligi  in  caussa  praetorum  et  proconsulum  , 
quibus  post  administratam  piovinciam  dies  dicta 
erat. 


MVRE     XI,     CHAP.     XIX.  1 3  f) 

CHAPITRE    XIX. 

Du  gouvernement  des  provinces  romaines. 

O'e  S  T  ainsi  que  les  trois  pouvoirs  furent  dis- 
tribués dans  la  ville  :  mais  il  s'en  faut  bien 
qu'ils  le  fussent  de  même  dans  les  provinces. 
La  liberté  ctoit  dans  le  centre,  et  laAyrannie 
aux  extrémités. 

Pendant  que  Rome  ne  domina  que  dans 
l'Italie ,  les  peuples  furent  gouvernés  comme 
des  confédérés:  on  suivoit  les  lois  de  chaque 
république.  JMais  lorsqii'elle  conquit  plus  loin, 
que  le  sénat  n'eut  pas  immédiatement  l'œil  sur 
'les  provinces,  que  les  magistrats  qui  étoient 
à  Rome  ne  purent  plus  gouverner  l'empire,  il 
fallut  envoyer  des  préteurs  et  des  proconsuls. 
Pour  lors  cette  harmonie  des  trois  pouvoirs 
ne  fut  plus.  Ceux  qu'on  envoyoit  avoientune 
puissance  qui  réunissoit  celle  de  toutes  les 
magistratures  romaines;  que  dis -je?  celle 
même  du  sénat,  celle  même  du  peuple  (i). 
C'étoient  des  magistrats  despotiques  qui  con- 
venoient  beaucoup  à  l'éloignement  des  lieux 
où  ils  étoient  envoyés.  Ils  exerçoient  les  trois 
pouvoirs  ;  ils  étoient ,  si  j'ose  me  servir  de  ce 
terme ,  les  bâchas  de  la  république. 

Nous  avons  dit  ailleurs  (2)  que  les  mêmes 

(1)  Ils  faiïoient  leurs  édits  en  entrant  dans  les  pro- 
vinces.— (2)  Liv.  V,  cil.  ^X.  Voyez  aussi  les  livres 
II,  III,  IV,  et  V. 


i36  DE  l'esprit  des  lois. 
citoyens ,  dans  la  république ,  avoient  par  la 
nature  des  choses  les  emplois  civils  et  mili- 
taires. Cela  fait  qu'une  république  qui  con- 
quiert ne  peut  guère  communiquer  son  gou- 
vernement et  régir  l'état  conquis  selon  la 
forme  de  sa  constitution.  En  effet,  le  magis- 
trat qu'elle  envoie  pour  gouverner ,  ayant  la 
puissance  exécutrice  civile  et  militaire,  il  faut 
bien  qu'il  ait  aussi  la  puissance  législative  ; 
car  qui  est-ce  qui  feroit  des  lois  sans  lui  ?  Il 
faut  aussi  qu'il  ait  la  puissance  déjuger;  car 
qui  est-ce  qui  jugei'oit  indépendamment  de 
lui  ?  Il  faut  donc  que  le  gouverneur  cju'elle 
envoie  ait  les  trois  pouvoirs  ,  comme  cela  fut 
dans  les  provinces  romaines. 

Une  monarchie  peut  plus  aisément  com- 
municpier  son  gouvernement ,  parceque  les 
officiers  qu'elle  envoie  ont,  les  uns  la  puis- 
sance exécutrice  civile  ,  et  les  autres  la  puis- 
sance exécutrice  militaire;  ce  qui  n'entraîne 
pas  après  soi  le  despotisme. 

C'étoit  un  privilège  d'une  grande  consé- 
quence pour  un  citoyen  romain  de  ne  pouvoir 
être  jugé  que  par  le  peuple.  Sans  cela  il  auroit 
été  soumis  dans  les  provinces  au  pouvoir  ar- 
Ijitraire  d'an  proconsul  ou  d'un  propréteur. 
La  ville  ne  sentoit  point  la  tyrannie,  qui  ne 
s'exerçoit  que  sur  les  nations  assujetties. 

Ainsi  dans  le  monde  romain,  comme  à 
Lacédémone ,  ceux  qui  étoient  libres  étoient 
extrêmement  libres;  et  eeux  qui  étoient  es- 
claves étoient  extrêmement  esclavcé. 


riVRE    XI,    CHAP.    XIX.  137 

Pendant  que  les  citoyens  payoient  des  tri- 
buts ,  ils  étoient  levés  avec  une  équité  très 
pfrande.  On  suivoit  l'établissement  de  Servins 
T ullius,  qui  avoit  distribué  tous  les  citoyens 
en  six  classes ,  selon  l'ordre  de  leurs  richesses , 
et  fixé  la  part  de  l'impôt  à  proportion  de  celle 
nue  chacun  avoit  dans  le  gouvernement.  Il 
nrrivoit  de  là  qu'on  souffroit  la  grandeur 
du  tribut ,  à  cause  de  la  grandeur  du  crédit , 
et  que  l'on  se  consoloit  de  la  petitesse  du  cré- 
dit par  la  petitesse  du  tribut. 

II  y  avoit  encore  une  chose  admirable ,  c'est 
([lie  la  division  de  Servius  Tullius  par  classes 
étant  pour  ainsi  dire  le  principe  fondamental 
delà  constitution ,  il  arrivoit  que  l'équité ,  dans 
la  levée  des  tributs ,  tencit  au  principe  fonda- 
mental du  gouvernement ,  et  ne  pouvoit  être 
ôtée  qu'avec  lui. 

Mais  pendant  que  la  ville  payoit  les  tributs 
sans  peine,  ou  n'en  payoit  point  du  tout  (1), 
les  provinces  étoient  désolées  par  les  cheva- 
liers, qui  étoient  les  traitants  de  la  république. 
Nous  avons  parlé  de  leurs  vexations,  et  toute 
l'histoire  en  est  pleine. 

«  Toute  l'Asie  m'attend  comme  son  libéra- 
«teur,  disoit  Mithridate  (2),  tant  ont  excité 
c  de  haine  contre  les  Romains  les  rapines  des 

(1)  Après  la  conquête  de  la  Macédoine ,  les  tribnts 
cessèrent  à  Kome.  —  (2)  Harangue  tirée  de  Trogue 
Pompée,  rapportée  par  Justin,  liv.  XXXVIII. 

8. 


z38  DK  l'esprit  des  lois. 

«proconsuls  (r^,  les  exactions  des  gens  d'af- 
«  faires ,  et  les  calomnies  des  jugements  (2).  » 
Voilà  ce  qui  fit  que  la  force  des  provinces 
n'ajouta  rien  à  la  force  de  la  république ,  et  ne 
fit  au  contraire  que  l'affoiblir.  Voilà  ce  qui  fit 
que  les  provinces  regardèrent  la  perte  de  la 
liberté  de  Rome  comme  l'époque  de  l'établis- 
sement de  la  leur. 

CHAPITRE   XX. 

Fin  de  ce  livre. 

J  E  voudrois  rechercher,  dans  tous  les  gouver- 
nements modérés  que  nous  connoissons  , 
quelle  est  la  distribution  des  trois  pouvoirs  , 
et  calculer  par-là  les  degrés  de  liberté  dont 
chacun  d'eux  peut  jouir.  Mais  il  ne  faut  pas 
toujours  tellement  épuiser  un  sujet,  qu'on  ne 
laisse  rien  à  faire  au  lecteur.  Il  ne  s'agit  pas 
de  faire  lire ,  mais  de  faire  penser. 

(i)  Voyez  les  oraisons  contre  Verres. — (2)  On  sait 
qne  ce  fut  le  tribanal  de  Varns  qui  fit  révoiîer  le» 
Germains 


LIVRE    XII,    eu  A  p.    I.  l'icf 


LIVRE  XII. 

UES  LOIS  QUI  FORMENT  LA.  LIBERTÉ  POLITIQUE  DANS 
SON   RAPPORT   AVEC  LE   CITOYEN. 


CHAPITRE   PREMIER. 

Idée  de  ce  livre. 

v^E  n'est  pas  assez  d'avoir  traité  de  la  liberté 
politique  dans  son  rapport  avec  la  constitu- 
^tion  ;  il  faut  la  faire  voir  dans  le  l'apport  qu'elle 
a  avec  le  citoyen. 

J'ai  dit  que,  dans  le  premier  cas,  elle  est 
formée  par  une  certaine  distribution  des  trois 
pouvoirs  ;  mais ,  dans  le  second,  il  faut  la  con- 
sidérer sous  une  autre  idée.  Elle  consiste  dans 
la  sûreté ,  ou  dans  l'opinion  que  l'on  a  de  sa 
sûreté. 

Il  pourra  arriver  que  la  constitution  sera 
libre ,  et  que  le  citoyen  ne  le  sera  point.  Le 
citoyen  pourra  être  libre  ,  et  la  constitution 
ne  l'être  pas.  Dans  ces  cas ,  la  constitution 
sera  libre  de  droit ,  et  non  de  fait  ;  le  citoyen 
sera  libre  de  fait ,  et  non  pas  de  droit. 

Il  n'y  a  que  la  disposition  des  lois,  et  même 
des  lois  fondamentales ,  qui  forme  la  liberté 
dans  son  rapport  avec  la  constitution.  Mais, 
dans  le  rapport  avec  le  citoyen,  des  mœurs, 
des  manières  ,  des  exemples  l'ecus  ,  peuvent  la 
faire  naître,  et  de  certaines  lois  civiles  la  favo- 


I40  DK    I/ESPMT    DES    LOIS. 

riser,  comme  nous  allons  voir  dans  ce  livre-ci. 
De  |)lns,(lans  la  plupartdes  élars,lalibertc 
étant  j)lus  f^â-née,  choquée  ou  abat  lue,  (|ue 
leur  constitution  ne  le  demande,  il  est  bon 
de  |)arler  des  lois  particulières  qui ,  dans  cha- 
que constitution,  peuvent  aider  ou  choquer 
le  principe  de  la  liberté  dont  chacun  d'eux 
peut  être  susceptible. 

CHAPITRE   II. 

De  la  liberté  du  citoyen. 

J_j  A  liberté  pltilosophiqixe  consiste  dans  l'exer- 
oice  de  sa  volonté,  ou  du  moins  (s'il  faut  parler 
dans  tous  les  systèmes)  dans  l'opinion  où  l'on 
est  que  l'on  exerce  sa  volonté.  La  liberté  po- 
litique consiste  dans  la  sûreté,  ou  du  moin» 
dans  l'opinion  que  l'on  a  de  sa  sûreté. 

Cette  sûreté  n'est  jamais  plus  attaquée  que 
dans  les  accusations  publiques  ou  ])rivées. 
C'est  donc  de  la  bonté  des  lois  criminelles  que 
dépend  principalement  la  liberté  du  citoyen. 

Les  lois  criminelles  n'ont  jias  été  perfection- 
nées tout  d'un  couji.  Dans  les  lieux  mêmes  où 
l'on  a  le  plus  cherché  la  liberté  ,  on  ne  l'a  pas 
toujours  trouvée.  Aristote  (i)  nous  dit  qu'à 
('umes  les  parents  de  l'accusateur  pouvoient 
être  témoins.  Sous  les  rois  de  Rome,  la  loi 
étoit  si  imparfaite,  que  Servius  Tullius  pro- 
nonça la  sentence  contre  les  enfants  d'Ancus 

I' 

(i)  Polit,  liv.  II. 


LIVRE    XII,    CHAP.    II.  14  ■' 

Martlus ,  aceusé  d'avoir  assassiné  le  roi  son 
heau-pcre  (i).  Sous  les  premiers  rois  des 
Francs  ,  Clotaire  fit  une  loi  (-2)  pour  qu'un  ac- 
cusé ne  pût  être  condamné  sans  être  ouï,  ce 
qui  prouve  une  pratique  contraire  dans  quel- 
que cas  particulier  ou  chez  quelque  peuple 
barbare.  Ce  fut  Charondas  qui  introduisit  les 
jugements  contre  les  faiix  témoignages  (!^). 
Quand  l'innocence  des  citoyens  n'est  pas  as- 
surée ,  la  liberté  ne  l'est  pas  non  plus. 

Les  connoissances  que  l'on  a  acquises  dans 
Quelque  pays ,  et  que  l'on  acquerra  dans  d'au- 
tres ,  sur  les  règles  les  plus  sûres  que  l'on 
puisse  tenir  dans  les  jugements  criminels ,  in- 
téressent le  genre  humain  plus  qu'aucune 
chose  qu'il  y  ait  au  monde. 

Ce  n'est  que  sur  la  pratique  de  ces  connois- 
sances que  la  liberté  peut  être  fondée  :  et  dans 
un  état  qui  auroit  là-dessus  les  meilleures  lois 
possibles,  un  homme  à  qui  on  feroit  son  pro- 
cès ,  et  qui  devroit  être  pendu  le  lendemain ,  se- 
roit  plus  libre  qu'un  bâcha  ne  l'est  en  Turquie. 

CHAPITRE   m. 

Continuation  du  raêroe  sujet. 
Ijes  lois  qui  font  périr  un  homme  sur  la  dc- 

I        (1)  Tarquinins  Priscus.  Voyez  Denys  d'Halicar- 
I   Basse,  1.  IV. — (2)  De  l'an  56o. — (3)  Aristote,  Polit. 

1.  II,  ch.  XII.  Il  donna  ses  lois  à  Thurinra,  dans  la 

(juatre-vingt-quatriem?  olympiade. 


t42  de  l'esprit  des  lois. 

position  d'un  seul  témoin  sont  fatales  à  la  li- 
berté. La  raison  en  exige  deux  ,  parcequ'un 
témoin  qui  affirme  ,  un  accusé  qui  nie  ,  font 
un  partage  ;  et  il  faut  un  tiers  pour  le  vider. 

Les  Grecs  (i)  et  les  Romains  (2)  exigeoient 
une  Yoix  de  plus  pour  condamner.  IVos  lois 
françaises  en  demandent  deux.  Les  Grecs  pré- 
tendoient  que  leur  usage  avoit  été  établi  par 
les  dieux  (3)  ;  mais  c'est  le  nôtre. 

CHAPITRE   IV. 

Que  la  liberté  est  favorisée  par  la  nature  des  peines 
et  leur  proportion. 

V>i'est  le  triomphe  de  la  liberté,  lorsque  les 
lois  criminelles  tirent  chaque  peine  de  la  na- 
ture particulière  du  crime.  Tout  l'arbitraire 
cesse:  la  peine  ne  descend  point  du  caprice 
du  législateur,  mais  de  la  nature  de  la  chose  ; 
et  ce  n'est  point  l'homme  qui  fait  violence  à 
l'homme. 

Il  y  a  quatre  sortes  de  crimes.  Ceux  de  la 
première  espèce  choquent  la  religion;  ceux  de 
la  seconde,  les  mœurs;  ceux  de  la  troisième, 
la  tranquillité  ;  ceux  de  la  quatrième ,  la  sûreté 
des  citoyens.  Les  peines  que  l'on  inflige  doi- 
vent dériver  de  la  nature  de  chacune  de  ces 
espèces. 

(i)  Voyez  Aristide,  orat.  in  Minervam.  — 
(2)  Denys  d'Halicarnasse,  sur  le  jagement  de  Go- 
riolan,  liv.  VII. — (3)  Mioervae  calculns. 


LIVKEXri,    CHAP.     IV.  l/(3 

Je  ne  mets  dans  la  classe  des  crimes  qui  in- 
téressent la  religion  que  ceux  qui  l'attaquent 
directement ,  comme  sont  tous  les  sacrilèges 
simples  :  car  les  crimes  qui  en  troublent  l'exer- 
cice sont  de  la  nature  de  ceux  qui  choquent  la 
tranquillité  des  citoyens  ou  leur  sûreté ,  et 
doivent  être  renvoyés  à  ces  classes. 

Pour  que  la  peine  des  sacrilèges  simples 
soit  tirée  de  la  nature  (i)  delà  chose,  elle  doit 
consister  dans  la  privation  de  tous  les  avan- 
tages que  donne  la  religion;  l'expulsion  hors 
des  temples ,  la  privation  de  la  société  des 
fidèles  pour  un  temps  ou  pour  toujours,  la  fuite 
de  leur  présence,  les  exécrations,  les  dctesta- 
tions,  les  conjurations. 

Dans  les  choses  qui  troublent  la  tranquil- 
lité 07i  la  sûreté  de  l'état,  les  actions  cachées 
^)Ont  du  ressort  de  la  justice  humaine  ;  mais 
dans  celles  qui  blessent  la  divinité,  !à  où  il  n'y 
a  point  d'action  publique,  il  n'y  a  point  de 
matière  de  crime:  tout  s'y  passe  entre  l'homme 
et  Dieu  ,  qui  sait  la  mesure  et  le  temps  de  ses 
vengeances.  Que  si,  confondant  les  choses,  le 
magistrat  recherche  aussi  le  sacrilège  caché, 
il  porte  une  inquisition  sur  un  genre  d'action 
où  elle  n'est  point  nécessaire  :  il  détruit  la  li- 
berté des  citoyens,  en  armant  contre  eux  le 

(i)  Saint  Louis  lit  des  lois  si  outrées  contre  ceux 
qui  juroient,  que  le  pape  se  crut  obligé  de  l'en 
avertir.  Ce  prince  modéra  son  zèle ,  et  adoucit  ses 
lois.  Voyez  ses  ordonnances. 


I.'l'l  DE     l'esprit    des    LOIS. 

zeie  des  consciences  timides ,  et  celui  des  con- 
sciences hardies. 

Le  mal  est  venu  de  cette  idée ,  qu'il  faut 
venger  la  divinité.  Mais  il  faut  faire  honorer 
la  divinité ,  et  ne  la  venger  jamais.  En  effet ,  si 
l'on  se  conduisoit  par  cette  dernière  idée, 
quelle  seroit  la  lin  des  supplices?  Si  les  lois 
des  hommes  ont  à  venger  un  être  infini,  elles 
se  régleront  sur  son  infinité,  et  non  pas  sur 
les  foiblesses ,  sur  les  ignorances ,  sur  les  ca- 
prices de  la  nature  humaine. 

Un  historien  (i^  de  Provence  rapporte  un 
fait  cpii  nous  peint  très  bien  ce  que  peut  pro- 
duire sur  des  esprits  foibles  cette  idée  de  ven- 
ger la  divinité.  Un  Juif,  accusé  d'avoir  blas- 
phémé contre  la  sainte  Vierge,  fut  condamné 
à  être  écorché.  Des  chevaliers  masqués ,  le 
couteau  à  la  main,  montèrent  sur  l'échafaud 
et  en  chassèrent  l'exécuteur,  pour  venger  eux- 
mêmes  l'honneur  de  la  sainte  Yierge.  Je  ne 
veux  point  prévenir  les  réflexions  du  lecteur. 

La  seconde  classe  est  des  crimes  qui  sont 
contre  les  mœurs.  Telles  sont  la  violation  de 
la  continence  publique  ou  particulière ,  c'est- 
à-dire  de  la  police  sur  la  manière  dont  on  doit 
jouir  des  plaisirs  attachés  à  l'usage  des  sens  et 
à  l'union  des  corps.  Les  peines  de  ces  crimes 
doivent  encore  être  tirées  de  la  nature  de  la 
chose  :  la  privation  des  avantages  que  la  so- 
ciété a  attachés  à  la  pureté  des  mœurs,  les 

(i)  Le  P.  Bongerel. 


LIVRE-  XII,    CHAP.    IV.  l/jS 

amendes,  la  honte,  la  contrainte  de  se  cacher, 
l'infamie  publique,  l'expulsion  hors  de  la  ville 
et  de  la  société ,  enfin  toutes  les  peines  qui 
sont  de  la  juridiction  correctionnelle,  suffi- 
sent pour  réprimer  la  témérité  des  deux  sexes. 
En  effet,  ces  choses  sont  moins  fondées  sur  la 
méchanceté ,  que  sur  l'oubli  ou  le  mépris  de 
soi-même. 

Il  n'est  ici  question  que  des  crimes  qui  inté- 
ressent uniquement  les  mœurs ,  non  de  ceux 
•/qui  choquent  aussi  la  sûreté  publique ,  tels  que 
l'enlèvement  et  le  viol,  qui  sont  de  la  qua- 
trième espèce. 

Les  crimes  de  la  troisième  classe  sont  ceux 
qui  choquent  la  tranquillité  des  citoyens  ;  et 
les  peines  en  doivent  être  tirées  de  la  nature  de 
la  chose,  et  se  rapporter  à  cette  tranquillité, 
comme  la  privation ,  l'exil ,  les  corrections ,  et 
autres  peines  qui  ramènent  les  esprits  inquiets 
et  les  font  rentrer  dans  l'ordre  établi. 

Je  restreins  les  crimes  contre  la  tranquillité 
aux  choses  qui  contiennent  une  simple  lésion 
de  police  :  car  celles  qui ,  troublant  la  tranquil- 
lité, attaquent  en  même  temps  la  sûreté,  doi- 
vent être  mises  dans  la  quatrième  classe. 

Les  peines  de  ces  derniers  crimes  sont  ce 
qu'on  appelle  des  supplices.  C'est  une  espèce 
de  talion ,  qui  fait  que  la  société  refuse  la  sû- 
reté à  un  citoyen  qui  en  a  privé  ou  qui  a  voulu 
en  priver  un  autre.  Cette  peine  est  tirée  de  la 
nature  de  la  chose ,  puisée  dans  la  raison  et 
dans  les  sources  du  bien  et  du  mal.  Un  ci- 

ESPR.  DES  LOIS.    2,  g 


iliG  DE   l'esprit   des   lois. 

toyen  mérite  la  mort  lorsqu'il  a  violé  la  sûreté 
au  point  qu'il  a  ôté  la  vie ,  ou  qu'il  a  entrepris 
de  l'ôter.  Cette  peine  de  mort  est  comme  le  re- 
mède de  la  société  malade.  Lorsqu'on  viole  la 
sûreté  à  l'égard  des  biens  ,  il  peut  y  avoir  des 
raisons  pour  que  la  peine  soit  capitale  :  mais  il 
vaudroit  peut-être  mieux,  et  il  seroit  plus  de 
la  nature,  que  la  peine  des  crimes  contre  la 
sûreté  des  biens  fût  punie  par  la  perte  des  biens  ; 
et  cela  devroit  être  ainsi ,  si  les  fortunes  étoient 
communes  ou  égales.  Pilais  comme  ce  sont  ceux 
qui  n'ont  point  de  bien  qui  attaquent  plus  vo- 
lontiers celui  des  autres  ,  il  a  fallu  que  la  peine 
corporelle  suppléât  à  la  pécuniaire. 

Tout  ce  que  je  dis  est  puisé  dans  la  nature  , 
et  très  favorable  à  la  liberté  du  citoyen. 

CHAPITRE    V. 

De  certaines  accusations  qui  ont  j^arliculièrement 
besoin  de  modération  et  de  prudence. 

IVIaxime  importante:  il  faut  être  très  cir- 
conspect dans  la  poursuite  de  la  magie  et 
de  riiérésie.  L'accusation  de  ces  deux  cri- 
mes peut  extrêmement  choquer  la  liberté ,  et 
être  la  source  d'une  infinité  de  tyrannies  ,  si  le 
législateur  ne  sait  la  borner  ;  car,  comme  elle 
ne  porte  pas  directement  sur  les  actions  d'un 
citoyen,  mais  plutôt  sur  l'idée  que  l'on  s'est 
faite  de  son  caractère,  elle  devient  dangereuse 
à  proportion  de  l'ignorance  du  peuple;  et  pour 
lors  un  citoyen  est  toujours  en  danger,  par- 


MVUE    XII,    CHAP.    V.  1/(7 

ceque  la  meilleure  conduite  du  inonde ,  la  mo- 
rale la  plus  pure ,  la  pratique  de  tous  les  de- 
voirs, ne  sont  pas  des  garants  contre  les  soup- 
çons de  ces  crimes. 

Sous  Manuel  Comnene,  le  protestator  (i) 
fut  accusé  d'avoir  conspiré  contre  Tempereur , 
et  de  s'être  servi  pour  cela  de  certains  secrets 
qui  rendent  les  hommes  invisibles.  Il  est  dit 
(ians  la  vie  de  cet  empei'eur  (2)  que  l'on  sur- 
prit Aaron  lisant  un  livre  de  Saloinon  dont  la 
lecture  faisoit  jiaroître  des  légions  de  démons. 
Or ,  en  supposant  dans  la  magie  une  puissance 
qui  arme  l'enfer,  et  en  partant  de  là,  on  regai*- 
de  celui  que  l'on  appelle  un  magicien  comme 
l'homme  da  monde  le  plus  propre  à  troubler 
et  à  renverser  la  société,  et  l'on  est  porté  à  le 
punir  sans  mesure. 

L'indignation  croît  lorsque  l'on  met  dans  la 
magie  le  pouvoir  de  détruire  la  religion.  L'his- 
toire de  Constantlnople  (3)  nous  apprend  que , 
sur  une  révélation  qu'avoit  eue  un  évéque 
qu'un  miracle  avoit  cessé  à  cause  de  la  magie 
d'un  particulier,  lui  et  son  fils  furent  condam- 
nés à  mort.  De  combien  de  choses  prodigieu- 
ses ce  crime  nedépendoit-il  pas  !  Qu'il  ne  soit 
pas  rare  qu'il  y  ait  des  révélations  ;  que  l'évé- 
que  en  ait  eu  une  ;  qu'elle  fût  véritable  ;  qu'il 
y  eût  eu  un  miiacle  ;  que  ce  miracle  eût  cessé  ; 

(i)  Nicétas,  Vie  de  Manuel  Comnene  ,  liv.  IV. — 
(2)  Ibid. — (3)  Histoire  de  l'erapereur  Maurice ,  par 
Théophylacte ,  chap.  XI. 


l48  DE    l'esprit    des    LOIS. 

qu'il  y  eut  de  la  magie  ;  que  la  magie  pût  ren~ 
verser  la  religion  ;  que  ce  particulier  fût  ma- 
gicien ;  qu'il  eût  fait  enfin  cet  acte  de  magie. 

L'empereur  Théodore  Lascaris  attribuoi^ 
sa  maladie  à  la  magie  ;  ceux  qui  en  étoient  ac- 
cusés n'avoient  d'autre  ressource  que  de  ma- 
nier un  fer  chaud  sans  se  brûler.  Il  auroit  été 
bon  chez  les  Grecs  d'être  magicien  pour  se  jus- 
tifier de  la  magie.  Tel  étoit  l'excès  de  leur  idio- 
tisme, qu'au  crime  du  monde  le  plus  incertain 
ils  jolgnoicnt  les  preuves  les  plus  incertaines. 

Sous  le  règne  de  Philippe-le-Long,  les  Juifs 
furent  chassés  de  France,  accusés  d'avoir  em- 
poisonné les  fontaines  par  le  moyen  des  lé- 
preux. Cette  absurde  accusation  doit  bien  faire 
douter  de  toutes  celles  qui  sont  fondées  sur  la 
haine  publique. 

Je  n'ai  point  dit  ici  qu'il  ne  falloit  point  pu- 
nir l'hérésie  ;  je  dis  qu'il  faut  être  très  circon- 
spect à  la  punir. 

CHAPITRE   VI. 

Du  crime  contre  nature. 

A.  Dieu  ne  plaise  que  je  veuille  diminuer  l'hor- 
reur que  l'on  a  pour  un  crime  que  la  religion , 
la  morale,  et  la  politique,  condamnent  tour  à 
tour.  Il  faudroit  le  proscrire ,  quand  il  ne  feroit 
que  donner  à  un  sexe  les  foiblesses  de  l'autre , 
et  préparer  aune  vieillesse  infâme  par  une  jeu- 
nesse honteuse.  Ce  que  j'en  dirai  lui  laissera 
toutes  ses  flétrissures ,  et  ne  portera  que  contre 


LIVUE     XII,    CHAP.    VI.  l/,g 

la  tyrannie  qui  peut  abuser  de  l'horreur  même 
que  l'on  en  doit  avoir. 

Comme  la  nature  de  ce  crime  est  d'être  oa- 
clié ,  il  est  souvent  arrivé  que  des  législateurs 
l'ont  puni  sur  la  déposition  d'un  enfant  :  c'étoit 
ouvrir  une  porte  bien  large  à  la  calomnie. 
«Justinien,  dit  Procope  (i),  publia  une  loi 
«  contre  ce  crime  -,  il  fit  rechercher  ceux  qui  en 
«  étoient  coujiables,  non  seulement  depuis  la 
«  loi,  mais  avant.  La  déposition  d'un  témoin , 
«  quelquefois  d'un  enfant ,  quelquefois  d'un  es- 
«  clave ,  suffisoit ,  sur-tout  contre  les  riches  , 
«  et  contre  ceux  qui  étoient  de  la  faction  des 
«  verds. » 

Il  est  singulier  que  parmi  nous  trois  crimes , 
la  magie,  l'hérésie ,  et  le  crime  contre  nature  , 
dont  on  pourroit  prouver,  du  premier,  qu'il 
n'existe  pas;  du  second,  qu'il  est  susceptible 
d'une  infinité  de  distinctions,  interprétations, 
limitations;  du  troisième,  qu'il  est  très  sou- 
v^ent  obscur  ;  aient  été  tous  trois  punis  de  la 
jeine  du  feu. 

Je  dirai  bien  que  le  crime  contre  nature  ne 
'"era  jamais  dans  une  société  de  grands  pro- 
grès ,  si  le  peuple  ne  s'y  trouve  porté  d'ailleurs 
,)ar  quelque  coutume ,  comme  chez  les  Grecs , 
où  les  jeunes  gens  faisoient  tous  leurs  exerci- 
ces nus;  comme  chez  nous,  où.  l'éducation 
domestique  est  hors  d'usage;  comme  chez  les 
•asiatiques ,  où  des  particuliers  ont  un  grand 

(i)  Histoire  secrète. 


IJO  DE    L   ESPRIT    DES    LOIS. 

nombre  de  femmes  qu'ils  méprisent,  tandis' 
que  les  autres  n'en  peuvent  avoir.  Que  l'on  ne 
prépare  point  ce  crime,  qu'on  le  proscrive  par 
une  police  exacte  comme  toutes  les  violations 
des  mœurs  ;  et  l'on  verra  soudain  la  nature  ou 
défendre  ses  droits,  ou  les  l'eprendre.  Douce, 
aimable ,  charmante ,  elle  a  répandu  les  plaisirs 
d'une  main  libérale  ;  et,  en  nous  comblant  de 
délices,  elle  nous  prépai-e,  par  des  enfants 
qui  nous  font,  pour  ainsi  dire,  renaître,  à 
des  satisfactions  plus  grandes  que  ces  délices 
mêmes. 

CHAPITRE    VII. 

Da  crime  de  lese-majesté. 

JuES  lois  de  la  Chine  décident  que  quiconque 
manque  de  respect  à  l'empereur  doit  être  puni 
de  mort.  Comme  elles  ne  définissent  pas  ce 
que  c'est  que  ce  manquement  de  respect ,  tout 
peut  fournir  un  prétexte  pour  ôter  la  vie  à 
qui  l'on  veut  et  exterminer  la  famille  que  l'on 
veut. 

Deux  personnes  chargées  de  faire  la  gazette 
de  la  cour,  ayant  rais  dans  quelque  fait  des 
circonstances  qui  ne  se  trouvèrent  pas  vraies , 
on  dit  que  mentir  dans  une  gazette  de  la  cour , 
c'étoit  manquer  de  respect  à  la  cour ,  et  on  les 
fit  mourir  (i).  Un  prince  du  sang  ayant  mis 
quelque  note  par  mégarde  sur  un  mémorial 

(i)  Le  P.  da  Halde,  tome  I,  p.  43. 


LIVRE     XII,    C  H  AP.    VII.  l5l 

signé  du  pinceau  rouge  par  l'empereur,  on  dé- 
cida qu'il  avoit  manqué  de  respect  à  l'empe  - 
reur  ;  ce  qui  causa  contre  cette  famille  une  des 
terribles  persécutions  dont  l'histoire  ait  ja- 
mais parlé  (i). 

C'est  assez  que  le  crime  de  lese-majesté  soit 
vague  yjour  que  le  gouvernement  dégénère  en 
despotisme.  Je  m'étendrai  davantage  là-dessus 
dans  le  livre  de  la  Composition  des  lois. 

CHAPITRE    VIII. 

De  la  mauvaise  application  du  nom  de  crime  de 
sacrilège  et  de  lesc-majesté. 

v_j'est  encore  un  violent  abus  de  donner  le 
nom  de  crime  de  lese-majesté  à  une  action  qui 
ne  l'est  pas.  Une  loi  des  empereurs  (2)  pour- 
suivoit  comme  sacrilèges  ceux  qui  mettoient 
en  question  le  jugement  du  prince,  et  dou- 
toient  du  mérite  de  ceux  qu'il  avoit  choisis 
pour  quelque  emploi  (  i)  :  ce  furent  bien  le  ca- 
binet et  les  favoris  qui  établirent  ce  crime.  Une 
aulre  loi  avoit  déclaré  que  ceux  qiii  attentent 
contre  les  ministres  et  les  officiers  du  prince 
sont  criminels  de  lese-majesté  comme  s'ils  at- 

(i)  Lettres  du  P.  Pare7inin,  dans  les  Lettres  édif. 
— (2)  Gratien,  Valeutiuieii,  et  Théodose.  C'est  la 
troisième  au  code  de  crim.  sacril. — (i)  Sacrilegii 
instar  est  dubitare  an  is  dignns  sit  quera  elegerit 
imperator.  Ibid.  Cette  loi  a  servi  de  modela  à  celle 
de  Pioger,  dans  les  constitutions  de  Najiles  ,  tit.  IV. 


i:)2  DE    L'tSPRIT    DES    LOIS. 

tentoient  coiiti'e  le  prince  même(i).  Nous  de^ 
vons  celle  loi  à  deux  princes  (2)  dont  la  foi- 
blesse  est  célèbre  dans  rhistoire  ;  deux  princes 
qui  furent  menés  par  leurs  ministres  comme 
les  troupeaux  sont  conduits  par  les  pasteurs; 
deux  princes,  esclaves  dans  le  palais,  eufants 
dans  le  conseil ,  étrangers  aux  armées,  qui  ne 
conservèrent  l'empire  que  parcequ'ils  le  don- 
nèrent tous  les  jours.  Quelques  uns  de  ces  fa- 
voris conspirèrent  contre  leurs  empereurs.  Ils 
firent  plus ,  ils  conspirèrent  contre  l'empire  ; 
ils  y  appelèrent  les  barbares;  et,  quand  on 
voulut  les  arrêter,  l'état  étoit  si  foible  qu'il 
fallut  violer  leur  loi,  et  s'exposer  au  crime  de 
lese-majesté  pour  les  punir. 

C'est  pourtant  sur  cette  loi  que  se  fondoit  le 
rapporteur  de  monsietu-  de  Cinq-Mars  (3), 
lorsque ,  voulant  prouver  qu'il  étoit  coupable 
du  crime  de  lese-majesté  pour  avoir  voulu 
cliasser  le  cardinal  de  Richelieu  des  affaires , 
il  dit  :  «  Le  crime  qui  touche  la  personne  des 
«  ministres  des  princes  est  réputé,  par  les  cori- 
«  stitutions  des  empereurs ,  de  pareil  poids  que 
«  celui  qui  touche  leur  personne.  Un  ministre 
«  sert  bien  son  prince  et  son  état  ;  on  l'ôte  à 
«  tous  les  deux  :  c'est  comme  si  l'on  privoit  le 
•t  premier  d'un  bras  (4) ,  et  le  second  d'une  par- 

(  i)  La  loi  cinquième  ,  ad  leg.  Jul.  maj.  cod.  IX  , 
tit.  VIII.  —  (2)  Arcadius  e\.  Honorius.  —  (3)  Mé- 
moire» de  Montrésor,  tome  I. — (4)  Nam  ipsi  pars  cor- 
porisnostiisunt.  Même  loi,  ancode  ad  leg- Jul. maj. 


LIVRÉ    XII,    CHAP.    VIII.  l5'3 

«  tle  de  sa  puissance.  »  Quand  la  servitude  elle- 
îiiéme  viendroit  sur  la  terre ,  elle  ne  parleroit 
pas  autrement. 

Une  autre  loi  de  Valenlinien ,  Théodose  et 
Arcadius  (i),  déclare  les  faux-monnoyeurs 
coupables  du  crime  de  lese-majesté.  Mais  n'é- 
toit-ce  pas  confondre  les  idées  des  choses  ? 
Porter  sur  un  autre  crime  le  nom  de  lese-ma- 
jesté ,  n'est-ce  pas  diminuer  l'iiorreur  du  crime 
de  lese-majesté? 

CHAPITRE    IX. 

Continuation  du  même  sujet. 

«  JT  A  u  L I N  ayant  mandé  à  l'empereur  AJexan- 
«  dre  qu'il  se  préparoit  à  poursuivre ,  comme 
<■■  criminel  de  lese-majesté,  un  juge  qui  avoit 
«  prononcé  contre  ses  ordonnances ,  l'empereur 
«  lui  répondit  que ,  dans  un  siècle  comme  le 
«  sien ,  les  crimes  de  lese-majesté  indirects  n'a- 
it voient  point  de  lieu  (2).  » 

Faustinien  ayant  écrit  au  même  empereur 
qu'ayant  juré,  par  la  vie  du  prince,  qu'il  ne 
pardonneroit  jamais  à  son  esclave,  il  se  voyoit 
obligé  de  perpétuer  sa  colère ,  pour  ne  pas  se 
rendre  coupable  du  crime  de  lèse  -  majesté  : 
«  Vous  avez  pris  de  vaines  terreurs  (3) ,  lui  ré- 

(i)  C'est  la  neuvième  au  code  théod.  de  falsa 
rnoneta.  —  (2)  Eliam  ex  aliis  caussis  majestatis  cri- 
mina  cessant  meo  sœculo.  Leg.  I ,  cod.  1.  IX ,  tit.  Yllf , 
ad  leg.  Jiil.  mai. — (3)  Alienam  sectae  mea;  solicitn- 
dinem  concepisti,  Leg.  II,  cod.  1.  XLIII,  tit.  IV,  ibid. 

9- 


i54         i»E  l'bsprit  des  lois. 
«  pondit  l'empereur ,  et  vous   ne  connoissez 
«  pas  mes  maximes.  » 

Un  sénatus-consulte  (i)  ordonna  que  celui 
qui  avoit  fondu  des  statues  de  l'empereur  qui 
auroient  été  réprouvées  ne  seroit  point  coupa- 
ble de  lese-majesté.  Les  empereurs  Sévère  et 
Antonin  écrivirent  à  Pontius  (2)  que  celui  qui 
vendroit  des  statues  de  l'empereur  non  consa- 
crées ne  tomberoit  point  dans  le  crime  de  lese- 
majesté.  Les  mêmes  empereurs  écrivirent  à 
Julius  Cassianus  que  celui  qui  jetteroit  par 
hasard  une  pierre  contre  une  statue  de  l'empe- 
reur ne  devoit  point  être  poursuivi  comme 
criminel  de  lese-majesté  (3),  La  loi  Julie  de- 
mandoit  ces  sortes  de  modifications;  car  elle 
avoit  rendu  coupables  de  lese-majesté  non 
seulement  ceux  qui  fondoient  les  statues  des 
empereurs ,  mais  ceux  qui  commettoient  quel- 
que action  semblable  (4) ,  ce  qui  rendoit  ce  cri- 
me arbitraire.  Quand  un  eut  établi  bien  des 
crimes  de  lese-majesté ,  il  fallut  nécessairement 
distinguer  ces  crimes.  Aussi  le  jurisconsulte 
Ulpien,  après  avoir  dit  que  l'accusation  du 
crime  de  lese-majesté  ne  s'éteignoit  point  par 
la  mort  du  coupable,  ajoute-t-il  que  cela  ne 
regarde  pas  tous  fS)  les  crimes  de  lese-majesté 
établis  par  la  loi  Julie,  mais  seulement  celui 

(i)  Voyez  la  loi  IV,  §,  3 ,  au  ff.  ad  leg.  Jtil.  mnj. 
liv.XLVIII,  tome IV. —(2)  Voyez  la  loi  V,  §.  2,  ibiii. 
— (3)  Ibid.  ^.  I. — (4)  Aliudve  quid  simile  admise- 
riiit.  Leg.  VI,  ibid. — (5)  Dans  la  loi  dernière,  ibid. 


L  I  V  II  K     XII,     (11  A  P.     IX.  I  J3 

qui  conllent  un  atteiilat  cuntre  l'empire  on 
contre  la  vie  de  l'empereur. 

CHAPITRE   X. 

Continuation  du  même  sujet. 

Une  loid' Angleterre, passée sousHenriVllI, 
déclaroit  cou])ables  de  haute  trahison  tons 
ceux  qui  prédiroient  la  mort  du  roi.  Cette  loi 
étoit  bien  vague  :  le  despotisme  est  si  terrible 
qu'il  se  tourne  même  contre  ceux  qui  T'exer- 
cent. Dans  la  dernière  maladie  de  ce  roi ,  les 
médecins  n'osèrent  jamais  dire  qu'il  fût  en 
danger,  et  ils  agirent  sans  doute  en  consé- 
quence (i). 

CHAPITRE    XI. 

Des  pensées. 

L)  N  Marsias  songea  qu'il  coupoit  la  gorge  à 
Denys  (2).  Celui-ci  le  fit  mourir,  disant  qu'il 
n'y  auroit  pas  songé  la  nuit  s'il  n'y  eût  pensé 
le  jour,  C'étoit  une  grande  tyrannie  :  car, 
quand  même  il  y  auroit  pensé,  il  n'avoit  pas 
attenté  (3).  Les  lois  ne  se  chargent  de  punir 
que  les  actions  extérieures. 

(i)A''oyez l'histoire  delà  réfonnation, par  iM  .riir- 
net. — (2)  Plutarque,  Vie  de  Denys. — (3)  Il  faut  que 
la  pensée  soit  jointe  à  quelque  sorte  d'action. 


ii>6  DK   l'esprit  des  lois. 

CHAPITRE    XII. 
Des  paroles  indiscrètes. 

Jaien  ne  rend  encore  le  crime  de  lese-ma- 
jesté  plus  arbitraire  que  quand  des  paroles 
indiscrètes  en  deviennent  la  matière.  Les  dis- 
cours sont  si  sujets  à  intei'prétation ,  il  y  a  tant 
de  différence  entre  l'indiscrétion  et  la  malice  , 
et  il  y  en  a  si  peu  dans  les  expressions  qu'elles 
emploient,  que  la  loi  ne  peut  guère  soumettre 
les  paroles  à  une  peine  capitale ,  à  moins  qu'elle 
ne  déclare  expressément  celles  qu'elle  y  sou- 
met(i). 

Les  paroles  ne  forment  point  un  corps  de 
délit;  elles  ne  restent  que  dans  l'idée.  La  plu- 
part du  temps  elles  ne  signifient  point  par  elles- 
mêmes  ,  mais  par  le  ton  dont  on  les  dit.  Sou- 
vent, en  redisant  les  mêmes  paroles,  on  ne 
rend  pas  le  même  sens  ;  ce  sens  déjiend  de  la 
liaison  qu'elles  ont  avec  d'autres  choses.  Quel- 
quefois le  silence  exprime  plus  que  tous  les 
discours.  Il  n'y  a  rien  de  si  équivoque  que  tout 
cela  :  comment  donc  en  faire  un  crime  de  lese- 
majesté?  Par-tout  où  cette  loi  est  établie,  non 
seulement  la  liberté  n'est  plus ,  mais  son  ombre 
même. 

(i)  Si  non  taie  sit  delîctum ,  in  quodyel  scriptura 
legis  descendit ,  vel  ad  exeraplum  legis  vindicandnm 
est,  dit  Modestinus,  dans  la  loi  Vil,  §.  3,  injtne, 
au  ff.  ad  le  g.  Jiil.  maj. 


LIVRE    XII,    CHAP.    XII.  l^i'J 

Dans  le  manifeste  de  la  czarine  Anne ,  donné 
contre  la  famille  d'Olffourouki  (i),  un  de  ces 
princes  est  condamné  à  mort  pour  avoir  pro- 
féré des  paroles  indécentes  qui  avoient  du  rap- 
port à  sa  personne  ;  un  aiïtre ,  pour  avoir  ma- 
lignement interprété  ses  sages  dispositions 
pour  l'empire,  et  offensé  sa  personne  sacrée 
par  des  paroles  peu  respectueuses. 

Je  ne  prétends  point  diminuer  l'indignation 
que  l'on  doit  avoir  contre  ceux  qui  veulent 
flétrir  la  gloire  de  leur  prince;  mais  je  dirai 
bien  que,  si  l'on  veut  modérer  le  despotisme , 
une  simple  punition  correctionnelle  convien- 
dra mieux  dans  ces  occasions  qu'une  accusa- 
tion de  lese-majesté,  toujours  terrible  à  l'inno- 
cence même  (2). 

Les  actions  ne  sont  pas  de  tous  les  jours  ; 
bien  des  gens  peuvent  les  remarquer  :  une 
fausse  accusation  sur  des  faits  peut  être  aisé- 
ment éclaircie.  Les  pai'oles  qui  sont  jointes  à 
une  action  prennent  la  nature  de  cette  action. 
Ainsi  un  homme  qui  va  dans  la  place  publique 
exhorter  les  sujets  à  la  révolte  devient  cou- 
pable de  lese-majesté ,  parceque  les  paroles 
sont  jointes  à  l'action,  et  y  participent.  Ce  ne 
sont  point  les  paroles  que  l'on  punit,  mais  une 
action  commise  dans  laquelle  on  emploie  les 
paroles.  Elles  ne  deviennent  des  ci'imes  que 

(1)  En  1740.  —  (2)  Neclubiicum  linguae  ad  pœ- 
naiTi  facile  trabenduin  est.  Modcstin.,  dans  la  loi  VII 
§.  3 ,  au  ff.  ad  leg.  Jiil.  moj. 


l58  DE    l'esprit    des    LOIS. 

iorsqu  elles  préparent,  cfu' elles  accompagnent, 
ou  qu'elles  suivent,  une  action  criminelle.  On 
renverse  tout  si  l'on  fait  des  paroles  un  crime 
capital ,  au  lieu  de  les  regarder  comme  le  signe 
d'un  crime  capital. 

Les  empereurs  Théodose,  Arcadius  et  Ho- 
norius ,  écrivirent  à  Rufiin , préfet  du  prétoire  : 
«  Si  quelqu'un  parle  mal  de  notre  personne  ou 
«  de  notre  gouvernement ,  nous  ne  voulons 
'<  point  le  punir  (i)  ;  s'il  a  parlé  par  légèreté  , 
f<  il  faut  le  mépriser;  si  c'est  par  folie,  il  faut 
«  le  plaindre  ;  si  c'est  une  injure  ,  il  faut  lui 
«  pardonner.  Ainsi ,  laissant  les  choses  dans 
rt  leur  entier,  vous  nous  en  donnerez  connois- 
n  sance ,  afin  que  nous  jugions  des  paroles  par 
«  les  personnes  ,  et  que  nous  pesions  bien  si 
K  nous  devons  les  soumettre  au  jugement,  ou 
«  les  négliger.  » 

CHAPITRE    XIII. 

Des  écrits. 

JL  E  s  écrits  contiennent  quelque  chose  de  plus 
permanent  que  les  paroles  ;  mais ,  lorsqu'ils  ne 
préparent  pas  au  crime  de  lese-majesté,  ils 
ne  sont  point  une  matière  du  crime  de  lese- 

nicTiesté. 


(i)  Si  id  ex  levitate  processerit,  contemnendum 
est  ;  si  ex  insaiiia,  miseratione  dignissimiim  ;  si  ab 
iajaria,  remitiersdum.  Lesf.  nuicn,  cod.  si  ffuis  im- 
perat.  malrj. 


LIVRE     XII,    CTIAP.     XIII.  l5<J 

Auguste  et  Tibère  y  attachèrent  pourtant 
la  peine  de  ce  crime  (i);  Auguste ,  à  l'occasion 
de  certains  écrits  faits  contre  des  hommes  et  des 
femmes  illustres;  Tibère,  à  cause  de  ceux  qu'il 
crut  faits  contre  lui.  Rien  ne  fut  plus  fatal  à  la 
liberté  romaine.  Crémutius  Cordus  fut  accusé 
parceque  dans  ses  annales  il  avoit  appelé  Cas- 
sius  le  dernier  des  Romains  (2). 

Les  écrits  satyriques  ne  sont  guère  connus 
dans  les  états  despotiques  ,  où  l'abattement 
d'un  côté ,  et  l'ignorance  de  l'autre ,  ne  donnent 
ni  le  talent  ni  la  volonté  d'en  faire.  Dans  la 
démocratie  on  ne  les  empêche  pas  ,  par  la 
raison  même  qui,  dans  le  gouvernement  d'un 
seul ,  les  fait  défendre.  Comme  ils  sont  ordi- 
nairementcomposés  contre  des genspuissants, 
ils  flattent  dans  la  démocratie  la  malignité  du 
peuple  qui  gou'verne.  Dans  la  monarchie ,  on 
les  défend  ;  mais  on  en  fait  plutôt  un  sujet  de 
police  que  de  crime  :  ils  peuvent  amuser  la 
malignité  générale,  consoler  les  mécontents, 
diminuer  l'envie  contre  les  places ,  donner  au 
peuple  la  patience  de  souffrir ,  et  le  faire  rire 
de  ses  souffrances. 

L'aristocratie  est  le  gouvernement  qui  pros- 
crit le  plus  les  ouvrages  satyriques.  Les  ma- 
gistrats y  sont  de  petits  souverains  ,  qui  ne 
sont  pas  assez  grands  pour  mépriser  les  in- 

(i)  Tacite,  Annales, liv.  I.  Ola  continua  sous  les 
règnes  suivants.  Voyez  la  loi  première,  au  code  f/e 
famos.  libellis. — (2)  Tacite,  Annales,  liv.  IV. 


iGo  DE    l'esprit    UfiS    LOIS. 

jures.  Si,  dans  la  monarchie,  quelque  trait  va 
contre  le  monarque,  il  est  si  haut  que  le  trait 
n'arrive  peint  jusqu'à  lui  ;  un  seigneur  aristo- 
cratique en  est  percé  de  part  en  part.  Aussi  les 
décemvirs ,  qui  formoient  une  aristocratie , 
punirent-ils  de  mort  les  écrits  satyriques  (i). 

CHAPITRE    XIV. 

Violation  de  la  pudeur  dans  la  punition  des  crimes. 

Il  y  a  des  règles  de  pudeur  observées  chez 
presque  toutes  les  nations  du  monde;  il  seroit 
absurde  de  les  violer  dans  la  punition  des  cri- 
mes ,  qui  doit  toujours  avoir  jiour  objet  le 
rétablissement  de  l'ordre. 

Les  orientaux ,  qui  ont  exposé  des  femmes 
à  des  éléphants  dressés  pour  un  abominable 
genre  de  supplice ,  ont-ils  voulu  faire  violer 
la  loi  par  la  loi  ? 

Un  ancien  usage  des  Romains  défendoit  de 
faire  mourir  les  filles  qui  n'étoient  pas  nubiles. 
Tibère  trouva  l'expédient  de  les  faire  violer 
par  le  bourreau  avant  de  les  envoyer  au  sup- 
plice (2)  :  tyran  subtil  et  cruel,  il  détruisoit  les 
mœurs  pour  conserver  les  coutumes. 

Lorsque  la  magistrature  japonaise  a  fait 
exposer  dans  les  places  publiques  les  femmes, 
nues,  et  les  a  obligées  de  marcher  à  la  manière 

(1)  La  loi  des  douze  tables.  —  (2)  Suetonius  ,  m 
Tiberio. 


LIVRE    Xlï,    CHAP.    XI  Y.  l6l 

des  bêtes ,  elle  a  fait  frémir  la  pudeur  (i);  mais 
lorsqu'elle  a  voulu  contraindre  une  mère. . . . , 

lorsqu'elle  a  voulu  conti'aindre  un  fils ,  je 

ne  puis  achever ,  elle  a  fait  frémir  la  nature 
même  (2). 

CHAPITRE    XV. 

De  l'affranchissement  de  l'esclave  pour  accuser  le 
maître. 

A.U  G  u  s  T  E  établit  que  les  esclaves  de  ceux  qui 
auroient  conspiré  contre  lui  seroient  vendus 
au  public ,  afin  qu'ils  pussent  déposer  contre 
leur  maître  (3).  On  ne  doit  rien  négliger  de  ce 
qui  mené  à  la  découverte  d'un  grand  crime. 
Ainsi,  dans  un  état  où  il  y  a  des  esclaves  ,  il 
est  naturel  qu'ils  puissent  être  indicateurs  ; 
mais  ils  ne  sauroient  être  témoins. 

Virulex  indiqua  la  conspiration  faite  en  fa- 
veur de  Tarquin  ;  mais  il  ne  fut  pas  témoin 
contre  les  enfants  de  Brutus.  Il  étoit  juste  de 
donner  la  liberté  à  celui  qui  avoit  rendu  un 
si  grand  service  à  sa  patrie  ;  mais  on  ne  la 
lui  donna  pas  afin  qu'il  rendît  ce  service  à  sa 
patrie. 

Aussi  l'empereur  Tacite  ordonna-t-il  que 
les  esclaves  ne  seroient  pas  témoins  contre  leur 


(i)  Recueil  des  voyages  qui  ont  servi  à  l'établis- 
«ement  de  la  compagnie  des  Indes,  tome  V,  part.  II. 
—(2)  Ibid.  p.  4y6. — (3)  Dion,  dans  Xiphilin. 


iGi  DE    l'f.  SPRIT    DES    LOIS. 

maître  dans  le  crime  même  de  lese-majesté  (i); 
loi  qui  n'a  pas  été  mise  dans  la  compilation  de 
Justinien. 

CHAPITRE    XVI. 

Calomuie  dans  le  crime  de  lese-majesté. 

1  L  faut  rendre  justice  aux  Césars  ;  ils  n'ima- 
ginèrent pas  les  premiers  les  tristes  lois  qu'ils 
firent.  C'est  Sylla  (2)  qui  leur  apprit  qu'il  ne 
falloit  point  punir  les  calomniateurs;  bientôt 
on  alla  jusqu'à  les  récompenser  (3). 

CHAPITRE   XVII. 

De  la  révélation  des  conspirations. 

«  Vi  u  A  N  D  ton  frère ,  ou  ton  fils  ,  ou  ta  fille  , 
«ou  ta  femme  bien  aimée,  ou  ton  ami,  qui 
«  est  comme  ton  ame  ,  te  diront  en  secret, 
«  allions  à  d' mitres  dieux  ^  tu  les  lapideras  : 
«  d'abord  ta  main  sera  sur  lui,  ensuite  celle  de 
«  tout  le  peuple.  »  Cette  loi  du  Deutéronome(/|) 
ne  peut  être  une  loi  civile  chez  la  plupart  des 

(i)  Flavius  Vopiscus,  dans  sa  vie.  —  (2)  Sylla  fit 
ane  loi  de  majesté ,  dont  il  est  parlé  dans  les  oraisons 
de  Cicéron,  pro  Cluentio ,  art.  III  ;  in  Pisonem, 
art.  XXI  ;  deuxième  contre  "Verres  ,  art.V;  épîtres 
familières,  liv.  IIÎ,  lett.  II.  César  et  Auguste  les  in- 
sérèrent dans  les  lois.lulies;  et  d'autres  y  ajoutèrent. 
— (3)  Ex  quo  fjuis  distinctior  accusator  eo  magia 
honores  assequebatur,  ac  velnti  sacrosanctns  erat. 
Tacite.— (4)  Chap.  XIII,  v.  6,  7,  8  ,  et  9. 


LIVRE     XII,    CUAP.     XVII.  lG'3 

peuples  que  nous  connoissons  ,  parcequ'elle  y 
ouvrlroitla  porte  à  tous  les  crimes- 
La  loi  qui  ordonne  dans  plusieurs  états ,  sous 
peine  de  la  vie ,  de  révéler  les  conspirations 
auxquelles  même  on  n'a  pas  trempé ,  n'est 
guère  moins  dure.  Lorsqu'on  la  porte  dans  le 
gouvernement  monarchique,  il  est  très  con- 
venable de  la  restreindre. 

Elle  n'y  doit  être  appliquée  dans  toute  sa 
sévérité  qu'au  crime  de  lese-majesté  au  pre- 
mier chef.  Dans  ces  états ,  il  est  très  important 
de  ne  point  confondre  les  différents  chefs  de 
ce  crime. 

Au  Japon  ,  où  les  lois  renversent  toutes  Ls 
idées  de  la  raison  humaine  ,  le  crime  de  non- 
révélation  s'applique  aux  cas  les  plus  ordi- 
naires. 

Une  relation  (  i  )  nous  parle  de  deux  demoi- 
selles qui  furent  enfermées  jusqu'à  la  mort 
dans  un  coffre  hérissé  de  pointes ,  l'une  ,  j)our 
avoir  eu  quelque  intrigue  de  galanterie;  l'au- 
tre, pour  ne  l'avoir  pas  révélée. 

CHAPITRE   XVIU. 

Combien  il  est  dangereux,  clans  les  républiqres ,  de 
trop  punir  le  crime  de  lese-maje«té. 

V^uAND  une  république  est  parvenue  à  dé- 
truire ceux  qui  vouloient  la  renverser,  il  faut 


(i)  Recueil  des  voyages  qui  ont  servi  à  l'établisse- 
flient  de  îa  compagnie  des  Indes, p.  42  3,  l,'V,p8rf.  H. 


l04  DE     l'esprit    des    LOIS. 

se  hâter  de  mettre  fin  aux  vengeances  ,  aux 
peines  ,  et  aux  récompenses  même. 

On  ne  peut  faire  de  grandes  punitions  ,  et 
par  conséquent  de  grands  changements ,  sans 
mettre  dans  les  mains  de  quelques  citoyens 
un  grand  pouvoir.  Il  vaut  donc  mieux  dans  ce 
cas  pardonner  beaucoup  que  punir  beaucoup , 
exiler  peu  qu'exiler  beaucoup ,  laisser  les  biens 
que  multiplier  les  confiscations.  Sous  prétexte 
de  lavengeance  de  la  république,  on  établiroit 
la  tyrannie  des  vengeurs.  Il  n'est  j)as  question 
de  détruire  celui  qui  domine ,  mais  la  domina- 
tion. Il  faut  rentrer,  le  ])lutôt  que  l'on  peut, 
dans  ce  train  ordinaire  du  gouvernement  où 
les  lois  protègent  tout, et  ne  s'arment  contre 
personne. 

Les  Grecs  ne  mirent  point  de  bornes  aux 
vengeances  qu'ils  prirent  des  tyrans  ou  de  ceux 
qu'ils  soupçonnèrent  de  l'être.  Ils  firent  mou- 
rir les  enfants  (i),  quelquefois  cinq  des  plus 
proches  parents  (2^;  ils  chassèrent  une  infinité 
de  familles.  Leurs  républiques  en  furent  ébran- 
lées ;  l'exil  ou  le  retour  des  exilés  furent  tou- 
jours des  époques  qui  marquèrent  le  change- 
ment de  la  constitution. 

Les  Romains  furent  plus  sages.  Lorsque 
Cassius  fut  condamné  pour  avoir  aspiré  à  la 
tyrannie  ,  on  mit  en  question  si  Ton  feroit 

(i)  Denys  d'Halicarnasse,  Antiquités  romaines, 
liv.  VIII. — (2)  Tyranno  occiso ,  qninque  ejas  proxi- 
raos  cognatione,  magistratas  necato.  Cicéron  ,  </*■ 
inventione ,  lib,  II. 


LIVRE    XII,     ClIAP.     XVIII.  l65 

mourir  ses  enfants  :  ils  ne  furent  condamnét 
à  aucune  peine.  «  Ceux  qui  ont  voulu,  dil 
«  Denys  d'Halicarnasse  (  i  )  ,  changer  cettf 
«  loi  à  la  lin  de  la  guerre  des  Marses  et  d« 
«  la  guerre  civile  ,  et  exclure  des  charges  les 
«  enfants  des  proscrits  par  Sylla  ,  sont  bien 
«  criminels.  » 

On  voit  dans  les  gueri-es  de  Marins  et  de 

Sylla  jusqu'à  quel  point  les  âmes  chez  les  Ro- 

Imains  s'étoient  peu    à   peu  dépravées.    Des 

choses  si  funestes  firent  croire  qu'on  ne  les 

[reverroit  plus.  Mais ,  sous  les  triumvirs ,  on 

voulut  être  plus  cruel ,  et  le  paroître  moins  : 

bn  est  désolé  de  voir  les  sophismes  qu'employa 

i|.a  cruauté.  On  trouve  dans  Appien  (2)  la  for- 

[nule  des  proscriptions.  Vous  diriez  qu'on  n'y 

i  d'autre  objet  que  le  bien  de  la  république , 

ant  on  y  parle  de  sang  froid ,  tant  on  y  montre 

l'avantages  ,  tant  les  moyens  que  l'on  prend 

ont  préférables  à  d'autres,  tant  les  riches  se- 

ont  en  sûreté,  tant  le  bas  peuple  sera  tran- 

uille  ,  tant  on  craint  de  mettre  en  danger  la 

ie  des  citoyens ,  tant  on  veut  appaiser  les  sol- 

ats ,  tant  enfin  on  sera  heureux  (3). 

Rome  étoit  inondée  de  sang  quand  Lépidus 

iompha  de  l'Espagne  :  et,  par  une  absurdité 

ns  exemple  ,  sous  peine  d'être  proscrit  (4)  il 

donna  de  se  réjouir. 


— i(i)  Liv.  VIIl,  p.  547.  —  (2)  Des  guerres  civiles  , 
IV. — (3)  Quod  felix  faustumque  sit. — (4)  Sacris 
«ji-iejiulis  dent  hune  diera  :  quisecùs  faxit,  inter.pro- 
iptos  este. 


l6S  DE    l'esprit     des    LOIS. 

CHAPITRE    XIX. 

Comment  on  suspend  l'usage  de  la  liberté  dans  la 
république. 

Il  y  a,  dans  les  états  où  l'on  fait  le  plus  de 
cas  de  la  liberté,  des  lois  qui  la  violent  contre 
nn  seul  pour  la  garder  à  tous.  Tels  sont  en 
Angleterre  les  bills  appelés  à.' attainder  (i) 
Ils  se  rapportent  à  ces  lois  d'Athènes  qui  sta 
tuoient  contre  un  particulier  (  2  ) ,  pourvu 
qu'elles  fussent  faites  par  le  suffrage  de  sis 
mille  citoyens  :  ils  se  rapportent  à  ces  lois 
qu'on  faisoit  à  Rome  contre  des  citoyens  par- 


(i)  Il  ne  suffit  pas,  dans  les  tribunaux  du  royaume 
qu'il  y  ait  une  preuve  telle  que  les  juges  soient  coU' 
vaincus  ;  il  faut  encore  que  cette  preuve  soit  for 
melle,  c'est-à-dire  légale  :  et  la  loi  demande  qu'il 
ait  deux  témoins  contre  raccusé  ;  une  autre  preuvi 
ne  suffiroit  pas.  Or  si  un  homme  présumé  coupabl 
de  ce  qu'on  appelle  haut  crime  avoit  trouvé  le  moyei 
d'écarter  les  témoins ,  de  sorte  qu'il  fût  impossibi 
de  le  faire  condamner  par  la  loi  ,  on  pourroit  porte 
contre  lui  un  bill  particulier  à'attaiiider,  c'est-à 
dire,  faire  une  loi  singulière  sur  sa  personne.  On  ' 
procède  comme  pour  tous  les  autres  hills  :  il  fan 
qu'il  passe  dans  deux  chambres ,  et  que  le  roi  y  doEU 
■son  consentement,  sans  quoi  il  n'y  a  point  de  bill 
c'est-à-dire  de  jugement.  L'accusé  peut  faire  parle 
ses  avocats  contre  le  bill  ;  et  on  peut  parler  dans  1 
chambre  pour  le  bill. — (2)  Legem  de  singularialiqu 
ns  rogato,  nisi  sex  millibns  ita  visum.  Ex  Andc 
cide ,  de  mysteriis.  C'est  l'ostracisme. 


LIVRE     XII,    CHAP.    XIX.  if)- 

ticuliers ,  el  qu'on  appeloit  prwileges^i)  ;  elles 
ne  se  faisoient  que  clans  les  grands  états  du 
peuple.  Mais ,  de  quelque  manière  que  le  peu- 
ple les  donne ,  Cicéron  veut  qu'on  les  abolisse , 
parceque  la  force  de  la  loi  ne  consiste  qu'en  ce 
qu'elle  statue  sur  tout  le  monde  (  2  \  J'avoue 
pourtant  que  l'usage  des  peuples  les  plus  libres 
qui  aient  jamais  été  sur  la  terre  me  fait  croire 
qu'il  y  a  des  cas  oii  il  faut  mettre  pour  un 
moment  un  voile  sur  la  liberté ,  comme  l'on 
caclie  les  statues  des  dieux. 

CHAPITRE    XX. 

Des  lois  favorables  à  la  liberté  du  citoyen  dans  la 
république. 

Il  arrive  souvent  dans  les  états  populaires 
que  les  accusations  sont  publiques ,  et  qu'il  est 
permis  à  tout  homme  d'accuser  qui  il  veut. 
Cela  a  fait  établir  des  lois  propi'cs  à  défendre 
l'innocence  des  citoyens.  A  Athènes ,  l'accusa- 
teur qui  n'avoit  pas  pour  lui  la  cinquième  par- 
tie des  suffrages  payoit  une  amende  de  mille 
dragmes:  Eschines,quiavoitaccusé  Ctésiphon, 
y  fut  condamné  (3).  A  Rome  ,  l'injuste  accu- 
sateur étoit  noté  d'infamie  (  4  )  i  on  lui  impri- 
moit  la  lettre  K  sur  le  front.  On  donnoit  des 

(i)  De  privatis  horainibuslata;.  Cicéron,  de  le  g. 
liv.  III. — (2)  Scitum  est  jussam  inoranes.  Cic.  ibiil. 
— (3)  Voyez  Philostrate,  liv.  1,  Vie  des  sopbistey  , 
Vie  d'Eschiiies.  Voyez  aussi  Plutarque  et  Pbotius. — 
(4)  Par  la  loi  Piemnia. 


l68  DE    l'esprit    des    LOIS. 

gardes  à  l'accusateur  pour  qu'il  fût  hors  d'état 
de  corrompre  les  juges  on  les  témoins  (i). 

J'ai  déjà  parlé  de  cette  loi  athénienne  et  ro- 
maine qui  permettoit  à  l'accusé  de  se  retirer 
avant  le  jugement. 

CHAPITRE    XXI. 

De  la  craauté  des  lois  envers  les  débiteurs  dans  lu. 
république. 

U  X  citoyen  s'est  déjà  donné  une  assez  grande 
supériorité  sur  un  citoyen ,  en  lui  prêtant  un 
argent  que  celui-ci  n'a  emprunté  que  pour 
s'en  défaire ,  et  que  par  conséquent  il  n'a  plus. 
Que  sera-ce  dans  une  république  ,  si  les  lois 
augmentent  cette  servitude  encore  davantage? 
A  Athènes  et  à  Rome  (2) ,  il  fut  d'abord  per- 
mis de  vendre  les  débiteurs  qui  n'étoient  pas 
en  état  de  payer.  Solon  corrigea  cet  usage  à 
Athènes  Ç^)  :  il  ordonna  que  personne  ne  seroit 
obligé  par  corps  pour  dettes  civiles.  Mais  les 
décemvirs  ( /j  )  ne  réformèrent  pas  de  même 
l'usage  de  Rome  ;  et  quoiqu'ils  eussent  devant 
les  yeux  le  règlement  de  Solon  ,  ils  ne  voulu- 
rent pas  le  suivre.  Ce  n'est  pas  le  seul  endroit 
delà  loi  des  douze  tables  où  l'on  voit  le  dessein 

(i)  Plutarque ,  au  traité,  Comment  on  pourroit  re- 
cevoir de  l'utilité  de  ses  ennemis. — (2)  Plusieurs 
vendoient  leurs  enfants  pour  payer  leurs  dettes.  Plu- 
tarque, A'ie  de  Solon. — (3)  Ibid. — (4)  II  paroît  par 
l'histoire  que  cet  usage  étoit  établi  chez  les  Romain» 
avant  la  loi  des  douze  tables.  Tite-Live,  déc.  I,  L  II. 


LIVRE     XII,     CUAP.     XXI.  1 6() 

des  décemvirs  de  clioquer  l'espril  de  la  démo» 
cratie. 

Ces  lois  cruelles  contre  les  débiteurs  mirent 
bien  des  fois  en  danger  la  république  romaine. 
Un  homme  couvert  de  plaies  s'écliappa  de  la 
maison  de  son  créancier  ,  et  parut  dans  la 
pIace(i).Le  peuple  s'émut  à  ce  spectacle. D'au- 
tres citoyens,  que  leurs  créanciers  n'osoient 
plus  retenir ,  sortirent  de  leurs  cachots.  On 
leur  fit  des  promesses  ;  on  y  manqua  :  le  peuple 
se  retira  sur  le  Mont -Sacré.  Il  n'obtint  pas 
l'abrogation  de  ces  lois,  mais  un  magistrat 
pour  le  défendre.  On  sortoit  de  l'anarchie,  on 
pensa  tomber  dans  la  tyrannie.  Manlius,pour 
se  rendre  populaire,  alloit  retirer  des  mains 
des  créanciers  les  citoyens  qu'ils  avoient  ré- 
duits en  esclavage  (2).  On  prévint  les  desseins 
de  Manlius  ;  mais  le  mal  restoit  toujours.  Des 
lois  particulières  donnèrent  aux  débiteurs  des 
facilités  de  payer  (3);  et,  l'an  de  Rome  428  , 
les  consuls  portèrent  une  loi  (4)  qui  ôta  aux 
créanciers  le  droit  de  tenir  les  débiteurs  en 
servitude  dans  leurs  maisons  (5).  Un  usurier 
nommé  Papirius  avoit  voulu  corrompre  la  pu- 
dicité  d'un  jeune  homme  nommé  Publius  , 

(i)  Deuys  d'Halicarnasse,  Antiquités  roni.  1.  "\'I. 
— (2)  Plutarque,  Vie  de  l'urius  Camillus. — (3)  Voyez 
ci  après  le  chapitre  XXIA'^  du  livre  XXII. — (4)  Cent 
vingt  ans  après  la  loi  des  douze  tables.  Eo  anno  plebi 
romanae  velut  aliud  iniliuin  libertatis  factuni  est, 
quodnectidesicrunt.  Tite-Live,  liv.  VIII. — (5)  Bona 
debitoris,  non  corpus  obnoiium  esset.  Ibid, 
ESPR.  DES  LOIS.  2.  10 


170  DE    l'esprit    des    LOIS. 

qu'il  tenoit  dans  les  fers.  Le  crime  de  Sextus 
donna  à  Rome  la  liberté  politique;  celui  de 
Papirius  y  donna  la  liberté  civile. 

Ce  fut  le  destin  de  cette  ville  ,  que  des  cri- 
mes nouveaux  y  confirmèrent  la  liberté  que 
des  crimes  anciens  lui  avoient  procurée.  L'at- 
tentat d'Appius  sur  Virginie  remit  le  peuple 
dans  cette  horreur  contre  les  tyrans  que  lui 
avoit  donnée  le  malheur  de  Lucrèce.  Trente- 
sept  ans  (i)  après  le  crime  de  l'infâme  Papirius, 
un  crime  pareil  (2^  fit  que  le  peuple  se  retira 
sur  le  Janicule  (3),  et  que  la  loi  faite  pour  la 
sûreté  des  débiteurs  reprit  une  nouvelle  force. 

Depuis  ce  temps  ,  les  créanciers  furent  plu- 
tôt poursuivis  par  les  débiteurs  pour  avoir 
violé  les  lois  faites  contre  les  usures ,  que  ceux- 
ci  ne  le  furent  pour  ne  les  avoir  pas  payés. 

CHAPITRE    XXI L 

Des  clioses  qui  attaquent  la  liberté  dans  la  monarchie. 

Xja  chose  du  monde  la  plus  inutile  au  prince 
a  souvent  affoibli  la  liberté  dans  les  monar- 
chies :  les  commissaires  nommés  quelquefois 
pour  juger  un  particulier. 

( i)  L'an  de  Rome  465. — (2)  Celui  de  Plantius,  qni 
attenta  contre  lapudicité  de  Veturius.  Valere  Maxi- 
me, liv.  VI,  art.  IX.  On  ue  doit  point  confondre  ces 
deux  événements  ;  ce  ne  sont  ni  les  mêmes  personnes 
ni  les  mêmes  temps. — (3)Voyez  un  fragment  de  Denys 
d'Halicarnasse ,  dans  l'extrait  Des  vertus  et  des  vices; 
l'épitome  de  Tite-Live,  1.  XI;  et  Freinshemins,  1.  XI. 


LIvnE     XII,    CHAP.    XXI 1.  171 

Le  prince  tire  si  peu  d'utilité  des  commis- 
saires, qu'il  ne  vaut  pas  la  peine  qu'il  change 
l'ordre  des  choses  jiour  cela.  Il  est  moralement 
sxir  qu'il  a  plus  l'esprit  de  probité  et  de  justice 
que  ses  commissaires,  qui  se  croient  toujours 
assez  justifiés  par  ses  ordres ,  par  un  obscur 
intérêt  de  l'état ,  par  le  choix  qu'on  a  fait  d'eux, 
et  par  leurs  craintes  même. 

Sous  Henri  VIII ,  lorsqu'on  faisoit  le  procès 
à  un  pair ,  on  le  faisoit  juger  par  des  commis- 
saires tirés  de  la  chambre  des  pairs  :  avec  cette 
méthode ,  on  fit  mourir  tous  les  pairs  qu'on 
voulut. 

CHAPITRE   XXIII. 

Des  espious  daus  la  monarchie. 

r*  A  u  T-T  L  des  espions  dans  la  monarchie  ?  Ce 
n'est  pas  la  pratique  ordinaire  des  bons  prin- 
ces. Quand  un  homme  est  fidèle  aux  lois,  il  a 
satisfait  à  ce  qu'il  doit  au  prince.  Il  faut  au 
moins  qu'il  ait  sa  maison  pour  asile  ,  et  le 
reste  de  sa  conduite  en  sûreté.  L'espionnage 
seroit  peut-être  tolérable ,  s'il  pouvoit  être 
exercé  par  d'honnêtes  gens  ;  mais  l'infamie  né- 
cessaire de  la  personne  peut  faire  juger  de 
l'infamie  de  la  chose.  Un  prince  doit  agir  avec 
ses  sujets  avec  candeur ,  avec  franchise,  avec 
confiance.  Celui  qui  a  tant  d'inquiétudes ,  de 
soupçons  et  de  craintes,  est  un  acteur  qui  est 
embarrassé  à  jouer  son  rôle.  Quand  il  voit 
qu'en  général  les  lois  sont  dans  leur  force ,  et 


172  DE    L  ESPRIT    DES    LOIS. 

qu'elles  sont  respectées  ,  il  peut  se  juger  en 
sûreté.  L'allure  générale  lui  répond  de  celle  de 
tous  les  particuliers.  Qu'il  n'ait  aucune  crainte, 
il  ne  sauroit  croire  combien  on  est  porté  à  l'ai- 
mer. Eli  !  pourquoi  ne  l'aimeroit-on  pas  ?  Il  est 
la  source  de  presque  tout  le  bien  qui  se  fait;  et 
quasi  toutes  les  punitions  sont  sur  le  compte 
des  lois.  Une  se  montre  jamais  au  peuple  qu'a- 
vec un  visa  ge  serein  :  sa  gloire  même  se  commu- 
nique à  nous,  et  sa  puissance  nous  soutient. 
Une  preuve  qu'on  l'aime ,  c'est  que  l'on  a  de  la 
confiance  en  lui  ;  et  que ,  lorsqu'un  ministre  re- 
fuse, on  s'imagine  toujours  que  le  prince  auroit 
accordé.  Mèmedauslescalamités  publiques  on 
n'accuse  point  sa  personne  ;  on  se  plaint  de  ce 
qu'il  ignore  ,  ou  de  ce  qu'il  est  obsédé  par  des 
gens  corrompus  :  «  Si  le  prince  savoit  w  ,  dit  le 
peuple.  Ces  paroles  sont  une  espèce  d'invoca- 
tion,et  une  preuve  de  la  confiance  qu'on  a  en  lui. 

CHAPITRE    XXIV. 

Des  lettres  anonymes. 

J-JES  Tartares  sont  obligés  de  mettre  leur 
nom  sur  leurs  flèches  ,  afin  que  l'on  connoisse 
la  main  dont  elles  partent.  Philippe  de  Macé- 
doine ayant  été  blessé  au  siège  d'une  ville,  on 
trouva  sur  le  javelot  :  yister  a  porté  ce  coup 
mortel  à  Pldlippeii).  Si  ceux  qui  accusent 

(i)  Plutarque,  OEuvres  morales,  collât,  de  quel- 
ijnos  histoires  romaines  et  grecques,  tome  II ,  p.  487» 


1,1  VRE    XII,    CU.VP.     XXIV.  17^ 

un  homme  le  faisoient  en  vue  du  bien  public , 
ils  ne  l'accuseroient  pas  devant  le  prince  ,  qui 
peut  être  aisément  prévenu,  mais  devant  les 
magistrats ,  qui  ont  des  règles  qui  ne  sont  for- 
midables qu'aux  calomniateurs.  Que  s'ils  ne 
veulent  pas  laisser  les  lois  entre  eux  et  l'accusé, 
c'est  une  preuve  qu'ils  ont  sujet  de  les  crain- 
dre; et  la  moindre  peine  qu'on  puisse  leur  in- 
fliger ,  c'est  de  ne  les  point  croii'e.  On  ne  peut 
y  faire  d'attention  que  dans  les  cas  qui  ne  san- 
roient  souffrir  les  lenteurs  de  la  justice  ordi- 
naire, et  où  il  s'agit  du  salut  du  prince.  Pour 
lors ,  on  peut  croire  que  celui  qui  accuse  a  fait 
un  effort  qui  a  délié  sa  langue  et  l'a  fait  parler. 
Mais ,  dans  les  autres  cas  ,  il  faut  dire  avec 
l'empereur  Constance  :  «  Nous  ne  saurions 
«  soupçonner  celui  à  qui  il  a  manqué  un  accu- 
«  sateur  ,  lorsqu'il  ne  lui  manquoit  pas  un 
«  ennemi  (i\  » 

CHAPITRE    XXV. 

De  la  manière  de  gouverher  dans  la  monarchie. 

JLi'AUTORiTÉ  royale  est  un  grand  ressort  qui 
doit  se  mouvoir  aisément  et  sans  bruit.  Les 
Chinois  vantent  un  de  leurs  empereurs  ,  qui 
gouverna,  disent-ils,  comme  le  ciel ,  c'est-à- 
dire  par  son  exemple. 

Il  y  a  des  cas  où  la  puissance  doit  agir  dans 
toute  son  étendue  :  il  y  en  a  où  elle  doit  agir 

(i)  Leg.  VI,  code  Thcod.  de  fimos.  libellis. 


374  CE     L   ESPRIT     DES    LOIS. 

p^r  ses  limites.  Le  sublime  de  l'administratioB 
est  de  bien  connoître  quelle  est  la  partie  du 
pouvoir,  grande  ou  petite,  que  l'on  doit  em- 
ployer dans  les  diverses  circonstances. 

Dans  une  monarchie,  toute  la  félicité  con- 
siste dans  l'opinion  que  le  peuple  a  de  la  dou- 
ceur du  gouvernement.  Un  ministre  mal-habile 
veut  toujours  vous  avertir  que  vous  êtes  es- 
claves. Mais  si  cela  étoit ,  il  devroit  chercher  à 
le  faire  ignorer.  Il  ne  sait  vous  dire  ou  vous 
écrire ,  si  ce  n'est  que  le  prince  est  fâché;  qu'il 
est  surpris;  qu'il  mettra  ordre.  U  y  a  une  cer- 
taine facilité  dans  le  commandement  :  il  faut 
que  le  prince  encourage ,  et  que  ce  soient  les 
lois  qui  menacent  (i). 

CHAPITRE   XXVI. 

Que,  dans  la  monarcliie,  le  prince  doit  être  accessïLIe, 

C<  E  L  A  se  sentira  beaucoup  mieux  par  les  con- 
trastes. «  Le  czar  Pierre  I ,  dit  le  sieur  Perry  (2), 
«  a  fait  une  nouvelle  ordonnance  qui  défend 
V.  de  lui  présenter  de  requête  qu'après  en  avoir 
c  présenté  deux  à  ses  officiers.  On  peut,  en  cas 
«  de  déni  de  justice ,  lui  présenter  la  troisième  :, 
<'  mais  celui  qui  a  tort  doit  perdre  la  vie.  Per- 
«  sonne  depuis  n'a  adressé  de  requête  au  czar.  » 

(1)  Nerva ,  dit  Tacite ,  augmenta  la  facilité  de  l'em- 
pire.— (2)  L'état  de  la  Grande  Russie,  p.  173,  édit. 
de  Paris,  171  7. 


tIVRE     XII,     CHAP.     XXVII.  I  7  J 

CHAPITRE    XXVII. 

Des  mœurs  du  monarque. 

JjF.  s  mœurs  du  prince  contribuent  autant  à 
la  liberté  que  les  lois  :  il  peut ,  comme  elles , 
faire  des  hommes  des  bêtes ,  et  des  bêtes  faire 
des  liommes.  S'il  aime  les  âmes  libres,  il  aura 
des  sujets  ;  s'il  aime  les  âmes  basses  ,  il  aura 
des  esclaves.  Veut-il  savoir  le  grand  art  de 
régner  ?  qu'il  approche  de  lui  l'honneur  et  la 
vertu ,  qu'il  appelle  le  mérite  personnel.  Il  peut 
même  jeter  quelquefois  les  yeux  sur  les  talents. 
Qu'il  ne  craigne  point  ses  rivaux  qu'on  appelle 
les  hommes  de  mérite;  il  est  leur  égal  dès  qu'il 
les  aime.  Qu'il  gagne  le  cœur,  mais  qu'il  ne 
captive  poiKt  l'esprit.  Qu'il  se  rende  populaire. 
Il  doit  être  flatté  de  l'amour  du  moindre  de 
ses  sujets  ;  ce  sont  toujours  des  hommes.  Le 
peuple  demande  si  peu  d'égards ,  qu'il  est  juste 
de  les  lui  accorder  :  l'infinie  distance  qui  est 
entre  le  souverain  et  lui  empêche  bien  qu'il  ne 
le  gêne.  Qu^exorable  à  la  prière ,  il  soit  ferme 
contre  les  demandes  ;  et  qu'il  sache  que  son 
peuple  jouit  de  ses  refus  ,  et  ses  courtisans  de 
ses  grâces. 

CHAPITRE   XXVIII. 

Des  égards  que  les  monarques  doivent  à  leurs  sujets. 

Il  faut  qu'ils  soient  extrêmement  retenus  sur 
la  raillerie.  Elle  flatte  lorsqu'elle  est  modérée, 


176  DE    l'esprit    des    LOIS. 

parcequ'elie  donne  les  moyens  d'entrer  dans 
la  familiarité  :  mais  une  raillerie  piquante  leur 
est  bien  moins  permise  qu'au  dernier  de  leurs 
sujets,  parcequ'ils  sont  les  seuls  qui  blessent 
toujours  mortellement. 

Encore  moins  doivent-ils  faire  à  un  de  leurs 
sujets  une  insulte  marquée  :  ils  sont  établis 
pour  pardonner ,  pour  punir  ;  jamais  pour 
insulter. 

Lorsqu'ils  insultent  leurs  sujets  ,  ils  les  trai- 
tent bien  plus  cruellement  que  ne  traite  les 
siens  le  Turc  ou  le  Moscovite.  Quand  ces  der- 
niers insultent ,  ils  humilient  et  ne  déshono- 
rent point;  mais  ,  pour  eux,  ils  humilient  et 
déshonorent. 

Tel  est  le  préjugé  des  Asiatiques ,  qu'ils  re- 
gardent un  affront  fait  par  le  prince  comme 
l'effet  d'une  bonté  patei'nelle;  et  telle  est  notre 
manière  de  penser,  que  nous  joignons  au  cruel 
sentiment  de  l'affront  le  désespoir  de  ne  pou- 
voir nous  en  laver  jamais. 

Ils  doivent  être  charmés  d'avoir  des  sujets 
à  qui  l'honneur  est  plus  cher  que  la  vie ,  et 
n'est  pas  moins  un  motif  de  fidélité  que  do 
courage. 

On  peut  se  souvenir  des  malheurs  arrivés 
aux  princes  pour  avoir  insulté  leurs  sujets  ; 
des  vengeances  de  Chéréas,  de  l'eunuque  Nar- 
sès ,  et  du  comte  Julien  ;  enfin  de  la  duchesse 
de  Montpensier ,  qui ,  outrée  contre  Henri  III 
qui  avoit  révélé  quelqu'un  de  ses  défauts  se- 
crets, le  troubla  pendant  toute  sa  vi^ 


LIVRE    XII,    CHAP.    IXIX.  I77 

CHAPITRE    XXIX. 

De»  lois  civiles  propres  à  mettre  un  peu  de  liberté 
dans  le  gouvetuement  despotique. 

vJuoiQUE  le  gouvernement  despotique, dans 
sa  nature ,  soit  par-tout  le  même ,  cependant 
des  circonstances ,  une  opinion  de  religion  , 
un  pri'jugé ,  des  exemples  reçus ,  un  tour  d'es- 
prit ,  des  manières ,  des  mœurs ,  peuvent  y 
mettre  des  différences  considérables. 

Il  est  bon  que  de  certaines  idées  s'y  soient 
établies.  Ainsi ,  à  la  Chine ,  le  prince  es  t  rega rdé 
comme  le  père  du  peuple;  et,  dans  les  com- 
mencements de  l'empire  des  Arabes  ,  le  prince 
enétoit  le  prédicateur  (i). 

Il  convient  qu'il  y  ait  quelque  livre  sacré  qui 
serve  de  règle,  comme  l'Alcoran  chez  les  Ara- 
bes, les  livres  de  Zoroastre  chez  les  Perses,  le 
Védam  chez  les  Indiens,  les  livres  classiques 
chez  les  Chinois.  Le  code  religieux  supplée  au 
code  civil ,  et  fixe  l'arbitraire. 

Il  n'est  pas  mal  que, dans  les  cas  douteux, les 
juges  consultent  les  ministi'es  de  la  religion  (2), 
Aussi ,  en  Turquie ,  les  cadis  interrogent-ils 
les  mollachs.  Que  si  le  cas  mérite  la  mort,  il 
peut  être  convenable  que  le  juge  particulier , 
Ls'il  y  en  a ,  prenne  l'avis  du  gouverneur ,  afin 

(i)  Les  califes. — (2)  Histoire  des  Tattars,  troisième 
Ipartie,  p.  277,  dans  les  remarques. 


lyO  DE     L   KSPUIT    DES    LOIS. 

que  le  pouvoir  civil  et  l'ecclésiastique  soient 
encore  tempérés  par  l'autorité  politique. 

CHAPITRE   XXX. 

Continuation  du  même  sujet. 

1^'est  la  fureur  despotique  qui  a  établi  que 
la  disgrâce  du  pert^  entraineroit  celle  des  en- 
fants et  des  femmes.  Ils  sont  déjà  malheureux 
sans  être  criminels  ;  et  d'ailleurs  il  faut  que  le 
prince  laisse  entre  l'accusé  et  lui  des  suppliants 
pour  adoucir  son  courroux  ou  pour  éclairer 
sa  justice. 

C'est  une  bonne  coutume  des  Maldives  (i) 
que ,  lorsqu'un  seigneur  est  disgracié  ,  il  va 
tous  les  jours  faire  sa  cour  au  roi ,  jusqu'à  ce 
qu'il  rentre  en  grâce  ;  sa  présence  désariiae  le 
courroux  du  prince. 

Il  y  a  des  états  despotiques  (2)  où  l'on  pense 
que  de  parler  à  un  prince  pour  un  disgracié , 
c'est  manquer  au  respect  qui  lui  est  dû.  Ces 
princes  semblent  faire  tous  leurs  efforts  pour 
se  priver  de  la  vertu  de  clémence. 

Arcadius  et  Honorius ,  dans  la  loi  (3)  dont 
j'ai  tant  parlé  (4),  déclarent  qu'ils  ne  feront 

(i)  Voyez  l''rancois  Pirard. — (2)  Comme  aujour- 
d'hui en  Perse,  au  rapport  de  M.  Chardin.  Cet  usage 
est  bien  ancien.  «  On  mitCa-vade,  dit  Procope,  dans 
«  le  château  de  l'oubli.  11  y  a  une  loi  qui  défend  de 
«  parler  de  ceux  qui  y  sont  enfermés ,  et  même  de 
«  prononcer  leur  nom.  "—(3)  La  loi  V,  au  code  ad 
i'eg.  Jii/.  7/z^y.— (4)  Au  chapitre  VIII  de  ce  livre. 


LIVRE     XII,    CHAP.    XXX.  I79 

point  de  grâce  à  ceux  qui  oseront  les  supplier 
pour  les  cou])ables  (  i  ).  Cette  loi  étoit  bien 
mauvaise,  puisqu'elle  est  mauvaise  dans  le  des- 
potisme même. 

La  coutume  de  Perse ,  qui  permet  à  qui  veut 
de  sortir  du  royaume,  est  très  bonne:  et, 
quoique  l'usage  contraire  ait  tiré  son  origine 
du  despotisme ,  où  l'on  a  regardé  les  sujets 
comme  des  esclaves  (  2  ) ,  et  ceux  qui  sortent 
comme  des  esclaves  fugitifs,  cependant  la  pi-a- 
tique  de  Perse  est  très  bonne  ]>our  le  despo- 
tisme ,  oii  la  crainte  de  la  fuite  ou  de  la  retraite 
des  redevables  arrête  ou  modère  les  persécu- 
tions des  bâchas  et  des  exacteurs. 

(i)  Fridéric  copia  cette  loi  dans  les  constitutions 
de  Naples,  liv.  I. — (2)  Dans  les  monarchies  il  y  a 
ordinairement  une  loi  qui  défend  à  ceux  qui  ont  des 
emplois  publics  de  sortir  du  royaume  sans  la  per- 
mission du  princo.  Cette  loi  doit  être  encore  établie 
dans  les  républiques.  Mais  dans  celles  qui  ont  des 
institutions  singulières,  la  défense  doit  être  générale, 
pour  qu'on  n'y  rapporte  pas  les  mœurs  étrangères. 


8o 


DE     L   ESPRIT     DES    LOIS. 


LIVRE  XIII. 

DES  RArrORTS  QUE  LA  r.EVEE  DES  TRIBUTS  ET  LA.  GRAN- 
DEUR DES  REVENUS   PUBLICS   ONT  AVEC  LA  LIBERTÉ. 


CHAPITRE   PREMIER. 

Des  revenus  de  l'état. 

J_jES  revenus  de  l'état  sont  une  portion  que 
chaque  citoyen  donne  de  son  bien  pour  avoir 
la  sûreté  de  l'autre,  ou  pour  en  jouir  agréa- 
blement. 

Pour  bien  fixer  ces  revenus ,  il  faut  avoir 
égard  et  aux  nécessités  de  l'état  et  aux  néces- 
sités des  citoyens.  Il  ne  faut  point  prendre  au 
peuple  sur  ses  besoins  réels  pour  des  besoins 
de  l'état  imaginaires. 

Les  besoins  imaginaires  sont  ce  que  deman- 
dent les  passions  et  les  foiblesses  de  ceux  qui 
gouvernent,  le  charme  d'un  projet  extraordi- 
naire, l'envie  malade  d'une  vaine  gloire,  et 
une  certaine  impuissance  d'esprit  contre  les 
fantaisies.  Souvent  ceux  cjui ,  avec  un  esprit 
inquiet,  étoient  sous  le  prince  à  la  tête  des 
affaires,  ont  pensé  que  les  besoins  de  l'état 
étoient  les  besoins  de  leurs  petites  âmes. 

Il  n'y  a  rien  que  la  sagesse  et  la  prudence 
doivent  plus  régler,  que  cette  portion  qu'oa 
6te  et  cette  portion  qu'on  laisse  aux  sujets. 


LIVRE    XIII,    CHAP.     I.  l8l 

Ce  n'est  point  à  ce  que  le  peuple  peut  don- 
ner qu'il  faut  mesurer  les  revenus  publics , 
mais  à  ce  qu'il  doit  doimer  ;  et  si  on  les  mesure 
à  ce  qu'il  peut  donner,  il  faut  que  ce  soit  du 
moins  à  ce  qu'il  peut  toujours  donner. 

CHAPITRE    II. 

Que  c'est  mal  ralsonBer  de  dire  que  la  graudeiir  des 
tributs  soit  bonne  par  elle-nicme. 

On  a  vu,  dans  de  certaines  monarchies,  que 
de  petits  pays  exempts  de  tributs  étoient  aussi 
misérables  que  les  lieux  qui  tout  autour  en 
étoient  accablés.  La  principale  raison  en  est 
que  le  petit  état  entouré  ne  peut  avoir  d'in- 
dustrie, d'arts,  ni  de  manufactuies ,  parce- 
qu'à  cet  égard  il  est  gêné  de  mille  manières 
par  le  grand  état  dans  lequel  il  est  enclavé. 
Le  grand  état  qui  l'entoure  a  l'industrie ,  les 
manufactures  ,  et  les  arts  ;  et  il  fait  des  règle- 
ments qui  lui  en  procurent  tous  les  avantages. 
Le  petit  état  devient  donc  nécessairciiient  pau- 
vre ,  quelque  peu  d'impôts  qu'on  y  levé. 

On  a  pourtant  conclu  de  la  pauvreté  de  ces 
petits  pays  que,  pour  que  le  peuple  fût  indus- 
trieux, il  falloit  des  charges  pesantes.  On  au- 
roit  mieux  fait  d'en  conclure  qu'il  n'en  faut 
pas.  Ce  sont  tous  les  misérables  des  environs 
qui  se  retirent  dans  ces  lieux-là  pour  ne  rien 
faire  :  déjà  découragés  par  l'accablement  du 
travail ,  ils  font  consister  toute  leur  félicité 
dans  leur  paresse. 

ESrR.  DES  I.OIS.     2.  Il 


l89,  DE    l'esprit    des    LOIS. 

L'effet  des  richesses  d'un  pays  ,  c'est  de 
mettre  de  l'ambition  dans  tous  les  cœurs.  L'ef- 
fet de  la  pauvreté  est  d'y  faire  naître  le  déses  - 
poir,  La  première  s'irrite  par  le  travail  ;  l'autre 
se  console  par  la  paresse. 

La  nature  est  juste  envers  les  hommes;  elle 
les  récom])ense  de  leurs  peines;  elle  les  rend 
laborieux ,  jjarcequ'à  de  plus  grands  travaux 
elle  attache  déplus  grandes  récompenses. Mais, 
si  un  pouvoir  arbitraire  ôte  les  récompenses 
de  la  nature ,  on  reprend  le  dégoût  pour  le 
travail,  et  l'inaction  paroît  être  le  seul  bien. 

CHAPITRE    II  L 

Des  tributs  dans  les  pays  où  une  partie  du  peuple 
est  esclave  de  la  glèbe. 

I  /  ESCLAVAGE  de  la  glèbe  s'établit  quelque- 
fois après  une  conquête.  Dans  ce  cas,  l'esclave 
c[ui  cultive  doit  être  le  colon  partiaire  du  maî- 
tre. Il  n'y  a  qu'une  société  de  perte  et  de  gain 
qui  puisse  réconcilier  ceux  qui  sont  destinés  à 
travailler  avec  ceux  qui  sont  destinés  à  jouir. 

CHAPITRE    IV. 
D'une  république  en  cas  pareil. 

JL/ORSQu'uNE  république  a  réduit  une  na- 
tion à  cultiver  les  terres  pour  elle,  on  n'y  doit 
point  souffrir  que  le  citoyen  puisse  augmenter 
le  tribut  de  l'esclave.  On  ne  le  permettoit  point 


r.IVRK    XIII,   CHAP.    IV.  i83 

à  Lacédémone  :  on  pensoit  que  les  Eloles  (i) 
culliveroient  mieux  les  terres,  lorsqu'ils  sau- 
roient  que  leur  s-ervitude  n'augmenteroit  pas  : 
on  croyoit  que  les  maîtres  seroient  meilleurs 
citoyens ,  lorsqu'ils  ne  desireroient  que  ce 
qu'ils  avoient  coutume  d'avoir. 

CHAPITRE    V. 

D'une  monarcliie  en  cas  pareil. 

J_j  o  R  S  Q  u  E ,  dans  une  monarchie ,  la  noblesse 
fait  cultiver  les  terres  à  son  profit  par  le  peu- 
ple conquis ,  il  faut  enco.';e  que  la  redevance 
ne  puisse  augmenîer (2;.  Ue  plus,  il  est  bon 
que  le  prince  se  contente  de  son  domaine  et 
du  service  militaii'e.  Mais  s'il  veut  lever  des 
tributs  en  argent  sur  les  esclaves  de  sa  no- 
blesse, il  faut  que  le  seigneur  soit  garant  (3) 
du  tribut,  qu'il  le  paie  pour  les  esclaves  ,  et  le 
reprenne  sur  eux  :  et,  si  l'on  ne  suit  pas  celte 
règle,  le  seigneur  et  ceux  qui  lèvent  les  reve- 
nus du  prince  vexeront  l'esclave  tour  à  tour, 
et  le  reprendront  l'un  après  l'autre ,  jusqu'à  ce 
qu'il  périsse  de  misère  ou  fuie  dans  les  bois. 

(i)  Plutarque. — (2)  C'est  ce  qui  fit  faire  à  CLarle- 
magne  ses  belles  institut!  ons  là-dessus.  Voyez  le  liv.  V 
des  Capitulaires,  art.  3o3. — (3)  Cela  se  pratique  ainsi 
en  Allemagne. 


l:'\  Viù     1.^5  PRIT     DES     LOIS. 

CHAPITRE    VI. 

D'un  état  despotique  eu  cas  pareil. 

l_-iE  que  je  viens  de  dire  est  encore  pies  indis- 
pensable dans  l'état  despotique.  Le  seigneui', 
qui  peut  à  tous  les  instants  être  dépouillé  de  ses 
terres  et  de  ses  esclaves ,  n'est  pas  si  porté  à  les 
conserver. 

Pierre  I ,  voulant  prendre  la  pratique  d'Al- 
lemagne et  lever  ses  tributs  en  argent,  fit  un 
règlement  très  sage  que  l'on  suit  encore  en 
Russie.  Le  gentilhomme  levé  la  taxe  sur  les 
paysans  ,  et  la  paie  au  czar.  Si  le  nombre  des 
paysans  diminue,  il  paie  tout  de  même;  si  le 
nombre  augmente,  il  ne  paie  pas  davantage:  il 
est  donc  intéressé  à  ne  point  vexer  ses  paysans. 

CHAPITRE    VIL 

Des  tributs  dans  les  pavs  où  l'esclavage  de  la  glèbe 
n'est  point  établi. 

JuoRSQUE  dans  un  état  tous  les  particuliers 
sont  citoyens ,  que  chacun  y  possède  par  son 
domaine  ce  que  le  prince  y  possède  ])ar  son 
emp're,  onpeulmettre  des  impôts  sur  les  per- 
sonnes ,  sur  les  terres ,  ou  sur  les  marchandi- 
ses; sur  deux  de  ces  choses,  ou  sur  les  trois 
ensemble. 

Dans  l'impôt  de  la  personne,  la  proportion 
injuste  seroit  celle  qui  suivroit  exactement  la 
proportion  des  biens.  On  avoit  divisé  à  Athe- 


LIVr.E    XIII,    CHAP.    VII.  l85 

nos(i)  les  citoyens  en  quatre  classes.  Ceux 
<[ui  retiroienl  de  leurs  biens  cinq  cents  mesu- 
res de  fruits  liquides  ou  secs  payoient  au  pu- 
blic un  talent  ;'  ceux  qui  en  retiroient  trois 
cents  mesures  dévoient  un  demi  talent;  ceux 
qui  avoient  deux  cents  mesures  payoient  dix 
mines ,  ou  la  sixième  partie  d'un  talent  ;  ceux 
de  la  quatrième  classe  ne  donnoient  rien.  La 
taxe  étoit  juste  ,  quoiqu'elle  ne  fût  point  pro- 
})ortionnelle:  si  elle  ne  suivoitpas  la  propor- 
tion des  biens,  elle  suivoit  la  proportion  des 
besoins.  On  jugea  que  cliacun  avoit  un  néces- 
saire physique  égal,  que  ce  nécessaire  physi- 
que ne  devoit  point  être  taxé;  que  l'utile venoit 
ensuite,  et  qu'il  devoit  être  taxé,  mais  moins 
que  le  supei'flu  ;  que  la  grandeur  de  la  taxe  sur 
le  superflu  empèchoit  le  superflu. 

Dans  la  taxe  sur  les  terres,  on  fait  des  rôles 
où  l'on  met  les  diverses  classes  des  fonds. 
Mais  il  est  très  difficile  de  connoître  ces  diffé- 
rences ,  et  encore  plus  de  trouver  des  gens  qui 
ne  soient  point  intéressés  à  les  méconnoitre. 
Il  y  a  donc  là  deux  sortes  d'injustices;  l'injus- 
tice de  l'homme ,  et  l'injustice  de  la  chose.  Mais 
si  en  général  la  taxe  n'est  point  excessive,  si 
on  laisse  au  peuple  un  nécessaire  abondant, 
ces  injustices  particulières  ne  seront  rien.  Que 
si  au  contraire  on  ne  laisse  au  peuple  que  ce 
qu'il  lui  faut  à  la  rigueur  pour  vivre,  la  moin- 

(i)  PoUux,  liv.  VIII,  ehap.X,  art.  i3o. 


l86  DE    l'esprit    des    LOIS. 

dre  disproportion  sera  de  la  plus  grande  con^ 
séquence. 

Que  quelques  citoyens  ne  paient  pas  assez , 
le  mal  n'est  pas  grand  ;  leur  aisance  revient 
toujours  au  public:  que  quelques  particuliers 
I)aient  trop ,  leur  ruine  se  tourne  contre  le  pu- 
blic. Si  l'état  proportionne  sa  fortune  à  celle 
des  particuliers,  l'aisance  des  particuliers  fera 
bientôt  monter  sa  fortune.  Tout  dépend  du 
moment  :  l'état  commencera-t-il  par  appauvrir 
les  sujets  pour  s'enrichir?  ou  attendra-t-il  cjue 
des  sujets  à  leur  aise  l'enrichissent  ?  Aura-t-il 
le  premier  avantage  ou  le  second?  Commen- 
cera-t-il par  être  riche,  ou  finira-t-il  par  l'être? 

Les  droits  sur  les  marchandises  sont  ceux 
que  les  peuples  sentent  le  moins  ,  parcequ'on 
ne  leur  fait  pas  une  demande  formelle.  Ils 
jieuvent  être  si  sagement  ménagés ,  que  le  peu- 
])le  ignorera  presque  qu'il  les  paie.  Pour  cela , 
il  est  d'une  grande  conséquence  que  ce  soit 
celui  qui  vend  la  marchandise  qui  paie  le  droit. 
Il  sait  bien  qu'il  ne  ])aie  pas  pour  lui  ;  et  l'ache- 
teur, qui  dans  le  fond  le  paie,  le  confond  avec 
le  prix.  Quelques  auteurs  ont  dit  que  Néron 
avoit  ôté  le  droit  du  vingt-cinquième  des  es- 
claves qui  se  vendoi'ent  (i);  il  n'avoit  pour- 
tant fait  qu'ordonner  que  ce  seroit  le  vendeur 

(i)  Yectlgal  qnintae  et  vicesiiuîe  venalium  manci- 
piorum  remissum  specie  magis  quàm  vi  ;  quia  cnm 
veaditorpendere  jnberetnr,inpartem  pretii  einpto- 
ribas  accrescebat.  Tacite,  Annales,  liv.  XIII. 


LIVRE    XIII,    CHAP.    Vit.  187 

qui  le  paieroit ,  au  lieu  de  1  acheteur:  ce  règle- 
ment, qui  laissoit  tout  l'impôt,  parut  l'ôter. 

11  y  a  deux  royaumes  en  Europe  où  l'on  a 
mis  des  impôts  très  forts  sur  les  boissons  :  dans 
l'un,  le  brasseur  seal  paie  le  droit;  dans  l'an- 
tre ,  il  est  levé  indifféremment  sur  tous  les 
sujets  fjui  consomment.  Dans  le  premier,  per- 
sonne ne  sent  la  ripjueur  de  l'impôt;  dans  le 
second,  il  est  regardé  comme  onéreux:  dans 
celui-là,  le  citoyen  ne  sent  que  la  liberté  qu'il 
a  de  ne  pas  payer;  dans  celui-ci,  il  ne  sent  que 
la  nécessité  qui  l'y  oblige. 

D'ailleurs  ,  pour  que  le  citoyen  paie,  il  faut 
des  recherches  perpétuelles  dans  sa  maison. 
Rien  n'est  plus  contraire  à  la  liberté  ;  et  ceux 
qui  établissent  ces  sortes  d'impôts  n'ont  pas 
le  bonheur  d'avoir  à  cet  égard  rencontré  la 
meilleure  sorte  d'administration. 

CHAPITRE    VIII. 

Comment  on  conserve  l'illusion. 

J:  ouR  que  le  prix  de  la  chose  et  le  droit  puis- 
sent se  confondre  dans  la  tête  de  celui  qui 
paie,  il  faut  qu'il  y  ait  quelque  rapport  entre 
la  marchandise  et  l'impôt;  et  que,  sur  une 
denrée  de  peu  de  valeur,  on  ne  mette  pas  un 
droit  excessif.  Il  y  a  des  pays  où  le  droit  excède 
de  dix-sept  fois  la  valeur  de  la  marchandise. 
Pour  lors  le  prince  ôte  l'illusion  à  ses  sujets; 
ils  voient  qu'ils  sont  conduits  d'une  manière 


l88  DK     LESPRIT    DES     LOIS. 

qui  n'est  pas  raisonnable ,  et  qui  leur  fait  sen- 
tir leur  servitude  an  dernier  point. 

D'ailleurs,  pour  que  le  prince  puisse  lever 
un  droit  si  disproportionné  à  la  valeur  de  la 
chose,  il  faut  qu'il  vende  lui-même  la  mar- 
chandise, et  que  le  peuple  ne  puisse  l'aller 
acheter  ailleurs;  ce  qui  est  sujet  à  mille  incon- 
vénients. 

La  fraude  étant  dans  ce  cas  très  lucrative,  la 
peine  naturelle,  celle  que  la  raison  demande, 
qui  est  la  confiscation  de  la  marchandise ,  de- 
vient incapable  de  l'arrêter;  d'autant  plus  que 
cette  marchandise  est,  pour  l'ordinaire,  d'un 
prix  très  vii.  Il  faut  donc  avoir  recours  à  des 
peines  extravagantes  et  pareilles  à  celles  que 
l'on  inflige  pour  les  plus  grands  crimes.  Toute 
la  proportion  des  peines  est  ôtée.  Des  gens 
qu'on  ne  sauroit  regarder  comme  des  hommes 
méchants  sont  punis  comme  des  scélérats  ;  ce 
qui  est  la  chose  du  monde  la  plus  contraire  à 
l'esprit  du  gouvernement  modéré. 

J'ajoute  que  plus  on  met  le  peuple  en  occa- 
sion de  frauder  le  tiaitant,  plus  on  enrichit 
celui-ci  et  on  appauvrit  celui-là.  Pour  arrêter 
la  fraude,  il  faut  donner  au  traitant  des  moyens 
de  vexations  extraordinaires  ;  et  tout  est  perdu. 

CHAPITRE    IX. 

D'une  mauvaise  sorte  d'impôts. 

JNo US  parlerons  en  passant  d'un  impôt  établi 
dans  quelques  états  sur  les  diverses  clauses 


LIVRE    Xlir,    CHAP.    IX.  J  89 

des  contrats  civils.  Il  faut,  poui'  se  dcfendie 
du  traitant ,  de  grandes  connoissances  ,  ces 
choses  étant  sujettes  à  des  discussions  subtiles. 
Pour  lors  le  traitant ,  interprète  des  règle- 
ments du  prince ,  exerce  un  pouvoir  arbitraire 
sur  les  fortunes.  L'expérience  a  fait  voir  qu'un 
impôt  sur  le  papier  sur  lequel  le  contrat  doit 
s'écrire  vaudroit  beaucoup  mieux. 

CHAPITRE    X. 

Que  la  grandeur  des  tributs  dépend  de  la  nature 
du  gouvernement. 

XJ  E  S  tributs  doivent  être  très  légers  dans  le 
gouvernement  despotique.  Sans  cela,  qui  est- 
ce  qui  voudroit  prendre  la  peine  d'y  cultiver 
les  terres  ?  et  de  plus ,  comment  payer  de  gros 
tributs  dans  un  gouvernement  qui  ne  supplée 
par  rien  à  ce  que  le  sujet  a  donné  ? 

Dans  le  pouvoir  étonnant  du  prince  et  l'é- 
trange foiblesse  du  peuple  ,  il  faut  qu'il  ne 
puisse  y  avoir  d'équivoque  sur  rien.  Les  tri- 
buts doivent  être  si  faciles  à  percevoir  et  si 
clairement  établis ,  qu'ils  ne  puissent  être  aug- 
mentés ni  diminués  par  ceux  qui  les  lèvent  : 
une  portion  dans  les  fruits  de  la  terre ,  une 
taxe  par  tête,  un  tribut  de  tant  pour  cent  sur 
les  marchandises,  sont  les  seuls  convenables. 

Il  est  bon,  dsns  le  gouvernement  despoti- 
que ,  que  les  marchands  aient  une  sauvegarde 
personnelle,  et  que  l'usage  les  fasse  respecter; 
sans  cela  ils  seroient  trop  foibles  dans-  les  dis- 


190  DE    L  ESPRIT    DES    LOIS. 

eussions  qu'ils  pourroient  avoir  avec  les  offi- 
ciers du  prince. 

CHAPITRE   XI. 

Des  peines  fiscales. 

(_>'  E  S  T  une  chose  particulière  aux  peines  fis- 
cales que,  contre  la  pratique  générale ,  elles 
sont  plus  sévères  en  Europe  qu'en  Asie.  En 
Europe,  on  confisque  les  marcbandises,  quel- 
cpiefois  même  les  vaisseaux  et  les  voitures;  en 
Asie,  on  ne  fait  ni  l'un  ni  l'autre.  C'est  qu'en 
Europe  le  marchand  a  des  juges  qui  peuvent 
le  garantir  de  l'oppression;  en  Asie,  les  juges 
despotiques  seroient  eux-mêmes  les  oppres- 
seurs. Que  feroit  le  marchand  contre  un  bâcha 
qui  auroit  résolu  de  confisquer  ses  marchan- 
dises? 

C'est  la  vexation  qui  se  surmonte  elle-même 
et  se  voit  contrainte  à  une  certaine  douceur. 
En  Turquie,  on  ne  levé  qu'un  seul  droit  d'en- 
trée ,  après  quoi  tout  le  pays  est  ouvert  aux 
marchands.  Les  déclarations  fausses  n'empor- 
tent ni  confiscation  ni  augmentation  de  droits. 
On  n'ouvre  (i)  point  à  la  Chine  les  ballots  des 
gens  qui  ne  sont  pas  marchands.  La  fraude, 
chez  le  Mogol,  n'est  point  punie  par  la  con- 
fiscation ,  mais  par  le  doublement  du  droit. 
Les  princes  (2)  tartares  qui  habitent  des  villes 

(i)  Du  Halde,  tome  II,  p.  37.  —  (2)  Histoire  des 
Tattars,  part.  III,  p.  290. 


JUVP.  E     XIll,    CHAP.     XI.  l(jl 

dans  l'Asie  ne  lèvent  presque  rien  sur  les  mar- 
chandises qui  passent.  Que  si,  au  Japon,  le 
crime  de  fraude  dans  leconimerce  est  un  crime 
capital ,  c'est  qu'on  a  des  raisons  pour  défen- 
dre  toute  communication  avec  les  étrangers  , 
et  que  la  fraude  (i)  y  est  plutôt  une  contiviven- 
lionaux  lois  faites  pour  la  sûreté  de  l'état, 
f  ju'à  des  lois  de  commerce. 

CHAPITRE    XII. 

Rapport  de  la  grandeur  des  tributs  avec  la  liberté. 

11. E  OLE  générale:  on  peut  lever  des  tributs 
j)ius  forts ,  à  proportion  de  la  liberté  des  su- 
jets; et  l'on  est  forcé  de  les  modérer  à  mesure 
que  la  servitude  augmente.  Cela  a  toujours  été 
et  cela  sera  toujours.  C'est  une  règle  tirée  de 
la  nature,  qui  ne  varie  point;  on  la  trouve  par 
tous  les  pays,  en  Angleterre,  en  Hollande,  et 
dans  tous  les  états  où  la  liberté  va  se  dégra- 
dant, jusqu'en  Turquie.  La  Suisse  semble  y 
déroger,  parcequ'on  n'y  paie  point  de  tributs  : 
mais  on  en  sait  la  raison  particulière ,  et  même 
elle  confirme  ce  que  je  dis.  Dans  ces  montagnes 
stériles,  les  vivres  sont  si  cliers  et  le  pays  est 

(i)  Voulant  avoir  un  commerce  avec  les  étrangers 
sans  se  communiquer  avec  eux  ,  ils  ont  choisi  deux 
nations  ;  la  hollandaise  pour  le  commerce  de  TEu- 
rope  ;  et  la  chinoise  pour  celui  de  l'Asie  :  ils  tiennent 
dans  une  espèce  de  prison  les  facteurs  et  les  matelots, 
et  les  gênent  jusqu'à  faire  perdre  patience. 


Ifja  DE    l'es  pair    DKS    LOIS. 

si  peuplé,  qu'un  Suisse  paie  quatre  fois  plus  à 
la  nature  qu'un  Turc  ne  paie  au  sultan. 

Un  peuple  dominateur ,  tel  qu'étoient  les 
Atliéniens  et  les  Romains ,  peut  s'affranchir 
de  tout  impôt,  parcequ'il  règne  sur  des  nations 
sujettes.  Il  ne  paie  pas  pour  lors  à  proportion 
de  sa  liberté,  parcequ'à  cet  égard  il  n'est  pas  un 
peuple,  mais  un  monarque. 

Mais  la  règle  générale  reste  toujours.  Il  v 
a  dans  les  états  modérés  un  dédommagement 
pour  la  pesanteur  des  tributs  ;  c'est  la  liberté. 
Il  y  a  dans  les  états  (i)  despotiques  un  équi- 
valent pour  la  liberté  ;  c'est  la  modicité  des 
tributs. 

Dans  de  certaines  monarchies  en  Europe , 
on  voit  des  provinces  (2)  qui ,  par  la  nature  de 
ieur  gouvernement  politique ,  sont  dans  un 
meilleur  état  que  les  autres.  On  s'imagine  tou- 
jours qu'elles  ne  paient  pas  assez,  parceque, 
par  un  effet  de  la  bonté  de  leur  gouvernement, 
elles  pourroient  payer  davantage;  et  il  vient 
toujours  dans  l'esprit  de  leur  ôter  ce  gouver- 
nement même  qui  produit  ce  bien  qui  se  com- 
munique ,  qui  se  répand  au  loin,  et  dont  il 
vaudroit  bien  mieux  louir. 


(i)  En  Russie,  les  tributs  sont  médiocres  :  on  les 
a  augmentés  depuis  que  le  despotisme  y  est  plus  mo- 
déré. Voyez  l'Histoire  des  Tattars ,  part.  II. — (a)  Les 
|)x"ys  d'états. 


LIVRE    XIII,    CIIAP,    XIII.  193 

CHAPITRE   XIII. 

Dans  quels  gouvernements  les  tributs  sont  suscep- 
tibles d'augmentation. 

On  peutaugmenter  les  tributs  dans'Ia  plupart 
des  républiques ,  parceque  le  citoyen ,  qui  croit 
payer  à  lui-même,  a  la  volonté  de  les  payer,  et 
en  a  ordinairement  le  pouvoir  par  l'effet  de  la 
nature  du  gouvernement. 

Dans  la  monarchie ,  on  peut  augmenter  les 
tributs ,  parceque  la  modération  du  gouver- 
nement y  peut  procurer  des  richesses  ;  c'est 
comme  la  récompense  du  prince  à  cause  du 
respect  qu'il  a  pour  les  lois.  Dans  l'état  des- 
potique, on  ne  peut  pas  les  augmenter,  par- 
cequ'on  ne  peut  pas  augmenter  la  servitude 
extrême. 

CHAPITRE    XIV. 

Que  la  nature  des  tributs  est  relative  au  gou- 
vernement. 

,Lj' IMPÔT  par  tête  est  plus  naturel  à  la  servi- 
tude; l'impôt  sur  les  marchandises  est  plus  na- 
turel à  la  liberté,  parcequ'il  se  rapporte  d'une 
manière  moins  directe  à  la  personne. 

Il  est  naturel  au  gouvernement  despotique 
que  le  prince  ne  donne  point  d'argent  à  sa  mi- 
lice ou  aux  gens  de  sa  cotir,  mais  qu'il  leur 
distribue  des  terres ,  et  par  conséquent  qu'on 
y  levé  peu  de  tributs.  Que  si  le  prince  donne 


i9't  i>E  l'esprit  des  lois. 

de  l'argent ,  le  tribut  le  plus  naturel  qu'il  puisse 
lever  est  un  tribut  par  tête.  Ce  tribut  ne  peut 
être  que  très  modique  ;  car ,  comme  on  n  y 
peut  pas  faire  diverses  classes  considérables  à 
cause  des  abus  qui  en  résulteroient,  vu  l'in- 
justice et  !a  violence  du  gouvernement,  il  faut 
nécessairement  se  régler  sur  le  taux  de  ce  que 
peuvent  payer  les  plus  misérables. 

Le  tribut  naturel  au  gouvernement  modéré 
est  l'impôt  sur  les  marchandises.  Cet  impôt 
étant  réellement  payé  par  l'acheteur,  quoique 
le  marchand  l'avance ,  est  un  prêt  que  le  mar- 
chand a  déjà  fait  à  l'acheteurj  ainsi  il  faut  re- 
garder le  négociant  et  comme  le  débiteur  gé- 
néral de  l'état ,  et  comme  le  créancier  de  tous 
les  particuliers.  Il  avance  à  l'état  le  droit  que 
l'acheteur  lui  paiera  quelque  jour  ;  et  il  a  payé 
pour  l'acheteur  le  droit  qu'il  a  payé  pour  la 
marchandise.  On  sent  donc  que  plus  le  gou- 
vernement est  modéré ,  que  plus  l'esprit  de 
liberté  règne ,  que  plus  les  fortunes  ont  de 
sûreté,  plus  il  est  facile  au  marchand  d'avan- 
cer à  l'état ,  et  de  prêter  au  particulier  des 
droits  considérables.  En  Angleterre ,  un  mar- 
chand prête  réellement  à  l'état  cinquante  ou 
soixante  livres  sterl.  à  chaque  tonneau  de  vin 
qu'il  reçoit.  Quel  est  le  marchand  qui  oseroit 
faire  une  chose  de  cette  espèce  dans  un  pays 
gouverné  comme  la  Turquie  ?  et  quand  il  l'ose- 
roit  faire,  comment  le  pourroit-il  avec  une  for- 
tune suspecte,  incertaine,  ruinée  ? 


LIVRE    XIli,    GHAP.    XV.  IQ,) 

CHAPITRE    XV. 

Abus  de  la  liberté. 

C>ES  grands  avantages  de  la  liberté  ont  fait 
que  l'on  a  abusé  de  la  liberté  même.  Parceque 
le  gouvernement  modéré  a  produit  d'admira- 
bles effets,  on  a  quitté  celte  modération  :  par- 
cequ'on  a  tiré  de  grands  tributs ,  on  en  a  voulu 
tirer  d'excessifs;  et,  méconnoissant  la  main  de 
la  liberté  qui  faisoit  ce  présent ,  on  s'est  adressé 
à  la  servitude  qui  refuse  tout. 

La  liberté  a  produit  l'excès  des  tributs  :  mais 
l'effet  de  ces  tributs  excessifs  est  de  produire 
à  leur  tour  la  servitude  ;  et  l'effet  de  la  servi- 
tude, de  produire  la  diminution  des  tributs. 

Les  monarques  de  l'Asie  ne  font  guère  d'é- 
dits  que  pour  exempter  chaque  année  de  tri- 
buts quelque  province  de  leur  empire  (i):  les 
manifestations  de  leur  volonté  sont  des  bien- 
faits. Mais,  en  Europe ,  les  édits  des  princes 
affligent  même  avant  qu'on  les  ait  vus,  parce- 
qu'ils  y  parlent  toujours  de  leurs  besoins,  et 
jamais  des  nôtres. 

D'une  impardonnable  nonchalance ,  que  les 
ministres  de  ces  pays-là  tiennent  du  gouverne- 
ment et  souvent  du  climat ,  les  peuples  tirent 
cet  avantage  ,  qu'ils  ne  sont  point  sans  cesse 
accablés  par  de  nouvelles  demandes.  Les  dé- 
penses n'y  augmentent  point ,  parcequ'on  n'y 

(i)  C'est  l'usage  des  empereurs  de  la  Chiue. 


ic)G  DE  l'esprit  des  lois. 
fait  poirxt  de  projet  nouveau  ;  et  si  par  liasard 
on  y  en  fait ,  ce  sont  des  projets  dont  on  voit 
la  fin ,  et  non  des  projets  commencés.  Ceux  qui 
gouvei'nent  l'état  ne  le  tourmentent  pas  ,  par- 
cequ'ils  ne  se  tourmentent  pas  sans  cesse  eux- 
mêmes.  Mais,  pour  nous,  il  est  impossible  que 
nous  aylons  jamais  de  règle  dans  nos  finances, 
])arcequc  nous  savons  toujours  que  nous  fe- 
rons quelque  chose ,  et  jamais  ce  que  nous 
fei'ons. 

On  n'appelle  plus  parmi  nous  un  grand  mi- 
nistre celui  qui  est  le  sage  dispensateur  des  re- 
venus publics,  mais  ceîui  qui  est  homme  d'in- 
dustrie et  qui  trouve  ce  qu'on  appelle  des  ex- 
pédients. 

CHAPITRE    Xyi. 

Des  Conquêtes  des  mahométans. 

C>E  furent  ces  tributs  (i)  excessifs  qui  donnè- 
rent lieu  à  cette  étrange  facilité  que  trouvèrent 
les  mahométans  dans  leurs  conquêtes.  Les  peu- 
ples, au  lieu  de  cette  suite  continuelle  de  vexa- 
tions que  l'avarice  subtile  des  empereurs  avoit 
imaginée,  se  virent  soumis  à  ua  tribut  simple, 
payé  aisément ,  reçu  de  même  ;  plus  heureux 
d'obéir  à  une  nation  barbare  qu'à  un  gouver- 
nement corrompu  dans  lequel  ils  souffroîeiït 

(i)  Voyet  dans  l'histoire  la  grandeur,  la  bizarrerie, 
et  même  Li  folie  de  ces  tributs.  Anastase  en  imagina 
nn  pour  respirer  l'air  :  7it  cjuisque  pro  haiistu  aéns 
penderct. 


LIVRK    XIII,    CHAP.    XVI.  I97 

tous  les  inconvénients  d'une  liberté  qu'ils  n'a- 
voient  plus ,  avec  toutes  les  horreurs  d'une  sei-- 
vitude  présente. 

CHAPITRE   XVII. 

De  l'augmentation  des  troupes. 

Une  maladie  nouvelle  s'est  répandue  en  Eu- 
rope ;  elle  a  saisi  nos  princes,  et  leur  fait  en- 
tretenir un  nombre  désordonné  de  troupes. 
Elle  a  ses  redoublements,  et  elle  devient  né- 
cessairement contagieuse  ;  car  sitôt  qu'un  état 
augmente  ce  qu'il  appelle  ses  troupes ,  les  au- 
tres soudain  augmentent  les  leurs  ;  de  façon 
qu'on  ne  gagne  rien  par-là  que  la  ruine  com- 
mune. Chaque  monarque  tient  STir  pied  toutes 
les  armées  qu'il  pourroit  avoir  si  ses  peuples 
étoient  en  danger  d'être  exterminés  ;  et  on 
nomme  paix  cet  état(i  ^d'efforts  de  tous  contre 
tous.  Aussi  l'Europe  est-elle  si  ruinée ,  que  les 
particuliers  qui  seroient  dans  la  situation  où 
sont  les  trois  puissances  de  cette  partie  du 
monde  les  plus  opulentes  n'auroient  pas  de 
quoi  vivre.  Nous  sommes  pauvres  avec  les  ri- 
chesses et  le  commerce  de  tout  l'univers  ;  et 
bientôt ,  à  force  d'avoir  des  soldats ,  nous  n'au- 
rons plus  que  des  soldats ,  et  nous  serons  com- 
me des  Tartares(2) 

(i)  Il  est  vrai  que  c'est  cet  état  d'effort  qui  main- 
tient principalement  l'équilibre,  parcequ'il  éreinte 
les  grandes  puissances.  —  (2)  Il  ne  faut  pour  ccIh 
que  faire  valoir  la  nouvelle  invention  des  milices 


198  DE    l'esprit    des    lois. 

Les  grands  pruices  ,  non  contents  d'acheter 
les  troupes  des  plus  petits  ,  clierclient  de  tous 
côtés  à  payer  des  alliances  ,  c'est-à-dire  pres- 
que toujours  à  perdre  leur  argent. 

La  suite  d'une  telle  situation  est  l'augmen- 
tation perpétuelle  des  tributs;  et ,  ce  qui  pré- 
vient tous  les  remèdes  à  venir  ,  on  ne  compte 
plus  sur  les  revenus  ,  mais  on  fait  la  guerre 
avec  son  capital.  11  n'est  ])as  inoui  de  voir  des 
états  hyi^otliéquer  leurs  fonds  pendant  la  paix 
même,  et  employer  pour  se  ruiner  des  moyens 
qu'ils  appellent  extraordinaires  ,  et  qui  le  sont 
si  fort ,  que  le  fils  de  famille  le  plus  déi'angé  les 
imagine  à  peine. 

CHAPITRE    XVIII. 

De  la  remise  des  tributs. 

LiA.  maxime  des  grands  empires  d'orient ,  de 
remettre  les  tributs  aux  provinces  qui  ont 
souffert ,  devroit  bien  être  portée  dans  les  é ta  ts 
monarcliiques.  Il  y  en  a  bien  où  elle  est  éta- 
blie; mais  elle  accable  plus  que  si  elle  n'y  étoit 
pas  ,  parceque  le  prince  n'en  levant  ni  plus  ni 
moins,  tout  l'état  devient  solidaire.  Pour  sou- 
lager un  village  qui  paie  mal ,  on  charge  un  au- 
tre qui  paie  mieux  ;  on  ne  rétablit  point  le  pre- 
mier, on  détruit  le  second.  Le  peuple  est  dé- 
sespéré entre  la  nécessité  de  payer  de  peur  des 

éfaljlie  dans  pi-esque  toute  l'Europe  ,  et  les  porter 
au  même  excès  que  l'on  a  fait  les  troupes  réglées. 


LIVRE  XIII,  CHAP.  xviii.  igg 
exactions ,  et  le  danger  de  payer  de  crainte  des 
surcharges. 

Un  état  bien  gouverné  doit  mettre  pour  le 
premier  article  de  sa  dépense  ,  une  somme  ré- 
glée pour  les  cas  fortuits.  Il  en  est  du  })ublic 
comme  des  particuliers  ,  cjui  se  ruinent  lors- 
qu'ils dépensent  exactement  les  revenus  de 
leurs  terres. 

A  l'égard  delà  solidité  entre  les  liabitanls 
du  même  village  ,  on  a  dit  (i)  qu'elle  étoit  rai- 
sonnable ,  parcequ'on  pouvoit  supposer  un 
complot  frauduleux  de  leur  ])art  :  mais  où 
a-t-on  pris  que  ,  sur  des  suppositions ,  il  faille 
établir  une  chose  injuste  par  elle-même,  e* 
ruineuse  pour  l'état? 

CHAPITRE   XIX. 

Qu'est-ce  qui  est  plus  convenable  au  prince  et  au 
peuple,  de  la  ferme  ou  de  la  régie  des  tributs  ? 

JjA  régie  est  l'administration  d'un  bon  père 
de  famille  ,  qui  levé  lui-même  avec  économie 
et  avec  ordre  ses  revenus. 

Par  la  régie,  le  prince  est  le  maître  de  pres- 
ser ou  de  retarder  la  levée  des  tributs  ,  ou  sui- 
vant ses  besoins  ,  ou  suivant  ceux  de  ses  peu- 
ples. Par  la  régie,  il  épargne  à  l'état  les  profils 
immenses  des  fermiers  ,  qui  l'appauvrissent 
d'une  infinité  de  manières.  Par  la  régie  ,  il 

(i)  "Voyez  le  Traité  des  linances  des  Romains, 
cbap.  II,  imprimé  à  l'aris  en  i  740. 


200  DE    I.   ESPRIT    DES    LOIS. 

épargne  au  peuple  le  spectacle  des  fortunes  su- 
bites qui  l'affligent.  Par  la  régie ,  l'argent  levé 
passe  par  peu  de  mains  ,  il  va  directement  au 
prince ,  et  par  conséquent  revientplus  promp- 
tement  au  peuple.  Par  la  régie ,  le  prince  épar- 
gne au  peuple  une  infinité  de  mauvaises  lois 
qu'exige  toujours  de  lui  l'avarice  importune 
des  fermiers  ,  qui  montrent  un  avantage  pré- 
sent dans  des  règlements  funestes  pour  l'a- 
venir. 

Comme  celui  qui  a  l'argent  est  toujours  le 
maître  de  l'autre ,  le  traitant  se  rend  despoti- 
que sur  le  prince  même;  il  n'est  pas  législateur, 
mais  il  le  force  à  donner  des  lois. 

J'avoue  qu'il  est  quelquefois  utile  de  com- 
mencer par  donner  à  ferme  un  droit  nouvel- 
lement établi  :  il  y  a  un  art  et  des  inventions 
pour  prévenir  les  fraudes  ,  que  l'intérêt  des 
fermiers  leur  suggère ,  et  que  les  régisseurs 
n'auroient  su  imaginer  :  or  ,  le  système  de  la 
levée  étant  une  fois  fait  par  le  fermier,  on  pent 
avec  succès  établir  la  régie.  En  Angleterre  , 
l'administration  de  l'accise  et  du  revenu  des 
postes  ,  telle  qu'elle  est  aujourd'hui ,  a  été  em- 
pruntée des  fermiers. 

Dans  les  républiques  ,  les  revenus  de  l'état 
sont  presque  toujours  en  régie.  L'établisse- 
ment contraire  fut  un  grand  vice  du  gouver- 
nement de  Rome  (i).  Dans  les  états  despoti- 

(i)  César  fut  obligé  d'ôterles  publicains  de  la  pro- 
vince d'Asie,  et  d"y  établir  une  autre  sorte  d'admi- 
nifltralion ,  comme  iio«s  l'apprenons  de  Dion,  F» 


1,1V RE    XIII,    CHAP.    XIX.  201 

ques  où  la  i-égie  est  établie,  les  peuples  sont 
infiniment  plus  heureux  ;  témoins  la  Perse  et 
la  Chine  (i).  Les  plus  malheureux  sont  ceux 
où  le  prince  donne  à  ferme  ses  ports  de  mer 
et  ses  \illes  de  commerce.  L'histoire  des  mo- 
narchies est  pleine  de  maux  faits  par  les  trai- 
tants. 

Néron,  indigné  des  vexations  despublicains, 
forma  le  projet  impossible  et  magnanime  d'a- 
bolir tous  les  impôts.  Il  n'imagina  point  la  ré- 
gie :  il  fit  (2)  quatre  ordonnances  ;  que  les  lois 
faites  contre  les  publicains ,  qui  avoient  été  jus- 
que-là tenues  secrètes ,  seroient  publiées  ;  qu'ils 
ne  pourroientplus  exiger  ce  qu'ils  avoient  né- 
gligé de  demander  dans  l'année  ;  qu'il  y  auroit 
un  préteur  établi  pour  juger  leurs  prétentions 
sans  formalité  ;  que  les  marchands  ne  paie- 
roient  rien  pour  les  navires.  Voilà  les  beaux 
jours  de  cet  empereur. 

CHAPITRE   XX. 

Des  traitants. 

X  ouT  est  perdu  lorsque  la  profession  lucra- 
tive des  traitants  parvient  encore  par  ses  ri- 

Tacite  nous  dit  que  la  Macédoine  et  l'Acliaïe,  pro- 
vinces qu'Auguste  avoit  laissées  au  peuple  romain  , 
et  qui,  par  conséquent ,  étoient  gouvernées  sur  l'an- 
cien plan,  obtinrent  d'être  du  nombre  de  celles  que 
l'en-.pereur  gouvcrnoit  par  ses  officiers. — (i)  Voyez 
Chardin ,  Voyage  de  Perse  ,  tome  VI,  —  (2)  Tacite  , 
Annales,  liv.  XIII. 


9.02  DE     l'e31»RIT    DES    Z.OIS. 

chesses  à  être  une  profession  honorée.  Cela 
peut  être  bon  dans  les  états  despotiques,  où 
souvent  leur  emjjloi  est  ui>e  partie  des  fonc- 
tions des  gouverneurs  eux-mêmes.  Cela  n'est 
pas  bon  dans  la  république;  et  une  chose  pa- 
reille détruisit  la  république  romaine.  Cela 
n'est  pas  meilleur  dans  la  monai'chie  ;  rien  n'est 
plus  contraire  à  l'esprit  de  ce  gouvernement. 
Un  dégoût  saisit  tous  les  autres  états,  l'hon- 
neur y  perd  toute  sa  considération ,  les  movens 
lents  et  naturels  de  se  distinguer  ne  touchent 
plus ,  et  le  gouvernement  est  frappé  dans  son. 
principe. 

On  vit  bien  ,  dans  les  temps  passés,  des  for- 
tunes scandaleuses  ;  c'étoit  une  des  calamités 
des  guerres  de  cinquante  ans  :  mais  pour  lors 
ces  richesses  furent  regardées  comme  ridi- 
cules ,  et  nous  les  admirons. 

Il  y  a  un  lot  pour  chaque  profession.  Le  lot 
de  ceux  qui  lèvent  les  tributs  est  les  richesses; 
et  les  récompenses  de  ces  richesses  sont  les  ri- 
chesses mêmes.  La  gloire  et  l'honneur  sont 
pour  cette  noblesse  qui  ne  connoît  ,  qui  ne 
voit ,  qui  ne  sent  de  vrai  bien  ,  que  l'honneur 
et  la  gloire.  Le  respect  et  la  considération  sont 
pour  ces  ministres  et  ces  magistrats  qui,  ne 
trouvant  que  le  travail  après  le  travail ,  veil- 
lent nuit  et  jour  pour  le  bonheur  de  l'empire. 


LIVRE    XIV,    CHaP.     1. 


LIVRE  XIV, 


DES    LOIS   DANS    LE   RAPPORT   QU  ELLES   ONT   AVEC   LA 
NATURE   BU   CLIMAT. 


CHAPITRE    PREMIER. 

Iiîée  générale. 

o'iL  est  vrai  que  le  caractère  de  l'esprit  et  les 
passions  du  cœur  soient  extrêmement  diffé- 
rents dans  les  divers  climats  ,  les  lois  doivent 
être  relatives  et  à  la  différence  de  ces  passions 
et  à  la  différence  de  ces  caractères. 

CHAPITRE    II. 

Combien  les  hommes  sont  différents  dans  les  divers 
climats. 

1^'air  froid  (i)  resserre  les  extrémités  des 
fibres  extérieures  de  notre  corps  ;  cela  aug- 
mente leur  ressort,  et  favorise  le  retour  du 
sang  des  extrémités  vers  le  cœur  :  il  diminue  la 
longueur  (^2)  de  ces  mêmes  fibres  ;  il  augmente 
donc  encore  par-là  leur  force.  L'air  chaud  au 
contraire  relâche  les  extrémités  des  fibres  et 

(i)  Celaparoît  mêmeà  la  vue:  dans  le  froid  on  pa- 
roît  plus  maigre. — (2)  On  sait  qu'il  raccourcit  le  fer. 


204  DE    l'esprit    DES    LOIS. 

les  alonge;  il  diminue  donc  leur  force  et  leur 
ressort. 

On  a  donc  plus  de  vigueur  dans  les  climala 
froids.  L'action  dr.  cœur  et  la  réaction  des  ex- 
trémités des  fibres  s'y  font  mieux  ,  les  liqueurs 
sont  mieux  en  équilibre,  le  sang  est  plus  dé- 
terminé vers  le  cœur,  et  réciproquement  le 
cœur  a  j)!us  de  puissance.  Cette  force  plus 
grande  doit  produire  bien  des  effets  ;  par 
exemple ,  iAu%  de  confiance  en  soi-même ,  c'est- 
à-dire  plus  de  coui'age  ;  plus  de  connoissance 
de  sa  supéi'iorité  ,  c'est-à-dire  .moins  de  désir 
de  la  vengeance  ;  plus  d'opinion  de  sa  sûreté  , 
c'est-à-dire  plus  de  franchise  ,  moins  de  soup- 
çons, de  politique  et  de  l'uses  :  enfin  cela  doit 
faire  des  caractères  bien  différents.  Mettez  un 
homme  dans  un  lieu  chaud  et  enfermé  ;  il  souf- 
frira ,  par  les  raisons  que  je  viens  de  dire ,  une 
défaillance  de  cœur  très  grande.  Si,  dans  cette 
circonstance  ,  on  va  lui  proposer  une  action 
hardie ,  je  crois  qu'on  l'y  trouvera  très  peu  dis- 
posé ;  safoiblesse  présente  mettra  un  décou- 
ragement dans  son  aine  :  il  craindra  tout ,  par- 
ccqu'il  sentira  qu'il  ne  peut  rien.  Les  peuples 
des  pays  chauds  sont  timides  comme  les  vieil- 
lards le  sont;  ceux  des  pays  froids  sont  coura- 
geux comme  le  sont  les  jeunes  gens.  Si  nous 
faisons  attention  auxdernieres(i)  guerres, qui 
sont  celles  que  nous  avons  le  plus  sous  nos 
yeux  ,  et  dans  lesquelles  nous  pouvons  mieux 

(i)  Celles  pour  la  succession  d'Espagne. 


MVEE    XIV,    Cil  A  P.    II.  205 

voir  de  certains  effets  légers  ,  imperceplibies 
de  loin  ,  nous  sentirons  bien  que  les  peuples  du 
nord  ,  transportés  dans  les  pays  du  midi  (i)  , 
n'y  ont  pas  fait  d'aussi  belles  actions  (pie  leurs 
compatriotes,  qui,  combattant  dans  leur  pro- 
pre climat ,  y  jouissoient  de  tout  leur  cou- 
rage. 

La  force  des  fibres  des  peuples  du  nord  f;iit 
que  les  sucs  les  plus  grossiers  sont  tirés  des 
aliments.  Il  en  résulte  deux  choses  :  l'une,  que 
les  parties  du  cliyle  ou  de  la  lymplie  sont  plus 
propres  par  leur  grande  surface  à  être  appli- 
quées sur  les  fibres  et  à  les  nourrir  ;  l'autre  , 
qu'elles  sont  moins  propres  par  leur  grossiè- 
reté adonner  une  certaine  subtilité  au  suc  ner- 
veux. Ces  peuples  auront  donc  de  grands  corps 
et  peu  de  vivacité. 

Les  nerfs  qui  aboutissent  de  tous  côtés  au 
tissu  de  notre  peau  font  chacun  un  faisceau  de 
nerfs  :  ordinairement  ce  n'est  pas  tout  le  nerf 
qui  est  remué,  c'en  est  une  partie  infiniment 
petite.  Dans  les  pays  chauds  ,  où  le  tissu  de  la 
peau  est  relâché ,  les  bouts  des  nerfs  sont  épa- 
nouis et  exposés  à  la  plus  petite  action  des  ob- 
jets les  plus  foibles.  Dans  les  pays  froids,  le 
tissu  de  la  peau  est  resserré,  etlesmammelons 
comprimés  ;  les  petites  houpes  sont  en  quelque 
façon  paralytiques  ;  la  sensation  ne  passe  guère 
au  cerveau  que  lorsqu'elle  est  extrêmement 
forte  ,  et  qu'elle  est  de  tout  le  nerf  ensemble. 

(i)  En  Espagne ,  par  exemple. 
zsra.  DKS  LOIS,   2.  12 


9.oG  DE     l'esprit    DES    LOIS. 

Mais  c'est  d'un  nombre  infini  de  petites  sensa- 
tions que  dépendent  l'imagination ,  le  goût ,  la 
sensibilité ,  la  vivacité. 

J'ai  observé  le  tissu  extérieur  d'une  langue 
de  mouton  dans  l'endroit  où  elle  paroît  à  Ja 
simple  vue  couverte  de  mammelons.  J'ai  vu  avec 
un  microscope ,  sur  ces  mammelons ,  de  petits 
poils  ou  une  espèce  de  duvet  ;  entre  les  mam- 
melons étoient  des  pyramides  qui  formoient 
par  le  bout  comme  de  petits  pinceaux.  Il  y  a 
grande  apparence  que  ces  pyramides  sont  le 
principal  organe  du  goût. 

J'ai  fait  geler  la  moitié  de  cette  langue ,  et 
j'ai  trouvé  à  la  simple  vue  les  mammelons  con- 
sidérablement diminués  ;  quelques  rangs  mê- 
me de  mammelons  s'étoient  enfoncés  dans  leur 
gaine.  J'en  ai  examiné  le  tissu  avec  le  micros- 
cope ,  je  nai  plus  vu  de  pyramide.  A  mesure 
quela  langue  s'est  dégelée  ,  les  mammelons  ,  à 
la  simple  vue  ,  ont  paru  se  relever  ;  et  au  mi- 
croscope les  petites  houpes  ont  commencé  à  , 
reparoître. 

Cette  observation  confirme  ce  que  j'ai  dit , 
que  dans  les  pays  froids  les  houpes  nerveuses 
sont  moins  épanouies  ;  elles  s'enfoncent  dans 
leurs  gaines ,  où  elles  sont  à  couvert  de  l'action 
des  objets  extérieurs.  Les  sensations  sont  donc 
moins  vives. 

Dans  les  pays  froids  on  aura  peu  de  sensibi- 
lité pour  les  plaisirs  ;  elle  sera  plus  grande  dans 
les  pays  tempérés  ;  dans  les  pays  chauds  elle 
sera  extrême.  Comme  on  distingue  les  climats 


LIVRE     XIV,    CHAP.    II.  20J 

par  les  degrés  de  latitude,  on  pourroit  les  dis- 
tinguer ,  pour  ainsi  dire  ,  par  les  degrés  de 
sensibilité.  J'ai  vU  les  opéra  d'Angleterre  et 
d'Italie  ;  ce  sont  les  mêmes  pièces  et  les  mêmes 
acteuis  :  mais  la  même  musique  produit  des 
effets  si  différents  sur  les  deux  nations ,  l'une 
est  si  calme,  et  l'autre  si  transportée  ,  que  cela 
paroît  inconcevable. 

Il  en  sera  de  même  de  la  douleur  :  elle  est 
excitée  en  nous  par  le  déchirement  de  quelque 
fibre  de  notre  corps.  L'auteur  de  la  nature  a 
établi  que  cette  douleur  seroit  plus  forte  à  me- 
sure que  le  dérangement  seroit  plus  grand; 
or  il  est  évident  que  les  grands  corps  et  les 
fibres  grossières  des  peuples  du  nord  sont 
moins  capables  de  dérangement  que  les  fibres 
délicates  des  peuples  des  pays  chauds  :  l'ame 
y  est  donc  moins  sensible  à  la  douleur.  Il  faut 
écorcher  un  Moscovite  pour  lui  donner  du 
sentiment. 

Avec  cette  délicatesse  d'organes  que  l'on  a 
dans  les  pays  chauds ,  l'ame  est  souveraine- 
ment émue  par  tout  ce  qui  a  du  rapport  à 
l'union  des  deux  sexes  :  tout  conduit  à  cet 
objet. 

Dans  les  climats  du  nord ,  à  peine  le  physi- 
que de  l'amour  a-t-il  la  foi'ce  de  se  rendre  bien 
sensible  :  dans  les  climats  tempérés  ,  l'amour, 
accompagné  de  mille  accessoires ,  se  rend 
agréable  par  des  choses  qui  d'abord  semblent 
être  lui-même ,  et  ne  sont  pas  encore  lui  ;  dans 
les  climats  plus  chauds ,  on  aime  l'amour  pour 


2o8  DF.    l'esprit    DES    LOIS. 

lui-même;  il  est  la  cause  unique  du  bonîieur  , 
il  est  la  vie. 

Dans  les  pays  du  midi ,  une  machine  déli- 
cate, foible,  mais  sensible,  se  livre  à  un  amour 
qui ,  dans  un  serrail  ,  naît  et  se  calme  sans 
cesse  ;  ou  bien  à  un  amour  qui ,  laissant  les 
femmes  dans  une  plus  grande  indépendance  , 
est  exposé  à  mille  troubles.  Dans  les  pays  du 
nord,  une  machine  saine  et  bien  constituée, 
mais  lourde  ,  trouve  ses  plaisirs  dans  tout  ce 
qui  peut  remettre  les  esprits  en  mouvement,  la 
chasse,  les  voyages  ,  la  guerre  ,  le  vin.  Vous 
trouverez  dans  les  climats  du  nord  des  peuples 
qui  ont  peu  de  vices ,  assez  de  vertus,  beaucoup 
de  sincérité  et  de  fi'anchise.  Approchez  des 
pays  du  midi ,  vous  croirez  vous  éloigner  de 
la  morale  même  ;  des  passions  plus  vives  mul- 
tiplieront les  crimes  ;  chacun  cherchera  à  pren- 
dre sur  les  autres  tous  les  avantages  qui  peu- 
vent favoriser  ces  mêmes  passions.  Dans  les 
pays  tempérés ,  vous  verrez  des  peuples  incon- 
stants dans  leurs  manières  ,  dans  leurs  vices 
même  ,  et  dans  leurs  vertus  ;  le  climat  n'y  a 
pas  une  qualité  assez  déterminée  pour  les  fixer 
eux-mêmes. 

La  chaleur  du  climat  peut  être  si  excessif  e 
quele  corps  y  sera  absolument  sans  force.  Pour 
lors  l'abattement  passera  à  l'esprit  même  ;  au- 
cune curiosité  ,  aucune  noble  entreprise  ,  au- 
cun sentiment  généreux  ;  les  inclinations  y 
seront  toutes  passives  ;  la  paresse  y  fera  le 
bonheur  ;  la  plupart  des  châtiments  y  seront 


Ï.IVRU    XIV,    CHAP.    II.  9.D9 

moins  difficiles  à  soutenir  que  l'action  de  l'aine, 
et  la  servitude  moins  insupportable  que  la  force 
d'esprit  qui  est  nécessaire  pour  se  conduire 
soi-même. 

CHAPITRE   III. 

Contradiction  dans  les  caractères  de  certains  peuples 
du  midi. 

Les  Indiens  (i)  sont  naturellement  sans  cou- 
rage ;  les  enfants  (a)  mêmes  des  Européens 
nés  aux  Indes  perdent  celui  de  leur  climat. 
Mais  comment  accorder  cela  avec  leurs  actions 
atroces ,  leurs  coutumes,  leurs  pénitences  bar- 
bares ?  Les  hommes  s'y  soumettent  à  des  maux 
incroyables  ;  les  femmes  s'y  brûlent  elles-mê- 
mes :  voilà  bien  de  la  force  pour  tant  de  foi- 
blesse. 

La  nature ,  qui  a  donné  à  ces  peuples  une  foî- 
blesse  qui  les  rend  timides,  leur  a  donné  aussi 
une  imaginatioîi  si  vive  que  tout  les  frappe  à 
l'excès.  Cette  même  délicatesse  d'organe  qui 
leur  fait  craindre  la  mort  sert  aussi  à  leur  faire 
redouter  mille  choses  plus  que  la  mort.  C'est 
la  même  sensibilité  qui  leur  fait  fuir  tous  les 
périls  et  les  leur  fait  tous  braver. 

(i)  "  Ceut  soldats  d'Europe,  dit  Tavernier,  n'au- 
«  roient  pas  grande  peine  à  battre  mille  soldats  in- 
«  diens.  » — (2)  Les  Persans  mêmes  qui  s'établissent 
aux  Indes  prennent,  à  la  troisième  génération,  la 
nonchalance  et  la  lâcheté  indienne.  Voyez  Bemier, 
sur  le  Mogoi ,  tome  I ,  p.  28a. 

X2( 


2IO  DE     L   ESPRIT     DES    LOIS. 

Comme  une  bonne  éducation  est  plus  né- 
cessaire aux  enfants  qu'à  ceux  dont  l'esprit  est 
dans  sa  maturité  ,  de  même  les  peuples  de  ces 
climats  ont  plus  besoin  d'un  législateur  sage 
que  les  peuples  du  nôtre.  Plus  on  est  aisé- 
ment et  fortement  frappé ,  plus  il  importe  de 
l'être  d'une  manière  convenable ,  de  ne  rece- 
voir pas  de  préjugés ,  et  d'être  conduit  par  la 
raison. 

Du  temps  des  Romains,  les  peuples  du  nord 
de  l'Europe  vivoient  sans  arts  ,  sans  éduca- 
tion ,  presque  sans  lois  ;  et  cependant ,  par  le 
seul  bon  sens  attaché  aux  fibres  grossières  de 
ces  climats ,  ils  se  maintinrent  avec  une  sagesse 
admirable  contre  la  puissance  romaine  jus- 
qu'au moment  où  ils  sortirent  de  leurs  forêts 
pour  la  détruire. 

CHAPITRE    IV. 

Cause  de  l'immutabilité  de  la  religion,  des  mœurs, 
des  manie't^s,  des  lois  ,  dans  les  pays  d'orient. 

O I ,  avec  cette  foiblesse  d'organes  qui  fait  re- 
cevoir aux  peu])les  d'orient  les  impressions  du 
inonde  les  plus  fortes  ,  vous  joignez  une  cer- 
taine paresse  dans  Fesprit,  naturellement  liée 
avec  celle  du  corps  ,  qui  fasse  que  cet  esprit  ne 
soit  capable  d'aucune  action  ,  d'aucun  effet , 
d'aucune  contention ,  vous  comprendrez  que 
l'ame  qui  a  une  fois  reçu  des  impressions  ne 
peut  plus  en  changer.  C'est  ce  qui  fait  que  les 


LIVRE    XIV,    CHAP.    IV.  ail 

lois,  les  mœurs  (i),  elles  manières,  même 
celles  qui  paroisseiit  indifférentes  ,  comme  la 
façon  de  se  vêlir  ,  sont  aujourd'hui  en  orient 
comme  elles  étoient  il  y  a  mille  ans. 

CHAPITRE   V. 

Que  les  mauvais  législateurs  sont  ceux  qui  ont  favo- 
risé les  vices  du  climat,  et  les  bons  sont  ceux  qui 
s'y  sont  opposés. 

J_jES  Indiens  croient  que  le  repos  et  le  néant 
sont  le  fondement  de  toutes  choses  et  la  fin 
où  elles  aboutissent.  Ils  regardent  donc  l'en- 
tière inaction  comme  l'étaJ;  le  plus  parfait  et 
l'objet  de  leurs  désirs.  Ils  donnent  au  souverain 
Etre  (2)  le  surnom  d'immobile.  Les  Siamois 
croient  que  la  félicité (3)  suprême  consiste  à 
n'être  point  obligé  d'animer  une  machine  et  de 
faire  agir  un  corps. 

Dans  ces  pay  s ,  où  la  chaleur  excessive  énerve 
et  accable  ,  le  repos  est  si  délicieux  et  le  mou- 
vement si  pénible  ,  que  ce  système  de  méta- 
physique paroît  naturel;  elFoé  (4)  ,  législa- 

(i)  On  voit  par  un  fragment  de  Nicolas  de  Damas, 
recueilli  par  Constantin  Porphyrogénete  ,  que  la 
coutume  étoit  ancienne  en  orient  d'envoyer  étran- 
gler un  gouverneur  qui  déplaisoit  :elle  étoit  du  temps 
des  Medes.  —  (2)  Panamanak.  Voyez  Kircher, — 
(3)  La  Loubere,  relation  de  Siam  ,  p.  446. — (4)  Foé 
veut  réduire  le  cœur  au  pur  vide.  «  Nous  avons  des 
«  yeux  et  des  oreilles  ;  mais  la  perfection  est  de  ne 
«  voir  ni  entendre  :  une  bouche,  des  mains,  etc.  ;  la 


212  DE    l'esprit    DES    LOIS. 

leur  des  Indes  ,  a  suivi  ce  qu'il  sentoit ,  lors- 
qu'il a  mis  les  hommes  dans  un  état  extrême 
tnent  passif:  mais  sa  doctrine,  née  de  la  pa- 
resse du  climat ,  la  favorisant  à  son  tour ,  a 
causé  mille  maux. 

Les  législateurs  de  la  Chine  furent  plus  sen- 
sés ,  lorsque  ,  considérant  les  hommes  ,  non 
pas  dans  l'état  paisible  où  ils  seront  quelque 
jour ,  mais  dans  l'action  propre  à  leur  faire 
remplir  les  devoirs  de  la  vie ,  ils  firent  leur  re- 
ligion ,  leur  philosophie,  et  leurs  lois  ,  toutes 
pratiques.  Plus  les  causes  physiques  portent 
les  hommes  au  repos ,  plus  les  causes  morales 
les  en  doivent  éloigner. 

CHAPITRE    VI. 

De  la  culture  des  terres  dans  les  climats  chauds. 

J_iA  culture  des  terres  est  le  plus  grand  travail 
des  hommes.  Plus  le  climat  les  porte  à  fuir  ce 
travail,  plus  la  religion  et  les  lois  doivent  y 
exciter.  Ainsi  les  lois  des  Indes  ,  qui  donnent 
les  terres  au  prince  ,  et  ôtent  aux  particuliers 
l'esprit  de  propriété ,  augmentent  les  mauvais 
effets  du  climat ,  c'est-à-dire  la  paresse  natu- 
relle, 

«  perfection  est  que  ces  membres  soient  dans  l'in- 
«  action.  »  Ceci  est  tiré  du  dialogue  d'un  philosopliç 
chinois^  rapporté  par  le  P.  du  Halde,  tome  III. 


1,1  VUE     XIV,    eu  \P.    VII.  21  3 

CHAPITRE    VII. 
Du  monaclilsme. 

JL  E  monachisme  y  fait  les  mêmes  maux  ;  11  est 
né  dans  les  pays  chauds  d'orient ,  où  l'on  est 
moins  poi'té  à  l'action  qu'à  la  spéculation. 

En  Asie ,  le  nombre  des  derviches  ou  moines 
semble  augmenter  avec  la  chaleur  du  climat  ; 
les  Indes,  où  elle  est  excessive  ,  en  sont  rem- 
plies. On  trouve  en  Europe  cette  môme  diffé- 
rence. 

Pour  vaincre  la  paresse  du  climat ,  il  fau- 
droit  que  les  lois  cherchassent  à  ôter  tous  les 
moyens  de  vivre  sans  travail  ;  mais  dans  le  midi 
de  l'Europe  elles  font  tout  le  contraire  ;  elles 
donnent  à  ceux  qui  veulent  être  oisifs  des  pla- 
ces propres  à  la  vie  spéculative,  et  y  attachent 
des  richesses  immenses.  Ces  gens,  qui  vivent 
dans  une  abondance  qui  leur  est  à  charge, 
donnent  avec  raison  leur  superflu  au  bas  peu- 
]ile  :  il  a  perdu  la  propriété  des  biens  ;  ils  l'en 
dédommagent  par  l'oisiveté  dont  ils  le  font 
jouir  ;  et  il  parvient  à  aimer  sa  misère  même. 

CHAPITBE    VIII. 

Bonne  coutume  de  la  Chine. 

JL  ES  relations  (i)  de  la  Chine  nous  parlent  de 

(i)  Le  P.  du  Halde,  Histoire  de  la  Chine,  tome  II, 

|).l<Te  'jt. 


ai4  DE  l'esprit  des  lois. 

la  cérémonie  (i)  d'ouvrir  les  terres,  que  lem- 

pereur  fait  tous  les  ans.  On  a  voulu  exciter  (a) 

les  peuples  au  labourage  par  cet  acte  public  et 

solennel. 

De  plus ,  l'empereur  est  informé  chaque  an- 
née du  laboureur  qui  s'est  le  plus  distingué 
dans  sa  profession;  il  le  fait  mandarin  du  hui- 
tième ordre. 

Chez  les  anciens  Pei'ses  (3),  le  huitième  jour 
du  mois  nommé  c/iorremniz  ^  les  rois  quit- 
toient  leur  faste  pour  manger  avec  les  labou- 
reurs. Ces  institutions  sont  admirables  pour 
encourager  l'agriculture. 

CHAPITRE    IX. 

Moyens  d'encourager  l'industrie. 

J  E  ferai  voir  au  livre  XIX  que  les  nations  pa- 
resseuses sont  ordinairement  orgueilleuses. 
On  pourroit  tourner  l'effet  contre  la  cause ,  et 
détruire  la  paresse  par  l'orgueil.  Dans  le  midi 
de  l'Europe ,  où  les  peuples  sont  si  frappés  par 
le  point  d'honneur,  il  seroit  bon  de  donner  des 
prix  aux  laboureurs  qui  auroient  le  mieux  cul- 
tivé leurs  champs,  ou  aux  ouvriers  qui  au- 

(i)  Plusieurs  rois  des  Indes  font  de  même.  Rela- 
tion du  royaume  de  Siam  ,  par  la  Loubere,  p.  69. — 
(2)  Venty,  troisième  empereur  de  la  troisième  dy- 
nastie, cultiva  la  terre  de  ses  propres  mains,  et  fit 
travailler  à  la  soie,  dans  son  Ipalais,  l'impératrice 
et  ses  femmes.  Histoire  de  la  Chine. — (3)  M.  Hyde, 
religion  des  Perses.  -  \ 


LIVRE     XIV,    CHAP.    IX.  2ï5 

roient  porté  plus  loin  leur  industrie.  Cette 
pratique  réussira  même  par  tout  pays.  Elle  a 
servi  de  nos  jours,  en  Irlande,  à  l'établisse- 
ment d'une  des  plus  importantes  manufactures 
de  toile  qui  soient  en  Europe. 

CHAPITRE    X. 

Des  lois  qui  ont  rapport  à  la  sobriété  des  peuples. 

JJans  les  pays  chauds,  la  partie  aqueuse  du 
sang  se  dissipe  beaucoup  par  la  transpira- 
tion (i);  il  y  faut  donc  substituer  un  liquide 
pareil.  L'eau  y  est  d'un  usage  admirable  :  les 
liqueurs  fortes  y  coaguleroient  les  globules  (2) 
du  sang  qui  restent  après  la  dissipation  de  la 
partie  aqueuse. 

Dans  les  pays  froids,  la  partie  aqueuse  du 
sang  s'exhale  peu  par  la  transpiration;  elle 
reste  en  grande  abondance.  On  y  peut  donc 
user  de  liqueurs  spiritueuses  sans  que  le  sang 
se  coagule.  On  y  est  plein  d'humeurs  ;  les  li- 
queurs fortes,  qui  donnent  du  mouvement  au 
sang,  y  peuvent  être  convenables. 

(i)  M.  Bernier,  faisant  un  voyage  de  Lahor  à  Cn- 
chemir,  écrivoit  :  «  Mon  corps  est  un  crible  ;  à  peine 
«  ai-je  avalé  une  pinte  d'eau  que  je  la  vois  sortir 
«  comme  une  rosée  de  tous  mes  membres  jusqu'au 
«  bout  des  doigts  ;  j'en  bois  dix  pintes  par  jour,  et 
Cl  cela  ne  me  fait  point  de  mal.  »  "Voyage  de  Bernier, 
tome  II,  p.  261. — (2)  Ilya  dans  le  sang  des  globules 
rouges  ,  des  parties  fibreuses ,  des  globules  blancs  ^ 
et  de  l'eau  dans  laquelle  nage  tout  cela. 


210  DE    LliSPRIT    DES    LOIS. 

I.a  loi  de  MaJiomet ,  qui  défend  de  boire  du 
vin ,  est  donc  une  loi  du  climat  d'Arabie  ;  aus- 
si, avant  Mahomet,  l'eau  étoit-elle  la  boisson 
commune  des  Arabes.  La  loi  (i)  qui  détendoit 
aux  Carthaginois  de  boire  du  vin  étoil  aussi 
une  loi  du  climat;  effectivement  le  climat  de 
ces  deux  pays  est  à  peu  près  le  même. 

Une  pareille  loi  ne  seroit  pas  bonne  dans  les 
pays  froids,  où  le  climat  semble  forcer  à  une 
certaine  ivrognei'ie  de  nation ,  bicTi  différente 
de  celle  de  la  personne.  L'ivi'ognerie  se  trouve 
établie  par  toute  la  terre  dans  la  proportion 
de  la  froideur  et  de  l'humidité  du  climat.  Pas- 
sez de  l'équateur  jusqu'à  notre  pôle,  vous  y 
verrez  l'ivrognerie  augmenter  avec  les  degrés 
de  latitude.  Tassez  du  même  équateur  au  pôle 
opposé ,  vous  y  trouverez  l'ivrognerie  aller 
vers  le  midi  (2)  comme  de  ce  côté-ci  elle  avoit 
été  vers  le  nord. 

Il  est  naturel  que  là  où  le  vin  est  contraire 
au  climat ,  et  par  conséquent  à  la  santé ,  l'excès 
en  soit  plus  sévèrement  puni  que  dans  les  pays 
où  l'ivrognerie  a  peu  de  mauvais  effets  pour 
la  personne,  où  elle  en  a  peu  pour  la  société, 
où  elle  ne  rend  Doint  les  hommes  furieux ,  mais 


(t)  Platou,liv.  II,  des  lois.  Aristote,  Du  soin  des 
affaires  domestiqaes.  EuseLe,  Prép.  évang.  liv.  XII, 
chap.  XVII.  —  (2)  Cela  se  voit  dans  les  Hottentots 
et  les  peuples  de  la  pointe  du  Chily  qui  sont  plus  près 
du  sud. 


LIVRE     XIV,     CHAI'.     X.  217 

seulement  stupides.  Ainsi  les  lois  (i)  qni  ont 
puni  un  liomme  ivre ,  et  pour  la  faute  qu'il  fai- 
soit,  et  pour  l'ivresse,  n'étoient  applicables 
qu'à  l'ivrognerie  de  la  personne,  et  non  à 
l'ivrognerie  de  la  nation.  Un  Allemand  boit 
par  coutume,  un  Espagnol  par  choix. 

Dans  les  pays  cliauds,  le  relâchement  des 
fibres  produit  une  grande  transpiration  des 
liquides  :  mais  les  parties  solides  se  dissipent 
moins.  Les  fibres ,  qui  n'ont  qu'une  action  très 
foible  et  peu  de  ressort ,  ne  s'usent  guère ,  il 
faut  peu  de  suc  nourricier  pour  les  réparer  : 
on  y  mange  donc  très  peu. 

Ce  sont  les  différents  besoins  dans  les  diffé- 
rents climats  qui  ont  formé  les  différentes  ma- 
nières de  vivre;  et  ces  différentes  manières  de 
vivre  ont  formé  les  diverses  sortes  de  lois.  Que 
dans  une  nation  les  hommes  se  communiquent 
beaucoup,  il  faut  de  certaines  lois;  il  en  faut 
d'autres  chez  un  peuple  où  l'on  ne  se  commu- 
nique point. 

CHAPITRE   XI. 

Des  lois  qui  ont  rapport  aux  maladies  du  climat. 

ITÉRODOTE  (a)  nous  dit  que  les  lois  des  Juifs 
sur  la  lèpre  ont  été  tirées  de  la  pratique  des 

(i)  Comme  fit  Pittacus,  selon  Aristote,  Polit., 
1.  II,  ch.  ill.  11  vivoitdaus?iQ  climat  où  l'ivrognerie 
n'est  pas  un  vice  de  nation. — (2)  Liv.  II. 

ESPrt.   DKS  I.OtS.     2.  l3 


210  DE     L   ESPRIT     DES    LOIS. 

Egyptiens.  En  effet,  les  mêmes  maladies  do- 
mandoientles  mêmes  remèdes.  Ces  lois  furent 
inconnues  aux  Grecs  et  aux  premiers  B  omains, 
aussi  bien  que  le  mal.  Le  climat  de  l'Egypte 
et  de  la  Palestine  les  rendit  nécessaires  ;  et  la 
facilité  qu'a  cette  maladie  à  se  rendre  popu- 
laire nous  doit  bien  faire  sentir  la  sagesse  et 
la  prévoyance  de  ces  lois. 

Nous  en  avons  nous-mêmes  éprouvé  les  ef- 
fets. Les  croisades  nous  avoient  apporté  la 
lèpre;  les  règlements  sages  que  l'on  fit  l'empê- 
chèrent de  gagner  la  masse  du  peuple. 

On  voit,  par  la  loi  (i)  des  Lombards,  qi'e 
cette  maladie  étoit  réjiandue  en  Italie  avant 
les  croisades,  et  mérita  l'attention  des  législa- 
teurs. Rotharis  ordonna  qu'un  lépreux,  chas- 
sé de  sa  maison  et  relégué  dans  un  endroit  par- 
ticulier, ne  pourroit  disposer  de  ses  biens ,  par- 
ceque ,  dès  le  moment  qu'il  avoit  été  tire  de  sa 
maison ,  il  étoit  censé  mort.  Pour  empêcher 
toute  communication  avec  les  lépreux,  on  les 
rendoit  incapables  des  effets  civils. 

Je  pense  que  cette  maladie  fut  apportée  en 
Italie  par  les  conquêtes  des  empereurs  grecs, 
dans  les  armées  desqu<^ls  il  pouvoit  y  a^'oir  des 
milices  de  la  Palestine  ou  de  l'Egypte.  Quoi 
qu'il  en  soit,  les  progrès  en  furent  arrêtés  jus- 
qu'au temps  des  croisades. 

On  dit  que  Les  soldats'de  Pompée,  revenant 
de  Syrie,  rapportèrent  une  maladie  à  peu  près 

(i)  Liv.  II,tit.  I,  S.  3;  et  tit.  XVIII,  §.  i. 


LIVRE    XIV,    CHAP.    XI.  21^ 

pareille  à  la  lèpre.  Aucun  règlement  fait  pour 
lors  n'est  venu  jusqu'à  nous  :  mais  il  y  a  appa- 
rence qu'il  y  en  eut,  puisque  ce  mal  fut  sus- 
pendu jusqu'au  temps  des  Lombards. 

Il  y  a  deux  siècles  qu'une  maladie  inconnue 
à  nos  pères  passa  du  nouveau  monde  dans  ce- 
lui-ci, et  vint  attaquer  la  nature  humaine  jus- 
que dans  la  source  de  la  vie  et  des  plaisirs. 
On  vit  la  plupart  des  plus  grandes  familles  du 
midi  de  l'Eui-ope  périr  par  un  mal  cjui  devint 
trop  commun  pour  être  honteux,  et  ne  fut 
plus  c[ue  funeste.  Ce  fut  la  soif  de  l'or  qui  per- 
pétua cette  maladie  ;  on  alla  sans  cesse  en  Amé- 
rique ,  et  on  en  rapporta  toujours  de  nouveaux 
levains. 

Des  raisons  pieuses  voulurent  demander 
qu'on  laissât  cette  punition  sur  le  crime  :  niais 
cette  calamité  étoit  entrée  dans  le  sein  du  ma- 
riage, et  avoit  déjà  corrompu  l'enfance  même. 

Comme  il  est  de  la  sagesse  des  législateurs 
de  veiller  à  la  santé  des  citoyens,  il  eût  été 
très  sensé  d'arrêter  cette  communication  par 
des  lois  faites  sur  le  plan  des  lois  mosaïques. 

La  peste  est  un  mal  dont  les  l'avages  sont 
encore  plus  prompts  et  plus  rapides.  Son  siège 
principal  est  en  Egypte,  d'où  elle  se  répand 
par  tout  l'univers.  On  a  fait  dans  la  plupart 
des  états  de  l'Europe  de  très  bons  règlements 
pour  l'empêcher  d'y  pénétrer,  et  on  a  imaginé 
de  nos  jours  un  moyen  admirable  de  l'arrêter  : 
on  forme  une  ligne  de  troupes  autour  du  pays 
infecté,  qui  empêche  toute  communication. 


220  DE     L'eSPKIT     DES    LOIS. 

Les  (i)  Turcs ,  qui  n'ont  à  cet  égard  aucune 
police,  voient  les  chrétiens  dans  la  même  ville 
échapper  au  danger,  et  eux  seuls  périr:  ils 
acli£tent  les  habits  des  pestiférés,  s'en  vêtent, 
et  vont  leur  train.  La  doctrine  d'un  destin  ri- 
gide qui  règle  tout  fait  du  magistrat  un  spec- 
tateur tranquille  :  il  pense  que  Dieu  a  déjà 
tout  fait,  et  que  lui  n'a  rien  à  faire. 

CHAPITRE   XI  L 

Des  lois  contre  cenx  qui  se  tuent  (2)  eux-mêmes. 

IN  OU  s  ne  voyons  point  dans  les  histoires  que 
les  Romains  se  fissent  mourir  sans  sujet  :  mais 
les  Anglais  se  tuent  sans  qu'on  puisse  imagi- 
ner aucune  raison  qui  les  y  détermine,  ils  se 
tuent  dans  le  sein  même  du  bonheur.  Celte 
action,  chez  les  Romains ,  étoit  l'effet  de  l'édu- 
cation; elle  tenoit  à  leurs  manières  de  penser 
et  à  leurs  coutumes.  Chez  les  Anglais,  elle  est 
l'effet  d'une  maladie  (3)  ;  elle  tient  à  l'état  phy- 
sique de  la  machine,  et  est  indépendante  de 
toute  autre  cause.  ' 

Il  y  a  apparence  que  c'est  un  défaut  de  fil- 
tration du  suc  nerveux;  la  machine,  dont  les 

(i)  Ricaut,  de  l'Enij^iie  ottoman,  page  284. — 

(2)  L'action  de  ceux  qui  se  tuent  eux-mêmes  est  con- 
traire à  la  loi  naturelle  et  à  la  religion  révélée. — 

(3)  Elle  pourroit  bien  être  compliquée  avec  le  scor- 
but, qui,  sur- tout  dans  quelques  pays,  rend  un 
homme  bizarre  et  insupportable  à  lui-même.  Voyage 
de  François  Pyrard,  part.  II,  chap.  X.XI. 


LIVRE    XIV,    CHAP.    XII.  221 

forces  motrices  se  trouvent  à  tout  moment 
sans  action,  est  lasse  d'elle-même;  l'ame  ne 
sent  point  de  douleur,  mais  une  certaine  diffi- 
culté de  l'existence.  La  douleur  est  un  mal  lo- 
cal qui  nous  porte  au  désir  de  voir  cesser  cette 
douleur  :  le  poids  de  la  vie  est  un  mal  qui  n'a 
point  de  lieu  particulier,  et  qui  nous  porte  au 
désir  de  voir  finir  cette  vie. 

Il  est  clair  que  les  lois  civiles  de  quelques 
pays  ont  eu  des  raisons  pour  flétrir  l'homicide 
de  soi-même  :  mais  en  Angleterre  on  ne  peut 
pas  plus  le  punir  qu'on  ne  punit  les  effets  de  la 
démence. 

CHAPITRE    XI  IL 

Effets  qui  résultent  du  climat  d'Angleterre. 

j  )a  n  s  une  nation  à  qui  une  maladie  du  climat 
affecte  tellement  l'ame  qu'elle  pourroit  porler 
le  dégoût  de  toutes  clioses  jusqu'à  celui  de  la 
vie,  on  voit  bien  que  le  gouvernement  qui 
conviendroit  le  mieux  à  des  gens  à  qui  tout 
seroit  insupportable  sei'oit  celui  oîi  ils  ne  pour- 
roient  pas  se  prendre  a  un  seul  de  ce  qui  cau- 
seroit  leurs  cliagrins;  et  oîi  les  lois  gouvernant 
plutôt  que  les  hommes ,  ii  faudroit ,  pour  chan- 
ger l'état,  les  renverser  elles-mêmes. 

Que  si  la  même  nation  avoit  encore  reçu  du 
climat  un  certain  caractère  d'impatience  qui 
ne  lui  permît  pas  de  souffrir  long-temps  les 
mêmes  choses ,  on  voit  bien  que  le  gouverne- 


121  DE    l'esprit    des    LOIS. 

ment  dont  nous  venons  de  parler  seroit  en- 
core le  plus  convenable. 

Ce  caractère  d'impatience  n'est  pas  grand 
par  lui-même;  mais  il  peut  le  devenir  beau- 
coup quand  il  est  joint  avec  le  courage. 

Il  est  différent  de  la  légèreté,  qui  fait  que 
l'on  entreprend  sans  sujet,  et  tpie  l'on  aban- 
donne de  même  ;  il  approche  plus  de  l'opi- 
niâtreté, parcequ'il  vient  d'un  sentiment  des 
maux,  si  vif,  qu'il  ne  s'affoiblit  pas  même  par 
l'habitude  de  les  souffrir. 

Ce  caractère,  dans  une  nation  libre,  seroit 
très  propre  à  déconcerter  les  projets  de  la  ty- 
rannie (i),  qui  est  toujours  lente  et  foible  dans 
ses  commencements,  comme  elle  est  prompte 
et  vive  dans  sa  fin  ;  qui  ne  montre  d'abord 
qu'une  main  pour  secourir,  et  opprime  en- 
suite avec  une  infinité  de  bras. 

J.a  servitude  commence  toujours  par  le  som- 
meil. Mais  un  peuple  qui  n'a  de  repos  dans 
aucune  situation  ,  qui  se  tàte  sans  cesse  et 
trouve  tous  les  endroits  douloureux ,  ne  pour- 
roit  guère  s'endormir. 

La  politique  est  une  lime  sourde  qui  use  et 
qui  paivient  lentement  à  sa  fin.  Or  les  hom- 
mes dont  nous  venons  de  parler  ne  pourroient 
soutenir  les  lenteurs ,  les  détails,  le  sang  froid 

(i)..Te  prends  ici  ce  mol  pour  le  dessein  de  ren- 
verser le  pouvoir  établi,  et  sur-tout  la  démocratie. 
C'est  la  sijrnificatiou  que  lui  donnoient  les  Grecs  et 
les  Romains. 


LIVRE     XtV,     Cil  A  P.     XIII,  2  23 

des  négociations;  ils  y  réussiroient  souvent 
moins  que  toute  autre  nation;  et  ils  perdroicnt 
par  leurs  traités  ce  qu'ils  auroient  obtenu  par 
leurs  ai'mes. 

CHAPITRE    XIV. 

Autres  effets  du  climat. 

JMos  pères,  les  anciens  Germains,  habitoient 
un  climat  où  les  passions  éloient  très  calmes. 
Leurs  lois  ne  trouvoient  dans  les  choses  que 
ce  qu'elles  voyoient,  et  n'imaginoient  rien  de 
plus:  et  comme  elles  jugeoient  des  insultes 
faites  aux  hommes  par  la  grandeur  des  bles- 
sures, elles  ne  meltoient  pas  plus  de  raffine- 
ment dans  les  offenses  faites  aux  femmes.  La 
loi  (i)  des  Allemands  est  là-dessus  fort  singu- 
lière. Si  l'on  découvre  une  femme  à  la  tête,  on 
paiera  une  amende  de  six  sous;  autant  si  c'est 
à  la  jambe  jusqu'au  genou;  le  double  depuis 
le  genou.  Il  semble  que  la  loi  mesuroit  la  gran- 
deur des  outrages  faits  à  la  personne  des  fem- 
mes, comme  on  mesure  une  figure  de  géomé- 
trie; elle  ne  punissoit  point  le  crime  de  l'ima- 
gination, elle  punissoit  relui  des  yeux.  Mais 
lorsqu'une  nation  germanique  se  fut  transpor- 
tée en  Espagne,  le  climat  trouva  bien  d'autres 
lois.  La  loi  des  Wisigoths  défendit  aux  méde- 
cins de  saigner  une  femme  ingénue  qu'en  pré- 
sence de  son  père  ou  de  sa  mère,  de  son  frère, 

(i)  Chap.  LYIII,  §.  I  et  2. 


'>.'>■ 'i  DE    l'esprit    des    LOIS. 

(le  son  fils,  ou  de  son  oncle.  L'imaj^fination  des 
]  )enp!es  s'alluma,  celle  des  législateurs  s'échauf- 
la  de  même  ;  la  loi  soupçonna  tout  pour  un 
j)euple  qui  pouvoit  tout  soupçonner. 

Ces  lois  eurent  donc  une  extrême  attention 
sur  les  deux  sexes.  Mais  il  semble  que,  dans 
les  punitions  qu'elles  firent,  elles  songèrent 
pins  à  flatter  la  vengeance  particulière  qu'à 
exeicer  la  vengeance  publique.  Ainsi,  dans  la 
plupart  des  cas ,  elles  rcduisoient  les  deux  cou- 
j)ables  dans  la  servitude  des  parents  ou  du  ma- 
ri offensé.  Une  femme  (i)  ingénue,  qui  s'étoit 
livrée  à  un  homme  marié,  étoit  remise  dans  la 
puissance  de  sa  femme  pour  en  disposer  à  sa 
volonté.  Elles  obligeoient  les  esclaves  (a)  de 
lier  et  de  présenter  au  mari  sa  femme  qu'ils 
siirprenoient  en  adultère:  elles  permettoient 
à  ses  enfants  (3)  de  l'accuser,  et  de  mettre  à  la 
fiuestion  ses  esclaves  pour  la  convaincre.  Aussi 
furent-elles  plus  propres  à  raffiner  à  l'excès  un 
certain  point  d'honneur  qu'i".  formerunebonne 
police.  Et  il  ne  faut  pas  être  étonné  si  le  comte 
Julien  crut  fju'un  outrage  de  cette  espèce  de- 
mandoit  la  perle  de  sa  patrie  et  de  son  roi.  On 
ne  doit  pas  être  surjiris  si  les  Maures ,  avec  une 
telle  conformité  de  mœurs,  trouvèrent  tant  de 
facilité  à  s'établir  en  Espagne ,  à  s'y  maintenir, 
et  à  retarder  la  chiite  de  leur  empire. 

(i)  Lni  dps  Wisifîoths,  liv.  III,  rit.  rv,  §.  g. — 
(2)  L»:,(.  J.  111,  lit.  iV,  §.  6.— (3) Ihid.  I.  III,  tit!  IV, 
S.  i3. 


HVRE    XIV,    CHAP.     XV.  '-èa5 

CHAPITRE    XV. 

De  la  différente  confiance  que  les  lois  ont  dans  le 
peuple  selon  les  climats. 

Ije  peuple  japonais  a  un  caractère  si  atroce , 
que  ses  législateurs  et  ses  magistrats  n'ont  pu 
avoir  aucune  confiance  en  lui  :  ils  ne  lui  ont 
mis  devant  les  yeux  que  des  juges ,  des  me- 
naces et  des  châtiments  :  ils  l'ont  soumis ,  pour 
chaque  démarche,  à  l'inquisition  de  la  police. 
Ces  lois  qui,  sur  cinq  chefs  de  familles ,  en  éta- 
blissent un  comme  magistrat  sur  les  quatre 
autres;  ces  lois  qui,  pour  un  seul  crime,  pu- 
nissent toute  une  famille  ou  tout  un  quartier; 
ces  lois,  qui  ne  trouvent  point  d'innocents  là 
où  il  peut  y  avoir  un  coupable ,  sont  faites  pour 
que  tous  les  hommes  se  méfient  les  uns  des  au- 
tres, pour  que  chacun  recherche  la  conduite 
de  chacun,  et  qu'il  en  soit  l'inspecteur,  le  té- 
moin et  le  juge. 

Le  peuple  des  Indes  ,  au  contraire  ,  est 
doux(i),  tendre,  compatissant;  aussi  ses  lé- 
gislateurs ont-ils  une  grande  confiance  en  lui. 
Ils  ont  établi  jîcu  (2)  de  peines,  et  elles  sont 
peu  sévères;  elles  ne  sont  pas  même  rigoureu- 
sement exécutéeSi  Ils  ont  donné  les  neveux  aux 


(1)  Voyez  Bernier,  tome  II,  p.  140.  —  (2)  Voyez 
dans  le  recueil  XIV  des  Lettres  édifiantes ,  p.  4o3,  les 
principales  lois  on  coutumes  des  peujiles  de  l'Inde 
de  I:i  presqu'isie  deçà  le  Gange. 

i3. 


226  DE    l'esprit    DEâ    LOIS. 

oncles,  les  orphelins  aux  tuteurs,  comme  on 
les  donne  ailleurs  à  leurs  pères  :  ils  ont  réglé 
la  succession  par  le  mérite  reconnu  du  succes- 
seur. Il  sen^ble  qu'ils  ont  pensé  que  chaque  ci- 
toyen devoit  se  reposer  sur  le  bon  naturel  des 
autres. 

Ils  donnent  aisément  la  liberté  (i)  à  leurs 
esclaves;  ils  les  marient;  ils  les  traitent  comme 
leurs  enfants  (2).  Heureux  climat  ,  qui  fait 
naitre  la  candeur  des  mœurs  et  produit  la  dou- 
ceur des  lois  ! 


LIVRE  XV. 


•;or.IME>.'T    r.F.S   LOIS    DE   I-  ESCLAVAGE   Cly)]:.   ONT    1>U 
HArPORT   AVEC    I.A    NATLTRF.    DU    CLIMAT. 


CHAPITRE    PREMIER. 

De  lesclavage  civil. 

Xj'esclavaoe,  proprement  dit,  est  l'établis- 
sement d'un  droit  qui  rend  un  homme  telle- 
ment propre  à  un  autre  homme ,  qu'il  est  le 
maître  absolu  de  sa  vie  et  de  ses  biens.  Il  n'est 

(i)  Lettres  édifiantes,  rccaell  TX  ,  page  37S.  — 
(2)  .Tavois  pensé  que  la  doureur  de  resclavage,  aux 
Indes,  avoit  fait  dire  à  Diodore  qu'il  n'y  avoit  dans 
ce  pays  ni  maître  ni  esclave  :  mais  Diodore  a  attribué 
à  toute  l'Inde  ce  qui  ,  selon  Strabon,  1.  XV,  n'étoit 
propre  qu'à  une  nation  particulière. 


LiVUh.     XV,    CHAP.    I.  'JtA7 

pas  bon  par  sa  nature  :  il  n'est  utile  ni  au  maître 
ni  à  l'esclave;  à  celui-ci ,  parcequ'il  ne  peut  rien 
faire  par  vertu  ;  à  celui-là ,  parcequ'il  contracte 
avec  ses  esclaves  toutes  sortes  de  ma":^Yaises 
habitudes,  qu'il  s'accoutume  insensiblement  à 
manquer  à  toutes  les  vertus  morales,  qu'il  de- 
vient fier,  prompt,  dur,  colère,  voluptueux, 
cruel. 

Dans  les  pays  despotiques ,  où  l'on  est  déjà 
sous  l'esclavage  politique,  l'esclavage  civil  est 
plus  tolérable  qu'ailleurs.  Chacun  y  doit  être 
assez  content  d'y  avoir  sa  subsistance  et  la  vie. 
Ainsi  la  condition  de  l'esclavage  n'y  est  guère 
plus  à  cliarge  que  la  condition  du  sujet. 

Mais  dans  le  gouvernement  monarchique, 
où  il  est  souverainement  important  de  ne  point 
abattre  ou  avilir  la  nature  humaine,  il  ne  faut 
point  d'esclave.  Dans  la  dt-mocratie,  où  tout  le 
monde  est  égal,  et  dans  l'aristocratie,  où  les 
loijB  doivent  faire  leurs  efforts  pour  que  tout  le 
monde  soit  aussi  égal  que  la  nature  du  gouver- 
nement peut  le  permettre,  des  esclaves  sont 
contre  l'esprit  de  la  constitution;  ils  ne  servent 
qu'à  donner  aux  citoyens  une  puissance  et  un 
luxe  rpi'ils  ne  doivent  point  avoir. 

CHAPITRE    IL 

Origine  du  droit  de  l'esclavage  elle»  les  juris- 
consultes roraaius. 

O  N  ne  croiroit  jamais  que  c'eût  été  la  piti«S 


2  28  DE     l'esprit    DES    LOIS. 

qui  eût  établi  TesclaYnge,  et  que  pour  cela  elle 
s'y  fiit  prise  de  trois  manières  (i). 

Le  d''oit  des  f^ens  a  voulu  que  les  piison- 
DÎcrs  fussent  esclaves  pour  qu'on  ne  les  tuât 
j^as.  Le  droit  civil  des  Romains  permit  à  des 
liébiteui's ,  que  leurs  créanciers  pouvoient  mal- 
traiter, de  se  vendre  eux-mêmes;  et  le  droit 
nalurel  a  voulu  que  des  enfants  qu'un  père  es- 
clave ne  pouvoit  plus  nourrir  fussent  dans 
l'esclavage  comme  leur  père. 

Ces  raisons  des  jurisconsultes  ne  sont  point 
sensées,  i".  Il  est  faux  qu'il  soit  permis  de  tuer 
dans  la  gueri'e  autrement  que  dans  le  cas  de 
nécessilé  :  mais  dès  qu'un  lioinmc  en  a  fait  un 
autre  esclave,  on  ne  peut  pas  dii-c  qu'il  ait  été 
dans  la  nécessite  de  le  tuer,  jmisqu'il  ne  l'a  pas 
fait.  Tout  le  droit  que  la  guerre  peut  donner 
sur  les  captifs  est  des'assurer  tellement  de  leur 
personne,  qu'ils  ne  puissent  plus  nuire.  Les 
homicides  faits  de  sang  froid  par  les  soldats, 
et  après  la  clialenr  de  l'action,  sont  rejetés  de 
toutes  les  nations  (^2)  du  monde. 

a".  Il  n'est  pas  vrai  qu'un  homme  libre 
puisse  se  vendre.  La  venîe  suppose  un  prix: 
l'esclave  se  vendant,  tous  ses  biens  entreroient 
dans  la  propriété  du  maître  ;  le  maître  ne  don- 
neroit  doncri'^n ,  et  l'esclave  ne  recevroit  rien. 
Il  auroitun  pécule,  dira-t-on;  mais  le  pécule 
est  accessoire  à  la  personne.  S'il  n'est  pas  per- 

■» 

(i)  Instit.  de  .Tustinien,  1.  T.-^— (2)  Si  l'on  ne  veut 
citer  celles  f[ui  mangent  Inirs  iifi.sonniers. 


LIVRE     XIV,    CHAP.    II.  229 

mis  de  se  tuer,  parcequ'on  se  dérobe  à  sa  pa- 
trie, il  n'est  pas  plus  permis  de  se  vendre.  La 
liberté  de  chaque  citoyen  est  une  partie  de  la 
liberté  publique.  Cette  qualité,  dans  l'état  po- 
pulaire, est  même  une  partie  de  la  souverai- 
neté. Vendre  sa  qualité  de  citoyen  est  un  (i) 
acte  d'une  telle  extravagance,  qu'on  ne  peut 
pas  la  supposer  dans  un  homme.  Si  la  liberté 
a  un  prix  pour  celui  qui  l'acheté,  elle  est  sans 
prix  pour  celui  qui  la  vend.  La  loi  civile  qui  a 
permis  aux  hommes  le  partage  des  biens  n'a 
pu  mettre  au  nombre  des  biens  une  partie  des 
hommes  qui  dévoient  faire  ce  partage.  La  loi 
civile  qui  restitue  sur  les  contrats  qui  contien- 
nent quelque  lésion  ne  peut  s'empêcher  de  res- 
tituer contre  un  accord  qui  contient  la  lésion 
la  plus  énorme  de  toutes. 

La  troisième  manière  ,  c'est  la  naissance. 
Celle-ci  tombe  avec  les  deux  autres  ;  car  si  un 
homme  n'a  pu  se  vendre,  encore  moins  a-t-il 
pu  vendre  son  fils  qui  n'étoit  pas  né  :  si  un  pri- 
sonnier de  guerre  ne  peut  être  réduit  en  ser- 
vitude, encore  moins  ses  enfants. 

Ce  qui  fait  que  la  mort  d'un  criminel  est 
une  chose  licite,  c'est  que  la  loi  qui  le  punit  a 
été  faite  en  sa  faveur.  Un  meurtrier,  par  exem- 
ple ,  a  joui  de  la  loi  qui  le  condamne  ;  elle  lui  a 
conservé  la  vie  à  tous  les  instants  :  il  ne  peut 

(i)  Je  parle  de  l'esclavage  pris  à  la  rigaenr,  tel 
qu'il  étolt  chez  les  Romains,  et  qu'il  est  établi  dans 
nos  colonies. 


a3o  DE  l'esprit  des  lois. 

donc  pas  réclamer  contre  elle.  Il  non  est  pas 
lie  même  de  l'esclave  :  la  loi  de  l'esclavage  n'a 
jamais  pu  lui  être  utile;  elle  est  dans  tous  les 
cas  contre  lui ,  sans  jamais  être  pour  lui  ;  ce  qui 
est  contraire  auprincipe  fondamental  de  toutes 
les  sociétés. 

On  dira  fpi'elle  a  pu  lui  être  utile,  parceque 
le  maître  lui  a  donné  la  nourriture.  Il  faudrolt 
donc  réduire  l'esclavage  aux  personnes  inca- 
pables de  gagner  leur  vie.  3Iais  on  ne  veut  pas 
de  ces  esclaves-là.  Quant  aux  enfants,  la  na- 
ture, qui  a  donné  du  lait  aux  mères ,  a  pourvu 
à  leur  nourriture;  et  le  reste  de  leur  enfance 
est  si  près  de  l'âge  où  est  en  eux  la  plus  grande 
capacité  de  se  rendre  utiles ,  qu'on  ne  pourroit 
pas  dire  que  celui  qui  les  nourriroit,  pour  être 
leur  maître,  donnât  rien. 

L'esclavage  est  d'ailleurs  aussi  opposé  au 
droit  civil  qu'au  droit  naturel.  Quelle  loi  ci- 
vile pourroit  empêcher  un  esclave  de  fuir,  lui 
qui  n'est  point  dans  la  société,  et  que  par  con- 
séquent aucunes  lois  civiles  ne  concernent?  Il 
ne  peut  être  retenu  que  par  une  loi  de  famille , 
c'est-à-dire  par  la  loi  du  maître. 

CHAPITRE    III. 

Autre  origine  du  droit  de  l'esclavage. 

J'aimerois  autant  dire  que  le  droit  de  l'es- 
clavage vient  du  mépris  qu'une  nation  conçoit 
pour  une  autre ,  fondé  sur  la  différence  des 
coutumes. 


HVUE    XV,    CHAP.    III.  a!^! 

Lopès  de  Gamar  (i)  dit  «  que  les  Esj)agnois 
a.  trouvèrent  près  de  Sainte-Marthe  des  pâ- 
te niers  où  les  habitants  avoient  des  denrées  ; 
K  c'étoient  des  cancres,  des  limaçons  ,  des  ci- 
«  ffales  ,  des  sauterelles.  Les  vainqueurs  en  fi- 
«  rent  un  crime  aux  vaincus.  »  L'auteur  avoue 
que  c'est  là-dessus  qu'on  fonda  le  droit  qui  reii- 
doit  les  Américains  esclaves  des  Espagnols, 
outre  qu'ils  fumoient  du  tabac,  et  qu'ils  ne  se 
faisoient  ])as  la  barbe  à  l'esjiagnole. 

Les  connoissances  rendent  les  hommes 
doux;  la  raison  porte  à  l'humanité:  il  n'y  a 
que  les  préjugés  qui  y  fassent  renoncer. 


FIN     DU     TOMlL    SEf.  OiNl». 


TABLE 

DES   LIVRES   ET   CHAPITRES 

CONTENUS 

DANS   LE    SECOND   VOLUME. 


SUITE   DU    LIVRE   SEPTIEME. 

l^HAP.  VI.  Du  luxe  à  1,1  Chine.  Page  t 
CuAr.  VU.  Fatale  couséquence  du  luxe  à  la  Chioe.  3 
Chap.  VI II.  De  la  continence  publique.  4 
Chap.  IX.  De  la  condition  des  femmes  dans  les  di- 
vers gouvernements.  5 
Chap.  X.  Du  tribunal  domestique  chez  les  Romains.  7 
Chap.  XI.  Comment  les  institutions  changèrent  à 

Rome  avec  le  gouvernement.  g 
Chap.  XII.  De  la  tutele  des  femmes  chez  les  Ro- 
mains. 10 
Chap.  XIII.  Des  peines  établies  par  les  empereurs 

contre  les  débauches  des  femmes.  1 1 

Chap.  XIV.  Lois  somptuaires  chez  les  Romains.  14 
Chap.   XV.  Des  dots  et   des  avantages  nuptiaux 

dans  les  diverses  constitutions.  ib. 

Chap.  XVI.  Belle  coutume  des  Samnites.  i5 

Chap.  XVII.  De  l'administration  des  femmes.  16 

LIVRE    VIII, 

De  la  cormption  des   principes  des  trois  gonver- 
neoients. 

Cbap.  I.  Idée  générale  de  ce  livre.  18 

Chap.  Il-  De  la  corruption  dn  principe  de  la  dé- 
mocratie, ib. 


TAELE.  a33 

fnAP.  ni.  De  l'esprit  d'égalité  extrême.         Page       22 

LiiAP.  IV.  Cause  particulicre  de  la  corruption  du 
peuple.  23 

Chap.  V.  De  la  corruption  du  principe  de  l'aris- 
tocratie, ib. 

Ch  p.  "VI.  De  la  corruption  du  principe  de  la  mo- 
uarcliie.  25 

Chap.  VIT.  Continuation  du  même  sujet.  16 

Chap.  VIII.  Danger,  de  la  corruption  du  principe 
du  {:^nvernemeut  monarchique.  2S 

Chap.  IX.  Combien  la  noblesse  est  portée  à  défen- 
dre le  troue.  29 

CuAP.  X.  De  la  corruption  du  principe  du  gou- 
vernement despotique.  ib. 

Chap.  XI.  Effets  naturels  de  la  bonté  et  de  la 
corruption  des  principes.  3o 

Chap.  XU.  Continuation  dn  même  siijct.  3'i 

Chap.  XI II.  Effet  du  serment  chez  uu  peuple  ver- 
tueux. 34 

Chap.  XIV.  Comment  le  plus  petit  changement  dans 
la  constitiitiou  entraîne  la  ruine  des  principes.        SS 

Chap.  XV.  Moyens  très  efficaces  pour  la  con.ser- 
vation  des  trois  principes.  37 

Cbap.  XVI.  Propriétés  distinctives  de  la  république,     ib. 

Chap.  XVII.  Propriétés  distinctives  de  la  monar- 
chie. 39 

Chaf.  XVIIT.  Que  la  monarchie  d'Espagne  étoit 
dans  un  cas  particulier.  40 

Chap.  XIX.  Propriétés  distinctives  du  gouverne- 
ment despotique.  ib. 

Chap.  XX.  Conséquences  des  chapitres  précédents.     4 1 

Chap.  XXI.  De  l'empire  de  la  Chine.  ib. 

LIVRE    IX. 

Oes  lois,  dan.s  le  rapport  qa'elles  ont  avec  la  force 
défensive. 

Chap.  I.  Comment  les  républiques  pourvoient  à 
leur  sûreté.  4^ 


a34  TA  EL  F.. 

Chap.  II.  Que  la  constitution  fétlrratirc  doit  être 
composée  d'états  de  même  nature  ,  sur-tout  d'é- 
tats républicains.  Page     49 

Chap.  IH.  Autres  choses  requises  dans  la  républi- 
que fédérative.  5o 

Chap.  IV.  Comment  les  états  despotiques  pour- 
voient à  leur  sîireté.  52 

Chap.  V.  Comment  la  monarchie  pourvoit  à  sa 
siireté.  S'J 

Chap.  VI.  De  la  force  défensive  des  états  en  gé- 
néral, il». 

Chap.  VII.  Eéflcxions.  55 

Chap.  VIII.  Cas  où  la  force  dcfensivc  d'un  état  est 
inférieure  à  sa  force  offensive.  50 

Chap.  IX.  De  la  force  relative  des  états.  5"] 

Chap.  X.  De  la  foiblesse  des  états  voisins.  ib. 


LIVRE    X. 

Des  lois,  dans  le  rnj>port  qu'elles  ont  a\ec   la  force 
offensive. 

Chap.  I.  De  la  force  oilensivc.  58 

Chap.  II.  De  la  guerre.  ih. 

Chap.  III.  Du  droit  de  conquête.  <'.o 

Chap.  IV.  Quelques  avantages  du  peuple  conquis,  (i.i 

Chap.  V.  Gélon,  roi  de  Syracuse.  Gj 

Chap.  VI.  D'une  république  qui  conquiert.  66 

Chap.  TU.  Continuation  du  même  sujet.  6~ 

Chap.  VIII.  Continuation  du  même  sujet.  IJ8 
Chap.  IX.  D'une  monarchie  qui  conquiert  autour 

d'elle.  69 
Chap.  X.  D'une  monarchie  qui  conquiert  une  autre 

monarchie.  70 

Chap.  XI.  Dos  mœurs  du  peuple  vaincu.  il). 

Chap.  XII.  D'une  loi  de  Cyrus.  71 

Chap.  XIII.  Charles  XII.                           ,  72 

Chap.  XIV.  Alexandre.  "4 


TAULE.  2^5 

GhAp.  XV.  Nouveaux  moyens  de  conserver  la  con- 
quête, l'âge     80 
Chap.  XVI.  D'un  état  despotique  qui  conquiert.        8t 
Cbap.  XVII.  Continuation  du  même  sujet.  il). 

LIVRE    XI. 

Des  lois  qnl  forment  la  liberté  politique  dans   :)ori 
rapport  avec  la  constitution. 

Chap.  ï.  Idée  générale.  82 

Chap.   II.  Diverses  significations   données   au  mot 

de  liberté.  il). 

Chap.  III.  Ce  que  c'est  que  la  liberté.  8» 

Chap.  IV.  Continuation  du  même   sujet.  84 

Chap.  V.  De  l'objet  des  états  divers.  ib. 

Chap.  VI.  De  la  constitution  d'Angleterre.  8j 

Chap.  VII.  Des  monarcliies  que  nous  connoissons.    io4 
Chap.  VIII.  Pourquoi  les  anciens  n'avoicnt  pas  une 

idée  bien  claire  de  la  monarchie.  loâ 

Chap.  IX.  Manière  de  penser  d'Aristote.  107 

Chap.  X.  Manière  de  penser  des  autres  politiques,     ih. 
Chap.  XI.  Des  rois  des  temps  héroïques  chez  les 

Grecs.  _  108 

Chap.  XII.  Du  gouvernement  des  rois  de  Rome  ,  et 

comment  les  trois  pouvoirs  y  furent  distribués,    iio 
Chap.  XIII.  Réflexions  générales  sur  l'état  de  Rome 

après  l'expulsion  des  rois.  1 13 

ChAp.  XIV.  Comment  la  distribntion  des  trois  pou- 
voirs commença  à  changer  après  rexpulsion  des 
rois.  iià 

Chap.  XV.  Comment,  dans  l'état  florissant  de  la 

république  ,  Rome  perdit  tout  à  coup  sa  liberté.    1 18 
Chap.  XVI.  De  la  puissance  législative  dans  la  ré- 
publique romaine.  (2i) 
Cuap.  XVII.  De  la    puissance   exécutrice  dans  la 

même  république.  122 

Chap.  XVIII.  De  la  puissance  déjuger  dans  le  gou- 
vernement de  Rome.  i''à 


9.'\6  TARI,  E. 

CHAr.  XIX.  Du  gouTernciueut  Jes  provinces  ro- 
maines. Page  i35 
CuAP.  XX.  Fin  de  ce  livre.  i38 


LIVRE    XII, 

Des  lois  qui   forment  la  liberté  politique    dans  son 
rapport  avec  le  citoyen 

Chat.  I.  Idée  de  ce  livr  .  iSg 

Chat.  II.  De  la  liberté  du  citoyen.  140 

Chap.  III.  Continu.Ttion  du  même  sujet.  i4i 

Chap.  IV.  Que  la  liberté  est  favorisée  par  la  na- 
ture des  peines  et  leur  pro])ortion.  142 
Chap.  V.  De  certaines  accusations  qui  ont  particu- 
lièrement besoin  de  modération  et  de  prudence.  146 
Chap.  VI.  Du  crime  contre  nature.  148 
Chap.  VII.  Du  crime  de  lese-majesté.  i5o 
Chap.  VlII.  De  la  mauvaise  application  du  nom  de 

crime  de  sacrilège  et  de  lese-m.ijesté.  i3i 

Chap.  IX.  Continuation  du  même  sujet.  i53 

Chap.  X.  Continuation  du  même  sujet.  i5.5 

Chap.  XT.  Des  pensées.  ib. 

Chap.  XII.  Des  paroles  indiscrètes.  1.^6 

Chap.  XIII.  Des  écrits.  lâS 

Chap.  XIV.  Violation  de  la  pudeur  dans  la  puni- 
tion des  crimes.-  ^bo 
Chap.  XV.  De  l'affrancbissement  de  l'esclave  pour 

accuser  le  maître.  _       ,     ' 

Chap.  XVI.  Calomnie  dans  le  crime  de  lese-majesté.    162 
Chap.  XVII.  De  la  révélation  des  conspirations.       ib. 
Chap.  XVIII.  Combien  il  est  dangereux  ,  dans  les 
répuliliques,  de   trop  punir  le  crime  de  lese- 
majesté.  .     '"-' 
Chap.  XIX.  Comment  on  suspend  l'usage  de  la  b- 

berté  dans  la  république.  *oo 

Chap.  XX.  Des  lois  favorables  à  la  liberté  du  ci- 
toyen dans  la  république.  '67 


TABLE.  237 

Chap.  XXI.  De  la  cruauté  des  loi«  envers  les  débi- 
teurs dans  la  république.  Page   168 
Chap.  XXII.  Des   choses  qui  attaquent  la  liberté 

dans  la  monarchie.  170 

Chap.  XXUI.  Des  espions  dans  la  monarchie.  171 

Chap.  XXIV.  Dus  lettres  anonymes.  172 

Chap.  XXV.  De  la  manière  de  gouverner  dans  la 

monarchie.  173 

Chap.  XXVI.  Que,  dans  la  monarchie,  le  prince 

doit  être  accessible.  174 

Chap.  XXVII.  Des  mœurs  du  monarque.  i^S 

Chap.  XXVIII.  Des  égards  que  les  monarques  doi- 
vent à  leurs  sujets.  ib. 
Chap.  XXIX.  Des  lois  civiles  propres  à  mettre  «n 

peu  de  liberté  dans  le  gouvernement  despotique.   177 
Chap.  XXX.  Continuation  du  même  sujet.  178 

LIVRE    XIII. 

Des  rapports  que  la  levée  des  tribats  et  la  grandeur 
des  revenus  pnblics  ont  avec  la  liberté. 

Chap.  I.  Des  revenus  de  l'état.  '   180 

Chap.   H.  Que  c'est  mal  raisonner  de  dire  que  la 

grandeur  des  tributs  soit  bonne  par  elle-même.   181 
Chap.  III.  Des  tributs  dans  les  pays  où  une  partie 

du  peuple  est  esclave  de  la  glèbe.  182 

Chap.  IV.   D'une  république  en  cas  pareil.  182 

Chap.  V.  D'une  monarchie   eu  cas  pareil.  i83 

Chap.  VI.  D'un  état  despotique  eu  cas  pareil;  184 

Chap.  VII.  Des   tributs  dans  les  pays  où  l'escla- 
vage de  la  glèbe  n'est  point  établi.  ib. 
Chap.  VIII.  Comment  on  conserve  l'illusion.            187 
Chap.  IX.  D'une  mauvaise  sorte  d'impôts.                  188 
Chap.  X.  Que  la  grandeur  des  tributs  dépend  de 

la  nature  du  gouvernement.  18g 

Chap,  XI.  Des  peiues  fiscales,  190 


2!Î8  TABLE. 

t.iiAP.   XII.   Rnpjiort   de   la  grandeur  des   tributs 

avec  la  liberté.  Page   loi 

Chap.  XIII.  Dans  quels  gouvernements  les  tributs 

sont  susceptibles  d'augmentation.  iq3 

Chap.  XIV.  Que  la  nature  des  tributs  est  relative 

au  gouvernement.  ib. 

Chap.  XV.  Abus  de  la  liberté.  19') 

Chap.  XVI."  Des  conquêtes  des  mabométans.  iq6 

Chap.  XVII.  De  l'augmentation  des  troupes.  iq-] 

Chap.  XVIII.  De  la  remise  des  tributs.  lyS 

Chap.  XIX.  Qu'est-ce  qui  est  plus  convenable  au 
prince  et  au  peuple,  de  la  ferme  ou  de  la  régie 
des  tributs?  iqq 

Chap.  XX.  Des  traitants.  201 

LIVRE    XIV. 


Des  lois,  dans  le  rapport  qu'elles  ont  avec  la  natare 
du  climat. 

Chap.  I.  Idée  générale.  2o3 

Chap.  II.  Combien  les  bommes  sont  différents  dans 
les  divers  climats.  ib. 

Chap.  III.  Co7itradiction  dans  les  caractères  de 
certains  peuples  du  midi.  20<) 

Chap.  IV.  Cause  de  l'immutabilité  de  la  religion  , 
des  mœurs,  des  manières,  des  lois,  daus  les 
pays  d'orient.  2ïO 

Chap.  V.  Que  les  mauvais  législateurs  sont  ceux 
qui  ont  favorisé  les  vices  du  climat  ;  et  les  bons 
sont  ceux  qui  s'y  sont  opposés.  21 1 

Chap.  VI.  De  la  culture  des  terres  dans  les  cli- 
mats chauds.  212 

Chap.  VII.  Du  monacbisme.  2i3 

Chap.   VIII.  Bonne  coutume  de  la   Chine.  ib. 

Chap.   IX.  Moyens  d'encourager  l'iudustrie.  214 

Chap.  X.  Des  lois  qui  ont  rapport  à  la  sobriété 
des  peuples.  21 5 


TABLE.  23a 

Chap.  X[.  Des  lois  qui  ont  du  rapport  aux  mala- 
dies du  climat.  Piîge  217 

Chap.  XII.  Des  lois  contre  ceux  qui  se  tuent  eux- 
mêmes.  220 

Chap.  XIII.  Effets  qui  résulîeut  du  climat  d'An- 
gleterre. 5.51 

Chap.  XIV.  Autres  effets  du  climat.  22j 

Chap.  XV.  De  la  différente  confiance  que  les  lois 
ont  dans  le  peuple  selon  les  climast.  225 

LIVRE    XV. 

Comment  les    loi.s   de  l'esclav.-ifîe  civil  ont  du  rap- 
port avec  la  nature  du  clluiat. 

<^uAp.  I.  De  l'esclavage  civil.  ■2.0ÀJ 

Chap.  II.  Origine  du  droit  de  l'esclavage  chez  les 

jurisconsultes  romains.  227 

Chap,  III.  Autre  origine  du  droit  de  l'esclavage.     23o 


Vm    DE    LA    TADT.E     DU    TOME    SECOND. 


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