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Full text of "Derniers songes"

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c^^ 


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in  2011  with  funding  from 

University  of  Toronto 


http://www.archive.org/details/dernierssongesOOpoic 


DERNIERS  SONGES 


DU    MÊME    JUTEUX 

La  Robe  du  Moine i  vol. 

LuDINE I    vol. 

Songes i  vol. 

Petit  au i  vol. 

Seuls i  vol. 

Paysages  et  Nouveaux  Songes i  vol. 


Tous  droits  résert  es 


Il  a  été  tiré  de  "Derniers  Songes,   20   exemplaires   sur  papier  de 
Chine  et  5  sur  papier  du  Japon. 


Har 


fB^LD^CIS    TOICTEVIZVl 


10 


1373 


DERNIERS  SONGES 


PARIS 

ALPHONSE      LE  M  ERRE,     EDITEUR 

23-31,     PASSAGE     CHOISEUL,     2  3-3  I 


M    D  C  C  C    L  X  S  X  V  1 1 1 


Dimanche,  28  septembre  1884. 


Cher  zMonsieur, 


F  vene\  pas  mercredi,  vous  ne  me  trouverez 
pas  encore  che\  moi,  car  je  ne  serai  réin- 
stallé à  cAuteuil  que  la  semaine  suivante. 
Je  voudrais  bien  vous  faire  des  compliments  de  vos 
Songes,  en  effet  je  trouve  la  trilogie  de  ces  deux 
jeunesses  séparées,  avec  leur  contact  et  leur  soudure 
dans  la  troisième  partie,  je  la  trouve  une  très  jolie 
imagination,  mais  il  n'aurait  pas  fallu  faire  la  troi- 
sième partie  toute  en  paysages,  il  aurait  été  besoin 
avant  tout  d'une  psychologie  de  ces  deux  âmes  et  de 


ces  deux  corps  mêles  —  et  ça  manque.  Tuis,  vrai- 
ment, cher  monsieur,  vous  aime^  trop  l'obscurité,  la 
nuit  dans  le  style,  et  il  y  a  pour  moi,  oui  pour  moi, 
nombre  de  phrases  tout  à  fait  indéchiffrables.  Votre 
bouquin,  save^-vôus,  me  fait  l'effet  du  livre  du  Dante 
quand  j'ai  commence  à  apprendre  l'italien,  je  compre- 
nais /'Enfer,  je  ne  saisissais  que  très  médiocrement 
le  Purgatoire,  et  le  Paradis  restait  pour  mon  intellect 
du  pur  cunéiforme,  —  eh  bien,  en  vous  lisant,  lin- 
compréhension  monte  et  grandit  de  Jacques  à  Licette 
et  de  Licette  à  Ensemble.  Et  cependant  par-ci  et  par- 
là,  et  même  très  souvent,  il  y  a  de  délicates  définitions 
de  sentiments  et  de  choses  que  la  copie  est  rebelle  à 
rendre  :  des  victoires  de  la  prose  sur  l'invisible,  sur 
l'impalpable. 

zMes  amitiés, 

EDMOND    DE    CONCOURT. 


c4 


mOZNl   cAéMl   J.    K.    HÙrSMc4^S 

l'écrivain  si  aigu  et  fastueux, 
en    un    même    amour    du    mystère. 


F.  P. 


DERNIERS    SONGES 


ULTIMES    RÉMINISCENCES    DES    PREMIERS    ANS 


%YjS~m$our  le  lymphatisme  de  l'enfant  à  sa 
m  "t^T  septième  année,  le  médecin  a  conseillé 
6Q^7(?^,  une  station  d'été  à  Luchon.  Jacques 
part  avec  son  précepteur.  Comme  il  est  heureux 
sur  la  ligne  du  Midi  dans  le  coupé  loué  pour  eux 
deux  seuls  !  par  les  glaces ,  il  voit  ce  paysage  si 
nouveau  de  landes,  de  pins,  de  bruyères.  Il  aime 


DERNIERS    SONGES 


cet  air  chaud,  ce  ton  un  peu  rissolé  des  verdures, 
des  fougères  surtout.  Le  coupé  est  dans  le  sens 
arrière.  L'enfant  regarde  défiler  cette  nature  qui 
envoie  des  bouffées  résineuses;  pas  de  terres 
labourées,  c'est  sauvage  et  cela  plaît  à  voir.  Le 
vilain  wagon  même  en  face  ne  gêne  pas  trop,  Jac- 
ques en  suit  la  trépidation  un  peu  oscillante,  il 
écoute  ce  bruit  du  train  qui  l'emporte  plus  loin 
encore. 

A  Tarbes,  au  fond  de  l'horizon  a  apparu  un 
monde  de  blancheurs  hautes,  confondues,  masses 
qui  par  endroits  s'éclairent.  Cela  semblait  moins 
appartenir  à  la  terre  que  dépendre  du  ciel. 

La  station  thermale  lui  semble  imposante  avec 
ses  colonnes.  Promenoir  où  circulent  les  malades 
et  les  autres,  où  il  aime  à  se  frôler  à  ce  monde 
comme  il  faut,  si  varié;  moments  d'attente,  où 
cependant  tout  ce  qu'on  voit  est  plein  d'inat- 
tendu. Et  justement  parce  que  tous  ceux  qui  pas- 
sent là  et  tout  ce  qui  s'y  passe  n'est  que  de  si  peu 
de  durée,  cette  brièveté  ajoute  un  charme;  Jac- 
ques garde  un  regret  à  ce  qu'il  a  saisi  à  peine. 

Un  chien,  boule-dogue  jaune  à  mufle  noir,  lui 


DERNIERS     SONGES  ] 

a  fait  envie,  caprice  exalté;  il  a  écrit  à  son  père 
avec  des  supplications.  Il  se  sent  défaillir  de  cha- 
grin de  ne  pouvoir  le  prendre,  l'emmener.  Ah  ! 
mon  Dieu,  quel  malheur...  mille  francs  !  mais 
n'est-elle  pas  juste  cette  somme  pour  un  si  beau 
chien  de  race  !  comme  il  avait  l'air  fort  et  calme  et 
bon.  Il  y  avait  du  protecteur,  du  grand  ami  dans 
ce  chien  pour  le  petit  garçon.  A  coup  sûr,  on  se 
serait  très  bien  entendu  ensemble  et  tout  de 
suite,  il  l'avait  bien  éprouvé  dans  la  façon  un  peu 
fière  à  ce  chien  d'accueillir  ses  caresses. 

Une  fillette  plus  grande  que  lui,  dans  les  treize 
ans,  grassouillette,  faisant  des  manières,  il  a  mal 
joué  avec  elle,  et  là  se  dessinaient  ses  antipathies 
non  moins  exclusives  que  ses  sympathies.  Le  pré- 
cepteur causait  avec  le  père.  Jacques  eût  aimé  que 
cette  fillette,  qui  avait  par  son  âge  déjà  une 
importance — ces  treize  ans  étaient  considérables 
pour  lui,  —  fût  selon  son  goût,  car  enfin  son 
regret  de  n'avoir  pas  de  plaisir  auprès  de  celle-là 
révélait  au  petit  garçon  un  désir  d'avoir  une 
récréation  avec  une  petite  personne  en  jupe. 

Et  les  excursions  à  la  cascade  d'Enfer,  à  Bos- 


DERNIERS    SONGES 


sost.  Grimper  au  troisième,  au  dernier  pont  de  la 
cascade,  plonger  de  là  dans  la  large  vallée,  dans 
cet  air  de  montagne  où  il  lui  semble  prendre  une 
nouvelle  vision  de  tout  et  où  il  se  sent  léger  et  gai 
et  transporté.  A  Bossost  être  en  Espagne,  avoir 
Franchi  la  frontière,  entendre  une  messe  où  la 
sonnette  est  remplacée  par  une  crécelle,  voir  un 
petit  fleuve  rapide  que  l'on  nomme  encore  la 
Garonne  mais  qui  ne  lui  paraît  plus  le  même 
tout  à  fait  qu'en  France,  enfin  les  costumes  des 
soldats  et  aussi  des  gens...  De  cette  façon  voya- 
geuse, ses  idées  s'étendent. 

Le  retour  est  presque  triste  :  oh  !  revenir  sur 
ses  pas...  A  Luchon,  il  avait  oublié  la  vie  mono- 
tone du  château  dans  ce  fond  de  campagne  assez 
près  de  Paris,  il  aimait  le  soir  devant  les  cafés 
sous  les  tentes  les  harpistes,  les  chanteurs  pyré- 
néens. Adieu  tout  ce  beau  mois!  le  château  ren- 
foncé entre  les  vilains  coteaux  se  remontrait  dans 
le  tout  proche  lendemain.  Et  voilà  qu'à  Toulouse 
le  précepteur  et  lui  sont  indisposés;  on  s'est 
arrêté  à  l'hôtel  des  trois  Empereurs  d'où  il  gar- 
dera le  souvenir,  dans  la  chambre,  d'un  flacon  de 


DERNMERS    SONGES 


verre  taillé  empli  à  demi  d'un  liquide  jaunâtre.  Il 
y  a  mis  sa  langue;  non,  ce  n'est  plus  le  goût  de 
la  fleur  d'oranger,  pourtant  dans  cette  âcreté  res- 
tait quelque  chose  de  presque  agréablement  vieux, 
pareil  à  l'apparence  intérieurement  un  peu  cristal- 
lisée du  flacon.  Il  l'a  manié,  regardé  longtemps. 


A  un  coin  peu  éclairé  du  petit  salon  Louis  XVI 
du  château,  le  portrait  du  cardinal  de  Rohan,  dans 
le  costume  de  seigneur  prélat,  et  par  son  air  vain 
et  doucereux,  s'infiltrait  en  l'esprit  de  l'enfant,  lui 
inspirait  une  indéfinissable  défiance,  un  peu  mal- 
veillante, de  ce  prêtre  riche  qu'il  sentait  faux,  qu'il 
ne  sentait  guère  prêtre.  Des  apparences  presque 
de  marquis  poudré  de  la  cour  du  temps;  mais  un 
cardinal  avec  des  airs  de  marquis,  n'était-ce  pas 
contradictoire,  risibler...  et  cette  peinture  infir- 
mait en  l'enfant  le  respect  pour  la  hiérarchie.  Il  se 
renseigna  d'ailleurs  vite  sur  le  cardinalat,  son 
institution  si  tardive,  toute  de  politique  à  la  cour 
des  papes.  Et  ce  portrait  agaçait  l'enfant  tout  en 
arrêtant  son  regard  au  passage.  Forme  hybride  de 


D  E  R  N  I  E  R  S    SONGES 


prince -évêque,  au  fond  ni  l'un  ni  l'autre,  type 
énervé  de  la  fin  d'un  temps,  d'un  culte  peut-être, 
et  qui,  loin  de  saillir  avec  la  distinction  du  rang, 
s'affadissait  dans  l'idée  de  Jacques.  Pourtant  il  y 
revenait  comme  à  un  personnage,  à  un  type  en 
somme  disparu  et  assez  inconcevablement  se  rat- 
tachant à  la  demeure  sévère. 

Puis,  il  n'entendait  jamais  parler  de  ceux  qui 
avaient  habité  là  autrefois.  Les  parents  ne  s'inté- 
ressaient donc  pas  au  passé  de  leur  château  ?  Le 
père  cependant  semblait  fier  de  son  domaine.  On 
l'avait  acheté  à  d'ordinaires  propriétaires,  fer- 
miers enrichis,  Jacques  n'avait  pas  entendu  dire 
autre  chose,  sinon  que  le  cardinal  d'Amboise 
l'avait  acheté  des  constructeurs  eux-mêmes  et  que 
les  Rohan  au  siècle  dernier  l'habitèrent.  Et  de 
cette  stérilité  de  renseignements  Jacques  ne  con- 
cluait qu'un  point  clair  :  de  l'inconnu,  bien  du 
possible  enfin  dans  cette  maison.  Dans  le  présent 
même  se  glissait  ainsi  il  ne  savait  quoi  d'inexpli- 
cable. 

Quelque  chose  qui  lui  plaisait,  parce  que  sans 
doute  il  y  allait  peu  et  assez  vite  toujours,  quelque 


DERNIERS    SONGES 


chose  de  bien  près  pourtant  de  la  chambre 
d'étude,  c'était  le  bout  tournant  en  angle  du  long 
corridor.  Là-bas,  une  fois  qu'on  avait  tourné,  on 
n'était  plus  vu.  Une  grande  fenêtre  donnait  sur 
les  fossés,  un  peu  de  la  pelouse,  plutôt  sur  une 
touffe  d'arbres,  du  dehors  cette  fenêtre  se  renco- 
gnait  contre  une  des  tours  principales;  plus  loin, 
cette  dernière  partie  du  corridor  aboutissait  à  une 
pièce  polygonale  servant  irrégulièrement  de 
bûcher,  les  murs  se  dégradant,  leurs  pierres  jaunes 
sans  plus  de  mortier,  paraissaient  à  l'enfant  moins 
communs  dans  leur  abandon. 

Et  encore,  dans  l'escalier  tournant  qui  donnait 
sur  l'ancienne  salle  des  gardes  —  maintenant 
simple  salle  de  billard,  il  y  avait  dans  un  renfon- 
cement à  mi-mur  une  fenêtre  dormante,  oblongue; 
une  traverse  en  bois  coupait  la  vitre  à  son  milieu. 
Quand  l'enfant  passait  par  l'escalier  sombre,  il 
ralentissait,  s'arrêtait,  rien  qu'un  moment,  près  ou 
même  devant  cette  baie,  derrière  laquelle  régnait 
le  silence  d'un  étroit  petit  couloir  où  l'on  n'allait 
jamais  et  éclairé  d'une  sorte  de  lucarne  s'ouvrant 
à  peu  près  en  face  la  fenêtre  dormante.  Ce  cou- 


DERNIERS    SONGES 


loir  menait  à  l'intérieur  d'une  tourelle,  à  une  pièce 
circulaire,  vide.  Certes,  l'enfant  avait  pu  y  aller 
des  fois,  mais  cette  pièce  pas  employée  le  préoc- 
cupait en  quelque  sorte  de  son  sens  perdu.  De  la 
fenêtre  dormante,  l'humble  couloir  ainsi  observé 
prenait  un  isolement,  se  reculait,  l'escalier  lui- 
même  se  troublait  sous  ce  jour  singulièrement  nu 
et  indéterminé  tombant  de  la  lucarne  de  là  der- 
rière le  couloir  et  à  travers  la  fenêtre.  Combien 
cette  vitre  qui  ne  s'ouvrait  pas  se  faisait,  derrière 
elle,  inviteuse  !...  Il  semblait  presque  à  Jacques 
qu'il  ne  connaissait  pas  ce  couloir  carrelé,  cela 
devenait  dans  sa  contemplation  muette,  agrandis- 
sante comme  une  fuite  immobile  de  secret  pas- 
sage. Il  savait  pourtant  que  la  petite  porte  basse 
de  ce  court  couloir  donnait  sur  le  corridor,  à  son 
tournant.  Mais  celle-ci  était  quasi  dissimulée,  elle 
aussi  pleine  d'incertitudes;  elle  voulait  avoir  l'air 
de  faire  partie  du  mur.  Tout  de  même  entre  elle 
et  le  haut  mur  restait  une  mince  ligne  anguleuse 
de  démarcation,  indice  d'un  par-delà  que  l'enfant 
convoite,  qu'il  n'ose. 


DERNIERS    SONGES 


Et  il  s'intriguait  intellectuellement,  en  une 
ingénue  subtilité,  du  grand-père  maternel  venant 
rarement  à  la  campagne.  L'administrateur  au 
chemin  de  fer  de  l'Est  venait,  dans  le  parc  de  sa 
fille,  aspirer  des  fraîcheurs,  et  sans  guère  parler. 
iMais  il  en  disait  assez  pour  contredire  les  instincts 
d'agronome  du  père,  sans  non  plus  se  ranger  du 
côté  du  précepteur.  Lui  blâmait  qu'un  étranger  fût 
le  maître  de  l'enfant,  il  n'admettait  pas  l'étude 
d'autres  langues,  les  vivantes,  au  détriment  du 
français,  celle-ci  avec  la  latine  devant  tout  primer. 
Sa  complexe  nature  un  peu  recluse,  à  échappées 
bilieuses,  jugeait  manquer  de  souplesses,  de  dex- 
térités ce  type  selon  lui  engourdi,  peut-être  même 
moins  indéchiffrable  que  vide,  d'homme  blond, 
de  germain.  Il  avait,  le  grand-père,  une  façon  à 
lui  à  demi-narquoise,  à  demi-interrogative,  de 
commencer  des  fables,  que  Jacques  préférait 
qu'il  continuât.  Au  fond,  les  romans  de  Walter 
Scott,  racontés  par  le  précepteur,  plaisaient 
davantage  à  l'imagination  du  petit.  Pourtant  la 


DERNIERS     SONGES 


façon  de  parler  du  grand-père  avait  une  élégance, 
de  l'imprévu,  des  brièvetés,  Jacques  le  sentait 
bien,  et  l'aïeul  se  marquait  dans  sa  vision  avec  sa 
face  glabre  assez  creusée,  sa  taille  petite  mais  fine 
en  une  lenteur  peut-être  plus  voulue  que  réelle, 
avec  sa  bouche  aux  coins  un  peu  renfrognés  et 
renfermant  des  observations,  et  ses  yeux  pensifs 
se  faisant  presque  distraits  si  on  les  voulait  fixer. 
Sa  bienveillance  envers  Jacques  semblait  de  celles 
qui  délicatement  se  récusent. 


Son  père!  comme  il  le  voit  toujours  dans  son 
costume  de  chasse  en  velours  gris  passé.  L'enfant 
touchait  les  boutons  —  un  jockey  sur  un  cheval 
lancé,  cette  course  folle  en  arrêt  n'avait  pas  beau- 
coup de  sens,  mais  enfin  il  regardait  pensant  à 
son  poney  qu'il  montait  si  à  l'aise.  Il  flairait  le 
carnier  où  reviendraient  les  belles  perdrix  grises 
et  rouges,  qu'il  se  désolerait  de  voir  tuées  et  dont 
il  aimait  à  caresser  la  plume  soyeuse  et  molle. 
Mais  le  papa  n'était  pas  studieux,  la  lecture  ne 
l'intéressait  guère,  il  aimait  à  faire   les   choses 


DERNIERS     SONGES 


promptement.  Jacques,  lui,  se  sentait  plus  long 
devant  elles,  il  les  éprouvait  diverses  ou  alors 
ennuyeuses. 


Un  maître  de  musique  venu  quelquefois  à  la 
campagne,  il  se  le  rappelle  un  petit  homme  co- 
quet, blond,  les  favoris  légers,  l'air  tout  jeune 
malgré  sa  tête  chauve,  il  portait  un  pantalon 
clair,  c'était  un  blond  gentil  mais  qui  n'imposait 
pas  comme  le  précepteur... 

Et  ensuite  chez  une  maîtresse  de  musique  où  il 
allait  prendre  des  leçons  rue  des  Saints-Pères,  il  se 
retrouve  une  matinée,  cette  grosse  dame  se  sen- 
tait mal  en  train,  le  cœur  et  l'estomac  barbouillés, 
à  cinq  heures  on  avait  guillotiné  le  médecin  La 
Pommerais  convaincu  d'empoisonnement,  le  crime 
d'un  homme  comme  il  faut  et  même  distingué 
semblait  inouï,  on  ne  le  pouvait  croire,  et  puis  le 
crime  avait  été  perpétré  sans  qu'il  y  parût,  sans 
grossièreté,  pas  malproprement,  l'exécution  du 
médecin  à  tout  prendre  était  peut-être  exorbi- 
tante.   Jacques    s'hallucinait   vaguement   de    la 


12  DERNIERS    SONGES 

manière  dont  était  tombée  la  tête  de  ce  mon- 
sieur. 

Malgré  ces  essais  d'apprendre  le  piano,  il  s'ob- 
stinait à  s'énerver,  en  des  pleurnicheries,  du  rabâ- 
chage des  airs.  Le  précepteur,  d'une  musicale 
susceptibilité  d'oreille,  conseilla  de  cesser  les 
leçons. 


Quand  il  revenait  de  Paris,  des  soirs  d'hiver, 
avant  surtout  qu'il  commençât  à  y  aller  une  fois 
la  semaine  régulièrement  pour  des  répétitions 
chez  un  professeur  du  lycée  Bonaparte,  ces  soirs, 
après  avoir  quitté  le  train  à  Meulan,  dans  le  coupé 
Jacques  avait  des  sensations  indiscernablement 
mêlées  d'agréable  et  de  pénible.  La  voiture  filait 
vite  ou  allait  au  pas  aux  montées  ou  encore  avait 
des  cahots  à  des  endroits  pierreux,  et  c'étaient, 
entre  ou  le  long  des  plaines  non  trop  unies,  des 
massifs  d'arbres,  des  murs  de  propriétés  privées  : 
l'enfant  regardait  à  travers  la  glace  dans  l'obscu- 
rité un  peu  comme  si  cela  chaque  fois  était  nou- 
veau pour  lui,  même  les  soirs  d'été  devant  les 


DERNIERS     SONGES  1  } 

effacements  des  crépuscules  avec  lesquels  il  se 
sentait  languir.  Et  ces  choses  entrevues  au  passage 
lui  disaient  par  cela  même  plus  que  la  même  cam- 
pagne, les  pareilles  verdures  auprès  de  la  maison 
qu'il  habitait.  C'étaient  donc  ces  endroits  avant 
d'arriver,  endroits  qu'on  ne  distinguait  plus  à  ces 
heures  et  où  en  réalité  il  n'avait  jamais  rien  re- 
marqué de  spécial,  qui  devenaient  une  distraction 
presque  épeurante  par  leur  différence  supposée.  Le 
long  d'un  mur  touffu  derrière  d'arbres  qui  le  do- 
minent pas  sûrement  tranquilles,  le  chemin  tour- 
nait brusquement,  le  mur  continuait  en  suivant  la 
courbe  quelques  moments  du  chemin,  et  dans 
l'âme  de  l'enfant  couvaient  des  perplexités  en  une 
accordance  bizarre  avec  les  inégalités,  les  péripé- 
ties de  la  route.  Il  y  avait  aussi  un  pont  négligé, 
le  chemin  devenu  resserré;  on  passait  par  un  ha- 
meau, certaines  végétations  grêles  risquaient  de 
battre  au  carreau  de  la  portière.  Puis,  parmi  les 
plaines  un  peu  montantes,  c'étaient  des  regrets  de 
cet  endroit  tout  à  l'heure  anxieux ,  maintenant 
trop  vite  traversé.  C'était  charmeur  au  bout  du 
compte,  et  cela  valait  mieux  que  la  monotonie 


DERN'IERS     SONGES 


autour  du  château.  Celui-ci  cependant  avait  une 
singularité  d'isolement  dans  le  parc  et  comme  en 
dehors  du  village. 


Les  premiers  beaux  soirs  de  printemps,  dans 
une  allée  pas  trop  droite,  il  écoutait  son  père 
siffler  des  trilles  aux  rossignols,  et  les  lilas  et  de 
l'autre  côté  la  prairie  répandaient  une  haleine 
fraîchement  douce. 


Du  saut-de-loup  devant  la  brèche  à  claire-voie, 
non  juste  au  bout,  un  peu  à  gauche  de  la  grande 
allée,  ou,  si  Jacques  prenait  la  clé  de  l'une  des 
deux  portes  aux  bouts  opposés  dans  le  haut  du 
parc,  de  l'une  d'elles  franchie  ou  simplement 
ouverte,  la  vision  de  la  campagne  s'en  allant  au 
loin...  L'autre  porte  donnait  sur  le  chemin  du  joli 
bois  des  Roches,  bois  trop  parcouru  par  l'enfant, 
horizon  sans  plus  guère  de  surprises.  De  la  porte 
au  contraire,  où  Jacques  sortait  peu  vers  Témé- 
ricourt,  les  lointains,  aperçus  chaque  fois  un  peu 


DERNIERS    SONGES  If 

comme  par  hasard,  semblaient  plus  curieux,  ils 
se  mariaient  indéfiniment  au  ciel,  aux  nuages.  Le 
ciel  tout  là-bas,  sur  les  labours,  sur  les  cimes  poin- 
tues des  peupliers,  sur  des  groupes  d'arbres 
arrondis,  se  courbait,  arrêtait  et  n'arrêtait  pas  la 
vue.  Et  certain  vent  molli  apportait  le  son  des 
cloches  de  Téméricourt  caché  par  les  plis  des 
champs,  ces  sons,  vague  voix  des  airs,  mouraient 
au  cœur  de  Jacques. 

Dans  la  même  direction,  à  l'extrême  horizon 
deviné,  se  trouvait  Averne.  Bien  qu'il  y  eût  été 
deux  ou  trois  fois,  il  se  le  figurait  un  endroit  pour 
ainsi  dire  uniquement  de  religieuses.  Les  pre- 
mières qu'il  eût  jamais  vues  étaient  venues  de  ce 
grand  village  au  château  en  une  visite  brève.  Les 
sœurs,  leurs  maisons,  il  les  resongeait  dans  une 
blancheur  assez  raide  et  calme.  Tout  Averne 
devait  en  tenir. 


Ce  que  dans  le  parc  il  aimait  le  plus,  c'étaient 
certains  bruissements,  certains  chuchotements 
venant  des  feuilles  des  marronniers,  des  tilleuls, 


1  6  DERNIERS    SONGES 

sans  doute  aussi  des  nuages.  C'était  alors  comme 
si  la  partie  la  plus  en  dedans  de  lui-même  et  qui 
lui  échappait  se  mouvait  parmi  eux  dans  le  vent, 
en  quelque  sorte  s'y  dérobait  revenante.  Et  puis 
avec  les  nuages,  ce  n'était  plus  désert,  plus  fixe 
dans  le  grand  ciel. 


Monsieur  S...,  gros  et  malgré  cela  alerte  et  dont 
la  voix,  quand  il  s'adressait  un  moment  à  Jacques, 
se  faisait  flûtée,  c'était  très  curieux  et  surtout 
l'enfant  dès  les  premières  visites  ne  douta  plus  que 
le  monsieur  était  au  fond  moins  aimable  encore 
que  bienveillant  pour  lui  et  si  simplement,  sans 
en  avoir  l'air.  Jacques  aimait  cette  façon  de  ne  pas 
le  gêner  dans  ses  timidités,  cette  façon  particulière 
de  le  faire  valoir  subitement  en  non  pas  l'interro- 
geant brusquement  mais  en  l'introduisant  dans  la 
conversation  à  propos,  puis  tout  naturellement, 
sans  qu'il  s'en  rendit  presque  compte,  de  conti- 
nuer un  moment  comme  en  un  aparté  ni  tout  bas 
ni  trop  haut.  Oui,  exquise  allure  de  ce  monsieur 
avec  lui  et  qui  faisait  dire  aux  parents  :  vous  savez, 


DERNIERS     SONGES 


17 


vous  avez  fait  sa  conquête;  il  demande  toujours 
pourquoi  vous  ne  venez  pas  plus  souvent...  C'est 
que  le  monsieur  avocat  à  Paris  y  avait  nombre 
d'affaires;  aussi  ne  restait-il  qu'un  jour  ou  deux 
tout  au  plus  et  à  longs  intervalles.  Cet  honnête  et 
éloquent  homme,  l'enfant  lui  sentait  sous  sa  forme 
énorme  sans  lourdeur  une  distinction  intime  et 
une  réserve  par  dessous  les  gestes  d'ailleurs  tout 
de  franchise.  Cet  homme  que  l'enfant  voyait  en 
somme  si  peu  faisait  naître  en  lui  le  regret,  bien 
qu'il  le  comprît  inutile,  des  occasions  devant  très 
vraisemblablement  toujours  manquer  de  se  ren- 
contrer autrement;  toujours  l'avocat  venait  de- 
mandé par  le  père  pour  des  questions  encore  en 
litige  des  affaires  d'autrefois,  et  l'avocat  semblait 
très  délicatement  vouloir  ne  pas  franchir  cette 
limite  mais  rester  sur  ce  terrain  neutre.  Pourtant 
ses  manières  revenaient  à  Jacques;  il  les  sentait 
favorables  à  lui,  et  toujours  comme  si  le  monsieur 
avocat  se  cachait  d'être  ou  de  pouvoir  être  un  ami. 
Enfin  et  par-dessus  tout  peut-être  celui-ci  le  suscep- 
tibilisait  par  des  insinuations,  çà  et  là  dans  la  cau- 
serie, sur  des  problèmes  de  la  pensée,  en  lesquels 


DERNIERS    SONGES 


l'enfant  se  perdait  ensuite  à  réfléchir.  Cela  créait, 
laissait  en  lui  une  impression  de  sympathie  con- 
tenue, différée.  On  s'entendrait,  on  se  retrouverait 
plus  tard...  Comment?  où?...  Tout  cela,  Jacques 
le  percevait  confusément,  avec  une  foi.  Et  ces  sen- 
timents gardés,  lui  mettant  une  dilection  aux  yeux 
et  une  grâce  discrète  et  heureuse  quand  il  regar- 
dait le  monsieur  ou  se  faufilait  à  ses  côtés,  ini- 
tiaient l'enfant  au  monde  de  l'âme,  suscitaient  en 
lui,  confirmaient  des  pressentiments  sur  la  néces- 
sité de  l'attente,  sur  les  difficultés  du  bonheur. 
Peu  d'années  après,  lorsqu'il  apprit  la  mort  de 
l'avocat  avant  la  vieillesse  survenue,  il  ne  s'étonna 
pas. 


Il  y  avait  les  trois  inséparables,  appelés  ainsi 
parce  qu'ils  ne  venaient  jamais  qu'ensemble. 

L'architecte,  l'enfant  se  le  disait  ni  méchant  ni 
bonhomme,  avec  sa  grosse  tête  sans  empâtement 
des  traits;  il  était  toujours  en  mouvement  sans 
exactement  d'agitation,  portait  un  chapeau  de 
castor  rond  en  rapport  avec  sa  tête.  Parole  coulant 


DERNIERS    SONGES  19 

sans  flexions,  toujours  proposant  quelque  partie, 
bien  d'un  homme  qui  ne  pouvait  guère  plus  s'as- 
seoir que  réfléchir.  Il  était  comme  sans  figure  à 
lui,  et  ainsi  on  ne  L'aimait  ni  le  détestait. 

L'homme  d'affaires,  au  timbre  de  voix  sans  ré- 
sonance et  comme  coupant  de  côté  et  un  peu 
moqueur,  à  l'œil  d'une  vivacité  glissante,  au  visage 
étroit,  à  la  physionomie  superficiellement  accom- 
modante, était  envers  Jacques  volontiers  et  rapi- 
dement caresseur.  Quoiqu'il  ne  déplût  pas  à  l'en- 
fant, qui  aimait  bien  ces  caresses  non  insistées, 
l'enfant  sentait  que  celui-là,  pour  flatter  avec  une 
mesure  son  père,  n'était  pas  un  ami  véritable. 

Le  chef  d'institution  de  la  rue  de  Courcelles  à 
Paris,  chez  qui  avait  été  le  précepteur  indiqué  par 
lui  aux  parents  alors  que  l'allemand  s'en  était  allé 
en  Ecosse  dans  une  famille,  ce  monsieur  à  la  barbe 
noire  lustrée  que  Jacques  ne  trouvait  pas  du  tout 
belle,  malgré  que  visiblement  l'autre  posât  pour 
cet  appendice  de  son  mat  visage,  ce  monsieur,  pas 
maigre  ni  raide  précisément,  gardait  un  mutisme, 
quelque  fausse  solennité,  il  dégageait  on  ne  savait 
quoi   de  réglé  et  d'obscur.  Quoiqu'il  parût   ne 


20  DERNIERS    SONGES 

s'occuper  nullement  de  l'enfant,  il  le  mettait  assez 
mal  à  l'aise. 

Mais,  parmi  les  deux  autres,  que  pouvait  bien 
faire  l'instituteur,  si  différent  d'eux?  D'ailleurs, 
aucun  de  ces  hommes  ne  semblait  tenir  sérieuse- 
ment à  l'autre,  et  cependant  ils  avaient  un  air  de 
gens  s'associant  un  peu  en  dessous. 


Et  encore  avec  d'autres  personnes  venant  au 
château  et  que  Jacques  comprenait,  sous  l'appa- 
rence du  savoir-vivre,  sans  cordialité,  il  avait  peu 
d'enjouement. 

Un  monsieur  anglais  avec  ses  deux  filles  et 
dont  la  femme  chétive  ne  fut  jamais  visible,  — 
on  disait  qu'il  vivait  séparé  d'elle,  —  ce  monsieur 
aux  pans  d'habit  toujours  comme  près  de  partir, 
pareils  à  de  fausses  et  vilaines  ailes,  ne  se  déta- 
chait pas  de  son  costume  dans  l'imagination  de 
l'enfant;  un  rougeaud  en  somme  celui-là,  ci  peau 
fade  sous  sa  rougeur,  à  accent  ridicule,  —  le  pré- 
cepteur, étranger  lui  aussi,  n'avait  pour  ainsi  dire 
pas  d'accent  et  en  tout  cas  nullement  risible.  — 


DERNIERS     SONGES  21 

à  favoris  pas  naturels,  à  la  personne  gesticulante 
un  peu  en  pantomime,  et  mêlée  à  des  supposi- 
tions de  faiblesse  dans  l'idée  de  Jacques,  puisqu'il 
se  laissait  ostensiblement  mener  par  ses  deux 
filles.  Et  Jacques  ne  s'expliquait  pas  comment 
alors  cet  homme  pouvait,  à  ce  que  l'on  disait,  se 
faire  craindre  de  sa  femme,  être  dur  pour  elle.  Les 
deux  filles,  si  opposées,  ne  le  maniaient-elles  pas, 
lui,  tout  à  leur  fantaisie!  L'une  malingre,  n'ayant 
plus  guère  d'âge  déjà,  quoique  à  peine  dans  les 
trente  ans,  d'un  visage  défait  dont  on  ne  savait  s'il 
devait  faire  plaindre  la  personne  ou  en  dégoûter; 
et  cette  voix  comme  morte,  dune  égalité  déses- 
pérante... Pourtant  on  disait  que  la  mère  était 
bien  encore  et,  quoique  toute  malade,  non  sans 
séduction  pour  un  mari.  Etait-ce  donc  croyable 
avec  une  telle  fille?...  et  de  cette  mère  point  vue 
Jacques  concevait  une  pitié  curieuse...  Mais  l'autre 
fille  n'était-elle  pas  vraiment  en  un  sens  plus  dé- 
plaisante que  sa  sœur  aînée?  Celle-là,  avec  ses 
ongles  rongés,  sa  peau  pleine,  se  prélassait  fai- 
néante, gourmande  surtout,  et  elle  ne  manquait 
pas  l'occasion  de  plaisanter  son  père,  elle  avait 


DERN'IERS    SONGES 


des  façons  de  camarade  de  lui  donner  des  leçons. 
La  femme  d'un  notaire  de  Paris  et  sa  fille  de 
plus  de  vingt  ans  paraissaient  à  l'enfant  trop  co- 
quettes. Sans  doute  leurs  toilettes  étaient  élé- 
gantes etleurs  manières  avaient  une  hauteur;  elles 
devaient  vivre  beaucoup  dans  le  monde  ces 
dames,  cependant  Jacques  hésitait  sur  le  fond  réel 
de  ces  manières,  elles  ne  lui  semblaient  pas  de 
vraies  dames,  comme  lui  concevait  une  vraie 
dame  dans  sa  petite  cervelle.  Trop  de  frou-frou 
dans  leurs  robes,  dans  leurs  airs,  cela  le  décon- 
certait, et  en  même  temps  il  les  regardait,  les 
observait.  La  mère  n'avait  pas  l'air  maman  du 
tout,  elle  ne  s'occupait  pas  de  sa  fille  qui  de  son 
côté  profitait  de  cette  indifférence,  jeune  fille 
qu'on  eût  pu  prendre  pour  une  jeune  femme 
presque  hardie.  Et  la  mère  et  la  fille  du  notaire 
moins  prétentieux  qu'elles  sous  son  vernis  glis- 
sant, ces  deux  femmes,  telles  un  peu  que  deux 
sœurs  rivalisant  tacitement,  rehaussaient  encore 
dans  l'âme  de  Jacques  sa  mère.  Dans  ses  poses  de 
tête  elle  avait  de  l'oblique  cette  femme  du  notaire, 
et,   comme  quelqu'un  qui  aurait  envie  de  bien 


DERNIERS    SONGES  2} 

d'autres  choses,  elle  laissait  presque  entendre 
qu'elle  venait  au  château  par  grâce,  l'enfant  du 
moins  lisait  cette  idée  dans  toute  son  allure, 
qu'elle  fut  à  l'intérieur  ou  dans  les  promenades 
traînantes  par  le  parc,  promenades  où  Jacques 
sentait  que  les  robes  seules  passaient,  sans  entrain 
d'abandon  de  celles  qui  les  portaient,  et  puis  enfin 
ces  toilettes  de  ces  deux  femmes  lui  éclataient 
telles  qu'un  luxe  un  peu  menteur.  La  jeune  fille 
quelquefois,  mais  quelques  instants  seulement,  se 
rapprochait  de  Jacques,  pourtant  il  restait  tou- 
jours un  peu  un  genre  de  condescendance,  c'était 
aussi  comme  si  cela  ne  devait  guère  se  faire  de  se 
parler  un  petit  garçon  et  une  grande  demoiselle, 
et  en  même  temps  il  voyait  dans  ses  yeux  comme 
savants  de  bien  des  choses  et  évasifs  qu'elle  aurait 
pu  lui  en  raconter  long  sur  les  amusements  de  la 
vie,  amusements  multiples  ignorés  de  Jacques. 
Non  qu'il  fût  désireux  de  les  savoir,  mais  c'est  la 
demoiselle  élégante,  bien  proportionnée,  assez 
pâle,  discrète  de  paroles  mais  non  pas  d'atti- 
tudes, qui  l'intriguait.  Elle  disait  peu  de  mots,  et 
son  intonation  avait  une  fraîcheur  artificielle,  ses 


24  DERNIERS    SONGES 

gestes  avaient  comme  des  intentions  doubles, 
triples,  toutes  façons  qui  prouvaient  à  l'enfant 
une  demoiselle  tissue  de  choses  un  moment  appa- 
raissantes, vite  reprises.  Et  elle  n'avait  pas  mine 
de  se  déplaire  à  ce  jeu,  qui  lui  semblait  familier. 
Malgré  cela,  ses  yeux  marquaient  une  inquiétude 
dans  leur  clarté  grise. 

Une  autre  dame  avec  sa  fille  venait  moins 
rarement.  La  mère  avec  ses  anglaises,  un  air 
s'inspirant  à  certains  moments,  se  montrait  pas 
mal  pédante,  un  peu  une  fausse  poétesse;  elle 
avait  publié  un  volume  de  vers  point  célèbre, 
mais  malgré  que  ce  semblant  de  poésie  séduisît 
plutôt  l'enfant,  il  sentait  bien,  —  et  il  le  regret- 
tait, —  que  ce  n'était  là  sans  doute  qu'un  sem- 
blant. Jacques  eût  souhaité  lui  aussi  versifier,  et, 
n'y  arrivant  pas,  il  admirait  ce  talent  chez  cette 
dame.  Il  n'évitait  donc  pas  les  entretiens  de  ces 
dames  avenantes,  même  empressées.  La  fille  était 
plus  vive,  brune,  trop  brune,  certes  pas  chiffonnée 
comme  la  fille  du  notaire,  mais  moins  séduisante  ; 
ses  façons  sans  grâce  étaient  dégagées,  sans  être 
aimable  elle  plaisait  ainsi.  Cependant  il  y  avait 


DERNIERSSONGES  2) 

dans  sa  voix  quelque  chose  de  maniéré,  et  ce  ton 
de  ses  paroles  voulant  être  poétiques  à  l'instar  de 
la  mère  intimidait  presque  Jacques.  Et  justement 
il  ne  la  concevait  pas  cette  jeune  fille  de  dix-sept 
ans,  pour  le  reste  assez  enfant  et  pas  du  tout 
poseuse,  il  ne  la  concevait  pas  sans  ce  ton  qui,  le 
choquant  toujours,  l'empêchait  de  goûter  à  son 
gré  les  avantages,  la  société  de  la  jeune  personne. 
S'écoutait-elle  donc,  n'était-elle  pas  vraie  dans  ses 
imaginations?...  Son  extérieur  non  élancé  ni  déli- 
cat ne  concordait  non  plus  avec  son  singulier 
débit  de  jeune  poétesse.  Il  restera  dans  la  mé- 
moire de  Jacques  après  des  années  la  vision, 
confuse  à  peine,  d'une  après-dînée  dans  une  allée 
du  parc,  vers  la  fin  de  l'été,  après-dînée  assise 
dans  l'herbe,  où  les  paroles  entrejetées  de  ces 
deux  femmes  ne  s'harmonièrent  point  franche- 
ment avec  l'entour;  l'air  s'emplissant  de  bourdon- 
nements à  des  secondes,  les  mouvements  pour  un 
peu  insensibles  des  branches  la  mère  et  la  fille  les 
ont  gâtés  par  leurs  phrases  habiles. 


l6  DERNIERS     SONGES 


Une  chose  tout  importante  pour  l'enfant  et 
sans  qu'il  y  mît  de  la  manie,  c'étaient  ses  cos- 
tumes. Les  quitter  pour  de  nouveaux  l'ennuyait, 
le  gênait.  Il  n'aurait  pu  supporter  une  blouse 
longue.  Les  étoffes  préférées  et  de  beaucoup 
étaient  celles  qui  cèdent  au  toucher,  celles  aux 
couleurs  pas  voyantes.  S'occupant  de  lui  pendant 
le  lavage  et  l'habillage,  le  reste  de  la  journée  il 
n'y  pensait  plus.  Mais  il  fallait  que  sa  cravate  fût 
gentiment  nouée,  s'il  n'y  parvenait  pas  il  recou- 
rait à  sa  mère  ou  même  à  la  femme  de  chambre, 
quoiqu'il  lui  plût  mieux  de  s'arranger  tout  seul. 
Et  dans  la  journée  il  repassait  la  main  derrière  la 
tête  sur  son  col,  instinctivement  comme  pour  le 
baisser  et  combattre  une  tendance  à  l'engonce- 
ment  lui  venant  de  son  père  au  cou  encore  plus 
court.  Son  vêtement  donc  faisait  partie  de  lui- 
même,  peu  à  peu  prenait  de  lui,  et  il  semblait  à 
Jacques  laisser  quelque  chose  de  soi  lorsque,  non 
seulement  définitivement,  mais  même  chaque 
soir,  il  le  quittait.  Cela  dans  une  sorte  de  pudeur 


DERN'IERS     SONGES 


27 


naturelle,  inconsciente;  il  ne  se  serait  pas  conçu 
inhabillé.  Jusqu'à  certains  plis  auxquels  il  s'habi- 
tuait, jusqu'aux  endroits  au  besoin  un  peu  râpés 
dont  il  était  loin  d'avoir  honte;  mais  pas  de 
taches,  non  plus  que  des  pâtés  dans  ses  cahiers, 
non  plus  que  des  éraflures  énervantes  à  ses  mains 
propres. 


Avoir  affaire  aux  domestiques  lui  coûtait.  Et 
jamais  il  ne  s'adressait  à  eux  hautainement,  rude- 
ment; il  les  évitait  plutôt.  En  son  dégoût  d'eux, 
il  y  avait  des  degrés  :  la  cuisinière  avait  plus  de 
peine  toujours  à  son  fourneau,  le  valet  de  cham- 
bre au  contraire  sentait  l'oisiveté,  la  femme  de 
chambre  volontiers  minaudière  voulait  faire  celle 
qui  ne  sert  pas.  Les  domestiques,  de  temps  en 
temps  on  les  changeait  et  en  vain.  Dans  les  pre- 
miers temps  de  son  mariage,  la  mère  de  Jacques 
avait  eu  une  confiance  exagérée  dans  sa  femme 
de  chambre,  puis,  indignement  volée,  des  pré- 
ventions lui  vinrent  contre  toutes  autres  cham- 
brières; à  présent  elle  vérifiait  dans  les  armoires. 


28  DERNIERS    SONGES 

Au  château,  le  train  de  service  était  donc  assez 
mal  assuré,  mais  en  réalité  les  gens  n'avaient  trop 
à  faire,  ils  ne  se  montraient  insupportables.  Et  le 
précepteur,  au  gré  des  parents  et  des  serviteurs, 
représentait  en  une  placide  influence  la  concorde, 
il  était  celui  qu'on  fait  intervenir  et  qui  aplanit  les 
difficultés. 

Une  allemande,  qui  n'est  pas  restée  plus  de 
quelques  mois,  fille  entre  femme  de  chambre  et 
bonne  à  tout  faire,  Jacques  ne  l'a  pas  oubliée: 
grande,  point  trop  forte,  assez  fraîche,  de  beaux 
cheveux  blonds  fournis  et  mal  peignés,  naturel- 
lement s'arrangeant  dans  un  désordre.  Et  le  pré- 
cepteur avait,  semblait-il,  avec  elle  en  lui  répon- 
dant, car  il  ne  lui  parlait  guère  le  premier  et 
elle-même  lui  adressait  peu  la  parole,  enfin  il 
avait  avec  elle  dans  ses  réponses  un  air  douteu- 
sement  complaisant.  Façons  d'un  homme  qui 
retrouve  quelqu'un  de  sa  patrie,  mais  ne  veut 
afficher  d'amabilité.  L'enfant  sentait,  sous  ces 
façons  de  politesse  presque  aussitôt  lassée  du 
maître,  une  indifférence  envers  sa  compatriote 
d'ailleurs  très  convenable.  Elle  restait  à  sa  place. 


DERNI  ERS    SONGES  2C) 

elle  avait  aussi  un  sans-façon  sans  tapage  qui  plai- 
sait à  Jacques. 


Un  soir  on  était  parti,  les  parents  et  l'enfant, 
pour  Paris,  afin  de  se  rendre  de  là  à  la  propriété 
du  notaire,  près  de  Sceaux.  Le  précepteur  était 
resté.  A  Meulan,  on  est  monté  dans  un  wagon  de 
première  aux  trois  places  inoccupées.  Dans  le 
mouvement  de  l'express,  à  cette  heure  de  nuit, 
sous  la  clarté  jaune  et  vacillante  de  la  lampe,  ces 
hommes,  des  messieurs,  presque  tous  à  barbes 
sombres,  à  chapeaux  haute-forme,  ne  parlant  pas 
—  comme  si  c'était  concerté  entre  eux  —  ou 
alors  par  monosyllabes  et  à  rares  intervalles, 
préoccupaient  l'enfant.  Évidemment  ils  renfer- 
maient en  eux  des  choses.  Ils  devaient  venir  du 
Havre,  de  la  limite  delà  terre  que  la  mer  baigne... 
Et  le  bruit  du  train  roulant  monotone  et  sourd, 
une  grande  heure,  entretenait,  creusait,  amplifiait 
dans  les  yeux,  les  oreilles,  la  cervelle  un  peu  peu- 
reusement chercheuse  de  Jacques  cette  immobilité 
presque  muettement  vague  des  cinq  messieurs. 


}0  DERN'IERS    SONGES 

—  Au  Grand-Hôtel,  à  Paris,  où  on  a  couché,  c'a 
été  un  va-et-vient.  Ces  corridors  se  ramifiant 
pareils  et  la  porte  de  la  chambre  d'une  difficulté 
moins  amusante  qu'ennuyeuse  à  retrouver  parmi 
tant  d'autres  à  la  seule  différence  banale  et  régle- 
mentaire de  leurs  numéros,  ces  corridors,  ces 
portes  uniformes  ont  ôté  à  l'enfant  le  charme  de 
la  surprise  de  cette  nombreuse  circulation  de  gens, 
de  lumières  sur  les  boulevards  et  du  personnel 
de  l'hôtel  rapidement  actif  avec  des  pas  étouffés. 
Les  toutes  tendres  années  de  son  enfance  à  Paris 
dans  un  bel  appartement  rue  des  Pyramides,  puis 
dans  un  logement  moins  gai  rue  Ménars,  lui  re- 
passent, cette  nuit  d'hôtel,  dans  la  mémoire,  telles 
qu'un  premier  songe  un  peu  inquiet,  un  peu 
trouble,  mais  cher,  réapparu.  Paris,  c'est  bien 
pour  Jacques  la  grande  ville  agitée  mais  naturel- 
lement et  toujours  et  sans  heurts.  Dans  cette 
agitation  plutôt  en  surface  de  la  grande  ville,  il 
ne  se  déplaît  pas,  il  y  garderait  une  rêverie  peut- 
être  simplement  plus  active  que  dans  le  parc  du 
château  sous  les  nuages.  Le  lendemain  de  cette 
nuit  au  Grand-Hôtel,  les  parents,  déshabitués  de 


DERNIERS    SONGES  ^  1 

Paris,  gênés  d'eux-mêmes  dans  ce  tumulte,  la  mère 
n'aimant  trop  à  se  déplacer,  reprirent  le  chemin 
de  leur  campagne,  l'enfant  point  malheureux  de 
si  tôt  rentrer  dans  la  compagnie  du  maître. 


La  chambre  du  précepteur  donnait  dans  la 
chambre  d'étude,  tapissée  de  bleu-tendre,  par  une 
petite  porte  en  face  du  lit  de  l'enfant.  De  sorte 
qu'il  ne  se  sentit  jamais  physiquement  seul,  la 
nuit.  Mais,  si  le  maître  venait  à  ronfler,  c'était 
chez  Jacques  une  terreur,  aussi  cependant  une 
rassurance.  Au  petit  veilleur  sous  ses  couvertures 
il  semblait  que  ce  long  et  gros  homme  choquait 
la  nuit,  plus  profonde  mais  si  noire  sans  lune,  avec 
elle  plus  vaste  et  secrète  encore.  Quelquefois, 
quand  donnait  la  lune,  Jacques  avait  bien  envie 
de  se  lever,  de  s'aller  coller  aux  vitres  de  la  grande 
fenêtre,  en  une  inexprimable  attente  se  perdant 
à  travers  l'atmosphère  de  poudre  vers  l'incom- 
mensurable ciel.  Comme  ça  n'était  plus  du  tout 
la  même  Nature  que  dans  le  jour!  c'était  comme 
un  monde  qu'on  n'aurait  pas  pu  toucher...  L'eau 


^2  DERNIERS    SONGES 

des  fossés  se  renfonçait  avec  des  lueurs  qui  cou- 
laient. Tout  se  mêlait  en  des  silejnces  que  l'enfant 
percevait  diaphanes.  Il  respirait,  le  petit,  allégé 
quoique  craintif,  et  sans  remuer  guère.  C'était 
partout  comme  une  âme  affaiblie  et  qu'il  ne 
fallait  pas  déranger.  Mais  encore  une  fois  Jacques 
ne  se  levait  ainsi  que  rarement.  D'habitude,  sans 
sortir  de  ses  couvertures,  il  se  tournait  de  côté 
vers  la  fenêtre,  il  regardait  de  biais  au  dehors, 
s'égarant  bientôt  dans  la  blancheur  bleuâtre  trem- 
blante d'étoiles  —  qu'il  eût  les  yeux  encore  ou- 
verts ou  qu'il  continuât  dans  le  rensommeillement 
ce  rêve  des  choses  sous  le  minuit. 


Que  les  heures  contenaient  donc  de  diffé- 
rences! le  matin  dès  l'éveil  les  minutes  filaient, 
c'étaient  des  allégresses.  La  terre  sous  la  rosée, 
sous  le  mol  et  lent  envolement  des  vapeurs,  ache- 
vait de  se  renouveler.  Dans  la  journée,  c'étaient 
des  précisions  pour  ainsi  dire  obtuses.  Au  soir, 
Jacques  n'aurait  pu  se  dire  à  lui-même  tout  bas 
ses  regrets  inconnus. 


DERNIERS    SONGES  33 


En  une  animosité  contre  le  sec  ou  le  lourd, 
intuitivement  il  allait  aux  choses  fines  et  tendres. 
Les  chiens  de  chasse  de  son  père  lui  déplaisaient 
par  leur  air  coureur  qui  s'affole.  Il  préférait  l'in- 
dolence fuyante  du  chat  noir.  Ses  oiseaux,  dans  la 
chambre  d'étude,  sautillaient  de  bâton  en  bâton, 
ils  mangeaient  à  peu  près  toujours,  s'aiguisaient 
le  bec,  leurs  cui-cui  étaient  perçants,  ce  n'étaient 
que  des  écervelés.  La  bête  qu'il  eût  le  mieux 
aimée,  bien  qu'il  les  sentit  toutes  un  peu  res- 
treintes, c'était  le  phoque  vu  dans  la  toute  enfance 
sur  une  plage  normande  ;  l'animal  flottait  dans 
un  bassin,  y  plongeait,  reparaissait  avec  ses  yeux 
bons  et  sa  peau  façonnée  par  l'onde.  Et  surtout 
certaines  formes  d'insectes,  certains  rampements 
lui  répugnaient.  Les  pattes  de  l'araignée  ventrue 
lui  semblaient  s'agriffer  hideuses  fragilement,  il 
s'en  reculait  avec  effroi  mais  n'aurait  pas  eu 
moins  horreur  de  l'écraser.  Ce  qui  vraiment 
conformait  l'âme  de  Jacques,  c'étaient  les  sveltes 
tiges  d'une  beauté  ambiguë,  le  miroir  près  de  se 


H 


DERNIERS    SONGES 


brouiller,  mouvant  des  eaux,  les  étendues  enfin  qui 
s'indéiimitent  en  des  variations  et  s'indistinguent. 
Mais  pourquoi,  se  demandait  l'enfant  des  fois,  ne 
participait-on  pas,  les  parents,  le  précepteur,  à  la 
■^\  vie  la  nuit  de  la  Nature?...  tout  alors  était  tombé 
dans  un  sommeil  de  mort  au  château.  Personne 
ne  parlait  jamais  de  ce  que  lui  éprouvait  peut- 
être  plus  réellement  sous  la  lumière  argentine. 


Dissemblables  se  marquaient  en  lui  les  in- 
fluences originaires.  Sa  figure,  d'abord  plutôt 
ronde  comme  son  père,  s'était  allongée  prenant 
la  coupe  de  celle  de  sa  mère;  quelques-unes  de 
ses  dents  étaient  longues  comme  à  elle  ;  cepen- 
dant il  trouvait  les  cheveux  noirs  bouclés  de  son 
père  si  jolis.  Mais,  tandis  que  ce  dernier  était  de 
taille  moyenne  et  que  la  maman,  grande,  avait 
de  l'embonpoint,  lui  seul  était  mince.  A  ses 
mains  d'une  longueur  étroite,  pareilles  assez  à 
celles  de  ses  parents,  il  ne  savait  quoi  dans  le 
bout  de  ses  doigts  aux  ongles  d'un  pâle  rose  res- 
semblait à  ceux  de  son  grand-père.  Puis,  parfois 


DERN  IERS    SONGES  ]  f 


déjà  il  se  surprenait  —  plus  souvent  plus  tard 
—  certain  accoudement,  certaine  voix  ou  sourire 
demi-mécontent,  demi-résigné,  pareil  identique- 
ment à  tel  accoudement,  telle  voix  ou  sourire  de 
sa  mère,  comme  si  c'était  elle  qui  agissait,  reve- 
nait en  lui  et  que  pendant  ces  mêmes  airs  il 
devenait  elle.  Et  ainsi  son  âme  se  sentait  partagée, 
et  elle  se  prolongeait  nébuleuse  en  avant  des  pa- 
rents, de  l'aïeul.  Bien  en  lui  Jacques  gardait  un 
culte  moins  aux  ancêtres  ignorés  qu'à  Dieu,  sorte 
d'idée  mère. 


Les  soirs  d'hiver,  dans  l'ancienne  salle  des 
gardes  dont  il  ne  restait  plus  que  sur  la  cheminée 
des  réductions  de  chevaliers  en  chêne  et  où  le 
billard  tenait  le  milieu,  le  père  et  le  précepteur  et 
aussi  l'enfant  qui  ne  voulait  trop  qu'on  lui  rende 
des  points  jouaient  des  parties  en  vingt-quatre. 
Le  maître  lent  et  grave  en  une  égalité  d'humeur, 
le  père  lui-même  pris  bientôt  d'un  rien  de  las- 
situde et  alors  se  dirigeant  vers  la  table  au  piquet 
dans  un  coin  de  la  pièce.  La  mère  se  reposait  se 


36  DERNIERS    SONGES 

taisant  dans  un  fauteuil,  à  demi  veillante.  Jacques 
comprenait  s'atténuer  les  oppositions,  les  feintes. 
Paix  des  heures  tardives.  Et  toujours  comme  fugi- 
tivement chagrin  dans  une  insouciance,  le  petit 
soulevait  furtif  un  peu  du  rideau  à  l'une  des  deux 
fenêtres  sans  volets,  l'ombre  nocturne  lui  était  — 
tout  en  le  faisant  quasi  tressaillir — devenue  amie, 
depuis  longtemps  il  avait  pressenti  qu'elle  n'était 
pas  étrangère  à  l'habituelle  accalmie  des  habitants 
du  château,  le  soir. 


DERNIERS    SONGES  jj 


RESSOUVENANCES    DE    L1CETTE 


Le  hameau  du  haut  Jura,  où  elle  a  passé  son 
enfance,  est  éparpillé  autour  du  Molar  —  un  gros 
rocher  où  aucune  herbe  autre  que  le  serpolet  rie 
pousse.  Sur  ce  rocher  personne  que  les  gamins  et 
les  chèvres  n'y  vont,  et  la  nuit  au  clair  de  lune  vers 
la  Noël  et  la  Saint-Jean  il  y  a  une  assemblée  de 
fées  tout  au  sommet  à  une  petite  place  toute  par- 
fumée près  d'une  source,  dans  laquelle  croit  une 
mousse  qui  donne  juste  pour  la. Saint-Jean  une 
fleur  blanche  en  forme  de  croix  et  toute  fragile. 
Du  côté  du  Franois  le  lac,  bleu  en  été,  a  ses  bords 
plantés  de  joncs    fièrement   panachés,   mais  à 


}8  DERNIERS    SONGES 

partir  de  novembre  la  gelée  le  prend  et  c'est  le 
rendez-vous  des  bons  amis  et  bonnes  amies  pour 
y  patiner.  Au  milieu,  une  jolie  île  ronde  avec  des 
sapins  trapus  centenaires  ;  un  petit  ruisseau  que 
le  froid  ne  peut  arrêter  jase  sur  son  lit  d'herbes 
mortes.  Mais  il  ne  faut  pas,  les  jours  de  brouil- 
lards ou  de  grosses  mouches  blanches,  trop  s'y 
reposer...  Il  y  revient  des  moines  et  des  nonnes 
qui  prennent  les  jeunes  gens,  les  entraînent  dans 
le  souterrain  qui  passe  sous  le  lac  et  va  loin,  bien 
loin...  on  ne  sait  juste  où,  peut-être  sous  le  cime- 
tière de  l'ancienne  abbaye  de  bénédictins. 

Héléna,  la  petite  de  Lilie  la  veuve,  ne  quittait 
guère  le  lac.  En.été,  la  fillette  tout  en  gardant  ses 
vaches  qui  pâturaient  à  la  Combe-tioulet  ne  pou- 
vait se  retenir  de  quitter  ses  sabots,  son  cotillon 
pour  s'en  aller  dans  les  joncs  dont  elle  coupait 
les  plus  beaux  panaches  pour  en  faire  de  jolis 
balais  qu'elle  «  vendait  bien  »  au  pairie?-  du 
Franois  lequel  les  revendait  encore  mieux  aux 
ménagères  de  Champagnol.  Après  sa  première 
communion  elle  fut  chargée  du  soin  de  la  cha- 
pelle et  chaque  samedi  elle  s'en  allait  dans  l'île 


DERNIERS     SONGES 


19 


chercher  de  la  mousse,  du  houx.  En  hiver,  là 
seulement,  il  n'y  avait  point  de  neige  sous  les 
sapins  touffus  et  elle  trouvait  de  quoi  parer  l'autel 
de  Saint-Vincent,  patron  du  hameau.  Bien  des 
fois  sa  mère  voulait  l'en  empêcher,  mais,  dès  que 
la  Lilie  était  à  sa  filette  tout  occupée  à  filer  dans 
la  chambre  à  Tâcre  senteur  un  peu  capiteuse  de 
chanvre  tillé,  Lena  bien  sûre  que  le  fron-fron  du 
rouet  couvrirait  le  piaulement  de  la  vieille  porte 
s'en  sauvait.  Une  avant-veille  de  la  Saint-Vincent, 
le  2 1  janvier  —  il  avait  gelé  dur  tout  le  mois,  mais 
depuis  quelques  jours  le  temps  s'était  radouci  — 
malgré  les  avertissements  du  grand  Gillet  qui 
guettait  le  dégel  pour  la  pêche,  elle  courut  à  son 
île,  il  lui  fallait  beaucoup  de  verdure,  demain  le 
P.  Paget  le  curé  et  aussi  son  parrain  venait  dire 
la  messe  dans  la  chapelle.  Elle  prit  donc  ses  sabots 
à  la  main  et  tout  en  chantant  une  vieille  com- 
plainte d'amour  elle  sonda  la  glace,  elle  ne  cra- 
quait pas.  Lena  partit  tout  heureuse.  Elle  allait 
sur  les  seize  ans  et  croyait  en  savoir  plus  long  que 
la  vieille  Josette.  Vers  les  quatre  heures  le  brouil- 
lard commençait  à  tomber.  La  mère  s'en  vint  au 


40  DERN  IERS    SONGES 


bord  du  lac  demander  aux  passants  s'ils  n'avaient 
point  vu  sa  petiote.  Du  côté  de  la  route  la  dis- 
tance à  l'île  est  courte  —  cinq  minutes  à  peine. 
Elle  se  mit  à  crier.  De  plus  en  plus  le  brouillard 
s'épaissit,  elle  ne  distinguait  plus  File,  les  gens  se 
rassemblaient  mais  personne  ne  voulait  se  hasar- 
der sur  cette  glace  où  on  entendait  par-dessous 
des  glous-glous  effrayants.  Enfin  le  grand  Gillet 
releva  sa  culotte,  posa  sa  roulière,  son  tricot,  et 
en  chaussons  il  alla  vers  l'ile  avec  des  mouve- 
ments de  bras  et  des  précautions  comme  s'il  eût 
marché  sur  une  corde.  A  une  dizaine  de  mètres 
on  ne  le  voyait  plus  dans  le  brouillard  toujours 
croissant  que  comme  une  barre  noire,  encore 
quelques  secondes  et  on  ne  vit  plus  rien.  Chacun 
criait.  Un  craquement  énorme  que  les  roches  ré- 
percutèrent sourdement...  On  ramena  avec  des 
cordes  le  grand  Gillet  tout.écorché  et  transi.  Le 
surlendemain,  pour  la  Saint-Vincent,  ce  fut  la 
messe  d'enterrement  que  chanta  le  P.  Paget.  Vers 
minuit  la  lune  s'était  levée,  on  avait  retrouvé 
Lena  les  cheveux  collés  dans  la  glace,  dans  ses 
mains  crispées    des   branches  de  houx.  Depuis 


DERNIERS    SONGES  41 

qu'elle  a  ainsi  revu  sa  fille,  la  Lilie  est  folle.  Elle 
ne  cause  plus  à  personne,  passe  ses  jours  à  bêcher, 
creuser  de  profonds  trous  dans  son  jardin.  Elle  a 
quarante-cinq  ans  et  en  paraît  quatre-vingts,  ses 
cheveux  tout  blancs  pendent  en  mèches  brouillées. 
Les  gamins  qui  se  cachent  derrière  le  muret  disent 
qu'elle  «  prêche  »  toujours  la  même  chose  sur 
les  moines  et  les  nonnes  du  souterrain  qui  lui 
ont  pris  sa  fille,  mais  elle  fait  leurs  fosses  et  plus 
tard  elle  les  enterrera  tous  à  la  fois... 


Vers  la  même  époque,  à  ses  huit  ans,  Licette 
eût  aimé  être  assise  dans  ces  chaises  virantes 
que  les  tourbillons  du  vent  évident  dans  les  ver- 
dures ou  la  neige  ou  même  dans  la 
être  emportée. 


Grimpant  des  pieds  et  des  mains  l'esdalier, 
elle  s'est  redressée  sous  l'éclat  de  rire  du  vieux 
Yad  le  père  de  la  servante  :  «  veux-tu  bien  cacher 
tes  flûtes!  »  Depuis,  toujours  en  le  revoyant  elle 


42  DERN'IERS     SONGES 

avait  grand  honte,  est-ce  que  ses  jambes  n'étaient 
donc  pas  jolies?... 


Leur  voisine  avait  eu  son  bébé  il  y  a  deux 
mois.  Plusieurs  fois  par  jour  la  fillette  de  douze 
ans  allait  voir  curieusement  cet  enfant  dont  elle 
était  marraine.  Il  était  né  chevelu,  aussi  la  sage- 
femme  lui  avait  pronostiqué  une  grande  chance 
au  petit  criard.  Malgré  ses  fins  cheveux  bruns  et 
son  corps  dodu  il  ne  cessait  de  pleurer.  Enfin 
cette  après-midi  elle  a  trouvé  son  filleul  dans  son 
berceau,  ses  petits  bras  qui  s'agitaient  hors  des 
langes  et  ses  yeux  ronds  bruns  et  brumeux  encore, 
levés  au  plafond;  râlant  presque  de  trop  rire, 
tout  ce  petit  corps  en  émoi  voulant  s'élever  à  la 
vision  bienheureuse.  Sa  mère,  le  sein  offert,  pas- 
sait et  repassait  sa  main  devant  les  yeux  de  l'en- 
fant qui  les  reporta  tout  sérieux  et  étrangers  sur 
la  figure  maternelle  devenue  jalouse  de  cette  pre- 
mière joie  «  qui  ne  riait  pas  à  elle.  » 


DERN  I  ERS    SONGES  45 


VISITATION    STÉRILE 


Jacques  est  revenu  en  Bretagne  dans  la  ville  de 
bains  du  premier  amour,  au  bout  de  quinze  ans 
dans  la  trentaine.  La  pluie  de  mars  tombait  fine, 
s'éternisant;  elle  semblait  vouloir  noyer  ses  sou- 
venirs. Licette  qui  l'accompagnait  pestait  contre 
ce  pays  qu'il  lui  avait  dépeint  séduisant.  Ils  s'in- 
stallèrent quand  même  pour  deux  mois  auprès  de 
la  mer. 

Un  ancien  batelier,  dans  le  canot  duquel  il 
ramait  jadis,  ne  songeait  plus  maintenant  qu'à 
éviter  de  manger  de  la  salaison,  à  dégraisser  le 
bouillon  apprêté  longuement,  il  ne  maniait  plus 


44  DERNIERS    SONGES 

guère  les  avirons  mais  s'obstinait  à  pêcher  — 
obstination  méchante  contre  les  poissons  qu'il 
assommait  d'un  coup  dur  comme  il  retirait  d'un 
coup  sec  du  fond  de  l'eau  la  ligne  si  le  bouchon 
bouge.  C'était  simplement  la  carcasse  gourde  du 
batelier  d'il  y  avait  quinze  ans.  Aujourd'hui  il  se 
croit  un  objet  d'envie  dans  le  pays,  parce  qu'il 
garde  la  propriété  d'un  riche  absent,  un  objet  de 
ridicule  aussi  à  cause  de  ses  infirmités.  Un  tableau 
dans  l'antichambre  de  ses  maîtres  —  des  cartes  et 
une  bouteille  vide  sur  une  table  dans  un  intérieur 
d'ouvrier  —  l'obsède.  Il  faut  qu'il  vive  en  compa- 
gnie de  ce  tableau,  il  n'y  a  pas...  «  Voyez-vous,  la 
bouteille  renversée  tachée  de  lait  de  chaux,  c'est 
censément  moi  avec  l'écume  qui  me  vient  à  la 
bouche  quand  je  tombe  du  haut-mal.  Vous 
pensez  bien  que  je  ne  bois  pas  plus  qu'à  ma 
raison...  Mais  c'est  pour  me  vexer  qu'ils  ont  pendu 
ce  tableau-là...  »  Et  ces  terreurs  communiquées  à 
Jacques  le  font  désirer  s'écarter  de  ce  batelier,  et 
pourtant  il  n'ose,  il  craindrait  de  le  froisser.  Lui 
et  Licette  l'invitèrent  même  à  dîner.  Ce  n'est  pas 
sa  faute  à  lui  si  on  ne  lui  a  pas  appris  à  lire  et  à 


DERNIERS    SONGES  4f 

écrire,  il  leur  raconte  aigri,  il  serait  arrivé  comme 
un  autre  dans  la  marine.  Et  il  parle  des  poissons, 
connaissant  leurs  ruses,  «  chaque  espèce  a  la 
sienne,  allez...  il  y  en  a  qui  sont  malins,  va,  ils 
tournent  autour  de  l'hameçon  et  décrochent 
l'amorce,  jamais  ils  ne  s'y  prennent...  »  Eux,  à  ce 
langage  du  batelier  en  somme  assez  content  de 
lui,  risquaient  des  approbations. 

Au  bureau  de  tabac  c'est  la  même  femme  avec 
la  même  bonne.  On  sent  que  la  boutique  c'est 
leur  royaume,  la  seconde  mal  soumise  à  l'autre. 
Pas  commode  la  maîtresse,  aux  joues  pleines  et 
tombantes,  au  visage  respirant  une  santé  sans 
couleurs.  Jacques  entend  la  même  voix  imperson- 
nelle dans  son  égoïsme  qu'il  y  a  quinze  ans.  La 
bonne,  dont  il  se  rappelle  maintenant  le  teint 
échauffé,  l'a  aujourd'hui  un  peu  plus  échauffé 
encore.  Et  il  sort  dans  la  rue,  chaque  fois  qu'il  va 
à  ce  bureau  de  tabac,  un  peu  plus  confondu  de 
cet  arrêt  en  quelque  sorte  du  temps  par  rapport  à 
de  telles  existences.  Et  cependant  on  le  dirait 
attiré  dans  cette  boutique  comme  chez  des  phé- 
nomènes. 


46  DERNIERS     SONGES 

Le  curé  avec  son  dos  gras,  rond,  ses  épaules 
hautes  et  sa  figure  nourrie  et  rentrée,  quand  ils  se 
rencontrent,  il  semblerait  près  de  s'arrêter.  Et 
comme  Jacques  simplement  passe,  ce  prêtre  les 
fois  suivantes  prend  un  air  moins  de  cautèle  que 
de  dédain,  presque  insolemment  dévisageant  mais 
de  coté  toujours  les  deux  promeneurs. 

Et  le  médecin  qui  l'a  soigné  autrefois,  Jacques 
l'évite  plutôt.  A  quoi  bon  parler  du  passer...  pas 
plus  que  le  curé,  ce  médecin  n'a  ignoré  son 
amour  pour  la  jeune  dame,  et  Licette  n'est  pas  sa 
femme  légitime.  N'est-il  pas  plus  avisé  d'éviter 
des  explications  mixtes,  insuffisantes,  menson- 
gères? Pourtant  plusieurs  fois  ils  se  frôlent  le 
médecin  et  Jacques.  Leurs  yeux  se  dérobent  à 
l'angle  de  leur  vision,  cela  comme  d'une  com- 
mune  sous-entente.  On  dirait  aussi,  quand  ils  se 
croisent,  que  leur  vient  une  envie  mutuelle  de 
sourire  de  ce  biais  tacitement  convenu.  Il  semble- 
rait presque  à  Jacques  n'être  pas  sûr  de  la  réalité, 
de  la  positive  vie  de  gens  à  qui  il  lui  échoit  comme 
fatalement  de  ne  s'adresser  plus.  Il  ne  sait  quoi 
s'interpose   entre   lui  —  d'une  destinée  quelque 


DERNIERS     SONGES  47 

peu  à  La  dérive  —  et  ce  curé,  ce  médecin.  Ou 
n'est-il  pas,  lui-même  ne  le  pourrait  dire,  devenu 
autre?... 

Une  après-midi,  il  est  allé  seul  dans  le  jardin 
du  sémaphore,  d'où  l'on  domine  le  moins  incom- 
plètement le  fleuve  à  son  embouchure.  Quelques 
arbres  là  verdissaient  frêles,  c'était  dans  l'air  un 
murmure  hâtif.  Jacques  marchait,  et,  dans  les 
tâtonnements  de  ses  pas  comme  de  sa  mémoire, 
il  regardait  vers  l'église  à  la  laide  coupole  où  il 
avait  prié  jadis  aux  cotés  de  la  dame,  il  regardait 
de  préférence  vers  le  fleuve  dont  l'eau  en  bas,  par 
derrière  des  morceaux  de  murs,  entre  des  toits, 
paraissait  frémir  imperceptiblement  sous  une 
écaille  de  froide  lumière.  Et  il  demeurait  sous  la 
vue  de  sa  désillusion...  Pourtant  elle  avait  été,  à 
cette  époque -là,  charmante.  N'avait -elle  pas, 
alors,  renfermé  son  rêve  ?  il  n'avait  pas,  dans  l'en- 
thousiasme de  ses  seize  ans,  imaginé  une  main 
plus  mince,  une  taille  plus  souple,  une  voix  plus 
riante.  L'allure  de  la  femme,  aperçue  de  loin  dans 
la  rue  ou  sur  la  grève,  avait  ce  qui  dépasse  toutes 
les  formes  et  reste  indicible.  Tandis  qu'il  repasse 


DERNIERS    SONGES 


les  mois  vécus  là  en  une  relation  suivie  et  réservée 
de  jeune  homme  à  peine,  de  garçon  achevant  ses 
classes,  —  il  la  revoit  telle  qu'il  la  sait  être  à 
Paris,  plutôt  indifférente  toujours  envers  lui,  hon- 
nête femme  aussi,  et  certes  pas  engraissée,  pas 
ridicule,  mais  une  femme  comme  les  autres,  sans 
un  cachet  d'étrangeté.  Et  dans  cette  comparante 
mesure  par  lui  de  celle  qu'il  avait  crue  si  supé- 
rieure et  de  celle  qu'aujourd'hui  il  connaît  pour 
ce  qu'elle  est,  il  se  prend  à  sourire  de  lui-même. 
Et  Licette  et  Jacques  s'en  allaient  à  la  pêche 
aux  guitans  avec  le  batelier.  Jacques  regardait 
leur  peau  d'un  brun  de  métal  dédoré  etmuqueux. 
Licette  bientôt  grimpait  sur  des  rochers  bordant 
la  rivière,  elle  n'aimait  à  y  voguer  longtemps. 
Elle  cueillait  des  taquets,  comme  ils  appellent  dans 
son  pays  ces  fleurs  d'un  gris  vineux,  parce  qu'elles 
font  ce  bruit  si  on  les  écrase.  Le  paysage  demeu- 
rait attrayant  pour  Jacques,  sous  ses  aspects 
changeants  il  recelait  son  mystère. 


DERNIERSSONGES  49 


T)e  Taris,  fin  Sj  —  mai  88. 


UNE    APRES-MIDI 


En  revenant  de  l'hôpital  Tenon,  parmi  la  foule 
sans  caractère,  au  mouvement  et  au  bruit  sans 
rhythme,  dans  la  mauvaise  haleine  des  rues,  nous 
avons  été  attiré  par  le  blanc  de  cristal  si  peu 
verdi  des  lentilles  d'un  vitrail  d'église,  éclat  fra- 
gile apparu  soudain  et  détonnant  dans  cet  ensem- 
ble. L'église  elle-même  était  d'un  lourd,  fade  style 
jésuite.  Et  on  n'en  aimait  que  plus  la  particularité 
en  quelque  sorte  d'eau  symboliquement  teintée 
de  ce  vitrail  non  peint,  d'autant  suggestif  en  une 
apparente  simplicité  avec  son  vert  léger  et  mou- 


^O  DERN  I  ERS    SONGES 

rant.  Lame  s'y  épure,  s'y  noierait;  mais  déjà,  à 
travers  cette  discrète  transparence,  elle  s'élève  vers 
l'Ineffable. 

Et  traversant  la  cour  intérieure  du  Louvre,  les 
statues  dans  leurs  niches  se  montrèrent  piteuses 
sous  des  lambeaux  de  poussière.  Comique  anti- 
quité en  ce  négligé  d'oubli.  Car  enfin  ce  faux 
velouté  n'est  pas  une  parure,  et  elles  sont  plus 
tristement  nues  ces  femmes  sans  même  le  charme 
d'un  grelottement  sur  leur  pierre  grise. 

Puis  sur  la  terrasse  des  Tuileries,  une  femme 
encore  jeune,  enceinte,  s'en  allait.  Plus  loin,  cette 
personne  de  modeste  allure  porta  son  mouchoir  à 
ses  yeux,  et  alors  un  passant  —  soi-disant  comme 
il  faut  —  de  se  retourner,  de  paraître  en  rire.  Elle, 
continuait  s'effaçant  dans  le  silence  de  sa  peine. 

Et  nous  descendions  vers  le  bassin.  Le  soleil,  à 
l'en  tour  de  l'Arc  de  Triomphe,  dispersait,  envieil- 
lissait  ses  ors.  L'un  des  hermès  étonnait  des'encore 
garantir  d'un  bras  le  visage  contre  la  fatigue  finie 
de  la  lumière.  Dans  le  bassin,  indéfiniment  frémis- 
sant à  une  place  hors  des  cercles  de  la  chute  du 
jet  d'eau,  s'indistinguaient  les  reflets  des  verdures 


DERN  I  ERS    SONGES  ^  I 

et  des  nues,  et,  à  mesure  que  le  liquide  ensevelis- 
sait ces  supérieures  réminiscences  dans  le  dormant 
métal  en  lequel  il  se  configurait,  plus  lentement 
semblèrent  voguer  les  cygnes  gris  noirâtres  — 
gardiens  de  la  nuit  de  ces  eaux  à  une  seule  place 
d'une  agitation  maintenant  un  peu  mystérieuse 
comme  le  rose  qu'il  fallait  presque  deviner  sur  le 
bec  de  ces  cygnes. 


Boulevard  de  Clichy  un  matin  du  haut  d'un 
tramway,  stupéfiant  sur  le  bord  du  trottoir  le 
maintien  inquiet,  indiffèrent  ou  morne  de  ces 
gens,  leur  numéro  à  la  main,  et  presque  tous 
étriqués  dans  la  contingence  d'une  attente  vers 
leurs  utilités.  Faces  défibrées,  congestionnées  ou 
pâlottes,  postures  désaccordées  sans  plus  l'engre- 
nage de  la  vie  matériellement  occupée.  Bons- 
hommes se  désagrégeant  dans  leur  oisiveté,  sauf 
à  se  pousser  aussitôt  grossièrement  les  uns  les 
autres  quand  retentit  en  une  tremblotante  stri- 
dence le  sifflet  du  conducteur  de  l'omnibus,  qui 
les  emportera  à  leur  destinée  sans  valeur. 


f  2  DERNIERS    SONGES 

Et  en  face  presque  du  cimetière  Montmartre 
contre  le  mur  un  mendiant  était  comme  collé, 
mannequin  sordide;  un  autre  à  genoux  embouait 
ses  genouillères.  Rigides  êtres  qu'on  dirait  contre- 
mander  par  une  nargue  leur  désolation. 


Attendant  dans  un  fiacre  Jacques,  pendant  que 
le  cocher  caressait  son  cheval,  lui  parlait,  Licette 
manifesta  son  étonnement.  —  «  Ah  !  dame,  il  y 
a  des  cochers  c'est  de  vraies  brutes,  ils  tapent 
dessus  et  après  une  course  quand  la  bête  est  en 
sueur  ils  donnent  à  boire,  ça,  voyez-vous,  ça  les 
tue  encore  plus  que  le  travail.  Mais  moi  tel  que 
vous  me  voyez  je  ne  suis  pas  heureux  non  plus, 
tout  corpulent  que  je  suis.  Il  n'y  a  que  trois  mois 
que  je  fais  le  fiacre  et  je  ne  gagne  pas  des  mille  et 
et  des  cent,  ma  femme  est  malade,  voilà  bientôt 
un  an  depuis  que  nous  avons  perdu  notre  garçon 
d'une  maladie  de  poitrine...  à  vingt-quatre  ans, 
c'est  dur,  allez  !  quand  déjà  nous  l'avions  réchappé 
trois  fois...  il  a  eu  toutes  les  maladies  le  pauvre 
enfant,  enfin  que  voulez-vous  il  faut  prendre  son 


DERN  IERS    SONGES  f  ) 

mal  en  patience!  si  encore  ma  femme  guérissait... 
je  vois  le  moment  où  je  vas  rester  seul.  J'ai  cin- 
quante-huit ans.  Dans  les  maisons  bourgeoises, 
quoique  j'aie  de  bons  certificats,  on  me  dit  vous 
êtes  trop  vieux,  c'est  vrai  ça,  quand  on  a  pas  du 
bien  au  soleil  ou  des  rentes  sur  l'état  il  faudrait 
pas  vieillir.  Je  ne  peux  pourtant  pas  me  tuer... 
Celui  qui  m'a  mis  sur  cette  terte  me  reprendra 
comme  il  voudra.  Je  ne  vais  pas  à  l'église,  depuis 
la  première  communion  de  notre  garçon  et  puis 
son  enterrement  je  n'y  ai  pas  mis  le  pied,  mais 
comme  ma  femme  me  dit  le  matin  quand  je  m'en 
vas  «  prends  patience  mon  vieux,  pas  possible 
que  dans  l'autre  monde  on  aye  pas  satisfaction  » 
mais  en  attendant,  dame,  c'est  dur,  bien  dur.  » 
Ses  mains  étaient  enflées,  crevassées,  il  dit  à 
Licette  de  ne  pas  faire  attention  s'il  secouait  tou- 
jours ses  épaules  «  c'est  que  j'ai  été  mouillé  plus 
de  quatre  fois,  j'ai  attrapé  des  douleurs.  »  Il 
caressa  encore  son  cheval,  monta  péniblement  sur 
le  siège  en  répétant  :  «  ah  !  je  suis  vieux,  c'est  dur, 
bien  dur.  » 


f4  DERNIERS    SONGES 


Dans  l'espace  bleu  cendré  la  lune  va,  en  un 
glaceux  un  peu  de  diamant  qui  au  bord  rogné 
s'azure.  Par  le  petit  rond  de  verre  du  télescope, 
Licette  voit  une  grande  nappe  gelée  et  éclairée 
comme  par-dessous  d'une  lumière  électrique,  un 
lac  calme  et  traître,  car  par  endroits  des  taches  où 
la  glace  se  serait  fondue  dorment  grises  et  ternes. 
Mais  la  lune  passe  et  sur  ses  bords  déchiquetés  elle 
s'avive  d'une  clarté  froide,  des  bulles  de  glace 
comme  un  ornement  se  détachent. 


Ce  matin,  dans  notre  chambre,  une  tulipe 
blanche  au  cœur  jauni  mais  si  paiement  m'a 
exhalé  une  odeur  acidulée  par  delà  la  satinée 
enveloppe  de  cette  odeur.  Et  elle  s'ouvre  à  trop 
de  chaleur  et  on  la  sent  pudique,  la  fleur,  en  sa 
refermeture  désirée  dans  la  chambre  plus  douce- 
ment tiède. 


Dans  un    restaurant,  —  triste,    pas  décidée, 


DERNIERS     SONGES  ^5" 

Licette  se  raccrochait  à  un  pied  qui  se  balançait, 
un  pied  nerveux  prêt  aux  voyages  dans  les  pays 
imaginés.  A  qui  ce  pied?  l'angle  du  comptoir  lui 
en  dérobait  le  possesseur. 


Certaines  pièces  de  monnaie,  elle  éprouvait  le 
besoin  de  s'en  débarrasser  comme  si  son  regard, 
ses  doigts  les  lui  révélaient  empreintes  d'une  mau- 
vaise influence. 


Depuis  seize  ans  elle  n'avait  plus  pensé  à  un 
jeune  homme  qui  n'avait  alors  que  quinze  ans  et 
elle  quatorze.  Ils  n'étaient  pas  camarades,  elle  ne 
le  rencontrait  qu'aux  vacances  d'automne  et  peu. 
C'était  un  grand  garçon  un  peu  efflanqué,  rougis- 
sant et  baissant  ses  yeux  bleus  foncés  comme  une 
fillette.  —  Cette  nuit  dans  son  rêve  on  remettait 
^.à  Licette  une  lettre  pliée  en  équerre  encadrée  de 
noir.  Elle  brisa  un  large  cachet  noir  à  armoiries 
compliquées,  il  n'y  avait  que  ces  mots  :  Pourquoi 
ne  veheç-vous  pas   aux   Pyrénées?  C.    Elle   ne  fut 


f  6  DERNIERS    SONGES 

pas  surprise,  tout  de  suite  elle  reconnut  l'écriture 
de  Charles  qu'elle  ne  connaissait  pourtant  pas.  Il 
ne  lui  fixait  point  d'endroit  mais  elle  était  sûre 
de  le  trouver.  Elle  ne  sait  par  quel  moyen  prompt 
elle  arriva  dans  un  lieu  très  élevé.  Des  rochers  gris, 
découpés,  où  grimpaient  de  rabougris  et  noirs 
sapins,  le  ciel  était  couvert  et  très  bas,  le  sol  glis- 
sant jonché  de  feuilles  de  hêtres  rouges.  Elle  ren- 
contra des  paysans  à  la  queue  leu-leu  en  braies  et 
grands  chapeaux  plats,  tous  portaient  une  brassée 
de  gentianes  fleuries.  Près  d'une  hutte  de  bran- 
chages, assis  sur  une  pierre  les  pieds  ballants  sur 
un  petit  étang  noirâtre,  Charles  l'attendait.  Il 
était  plus  petit  qu'autrefois,  maigre,  ses  cheveux 
et  son  teint  avaient  bruni,  elle  le  trouvait  très 
beau,  il  ne  lui  parla  pas,  la  serra  seulement  assez 
fort.  Les  derniers  paysans  qui  descendaient  vers 
le  hameau  le  saluaient  avec  un  grand  respect.  La 
température  bien  qu'en  hiver  était  d'une  douceur 
engourdissante.  Tout  à  coup  il  la  prit  dans  ses 
bras  comme  un  petit  enfant,  avança  dans  la  terre 
et  l'eau  noires,  la  déposa  dans  l'étang.  Elle  n'avait 
pas  peur,  mais  l'eau  fade  et  acre  lui  entrait  dans  la 


DERNIERS    SONGES 


SI 


bouche  —  cela  seul  était  pénible.  Toujours  muet, 
penché  sur  elle  il  la  regardait  avec  des  yeux  infi- 
niment doux.  Elle  se  sentait  s'en  aller  et  aurait 
voulu  prolonger  ce  délicieux  supplice.  Mais  il  la 
reprit,  l'emporta  dans  la  hutte.  Ses  habits  tout  à 
coup  se  trouvèrent  secs.  Dans  cette   hutte  il  y 

avait  des  animaux  étranges  —  mais  rien  ne  la  sur- 
es 

prenait,  —  des  grenouilles  énormes  lui  léchaient 
les  mains  en  sautant  de  joie,  des  lapins  blancs 
avaient  pour  poils  de  petites  plumes  toutes  frisées, 
de  petits  phoques  se  frottaient  aux  jambes  de 
Charles  en  demandant  des  caresses.  Ils  atten- 
daient l'ermite  qui  devait  les  unir,  aussitôt  après 
ils  seraient  transformés  en  ce  qu'il  y  a  de  plus 
parfait  et  ils  jouiraient  pour  jamais  de  la  vie  la 
plus  enviable.  En  lui  disant  cela,  Charles  lui  pre- 
nait les  mains,  passait  à  son  doigt  un  anneau 
composé  de  pierres  rares,  chacune  de  ces  pierres 
avait  une  vertu.  Elle  était  très  heureuse.  Un  éclair 
aveuglant  la  réveilla. 

Un  autre  rêve  de  Licette.  Un  petit  lac  rond, 
d'un  côté  des  rochers  croulants  où  de  vieux  hêtres 
comme    fatigués   étendaient  des  racines   verru- 


f8  DERNIERS    SONGES 

queuses  cramponnées  à  des  pierres  moussues  ;  de 
l'autre  coté  un  marécage  où  à  travers  une  mince 
couche  de  glace  perçaient  de  fins  joncs,  l'eau 
sous  cette  pellicule  fendillée,  arabesquée  circulait 
lente,  glougloutante.  Partout  ailleurs  des  plaines 
rases  à  perte  de  vue.  Dans  cet  endroit  qu'en  réa- 
lité elle  ne  connaît  point,  elle  se  trouvait  avec  six 
couples  d'amis  de  son  enfance  la  plupart  morts 
aujourd'hui.  Tous  étaient  gais,  on  avait  de  seize 
à  dix-huit  ans,  on  se  fiançait  et  la  vie  était  longue, 
longue.  Elle  était  seule  comme  mise  à  part,  gaie 
aussi  mais  d'une  gaieté  concentrée  que  sa  figure 
traduisait  chagrine.  Deux  par  deux  ils  patinaient 
rieurs,  les  habiles  de  leurs  patins  marquaient  des 
chapelets,  écrivaient  le  nom  de  leur  amie.  Toute 
seule  sur  une  des  pierres  moussues,  elle  bouclait 
ses  patins  avec  des  lenteurs  inexplicables,  avec 
une  joie...,  quand  tout  à  coup  —  et  de  cela  elle 
ne  fut  pas  étonnée  —  un  craquement,  des  cris. 
La  glace  s'était  rompue  et  dans  l'eau  les  six 
couples  avaient  coulé.  Son  fou  rire  la  réveilla,  la 
mâchoire  distendue. 


DERNIERSSONGES  f  9 


PAYS     RESSOUVENUS 


Blankenberghe,  presque  mêmes  soirs  de  fin 
d'été.  —  D'après  Licette.  La  digue  de  briques  au 
long  des  villas  s'en  va  s'amincissant  au  phare  par 
la  perspective  vers  les  dunes  aux  verdâtres  chan- 
geants. La  plage  large  et  longue  de  sable  fin  blê- 
mit. La  mer,  mollement  battante,  presque  bleuit 
froide.  Les  plaines  comme  une  nappe  immense 
d'eau  calme  se  perdent  dans  une  brume  sans 
teinte  précise,  des  maisons  isolées  semblent  mou- 
vantes dans  ce  mirage,  et  le  niveau  de  ces  plaines 


60  DERNIERS    SONGES 

s'abaisse,  s'élève  sous  les  regards  insistes.  Sous  le 
ciel  plafonnant,  entre  les  plaines  et  la  mer  en 
quelque  sorte  abîmées,  les  gens  sur  la  digue  se 
dispersent  en  maigres  virgules.  — -  D'après 
Jacques.  De  l'extrémité  de  la  digue,  les  plaines 
plus  basses  se  dissolvent  on  dirait  en  brumes  fon- 
dues. Elles  s'étendent,  entre  cette  digue  continuée 
des  dunes  point  trop  hautes  et  au  loin  les  tours, 
les  clochers  de  la  ville  de  Bruges.  Ces  érections 
filées,  ces  pointes  se  lignent,  indications  elles- 
mêmes  un  peu  vagues  de  l'humaine  architecture, 
seules  fixes  dans  tout  l'entour:  l'immense  mer 
moins  ondulante  sous  l'envahissement  nocturne, 
mer  que  bornent  sous  son  influence  les  dunes  d'un 
vert  perdu  non  vraiment  immobiles  en  leur  sable 
lui  aussi  un  peu  onduleux,  les  plaines  enfin  flui- 
dement  blanchâtres  et  stagnantes  d'où  émergent 
quelques  fermes  telles  que  des  arches  presque  so- 
lides. Dans  le  silence  fraîchi  du  crépuscule,  le 
murmure  des  grandes  eaux  marines  continue  de 
mourir. 

Quinipily  au  Morbihan.  Sur  son  socle  de  vieux 
granit,  au-dessus  d'un  petit  pré  d'un  vert  herbu, 


DERNIERS    SONGES  6l 

que  troue  aux  pieds  du  socle  un  abreuvoir,  tandis 
qu'en  ces  jours  de  printemps  un  taureau  y  pais- 
sait, taureau  d'un  blanc  argentinement  grisé  me 
faisant  songer  à  l'Espagne,  à  ses  jeux  sanglants, 
là  règne  une  Vénus-Isis.  Autour  ou  plutôt  der- 
rière, le  terrain  s'échelonne,  la  déesse  s'adosse  à 
une  légère  colline  ne  lui  ôtant  pas  de  perspective 
précisément,  ne  l'isolant  non  plus.  Et  le  taureau 
bientôt  me  fit  penser  à  l'éternel  mâle  qui  se  veut 
assouvir,  au  dieu  des  mythologies  moins  lumineux 
encore  que  dévorant.  Cependant  la  bête  broutait 
en  des  mouvements  brusques,  son  mufle  ra- 
massé, brutal  ne  daignait  se  lever  vers  la  vieille 
divinité  de  pierre.  Les  habitants,  à  l'archi-vieille 
langue  inviolée,  bégayent  imbécilement  le  nom 
de  la  déesse.  Elle  se  tient,  les  coudes  serrés  aux 
côtes,  les  jambes  collées,  amenuisée,  la  figure 
ronde,  plate,  piteusement  enfin  elle  trône,  parmi 
ce  reste  de  château  devenu  une  ferme  et  dans  la 
reprise  de  la  nature,  cette  dernière  elle-même 
irrespectée,  car  les  paysans  mettent  en  coupe  les 
chênes,  les  hêtres  de  la  colline. 

Le  charme  des  marées  est  surtout,  alors  qu'elles 

4 


02  DERNIERS    SONGES 

se  sont  retirées  furtives,  de  prolonger  notre  re- 
gard dans  le  lointain  de  la  ligne  indiscernable  des 
eaux,  et  cela  en  une  expectation  de  leur  vaste  re- 
tour plein  à  la  fois  de  soudaineté  et  de  mono- 
tonie. 


DERNIERS    SONGES  6] 


RÊVES    DE    JACQUES 

Il  a  rêvé  cette  nuit  qu'une  poule  noire  le  pour- 
suivait obstinément,  elle  était  plus  grosse  qu'une 
poule  ordinaire,  en  place  de  tête  c'était  dans  le 
col  coupé  un  trou  tel  qu'un  œil  vidé.  Dans  l'ap- 
partement, des  meubles  et  même  une  ou  deux 
personnes  gênaient  ma  fuite  tournaillante.  Et  je 
me  sentais  triste  avec  une  sorte  de  rage  de  ne 
pouvoir  échapper  à  l'affreuse  bête.  Pourtant  je  ne 
me  laissais,  quoique  presque  frôlé  sans  cesse  par 
la  poule  et  pressentant  sur  moi  ses  griffures  et  en 
souffrant  déjà,  je  ne  me  laissais  saisir. 

Dans  un  autre  rêve,  il  se  trouvait  sur  les  ex- 


64  DERNIERS    SONGES 

crèmes  gradins  du  haut  d'un  très  grand  amphi- 
théâtre à  jour  et  se  scindant  en  proportions  toutes 
inégales.  La  scène  était  vide  encore  ;  la  foule  at- 
tendait, distraitement  animée.  Le  quartier  pour 
ainsi  dire  où  je  me  voyais  confiné,  presque  perché, 
se  composait,  se  tassait  de  malades  en  blouses,  en 
robes  d'indienne,  des  bandeaux  à  la  tête,  comme 
de  gens  d'hôpitaux,  et  ces  hommes  et  ces  femmes 
assis  pêle-mêle,  plutôt  un  peu  courbés,  regardèrent 
malveillamment  vers  moi  —  ce  bourgeois  tout  en 
noir  qui  se  tenait  à  gauche,  comme  en  dehors  de 
leur  dernière  ligne.  Vite  je  devinai  une  sourde  ru- 
meur grondant  en  leurs  poitrines,  et  déjà  leurs 
figures  se  tendaient  vilainement  foncées  sur  moi, 
contre  moi.  Et  pour  les  fuir,  avant  qu'ils  me  dési- 
gnassent avec  une  précision  indubitable  —  car  il 
ne  me  servirait  plus  de  rien  tout  à  l'heure,  je  le 
sentais,,  de  me  ramoindrir  à  ma  place  —  je  me 
coulai  tant  bien  que  mal,  derrière  ces  hostiles 
êtres,  le  long  des  dos  de  la  rangée  la  plus  haute, 
et  je  me  faufilai  enfin  dans  un  couloir  à  angles  et 
couvert.  Mais  là  une  clarté  blanchâtre  gênante  me 
fit  aussitôt  craindre  d'être  rattrapé.  De  seconde 


* 


DERNIERS    SONGES  6<f 

en  seconde  s'accroissait  ma  peur,  maintenant  ter- 
reur qu'on  me  pût  découvrir.  Et  me  compénétrait, 
à  travers  la  mince  cloison  du  couloir  heureusement 
sinueux,  l'anhélation  de  la  foule  grommelant  en 
trouble. 

Il  était  cette  nuit  en  rêve  dans  le  Luxembourg 
avec  un  ancien  camarade  plus  rencontré  depuis 
longtemps,  où  quand  nous  faisions  notre  droit 
nous  aimions  à  nous  retrouver  pour  lire  des  pages 
des  grands  poètes.  Mais  dans  ma  nébuleuse  vision 
fébrile  le  jardin  s'était  aplani,  étendu  en  un  soli- 
taire espace,  il  ne  restait  plus  qu'une  supposition 
de  fantômes  d'arbres  n'empêchant  pas  de  mar- 
cher ni  de  voir.  Notre  allure  avait  une  langueur 
morbide.  Ma  forme  je  la  percevais  toute  grêle,  et 
je  regrettais  que  mon  ami  eût  gardé  de  son  appa- 
rence d'autrefois  un  peu  épaisse  malgré  ses  si 
bonnes  manières  et  sa  très  savante  intelligence. 
Et,  comme  nous  causions  vainement,  ne  pouvant 
nous  communiquer  que  la  certitude  de  notre 
double  isolement  l'un  à  l'autre  impénétrable,  je 
me  clamais  malheureux,  je  me  sentais  en  train  de 
m'évanouir  en  une  irrémissible  douleur  pleurante. 


66  DERNIERS    SONGES 

Et  autour  de  nous  les  brises  étaient  comme  mor- 
tes. 

C'était  cette  nuit  aux  environs  de  la  place  de 
l'Etoile,  au  détour  d'une  rue  aristocratique  et  un 
peu  isolée.  J'entendis  tout  près  une  voix  sans  fami- 
liarité et  qui  ne  me  causa  aucune  surprise,  comme 
si  déjà  auparavant  j'avais  désiré  l'entendre,  pour- 
tant cette  voix  m'était  littéralement  inconnue. 
«  A  quoi  vous  sert-il,  me  disait-elle,  d'avoir  ce 
calme  et  de  voir  les  choses,  si  vous  passez  ainsi 
sans  un  mot  de  commisération?...  »  C'était  une 
personne  de  dénomination  difficile,  à  la  fois 
humble  et  sage.  Les  lucides  yeux  d'un  gris  mat, 
au  pudique  cerne  un  peu  brunement  rougi, 
avaient  une  profondeur  de  vérité,  ils  s'en  ressen- 
taient doux,  transversalement  ils  se  coupaient 
d'une  indicible  gaze  de  transparence  obscure.  Le 
visage  d'une  matité  comme  décolorée  disait  une 
souffrance  résorbée  en  des  pensées.  Et  les  mains, 
blanches  d'être  pures,  semblaient  marquer  qu'elles 
n'étaient  point  oisives,  en  leur  apparence  d'une 
blancheur  mêlée  de  noirâtre.  Vêtue  de  gris,  le 
costume  de  nulle  importance,  elle  n'était  pas  une 


DERNIERS    SONGES  6j 


enfant,  pas  une  naine,  bien  qu'elle  fût  si  simple, 
petite  et  singulière,  et  toute  préoccupante.  Elle  ne 
me  rappelait  rien  d'éprouvé  jusque-là.  Bien  au 
fond,  sa  signifiance  avait  un  obsolète  charmeur  de 
quelqu'un  hors  d'âge  et  apte  à  des  presciences. 
Si,  pensai-je  au  réveil,  j'allais  la  rencontrer  un 
jour!  mais  non,  comparant  la  vision  de  songe  et 
le  souvenir  laissé  d'elle,  déjà  je  la  sentais  s'évapo- 
rer mal  retrouvable  dans  les  limbes  de  la  mémoire 
éveillée. 


En  se  retrouvant  par  hasard  dans  la  posture 
précédemment  observée  chez  quelqu'un  dont  les 
sentiments  d'ailleurs  vous  avaient  plutôt  échappé, 
il  semble  aussitôt  que  votre  âme  non  seulement 
perçoive  ces  latences,  réellement  réalise  à  cet 
instant  ce  que  l'autre  dut  éprouver  alors.  Ne 
serait-ce  pas  une  preuve  que  le  visible  des  êtres 
tienne  adéquatement  à  leur  fond,  que  l'un  et 
l'autre  sont  identiques? 


DERNIERS    SONGES 


Cela  contraint  de  voir  diminuer  en  soi  l'estime 
pour  quelqu'un  à  qui  l'on  doit  de  la  reconnais- 
sance. 


Il  est  de  ces  gens  dont  l'incommodant  regard 
vous  donne  une  impression  de  passer  réduit 
méchamment  dans  leur  cervelle. 


Des  fois  le  tout  petit  enfant,  les  très  premiers 
mois,  la  face  levée,  pieds  et  mains  en  l'air,  les 
poings  fermés,  les  yeux  tels  qu'une  vitre  em- 
buée, a  la  physionomie  indiciblement  balbu- 
tiante, comme  d'un  infini  heureux.  Si  alors  on 
essaye  de  lui  donner  une  caresse,  il  est  manifeste 
que  cela  le  distrait  désagréablement;  même  la 
présence  de  sa  mère  semble  de  trop,  elle  le 
dérange  de  cette  muette  expansion  avec  ce  que 
nos  yeux  émoussés  ne  savent  plus  discerner  dans 
l'atmosphère  pour  le  baby  éthérément  peuplée 
de  choses  supérieures  pour  nous  absentes. 


DERNIERS    SONGES  69 


Peut-être  notre  chatte  noire  aux  yeux  de  chry- 
soprase  cerclant  deux  variables  perles  noires, 
chatte  se  coulant  inentendue,  câline  et  défiante, 
au  long  des  choses,  et  dont  la  belle  fourrure  a  sur 
les  bords  des  reflets  roux,  aime  à  s'arrêter,  s'ac- 
croupir sur  la  tablette  de  la  cheminée  presque 
contre  la  pendule,  afin  que  sa  rêverie  somnolente 
soit  en  quelque  sorte  réglée  par  le  bruit  caché 
dans  cette  boite,  bruit  d'une  fixité  mobile. 


Mon  pantalon  cette  nuit  m'a  inquiété,  resté 
jeté  sur  un  fauteu.il.  J'avais  rallumé  la  bougie. 
Ces  jambes  :  déviation,  affaissement,  vestige  fac- 
tice non'  pas  tant  peut-être  de  mes  personnelles 
jambes  disparues  que  d'une  forme  différente  se 
dénaturant,  déséquilibrée,  imprécisément  sugges- 
tionnée. 


Bruits  horrifiquement  lents  et  lourds  des  voi- 


70  DERNIERS    SONGES 

tures  de  vidange,  quand  dans  le  lit  on  s'éveille, 
gêné  de  ce  criard  des  pavés  ébranlés,  secoués.  Le 
dormeur,  qui  d'ordinaire  rêve,  s'imagine  dans  un 
enfer  hallucinatoirement  accru  par  l'obscurité  de 
l'heure  qui  elle  aussi  s'éveille  à  peine.  Ce  mouve- 
ment cahoteur  trouble  ignoblement,  dans  un 
fracas  sourd,  assourdissant  et  affolant,  les  der- 
nières ténèbres  matinales.  Et  l'épouvante  de 
l'odeur  devinée  par  dedans  et  par  delà  le  toni- 
truant de  ces  voitures. 


Sur  l'asphalte  des  Champs-Elysées,  sous  la 
lumière  électrique,  je  marche  précédé  de  mon 
ombre  étrangement  double.  Une  ombre  noirâtre 
s'enclave  dans  l'autre  pour  ainsi  dire  de  verre, 
comme  si  l'âme  avait  glissé  dans  l'externe  forme 
et  qu'au  cœur  il  ne  fût  resté  qu'un  vide  obscur. 
Et  il  me  semble  souffrir  dans  ma  longue  ombre 
dédoublée,  qui,  fuyante,  rase  l'asphalte  laide- 
ment, froidement  blanc,  un  peu  sale.  Alentour, 
des  ombres  tronquées,  fou  reliées,  tortes  de  bran- 
chages défeuillés  oscillent  rigides. 


DERNIERS    SONGES  Jï 


Cet  homme  à  peine  dans  la  quarantaine,  d'une 
maigreur  point  fine,  déjà  grisonnant,  la  barbe 
clair-semée  sur  les  cotés  et  se  ratatinant  à  la 
pointe,  les  orbites  bridées  entre  les  yeux  atones 
non  déshabitués  de  luire,  cet  homme  maladive- 
ment leste,  habillé  de  bien  des  jours,  des  fois 
avant  que  je  l'aperçoive  il  m'arrête,  familièrement 
me  cause  comme  reprenant  un  entretien  inter- 
rompu de  la  veille,  le  verbe  appuyé  virement 
dans  sa  bouche  démeublée,  sans  transition  il 
repart,  et  je  reste  une  seconde  à  regarder  ce  dos 
qu'on  dirait  fuir  vers  de  ces  affaires  qui  ne  se 
manquent.  Cependant  le  camarade  eût  souhaité 
pour  lui-même  sans  doute  ce  qu'il  me  disait  de 
quelqu'un  :  non  pas  manger,  il  n'y  tenait  guère, 
mais  absorber  du  liquide...  il  préférait  cela. 

Dans  le  salon  d'attente  d'un  grand  journal,  un 
homme  dans  les  cinquante  ans,  aux  grands  et 
longs  membres  émaciés,  restait  assis,  le  buste 
s'inclinant,  au  bord  du  canapé  en  face  de  moi. 
La  figure  avait  ce  déchaînement  qui  déjà  s'ef- 


-Jl  DERNIERS    SONGES 

fondre  presque.  Les  manches  tirées  et  la  redin- 
gote haut  boutonnée,  on  les  sentait  devoir  dissi- 
muler l'absence  de  linge.  Les  yeux,  pas  précisé- 
ment baissés,  regardant  en  face  un  peu  au 
hasard,  racontaient  les  mécomptes  éprouvés,  en 
vain  prévus  toujours.  Dans  le  maintien  non  dur 
se  marquait  une  lassitude  au  delà  de  l'énerve- 
ment,  sans  plus  d'impatience.  Quand  enfin  arriva, 
rêche,  le  journaliste  sollicité,  notre  homme  se 
dressa  debout,  un  peu  incliné  encore,  en  une  sorte 
d'humilité  dégoûtée. 

Au  café  de  la  Régence,  une  après-midi,  comme 
nous  y  entrions  un  peintre  et  moi,  nous  vîmes, 
dans  un  coin,  attablé  devant  des  papiers  un 
homme  encore  jeune,  assez  fluet,  le  gibus  sur  la 
tête,  en  habit,  et  cravate  de  satin  mauve,  l'air 
blond  et  pensivement  posé,  le  teint  pas  décati; 
nous  observions  cet  homme  de  bon  ton  en 
somme.  Il  discontinuait  d'écrire,  s'y  reprenait. 
A  la  boutonnière  s'étalait  une  décoration  de 
même  teinte  que  la  cravate,  fleur  ou  ruban  on  ne 
savait.  Le  peuple,  me  dit  le  peintre,  les  appelle, 
vous  savez,  ces  messieurs-là  «  les  embaumés.  » 


DERNIERS    SONGES  1 } 

Pour  ma  part,  je  m'intéressais  à  un  minimum, 
capital  au  fond,  d'incertitude  que  je  croyais  dé- 
couvrir dans  cet  individu  moins  affecté  peut-être 
que  déguisé  et  triste. 

Aux  Champs-Elysées,  d'un  vieux  beau  me  pré- 
cédant de  quelques  pas  je  ne  voyais,  en  sens 
ridiculement  inverse  des  pensées  de  derrière  la 
tête,  que  les  cornes  cosmétiquées  de  sa  mous- 
tache. 

Une  déjà  vieille  femme,  dont  le  nez  assez  con- 
tradictoirement  retombait  un  peu  tel  qu'un  bec 
qui  serait  mou. 

Dans  un  magasin  de  vin,  la  voix  de  la  mar- 
chande me  semblait  sentir  le  bouchon  et  con- 
corder à  la  peau  terne  de  cette  bourgeoise  de 
quarante  ans  assez  soignée. 


Avez-vous  remarqué  que  des  gens  qui  vous 
déplaisent  et  vous  disent  des  choses  contrariantes, 
on  les  écoute  parfois  presque  complaisamment? 
On  se  mettrait  même  à  dire  comme  eux,  à  ces 
minutes,  avec  un  mélange  de  bonne  foi.  Au  fond 

5 


:ant  une  voix,  personnelle  et  étran- 
fteni       as  rej 


Certains  parfums,  on  les  sent  dune  fin 

.    mme  dune  mousseline: 
-  :  :.       :  on 

:-ntent. 
Il  est  beaucoup  d'oranges       .    corce  granu- 
:n  somme  commune.  Quelques- 
unes  «ont  h*  ne  moiteur. 
Dépouillés,   des   quartier!    :     ranges    ..    prove- 
nance:                       lent  une  lumière  . 
nbre  mat.  jour  odorant. 
Les                                      en  coupe  fragile,  ont 
une  blancheur  omb: 

d'où  s'exhale  fier  un  parfum  pareil.  Au  ca 
un  discret  feu  bleu  d.  Ae. 


Sous  mon  regard  qui  oscille  devant  un  œ 

-         _    passe  dans  le  milieu  gris-pâle 
de  la  pierre  prec.  tre  1  un  d esc 


DERNIERS     SONGES 

jaune  et  l'autre  d'un  vert  paludéen,  passe  finto- 
malement  une  ombre  tout  oblongue.  Et  elle  fait 
mine  de  se  scinder,  et  ce  n'est  plus  qu'un  four- 
millement menu,  déjà  elle  se  remêle,  dans  mon 
immobile  vision,  a  la  pierre  noyée  qui  s'éclaire 
vague. 

A  une  autre  vitrine  d'orfèvre,  trois  diamants 
groupés.  —  le  troisième  un  peu  au-dessous,  que 
surmonte  un  saphir  d'un  bleu  outremer.  Cette 
triple  pierre  lumineuse  à  l'eau  non  diaphane 
s'unifiait,  pour  moi.  en  un  foyer  de  famille  bril- 
lant d'une  pureté  qu'on  ne  viole  point.  Mais  le 
saphir  sombre  dominait,  spacieusement  seul. 


A  la  vitrine  d'un  laboratoire  de  pharmacie. 
A  un  point  d'un  petit  bocal  de  verre  vide  s'était 
posée  une  verte  lueur  mal  miroitante:  elle  in- 
quiétait de  s'approfondir  un  peu  trouble  dans 
d'autres  bocaux  pareils  derrière.  Auprès,  un 
balion  tubulé  contenait  un  minime  résidu  de 
poudre  d'argent  comme  glacée.  Dans  un  autre 
verre  étroit,  assez  long,  de   la  gomme  foliacée 


-]6  DERNIERS    SONGES 

avait  une  terne  apparence  de  corne.  Mais  je 
m'éloignai,  presque  m'enfuyant,  les  yeux  offus- 
qués de  noires  pillules  qui  font  songer  à  de 
hideux  et  louches  poisons. 


Aux  caveaux  du  Panthéon,  dans  le  rond  cou- 
loir où  le  gardien  conducteur,  sa  lanterne  à  la 
main,  fait  se  ranger  à  la  file  les  visiteurs  serrés,  la 
basse  voûte  décrit  une  courbe  uniformément 
tournante.  L'écho  de  la  voix  du  gardien  roule  et 
retentit.  Et  ce  bruit  absurde  répété  et  cette  curve 
pierre  nue,  lisse,  fadement  blanchâtre  vous  lais- 
sent ahuri  de  leur  fuite  illusoire. 


DERNIERS    SONGES  77 


PAYSAGES    PARISIENS 


Quelques  fois,  sous  un  ciel  clair  d'hiver,  dans 
la  Seine  plus  grise  que  verdâtre,  les  troncs  des 
arbres  plongent  leurs  ombres;  elles  se  font  place, 
songeait  Licette,  telles  que  des  baigneuses;  l'eau 
les  mouille  sans  les  traverser.  D'autres  fois,  on 
dirait,  songeait  Jacques,  que  flottent  à  peine, 
sous  l'eau,  de  minces  lames  hyalines  inimpré- 
gnables. 

La  Seine  aujourd'hui,  sous  une  fine  pluie  éven- 
tée, roulait  jaunâtre  avec  des  replis  d'ombre  se 
violaçant  dans  une,  pour  ainsi  dire,  sournoise 
transparence.  A  des  escales  de  pierre  qui  servent 
à  mener  baigner  les  chevaux,  l'eau  se  brise,  elle 


78  DERNIERS    SONGES 

fait  halte,  se  voudrait  délasser,  on  dirait;  il  s'y 
forme  des  vaguettes,  de  longs  plis  se  creusent  à 
peine,  ces  ondes  hésitantes  se  bercent,  puis  tout, 
par  instants,  se  redérange  comme  contrarié  en 
un  remous  vite  perdu.  Et  ainsi  les  eaux,  là,  se 
reprennent  moins  qu'elles  ne  s'égarent.  Ondu- 
lations dolentes  qui  s'entrejoignent,  finalement 
s'inachèvent. 

Parmi  le  nitide  de  la  neige  sur  les  pelouses  des 
Champs-Elysées,  les  ombres  des  troncs  d'arbres 
restaient  couchées,  ombres  un  rien  bleuâtres, 
douces,  moins  transparentes  encore  que  voilant 
la  blancheur  sous  elles  d'un  mat  de  velours. 

Les  statues  des  fontaines  de  la  Concorde,  ce 
matin,  étaient  pareilles  à  des  nègres  plus  noirs 
dans  l'ampleur  congelée  de  leurs  manteaux.  Le 
jet  d'eau,  courbe  à  leur  arrière,  prêtait  à  quelque 
figuration  chinoise. 

Aux  bassins  du  Rond-Point,  entre  des  mor- 
ceaux de  neige  qui  lentement  se  dissolvent,  c'est, 
la  glace  fondante,  un  verdâtre  cristal  imbibé;  on 
le  sent  se  ternir.  Aux  jets  d'eau,  des  larmes  gelées 
pendent,  intérieurement  brillantes. 


DERNIERS     SONGES  79 

Sous  un  ciel  triste  d'après-midi,  dans  l'eau 
dégelée  et  terne  d'un  de  ces  bassins,  le  reflet  du 
bas  jet  d'eau  en  touffe  avait  une  blancheur  de 
glace  coulante. 

Sur  la  stérile  neige,  au  Jardin  d'Acclimatation, 
de  jolis  canards  blancs,  point  trop  gros,  aux 
menues  pattes  jaune-orange,  s'illuminent  comme 
en  dedans.  Sorte  de  lueur  fondue  en  ces  corps  de 
plume  inagités  et  qu'on  dirait  qui  se  renflent. 

Ce  matin-là,  l'air  non  encore  pleinement  cla- 
rifié, la  Seine  gardait  des  charmes  douteux.  Le 
noir  mal  goudronné  des  chalands  contre  l'eau 
verte,  chalands  immobiles  ou  filants  remorqués; 
les  cercles  d'eau  contre  les  piles  de  pierre  adou- 
cies, surtout  les  ombres  d'un  violet  noirâtre  sous 
les  arches,  sorte  de  luxe  qui  se  cache,  se  va  ense- 
velir dans  un  vert  neutralisé,  et  enfin  des  reflets 
d'arbres  tout  au  bord  qui  semblent  veiller  moins 
qu'encore  dormir,  et,  par-dessus  tout,  près  de  la 
Samaritaine,  des  matités  d'eau  paisible,  presque 
unie,  qui  à  peine  remue  par  intervalles  et  si  légè- 
rement se  secoue  en  un  frissonnement  délicieu- 
sement frileux.  Puis,  une  bouche  d'égout  verse 


80  DERNIERS    SONGES 

son  ocre  sale,  enflée,  de  dedans  le  mur  du  quai, 
sous  la  Conciergerie:  on  songe  à  une  exhalaison 
liquéfiée  de  toutes  sortes  de  crimes,  dissolution 
ultime  des  pestilences  de  ce  Palais  de  Justice  qui 
s'en  vont  vers  1  Océan.  Et  les  toitures  pointues  et 
les  tours  rondes,  sous  la  brume  qui  se  dissipe, 
réapparaissent  implacables,  murées,  sèches  comme 
les  codes. 

Sous  des  arches  de  ponts,  quelques  pierres  d'un 
blanchâtre  un  peu  de  moisissure  parmi  les  autres 
noires  sembleraient,  tandis  que  file  le  bateau, 
phosphorescentes  à  peu  près  comme  du  bois 
pourri  qui  s'éclaire. 

.Matin.  Entre  des  pans  de  murs  de  maisons,  au- 
dessus  de  portions  de  terrain  inculte,  une  fumée 
céruse  de  cheminée  d'usine  floconnait  lente  vers 
le  ciel  de  brume  pâle  où  apparut  soudain,  vo- 
guant, mal  caché  un  globe  d'une  semblance 
moins  de  soleil  que  de  lune.  Et  cette  tache  vague- 
ment luisante  s'effaça  vite,  rentrant  dans  l'étendue 
haute  et  plane  du  ciel.  Au  long  de  l'avenue 
d'Iéna.  les  cimes  d'arbres  d'un  roux  violacé  buis- 
sonnaient  en    une    sécheresse    terne.   Plus   loin, 


DERNIERS    SONGES 


presque  au-dessus  de  la  Seine,  de  grêles  fumées 
d'usines  encore  se  fondaient  insensiblement  dans 
le  ciel,  lui-même  par  endroits  d'un  argentement 
fondu.  Le  fleuve  d'un  verdâtre  légèrement  mati 
fluait  en  une  hâte  ondoyante,  tournoyant  entre 
des  bouillons  derrière  les  arches. 

Par  cette  après-midi  de  fin  de  mars,  sur  la  place 
de  la  Concorde,  dans  ces  rafales  de  vent  contraire 
et  chaud  et  mouillé,  rafales  interrompues,  repre- 
nant, arrêtées,  repartant  en  quelque  sorte  vers  les 
nuages,  c'étaient  par  instants  de  courantes  rides 
sur  les  flaques  d'eau  à  terre,  de  rares  passants  plu- 
tôt discords,  la  main  au  chapeau,  les  basques  des 
habits  retournées  ou  les  jupes  liantes;  dans  le 
ciel,  un  drame  éclatant  et  obscur  :  là-bas  des 
amoncellements  de  nues  un  peu  se  cartonnant  en 
leur  dorure  fausse,  au  zénith  des  morceaux  dure- 
ment sombres,  d'un  autre  coté  au  loin  des  éten- 
dues d'argent  violâtre  amorties,  diminuées  vers 
l'extrême  horizon  entre  de  fines  lignes  de  bran- 
ches noirâtres.  L'œil  volontiers  revenait,  presque 
au-dessus  de  la  place  même,  à  des  blancheurs 
unies,  intimement  fondantes,  steppes  sur  lesquels 

5- 


80  DERNIERS    SONGES 

son  ocre  sale,  enflée,  de  dedans  le  mur  du  quai, 
sous  la  Conciergerie;  on  songe  à  une  exhalaison 
liquéfiée  de  toutes  sortes  de  crimes,  dissolution 
ultime  des  pestilences  de  ce  Palais  de  Justice  qui 
s'en  vont  vers  l'Océan.  Et  les  toitures  pointues  et 
les  tours  rondes,  sous  la  brume  qui  se  dissipe, 
réapparaissent  implacables,  murées,  sèches  comme 
les  codes. 

Sous  des  arches  de  ponts,  quelques  pierres  d'un 
blanchâtre  un  peu  de  moisissure  parmi  les  autres 
noires  sembleraient,  tandis  que  file  le  bateau, 
phosphorescentes  à  peu  près  comme  du  bois 
pourri  qui  s'éclaire. 

Matin.  Entre  des  pans  de  murs  de  maisons,  au- 
dessus  de  portions  de  terrain  inculte,  une  fumée 
céruse  de  cheminée  d'usine  floconnait  lente  vers 
le  ciel  de  brume  pâle  où  apparut  soudain,  vo- 
guant, mal  caché  un  globe  d'une  semblance 
moins  de  soleil  que  de  lune.  Et  cette  tache  vague- 
ment luisante  s'effaça  vite,  rentrant  dans  l'étendue 
haute  et  plane  du  ciel.  Au  long  de  l'avenue 
d'Iéna,  les  cimes  d'arbres  d'un  roux  violacé  buis- 
sonnaient  en    une   sécheresse    terne.   Plus   loin, 


DERIS'IERS     SONGES 


presque  au-dessus  de  la  Seine,  de  grêles  fumées 
d'usines  encore  se  fondaient  insensiblement  dans 
le  ciel,  lui-même  par  endroits  d'un  argentement 
fondu.  Le  fleuve  d'un  verdâtre  légèrement  mati 
fluait  en  une  hâte  ondoyante,  tournoyant  entre 
des  bouillons  derrière  les  arches. 

Par  cette  après-midi  de  fin  de  mars,  sur  la  place 
de  la  Concorde,  dans  ces  rafales  de  vent  contraire 
et  chaud  et  mouillé,  rafales  interrompues,  repre- 
nant, arrêtées,  repartant  en  quelque  sorte  vers  les 
nuages,  c'étaient  par  instants  de  courantes  rides 
sur  les  flaques  d'eau  à  terre,  de  rares  passants  plu- 
tôt discords,  la  main  au  chapeau,  les  basques  des 
habits  retournées  ou  les  jupes  liantes;  dans  le 
ciel,  un  drame  éclatant  et  obscur  :  là-bas  des 
amoncellements  de  nues  un  peu  se  cartonnant  en 
leur  dorure  fausse,  au  zénith  des  morceaux  dure- 
ment sombres,  d'un  autre  côté  au  loin  des  éten- 
dues d'argent  violâtre  amorties,  diminuées  vers 
l'extrême  horizon  entre  de  fines  lignes  de  bran- 
ches noirâtres.  L'œil  volontiers  revenait,  presque 
au-dessus  de  la  place  même,  à  des  blancheurs 
unies,  intimement  fondantes,  steppes  sur  lesquels 


DERNIERS    SONGES 


passaient  avec  lenteur  de  petites  nues  effilochées 
d'un  grisâtre  fluide.  Autour  de  nous,  des  voitures 
filaient  agaçantes,  les  fiacres  quelques-uns  assez 
rauquant  leur  ferraille;  et  l'obélisque,  d'un  rose 
décomposé,  déconcertait  de  sa  fixité  inébranlée, 
droite.  Seuls  les  clochers  de  Sainte- Clotilde 
s'étaient  mis  en  un  accord  avec  le  génie  de  la 
scène  :  les  minces  fentes  de  leur  pierre  plus  grise 
semblaient,  en  leur  montante  décroissance,  mys- 
tiquement voir  du  fond  d'un  ciel  ancien. 

Ce  soir,  du  Rond-Point,  sous  la  pluie  au  mo- 
ment du  coucher  du  soleil,  dans  une  des  contre- 
allées  les  lignes  noires  non  encore  indistinctes  des 
cimes  d'arbres  un  rien  mouvantes  reculaient  vers 
l'orient  lointain  du  ciel  d'un  bleu  presque  de 
magie. 

Ce  lundi  de  Pâques,  premier  beau  soir  de 
printemps,  je  regardais  de  la  place  de  la  Con- 
corde le  soleil  disparu  dans  une  pourpre,  à  gauche 
de  l'Arc  de  Triomphe.  Il  s'estompait  comme  dans 
une  brume  déteintée.  Au-dessus,  à  droite,  les 
roses  des  nues  s'étaient  endormies  dans  une 
pompe  violette  d'instants  en  instants  se  réduisant 


DERN'IERS    SONGES  83 

en  une  évanescence  lilas  pâle  au   profond  des 
deux. 

Ce  soir,  après  une  intermittente  journée  de 
grêle  et  de  soleil,  du  pont  de  l'Aima,  à  gauche  du 
couchant,  quelques  nues  massaient  leurs  cimes 
touffues,  presque  ténébreuses,  qu'auréolaient  des 
ors  trop  éclatants.  Puis,  c'était,  un  peu  plus  à  gau- 
che, un  coin  rare  de  cristal  d'un  imperceptible 
bleuâtre  déjà  grisé;  de  minimes  nues  y  restaient 
indécidément  vaguantes,  veloutant  encore  leur 
lilas  frêle. 

Ce  matin  de  mobiles  nuages,  à  l'endroit  large 
du  lac  du  bois  de  Boulogne,  l'eau  en  mouvement 
s'enfonçait  moins  entre  les  verdures  ne  se  prolon- 
geant pas  dans  elle.  Du  balancement  des  cimes 
de  pins  sourdait  un  murmure,  il  s'enflait,  s'éten- 
dait, devenait  quelques  instants  l'âme  du  lieu.  Et 
des  gouttelettes  de  pluie  entretombèrent  fines, 
comme  suspendues  et  aussitôt  résorbées  dans  l'at- 
mosphère se  filtrant.  Sur  le  lac  un  cygne  blanc 
avançait  vers  le  promeneur,  puis  devant  sa  main 
vide  et  inutilement  aimable  il  s'est  détourné 
dédaigneux,  continuant  de  voguer. 


86  DERNIERS     SONGES 

bas-côtes,  les  murs,  les  voûtes  s'éclairent  par  en- 
droits d'un  vert  pallide  disant  d'enlinceulés 
espoirs.  Hors  de  la  cathédrale,  je  levai  les  yeux 
vers  les  emblèmes  là-haut  sur  la  plate-forme  aux 
pieds  des  tours,  emblèmes  un  peu  de  sabbat,  fi- 
gures de  bêtes  et  de  diables,  ironiquement  prédi- 
cantes  en  leur  mutisme  de  pierre.  Jamais  lasses, 
elles  regardent  la  ville  qui  superficielle  ne  sait 
plus  leur  sens,  elles  plongent  sur  la  menue  foule 
tout  en  bas  indistinctement  grouillante.  Orim- 
nelles,  fatidiques  figures  ! 

Un  autre  matin  à  la  Morgue  et  à  Notre-Dame. 
A  ce  mort,  un  journalier,  le  nez  s'est  aminci  en 
une  arête  isolée  et  désolée  sur  la  face  se  cavant,  se 
resserrant  toute,  sans  que  précisément  elle  s'étri- 
que.  Cette  longue  figure,  assez  jeune  encore, 
garde  une  pâleur  froide  entre  les  cheveux  et  la 
barbe  d'un  noir  sans  lustre  ni  ternissure.  La  misé- 
rable vieille,  étendue  auprès,  on  dirait  que  ses 
cheveux  continuent  de  grisonner  ;  les  orbites  seules 
des  yeux  manquants  ont  une  laide  rougeur  passée; 
le  reste  du  visage  est  blafard  fadement.  Et  le  nez 
a  au  bout  un  commencement  de  turgescence  spon- 


DERNIERS     SONGES  87 

gieuse.  Entrant  ensuite  à  Notre-Dame,  je  fus,  le 
seuil  franchi,  arrêté,  en  cette  subite  pénombre 
mystérieusement  vaste;  en  face  la  porte  d'entrée 
latérale,  la  rêverie  s'enfile  vite,  s'alentit  dans  l'é- 
troite avenue  d'un  des  bas-côtés.  Et  j'écoutais, 
comme  de  presque  plus  loin  que  les  murs  d'ail- 
leurs se  dissimulant,  des  sons  vaguement  filtrer 
dans  cet  espace  aux  architecturales  lignes  compli- 
quées, un  peu  et  délicieusement  confuses.  Puis, 
m'avançant  vers  la  grande  nef,  je  voyais  des  rais 
de  poudre  grise  descendre  de  biais  à  distances  à 
peine  inégales  des  cinq  carreaux  inférieurs  des  vi- 
traux de  l'abside,  soudain  remonter  ou  s'effacer 
et  revenir.  Et  le  son  lointain  diminuait  ou  s'allait 
accroitre,  en  un  imparfait  accord  inattendu  et 
heureux,  selon  ces  apparitions  indéterminées  des 
rais  de  poudre  grise.  Intangible  harmonie  de  cette 
mouvante  ombre  à  l'étouffée  lumière  et  de  ces 
exhalations  mourantes.  Une  âme  s ''irrésolvait  dans 
la  cathédrale  non  plus  déserte. 

Une  après-midi  de  carême  à  Notre-Dame,  le 
donneur  d'eau  bénite  nous  laissait  une  admiration 
un  peu  intriguée  de  sa  rembranesque  apparence 


88  DERNIERS    SONGES 

en  sa  logette  éclairée  d'un  petit  cierge  collé  sur  le 
bord,  centrale  lueur  chancelante  de  ce  coin  d'om- 
bre de  la  cathédrale.  Entre  la  toque  sombre  sur  les 
légers  cheveux  gris  en  broussailles  et  la  belle  barbe 
inculte  s'argentant  en  une  minime  dorure,  la  mai- 
gre face  à  petites  rides  du  vieux  se  reculait  presque 
telle  qu'une  image,  il  tendait  le  goupillon  avec 
une  réserve  aimable  et  prudente.  Nous  qui  ne  nous 
mouillions  pas  les  doigts  à  l'eau  sainte,  nous  nous 
sommes  demandés  si  c'est  qu'il  craignait  d'être 
refusé  ou  plutôt  s'il  n'était  pas,  à  part  lui,  d'une 
autre  croyance. 

Surtout  quand  on  sort  de  la  Morgue,  les  arcs- 
boutants  de  l'abside  font  penser  à  des  côtes  dé- 
charnées, à  des  ossements  blanchis.  Cependant 
la  régularité  de  ces  arcs  ne  permet  guère  l'idée 
émotionnante  d'une  vie  passée,  elle  rappelle  l'in- 
flexible loi.  Et  la  flèche  s'élève  au-dessus  des  pla- 
titudes et  des  vanités  ou  de  la  misère  des  vivants. 

Ce  matin  de  bonne  heure  à  la  Madeleine,  ap- 
puyé contre  la  boiserie  tout  au  fond,  je  regardais 
les  vieux  rites  s'accomplir  devant  un  nombre  res- 
treint de  fidèles.   La  chasuble   d'une   blancheur 


DERNIERS    SONGES  89 

argentée  du  prêtre  officiant  là-bas  au  maître-autel 
m'entretenait  dans  la  pensée  des  albes  légendes 
célestes.  Sous  le  jour  un  peu  indécis  tombant  des 
trois  petites  baies  en  cercle  du  plafond  de  cette 
fausse  église  composite  sans  caractère,  quelques 
gens  qui  passaient  seuls  devant  moi  me  parurent 
marcher  dans  leur  courte  ombre  flottante  sur  les 
dalles.  En  cette  indétachable  division  d'eux-mêmes, 
elle  les  reliait  de  façon  obscure,  drôlement  sinistre 
au  sol,  à  l'en  dessous  caché,  elle  les  accompagnait, 
pour  un  peu  les  menait  bizarre.  Et  je  songeai 
enfin  qu'un  être  sans  plus  d'ombre  serait  hors 
nature,  oui  le  miracle  de  l'absolu  isolement. 
L'unique  unité  ou  Dieu  n'existe  pas,  elle  est 
essentielle  en  son  ubiquité  indivisible.  Mais 
aussitôt  en  Dieu  il  se  communique  à  l'âme  rede- 
venue simple  et  infinie  une  pudeur  adorante. 


Exiguë  mais  exquise  jouissance  :  suivre  dehors, 
soi-même  en  deuil,  une  jeune  femme  en  deuil, 
mieux  que  point  commune,  escortée  de  son  mari, 
la  suivre  en  une  admiration  évidemment  inutile. 


90  DERNIERS     SONGES 

et  peut-être  la  faire  rêver  quelques  instants ,  en 
sorte  qu'elle  et  le  suiveur  contractent  à  leur  insu, 
dans  la  fugitive  région  du  désir ,  de  mystiques 
noces  noires. 


Intensités  d'une  simulation  inquiétante  :  sous 
le  chaud  soleil,  d'implacables  ombres  d'arbres  se 
traçant  comme  en  une  crispation  sur  le  sol  ou 
semblant  moins  ceindre  que  presque  corder  des 
fûts  alentour;  dans  l'air  lourd  du  plein  midi,  des 
flammes  de  bougies  dans  des  candélabres  appa- 
raissant plus  brûlantes  en  une  rigidité  de  glaives; 
en  toute  saison,  dans  des  cours  d'eau  que  des 
barrages  font  dévier  un  moment,  des  rapides 
comme  inentamables  semblant,  en  leur  dévale- 
ment  qui  se  creuse,  se  métalliser  vertigineux. 


DERNIERS    SONGES  Ol 


MORTFFONTAINE 


Sous  le  tumulte  des  nuées,  dans  le  parc,  le 
long  de  l'étang  avant  qu'il  s'élargisse  entrecoupé 
d'îlots,  nous  étions  gênés,  pourtant  presque  rete- 
nus par  l'odeur  s'exhalant  non  plus  fiévreuse, 
effluves  comme  de  consomption  lente.  L'eau 
entre  des  plaques  d'un  limon  à  efflorescences 
douteuses  semblait  presque  dure.  Tout  au  com- 
mencement, elle  est  d'un  vert  herborisé  selon  les 
plantes  dont  est  semé  son  lit,  mais  très  vite  sur 
les  fonds  invus  elle  se  fait  noirâtre.  Par  inter- 
valles sous  des  coups  de  jour  elle  se  tachetait  de 
violets   bleus    au   miroitement  livide.   Sous   des 


9^ 


DERNIERS    SONGES 


souffles  la  nappe  se  plissait  funéraire.  Près  de  la 
rive,  un  hêtre  aux  racines  un  peu  renflées  et 
croisées,  au  massif  tronc  grisâtre,  ne  donnait 
pas  signe  encore  de  sa  feuillaison  prochaine,  il 
étalait  ses  branches  vers  le  sol  qu'elles  rasaient 
et  elles  se  raccrochaient  en  de  secs  et  souples 
entrelacs.  A  des  places,  l'étang  feignait  de  mirer 
des  fûts  un  peu  inclinés,  on  eût  dit  des  miroirs 
poudreux,  anciens.  Sur  un  monticule  de  sapins 
aux  basses  branches  telles  que  des  éventails  bais- 
sés, sapins  entremêlés  de  pins  rougeâtres,  et  où 
se  détachait  un  seul  bouleau  à  la  blancheur 
verdie  et  aux  petites  feuilles  naissantes,  le  vent  à 
travers  ces  verdures  tamisait  une  plainte,  elle 
s'épandait  soyeuse  et,  tandis  que  des  vagues  de 
lumière  inondaient  le  sol  sablonneux  tôt  r'assom- 
bri,  j'écoutais  s'en  aller  sur  l'étang  en  bas  cette 
voix  soupirante.  Elle  rebaisait,  refrôlait  les  eaux 
plus  qu'endormies,  pareille  peut-être  à  une  mé- 
moire passant  sur  une  étique  forme  que  des  fris- 
sons reparcourent.  Plus  loin,  dans  un  petit  pré, 
un  bœuf  de  son  mufle  levé,  tendu  humait  le 
renouveau,  un  instant  il  a    tourné  vers  moi  la 


DERNIERS     SONGES 


9Î 


tête,  puis  je  l'admirais  reprenant  sa  blanche  im- 
mobilité placidement  flaireuse  des  sèves  dans 
l'air.  Et  de  préférence  à  tout,  ce  matin-là,  nous 
entendions  dans  la  campagne  le  vent,  cet  invi- 
sible qui  intimement  remue  dan?  les  solitudes. 


Ce  n'est  jamais  les  choses  goûtées  dans  leur 
plénitude,  envisagées  de  face,  qui  retiennent. 
Ainsi  précises,  elles  lassent  bien  plutôt,  elles 
surchargent. 

Voilà  pourquoi,  même  dans  le  pittoresque  des 
visions  de  la  nature,  il  y  a  un  attrait  spécial  aux 
pays  frontières,  où  le  costume  différencié  des 
douaniers,  des  soldats  ôte  un  peu  du  commun  de 
cette  livrée  officielle.  Et  l'on  n'est  pas  encore  ou 
l'on  n'est  plus  dans  ces  pays  qui  d'autant  s'éten- 
dent, s'illimitent  en  avant  ou  en  arrière  de  nous. 
Sur  le  point  même  de  la  frontière  c'est  comme 
s'ils  se  donnaient  un  baiser  plein  d'équivoques. 
Ces  hommes  apostés  qui  veillent,  scrutent,  fouil- 
lent :  une  paix  —  on  dirait  —  toujours  prête  à 
se  rompre. 


94  DERNIERSSONGES 

Voilà  pourquoi  encore  rien  n'égale  la  fascina- 
tion défectueuse,  plus  touchante  de  certaines 
figures  de  Primitives  en  leur  naïveté.  Vierges  qui 
ne  peuvent  pas  parler  d'amour  et  pourtant  gardent 
une  fidélité  présente,  toujours  retrouvée,  lorsqu'on 
les  r'interroge  fidèle  soi-même  à  l'interne  splen- 
deur de  leur  âme  pas  éclose. 

Voilà  pourquoi  aussi  rien,  dans  l'imperson- 
nelle Nature,  ne  m'a  enfoncé  un  souvenir  plus 
doux,  presque  douloureusement  doux  —  l'ex- 
trême joie  si  passagère  n'allant  pas  sans  une 
pointe  fine  de  douleur  —  que  certaines  aubes 
fraîches  de  fin  d'été  sur  le  Rhin,  où  le  coteau  en 
face  sur  l'autre  rive  se  touffait  d'une  brume  flues- 
cente,  tandis  que  sur  le  fleuve  nocturne  encore 
glissaient  des  moires  duvetées  d'une  buée,  et 
qu'au  ciel  seul  s'éveillaient  du  fond  même  de 
l'infini  des  lueurs  humidement  grises  —  d'un  gris 
si  peu  flave,  comme  fanées  déjà. 

Voilà  pourquoi  enfin  rien  ne  serait  si  lugubre  et 
si  cher  que  de  recueillir  dans  les  yeux  d'une  mou- 
rante, yeux  presque  ternis  et  errants  vers  la  toute 
proche  grande  absence,  un  suprême  aveu  d'amour. 


DERNIERS     SONGES  9f 

Et  enfin  encore,  on  s'enthousiasmerait  de 
quelque  grande  actrice  éprise  de  ses  rôles  et  qui 
refoulerait  tout  au  fond  d'elle  son  amour  pour  un 
inconnu  vivant!  avoir  un  coin  dans  ce  cœur  de 
femme  à  l'âme  intermittente. 


Ne  vous  est-il  pas  arrivé  de  croire  rencontrer 
dans  l'apparence,  distante  encore,  d'une  femme 
ou  même  d'un  homme  un  linéament,  je  ne  sais 
quoi  de  fugace  marqué  à  l'innommable  effigie 
rêvée?  et  puis,  la  personne  se  rapprochant,  l'illu- 
sion se  déformait,  le  véritable  masque  survenu 
vous  mettait  en  présence  de  quelqu'un  de  plutôt 
déplaisant  ou  tout  à  fait  indifférent. 


Cela  chiffonne  Licette  de  marchei  derrière  les 
gens,  il  lui  semble  respirer  leur  traînée  pour  elle 
non  impalpable. 


96  DERN'IERS    SONGES 


ART 


c4u  Louvre.  —  Primitifs.  —  Dans  la  Vierge  du 
Savonarolicn  Botticelli,  avez-vous  vu  le  côté  ecclé- 
sial  de  la  peinture  ?  combien  la  manche  du  man- 
teau raidit  sa  large  courbe.  Le  blanc  voile  trans- 
parent non  sans  reluisances,  à  plis  un  peu  empesés 
et  tendus,  à  franges  d'or,  a  d'un  voile  de  taber- 
nacle. Et  jusqu'aux  roses  d'un  rose  flave  comme 
insérées  dans  les  auréoles  filigranées,  ces  fleurs 
d'un  joli  d'artifice  dans  leur  vérité,  on  les  dirait 
s'inspirer  de  l'ancien  catholicisme  d'Orient. 

Dans  cette  Vierge  du  Pinturicchio,  toute  l'ex- 
pression de  la  figure  un  peu  penchée  à  droite  est 


DERNIERS    SONGES  ç-, 


souriante  à  peine,  plus  que  la  bouche  seule  qu'on 
dirait  finement  close.  De  son  œil  d'un  gris  bleu 
d'innocence  elle  surveille  l'Enfant  Jésus  qui  trace 
quelques  lettres,  un  encrier  en  urne  dans  l'autre 
main.  Sur  une  tempe  de  la  Vierge  quelques  che- 
veux blonds  non  foncés  traînent  fuselés,  exquise 
élégance  négligée  et  ignorée  chez  cette  pure  aux 
doigts  d'idéalité  à  ongles  ovales.  Et  son  manteau 
d'un  bleu  sourd  sur  la  rouge  robe  et  vive  et  dé- 
teinte semble  plus  recueillir  la  Vierge  presque 
exsangue. 

Ces  hommes  de  Luca  Signorelli  ont-  bien  les 
défiances   et  sèches  et  cauteleuses,   rencontrées 
par  moi  en  un  voyage  sur  les  confins  de  la  Ligurie 
et  de  la  Toscane  dans  le  peuple  des  petites  villes, 
des  campagnes.  Dans  le  tableau  les  figures  recu- 
lées, visibles  par  parties,  comme  apostées  dans 
les  entrefentes  des  personnages  réunis   du   pre- 
mier plan,  restent  dans  une  pénombre  réalisant 
difîicultueusement  au  dehors  leur  suspicieux  ca- 
ractère. Les  mains  gantées  de  blanc  de  l'homme 
au  turban  gardent  une  apparence  plâtreuse,  elles 
foncent  le  reste  de  la  peinture,  et  de  la  figure  de 


6 


* 


98  DERNIERS    SONGES 

droite  se  retournant  en  un  profil  douteux  les  trois 
mèches  tortillées  retombent  sur  le  haut  de  son 
dos  plus  noires,  comme  pour  quelque  maléfice. 

Cette  Vierge  —  écoles  d'Italie  xve  siècle  — 
au  teint  noirci,  à  la  tête  ronde  s'affinant  au  men- 
ton, aux  cheveux  d'un  roux  lisse,  aux  arcades 
sculptées  sans  presque  de  sourcils,  tient  un  Jésus 
à  la  pose  et  à  l'air  de  salamandre.  Renfrognement 
si  vrai  qu'il  ne  déplaît  point  dans  cet  enfant  pri- 
mordial. La  mère,  sans  se  contraindre,  lit  de  loin 
dans  un  petit  livre  pieux  mouillé  et  enfumé  à  terre. 
Et  on  remarque  son  rouge  corsage  vibrant  sans 
éclat  entre  la  capeline  qui  l'entrecache,  cette 
Vierge  assez  secrètement  sourieuse,  dans  un  bleu 
aux  froids  espaces  d'ombre  calme. 

Dans  le  tableau  de  Juste  d'Allemagne,  le  ciel 
d'un  bleu  vert  moins  dur  peut-être  que  pâle  est 
d'une  acuité  telle  qu'elle  se  ferait  amère  si  elle 
n'était  si  fine.  Les  personnages  ne  se  dérobent  pas 
sous  leurs  longs  vêtements  foncés  ou  apparaissent, 
ainsi  que  le  reste  de  la  peinture,  en  un  ton  d'or 
gris.  C'est  d'une  dignité  recueillie  et  franche. 
Dans  le  geste  de  la  seule  femme  là,  se  trahit  une 


DERNIERS    SONGES 


99 


irrégularité  modeste.  Peu  importe  la  scène  pré- 
cise, l'Annonciation.  Ces  moines  et  cette  Vierge 
gardent  une  rigidité.  Et  dans  ces  auréoles,  cette 
mitre,  ces  robes  de  pâle  or,  d'un  incertain  bleu 
si  peu  violâtre  que  frôle  une  glaçure  d'argent, 
se  cloîtrent  d'angéliques  rêves. 

Dans  ce  charmant  petit  Memling  du  salon 
carré,  je  reste  à  la  robe  feuille-morte  écussonnée 
de  noir,  à  celle  à  côté  d'un  vert  humidement 
tendre  près  de  jaunir.  Les  femmes,  elles,  me 
paraissent  peut-être  un  peu  animalement  chastes. 

Dans  le  Jean-Baptiste  de  Donatello  une  ana- 
logie avec  le  petit  primitif  peint  d'un  italien 
inconnu  du  xive.  Ce  dernier  a  le  regard  haut  et 
droit,  une  écharpe  de  velours  scabieuse  recouvre 
à  demi  une  épaule,  teinte  en  accord  avec  les 
lèvres.  ÎVlalgré  cela  je  préfère  la  sculpture.  Le  bras 
a  trop  l'air  en  bois  dans  le  tableau,  et  l'expres- 
sion a  beau  séduire  par  un  étonnement  d'extase, 
la  facture  est  déplorablement  sèche.  Chez  Dona- 
tello au  contraire  le  marbre  s'anime  dans  une 
luisance,  la  bouche  n'est  pas  trop  entr'ouverte, 
le  petit  nez  vibre  fin.  Et  toute  la  tête  se  dresse 


'  -l'*!*  no  l'a  S 


DERNIERS     SONGES 


sur  un  mince  col,  sur  une  nuque  plate,  elle  se 
dresse  recte  et  pourtant  aussi  inclinée  à  peine,  en 
un  air  insciemment  ingénieux. 


Dans  le  bon  Samaritain  de  Rembrandt,  une 
musique  de  lumière  dans  l'accroc  de  lueur  jaune- 
soufrée  sur  l'épaule  du  second  porteur  et  dans 
l'illuminement  discret  jaune-orangé  du  Samari- 
tain. Pénible  et  espérante  alternance  simultanée, 
et  c'est  comme  une  agonie  non  sans  entr'ouver- 
ture  de  possible  félicité.  Mais  l'enfant  surtout 
attire,  l'enfant  à  la  tête  développée,  baignée  d'un 
jaune  de  couchant;  il  s'élève  à  une  compréhen- 
sion du  malheur  en  présence  du  malade  qu'il 
porte,  il  le  regarde  d'un  œil  hésitant,  son 
expression  garde  un  malaise  contenu  —  reste 
d'égoïsme  refoulé.  Et  la  scène  passe,  un  moment 
s'arrête  dans  je  dirai  un  crépuscule  d'affliction, 
vraie  teinte  d'âme  voilant  jusqu'à  la  curiosité  des 
gens  aux  fenêtres.  Il  semble  enfin  que  l'initiale 
et  atroce  haine  de  l'homme  contre  l'homme 
ait,  à  cette  heure  mélancoliquement  pénétrante 


DERNIERS    SONGES  IOI 

du  soir,  cédé  à  un  apitoiement  devant  la  sou£ 
France. 

Dans  les  disciples  d'Emmaiis,  le  Jésus  charnel 
semble  mal  revenu  de  la  mort.  Tout  le  sépulcral 
visage  s'illumine  d'une  inconnue  lueur  blanche 
qui  aurait  transgressé  les  lois  de  la  lumière.  Et  les 
cheveux  se  sont  séchés  à  leur  racine,  et  la  bouche 
reste  creuse,  et  jusqu'aux  yeux  relevés  dont  le 
blanc  bleuâtre  indique  la  cessation  de  la  vie. 
Mais,  à  cette  rencontre  avec  ses  disciples,  les 
yeux  fixes  du  Christ  se  lèvent  douloureux  vers  le 
Père  et  la  bouche  priante  n'use  plus  de  paroles  et 
la  figure  sans  plus  d'illusion  dépasse  les  cycles  de 
l'histoire. 


Dans  la  Vierge  au  rocher  du  Vinci,  de  l'cmbru- 
mement  marbré  d'une  partie  de  l'œuvre  il  résulte 
ce  prestige  que  le  Jésus,  le  Saint- Jean  saillent 
pareils  à  des  fleurs  de  cuivre.  Le  manteau  de 
l'ange  prend  un  ton  minéral  vert-jaune,  ici,  là 
rouilleux,  plein  de  sollicitations  maladives,  pres- 
que perverses,  n'était  celui  qu'il  recouvre,  dont 

6. 


102  DERNIERS    SONGES 

d'ailleurs  la  posture  serpentante  paraîtrait  contre- 
dire la  pureté.  Et  la  lumière  des  personnages 
s'accorde,  lumière  entre  l'éclipsé  et  le  resplendis- 
sement, avec  les  singulières  mains  de  la  Vierge  : 
l'une  à  la  peau  comme  flasque  et  dure,  sorte  de 
têt  symbolique,  enveloppe  rudimentaire  et  mul- 
tiple, artistement  féconde  enfin  en  ses  enroule- 
ments de  coquille;  l'autre  fléchie  surtout  à  l'index 
en  un  charme  quasi  d'incorrection  et  moins  atta- 
chée que  courant  sur  l'épaule  du  Saint-Jean  pro- 
tégé de  la  caresse  de  ce  bras  de  la  Vierge,  protec- 
tion que  magnifie  l'endrapement  bleuâtre  un  peu 
obscur. 

Dans  les  robes  delà  Vierge  et  de  Sainte-Anne, 
robes  d'un  bleuâtre  pâle,  les  tachetures  grisâtres 
qu'a  faites  le  temps  vont  glisser  on  dirait,  même 
s'effacer.  Et  ainsi  elles  se  rattachent  à  l'œuvre,  à 
la  pensée  sans  doute  du  Vinci,  ce  ne  sont  plus  des 
taches,  elles  adornent  plutôt  les  robes  maintenant 
prêtes  à  un  deuil  de  rêve. 


Dans  le  Sommeil  de  l'enfant  Jésus  de  Luini,  il 


DERNIERS    SONGES  lO^ 

y  a  une  dégradation  des  demi-teintes  et  des 
ombres  qui  fait  rester  en  une  indécision  moins 
rieuse  que  profonde  les  deux  figures  de  bambins, 
serviteurs  ou  anges,  portant  l'un  un  coussin  dont 
on  ne  distingue  guère  que  le  gland,  l'autre  une 
banderole;  au  premier  plan  un  autre  tient  un 
lange.  Dernières  préparations  vaporeuses  au  som- 
meil de  l'enfant  que  sa  mère  porte  encore  et  pré- 
cieusement, en  je  ne  sais  quelle  noblesse  amou- 
reuse, porte  au-dessus  d'une  couchette  plutôt 
dissimulée  au  bas  du  tableau.  Déjà  l'enfant  som- 
meille, et  les  mains  de  la  tendre  mère  semblent 
moins  immobiles  que  couvantes,  mains  d'une 
grâce  languide,  joliment  s'allongeant  et  dont  l'un 
des  doigts  se  dérobe,  se  voudrait  fondre  sous  un 
pli  des  langes  transparents  de  son  fils.  Ce  premier 
plan  de  la  peinture  baigne  dans  une  rêvante 
lumière,  et  cela  présage  que  l'enfant,  pour  dormir, 
n'entre  pas,  ne  peut  pas  entrer  dans  la  nuit.  Ce 
n'est,  ce  sommeil  du  petit  Jésus,  par-dessous  et 
par  delà  ses  yeux  clos  en  une  ingénuité  un  rien 
grave,  qu'une  vision  plus  clairvoyante,  inconnue 
de  tous  autres.  Et  le  visage  de  la  Vierge  moelle u- 


104  DERNIERS     SONGES 

sèment  ovale,  le  front  vaste,  les  grands  yeux 
baissés  laissant  tomber  de  leurs  paupières  la  ma- 
rne de  leur  ombre  fluide,  font  oublier  l'habituel 
type  de  femme  de  Luini,  d'ailleurs  tout  délicieux; 
ici,  ce  semble  une  physionomie  raréfiée  en  une 
dilection  heureuse  de  mère  qui  veille,  en  une 
sérénité  qu'adombre  cette  vigilance. 


Dans  le  tableau  du  Beltraffio,  la  Vierge,  sous 
une  imperceptible  gaze  noire,  garde  une  appa- 
rence timide  et  fauve.  Une  incivilisée  qui  décidé- 
ment ne  s'apprivoise.  Son  regard  vous  suit,  falla- 
cieux en  ce  sens  que  sa  pensée  vous  échappe  ;  et 
elle  continue  à  vous  étonner.  En  ses  gestes  de 
maternité,  elle  a  d'une  femelle  délicatement 
paysanne.  Cependant,  en  son  retrait  elle  se 
témoigne  curieuse,  la  tête  s'incline  un  peu  en 
avant  ;  la  farouche  a  quelque  inexploré  désir. 
Enfin,  il  réside  dans  l'intensité  errante  de  cette 
physionomie  comme  un  appel,  à  la  frontière  des 
possibilités  qui  tentent,  appel  modestement  indé- 
fini. 


DERNIERS    SONGES  lOf 


L'Infante  Marguerite  de  Vélazquez.Ouelcharme 
d'un  luxe  sobre  que  déjà  la  robe  seule,  au  ton  gris 
d'argent  éteint,  par  coins  d'un  bleu  de  perle 
morte,  aux  arabesques  de  dentelle  noire  sur  les 
coutures  et  aux  nœuds  rose  saumon.  Et  la  petite 
reine,  anémiée  sous  sa  coloration  tiède,  avec  ses 
yeux  en  cercle  d'un  bleu  grisé,  sa  tempe  gauche 
bosselée  et  cave,  sa  bouche  presque  exagérément 
rougie,  se  tient  telle  un  peu  qu'une  poupée  spec- 
trale, malgré  la  tombée  envolée  de  la  chevelure 
blond  cendré  si  légèrement  bouffante,  effilée, 
ample,  dont  les  ombres  transparaissent  presque 
glauques. 

Dans  la  T{cunion  d'artistes,  c'est  une  gamme  de 
poses  pleine  de  science.  Ces  attitudes  à  elles 
seules  parlent.  Ni  figées,  ni  agitantes,  elles  entre- 
tiennent, préoccupent  l'esprit.  Coiffés  ou  non  de 
leurs  bas  chapeaux  à  grands  bords,  ils  se  tiennent 
debout  ces  treize  hommes,  rapprochés  ou  un  peu 
écartés,  causeurs  discrets,  point  confidentiels; 
leur  sérieux  sans  guère  de  bonhomie  se  ferait  mo- 


IOÔ  DERNIERS    SONGES 

queur,  et  certes  ce  rien  de  distinction  non  raide, 
sans  nulle  gêne,  leur  est  innée.  Celui-ci  tout  en 
écoutant  parait  réfléchir  et  regarde  devant  lui, 
peut-être  au  loin  ;  cet  autre  relève  la  tête  à  peine, 
tête  qui  de  profil  semblerait  un  masque  se  cernant 
concave  ;  l'une  des  jambes  d'un  autre  vu  de  dos 
se  croise;  ce  bras  retombe  volontaire,  cet  autre 
bras  indique  en  une  gracieuseté,  ce  bras  d'un  troi- 
sième salue  du  chapeau  levé;  le  maintien  de  cet 
autre  en  guêtres,  en  ceinture  roulée  large,  en 
collerette,  nu-tête,  dénote  une  aisance  non  sans 
grandesse  en  son  penchement  appuyé  sur  sa 
canne.  Le  plus  remarquable  de  tous  bien  sûr  est 
le  gentilhomme  à  gauche,  le  peintre  lui-même, 
tout  en  noir,  la  manche  pendante  en  aile,  le  long 
visage  s'affinant  encore  sous  la  moustache  et  la 

fc> 

royale,  la  main  sur  l'épaule  du  voisin  en  une  ama- 
bilité fière.  Et  les  vêtements  pas  trop  amples, 
comment  dire  leur  harmonie  brun-amadou,  rose- 
pêche,  gris-bleu,  nuancements  mats  d'un  haut 
goût. 


DERNIERS    SONGES  IO7 


Dans  la  Leçon  de  Fragonard,  ce  n'est  pas  la 
taille  un  peu  et  joliment  se  renversant  droite  sans 
précisément  de  raideur  de  la  jeune  joueuse  blonde 
presque  naïve,  en  robe  de  satin  blanc  à  plis  cassés, 
à  ombres  verdâtres  ;  pas  la  tapisserie,  comme  dé- 
fraîchie délicatement  en  son  jaunâtre  tempéré,  du 
fauteuil  d'où  s'envole  mal  et  si  gracieuse  la  gaze 
vert  d'eau  ;  pas  le  piano  sanguine  passée  :  ce  qui 
intrigue,  c'est  Tassez  hybride  bête  affaissée  et 
veillante  près  de  la  mandoline  qui  s'allonge  ron- 
die,  elle  fait  penser  moins  encore  à  un  chat  par 
Les  veux,  à  un  singe  par  le  poil  ras  du  crâne  sphé- 
rique,  à  une  chouette  par  les  oreilles,  par  la 
nuance  fauve,  qu'à  quelque  chimère.  L'artiste,  en 
des  boudoirs  du  temps,  sut  élégantiser  la  nature, 
il  avait  surpris  dans  elle  de  possibles  déviations 
malignes. 


Peut-être  dans  certains  dessins,  l'âme  de  l'ar- 
tiste se  montre-t-elle  comme  spiritualisée. 


Io8  DERNIERS     SONGES 

La  vieille  femme  de  Durer,  simple  hôtesse  ou 
grand'mère,  le  sourire  de  sa  bouche  en  accord 
avec  ses  yeux  d'une  fine  bienveillance,  est  guille- 
rette presque,  honnête  à  coup  sûr  et  point  com- 
mune. A  une  tempe,  l'ombre  portée  du  madras 
se  pose  dans  un  repli,  y  crée  une  mouvante  per- 
spective. Toute  la  tête  se  modèle  sans  sécheresse 
dans  sa  sorte  de  transparence,  elle  se  renouvelle 
incessamment  de  vie  avec  une  pointe  d'amé- 
nité. 

Cette  jeune  femme  de  Rogier  van  der  Weyden 
est  mixte  d'attirance.  La  tête  se  voit  de  trois 
quarts,  mais  son  inclinaison  marquée  lui  donne 
je  ne  sais  quel  air  de  presque  éluder,  le  haut 
du  grand  front  uni  et  large  va  se  perdant  des- 
sus et  par  delà  les  yeux  qui  se  fendent  un  peu 
en  pointe  vers  les  tempes,  yeux  grand  ouverts, 
mais  regardant  en  une  obliquité  plutôt  baissée. 
Le  nez  est  droit,  non  trop  long.  La  bouche  aux 
molles  lèvres  vives  garde  une  souriance  équi- 
voque. Du  côté  opposé  où  penche  ce  visage  qui 
ne  vous  regarde  point  et  vous  trouble  de  son 
insoucieuse  attente  sans  une  ombre  de  sérénité, 


DERNIERS    SONGES  I  (X) 

la  chevelure  se  coule  en  natte  se  voulant  dérouler 
on  dirait,  on  la  sent  blonde,  d'un  blond  inquali- 
fiable comme  l'âme  même  de  cette  extrêmement 
féminine  figure. 

Ecoles  d'Italie  du  xve  siècle.  Des  sourcils  re- 
courbés, point  touffus,  assez  longs,  abritant  le 
regard  dardé,  du  nez  aquilin,  vraiment  praedal, 
dont  les  ailes  accentuent  leurs  cernes,  on  reste 
moins  surpris,  en  face  ce  puissant  crâne  hyper- 
trophiquement  inaltéré  de  vieillard,  que  de  la 
barbe  non  pareille.  Elle  entrelace  de  filamenteuses 
cornes,  elle  les  tresse  quasi,  non  sans  netteté  dans 
une  sorte  de  blondeur  grise.  Et  elle  s'étale  magni- 
fique sur  le  manteau  à  plis  amples  d'où  exsurge 
cette  tête  survivante. 

Dans  une  tête  de  femme  spécialement  sibylline 
du  Vinci,  le  nez  a  une  légère  mais  décisive  cour- 
bure au  milieu,  les  sourcils  cintrés  se  haussent 
comme  n'enclavant  plus  l'orbe  des  yeux  de  la 
voyante,  et  sous  la  bouche  d'esthète  étrangère 
aux  sensualités  se  marque  un  mol  retrait  en  pé- 
nombre si  heureusement  caressant  le  menton  sans 
cela  trop  inflexible.  Et  cette  tête  sans  emphase 

7 


1IO  DERN'IERS    SONGES 

s'enguirlande  des  anneaux  de  ses  cheveux  pres- 
que indistincts. 

Ecole  de  Léonard.  Ce  jeune  visage  de  femme, 
—  la  tête  encapelinée,  les  fins  cheveux  coulant 
au  long  d'elle  en  cascade,  —  a  un  nez  court, 
élargi  et  un  peu  aplati  au  bout  où  se  matérialise 
la  songerie  causée  par  les  yeux  très  fendus,  mi- 
clos,  le  droit  envoilé,  par  ces  prunelles  même- 
ment  filant  de  côté,  yeux  moins  énigmatiques  il 
se  pourrait  que  mystifiants. 


D'après  deux  photographies  de  Braun. 

Dans  la  Madone  et  l'Enfant  de  Botticelli  de  la 
galerie  nationale  de  Londres,  ce  qui  me  confond 
c'est  l'air  ingénument  calme  de  la  vierge.  Elle 
allaite  son  enfant  sans  le  délicater,  en  une  impas- 
sibilité native.  L'enfant  lui-même  semble  un  gros 
petit  animal  charmant,  il  tette  de  confiance.  La 
mère,  une  vierge  laitière,  regarde,  comme  l'a  dit 
Hugo  de  la  vache,  vaguement  quelque  part.  Mais 
d'autant  plus  exquise.  Encadrée  d'un  voile  étoffé, 
frêle  qui  sur  la  lourde  chevelure  en  ondes  blondes 


DERNIERS    SONGES  III 

descend  le  long  des  épaules ,  surmontée  d'un 
disque  d'ombre,  la  tête  du  plus  gracieux  ovale 
allongé  dévie  imperceptiblement  sur  le  cou 
flexible,  les  sourcils  s'écartent  entre  l'épine  large 
du  nez,  la  bouche  reste  bonne  sous  les  lèvres  un 
peu  charnues  et  onduleuses,  surtout  le  regard  un 
rien  trempant  vous  captive  par  sa  proximité 
incertaine.  Et  les  mains  molles  et  souples  se  déve- 
loppent en  des  doigts  d'une  imprévue  courbure 
aiguë  et  suave.  La  pensée  enfin  s'enroule  aux 
boucles,  presque  aux  cornes  mignonnes  et  trou- 
blantes de  l'abondante  chevelure  des  deux  anges 
priant  aux  cotés  de  la  Vierge  au  moelleux  galbe. 
Et,  plus  on  se  pénètre  du  sens  de  cette  œuvre, 
plus  la  Vierge  garde  l'inconsciente  beauté  d'une 
source  qui  sans  se  tarir  nourrit.  L'enfant  se  rat- 
tache, en  un  prime  élan,  à  cette  source,  et  les 
anges,  leurs  mains  jointes  ou  ramenées  sur  la  poi- 
trine, se  penchent,  discrètement  abritant  la  mère 
un  peu  comme  debout  sans  fatigue  et  le  nourrisson 
sur  ses  genoux  dans  ses  mains  enveloppantes. 

La  jeune  dame  dite  la  colombinc  de  Luini  du 
musée  de  Pétersbourg,  on  la   croirait  sortir  de 


1  1  2  DERNIERS    SONGES 

vagues  fonds  semés  de  plantes  d'eau.  Sur  sa 
blanche  chemise  plissée  et  lâche,  constellée  de 
broderies  et  à  grosse  agrafe  à  perles  sur  la  poi- 
trine, une  draperie  est  nouée  négligemment. 
Dans  l'une  de  ses  mains  la  dame  garde  couchée 
une  branche  de  jasmin,  presque  pareille  à  celle 
posée  entre  ses  genoux.  De  l'autre  main  relevée 
s'élève  sur  son  épaule  une  tige,  comme  invisible- 
ment  offerte  de  derrière  elle,  tige  roidement  fine 
et  se  recourbant  vers  ses  petits  calices.  La  figure 
de  la  dame,  souriant  du  regard  à  l'enivrante 
fleur,  semble  une  médaille  amollie.  Et  en  haut 
d'un  côté,  une  plante  grasse  grimpante  s'étoile, 
un  peu  s'allonge  en  grappe;  de  l'autre,  de  lon- 
gues et  dentelées  feuilles  de  capillaire  apparais- 
sent en  un  rayonnement  suspendu,  se  perdant 
dans  le  noir.  Devant  cette  quasi-végétale  créa- 
tion, on  songe  à  la  pariétaire  toscane,  la  proté- 
geante herbe  de  la  madone;  surtout  à  la  fougère, 
plante  solaire  et  aussi  erotique,  qui  «  la  nuit  de 
la  Saint- Jean  laisse  tomber  sa  graine,  fait  pousser, 
s'ouvrir  les  boutons  et  s'apprendre  tous  les 
secrets.  »  La  dame  elle-même  on  la  suppose  en 


DERNIERS    SONGES  II} 

chemise  et  sans  doute  pieds   nus,  selon  le  rite 
prescrit  pour  ce  minuit  révélateur. 


Dans  une  photographie  d'un  tableau  de  Goya 

—  charriage  de  matériaux  pour  une  construction 

—  une  haute  tour  ronde  monolithe  se  dresse  assez 
sombre,  elle  semble  le  plus  vivre,  dominer  la 
scène;  plus  près,  une  pierre  cubique,  allongée,  en 
une  pose  d'oblique  horizontalité  sur  un  chariot 
que  des  bœufs  tirent,  laisse  une  impression  de 
cercueil  éclairé  et  plus  triste,  oui  cette  figuration 
morte  est  intense  dans  sa  blafarde  lueur.  Des 
échafaudages  plus  loin  entrecroisent  leurs  lignes 
assez  minces,  quelques  touffes  de  pins  exsurgent 
dans  les  intervalles  de  ce  paysage  de  pierres  encore 
désassemblées  mais  non  incohérentes  à  celui  que 
ces  verticales,  horizontales,  massives,  anguleuses, 
biaisantes,  cylindriques  lignes  et  formes  séduisent 
froidement  par  une  architecture  ni  brute  ni  ornée, 
par  un  sens  détourné.  Et  l'œil  se  délecte  sur  les 
tiges  des  pins  non  directement  penchées  les  unes 
entre  les  autres,  sur  leurs  cimes  confondues. 


114  DERNIERS    SONGES 


Dans  la  photographie  vue  au  Trocadéro  d'un 
chapiteau  de  l'église  de  la  Charité-sur-Loire,  des 
sortes  de  lézards  armures,  aux  têtes  bombées, 
chenues,  durcies,  aux  becs  interminablement  affi- 
nés, entredévorent  aux  pattes  un  autre  au  milieu 
d'eux,  ou  plutôt  les  pattes  de  cet  autre  se  recon- 
fondent dans  les  si  longs  becs.  On  a  l'impression 
de  bêtes  mythiques  se  réabsorbant  sans  fin. 


qAu  Luxembourg.  —  Dans  la  jeune  fille  de  Gus- 
tave Moreau,  tout  le  légendaire,  l'exquis  de  l'orne- 
mentation —  tortues  quadrillées,  losangées,  ter- 
rains, monts  crépusculeux,  rocher  à  profil  humain 
et  crête  de  pâtres,  branches  vespérales  de  citron- 
nier sauvage  d'un  vert  qui  bleuit  ou  s'argente, 
eaux  sinueusement  glissantes  sous  un  ciel  taché 
de  pâleurs  brouillées  et  vives  —  cette  pompe  ne 
semble  vraiment  que  l'enveloppe  moins  riche 
encore  que  subordonnée  de  la  pensée  de  la  phy- 
sionomie de  la  jeune  fille  tenant  dans  ses  minces 


DERN  I  ERS    SONGES  1  I  f 

doigts  la  lyre  à  tête  morte.  La  blonde  vierge 
élancée  et  douce,  à  la  collante  robe  telle  qu'un 
voile  aux  tranquilles  chatoyances  diversicolores, 
penche  sa  tête  sur  son  sein,  sa  chevelure  serrée, 
nattée  a  une  blondeur  verdie,  les  paupières  un 
peu  rougies  soustraient  son  regard  en  un  cerne 
bistré  vers  la  blême  figure.  Douleur  de  silence 
intime.  Et  les  pieds  posent  sur  le  sol  en  une  adhé- 
rence fatiguée.  La  vierge  pressent  que  le  premier 
amour  si  on  le  pouvait  retrouver,  il  ne  se  ressem- 
blerait plus;  peut-être  par  sa  différence  ternie 
ferait-il  douter  d'avoir  été  un  jour.  Et  cette  tête 
d'Orphée  est-il  même  sûr  qu'elle  ait  été  vivante? 
le  peintre  l'a  faite  comme  illusoirement  cadavé- 
,  rique,  pour  marquer  sans  doute  que  la  jeune  fille 
constate  l'irréel  de  son  rêve,  rêve  ingoûté,  déjà 
perdu,  auquel  elle  garde  sa  piété. 


I  ï6  DERNIERS    SONGES 


1)e  'Bretagne,  fin  de  printemps. 


Près  d'Auray  dans  le  Morbihan.  Dans  une  lande 
un  peu  mamelonnée,  en  face  d'un  horizon  se  recu- 
lant moins  accidenté  que  large,  des  souffles  plu- 
vieux couraient,  se  jouaient  parmi  les  ajoncs  à 
peine  secoués,  ils  se  parfumaient  de  la  tiédeur 
miellée  de  leurs  fleurs.  Plus  bas,  en  une  belle 
dimension ,  des  terrains  d'herbes  au  ton  brun 
moins  rougi  que  violet  et  d'aspect  friable  s'imbi- 
baient en  rares  flaques,  dont  la  stagnance  noirâtre 
parait  absorbante.  De  maigres  bestiaux  pâturant 
là  marquaient  une  paix  grave  mais  non  sans  agré- 
ment. Cela  semblait  ainsi  depuis  si  longtemps. 


DERNIERS    SONGES  I  I  y 

Au-dessus  de  la  bande  inégale  des  coteaux  plus 
loin,  un  clocher  gothique  s'élève,  un  peu  hors  des 
distances.  Et  on  sentait,  à  des  minutes,  comme  un 
vert  d'herbe  écrasée. 


A  Dinan.  Parmi  un  couchant  fervide  et  qui 
importunait,  un  peu  à  gauche  deux  grises  nues 
hautes  et  longues,  assez  efTiloquées,  s'avançaient 
méphistophéliques  sans  déplaisance,  en  leur  su- 
perbe vaporeuse  et  qu'on  pouvait  croire  chagrine. 
Tacites  et  néfastes  messagères.  Une  sorte  de 
chauve-souris  malhabilcment  volante  les  précé- 
dait. Sous  elles,  quelque  drolatique  personnage 
de  petite  taille,  à  la  coiffure  en  pinacle  qui  branle, 
s'était  arrêté  en  sa  pirouette,  il  se  montrait  de  dos, 
on  le  sentait  crâne,  et  son  unique  jambe  se  retour- 
nait devant  en  queue  de  sirène.  Mais  bientôt  ces 
similitudes  d'une  narquoiserie  triste,  que  l'homme 
s'imagine,  disparurent  dans  le  ciel  derrière  elles 
uniforme,  comme  dans  une  toile  d'où  elles 
s'étaient  dégagées  un  moment. 


I  l8  DERNI  ERS    SONGES 


Sur  l'étang  de  la  Chesnaie  en  long  d'un  ton  un 
peu  de  bourbe  penchent  de  beaux  hêtres  aux  ma- 
drures  éteintes,  des  chênes  noueux,  branchus, 
quelques  mélèzes  aux  légères  chevelures  pendan- 
tes. Un  sapin,  dans  l'encoignure  du  mur  de  la 
propriété  qui  longe  l'étang,  monte  droit  et  morne. 
Et  la  perspective  de  l'eau  entre  les  verdures  s'en- 
fonce au  bout  dans  une  futaie  de  hauts  pins  un 
peu  rougeâtres.  Ce  jour-là,  le  ciel  de  nuages  était 
en  tourmente,  il  faisait  souvenir  de  Lamennais. 
Nous  avançant  vers  les  pins,  nous  considérions  les 
inclinations  hésitées  de  leurs  pointes,  on  les  eût 
cru  se  consulter  entre  elles  tout  bas.  Puis,  un 
recoin  liquide  et  ombreux  nous  arrêtait.  Sur  l'eau 
glaceuse,  à  alternances  de  clartés  et  de  ténèbres, 
et  dont  les  blancheurs  même  paraissent  bleuies, 
un  saule  poussé  presque  horizontalement  y  plonge 
de  tortueuses  branches,  elles  sembleraient  des  ra- 
cines, mais  on  les  sent  moins  s'abreuver  qu'être 
inextricablement  prises.  Autour,  des  jaupilles  ce 
lèvent,  de  rares  grenouilles  d'un  vert  de  mala- 


DERNIERS     SONGES 


II9 


chite  une  seconde  nagent  désarticulées.  Derrière 
le  saule  aux  feuilles  en  dessous  cotonneuses  et 
pâles,  le  bout  de  l'étang  se  recouvre  de  jaupilles 
serrées,  fluettes,  d'un  vert  d'eau  pénétré  de  jour. 


Saint-Malo.  Sur  la  plage  une  nourrice  continue 
son  bonjour  à  un  peintre  des  cabines  :  ce  Vous 
travaillez...  —  Faut  bien  pour  vivre.  —  Ah!  dame 
oui  par  exemple,  on  s'ennuierait,  »  reprend-elle  se 
dandinant  satisfaite. 

Une  après-midi,  un  idiot  estropié  est  venu  s'as- 
seoir près  de  Licette  sur  les  rochers  avec  une  fami- 
liarité qui  garde  sa  distance.  Jusqu'au  départ  de 
la  jeune  femme  il  resta  là,  la  bouche  un  peu  ou- 
verte et  ses  yeux  du  plus  beau  bleu  marin  fixes, 
chercheurs  des  siens.  S'éloignant  elle  se  retourna. 
le  regard  de  l'idiot  la  suivait  tout  plein  de  choses. 
que  sa  langue  liée  n'eût  pu  révéler.  Licette  a  deviné 
comme  une  accordaille  d'un  autre  monde,  alors 
que  les  sexes  se  seront  fondus. 

Un  mendiant,  auquel  Jacques  avait  donné 
quelques  sous  une  heure  auparavant,  prit,  quand 


DERNI  ERS    SONGES 


il  le  vit  repasser  à  cette  même  place,  un  faux  air 
humble  en  essayant  mal  de  se  cacher  avec  son 
chapeau  que  cette  fois  il  hésitait  de  tendre.  Évi- 
demment il  aurait  voulu  n'être  pas  reconnu,  et 
Jacques  se  sentit  honteux  que  l'autre  désirât  qu'il 
l'eût  déjà  oublié. 

Dans  la  rue  entre  deux  vitrines  de  boutiques, 
un  petit  garçon  du  peuple  s'adressait  dans  une 
glace  à  lui-même,  à  moitié  comme  à  un  autre. 
D'après  leurs  saccades,  on  les  eût  dits  presque  en 
prise  ensemble.  Au  fond,  le  colloque  se  témoignait 
fantasquement  confidentiel.  Ce  ne  pouvait  être 
qu'à  soi  mais  assez  étrangèrement  projeté  en  de- 
hors que  l'enfant  parlait,  gesticulait  ainsi.  Sans 
trop  se  le  démêler,  il  était  passé  dans  son  reflet,  il 
y  contrefaisait  le  père  qui  morigène. 

Dans  les  habitations  des  gens  de  la  campagne, 
les  lits  en  armoire  que  leur  boiserie  enferme 
presque  ou  enclavés  dans  le  mur,  ces  lits  d'accès 
difficile  où  il  faut  se  hisser  et  où  l'on  se  blottit  ne 
valent  pas  le  merveilleux  petit  tableau  de  Van 
Ostade  au  Louvre,  chambre  à  la  ligneuse  archi- 
tecture moins  dorée  encore  que  roussie,  d'un  lui- 


DERN  1ER.S    SONGES  12  1 

sant  velouté,  et  chaudement  et  vaporeusement 
dorante  da-ns  un  bain  de  lumière. 

Dans  une  rue  étroite  de  Saint-Malo,  un  peu 
coudée,  aux  maisons  hautes  et  vieilles,  l'une  d'elles 
pauvre  et  délabrée  date  de  1639.  Soutenues  par 
une  charpente  en  bois  mal  sculptée  en  saillie  au 
ton  tanné,  ses  nombreuses  fenêtres  presque  toutes 
carrées  et  quadrillées  se  font  apparentes.  Beau- 
coup des  carreaux  sont  fendus,  cassés,  disloqués, 
crasseux  ;  ici,  là  on  dirait  des  plaques  non  étamées  ; 
des  lentilles  variées,  comme  frustes,  la  forme  de 
quelques-unes  seule  restante  et  garnie  de  carton 
qui  s'use,  laissent  errer  la  pensée  sur  les  altéra- 
tions, les  désuétudes  des  choses.  Mais  cet  ensemble 
mal  assemblé  de  trouble  vitrage  se  fond,  à  l'ap- 
proche de  la  nuit,  sans  plus  guère  rien  de  vitreux 
en  une  même  lueur  ténébreuse.  Et  aussi  aux 
grandes  fenêtres  propres  des  maisons  bourgeoises 
dans  la  même  rue  vient,  à  cette  heure,  une  beauté. 
Elles  semblent  se  resserrer  comme  froidies,  tardant 
elles  à  s'endormir;  un  peu  une  eau  qui  se  figerait 
hivernale. 

Un  soir  d'orage,  le  soleil  couché  derrière  la 


122  DERN  IERS    SONGES 

mer,  les  eaux  prenaient  sans  se  refroidir  une  vas- 
titude  candide  et  pâlie.  Dans  elles  plus  de  reflet 
ni  de  transparence.  Insensiblement  elles  se  ber- 
çaient encore  comme  dans  un  doute  d'être.  A 
leurs  confins  se  reculant  sans  contour,  s'érigeait 
Cézembre  devenu  son  propre  songe.  Au  ciel, 
quelques  nues  s'entr'ouvraient  de  foudre  comme 
de  passions,  d'autres  figuraient  de  sublimes  mon- 
tagnes, de  féeriques  palais  croulants,  fumeux,  et 
elles  dispersèrent  leurs  dernières  teintes  en  de 
superfluentes  nuances  préférées.  La  mer  enfin 
s'est  foncée  inexorable,  rayée  de  quelques  pans 
monumentaux. 


A  l'étang  assez  sauvage  de  la  Crochais,  à  un 
coin  protégé  de  pins,  de  châtaigniers,  je  retrouvai 
quelques  instants  intacts  devant  une  fleur  de 
nénufar  fugitivement  bougeante  entre  ses  feuilles 
gouttelées  de  pluie.  La  tige  disparaissait  dans  les 
eaux  brunes.  Et  la  fleur  à  ras  d'eau  voguait  une 
seconde  sans  décision,  prête  peut-être  à  se  risquer 
plus  loin,  tout  de  même  pas  mécontente  d'être 


DERNIERS    SONGES  12} 

retenue.  Lien  presque  de  mystère.  Sous  la  blan- 
cheur infuse  des  pétales,  le  reflet  grisait  de  vio- 
lâtre  le  frêle  nénufar. 


Au  chêne  vert.  Par  ce  jour  orageux,  en  cet  air 
dilué,  dans  la  propriété  particulière  mal  ceinte 
d'un  mur  bas  qui  s'éboule,  propriété  sylvaine  tra- 
versée en  long  d'une  avenue  non  droite  de  hêtres 
et  sans  l'ennui  d'une  maison,  nous  regardions  — 
le  flot  montant  encore  —  le  coude  brusque  et 
mol  de  la  Rance,  son  eau  verte  attendrie,  troublée 
à  peine  sous  l'écorce  spumeuse  ici  là  aux  rives, 
entre  quelques  roches  non  trop  âpres  avec  leurs 
bruyères.  Et  des  pins,  des  frênes,  des  chênes  affi- 
nent et  serrent,  losangent  et  tissent,  fenêtrent 
leurs  verdures  en  touffes,  on  songe,  de  lucus  de 
druides.  L'âme  y  circule  indévoilée  à  elle-même, 
en  de  balsamiques  intervalles. 


Une  après-midi  de  vent  non  trop  chaud,  sous  la 
filure  presque  voltigeante  de  rares  nues,  Licette 


124  DERNIERS    SONGES 

ramassait  dans  le  gazon  sous  une  ormaie  à  une 
crique  de  la  Rance  un  scarabée  d'un  vert  bleu  qui 
se  dore.  Elle  l'avait  cru  blessé,  mais  en  le  retour- 
nant dans  sa  main  les  ély très  n'étaient  plus  que  le 
cercueil  du  squelette,  les  ailes  repliées  son  linceul 
irisé;  seules,  au-dessus  d'une  patte  contractée  en 
un  zig-zag  formidable,  la  tête  et  le  corselet  non 
vidés  dans  leur  petitesse  gardaient  une  apparence 
de  tête  humaine  trépassée,  l'antenne  restante 
ramenée  sur  les  yeux  avait  voulu  se  cacher  l'inévi- 
table. Et  Licette  et  Jacques  admiraient  ce  léger 
bijou  de  la  mort,  bijou  d'Isis. 


DERNI  ERS    SONGES  I  2^ 


VITRE 


Feuilles  de  pierre  amollie  en  sa  courbure  et  son 
verdissement,  à  la  petite  porte  finement  ornée 
d'une  tourelle;  toile  d'araignée  devant  une  lucarne 
faitière,  toile  nacrée  et  ouateuse. 

Pignons  ardoisés,  à  intersection  curviligne, 
simulant  d'ambiguës  coiffures  à  moitié  couvrantes. 

Gargouilles  héraldiques  aux  déchiquetures  si 
singulières  qu'elles  semblent  moins  en  métal 
qu'aériennes  sur  les  nuages  ce  jour-là  d'une  rapide 
légèreté;  gueules  bien  dentées  de  ces  gargouilles 
où  logent  —  on  dirait,  un  peu  malaisément  — 


1  26  DERNIERS    SONGES 

quelques  moineaux,  car  les  langues  de  ces  gueules 
branlent  sous  le  vent. 

Glace  pas  grande  posant  à  terre,  dans  une 
pièce  du  château,  parmi  des  tapisseries  anciennes 
aux  plis  tels  que  des  rides  qui  seraient  gracieuses, 
glace  contenant  entre  ou  plutôt  sous  ses  macules 
d'argentines  récurrences  oubliées.  Et,  par  une  baie 
d'une  tour  de  ce  château,  la  vue  plongeant  sur 
une  des  petites  cours  murées  et  pavées  de  l'autre 
partie  affectée  aux  prisons,  la  vue  de  deux  déte- 
nues assises  fainéantes,  plus  étiolées,  autour  des- 
quelles sautillaient  de  familiers  corbeaux. 

Dans  une  eau  terrienne  parmi  des  herbes 
reflet  de  maison  de  bois  enduite  de  chaux,  d'un 
blanchâtre  livide. 

A  un  endroit  un  peu  élargi  de  l'étroite  Vilaine 
serpentant  bordée  de  laveuses,  boutons  de  nénu- 
fars  au  jaune  de  soie  si  intense  qu'ils  émergent  en 
une  tristesse. 


DERNIERS    SONGES  I  27 


T)c  Taris,  juillet. 


Le  bleu  va  —  sans  plus  de  passion  —  de 
l'amour  à  la  mort,  ou  mieux  il  est  d'extrémité 
perdue.  Du  bleu  turquoise  au  bleu  indigo  l'on 
passe  des  pudiques  effluences  aux  ravages  finals. 
Nativités  et  détresses,  si  vraies  qu'elles  sont 
réduites  à  se  taire. 


Des  boutons  de  tubéreuses  s'entr'ouvrant  sur 
une  même  tige,  portés  un  matin  quelques  heures, 
m'avaient  dit  quelque  ehose  très  aimée  que  pour- 
tant  on  ne  peut  garder  auprès  de  soi  impuné- 


128  DERN'IERS    SONGES 

ment.  Leur  coquette  mollesse,  leur  luisance  refon- 
due dans  la  senteur,  tout  enfin  de  ces  vierges 
hasardeuses,  extérieurement  tracées  de  blondeurs 
minimes,  donnait  une  émotion  trop  suave  par 
leur  haleine  peu  à  peu  presque  intoxiquante. 


Au  Louvre.  Pourquoi,  parmi  les  cinq  femmes 
et  sacrées  et  voluptueuses  d'une  des  fresques 
dégradées  de  la  villa  Lemmi,  est-ce  celle-là  seule 
en  blanc  qui  me  tente  de  la  rendre  dans  une  écri- 
ture de  mélodie  !  certes,  la  blanche  tunique  retenue 
d'une  main  et  flottante  à  peine,  et,  dessous,  la 
chemisette  bleuâtre,  ce  vêtement  s'accorde  à  la 
jeune  fille  qu'il  dérobe  et  rehausse.  Et  du  col 
arrondi  sort  comme  d'un  calice  la  tête  un  peu 
penchée  de  côté.  Mais  non,  c'est  en  dedans  qu'on 
est  ravi  par  cette  physionomie  si  particulièrement 
distraite,  car  enfin  ce  rien  de  négligence  —  le 
visage  nullement  détourné,  non  plus  regardant 
—  empêche  que  son  air  distingué  à  cette  forme 
nymphéenne  perde  une  seconde  du  charme  juvé- 
nile. Sa  tendresse  sans  un  soupçon  de  chagrin  se 


DERN  I  ERS     SONGES  120 

marquerait  de  mélancolie,  elle  est,  cette  vierge, 
quelqu'une  trop  purement  délicate  pour  pouvoir 
être  heureuse.  Mais  l'on  craint,  en  insistant,  de 
déranger  la  manière  de  rêve  de  cette  Botticel- 
lienne  aux  cheveux  roux  dénoués,  ondulants,  aux 
deux  mèches  jolies  jouant  modestement  sur  Le 
Iront,  aux  yeux  moins  souriants  on  dirait  que 
mouillés,  et  dont  la  figure  a  un  galbe  de  vase  qui 
se  fendille  et  se  rose. 


Dans  l'ombre  imbue,  profonde  du  coteau  où 
la  pleine  lune  inconcevablement  hagarde  et 
douce  passe  déclive,  l'eau  dort  sous  le  lointain 
azur  moucheté  de  plumeuses  blancheurs.  Elle 
émerge  ou  refoule  on  ne  sait,  sa  lisse  superficie 
hésite  de  luire,  ce  semble  un  cristal  noir,  et  la 
liquide  image  de  ténèbres  demeure  plus  secrète 
avec  de  rares  filets  de  lumière. 


Il  me  semble  sentir,  entre  mon  âme  et  l'au-delà 
convoité,  je  ne  sais  quelle  tapisserie  indéfinissa- 


I  -JO  DERNIERS    SONGES 

hlcment  légère  qui  pourtant  sépare.  Derrière  elle 
je  devine  des  mondes  d'une  nouveauté  éternelle, 
car  à  des  moments  elle  remue  inquiétante  et 
délicieuse  sous  des  souffles  de  par  là-bas,  et  les 
figures  indécises  de  cette  tapisserie  point  faite  de 
main  d'homme,  telles  un  peu  que  d'antiques 
souvenances,  s'entendent  alors  avec  les  lents 
mouvements  arabesques  du  tissu  où  couve  et 
d'où  s'échappe  comme  un  relent  ineffable. 


L'Absolu,  nécessaire  et  incompréhensible,  in- 
cessamment se  manifeste  triple  dans  l'Etre,  dont 
la  forme  pour  ainsi  dire  parfaite  est  la  sphère. 
L'Absolu  est  la  commune  mesure  universelle  des 
innombrables  différences. 


Impossible  et  analogue  tige  aquatique  qui 
s'élance  et  s'évase  en  coupe  renversée  d'où 
retombe  une  pluie  de  pleurs,  rayon  brisé  de  mon 
songe  se  réabîmant  au  firmament  de  l'Unité. 


DERNIERS    SONGES  []I 


Un  matin  déjà  avancé,  aux  Tuileries,  assis  sur 
un  banc,  nous  remarquions  à  peine  que  des  blan- 
chisseuses assises  un  peu  plus  loin  riaient,  éton- 
nées de  nous  voir  fixer  une  ombre  apparaissant  à 
intervalles  sur  l'écorce  d'un  marronnier.  Petite 
branche  se  manifestant  dans  son  ombre  une  mer- 
veille. Évanouie  sous  une  nue  ou  réapparaissante 
sous  le  soleil,  elle  avait  la  magie  d'une  surnatu- 
ralité.  Et  c'était,  cette  ombre  ouvragée,  un  demi 
croissant,  une  ceinture,  entrelacs  de  Perse  ou 
d'Arabie,  trophée  d'un  chef  supposé  suspendu  là, 
d'un  de  ces  chefs  de  légende  gardant  la  réalité  et 
le  mystère  tout  à  la  fois  des  fata-morgana  un 
moment  gravant  leur  passage  dans  l'horizon  du 
ciel.  Cette  intermittente  ombre  lucide  sur  l'écorce 
ravinée,  grise  ne  rendait-elle  pas  plus  flagrante 
l'invisible  vision  de  ce  chef  inconnu,  dont  se 
remontrait  si  secret  et  sûr,  fuyant  et  fier  l'héroïque 


1  }2  DERNIERS     SONGES 

vestige?  Et  de  la  glorieuse  ceinture,  à  un  coté, 
se  détachait  une  pendeloque,  qu'on  sentait 
scintiller  fantomatique  comme  dans  le  fond  de 
l'Histoire. 


DERNIERS     SONGES  I  "J  } 


OBSESSION 


Ma  mère  à  cinquante-six  ans  sur  son  lit  de 
morte  jonché  de  défaites  rieurs  et  que  veille,  sans 
surtout  de  bruit  dans  la  chambre  en  oratoire,  son 
fils  unique  de  plus  de  trente  ans,  ces  derniers 
jours  de  janvier.  Dépérie  de  maladie,  elle  avait 
exhalé  doucement  son  âme.  Une  double  dissem- 
blance se  marquait  s'accentuant  sur  la  physiono- 
mie. Le  coté  droit  du  visage  prenait  une  sévérité, 
je  ne  sais  quoi  de  pénible,  en  une  reviviscence  de 
la  figure  —  forme  et  expression  —  de  mon 

s 


134  DERNIERS     SONGES 

grand-père  maternel.  Le  côté  gauche  au  contraire 
avait  une  inclinaison  reposée,  comme  prête  à 
gentiment  sourire,  faisant  rêver  par  le  fils  les  pre- 
mières années  de  la  vierge.  Et  ainsi  sur  la  face 
désormais  close  avait  mystérieusement  réapparu 
à  la  fois  un  retour  aux  origines  et  une  candeur 
d'enfance.  A  peine  une  trace  violacée  au  bas  de 
la  joue  gauche,  pour  signifier  Factuelle  présence 
funèbre.  Et  la  morte,  en  son  apparence  de  cire 
surtout  aux  mains,  s'enveloppait  froidement 
d'une  odeur  brune  piquée. 

Que  ce  sourire  qui  ne  bougeait  plus,  dans  le 
côté  gauche  de  la  physionomie,  me  trouble  en- 
core! Ne  semblait-il  pas  charmé  occultement  et 
dire  que  maintenant  elle  savait  bien,  elle,  mais 
qu'aux  vivants  ne  se  divulgue  pas  le  secret  sur 
l'être  ? 

Des  lilas  blancs  pâles  —  j'en  donnais  à  ma 
mère  certains  jours  —  ont  un  parfum  comme  de 
souvenir  pur. 

Et  Jacques  se  rappelle,  de  son  second  voyage 
de  montagnes  avant  la  quinzième  année,  l'après- 


DERNIERS     SONGES 


ns 


midi  d'été  avec  son  grand-père  et  sa  mère  dans 
les  ruines  du  château  de  Habsbourg,  sur  une 
hauteur  où,  dans  les  fentes  des  vieilles  murailles 
versant  leur  ombre  sur  l'herbe,  des  harpes 
éoliennes  laissaient  une  résonance  craintive  de 
sylphe. 


c  i  c  h  c  v  é   cl  '  i  inp  r  i  m  c  r 
Le   vingt  septembre   mil  huit  cent  quatre-vingt-huit 

PAR  ALPHONSE  LEMERRE 

(Bancel,  conducteur) 
25,      RUE     DES      GRANDS -AUGUSTINS,      25 


_a  Bibliothèque 
iversité  d'Ottawa 
Echéance 


The  Library 
University  of  Ottawa 
Date  Due 


lP  2  7  1996 
>RÊT  DIRECT 

?:  6  SEP.  1991 
RE.B. 

Pie  1 


/I.LL 


3  2007 


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JÛJAM3  02007 


3900  3    0  02^3  7^7 8b 


/ 

1 

CE    PG       2382 

.P65D4  1888 

COO       POICTEVIN,    F    CERNIERS 

ACC#  1226318 

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