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DERNIERS SONGES
DU MÊME JUTEUX
La Robe du Moine i vol.
LuDINE I vol.
Songes i vol.
Petit au i vol.
Seuls i vol.
Paysages et Nouveaux Songes i vol.
Tous droits résert es
Il a été tiré de "Derniers Songes, 20 exemplaires sur papier de
Chine et 5 sur papier du Japon.
Har
fB^LD^CIS TOICTEVIZVl
10
1373
DERNIERS SONGES
PARIS
ALPHONSE LE M ERRE, EDITEUR
23-31, PASSAGE CHOISEUL, 2 3-3 I
M D C C C L X S X V 1 1 1
Dimanche, 28 septembre 1884.
Cher zMonsieur,
F vene\ pas mercredi, vous ne me trouverez
pas encore che\ moi, car je ne serai réin-
stallé à cAuteuil que la semaine suivante.
Je voudrais bien vous faire des compliments de vos
Songes, en effet je trouve la trilogie de ces deux
jeunesses séparées, avec leur contact et leur soudure
dans la troisième partie, je la trouve une très jolie
imagination, mais il n'aurait pas fallu faire la troi-
sième partie toute en paysages, il aurait été besoin
avant tout d'une psychologie de ces deux âmes et de
ces deux corps mêles — et ça manque. Tuis, vrai-
ment, cher monsieur, vous aime^ trop l'obscurité, la
nuit dans le style, et il y a pour moi, oui pour moi,
nombre de phrases tout à fait indéchiffrables. Votre
bouquin, save^-vôus, me fait l'effet du livre du Dante
quand j'ai commence à apprendre l'italien, je compre-
nais /'Enfer, je ne saisissais que très médiocrement
le Purgatoire, et le Paradis restait pour mon intellect
du pur cunéiforme, — eh bien, en vous lisant, lin-
compréhension monte et grandit de Jacques à Licette
et de Licette à Ensemble. Et cependant par-ci et par-
là, et même très souvent, il y a de délicates définitions
de sentiments et de choses que la copie est rebelle à
rendre : des victoires de la prose sur l'invisible, sur
l'impalpable.
zMes amitiés,
EDMOND DE CONCOURT.
c4
mOZNl cAéMl J. K. HÙrSMc4^S
l'écrivain si aigu et fastueux,
en un même amour du mystère.
F. P.
DERNIERS SONGES
ULTIMES RÉMINISCENCES DES PREMIERS ANS
%YjS~m$our le lymphatisme de l'enfant à sa
m "t^T septième année, le médecin a conseillé
6Q^7(?^, une station d'été à Luchon. Jacques
part avec son précepteur. Comme il est heureux
sur la ligne du Midi dans le coupé loué pour eux
deux seuls ! par les glaces , il voit ce paysage si
nouveau de landes, de pins, de bruyères. Il aime
DERNIERS SONGES
cet air chaud, ce ton un peu rissolé des verdures,
des fougères surtout. Le coupé est dans le sens
arrière. L'enfant regarde défiler cette nature qui
envoie des bouffées résineuses; pas de terres
labourées, c'est sauvage et cela plaît à voir. Le
vilain wagon même en face ne gêne pas trop, Jac-
ques en suit la trépidation un peu oscillante, il
écoute ce bruit du train qui l'emporte plus loin
encore.
A Tarbes, au fond de l'horizon a apparu un
monde de blancheurs hautes, confondues, masses
qui par endroits s'éclairent. Cela semblait moins
appartenir à la terre que dépendre du ciel.
La station thermale lui semble imposante avec
ses colonnes. Promenoir où circulent les malades
et les autres, où il aime à se frôler à ce monde
comme il faut, si varié; moments d'attente, où
cependant tout ce qu'on voit est plein d'inat-
tendu. Et justement parce que tous ceux qui pas-
sent là et tout ce qui s'y passe n'est que de si peu
de durée, cette brièveté ajoute un charme; Jac-
ques garde un regret à ce qu'il a saisi à peine.
Un chien, boule-dogue jaune à mufle noir, lui
DERNIERS SONGES ]
a fait envie, caprice exalté; il a écrit à son père
avec des supplications. Il se sent défaillir de cha-
grin de ne pouvoir le prendre, l'emmener. Ah !
mon Dieu, quel malheur... mille francs ! mais
n'est-elle pas juste cette somme pour un si beau
chien de race ! comme il avait l'air fort et calme et
bon. Il y avait du protecteur, du grand ami dans
ce chien pour le petit garçon. A coup sûr, on se
serait très bien entendu ensemble et tout de
suite, il l'avait bien éprouvé dans la façon un peu
fière à ce chien d'accueillir ses caresses.
Une fillette plus grande que lui, dans les treize
ans, grassouillette, faisant des manières, il a mal
joué avec elle, et là se dessinaient ses antipathies
non moins exclusives que ses sympathies. Le pré-
cepteur causait avec le père. Jacques eût aimé que
cette fillette, qui avait par son âge déjà une
importance — ces treize ans étaient considérables
pour lui, — fût selon son goût, car enfin son
regret de n'avoir pas de plaisir auprès de celle-là
révélait au petit garçon un désir d'avoir une
récréation avec une petite personne en jupe.
Et les excursions à la cascade d'Enfer, à Bos-
DERNIERS SONGES
sost. Grimper au troisième, au dernier pont de la
cascade, plonger de là dans la large vallée, dans
cet air de montagne où il lui semble prendre une
nouvelle vision de tout et où il se sent léger et gai
et transporté. A Bossost être en Espagne, avoir
Franchi la frontière, entendre une messe où la
sonnette est remplacée par une crécelle, voir un
petit fleuve rapide que l'on nomme encore la
Garonne mais qui ne lui paraît plus le même
tout à fait qu'en France, enfin les costumes des
soldats et aussi des gens... De cette façon voya-
geuse, ses idées s'étendent.
Le retour est presque triste : oh ! revenir sur
ses pas... A Luchon, il avait oublié la vie mono-
tone du château dans ce fond de campagne assez
près de Paris, il aimait le soir devant les cafés
sous les tentes les harpistes, les chanteurs pyré-
néens. Adieu tout ce beau mois! le château ren-
foncé entre les vilains coteaux se remontrait dans
le tout proche lendemain. Et voilà qu'à Toulouse
le précepteur et lui sont indisposés; on s'est
arrêté à l'hôtel des trois Empereurs d'où il gar-
dera le souvenir, dans la chambre, d'un flacon de
DERNMERS SONGES
verre taillé empli à demi d'un liquide jaunâtre. Il
y a mis sa langue; non, ce n'est plus le goût de
la fleur d'oranger, pourtant dans cette âcreté res-
tait quelque chose de presque agréablement vieux,
pareil à l'apparence intérieurement un peu cristal-
lisée du flacon. Il l'a manié, regardé longtemps.
A un coin peu éclairé du petit salon Louis XVI
du château, le portrait du cardinal de Rohan, dans
le costume de seigneur prélat, et par son air vain
et doucereux, s'infiltrait en l'esprit de l'enfant, lui
inspirait une indéfinissable défiance, un peu mal-
veillante, de ce prêtre riche qu'il sentait faux, qu'il
ne sentait guère prêtre. Des apparences presque
de marquis poudré de la cour du temps; mais un
cardinal avec des airs de marquis, n'était-ce pas
contradictoire, risibler... et cette peinture infir-
mait en l'enfant le respect pour la hiérarchie. Il se
renseigna d'ailleurs vite sur le cardinalat, son
institution si tardive, toute de politique à la cour
des papes. Et ce portrait agaçait l'enfant tout en
arrêtant son regard au passage. Forme hybride de
D E R N I E R S SONGES
prince -évêque, au fond ni l'un ni l'autre, type
énervé de la fin d'un temps, d'un culte peut-être,
et qui, loin de saillir avec la distinction du rang,
s'affadissait dans l'idée de Jacques. Pourtant il y
revenait comme à un personnage, à un type en
somme disparu et assez inconcevablement se rat-
tachant à la demeure sévère.
Puis, il n'entendait jamais parler de ceux qui
avaient habité là autrefois. Les parents ne s'inté-
ressaient donc pas au passé de leur château ? Le
père cependant semblait fier de son domaine. On
l'avait acheté à d'ordinaires propriétaires, fer-
miers enrichis, Jacques n'avait pas entendu dire
autre chose, sinon que le cardinal d'Amboise
l'avait acheté des constructeurs eux-mêmes et que
les Rohan au siècle dernier l'habitèrent. Et de
cette stérilité de renseignements Jacques ne con-
cluait qu'un point clair : de l'inconnu, bien du
possible enfin dans cette maison. Dans le présent
même se glissait ainsi il ne savait quoi d'inexpli-
cable.
Quelque chose qui lui plaisait, parce que sans
doute il y allait peu et assez vite toujours, quelque
DERNIERS SONGES
chose de bien près pourtant de la chambre
d'étude, c'était le bout tournant en angle du long
corridor. Là-bas, une fois qu'on avait tourné, on
n'était plus vu. Une grande fenêtre donnait sur
les fossés, un peu de la pelouse, plutôt sur une
touffe d'arbres, du dehors cette fenêtre se renco-
gnait contre une des tours principales; plus loin,
cette dernière partie du corridor aboutissait à une
pièce polygonale servant irrégulièrement de
bûcher, les murs se dégradant, leurs pierres jaunes
sans plus de mortier, paraissaient à l'enfant moins
communs dans leur abandon.
Et encore, dans l'escalier tournant qui donnait
sur l'ancienne salle des gardes — maintenant
simple salle de billard, il y avait dans un renfon-
cement à mi-mur une fenêtre dormante, oblongue;
une traverse en bois coupait la vitre à son milieu.
Quand l'enfant passait par l'escalier sombre, il
ralentissait, s'arrêtait, rien qu'un moment, près ou
même devant cette baie, derrière laquelle régnait
le silence d'un étroit petit couloir où l'on n'allait
jamais et éclairé d'une sorte de lucarne s'ouvrant
à peu près en face la fenêtre dormante. Ce cou-
DERNIERS SONGES
loir menait à l'intérieur d'une tourelle, à une pièce
circulaire, vide. Certes, l'enfant avait pu y aller
des fois, mais cette pièce pas employée le préoc-
cupait en quelque sorte de son sens perdu. De la
fenêtre dormante, l'humble couloir ainsi observé
prenait un isolement, se reculait, l'escalier lui-
même se troublait sous ce jour singulièrement nu
et indéterminé tombant de la lucarne de là der-
rière le couloir et à travers la fenêtre. Combien
cette vitre qui ne s'ouvrait pas se faisait, derrière
elle, inviteuse !... Il semblait presque à Jacques
qu'il ne connaissait pas ce couloir carrelé, cela
devenait dans sa contemplation muette, agrandis-
sante comme une fuite immobile de secret pas-
sage. Il savait pourtant que la petite porte basse
de ce court couloir donnait sur le corridor, à son
tournant. Mais celle-ci était quasi dissimulée, elle
aussi pleine d'incertitudes; elle voulait avoir l'air
de faire partie du mur. Tout de même entre elle
et le haut mur restait une mince ligne anguleuse
de démarcation, indice d'un par-delà que l'enfant
convoite, qu'il n'ose.
DERNIERS SONGES
Et il s'intriguait intellectuellement, en une
ingénue subtilité, du grand-père maternel venant
rarement à la campagne. L'administrateur au
chemin de fer de l'Est venait, dans le parc de sa
fille, aspirer des fraîcheurs, et sans guère parler.
iMais il en disait assez pour contredire les instincts
d'agronome du père, sans non plus se ranger du
côté du précepteur. Lui blâmait qu'un étranger fût
le maître de l'enfant, il n'admettait pas l'étude
d'autres langues, les vivantes, au détriment du
français, celle-ci avec la latine devant tout primer.
Sa complexe nature un peu recluse, à échappées
bilieuses, jugeait manquer de souplesses, de dex-
térités ce type selon lui engourdi, peut-être même
moins indéchiffrable que vide, d'homme blond,
de germain. Il avait, le grand-père, une façon à
lui à demi-narquoise, à demi-interrogative, de
commencer des fables, que Jacques préférait
qu'il continuât. Au fond, les romans de Walter
Scott, racontés par le précepteur, plaisaient
davantage à l'imagination du petit. Pourtant la
DERNIERS SONGES
façon de parler du grand-père avait une élégance,
de l'imprévu, des brièvetés, Jacques le sentait
bien, et l'aïeul se marquait dans sa vision avec sa
face glabre assez creusée, sa taille petite mais fine
en une lenteur peut-être plus voulue que réelle,
avec sa bouche aux coins un peu renfrognés et
renfermant des observations, et ses yeux pensifs
se faisant presque distraits si on les voulait fixer.
Sa bienveillance envers Jacques semblait de celles
qui délicatement se récusent.
Son père! comme il le voit toujours dans son
costume de chasse en velours gris passé. L'enfant
touchait les boutons — un jockey sur un cheval
lancé, cette course folle en arrêt n'avait pas beau-
coup de sens, mais enfin il regardait pensant à
son poney qu'il montait si à l'aise. Il flairait le
carnier où reviendraient les belles perdrix grises
et rouges, qu'il se désolerait de voir tuées et dont
il aimait à caresser la plume soyeuse et molle.
Mais le papa n'était pas studieux, la lecture ne
l'intéressait guère, il aimait à faire les choses
DERNIERS SONGES
promptement. Jacques, lui, se sentait plus long
devant elles, il les éprouvait diverses ou alors
ennuyeuses.
Un maître de musique venu quelquefois à la
campagne, il se le rappelle un petit homme co-
quet, blond, les favoris légers, l'air tout jeune
malgré sa tête chauve, il portait un pantalon
clair, c'était un blond gentil mais qui n'imposait
pas comme le précepteur...
Et ensuite chez une maîtresse de musique où il
allait prendre des leçons rue des Saints-Pères, il se
retrouve une matinée, cette grosse dame se sen-
tait mal en train, le cœur et l'estomac barbouillés,
à cinq heures on avait guillotiné le médecin La
Pommerais convaincu d'empoisonnement, le crime
d'un homme comme il faut et même distingué
semblait inouï, on ne le pouvait croire, et puis le
crime avait été perpétré sans qu'il y parût, sans
grossièreté, pas malproprement, l'exécution du
médecin à tout prendre était peut-être exorbi-
tante. Jacques s'hallucinait vaguement de la
12 DERNIERS SONGES
manière dont était tombée la tête de ce mon-
sieur.
Malgré ces essais d'apprendre le piano, il s'ob-
stinait à s'énerver, en des pleurnicheries, du rabâ-
chage des airs. Le précepteur, d'une musicale
susceptibilité d'oreille, conseilla de cesser les
leçons.
Quand il revenait de Paris, des soirs d'hiver,
avant surtout qu'il commençât à y aller une fois
la semaine régulièrement pour des répétitions
chez un professeur du lycée Bonaparte, ces soirs,
après avoir quitté le train à Meulan, dans le coupé
Jacques avait des sensations indiscernablement
mêlées d'agréable et de pénible. La voiture filait
vite ou allait au pas aux montées ou encore avait
des cahots à des endroits pierreux, et c'étaient,
entre ou le long des plaines non trop unies, des
massifs d'arbres, des murs de propriétés privées :
l'enfant regardait à travers la glace dans l'obscu-
rité un peu comme si cela chaque fois était nou-
veau pour lui, même les soirs d'été devant les
DERNIERS SONGES 1 }
effacements des crépuscules avec lesquels il se
sentait languir. Et ces choses entrevues au passage
lui disaient par cela même plus que la même cam-
pagne, les pareilles verdures auprès de la maison
qu'il habitait. C'étaient donc ces endroits avant
d'arriver, endroits qu'on ne distinguait plus à ces
heures et où en réalité il n'avait jamais rien re-
marqué de spécial, qui devenaient une distraction
presque épeurante par leur différence supposée. Le
long d'un mur touffu derrière d'arbres qui le do-
minent pas sûrement tranquilles, le chemin tour-
nait brusquement, le mur continuait en suivant la
courbe quelques moments du chemin, et dans
l'âme de l'enfant couvaient des perplexités en une
accordance bizarre avec les inégalités, les péripé-
ties de la route. Il y avait aussi un pont négligé,
le chemin devenu resserré; on passait par un ha-
meau, certaines végétations grêles risquaient de
battre au carreau de la portière. Puis, parmi les
plaines un peu montantes, c'étaient des regrets de
cet endroit tout à l'heure anxieux , maintenant
trop vite traversé. C'était charmeur au bout du
compte, et cela valait mieux que la monotonie
DERN'IERS SONGES
autour du château. Celui-ci cependant avait une
singularité d'isolement dans le parc et comme en
dehors du village.
Les premiers beaux soirs de printemps, dans
une allée pas trop droite, il écoutait son père
siffler des trilles aux rossignols, et les lilas et de
l'autre côté la prairie répandaient une haleine
fraîchement douce.
Du saut-de-loup devant la brèche à claire-voie,
non juste au bout, un peu à gauche de la grande
allée, ou, si Jacques prenait la clé de l'une des
deux portes aux bouts opposés dans le haut du
parc, de l'une d'elles franchie ou simplement
ouverte, la vision de la campagne s'en allant au
loin... L'autre porte donnait sur le chemin du joli
bois des Roches, bois trop parcouru par l'enfant,
horizon sans plus guère de surprises. De la porte
au contraire, où Jacques sortait peu vers Témé-
ricourt, les lointains, aperçus chaque fois un peu
DERNIERS SONGES If
comme par hasard, semblaient plus curieux, ils
se mariaient indéfiniment au ciel, aux nuages. Le
ciel tout là-bas, sur les labours, sur les cimes poin-
tues des peupliers, sur des groupes d'arbres
arrondis, se courbait, arrêtait et n'arrêtait pas la
vue. Et certain vent molli apportait le son des
cloches de Téméricourt caché par les plis des
champs, ces sons, vague voix des airs, mouraient
au cœur de Jacques.
Dans la même direction, à l'extrême horizon
deviné, se trouvait Averne. Bien qu'il y eût été
deux ou trois fois, il se le figurait un endroit pour
ainsi dire uniquement de religieuses. Les pre-
mières qu'il eût jamais vues étaient venues de ce
grand village au château en une visite brève. Les
sœurs, leurs maisons, il les resongeait dans une
blancheur assez raide et calme. Tout Averne
devait en tenir.
Ce que dans le parc il aimait le plus, c'étaient
certains bruissements, certains chuchotements
venant des feuilles des marronniers, des tilleuls,
1 6 DERNIERS SONGES
sans doute aussi des nuages. C'était alors comme
si la partie la plus en dedans de lui-même et qui
lui échappait se mouvait parmi eux dans le vent,
en quelque sorte s'y dérobait revenante. Et puis
avec les nuages, ce n'était plus désert, plus fixe
dans le grand ciel.
Monsieur S..., gros et malgré cela alerte et dont
la voix, quand il s'adressait un moment à Jacques,
se faisait flûtée, c'était très curieux et surtout
l'enfant dès les premières visites ne douta plus que
le monsieur était au fond moins aimable encore
que bienveillant pour lui et si simplement, sans
en avoir l'air. Jacques aimait cette façon de ne pas
le gêner dans ses timidités, cette façon particulière
de le faire valoir subitement en non pas l'interro-
geant brusquement mais en l'introduisant dans la
conversation à propos, puis tout naturellement,
sans qu'il s'en rendit presque compte, de conti-
nuer un moment comme en un aparté ni tout bas
ni trop haut. Oui, exquise allure de ce monsieur
avec lui et qui faisait dire aux parents : vous savez,
DERNIERS SONGES
17
vous avez fait sa conquête; il demande toujours
pourquoi vous ne venez pas plus souvent... C'est
que le monsieur avocat à Paris y avait nombre
d'affaires; aussi ne restait-il qu'un jour ou deux
tout au plus et à longs intervalles. Cet honnête et
éloquent homme, l'enfant lui sentait sous sa forme
énorme sans lourdeur une distinction intime et
une réserve par dessous les gestes d'ailleurs tout
de franchise. Cet homme que l'enfant voyait en
somme si peu faisait naître en lui le regret, bien
qu'il le comprît inutile, des occasions devant très
vraisemblablement toujours manquer de se ren-
contrer autrement; toujours l'avocat venait de-
mandé par le père pour des questions encore en
litige des affaires d'autrefois, et l'avocat semblait
très délicatement vouloir ne pas franchir cette
limite mais rester sur ce terrain neutre. Pourtant
ses manières revenaient à Jacques; il les sentait
favorables à lui, et toujours comme si le monsieur
avocat se cachait d'être ou de pouvoir être un ami.
Enfin et par-dessus tout peut-être celui-ci le suscep-
tibilisait par des insinuations, çà et là dans la cau-
serie, sur des problèmes de la pensée, en lesquels
DERNIERS SONGES
l'enfant se perdait ensuite à réfléchir. Cela créait,
laissait en lui une impression de sympathie con-
tenue, différée. On s'entendrait, on se retrouverait
plus tard... Comment? où?... Tout cela, Jacques
le percevait confusément, avec une foi. Et ces sen-
timents gardés, lui mettant une dilection aux yeux
et une grâce discrète et heureuse quand il regar-
dait le monsieur ou se faufilait à ses côtés, ini-
tiaient l'enfant au monde de l'âme, suscitaient en
lui, confirmaient des pressentiments sur la néces-
sité de l'attente, sur les difficultés du bonheur.
Peu d'années après, lorsqu'il apprit la mort de
l'avocat avant la vieillesse survenue, il ne s'étonna
pas.
Il y avait les trois inséparables, appelés ainsi
parce qu'ils ne venaient jamais qu'ensemble.
L'architecte, l'enfant se le disait ni méchant ni
bonhomme, avec sa grosse tête sans empâtement
des traits; il était toujours en mouvement sans
exactement d'agitation, portait un chapeau de
castor rond en rapport avec sa tête. Parole coulant
DERNIERS SONGES 19
sans flexions, toujours proposant quelque partie,
bien d'un homme qui ne pouvait guère plus s'as-
seoir que réfléchir. Il était comme sans figure à
lui, et ainsi on ne L'aimait ni le détestait.
L'homme d'affaires, au timbre de voix sans ré-
sonance et comme coupant de côté et un peu
moqueur, à l'œil d'une vivacité glissante, au visage
étroit, à la physionomie superficiellement accom-
modante, était envers Jacques volontiers et rapi-
dement caresseur. Quoiqu'il ne déplût pas à l'en-
fant, qui aimait bien ces caresses non insistées,
l'enfant sentait que celui-là, pour flatter avec une
mesure son père, n'était pas un ami véritable.
Le chef d'institution de la rue de Courcelles à
Paris, chez qui avait été le précepteur indiqué par
lui aux parents alors que l'allemand s'en était allé
en Ecosse dans une famille, ce monsieur à la barbe
noire lustrée que Jacques ne trouvait pas du tout
belle, malgré que visiblement l'autre posât pour
cet appendice de son mat visage, ce monsieur, pas
maigre ni raide précisément, gardait un mutisme,
quelque fausse solennité, il dégageait on ne savait
quoi de réglé et d'obscur. Quoiqu'il parût ne
20 DERNIERS SONGES
s'occuper nullement de l'enfant, il le mettait assez
mal à l'aise.
Mais, parmi les deux autres, que pouvait bien
faire l'instituteur, si différent d'eux? D'ailleurs,
aucun de ces hommes ne semblait tenir sérieuse-
ment à l'autre, et cependant ils avaient un air de
gens s'associant un peu en dessous.
Et encore avec d'autres personnes venant au
château et que Jacques comprenait, sous l'appa-
rence du savoir-vivre, sans cordialité, il avait peu
d'enjouement.
Un monsieur anglais avec ses deux filles et
dont la femme chétive ne fut jamais visible, —
on disait qu'il vivait séparé d'elle, — ce monsieur
aux pans d'habit toujours comme près de partir,
pareils à de fausses et vilaines ailes, ne se déta-
chait pas de son costume dans l'imagination de
l'enfant; un rougeaud en somme celui-là, ci peau
fade sous sa rougeur, à accent ridicule, — le pré-
cepteur, étranger lui aussi, n'avait pour ainsi dire
pas d'accent et en tout cas nullement risible. —
DERNIERS SONGES 21
à favoris pas naturels, à la personne gesticulante
un peu en pantomime, et mêlée à des supposi-
tions de faiblesse dans l'idée de Jacques, puisqu'il
se laissait ostensiblement mener par ses deux
filles. Et Jacques ne s'expliquait pas comment
alors cet homme pouvait, à ce que l'on disait, se
faire craindre de sa femme, être dur pour elle. Les
deux filles, si opposées, ne le maniaient-elles pas,
lui, tout à leur fantaisie! L'une malingre, n'ayant
plus guère d'âge déjà, quoique à peine dans les
trente ans, d'un visage défait dont on ne savait s'il
devait faire plaindre la personne ou en dégoûter;
et cette voix comme morte, dune égalité déses-
pérante... Pourtant on disait que la mère était
bien encore et, quoique toute malade, non sans
séduction pour un mari. Etait-ce donc croyable
avec une telle fille?... et de cette mère point vue
Jacques concevait une pitié curieuse... Mais l'autre
fille n'était-elle pas vraiment en un sens plus dé-
plaisante que sa sœur aînée? Celle-là, avec ses
ongles rongés, sa peau pleine, se prélassait fai-
néante, gourmande surtout, et elle ne manquait
pas l'occasion de plaisanter son père, elle avait
DERN'IERS SONGES
des façons de camarade de lui donner des leçons.
La femme d'un notaire de Paris et sa fille de
plus de vingt ans paraissaient à l'enfant trop co-
quettes. Sans doute leurs toilettes étaient élé-
gantes etleurs manières avaient une hauteur; elles
devaient vivre beaucoup dans le monde ces
dames, cependant Jacques hésitait sur le fond réel
de ces manières, elles ne lui semblaient pas de
vraies dames, comme lui concevait une vraie
dame dans sa petite cervelle. Trop de frou-frou
dans leurs robes, dans leurs airs, cela le décon-
certait, et en même temps il les regardait, les
observait. La mère n'avait pas l'air maman du
tout, elle ne s'occupait pas de sa fille qui de son
côté profitait de cette indifférence, jeune fille
qu'on eût pu prendre pour une jeune femme
presque hardie. Et la mère et la fille du notaire
moins prétentieux qu'elles sous son vernis glis-
sant, ces deux femmes, telles un peu que deux
sœurs rivalisant tacitement, rehaussaient encore
dans l'âme de Jacques sa mère. Dans ses poses de
tête elle avait de l'oblique cette femme du notaire,
et, comme quelqu'un qui aurait envie de bien
DERNIERS SONGES 2}
d'autres choses, elle laissait presque entendre
qu'elle venait au château par grâce, l'enfant du
moins lisait cette idée dans toute son allure,
qu'elle fut à l'intérieur ou dans les promenades
traînantes par le parc, promenades où Jacques
sentait que les robes seules passaient, sans entrain
d'abandon de celles qui les portaient, et puis enfin
ces toilettes de ces deux femmes lui éclataient
telles qu'un luxe un peu menteur. La jeune fille
quelquefois, mais quelques instants seulement, se
rapprochait de Jacques, pourtant il restait tou-
jours un peu un genre de condescendance, c'était
aussi comme si cela ne devait guère se faire de se
parler un petit garçon et une grande demoiselle,
et en même temps il voyait dans ses yeux comme
savants de bien des choses et évasifs qu'elle aurait
pu lui en raconter long sur les amusements de la
vie, amusements multiples ignorés de Jacques.
Non qu'il fût désireux de les savoir, mais c'est la
demoiselle élégante, bien proportionnée, assez
pâle, discrète de paroles mais non pas d'atti-
tudes, qui l'intriguait. Elle disait peu de mots, et
son intonation avait une fraîcheur artificielle, ses
24 DERNIERS SONGES
gestes avaient comme des intentions doubles,
triples, toutes façons qui prouvaient à l'enfant
une demoiselle tissue de choses un moment appa-
raissantes, vite reprises. Et elle n'avait pas mine
de se déplaire à ce jeu, qui lui semblait familier.
Malgré cela, ses yeux marquaient une inquiétude
dans leur clarté grise.
Une autre dame avec sa fille venait moins
rarement. La mère avec ses anglaises, un air
s'inspirant à certains moments, se montrait pas
mal pédante, un peu une fausse poétesse; elle
avait publié un volume de vers point célèbre,
mais malgré que ce semblant de poésie séduisît
plutôt l'enfant, il sentait bien, — et il le regret-
tait, — que ce n'était là sans doute qu'un sem-
blant. Jacques eût souhaité lui aussi versifier, et,
n'y arrivant pas, il admirait ce talent chez cette
dame. Il n'évitait donc pas les entretiens de ces
dames avenantes, même empressées. La fille était
plus vive, brune, trop brune, certes pas chiffonnée
comme la fille du notaire, mais moins séduisante ;
ses façons sans grâce étaient dégagées, sans être
aimable elle plaisait ainsi. Cependant il y avait
DERNIERSSONGES 2)
dans sa voix quelque chose de maniéré, et ce ton
de ses paroles voulant être poétiques à l'instar de
la mère intimidait presque Jacques. Et justement
il ne la concevait pas cette jeune fille de dix-sept
ans, pour le reste assez enfant et pas du tout
poseuse, il ne la concevait pas sans ce ton qui, le
choquant toujours, l'empêchait de goûter à son
gré les avantages, la société de la jeune personne.
S'écoutait-elle donc, n'était-elle pas vraie dans ses
imaginations?... Son extérieur non élancé ni déli-
cat ne concordait non plus avec son singulier
débit de jeune poétesse. Il restera dans la mé-
moire de Jacques après des années la vision,
confuse à peine, d'une après-dînée dans une allée
du parc, vers la fin de l'été, après-dînée assise
dans l'herbe, où les paroles entrejetées de ces
deux femmes ne s'harmonièrent point franche-
ment avec l'entour; l'air s'emplissant de bourdon-
nements à des secondes, les mouvements pour un
peu insensibles des branches la mère et la fille les
ont gâtés par leurs phrases habiles.
l6 DERNIERS SONGES
Une chose tout importante pour l'enfant et
sans qu'il y mît de la manie, c'étaient ses cos-
tumes. Les quitter pour de nouveaux l'ennuyait,
le gênait. Il n'aurait pu supporter une blouse
longue. Les étoffes préférées et de beaucoup
étaient celles qui cèdent au toucher, celles aux
couleurs pas voyantes. S'occupant de lui pendant
le lavage et l'habillage, le reste de la journée il
n'y pensait plus. Mais il fallait que sa cravate fût
gentiment nouée, s'il n'y parvenait pas il recou-
rait à sa mère ou même à la femme de chambre,
quoiqu'il lui plût mieux de s'arranger tout seul.
Et dans la journée il repassait la main derrière la
tête sur son col, instinctivement comme pour le
baisser et combattre une tendance à l'engonce-
ment lui venant de son père au cou encore plus
court. Son vêtement donc faisait partie de lui-
même, peu à peu prenait de lui, et il semblait à
Jacques laisser quelque chose de soi lorsque, non
seulement définitivement, mais même chaque
soir, il le quittait. Cela dans une sorte de pudeur
DERN'IERS SONGES
27
naturelle, inconsciente; il ne se serait pas conçu
inhabillé. Jusqu'à certains plis auxquels il s'habi-
tuait, jusqu'aux endroits au besoin un peu râpés
dont il était loin d'avoir honte; mais pas de
taches, non plus que des pâtés dans ses cahiers,
non plus que des éraflures énervantes à ses mains
propres.
Avoir affaire aux domestiques lui coûtait. Et
jamais il ne s'adressait à eux hautainement, rude-
ment; il les évitait plutôt. En son dégoût d'eux,
il y avait des degrés : la cuisinière avait plus de
peine toujours à son fourneau, le valet de cham-
bre au contraire sentait l'oisiveté, la femme de
chambre volontiers minaudière voulait faire celle
qui ne sert pas. Les domestiques, de temps en
temps on les changeait et en vain. Dans les pre-
miers temps de son mariage, la mère de Jacques
avait eu une confiance exagérée dans sa femme
de chambre, puis, indignement volée, des pré-
ventions lui vinrent contre toutes autres cham-
brières; à présent elle vérifiait dans les armoires.
28 DERNIERS SONGES
Au château, le train de service était donc assez
mal assuré, mais en réalité les gens n'avaient trop
à faire, ils ne se montraient insupportables. Et le
précepteur, au gré des parents et des serviteurs,
représentait en une placide influence la concorde,
il était celui qu'on fait intervenir et qui aplanit les
difficultés.
Une allemande, qui n'est pas restée plus de
quelques mois, fille entre femme de chambre et
bonne à tout faire, Jacques ne l'a pas oubliée:
grande, point trop forte, assez fraîche, de beaux
cheveux blonds fournis et mal peignés, naturel-
lement s'arrangeant dans un désordre. Et le pré-
cepteur avait, semblait-il, avec elle en lui répon-
dant, car il ne lui parlait guère le premier et
elle-même lui adressait peu la parole, enfin il
avait avec elle dans ses réponses un air douteu-
sement complaisant. Façons d'un homme qui
retrouve quelqu'un de sa patrie, mais ne veut
afficher d'amabilité. L'enfant sentait, sous ces
façons de politesse presque aussitôt lassée du
maître, une indifférence envers sa compatriote
d'ailleurs très convenable. Elle restait à sa place.
DERNI ERS SONGES 2C)
elle avait aussi un sans-façon sans tapage qui plai-
sait à Jacques.
Un soir on était parti, les parents et l'enfant,
pour Paris, afin de se rendre de là à la propriété
du notaire, près de Sceaux. Le précepteur était
resté. A Meulan, on est monté dans un wagon de
première aux trois places inoccupées. Dans le
mouvement de l'express, à cette heure de nuit,
sous la clarté jaune et vacillante de la lampe, ces
hommes, des messieurs, presque tous à barbes
sombres, à chapeaux haute-forme, ne parlant pas
— comme si c'était concerté entre eux — ou
alors par monosyllabes et à rares intervalles,
préoccupaient l'enfant. Évidemment ils renfer-
maient en eux des choses. Ils devaient venir du
Havre, de la limite delà terre que la mer baigne...
Et le bruit du train roulant monotone et sourd,
une grande heure, entretenait, creusait, amplifiait
dans les yeux, les oreilles, la cervelle un peu peu-
reusement chercheuse de Jacques cette immobilité
presque muettement vague des cinq messieurs.
}0 DERN'IERS SONGES
— Au Grand-Hôtel, à Paris, où on a couché, c'a
été un va-et-vient. Ces corridors se ramifiant
pareils et la porte de la chambre d'une difficulté
moins amusante qu'ennuyeuse à retrouver parmi
tant d'autres à la seule différence banale et régle-
mentaire de leurs numéros, ces corridors, ces
portes uniformes ont ôté à l'enfant le charme de
la surprise de cette nombreuse circulation de gens,
de lumières sur les boulevards et du personnel
de l'hôtel rapidement actif avec des pas étouffés.
Les toutes tendres années de son enfance à Paris
dans un bel appartement rue des Pyramides, puis
dans un logement moins gai rue Ménars, lui re-
passent, cette nuit d'hôtel, dans la mémoire, telles
qu'un premier songe un peu inquiet, un peu
trouble, mais cher, réapparu. Paris, c'est bien
pour Jacques la grande ville agitée mais naturel-
lement et toujours et sans heurts. Dans cette
agitation plutôt en surface de la grande ville, il
ne se déplaît pas, il y garderait une rêverie peut-
être simplement plus active que dans le parc du
château sous les nuages. Le lendemain de cette
nuit au Grand-Hôtel, les parents, déshabitués de
DERNIERS SONGES ^ 1
Paris, gênés d'eux-mêmes dans ce tumulte, la mère
n'aimant trop à se déplacer, reprirent le chemin
de leur campagne, l'enfant point malheureux de
si tôt rentrer dans la compagnie du maître.
La chambre du précepteur donnait dans la
chambre d'étude, tapissée de bleu-tendre, par une
petite porte en face du lit de l'enfant. De sorte
qu'il ne se sentit jamais physiquement seul, la
nuit. Mais, si le maître venait à ronfler, c'était
chez Jacques une terreur, aussi cependant une
rassurance. Au petit veilleur sous ses couvertures
il semblait que ce long et gros homme choquait
la nuit, plus profonde mais si noire sans lune, avec
elle plus vaste et secrète encore. Quelquefois,
quand donnait la lune, Jacques avait bien envie
de se lever, de s'aller coller aux vitres de la grande
fenêtre, en une inexprimable attente se perdant
à travers l'atmosphère de poudre vers l'incom-
mensurable ciel. Comme ça n'était plus du tout
la même Nature que dans le jour! c'était comme
un monde qu'on n'aurait pas pu toucher... L'eau
^2 DERNIERS SONGES
des fossés se renfonçait avec des lueurs qui cou-
laient. Tout se mêlait en des silejnces que l'enfant
percevait diaphanes. Il respirait, le petit, allégé
quoique craintif, et sans remuer guère. C'était
partout comme une âme affaiblie et qu'il ne
fallait pas déranger. Mais encore une fois Jacques
ne se levait ainsi que rarement. D'habitude, sans
sortir de ses couvertures, il se tournait de côté
vers la fenêtre, il regardait de biais au dehors,
s'égarant bientôt dans la blancheur bleuâtre trem-
blante d'étoiles — qu'il eût les yeux encore ou-
verts ou qu'il continuât dans le rensommeillement
ce rêve des choses sous le minuit.
Que les heures contenaient donc de diffé-
rences! le matin dès l'éveil les minutes filaient,
c'étaient des allégresses. La terre sous la rosée,
sous le mol et lent envolement des vapeurs, ache-
vait de se renouveler. Dans la journée, c'étaient
des précisions pour ainsi dire obtuses. Au soir,
Jacques n'aurait pu se dire à lui-même tout bas
ses regrets inconnus.
DERNIERS SONGES 33
En une animosité contre le sec ou le lourd,
intuitivement il allait aux choses fines et tendres.
Les chiens de chasse de son père lui déplaisaient
par leur air coureur qui s'affole. Il préférait l'in-
dolence fuyante du chat noir. Ses oiseaux, dans la
chambre d'étude, sautillaient de bâton en bâton,
ils mangeaient à peu près toujours, s'aiguisaient
le bec, leurs cui-cui étaient perçants, ce n'étaient
que des écervelés. La bête qu'il eût le mieux
aimée, bien qu'il les sentit toutes un peu res-
treintes, c'était le phoque vu dans la toute enfance
sur une plage normande ; l'animal flottait dans
un bassin, y plongeait, reparaissait avec ses yeux
bons et sa peau façonnée par l'onde. Et surtout
certaines formes d'insectes, certains rampements
lui répugnaient. Les pattes de l'araignée ventrue
lui semblaient s'agriffer hideuses fragilement, il
s'en reculait avec effroi mais n'aurait pas eu
moins horreur de l'écraser. Ce qui vraiment
conformait l'âme de Jacques, c'étaient les sveltes
tiges d'une beauté ambiguë, le miroir près de se
H
DERNIERS SONGES
brouiller, mouvant des eaux, les étendues enfin qui
s'indéiimitent en des variations et s'indistinguent.
Mais pourquoi, se demandait l'enfant des fois, ne
participait-on pas, les parents, le précepteur, à la
■^\ vie la nuit de la Nature?... tout alors était tombé
dans un sommeil de mort au château. Personne
ne parlait jamais de ce que lui éprouvait peut-
être plus réellement sous la lumière argentine.
Dissemblables se marquaient en lui les in-
fluences originaires. Sa figure, d'abord plutôt
ronde comme son père, s'était allongée prenant
la coupe de celle de sa mère; quelques-unes de
ses dents étaient longues comme à elle ; cepen-
dant il trouvait les cheveux noirs bouclés de son
père si jolis. Mais, tandis que ce dernier était de
taille moyenne et que la maman, grande, avait
de l'embonpoint, lui seul était mince. A ses
mains d'une longueur étroite, pareilles assez à
celles de ses parents, il ne savait quoi dans le
bout de ses doigts aux ongles d'un pâle rose res-
semblait à ceux de son grand-père. Puis, parfois
DERN IERS SONGES ] f
déjà il se surprenait — plus souvent plus tard
— certain accoudement, certaine voix ou sourire
demi-mécontent, demi-résigné, pareil identique-
ment à tel accoudement, telle voix ou sourire de
sa mère, comme si c'était elle qui agissait, reve-
nait en lui et que pendant ces mêmes airs il
devenait elle. Et ainsi son âme se sentait partagée,
et elle se prolongeait nébuleuse en avant des pa-
rents, de l'aïeul. Bien en lui Jacques gardait un
culte moins aux ancêtres ignorés qu'à Dieu, sorte
d'idée mère.
Les soirs d'hiver, dans l'ancienne salle des
gardes dont il ne restait plus que sur la cheminée
des réductions de chevaliers en chêne et où le
billard tenait le milieu, le père et le précepteur et
aussi l'enfant qui ne voulait trop qu'on lui rende
des points jouaient des parties en vingt-quatre.
Le maître lent et grave en une égalité d'humeur,
le père lui-même pris bientôt d'un rien de las-
situde et alors se dirigeant vers la table au piquet
dans un coin de la pièce. La mère se reposait se
36 DERNIERS SONGES
taisant dans un fauteuil, à demi veillante. Jacques
comprenait s'atténuer les oppositions, les feintes.
Paix des heures tardives. Et toujours comme fugi-
tivement chagrin dans une insouciance, le petit
soulevait furtif un peu du rideau à l'une des deux
fenêtres sans volets, l'ombre nocturne lui était —
tout en le faisant quasi tressaillir — devenue amie,
depuis longtemps il avait pressenti qu'elle n'était
pas étrangère à l'habituelle accalmie des habitants
du château, le soir.
DERNIERS SONGES jj
RESSOUVENANCES DE L1CETTE
Le hameau du haut Jura, où elle a passé son
enfance, est éparpillé autour du Molar — un gros
rocher où aucune herbe autre que le serpolet rie
pousse. Sur ce rocher personne que les gamins et
les chèvres n'y vont, et la nuit au clair de lune vers
la Noël et la Saint-Jean il y a une assemblée de
fées tout au sommet à une petite place toute par-
fumée près d'une source, dans laquelle croit une
mousse qui donne juste pour la. Saint-Jean une
fleur blanche en forme de croix et toute fragile.
Du côté du Franois le lac, bleu en été, a ses bords
plantés de joncs fièrement panachés, mais à
}8 DERNIERS SONGES
partir de novembre la gelée le prend et c'est le
rendez-vous des bons amis et bonnes amies pour
y patiner. Au milieu, une jolie île ronde avec des
sapins trapus centenaires ; un petit ruisseau que
le froid ne peut arrêter jase sur son lit d'herbes
mortes. Mais il ne faut pas, les jours de brouil-
lards ou de grosses mouches blanches, trop s'y
reposer... Il y revient des moines et des nonnes
qui prennent les jeunes gens, les entraînent dans
le souterrain qui passe sous le lac et va loin, bien
loin... on ne sait juste où, peut-être sous le cime-
tière de l'ancienne abbaye de bénédictins.
Héléna, la petite de Lilie la veuve, ne quittait
guère le lac. En.été, la fillette tout en gardant ses
vaches qui pâturaient à la Combe-tioulet ne pou-
vait se retenir de quitter ses sabots, son cotillon
pour s'en aller dans les joncs dont elle coupait
les plus beaux panaches pour en faire de jolis
balais qu'elle « vendait bien » au pairie?- du
Franois lequel les revendait encore mieux aux
ménagères de Champagnol. Après sa première
communion elle fut chargée du soin de la cha-
pelle et chaque samedi elle s'en allait dans l'île
DERNIERS SONGES
19
chercher de la mousse, du houx. En hiver, là
seulement, il n'y avait point de neige sous les
sapins touffus et elle trouvait de quoi parer l'autel
de Saint-Vincent, patron du hameau. Bien des
fois sa mère voulait l'en empêcher, mais, dès que
la Lilie était à sa filette tout occupée à filer dans
la chambre à Tâcre senteur un peu capiteuse de
chanvre tillé, Lena bien sûre que le fron-fron du
rouet couvrirait le piaulement de la vieille porte
s'en sauvait. Une avant-veille de la Saint-Vincent,
le 2 1 janvier — il avait gelé dur tout le mois, mais
depuis quelques jours le temps s'était radouci —
malgré les avertissements du grand Gillet qui
guettait le dégel pour la pêche, elle courut à son
île, il lui fallait beaucoup de verdure, demain le
P. Paget le curé et aussi son parrain venait dire
la messe dans la chapelle. Elle prit donc ses sabots
à la main et tout en chantant une vieille com-
plainte d'amour elle sonda la glace, elle ne cra-
quait pas. Lena partit tout heureuse. Elle allait
sur les seize ans et croyait en savoir plus long que
la vieille Josette. Vers les quatre heures le brouil-
lard commençait à tomber. La mère s'en vint au
40 DERN IERS SONGES
bord du lac demander aux passants s'ils n'avaient
point vu sa petiote. Du côté de la route la dis-
tance à l'île est courte — cinq minutes à peine.
Elle se mit à crier. De plus en plus le brouillard
s'épaissit, elle ne distinguait plus File, les gens se
rassemblaient mais personne ne voulait se hasar-
der sur cette glace où on entendait par-dessous
des glous-glous effrayants. Enfin le grand Gillet
releva sa culotte, posa sa roulière, son tricot, et
en chaussons il alla vers l'ile avec des mouve-
ments de bras et des précautions comme s'il eût
marché sur une corde. A une dizaine de mètres
on ne le voyait plus dans le brouillard toujours
croissant que comme une barre noire, encore
quelques secondes et on ne vit plus rien. Chacun
criait. Un craquement énorme que les roches ré-
percutèrent sourdement... On ramena avec des
cordes le grand Gillet tout.écorché et transi. Le
surlendemain, pour la Saint-Vincent, ce fut la
messe d'enterrement que chanta le P. Paget. Vers
minuit la lune s'était levée, on avait retrouvé
Lena les cheveux collés dans la glace, dans ses
mains crispées des branches de houx. Depuis
DERNIERS SONGES 41
qu'elle a ainsi revu sa fille, la Lilie est folle. Elle
ne cause plus à personne, passe ses jours à bêcher,
creuser de profonds trous dans son jardin. Elle a
quarante-cinq ans et en paraît quatre-vingts, ses
cheveux tout blancs pendent en mèches brouillées.
Les gamins qui se cachent derrière le muret disent
qu'elle « prêche » toujours la même chose sur
les moines et les nonnes du souterrain qui lui
ont pris sa fille, mais elle fait leurs fosses et plus
tard elle les enterrera tous à la fois...
Vers la même époque, à ses huit ans, Licette
eût aimé être assise dans ces chaises virantes
que les tourbillons du vent évident dans les ver-
dures ou la neige ou même dans la
être emportée.
Grimpant des pieds et des mains l'esdalier,
elle s'est redressée sous l'éclat de rire du vieux
Yad le père de la servante : « veux-tu bien cacher
tes flûtes! » Depuis, toujours en le revoyant elle
42 DERN'IERS SONGES
avait grand honte, est-ce que ses jambes n'étaient
donc pas jolies?...
Leur voisine avait eu son bébé il y a deux
mois. Plusieurs fois par jour la fillette de douze
ans allait voir curieusement cet enfant dont elle
était marraine. Il était né chevelu, aussi la sage-
femme lui avait pronostiqué une grande chance
au petit criard. Malgré ses fins cheveux bruns et
son corps dodu il ne cessait de pleurer. Enfin
cette après-midi elle a trouvé son filleul dans son
berceau, ses petits bras qui s'agitaient hors des
langes et ses yeux ronds bruns et brumeux encore,
levés au plafond; râlant presque de trop rire,
tout ce petit corps en émoi voulant s'élever à la
vision bienheureuse. Sa mère, le sein offert, pas-
sait et repassait sa main devant les yeux de l'en-
fant qui les reporta tout sérieux et étrangers sur
la figure maternelle devenue jalouse de cette pre-
mière joie « qui ne riait pas à elle. »
DERN I ERS SONGES 45
VISITATION STÉRILE
Jacques est revenu en Bretagne dans la ville de
bains du premier amour, au bout de quinze ans
dans la trentaine. La pluie de mars tombait fine,
s'éternisant; elle semblait vouloir noyer ses sou-
venirs. Licette qui l'accompagnait pestait contre
ce pays qu'il lui avait dépeint séduisant. Ils s'in-
stallèrent quand même pour deux mois auprès de
la mer.
Un ancien batelier, dans le canot duquel il
ramait jadis, ne songeait plus maintenant qu'à
éviter de manger de la salaison, à dégraisser le
bouillon apprêté longuement, il ne maniait plus
44 DERNIERS SONGES
guère les avirons mais s'obstinait à pêcher —
obstination méchante contre les poissons qu'il
assommait d'un coup dur comme il retirait d'un
coup sec du fond de l'eau la ligne si le bouchon
bouge. C'était simplement la carcasse gourde du
batelier d'il y avait quinze ans. Aujourd'hui il se
croit un objet d'envie dans le pays, parce qu'il
garde la propriété d'un riche absent, un objet de
ridicule aussi à cause de ses infirmités. Un tableau
dans l'antichambre de ses maîtres — des cartes et
une bouteille vide sur une table dans un intérieur
d'ouvrier — l'obsède. Il faut qu'il vive en compa-
gnie de ce tableau, il n'y a pas... « Voyez-vous, la
bouteille renversée tachée de lait de chaux, c'est
censément moi avec l'écume qui me vient à la
bouche quand je tombe du haut-mal. Vous
pensez bien que je ne bois pas plus qu'à ma
raison... Mais c'est pour me vexer qu'ils ont pendu
ce tableau-là... » Et ces terreurs communiquées à
Jacques le font désirer s'écarter de ce batelier, et
pourtant il n'ose, il craindrait de le froisser. Lui
et Licette l'invitèrent même à dîner. Ce n'est pas
sa faute à lui si on ne lui a pas appris à lire et à
DERNIERS SONGES 4f
écrire, il leur raconte aigri, il serait arrivé comme
un autre dans la marine. Et il parle des poissons,
connaissant leurs ruses, « chaque espèce a la
sienne, allez... il y en a qui sont malins, va, ils
tournent autour de l'hameçon et décrochent
l'amorce, jamais ils ne s'y prennent... » Eux, à ce
langage du batelier en somme assez content de
lui, risquaient des approbations.
Au bureau de tabac c'est la même femme avec
la même bonne. On sent que la boutique c'est
leur royaume, la seconde mal soumise à l'autre.
Pas commode la maîtresse, aux joues pleines et
tombantes, au visage respirant une santé sans
couleurs. Jacques entend la même voix imperson-
nelle dans son égoïsme qu'il y a quinze ans. La
bonne, dont il se rappelle maintenant le teint
échauffé, l'a aujourd'hui un peu plus échauffé
encore. Et il sort dans la rue, chaque fois qu'il va
à ce bureau de tabac, un peu plus confondu de
cet arrêt en quelque sorte du temps par rapport à
de telles existences. Et cependant on le dirait
attiré dans cette boutique comme chez des phé-
nomènes.
46 DERNIERS SONGES
Le curé avec son dos gras, rond, ses épaules
hautes et sa figure nourrie et rentrée, quand ils se
rencontrent, il semblerait près de s'arrêter. Et
comme Jacques simplement passe, ce prêtre les
fois suivantes prend un air moins de cautèle que
de dédain, presque insolemment dévisageant mais
de coté toujours les deux promeneurs.
Et le médecin qui l'a soigné autrefois, Jacques
l'évite plutôt. A quoi bon parler du passer... pas
plus que le curé, ce médecin n'a ignoré son
amour pour la jeune dame, et Licette n'est pas sa
femme légitime. N'est-il pas plus avisé d'éviter
des explications mixtes, insuffisantes, menson-
gères? Pourtant plusieurs fois ils se frôlent le
médecin et Jacques. Leurs yeux se dérobent à
l'angle de leur vision, cela comme d'une com-
mune sous-entente. On dirait aussi, quand ils se
croisent, que leur vient une envie mutuelle de
sourire de ce biais tacitement convenu. Il semble-
rait presque à Jacques n'être pas sûr de la réalité,
de la positive vie de gens à qui il lui échoit comme
fatalement de ne s'adresser plus. Il ne sait quoi
s'interpose entre lui — d'une destinée quelque
DERNIERS SONGES 47
peu à La dérive — et ce curé, ce médecin. Ou
n'est-il pas, lui-même ne le pourrait dire, devenu
autre?...
Une après-midi, il est allé seul dans le jardin
du sémaphore, d'où l'on domine le moins incom-
plètement le fleuve à son embouchure. Quelques
arbres là verdissaient frêles, c'était dans l'air un
murmure hâtif. Jacques marchait, et, dans les
tâtonnements de ses pas comme de sa mémoire,
il regardait vers l'église à la laide coupole où il
avait prié jadis aux cotés de la dame, il regardait
de préférence vers le fleuve dont l'eau en bas, par
derrière des morceaux de murs, entre des toits,
paraissait frémir imperceptiblement sous une
écaille de froide lumière. Et il demeurait sous la
vue de sa désillusion... Pourtant elle avait été, à
cette époque -là, charmante. N'avait -elle pas,
alors, renfermé son rêve ? il n'avait pas, dans l'en-
thousiasme de ses seize ans, imaginé une main
plus mince, une taille plus souple, une voix plus
riante. L'allure de la femme, aperçue de loin dans
la rue ou sur la grève, avait ce qui dépasse toutes
les formes et reste indicible. Tandis qu'il repasse
DERNIERS SONGES
les mois vécus là en une relation suivie et réservée
de jeune homme à peine, de garçon achevant ses
classes, — il la revoit telle qu'il la sait être à
Paris, plutôt indifférente toujours envers lui, hon-
nête femme aussi, et certes pas engraissée, pas
ridicule, mais une femme comme les autres, sans
un cachet d'étrangeté. Et dans cette comparante
mesure par lui de celle qu'il avait crue si supé-
rieure et de celle qu'aujourd'hui il connaît pour
ce qu'elle est, il se prend à sourire de lui-même.
Et Licette et Jacques s'en allaient à la pêche
aux guitans avec le batelier. Jacques regardait
leur peau d'un brun de métal dédoré etmuqueux.
Licette bientôt grimpait sur des rochers bordant
la rivière, elle n'aimait à y voguer longtemps.
Elle cueillait des taquets, comme ils appellent dans
son pays ces fleurs d'un gris vineux, parce qu'elles
font ce bruit si on les écrase. Le paysage demeu-
rait attrayant pour Jacques, sous ses aspects
changeants il recelait son mystère.
DERNIERSSONGES 49
T)e Taris, fin Sj — mai 88.
UNE APRES-MIDI
En revenant de l'hôpital Tenon, parmi la foule
sans caractère, au mouvement et au bruit sans
rhythme, dans la mauvaise haleine des rues, nous
avons été attiré par le blanc de cristal si peu
verdi des lentilles d'un vitrail d'église, éclat fra-
gile apparu soudain et détonnant dans cet ensem-
ble. L'église elle-même était d'un lourd, fade style
jésuite. Et on n'en aimait que plus la particularité
en quelque sorte d'eau symboliquement teintée
de ce vitrail non peint, d'autant suggestif en une
apparente simplicité avec son vert léger et mou-
^O DERN I ERS SONGES
rant. Lame s'y épure, s'y noierait; mais déjà, à
travers cette discrète transparence, elle s'élève vers
l'Ineffable.
Et traversant la cour intérieure du Louvre, les
statues dans leurs niches se montrèrent piteuses
sous des lambeaux de poussière. Comique anti-
quité en ce négligé d'oubli. Car enfin ce faux
velouté n'est pas une parure, et elles sont plus
tristement nues ces femmes sans même le charme
d'un grelottement sur leur pierre grise.
Puis sur la terrasse des Tuileries, une femme
encore jeune, enceinte, s'en allait. Plus loin, cette
personne de modeste allure porta son mouchoir à
ses yeux, et alors un passant — soi-disant comme
il faut — de se retourner, de paraître en rire. Elle,
continuait s'effaçant dans le silence de sa peine.
Et nous descendions vers le bassin. Le soleil, à
l'en tour de l'Arc de Triomphe, dispersait, envieil-
lissait ses ors. L'un des hermès étonnait des'encore
garantir d'un bras le visage contre la fatigue finie
de la lumière. Dans le bassin, indéfiniment frémis-
sant à une place hors des cercles de la chute du
jet d'eau, s'indistinguaient les reflets des verdures
DERN I ERS SONGES ^ I
et des nues, et, à mesure que le liquide ensevelis-
sait ces supérieures réminiscences dans le dormant
métal en lequel il se configurait, plus lentement
semblèrent voguer les cygnes gris noirâtres —
gardiens de la nuit de ces eaux à une seule place
d'une agitation maintenant un peu mystérieuse
comme le rose qu'il fallait presque deviner sur le
bec de ces cygnes.
Boulevard de Clichy un matin du haut d'un
tramway, stupéfiant sur le bord du trottoir le
maintien inquiet, indiffèrent ou morne de ces
gens, leur numéro à la main, et presque tous
étriqués dans la contingence d'une attente vers
leurs utilités. Faces défibrées, congestionnées ou
pâlottes, postures désaccordées sans plus l'engre-
nage de la vie matériellement occupée. Bons-
hommes se désagrégeant dans leur oisiveté, sauf
à se pousser aussitôt grossièrement les uns les
autres quand retentit en une tremblotante stri-
dence le sifflet du conducteur de l'omnibus, qui
les emportera à leur destinée sans valeur.
f 2 DERNIERS SONGES
Et en face presque du cimetière Montmartre
contre le mur un mendiant était comme collé,
mannequin sordide; un autre à genoux embouait
ses genouillères. Rigides êtres qu'on dirait contre-
mander par une nargue leur désolation.
Attendant dans un fiacre Jacques, pendant que
le cocher caressait son cheval, lui parlait, Licette
manifesta son étonnement. — « Ah ! dame, il y
a des cochers c'est de vraies brutes, ils tapent
dessus et après une course quand la bête est en
sueur ils donnent à boire, ça, voyez-vous, ça les
tue encore plus que le travail. Mais moi tel que
vous me voyez je ne suis pas heureux non plus,
tout corpulent que je suis. Il n'y a que trois mois
que je fais le fiacre et je ne gagne pas des mille et
et des cent, ma femme est malade, voilà bientôt
un an depuis que nous avons perdu notre garçon
d'une maladie de poitrine... à vingt-quatre ans,
c'est dur, allez ! quand déjà nous l'avions réchappé
trois fois... il a eu toutes les maladies le pauvre
enfant, enfin que voulez-vous il faut prendre son
DERN IERS SONGES f )
mal en patience! si encore ma femme guérissait...
je vois le moment où je vas rester seul. J'ai cin-
quante-huit ans. Dans les maisons bourgeoises,
quoique j'aie de bons certificats, on me dit vous
êtes trop vieux, c'est vrai ça, quand on a pas du
bien au soleil ou des rentes sur l'état il faudrait
pas vieillir. Je ne peux pourtant pas me tuer...
Celui qui m'a mis sur cette terte me reprendra
comme il voudra. Je ne vais pas à l'église, depuis
la première communion de notre garçon et puis
son enterrement je n'y ai pas mis le pied, mais
comme ma femme me dit le matin quand je m'en
vas « prends patience mon vieux, pas possible
que dans l'autre monde on aye pas satisfaction »
mais en attendant, dame, c'est dur, bien dur. »
Ses mains étaient enflées, crevassées, il dit à
Licette de ne pas faire attention s'il secouait tou-
jours ses épaules « c'est que j'ai été mouillé plus
de quatre fois, j'ai attrapé des douleurs. » Il
caressa encore son cheval, monta péniblement sur
le siège en répétant : « ah ! je suis vieux, c'est dur,
bien dur. »
f4 DERNIERS SONGES
Dans l'espace bleu cendré la lune va, en un
glaceux un peu de diamant qui au bord rogné
s'azure. Par le petit rond de verre du télescope,
Licette voit une grande nappe gelée et éclairée
comme par-dessous d'une lumière électrique, un
lac calme et traître, car par endroits des taches où
la glace se serait fondue dorment grises et ternes.
Mais la lune passe et sur ses bords déchiquetés elle
s'avive d'une clarté froide, des bulles de glace
comme un ornement se détachent.
Ce matin, dans notre chambre, une tulipe
blanche au cœur jauni mais si paiement m'a
exhalé une odeur acidulée par delà la satinée
enveloppe de cette odeur. Et elle s'ouvre à trop
de chaleur et on la sent pudique, la fleur, en sa
refermeture désirée dans la chambre plus douce-
ment tiède.
Dans un restaurant, — triste, pas décidée,
DERNIERS SONGES ^5"
Licette se raccrochait à un pied qui se balançait,
un pied nerveux prêt aux voyages dans les pays
imaginés. A qui ce pied? l'angle du comptoir lui
en dérobait le possesseur.
Certaines pièces de monnaie, elle éprouvait le
besoin de s'en débarrasser comme si son regard,
ses doigts les lui révélaient empreintes d'une mau-
vaise influence.
Depuis seize ans elle n'avait plus pensé à un
jeune homme qui n'avait alors que quinze ans et
elle quatorze. Ils n'étaient pas camarades, elle ne
le rencontrait qu'aux vacances d'automne et peu.
C'était un grand garçon un peu efflanqué, rougis-
sant et baissant ses yeux bleus foncés comme une
fillette. — Cette nuit dans son rêve on remettait
^.à Licette une lettre pliée en équerre encadrée de
noir. Elle brisa un large cachet noir à armoiries
compliquées, il n'y avait que ces mots : Pourquoi
ne veheç-vous pas aux Pyrénées? C. Elle ne fut
f 6 DERNIERS SONGES
pas surprise, tout de suite elle reconnut l'écriture
de Charles qu'elle ne connaissait pourtant pas. Il
ne lui fixait point d'endroit mais elle était sûre
de le trouver. Elle ne sait par quel moyen prompt
elle arriva dans un lieu très élevé. Des rochers gris,
découpés, où grimpaient de rabougris et noirs
sapins, le ciel était couvert et très bas, le sol glis-
sant jonché de feuilles de hêtres rouges. Elle ren-
contra des paysans à la queue leu-leu en braies et
grands chapeaux plats, tous portaient une brassée
de gentianes fleuries. Près d'une hutte de bran-
chages, assis sur une pierre les pieds ballants sur
un petit étang noirâtre, Charles l'attendait. Il
était plus petit qu'autrefois, maigre, ses cheveux
et son teint avaient bruni, elle le trouvait très
beau, il ne lui parla pas, la serra seulement assez
fort. Les derniers paysans qui descendaient vers
le hameau le saluaient avec un grand respect. La
température bien qu'en hiver était d'une douceur
engourdissante. Tout à coup il la prit dans ses
bras comme un petit enfant, avança dans la terre
et l'eau noires, la déposa dans l'étang. Elle n'avait
pas peur, mais l'eau fade et acre lui entrait dans la
DERNIERS SONGES
SI
bouche — cela seul était pénible. Toujours muet,
penché sur elle il la regardait avec des yeux infi-
niment doux. Elle se sentait s'en aller et aurait
voulu prolonger ce délicieux supplice. Mais il la
reprit, l'emporta dans la hutte. Ses habits tout à
coup se trouvèrent secs. Dans cette hutte il y
avait des animaux étranges — mais rien ne la sur-
es
prenait, — des grenouilles énormes lui léchaient
les mains en sautant de joie, des lapins blancs
avaient pour poils de petites plumes toutes frisées,
de petits phoques se frottaient aux jambes de
Charles en demandant des caresses. Ils atten-
daient l'ermite qui devait les unir, aussitôt après
ils seraient transformés en ce qu'il y a de plus
parfait et ils jouiraient pour jamais de la vie la
plus enviable. En lui disant cela, Charles lui pre-
nait les mains, passait à son doigt un anneau
composé de pierres rares, chacune de ces pierres
avait une vertu. Elle était très heureuse. Un éclair
aveuglant la réveilla.
Un autre rêve de Licette. Un petit lac rond,
d'un côté des rochers croulants où de vieux hêtres
comme fatigués étendaient des racines verru-
f8 DERNIERS SONGES
queuses cramponnées à des pierres moussues ; de
l'autre coté un marécage où à travers une mince
couche de glace perçaient de fins joncs, l'eau
sous cette pellicule fendillée, arabesquée circulait
lente, glougloutante. Partout ailleurs des plaines
rases à perte de vue. Dans cet endroit qu'en réa-
lité elle ne connaît point, elle se trouvait avec six
couples d'amis de son enfance la plupart morts
aujourd'hui. Tous étaient gais, on avait de seize
à dix-huit ans, on se fiançait et la vie était longue,
longue. Elle était seule comme mise à part, gaie
aussi mais d'une gaieté concentrée que sa figure
traduisait chagrine. Deux par deux ils patinaient
rieurs, les habiles de leurs patins marquaient des
chapelets, écrivaient le nom de leur amie. Toute
seule sur une des pierres moussues, elle bouclait
ses patins avec des lenteurs inexplicables, avec
une joie..., quand tout à coup — et de cela elle
ne fut pas étonnée — un craquement, des cris.
La glace s'était rompue et dans l'eau les six
couples avaient coulé. Son fou rire la réveilla, la
mâchoire distendue.
DERNIERSSONGES f 9
PAYS RESSOUVENUS
Blankenberghe, presque mêmes soirs de fin
d'été. — D'après Licette. La digue de briques au
long des villas s'en va s'amincissant au phare par
la perspective vers les dunes aux verdâtres chan-
geants. La plage large et longue de sable fin blê-
mit. La mer, mollement battante, presque bleuit
froide. Les plaines comme une nappe immense
d'eau calme se perdent dans une brume sans
teinte précise, des maisons isolées semblent mou-
vantes dans ce mirage, et le niveau de ces plaines
60 DERNIERS SONGES
s'abaisse, s'élève sous les regards insistes. Sous le
ciel plafonnant, entre les plaines et la mer en
quelque sorte abîmées, les gens sur la digue se
dispersent en maigres virgules. — - D'après
Jacques. De l'extrémité de la digue, les plaines
plus basses se dissolvent on dirait en brumes fon-
dues. Elles s'étendent, entre cette digue continuée
des dunes point trop hautes et au loin les tours,
les clochers de la ville de Bruges. Ces érections
filées, ces pointes se lignent, indications elles-
mêmes un peu vagues de l'humaine architecture,
seules fixes dans tout l'entour: l'immense mer
moins ondulante sous l'envahissement nocturne,
mer que bornent sous son influence les dunes d'un
vert perdu non vraiment immobiles en leur sable
lui aussi un peu onduleux, les plaines enfin flui-
dement blanchâtres et stagnantes d'où émergent
quelques fermes telles que des arches presque so-
lides. Dans le silence fraîchi du crépuscule, le
murmure des grandes eaux marines continue de
mourir.
Quinipily au Morbihan. Sur son socle de vieux
granit, au-dessus d'un petit pré d'un vert herbu,
DERNIERS SONGES 6l
que troue aux pieds du socle un abreuvoir, tandis
qu'en ces jours de printemps un taureau y pais-
sait, taureau d'un blanc argentinement grisé me
faisant songer à l'Espagne, à ses jeux sanglants,
là règne une Vénus-Isis. Autour ou plutôt der-
rière, le terrain s'échelonne, la déesse s'adosse à
une légère colline ne lui ôtant pas de perspective
précisément, ne l'isolant non plus. Et le taureau
bientôt me fit penser à l'éternel mâle qui se veut
assouvir, au dieu des mythologies moins lumineux
encore que dévorant. Cependant la bête broutait
en des mouvements brusques, son mufle ra-
massé, brutal ne daignait se lever vers la vieille
divinité de pierre. Les habitants, à l'archi-vieille
langue inviolée, bégayent imbécilement le nom
de la déesse. Elle se tient, les coudes serrés aux
côtes, les jambes collées, amenuisée, la figure
ronde, plate, piteusement enfin elle trône, parmi
ce reste de château devenu une ferme et dans la
reprise de la nature, cette dernière elle-même
irrespectée, car les paysans mettent en coupe les
chênes, les hêtres de la colline.
Le charme des marées est surtout, alors qu'elles
4
02 DERNIERS SONGES
se sont retirées furtives, de prolonger notre re-
gard dans le lointain de la ligne indiscernable des
eaux, et cela en une expectation de leur vaste re-
tour plein à la fois de soudaineté et de mono-
tonie.
DERNIERS SONGES 6]
RÊVES DE JACQUES
Il a rêvé cette nuit qu'une poule noire le pour-
suivait obstinément, elle était plus grosse qu'une
poule ordinaire, en place de tête c'était dans le
col coupé un trou tel qu'un œil vidé. Dans l'ap-
partement, des meubles et même une ou deux
personnes gênaient ma fuite tournaillante. Et je
me sentais triste avec une sorte de rage de ne
pouvoir échapper à l'affreuse bête. Pourtant je ne
me laissais, quoique presque frôlé sans cesse par
la poule et pressentant sur moi ses griffures et en
souffrant déjà, je ne me laissais saisir.
Dans un autre rêve, il se trouvait sur les ex-
64 DERNIERS SONGES
crèmes gradins du haut d'un très grand amphi-
théâtre à jour et se scindant en proportions toutes
inégales. La scène était vide encore ; la foule at-
tendait, distraitement animée. Le quartier pour
ainsi dire où je me voyais confiné, presque perché,
se composait, se tassait de malades en blouses, en
robes d'indienne, des bandeaux à la tête, comme
de gens d'hôpitaux, et ces hommes et ces femmes
assis pêle-mêle, plutôt un peu courbés, regardèrent
malveillamment vers moi — ce bourgeois tout en
noir qui se tenait à gauche, comme en dehors de
leur dernière ligne. Vite je devinai une sourde ru-
meur grondant en leurs poitrines, et déjà leurs
figures se tendaient vilainement foncées sur moi,
contre moi. Et pour les fuir, avant qu'ils me dési-
gnassent avec une précision indubitable — car il
ne me servirait plus de rien tout à l'heure, je le
sentais,, de me ramoindrir à ma place — je me
coulai tant bien que mal, derrière ces hostiles
êtres, le long des dos de la rangée la plus haute,
et je me faufilai enfin dans un couloir à angles et
couvert. Mais là une clarté blanchâtre gênante me
fit aussitôt craindre d'être rattrapé. De seconde
*
DERNIERS SONGES 6<f
en seconde s'accroissait ma peur, maintenant ter-
reur qu'on me pût découvrir. Et me compénétrait,
à travers la mince cloison du couloir heureusement
sinueux, l'anhélation de la foule grommelant en
trouble.
Il était cette nuit en rêve dans le Luxembourg
avec un ancien camarade plus rencontré depuis
longtemps, où quand nous faisions notre droit
nous aimions à nous retrouver pour lire des pages
des grands poètes. Mais dans ma nébuleuse vision
fébrile le jardin s'était aplani, étendu en un soli-
taire espace, il ne restait plus qu'une supposition
de fantômes d'arbres n'empêchant pas de mar-
cher ni de voir. Notre allure avait une langueur
morbide. Ma forme je la percevais toute grêle, et
je regrettais que mon ami eût gardé de son appa-
rence d'autrefois un peu épaisse malgré ses si
bonnes manières et sa très savante intelligence.
Et, comme nous causions vainement, ne pouvant
nous communiquer que la certitude de notre
double isolement l'un à l'autre impénétrable, je
me clamais malheureux, je me sentais en train de
m'évanouir en une irrémissible douleur pleurante.
66 DERNIERS SONGES
Et autour de nous les brises étaient comme mor-
tes.
C'était cette nuit aux environs de la place de
l'Etoile, au détour d'une rue aristocratique et un
peu isolée. J'entendis tout près une voix sans fami-
liarité et qui ne me causa aucune surprise, comme
si déjà auparavant j'avais désiré l'entendre, pour-
tant cette voix m'était littéralement inconnue.
« A quoi vous sert-il, me disait-elle, d'avoir ce
calme et de voir les choses, si vous passez ainsi
sans un mot de commisération?... » C'était une
personne de dénomination difficile, à la fois
humble et sage. Les lucides yeux d'un gris mat,
au pudique cerne un peu brunement rougi,
avaient une profondeur de vérité, ils s'en ressen-
taient doux, transversalement ils se coupaient
d'une indicible gaze de transparence obscure. Le
visage d'une matité comme décolorée disait une
souffrance résorbée en des pensées. Et les mains,
blanches d'être pures, semblaient marquer qu'elles
n'étaient point oisives, en leur apparence d'une
blancheur mêlée de noirâtre. Vêtue de gris, le
costume de nulle importance, elle n'était pas une
DERNIERS SONGES 6j
enfant, pas une naine, bien qu'elle fût si simple,
petite et singulière, et toute préoccupante. Elle ne
me rappelait rien d'éprouvé jusque-là. Bien au
fond, sa signifiance avait un obsolète charmeur de
quelqu'un hors d'âge et apte à des presciences.
Si, pensai-je au réveil, j'allais la rencontrer un
jour! mais non, comparant la vision de songe et
le souvenir laissé d'elle, déjà je la sentais s'évapo-
rer mal retrouvable dans les limbes de la mémoire
éveillée.
En se retrouvant par hasard dans la posture
précédemment observée chez quelqu'un dont les
sentiments d'ailleurs vous avaient plutôt échappé,
il semble aussitôt que votre âme non seulement
perçoive ces latences, réellement réalise à cet
instant ce que l'autre dut éprouver alors. Ne
serait-ce pas une preuve que le visible des êtres
tienne adéquatement à leur fond, que l'un et
l'autre sont identiques?
DERNIERS SONGES
Cela contraint de voir diminuer en soi l'estime
pour quelqu'un à qui l'on doit de la reconnais-
sance.
Il est de ces gens dont l'incommodant regard
vous donne une impression de passer réduit
méchamment dans leur cervelle.
Des fois le tout petit enfant, les très premiers
mois, la face levée, pieds et mains en l'air, les
poings fermés, les yeux tels qu'une vitre em-
buée, a la physionomie indiciblement balbu-
tiante, comme d'un infini heureux. Si alors on
essaye de lui donner une caresse, il est manifeste
que cela le distrait désagréablement; même la
présence de sa mère semble de trop, elle le
dérange de cette muette expansion avec ce que
nos yeux émoussés ne savent plus discerner dans
l'atmosphère pour le baby éthérément peuplée
de choses supérieures pour nous absentes.
DERNIERS SONGES 69
Peut-être notre chatte noire aux yeux de chry-
soprase cerclant deux variables perles noires,
chatte se coulant inentendue, câline et défiante,
au long des choses, et dont la belle fourrure a sur
les bords des reflets roux, aime à s'arrêter, s'ac-
croupir sur la tablette de la cheminée presque
contre la pendule, afin que sa rêverie somnolente
soit en quelque sorte réglée par le bruit caché
dans cette boite, bruit d'une fixité mobile.
Mon pantalon cette nuit m'a inquiété, resté
jeté sur un fauteu.il. J'avais rallumé la bougie.
Ces jambes : déviation, affaissement, vestige fac-
tice non' pas tant peut-être de mes personnelles
jambes disparues que d'une forme différente se
dénaturant, déséquilibrée, imprécisément sugges-
tionnée.
Bruits horrifiquement lents et lourds des voi-
70 DERNIERS SONGES
tures de vidange, quand dans le lit on s'éveille,
gêné de ce criard des pavés ébranlés, secoués. Le
dormeur, qui d'ordinaire rêve, s'imagine dans un
enfer hallucinatoirement accru par l'obscurité de
l'heure qui elle aussi s'éveille à peine. Ce mouve-
ment cahoteur trouble ignoblement, dans un
fracas sourd, assourdissant et affolant, les der-
nières ténèbres matinales. Et l'épouvante de
l'odeur devinée par dedans et par delà le toni-
truant de ces voitures.
Sur l'asphalte des Champs-Elysées, sous la
lumière électrique, je marche précédé de mon
ombre étrangement double. Une ombre noirâtre
s'enclave dans l'autre pour ainsi dire de verre,
comme si l'âme avait glissé dans l'externe forme
et qu'au cœur il ne fût resté qu'un vide obscur.
Et il me semble souffrir dans ma longue ombre
dédoublée, qui, fuyante, rase l'asphalte laide-
ment, froidement blanc, un peu sale. Alentour,
des ombres tronquées, fou reliées, tortes de bran-
chages défeuillés oscillent rigides.
DERNIERS SONGES Jï
Cet homme à peine dans la quarantaine, d'une
maigreur point fine, déjà grisonnant, la barbe
clair-semée sur les cotés et se ratatinant à la
pointe, les orbites bridées entre les yeux atones
non déshabitués de luire, cet homme maladive-
ment leste, habillé de bien des jours, des fois
avant que je l'aperçoive il m'arrête, familièrement
me cause comme reprenant un entretien inter-
rompu de la veille, le verbe appuyé virement
dans sa bouche démeublée, sans transition il
repart, et je reste une seconde à regarder ce dos
qu'on dirait fuir vers de ces affaires qui ne se
manquent. Cependant le camarade eût souhaité
pour lui-même sans doute ce qu'il me disait de
quelqu'un : non pas manger, il n'y tenait guère,
mais absorber du liquide... il préférait cela.
Dans le salon d'attente d'un grand journal, un
homme dans les cinquante ans, aux grands et
longs membres émaciés, restait assis, le buste
s'inclinant, au bord du canapé en face de moi.
La figure avait ce déchaînement qui déjà s'ef-
-Jl DERNIERS SONGES
fondre presque. Les manches tirées et la redin-
gote haut boutonnée, on les sentait devoir dissi-
muler l'absence de linge. Les yeux, pas précisé-
ment baissés, regardant en face un peu au
hasard, racontaient les mécomptes éprouvés, en
vain prévus toujours. Dans le maintien non dur
se marquait une lassitude au delà de l'énerve-
ment, sans plus d'impatience. Quand enfin arriva,
rêche, le journaliste sollicité, notre homme se
dressa debout, un peu incliné encore, en une sorte
d'humilité dégoûtée.
Au café de la Régence, une après-midi, comme
nous y entrions un peintre et moi, nous vîmes,
dans un coin, attablé devant des papiers un
homme encore jeune, assez fluet, le gibus sur la
tête, en habit, et cravate de satin mauve, l'air
blond et pensivement posé, le teint pas décati;
nous observions cet homme de bon ton en
somme. Il discontinuait d'écrire, s'y reprenait.
A la boutonnière s'étalait une décoration de
même teinte que la cravate, fleur ou ruban on ne
savait. Le peuple, me dit le peintre, les appelle,
vous savez, ces messieurs-là « les embaumés. »
DERNIERS SONGES 1 }
Pour ma part, je m'intéressais à un minimum,
capital au fond, d'incertitude que je croyais dé-
couvrir dans cet individu moins affecté peut-être
que déguisé et triste.
Aux Champs-Elysées, d'un vieux beau me pré-
cédant de quelques pas je ne voyais, en sens
ridiculement inverse des pensées de derrière la
tête, que les cornes cosmétiquées de sa mous-
tache.
Une déjà vieille femme, dont le nez assez con-
tradictoirement retombait un peu tel qu'un bec
qui serait mou.
Dans un magasin de vin, la voix de la mar-
chande me semblait sentir le bouchon et con-
corder à la peau terne de cette bourgeoise de
quarante ans assez soignée.
Avez-vous remarqué que des gens qui vous
déplaisent et vous disent des choses contrariantes,
on les écoute parfois presque complaisamment?
On se mettrait même à dire comme eux, à ces
minutes, avec un mélange de bonne foi. Au fond
5
:ant une voix, personnelle et étran-
fteni as rej
Certains parfums, on les sent dune fin
. mme dune mousseline:
- : :. : on
:-ntent.
Il est beaucoup d'oranges . corce granu-
:n somme commune. Quelques-
unes «ont h* ne moiteur.
Dépouillés, des quartier! : ranges .. prove-
nance: lent une lumière .
nbre mat. jour odorant.
Les en coupe fragile, ont
une blancheur omb:
d'où s'exhale fier un parfum pareil. Au ca
un discret feu bleu d. Ae.
Sous mon regard qui oscille devant un œ
- _ passe dans le milieu gris-pâle
de la pierre prec. tre 1 un d esc
DERNIERS SONGES
jaune et l'autre d'un vert paludéen, passe finto-
malement une ombre tout oblongue. Et elle fait
mine de se scinder, et ce n'est plus qu'un four-
millement menu, déjà elle se remêle, dans mon
immobile vision, a la pierre noyée qui s'éclaire
vague.
A une autre vitrine d'orfèvre, trois diamants
groupés. — le troisième un peu au-dessous, que
surmonte un saphir d'un bleu outremer. Cette
triple pierre lumineuse à l'eau non diaphane
s'unifiait, pour moi. en un foyer de famille bril-
lant d'une pureté qu'on ne viole point. Mais le
saphir sombre dominait, spacieusement seul.
A la vitrine d'un laboratoire de pharmacie.
A un point d'un petit bocal de verre vide s'était
posée une verte lueur mal miroitante: elle in-
quiétait de s'approfondir un peu trouble dans
d'autres bocaux pareils derrière. Auprès, un
balion tubulé contenait un minime résidu de
poudre d'argent comme glacée. Dans un autre
verre étroit, assez long, de la gomme foliacée
-]6 DERNIERS SONGES
avait une terne apparence de corne. Mais je
m'éloignai, presque m'enfuyant, les yeux offus-
qués de noires pillules qui font songer à de
hideux et louches poisons.
Aux caveaux du Panthéon, dans le rond cou-
loir où le gardien conducteur, sa lanterne à la
main, fait se ranger à la file les visiteurs serrés, la
basse voûte décrit une courbe uniformément
tournante. L'écho de la voix du gardien roule et
retentit. Et ce bruit absurde répété et cette curve
pierre nue, lisse, fadement blanchâtre vous lais-
sent ahuri de leur fuite illusoire.
DERNIERS SONGES 77
PAYSAGES PARISIENS
Quelques fois, sous un ciel clair d'hiver, dans
la Seine plus grise que verdâtre, les troncs des
arbres plongent leurs ombres; elles se font place,
songeait Licette, telles que des baigneuses; l'eau
les mouille sans les traverser. D'autres fois, on
dirait, songeait Jacques, que flottent à peine,
sous l'eau, de minces lames hyalines inimpré-
gnables.
La Seine aujourd'hui, sous une fine pluie éven-
tée, roulait jaunâtre avec des replis d'ombre se
violaçant dans une, pour ainsi dire, sournoise
transparence. A des escales de pierre qui servent
à mener baigner les chevaux, l'eau se brise, elle
78 DERNIERS SONGES
fait halte, se voudrait délasser, on dirait; il s'y
forme des vaguettes, de longs plis se creusent à
peine, ces ondes hésitantes se bercent, puis tout,
par instants, se redérange comme contrarié en
un remous vite perdu. Et ainsi les eaux, là, se
reprennent moins qu'elles ne s'égarent. Ondu-
lations dolentes qui s'entrejoignent, finalement
s'inachèvent.
Parmi le nitide de la neige sur les pelouses des
Champs-Elysées, les ombres des troncs d'arbres
restaient couchées, ombres un rien bleuâtres,
douces, moins transparentes encore que voilant
la blancheur sous elles d'un mat de velours.
Les statues des fontaines de la Concorde, ce
matin, étaient pareilles à des nègres plus noirs
dans l'ampleur congelée de leurs manteaux. Le
jet d'eau, courbe à leur arrière, prêtait à quelque
figuration chinoise.
Aux bassins du Rond-Point, entre des mor-
ceaux de neige qui lentement se dissolvent, c'est,
la glace fondante, un verdâtre cristal imbibé; on
le sent se ternir. Aux jets d'eau, des larmes gelées
pendent, intérieurement brillantes.
DERNIERS SONGES 79
Sous un ciel triste d'après-midi, dans l'eau
dégelée et terne d'un de ces bassins, le reflet du
bas jet d'eau en touffe avait une blancheur de
glace coulante.
Sur la stérile neige, au Jardin d'Acclimatation,
de jolis canards blancs, point trop gros, aux
menues pattes jaune-orange, s'illuminent comme
en dedans. Sorte de lueur fondue en ces corps de
plume inagités et qu'on dirait qui se renflent.
Ce matin-là, l'air non encore pleinement cla-
rifié, la Seine gardait des charmes douteux. Le
noir mal goudronné des chalands contre l'eau
verte, chalands immobiles ou filants remorqués;
les cercles d'eau contre les piles de pierre adou-
cies, surtout les ombres d'un violet noirâtre sous
les arches, sorte de luxe qui se cache, se va ense-
velir dans un vert neutralisé, et enfin des reflets
d'arbres tout au bord qui semblent veiller moins
qu'encore dormir, et, par-dessus tout, près de la
Samaritaine, des matités d'eau paisible, presque
unie, qui à peine remue par intervalles et si légè-
rement se secoue en un frissonnement délicieu-
sement frileux. Puis, une bouche d'égout verse
80 DERNIERS SONGES
son ocre sale, enflée, de dedans le mur du quai,
sous la Conciergerie: on songe à une exhalaison
liquéfiée de toutes sortes de crimes, dissolution
ultime des pestilences de ce Palais de Justice qui
s'en vont vers 1 Océan. Et les toitures pointues et
les tours rondes, sous la brume qui se dissipe,
réapparaissent implacables, murées, sèches comme
les codes.
Sous des arches de ponts, quelques pierres d'un
blanchâtre un peu de moisissure parmi les autres
noires sembleraient, tandis que file le bateau,
phosphorescentes à peu près comme du bois
pourri qui s'éclaire.
.Matin. Entre des pans de murs de maisons, au-
dessus de portions de terrain inculte, une fumée
céruse de cheminée d'usine floconnait lente vers
le ciel de brume pâle où apparut soudain, vo-
guant, mal caché un globe d'une semblance
moins de soleil que de lune. Et cette tache vague-
ment luisante s'effaça vite, rentrant dans l'étendue
haute et plane du ciel. Au long de l'avenue
d'Iéna. les cimes d'arbres d'un roux violacé buis-
sonnaient en une sécheresse terne. Plus loin,
DERNIERS SONGES
presque au-dessus de la Seine, de grêles fumées
d'usines encore se fondaient insensiblement dans
le ciel, lui-même par endroits d'un argentement
fondu. Le fleuve d'un verdâtre légèrement mati
fluait en une hâte ondoyante, tournoyant entre
des bouillons derrière les arches.
Par cette après-midi de fin de mars, sur la place
de la Concorde, dans ces rafales de vent contraire
et chaud et mouillé, rafales interrompues, repre-
nant, arrêtées, repartant en quelque sorte vers les
nuages, c'étaient par instants de courantes rides
sur les flaques d'eau à terre, de rares passants plu-
tôt discords, la main au chapeau, les basques des
habits retournées ou les jupes liantes; dans le
ciel, un drame éclatant et obscur : là-bas des
amoncellements de nues un peu se cartonnant en
leur dorure fausse, au zénith des morceaux dure-
ment sombres, d'un autre coté au loin des éten-
dues d'argent violâtre amorties, diminuées vers
l'extrême horizon entre de fines lignes de bran-
ches noirâtres. L'œil volontiers revenait, presque
au-dessus de la place même, à des blancheurs
unies, intimement fondantes, steppes sur lesquels
5-
80 DERNIERS SONGES
son ocre sale, enflée, de dedans le mur du quai,
sous la Conciergerie; on songe à une exhalaison
liquéfiée de toutes sortes de crimes, dissolution
ultime des pestilences de ce Palais de Justice qui
s'en vont vers l'Océan. Et les toitures pointues et
les tours rondes, sous la brume qui se dissipe,
réapparaissent implacables, murées, sèches comme
les codes.
Sous des arches de ponts, quelques pierres d'un
blanchâtre un peu de moisissure parmi les autres
noires sembleraient, tandis que file le bateau,
phosphorescentes à peu près comme du bois
pourri qui s'éclaire.
Matin. Entre des pans de murs de maisons, au-
dessus de portions de terrain inculte, une fumée
céruse de cheminée d'usine floconnait lente vers
le ciel de brume pâle où apparut soudain, vo-
guant, mal caché un globe d'une semblance
moins de soleil que de lune. Et cette tache vague-
ment luisante s'effaça vite, rentrant dans l'étendue
haute et plane du ciel. Au long de l'avenue
d'Iéna, les cimes d'arbres d'un roux violacé buis-
sonnaient en une sécheresse terne. Plus loin,
DERIS'IERS SONGES
presque au-dessus de la Seine, de grêles fumées
d'usines encore se fondaient insensiblement dans
le ciel, lui-même par endroits d'un argentement
fondu. Le fleuve d'un verdâtre légèrement mati
fluait en une hâte ondoyante, tournoyant entre
des bouillons derrière les arches.
Par cette après-midi de fin de mars, sur la place
de la Concorde, dans ces rafales de vent contraire
et chaud et mouillé, rafales interrompues, repre-
nant, arrêtées, repartant en quelque sorte vers les
nuages, c'étaient par instants de courantes rides
sur les flaques d'eau à terre, de rares passants plu-
tôt discords, la main au chapeau, les basques des
habits retournées ou les jupes liantes; dans le
ciel, un drame éclatant et obscur : là-bas des
amoncellements de nues un peu se cartonnant en
leur dorure fausse, au zénith des morceaux dure-
ment sombres, d'un autre côté au loin des éten-
dues d'argent violâtre amorties, diminuées vers
l'extrême horizon entre de fines lignes de bran-
ches noirâtres. L'œil volontiers revenait, presque
au-dessus de la place même, à des blancheurs
unies, intimement fondantes, steppes sur lesquels
DERNIERS SONGES
passaient avec lenteur de petites nues effilochées
d'un grisâtre fluide. Autour de nous, des voitures
filaient agaçantes, les fiacres quelques-uns assez
rauquant leur ferraille; et l'obélisque, d'un rose
décomposé, déconcertait de sa fixité inébranlée,
droite. Seuls les clochers de Sainte- Clotilde
s'étaient mis en un accord avec le génie de la
scène : les minces fentes de leur pierre plus grise
semblaient, en leur montante décroissance, mys-
tiquement voir du fond d'un ciel ancien.
Ce soir, du Rond-Point, sous la pluie au mo-
ment du coucher du soleil, dans une des contre-
allées les lignes noires non encore indistinctes des
cimes d'arbres un rien mouvantes reculaient vers
l'orient lointain du ciel d'un bleu presque de
magie.
Ce lundi de Pâques, premier beau soir de
printemps, je regardais de la place de la Con-
corde le soleil disparu dans une pourpre, à gauche
de l'Arc de Triomphe. Il s'estompait comme dans
une brume déteintée. Au-dessus, à droite, les
roses des nues s'étaient endormies dans une
pompe violette d'instants en instants se réduisant
DERN'IERS SONGES 83
en une évanescence lilas pâle au profond des
deux.
Ce soir, après une intermittente journée de
grêle et de soleil, du pont de l'Aima, à gauche du
couchant, quelques nues massaient leurs cimes
touffues, presque ténébreuses, qu'auréolaient des
ors trop éclatants. Puis, c'était, un peu plus à gau-
che, un coin rare de cristal d'un imperceptible
bleuâtre déjà grisé; de minimes nues y restaient
indécidément vaguantes, veloutant encore leur
lilas frêle.
Ce matin de mobiles nuages, à l'endroit large
du lac du bois de Boulogne, l'eau en mouvement
s'enfonçait moins entre les verdures ne se prolon-
geant pas dans elle. Du balancement des cimes
de pins sourdait un murmure, il s'enflait, s'éten-
dait, devenait quelques instants l'âme du lieu. Et
des gouttelettes de pluie entretombèrent fines,
comme suspendues et aussitôt résorbées dans l'at-
mosphère se filtrant. Sur le lac un cygne blanc
avançait vers le promeneur, puis devant sa main
vide et inutilement aimable il s'est détourné
dédaigneux, continuant de voguer.
86 DERNIERS SONGES
bas-côtes, les murs, les voûtes s'éclairent par en-
droits d'un vert pallide disant d'enlinceulés
espoirs. Hors de la cathédrale, je levai les yeux
vers les emblèmes là-haut sur la plate-forme aux
pieds des tours, emblèmes un peu de sabbat, fi-
gures de bêtes et de diables, ironiquement prédi-
cantes en leur mutisme de pierre. Jamais lasses,
elles regardent la ville qui superficielle ne sait
plus leur sens, elles plongent sur la menue foule
tout en bas indistinctement grouillante. Orim-
nelles, fatidiques figures !
Un autre matin à la Morgue et à Notre-Dame.
A ce mort, un journalier, le nez s'est aminci en
une arête isolée et désolée sur la face se cavant, se
resserrant toute, sans que précisément elle s'étri-
que. Cette longue figure, assez jeune encore,
garde une pâleur froide entre les cheveux et la
barbe d'un noir sans lustre ni ternissure. La misé-
rable vieille, étendue auprès, on dirait que ses
cheveux continuent de grisonner ; les orbites seules
des yeux manquants ont une laide rougeur passée;
le reste du visage est blafard fadement. Et le nez
a au bout un commencement de turgescence spon-
DERNIERS SONGES 87
gieuse. Entrant ensuite à Notre-Dame, je fus, le
seuil franchi, arrêté, en cette subite pénombre
mystérieusement vaste; en face la porte d'entrée
latérale, la rêverie s'enfile vite, s'alentit dans l'é-
troite avenue d'un des bas-côtés. Et j'écoutais,
comme de presque plus loin que les murs d'ail-
leurs se dissimulant, des sons vaguement filtrer
dans cet espace aux architecturales lignes compli-
quées, un peu et délicieusement confuses. Puis,
m'avançant vers la grande nef, je voyais des rais
de poudre grise descendre de biais à distances à
peine inégales des cinq carreaux inférieurs des vi-
traux de l'abside, soudain remonter ou s'effacer
et revenir. Et le son lointain diminuait ou s'allait
accroitre, en un imparfait accord inattendu et
heureux, selon ces apparitions indéterminées des
rais de poudre grise. Intangible harmonie de cette
mouvante ombre à l'étouffée lumière et de ces
exhalations mourantes. Une âme s ''irrésolvait dans
la cathédrale non plus déserte.
Une après-midi de carême à Notre-Dame, le
donneur d'eau bénite nous laissait une admiration
un peu intriguée de sa rembranesque apparence
88 DERNIERS SONGES
en sa logette éclairée d'un petit cierge collé sur le
bord, centrale lueur chancelante de ce coin d'om-
bre de la cathédrale. Entre la toque sombre sur les
légers cheveux gris en broussailles et la belle barbe
inculte s'argentant en une minime dorure, la mai-
gre face à petites rides du vieux se reculait presque
telle qu'une image, il tendait le goupillon avec
une réserve aimable et prudente. Nous qui ne nous
mouillions pas les doigts à l'eau sainte, nous nous
sommes demandés si c'est qu'il craignait d'être
refusé ou plutôt s'il n'était pas, à part lui, d'une
autre croyance.
Surtout quand on sort de la Morgue, les arcs-
boutants de l'abside font penser à des côtes dé-
charnées, à des ossements blanchis. Cependant
la régularité de ces arcs ne permet guère l'idée
émotionnante d'une vie passée, elle rappelle l'in-
flexible loi. Et la flèche s'élève au-dessus des pla-
titudes et des vanités ou de la misère des vivants.
Ce matin de bonne heure à la Madeleine, ap-
puyé contre la boiserie tout au fond, je regardais
les vieux rites s'accomplir devant un nombre res-
treint de fidèles. La chasuble d'une blancheur
DERNIERS SONGES 89
argentée du prêtre officiant là-bas au maître-autel
m'entretenait dans la pensée des albes légendes
célestes. Sous le jour un peu indécis tombant des
trois petites baies en cercle du plafond de cette
fausse église composite sans caractère, quelques
gens qui passaient seuls devant moi me parurent
marcher dans leur courte ombre flottante sur les
dalles. En cette indétachable division d'eux-mêmes,
elle les reliait de façon obscure, drôlement sinistre
au sol, à l'en dessous caché, elle les accompagnait,
pour un peu les menait bizarre. Et je songeai
enfin qu'un être sans plus d'ombre serait hors
nature, oui le miracle de l'absolu isolement.
L'unique unité ou Dieu n'existe pas, elle est
essentielle en son ubiquité indivisible. Mais
aussitôt en Dieu il se communique à l'âme rede-
venue simple et infinie une pudeur adorante.
Exiguë mais exquise jouissance : suivre dehors,
soi-même en deuil, une jeune femme en deuil,
mieux que point commune, escortée de son mari,
la suivre en une admiration évidemment inutile.
90 DERNIERS SONGES
et peut-être la faire rêver quelques instants , en
sorte qu'elle et le suiveur contractent à leur insu,
dans la fugitive région du désir , de mystiques
noces noires.
Intensités d'une simulation inquiétante : sous
le chaud soleil, d'implacables ombres d'arbres se
traçant comme en une crispation sur le sol ou
semblant moins ceindre que presque corder des
fûts alentour; dans l'air lourd du plein midi, des
flammes de bougies dans des candélabres appa-
raissant plus brûlantes en une rigidité de glaives;
en toute saison, dans des cours d'eau que des
barrages font dévier un moment, des rapides
comme inentamables semblant, en leur dévale-
ment qui se creuse, se métalliser vertigineux.
DERNIERS SONGES Ol
MORTFFONTAINE
Sous le tumulte des nuées, dans le parc, le
long de l'étang avant qu'il s'élargisse entrecoupé
d'îlots, nous étions gênés, pourtant presque rete-
nus par l'odeur s'exhalant non plus fiévreuse,
effluves comme de consomption lente. L'eau
entre des plaques d'un limon à efflorescences
douteuses semblait presque dure. Tout au com-
mencement, elle est d'un vert herborisé selon les
plantes dont est semé son lit, mais très vite sur
les fonds invus elle se fait noirâtre. Par inter-
valles sous des coups de jour elle se tachetait de
violets bleus au miroitement livide. Sous des
9^
DERNIERS SONGES
souffles la nappe se plissait funéraire. Près de la
rive, un hêtre aux racines un peu renflées et
croisées, au massif tronc grisâtre, ne donnait
pas signe encore de sa feuillaison prochaine, il
étalait ses branches vers le sol qu'elles rasaient
et elles se raccrochaient en de secs et souples
entrelacs. A des places, l'étang feignait de mirer
des fûts un peu inclinés, on eût dit des miroirs
poudreux, anciens. Sur un monticule de sapins
aux basses branches telles que des éventails bais-
sés, sapins entremêlés de pins rougeâtres, et où
se détachait un seul bouleau à la blancheur
verdie et aux petites feuilles naissantes, le vent à
travers ces verdures tamisait une plainte, elle
s'épandait soyeuse et, tandis que des vagues de
lumière inondaient le sol sablonneux tôt r'assom-
bri, j'écoutais s'en aller sur l'étang en bas cette
voix soupirante. Elle rebaisait, refrôlait les eaux
plus qu'endormies, pareille peut-être à une mé-
moire passant sur une étique forme que des fris-
sons reparcourent. Plus loin, dans un petit pré,
un bœuf de son mufle levé, tendu humait le
renouveau, un instant il a tourné vers moi la
DERNIERS SONGES
9Î
tête, puis je l'admirais reprenant sa blanche im-
mobilité placidement flaireuse des sèves dans
l'air. Et de préférence à tout, ce matin-là, nous
entendions dans la campagne le vent, cet invi-
sible qui intimement remue dan? les solitudes.
Ce n'est jamais les choses goûtées dans leur
plénitude, envisagées de face, qui retiennent.
Ainsi précises, elles lassent bien plutôt, elles
surchargent.
Voilà pourquoi, même dans le pittoresque des
visions de la nature, il y a un attrait spécial aux
pays frontières, où le costume différencié des
douaniers, des soldats ôte un peu du commun de
cette livrée officielle. Et l'on n'est pas encore ou
l'on n'est plus dans ces pays qui d'autant s'éten-
dent, s'illimitent en avant ou en arrière de nous.
Sur le point même de la frontière c'est comme
s'ils se donnaient un baiser plein d'équivoques.
Ces hommes apostés qui veillent, scrutent, fouil-
lent : une paix — on dirait — toujours prête à
se rompre.
94 DERNIERSSONGES
Voilà pourquoi encore rien n'égale la fascina-
tion défectueuse, plus touchante de certaines
figures de Primitives en leur naïveté. Vierges qui
ne peuvent pas parler d'amour et pourtant gardent
une fidélité présente, toujours retrouvée, lorsqu'on
les r'interroge fidèle soi-même à l'interne splen-
deur de leur âme pas éclose.
Voilà pourquoi aussi rien, dans l'imperson-
nelle Nature, ne m'a enfoncé un souvenir plus
doux, presque douloureusement doux — l'ex-
trême joie si passagère n'allant pas sans une
pointe fine de douleur — que certaines aubes
fraîches de fin d'été sur le Rhin, où le coteau en
face sur l'autre rive se touffait d'une brume flues-
cente, tandis que sur le fleuve nocturne encore
glissaient des moires duvetées d'une buée, et
qu'au ciel seul s'éveillaient du fond même de
l'infini des lueurs humidement grises — d'un gris
si peu flave, comme fanées déjà.
Voilà pourquoi enfin rien ne serait si lugubre et
si cher que de recueillir dans les yeux d'une mou-
rante, yeux presque ternis et errants vers la toute
proche grande absence, un suprême aveu d'amour.
DERNIERS SONGES 9f
Et enfin encore, on s'enthousiasmerait de
quelque grande actrice éprise de ses rôles et qui
refoulerait tout au fond d'elle son amour pour un
inconnu vivant! avoir un coin dans ce cœur de
femme à l'âme intermittente.
Ne vous est-il pas arrivé de croire rencontrer
dans l'apparence, distante encore, d'une femme
ou même d'un homme un linéament, je ne sais
quoi de fugace marqué à l'innommable effigie
rêvée? et puis, la personne se rapprochant, l'illu-
sion se déformait, le véritable masque survenu
vous mettait en présence de quelqu'un de plutôt
déplaisant ou tout à fait indifférent.
Cela chiffonne Licette de marchei derrière les
gens, il lui semble respirer leur traînée pour elle
non impalpable.
96 DERN'IERS SONGES
ART
c4u Louvre. — Primitifs. — Dans la Vierge du
Savonarolicn Botticelli, avez-vous vu le côté ecclé-
sial de la peinture ? combien la manche du man-
teau raidit sa large courbe. Le blanc voile trans-
parent non sans reluisances, à plis un peu empesés
et tendus, à franges d'or, a d'un voile de taber-
nacle. Et jusqu'aux roses d'un rose flave comme
insérées dans les auréoles filigranées, ces fleurs
d'un joli d'artifice dans leur vérité, on les dirait
s'inspirer de l'ancien catholicisme d'Orient.
Dans cette Vierge du Pinturicchio, toute l'ex-
pression de la figure un peu penchée à droite est
DERNIERS SONGES ç-,
souriante à peine, plus que la bouche seule qu'on
dirait finement close. De son œil d'un gris bleu
d'innocence elle surveille l'Enfant Jésus qui trace
quelques lettres, un encrier en urne dans l'autre
main. Sur une tempe de la Vierge quelques che-
veux blonds non foncés traînent fuselés, exquise
élégance négligée et ignorée chez cette pure aux
doigts d'idéalité à ongles ovales. Et son manteau
d'un bleu sourd sur la rouge robe et vive et dé-
teinte semble plus recueillir la Vierge presque
exsangue.
Ces hommes de Luca Signorelli ont- bien les
défiances et sèches et cauteleuses, rencontrées
par moi en un voyage sur les confins de la Ligurie
et de la Toscane dans le peuple des petites villes,
des campagnes. Dans le tableau les figures recu-
lées, visibles par parties, comme apostées dans
les entrefentes des personnages réunis du pre-
mier plan, restent dans une pénombre réalisant
difîicultueusement au dehors leur suspicieux ca-
ractère. Les mains gantées de blanc de l'homme
au turban gardent une apparence plâtreuse, elles
foncent le reste de la peinture, et de la figure de
6
*
98 DERNIERS SONGES
droite se retournant en un profil douteux les trois
mèches tortillées retombent sur le haut de son
dos plus noires, comme pour quelque maléfice.
Cette Vierge — écoles d'Italie xve siècle —
au teint noirci, à la tête ronde s'affinant au men-
ton, aux cheveux d'un roux lisse, aux arcades
sculptées sans presque de sourcils, tient un Jésus
à la pose et à l'air de salamandre. Renfrognement
si vrai qu'il ne déplaît point dans cet enfant pri-
mordial. La mère, sans se contraindre, lit de loin
dans un petit livre pieux mouillé et enfumé à terre.
Et on remarque son rouge corsage vibrant sans
éclat entre la capeline qui l'entrecache, cette
Vierge assez secrètement sourieuse, dans un bleu
aux froids espaces d'ombre calme.
Dans le tableau de Juste d'Allemagne, le ciel
d'un bleu vert moins dur peut-être que pâle est
d'une acuité telle qu'elle se ferait amère si elle
n'était si fine. Les personnages ne se dérobent pas
sous leurs longs vêtements foncés ou apparaissent,
ainsi que le reste de la peinture, en un ton d'or
gris. C'est d'une dignité recueillie et franche.
Dans le geste de la seule femme là, se trahit une
DERNIERS SONGES
99
irrégularité modeste. Peu importe la scène pré-
cise, l'Annonciation. Ces moines et cette Vierge
gardent une rigidité. Et dans ces auréoles, cette
mitre, ces robes de pâle or, d'un incertain bleu
si peu violâtre que frôle une glaçure d'argent,
se cloîtrent d'angéliques rêves.
Dans ce charmant petit Memling du salon
carré, je reste à la robe feuille-morte écussonnée
de noir, à celle à côté d'un vert humidement
tendre près de jaunir. Les femmes, elles, me
paraissent peut-être un peu animalement chastes.
Dans le Jean-Baptiste de Donatello une ana-
logie avec le petit primitif peint d'un italien
inconnu du xive. Ce dernier a le regard haut et
droit, une écharpe de velours scabieuse recouvre
à demi une épaule, teinte en accord avec les
lèvres. ÎVlalgré cela je préfère la sculpture. Le bras
a trop l'air en bois dans le tableau, et l'expres-
sion a beau séduire par un étonnement d'extase,
la facture est déplorablement sèche. Chez Dona-
tello au contraire le marbre s'anime dans une
luisance, la bouche n'est pas trop entr'ouverte,
le petit nez vibre fin. Et toute la tête se dresse
' -l'*!* no l'a S
DERNIERS SONGES
sur un mince col, sur une nuque plate, elle se
dresse recte et pourtant aussi inclinée à peine, en
un air insciemment ingénieux.
Dans le bon Samaritain de Rembrandt, une
musique de lumière dans l'accroc de lueur jaune-
soufrée sur l'épaule du second porteur et dans
l'illuminement discret jaune-orangé du Samari-
tain. Pénible et espérante alternance simultanée,
et c'est comme une agonie non sans entr'ouver-
ture de possible félicité. Mais l'enfant surtout
attire, l'enfant à la tête développée, baignée d'un
jaune de couchant; il s'élève à une compréhen-
sion du malheur en présence du malade qu'il
porte, il le regarde d'un œil hésitant, son
expression garde un malaise contenu — reste
d'égoïsme refoulé. Et la scène passe, un moment
s'arrête dans je dirai un crépuscule d'affliction,
vraie teinte d'âme voilant jusqu'à la curiosité des
gens aux fenêtres. Il semble enfin que l'initiale
et atroce haine de l'homme contre l'homme
ait, à cette heure mélancoliquement pénétrante
DERNIERS SONGES IOI
du soir, cédé à un apitoiement devant la sou£
France.
Dans les disciples d'Emmaiis, le Jésus charnel
semble mal revenu de la mort. Tout le sépulcral
visage s'illumine d'une inconnue lueur blanche
qui aurait transgressé les lois de la lumière. Et les
cheveux se sont séchés à leur racine, et la bouche
reste creuse, et jusqu'aux yeux relevés dont le
blanc bleuâtre indique la cessation de la vie.
Mais, à cette rencontre avec ses disciples, les
yeux fixes du Christ se lèvent douloureux vers le
Père et la bouche priante n'use plus de paroles et
la figure sans plus d'illusion dépasse les cycles de
l'histoire.
Dans la Vierge au rocher du Vinci, de l'cmbru-
mement marbré d'une partie de l'œuvre il résulte
ce prestige que le Jésus, le Saint- Jean saillent
pareils à des fleurs de cuivre. Le manteau de
l'ange prend un ton minéral vert-jaune, ici, là
rouilleux, plein de sollicitations maladives, pres-
que perverses, n'était celui qu'il recouvre, dont
6.
102 DERNIERS SONGES
d'ailleurs la posture serpentante paraîtrait contre-
dire la pureté. Et la lumière des personnages
s'accorde, lumière entre l'éclipsé et le resplendis-
sement, avec les singulières mains de la Vierge :
l'une à la peau comme flasque et dure, sorte de
têt symbolique, enveloppe rudimentaire et mul-
tiple, artistement féconde enfin en ses enroule-
ments de coquille; l'autre fléchie surtout à l'index
en un charme quasi d'incorrection et moins atta-
chée que courant sur l'épaule du Saint-Jean pro-
tégé de la caresse de ce bras de la Vierge, protec-
tion que magnifie l'endrapement bleuâtre un peu
obscur.
Dans les robes delà Vierge et de Sainte-Anne,
robes d'un bleuâtre pâle, les tachetures grisâtres
qu'a faites le temps vont glisser on dirait, même
s'effacer. Et ainsi elles se rattachent à l'œuvre, à
la pensée sans doute du Vinci, ce ne sont plus des
taches, elles adornent plutôt les robes maintenant
prêtes à un deuil de rêve.
Dans le Sommeil de l'enfant Jésus de Luini, il
DERNIERS SONGES lO^
y a une dégradation des demi-teintes et des
ombres qui fait rester en une indécision moins
rieuse que profonde les deux figures de bambins,
serviteurs ou anges, portant l'un un coussin dont
on ne distingue guère que le gland, l'autre une
banderole; au premier plan un autre tient un
lange. Dernières préparations vaporeuses au som-
meil de l'enfant que sa mère porte encore et pré-
cieusement, en je ne sais quelle noblesse amou-
reuse, porte au-dessus d'une couchette plutôt
dissimulée au bas du tableau. Déjà l'enfant som-
meille, et les mains de la tendre mère semblent
moins immobiles que couvantes, mains d'une
grâce languide, joliment s'allongeant et dont l'un
des doigts se dérobe, se voudrait fondre sous un
pli des langes transparents de son fils. Ce premier
plan de la peinture baigne dans une rêvante
lumière, et cela présage que l'enfant, pour dormir,
n'entre pas, ne peut pas entrer dans la nuit. Ce
n'est, ce sommeil du petit Jésus, par-dessous et
par delà ses yeux clos en une ingénuité un rien
grave, qu'une vision plus clairvoyante, inconnue
de tous autres. Et le visage de la Vierge moelle u-
104 DERNIERS SONGES
sèment ovale, le front vaste, les grands yeux
baissés laissant tomber de leurs paupières la ma-
rne de leur ombre fluide, font oublier l'habituel
type de femme de Luini, d'ailleurs tout délicieux;
ici, ce semble une physionomie raréfiée en une
dilection heureuse de mère qui veille, en une
sérénité qu'adombre cette vigilance.
Dans le tableau du Beltraffio, la Vierge, sous
une imperceptible gaze noire, garde une appa-
rence timide et fauve. Une incivilisée qui décidé-
ment ne s'apprivoise. Son regard vous suit, falla-
cieux en ce sens que sa pensée vous échappe ; et
elle continue à vous étonner. En ses gestes de
maternité, elle a d'une femelle délicatement
paysanne. Cependant, en son retrait elle se
témoigne curieuse, la tête s'incline un peu en
avant ; la farouche a quelque inexploré désir.
Enfin, il réside dans l'intensité errante de cette
physionomie comme un appel, à la frontière des
possibilités qui tentent, appel modestement indé-
fini.
DERNIERS SONGES lOf
L'Infante Marguerite de Vélazquez.Ouelcharme
d'un luxe sobre que déjà la robe seule, au ton gris
d'argent éteint, par coins d'un bleu de perle
morte, aux arabesques de dentelle noire sur les
coutures et aux nœuds rose saumon. Et la petite
reine, anémiée sous sa coloration tiède, avec ses
yeux en cercle d'un bleu grisé, sa tempe gauche
bosselée et cave, sa bouche presque exagérément
rougie, se tient telle un peu qu'une poupée spec-
trale, malgré la tombée envolée de la chevelure
blond cendré si légèrement bouffante, effilée,
ample, dont les ombres transparaissent presque
glauques.
Dans la T{cunion d'artistes, c'est une gamme de
poses pleine de science. Ces attitudes à elles
seules parlent. Ni figées, ni agitantes, elles entre-
tiennent, préoccupent l'esprit. Coiffés ou non de
leurs bas chapeaux à grands bords, ils se tiennent
debout ces treize hommes, rapprochés ou un peu
écartés, causeurs discrets, point confidentiels;
leur sérieux sans guère de bonhomie se ferait mo-
IOÔ DERNIERS SONGES
queur, et certes ce rien de distinction non raide,
sans nulle gêne, leur est innée. Celui-ci tout en
écoutant parait réfléchir et regarde devant lui,
peut-être au loin ; cet autre relève la tête à peine,
tête qui de profil semblerait un masque se cernant
concave ; l'une des jambes d'un autre vu de dos
se croise; ce bras retombe volontaire, cet autre
bras indique en une gracieuseté, ce bras d'un troi-
sième salue du chapeau levé; le maintien de cet
autre en guêtres, en ceinture roulée large, en
collerette, nu-tête, dénote une aisance non sans
grandesse en son penchement appuyé sur sa
canne. Le plus remarquable de tous bien sûr est
le gentilhomme à gauche, le peintre lui-même,
tout en noir, la manche pendante en aile, le long
visage s'affinant encore sous la moustache et la
fc>
royale, la main sur l'épaule du voisin en une ama-
bilité fière. Et les vêtements pas trop amples,
comment dire leur harmonie brun-amadou, rose-
pêche, gris-bleu, nuancements mats d'un haut
goût.
DERNIERS SONGES IO7
Dans la Leçon de Fragonard, ce n'est pas la
taille un peu et joliment se renversant droite sans
précisément de raideur de la jeune joueuse blonde
presque naïve, en robe de satin blanc à plis cassés,
à ombres verdâtres ; pas la tapisserie, comme dé-
fraîchie délicatement en son jaunâtre tempéré, du
fauteuil d'où s'envole mal et si gracieuse la gaze
vert d'eau ; pas le piano sanguine passée : ce qui
intrigue, c'est Tassez hybride bête affaissée et
veillante près de la mandoline qui s'allonge ron-
die, elle fait penser moins encore à un chat par
Les veux, à un singe par le poil ras du crâne sphé-
rique, à une chouette par les oreilles, par la
nuance fauve, qu'à quelque chimère. L'artiste, en
des boudoirs du temps, sut élégantiser la nature,
il avait surpris dans elle de possibles déviations
malignes.
Peut-être dans certains dessins, l'âme de l'ar-
tiste se montre-t-elle comme spiritualisée.
Io8 DERNIERS SONGES
La vieille femme de Durer, simple hôtesse ou
grand'mère, le sourire de sa bouche en accord
avec ses yeux d'une fine bienveillance, est guille-
rette presque, honnête à coup sûr et point com-
mune. A une tempe, l'ombre portée du madras
se pose dans un repli, y crée une mouvante per-
spective. Toute la tête se modèle sans sécheresse
dans sa sorte de transparence, elle se renouvelle
incessamment de vie avec une pointe d'amé-
nité.
Cette jeune femme de Rogier van der Weyden
est mixte d'attirance. La tête se voit de trois
quarts, mais son inclinaison marquée lui donne
je ne sais quel air de presque éluder, le haut
du grand front uni et large va se perdant des-
sus et par delà les yeux qui se fendent un peu
en pointe vers les tempes, yeux grand ouverts,
mais regardant en une obliquité plutôt baissée.
Le nez est droit, non trop long. La bouche aux
molles lèvres vives garde une souriance équi-
voque. Du côté opposé où penche ce visage qui
ne vous regarde point et vous trouble de son
insoucieuse attente sans une ombre de sérénité,
DERNIERS SONGES I (X)
la chevelure se coule en natte se voulant dérouler
on dirait, on la sent blonde, d'un blond inquali-
fiable comme l'âme même de cette extrêmement
féminine figure.
Ecoles d'Italie du xve siècle. Des sourcils re-
courbés, point touffus, assez longs, abritant le
regard dardé, du nez aquilin, vraiment praedal,
dont les ailes accentuent leurs cernes, on reste
moins surpris, en face ce puissant crâne hyper-
trophiquement inaltéré de vieillard, que de la
barbe non pareille. Elle entrelace de filamenteuses
cornes, elle les tresse quasi, non sans netteté dans
une sorte de blondeur grise. Et elle s'étale magni-
fique sur le manteau à plis amples d'où exsurge
cette tête survivante.
Dans une tête de femme spécialement sibylline
du Vinci, le nez a une légère mais décisive cour-
bure au milieu, les sourcils cintrés se haussent
comme n'enclavant plus l'orbe des yeux de la
voyante, et sous la bouche d'esthète étrangère
aux sensualités se marque un mol retrait en pé-
nombre si heureusement caressant le menton sans
cela trop inflexible. Et cette tête sans emphase
7
1IO DERN'IERS SONGES
s'enguirlande des anneaux de ses cheveux pres-
que indistincts.
Ecole de Léonard. Ce jeune visage de femme,
— la tête encapelinée, les fins cheveux coulant
au long d'elle en cascade, — a un nez court,
élargi et un peu aplati au bout où se matérialise
la songerie causée par les yeux très fendus, mi-
clos, le droit envoilé, par ces prunelles même-
ment filant de côté, yeux moins énigmatiques il
se pourrait que mystifiants.
D'après deux photographies de Braun.
Dans la Madone et l'Enfant de Botticelli de la
galerie nationale de Londres, ce qui me confond
c'est l'air ingénument calme de la vierge. Elle
allaite son enfant sans le délicater, en une impas-
sibilité native. L'enfant lui-même semble un gros
petit animal charmant, il tette de confiance. La
mère, une vierge laitière, regarde, comme l'a dit
Hugo de la vache, vaguement quelque part. Mais
d'autant plus exquise. Encadrée d'un voile étoffé,
frêle qui sur la lourde chevelure en ondes blondes
DERNIERS SONGES III
descend le long des épaules , surmontée d'un
disque d'ombre, la tête du plus gracieux ovale
allongé dévie imperceptiblement sur le cou
flexible, les sourcils s'écartent entre l'épine large
du nez, la bouche reste bonne sous les lèvres un
peu charnues et onduleuses, surtout le regard un
rien trempant vous captive par sa proximité
incertaine. Et les mains molles et souples se déve-
loppent en des doigts d'une imprévue courbure
aiguë et suave. La pensée enfin s'enroule aux
boucles, presque aux cornes mignonnes et trou-
blantes de l'abondante chevelure des deux anges
priant aux cotés de la Vierge au moelleux galbe.
Et, plus on se pénètre du sens de cette œuvre,
plus la Vierge garde l'inconsciente beauté d'une
source qui sans se tarir nourrit. L'enfant se rat-
tache, en un prime élan, à cette source, et les
anges, leurs mains jointes ou ramenées sur la poi-
trine, se penchent, discrètement abritant la mère
un peu comme debout sans fatigue et le nourrisson
sur ses genoux dans ses mains enveloppantes.
La jeune dame dite la colombinc de Luini du
musée de Pétersbourg, on la croirait sortir de
1 1 2 DERNIERS SONGES
vagues fonds semés de plantes d'eau. Sur sa
blanche chemise plissée et lâche, constellée de
broderies et à grosse agrafe à perles sur la poi-
trine, une draperie est nouée négligemment.
Dans l'une de ses mains la dame garde couchée
une branche de jasmin, presque pareille à celle
posée entre ses genoux. De l'autre main relevée
s'élève sur son épaule une tige, comme invisible-
ment offerte de derrière elle, tige roidement fine
et se recourbant vers ses petits calices. La figure
de la dame, souriant du regard à l'enivrante
fleur, semble une médaille amollie. Et en haut
d'un côté, une plante grasse grimpante s'étoile,
un peu s'allonge en grappe; de l'autre, de lon-
gues et dentelées feuilles de capillaire apparais-
sent en un rayonnement suspendu, se perdant
dans le noir. Devant cette quasi-végétale créa-
tion, on songe à la pariétaire toscane, la proté-
geante herbe de la madone; surtout à la fougère,
plante solaire et aussi erotique, qui « la nuit de
la Saint- Jean laisse tomber sa graine, fait pousser,
s'ouvrir les boutons et s'apprendre tous les
secrets. » La dame elle-même on la suppose en
DERNIERS SONGES II}
chemise et sans doute pieds nus, selon le rite
prescrit pour ce minuit révélateur.
Dans une photographie d'un tableau de Goya
— charriage de matériaux pour une construction
— une haute tour ronde monolithe se dresse assez
sombre, elle semble le plus vivre, dominer la
scène; plus près, une pierre cubique, allongée, en
une pose d'oblique horizontalité sur un chariot
que des bœufs tirent, laisse une impression de
cercueil éclairé et plus triste, oui cette figuration
morte est intense dans sa blafarde lueur. Des
échafaudages plus loin entrecroisent leurs lignes
assez minces, quelques touffes de pins exsurgent
dans les intervalles de ce paysage de pierres encore
désassemblées mais non incohérentes à celui que
ces verticales, horizontales, massives, anguleuses,
biaisantes, cylindriques lignes et formes séduisent
froidement par une architecture ni brute ni ornée,
par un sens détourné. Et l'œil se délecte sur les
tiges des pins non directement penchées les unes
entre les autres, sur leurs cimes confondues.
114 DERNIERS SONGES
Dans la photographie vue au Trocadéro d'un
chapiteau de l'église de la Charité-sur-Loire, des
sortes de lézards armures, aux têtes bombées,
chenues, durcies, aux becs interminablement affi-
nés, entredévorent aux pattes un autre au milieu
d'eux, ou plutôt les pattes de cet autre se recon-
fondent dans les si longs becs. On a l'impression
de bêtes mythiques se réabsorbant sans fin.
qAu Luxembourg. — Dans la jeune fille de Gus-
tave Moreau, tout le légendaire, l'exquis de l'orne-
mentation — tortues quadrillées, losangées, ter-
rains, monts crépusculeux, rocher à profil humain
et crête de pâtres, branches vespérales de citron-
nier sauvage d'un vert qui bleuit ou s'argente,
eaux sinueusement glissantes sous un ciel taché
de pâleurs brouillées et vives — cette pompe ne
semble vraiment que l'enveloppe moins riche
encore que subordonnée de la pensée de la phy-
sionomie de la jeune fille tenant dans ses minces
DERN I ERS SONGES 1 I f
doigts la lyre à tête morte. La blonde vierge
élancée et douce, à la collante robe telle qu'un
voile aux tranquilles chatoyances diversicolores,
penche sa tête sur son sein, sa chevelure serrée,
nattée a une blondeur verdie, les paupières un
peu rougies soustraient son regard en un cerne
bistré vers la blême figure. Douleur de silence
intime. Et les pieds posent sur le sol en une adhé-
rence fatiguée. La vierge pressent que le premier
amour si on le pouvait retrouver, il ne se ressem-
blerait plus; peut-être par sa différence ternie
ferait-il douter d'avoir été un jour. Et cette tête
d'Orphée est-il même sûr qu'elle ait été vivante?
le peintre l'a faite comme illusoirement cadavé-
, rique, pour marquer sans doute que la jeune fille
constate l'irréel de son rêve, rêve ingoûté, déjà
perdu, auquel elle garde sa piété.
I ï6 DERNIERS SONGES
1)e 'Bretagne, fin de printemps.
Près d'Auray dans le Morbihan. Dans une lande
un peu mamelonnée, en face d'un horizon se recu-
lant moins accidenté que large, des souffles plu-
vieux couraient, se jouaient parmi les ajoncs à
peine secoués, ils se parfumaient de la tiédeur
miellée de leurs fleurs. Plus bas, en une belle
dimension , des terrains d'herbes au ton brun
moins rougi que violet et d'aspect friable s'imbi-
baient en rares flaques, dont la stagnance noirâtre
parait absorbante. De maigres bestiaux pâturant
là marquaient une paix grave mais non sans agré-
ment. Cela semblait ainsi depuis si longtemps.
DERNIERS SONGES I I y
Au-dessus de la bande inégale des coteaux plus
loin, un clocher gothique s'élève, un peu hors des
distances. Et on sentait, à des minutes, comme un
vert d'herbe écrasée.
A Dinan. Parmi un couchant fervide et qui
importunait, un peu à gauche deux grises nues
hautes et longues, assez efTiloquées, s'avançaient
méphistophéliques sans déplaisance, en leur su-
perbe vaporeuse et qu'on pouvait croire chagrine.
Tacites et néfastes messagères. Une sorte de
chauve-souris malhabilcment volante les précé-
dait. Sous elles, quelque drolatique personnage
de petite taille, à la coiffure en pinacle qui branle,
s'était arrêté en sa pirouette, il se montrait de dos,
on le sentait crâne, et son unique jambe se retour-
nait devant en queue de sirène. Mais bientôt ces
similitudes d'une narquoiserie triste, que l'homme
s'imagine, disparurent dans le ciel derrière elles
uniforme, comme dans une toile d'où elles
s'étaient dégagées un moment.
I l8 DERNI ERS SONGES
Sur l'étang de la Chesnaie en long d'un ton un
peu de bourbe penchent de beaux hêtres aux ma-
drures éteintes, des chênes noueux, branchus,
quelques mélèzes aux légères chevelures pendan-
tes. Un sapin, dans l'encoignure du mur de la
propriété qui longe l'étang, monte droit et morne.
Et la perspective de l'eau entre les verdures s'en-
fonce au bout dans une futaie de hauts pins un
peu rougeâtres. Ce jour-là, le ciel de nuages était
en tourmente, il faisait souvenir de Lamennais.
Nous avançant vers les pins, nous considérions les
inclinations hésitées de leurs pointes, on les eût
cru se consulter entre elles tout bas. Puis, un
recoin liquide et ombreux nous arrêtait. Sur l'eau
glaceuse, à alternances de clartés et de ténèbres,
et dont les blancheurs même paraissent bleuies,
un saule poussé presque horizontalement y plonge
de tortueuses branches, elles sembleraient des ra-
cines, mais on les sent moins s'abreuver qu'être
inextricablement prises. Autour, des jaupilles ce
lèvent, de rares grenouilles d'un vert de mala-
DERNIERS SONGES
II9
chite une seconde nagent désarticulées. Derrière
le saule aux feuilles en dessous cotonneuses et
pâles, le bout de l'étang se recouvre de jaupilles
serrées, fluettes, d'un vert d'eau pénétré de jour.
Saint-Malo. Sur la plage une nourrice continue
son bonjour à un peintre des cabines : ce Vous
travaillez... — Faut bien pour vivre. — Ah! dame
oui par exemple, on s'ennuierait, » reprend-elle se
dandinant satisfaite.
Une après-midi, un idiot estropié est venu s'as-
seoir près de Licette sur les rochers avec une fami-
liarité qui garde sa distance. Jusqu'au départ de
la jeune femme il resta là, la bouche un peu ou-
verte et ses yeux du plus beau bleu marin fixes,
chercheurs des siens. S'éloignant elle se retourna.
le regard de l'idiot la suivait tout plein de choses.
que sa langue liée n'eût pu révéler. Licette a deviné
comme une accordaille d'un autre monde, alors
que les sexes se seront fondus.
Un mendiant, auquel Jacques avait donné
quelques sous une heure auparavant, prit, quand
DERNI ERS SONGES
il le vit repasser à cette même place, un faux air
humble en essayant mal de se cacher avec son
chapeau que cette fois il hésitait de tendre. Évi-
demment il aurait voulu n'être pas reconnu, et
Jacques se sentit honteux que l'autre désirât qu'il
l'eût déjà oublié.
Dans la rue entre deux vitrines de boutiques,
un petit garçon du peuple s'adressait dans une
glace à lui-même, à moitié comme à un autre.
D'après leurs saccades, on les eût dits presque en
prise ensemble. Au fond, le colloque se témoignait
fantasquement confidentiel. Ce ne pouvait être
qu'à soi mais assez étrangèrement projeté en de-
hors que l'enfant parlait, gesticulait ainsi. Sans
trop se le démêler, il était passé dans son reflet, il
y contrefaisait le père qui morigène.
Dans les habitations des gens de la campagne,
les lits en armoire que leur boiserie enferme
presque ou enclavés dans le mur, ces lits d'accès
difficile où il faut se hisser et où l'on se blottit ne
valent pas le merveilleux petit tableau de Van
Ostade au Louvre, chambre à la ligneuse archi-
tecture moins dorée encore que roussie, d'un lui-
DERN 1ER.S SONGES 12 1
sant velouté, et chaudement et vaporeusement
dorante da-ns un bain de lumière.
Dans une rue étroite de Saint-Malo, un peu
coudée, aux maisons hautes et vieilles, l'une d'elles
pauvre et délabrée date de 1639. Soutenues par
une charpente en bois mal sculptée en saillie au
ton tanné, ses nombreuses fenêtres presque toutes
carrées et quadrillées se font apparentes. Beau-
coup des carreaux sont fendus, cassés, disloqués,
crasseux ; ici, là on dirait des plaques non étamées ;
des lentilles variées, comme frustes, la forme de
quelques-unes seule restante et garnie de carton
qui s'use, laissent errer la pensée sur les altéra-
tions, les désuétudes des choses. Mais cet ensemble
mal assemblé de trouble vitrage se fond, à l'ap-
proche de la nuit, sans plus guère rien de vitreux
en une même lueur ténébreuse. Et aussi aux
grandes fenêtres propres des maisons bourgeoises
dans la même rue vient, à cette heure, une beauté.
Elles semblent se resserrer comme froidies, tardant
elles à s'endormir; un peu une eau qui se figerait
hivernale.
Un soir d'orage, le soleil couché derrière la
122 DERN IERS SONGES
mer, les eaux prenaient sans se refroidir une vas-
titude candide et pâlie. Dans elles plus de reflet
ni de transparence. Insensiblement elles se ber-
çaient encore comme dans un doute d'être. A
leurs confins se reculant sans contour, s'érigeait
Cézembre devenu son propre songe. Au ciel,
quelques nues s'entr'ouvraient de foudre comme
de passions, d'autres figuraient de sublimes mon-
tagnes, de féeriques palais croulants, fumeux, et
elles dispersèrent leurs dernières teintes en de
superfluentes nuances préférées. La mer enfin
s'est foncée inexorable, rayée de quelques pans
monumentaux.
A l'étang assez sauvage de la Crochais, à un
coin protégé de pins, de châtaigniers, je retrouvai
quelques instants intacts devant une fleur de
nénufar fugitivement bougeante entre ses feuilles
gouttelées de pluie. La tige disparaissait dans les
eaux brunes. Et la fleur à ras d'eau voguait une
seconde sans décision, prête peut-être à se risquer
plus loin, tout de même pas mécontente d'être
DERNIERS SONGES 12}
retenue. Lien presque de mystère. Sous la blan-
cheur infuse des pétales, le reflet grisait de vio-
lâtre le frêle nénufar.
Au chêne vert. Par ce jour orageux, en cet air
dilué, dans la propriété particulière mal ceinte
d'un mur bas qui s'éboule, propriété sylvaine tra-
versée en long d'une avenue non droite de hêtres
et sans l'ennui d'une maison, nous regardions —
le flot montant encore — le coude brusque et
mol de la Rance, son eau verte attendrie, troublée
à peine sous l'écorce spumeuse ici là aux rives,
entre quelques roches non trop âpres avec leurs
bruyères. Et des pins, des frênes, des chênes affi-
nent et serrent, losangent et tissent, fenêtrent
leurs verdures en touffes, on songe, de lucus de
druides. L'âme y circule indévoilée à elle-même,
en de balsamiques intervalles.
Une après-midi de vent non trop chaud, sous la
filure presque voltigeante de rares nues, Licette
124 DERNIERS SONGES
ramassait dans le gazon sous une ormaie à une
crique de la Rance un scarabée d'un vert bleu qui
se dore. Elle l'avait cru blessé, mais en le retour-
nant dans sa main les ély très n'étaient plus que le
cercueil du squelette, les ailes repliées son linceul
irisé; seules, au-dessus d'une patte contractée en
un zig-zag formidable, la tête et le corselet non
vidés dans leur petitesse gardaient une apparence
de tête humaine trépassée, l'antenne restante
ramenée sur les yeux avait voulu se cacher l'inévi-
table. Et Licette et Jacques admiraient ce léger
bijou de la mort, bijou d'Isis.
DERNI ERS SONGES I 2^
VITRE
Feuilles de pierre amollie en sa courbure et son
verdissement, à la petite porte finement ornée
d'une tourelle; toile d'araignée devant une lucarne
faitière, toile nacrée et ouateuse.
Pignons ardoisés, à intersection curviligne,
simulant d'ambiguës coiffures à moitié couvrantes.
Gargouilles héraldiques aux déchiquetures si
singulières qu'elles semblent moins en métal
qu'aériennes sur les nuages ce jour-là d'une rapide
légèreté; gueules bien dentées de ces gargouilles
où logent — on dirait, un peu malaisément —
1 26 DERNIERS SONGES
quelques moineaux, car les langues de ces gueules
branlent sous le vent.
Glace pas grande posant à terre, dans une
pièce du château, parmi des tapisseries anciennes
aux plis tels que des rides qui seraient gracieuses,
glace contenant entre ou plutôt sous ses macules
d'argentines récurrences oubliées. Et, par une baie
d'une tour de ce château, la vue plongeant sur
une des petites cours murées et pavées de l'autre
partie affectée aux prisons, la vue de deux déte-
nues assises fainéantes, plus étiolées, autour des-
quelles sautillaient de familiers corbeaux.
Dans une eau terrienne parmi des herbes
reflet de maison de bois enduite de chaux, d'un
blanchâtre livide.
A un endroit un peu élargi de l'étroite Vilaine
serpentant bordée de laveuses, boutons de nénu-
fars au jaune de soie si intense qu'ils émergent en
une tristesse.
DERNIERS SONGES I 27
T)c Taris, juillet.
Le bleu va — sans plus de passion — de
l'amour à la mort, ou mieux il est d'extrémité
perdue. Du bleu turquoise au bleu indigo l'on
passe des pudiques effluences aux ravages finals.
Nativités et détresses, si vraies qu'elles sont
réduites à se taire.
Des boutons de tubéreuses s'entr'ouvrant sur
une même tige, portés un matin quelques heures,
m'avaient dit quelque ehose très aimée que pour-
tant on ne peut garder auprès de soi impuné-
128 DERN'IERS SONGES
ment. Leur coquette mollesse, leur luisance refon-
due dans la senteur, tout enfin de ces vierges
hasardeuses, extérieurement tracées de blondeurs
minimes, donnait une émotion trop suave par
leur haleine peu à peu presque intoxiquante.
Au Louvre. Pourquoi, parmi les cinq femmes
et sacrées et voluptueuses d'une des fresques
dégradées de la villa Lemmi, est-ce celle-là seule
en blanc qui me tente de la rendre dans une écri-
ture de mélodie ! certes, la blanche tunique retenue
d'une main et flottante à peine, et, dessous, la
chemisette bleuâtre, ce vêtement s'accorde à la
jeune fille qu'il dérobe et rehausse. Et du col
arrondi sort comme d'un calice la tête un peu
penchée de côté. Mais non, c'est en dedans qu'on
est ravi par cette physionomie si particulièrement
distraite, car enfin ce rien de négligence — le
visage nullement détourné, non plus regardant
— empêche que son air distingué à cette forme
nymphéenne perde une seconde du charme juvé-
nile. Sa tendresse sans un soupçon de chagrin se
DERN I ERS SONGES 120
marquerait de mélancolie, elle est, cette vierge,
quelqu'une trop purement délicate pour pouvoir
être heureuse. Mais l'on craint, en insistant, de
déranger la manière de rêve de cette Botticel-
lienne aux cheveux roux dénoués, ondulants, aux
deux mèches jolies jouant modestement sur Le
Iront, aux yeux moins souriants on dirait que
mouillés, et dont la figure a un galbe de vase qui
se fendille et se rose.
Dans l'ombre imbue, profonde du coteau où
la pleine lune inconcevablement hagarde et
douce passe déclive, l'eau dort sous le lointain
azur moucheté de plumeuses blancheurs. Elle
émerge ou refoule on ne sait, sa lisse superficie
hésite de luire, ce semble un cristal noir, et la
liquide image de ténèbres demeure plus secrète
avec de rares filets de lumière.
Il me semble sentir, entre mon âme et l'au-delà
convoité, je ne sais quelle tapisserie indéfinissa-
I -JO DERNIERS SONGES
hlcment légère qui pourtant sépare. Derrière elle
je devine des mondes d'une nouveauté éternelle,
car à des moments elle remue inquiétante et
délicieuse sous des souffles de par là-bas, et les
figures indécises de cette tapisserie point faite de
main d'homme, telles un peu que d'antiques
souvenances, s'entendent alors avec les lents
mouvements arabesques du tissu où couve et
d'où s'échappe comme un relent ineffable.
L'Absolu, nécessaire et incompréhensible, in-
cessamment se manifeste triple dans l'Etre, dont
la forme pour ainsi dire parfaite est la sphère.
L'Absolu est la commune mesure universelle des
innombrables différences.
Impossible et analogue tige aquatique qui
s'élance et s'évase en coupe renversée d'où
retombe une pluie de pleurs, rayon brisé de mon
songe se réabîmant au firmament de l'Unité.
DERNIERS SONGES []I
Un matin déjà avancé, aux Tuileries, assis sur
un banc, nous remarquions à peine que des blan-
chisseuses assises un peu plus loin riaient, éton-
nées de nous voir fixer une ombre apparaissant à
intervalles sur l'écorce d'un marronnier. Petite
branche se manifestant dans son ombre une mer-
veille. Évanouie sous une nue ou réapparaissante
sous le soleil, elle avait la magie d'une surnatu-
ralité. Et c'était, cette ombre ouvragée, un demi
croissant, une ceinture, entrelacs de Perse ou
d'Arabie, trophée d'un chef supposé suspendu là,
d'un de ces chefs de légende gardant la réalité et
le mystère tout à la fois des fata-morgana un
moment gravant leur passage dans l'horizon du
ciel. Cette intermittente ombre lucide sur l'écorce
ravinée, grise ne rendait-elle pas plus flagrante
l'invisible vision de ce chef inconnu, dont se
remontrait si secret et sûr, fuyant et fier l'héroïque
1 }2 DERNIERS SONGES
vestige? Et de la glorieuse ceinture, à un coté,
se détachait une pendeloque, qu'on sentait
scintiller fantomatique comme dans le fond de
l'Histoire.
DERNIERS SONGES I "J }
OBSESSION
Ma mère à cinquante-six ans sur son lit de
morte jonché de défaites rieurs et que veille, sans
surtout de bruit dans la chambre en oratoire, son
fils unique de plus de trente ans, ces derniers
jours de janvier. Dépérie de maladie, elle avait
exhalé doucement son âme. Une double dissem-
blance se marquait s'accentuant sur la physiono-
mie. Le coté droit du visage prenait une sévérité,
je ne sais quoi de pénible, en une reviviscence de
la figure — forme et expression — de mon
s
134 DERNIERS SONGES
grand-père maternel. Le côté gauche au contraire
avait une inclinaison reposée, comme prête à
gentiment sourire, faisant rêver par le fils les pre-
mières années de la vierge. Et ainsi sur la face
désormais close avait mystérieusement réapparu
à la fois un retour aux origines et une candeur
d'enfance. A peine une trace violacée au bas de
la joue gauche, pour signifier Factuelle présence
funèbre. Et la morte, en son apparence de cire
surtout aux mains, s'enveloppait froidement
d'une odeur brune piquée.
Que ce sourire qui ne bougeait plus, dans le
côté gauche de la physionomie, me trouble en-
core! Ne semblait-il pas charmé occultement et
dire que maintenant elle savait bien, elle, mais
qu'aux vivants ne se divulgue pas le secret sur
l'être ?
Des lilas blancs pâles — j'en donnais à ma
mère certains jours — ont un parfum comme de
souvenir pur.
Et Jacques se rappelle, de son second voyage
de montagnes avant la quinzième année, l'après-
DERNIERS SONGES
ns
midi d'été avec son grand-père et sa mère dans
les ruines du château de Habsbourg, sur une
hauteur où, dans les fentes des vieilles murailles
versant leur ombre sur l'herbe, des harpes
éoliennes laissaient une résonance craintive de
sylphe.
c i c h c v é cl ' i inp r i m c r
Le vingt septembre mil huit cent quatre-vingt-huit
PAR ALPHONSE LEMERRE
(Bancel, conducteur)
25, RUE DES GRANDS -AUGUSTINS, 25
_a Bibliothèque
iversité d'Ottawa
Echéance
The Library
University of Ottawa
Date Due
lP 2 7 1996
>RÊT DIRECT
?: 6 SEP. 1991
RE.B.
Pie 1
/I.LL
3 2007
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