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L.
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}
DES
SOCIÉTÉS ANIMALES
DU MÊME AUTEUR :
V
Piiaelpe* i« P0y«k«l«|ie de Herbert Spencer, traduits en
collaboration avec M. Th. Ribot, î toI. in-S*. de la Bibliothèque de
Philosophie contemporaine. Prix : ÎO fr.
hUtm, Uir. DAHAJirURi. HOTEL OU l'ARC
DES
SOCIÉTÉS ANIMALES
PAR
ALFRED ESPINAS
AxaiH ÉLifi DE l'École horhalb^ agiégé oi PHiLOtoraiE
P10FE8SEUB Dl PHILOSOPHtE AU LTCÉI DE DUOIT
DOCTBUl ES LBmES
;
DEUXIÈME ÉDITION
ADOMnrris d*diie
INTRODUCTION SUR L'HISTOIRE DE LA SOCIOLOGIE EN GÉNÉRAL
PARIS -- : -^
LIBRAIRIE GERMER BAILLIÈRE ET O'
408, BOULEVARD SAINT-GEIMAIN, 408
1878
INTRODUCTION HISTORIQUE
Sommaire. I. — Le problème : Qu'est-ce qu'une société
d'animaux? Il n'a point d'autre histoire que celle du problème
connexe : Qu'est-ce qu'une société d'hommes? — Ce pro-
blème posé en Grèce par les sophistes. — Solutions présen-
tées : Théorie de Platon : La cité, vivant terrestre, auquel le
Sage impose les lois de la vie divine. — Théorie d'Aristote : La
société envisagée comme un être concret, faisant partie de la
nature et étudiée par la méthode d'analyse expérimentale. —
Théorie opposée de Hobbes et de Locke : La société envisagée
comme une œuvre artificielle, une conception abstraite, sou-
mise aux seules lois de la logique et placée en dehors de la
nature. — Retour aux vues d'Aristote et à sa méthode :
Spinoza. — Ces vues sont compatibles avec la métaphysique
de Leibniz comme avec celle de Spinoza. Elles sont confir-
mées par Montesquieu, les économistes et Condorcet.
n. — Obstacle qui s'oppose à leur développement : l'idée
d'absolu en politique; Rousseau : l'Etat conçu comme un
1
6 INTRODUCTION HISTORIQUE
artifice qu'entretient la raison des citoyens perpétuellement
en acte. — Premier essai de conciliation entre les deux ten-
dances opposées : Kant. — Fichte renouvelle Rousseau. —
Hegel obtient une conciliation définitive : la société, fait de
nature, être organisé, en même temps qu'idée de l'esprit réali-
sée artificiellement : l'absolu relatif. — Joseph de Maistre, sur
les traces de Yico, poursuit la démonstration du caractère
spontané, naturel de la vie sociale : a L'art est la nature de
l'homme. »
m. — A partir de Hegel, progrès continu des vues d'Aris-
tote par une triple voie : L'histoire, l'économie politique, la
biologie. — La sociologie constituée par A. Comte et Spencer.
-^ Pénétration croissante des deux doctrines adverses Tune
par l'autre. — Si le point de vue naturaliste laisse subsister la
morale? Il y en a une, bien que rudimentaire, chez les ani-
maux, en vertu des lois mêmes de la société, a fortiori chez
l'homme.
tODUCTION HISTORtQUE
,'' . / pr^ -^f^ ïi] 'ï'^ y^^" ^ ^^^'^ ^«^''•
1 \ '^ / il (Aristotb, Politique, I, l, 9.)
Le fait des sociétés animales est connu : il n'est pas
expliqué. On ne l'a rattaché à aucune loi générale de
la nature. La seule conception qui dépasse à ce sujet
la constatation du fait même se rencontre comme au
hasard dans les écrits des naturalistes ; ils ont appelé
çà et là certaines agglomérations d'animaux colonies,
républiques ou royaumes. Mais cette sorte d'appella-
tion n*a que peu contribué à éclaircir la nature des
sociétés animales ; car en même temps les politiques
voulant désigner les corps sociaux par un caractère
qui leur fût commun avec d'autres êtres et songeant
les uns à leur industrie, les autres à leur multitude,
les autres enfin à leur croissance lente et spontanée,
les appelaient ici des ruches, là des fourmilières, ail-
leurs des polypiers ou même des arbres. De la sorte,
tandis que les naturalistes obéissaient à un besoin
inconscient de généralisation en comparant les sociétés
animales aux sociétés humaines, les politiques sui-
vaient le même penchant en comparant les sociétés
humaines aux sociétés animales. Mais comme ni les
uns ni les autres ne se préoccupaient de savoir en
quoi cette comparaison était rationnelle, ils augmen-
taient ainsi la confusion au heu de la dissiper.
Il n'y a pas de science du particulier; ces deux
8 INTRODUCTION HISTORIQUE
groupes de faits au moins analogues, désignés par le
même mot, ne seront expliqués que quand ils auront
été ramenés à une même loi parla découverte de leurs
caractères communs. Cest une tentative aussi vaine
que fréquemment renouvelée que celle de découvrir
les lois de la vie sociale dans Thomme indépendam-
ment de toute comparaison avec les autres manifes-
tations de la vie sociale dans le reste de la nature.
Mais il faut reconnaître qu'un simple rapproche-
ment ne suffit pas : une étude approfondie des deux
termes de la comparaison est la condition prélimi-
naire indispensable d'une détermination exacte de
leurs rapports. Voila pourquoi nous portons cette fois
toute notre attention sur les sociétés animales. Quand
ensuite la connaissance expérimentale des sociétés
humaines sera assez avancée, la comparaison pourra
être fructueuse et une généralisation destinée à les
embrasser les unes ou les autres sous une même loi
sera tentée avec quelque chance de succès.
Nul être vivant n'est seul. Les animaux particulière-
ment soutiennent des rapports multiples avec les
existences qui les environnent ; et, sans parler de ceux
qui vivent en commerce permanent avec leurs sem-
blables, presque tous sont entraînés par les néces-
sités biologiques à contracter, ne serait-ce que pen-
dant un court moment, une intime union avec quelque
autre individu de leur espèce. Au-dessous même des
régions où les sexes sont distincts et séparés, on trouve
encore quelques traces de vie sociale soit chez les ani-
maux qui demeurent; comme les plantes, attachés à
une souche commune, soit chez les êtres inférieurs
INTROOUCTlOiN HISTORIQUE 9
qui, avant de se séparer de Torganisme qui leur a
donné naissance, restent quelque temps soudés à lui
et incorporés à sa substance. Ainsi la vie en commun
n*est pas dans le règne animal un fait accidentel; elle
n'apparait pas çà et là d'une manière fortuite et en
quelque sorte capricieuse; elle n*est point, comme on
le croit souvent, le privilège de quelques espèces iso-
lées dans réchelle zoologique, castors, abeilles et four-
mis ; elle est au contraire , et nous nous croyons en
mesure de le prouver abondamment dans le présent
ouvrage, un fait normal, constant, universel. Depuis les
pluâ bas degrés de la série jusqu'aux plus élevés, tous
les animaux se trouvent à quelque moment de leur
existence engagés dans quelque société; le milieu
social est la condition nécessaire de la conservation et
du renouvellement de la vie. C'est là une loi biologique
qu'il ne sera pas inutile de mettre en lumière. Et de
plus, depuis les plus bas degrés de la série jusqu'aux
plus élevés, on observe dans le développement des
habitudes sociales une progression sinon uniforme, du
moins constante, chaque groupe zoologique poussant
toujours un peu plus loin dans un sens ou dans l'autre
le perfectionnement de ces habitudes. Entin, les faits
sociaux sont soumis à des lois, et ces lois sont les
mêmes partout où de tels faits se montrent, en sorte
qu'ils forment dans la nature un domaine considérable
ayant son unité distincte, un tout homogène et bien
lié dans toutes ses parties.
C'en est assez pour que la science s'y attache. Si ce
que nous avançons est vrai, il y aurait déjà quelque
intérêt à étabUr par des observations la généraUté du
iO INTRODUCTION HISTORIQUE
fait de la vie collective, à en suivre les manifestations
de plus en en plus éclatantes dans toute Téchelle zoo-
logique, à en chercher les lois essentielles. C'est là ce
que nous allons tenter, sans nous dissimuler la nou-
veauté, et, partant, les difficultés de l'entreprise.
Mais des questions plus délicates, d'une portée supé-
rieure, viendront se mêler à celte recherche expéri-
mentale et en accroîtront les difficultés en même temps
qu'elles en doubleront l'intérêt.
En effet, nous ne tarderons pas à nous apercevoir,
en suivant la série des groupes sociaux formés par
l'animalité, que la représentation, c'est-à-dire un phé-
nomène psychologique, y joue un rôle de plus en
plus important, et qu'elle y devient bientôt la cause
prépondérante de l'association. Nous verrons dès lors
que comme les éléments constitutifs du corps vivant
forment par leur participation à une même action bio-
logique un seul tout qui n'a dans la pluralité de ses
parties qu'une seule et même vie, de même les ani-
maux individuels qui constituent une société tendent
à ne former, par l'échange de leurs représentations et
la réciprocité de leurs actes psychiques, qu'une con-
science plus ou moins concentrée, mais une aussi et en
apparence individuelle. De là naîtra un double problème
que nous n'aborderons pas de front dès l'abord, mais
dont nous préparerons la solution au cours de notre
classification des sociétés : 1* Quel est le rapport des
individus avec le centre psychique auquel leur acti\îtô
se rattache, avec le groupe dans lequel ils naissent
à la vie comme corps séparés et comme consciences
distinctes ? Comment concilier l'individualité des par-
INTRODUCTION HISTORIQUE il
ties et celle du tout? et si le tout forme un individu
véritable, comment, dans l'animalité, une conscience
collective est-elle possible? 2" Quelle sorte d'être est la
société? est-elle un être à proprement parler, quelque
chose de réel et de concret, ou bien ne faut-il voir en
elle qu'une abstraction, une conception sans objet, un
mot? Bref, la société est-elle un vivant comme l'indi-
vidu, aussi réelle, et dans ce cas même plus réelle
que lui, ou bien n'est-elle qu'une unité de collection,
une entité verbale dont l'individu forme toute la sub-
stance?
La gravité de ces problèmes n'est point restée ina-
perçue. Ils n'ont pas encore été posés nettement au
sujet des sociétés animales, mais ils ont été agités
plus d'une fois à propos des sociétés humaines. Çà et
là dans ces controverses, le fait des sociétés animales
a été indiqué sommairement, et on s'en est servi
comme d'un argument pour soutenir les doctrines les
plus opposées. Il nous appartient donc, avant d'entrer
dans l'étude de ce fait, de passer en revue les prin-
cipaux systèmes de philosophie sociale, ne serait-ce
que dans leurs principes essentiels, d'abord pour
découvrir quelles sont les solutions diverses que com-
porte le problème de la vie sociale en général, ensuite
pour déterminer quelles sont les théories produites
jusqu'ici, bien qu'en passant, par les philosophes sur
les sociétés animales en particuUer.
ii llfTRODUCTION HISTORIQUE
Les premiers qui aient, en Grèce, présenté une
vue synthétique sur la nature de la société humaine
sont les Sophistes. Quels sont ceux (Ventre eux à qui
nous devons faire honneur de cette conception? L'an-
tiquité est muette à ce sujet; il semble que les idées
que nous allons exposer appartenaient moins à un
homme ou même à un groupe d'hommes qu'à un temps
et à une société. Elles paraissent s'être répandues ;i
Athènes comme d'elles-mêmes vers le moment où
florissaient les Sophistes et n'avoir reçu d'eux qu'une
forme plus frappante et des développements plus
hardis. C'étaient à la vérité plutôt les citoyens épris
de nouveautés qui les adoptaient ; mais ils les adop-
taient sans cesser d'être et de se croire honnêtes ci-
toyens; et tandis qu'ils s'en servaient avec empresse-
ment pour critiquer les anciens abus, ils étaient loin
de se douter qu'ils exposaient ainsi le vieil édifice de
la cité à une ruine irrémédiable.
Les Sophistes pensaient donc en général plus ou
moins explicitement (c'est Platon, un ennemi, qui
résume ainsi leur doctrine) que le monde se divise en
deux parts : l'une régie par la nature et ses lois im-
muables, l'autre gouvernée par l'arbitraire volonté des
hommes (Lois^ 889, b). La première est immense : tous
les êtres inanimés et animés, Thomme lui-même en tant
que production de la nature, y sont compris; la seconde
est petite et inféconde, elle ne contient que les œuvres
humaines, nos instruments, nos demeures, nos lois et
nos croyances. De là, deux sortes de manière d'être :
parnature (fO^ci), par position ouartiliciellement (Occm).
SOPHISTES \S
La société est-elle donc un être de convention, créé
et entretenu par Tartifice humain? Telle n'est pas pré-
cisément la doctrine des sophistes. A en juger par le
discours de Calliclès dans le Gorgias, elle serait plu-
tôt le contraire. La plupart de nos lois sont, il est
vrai, arbitraires et conventionnelles ; mais il y en a
d'autres que nous négligeons, qui dérivent du jeu des
forces sociales, du choc des intérêts et des passions, et
celles-ci sont naturelles. C'est sur celles-ci que doivent
se modeler les autres; on se révolte inutilement
contre elles; il faut toujours y revenir bon gré mal
gré. En vain les hommes ont cherché à faire pré-
valoir le droit conventionnel sur le droit naturel; la
volonté du plus fort rompt facilement ces fragiles bar-
rières ( Gorgff as , Discours de Calliclès). Du reste, la
doctrine est susceptible, comme le fait remarquer Pla-
ton lui-même, d'une interprétation fort acceptable, si
Ton considère que la volonté générale, d'où résulte la
détermination du bien et du mal suivant la loi civile,
est en somme plus forte que les caprices individuels.
Nous trouvons donc là pour la première fois exprimée
cette idée , que l'organisation sociale est un fait de
nature, qui se produit, sinon au hasard, du moins
spontanément, antérieur et supérieur aux conventions
et aux artifices humains.
Un passage ironique d'Aristophane {Nuées, 1410-
1430) nous apprend que les partisans de la sagesse
nouvelle recouraient à la comparaison de la société hu-
maine avec les sociétés animales pour découvrir le vœu
de la nature dans l'organisation de la famille et de la cité,
a N'était-il pas un homme comme nous, celui qui porta
14 INTRODUCTION HISTORIQUE
le premier cette loi, qu'un fils ne doit pas battre son
père, et qui la lit adopter à ses contemporains? Pourr
quoi ne pourrais-je pas faire une loi nouvelle qui per-
mît aux fils de battre leurs pères, comme ceux-ci
ont battu leurs enfants? Vois les coqs et les autres
animaux : ne se défendent-ils pas contre leurs pères?
Et cependant quelle différence y a-t-il entre eux et
nous, si ce n'est qu'ils ne rédigent pas de décrets ? »
De ce point de vue les sophistes eussent pu conclure
à la légitimité des haines de races ; de même que la
lutte est naturelle entre deux familles ou deux bandes
d'animaux, la guerre et la négation réciproque de tout
droit semblent naturelles entre les Grecs et les Bar-
bares. Mais ils étaient surtout frappés du caractère
factice, arbitraire des institutions fondamentales de la
cité grecque, et ils condamnaient comme participant
à cet ensemble de conventions- ces deux vestiges de
l'état de nature, l'exclusion de l'étranger et l'esclavage.
C'est ce qui résulte du moins de la parole si connue
d'un sophiste dans le Protagoras ce Vous tous qui êtes
ici, je vous regarde tous comme parents, alliés et conci-
toyens selon la nature, si ce n'est pas selon la loi. Le
semblable, en effet, a une affmité naturelle avec son
semblable; mais la loi, ce tyran des hommes, fait vio-
lence à la nature en bien des occasions (Protagoras^
trad. Cousin, p. 70) » et c'est ce qu'indique le pas-
sage d'Âristote se rapportant sans aucun doute aux
mêmes théories politiques. « D'autres prétendent
que l'esclavage est contre nature; car la distinction
entre l'homme libre et l'esclave est l'œuvre de la loi ;
la nature ne fait entre eux aucune différence. C'est
SOCRATB 15
pourquoi l'esclavage n'est pas'juste, étant fondé sur
une violence que fait la loi à la nature (Aristote,
Politique^ I, ii, 3). » On voit que les sophistes con-
damnaient déjà les faits existants au nom d'un état
de nature plus parfait qui n'existait que dans leur
esprit: procédé cher aux réformateurs de tous les
temps.
Tout l'effort de Socrate, et de ceux que Cicéron
appelle avec raison les socratiques, porta contre cette
thèse, grosse de désordres : qu'il y a une divergence,
un désaccord profond entre les lois naturelles et les lois
positives de la cité. On ne peut nier, quoi qu'en ait dit
Grote, qu'au point de vue athénien les sophistes furent ce
que nous appellerions des révolutionnaires et les socra-
tiques ce que nous appellerions des conservateurs (l).
Socrate reconnaît que les phénomènes sociaux sont sou-
mis comme tous les autres groupes de phénomènes à
des conditions spéciales; et il soutient que ces con-
ditions font l'objet d'une science sans laquelle on ne
mérite pas le nom de politique. Il s'indigne de voir
que nul ne saurait prétendre à être pilote, architecte
ou médecin sans la connaissance des lois de la navi-
gation, de la construction et de la vie, tandis que les
premiers venus , dépourvus de toute connaissance
spéciale, prétendent, sans exciter l'étonnement, au
gouvernement des cités. Mais il soutient en même
temps que ces lois ou conditions essentielles de l'exis-
tence des sociétés sont précisément les lois positives
et la justice telle qu'elle est inscrite dans les codes. En
(i) Voir Grotb, yol. XU de son Histoire grecque.
^6 liNTKODUCTION HISTORIQUE
efi'et, dit-il (.Wmor., IV, 4, 12, 13, 19, 25), les lois
écrites ne sont pas arbitraires ; elles reposent sur des
lois non écrites que les dieux eux-mêmes ont gravées
dans le cœur de l'homme. Sinon, comment les diffé-
rents peuples tomberaient-t-ils d'accord sur les plus
générales de ces conditions, et en auraient-ils fait le
fondement de leur législation? Méconnaître ces lois
c'est donc à la fois une impiété et une trahison envers
la patrie. Telle est la tendance de tous les socra-
tiques et particulièrement de Platon : ils se rangent
du côté de ceux qui font de la société une chose
de nature (twv «pîoct) ; seulement ils regardent la na-
ture comme un effet de la volonté divine, les lois
morales naturelles sont en même temps surnaturelles
à leurs yeux^ et la religion, la morale religieuse
n'est pas moins intéressée que la cité à leur conser-
vation.
La politique de Platon peut donc être divisée en
deux parties : d'un côté il soutient que les lois sociales
sont naturelles et conformes aux lois observées dans
les sociétés animales; de 1 autre il s'efforce d'établir
que la vraie nature de ces lois se trouve dans l'idée
éternelle du Juste, et que les cités rencontrent leurs
conditions normales d'existence dans leur conformité
à l'idéal absolu. On va voir l'opposition profonde qui
existe entre ces deux doctrines, opposition que Platon
n'a jamais réussi à effacer dans une synthèse supé-
rieure. Platon est à la fois le plus réaliste et le plus
idéaliste des théoriciens de la politique.
Si ce n'est Xénophon, le plus fidèle représentant
après lui des tendances politiques de Socrate, nul n*a
PUTON 17
montré autant d*horreur que Platon pour ces impies
qui voient, dans les lois civiles et religieuses, des con-
ventions humaines. Il veut qu'on se précipite contre eux
à grands cris {Lois 889, b, et tout le livre X) et qu'on ne
néglige aucun effort pour leur prouver que la société
avec ses institutions antiques est un produit de la
nature, ime œuvre de la providence créatrice. Telle
est, en effet, la thèse qui fait le fond des dialogues
politiques. Elle y est, comme on va le voir, très for-
tement soutenue.
D'abord, la vie sociale a pour premier moteur Tha-
bitude, c'est-à-dire un ensemble de tendances perma-
nentes, en un mot des mœurs d'où dérivent les lois.
Sans les mœurs, les lois ne resteraient pas debout
un instant; sans les mœurs, il n'y aurait pas de lois
à faire, puisque celles-ci ne sont que les mœurs
mêmes réduites en formules {Lois 793, a). Les mœurs
à leur tour dépendent de l'opinion, non de l'opinion
réfléchie et scientifique, mais de l'opinion spontanée et,
comme nous le dirions, inconsciente des peuples
(752, c). Le climat, la nourriture, toutes les circon-
stances extérieures de cette sorte, influent beaucoup
sur la tournure des idées comme sur la constitution
des corps (747, d). La bonne ou la mauvaise consti-
tution des cités, leur bon ou leur mauvais gouverne-
ment dépendent donc avant tout des influences du
milieu cosmique; la nature leur dispense ou leur
refuse des circonstances favorables (709, a).
Le besoin est la cause déterminante de l'organisa-
tion sociale; sous son action, la population, compo-
sée à l'origine d'individus semblables, se divise en
18 INTRODUCTION HISTORIQUE
groupes occupés de fonctions diverses, lesquels sont
bientôt indispensables les uns aux autres. Cette
loi que nous appelons de la division du travail
est posée par Platon avec toute la netteté désirable
(Rép. 379, a), et il en donne les raisons précises : 1" on
réussit mieux dans un travail qu'on a choisi confor-
mément à ses aptitudes ; 2° on fait mieux et en plus
grande quantité et avec moins de peine ce qu'on
fait constamment; 3* on perd moins de temps et moins
d'occasions favorables quand on est tout entier con-
sacré à une seule tache (1). Cest ainsi que s'établit
entre les diverses classes une solidarité qui les rend
chères les unes aux autres.
De plus, les hommes d'une même cité sont issus
de la même terre, et ne peuvent manquer de s'aimer
comme des frères, s'ils se considèrent comme enfants
de la même patrie (Rép. 414, d). Les liens du sang res-
serrent aussi incessamment l'union déjà intime de tous
les membres de la cité platonienne ; comme dans un
troupeau, les pères y sont inconnus de leurs enfants
et ceux-ci de leurs pères, en sorle que tous les
hommes faits sont disposés à se dévouer pour la
progéniture commune, et que tous les jeunes gens
ont de la déférence pour les hommes faits. Les
femmes, comme les femelles de chiens, partagent tous
les travaux des hommes. Si les plus belles s'unissent
aux plus beaux, une sélection s'opère dans la race,
(1) Ex $h roûrwv irXcîwrc ?xai9ra yiyvcrxi xsii xx))tov xxi pxov, orav
v.ç iv XTLxa «pûatv xàt cv xxipà», cy^j^ri'j x*av à)).b)v oywv, ir^ârrt).
{Re/i. 370, c.)
PLATON 19
d'autant plus sûrement que les enfants mal venus sont
abandonnés. En général, les enfants ressemblent aux
parents et apportent en naissant les mêmes aptitudes,
ce qui les détermine à entrer dans la même classe.
L'éducation, aussi puissante sur- Thomme que sur
l'animal et la plante, confirme les effets de la sélection
et de l'hérédité. Elle inculque aux jeunes citoyens
ces croyances et ces habitudes sans lesquelles les lois
sont inefQcaces.
Ainsi s'établit en quelque sorte d'elle-même l'unité
de la cité ; ainsi s'explique la résistance qu'offrent les
corps sociaux aux nombreuses causes de destruc-
tion qui viennent les assaillir. Un Etat est un corps
vivant, semblable à un individu. Ses différentes
classes sont comme les différentes facultés de Tétre
individuel; il est doué comme l'homme même, d'une
âme, émanation de l'âm^ universelle. Comme l'homme,
il nait, se développe et meurt ; comme l'homme, il a
ses maladies qui résultent du conflit de ses fonctions,
faites pour l'accord et l'harmonie. Ce sont bien là les
caractères d'un être de nature : on ne peut pousser
le naturalisme plus loin.
Voilà un aspect de la doctrine ; elle en a un autre
tout opposé. Ne l'oublions pas : les sciences ont toutes
commencé par être des arts ; et la politique pratique
a été cultivée longtemps avant la connaissance spécu-
lative des sociétés. Platon ne recherche pas ce qu'est
la société humaine; il veut savoir ce qu'elle doit être.
Aussi ses ouvrages renferment-ils moins des obser-
vaUons sur les faits sociaux que des réglés sur la vie
sociale. La morale est le guide de sa politique. La
20 INTRODUCTION HISTORIQUE
morale veut que rhomme soit vertueux ; c'est donc à
ce but que doit tendre la politique. En quoi consiste
la vertu? Elle est tout individuelle. C'est le triomphe,
dans rindividu, de la raison sur les penchants orga-
niques^ c'est la victoire de l'àme sur le corps. La cilé
sera parfaite, non quand elle sera comme un animal
quelconque, saine, abondante et prospère, mais quand
elle sera construite de façon à rendre les citoyens
vertueux. Pourvu qu'elle atteigne ce but, peu importe
qu'elle dépérisse, ou plutôt il faut qu'elle l'atteigne à
quelque prix que ce soit, car à partir de ce moment
elle sera inévitablement prospère, et d'ailleurs, la vie
n'a par elle même aucune valeur. Nul ne sait s'il vaut
mieux vivre ou mourir. Mais, ce but, la cité peut-elle
l'atteindre à elle seule? Non : car elle est, en tant
que corps vivant, composée elle-même d'une àme et
d'un corps; et la matière qui est en elle est emportée
comme toute matière par un mouvement instable et
désordonné, outre qu'elle est composée de parties
multiples. Or, le changement et la multiplicité des
désirs sont contraires à l'essence de la vertu. Toute
vertu est une et constante. Pourquoi? Parce que
YIdée du bien a elle-même ces caractères, et que la
vertu n'est que la réalisation de cette idée. Il est
donc nécessaire que la cité reçoive du dehors l'em-
preinte de la constance et de Tunité. Jamais une
multitude ne sortira, livrée à elle-même, des révolu-
tions et du chaos. Bête farouche et stupide, elle ne
saurait se conduire elle-même.
Ce principe posé, il ne reste plus qu'à dire comment
celle double marque sera imprimé»* à la cité. Les
PLATON 21
êtres sont nés dans l'ordre môme de leur perfection
respective. Dieu, unité et immobilité absolues, est à
l'origine des choses; Tàme du monde où les éléments
divers sont unis dans des proportions parfaites et où
le mouvement, s' accomplissant en cercle, revient sur
lui-même, a préexisté à toutes les autres âmes. Puis
sont venues les âmes des astres liées à de grands
corps vivants, et qui dans ces corps sont la cause
d'une unité moins parfaite, mais résultant encore des
proportions simples, ainsi que d'un mouvement plus
varié, mais autant que possible toujours semblable
à lui-même. Ce n'est que postérieurement qu'ont
été créés les démons de l'Ether, de l'Air et des
Eaux; enfin, l'homme et les autres vivants formés
du limon de la terre. Or celte hiérarchie d'Etres
est une hiérarchie de sociétés. Dans le premier prin-
cipe résident les essences, formant entre elles une
société parfaite, aussi incapable d'opposition que
de chhngement; les astres offrent le modèle d'une
société dont les perfections reflètent, autant que le
permet la matière qui est en eux, les perfections du
premier principe. C'est ce modèle que Tàme sociale
doit réaliser à son tour. En le faisant elle ne s'écar-
tera pas de la nature ; car la nature est précisément
ce qui est un et immuable en chaque chose. Rendre
la cité des hommes une et stable comme la cité du
ciel, effacer en elle toute opposition et toute variation,
de façon à ce qu'elle ressemble autant que possible
à Dieu même, c'est rapprocher cette cité de sa vraie
nature. Quel beau dessein et quel but plus sublime
peut se proposer le politique! Mais que dis-je? Le
2
22 INTRODUCTION HISTORIQUE
politique ne peut être ici qu'un philosophe, puisque
seul le philosophe connaît l'Idée du bien dont il s'agit
de reproduire les caractères sur la matière éparse et
changeante.
Le sage est le représentant de Dieu, le bras dont
Dieu se sert pour façonner celte matière rebelle :
il est Tàme de la cité, qui devant lui n'est plus qu'un
corps inerte. Il dédaigne de réformer les vieilles cités,
trop corrompues et abandonnées sans remède à leurs
discordes et à leur amour du changement. Il prend
une jeune colonie; commence par l'épurer avec soin
de tout élément pervers ; ni l'exil, ni les derniers sup-
plices ne lui paraissent trop sévères, s'il peut à ce
prix assurer la vertu de ceux qui restent. D'abord, il
établit des lois, mais le mieux est qu'il puisse s'en
passer; sa volonté, partout présente et sans cesse en
éveil , étant illuminée par l'idée du bien , assurera
mieux les destinées morales des citoyens que des lois
incomplètes et boiteuses. Il décrète la communauté
des biens et exécute lui-même le partage des terres.
Il défend à ses sujets de s'enrichir; il proscrit les
professions de luxe ; il bannit les poètes. Il prend les
mesures nécessaires pour que les plus beaux hommes
soient unis aux plus belles femmes en temps conve-
nable. Il veille à ce que les enfants restent inconnus
de leurs mères elles-mêmes et fait conduire à certaines
heures toutes les mères près de leurs nourrissons
qu'elles allaitent indistinctement. Il fixe le nombre des
enfants dont la cité a besoin. Il détermine la classe
à laquelle chacun devra appartenir suivant ses apti-
tudes. Il empêche chacun de sortir de ses attributions.
PLATON 23
qui ne doivent être que d*un seul genre. Â chacun la
sienne : aux artisans le travail, aux guerriers le péril,
aux philosophes la science ; le bonheur à personne,
L'éducation est dans la main du roi philosophe; les
études, les jeux, les chants des enfants, tout, jusqu'aux
promenades des femmes enceintes et au mouvement
des berceuses est réglé par sa volonté et rien de tout
cela ne doit changer jamais : son principal effort con-
siste à immobiliser tous les usages dans des formes
une fois établies. En résumé, il est dans la cité ce qu'est
le berger dans son troupeau. La comparaison n'a rien
de métaphorique; il est, en effet, d'une race supé-
rieure aux autres hommes, étant un homme divin.
Le gouvernement divin a jadis été réalisé sur terre;
non seulement les fils de Neptune ont régné sur
rile Atlandide, mais les dieux en personne ont dai-
gné antérieurement régner sur les mortels. « En ce
temps-là un dieu les gouvernait lui même, comme de
nos jours les hommes, race supérieure, font paître
les races inférieures des animaux (Polit. 271, e). »
Temps à jamais regrettable! La vertu ne régnera de
nouveau, et l'humanité ne sera heureuse que quand
la philosophie ramènera ce régime sur la terre.
S'il y a une politique artificielle, s'il y a une doctrine
où la société est conçue comme une pure machine
dont une force extérieure fait mouvoir les ressorts,
on peut dire que c'est la politique et la doctrine de
Platon. Toute spontanéité est refusée par lui aux
membres du corps social, si ce n'est à un seul, qui
reçoit son impulsion du ciel. A vouloir communiquer
à la cité une nouvelle vie, il la réduit à n'êlre plus
24 INTRODUCTION HISTORIQUE
qu'un instrument inerte entre les mains du sage ; ou
plutôt à vouloir se passer de l'observation, à prétendre
construire la science sociale a prioriy il fait de la
société un amas d'abstractions, un système de con-
cepts vides (1). C'est le sort réservé à tous ceux qui,
dans la suite, doivent se servir de la même méthode ;
nous nous en convaincrons bientôt.
Des deux parties que nous avons distinguées dans
la politique de Platon, son disciple, Aristote, accepte
la première et la remanie profondément pour lui
imprimer un caractère scientifique. Il rejette presque
entièrement la seconde.
La politique, selon lui, a pour but de savoir ce qui
est, non ce qui doit être. Elle ne fabrique pas une
nature humaine à son gré; elle prend les hommes tels
que la nature les lui donne, et tâche d'en tirer le
meilleur parti possible (2). Elle ne dépend pas de la
morale; au contraire, la morale n'en est qu'une partie.
Car la société civile porte en elle les conditions de
tout bien pour l'individu; et c'est en elle que celui-ci
réalise sa fin, arrive à la plénitude de sa perfection, au
développement de sa nature. La fin de Thomme est
éminemment une fin sociale {Lthiq. à Nie. I, 5). Les
règles de l'activité humaine dérivent donc de la con-
naissance des lois du milieu où se déploie cette acti-
vité; la politique précède nécessairemont la morale.
La cité est pour Aristote une production de la nature,
'1) Voir notre thèse latine : De civitate apud Ptatonem qua fiât una,
G.Baillièrc,i877.
(i) Av6(*wirouç ov iroùi ^ iroXitixt), âXXà XaCoO^a iropà t^ç yvocwç,
^^^Tat avTÔiç. {PoiUiqu€t l, iil^ il.,
ARISTOTE 25
un vivant, Çwov, qu'il convient d'étudier par la même
méthode que tous les êtres animés, par l'analyse expé-
rimentale ( AuiST., Politique^ I, i, 3). Remonter de sa
forme actuelle à sa forme primitive, pour saisir l'élé-
ment qui le constitue, telle est la tâche qu'il s'est pro-
posée. L'élément de la société n'est pas à proprement
parler l'individu, c'est le couple, composé de deux
êtres qui n'ont à eux deux qu'une seule vie, parties
inséparables d'un même tout {Polilique, I, i, 4), comme
Platon l'a pressenti dans le Banquet. La famille, en
se multipliant, forme le dême (Id., I, i, 7) ou bour-
gade; les dêmes en se multipliant forment la cité.
De rindividu à la cité s'établit ainsi, non plus un
rapport logique, par voie de comparaison, mais un
passage historique, par voie de filiation et de déve-
loppeipent (voir tout ce même paragraphe 7). La loi
organique qui régit la société humaine est celle qui
régit tout corps vivant, toute collection d'êtres vivants.
L'homme, en effet, n'est pas seul sociable; il l'est
seulement, grâce au privilège du langage articulé, à
un plus haut point que les animaux (loc. cit., 9).
Il est vrai que les associations qu'il forme , nées de
la nécessité et du besoin, laissent loin derrière elles,
à mesure qu'elles se développent, les associations
analogues que l'on rencontre chez les animaux. La
vraie nature d'un être se révèle dans son achèvement ;
or, la société humaine n'est achevée que le jour où
elle se fonde sur la communion des idées du bien
et du mal, du juste et de l'injuste, le jour en un mot
où elle devient un organisme moral (loc. cit., 10).
Mais bien que cette société semble s'élever par là
ÎO INTRODUCTION HISTORIQUE
au-dessus de la nature, elle ne s'en détache point,
elle la résume. Tel est l'esprit de la philosophie poli-
tique d'Aristote : nous nous contenterons d'en indi-
quer les traits principaux.
1' Puisque la société est un vivant, elle est soumise
à la loi de naissance et de mort, de croissance et de
dépérissement qui régit toute vie. Le changement est
sa condition. C'est une tentative chimérique que de
prétendre lui imposer une constitution immuable.
Différentes selon les temps, les sociétés diffèrent aussi
suivant les milieux. Nulle constitution ne convient à
tous les peuples (Politique, IV, i, 3 et 5).
2^ Nul être vivant n'est composé de parties simi-
laires. La société doit cire composée de parties qui
sont séparées les unes des autres par des différences
intimes. Voilà pourquoi la famille, élément social, est
elle-même formée d'éléments hétérogènes : l'homme,
la femme, les enfants. Cette différence de nature entre
les éléments est la condition de leur concours. C*est
cette différence, en effet, qui rend possibles la subor-
dination d'une part, la direction de l'autre, c'est-à-
dire le gouvernement (Id., I, i, 4; ii, 8 et 9). Au sein
de la famille, Tunité s'établit grâce à la supériorité
de rhomme sur la femme (Id , I, i, 42; v, 1), les
enfants et les esclaves; au sein de la tribu, l'autorité
domestique se change en une autorité patriarcale,
et c'est à l'image de celle-ci que s'est formée dans
une association plus étendue encore, puisqu'elle est
composée de tribus, l'autorité royale. Bientôt le pou-
voir royal lui-même change de forme ; d'absolu qu'il
était, il devient limité. La justice élève de toutes parts
ARISTOTE 27
autour de lui ses barrières invisibles. Mais cette fic-
tion admirable en vertu de laquelle tous les citoyens
jouissent des mêmes droits ( Politique, III, ix, 4),
fiction sur laquelle repose toute cité digne de ce nom,
ne change point la nature intime du gouvernement.
Il reste l'expression extérieure de Torganisme social;
le lien de subordination de ses parties diverses. Les
vertus (ou mérites) des citoyens constituent un sys-
tème de forces dont il révèle les variations d'équi-
libre (Id., m, VI, 15).
Conséquence nécessaire : le rapport des parties
vient-il à changer? un mode d'équilibre nouveau en
résulte; le gouvernement change. C'est ce qui arrive
quand un des éléments de la cité croit en nombre. Il y
a plus : le nombre des citoyens pris dans leur univer-
salité vient-il à croître en proportion notable, l'an-
cienne constitution ne peut désormais leur convenir.
A une constitution donnée correspond une population
donnée, et réciproquement (Id., IV [7], iv, 6). L'or-
ganisme social de la cité antique est fait pour com-
prendre environ 10,000 citoyens : ou ce nombre sera
maintenu, ou la cité périra. En résumé, ia nature
de l'organisme social dépend non seulement de la
nature de ses éléments, mais encore du rapport nu-
mérique de leurs différents groupes et enfin de leur
nombre absolu.
3° Il ne faut pas croire que dans la société la distinc-
tion des parties exclue l'unité organique. Certes, les
instruments inanimés qui servent à la vie sociale, les
richesses, les outils, les constructions, doivent être
considérés comme en dehors du corps vivant collectif.
28 INTRODUCTION HISTORIQUE
Mais tous les êtres humains qui le composent sont
organes par rapport au tout, bien qu'à des titres dkers,
et plus ou moins directement {Politique, I, ii, 4).
L'esclave est organe de la famille, bien que séparé du
chef (4). Nous en pouvons tirer cette vérité générale
que les seuls organismes ne sont pas ceux dont les
parties se touchent, comme dans le corps individuel.
L'organisation repose , non sur le contact des parties,
caractère accidentel, mais sur la réciprocité des fonc-
tions yilales (Politique, III, t, 14). Deux popula-
tions juxtaposées ne forment pas nécessairement une
cité(Id., III, V, 42).
4* La fonction organique par excellence est la com-
munion des pensées qui entraîne le concours des vo-
lontés. Une multitude d'hommes assemblés, délibérant
sur les affaires d'une cité, doit être à la* rigueur consi-
dérée comme ayant une même conscience, une seule
raison (Id., III, vi, 4). La délibération qui précède
la décision prise en commun n'est pas autre en na-
ture que la délibération de l'individu ; seulement ici
l'individu collectif jouit d'une sagesse d'autant plus
grande qu'il dispose d'organes plus nombreux , et
condense des expériences plus étendues et plus va-
riées (loc. cit. ).
5* L'individu isolé ne saurait être le terme de la
science. Il ne se suffit pas à lui-même et par conséquent
ne s'explique pas lui seul (Politique^ I, i, 42). Il ne se
suffit pas pour la perpétuation de l'espèce; il ne se
(1; \d., I, 11, iU. Celle Ibeoiie <ie 1 orgaae séparé i.ous puratl Je la plu:*
haule importance au poiiit <]e vue sociologique.
AHISTOTE â9
suffit pas, du moins d'une manière durable, pour la
défense et l'entretien de sa vie ; il ne se suffit pas pour
le développement des idées et des puissances morales
qui sont sa vraie nature et sa suprême fin. Supprimez
l'organisme moral formé par la cité, les familles qui
la composent vont aussitôt s'entrechoquer, puis se
disperser et, si elles ne périssent point, se dégrader
tellement qu'on sera embarrassé pour les distinguer
des familles animales. Comme il arrive à la main
séparée du corps, elles n'auront plus d'associations
humaines que le nom. Et en effet, la famille animale
est capable jusqu'à im certain point de se gouverner et
de se conduire ; elle peut même, en s'associant avec
d'autres familles, former un semblant de cité dont
les membres sont unis par un échange de services
et de signes sympathiques exprimant la joie ou la dou-
leur (fltôtoîr<? des animaux, 1, 10) : ce qui lui manque,
c'est l'idée du juste, et un langage assez développé pour
l'exprimer. L'homme ne doit donc jamais être étudié
en dehors de l'organisme social qui seul lui commu-
nique son véritable caractère. La cité est un tout dont
il ne le faut pas séparer, même en idée, car, dans
l'ordre de la science, le tout est antérieur à ses parties,
la cité au citoyen.
Telle est dans ses traits essentiels la politique d'A-
ristote. Bien que composée des mêmes éléments que
celle de Platon, elle est profondément différente parce
qu'un autre esprit a présidé à leur disposition. Je
sais bien qu'Aristote admet l'existence d'une vertu et
d'une félicité contemplatives, purement individuelles ;
lui aussi recherche un type d'état parfait ; mais d'une
30 INTRODUCTION HISTORIQUE
part son idéal s'harmonise si bien avec les conditions
offertes paria réalité dans son temps et dans son pays,
qu'il n'est plus qu'un résumé des lois générales de la
vie sociale en Grèce ; d'autre part, la vie contempla-
tive, telle qu'il la dépeint, n'est possible qu'à l'abri de
bonnes lois et d'un gouvernement tulélaire, œuvres de
la vertu agissante ; enfm, rien d'étonnant qu'Aristote
ait payé son tribut aux préjugés scientifiques de ses
contemporains; il suffit à sa gloire d'être le fondateur
de la politique expérimentale. C'est lui qui, le pre-
mier, a montré que l'art par lequel la société humaine
se construit et se gouverne n'est qu'une application
des lois de la nature (1).
(1^ Les sloïcieod podèreot le problème dans les mêmes termes :
rh $i ^aaiôv «paai (pû«i cTvai xott fit} Qi<Jti, (Stobée, Ec/.,n,p. 184.) Mais
aa moment où ils écrivent et enf>eignei)t, la cité expire. La cité de Ju-
piter dont parle Marc-Aurèie est la négation de toute cité. Les croyance»
religieuses sur lesquelles était fondée la cité antique ayant disparu,
rorganisroc politique dont elles éLiient TAme mourait avec elles. La re-
ligion des empereurs ne prêta au grand corps de Tempire qu*une vie
factice. La chrétienté ttVfTorça de réaliser le mot de ^int Paul : « De même
que nous n'avons qu'un seul rorps en plusieurs membres, chaque membre
ayant une fonction diCférentc, de même, bien qu'innombrables, nous
ue sommes qu*un seul corps en Christ et sommes les membres les uns
des autres, chacun avec des grâces difTrTeutes. » ( Rom.^ xu , 4 ; 1 Co-
rinth.y m. 12.) Saint Augustin a montré dans sa Cité de Dieu ce quMl faut
entendre par ces mots au point de vue de la théologie chrétienne. Vivre
conformément aux lois de la nature, ce serait pour une société lormer un
seul corps eu Adam, corps plein de désordre et d'instabilité, puisque
Adam est irrémédiablement déchu. Former un seul corps en Christ, c'est
pour une société vivre de la vie de la grdce, eeule condition d'harmonie
ef de durée. Mais la vie de la grâce, c'est la vie i*piritnelle, celle où les
hommes obéissent non aux puissances terrestres, mais aux puissances
déléguées de Dieu. De là la distiuction des deux cités : la cité des hommes
et la cité de Dieu, le siètlc et rKgli:>i'. Ne rcconi:uît-ûu pas la la poli-
tique de PIntoii? C«>mme lui saint Augustin compare la société à un in-
dividu qui a sa jeunesse et sou Age mûr. Mais, différence capitale, il place
HOBBfiS 31
Une doctrine ne se dégage nettement que quand
elle a été mise en présence de la doctrine contraire.
Pour une idée, la contradiction est un progrès décisif;
or, le dix-septième siècle (Hobbes, Locke, Bossuet) [1],
abonde en doctrines politiques qui nient plus ou moins
le caractère naturel de la société humaine. L'individu
est, pour la plupart des philosophes de ce temps, le point
de départ et le terme de la science sociale. La société
n'est qu'un mécanisme artificiel, un vaste instrument
fabriqué par les individus ; chose morte, conception
abstraite qui n'a de réalité que dans leur pensée.
Aristote avait déjà très nettement compris cette oppo-
sition ; un produit artificiel était suivant lui quelque
chose dont la réalité réside dans l'intelligence de
l'homme, et il définissait au contraire un être de na-
ture : une substance qui a en elle-même le principe de
son mouvement^ ou encore : une substance qui a en
elle-même 'Une tendance innée au changement ; quand
donc il appelait la société humaine un être de nature,
il entendait bien l'opposer comme telle aux produits
de l'art humain. Mais cette antithèse devait prendre
ime toute autre valeur le jour où elle se produirait
dans l'histoire des idées sous la forme d'une lutte
enti*e plusieurs écoles, où elle serait le principe caché
d'un conflit entre des systèmes opposés,
dans TaTeoir la réalisalloo de la cilé céleéte que Platon place dans le
passé, et dont il n'espère que faiblement le retour. — Le moyen-âge
n'ent point Bur la société d'autre théorie que celle de saint Paul et de
saint Augustin.
(i) Bossuet, De la connaissance de Dieu et de soi-même, W, M. La fa-
mille, comme tout naturel, est opposée à l'Etat, qui ne peut plus ^tre
dès lors qu'au tout artificiel.
3^ IXTHODUCTION HISTORIQUE
Hobbes et Locke regardent tous deux la société
comme le résultat d'une convention. D'après le pre-
mier, l'Etat ne se forme que grâce à un consente-
ment, exprès ou tacite, des individus. Avant ce mo-
ment, ceux-ci vivent dans ce que les deux philosophes
anglais appellent l'état de nature, par où ils nous font
entendre apparemment que l'homme, en se groupant
avec ses semblables pour vivre sous des lois com-
munes, sort de la nature. 11 y a des sociétés dans la
nature; par exemple celles des fourmis, des abeilles
et des castors. Mais elles n'ont rien de commun avec
la société humaine. Les animaux qui les forment ne
méritent point le nom d'animaux politiques. Le con-
cours qu'ils prêtent à la communauté est spontané;
on ne voit point chez eux de rivalités, de haines, de
séditions. En l'absence de tout pouvoir central l'har-
monie reste assurée dans leurs républiques. Il n'en
est pas de môme dans la société humaine. Les dissen-
timents profonds qui l'agitent y nécessilent l'établisse-
ment d'un pouvoir absolu , qui y imprime d'en haut
par une action en quelque sorte mécanique l'unité
dont elle est incapable spontanément. Mais cette insti-
tution implique le contrat et le contrat s'oppose à la
nature : « Le consentement ou la concorde que nous
voyons parmi les hêtes est 7iaturelle , là où celle des
hommes est contractée et par conséquent arlificiellc. »
(HoBBES, Irad. française; Paris, 1651. L'Empire, v. 3.)
La société humaine devient dès lors un je ne sais
quoi , une chose à part et sans analogue dans
Tunivers. bref, suivant la juste expression de Spi-
noza , un empire dans un empire. Le Leviathan de
LOCKE 33
Hobbes est en effet une vaste machine où les in-
dividus dénués d'initiative reçoivent le mouvement
du souverain qui garde seul une apparence de vie.
A vrai dire, si dans ce système les individus ne
sont rien , FEtat n'a pas plus de réalité , car il est
absorbé dans la personne du prince : l'Etat, c^'est
lui (Id., V. 9).
La conception de Locke laisse aux individus leur
personnalité entière, mais c'est au détriment de l'Etat.
Les citoyens qui entrent dans l'association politique
y apportant des droits déjà définis (on ne sait d'où ni
comment), et restant toujours prêts à une sécession si
le moindre de ces droits est seulement menacé, leur
ensemble n'est plus qu'un tout de collection, un groupe
nominal. On se demande même quelle est sa raison
d'être; car, de deux choses 1 une, ou les individus re-
vêtent des droits en entrant dans la société, et les
tiennent d'elle , ou ils en jouissent déjà quand ils
s unissent et la société n'est plus pour eux qu'un
luxe inutile. La théorie sociale de Locke est donc une
application de son nominalisrne philosophique. Sa mé-
thode, qui est, comme celle de Hobbes, purement
logique, à la rigueur près, explique la conformité fon-
damentale des deux doctrines. Tous les deux prennent
leur point de départ dans Tindividu. Mais quel est cet
individu? un être de raison sans sexe ni âge, que Ton
suppose parvenu seul, hors de la famille et de la so-
ciété, pendant le mystérieux a état de nature », à ce
qu'il faut de culture et de maturité pour construire de
toutes pièces un système poUtique. Peu importent ici
les conséquences pratiques que, suivant ses goûts par-
34 LNTRODUCTION HISTORIQUE
ticuliers, chacun des deux philosophes tirera d'une telle
hypothèse. Dès Tabord , nous sommes certains que,
composée de pareils éléments, la société civile ne peut
être que convention et qu'artifice. Comment une unité
vivante résulterait-elle d'un assemblage d'abstractions
toutes identiques?
Spinoza passe généralement pour un géomètre
intraitable. Et cependant son Traité politique com-
mence par un éloge de la méthode expérimentale.
Nous le voyons, en tout cas, aboutir à des résultats
tout autres. Il semble, il est vrai, abonder dans le sens
de Hobbes. Les hommes, selon lui, vivent à l'origine
sous l'empire de la passion, et leurs droits, qui égalent
leur puissance, sont en perpétuel conflit. Chacun sen-
tant alors qu'il encourt un plus grand dommage à vivre
sous l'empire de la passion que sous celui de la raison,
tous forment ensemble un pacte par lequel ce qu'ils
ont de droit, c'est-à-dire de puissance — l'une est la
mesure de l'autre — est transféré à la société qui devient
ainsi souveraine. Mais ici Spinoza se sépare de Ilobbes.
La société ainsi formée n'est point en dehors de la
nature; elle reste un tout physique où chaque indi-
vidu agit en vertu de ses impulsions natives, et qui est
soumis, comme tous les agrégats d'individus qui com-
posent l'univers, aux lois constitutives de ses parties.
L'ensemble de ses lois, que la société ne change en
rien, mais utilise au contraire à son profit, sur les-
quelles elle repose, s'appelle droit naturel. Il n'y a
donc pas lieu de l'opposer au droit civil. La société est
un système de forces. Elle n'a de puissance ou de
réalité que ce que les individus lui en confèrent à tout
SPINOZA 35
moment; si elle ôtait aux individus ce qu'ils ont de
droit et de puissance, elle s'évanouirait. « Une société
où la paix n'a d'autres bases que l'inertie des sujets,
lesquels se laissent conduire comme un troupeau et
ne sont exercés qu'à l'esclavage, ce n'est plus une
société mais une solitude » ( Edition Saisset, Traité
théologico'politique ^ p. 384). Mais d'autre part, les
individus ne sont rien sans la société. Loin que le
droit qu'ils ont reçu de la nature se trouve diminué
par leur union au sein d'une société, ce droit se trouve
d'autant plus accru que les liens sociaux sont plus
étroits et que les individus qu'ils embrassent sont
plus nombreux : « Si deux individits s'unissent en-
semble et associent leurs forces, ils augmentent leur
puissance et par conséquent leur droit; et plus il y
aura d'individus ayant ainsi formé alliance, plus tous
ensemble auront de droit. » En effet, a comme un seul
homme est incapable de se garder contre tous, il
s'ensuit que le droit naturel de l'homme, en tant qu'il
est déterminé par la puissance de chaque individu et
ne dérive que de lui seul, est nul; c'est un droit
d'opinion plutôt qu'un droit réel, puisque rien n'as-
sure qu'on en jouira avec sécurité... Ajoutez à cela que
les hommes, sans un secours mutuel, pourraient à
peine sustenter leur vie et cultiver leur âme. D'où
nous concluons que le droit naturel qui est le propre
du genre humain ne peut guère se concevoir que là
où les hommes ont des droits communs (p. 361), » et
forment tous ensemble un seul corps et une seule âme.
Bref, rindépendance individuelle et Tunité organique
de TEtat sont en raison directe Tune de l'autre.
36 LNTRODUCTION HISTORIQUK
Allons plus loin et cherchons quelle est pour Spi-
noza l'essence intime du tout social. A plusieurs
reprises dans son traité il nous répète que dès qu'un
grand nombre d'hommes ont des droits communs,
c'est à-dire que leurs forces sont coalisées, ils agissent
et se conduisent comme avec une seule âme. D'autre
part, on voit clairement, par ce qu'il dit des alliances
entre deux Etats, que le tout social, considéré à son
tour comme un individu, peut former une seule àme
avec les autres individus sociaux auquels il s'agrège.
Qu'est-ce donc pour Spinoza qu'une âme? Nous le
voyons dans X Ethique. « L'idée qui constitue l'être
essentiel de l'âme humaine , c'est l'idée du corps,
lequel est composé de plusieurs individus fort com-
posés eux-mêmes » (1). Ainsi, une multitude de corps
déjà complexes, dont chacun avec ses éléments est
représenté dans une seule idée (nous dirions dans une
conscience), tel est le fondement de ce que Spinoza
appelle une âme. Maintenant cette àme est indivi-
•
duelle quand un certain nombre de conditions sont
remplies par les parties composantes. Les parties
changeant (et elles changent sans cesse), l'individu ne
change point en substance : 4** si le nombre des par-
ties reste le même ; 2^ si, le nombre changeant, il
change dans une telle proportion que le mouvement
et le repos de toutes ces parties considérées les unes
à l'égard des autres s'opèrent suivant les mêmes rap-
ports; 3* si, la direction du mouvement venant à
'I) Kt/iiquêf partie il, prop. 15. Voir eii.'»r<» Déf.. \\\ ; prop. 13, S.'liol;
Ij:mme, 7, Srhol.
SPINOZA 37
changer dans quelques parties, les autres parties
modifient leur propre direction en sorte que le mou-
vement continue et que les échanges dans la masse
restent dans les mêmes rapports; 4** si, la direction
de toutes les parties ensemble venant à changer, et
l'individu total passant du repos au mouvement ou
réciproquement, les parties gardent leur impulsion et
cela dans les mêmes rapports. En résumé, Tindividu
est constitué par une harmonie permanente de mou-
vements ou d'impulsions, produisant un seul et même
effet, Leibniz dira [tendant à une même fin. N'est-ce
pas là l'organisme, tel qu'un cartésien au xvif siècle
pouvait le concevoir? En sorte que, pour Spinoza,
le corps social est un individu vivant, composé lui-
même d'individus, soumis aux mêmes lois que les
autres individus dans le reste de la nature, et dont
l'âme est la communauté des droits ou l'accord des
volontés. La théorie d'Aristote réapparaît donc ici
avec une clarté nouvelle ; seulement il s'y ajoute une
vue des plus importantes. Aristote ne comprenait pas
que la cité pût sortir d'elle-même et s'étendre au
delà de ses limites. La théorie de Spinoza implique
que l'individu social peut s'associer à d'autres individus
pour former par la coaUtion des forces et la communion
des consciences un individu nouveau plus vaste que le
premier, et ainsi de suite à l'infini. On le voit, c'était
ouvrir à la science et à la vie sociale les plus vastes
perspectives. A défaut du passé, pendant lequel l'évo-
lution des sociétés lui échappe, il pressent leur avenir,
et ne fixe point de bornes à leur développement.
Nous ne manquerions pas de réserves à faire sur la
3
38 INTRODUCTION HISTORIQUE
métaphysique de Spinoza, si la métaphysique était de
notre sujet. Ce que nous recueillons ici, c'est sa théorie
si précieuse de la comfnunion des individus dans
Tordre du mouvement et dans Tordre de la pensée,
par laquelle, pour la première fois peut-être depuis
Aristote, une théorie de Tunité collective était rendue
possible. Sans doute une autre métaphysique se plie-
rait sans peine au même résultat. Il est surprenant
que Leibniz, si inventeur en tous ordres de science,
n'ait pas songé à appHquer son système des monades
aux sociétés tant animales qu'humaines. Le corps
individuel est pour lui composé d'une infinité d'éner-
gies simples, liées ensemble en un faisceau par une
monade centrale, avec laquelle les autres ne commu-
niquent point directement, il est vrai, mais à laquelle
leur développement spontané se subordonne. Si Tunité
individuelle s'explique ainsi, pourquoi Tunité sociale
ne s'expliquerait-elle pas de même? Elle aussi est, en
un sens la résultante, en un autre sens la cause et la
fin d'un grand nombre d'activités composantes indivi-
duelles. Sa conscience n'est-elle pas comme la nôtre,
à la fois une et multiple? Plusieurs métaphysiques
peuvent donc convenir également à la doctrine de
Tunité organique du groupe social. Descaries le pre-
mier, malgré son principe du CoyilOj erao sum qui
semble élever une barrière autour de chaque indivi-
vidualité, malgré sa prédilection pour la méthode
géométrique et son mépris pour toute institution née
de la coutume non « ajustée au niveau de la raison »,
Descartes, disons-nous, n'avait-il pas préparé la voie
à ses disciples en montrant d'une part la continuité
MONTESQUIEU 39
des corpjs ef la commutation indéfinie des mouvements,
d'autre part, Timpersonnalité et l'universalité do la
raison? La page fameuse où Pascal compare l'huma-
nité à un seul homme, est évidemment inspirée par
la métaphysique cartésienne.
Le mouvement se continue au siècle suivant. Mon-
tesquieu avait débuté par des éludes de physique
générale et d'histoire naturelle. Ces pensées de jeu-
nesse imprimèrent pour toujours leur marque sur son
esprit. Si la société, même la société civile, est pour
lui soumise à des lois, c'est qu'elle fait partie de la
nature où rien n'échappe à leur empire. L'organisation
du corps social, en effet, avant de reposer sur des
idées repose sur des impulsions instinctives, le senti-
ment confus de la faiblesse individuelle, le besoin d'a-
liments^ le penchant sexuel et les incHnations sympa-
thiques. La société ne se constitue qu'ensuite en Etat.
Mais l'Etat, œuvre de l'esprit-, ne cesse pas de tenir
par ses racines au milieu physique où il s'est déve-
loppé : il en subit les hifluences et les reflète dans su
constitution. Les lois expriment cette constitution,
c'est-à-dire formulent les rapports essentiels qu'ont
entre elles les différentes parties du corps social ; elles
sont liées intimement les unes aux autres; leur ensemble
forme un tout rationnel, systématique, tel qu'on peut,
si l'on connaît bien les principales, par exemple celles
qui touchent à la forme du gouvernement (nous les
appelons organiques), en voir dériver toutes les autres
comme de leur source. Chaque peuple a les siennes
propres; elles sont essentiellement individuelles; celles
d'une nation ne conviennent à nulle autre et ne se ren-
40 INTRODUCTION HISTORIQUE
contrent en effet chez nulle autre. De plus celles qui
ont convenu à un temps ne conviennent plus à un
autre et ne' se retrouvent plus en effet ce temps
passé, sinon modifiées profondément. Les Etats ont,
comme les individus vivants, leur naissance, leur
accroissement, leur décadence et leur mort : leurs
institutions disparaissent à jamais avec eux.
Ces principes posés, il n*y avait plus qu'à les déve-
lopper par l'étude expérimentale des phénomènes
sociaux et de leurs lois. C'est ce que firent los écono-
mistes. « La société humaine, dit Quesnay, est un fait
nécessaire et régi par des lois providentielles... Lu
mission du gouvernement, de l'autorité, est, non pas
de faire les lois, mais de déclarer, de proclamer les
lois naturelles et d'en assurer le maintien. » Mais les
phénomènes ne peuvent être connus d'une manière
exacte, leurs rapports constants ne peuvent être dé-
terminés que s'ils sont susceptibles de mesure. Aussi
l'économie politique s'appli(iuet-elle dès sa naissance
à embrasser les faits qu'elle étudie sous des formules
mathématiques. Tel est le but de Hallez (IG93), de
Jean de Witt, de Vauban, de Quesnay, de Turgot, de
Lavoisier, de Stewart et de Smith. C'est par la confec-
tion des tables de mortalité et leur interprétation au
mojen du calcul des probabilités que la science
débuta. Elle ne tarda pas à étendre cette méthode à
l'élude d'autres classes de phénomènes, particulière-
ment à celle des phénomènes de la richesse. Bientôt
même les mouvements de la richesse devinrent pour
quelques-uns l'objet exclusif de l'économie. Mais les
esprits philosophiques du xviir siècle se refusèrent
CONDORCET ii
toujours à cette limitation de la méthode mathéma-
tique appliquée aux faits sociajux. Quand le siècle finit,
cette méthode avait atteint dans l'esprit de quelques
hommes (en France plus qu'ailleurs) sa plus haute gé-
néralité, et sa portée la plus étendue. Condorcet écri-
vait : « En méditant sur la nature des sciences morales,
on ne peut s'empêcher de voir qu'appuyées comme
les sciences physiques sur l'observation des faits elles
doivent suivre la même méthode, acquérir une langue
également exacte et précise, atteindre au même degré
de certitude. Tout serait égal entre elles pour un être
qui, étranger à notre espèce, étudierait la société hu-
maine comme nous étudions celle des castors ou des
abeilles. Mais ici l'observateur fait partie lui-même de
la société qu'il observe, et la vériié ne peut avoir que
des juges ou prévenus ou séduits. La marche des
sciences morales sera donc plus lente que celle des
sciences physiques (4). » Et plus tard, dans un Ta^
bleau général de la science qui a pour objet ï applica-
tion du calcul aux sciences politiques et morales :
a L'étendue de ces applications permet de les regarder
comme formant une science à part... Comme toutes
ces applications sont immédiatement relatives aux
intérêts sociaux ou à l'analyse des opérations de l'es-
prit humain, et que dans ce dernier cas elles n'ont
encore pour objet que Thomme perfectionné par la
société, j'ai cru que le nom de Mathématique sociale
était celui qui convenait le mieux à cette science...
Cette exposition en montrera toute l'utilité. On verra
[\) Discoara de réception à r Académie fraot^aise^ 187:2.
4-2 INTHODUCTION HISTORIQUE
qu'aucun de nos intérêts individuels ou publics ne lui
est étranger, qu'il n'en, est aucun sur lequel elle ne
nous donne des idées plus précises, des connaissances
plus exactes; on verra combien, si cette science était
plus répandue et plus cultivée, elle contribuerait et
au bonheur et au perfectionnement de l'espèce hu-
maine. » Condorcet répète en effet en plusieurs en-
droits de cet ouvrage que la politique ne peut pas plus
se régler efficacement d'après les principes généraux
do la justice que l'industrie d'après les données de la
physiciue populaire; que les découvertes de la science
sociale sont nécessaires à la vie quotidienne du genre
humain, que le rapport, enfin, entre la spéculation et
la pratique est le même dans l'ordre des faits humahis
que dans tout autre. 11 en conclut que, comme la
nature offre à la science une mine inépuisable de dé-
couvertes, il n'y a pas de limites aux avantages qu'on
peut retirer de ses progrès ; la perfectibilité de notre
espèce est indéfinie. Rien désormais ne peut arrêter
l'humanité dans sa marche, si ce n'est une révolution
du globe qui la porte. La vitesse et la direction de son
mouvement à venir peuvent même être calculées d'a-
près la vitesse et la direction de son mouvement
passé. En résumé, mesurer les phénomènes sociaux
pour en connaître les lois, tirer de la connaisstince
des lois la prévision des phénomènes futurs, fonder
sur cette prévision des combinaisons (lui assurent avec
un succès croissant le bien-être et ramélioration de
la race humaine, telle était, suivant Condorcet, la tache,
tfllo était la puissance de la science sociale enVisa-
gée comme la plus élevée des sciences naturelles.
COiNDORCET 43
C'étaient là de séduisantes applications de la mé-
thode d'Aristote en politique : faisons un instantabstrac-
tion des autres doctrines que vit surgir le xviii^^ siècle ;
il semble qu'à partir de ce moment les applications
pacifiques d'une telle doctrine n'ont plus qu'à se dé-
rouler, favorisant le progrès social et favorisées par
lui (1). Mais il n'en devait pas être ainsi. Cette concep-
tion du problème était sans doute trop simple et s'en
tenait trop à la surface. Une élaboration nouvelle était
nécessaire, et par conséquent une nouvelle et plus ra-
dicale contradiction. Quoiqu'il en soit, pendant ce même
siècle une idée était apparue qui, bouleversant la science
politique et la société elle-même, devait suspendre
tout à coup les progrès théoriques et les applications
pratiques de la méthode expérimentale, et renvoyer à
un demi-siècle plus tard la continuation du mouve-
ment d'idées si heureusement résumé par Condorcet.
Cette idée, c'est l'idée d'absolu : c'est dans le Contrat
social qu'elle apparaît nettement pour la première
fois. Là devait aboutir la réforme cartésienne, avec sa
méthode a priori, toute géométrique, avec son dédain
de la coutume et son ignorance des voies cachées par
lesquelles la raison se fait jour à la longue dans les
masses populaires. Une constitution où tout s'ensui-
vrait nécessairement comme dans une série de théo-
rèmes, une constitution fabriquée en une fois par la
raison d'un seul homme et instantanément appliquée,
tel est, malgré les réserves et les précautions de lan-
gage dont il s'entoure, l'idéal politique de Descartes.
(1) Œuvres, II, p. 33. On sait que Turgot était Tami de Condorcet.
44 INTnODUCTION HISTORIQUE
Le Contrat social est en germe dans la troisième partie
du discours de la méthode.
II
Comment la doctrine qui fait de la société une partie
de la nature a-t-elle pu rencontrer un adversaire dans
Rousseau, l'apôtre de la'nature et des droits naturels
de l'homme? Rien de moins surprenant pour qui sait
le sens tout platonicien que prêtent à ce mot de nature
le Coyilrat social et les autres écrits du même auteur (1).
La nature n'est pas un état primitif d'imperfection d'où
l'homme se serait élevé péniblement jusqu'au point
où nous le voyons parvenu ; c'est un état de perfection,
celui où serait l'homme qui aurait développé toutes ses
puissances, seul état dont on puisse dii*e que c'est le
vrai état de l'homme, puisque l'être qui s'en écarte
est par cela même incomplet et dégradé. En ce
sens, la société, telle que la veut la nature, est la
société idéale, parfaite. Le droit naturel est le droit
absolu, aussi complet du moins que la raison peut le
concevoir. La méthode consiste des lors à déduire de
l'idéal une fois posé les conséquences qu'il implique.
Quant à la réalité , l'idéal ne l'explique pas , il la
juge. Conception de la raison, il ne se dégage pas des
faits comme une lumière qui leur serait propre et
s'aviverait par leur contact; il projette sur eux, à la
(1) RooMean a beaucoup emprunté à Platon. VEmile et le Contrat
social renferment un très grand nombre iTiJées et de prcceptcs évi-
demment tirés de la Réimblique et des Lois-
HOUSSBAU 45
façon de l'éclair, des lueurs soudaines qui les con-
damnent.
C'est de l'individu qu'il faut partir ici encore. Il nUît
libre. Non d'une liberté de fait, mais d'une liberté de
droit. Le droit est invariable, égal, absolu, impres-
criptible ; telle est la liberté en chacun de nous. Elle
est inaliénable, puisqu'elle tient à la qualité d'homme :
on se séparerait plutôt de sa propre nature que de son
droit d'homme libre. Contre tout faux droit tendant à
opprimer le droit primitif, la revendication est éternel-
lement ouverte parce qu'éternellement l'homme est
libre. Les jeux de la force et du hazard ne changent
rien à notre nature. Certes, la liberté est souvent
violée : elle l'est chez Tenfant qui se trouve incorporé
malgré lui dans une société qu'il ignore ; chez les peu-
ples opprimés, chez les citoyens môme des Etats en
apparence les plus réguliers : la force règne partout et
la liberté absolue n'est nulle part. Mais le triomphe de
la force n'abolit pas le droit ; ils ne sont pas de môme
ordre; Tune est toute physique, l'autre appartient à
une sphère supérieure, à la moralité. Chaque homme,
à ce point de vue, est un monde qui se suffit ; monde
absolu et indépendant: il est cette réalité auguste qu'on
appelle une personne. Contre la personne et son auto-
nomie native, nulle puissance de fait ne saurait pré-
valoir.
Ce n'est pas une tâche facile que d'organiser entre
eux, c'est-à-dire de subordonner les uns aux autres des
éléments de valeur absolue. C'est cependant le but du
Contrat social. Une s'agit de rien moins que de « trouver
une forme d'association qui défende et protège de toute
4G INTRODUCTION HISTORIQUE
la force commune la personne et les biens de chaque
associé et par laquelle chacun s'unissanl à tous n'o-
béisse pourtant qu'à lui-même et reste aussi libre qu'au-
paravant. » Une telle association ne peut d'abord se
former que du consentement exprès de ses membres.
Emile choisit la société civile où il aime le mieux vivre ;
il ne naît pas citoyen d'un pays, il se fait tel au jour
de sa maturité. Il reste libre, du reste, de se retirer de
l'association dès qu'il le voudra. Chaque génération
qui naît jouit de la même faculté ; l'Etat reste ainsi
sans cesse en question dans le fait même de son exis-
tence. Et cela est juste; loin d'opprimer les volontés
libres qui le composent, il doit être incessamment leur
œuvre, a La constitution de l'Etat est l'ouvrage de
l'art. » De là résulte la nécessité pour chacun des
membres de l'association d'intervenir à chaque mo-
ment dans l'entretien de ce frêle artifice : leur as-
semblée doit être pour ainsi dire permanente pour
que la volonté qui maintient l'Etat reste perpétuelle-
ment en acte; sans cela, il n'y a plus d'Etat. Que les
citoyens ne s'aviseot pas de se préoccuper des intérêts
publics : « ce mol de finances est un mot cVesclaves; »
qu'ils se gardent surtout d'en confier lo dépôt à un petit
nombre d'hommes choisis : toute délégation est une
abdication. La souveraineté est intransmissible, comme
la liberté. « La volonté ne se représente point; elle
est la même ou elle est autre, il n'y a point de miUeu...
Le peuple anglais croit être libre ; il se trompe foit. Il
ne Test que durant l'élection des membres du Parle-
ment. Sitôt qu'ils sont élus, il est esclave, il n'est rien. »
Lu souveraineté réside donc dans le peuple, en tant
ROUSSEAU 47
que composé d'individus libres, d'une manière con-
tinue et en totalité, sans exclusion de l'application qu'il
en peut faire pour se dissoudre. Chacun des individus
a toujours le droit de rentrer en possession de sa liberté
naturelle; comment tous le perdraient-ils par le fait de
leur réunion? Rousseau ne s'efiraye pas de celte con-
séquence extrême du principe qu'il a posé : « l'asso-
ciation civile, dit il lui-même, est l'acte du monde le
plus volontaire. »
Ce n'est pas que les conséquences ne soient embar-
rassantes. Ainsi comment l'association pourra-t-elle
mettre à mort légitimement un de ses membres ré-
voltés? De quel droit frappera-t-elle une de ces per-
sonnes que sa fin est de protéger et de la volonté de
laquelle dépend actuellement son existence? Rousseau
déclare que quand la société saisit l'auteur d'un crime,
elle n'est plus en présence d'une personne morale,
mais d'un ennemi, d'un « homme physique » ; il veut
dire d'une bête. Mais par quel miracle subit la per-
sonne perd-elle son caractère inaliénable et com-
ment la société qui n'a point investi l'individu de ses
droits, puisqu'il les apporte en naissant, pourrait-
elle légitimement les lui ôter? D'autre part une guerre
que je trouve injuste est déclarée par mon pays : qui
me déniera le droit de rompre à ce moment le pacte
social? Rousseau le fait, mais il ne dit pas en vertu de
quelle raison. Il n'y en a pas de valable à tirer de son
système.
Nlil Etat n'est possible, ainsi constitué. On n'est pas
surpris de voir Rousseau déclarer que l'avénemenl de
sa cité idéale suppose un peuple de dieux. Un con-
48 INTRODUCTION HISTORIQUE
cours permanent de volontés pleinement délibérées et
toujours en acte, n'ayant pour objet que le maintien
de droits abstraits, outre qu'il manque de toute raison
d'être, puisque de Taveu de Rousseau il porte à ces
droits d'inévitables atteintes, est en debors des condi-
tions biologiques où se meut l'homme, être vivant
qui naît, qui grandit, qui vieillit et qui meurt, qui a
des besoins et des maladies, qui aime et qui hait,
qui ignore et qui oublie, produit d'influences qu'il
subit le plus souvent sans le savoir, et d'habitudes à
peine conscientes, en pariie personnelles, en partie
héritées. Ce que Descartes avait fait pour Tàme indi-
viduelle, Rousseau le fait pour Tàme sociale; il y
supprime l'involontaire. C'est ôter à l'une comme à
Tautre le sol où elles reposent, où elles ont leurs
racines.
Kant reprit cette thèse de la liberté absolue et en
fit, comme on sait, la pièce maîtresse de sa métaphy-
sique. Mais il en sut corriger les excès par ses vues
aussi délicates qu'étendues sur l'accord de la nature
et des réalités supérieures. Entre le mouile des phé-
nomènes réglé par des lois invariables qui sont en
définitive celles du mécanisme, et le monde des nou-
mèaes qui ne connaît pas de loi, parce que c'est celui
delà liberté pure, sa Critique dtt jur/cmc/U montre
un lien subtil^ la finalité. En abordant Tétude du
monde, notre esprit s'attend à le voir livré au désordre
et à rincohérence, car si le mécanisme implique la
détermination des phénomènes, il n'en suppose eu
aucune façon Tarrangement harmonieux. Frappé de
voir, au contraire, ce monde si plein dans toutes ses
KANT 49
parties d'un merveilleux accord, étonné d'y trouver
ses propres intentions comme réalisées d'avance par
la sourde nature, l'esprit est porlé à croire, sans pou-
voir le démontrer, à un ordre latent, substantiel, à une
conspiration secrète des phénomènes en vue de la
manifestation des noumènes ou réalités mét«])hy-
siques. Mais cette conspiration se fait au sein même du
mécanisme et sans rompre l'inflexibilité de ses lois.
Le divorce doit donc cesser à ce point de vue entre la
métaphysique et la physique, entre la théologie et la
science. La Providence agit et développe ses desseins
au cœur même de la nature. Kant lui même a pris soin
d'appliquer ces vues profondes à l'évolution de l'huma-
nité. Il l'a fait avec une précision telle que nulle ana-
lyse ne peut remplacer ses propres paroles, a De
quelque façon, dit-il, que l'on veuille en métaphysique
se représenter le libre arbitre, les manifestations en
sont dans les actions humaines déterminées comme
tout autre phénomène par les lois générales de la
nature. L'histoire qui s'occupe du récit de ces mani-
festations, quelque profondément qu'en soient cachées
les causes, ne renonce cependant pas à un espoir :
c'est que, considérant en grand le jeu du hbre arbitre,
elle y découvre une nature régulière, et que ce qui,
dans l'individu, frappe les yeux comme confus et sans
règle, se reconnaisse dans l'espèce com*me un déve-
loppement continuel, bien que lent, des dispositions
originelles. Aiiisi les mariages, les naissances et les
morts paraissent n'être soumis à aucune règle qui
permette d'en calculer à l'avance le nombre; et ce-
pendant les tables annuelles faites en de grands pays
50 INTRODUCTION HISTORIQUE
témoignent que cela obéit autant à des lois constantes
que les variations de ratmosphere, dont aucune en
particulier ne peut être prévue à point nommé, mais
qui, eu somme, ne manquent pas à procurer d'une
façon uniforme et sans interruption, la croissance des
plantes, le cours des fleuves,et tout le reste de l'économie
naturelle. Les individus et même les peuples entiers ne
s'imaginent guère que tout en s' abandonnant chacun
à leur propre sens, et souvent à des luttes Vun contre
Vautre, ils suivent à leur insu, comme les abeilles et
les castors, le dessein de la nature d eux inconnu^ et
concourent à une évolution qui, lors même qu'ils en
auraient une idée, leur importerait peu (1) »
Malheureusement les sages eflorts de Kant pour
concilier la métaphysique et la science, la liberté et le
mécanisme, ne devaient pas être continués par son
successeur immédiat. Fichte pose tout d'abord le
caractère absolu des volontés humaines .-.aucune ne
doit être, dans la société civile, considérée comme un
moyen par rapport aux autres : toutes sont fins en soi,
c'est-à-dire sans condition. Entre de tels éléments de
société, il ne peut être question de subordination;
le seul rapport possible est un rapport de coordi-
nation. Mais les volontés libres ne constituent dans
le fond qu'une seule volonté, puisque rien ne les
distingue et ne les sépare que ce qu'il y a d'imparfait
en elles, c'est à-dire l'organisme, a La véritable des-
tination de l'homme est donc de former avec les
(I) Kant, Idée fTun^ hiatoire universelle au point de vue de P/iuma-
nitt^, 17HV.
FICHTE . 51
autres hommes une union qui par son intimité soit
toujours plus étroite, par son étendue toujours plus
large. . . Le but final et suprême de la société est
d'amener à une entière unité tous ses membres
possibles (1). »
En dépit des améliorations que le point de vue mé-
taphysique où se plaçait Fichte après Kant lui permet-
tait d'apporter à la doctrine de Rousseau, on voit que
celle-ci subsiste ici dans ses traits essentiels. Une telle
société est moins un corps vivant qu'une juxtaposition
de volontés, un monde des âmes. Rousseau fixait à
cette cité idéale d'étroites limites, pensant la rendre
ainsi plus réalisable ; Fichte au contraire l'affranchit
de toute limite et veut en faire une communauté uni-
verselle. Il a raison. Ainsi entendue, elle est en dehors
des conditions de l'espace et du temps; elle n'a plus
aucun rapport avec la réalité. C'est une conception, non
plus poUtique, mais morale, esthétique surtout, ana-
logue à la cité de Jupiter des Stoïciens. Arrivée à ce
point, la théorie qui élève la société au-dessus de la
nature et n'emprunte rien à l'expérience pour se con-
stituer atteignait sa limite extrême ; elle ne devait pas
tarder à se résoudre en son contraire.
Fichte lui-même, quelque temps après, prenait les
armes pour combattre la réalisation de cette cité uni-
verselle tentée par la révolution française. A partir de
ce moment commence en Allemagne même une réac-
tion contre celte doctrine. On y cherche dès lors à con-
stituer la science de la cité concrète, particulière, de
. (1^ Destination du Savant, p. 39 de la (rad. française.
52 INTRODUCTION HISTORIQUE
TEtat réel; et par suite on est forcé de tenir compte de
ces conditions de temps et de lieu, de race et de tempé-
rament, hors desquelles il n'y a place que pour des
chimères. D'autre part ce ne sera plus seulement la
volonté libre, délibérée, qui sera regardée comme
l'auteur de la société ; ce sera Timpulsion plus ou
moins consciente; et l'involontaire, un instant mé-
connu, reprendra ses droits dans la psychologie so-
ciale. Partant la société ne sera plus considérée comme
un pur produit de Tart, indépendant de la nature au-
dessus de laquelle elle serait suspendue dans une
sphère différente ; on y verra un être physique qui ne
peut devenir un être moral et s'élever au-dessus du
monde matériel qu'en obéissant à ses lois. Tel est le
point de vue de Hegel (1).
L'absolu est partout dans le langage de Hegel ; dans
le fond de sa doctrine il n'est nulle part. Toutes les
existences, suivant lui, manifestent lidéal absolu, mais
comme aucune de ces manifestations particulières ne
répuise, toutes sont relatives et réelles, c'est-à-dire
concrètes, soumises aux conditions de l'espace et du
temps. La société humaine est l'une de ces existences.
Elle a pour conditions toutes les existences inférieures
qui Tout précédée, toutes les influences du milieu
d'où elle se dégage. Gomme tout ce (jui est, elle est
soumise à la loi du développement successif et de
(1) Nous omellons à desiiein les id^'es de Uorder daus cette revue des
sydlèmes originaux de philosophie sociale. Herder ( 17U-1803;, uprèd
yonle.^quieu et Raiit, u*apporlc rien de nouveau eu proclauianl Tenchut-
ueuionl des phénonaènes hi^to^iquea. Sou syàtème (sieos idt^es difTusea
méritent ce uom) est celui môme de Kant, avec la netteté en moins.
HEGEL 53
l'organisation par parties. La famille en est le germe :
la société civile montre ce germe développé ; mais il
n'atteint son achèvement que dans l'Etat, supérieur à
la société civile.
Tout d'abord Tindividu sort de soi par Tamour. Dans
l'union qui en résulte, les deux sexes prennent con-
science d'eux-mêmes comme parties d'untout unique;
mais cette abdication de leur indépendance, loin de
les diminuer, les accroît, en les élevant à la conscience
d'eux-mêmes comme espèce. L'espèce en effet, ou le
genre, est plus réelle que l'individu. Le mariage, fondé
sur le rapport sexuel, dépasse de beaucoup ce lien
sensible et temporaire par la confiance réciproque,
par le partage des sentiments, par Téducation en
commun des enfants, et revêt ainsi une haute signi-
fication sociale. Mais cela n'est possible que par la
communauté des biens et la permanence de Tunion,
par conséquent par un contrat : c'est par là que le
mariage suppose l'intervention de la société civile. •
On est encore conduit à celle-ci par la considération
des enfants issus de la famille. Ils foui d'abord partie
intime de la famille. Ils sont l'amour mutuel des époux,
devenu de subjectif objectif, c'est-à-dire extérieure-
ment réalisé et vivant. Mais bientôt l'unité de la fa-
mille se rompt. L'individualité des enfants se sépare
de celle des parents, se pose même en face de la leur.
De plus chacun s'oppose aux autres et veut vivre pour
soi. Us resteraient à l'état de dispersion et d'isolement
sans le besoin qui les unit. La satisfaction des exi-
gences les plus pressantes du besoin amène un pro-
grès d'intelligence et celui-ci rend possible la division
4
s.
o4 INTRODUCTION IIISTOHIQUE
du travail, par où la dépendance de l'individu vis-à-
vis dé la société se trouve solidement établie. Il y
gagne en revanche une valeur nouvelle par sa partici-
pation à une production plus abondante de richesses
et d'idées, surtout par l'estime et la dignité que lui
vaut son travail, utile à tous. La conscience généralisée
des rapports réciproques de ces individus, dans le tra-
vail et la possession, fonde la loi. Il y a des lois dans
tout être de nature^ les animaux aussi bien que les
astres. Mais ces lois ne sont pas connues de ceux
qu'elles régissent. Au contraire la loi pour Thomme
n'existe qu'autant qu'elle est à quelque degré connue
de lui. Elle est en lui à la fois idée et mode essentiel
d'existence.
Cependant, en raison de leur généralité même, les
lois ne peuvent tout prévoir ; le conflit des intérêts
exige Tintervention d'une force collective supérieure.
D'ailleurs l'intérêt est toujours égoïste ; il faut que
des sentiments plus puissants obligent les individus à
sortir d'eux-mêmes en vue d'un grand objet qui les
unisse tous : sans quoi la société, née des besoins,
va se dissoudre. Cette force coercitive et cet attrait
se trouvent dans l'Etat. « Il est la substance sociale
arrivée à la conscience d elfe-même {Philosophie de
respritj trad. Vera, vol. II, p. 319). » Sa fin est plus
haute que celle de Tassocialion civile. Dans celle-ci
les individus peuvent encore poser leur intérêt comme
but de l'action commune, d'où il suit que le lien com-
mun est arbitraire et dépend de ceux qu'il unit.
Ici l'union à elle seule et pour elle seule est la fin;
conserver la famille, maintenir les droits de l'associa-
HEGEL S5
tion civile, TEtat doit le faire, mais il doit aussi briser
les résistances qui lui pourraient venir de ces splières
inférieures dans la réalisation de son œuvre.
Les aspirations subjectives de chacun vers l'unité
entrent dans le domaine de la réalité par l'action du
gouvernement, lequel, représentant la volonté de
l'Etat, en est le point culminant, en pénètre toutes
les parties et en figure l'unité vivante. C'est lui qui
pourvoit au concert des différents pouvoirs ; sans
son initiative ceux-ci s'opposeraient incessamment
les uns aux autres dans un balancement stérile ;
c'est lui qui crée parmi les activités particulières
les différenciations nécessaires aux jeux de Torga-
nisme, et c'est à lui que ces activités diverses
aboutissent comme à leur suprême résultat. C'est
cette différenciation qui rend l'égalité absolue chi-
mérique comme la liberté absolue : ces deux pré-
tentions sont faites pour dissoudre le plus solide des
Etats. Néanmoins, ce que les citoyens ont de liberté
et d'égalité, c'est de l'Etat qu'ils le reçoivent, puisque
l'un et l'autre sont impossibles sans la loi, œuvre de
l'Etat. La limite seule des concessions est assez diffi-
cile à fixer d'une manière générale ; elle s'écarte ou
se rapproche suivant les mœurs, les circonstances,
l'esprit de la législation. Plus FElat est fort, plus les ci-
toyens sont libres, et réciproquement. En principe, au-
cune loi ne vaut par sa lettre seule. Ce qui en détermine
la portée, ce sont les habitudes plus ou moins con-
scientes des individus. La constitution d'un peuple, plus
que tous les autres groupes de lois, reçoit sa réalité de
cette sorte d'influences; on ne la fait pas, elle se fait;
56 INTRODUCTION HISTORIQUE
mieux encore, elle est. Tout changement dans la con-
stitution suppose déjà une constitution, puisque ce
changement est un acte collectif que l'Etat ne peut
accomplir s'il n'est assis déjà sur certaines bases.
« Cest lesprit immanent des peuples et Vhistoire qui
ont fait et qui font les constitutions. » Ils les défont
aussi, d'une manière également insensible, quand Tin-
dividu social subit la loi de toute vie et meurt, ayant
achevé son œuvre.
L'unité nationale se manifeste surtout dans les rap-
ports d'un peuple avec les autres. C'est là, c'est dans
cette opposition violente que l'individualité de l'Etat
se détermine et affirme son caractère absolu ; à l'ex-
térieur, en brisant les obstacles qui s'opposent à son
indépendance, à l'intérieur en absorbant les existences
individuelles dans la sienne propre. La guerre est « le
moment où TEtat atteint à son unité idéale, à son
idéalité, en ce que toutes les autres fins, tous les autres
biens, la propriété et la vie elles-mêmes, viennent
se concentrer et s'absorber en lui (Op. cit., p. 417).
Mais quelle est cette idée en qui une société prend
conscience d'elle-même comme Etat? C'est ici que
réapparaît la notion de l'absolu, mais transportée de
l'individu à la société. Le pouvoir collectif, expression
de la conscience et de la volonté commune, représente
un moment de la manifestation de l'absolu, et tant que
la pensée n'a pas dépassé ce moment, tant que les
contradictions qu'il renferme inévitablement n'ont pas
apparu aux yeux , il doit passer pour l'absolu lui-
même. De là le caractère divin de l'Etat. L'Etat est
un Dieu réel. Cependant ce qu'il y a de divin en lui
HEGEL 57
n'est pas l'organisation concrète par laquelle il exerce
son action, c'est l'esprit collectif d'où il émane. Et cet
esprit prend conscience de lui-même comme concep-
tion religieuse avant de se déterminer sous forme
d'Etat. La séparation absolue que Ton tente d'établir
entre les sentiments religieux d'un peuple et sa con-
stitution politique part d'une « erreur monstrueuse
Il ne peut y avoir deux consciences : une conscience
religieuse et une conscience sociale » (Op. cit-, p. 434).
— « L'idée de Dieu constitue la base sur laquelle
repose toute nationalité. De la religion découle fatale-
ment la forme de l'Etat et sa constitution, et cela à
tel point que la constitution politique d'Athènes et de
Rome n'est possible qu'avec le paganisme particulier
de ces peuples... Le génie d'un peuple est un génie
déterminé, individuel, qui prend conscience de son
individualité en différentes sphères : il en prend
conscience par son art , par sa religion , par sa
science. » La pensée de Schelling est la même sur
ce point, puisqu'on a pu se demander si les lignes
précédentes ne sont point un écho de son enseigne-
ment, déjà prêt à cette époque, sur la Philosophie des
mythes (4).
Ce qu'il y a d'essentiel et de vraiment personnel dans
la philosophie sociale de Hegel, c'est la synthèse des
deux doctrines dont nous venons de voir l'opposition
se manifester pendant le dix-septième et le dix-hui-
tième siècle. D'une part l'Etat était considéré comme
(1) Voir Schelling, Leçons sur la Philosophie de la Mythologie, I,
p. 107 (aU.)> et Uïïx MuLLER, Science des religions, p. 77 de latrad. franc.
S8 INTRODUCTION HISTORIQUE
un être vivant soumis aux lois biologiques, et dont
l'élude appelait la méthode même des sciences natu-
relles ; d'autre part il était regardé comme un produit
de rartifice humain, comme une œuvre arbitraire de
la volonté individuelle, soumis en tant que conception
de l'esprit aux lois absolues de la lugiipie, et formant
en dehors de la nature un monde à part. Hegel fait
sentir pleinement, en vertu de son principe de Tiden-
tité de ridée et de Têtre, de la logi(|ue et de la vie,
que TEtat, notion abstraite dans chaque intelligence,
est en même temps principe d'action et source de
vie pour les volontés conspirantes, en sorte que
les individus ont à la rigueur leur réalité en lui, et
qu'ils forment en lui un tout organique, un corps à
la fois intelligible et naturel. Bref, la société humaine
apparaît comme un organisme concret, mais en même
temps comme un organisme moral. C'est une con-
science vivante dont le fond substantiel est une réci-
procité de penchants et de besoins, mais dont l'épa-
nouissement suppose chez tous ses membres la
volonté plus ou moins définie de ne plus faire qu'un
dans une seule idée. Ainsi se trouve levée l'opposition
radicale qui semblait exister entre l'individu et TEtat.
Ainsi se trouve ramené à une direction unique, par un
retour à la conception d'Aristote, le double mouvement
que nous venons de suivre.
Bien que professant une métaphysique toute diffé-
rente, l'école antirévolutionnaire française obéissait,
dans sa lutte contre Rousseau, à des tendances sem-
blables. Joseph de Maistre nous en fournira l'expres-
sion la plus complète.
DE BIAISTRB 59
C'est très vraisemblablement à Vico que celui-ci
a emprunté ses idées. Vico (1668-1744. — La science
nouvelle est de 1725), antérieur à Montesquieu, mais
presque ignoré de ses contemporains, ne mérite
pas d'occuper une placg distincte dans Thistoire de
la philosophie sociale : à l'époque où il a commencé
à être connu , il était déjà de beaucoup dépassé ;
son obscurité est si grande que ce qu'on admire chez
lui, ce que l'on cite d'ordinaire, à savoir sa théorie
des âges et des ricorsi^ n'est pas ce qu'il a de plus
original, ni même ce à quoi il tient le plus. J/idée
fondamentale de ses ouvrages est la restauration
du fait, c'est-à-dire de l'expérience dans la science
sociale à la place qu'avait usurpée la raison a priori.
Nettement opposé à Descartes, il aspire à remplacer
les conceptions abstraites, géométriques, dont se
nourrissait déjà la spéculation dans les sciences ju-
ridiques et morales, par les données concrètes do
ce qu'il appelle la philologie, c'est-à-dire de Thistoire.
La société n'est pas l'œuvre de la raison explicite à
laquelle le cartésianisme veut tout subordonner; elle
n'est pas l'œuvre du sens individuel. Elle résulte de la
sagesse inconsciente et collective qui se manifeste dans
les institutions même des peuples primitifs et qui
n'est que Texpression des nécessités sociales. Pour
exister, une société doit être régie par des coutumes
appropriées à son état; ces coutumes, la Providence,
c'est-à-dire la nature, les produit sans que personne
les invente expressément, sans que ceux qui les
observent sachent même quel en est le but. « Sans
doute les hommes ont fait eux-mêmes le monde social,
60 INTRODUCTION HISTORIQUE
c'est le principe essentiel de la science nouvelle;
mais ce monde n'en est pas moins sorti d'une intelli-
gence qui souvent s'écarte des fins particulières que
les hommes s'étaient proposées, qui leur est quelque-
fois contraire et toujours supérieure. Ces fins bornées
sont pour elle des moyens d'atteindre les fins plus
nobles qui assurent le salut de la race humaine sur
cette terre. » (P. 384 de la trad. Michelet.) Bref, la
société est Toeuvre dune raison, mais d'une raison
instinctive, implicite, non d'une raison réfléchie et
savante; les lois ne sont que la tardive expression
des conditions d'existence de chaque société. Telle est
l'idée fondamentale de Vico; on va voir que c'est celle
de Joseph de Maistre. Si le parallèle ofl^rait plus d'inté-
rêt, nous verrions que la pensée des deux auteurs coïn-
cide jusque dans les détails ; mais celle du plus récent
est de beaucoup plus précise et dans le fond et dans la
forme. Elle a eu de plus un grand retententissement
au commencement de ce siècle. Voilà pourquoi nous
nous y attachons surtout.
Joseph de Maistre s'élevait vigoureusement contre
la méthode chère à l'auteur du Contrat social. 11 n'y a,
suivant de Maistre, qu'une bonne méthode en poli-
tique, la méthode expérimentale; « toute question
sur ja nature de la société doit se résoudre par l'his-
toire. » (Œuvres inédites. Vaton frères, éd. , Paris, 4870.)
— « Si un être d'un ordre supérieur entreprenait
Vhistoire naturelle de l'homme, certainement c'est
dans l'histoire des faits qu'il chercherait ses instruc-
tions. Quand il saurait ce que l'homme est et ce qu'il
a toujours été, ce qu'il fait et ce qu'il a toujours fait, il
DE MAISTRE 6i
écrirait, et sans doute il repousserait comme une folie
l'idée que l'homme n'est pas ce qu'il doit être et que
son état est contraire aux lois de la création. »
Cette méthode est peut-être plus nécessaire dans
l'étude des corps politiques que partout ailleurs en
raison de la complexité de leur structure et de la déli-
catesse de leurs organes. En effet, s'il s'agit ici d'un
édifice soumis aux lois de l'équilibre comme tous les
autres, si a au physique et au moral les lois sont les
mômes », cependant il ne faut pas oublier que les lois
de la société diffèrent des autres lois, a Dans le monde
physique nous sommes sans doute entourés de mer-
veilles, mais les ressorts sont- aveugles et les lois
.raides. Dans le monde moral et politique, l'admi-
ration s'exalte jusqu'au ravissement lorsqu'on réflé-
chit que les lois de cet ordre non moins sûres que
les lois physiques ont en même temps une souplesse
qui leur permet de se combiner avec l'action des
agents libres. C'est une montre dont toutes les pièces
varient continuellement dans leurs forces et leurs di-
mensions et qui marque toujours l'heure exactement. »
En raison de cette variabilité des phénomènes et
de cette flexibilité des lois de la vie sociale, l'obser-
vateur désireux d'obtenir des résultats précis est con-
traint de se contenter de moyennes, partageant en
cela le sort de l'astronome lui-même. « Par quelle
bizarrerie ne veut-on pas employer dans l'étude de
la politique la même manière de raisonner et les
mêmes analogies générales qui nous conduisent
dans l'étude des autres sciences? Toutes les fois
qu'il s'agit dans les recherches physiques d'es-
62 INTRODUCTION HISTOUIQUE
limer une force variable, on la ramène à une quantité
moyenne. Dans l'astronomie en particulier on parle
toujours de distance moyenne et de temps moyen.
Pour juger le mérile d'un gouvernement il faut
opérer de même. Do cette façon, on voit que les
corps politiques ont une durée moyenne suivant leur
genre; qu'ils naissent, se développent et meurent
a au pied de la lettre » comme les corps vivants.
Bien plus, ils ont une àme commune en qui réside
leur individualité. Ils sont doués d'une véritable unité
morale. Mais, pas plus que l'être vivant ne se donne
à lui-même le principe qui l'anime, la nation ne se
constitue elle-même de toutes pièces, après une
délibération explicite, par le vote d'une assemblée.
Œuvre de la nature, c'est-à-dire de Dieu, elle
« germe presque toujours insensiblement comme une
plante, par le concours d'une infinité de circonstances
que nous nommons fortuites. » — « La constitution
naturelle des nations e?t toujours antérieure à la
constitution écrite et peut s'en passer Toute
constitution proprement dite est une création datis
toute la force du terme, et toute création passe les
forces de l'homme. » L'art humain y a contribué,
puisque tout ce à quoi travaille l'homme est un pro-
duit de l'art; mais Vart, cest la nature de Vhomryie
(p. 189)... L'homme, avec toutes ses alTections,
toutes ses connaissances, tous ses arts, est vérita-
blement Vhomme de la nature, et la toile du tisse-
rand est aussi naturelle que celle de l'araignée .
« Le castor, l'abeille et d'autres animaux déploient
bien aussi un art dans la manière dont ils se logtMit et
DE MAISTRE 63
se nourrissent : faudra-il aussi faire des livres pour
distinguer dans chacun de ces animaux ce que la vo-
lonté divine a fait de ce qu'a fait Tart de Taninial?
Suivez ce raisonnement (le raisonnement de Rousseau :
que Tactivilé humaine viole les lois de la nature en
modifiant Tordre des phénomènes), et vous verrez
que c'est un abus de faire cuire un œuf. Dès qu'on
oppose l'art humain à la nature, on ne sait plus où
s'arrêter : il y a peut-être aussi loin de la caverne à
la cabane que de la cabane à la colonne Corin-
thienne, et comme tout est artificiel dans Thomme
en sa qualité d'être intelligent et perceptible, il s'en-
suit que, en lui ôtant tout ce qui tient à Tart, on lui
ôte tout. »
La souveraineté n'a donc point une origine extra-
naturelle ; elle fait partie de la structure native des
sociétés. « Il est aussi impossible de se figurer uno
société humaine , un peuple sans souverain qu'une
ruche ou un essaim sans reine : car l'essaim, en vertu
des lois éternelles de la nature, existe de cette manière
ou n'existe pas. » Les sauvages eux-mêmes sont gou-
vernés, et ils le sont d'une manière conforme à leur
état ; leur gouvernement ne nous conviendrait pas à
nous, ni le nôtre à eux. Il n'y a pas de gouvernement
absolument bon (p. 197). Il est absurde de chercher
le meilleur gouvernement. « Le meilleur gouverne-
•
ment pour chaque nation est celui qui, dans l'espace
de terrain occupé par cette nation, est capable de
procurer la plus grande somme de bonheur et de
force possible au plus grand nombre d'hommes
possible, pendant le j^lus longtemps possible. » Ce
64 INTRODUCTION HISTORIQUE
n'est pas qu'il n'y ait de mauvais gouvernements ,
mais ils ne tardent pas à périr par leurs excès,
parce que la souveraineté est de sa nature in-
coercible, si ce n'est par les lois naturelles qui inter-
disent à toute force de dépasser ses propres limites
et d'ailleurs la raison individuelle qui prétendrait
les détruire pour en fabriquer de nouveaux, comme
l'horloger fabrique une montre (p. 212), échoue-
rait misérablement dans cette entreprise insensée. La
vie d'un corps politique repose sur des préjugés com-
muns à une multitude d'hommes ; la raison indivi-
duelle qui analyse et discute ces croyances ne produit
que divergences et conflits. « Qu'est-ce que la philo-
sophie dans le sens moderne ? C'est la substitution de
la raison individuelle aux dogmes nationaux. »
Or, partout où la raison individuelle domine, il ne
peut exister rien de grand : le scepticisme est le dis-
solvant universel « Si l'on veut, dans Tordre poli-
tique, bâtir en grand et bâtir pour des siècles, il faut
s'appuyer sur une croyance large et profonde; »
« La foi et le patriotisme sont les deux grands thau-
maturges de ce monde. Tous les deux sont divins.
N'allez pas leur parler d'examen, de choix, de discus-
sion...., ils disent que vous blasphémez ; ils ne savent
que deux mots : soumission et croyance ; avec ces deux
letiers, ils soulèvent l'univers Mais ce feu sacré
qui anime les nations, est-ce toi qui peux Tallumer,
homme imperceptible? Quoi ! tu peux ne faire qu'une
volonté de toutes les volontés ? les réunir sous tes lois ?
les serrer autour d'un centre unique? donner ta pen-
sée aux hommes qui n'existent pas encore? te faire
DE MAISTBE 63
obéir par les générations futures et créer ces coutumes
vénérables, ces préjugés conservateurs, pères des lois
et plus forts que les lois ? — Tais toi. » (1).
Nous n'avons pas à examiner si, poussée jusqu'à
cette conséquence, la théorie ne renferme pas déjà
quelque contradiction ; car la raison commune ne se
forme que des pensées individuelles, et un préjugé a
toujours commencé par quelque jugement. Même à
regarder les conséquences politiques que de Maistre a
tirées de sa doctrine, il semble bien près de mériter
à son tour le reproche qu'il adresse à Rousseau; s il
n*est pas vrai que la moitié de son livre soit consacrée
à réfuter l'autre , il lui arrive du moins d'exprimer
dans une même page des idées fort opposées. Mais
nous ne nous occupons ici que des problèmes géné-
raux de philosophie sociale. La solution que nous ve-
(i) W faut rapprocher des doctriDes de Joseph de Maislre, oulre celles
de Booald et de Ballanche, celles qui se trouvent exposées dans le livre
iûtitulé : Restauration de la science politique, ou Théorie de l'état social
naturel opposée à la fiction d'un état civil factice, par Charles-Louis DE
HalLER, 1824, 3 vol. iD-80.
« Voici, dit Tauteur, les véritables principes de ma théorie que je ne
crains pas d'énoncer en peu de motH*. — Le prétendu abandon de Pétat
de nature, la formation d^un contrat social arbitraire ou factice, soit qu'on
le considère comme un fait, comme une hypothèse ou comme un idéal^
n'est qu'une chimère fausse, impossible et contradictoire. — La nature^
au contraire, produit par IMuégalité des moyens et des besoins naturels
divers rapports sociaux entre les hommes, tels que nous en voyons tous les
jours. — Dans chacun d'eux (de ces rapports) elle assigne l'empire au
plus puissant et la dépendance ou le service volontaire au plus faible^
c'est-à-dire à celui qui a besoin de secours. — Cet empire ou cette puis-
sance a pour règle de son exercice une loi naturelle de justice ou de
charité, la même qui Cët donnée à tous les hommes sans exception. —
La nature seule fournit assez de moyens de faire respecter celle loi et
d'empêcher les abus de pouvoir en tant que le comporte la condition
humaine. — Les Etats ne se distinguent des autres rapports sociaux que
66 INTRODUCTION HISTORIQUE
nons de retracer est assurément sinon Tune des plus
complètes, du moins Tune des plus profondes qu'on
en ait présentées avant les grands systèmes que nous
devons analyser tout à Theure. Et c'est àniotre avis un
fait très significatif que cette adhésion de l'école théo-
logique à la doctrine qui fait de la société un être de
nature et veut qu'on applique à ce grand objet la mé-
thode expérimentale. Rien ne montre mieux le faible
lien qui rattache telle conception sociale théorique à
telle métaphysique d'une part, et d'autre part, tant que
la science n'est pas organisée, à telle politique. Mais
rien ne montre mieux surtout que cette doctrine, en
possession dès lors de tout ce qui pouvait séduire
les esprits les plus fidèles aux traditions religieuses,
était à la veille d'être acceptée presque universelle-
ment. Aucun de ceux qui seraient tentés de l'attaquer
par plii3 de puissance et de liberté, par rindépendaDce de leur chef. —
Celle iudépeudauce edl le comble de la fortune {summa fortuna) à laquelle
rtiomnic puisse atteindre ; elle c^t le résultai naturel de la pui^:^ance re-
lative, et peut appartenir soit h un individu, soil à une torpomUon. Dans
le premier cai, (pii est beaucoup plus fréquent, on voit naître des ino*
narchies; dans le second, des républiques. — EitÛn, les dri»its des [triuces
sont comme ceux des autres hommes, fonil«'>s sur leur liboiti^ ou sur leur
propriété, et leurs obligations sur les devoirs comumns à tous. Cet
principes bculs sont la base de notre syslênie; ils deviendront la itro*
fession de foi de tous ceux qui comh'iH<nt le jncob nisme avec les arvies
de la science...,. Quelque &iui|)It's qu'ils paraissent, et ipi'ils soient ea
etTet, ils reufermenl néanniuius la v»^rilable contre-nrolution de la icience,
et ce uV:^t pa;t ma f.uile si mes recherchas ni\)iit conduit à des rt'sull'ilt
diamétralement opposés aux doctrines révolulionnniies de nos jours.»
(l)iscuurs préliminaire, p. .\lvij.)
Louis dii Hiller, iielil-lils du célèbre phy.-iologi.tp de ce nom, attaché
Bims la Restauration au ministère des atTaires étrangères, se convertit aa
catholicisme (1 708-1 85(;. On voit que son système se rapproche beaucoup
de celui de Spinoza. C*est , pour la politique, un Spinoza royaliste et
chrétien.
LINGUISTIQUE 67
comme contraire aux intérêts moraux de rhumanité no
devra dans l'avenir oublier que cette parole hardie :
« Ce ne sont pas seulement les individus qui constituent
la société, mais la société qui constitue le's individus,
puisque les individus n'existent que dans et pour la
société », a été prononcée par le vicomte de Bonald.
III
0
A partir de ce moment aucune contribution nouvcli
de quelque importance ne viendra plus vivifier la
théorie nominaliste de la société. Elle semble maî-
tresse des esprits, et porte dans le domaine des faits
ses conséquences heureuses ou malheureuses ; mais
elle perd en profondeur ce qu'elle gagne en surface.
Bientôt une infiltration lente emplit le langage d'ex-
pressions conformes à la théorie adverse ; puis le cou-
rant se détermine et s'accélère : tandis que la pensée
dans les siècles précédents n'était parvenue au point
où nous venons de nous arrêter avec Hegel que par
des voies divergentes, à travers des oppositions pins ou
moins décidées, c'est, en ce siècle, par des voies con-
vergentes, partant à la fois de tous les points de l'hori-
zon intellectuel,qu'elle tend à la confirmation desmêmes
principes désormais de moins en moins contestés.
La linguistique est la première des sciences histo-
riques qui soit venue dévoiler Tune des fnces de l'or-
ganisme social. Elle 5j montré que les pliénomènes du
langage sont soumis à des lois naturelles, et elle a dé-
terminé quelques-unes de ces lois. Elle a exposé le
68 INTRODUCTION HISTORIQUE
mode de formation des langues qui évoluent à partir
de racines élémentaires toujours simples et flottantes,
jusqu'à ce qu'elles constituent des agrégats volumineux
de mots complexes et définis ; et elle a comparé cette
œuvre d'une raison qui s'ignore elle-même à une vé-
gétation, à un processus organique. Elle a su découvrir
que cette manifestation partielle de la raison d'un
peuple se lie à toutes les autres et peut en quelque
sorte s'en déduire, comme on peut, étant donné un
type zoologique , déduire d'un seul organe tous les
autres. L'histoire littéraire et esthétique a adopté les
mêmes principes. Elle a montré les arts et, parmi eux,
la poésie elle-même se développant au sein d'un peuple
en vertu de ses caractères ethniques et des influences de
son habitat, en connexion avec les événements de sa
vie, son langage, ses institutions, ses mœurs et ses
croyances. L'histoire proprement dite, enfin, était, dès
avant le commencement du siècle, entrée dans cette
voie. Elle avait d'abord, elle aussi, proclamé le déter-
minisme des faits sociaux dans le temps, y compris
ceux qui émanent de la liberté humaine, a Comme
l'homme, avait dit Herder , dans l'ordre des choses
naturelles ne s'enfante pas lui-même, il est tout aussi
loin de se donner l'être quand il s'agit de ses qualités
intellectuelles. Chacun de nos développements est ce
que l'ont fait être le temps, le lieu, l'occasion, toutes
les circonstances de la vie. C'est sur ce principe que
repose l'histoire de l'humanité. C'est lui qui fait que
l'histoire du genre humain est nécessairement un tout,
c'est-à-dire une chaîne de traditions depuis le premier
anneau jusqu'au dernier. » Le déterminisme des faits
HISTOIRE 69
posé, il en fallait chercher les lois. C'est ce que les
historiens de ce siècle ont fait avec plus ou moins de
succès. Tous cependant croient à l'existence des lois,
et les plus grands attribuent à la nouveauté de cette
recherche, au petit nombre des faits comparés, Tin-
suflisance des résultats (Macaiilay). La moins contestée
des lois de l'histoire est celle du progrès. Ses origines
sont déjà anciennes. Pascal l'a formulée, Leibniz l'a
justifiée a priori indirectement, Condorcet l'a vérifiée
par un rapide examen des faits. Les historiens plus
modernes n'ont eu qu'à la recueillir, peut-être sans
l'examiner assez sévèrement dans ses conséquences
les plus étendues. Ainsi donc la durée des nations est,
pour la plupart de ceux qui écrivent leur histoire, une
succession d'états dont le désir du mieux est le secret
principe; c'est un mouvement, une marche vers un
idéal, c'est une véritable vie. Et si cette marche est ré-
glée, si cette vie a ses conditions, on ne peut dire que la
loi empêche la spontanéité, ni que la liberté détruise la
loi. Michelet, celui des historiens français qui est le plus
pénétré de l'idée que chaque événement a ses causes, et
que ces causes sont générales, salue en maint endroit
de ses œuvres le génie de la France dont la spontanéité
se révèle à travers la trame des événements. 11 re-
pousse également le fatalisme historique qui explique
tout par les influences extérieures, et cette méthode
biographique qui fait tout dépendre des impulsions
isolées des individus, comme si un homme pouvait être
grand autrement que pour participer en quelque chose
à l'àme de la patrie ! La Grèce, la France, sont pour
lui des organismes, des êtres animés, des personnes
5
70 INTRODUCTION HISTORIQUE
collectives. La vie en toute chose est sa passion, et on
n'est pas surpris de le voir*, lui qui l'avait étudiée dans
les manifestations les plus hautes, la rechercher dans
ses foyers les plus humbles, jusque dans l'oiseau,
jusque dans Tinsecte. Ce grand historien a parlé de la
famille animale comme personne ne Tavait aussi bien
fait avant lui. Avec lui déjà l'histoire penche évidem-
ment vers les sciences naturelles. Qu'il se rencontre
un historien philosophe, et il comprendra où vont les
tendances de l'histoire en ce siècle, je veux dire à un
naturalisme élevé, aussi convaincu des droits de la
science que respectueux de la dignité humaine. <k Une
grande nation, dira-t-il, est, comme le corps humain,
une machine admirablement pondérée et équiUbrée ;
elle se crée les organes dont elle a besoin, et, si elle
les a perdus, elle se les redonne. » Elle a, ajoutera-t-il,
le a tempérament » délicat, et il y a une chose surtout
qu'elle ne peut supporter, c'est que les principes de sa
vie soient mis un seul instant en question. Il en résulte
pour elle une angoisse semblable à celle de l'homme qui
se verrait fermer les voies de la respiration : moment de
convulsion et de fureur. Il est aussi insensé qu'impie de
faire dépendre d'un vote incessamment renouvelable
les destinées d'une nation . Son homogénéité est, comme
celle du corps vivant, le produit de l'habitude et de
l'hérédité. Il faut, pour qu'elle subsiste, qu'elle s'im-
pose insensiblement aux volontés et les domine, au
lieu d'implorer de leur assentiment une existence pré-
caire. Sans cela, la société ressemble à ces amas de
poussière que le vent déplace incessamment. Seul, un
matérialisme à courte vue peut concevoir le pacte
HISTOIRE 71
social sous la forme d'une convention réfléchie où
aucun Tôle n'est réservé à Taction du temps. « Aux
yeux d'une' philosophie éclairée, la société est un
grand fait providentiel, établi non par l'homme, mais
par la nature elle-même, afin qu'à la surface de notre
planète se produise la vie intellectuelle et morale »
(M. Renan, Revue des Deux- Mondes, i" nov. 4869).
La société est donc un organisme dont les fonctions
sont liées l'une à l'autre et s'engendrent l'une l'autre.
Mais quel est le primum moifens d'entre ces organes ?
M. Fustel de Coulanges s'est chargé d'établir par des
faits ce qui n'était qu'une vue de l'esprit chez Hegel :
pour lui l'impulsion première, la fonction dominante,
génératrice, appartient dans le corps social à l'idée
religieuse. 11 a pu clore ses recherches sur la cité
antique par ces paroles significatives (Cité antiquey
p. 431) : « Nous avons fait l'histoire d'une croyance.
Elle s'établit: la société humaine se constitue. Elle
se modifie : la société traverse une série de révolu-
tions. Elle disparait : la société change de face. Telle
a été la loi des temps antiques. » M. Maine en An-
gleterre arrivait en même temps aux mêmes conclu-
sions.
Mais si les croyances diffèrent d'une manière essen-
tielle dans les différents groupes humains, la consti-
tution de ces groupes doit offrir les mêmes et profondes
différences. Chacun d'eux doit être construit en vertu
du mode de conception fondamental de ses membres
sur un plan spécial, sans que cependant le nombre de
ces plans puisse être infini. Bref, il doit y avoir des
types généraux auxquels toute nation individuelle
74 INTRODUCTION HISTORIQUE
puisse se rapporter. La classification des langages, des
races, des gouvernements, des religions a été en effet
maintes fois tentée. Jusqu'à quel point de telles ten-
tatives ont réussi, c'est ce qu'il ne nous appartient
aucunement de déterminer; nous nous bornons à
enregistrer cet essai comme l'indice d'une croyance
générale à l'existence de types sociaux. Du moins, une
science récente a-t-elle obtenu des résultats incon-
testables au sujet de l'histoire du groupe social le plus
restreint, la famille. On a déterminé avec précision
les différents systèmes de parenté suivis, soit dans
les sociétés anciennes, soit dans les sociétés rudi-
mentaires actuelles , et on a ramené les différents
systèmes à un petit nombre de types constants et gé-
néraux (1).
Il restait à l'histoire de prendre conscience du
nouvel esprit de sa méthode. Elle n'y a pas manqué.
* Un contemporain, abordant vers la fin de sa carrière
d'historien l'étude de la nature, est tout surpris de
voir que celle-ci procède dans son développement sui-
vant les mêmes lois que l'humanité. « L'idée me vint,
dit Quinet, que si l'histoire de la nature éclaire
l'histoire de l'homme, réciproquement l'histoire de
l'homme peut éclairer celle de la nature, puisqu'après
tout l'une et l'autre font partie d'un même ensemble.
La même loi doit présider au développement de l'une
et de Tautre. » Et il constate que, si l'idée de loi et de
type est passée des sciences naturelles aux sciences
(1) BAcnoFKN, Das Muttfrrecht, 186! ; Mac-Lenn\n, Primitive Marriage,
1865; UoHG AS, Sfjitem ofconsnnf/uinttyf 187! ; GiRAL'D-TtULON, Us Ori^
gines de la Famille, 1874; Lubboce, Les Origines de la Civilisation.
PHYSIQUE SOCIALE 73
historiques, l'idée de progrès est passée des sciences
historiques aux sciences naturelles. Fait étonnant, cet
échange s'est opéré par des voies souterraines presque
à rinsu des deux parties. « D'un côté, la famille des
historiens, de l'autre, celle des naturalistes ont fait
chacune leur œuvre à part, sans se connaître ni s'en-
tendre mutuellement, et il se trouve que cette œuvre
est la rnême!...Les naturalistes et les historiens se
sont emprunté instinctivement leur esprit ; la méthode
des uns est devenue la méthode des autres. Osons le
dire, cette rencontre est le plus grand événement intel-
lectuel de notre temps. » {La Création^ vol. 4", p. 73
et 54. )
Pendant que l'histoire se préparait à formuler ces
conclusions, des sciences dont l'objet, partiel et frag-
mentaire, est encore mal défini, l'anthropométrie, la
démographie et l'économie politique, sciences que nous
désignons dans leur ensemble sous le nom de sciences
sociales, s'acheminaient au même but avec plus de pré-
cision à la fois et plus de hardiesse. De 1835 à 18-48 pa-
raissent en Belgique une série d'ouvrages faisant suite
aux travaux de Condorcet, un Essai de physique so-
ciale (1835), une Lettre sur la théorie de probabilités
appliquées aux sciences morales et politiques (1846),
enfin un traité Du système social et des lois qui le
régissent (1848). L'idée dominante de leur auteur,
M. Quételet, était non l'application des mathéma-
tiques au\ faits sociaux (il ne faisait en cela que suivre
d'illustres devanciers), mais la recherche, au moyen
de la mesure, d'un ordre défini, d'une harmonie en
quelque sorte géométrique entre les divers groupes de
74 INTRODUCTION HISTORIQUE
ces phénomènes. Il était pénétré de la croyance que
tous les corps naturels ayant leurs proportions et ne
se maintenant qu'en vertu d'un certain équilibre con-
stant de leurs parties, les corps sociaux devaient aussi
offrir des phénomènes non seulement réguliers, mais
harmoniques, et avoir une certaine constitution qui
les conservât dans leur intégrité.
C'est dans cet esprit qu'il aborda l'étude des faits
sociaux. 11 ne tarda pas à s'apercevoir qu'en effet ils
présentaient une certaine fixité; que d'une année à
l'autre les nombres qui les résument , pourvu qu'ils
fussent suffisamment considérables, ne variaient pas
d'une manière sensible ; bref, qu'ils oscillaient au delà
et en deçà d'un nombre moyen. La moyenne est une
fiction, mais qui permet à l'esprit de se représenter en
abrégé beaucoup de nombres particuliers dont les
différences encombreraient inutilement la mémoire ;
c'est ainsi que l'idée générale, qui n'existe nulle part en
dehors de nous, embrasse, tout en les effaçant, les cas
particuliers. Mais l'idée générale comporte des varia-
tions quelconques dans les cas particuliers qu'elle ré-
sume, et ceux-ci n'en peuvent être tirés. Ne serait-il pas
possible, au contraire, de tirer du nombre moyen les
nombres particuliers qui y sont contenus puisqu'ils en
constituent les matériaux premiers? En d'autres termes,
n'y a-t-il pas entre les éléments d'une moyenne un rap-
port tel qu'on puisse en quelque sorte en dérouler la
série a priori, du sein du nombre moyen qui les enve-
loppe? Quételet trouva cette belle loi. Il montra que les
oscillations en deçà et au delà de la moyenne sont
régulières aussi, qu'elles suivent une courbe géomé-
QUÉTBLBT 75
trique et qa'on peut les en déduire à priori sans
craindre d'être démenti par les faits. Il y a une con-
dition cependant : c'est que les éléments qui ont servi
à former le nombre moyen soient puisés dans un
milieu homogène, c'est que les faits mesurés appar-
tiennent à un ensetnble naturel. Car entre les faits
empruntés partie à une nation^ partie à une autre, il
ne faudrait pas s'attendre à rencontrer une har-
monie.
La loi est ingénieuse ; mais qu'il nous soit permis
d'insister surtout, conformément à notre dessein, sur
cette dernière condition.
Entre les faits pris au hasard il n'y a pas d'har-
monie. Il y en a une et des plus étonnantes entre des
faits empruntés à l'un de ces touts de formation spon-
tanée, l'individu, la famille, la citQ, la nation, ensem-
bles dont les parties sont liées par la corrélation de
leur croissance et les nécessités de leur équilibre.
C'est que les moyennes ne sont pas absolument con-
stantes, mais qu'elles se déplacent elles-mêmes gra-
duellement dans la suite des temps, quand on consi-
dère une longue série de nombres. Ce fait révèle dans
l'objet étudié une force de développement qui ne peut
être que la vie. Les corps sociaux naturels sont vivants,
Quételet le reconnaît, «c Un peuple ne doit donc pas
être considéré comme un assemblage d'hommes
n'ayant aucun rapport entre eux ; il forme un ensemble,
un corps des plus parfaits , composé d'éléments qui
jouissent des propriétés les plus belles et les mieux
coordonnées (Anthropométrie y p. 413) La vie d'un
Etat est comme la vie d'un simple particulier; elle a
7d INTRODUCTION HISTORIQUE
sa jeunesse, son âge mur, elle atteint le développement
de sa puissance et de sa richesse en même temps que
se produit lé complet épanouissement des arts, des
sciences, des lettres , qui est assez généralement l'in-
dice de sa prochaine réforme. » — a Les caractères
de la jeunesse, de Tàge mur, de la décrépitude se
dessinent dans ce grand corps avec autant d'énergie
que chez les différents êtres de la création. Un pareil
corps a sa physiologie spéciale » {Du Système social et
des lois qui le régissent y Préface, p. xii et xiii).
Des lois spéciales président à son développement et
règlent ses destinées. Et cependant un objet aussi
distinct n'a pas sa science propre! a L'économie poli-
tique sp borne à rechercher comment les richesses
se produisent, se distribuent et se consomment. Elle
examine la plupart des grands problèmes qui touchent
à la vie matérielle des peuples. Mais aucune science
jusqu'à présent n'a recherché les principes d'équilibre
et de mouvement et surtout les principes de conserva-
tion qui existent entre les diiïérentes parties du sys-
tème social » (loc. cit.).
Quételet va plus loin. 11 sait que tout déterminisme
suppose un mécanisme caché. Aussi a-t-il tenté, mais
seulement en passant et sous forme d'hypothèse timitle,
de réduire les phénomènes sociaux où la volonté se
déploie à de simples applications de la force. Cette
analogie l'avait séduit ; il se contente de l'indiquer sans
en poursuivre la preuve. D'autres la développeront.
Ces vues hardies devaient rencontrer des objec-
tions. Aussi Quételet a t-il pris soin de les réfuter par
avance.
QUÉTELET * 77
On accorde que les faits d'ordre physique concernant
le corps social se prêtent à une mesure exacte. Rien
ne s'oppose à ce qu'on mesure la taille d un homme
ou son poids. Mais les faits qui émanent de Tactivité
morale, s'ils se prêtent à la mesure en eux-mêmes,
ne nous apprennent rien sur la cause dont ils sont
les efiets. Il n'y a entre eux et elle aucun rapport
direct réductible à une formule. En mesilrant les uns
on ne mesure donc pas l'autre : les qualités morales
échappent à toute détermination numérique. — Que-
telet ne le nie pas; sans se demander quel rapport
absolu unit les qualités morales aux mouvements
qu'elles engendrent, persuadé seulement qu'il y a
entre ces deux termes un rapport, puisque l'un sort de
l'autre, il cherche à obtenir du premier par le second
une mesure toute relative. Se trouve-t-il par là en de-
hors des conditions ordinaires de la science? Nulle-
ment, et il ne fait que subir des conditions qui lui sont
communes avec le physicien, a Nous devons procéder
comme le physicien qui, pour les phénomènes élec-
triques, ne peut donner également que des valeurs
relatives et se trouve réduit à juger des causes par
leurs effets. Nous ne percevons pas plus ce qui donne
naissance au phénomène moral que ce qui a produit
le phénomène électrique. Nous ne voyons que l'effet
lui même et c'est cet effet que nous cherchons à appré-
cier » (Du système social j p. 74).
Mais une pareille méthode ne supprime t-elle pas la
liberté, trait essentiel des activités morales? Que de-
vient le libre arbitre emprisonné dans des nombres qui
lui tracent d'avance les étroites limites où il se peut
78 ' INTRODUCTION HISTORIQUE
mouvoir? Il résulte par exemple de statistiques anté-
rieures qu'il y a par an tant de suicides, tant de vols,
tant d'assassinats dans une population donnée ; faut-il
considérer comme libres les hommes qui commettent
de tels actes au sein de cette population dans le cou-
rant de cette année, alors qu'ils doivent les commettre
nécessairement puisque leur nombre est déjà compté?
Quételet présente à cette question plusieurs réponses.
11 recourt d'abord pour expliquer la liberté à ce qu'il
reste d'alea dans les évaluations de la statistique sur
les phénomènes à venir. Jamais l'action de l'individu
n'est prévue ni ne peut l'être. Un joueur a, dans une
suite de parties, des chances qui sont déterminées par
le calcul. Cependant nul ne peut dire quand il s'assied
à la table de jeu quelle sera l'issue de cette partie. — On
peut répliquer que cela prouve, non pas l'indétermina-
tion de la partie, mais notre ignorance de ses condi-
tions spéciales. Il en est de même de l'action de l'indi-
vidu dans un ensemble de faits sociaux. Si on ne peut
la prévoir, ce n'est pas qu'elle soit indéterminée, c'est
parce que nous ignorons le détail de ces déterminations
ou conditions. — Quételet recourt donc à une autre
théorie pour sauver la liberté telle qu'on l'entend d'or-
dinaire. La liberté, dit-il, apporte dans les nombres un
élément de variation et d'irrégularité et « joue le rôle
d'une catise accidentelle » (Du système social^ p. 69)...
Nous en usons rarement (Du système social^ p. 104),
et « il arrive alors que, en faisant abstraction des in-
dividus et en ne considérant les choses que d'une ma-
nière générale, les edets de toutes les causes acciden-
telles doivent se neutraliser et se détruire mutuellement
QUÉTELET 79
de manière à ne laisser prédominer que les véritables
causes en vertu desquelles la société existe et se con-
serve. j> Ces causes sont en quelque sorte instinctives.
m L'homme possède avant tout son individualité ; mais
il est éminemment sociable et son individualité se
trouve engagée dans celle d'un grand corps qui a sa vie
et sa volonté propres. i> Cette volonté pèse sur lui
d'autant plus lourdement qu'il en aperçoit moins
l'efTet; elle l'enveloppe d'influences tyranniques et
invisibles; ses moindres actions, ses coutumes, ses
promenades, ses discours, ses plaisirs, les heures
de ses repas et de son sommeil; comme les plus im-
portantes : le moment de son mariage, le choix de sa
compagne, le mode jl'éducation de ses enfants, etc.,
ont pour régulateur non plus son vouloir seul, mais
celui du peuple auquel il appartient. Sa liberté consis-
terait à s'en affranchir dans des cas exceptionnels. —
Cette théorie qui confine la liberté dans ce qui reste
d'indéterminé et de hasardeux au sein des mouvements
sociaux, qui la réprésente comme luttant contre le
courant des forces inconscientes avec un si mince
succès que son effet ne compte pas dans la résultante
totale, cette théorie ne pouvait satisfaire Quételet tout
le premier. D'ailleurs n'avait-il pas lui-même montré
que ces variations de la cause accidentelle sont elles-
mêmes a groupées symétriquement autour de la
moyenne d et soumises à une loi qu'il a précisément
appelée la loi des causes accidentelles? (Préf., p. viii).
Et les différences individuelles, loin d'être le propre
de la liberté, ne se rencontrent-elles pas aussi dans
les faits les moins volontaires comme la taille et le poids
80 INTRODUCTION HISTORIQUE
du cgrps, comme les décès? Il fallait renoncer à cette
explication. — La vraie pensée de Quételet et la plus
profonde est que le libre arbitre est en réalité soumis,
quant à ses effets extérieurs, à la mesure et à la prévi-
sion comme toutes les autres forces. « L'homme, dit-il,
est donc pour les facultés morales comme pour les
facultés physiques soumis à des écarts plus ou moins
grands autour d'un état moyen, et les oscillations qu'il
subit autour de cette moyenne suivent la loi générale
qui régit toutes les fluctuations que peut subir une
série de phénomènes sous l'influence des causes acci-
,dentelles » (Système social, p. 92). Eh quoi! il n'y a au-
cune différence entre l'action de la volonté et celle des
autres forces! Il y en a une. L'action de la volonté est
plus régulière. Plus rationnelle, elle est plus calcu-
lable, elle produit des effets plus constants. C'est la
force aveugle qui est perturbatrice, parce qu'elle est
irrationnelle. « Bien loin de jeter des perturbations
dans la série des phénomènes qui s'accomplissent avec
cette admirable régularité, le libre arbitre les empêche
au contraire dans ce sens qu'il resserre les limites entre
lesquelles se manifestent les variations de nos diffé-
rents penchants. L'énergie avec laquelle notre libre
arbitre tend à paralyser les effets des causes acciden-
telles est en quelque sorte en rapport avec Ténèrgie de
notre raison. Quelles que soient les circonstances dans
lesquelles il se trouve, le sage ne s'écarte que peu de
Tétat moyen dans lequel il croit devoir se resserrer.
Ce n'est que chez les hommes entièrement aban-
donnés à la fougue de leurs passions qu'on voit ces
transitions brusques, fidèles reflets de toutes les
QUÉTELET 81
causes extérieures qui agissent sur eux. Ainsi donc le
libre arbitre, loin de porter obstacle à la production
régulière des phénomènes sociaux, la favorise au con-
traire. Un peuple qui ne serait formé que de sages
offrirait annuellement le retour le plus constant des
mêmes faits. Ceci peut expliquer ce qui semblait d'a-
bord un paradoxe, c'est-à-dire que les phénomènes
sociaux, influencés parle libre arbitre, procèdent d'an-
née en année avec plus de régularité que les phéno-
mènes purement influencés par des causes matérielles
et fortuites » {Système socialj p. 96, 97).
La méthode que nous venons d'exposer, par laquelle
Quételet s'efforce de découvrir les harmonies qui unis-
sent les divers groupes de faits tirés d'un organisme
social humain ne s'applique pas seulement selon Tau-
teur à l'humanité. Les sociétés animales devraient
être étudiées au même point de vue et ne manque-
raient pas de donner les mêmes résultats. La loi de
proportion qu'il a découverte comporte la plus grande
généralité (Anthropométrie ^ p. 414).
L'économie polique, sans doute en raison du carac-
tère particulier de son objet, a le plus souvent négligé
ces vues générales. Cependant l'un de ses premiers
principes a été, comme nous l'avons vu, que la société
économique s'organise de la manière la plus avanta-
geuse sans requérir l'intervention d'une autorité poli-
tique extérieure. Le principe implique lui-même la
reconnaissance des lois naturelles qui résultent d'une
certaine communauté de sentiments et d'idées anté-
rieure à toute délibération. C'est par là que les
économistes ont été conduits à se servir d'expressions
82 DITRODOCTION HtSTORIQUE
comme celles de corps social, d*organisme social, de
physiologie sociale, expressions qui trahissent toutes
ridée d'un consensus d'autant plus harmonieux qu'il
est moins expressément volontaire. C'est sur cette
idée que repose le principe que les économiste»
ont poussé si loin, du laissez faire et du laissez passer.
Il n'est donc pas étonnant que les sciences natu-
relles aient rencontré dans les sciences économiques
la matière d'importants emprunts. On sait que la loi
de la division du travail a trouvé dans la biologie des
applications fécondes. Et c*est aussi à Tun des plus
illustres économistes qu'est due l'observation d*un fait
si souvent invoqué par les biologistes modernes, le fait
de la concurrence pour la vie. D'autre part, la science
des êtres vivants n'a pas manqué de rendre à l'Eco-
nomie les services qu'elle avait reçus d'elle. De tout
temps, les vrais économistes, instruits par le spec-
tacle de la lente croissance des corps naturels, ont su
distinguer l'évolution de la révolution, et tout en pro-
clamant la nécessité du progrès, ont banni les coups
de théâtre de la vie sociale. Enfin plusieurs, renonçant
aux traditions de leurs devanciers, ont soutenu que
la science économique était à la fois l'une des sciences
naturelles et l'une des sciences sociales, c N'est-ce
pas, a dit l'un d'eux, une partie des études du natura-
liste et l'une des plus intéressantes d'observer les tra-
vaux de l'abeille au sein d'une ruche, d'en étudier
l'ordre, les combinaisons et h marche. Eh bien ! l'éco-
nomiste fait exactement de môme par rapport à cette
abeille intelligente qu'on appelle l'homme : il observe
l'ordre, la marche et la combinaison de ces travaux.
BIOLOGIE 83
Les deux études sont absolument de mime nature o
(CoQUEUN, Dictionnaire d^ Economie politique). De
tels échanges d'idées indiquent assurément une ten-
dance de l'économie politique à considérer comme un
être vivant la société, objet de son étude; mais cette
tendance ne devait pas aboutir à une théorie expresse
de la nature du corps social avant l'apparition d'une
science qui pût embrasser dans son ensemble un si
vaste objet, la Sociologie.
Toutefois, avant ce progrès décisif, la vie elle-même
et les êtres vivants devaient être mieux connus. Lu
biologie et la zoologie, qui étudient, Tune les conditions
générales de la vie, l'autre les êtres vivants réels, sont
comme les degrés que l'esprit humain devait franchir
avant d'aborder définitivement l'étude expérimentale
des groupes sociaux supérieurs.
La biologie a établi trois propositions importantes
qui forment à elles seules une science sociale en rac-
courci, bien que dans les limites de l'individu. Il est
maintenant hors de doute : 1' que l'individu est une
société, c'est-à-dire que tout vivant est lui même un
composé de vivants ; 2* que l'individualité du composé,
loin d'exclure celle des éléments composants, la suppose
au contraire et croit avec elle ; 3* que la composition
organique comporte un nombre indéterminé de degrés
superposés (ou mieux de sphères concentriques).
1® L'individu est une société. En effet, tout vivant
est organisé. Or la notion d'organisation se réduit à
celle d'une association de parties diverses accomplis-
sant des fonctions distinctes. Les dernières de ces
parties, physiologiquement irréductibles, bien qu'elles
8i INTRODUCTION HISTORIQUE
ne le soient pas chimiquement, portent le nom d'élé-
ments anatomiques. Leur extrême petitesse n'ôte rien
à leur individualité. Ce sont des animaux doués d*une
forme propre, de véritables infusoireSy que Ton classe
comme les animaux qui se développent à Tétat libre,
hors de l'organisme. L'œil, aidé du microscope, les
distingue ; la physiologie leur assigne des fonctions
spéciales. Us empruntent à l'organisme un milieu fa-
vorable à leur développement : « chaque élément ana-
tomique, dit M. Robin, se comporte à Tégard du sang
comme l'organisme entier par rapport aux milieux
ambiante où il puise ses éléments et où il rejette ses
excrétions. » Mais, hors de cet organisme, ils accom-
plissent encore leurs fonctions sous l'influence d'exci-
tants appropriés. La fibre musculaire isolée se con-
tracte sous l'action de l'électricité. Les organes
globulaires du sang sont empoisonnés par l'oxyde de
charbon dans une éprouvette comme dans les canaux
sanguins. L'organisme est-il virtuellement détruit par
la mort récente, il suffit que les milieux partiels sub-
sistent quelque temps pour que les fonctions de chaque
groupe d'organes élémentaires suivent encore leur pro-
cessus normal. Le bulbe pileux donne naissance^ chez
le cadavre, à ses produits spéciaux. Le foie fabrique du
sucre. Dans la mort causée par le choléra, l'éréthisme
du grand sympathique cessant, les tissus reprennent
un instant leur activité et le corps se réchaulTe. Il
y a plus, qu'on enlève un groupe d'éléments anato-
miques superficiels à leur miUeu natal et qu'on les
transplante dans un milieu analogue, ils continueront
de vivre, et quelquefois avec une nouvelle intensité.
BIOLOGIE 88
Les expériences de greffe animale sont trop connues
pour que nous y insistions ici. La transfusion du sang
est un fait de môme ordre encore plus frappant peut-
être. Qu'est-ce d* ailleurs que le fait de la génération
chez les animaux supérieurs si ce n'est l'acte par le-
quel un ou plusieurs éléments anatomiques émis hors
de leur milieu natal passent d'un individu dans un autre
et vont chercher un milieu nouveau où leur évolution
s'achèvera? Ces derniers éléments passent normale-
ment, disons-nous, d'un organe dans un autre et sont
par conséquent mobiles ; mais, quoique le mouvement
soit lé signe de Tindépendance, il ne la fait pas seul,
et elle résulte avant tout de la spécialité des fonctions.
Si les leucocytes et les globules sanguins voyagent, eux
aussi, dans les liquides où ils sont baignés, les autres
éléments anatomiques, fixés dans les tissus solides,
restent immobiles. Aucun d'eux cependant ne se con-
fond avec son voisin ; a ils s'unissent et restent dis-
tincts comme des hommes qui se donneraient la
main X» (Cl. Bernard). Chacun réagit en effet pour
son compte sous les excitations qu'il reçoit du milieu
commun. Chacun a son histoire séparée, naît et périt
à son heure. Chacun réunit en lui, à un degré éminent,
les caractères qui constituent l'individu.
2' Mais cette individualité des éléments anato-
miques ne rompt psts l'individualité du vivant formé
de leur réunion. Au contraire. Dans l'espace actuel
comme dans les temps successifs, leur conspiration
universelle et incessante est précisément ce qui pro-
duit l'unité de la vie. Leur indépendance montre assez
qu'ils y travaillent comme d'eux-mêmes, et que d'eux-
6
86 INTRODUCTION HISTORIQUE
mêmes ils fournissent à Tactivité générale les forces
nécessaires à l'exercice de sa suprématie. Certes, les
fonctions supérieures de commandement et de pré-
voyance sont dévolues à celles-ci ; mais les fonctions
les plus humbles et les plus intimes, comment y sau-
rait-elle pourvoir, complexes et multiples comme elles
sont? Elles ont donc dû rester confiées aux organismes
élémentaires qui s'en acquittent spontanément avec
un accord et une régularité irréprochables (Bert).
Il n*est pas un seul d'entre eux qui n'ait besoin du
concours de tous les autres et ne puisse en efTet
compter sur ce concours. Chargés comme ils le sont
chacun d'une fonction différente, leur existence com-
mune repose sur la plus étroite solidarité. Mais ce qui
décèle l'unité la plus parfaite, ce sont les correspon-
dances de leurs processus divers à travers les temps.
De sa naissance à sa mort, l'individu total traverse une
multitude de phases tant spécifiques que personnelles
en vue desquelles les organismes composants évo-
luent tous à point nommé, et dans chacune desquelles
ils ont som en quelque sorte de représenter ce qu ont
été et ce que seront toutes les autres. Et plus ils sont
eux-mêmes complexes dans leur structure, c'est-à-dire
plus leur individualité est décidée, plus leur conspi-
ration est énergique, plus par conséquent est élevé
dans l'échelle fêtre total qui en résulte. « Plus au con-
traire lorganisme d'un animal est simple, plus simple
est aussi la constitution de chacun des ordres d'élé-
ments anatomiqucs dont ses tissus sont formés è
( Robin ) , plus par conséquent est faible l'individua-
lité de ces éléments. En d'autres termes, loin qu'il
BIOLOGIE 87
y ait opposition entre le tout et les parties sous le rap-
port de rindivîdualité, Funité organique, la division
du travail, la dillérenciation des individus sont dans
tout le domaine de la vie en raison directe les uns des
autres.
3^ Si la vie est composition, groupement, associa-
tion, il est difficile d'admettre que les a millions de
milliards de petits êtres s> ( Claude Bernard ) qui
composent un vivant supérieur soient directement
subordonnés à son activité centrale : des intermé-
diaires doivent nécessairement exister de ceux-là à
celle-ci. D'après les doctrines généralement admises
en France, les éléments anatomiques commencent
par se grouper efn tissus^ puis les tissus s'entre-
lacent pour ainsi dire de manière à former des or-
ganeSj et les organes se fédéralisent en appareils
qui constituent Vindiuidu. Les organes, il est vrai,
jouissent d'une notable individualité. Le cœur par
exemple continue à se contracter sous les excitants
convenables quand la vie générale s'est retirée , les
systèmes nerveux partiels entrent pareillement en
action sous l'influence de l'électricité. Mais les tis-
sus répondent-ils aussi bien à ce que nous enten-
dons par une unité organique, un tout vivant? Et
que faut-il penser de Tunité des appareils? (1) Certains
biologistes ont cru pouvoir envisager autrement les
rapports des parties élémentaires au tout. Suivant eux
(I) • Quelque grandes que soient les complications et les divisions du
travail que noua offrent ensuite les appareils digestif et circulatoire chez
les êtres placés au sommet de l'échelle animale, ces appareils ne nous
représentent toujours qu'un mécanisme deiliné à servir d^intermédiaire
88 INTRODUCTION HISTORIQUE
le mode de constitution attribué jusqu'ici aux seuls
invertébrés se retrouverait, quoique moins apparent
de beaucoup, chez les vertébrés. Certains animaux
inférieurs sont, comme on le sait, composés de par*
ties qui se suffisent plus ou moins à elles-mêmes, et
sont déjà chacune un animal distinct (métamère).
Cette proposition ne fait pour personne Tobjet d'un
doute, a Chez les annelés, chaque ganglion corres-
pond à un segment du corps formé souvent de plu-
sieurs anneaux, comme par exemple chez la sangsue,
dont toutes les parties se répètent de cinq en cinq
anneaux (1). » Et même, d'après Graliolet, chez les
annelés placés très bas dans l'échelle, à chaque an-
neau correspond un ganglion distinct : il en est ainsi
dans le lombric terrestre. « Chaque segment possède
ainsi, outre son ganglion, une portion semblable des
principaux appareils, même parfois des appareils des
sens... Ces segmente séparés ont été appelés des
zoonites par Moquin-Tandon. Ce professeur considé-
rait les animaux de cet embranchement comme for-
més chacun de plusieurs animaux élémentaires placés
les uns à la suite des autres » ( Vulpian, Leçons de
physiologie générale du système nerveux). C'est cette
•Dire les élémenU anitomiqaes et le milieu eitérieur; méctDisme dool
le foDcUonnement, eu rai^o même de lou perfeclioDoement , derient
inditpeoAable, mait qui uéuninoioa ne prétente rien d'essentiel dans let
phénomènes de la wie : les éléments analomiqoes, par leurs propriétés,
août seuU le si^ge de ce* phéuomènes eséenlieis. • (G. Berhard, Bevuê
des Cours scient, figues, 1875, p. 778 )
(1) DciU!iD DK Ghos. Les Tues de M. Durand de Gros aur la eontti-
ttttion des étraa vivants nous pmraiMent de la plus haute importaoca
pour U science sociale.
BIOLOGIE 89
conception que certains naturalistes philosophes ont
tenté d'appliquer aux vertébrés supérieurs malgré
l'unité apparente de leur organisme. Gratiolet in-
clina vers celte doctrine. « Les vertèbres, dit-il, sont
à Tensemble du squelette ce que sont les anneaux
au corps des articulés. Or, de même que la définition
d'un cylindre se retrouve dans toutes les sections
de ce cylindre parallèles à sa base, de même dans
une seule vertèbre se retrouve l'idée du tout entier,
en un mot une vertèbre est au tronc ce que Tunité
est au nombre dans une quantité concrète homo-
gène. Ainsi il y a des segments dans le squelette ; il
y a des segments dans les muscles. Les nerfs péri-
phériques s'accommodent à leur tour à cette segmenta-
tion, et l'observation démontre qu'il y a également des
segments dans le système nerveux central... Mais
cette partie, ce segment idéal est- il un segment réel?
Y a-t-il pour chaque vertèbre un ganglion nerveux
central? Cette question importante, Gall a essayé Tun
des premiers de 1^ résoudre. Il pensait avoir vu dans
la moelle des renflements successifs au niveau de
chaque vertèbre. Cette proposition est surtout fort
évidente dans la moelle épinière des oiseaux. M. de
Blainville avait accepté cette opinion de Gall à laquelle
les expériences de Legallois, de Marshall Hall et de
Mûller semblaient avoir donné beaucoup de force ;
et en effet si Ton accepte les idées de ces deux der-
niers physiologistes sur la force excito- motrice de la
moelle, il semble que la division de l'axe médullaire
en segments distincts s'ensuive nécessairement. y>
Mais Gratiolet, tout en admettant que l'excitabilité
90 INTRODUCTION HISTORIQUE
automatique appartenait aux différents segments de la
moelle, leur refusait la sensibilité et attribuait au cer-
veau cette dernière fonction, la seule dont dépende
à ses yeux l'unité de l'être. D'autres physiologistes
sont allés plus loin. Il y a chez tous les expérimenta-
teurs contemporains une tendance marquée à dépouil-
ler les organes centraux de chaque fonction du privi-
lège exclusif de pourvoir à cette fonction, et à signaler
la participation active que prennent à son accomplis-
sement toutes les autres parties du même système. Le
cœur semblait le seul organe de la circulation ; mais
on a examiné de plus près les artères et on a vu
qu'elles sont aussi, quoique à un moindre degré, con-
tractibles, qu'elles sont, comme le cœur, dilatées et
rétrécies par des nerfs spéciaux et que par conséquent
elles jouent un rôle actif dans la circulation. Ce ne sont
point des ce tubes inertes » où la seule impulsion du
cœur chasserait le courant sanguin. « La circulation
générale n'est que la source d'une série de cirada-
lions locales bien plus importantes à connaître et bien
plus difficiles à étudier » ( Cl. Bernard, Revue scien-
tifiquey 1875, p. 779 ). Lavoisier pensait que les pou-
mons étaient la source unique de la chaleur animale ;
mais un examen plus attentif a montré que Tinti-
mité des tissus était le théâtre de combinaisons chi-
miques tout aussi importantes, et que la chaleur était*
produite en une foule de points de l'organisme. La
respiration n'est plus attribuée seulement aux pou-
mons ; on a reconnu l'existence d'une respiration cu-
tanée, répandue sur toute la surface du corps en
contact avec l'air ambiant. Pourquoi refuserait-on
BIOLOGIE 91
d'appliquer au système nerveux cette loi de diffusion si
généralement acceptée pour les autres systèmes d'or-
ganes? On comprendrait alors, disent les physiolo-
gistes dont nous interprétons les tendances, comment
chaque segment du vertébré peut avoir non seulement
sa circulation, mais encore son innervation locale, et se
suffire à lui-même, si ce n*est quant aux fonctions supé-
rieures de la vie de relation, celles-ci ayant été confiées
au segment terminal pour qull soit le guide ou le repré-
sentant de tous les autres. C'est ce que semblent
confirmer l'embryologie et la tératologie, c J'ai pu me
convaincre, dit un savant contemporain, qui a donné
à la tératologie une forme systématique, du défaut de
solidaiité des diverses parties de l'organisme dans les
premiers temps de son existence. Il semble qu'alors
chacune des parties de l'organisme existe pour son
propre compte et qu'elle puisse se développer isolé-
ment et d'une manière indépendante comme les diffé-
rentes parties de l'organisme des végétaux (1). » Le
passage suivant du docteur Carpenter résume assez
bien ce qui résulte de ces considérations diverses :
(1) Dareste, Origine et mode de formation des monstres omphalo^
eiies (Comi^tes-reDdut de l'Académie des sciences, série de Tannée lfi65).
Voici un exemple des faits d*où ces induclioos eonl Urées : « Nous avons
eu déjà plusieurs fois roccasion de signaler des moiislruoéilés du genre
de celle dont M. Depaul place un spécimen sous les yeux de PAcadémie.
Cest un fœtus n'ayant ni télé ni membres supérieurs; les cavilés tbora-
ciqne et abdominale sont rudimentaires ; la place du crâne est marquée
à rextrémîté du tronc par nue houppe de cheveux ; le cuir chevelu est
réduit k celte simple trace. 11 résulte de Texameu du placenta que cet
être informe était greffé sur un coin du placenta, dans une cavité secon-
daire, sans communication avec la grande cavité amniotique contenant
un fÎGBtot normal et qui a vécu.» (Compte-rendu de T Académie des
sciences, 15 mars 1875.)
92 INTRODUCTION HISTORIQUE
V Le cerveau et la moelle épinière de rhomme dans
laquelle se.termine la très grande partie des nerfs aHé-
rents et de laquelle naissent presque tous les nerfs
moteurs peuvent être considérés comme formés par
l'agglomération d'un certain nombre de centres gan-
glionnaires distincts, dont chacun a ses attributions
propres et se rattache à des troncs nerveux qui lui
sont particuliers. Commençant par la moelle épinière,
nous trouvons, en la comparant à la chaîne ganglion-
naire des animaux articulés, qu'elle consiste réelle-
ment en une série de ganglions disposés suivant une
ligne longitudinale et qui se sont soudés Tun à l'autre,
et dont chacun constitue le centre du circuit nerveux
propre à tout segment vertébral du tronc (1). » Si
cette hypothèse prévalait, si la vue d'ensemble adoptée
universellement pour la composition des invertébrés
était reconnue applicable, avec les restrictions et les
atténuations voulues, aux vertébrés eux-mêmes, on
obtiendrait une idée systématique de la composition
des êtres vivants. Chaque segment vertébral serait
considéré comme un vivant intimement lié aux autres,
quoique distinct, comme une province dans un em-
pire, et lui-même comprendrait des organes doués à
un moindre degré d'individualité et d'autonomie, jus-
qu'à ce que l'on arrivât aux éléments organiques,
atomes biologiques au-dessous desquels s'ouvre le do-
maine de la chimie. Une telle hypothèse ne pourra
s^imposer aux esprits que quand elle aura reçu la con-
sécration expérimentale ; mais, sans même recourir à
(1) CarPCtter, Manuel of human phyiology, cité par M. Doraiifi de
Gros, Origines animales dt rhomme, p. 10.
BIOLOGIE 93
cette hypothèse, la théorie actuelle justifie suffisam-
ment la proposition d*où nous sommes partis et où
nous aboutissons; à savoir que les individualités di-
verses dont se compose un tout organique ne sont pas
absolues ni fermées, mais s'ouvrent en quelque sorte
les unes sur les autres, celles qui sont moins corn-
préhensives sur celles qui le sont davantage, et qu'elles
forment, pour ainsi parler, un ensemble de sphères
concentriques communiquant par de larges voies.
Cette proposition établie, on conçoit que Tindividu
total lui-même soit devenu pour certains biologistes
l'élément initial d'une nouvelle composition. Plusieurs
en effet inclinent à considérer l'espèce comme con-
stituée par un couple, c'est-à-dire par un individu
double. Mais arrêtons-nous ; nous entrerions par là pré-
maturément sur le terrain de la science des sociétés.
La biologie a donc, en établissant les trois propo-
sitions essentielles précédentes, fondé une véritable
science sociale des éléments anatomiques, et en effet
elle-même n'est pas autre chose depuis que les élé-
ments anatomiques ont été découverts. Ses affinités
avec la science sociale proprement dite ont-elles été
constamment senties par les biologistes des écoles les
plus diverses. Haeckel a écrit : a Les cellules qui com-
posent un organe vivant sont donc comparables aux
citoyens d'un Etat qui remplissent les uns telle
fonction, les autres telle autre; celte division du tra-
vail et le perfectionnement organique qui en est la
suite permettent à l'Etat l'accomplissement de cer-
taines œuvres qui seraient impossibles pour les indi-
vidus isolés. Tout organisme vivant, composé de
94 INTRODUCTION HISTORIQUE
plusieurs cellules, est, de même, une sorte de répu-
blique capable d'accomplir certaines fonctions orga-
niques dont ne pourrait s'acquitter une seule cellule
ou amœbe, ou une plante monocellulaire. » Et notre
Claude Bernard : o Le système circulatoire n'est autre
chose qu'un ensemble de canaux destinés à conduire
l'eau, l'air, les aliments aux éléments organiques de
notre corps, de même que des routes et des rues
innombrables sentiraient à mener les approvisionne-
ments aux habitants d'une ville immense (1). »
La zoologie a préparé plus directement encore
l'avènement de la science sociale par l'étude des asso-
ciations entre individus dans le règne animal. Parmi
les zoologistes qui se sont acquittés de cette lâche,
nous citerons : Cuvier (Georges et Frédéric), Hubert
père et fils, MM. de Qualrefages, Milne Edwards,
Lacaze-Duthiers, Houzeau et Giard. Les uns ont
étudié les associations formées par les animaux infé-
rieurs de la classe des radiés, les autres ont déterminé
l'organisation sociale des insectes vivant en groupes ;
enfin une foule de naturalistes et de voyageurs ont
recueilli les phénomènes par lesquels se manifeste
la vie de relation chez les animaux supérieurs, phéno-
mènes qui ont été présentés en un vaste tableau
dans le bel ouvrage de Brehm. Nous ne pourrions
sans anticiper sur le corps de cet ouvrage exposer,
même sommairement, les résultats de tant de re-
cherches ; qu'il nous suffise de dire que si, pour la bio-
(l) Revue liet Deux-Mondes, !•» septembre 1864. Nous poorrioni citer
des passages oA Virchow et Milne Edwards tê servent presque des mérots
termes.
ZÛOLÛGIK 95
logie ,^1 n'y a entre les associations d'éléments anato-
miques qui forment l'individu et les sociétés animales
composées d'individus qu'une lointaine analogie, la
zoologie tend à établir entre les premières et les se-
condes mieux qu'une comparaison et semble dispo-
sée , en présence des nombreuses transitions qui les
unissent, aies embrasser dans un seul système (1).
Ainsi donc, depuis le commencement de ce siècle,
trois groupes de sciences, la linguistique, l'histoire et
la paléontologie d'une part, — d'autre part la statis-
tique et l'économie politique, — enfin, la biologie et
la zoologie ont convergé spontanément vers un même
but. Chacune d*elles a apporté pour sa part et suivant
son point de vue, quelque contribution à la théorie
aristotélicienne qui fait de la société un organisme
naturel, soumis aux mêmes lois, développant les
mêmes énergies que les autres corps vivants. Mais
avant que ces diverses sciences aient atteint le terme
jusqu'où nous nous sommes plu à les suivre, un philo-
sophe français est venu coordonner ces mouvements
et leur imprimer une direction déterminée. Le pre-
mier il a cherché à fixer d'une manière systématique
l'objet et la méthode de la science sociale, et il Ta fait
de telle sorte que, depuis, cette tentative n'a jamais été
renouvelée à l'étranger si ce n'est à partir de lui, et en
quelque sorte sous les auspices de son nom. Nous ne
(1) Voir JjCGER, Manuei de zooiogie, et M"* Clémence Rotkh, De la
Sation dans fhumanité et dans la série organique. De ces deux ou-
Trages, le eecood n'a paru qae le 1*' iiovembre 1875 dans la Hevue
éeonomiqtie; le premier n*a été connn de nous que quand notre travail
était presque achevé. (Voir l'appendice de ce volume.)
96 INTRODUCTION HISTORIQUB
pouvons donc échapper à la nécessité de prononcer ce
nom et d'exposer celte doctrine.
A. Comte n'existe plus depuis bientôt vingt ans. Son
œuvre appartient à Thistoire. Le vaste monument
qu'il a laissé comprend une religion, une métaphysique
négative, une méthodologie. La fondation religieuse
qu'il a tentée est de sa part un fait pathologique qui
8'expli((ue peut-être suffisamment par l'incroyable
tension intellectuelle à laquelle il s'était condamné
dans son désir d'embrasser tout le savoir humain. La
métaphysique négative qu'il a soutenue, nous n'avons
pas à la discuter ici; elle n'est pas plus de notre sujet
que celle de Spinoza et celle de HégeL Quant à sa
méthodologie, nous sommes engagé à y entrer, sur-
tout en ce qui touche la place attribuée à la science
sociale dans l'ensemble des sciences et les principes
sur lesquels il l'a fondée.
Avant de commencer l'exposition de cette doctrine,in-
diquons de quelle condition elle relève. Â. Comte se rat-
tache au xviir siècle par Saint-Simon qui avait eu pour
précepteurd'Alembert II appelle souvent Condorcet «on
principal précurseur. Tout d'abord son ambition se bor-
nait à a élever les sciences morales au rang des sciences
physiques. » Mais bientôt ses vues s'élargirent et il
comprit que la science de Thumanité devait être la fin
et le couronnement de toutes les autres. Sa pensée se
porta d'elle-même à cette hauteur; mais elle y fut ai-
dée très certainement par le commerce du philosophe
dont les principes sont constamment invoqués dans la
Politique positive, « riNCOMPARABLE Aristote. »
A. COIITfi !>7
L*homme pressé parle besoin ne peut agir utilement
sur la nature que s'il en connaît les lois. Cette con-
naissance, d'abord toute fragmentaire et bornée aux
nécessités des arts les plus humbles, a pris en s'ac-
croissant une indépendance de plus en plus grande
par rapport à la pratique, et s'est organisée en groupes
distincts. Aujourd'hui ces groupes sont au nombre de
six, correspondant à des existences d'ordre essen-
tiellement différent. Les mathématiques qui étudient
les idées abstraites de nombre et de grandeur tirées
des mouvements concrets; l'astronomie qui mesuio
les mouvements concrets des astres; la physique qui
détermine les lois des changements extérieurs des
corps ; la chimie qui pénètre les changements intérieurs
de leurs molécules, la biologie qui observe ce qu'il y
a de constant dans les phénomènes de la vie, la
sociologie qui recherche à quelles conditions en géné-
ral les corps sociaux se maintiennent et se développent.
De Tun à l'autre de ces groupes de phénomènes aucun
passage n'est possible. Ils sont irréductibles les uns
aux autres. C'est une chimère que de vouloir ramener
les phénomènes sociaux aux phénomènes vitaux, les
phénomènes biologiques à leurs conditions physico-
chimiques, les phénomènes chimiques aux phénomènes
physiques, et ceux-ci aux faits élémentaires de la mé-
canique; mais ce n'est pas à dire qu'il n'y ait aucun
ordre entre ces groupes d'événements dissemblables.
 commencer par le mouvement pour finir aux faits
sociaux on parcourt une série dont les termes sont
de plus en plus complexes, de plus en plus particuliers
et de plus en plus nobles. Enfin, et c'est ce qui importe
9S INTRODUCTION HISTORIQUE
le plus, la connaissance de chacun de ces termes n*est
possible qu'après et par celle du terme immédiatement
antérieur : la science la plus élevée, la plus particu-
lière et la plus complexe ne peut être abordée utile-
ment que la dernière de toutes, après que tous les degrés
inférieurs de cette longue échelle ont été franchis.
Et cet ordre spéculatif se trouve confirmé par deux
faits éclatants, Tun tiré de Thistoire des sciences,
l'autre de l'histoire du monde. D'une part, en effet, les
différentes sciences ont opéré leur avènement dans
l'ordre même où nous venons de les voir rangées ; et
d'autre part, les existences qui offrent à l'étude les
groupes d'avènements correspondants sont apparus
suivant une loi de succession identique, c'est-à-dire
les plus imparfaites, les plus étendues et les plus
simples précédant toujours les plus nobles, les plus
spéciales et les plus complexes, et par suite leur impo-
sant leurs lois ( Sytitème de politique positive. Paris,
1851, p. 597). Que les existences supérieures et
les sciences corrélatives aient existé en germe simul-
tanément aux existences et aux sciences inférieures.
Comte ne le nie pas; mais il soutient que le plein
achèvement de chaque science, comme Tépanouisse-
ment de chaque existence, ne s'est produit qu'après
Taccomplissement du groupe antérieur de faits et de
doctrines qui en est la condition.
S'il en est ainsi, il n*est pas surprenant que la
science des faits sociaux, ébauchée dans ses grands
traits par la sagesse antique au déclin do son pre-
mier essor, ait attendu dins les temps modernes jus-
qu'au milieu du xix* siècle la main qui devait lui
1. oovn i0
tracer ses limites et la oonstitQer déânilÎTeiDent li
fallait en effet qoe la biologie accomplit auparavant son
évolution, il fallait qu*elle lui pût transmetîf^ sa mé-
thode élaborée et les vérités e>sentielles qui devaient
lui servir de base. Bref la société ne pouvait être con-
nue avant les lois générales de Torganisation. Et d'nutre
part il était nécessaire que la société humaine atteint
une pleine conscience de son unité au moins dans ses x
parties les plus avancées pour que la science pût
concevoir TEtre social dans son ensemble et se le pro-
poser comme objet d^étude distinct. Ck>mment la con-
naissance devancerait-elle le fait auquel elle s*applique?
Mais cette inévitable préparation une fois terminée,
la science sociale apparaît dans son indépendance et sa
supériorité. Elle a pour objet cet « immense organisme »
(op. cit. , p. 329), € le plus vivant des êtres connus >
(p. 335), qui se compose : l^de tous les hommes actuelle-
ment vivants, 2" de tous les hommes disparus qui vivent
dans la pensée de leurs descendants et y développent
une action égale à l'ascendant de leur souvenir. Cet être
est le plus composé de tons, en ce sens d*abord qu*il
embrasse dans sa conscience actuelle les générations
passées comme la génération présente, ce que ne fait
aucun être vivant; mais en ce sens aussi qu'il est con-
stitué par une réunion «d'êtres à la rigueur séparables,
qui ne restent unis en lui que par les liens de Tamour
mutuel, tandis que les autres êtres composés (tous les
vivants le sont) sont faits de parties matériellement
unies qui ne peuvent un seul instant se dissocier sans
périr. Enfin cet être est le plus spécial de tous ; car de
même qu'un petit nombre de corps chimiques s'unis-
iOO LYTRODUCnON HISTORIQUE
sent pour former les corps vivants, de même un petit
nombre d'entre les êtres vivants s'unissent pour for-
mer des sociétés : le mode de vie sociale n'est possible
dans la série organique que là où les sexes sont dis-
tincts, et il ne s*épanouit que là où il existe un lan-
gage articulé. L*être collectif humain est à ces titres
le plus variable de tous. Il subit l'action de la nature
entière, soumis qu'il est, comme habitant de cette pla-
nète, aux phénomènes mécaniques, sidéraux, phy-
siques, chimiques et biologiques, soumis de plus aux
phénomènes sociaux développés dans son sein par le
contre-coup de tous les autres et les rapports d'or-
gane à organe. Aussi est-ce celui de tous les êtres qui
peut le plus énergiquement réagir sur le monde et agir^^ t^^;
sur lui-même. Nul n'est capable d'un progrès aussi* ^Sij
vigoureux, ni (par cela même que seul il domine le *^ '%-
temps) aussi continu. En résumé l'être qui est Tobjet
de la science sociale diffère de ceux qui sont l'objet de
la biologie, ce qui sufQt pour établir la distinction de
ces deux sciences.
Mais peut être l'humanité n'est-elle qu'une con-
ception de l'esprit, une idée? Bien au contraire, c'est
l'homme qui n'existe que comme abstraction dans la
pensée des philosophes . *« il n'y a au fond de réel que
V Humanité. » Non qu'il faille voir en elle une entité
ou cause inaccessible à Texpérience! Elle est con-
stituée par un groupe de phénomènes irréductibles à
tout autre; ces phénomènes ont leurs lois; et c'est
assez pour constituer une existence aux yeux de la
philosophie positive. On peut objecter, il est vrai, avec
une apparence de raison, que Thumanité dans sa tota-
A. comB 101
lité existera peut-être un jour, mais n'existe pas encore.
Cette objection n'empêche pas que Thumanité n'existe
au moins dans Fesprit de ceux qui la conçoivent
comme réalisable, et ne soit par conséquent pour
ceux-là un objet de désirs, de travaux, de sacrifices.
Si peu nombreux qu'ils soient, ils forment déjà Thu-
manité, et par la solidarité qui les unît à travers
l'espace, et par la tradition qui les enchaîne à travers
les temps. Mais ce n'est pas assez dire ; l'unité sociale
humaine est sortie depuis longtemps de la région de la
pensée pour entrer dans le domaine des faits et de
l'histoire. Plusieurs fois déjà cette réalisation a été
tentée dans la partie la plus avancée de l'humanité et
non sans succès. Témoin le grand effort du moyen-
âge. Quoi qu'il en soit, il n'est pas nécessaire que l'or-
ganisme social ait atteint son unité pour qu'il y ait une
science sociale. Appliquée à l'un des centres les plus
minimes, pourvu que ce centre se suffise à lui-même, la
science sociale y découvre les mêmes lois d'équilibre
et d'évolution que dans un corps qui comprendrait
toute l'humanité. Elle a pour objet tout aussi bien les
sociétés partielles et temporaires que la société uni-
verselle appelée à régner un jour définitivement sur
le globe ; et si l'on refuse la réalité à celle-ci, du moins
sera-t-on forcé de l'accorder à celle-là.
En possession d'un objet distinct, la science sociale
mérite une appellation distincte. Comte propose de
lui donner le nom de Sociologie. — Un nom nouveau
n'est rien en lui-même; mais c'est une chose qui n'est
point à mépriser quand ce mot détermine une réalité
nouvelle. Or, par ce nouveau terme. Comte a distingué
i02 INTRODUCTION HISTORIQUE
la science qui nous occupe de celles qui envisagent le
même objet sous un point de vue plus restreint : l'His-
toire, TEconomie politique, la Statistique, la Physique
et TÂrithmétique sociales. Il Ta distinguée de la poli-
tique, terme autrefois général, mais employé dans les
temps modernes pour désigner bien plutôt l'art du
gouvernement que la science des phénomènes so-
ciaux ; à quoi il faut ajouter que la politique ne s* ap-
pHque qu'à l'humanité, tandis que la sociologie peut
s'appliquer, s'il y a lieu, aux faits sociaux partout où
ils se présentent. Certes, ce mot n'est pas sans re-
proches du côté de la structure; Comte ne se l'est pas
dissimulé. Mais il est court; il évite les périphrases;
mais (et ceci est une raison que nous avons pour l'adop-
ter, que Comte ne pouvait avoir), le voilà consacré par
l'usage. En France et en Angleterre, tous ceux qui ont
poursuivi les mêmes recherches dans le même esprit se
sont servis du même terme, l'un d'entre eux avec éclat.
Reste la question de méthode. Comte l'avait d*abord
tranchée comme ses prédécesseurs en disant que la
sociologie, l'une des sciences naturelles, devait être
étudiée comme les sciences naturelles par l'observa-
tion et l'induction. Mais, parvenu au milieu de sa
carrière philosophique, il se rangea à un avis tout
différent. La sociologie expérimentale fondée sur la
mesure précise des phénomènes et la détermination
de leurs rapports constants ne pouvait être même
ébauchée par un seul homme. Une élaboration même
incomplète des lois principales de cette science deman-
dait, en raison de l'infmie complexité des phénomènes,
le concours de plusieurs générations d'observateurs.
A. COMTE 103
Comte devait-il donc renoncer à la constituer dans
ses lignés essentielles, comme c'était le rêve de ses
jeunes années? L'humanité elle même devait-elle at-
tendre pour agir et pour vivre, l'achèvement de la
sociologie expérimentale ? Comte coi&prit, et c'est là
un mérite que des travaux ultérieurs plus parfaits ne
pourront effacer, que la vie des nations ne repose pas sur
des théories explicites entièrement revêtues du carac-
tère démonstratif. Que faudrait-il, en effet, pour cela?
Il faudrait d'abord que la théorie abstraite de Tétat sta-
tique et de l'essor dynamique des sociétés en général
fût achevé, travail immense. Mais est-ce là tout? En.
aucune façon; car, en supposant cette théorie abstraite
accomplie, il faudrait encore que la théorie particulière
de chaque groupe de sociétés, puis de chaque société,
puis de chaque série de phénomènes sociaux, eût été
déduite à la lumière des faits de la théorie générale. A
défaut de la solution de ces problèmes, nulle prévision
scientitique des faits, et partant nulle action systéma-
tique conforme aux procédés du laboratoire, n'est pos-
sible pour la science sociale. Or, pour quel ordre de
faits demande-t-on un pareil travail? Pour celui qui,
de Taveu de tous, offre une complication et un enche-
vêtrement inouïs, et qui dépasse à ce titre Tordre des
phénomènes vitaux autant que celui-ci dépasse Tordre
des phénomènes physico-chimiques, a Les six ordres
d'influences (mathématique, astronomique, physique,
chimique,, biologique et sociologique) concourant en
effet toujours à de tels résultats, Tomission d'une seule
ferait avorter la construction ou n'y permettrait qu'une
iusulfisante réalité » (Vol. I, pag. 430).
104 LXTRODUCnON HISTORIQUB
Mais ce qu'on demande ici pour les phénomènes
sociologiques, a-t-il du moins été obtenu pour les
ordres de phénomènes inférieurs? Bien rarement, à
coup sûr; car, dans les cas mécaniques excessivement
simples, créés par notre propre intervention, les ten-
tatives de précision exacte échouent d'ordinaire misé-
rablement, c Alors même surgissent d'énormes dé-
ceptions, comme celles que le tir eflectif des projectiles
présente aux orgueilleux calculs des géomètres.» Il est
donc d'une sagesse élémentaire de ne pas requérir,
pour la science la plus haute et la plus complexe, une
détermination concrète à laquelle il faut renoncer
même pour les sciences les plus humbles et les plus
simples. « J'ose aujourd'hui garantir, dit Comte, que
les sciences vraiment concrètes resteront toujours
interdites à notre faible intelligence » (vol. I, p. 431).
Il convient donc, pour la science sociale encore plus
que pour les autres, de se borner à la construction
de la théorie abstraite, qui suffît d'ailleurs à la direction
de notre activité. « Nos besoins théoriques n*exigent
au fond que la science abstraite, qui seule nous est
accessible ( loc. cit. ). o En quoi consiste mainte-
nant la spéculation abstraite sur un sujet donné? La
mécanique et la physique nous le montrent. On a
obtenu une connaissance vraiment générale du mou-
vement en négligeant l'étude des forces accessoires qoi
viennent dans la réalité modifier profondément les
mouvements les plus simples, a Cest ainsi que nous
ignorerions encore les lois dynamiques de la pesan-
teur, si nous n*avions pas fait d'abord abstraction de la
résistance et de l'agitation des milieux 0 (vol. I, p. 426).
À. coms 1(15
De même, pour construire la sociologie abstraite, il
faut savoir négliger les complications infinies des cas
particuliers et s'élever à la conception des lois essen-
tielles qui président au concours des individus dans
les êtres composés. Bref, à une analyse expérimentale,
minutieux effort d'érudition à peu près impossible et
stérile la plupart du temps, la sociologie doit substituer,
surtout à son début, une synthèse d'ordre tout dif-
férent, dont les résultats, prochainement accessibles,
suffiront à régler l'action des sociétés et celle des
individus.
L'emploi de cette méthode est urgent. L'anarchie
règne avec la méthode analytique, non seulement dans
la sociologie, mais dans tout le domaine des sciences.
Chacun, se cantonnant dans son étude de prédilection,
refuse de reconnaître les rapports qui l'unissent aux
autres études. Bien plus, égaré par l'orgueil, chaque
savant s'efforce de ramener les sciences supérieures
aux sciences inférieures qu'il cultive ; tendance fatale
et qui conduit à un matérialisme sans issue. Enfin,
l'ivresse de la spéculation individuelle pousse la plu-
part des esprits à méconnaître le rôle social de la
science. lisse croient destinés à penser pour eux seuls
et par eux seuls; comme si leur pensée ne trouvait
pas son meilleur aliment dans les découvertes de
leurs devanciers, comme s'ils n'étaient pas redevables
à l'humanité des secours qu'ils ont reçus d'elle! Le
particularisme scientifique engendre donc Tégolsme
pratique : il déprave le savant en même temps qu'il
rabaisse la science. Bientôt même Tardeur scientifique
va s'éteindre, imparfaitement soutenue par l'amour-
100 ilNTRÛDUCTION HISTORIQUE
propre. Si seulement la pensée, ainsi dévoyée, se
bornait à se détruire elle-même ! Mais elle se re-
tourne contre les autres puissances de notre nature,
et, par son analyse négative, détruit tout ce qu'elle
touche. La critique paralyse l'action comme elle
dessèche le sentiment. Nulle puissance n'est aussi
destructive que celle de l'esprit, quand une fois il
s'est insurgé contre le cœur. Qu*il triomphe, et l'unité
des consciences individuelles fera place comme l'har-
monie des sociétés à une incohérence grosse de
conflits.
L'esprit ne peut trouver en lui-même un principe
régulateur : où le trouvera-t-il? C'est ici que nous
assistons à un spectacle singulier : le fondateur du
positivisme abandonnant la tradition du xviii* siècle
pour se rapprocher sciemment de Pascal et des
mystiques du moyen-âge.
Le cœur seul a en lui une source d'impulsion qui
lui est propre. Seul il est capable de ramener à l'unité
les tendances divergentes qui constituent l'être hu-
main. (( Privées de cette excitation, l'intelligence et
l'action s'épuisent chez l'individu en tentatives stériles
et désordonnées. » Et dans la vie sociale les êtres
indépendants appelés à former par leur concours un
être unique ne sortiraient jamais d'eux-mêmes s'ils
n'étaient poussés les uns vers les autres par une sym-
pathie aveugle mais irrésistible, antérieure à toute
spéculation comme à toute volonté (vol. I, p. 15, 16
et 17). Eh bien! cette force qui est dans la réalité le
point de départ, le primum movens de notre indivi-
dualité et de notre cohésion sociale, c'est elle qui nous
A. COMTE 107
fournira le principe de la systématisation théorique
que nous cherchons. Posons comme clef de voûte de
rédifice des sciences l'amour universel, et, au som-
met de la hiérarchie des êtres, plaçons Thumanité dont
Tamour cimente et renouvelle incessamment les in-
nombrables organes. Que ce soit là un acte de con-
viction plus que d'intelligence^ ne discutons pas ce
point initial ; mais cette concession une fois faite à la
prépondérence du cœur, examinons attentivement ce
qui va en résulter pour la conduite de la pensée et de
la vie.
Certes la voie nouvelle ne manque pas d'écueils.
Signalons le principal avant de la parcourir. Il faut se
garder avant tout, en effet, de renouveler les tentatives
de la raison métaphysique pour attendre les causes des
phénomènes. La méthode bien entendue ne recherche
que les lois. On évitera facilement cet écueil si Ton
comprend que, pour se subordonner au cœur, Tesprit
n'abdique aucun de ses droits essentiels. « L'esprit
doit toujours être le ministre du cœur, jamais son
esclave. »
La science qui prend l'homme comme point de
départ et peut s'appeler à ce titre subjective, ne s'op-
pose pas radicalement à la science qui prend au con-
traire pour point de départ le monde et porte le nom
d'objective : la première complète l'autre et combat
ses tendances dispersives, mais elle ne la contredit pas.
Bien au contraire, elle trouvera dans ses analyses les
bases nécessaires pour soutenir les constructions syn-
thétiques qu'elle-même édifie. « Aucune vérité ne
saurait être définitivement établie qu'après avoir été
108 INTRODUCTION HISTORIQUE
démontrée par les deux méthodes, quelle que soit celle
dont elle émane d'abord » {vol. I, p. 449).
Examinons maintenant les avantages qu*o(Tre l'em-
ploi de la méthode subjective. Tout d'abord on voit
^comment le cœur, pris pour principe, ordonne toutes
les puissances de notre nature. L'intelligence, il la
tourne tout entière à la recherche des moyens par
lesquels on peut servir l'humanité ; l'action se trouve
par lui consacrée à l'accomplissement de ces moyens
mêmes. L'être humain constitue donc une unité, mais
qui ne se détermine qu'en se liant seulement avec
d'autres unités de même sorte dans un organisme
commun. Ce n'est pas à l'humanité que va l'amour,
de son premier élan ; c'est à une partie de l'humanité :
la famille est ainsi constituée, et la solidarité s'étend de
proche en proche jusqu'à son terme extrême qui est
l'union de toutes les parties de l'humanité sur la pla-
nète terrestre. Et ce qui est vrai de l'individu simple
est vrai de l'individu composé ; en lui l'action doit être
employée par l'intelligence à satisfaire le sentiment,
c'est-à-dire que les conditions du milieu social étant
données, l'intelligence sociale doit s'appliquer à les
connaître, sans jamais oublier que son*but unique est
de réagir favorablement sur le milieu qui l'environne,
par cela même qu*elle agit convenablement sur elle-
même, a D'abord émanée de la vie active, la systéma-
tisation finale y revient avec un surcroît d'énergie »
(vol. I, p. 322).
Le particularisme scientifique est du même coup
aboli. Chaque science ayant deux faces, Tune par
laquelle elle regarde la science inférieure et subit les
A. COMTE 109
conditions objectives que celle-ci lui transmet, l'autre
par laquelle elle regarde la science supérieure et se
rattache à la destination subjective qu'elle y puise, on
voit aussitôt Tensemble des connaissances humaines
converger vers Tbomme et la vie sociale comme en un
centre vivant d'attraction, et former ainsi un seul orga-
nisme. A vrai dire, il n'y a qu'une science : la science
de rhumanité, dont les autres sciences ne sont que
les préliminaires, parce qu'il n'y a qu'un art suprême :
la vie sociale, dont tous les antres arts ne sont que
les semteurs. Bornoqs-nous à montrer ce que devient
la biologie envisagée à ce point de vue synthétique.
SUl est vrai que les plus hautes propriétés vitales, la
pensée et l'amour, ont pour condition les propriétés
les plus basses, s*il est vrai que le moindre change-
ment dans ces conditions objectives altérerait pro-
fondément toute notre économie morale qui repose
sur cette base fragile, on n'en peut pas moins affirmer
que l'esprit est d'une nature hétérogène à ses instru-
ments, et dépasse les conditions du sein desquelles il
surgit : « Nous ne saurons jamais pourquoi l'oxygène,
Thydrogène, Tazote et le carbone sont susceptibles de
vivre, tandis que le chlore, le souffre, Tiode ne vivent
aucunement. » L'esprit ou l'àme est donc par rapport
a ses organes corporels, non un effet, une simple ré-
sultante, mais bien plutôt un but, une raison d'être,
la seule suffisante.
En effet, si le corps ne constituait pour chacun des
membres de l'organisme social une individuahté indé-
pendante, le concours organique y serait impossible,
puisqu'il a pour caractère essentiel l'existence distincte
UO INTRODUCTION HISTORIQUE
de ses éléments. Point de concours sans indépendance
préalable; c'est la grande loi de la vie collective,
établie à jamais par la Politique d'Aristote. Et en
second lieu, si la vie corporelle n'imposait à chacun
des membres la mort, l'être collectif composé d'élé-
ments éternels ne saurait se renouveler, et le progrès
lui serait interdit. Enfin, si Findividu passager n'était
soumis à la nécessité de recevoir et de perpétuer la
vie par la génération, les lois de l'hérédité ne lui
seraient point applicables, et la source de la continuité
historique serait tarie dans le carps social ; même un
organisme social engendrant un autre organisme n'au-
rait point de tradition à lui léguer. La chaîne des états
successifs serait perpétuellement rompue dans l'hu-
manité. Ainsi, la biologie prépare la sociologie, la
vie physiologique pose par une sorte de destination
intentionnelle le fondement de la vie morale. De
môme, la science plus concrète des espèces animales
ou zoologie, nous montre en germe la vie sociale chez
les êtres inférieurs à l'homme. D'abord, nous voyons
chez les plus élevés l'énergie des appareils nutritifs
(laquelle exige la conquête d'une proie vivante) en-
traîner un développement correspondant des facultés
intellectuelles (vol. I, p. 597), ce qui produit un pou-
voir croissant de discerner les conditions dfe milieu et
de s'adapter à leurs exigences. « Par là, l'être vivant,
jusqu'alors solitaire, ouvre des rapports habituels avec
tout ce qui l'entoure » (vol. I, p. 598). Mais en s' élevant
ainsi au dessus de la vie végétative, il entre nécessaire-
ment, par la participation à des sensations et à des
mouvements réciproques , eiï communauté avec ses
A. COMTE lil
semblables, surtout dans les intervalles où, échappant
à l'étreinte dés besoins, il vit d'une existence moins
intéressée, partant moins égoïste. C'est surtout dans
la reproduction que ce renoncement à l'individualité
absolue devient nécessaire, ce Les espèces même les
plus égoïstes se trouvent, alors, modifiées par une sa-
tisfaction qui , quoique individuelle , suppose ailleurs
quelque assentiment volontaire. » On voit ainsi la vie
de relation se rapprocher davantage de la sociabilité
(vol. I, p. 601). L'éducation des petits l'en rapproche
bien plus encore; elle appelle la mère d'abord seule,
puis le père avec elle, à un échange continu d'informa-
tions et de services entre eux et avec leur progéniture,
d'où résulte (( une ébauche de la vie de famille. » Dans
la continuité inévitable de la vie domestique, une cer-
taine prévoyance ne tarde pas à venir lier l'avenir au
passé, en même temps que les nécessités communes
plient les membres de* la famille à une sorte de disci-
pline, déjà morale en quelque degré, puisque l'affection
la rend parfois volontaire. « L'animal, même mâle,
offre souvent d'admirables exemples de la plus tou-
chante abnégation personnelle pour mieux assurer la
conservation des siens » (vol. I, p.611). Ce n'est pas tout
cependant. La vie en troupe nous montre une exten-
sion considérable de la famille, soit qu'elle ait pour
but la défense comme chez les espèces herbivores,
soit qu'elle ait pour but l'attaque comme chez certaines
espèces carnassières. Ces lignes sont l'effet de l'incli-
nation sociale proprement dite; d'autres sont dues à
une inclination que Georges Leroy a distinguée fort à
propos de la première, l'inclination domestique (dômes-
Mi INTRODUCTIOiN HISTORIQUE
tication), celle-ci étant toute individuelle et acciden-
telle, celle-là spécifique et normale. La part de la
contrainte n'y est pas toujours aussi considérable qu*on
le pense; il est naturel que Tanimal aspire à vivre
plutôt avec un être dont il sent à tant de marques la
supériorité qu'avec ses égaux. Cette subordination,
en grande partie volontaire, de Tanimal à Thomme
est le plus haut point où Tanimal parvienne dans la
voie de la sociabilité ; car c'est là que l'indépendance
se concilie le mieux pour lui avec le concours, a Tous
les principaux caractères que l'orgueil et l'ignorance
érigent en privilèges absolus de notre espèce se mon-
trent donc aussi à l'état plus ou moins rudimentaire
chez la plupart des animaux supérieurs, d La zoologie
offre ainsi une ébauche de sociologie. Mais ces mêmes
phénomènes seraient pour elle autant d'énigmes si la
sociologie complète ne lui en prétait la clef. Il en est
de même des autres sciences situées au dessous d'elle
dans la hiérarchie signalée plus haut. La méthode
synthétique, en faisant rayonner sur les sciences infé-
rieures les clartés qu'elle puise dans la science de
Thumanité, donne donc à ces sciences leur complément
indispensable et leur imprime la seule unité dont elles
soient susceptibles. Dès lors, le matérialisme étroit qui
veut rabaisser toute connaissance à ses conditions et
réduit finalement toute existence à des nombres et à
des figures n'est plus un seul instant possible. Tout
progrès dans une branche quelconque du savoir hu-
main se trouve rattaché au progrès de ce savoir dans
son ensemble et, par conséquent, à la marche de la
civilisation tout entière, depuis le plus lointain passé.
A. COMTE 113
L'humanité apparaît comme la mère de toute cul-
'ture, par suite, de tout bien-être; et l'investigation
scientifique, loin d'être tentée de porter sur ses di-
vers organes : la patrie, la cité, la famille, une cri-
tique destructive, se trouve invitée à de pieux eflorts
pour les consolider et les servir.
Ainsi ressort pleinement la signification morale de
cette doctrine qui, suivant son auteur, a a l'amour
pour principe, l'ordre pour base, et le progrès pour
but. » Quel qu'ait pu être le point de départ de Comte,
on ne peut nier qu'il a su porter à quelque hauteur
son « nouveau spiritualisme, i» C'est une noble pensée
que celle qu'il exprime dans les lignes suivantes :
« Quand même, dit-il, la terre devrait être bientôt bou-^
' leversée par un choc céleste, vivre pour autrui, subor-
donner la personnabilité à la sociabilité, ne cesserait
pas de constituer jusquau bout le bien et le devoir su-
prêmes » (vol. I, p. 507). Et quant à la politique qui
résulte de la sociologie, elle rompt entièrement avec les
tendances révolutionnaires de l'école de Rousseau.
Loin d'admettre avec Fichte que le rôle du gouverne-
ment est de se rendre inutile, elle proclame que ïcv-
ganismo social ne peut agir qu'en s'incorporant dans
une personnalité individuelle; elle établit de plus que
l'action centrale doit croître en raison de Tindépen-
dance et de la vitalité des membres composants. Une
nation est d'autant plus gouvernée qu'elle est plus libre.
Une part considérable est aussi laissée par cette poli-
tique à l'esprH de continuité et de tradition.
L'influence que Locke avait exercée sur les théo-
riciens politiques français au xviii* siècle, Comte Ta
il4 INTRODUCTION HISTORIQUE
exercée en ce siècle, peut-être dans une plus large
mesure, sur les théoriciens politiques de Tautre côté
du détroit. Stuart Min lui accorda de son vivant même
une adhésion tellement complète, que nous pouvons
nous dispenser de faire ici à ce penseur plus exact
qu'original, une place à part dans notre étude. Vint
ensuite M. Spencer qui, tout en rejetant le couronne-
ment du système , en adopta les lignes fondamentales
et en fit les assises de sa vaste construction (1).
Ce qu'il y a d'original et à notre avis de profond
dans la philosophie de Comte, prise intégralement,
c'est la tentative qu'il a faite pour marier deux élé-
ments d'ordinaire séparés dans les autres systèmes :
la pensée et l'amour, l'esprit et le cœur, la science et
la moralité. La pente du siècle portait ailleurs tous les
savants, ses contemporains ; partout on entendait dire
que les conséquences morales d'une doctrine ne de-
vaient compter pour rien dans le jugement qu'on eu
portail, que la spéculation était une chose, la pratique
une autre, que la vérité n'avait rien à voir avec nos
désirs et que, pourvu que ses déductions fussent
exactes, le philosophe n'avait pas à se préoccuper de
ses conclusions, dussent-elles engendrer le chaos. Ce
(1) M. Speucer a iui-môine exposé que ses coDceptioos ne )K>ni pas
|)uiëécs que dans les ouvrages de Comte et ont une tout autre origiue.
Il admettrait seulement que le positivisme français a influé sur sa pensée,
et encore à son insu, par la résistauce continue qu'il a dû lui opposer
dans son développeuienl original. On comprend que l'antagonisme au
{letu d*uue doctrine commune puisse imprimer même aux divergences
un caractère de symétrie et de solidarité. Quoiqu'il en aoil, nous devons
«Jt^i-Iarcr ici nettement que, si nous établissons un lien entre les doctrines
de Comte et cell^ t\f M- Spencf^r, il b'iwtii d'un rapport logique et non
d'une filiation.
SPBNCBU il5
zèle pour la science objective avait un bon côté; car
il ne faut pas que la science soit asservie par de mes-
quines préoccupations d*utilité immédiate ; la spécula-
tion doit garder une indépendance relative dans sa
sphère. Cependant il ne faut pas oublier non plus que
la science n'a pas sa fin elle-même; qu'à côté de la
pensée qui voit le monde tel qu'il est, il y a en nous
la volonté qui aspire non seulement à le conserver,
mais encore à le façonner de manière à ce qu'elle s'y
développe plus au large ; qu'enfin Tesprit ne scrute si
àprement la réalité que pour en tirer en définitive un
peu plus de joie. La spéculation est donc subordonnée
à la pratique ; et c'est l'art, depuis ses plus hautes
jusqu'à ses plus humbles manifestations, qui est le vrai
maître de la vie. Avec Kant, mieux que Kant peut-être,
notre compatriote a compris, je ne dis pas cette sou-
veraineté du point de vue moral, mais ses rapports
profonds avec le point de vue scientifique. Malheu-
reusement ces deux éléments sont si intimement unis
dans son système final, qu'ils paraissent quelquefois
confondus et que la clarté en soufire. De plus, après
avoir frayé cette voie nouvelle^ Comte ne s'en sert que
pour conduire son lecteur à des conceptions religieuses
tout-à-fait inattendues, qu'il annonce sur un ton pro-
phétique bien propre à déconcerter les savants. Aussi
un grand nombre qui l'avaient suivi volontiers d'abord,
se sont-ils écartés de lui à mesure que cette seconde
phase de son évolution intellectuelle s'avançait ; cou-
pant ainsi arbitrairement son système en deux parts
pour rejeter celle à laquelle le maître tenait le plus.
C'est ce qu'a fait M. Spencer, quand sa pensée déjà
il<$ INTRODUCTION HISTORIQUE
adulte rencontra celle de Comte. Répudiant cette dua*
lité de la doctrine positive, il en accepta toute la partie
philosophique ou mieux scientifique ; la partie reli-
gieuse, il préféra rignorer. Pour lui, point de différence
entre la sociologie et les autres sciences, du moins
quant à la forme et à la méthode : le fait que nous
sommes les acteurs en même temps que les spectateurs
des faits sociaux (Polit, pos , vol. II, p. 68), loin de
nous aider à résoudre les difficultés de cette science, les
augmente à ses yeux en une fâcheuse proportion.
Mais, nous avons tort de dire que M. Spencer repousse
le côté moral de la doctrine et en conserve le côté
spéculatif; car ici encore il y introduit des change-
ments considérables.
1^ On a vu que Comte, pour mieux établir que les
sciences ne peuvent recevoir leur unité que d*un prin-
cipe supérieur à elles, insiste vivement dans son
ouvrage fondamental sur leur discontinuité. Chaque
mode d'existence est, suivant lui, radicalement dif-
férent des modes qui le précèdent et qui le suivent, en
sorte que nulle synthèse purement scientifique ne
peut embrasser ces divers domaines. M. Spencer
rompt les barrières élevées par Comte. Chaque mode
d'existence lui apparaît comme le développement du
mode antérieur et le germe du mode postérieur. Notre
esprit seul marque des temps et des Umites dans les
divers degrés de celte évolution continue. Â tous les
degrés de l'ensemble des êtres, la science a sa tâche
bornée à une seule fonction : dégager la formule con-
stante d'une grande quantité de faits variables. Mais
cette première opération achevée, la science ne s'ar-
SPENGBR 117
réte pas là; il lui faut dégager d'un certain nombre
de formules^ renfeimant encore quelque variabilité,
une formule plus compréhensive et plus constante : et
ainsi de suite, jusqu'à ce qu'on arrive, si cela est pos-
sible, à une formule d'une fixité absolue et qui em-
brasse tous les cas sans exception. Or, celte simpli-
fication de l'expérience a été réalisée. Tous les faits
observés, quels qu'ils soient et à quelque ordre qu'ils
appartiennent, ont ce trait commun qu'ils obéissent
aux lois du mouvement, qu'ils sont des mouvements
eux-mêmes. Il faut donc bien reconnaître qu'il n'y a
qu'une seule science, laquelle comporte seulement des
degrés de complication divers et cela presque à l'infini.
Ck)mment les mouvements se combinent-ils pour
former tels ou tels faits qui se révèlent à nos sens par
des propriétés spéciales, c'est ce que la science entre-
voit pour quelques-uns, c'est aussi ce qu'elle est ap-
pelée à découvrir successivement pour tous. En effet,
les origines ne sont obscures pour nous que parce
qu'elles sont reculées dans les temps lointains ou con-
finées dans les espaces infinimenls petits , mais elles
ne sont comme tout le reste que des connexions de
phénomènes plus ou moins complexes et rien n'em-
pêche d'en saisir la formule que d^s obstacles tem-
poraires. Ainsi donc une synthèse intellectuelle sans
limites assignables est en voie de développement depuis
que la science du monde a commencé; elle travaille
sans relâche à absorber cet univers depuis les plus
simples jusqu'aux plus composées de ses manifes-
tations; elle sort de la science seule, ou plutôt elle est
la science même, et toute la science, car celle-ci ne
8
H 8 INTRODUCTION HISTORIQUE
connaît pas deux procédés ; elle est la même depuis
ses débuts les plus humbles jusqu'à sa plus large
extension. Elle aboutit à un mécanisme universel de
mieux en mieux démontré : mécanisme dont Tunité
résulte de l'impulsion qui en ébranle successivement
toutes les pièces et non du but, de la destination où
elles tendent. Les sociétés humaines, comme toutes
les masses agrégées, vont prochainement être soumises
aux Ibis de ce mécanisme par l'intermédiaire de la
biologie, qui n'est elle-même qu'un cas plus complexe
des mouvements physico-chimiques.
Les preuves de cette conception sont trop étendues
pour que nous les rapportions ici dans leur détail :
qu'il nous suffise d'en indiquer l'esprit. Si tous les
phénomènes sont réductibles au mécanisme, les phé-
nomènes de la pensée le sont aussi. Non qu'ils puissent
se prêter à cette réduction en eux-mêmes, en tant que
subjectifs, c'est-à-dire en tant qu'états de conscience;
mais ils doivent rentrer sous les lois universelles en
tant que modifications du système nerveux, sans lequel
nulle pensée ne se produit; c'est-à-dire en tant que
phénomènes objectifs. C'est cette démonstration que
M. Spencer a tentée dans ses Principes de psychologie.
Il y est établi que le système nerveux est un effet et un
cas particulier du mécanisme, en d'autres termes
qu'il est dans sa structure et ses fonctions le produit
des impulsions exercées par le milieu sur la matière
vivante faiblement organisée. Pour la première fois, il
a été tenté dans cet ouvrage d'expliquer mécanique-
ment la genèse et le fonctionnement des nerfs dans
l'organisme. Voici comment. La loi essentielle de la
SPENCER 119
pensée est que la tendance possédée par l'antécédent
de tout changement psychique à être suivie par son
conséquent est d'autant plus forte que les objets exté-
rieurs dont chacun de ces changements est le symbole
se sont montrés plus fréquemment unis. En d'autres
termes, la constance des associations d'idées est en
raison directe de la constance des connexions de
faits qu'elles expriment. Or, si on examine les orga-
nismes élémentaires encore dénués de système ner-
veux, on peut concevoir comment la répétition des
mêmes actions mécaniques exercées par le milieu y
introduit une tendance parallèle à réagir semblable-
ment sous des actions semblables. Etant donné, en
effet, un choc répété en un point quelconque de la
masse du protoplasma qui constitue l'être rudimen-
taire, les molécules du protoplasma doivent nécessai-
rement se trouver plus disposées à laisser passer les
répercussions suivant une direction que suivant une
autre, et il y a un point extérieur de la masse où
le courant d'ébranlements moléculaires doit aboutir
plutôt qu'en d'autres points. Car en aucune masse de
matière les éléments ne sont à l'état d'homogénéité et
d'uniformité absolue : bien moins encore ceux d'une
masse vivante, faite de composés éminemment in-
stables. Mais ce passage d'un courant d'ébranlements
rend les mêmes molécules qui lui ont ouvert une voie
quoique difficilement, plus incapables de résister au
passage d'un second courant. Si donc une seconde fois
le choc a lieu, la résistance étant moindre, il y aura
encore plus de raisons pour que le courant nouveau
suive la même direction et aboutisse au même point.
liO INTRODUCTION HISTORIQUE
De plus, les molécules subiront dans la succession des
ondes d'ébranlement des changements intimes de plus
en plus marqués, et ces changements intimes auront
pour résultat d'en faire des réservoirs de force latente
toujours prêts à déverser dans le courant, à son passage,
les impulsions qu'elles auront ainsi en quelque sorte
enmagasinées. Le courant croîtra dans sa marche en
volume et en rapidité. De tels changements favorise-
ront de plus en plus le passage et exclueront de plus
en plus le passage par une autre voie ; en sorte que le
point terminal deviendra un lieu d'appel de plus en
plus énergique et transmettra au dehors le choc initial,
non plus seulement sans déperdition, mais même avec
accroissement. Il y aura ainsi dans la masse un sys-
tème de communication tel que, si en un point du
mouvement est reçu, en un autre point du mouvement
sera dégagé. Et la connexion des ébranlements en ces
deux points, au moyen de cette chaîne de molécules
maintenant spécialisées à un tel usage, sera d'autant
plus forte que le choc extérieur aura été plus répété.
Ainsi s'établit la correspondance la plus simple de
l'être sentant avec le monde extérieur par le plus
rudimentaire des filaments nerveux. Nous n'avons pas
dessein de suivre Tauteur dans l'exposé très étendu
des complications successives par lesquelles ce fila-
ment se transforme en un système de ganglions à
ramifications multiples, et devient propre à la pensée
réfléchie. Mais ces quelques mots suffisent pour indi-
quer la méthode suivie : on tire la pensée, considérée
comme la fonction d'un système nerveux composé,
comme une action réflexe d*un degré supérieur, de la
SPENCER 121
fonction d'un élément nerveux rudimen taire, d'une
action réflexe simple ; et celles-ci, avec la structure
matérielle correspondante, des actions mécaniques
exercées par le milieu sur une masse de protoplasma.
La constance des associations d'idées ainsi obtenues
est donc bien le résultat de la constance des phéno-
mènes de la nature. Bien entendu, cette cohésion qui
unit dans l'esprit les groupes d'expériences les plus
généraux et les plus constants ne s*est pas réalisée dans
chaque individu ; propre à la race tout entière, elle est
le fruit de Thérédité ; Taccumulation immense qui l'a
produite remonte même a travers nos premiers ancê-
tres à des organismes moins parfaits que le nôtre qui
en ont déjà reçu les premières réserves des organis-
mes inférieurs. Mais cela ne fait que confirmer la
conctusion précédemment énoncée ; que la pensée est
le produit des actions du milieu cosmique de qui elle
tient sa structure et son contenu. L'homme est donc
en dernière analyse une machine pensante. Mais si tel
est l'homme individuel, élément de la société, la société
sera-t-elle autre que ses éléments ? Rien n'autorise à
le penser. Tout agrégat d'éléments est soumis aux
mêmes lois que les éléments eux-mêmes. On dresse
un mur droit avec des pierres de taille, une pyramide
avec des boulets, un amas informe avec des cailloux
oblongs; et ces formes spéciales s'imposent dans
chaque cas à l'ensemble en raison de la forme de
ses parties. Chaque sorte de cristaux revêt une forme
toujours la même qui dépend de celle des éléments.
De même la société dépend dans sa structure et ses
fonctions de la nature des êtres qui la composent.
m INTRODUCTION HISTORIQUE
Les phénomènes sociaux ne sont donc que des phéno-
mènes mécaniques, infiniment plus compliqués seule-
ment que les phénomènes organiques et psychiques
individuels. La sociologie est une science physique
comme toutes les autres. Inobservation aidée du cal-
cul est son point de départ. La réduction de ses lois
aux lois universelles du mouvement est son point d'ar-
rivée, terme encore lointain de ses efforts. Et qu'on ne
dise pas que le rapprochement entre les phénomènes
sociaux et les phénomènes du mouvement est une
comparaison, une analogie. Ces rapprochements veu-
lent être « interprétés Uttéralement. » Les phéno-
mènes psychiques collectifs, désirs, passions, senti-
ments, sont comme les phénomènes individuels en
toute réalité des phénomènes mécaniques, du moins
sous le point de vue objectif, le seul par où ils puissent
être connus scientifiquement, a La pression de la faim
est une force réelle. » Pascal s'indignait de voir
Descartes réduire les émotions à des chocs mécani-
ques, et ne pouvait se persuader que le plaisir soit un
phénomène semblable à un coup de pierre. Qu'on s'en
étonne ou non, c'est bien la théorie du coup de pierre,
c'est bien le mécanisme cartésien que M. Spencer vient
de rajeunir et de consolider.
2^ Un enchaînement sans fin de chocs chaotiques
ne fait pas un monde. C'est le consensus de ces mou-
vements, c'est leur évidente conspiration, c'est en un
mot l'ordre du Cosmos qui détournait Comte d'accepter
le mécanisme vers lequel il avait maintes fois incliné.
On le voit souvent revenir à ce principe de la persis-
tance de la force dont le philosophe anglais devait faire
SPENCBR Ii3
la clef de voûte de son système. L'habitude n'eu est
pour lui que rapplication. Mais, préoccupé de faire
dériver Tunité d'une source morale, il résista aux
séductions du mécanisme et maintint la discontinuité
des différents ordres de phénomènes. C'est ainsi qu'il
aboutit à une sorte de finalité toute nouvelle, qu'on
pourrait appeler une finalité sans Dieu. On ne voit pas
pourquoi le monde dans son système met tant de
bonne volonté à préparer le règne humain, Dieu
n^étant pas là pour y pourvoir. M. Spencer qui pro-
clame la continuité absolue des phénomènes avec tant
de décision rencontre devant lui la même difficulté,
mais cette fois bien autrement aggravée. Il ne peut,
en effet, être question pour lui de finalité, de tendance
à la perfection ; ni l'un ni l'autre de ces mots ne se
trouve une seule fois dans le plus considérable de ses
ouvrages ; ce sont des solutions auxquelles il a défini-
tivement renoncé. Il semble donc qu'il se soit fermé
toute issue. Mais voici que, par une tactique toute
nouvelle, il va sortir du mécanisme brut en dégageant
du mouvement même les lois d'harmonie et de déter-
mination qu'on avait jusqu'alors rapportées à une tout
autre origine. La grande loi de l'Evolution explique la
genèse de toutes les existences concrètes et cette loi
dérive elle-même du principe dernier de toute philo-
sophie naturelle, la Persistance de la force. Nous
devons renoncer à expliquer cette dérivation, résumée
d'ailleurs à la fin des Premiers principes; mais nous
devons dire du moins quelques mpts de la loi même
de l'Evolution. Toute existence, organique et inorga-
nique, étant constituée par une masse de matière et
i2i INTRODUCTION HISTORIQUE
un ensemble correspondant de mouvements, son his-
toire consiste dans la suite de redistributions de
matière et de mouvements qui s'accomplissent en elle,
depuis le moment où elle devient perceptible jusqu'au
moment où elle cesse de l'être. Une concentration de
matière la rend perceptible, une diffusion de matière
la fait redevenir insaisissable. Le mouvement suit un
ordre correspondant. Tandis que la matière se con-
centre, la masse dégage du mouvement et croit en
énergie active; tandis que la matière se disperse, la
masse reçoit du mouvement et décroit en énergie,
devient de plus en plus passive. Ce double processus
résume l'histoire de tout ce qui est, des parties d'un tout
quelconque comme de ce tout lui-même. Poursuivons-
en les conséquences. Pendant que le premier processus
s'accomplit, les parties de la masse, d'abord homogènes,
deviennent de plus en plus dissemblables, mais non
sans qu'un ordre préside à cette différenciation. En
effet, les parties, dissemblables par rapport au tout,
doivent nécessairement ressembler en quelque degré
les unes aux autres. Les semblables se réunissent iné-
vitablement sous l'action de causes semblables, et
les dissemblables, inévitablement aussi, se séparent.
Au bord de la mer, les vagues fortes font une ligne
de gros galets, les vagues moindres une autre ligne
de petits cailloux, les vagues faibles une autre ligne
de sable fin. Il en est de même dans tout agrégat.
A mesure qu'il devient plus hétérogène, les parties
se groupent en ensembles de plus en plus distincts.
Mais cette distribution de la masse totale en masses
distinctes diversement groupées lutte précisément
SPEiNCER 12S
contre les effets dispersifs de la complexité croissante ;
elle amène une unité et une détermination croissantes ;
l'ensemble de la masse devient de mieux en mieux
défini, constituée qu'elle est par un petit nombre de
grandes parties où les ressemblances générales sont
résumées et dont l'arrangement est de plus en plus
simple. C'est ainsi que la surface terrestre s*est peu à
peu divisée en larges mers et en vastes continents, et
que les continents se sont distribués en un petit nombre
de bassins étendus, ayant entre eux des relations pré-
cises. C'est ainsi que dans une société la population
se groupe en classes et que se dessinent des ordres
politiques comme la noblesse, le clergé, le tiers-étal,
nettement coordonnés les uns par rapport aux autres.
Donc « à côté d'un progrès allant de la simplicité à la
complexité^ il se fait un progrès allant de la confusion
à Tordre, d'un arrangement indéterminé à un déter-
miné. » Et tout cela s* accompagne de dégagements de
forces de plus en plus considérables et de mieux en
mieux concertés dont l'accord produit sur les masses
environnantes des réactions de plus en plus vigou-
reuses. L'être est à son plus haut point de démarca-
tion avec tout ce qui l'entoure. Son individualité est
constituée. Le processus formalif atteint son apogée.
Alors, en effet, les forces incidentes exercées par le
milieu sont contrebalancées par les forces émanant de
la masse agrégée ; il y a équilibre. C'est l'ensemble des
phases par lesquelles passe un être quelconque pour
atteindre l'équilibre que M. Spencer appelle Evolution.
Mais l'équilibre ne saurait durer longtemps. Pendant
même que les parties se groupent d'une manière dis-
126 INTRODUCTION HISTOBIQUB
tincte et tendent à des rapports définis, il se fait en
elles un travail inverse. Ce travail que nous ne sui-
vrons pas, mais qui a pour effets évidents d'une part la
confusion et la désagrégation des parties, d'autre part
la diminution incessante, Tépuisement des forces accu-
mulées, jusqu'à ce que, l'équilibre étant finalement
rompu, la masse soit résorbée dans le milieu d'où elle
est sortie, ce travail c'est la Dissolution. Evolution et
Dissolution, ces deux mots sont la formule qui em-
brasse toutes les existences concrètes, depuis la vague
qui parait et disparait en un instant sur la surface de
l'eau, jusqu'à la société la plus hautement organisée
dont l'accroissement et la décadence occupent des
siècles, jusqu'à la terre et aux systèmes sidéraux dont
les phases énormes et les immenses proportions, non
moins que l'infinie complexité, dépassent absolument
les limites de notre intelligence. L'univers est compris
dans cette formule et elle en fait un Cosmos. Où est,
encore une fois, la raison de cette harmonie? Dans la
nature même de la force qui en est l'universel instru-
ment. Si la finalité gouverne le mécanisme, c'est
qu'elle en sort.
3" Nous pouvons entrevoir maintenant ( et sans
l'exposé précédent cela eut été absolument impossible)
ce qu'est une société pour M. Spencer. Une société
est un fragment de ce Cosmos partout à la fois méca-
nique et organique; c'est un épisode, semblable en
nature à tous les autres, de l'évolution universelle.
M. Spencer divise assez volontiers les existences en
trois grands groupes, les existences inorganiques, les
existences organiques, et les existence superorga-
SPKXGBR IS7
niques. Les dernièfes se iDanirestent par t des faits
que nul corps oi^anisé. pris isolément ne présente,
mais qui résultent des actions que ces corps organi-
sés agrégés exercent les uns sur les autres.» (Spcncer,
Premiers principes, p. 386, tr. franc.) Mais on sent
combien ces divisions sont au fond conventionnelles
quand on envisage la nature intime des existences ainsi
classées. Un cristal, une couche géologique, aux yeux
de la philosophie de l'évolution, sont organiques non
pas au môme degré mais au même titre qu'un arbre,
un animal, une société, t Que les parties composantes
soient contiguës ou séparées, dès qu un objet est com-
posé de parties ne formant qu'un tout, on observe en
lui ordination et subordination. Cette condition est
inhérente à la constitution même des êtres vivants.
Mais les êtres inanimés eux-mêmes présentent des
traces d'une ordination et comme un accord. ]» (Aris-
TOTE, Polit., 1,2,9.) On ne peut s'empêcher de se rap-
peler ces paroles d'Aristote à propos de l'idée que l'on se
fait actuellement de l'organisation dans Técole positive
anglaise. Les Grecs n'avaient qu*un mot pour désigner
la chose qui sert à une fin et Têlre vivant qui s'y pUe
de lui-même; les deux étaient des organes. Depuis, la
pensée moderne avait nettement distingué l'instru-
ment de l'organe. .Voici que la théorie de révolution
tend à effacer de nouveau toute démarcation essen-
tielle entre ces deux idées. Animées ou inanimées,
dès qu'elles sont composées de parties conspirantes,
les choses participent de l'organisme, seulement à des
degrés divers. La société humaine y participe à un
degré plus haut que les autres existences planétaires ;
i28 INTRODUCTION HISTORIQUE
voilà tout ce qui l'en distingue. Quant aux lois qui la
régissent, elles sont les mêmes que celles qui régis-
sent Tamibe au fond des mers, aussi simples, aussi
belles.
En résumé, le point de vue le plus général auquel la
philosophie sociale soit maintenant parvenue en An-
gleterre est le suivant.x L'association ou le groupement
est la loi générale de toute existence organique ou
inorganique. La société proprement dite n'est qu'un
cas particulier, le plus complexe et le plus élevé, de
cette loi universelle. Un être, social ou autre, est
donc, non quelque chose d'absolu, d'indivisible, mais
quelque chose d'essentiellement relatif et multiple :
c'est le point d'application d'un faisceau de forces
conspirantes, point instable dans la nature inorga-
nique, plus stable à mesure qu'on monte dans l'échelle
de la vie, mais toujours susceptible de se résoudre en
des points multiples si la cohésion diminue, ou de se
rattacher à de nouveaux centres si la cohésion s'ac-
croit. 11 n'y a donc pas, à proprement parler, des êtres
dans la nature, mais de l'être à des degrés divers de
concentration. Même au point de vue de la conscience
l'être est frappé de relativité. Une conscience est
plutôt un nous qu'un moi. En elle-même elle est un
agrégat, susceptible, suivant le nombre de ses éléments,
d'accroissement et de diminution ; elle peut, en raison
de leurs dispositions diverses, s'élever à des degrés
divers d'intensité. I^ans ses rapports avec d'autres
consciences, elle peut, sortant de ses limites idéales,
s'unir avec elles et former ainsi une conscience plus
compréhensive, plus une et plus durable, de qui elle
SPENCBR i 29
reçoit et à qui elle communique la pensée, comme un
astre emprunte et communique du mouvement au sys-
tème auquel il appartient. C'est pourquoi il est très dif-
ficile de fixer nettement les démarcations entre les dif-
férentes sciences, particulièrement entre la biologie et
la sociologie. Les sociétés animales rentrent-elles <:lans
la sociologie? C'est ce que M. Spencer n'a pas dit. A
quel degré de concentration organique et de division
du travail un être composé devient-il objet de socio-
logie, c'est ce qu'il a encore omis de spécifier jusqu'à
présent. Ces omissions mêmes sont significatives; elles
montrent à quel pointée philosophe esl plus préoccupé
d'unir que de séparer les éléments de son système
comme les êtres de l'univers , voulant les embrasser
tous sous une seule loi.
Ce sec résumé ne peut donner une idée de la fécon-
dité de développements que M. Spencer tire de celte
loi en ce qui concerne l'esprit de Thomme et les so-
ciétés humaines. Il y a une incontestable ampleur dans
le déploiement d'exemples auquel il se livre pour ex-
pliquer chacune des phases de l'évolution sociale. Le
principe posé, nous ne pouvons le suivre dans toutes
ses applications. Indiquons seulement les plus remar-
quables d'entre les notions sociologiques qui dérivent
de la théorie de l'évolution. A) D'abord la classifica-
tion des sciences, et par conséquent la place de la socio-
logie dans le système, ne peut être Ja même pour
M. Spencer et pour Comte. Le premier se refuse à voir
dans leur progrès une filiation en série linéaire, con-
ception chère au philosophe français. Le savoir humain
est un organisme et son évolution se fait comme toutes
130 INTRODUCTION HISTORIQUE
les autres à partir d'un germe où tout est confondu
jusqu'à un ensemble mieux défini , dont les parties
sont distinctes et de plus en plus interdépendantes.
La sociologie a donc existé de tout temps, seulement
à rélat rudimentaire, et elle n*est pas née de toutes
pièces dans le cerveau du fondateur du positivisme. B)
Secondement, Comte a négligé Tune des sciences sans
lesquelles la sociologie est impossible, la Psychologie
expérimentale. Il est vrai que de nombreuses vues
psychologiques, et quelques unes profondes, se ren-
contrent dans ses ouvrages ; mais enfin il a nié l'exis-
tence distincte de la psychologie ; ce qui est une lacune
considérable de son système. Si la nature de l'agrégat
est déterminée en sociologie comme en biologie par
la nature des éléments, si la société repose sur des
combinaisons d'états de conscience, sentiments ou
idées, rétude de l'homme individuel en tant que ca-
pable de représentation est de la plus haute impor-
tance : c'est la préparation dernière, immédiate à l'étude
de la sociologie. C) Cette erreur a été inspirée à Comte
par la conviction où il était que la méthode synthétique
convenait seule à la sociologie et que le point de départ
de cette science était la considération de l'humanité
tout entière. Sauf l'emploi des hypothèses, commun à
toutes les sciences, la sociologie doit être étudiée par
Tanalyse expérimentale. A ce point de vue Thomme
^ individuel ^t un être réel, puis les groupements ac-
tuels d'individus : l'humanité n'existe pas, son inté-
gration n'étant pas assez complète. D) Cette concep-
tion d'une humanité en marche qui va s'arrêter dans
un état définitif dès qu'elle connaîtra le système posi-
SPENCER 13!
tiviste et pratiquera la religion nouvelle est radicale*
ment contraire à la loi de l'évolution. Nul équilibre
n*est absolu, ni par conséquent déGnitif. De nouveaux
réarrangements de la matière se préparent pendant
même qu'un arrangement s'établit. L'humanité a donc
des destinées limitées, en dépit de la longue durée des
temps pendant lesquels elles s accompliront : l'huma-
nité cessera de penser, comme la terre cessera de
tourner, comme le soleil cessera de rayonner. L'éter-
nité n'appartient qu'à Tunivers. En revanche, si l'ave-
nir de l'humanité s'abrège suivant la doctrine de l'évo-
lution, son passé se recule ; car elle a des racines plus
profondes (]ue ne le pense le positivisme français. Le
Darwinisme, nié préventivement par Comte, M. Spen-
cer l'accepte formellement comme une dérivation de son
système. Quand donc M. Spencer étudie à la fin de ses
Principes de Psychologie les sociétés animales, il n'y voit
pas une annonce figurative, symbolique de la société
humaine : il en fait une préparation effective, histo-
rique de cette société, les instincts sociaux dont il décrit
la naissance devant se transmettre et s'accroître par l'hé-
rédité jusqu'à l'organisme humain, continuateur d'une
lointaine lignée. E) Enfin, — et c'est une dernière diffé-
rence dans l'analogie, — si A. Comte est conservateur
en politique, M. Spencer pousse la même tendance au
point de paraître immobiliste. Dans l'immense orga-
nisme social, l'action volontaire individuelle joue sui-
vant lui un rôle presque nul. L'évolution de l'ensemble
est déterminée par des habitudes inconscientes, les-
quelles reposent sur des conformations organiques hé-
réditaires et que chaque individu subit nécessaire-
132 INTRODUCTION HISTORIQUE
ment. Il est donc loin de se montrer favorable aux
tentatives de réformation brusque ; il ne fait pas appel
comme Comte à un dictateur qui préside à la période
transitoire entre Tanarcbie et l'ordre définitif: toute
entreprise isolée de changement lui parait déraison-
nable, et les fondations politiques et religieuses que
son prédécesseur rêvait d'accomplir dans Tespace de
quelques années Vont fait sans doute plus d'une fois
sourire. Le gouvernement même influe à son avis
beaucoup moins qu'on ne pense en mal et surtout en
bien sur les destinées d'une société. Il est vrai que
nulle société véritable ne se forme sans qu'une démar-
cation ne s'établisse entre les parties gouvernantes et
les parties gouvernées. Mais les organes régulateurs
puisent, comme le système nerveux le fait au sein des
liquides de l'organisme, leur vie môme et leur mouve-
ment au sein des organes soumis à leur action, et s*ils
réagissent sur eux, ce n'est qu'avec les forces qu'ils eu
reçoivent. En sorte que le point de départ du mou-
vement dans un corps politique, l'arbitre de ses des-
tinées est toujours le tempérament de la population
elle-même, c'est-à-dire l'ensemble de tendances et
d'habitudes inconscientes liées à la constitution orga-
nique de celte population.
Sans nous arrêter à la doctrine du Nihilisme admi^
nistratif que M. Huxley reproche à M. Spencer de pro-
fesser (1), c'est sur cette formation en quelque sorte
(I) Voir, Fortnightly A<fi*t>io, deux intéresMuU articles : Van Je
M. Huxley, ooTenibre 1871 ; Taulre, de Cairues, janvier 1875. M Huxley,
tout en rëpugoant à »e servir de Tanalogie entre les corps Tivauls et
lei sociétés pour bâtir des théories politiques , énonce cependant Tidée
SPBTfCBB 133
inconsciente de Toi^anisme social que nous deTons
insister encore quelques instants. M. Spencer s*est senri
pour le désigner d*un mot (growth) qui s* appliquerait
aussi bien à la croissance du végétal et qui, par consé-
quent, semble exclure toute intervention délibérée des
individus dans la destinée collective. L'expression a
paru choquante. Essayons de bien comprendre la doc-
trine. Il serait absurde de dire en effet que les actes par
lesquels la vie sociale est entretenue sont absolument
inconscients, qu'il s'agisse non pas seulement des
hommes, mais même des animaux. La vie de relation
suppose dans toutes les occasions où elle s'exerce un
rapport établi à distance entre des êtres distincts et
ce rapport ne peut-être établi que par la représenta-
tion. Il y a donc représentation, c'est-à-dire pensée,
c'est-à-dire, et nécessairement, conscience dans tous
les actes de la vie sociale, chez les animaux comme
chez rhomme. Mais d*abord cette conscience est sus-
ceptible de décroître insensiblement, jusqu'à se con-
fondre presque avec l'absence même de conscience,
sous l'influence de l'habitude. La fréquence de l'acte
change peu à peu par le processus que nous avons
indiqué plus hauf l'état du système nerveux sur le
point correspondant, eu sorte que l'appareil nécessaire
à la fonction s'étantfixé, toute résistance fmissant par
disparaître, aucune oscillation, aucun conflit de pen-
chants en sens divers n'accompagne plus l'acte pro-
qae cette analogie serait, saivant lui, toute en faveur de la concentration
du gouvernement. « Le fait est, dit-il, que le souverain pouvoir du corps
pense pour l'organisme physiologique, agit pour lui et régit les Qompo-
lants individaela avec une règle de fer. b
9
134 INTRODUCTION HISTORIQUE
posé. Au lieu de se faire après des hésitations qui né-
cessitent des appels de renseignements, c'est-à-dire
des envois de décharges nerveuses dans les différents
organes sensoriels, il se fait, comme on dit, tout seul.
Il est automatique, ou mieux, réflexe. Si maintenant
on suppose 1* appareil nerveux dont cet acte est la fonc-
tion transmis de génération en génération à des êtres
qui Texécutent de plus en plus fréquemment, on com-
prendra que la conscience en sera de plus en plus
oblitérée, en même temps que Texécution en deviendra
de plus en plus nécessaire. Il ne requerra bientôt plus
aucun apprentissage : il sera instinctif. Uest une autre
raison pour laquelle les actes sociaux peuvent être dits
inconscients. Un des éléments de la claire conscience
d'un acte, c'est la représentation du but où il tend,
c'est-à-dire de ses effets possibles. Mais il est évident
qu'étant donné un acte aussi clairement conscient
qu'on veuille le supposer, une partie considérable de
ses conséquences ultérieures échappe à l'agent ; car
c'est une des propositions importantes des Premiers
principes que les effets d*un mouvement se multiplient
à l'infini à mesure qu'ils s'en éloignent. Ces consé-
quences cependant entreraient dans la conception du
but et l'examen des motifs, si elles étaient connues.
Donc un acte est toujours conscient en ce sens que
les plus immédiates de ses conséquences sont visées
dans la décision qui Tamène ; mais il est toujours in-
conscient en ce sens que quelques-unes de ces consé-
quences (les plus importantes sans doute, en vertu du
principe de la multiplication des effets) échappent à
celui qui en est l'auteur, et restent sinon en opposi-
snxMM ISS
lion avec sa volonté , da moins en dehors d^eile (1).
Grâce à ce nouveau groupe d*actes inconscients,
c'est-à-dire d'actes ayant un tout autre résultat que
celui que l'agent en attend, un consensus orga-
nique peut s'établir dans un ensemble d'éléments qui
paraissent uniquement occupés de leur fin propre.
Directement, chacun d'eux se veut lui-même à l'exclu-
sion de tous les autres, indirectement et par le jeu de
lois générales absolument ignorées de lui^ il veut sans
le savoir tout son groupe ou toute son espèce. Ces
deux sortes d'inconscience se retrouvent dans la crois-
sance en quelque sorte végétative de l'organisme so-
cial. C'est tout-à-fait à l'insu de chaque animal d'une
horde qu'une * correspondance s'est établie dans son
organisme entre certaines émotions et certains gestes
ou certains cris. Cette correspondance est organique,
c'est-à-dire dépend d'une structure particulière de
son système nerveux, hérité de ses ancêtres. De même
c'est tout-à-fait à notre insu que s'est établie en nous
la correspondance entre certains spectacles, comme la
vue d'un acte de barbarie, et les sentiments de dou-
loureuse indignation qui en résultent. Cette corres-
pondance est, elle aussi, organique; nous naissons
avec une structure nerveuse telle que cette liaison est
en nous inévitable. 11 se trouve, il est vrai, que dans
l'un et l'autre cas ces dispositions sont des plus utiles,
(1} Voir le chap. de Hartmann : rinconscient dans Thistoire, t. I de la
Phil. de Pineonscience, On sait que nous ne prenons pas le mot inconscient
dans le même sens que lui. L'inconscient, pour nous, signifie le dernier
degré de la conscience. Mais le fait que les peuples souvent veulent une
chose et en exécutent nne autre est abondamment démontré dans ce
drapitre.
136 INTRODUCTION HISTORIQUE
d'une part à Texistence de la horde, d'autre part à
Telistence d'une société humaine, car la disposition à
produire certains cris d'avertissement en présence de
dangers indéterminés assure le salut de tout le trou-
peau, et les progrès de la sympathie font que tout
homme est pour son semblable une chose sacrée. Mais
est-ce que dans l'un et l'autre cas l'individu veut ex-
pressément la conservation du groupe dont il fait partie?
En aucune façon, et ce sont des lois générales, igno-
rées de l'individu, quoique résultant de son action,
qui produisent ces effets en apparence aussi intention*
nels qu'harmoniques. C'est de ce point de vue que
M. Spencer se croit autorisé à représenter la vie des
sociétés humaines comme une croissance naturelle
spontanée. C'est en se fondant sur ces observations
qu'il rend à l'involontaire la place considérable à
laquelle il a droit et que les philosophes des xvii* et
xviii^ siècles lui avaient refusée dans leurs théories
politiques (1).
(1) Avant de clore cette revue des différents systèmes de philosophie
sociale, nous devons rappeler quel est le point de vue auquel nous doqs
sommes placé. Nous avons cherché à déterminer quelles explicatioDs
ont été proposées dans le cours de l'histoire du fait même de la société
humaine; nous avons voulu savoir quelle était, d*après les plus grandi
philosophes, la nature de celte société : href, nous nous sommes de-
mandé comment ou avait répondu depuis Aristote jusqu'à nos jours à
cette question : quVst-ce qu*uue société, quelle est son essence? Noua
avons donc dû omettre volontairement les théories d'ordre politique qui,
bien que voisines de cette question, en sont nettement différentes. Par
exemple, nous n'avons pas même mentionné la théorie d^Aristote sur le
rôle des classes moyennes dans l'Etat , ni sa classification des formes de
gouvernement. De même, dans les temp:» modernes, nous avons dû
laiâser de cdté dans notre examen historique de belles et importantes
conceptions qui ont contribué très efficacement aux progrès de l'art po-
CONCLUSION 137
On peut donc considérer le problême posé, il y a
plus de 2000 ans, par les sophistes comme résolu, ou
plutôt comme dépassé. Il n'y a rien hors de la nature,
et comme les impulsions organiques qui assurent la
vie de l'individu par leur concours, les conventions
expresses, les actes volontaires par lesquels les socié-
tés s'organisent sont des mouvements naturels soumis
aux lois de la vie dans leur évolution. Et même l'oppo-
liliqne, mais qui o'oot eu q'a'une influeuce indirecte snr la philosophie
sociale. Ainsi, la question des rapports de l'iadividu et de llStat a pas-
sionné les esprits, les uns Toulant accorder beaucoup à TEtat, les autres
défendant les droits de la liberté individuelle, tous 8*eff6rçant de tracer
une limite précise *\m pût servir de règle à Faction des Etats et des
parlieuliers. D*un côté figurent, pour ne parler que des écoles les plus
récentes, les socialistes (Saint-Simon, Owen, Fourrier, Pierre Leroux et
Proudhou); de Tautre, les politiques qu'on pourrait appeler les indivi-
dualistes (Tocque ville, Miil, Bastiat), combattus en dehors des rangs du
socialisme par un apologiste éminent de la centralisation, M. Dupont
White. Mais nous ne pourrions, sans sortir de notre sujet, dresser même
un tableau rapide de ce vaste mouvement; nous devons nous borner à
l'histoire d'un seul problème plus général : qu'est-ce que la société? {*)
{*) Noos UissoDi cette Introdaction telle qu'elle a été écrite de février à mai 1875.
Depais, deax ouvrages importants ont ru le jour : U Sociologie de Spencer et le livre
de M. Sehaffle intitulé Structure et Vie du corps focial {Bau und Leben des iocialen
Kmrpen. Tubingen 1875). — Le premier de ces ouvrages ne contieut,en fait de prin-
cipe», rien qai ait échappé à notre analyse. Cependant nous y relevons les remarques
aÛTaotes. Entre Tobjet de la biologie et celui de la sociologie, il y a, dit Tauteur
CM deoz différences : 1* que • les parties d*un animal forment un tout vraiment con-
cret, tandis qu*one société n*est qu'un tout discret. Les unités composantes sont, d'an
c6té, soadées entre elles; de l*aatre, elles sont plus ou moins dispersées, libres et
sans contact; > t'qne c chez Tanimal U conscience est concentrée dans un sensorium,
e'est-ft-dire dans une petite partie de l'agrégat; le reste en est dépourvu ou à peu
prés; dans une société, la conscience est répandue partout: tous les membres sont ca-
pables de bonheur et de souffrance au même degré, pu peu s'en faut : il n*y a pas de
MAMn'iim social. > La première objection qui tendrait à écarter les analogies entre
le corps social ot Torganisme a été également présentée par Hartmann dans sa Philoso-
pkië de l'inconicient. Hartmann croit que l'essaim d'abeilles réunit toutes les condi-
tions de Tanité organique sauf une, i savoir la cohésion et la contiguïté des éléments
composants et il lui semble que l'absence de cette condition suffit ponr rendre illusoire
tout rapprochement entre l'unité orgauiqne et l'unité sociale : l'one est individuelle,
l'aatre ne l'est pas. Spencer répond à cette objection que les individus qui composent
urne sodété sont liés étroitement par la vie de relation : nul d'entre eux ne saurait éproa-
138 INTRODUCTION HISTORIQUE
sition entre ces deux groupes de faits n*a plus de rai-
son d'être, puisqu'on s'accorde à reconnaître une part
dUntention dans les faits, sociaux les moins réfléchis
qui se rencontrent chez l'animal comme chez Thomme,
et une part de spontanéité, d'inconscience dans les
faits sociaux les plus délibérés par lesquels les nations
s'organisent et se gouvernent. De Tun à l'autre groupe
il u^y a plus qu'une différence de degré ; ou plutôt ils
▼«r ai effet qaeleooqae tans que les autres ne le ressentent par contre-coup plus ou
moins Tiremeut et sur une surface plus on moins étendue. M. Sch«ffle a traité spé-
etalement cette question et il a montré que les cellules dans le corps rivant ne sont pei
toujours contiguëi, qu'elles sont liées les unes aux autres par une substance moins hao-
tement organisée qu'il appelle substance iotercellulaire (sérum du sang, nérroglie), et
que, de même, la matière appropriée aux besoins de la rie de relation (routes, Toies
ferrées, télégraphes, et en général toute la richesse d'une nation) établissait an liea
entre les individus d'une société, joue par rapport à eux le rôle de tobstanee intercel-
Inlaire.) Voir dans son Introduction le chap. III, ^ 2, intitulé : Analogies et différences
entre les organes, les tissus, les cellules et les substances intercellulaires des plantes»
des animaax et des sociétés, p. 53 ; et dans le corps du lirre, |r« Section, iii* divisloo:
La richesse comme substance intercellulaire sociale, p. 93. On serait surpris que des
philosophes, sachant combien Tidée de distance est une idét relative, s*arrltasseot à
cette distinction. Car c'est une question s'il n'y a pas une distance entre les atomes, au
point que certains chimistes cherchent à mesurer cet intervalle ! Qu'importe donc la
distance entre les éléments qui composent une substance organisée, du moment que
cette distance est comblée par l'action réciproque des éléments? La vraie continuité
est celle de la transmission des forces ; quand une force ne peut pénétrer dans un mi«
lieu sans se faire sentir dans toute son étendue, ce milieu est un et concret, quel que
toit le vide apparent qui sépare les corps qui y sont placés. Reste la seconde objection.
11 serait possible que ce défaut partiel d'analogie entre la société et l'organisme, au lieu
de détruire l'analogie en général, révélât seulement dans la physiologie actuelle ane
faasse appréciation de la manière dont la sensation se produit ehes l'individu. Nous l*a*
Tons déjà remarqué; apréi avoir assigné à chacune des grandes fonctions un organe spé-
cial comme siège exclusif, on commence à comprendre que tout l'appareil participe è
cette fonction, dont l'organe centrai — cœur, poumon, etc., — n'est plus que rageai
principal. M. Lewes a établi dans son livre sur la Base physique de l'eeprU que les
nerfs, souvent réduits au rôle de simples voies de transmission, étalent au contraire
des générateurs de force nerveuse au travers desquels l'excitation s'accroît en se pro-
pageant ; il a été plus loin et il a montré que la sensibilité appartient encore, sons des
formes différentes, à d'autres parties qu'au système nerveux. {The pfcystcal batù ef
mind , Action without nerre-centres, p. SOI et suiv.) c Ce n'est pu le cerveau, c'est
l'homme qui pense et qui sont, • tel pourrait être le résnmè de sa doctrine. Si eetta
vue est acceptée, le cerveau sera considéré comme concentrant en lui à aa très beat
degré une propriété qui est répandue partout à l'état diffus dans l'organisme riveat.
Dès lors on voit tomber l'opposition entre le corps sudal et le corps individuel fondée
sur ce que toutes les parties de l'an sont sensibles tandis que certaines parties de
l'autre jouisseat seules de cette propriété. Du reste on sait que tootas les parties du
CONCLUSION 139
ne forment tous les deux qu'un seul ensemble régi
par leS mêmes lois qui sont celles de l'évolution bio-
logique. La sociologie, comme science générale, a donc
trouvé sa méthode et parait constituée, puisqu'elle est
cultivée dans les difTérents pays et dans les difTérents
groupes scientifiques par les mêmes procédés, à partir
de certaines données fondamentales qu'il devient de
plus en plus oiseux de discuter. Ce n'est pas que les
eorps social aa mbI pas également aceeisiblet aax émotieni politiques : et quelques-
imes même sont presque indifférentes à leurs suprêmes intérêts, surtout dans des socié-
tés peu ciriliséet. On sait TiulpassilHlité des Orientaux en présence de la mort. Et on
trovre encore en Europe des hommes qui, comme les condottieri, s'exposent à la mort
pour une somme d'argent. Sans prétondre soutenir cette thèse absurde que les per-
aonnes humaines et les orgaaites ooeupent.dans l'échelle de la rie le même niveau —
cela est contraire au fond même de notre théorie des sociétés, — nous pouvons donc
ndaaettre que les uaes et les autres sont vivants et parties de vivants, seulement que les
différentes personnes d'une même société et les différents orgaaites d'un même corps
soat des foyers d'activité vitale d'intensité fort diverse. — L'ouvrage de Spencer est
tout entier consacré à établir expressément que les sociétés sont des organismes.
Le livre de M. Sclueffle ne renferme rien qu'il soit nécessaire de rappeler ici avec
quelque détail, hormis cette idée que nous venons d'indiquer, sur la richesse comme
tttbstaaee intereellulaire sociale. Nous avons émis cette idée nous-méme à la soiite-
nanee de la présente thèse -^ juin 1876 » avant de connaître le livre de M. Schcflle.
Qttnnt an contenu de ce volume de 850 pages ia-S*, on y trouvera un admirable
eompléoseni aux travaux de Spencer. Tandis que le philosophe anglais étudie l'évolu-
tion sociale, ou les sociétés dans leur devenir et dans leur formation, l'économiste alle-
mand s'attache à ra&alyse des sociétés actuelles et décrit par le menu avec uois infa-
tigable attention la prodigieuse complexité de leurs ressorts. Les vues philosophiques et
ayntbétiquessont loin de manquer dans ce tableau. La plus originale est la théorie très
eoBq»léto, neuve, nous le croyons, de ce que l'auteur appelle die Gikler der Dantêllung
«ad MiUkeUung, c'est-à-dire de ces combinaisons et appareils qui servent à l'expres-
ikm. à rechange et i la tradition des idées, biens sans lesquels aucun progrés n'est
possible. L'ouvrage comprend, après une introduction de 60 pages, six sections dont
Toid les titres : i* Les éléments du corps social ou les conditions de son milieu et ses
parties constitutives essentielles (nature, ressources, population). 2» La famille comme
onitê vitale élémentaire du corps social (cellule sociale). 3» Les arrangements sociaux
taseatiols ou les tissus du corps social. Science des principaux tissus sociaux (histolo-
lofie sociale). 4* Faits psychiques de la vie sociale et leur connexion traités en géné-
ral, oa phénomènes généraux de l'âme sociale ( partie générale d'une esquisse de psy-
cologie sociale) &• Perception sociale, direction motrice sociale (exécutif). Activité
sociale intelleetnelle, sensitive et volontaire. &» Structure organique des sociétés (orga-
nographie). On voit que le champ parcouru est des plus vastes. Celui qui aurait le cou-
rage d'osceuter la traduction de ce volume rendrait un service signalé à la sociologie
eft France. Noos ne connaisssons pas l'ouvrage de M. de Lilienfeld : Réflexiom tur la
scicace éodalê de Vavenir. Nous savons seulement qu'il est conçu dans le même esprit
et antérieur à celui de M. Schasffle qui le cite dans sa préface.
440 INTRODUCTION HISTORIQUE
problèmes particuliers les plus importants de cette
science soient pour cela résolus; nous ne voulons pas
dire, par exemple, que Ton sache par cela même mieux
qu'auparavant à quoi s'en tepir sur les rapports à éta-
blir entre l'individu et l'Etat dans telle nation ou dans
telle autre, sur les limites que la loi doit imposer à de
grandes associations qui tendent à une existence indé-
pendante au sçin des états modernes, sur le fonde-
ment du droit de punir, etc. ; nous pensons seulement
qu'un certain accord s'est établi sur les principes mê-
mes de la science et sur la méthode qu'il convient
d'employer à son étude : le reste est affaire de temps
et demandera de longues recherches expérimentales
qui ne pourront elles-mêmes être bien interprétées
qu'après de longues discussions. Ainsi à l'heure qu'il
est, en Angleterre, au sein même de l'école évolution-
niste, les uns soutiennent que le progrès en matière
de gouvernement consiste dans Tamoindrissement de
l'action centrale, tandis que d'autres croient qu'il con-
siste dans son extension croissante. Loin donc que les
solutions précédemment exposées soient de nature à
clore immédiatement les débats des politiques, elles
leur ouvrent une vaste carrière. Seulement un terrain
commun est trouvé, un terrain scientifique où les dis-
cussions peuvent avoir lieu utilement à l'avenir : étant
bien entendu que la science sociale ne recherche ce
qui doit être qu'après avoir étudié ce qui est, qu'elle
ne peut guider la pratique qu'après avoir soigneuse-
ment examiné les faits et leurs lois, qu'en un mot elle
est une science expérimentale comme toutes les autres
et atteint la vérité par ces procédés admirables, con-
CONCLUSION 141
nus et éprouvés depuis trois siècles dans Tinvestiga-
tion de la nature.
Et non seulement les livres traitant des sciences so-
ciales se pénètrent de plus en plus d'expressions déri-
vées des solutions que nous venons d'exposer (1),
mais la pratique elle-même a recours de plus en plus
régulièrement à des procédés qui en impliquent Fac-
ceptation générale. Il n'est pas un parlement européen
qui voulût trancher une des questions particulières
qui lui sont soumises sans s'éclairer des données de
la statistique. La démographie ou statistique des faits
concernant les mouvements de la population est, dans
les assemblées, d'un perpétuel usage (2), et il n'est pas
téméraire de croire que des questions particulières
cet usage sera petit à petit étendu à des questions
plus générales. Or se donnerait-on la peine de consta-
ter avec des déterminations numériques Tordre des
phénomènes passés si l'on n'était assuré que les phé-
nomènes à venir se succéderont suivant les mêmes
proportions et conformément aux mêmes lois ?
Cependant on ne saurait nier sans aveuglement que
de telles doctrines ne froissent encore les idées qui
ont cours assez généralement en France en dehors des
(i) Voir le Dictionnaire politique de M. Block, articles Société et
^ience sociale, p. 91 5. Les titres des ouvrages de M. M. Ducamp : Paris et
ses organes, Les convulsions de Paris, sont curieux à ce point de vue.
(S) On peut citer comme exemples d'applications partielles de cette
méthode le rapport de M. Roussel à TAsemblée nationale sur le travail
des enfants (1874), et l'admirable rapport de M. Bert sur la création de
nouTelIes Facultés de médecine (môme année). M. Sainte-Claire Deville a
présenté en 1872 à TAcadémie des sciences une étude sur l'Influence
de rintemat dans l'éducation conçue dans le même esprit. Le nom de
M. Bertilloa et celui de la Démographie sont inséparables.
142 nfTBODocnoN uistobiqub
milieux scientifiques proprement dits. Ces idées re-
posent presque toutes sur un principe contraire aux
vues dont nous venons de retracer le développement :
à savoir que Findividu est par son âme une force en-
tièrement indépendante et constitue un monde à part.
Ouvert par le côté où il touche à l'infini d^où il émane,
et recevant par là ses principes de conduite sous forme
de prescriptions absolues, il est fermé du côté de la
société, et ne se rattache à elle que par les modifica-
tions accidentelles qu'il en reçoit. Il y a dès conces-
sions que l'on est assez disposé à faire aux tendances
nouvelles. Ainsi, on admet assez volontiers que la con-
ception suivant laquelle la société est un artifice hu-
main se concilie avec cette autre conception qui fait de
la société l'ouvrage de la nature. Car on sent de divers
côtés que la nature est artiste elle aussi, et que le temps
est venu d'eiïacer des démarcations surannées entre
le travail de ces artisans invisibles dont Tanimal et le
végétal sont composés et l'industrie des êtres humains.
Le premier des arts et le plus étonnant de tous est celui
par lequel chaque organisme se construit suivant un
plan toujours le même, avant de construire sa demeure
ou ses engins de chasse avec des matériaux et suivant
un plan déterminés aussi, en général , selon l'espèce.
Que l'art soit plus ou moins conscient, qu'il s'applique
à un objet ou à un autre, il n^en est pas moins au fond
le même, et on sait trop ce qu'il y a d'inconscient dans
le génie pour le séparer entièrement du procédé ordi-
naire de la nature dans l'élaboration de ses^lus belles
œuvres. On admet encore sans peine que la société
change et que son changement est une véritable vie.
aXKLJDSKSi 143
Pnisqu'eDe n'est pas cmnme ces produits de Fart qui
une fois sortis de la main de FouTrier restent à jamais
inertes, puisqu'elle subit incessanunent les remanie-
ments des artistes épiis d'idéal qui la composent en
même temps qu'ils la construisent, elle participe donc
à leur mouvement, elle marche avec eux, et sa marche
est un progrès. On va encore plus loin ; on ne nie pas
que ce progrès ne soit réglé et que les lois n'en soient
plus ou moins difficilement saisissables. Et même c'est
une vérité généralement reçue que la connaissance
de ces lois est nécessaire à ceux qui veulent agir sur
la marche des nations : quelques-uns iraient peut-être
jusqu'à les regarder comme conciliables dans leur in-
flexible nécessité avec la liberté humaine bien enten-
due. De tous côtés la science et le langage politiques
sont envahis par l'idée d'organisation, qui est la même
que celle de vie. Mais il est un domaine où de telles
habitudes de pensée, si sympathiques et presque inévi-
tables ailleurs comme on vient de le voir, sont repous-
sées encore par une fin de non recevoir absolue, c'est
celui de la morale traditionnelle, fondée elle-même sur
la métaphysique intuitive (à priori). Sans entrer dans
la discussion des mérites intrinsèques de la sociologie
moderne, montrons qu'elle ne mérite pas d'être ainsi
rejetée au préalable à cause, en quelque sorte, de son
aspect même et par ses dehors seuls, au nom de la plus
haute autorité qu'il y ait dans le monde après Tévi-
dence, je veux dire au nom de la conscience morale.
On lui reproche d'abord d'être une doctrine exclusi-
vement positiviste. Mais l'exposé historique qui pré-
cède aiu*a, nous l'espérons, dissipé cette prévention ; on
i44 INTRODUCTIOxN HISTORIQUE
y a VU en eflet les théories sociales dont Comte et Spen-
cer se sont faits en ce siècle les promoteurs énergiques
défendues antérieurement par Aristote, par Kant et
par Joseph de Maistre, sans qu'aucun de ces penseurs
spiritualistes à divers degrés ait cru devoir renoncer
en les acceptant à ses croyances essentielles. On y a vu
également que, si ces théories s* accommodent de la
métaphysique de Spinoza, elles ne se concilient pas
moins aisément avec la métaphysique de Leibnitz.
Pour nous, nous avouons ne pas comprendre pourquoi,
après que Joseph de Maistre (esprit clairvoyant sans
aucun doute autant que convaincu), a cru nécessaire
de les accepter pour échapper aux théories du r4ontrat
social,, pourquoi, disons-nous, un spiritualiste de nos
jours, théiste ou chrétien, se montrerait plus difficile?
Il s'agit apparemment de maintenir en tout état de cause
la possibilité de Faction divine sur la société humaine ;
or, si cette action ne s'exerce plus au moyen de telle
ou telle personnalité privilégiée, ne peut -elle pas
s'exercer par l'ensemble môme des mouvements spon-
tanés qui animent les multitudes et les conduisent par
des transformations insensibles au résultat marqué ?
Le mouvement de l'histoire, dit Schiller, se déroule
« sous le regard perçant d'une sagesse qui voit de loin,
qui sait enchaîner les caprices déréglés (?) delà liberté
aux lois d'une nécessité directrice et faire servir les
fins particulières que poursuit l'individu à la réalisation
inconsciente du plan général. j> (Vol. VII, p. 29 ail.)
C'est du reste, au témoignage de Hartmann, l'idée com-
mune de tous les philosophes depuis Kant. L'action
divine ne se manifeste pas dans la nature (dans la
CONCLUSION 145
croissance d'un arbre, par exemple) par l'intervention
extérieure d'une volonté réfléchie. C'est sur les forces
élémentaires cachées au sein du végétal qu'elle se fait
sentir sans doute, puisqu'il n'y en a pas d'autres dans
cet être dépourvu de conscience centralisée. Pourquoi
ne pourrait-elle se faire sentir de même au plus pro-
fond des âmes collectives^ dans la région inconsciente
d'où naissent les tempêtes sociales mais où germent
aussi ces salutaires résolutions par lesquelles une na-
tion se régénère ? Que si on juge nécessaire de croire
aux hommes providentiels, encore sera-t-on forcé
d'admettre que leurs desseins ne peuvent se réaliser
sans le concours de circonstances favorables et recon-
naitra-t-on que les populations devront être préparées
par la Providence à saluer leur avènement. Mais dès
lors il faut encore assimiler les organismes sociaux aux
organismes naturels sur lesquels l'action de la Provi-
dence s'exerce en quelque sorte par le dedans et qui
déploient une puissance de développement spontanée.
C'est de la même façon que le caractère à priori des
prescriptions de la conscience peut se concilier avec
l'origine historique que la sociologie assigne aux sen-
timents dont elles donnent la formule abstraite. La
doctrine qui attribue à une inspiration divine la voix
de la conscience et les idées de la raison n'est point
intéressée à ce que cette sorte de révélation se fasse
d'une façon ou d'une autre. Les lois nécessaires de
l'existence sociale s'imposant à T esprit par la trans-
mission héréditaire, par l'éducation, par les influences
inévitables du milieu, ne pourraient-elles pas être re-
gardées comme la volonté de Dieu même qui se ma-
146 llfTRODUCTION HISTORIQUE
nifesterait à nous par Fintermédiaire de la nature?
C'est ainsi queVico et Joseph de Maistre l'entendaient.
Car suivant les dispositions des esprits, là où les uns
ne voient que Taction de la nature, les autres préfè-
rent voir l'action d'une Intelligence qui se sert de la
nature pour arriver à ses fins. A moins qu'on ne veuille
soutenir que cette Intelligence ne réalise jamais ses
desseins que par une infraction formelle aux lois qu'elle
a établies, rien n*empéche de la considérer comme
l'auteur des arrangements sociaux qui prévalent tour
à tour et des croyances morales sur lesquelles ces ar-
rangements sont fondés. Il est beau par exemple de
croire qu'en se livrant, suivant une impulsion hérédi-
taire, aux affections domestiques et patriotiques, on
conspire avec la Providence pour la réalisation de
Tordre universel et le développement de la civilisation.
Mais, dira-t-on, les prescriptions de la morale sont
absolues ; celles de la politique, dont vous voulez en
somme faire dériver les devoirs individuels, sont essen-
tiellement relatives, a Plaisante justice qu'une rivière
borne ! d Nous n'essayerons pas, comme il nous serait
facile de le faire, de repousser l'objection en faisant
ressortir les divergences incontestables qui existent
en fait à l'heure qu'il est entre les diverses conceptions
du droit tant privé que public des innombrables
nations ou peuplades qui couvrent la surface de la
terre. Nous n'invoquerons pas davantage les variations
que la connaissance du devoir a subies et, il faut le
dire, les progrès qu'elle a réalisés depuis les temps
primitifs. Et nous n'insisterons pas sur les diverses
manières d'agir que le même homme ou le même gou-
CONCLUSION i 47
vernement est contraint d'adopter suivant qu'il entre
en rapport avec des hommes civilisés ou avec des sau-
vages, suivant qu'il est placé dans des circonstances
normales ou dans des circonstances exceptionnelles.
Nous aimons mieux reconnaître que, en dépit de ces
variations dans le temps et dans l'espace, la morale
s'est toujours en effet composée d'un petit nombre de
principes essentiels, conditions essentielles de la vie
sociale, qui forment en quelque sorte le thème fonda-
mental de la moralité, et qui se développent suivant les
milieux et les circonstances en prescriptions par-
ticulières plus ou moins précises et plus ou moins
étendues. Mais quelle doctrine est plus autorisée à
affirmer cette universalité et cette immutabilité des
principes fondamentaux de la morale, celle qui fait
reposer le discernement du juste et de l'injuste sur une
révélation transcendante instantanée, ou celle qui la fait
reposer sur la constitution tant organique qu'intel-
lectuelle de l'individu, dont la race et le milieu social
sont les principaux facteurs? Si en efiet la science
montre à un point de vue tout objectif que les obliga-
tions varient avec les rapports sociaux, au point do vue
subjectif et dans la vie pratique, comme il ne dépend
pas de nous de changer nos sentiments les plus pro-
fonds et la structure même de nos organes à laquelle
les aspirations de notre conscience sont peut-être liées
et depuis des siècles, les obligations sont absolues dans
tout le sens du mot, c'est-à-dire que nous ne pouvons
admettre un seul instant que notre caprice ou notre
intérêt nous en puissent relever. Le monde serait
réservé à une ruine prochaine, la société dont nous
148 INTRODUCTION HISTORIQUE
faisons partie devrait avec nous s'abîmer dans le
néant demain, ce soir, sur l'heure même, nous ne nous
sentirions pas moins tenus par nos devoirs, en tant
qu'ils dérivent de la nature des choses et des croyances
implantées en nous par l'éducation et l'hérédité.
C'est là le grand avantage des théories que nous
avons présentées. Elles ne font plus de l'action morale
une marque de déférence en quelque sorte platonique
vis-à-vis d'une loi abstraite (formalisme qui est le vice
fondamental de la morale de Kant), ou une sorte de
précaution intéressée en vue d'une satisfaction per-
sonnelle plus ou moins lointaine (elles demandent le
plus souvent des sacrifices sans compensation), elles
en font un service, une fonction normale dont le but
est le développement de la vie dans la société dont
on est membre : elles lui communiquent une raison
d'être tirée des intérêts de l'univers, que le pessimiste
seul ou le nihiliste peuvent négliger. Un éminent
penseur écrivait récemment ceci : a Si on remonte
aux principes, je pense que le mot de mal ne peut
avoir qu'un sens en philosophie, à savoir un prin-
cipe de destruction ; et le bien , au contraire , est
un principe de conservation. Hors de là, il n'y a
qu'arbitraire et fantaisie..... Un peuple voué à l'anar-
chie ajoutait-il, se dissout nécessairement ou est ab-
sorbé par de plus puissants que lui. » {Causes finales,
p. 743, M. P. Janet. ) Nous voudrions qu'il nous fut
permis de nous approprier cette pensée et d'en faire
le résumé de notre philosophie sociale. Elle seule
donne aux règles de la moralité un sens plein, une
valeur réelle, sans rien leur enlever de leur dignité.
CONCLUSION 149
La vertu ne saurait être un vain mot dès qu'elle est la
condition d'existence du groupe, dès qu'elle devient
en vérité le fondement de l'édifice social. Il a suffi que
les sociétés en aient un obscur sentiment pour qu'elles
lui attribuent un caractère sacré.
Du reste, il serait inexact de croire que la philoso-
phie de l'utilité tende inévitablement à diminuer 1* au-
torité de la conscience et à lui substituer le seul empire
de la science, agissant conformément aux lois de la
sociologie. Il en serait ainsi dans le cas où la socio-
logie méconnaîtrait la part qu'ont l'instinct et l'habitude
dans les déterminations humaines ; mais l'une des pre-
mières vérités que cette science nous enseigne, c'est,
nous l'avons vu, le caractère spontané et irréfléchi de la
plupart de nos croyances et de nos actions. Il sera donc
en tout temps désirable que Thomme veuille le bien en
raison de ses tendances natives ou contractées, plutôt
qu'en raison de ses idées abstraites. Les sentiments,
les affections, la sympathie et la pitié seront toujours
les véritables sources du bien moral en chacun de
nous. La science sociale suit la conscience d'un pas
lent. Elle ne peut étudier que ce qui est; et la cons-
cience seule dans ses obscurs mouvements donne
naissance à de nouvelles formes de société, à de nou-
veaux sentiments moraux. Une société n'est pas un
mécanisme formé d'un nombre de rouages défini, tou-
jours le même; c'esl un corps en voie de renouvelle-
ment perpétuel; chacun de ses états est plein du
passé, mais aussi gros de l'avenir. Ce qui dégage
l'avenir et l'appelle à l'existence, c'est Vidée plus ou
moins définie que les peuples s'en font d'heure en
10
150 INTRODUCTION HISTORIQUE
heure ; ce sont surtout les ardents désirs que cette idée
suscite dans les cœurs, impatients de goûter les joies
que sa réalisation leur promet. Kidéal a donc des
droits à déterminer les actions des hommes, qu'aucune
doctrine sociale ne devra méconnaître. Il est le prin-
cipe et le ressort de la vie morale individuelle dans
rhumanité. Mais il ne faut pas non plus que les aspi-
rations irréfléchies et les rêves poétiques prétendent
s'ériger en règles objectives absolues. De ce qu'un
mode d'action, de ce qu'une forme de société a semblé
belle à un homme, il n'est pas par cela seul autorisé à
les déclarer obligatoires et à les imposer à ses sem-
blables. C'est ici que la science intervient pour con-
trôler Tidéal, pour en apprécier la valeur pratique
au moyen de lois connues, pour dire s'il est ou non
contraire aux conditions actuelles d'existence d'une
société donnée. L'impulsion, on le voit, vient de la
conscience ou du cœur; mais la règle et la mesure
viennent de la science. Sans l'amour de la vie, d'une
vie qui promet d'être de plus en plus intense et de plus
en plus douce, étant partagée par un nombre toujours
plus grand d'êtres sympathiques, il n'y aurait pour la
société ni existence, ni progrès; sans la conception
scientifique de la loi, c'est-à-dire de rapports cons-
tants entre les phénomènes, sans la connaissance de
l'ordre social reposant sur l'ordre de la nature, la
société irait sans guide à la poursuite d'irréalisables
chimères. L'induction est-elle autre chose que la forme
supérieure des combinaisons d'idées par lesquelles
tout être intelligent s'adapte aux conditions du milieu?
Et peut-on concevoir qu'un être aussi complexe que la
CCmCLUSION I5t
société humaine, ayant des rapports avec on milieu
aussi varié et aussi étendu, puisse subsister sans pour-
voir de la manière la plus précise à cette adaptation ?
Il serait imprudent de reprocher à la science expé-
rimentale avec trop de sévérité ses erreurs passées ou
présentes. Ceux qui ont prétendu dicter au nom de
Tidéal des constitutions aux gouvernements et des
devoirs aux particuliers na sont pas exempts de mé-
prises analogues. Si Aristote justifie l'esclavage, mo-
mentanément nécessaire à la cité grecque, Platon rêve
d'abolir la famille et la propriété, conditions étemelles
de la vie sociale civilisée. En fait de folies sanglantes
ou ridicules, les visionnaires ne le cèdent en rien aux
empiriques. Et les empiriques qui se livrent à Tutopie
le font précisément parce qu'ils abandonnent la mé-
thode scientifique et recherchent ce qui doit être sans
tenir compte de ce qui est. Non que la science atteigne
la vérité du premier coup ; t'erreur est pour elle une
épreuve inévitable ; mais le temps juge les hypothèses
et tôt ou tard les faits parlent assez haut pour faire
taire les dissentiments individuels. Certes il vaudrait
mieux pour nous avoir sous la main la vérité toute faite
que d'être obligés de la chercher ainsi péniblement à
la lumière de l'expérience ; mais comme les moralistes
et les politiques qui ont les yeux fixés sur l'idéal nous
en présentent une multitude infinie de copies très
différentes les unes des autres, il nous faudra donc
aussi nous livrer à un long et difficile examen afin de
savoir quelle est la vraie. Entre les unes et les autres,
c'est l'expérience qui dorénavant sera juge en dernier
ressort.
152 INTRODUCTION HISIORIQCB
Un dernier reproche a été élevé contre la philoso-
phie sociale qui prend pour base Tobservation de la
nature. Elle abaisserait Thomme au niveau de rani-
mai. Dans cette comparaison de Torganisation de la
cité humaine avec Torganisation de la cité animale^
ruche ou fourmilière, Tindépendance et la dignité de
la personne humaine seraient inévitablement compro-
mises. Il en serait ainsi, en effet, si l'on prétendait
transporter les loi3 des sociétés animales, telles
quelles, dans les sociétés humaines, et si le résultat
d'une étude comparée des unes et des autres devait
être une identification des deux objets. Mais nous pro-
testons contre une pareille conjecture. D'abord, ce ne
serait que des sociétés des mammifères supérieurs
qu'il conviendrait de rapprocher les plus dégradées
des sociétés humaines ; ensuite ce rapprochement ne
servirait qu'à montrer la supériorité des sociétés
humaines. Que si les lois de la vie sociale et les lois de
l'organisation prises en (jénéral peuvent être rame-
nées à des formules semblables, qu'on se rassure sur
les conséquences politiques et morales d'une telle
synthèse. La physique peut expliquer par la même
formule les premiers rayons de l'aube et la pleine
lumière du jour sans pour cela confondre l'aurore
avec le midi. Quand la sociologie animale sera faite,
on trouvera que les lois essentielles de la société
humaine, le respect du droit et la valeur absolue con-
férée à l'individu, que l'on se préoccupe de défendre
comme si elles couraient un réel péril, sont au con-
traire puissamment confirmées par les observations
des naturalistes. Comment? C'est que les sociétés ani-
a»axsw!f 133
maies n'existent, elles aossi, que par ces lois mêmes.
Des sociétés les plus humbles aox plus élevées noos
constaterons sans peine on progrès continu des senti-
ments affectueux, aboutissant de txmne heure à
éveiller en chaque membre du groupe une soUicitude
presque aussi vive pour les autres que pour soi. En
fait, beaucoup d*animaux sociables supérieurs se con-
duisent les uns vis à vis des autres comme si la per-
sonne de chaque membre du groupe avait pour les
autres une valeur absolue. Et puisque Torganisation
sociale est soumise aux mêmes lois (mutatis mutandis)
que l'organisation physique, ne sait-on pas qu un oi^-
nisme ne peut vivre et prospérer que dans la mesure
où la vitalité des éléments qui le composent se main-
tient et s'accroît ? Loin que la lutte pour Texistence,
loin que l'écrasement de l'individu soit le trait caracté-
ristique de la vie dans les limites d'un même corps et
d'une même société, c'est la coalition pour mieux sou-
tenir cette lutte, c'est le respect de l'individu qui en est
la première condition et le caractère dominant.
Pourquoi veut-on que tous les philosophes qui relè-
vent les analogies entre Thomme et Tanimal sociable
n'aient d'autre but que de sacrifier ce qu'il y a de
meilleur dans l'homme pour exalter ce qu'il y a de
pire dans l'animal î II nous semble au contraire inévi-
table que la majeure partie des sociologistes concluent
comme le fait souvent Platon dans les Lois, c'est-à-dire
en demandant à l'homme d'égaler au minimum la
vertu de l'animal sur les points où il s'approche de
nous, mais surtout de le surpasser et aussi (puisque
la civilisation est aussi loin de l'état sauvage que l'état
154 LNTRODUCnON HISTORIQUE
sauvage l'est de ranimalité) de se surpasser incessam-
ment lui-même. Rappelons les paroles de Platon :
« Puisque nous en sommes venus jusque-là sur cette
loi et que la corruption des mœurs d'aujourd'hui nous
a jetés dans l'embarras à ce sujet, je dis que nous ne de-
vons plus balancer un moment à la publier et à décla-
rer à nos citoyens qu'il ne faut pas qu'en ce point les
oiseaux et les autres animaux aient l'avantage sur eux.
Plusieurs de ces animaux, au milieu des plus grands
troupeaux, se conservent purs et chastes et ne con-
naissent point les plaisirs de l'amour, jusqu'au temps
marqué par la nature pour engendrer: ce temps venu,
le mâle choisit la femelle qui lui plait et la femelle son
mâle ; et étant ainsi accouplés, ils vivent désormais con-
formes aux lois de la saintetéetde la justice, demeurant
fermes dans leurs premiers engagements. Or il faut que
nos habitants l'emportent à cet égard sur les animaux.»
(Lois, vol. II, trad. Chauvct et Saisset, p. 405) (1).
Nous ne voyons pas ce que les défenseurs les plus
jaloux de la dignité humaine auraient à reprendre à de
telles vues s'appliquant aux manifestations diverses de
l'activité humaine dans la société: Pour nous qui
n'avons pas moins souci que qui que ce soit de la
noblesse et des destinées de notre race, si nous enten-
dions quelqu'un après la lecture de notre étude dire
semblablement : Eh quoi! dans plusieurs sociétés ani-
(1) Ce pasMge est un de ceux où le Daturalisme de Platon corrige heu-
reusemeut les excès de son idéaliâme. Mais la contradiction entre ce pas-
sage des Lois et la République n*eât pas absolue ; et il semble que Platon
ne considère l'union exclusive et permanente décrite ici que comme un
minimum de vertu. !/Idéal, c'est la haras humaiu de la République, (Voir
notre thèse latine}.
coefoxsiocc 1S5
maies les faibles sont prot^és, les jeanes s«3Qt élevés
avec soin, les vieux même sont parfois seoDums. lee^
membres d*ane même peuplade et d*une même famille
sont prêts à se sacrifier les uns pour les autres sans
la plus légère espérance d*une compensation; et il
se peut que certains bommes en «>ient encore à
se demander si ce sont là des vertus ! nous ne pour.-
rions qu'applaudir à un tel langage. Relever les socié-
tés animales, c*est relever du même coup la société
humaine qui les surpasse de si loin et les domine de
si haut. Nous croyons servir plus efficacement la cause
de la civilisation en montrant que l'humanité est le
dernier terme d'un progrès antérieur et que son point
de départ est un sommet, qu'en Tisolant dans le monde
et en la faisant régner sur une nature vide d'intelli-
gence et de sentiment.
DES
SOCIÉTÉS ANIMALES
SECTION PREMIÈRE
associations ou sociétés accidentelles entre animaux
d'espèces différentes :
Parasitée, Commensaux, Mutualistes.
Le coocoars, trait essentiel de toute société, suppose Taffinité orga-
nique; cependant des sociétés imparfaites peuvent s'établir acciden-
tellement entre des êtres plus ou moins diâsemblableâ. — Du parasi-
tisme, comme de Tune des formes de la concurrence vitale; animaux
qui la manifestent. — Du commensalisme et de ses transitions à la
mutualité; régions de Tanimalité où ils se rencontrent; leurs causes.
— De la domestication de Tanimal par Thomme comme d*un cas de
mutualité avec subordination ; origines probables de ce fait. — De la
domestication des pucerons par les fourmis; tentative d'explication
psychologique : de Tintelligence non réfléchie, ou raisonnement du
particulier au particulier. — Généralité de ces observations.
L'idée de société est côUe d'un concours permanent
que se prêtent pour une même action des êtres vivants
séparés. Ces êtres peuvent se trouver amenés par les
conditions où leur concours s'exerce à se grouper dans
l'espace sous une forme déterminée, mais il n'est nul-
i58 SOCIÉTÉS ACClDEiNTBLLES
lement nécessaire qu'ils soient juxtaposés pour agir de
concert, partant pour former une société. Une réci-
procité habituelle de services entre activités plus ou
moins indépendantes, voilà le trait caractéristique de
la vie sociale, trait que ne modifie point essen-
tiellement le contact ou Téloignement, le désordre
apparent ou la régulière disposition des parties dans
l'espace.
Deux êtres peuvent donc former pour les yeux une
masse unique et vivre, non seulement en contact l'un
avec l'autre, mais même à l'état de pénétration réci-
proque sans constituer une société. Il suffit pour qu'on
les regarde en ce cas comme entièrement distincts,
que leurs activités tendent à des buts opposés, ou seu-
lement différents. Si leurs fonctions, au lieu de con-
courir, divergent, si le bien de l'un est le mal de l'autre,
quelle que soit l'intimité de leur contact, aucun lien
social ne les unit.
Mais la nature des fonctions et la forme des organes
sont inséparables. Si deux êtres sont doués de fonc-
tions nécessairement conspirantes, ils sont doués aussi
d'organes sinon semblables du moins correspondants.
Or les êtres doués d'organes semblables ou corres-
pondants sont ou de la même espèce ou d'espèces
très rapprochées. La société ne peut donc exister
qu'entre animaux de la même espèce dans la généra-
lité des cas.
Cependant il peut se rencontrer des circonstances
où deux êtres doués d'organes différents et apparte-
nant à des espèces môme éloignées soient fortuite-
ment et sur un point utiles l'un à l'autre. Une corres-
pondance habituelle peut par là s'établir entre leurs
activités, mais sur ce point seulement et dans les
limites de temps où Tutilité subsiste. H y a donc li
roccasioQ sinon d'une société, du moins d'une asso-
ciation, c'est-à-dîre qu'une union moins nécessaire,
moins étroite, moins durable pourra naître d'une telle
rencontre. En d*autres termes, à côté de sociétés nor-
males formées d'éléments semblables spécifiquement et
qui ne peuvent vivre les uns sans les autres, il y aura
place pour des groupements accidentels, formés d'élé-
ments spécifiques plus ou moins dissemblables que la
convenance unit et non la nécessité. Nous commen-
cerons par l'étude de ceux-ci.
Entre deux êtres vivants, les rapports les plus étran-
gers à la société qui puissent se produire sont ceux du
prédateur et de la proie. En général, le prédateur est
plus volumineux que sa proie, puisqu^il -la terrasse et
l'engloutit; cependant il arrive que de plus petits s'at-
taquent à de plus gros, sauf à les dévorer par parcelles
et à les laisser vivre pour en vivre eux-mêmes aussi
longtemps que possible. Dans ce cas ils sont forcés de
demeurer pendant un temps plus ou moins long atta-
chés au corps de leur victime, portés par elle partout
où les conduisent les vicissitudes de sa vie. De tels ani-
maux ont reçus le nom de parasites. Le pai-asitisme
forme la ligne en-deçà de laquelle notre sujet com-
mence; car si on s'imagine que le parasite, au lieu de
prendre sa nourriture sur l'animal dont il tire sa sub-
sistance, se contente de vivre des débris de ses repas,
on se trouvera en présence, non pas encore d'une
société véritable, mais de la moitié des conditions de
160 SOCIÉTÉS ACCIDBXTBLLBS
la société : à savoir un rapport entre deux êtres tel
que, tout antagonisme cessant, l'un des deux soit
utile à l'autre. Tel est le commensalisme. Cependant
cette association n'offre pas encore l'élément essentiel
à toute société, le concours. 11 y a concours quand
le commensal n'est pas moins utile à son hôte que
celui-ci ne l'est au commensal lui-même, quand les
deux sont intéressés à vivre en relation réciproque et
à développer leur double action dans des voies cor-
respondantes vers un seul et même but. On a donné à
ce mode d'action le nom de mutualisme. La domesti-
cité, comme nous le verrons, n'en est qu'une forme.
Le parasitisme, le commensalisme, la mutualité,
existent chez les animaux parmi les espèces différentes.
Exposons brièvement les faits et cherchons à en dé-
couvrir la signification au point de vue de la philoso-
phie sociale.
La première difficulté consiste à déterminer avec
exactitude le fait même du parasitisme. M. Van Bene-
den nous parait avoir laissé quelque chose à faire sur
ce point : la limite qu'il établit entre le commensa-
lisme et le parasitisme est variable et incertaine. Si
nous considérons le parasitisme comme un cas par-
ticulier de la lutte pour l'existence, c'est-à-dire comme
un fait d'hostilité entre deux activités divergentes (i),
il nous apparaîtra comme le cas le plus grave de tous.
(1) «Tant que rezislence d'une partie est rendue nécessaire par celle
des autres parties, tant que cette partie sera utile aux autres d*nne ma-
nière quelconque , on ne saurait la nommer parasite : elle le sera do
moment qu'elle deviendra étrangère ou nuisible au corps. » (Virchow,
Pnth. cellulaire, p. &8«, ch. xxi.)
PÂRAsmsiŒ 46 i
après celui d'absorption totale du faible par le fort.
L'acte de manger la proie en détail et vivante ne le
cède qu'à cette autre de Tégorger pour s'en nourrir en
une fois. De ce point de vue, la démarcation est facile
à tracer entre Tun et l'autre groupe de phénomènes.
Dès qu'un animal, au lieu de séjourner dans les tis^^us
d'un autre animal ou dans les cavités de son corps, au
lieu de s'établir même provisoirement à la surface de
ses organes, c'est-à-dire au lieu de se nourrir de sa
substance^ vit constamment en dehors de lui et se con-
tente d'une partie des aliments qu'il a réunis ou aban-
donnés, il cesse d'être parasite pour devenir commen-
sal; la concurrence vitale est dans le second cas
beaucoup moins énergique et passe de Thostilité qui
menace la vie, quoique plus ou moins sourdement, à
la rivalité qui la stimule ; parfois même elle s'eflace
tout à fait pour faire place à la mendicité.
Examinons les faits de plus près. Il y a deux grandes
classes de parasites, les entozoaires et les épizoaircs.
M^s avant de parler des uns et des autres nous de-
vons mentionner ceux qui vivent des œufs d'une autre
espèce. Il est évident que c'est le fait qui se rapproche
le plus de la simple chasse, puisque entre détruire un
animal dans l'œuf et le détruire une fois éclos la diffé-
rence est légère.' C'est le même acte acconipU à des
moments plus ou moins avancés du développement.
Le singe et la couleuvre qui mangent des œufs d'oi-
seaux ne sont donc pas des parasites, ce sont des pré-
dateurs véritables. Une Hirudinée qui séjourne sous
la queue des homards au milieu même de leurs œufs
ne joue pas un autre rôle. Laissons donc €es faits où
162 SOCIÉTÉS ACCIDENTELLES
la guerre atteint instantanément son maKimum d'in-
tensité par la mort et Tabsorption de la victime, et
occupons-nous de ces autres faits où la guerre, moins
redoutable d'ordinaire, devient durable parce qu'elle
est intestine et utilise la proie vivante. Les larves
d'Ichneumons qui rongent la graisse et les muscles' de
la chenille du Piéride nous conduisent tout près du
parasitisme. Les entozoaires nous le montrent dans
toute sa force. Ils habitent ou les tissus ou les cavités.
Citons parmi les premiers les Arachnides et les Crusta-
cés lernéens qui pénètrent dans les tissus et viscères
desTuniciers et y causent les plus graves désordres (1);
d'autres Crustacés lernéens qui s'enfoncent jusque
dans les os de nos poissons d'eau douce (2) , d'autres
encore qui plongent comme des racines dans la peau
et même dans l'œil des Cétacés et des Squales ; des Dis-
tomes qui demeurent enfoncés les uns dans le foie
des ruminants, les autres dans celui de la baleine ; un
Cysticerque qui se loge dans le péritoine du bœuf et
du porc ; un Strongle qui habite dans le rein du che-
val, du chien et quelquefois de l'homme ; un Filaire
qu'on trouve parfois dans le cœur des chiens au
nombre de douze individus : on ne peut nier que de
telles pénétrations ne portent de mortelles atteintes.
Quant aux seconds, pour habiter les eavités, ils ne sont
pas toujours inoffensifs (3); leur présence constitue à
(t) GiARD, Thèse sur tes S»/nascidies, 1872, p. 5^, 55 et 56.
(2) Van Deneden, Parasites et Commensaux, passim. Voir p. 94 où det
caâ analogues sout éouméréâ en grand nombre; Tauteur n*y yeat Toir
que (Icâ accidenta.
(3) Voir BoucnuT, Matadiet de Venfance^ p. 557 et toi?.
PARASITISME 463
coup sûr une maladie au moins imminente. En tout cas
il est hardi d*afûrmer qu'ils sont utiles à leur hôte.
Aux orifices ils interceptent les aliments ou causent
par leur multiplication des troubles notables, soit
"locaux, soit sympathiques. Viennent enfm les épi-
zoaires. Us font, dit-on, la toilette des animaux qui les
portent, parce qu'ils se nourrissent de leurs sécrétions
cutanées. Telles sont les Caliges qu'on trouve en très
grande quantité sur la peau des poissons de mer ,
tels encore les Ricins qui se multiplient en nombre
immense sur les oiseaux. Nous ne pensons pas que
les poissons souffrent des mucosités normales qui leur
couvrent la peau; en revanche nous ne pouvons
croire que le cabillaud, par exemple, ne souffre pas de
la présence des Caliges qui sont, dit M. Van Beneden,
plus nombreux sur son corps que les écailles. Les oi-
seaux sont-ils incommodés par leurs sécrétions cuta-
nées ? Cela parait douteux ; mais ils le sont sans aucun
doute par leurs parasites; nous en voyons un grand
nombre se rouler dans la poussière pour s'en débar-
rasser; d'autres, comme la grue, s'enduisent de terre
glaise au moment de la ponte, c'est-à-dire quand elles
vont être condamnées à une immobilité prolongée,
et partant plus exposées à leurs attaques. Dira-t-on
que les mammifères trouvent un secours dans leurs
parasites extérieurs? A quelles manœuvres cependant
ne se livrent-ils pas pour les repousser ou les détruire?
Les porcs et les rhinocéros se couvrent de boue, les
buffles se plongent jusqu'au nez dans des mares qu'ils
creusent exprès, les chiens et les chats les chassent
avec leurs dents, le singe avec ses ongles, les rennes
164 SOCIÉTÉS ACCIDBNTKLLES
émigrent au loin. (Brehm, vol. II, p. 486). A en
juger par les effets qu'ils produisent sur rhomme^ on
peut dire que, s'ils rendent des services, ce sont des
services. chèrement payés. Concluons donc que le pa-
rasitisme n'est inoffensif qu'accidentellement et que^
son effet normal est de nuire. Il faut par conséquent
considérer comme aussi éloigné que possible de l'union
sociale tout être qui se nourrit de la substance d'un
autre. Au point de vue physiologique, sa fonction est
en opposition avec celles de sa victime; au point de
vue psycologique , il n'entre dans la sphère de sa
conscience que pour y causer de la douleur, autre
signe non moins manifeste d*oppQsition. Il appartient
à un optimisme plus courageux que clairvoyant de
chercher une harmonie au sein de la plus âpre con-
currence.
Mais le parasitisme ne nuit pas seulement à la vic-
time, il nuit au parasite lui-même, sinon immédiate-
ment dans l'individu, du moins par accumulation, dans
l'espèce. Ceux d'entre eux qui se fixent dans les tissus
y subissent des dégradations telles qu'il a été souvent
difficile de reconnaître leurs véritables affinités zoolo-
giques. La vie de relation étant suspendue chez eux,
puisqu'ils n'ont plus à chercher leur nourriture mais
la reçoivent toute préparée, les organes correspon-
dants se sont atrophiés. Quelques Crustacés lernéens,
libres pendant une partie de leur existence, descen-
dent soudain dans Téchelle animale dès que la phase
parasitique a commencé pour eux. (V. Bexeden, op.
cit., p. 135.) Reconnaissons à ce nouveau trait l'anti-
pode de la vie sociale : celle-ci est caractérisée par un
PABASmSMB 185
profit et un perfectionnement matnels ; le parasitisme
a pour effet une diminution corrélative de puissance
vitale chez l'animal qui le subit et de complexité orga-
nique chez l'animal qui le pratique.
Si nous cherchons de nouvelles lumières sur la na-
ture de ce fait dans sa distribution et son origine, nous
verrons que sa distribution tout d'abord n*est soumise
à aucune loi harmonique. De ce que certains Anne-
lides vivant sur des mammifères ont une organisation
plus élevée que d'autres vivant sur des animaux infé-
rieurs, on n'en saurait inférer une loi générale qui
établirait un rapport direct de complexité organique
entre le parasite et sa victime. Les conditions d'exis-
tence diverses expliquent suffisamment ce fait parti-
culier; et on trouve une multitude d'autres faits en
opposition avec lui. Les mammifères logent des para-
sites de tout grade , depuis la cellule cancéreuse ,
depuis les Arachnides les plus dégénérés jusqu'aux
Pulicidés les plus agiles. Une seule loi ressort avec quel-
que netteté de la distribution générale des parasites,
c'est que les espèces les plus faibles et les moins volu-
mineuses s'en sont prises comme au hasard aux espèces
plus fortes et plus grosses qni étaient à leur portée (1).
A partir de Tembranchement des poissons les faits de
parasitisme deviennent rares si on monte l'échelle^ ils
deviennent de plus en plus fréquents si on la descend.
(1) a Let Sporoc};9tes, les Rédies et les Cerctires, libres ou enkystées^
se trooTeat presque exciusÎTemeQt chez des aaimanx invertébrés, tandis
que les Trétnatodes correspondants se rencontrent chez les animaux ver-
tébrés qui font lear proie de ces invertébrés.» (Huxlet, Elémenti
d'anatomie comparée des animaux invertébrés, p. 115, trad. française.)
il
i66 SOCIÉTÉS ACCIDENTELLES
Les espèces vaincues dans la concprrence vitale sous
sa forme la plus apparente ont donc essayé de la sou-
tenir sous une forme dissimulée, mieux appropriée à
leur faiblesse. De là celte universelle et permanente
insurrection des plus infimes animaux contre leurs
rivaux victorieux : insurrection gênante souvent, mena-
çante toujours. La civilisation en vient à bout, mais elle
a ses revanches, témoin l'invasion de trichinose de ces
années dernières, à laquelle il faudra peut-être joindre
les épidémies de variole, de choléra, de typhus, sans
parler des afTections charbonneuses. Mais là où la ci-
vilisation faiblit^ les petits ennemis deviennent redou-
tables. On sait combien il arrive souvent sur les bords
africains de la Méditerranée que des enfants perdent
la vue par Tattaque réitérée des mouches. Au Mexi-
que, à Cayenne (1), au Brésil des mouches, à la
Guyane un Pulex, au pôle comme dans les pays chauds
des moustiques tiennent en échec les animaux et
l'homme. La tselsé maintiendra longtemps encore cer-
taines régions de l'Afrique centrale à l'état de soU-
tudes. Je laisse les cas de concurrence indirecte, ceux
où des adversaires, quelquefois invisibles, envahissent
non plus les vivants, mais les productions nécessaires
à la vie : est- ce que les sauterelles jie font pas périr
autant d'hommes qu'une guerre ? Mais ceci touche au
commensalisme. Le sens sociologique du parasitisme
ressort donc ici avec une suffisante netteté ; il est le
prolongement de la lutte pour l'existence que soutien-
(1) GiiURJ), Mélamorphoie des imecles , p. S09 : Lucilia haminivora.
Cepeddant celte mouche n'est parasite qu'accideotelleinenl.
l€7
nent contre les espèces noorelles sopéneores les inle-
rieares depuis longtemps en possesaon de la terre. Lai
manière dont il s*est développé n a rien de mystérieux.
Quoi d*èlonnant si le scolex da lièTre et da lapin
devient ténia dans les intestins du cliien^ â le scolex
de la brebis devient ténia dans les intestins du loap et
du chien, si le scolex de la souris devient ténia dans les
intestins du chat? (1) Le contraire seul serait étrange.
Ce mode de succession né des circonstances varie avec
elles (2). Qu*un autre organisme ingère habituellement
les mêmes viandes à Tétat de crudité ou de cuisson
imparfaite, il sera lui-même affecté habituellement des
mêmes parasites. Cest ainsi que Tintestin de Thomme
devient le siège accidentel ou même normal de ténias
qui ne lui semblaient pas destinés. Les entozoairessont
(1} c Les Tert rnbanés De se trooreBl pas i U (oU à PéUt cysliqne et
à Félat cestoîiie chei le méaie aoiuial, maU U fonne cjstiqiie m rea-
coDtre chez qaelqoe animal qui sert de proie à ranimai chez leqael se
présente la foime ceslolde. (Huilet, Elém. dTamat. comp. des animmix
itwertébrét, p iM.) Et il donne le tablean soÎTant :
Forme Ctstmde,
Tesia solitaire : bonae.
Teaia deatelé : cUee, resaH.
Teaia erassicoUe : chat.
Ténia cœaare : diieo.
Teaia echÎAoeoqoe : ekien.
Forme eyttùpÊe.
Cjstieerqae da tiaia eoojoACtif : lapin
Cjffîeerqoe ptfiforme : U|Ha.
Cyitîeerqtie baciolaire : rats et tooris.
Coranre cérébral : eerreaa da moaton.
Bdûnoooqae des rétérinaires : hommes,
ongulés domestiques.
(î) c Chaque parasite a son hôte ; mais cela ne Teat pas dire que
s*il ne trooTe pas sa demeure il doit périr. Il peot Tivre quelque temps
aux dépens d*nn Toiâin et passer pour son parasite. > Il y a des parasites
cosmopolites. • V Ascaride lombricoîde, si commun chez les enfants, se
loge éf alement chez le bœuf, le cheral, Tâoe ou le cochon. Le Distomm
hepaticum, qui est bien le parasite propre du mouton, peut s*égarer dans
le foie de l'homme ou dans celui du lièTre, du lapin, de Técureuil, de
Tâne, du cochon, du bœuf, du cerf, du cheTreuil et de diverses anti-
lopes, etc. » (V. Bbnedkn, Parasites et Commensaux, p. 91.) Que devient,
en présence de tels faits, le plan préconçu invoqué par Tautenr?
168 SOCIÉTÉS ACCIDENTELLES
donc comme tous les animaux qui se saisissent d'une
proie quand ils en trouvent une à leur gré ; ils ont, il
est vrai, comme les autres animaux leurs répugnances ;
il y a des milieux pour lesquels ils se trouvent mieux
adaptés que pour d'autres ; mais il ne leur est pas im-
possible sous le coup de la nécessité de s'adapter à de
nouveaux milieux. « Qui donc, dit M. Van Beneden,
en parlant du cestode de la souris qui achève son
évolution dans le chat, qui donc a tracé cet itinéraire
et a indiqué la voie, la seule par laquelle ce parasite
peut espérer entrer en possession de son logis? Ce
n'est ni le ténia, ni le chat évidemment? » Es y sont ce-
pendant pour quelque chose sans doute, et il n'est pas
téméraire de penser que de génération en génération
le chat en mangeant la souris, le ténia en s' accrochant
dans les intestins du chat pour y revêtir commodé-
ment sa dernière forme, ont contribué selon leur part
à cet arrangement, du reste fort simple. L'instinct
est réduit là à son minimum de complexité.
Dès que le parasitisme , abandonnant les tissus et
les cavités, se rapproche des orifices et devient par
conséquent de moins en moins nuisible, il se confond
de plus en plus avec le commensalisrae. Entre le com-
mensal et son pourvoyeur, la différence est générale-
ment moins grande qu'entre le parasite et sa proie.
Celui-ci, en effet, est toujours incapable de rechercher
sa proie par lui-même, dénué qu'il est des organes de
la vie de relation. Le commensal, au contraire, ne
reçoit sa nourriture qu'à demi préparée; il doit déjà
exercer pour la conquérir certaines facultés de dis-
cernement et de locomotion ; par là il se rapproche de
169
l'être capable de pourvoir loi-même i ses besoins aa-
qael il emprunte sa noorritore. Pourtant dans ces rap-
ports entre deux êtres où Tavantage est tout d*an côté,
alors même qae de Fantre ancon dommage n*est res-
senti, il n'y a place encore poar ancone société.
Les plos nuisibles des commensaux sont ceux qui se
nourrissent à leur naissance des aliments déposés par
la prévoyance maternelle i côté des orafs de certains
insectes, mais le plus grand nombre est moins redon-*
table. Dans les profondeurs de la mer, les faits de com-
mensalisme n*ont pu être encore qu'imparfaitement
observés ; l'hôte porte avec lui son paraâte quand on
le retire de l'eau ; il n'en est pas de même du pour-
voyeur et de son commensal. Cependant certains voisi-
nages permanents ont été signalés, comme celui du
pilote et du requin, du Pagure et de son Ànnélide, qui
ne paraissent pas avoir d'autre cause. Plusieurs ani-
maux, entre autres des Crustacés, vivent des excrétions
des poissons et purgent les eaux de ces impuretés
comme le font sur terre certains insectes pour les
excréments de mammifères. On trouve dans les four-
milières un certain nombre d'insectes dont la présence
ne soulève aucun tumulte et n'est cependant justifiée
par aucun service apparent (certains cloportes blancs
sont les plus remarquables). Il y a assurément pour
eux un intérêt à vivre en compagnie des fourmis, sans
qu'on soit parvenu à savoir lequel. Mais où l'on re-
cueille en plus grand nombre les faits de commensa-
lisme, c'est dans l'embranchement des oiseaux. On
connaît ces oiseaux de rivage, les Stercoraires, qui
courent sus jtux Mouettes, aux Lummes, aux Sternes
170 SOCIÉTÉS ACGIDBNTELtES
et aux Thalassidromes pour leur faire rendre leur proie
et la dévorer. La frégate agit de même à Tégard du
fou. Le milan vit des débris des repas du faucon, et celui-
ci est souvent dépossédé du fruit de sa pêche par l'Aigle
à tête blanche. Le Pagophile est le fidèle commensal
des morses. Des marsouins, poursuivant des brèmes,
se voient , au témoignage de Raulin , enlever leur
proie par des mouettes qui les épient. Le Pluvian fait
la chasse dans la gueule même du crocodile aux para-
sites qui y logent ; le Buphago africa rend aux élé-
phants un service analogue; 15 à 20 de ces oiseaux
blancs se jouent sur le dos de l'énorme animal, pico-
rant ses parasites. Notre étourneau, le commandeur et
TAlecto des buffles ont les mêmes habitudes ; mais déjà
TAlecto qui doit à la longanimité du buffle cette pitance
quotidienne, non content de lui rendre service par le
fait même, Taide encore en lui signalant l'approche
d'un ennemi. L'Ani fait de même pour le rhinocéros.
L'association efi'ective commence ici avec la mutualité.
Mentionnons seulement, avant d'aborder ce nouveau
groupe de faits, les commensaux des •carnassiers : le
chacal, le vautour, et enfin les nombreux commensaux
de rhomme, depuis le Dermeste du lard jusqu'au chat
et à la souris.
A là lutte pour l'existence d'abord directe, puis indi-
recte, va faire place la coalition pour l'existence, le
plus souvent destinée à mieux soutenir la lutte même.
Ici se présente quelque chose de nouveau; les con-
sciences, séparées par le parasitisme et le commensa-
lisme à des degrés divers, s'unissent dans la mutualité
par l'identité des représentations qui entraine à son
VOCàUIK 171
tour ]a commnnanté des craintes et des espérances.
(Test dire que ie dernier groupe des phénomènes ne
peut se produire avec quelque constance que chez les
espèces supérieures, capables d'opérations inteiiec-
tuelles déjà complexes. Exposons les £ûts connus.
Toutes les fois qu*nn même milieu rassemble ^u-
sieurs espèces douées d'habitudes semblables, des rap-
ports ne manquent jamais de s'établir entre celles qui
n'ont rien à redouter les unes des antres et ont, au
contraire, à redouter les mêmes ennemis. Les oiseaux
des plaines et des bosquets s'unissent Tokmtiers en
bandes, les bruants avec les alouettes, les pinsons et
les litomes, la Spizelle du Canada a?ec les pinsons et
les bruants, le Plectrophane de Laponie aTec les
alouettes, la pie a?ec les corbeaux et les corneilles, les
grives avec les merles, les roitelets avec le torchepot,
les mésanges , les pinsons et les uiHmettes , le Pic
épeiche avec les grimpereaux et aussi avec les mésan-
ges et les roitelets. Les oiseaux des marais : Téchasse
et Tavocette, les hérons, les bihoreaux, les garzettes
et les blongios ; les oiseaux de rivage : les barges avec
les pluviers et les bécasseaux forment également des
groupes permanents hors de la saison des amours.
Voici la cause de ces réunions. Chacun de ces oiseaux
comprend plus ou moins clairement que sa vigilance
sera puissamment aidée par celle de ses compagnons ;
pour surveiller les alentours, les sens de plusieurs
oiseaux tous également tendus en des directions diver-
ses leur paraissent ofifnr une meilleure garantie que
les sens d'un seul, et pour lutter s'il le faut contre un
ennemi, les moyens de défense de tous réunis leur sem-
172 SOCIÉTÉS ACCIDENTELLES
blent supérieurs aux armes d'un seul. Il n'est besoin
pour les engager à de telles associations d* aucune con-
trainte ni d'aucun pacte ; chacun accourt spontané-
ment au-devant de ses voisins et la bande se trouve
formée ; nous verrons plus tard ce qui cimente ces liens.
Quand le renard est en chasse^ les geais, les merles et
les pies poussent un cri qui exprime spontanément
leurs émotions à la vue du carnassier. Mais les autres
oiseaux, entendant ce cri d'alarme, en cherchent la
cause et, l'ennemi découvert, se mettent à leur tour sur
leurs gardes. Que ce fait se répète plusieurs fois : la
liaison entre le cri des avertisseurs et la représentation
du péril deviendra de plus en plus étroite dans leurs
consciences; ils fuiront de confiance au premier signal.
Les Tocks rendent en Afrique le même service aux
autres oiseaux, quand un serpent ou un léopard parais-
sent. L'antilope elle-même recueille avec attention
leurs avis. De même le cri du vanneau est entendu de
tous les oiseaux d'un même rivage et immédiatement
mis à profit. L'autruche est admise comme vigilante
gardienne dans les troupeaux de gazelles, de .zèbres
et de Couaggas ; et le Daman d' Abyssinie protège, sans
le savoir, en se gardant lui-même , un lézard et un
Ichneumon attentifs à tous ses mouvements. Ces der-
niers faits ne peuvent donner naissance à des sociétés,
puisqu'ils ne sont pas réciproques. L'avertisseur, mieux
doué que ses protégés, n'a que faire le plus souvent
de leur concours, et d'ailleurs ceux-ci peuvent avoir
eux-mêmes quelque chose à redouter de lui, comme
c'est le cas de nos petits oiseaux vis-à-vis de la pie
vulgaire. Mais que les mêmes faits se produisent entre
MCTCiUTÉ 173
oiseaux qui tous ont besoin les uns des autres sans
avoir rien à redouter les uns des autres, ils s^aniront
inévitablement. L'habitude fera le reste. Sans cesse
occupés à se regarder, à s^écoater mutueUement. ayant
associé dans leur pensée ces représentations aux sen-
timents de sécurité qu'elles leur inspirent, ils ne pour-
ront se séparer de leurs compagnons sans perdre qud-
que chose d'eux-mêmes, et seule l'action plus puissante
du penchant sexuel pourra les disperser au printemps
nouveau (4).
n est difficile que plusieurs êtres vivent habituelle-
ment groupés sans que des différences ne se manifes-
tent entre eux et que leurs rapports d'abord uniformes
ne se spécialisent suivant les aptitudes des individus.
Aussi voyons-nous plusieurs de ces bandes offrir un
commencement d'organisation. Nous n'en donnerons
qu'un seul exemple. Les barges qui forment une troupe
avec de plus petits oiseaux de rivage exercent toujours
(1) On Terra qae doos distingaons pins Urd deax causes principales
coDcoorant à la formatioa des sociétés, FiDlérèt oa ratililé plas on moins
ressentie, c'est-à-dire l'instinct de conservation d^one part et d*anire part
la sympathie. Ici, dans les sociétés accidentelles, c*e3t l'inlérét qai a, ce
semble^ le rôle prépondérant; la sympathie ne (ait que consolider les liens
qu'il a établis. Elle s*oppose anssi à ce qoc des sociétés se forment
entre des élres quelconques : ceux-là seuls &*nnisBent d*nne manière du-
rable et étroite, parmi ceux qui ont intérêt à le Caire, qui sont capables
d'éprouver de la sympathie les uns pour les autres. Autrement, on ver*
rait les associations les plus étranges. Quant aux sociétés normales entre
animaux de même espèce, nous avons cm, au contraire, devoir donner
le premier rôle à la' sympathie dans les explicalions que nous en avons
tentées, n'admettant l'instinct de conservation que comme un élément
qui les consolide. Du reste, la sympathie n'a d*antre raison d'être que son
utilité future, bien qu'ignorée des êtres qui se sentent ainsi attirés les uns
vers les antres ; et elle se rattache ainsi à la loi de l'évolution. De plut,
au moment où elle est ressentie, elle détermine un besoin pressant.
174 ' SOCIÉTÉS ACCIDBNTBLLBS
sur leurs compagnons une sorte d'autorité. Ce que fait
le barge, les autres l-imitent; ses mouvements et ses
cris guident la troupe tout entière. La seule difîérence
qu'il y ait entre cette forme d'association et la précé-
dente consiste en ce que, grâce à la supériorité du
barge, les représentations et les sentiments des autres
oiseaux, au lieu d'être seulement réciproques, sont
simultanés et se rapportent tous à la fois au même
membre de la troupe. Quant aux sentiments de satis-
faction d'un ordre tout spécial que le barge éprouve à
exercer cette hégémonie, qu'il nous soit permis d'en
différer l'explication jusqu'à un moment plus favorable.
Signalons seulement la fréquence de tels sentiments
parmi les animaux domestiques. Il n'est pas de volière
qui n'ait son maître, quelque diflérents qu'en soient
les hôtes. C'est môme sur cette propension des uns à
la domination, des autres à la subordination que repose
l'usage que l'on fait à la Guyane de l'agami pour diri-
ger les oiseaux domestiques, en Afrique, de la grue
cendrée pour conduire un troupeau de moutons, dans
tout le monde, du chien pour gouverner le bélail grand
et petit (i).
La domesticité elle-même est une forme du mutua-
lisme, la plus élevée qui soit possible entre espèces
différentes, parce qu'elle suppose la subordination.
Subordination et organisation, c'est même chose.
L'association est ici volontaire de part et d*autre ;
c'est là le fait élémentaire de toute mutualité ; mais
(1) Oo verra plas bas, Bect. iv, quel parti on en peut tirer pour «Murtr
la protection des petits singes dans les ménageries.
imiBSIICATlOIl 173
elle comporte de plus une autorité exercée par Tun
des membres de cette association, et cette autorité
pleinement acceptée des autres lui permet de faire
tourner Tassociation entière à son profit. U en est le
chef et la fin.
Quand nous disons que la domestication est une asso-
ciation volontaire, nous ne voulons pas dire qu'elle le
soit au début. On ne sait pas d'une manière certaine
comment les espèces actuellement domestiques ont
été conquises à Torigine ; on ne le saura jamais. Mais
nous pouvons nous représenter ce moment décisif
dans les destinées de l'humanité d'après des analo*
gies. Certaines espèces sont encore à demi domes-
tiques, à demi sauvages^ et l'empire de Thomme sur
elles, toujours contesté, doit toujours être raffermi. On
ne peut s'empêcher de penser que les moyens dont
celui-ci se sert actuellement pour consoUder ou renou-
veler sa domination sont peu différents de ceux dont
il s'est servi jadis pour l'établir. Or nous voyons que
toute tentative de domestication débute de nos jours
par un acte de contrainte et de coercion. L'homme,
avec sa ruse audacieuse, parvient à Uer même l'élé-
phant, puis une fois en son pouvoir, il l'intimide et le
châtie jusqu'à ce qu'il en obtienne Tobéissance. Cest
ainsi qu'il a pour les premières fois pu recueillir le
lait des animaux sauvages; de nos jours le Lapon ne
trait la femelle du renne à demi domestique qu'en la
maîtrisant avec le lasso (V. Brehm; eiDAKvas, Voyage
autour du monde j p. 162). En Australie on attire les
vaches en leur présentant leurs veaux dans une sorte
de travail où elles sont immobilisées et où elles revien-
176 ' SOCIÉTÉS ACClDINTEaBS
nent bientôt d'elles-mêmes pour se débarrasser de
leur lait (De Castella, Tour du monde, 4861, p. 416).
Mais cette conquête de l'individu n'assure pas l'avenir;
elle est toujours à recommencer. La domestication
de l'éléphant en est à peu près restée là. La véritable
domestication commence avec l'élevage. Cest un fait
commun dans nos fermes voisines des bois que l'appri-
voisement des jeunes loups et des marcassins. Cette
idée de prendre un animal jeune et de l'élever, si fré-
quente en pleine civilisation, n'a pas dû être étrangère
aux esprits des hommes primitifs. Elle a dû surtout
agréer aux femmes, à qui elle offrait une satisfaction
en forme de jeu des instincts maternels. L'animal en
grandissant devenait-il féroce? il était sacrifié. Mais
s'il avait pu s'accoupler et devenir fécond soit avec ses
setnblables restés sauvages, soit avec quelque com-
pagnon de captivité, un certain nombre de générations
ont pu rester ainsi au pouvoir de l'homme et accepter
de plus en plus volontiers son joug. Vieux, il est pro-
bable qu'il se refusait à tout commerce comme il ar-
rive en Corse au mouflon captif : mais ce fait, qui se
produit même dans les troupeaux libres où les vieux
mâles vivent presque toujours à l'écart, n'empêchait
pas de plus jeunes déjà adultes de rendre h l'homme
les services intermittents et irréguliers que celui-ci
réclamait d'eux. La contrainte a donc été exercée très
probablement par l'homme à l'origine sur les animaux
devenus depuis domestiques, tantôt sur les animaux
adultes, tantôt et plus efficacement sur les jeunes.
Les habitants du Kamtschatka sont forcer de domp-
ter pour ainsi dire chaque génération des chiens
DOMESTICATION 177
qu'ils emploient aux traîneaux : ils les jettent à peine
nés avec leurs mères dans une fosse profonde où
ils les replongent pendant longtemps après chaque
course.
Mais^ après que les volontés sont ainsi vaincues,
commence une tâche nouvelle ; il faut que l'homme se
les concilie. Il s'appuie pour cela sur une tendance
héréditaire très puissante que Ton rencontre, à Tétat
libre, chez tous tes animaux devenus domestiques, je
veux dire Tinstinct de subordination volontaire aux
plus intelligents et aux plus forts. Sauf le chat qui est
resté, en effet, plutôt le commensal que le serviteur de
l'homme, tous, chiens, moutons, chèvres, bœufs,
rennes, chevaux, sangliers, éléphants vivent en troupes
organisées plus pu moini étendues, soumises à un
chef. Retrouvant à un plus haut degré chez leur nou-
veau maître l'ascendant qu'ils étaient disposés à subir
de la part de leurs congénères, ils n'ont pas eu de peine
à se soumettre à lui. Quand l'homme a eu en sa pos-
session un certain nombre d'entre eux, il est devenu
naturellement le chef de leur bande, se substituant
ainsi au chef que cette bande eût suivi, ou même obte-
nant de lui tout le premier une obéissance imitée de
tout le troupeau. On ne sait pas jusqu'à quel point l'in-
timité peut aller entre le gardien d'un troupeau et ses
bêtes, soit au sein de notre civilisation, inattentive à
ces faits d'ordre inférieur, soit surtout sur les confins
de la civilisation et de la barbarie, a Quelle vie est la
leur ! dit Brehm (liv. II, p. 486) des Lapons des Qelds
conducteurs de rennes ; ils n'ont point par eux-mêmes
de volonté ; ce sont leurs troupeaux qui les mènent. Les
178 SOCIÉTÉS ACCIDBNTBLLES
rennes vont où ils veulent, les Lapons les suivent. Le
lapon des Qelds est un véritable chien. Pendant des
mois entiers, il reste presque toute la journée en plein
air, souffrant en été des moustiques, en hiver du froid,
contre lequel il ne peut se défendre... Souvent il en-
dure la faim, car il s'est plus éloigné qu'il ne le vou-
lait.... Il ne se lave jamais; il se nourrit des aliments
les plus grossiers... son genre de vie le rend à moitié
anitnal. i> Je me tais sur des pratiqués dont la pensée
fait horreur; mais qui sont de nos jours fréquentes
chez les sauvages de la Nouvelle-Calédonie, comme
elles l'ont été chez les anciens juifs (1). Assurément
rien n'autorise à croire que de tels faits aient jamais
revêtu un caractère normal ; mais ils indiquent au
prix de quelle communauté d'existence avec les ani-
maux l'homme a pu leur faire accepter son empire.
S'il a réussi à gouverner leur société, déjà existante à
côté de la sienne, c'est à la condition d'y entrer lui-
même comme membre prépondérant (2).
Cette expUcation n'est valable que si les animaux
(l) Jacobs, rOcéanie, p. 166 ; DeutéroDome, xivii,21.— c L*uDe de celles
(ded paathèreâ) qui sont actuellement à la méuagerie, naturel lemeot mé-
chaole, se laisse approcher quand elle est en amour, et cherche à être
flattée. C'est, du reste, ce qui arrive à la plupart des animiax féroces. »
(Leuret et Oratiolet, Anatomi^. comp. du syfi nerv., vol. 1, p. 478.)
(i) Frédéric Cuvier, cité par Flourens, et Boulet, inspecteur général
des écoles vétériuaires. Revue scientifique, i mai 1874.— c Ceux qui, à Tétai
de nature, vivent en société, sont en général plus faciles A apprivoiser
que les autres. Cependant, on apprivoise Tours, le lion, le glouton, etc.
qui sont des animaux solitaires, et on n'apprivoise pas le couagga qui vit
en troupes, o (Oratiolet et Leuret, p. 545 ) Le rapport serait pent-étre
plutôt avec Tintelligence qu'avec la sociabilité ; seulement il y aurait sou-
vent coïncidence, parce que les plus intelligents sont en général les plut
social)les.
DOMBsncinoK 179
sont capables de reconnaitre en effet la supériorité de
rhomme. Elle devient excell«[ite s'il est établi qae ce
qu'il y a de confas dans la représentation de cette su-
périorité raccrott encore et revêt celui à qui elle est
attribuée d'un véritable prestige. Or Tanimal sauvage,
oiseau ou mammifère, témoigne très nettement, par le
luxe de précautions qu'il prend à notre égard, qu il
sait le pouvoir de nos armes. Il suffit d*avoir traversé,
un fusil à la main, des prairies coupées de peupliers et
de saules pour savoir à quel point les pies, les cor-
beaux, les geais, les pics, les ramiers et les oiseaux de
proie de nos contrées sont en défiance contre ses effets«
EIn revanche, le 'chien de chasse qui voit son maître
sortir armé manifeste assez bruyamment ce qu'il
attend de cette expédition. Et, à vrai dire, dans la
plupart des cas, l'arme n'est pas tant redoutée que
celui qui la porte habituellement. Pour Tanimal comme
pour le sauvage, l'instrument ne fait qu'un avec celui
qui s'en sert ; ce n'est pas Kengin de chasse, c'est le
chasseur qui foudroie à distance. De là, dans certaines
contrées de l'Afrique et de l'Amérique où les Euro-
péens seuls portent d'ordinaire des armes à feu, la
frayeur causée au loin par leur présence dans certaines
sociétés d^oiseaux, tandis que nul ne se soucie de la
présence des indigènes même armés (Brehm, vol. I,
642; II, 510, 645, 647). Les instruments de l'homme
primitif ont certainement produit sur les animaux
des impressions analogues; aidés surtout qu ils étaient
par divers moyens d'intimidation employés sur les
animaux en captivité , comme par exemple le sé-
jour dans l'obscurité, la privation de nourriture, l'im-
180 SOClÉitS ÀGGIDENTSaBS
mobilité par contrainte. Les corrections d'ailleurs,
et d'autre part les aliments favoris, toujours reçus de
cette même main qui sait châtier, ont imprimé de
tout temps dans les consciences neuves des animaux
pris jeunes une empreinte inefiTaçable, leur appre-
nant que l'homme est un être dont ils peuvent tout
craindre et tout espérer, leur faisant sentir qu'ils
sont pour ainsi dire dans sa main. Qu'on ajoute à cela
l'expression de bonté suprême et d'énergie concen-
trée manifestée si éloquemment dans les gestes, dans
les traits, dans la voix de Tun et de l'autre sexe hu-
main, et Ton comprendra que Tanimal intelligent
regarde l'homme comme un être infiniment supérieur
à lui, dont l'association mérite d'être recherchée par
dessus toutes les autres. C'est ce qui explique les effu-
sions passionnées de tendresse comme les témoignages
d'humilité sans réserve que prodiguent à leur maître
ceux d'entre eux à qui le don d'expression a été dé-
parti en quelque mesure. On croit trop généralement
que le chien est seul capable de telles manifestations.
Le chat, élevé à force de bontés du rang de commensal
à celui de compagnon, étonne parfois par le caractère
expressif de ses mouvements. On Ta vu, accroupi sur
les genoux d'une personne, embrasser de droite et de
gauche le corps de cette personne avec ses pattes et,
inclinant la tête, Ten frapper à petits coups. Le singe
donne de véritables baisers et enlace de ses bras les
genoux de qui le menace. Le chimpanzé dédaigne les
autres singes,. mais témoigne à l'homme un véritable
respect (Brehm, Revue scientifique, 1874, p. 973). A
rélat sauvage , plusieurs simiens ont des gestes de
DOMBsncànogi 181
supplication pour détourner le coup de Tarme à feu
qui les vise. Domptés , les félios les plus féroces se
traînent aux pieds de leur vainqueur. Les oiseaux eux-
mêmes se livrent à des gestes analogues. Laissons
les perroquets et les perruches qui sont sous les yeux
de tous; l'œdicnéme criard, au témoignage de Nau-
mann, ne trouve pas pour exprimer Tespèce d'ado-
ration qu'il ressent pour l'homme d'autres moyens que
ceux qui lui servent au temps des amours pour faire
fête à sa femelle. U exécute autour de lui une véritable
saltation accompagnée de petits cris. La gr^e en capti-
vité danse de même avec des inclinations et des batte-
ments d'ai]es devant celui qui la nourrit. Que si les
sentiments ainsi exprimés obtiennent en retour des
témoignages d'affection, ils s'exaltent chez certaines
espèces d'une manière extraordinaire. Si au contraire
c'est à d'autres que vont ces témoignages tant désirés,
une jalousie ardente en résulte. Plusieurs chiens ont
mordu cruellement de jeunes enfants à qui Ton don-
nait sous leurs yeux des caressses qu'il eussent sou-
haité obtenir seuls ; d'autres, délaissés pour de petits
chats, se sont presque laissés mourir de faim ; on ra-
conte mille traits de jalousie des singes ; le chat mon-
tre dans les mêmes circonstances une maussaderie
morne vraiment comique. Et ces faits sont d'autant
plus remarquables que jamais, en dehors des relations
sexuelles, les animaux n'ont laissé voir de jalousie à
l'égard d'autres animaux. L'homme est donc pour les
plus élevés des vivants qui viennent après lui un être
à part, vraiment royal et en quelque sorte surnaturel.
Il n'est pas surprenant qu'ils acceptent volontiers son
12
i82 SOCll^ltS ÀGCIDBNTELLBS
joug. En fait, malgré les abus qui signalent le pouvoir
dont il dispose sur ses serviteurs, on ne voit guère
ceux-ci tenter de révolte, même partielle et isolée. La
rage seule, et encore à son dernier période, jette le chien
contre son maître; sa fureur s'exerce longtemps sur
les autres chiens avant d'en venir à cette extrémité.
Si Tintelligence des uns assure leur coopération
volontaire à notre activité, Tinintelligence des autres
explique leur résignation à la servitude. Certes si la
claire pensée du sort qui les attend pouvait se présen-
ter aux moutons et aux bœufs de nos prairies, nous
pourrions craindre de leur part une insurrection géné-
rale qui ne laisserait pas que d'être embarrassante, au
moins pendant un instant. Mais si tout animal redoute
les coups et surtout la faim, il n'en est point qui redoute
vraiment la mort, parce que nul d'entre eux ne sait
ce qu'elle est : comment la concevraient-ils quand
l'homme primitif n'y réussit que si difficilement? à plus
forte raison les ruminants, qui ne sont pas les plus in-
telligents des mammifères, ont-ils dû, même à l'origine,
avant Tabàtardissement qui suit la domesticité prolon-
gée, comprendre à peine la disparition de leurs compa-
gnons. En tous cas, ils l'ont vite oubliée en présence de
la crèche chaque jour bien garnie. Qu'est-ce qu'un mal,
fût-ce le dernier de tous, dès qu'on l'ignore? D'ailleurs
il n'est pas démontré que quand la domestication de ces
espèces a'commencé, elle ait eu pour but la possession
plutôt de leu r chair que de leur lait ou de leur toison (i ).
(1) Noud ue parloDd pas des sociétéd par trop accideotellea formées
enlre individus de l*aniinal h l'homme, et qui, loin de dépasser U généra-
DOMESTICATION 183
Une objection nous attend ici. Comment se fait-il,
si le propre de la société est de procurer à tous ceux
qui la contractent un perfectionnement réciproque,
que la domestication de certaines espèces ait précipité
leur décadence ? Remarquons d*abord que nous n'exa-
minons que des sociétés imparfaites, qu'il ne s'agit
ici que de mutualité, c'est-à-dire de services récipro-
ques partiels. Deux êtres se trouvent exercer deux
fonctions non pas semblables, non pas même corres-
pondantes, mais accidentellement convergentes ; ils le
remarquent et utilisent d'une manière durable cette
rencontre qui leur rend la lutte pour l'existence plus
facile ; il y a là, nous l'avons dit, quelque chose de
plus que le commensalisme, mais rien qui soit d'un
autre ordre. C'est un commensalisme bilatéral. La
communauté de conscience, aussi bien que la commu-
nauté d'intérêts, reste toujours limitée à l'exercice
commun des deux fonctions qui ont donné lieu à l'ac-
cord, sans permettre une identification véritable de
deux êtres en un seul. Si donc l'une de ces deux fonc-
tion où 8*e8t produit le phénomène, excluent la plaporl du temps la
reproduction ou en détruisent les fruits. 11 n'est pour ainsi dire pas un
animal qui ne puisse être dompté et amené soit par la crainte, soit par la
douceor, à force d*insislance ou de soins, à nous rendre quelque service.
L'éléphant est le type de ces animaux. On sait à quels résultats arrivent
certains dompteurs pour les bétes féroces^ les charmeurs de serpents et
les instructeurs d'oiseaux^ et on n'a pas oublié ces puces à qui on avait
réussi à enseigner certaines manœuvres. Lubbock a montré une guêpe
qn*il avait apprivoisée et M. Rouget a familiarisé un nid de frelons. Ces
faits isolés ou du moins discontinus ne méritent pas d'être étudiés comme
foits sociaux; ils méritent d'être mentionnés comme expliquant les ori'
gines de la domestication. Il n'est guère d'espèce intelligente qui n'ait été
soumise à de pareils essûs, essais poursuivis avec plus ou moins de per*
sévérance euivant le profit espéré et les résultats obtenus.
184 SOCIÉTÉS ACCIBBNTBLLBS
tioDS entraine un certain développement de la vie de
relation, comme par exemple celle de pourvoir à la
protection et à la nourriture d'autrui, et que l'autre
ne mette aucunement en jeu l'activité cérébrale comme
est celle do se reproduire et de croître pour servir
d'aliment, non seulement la fonction végétative se su-
bordonnera inévitablement à la fonction intelligente,
mais encore la différence ira croissant avec le temps,
et la mutualité, sans dispai*aitre, dégénérera en servi-
tude. Cependant, par cela même que l'homme est de
plus en plus capable de penser grâce à cette associa-
tion et aux loisirs qu'elle lui crée, de même, et par la
même cause, l'animal qui sert d'aliment est de plus en
plus capable de se reproduire et de croître. Les deux
fonctions associées se favorisent en effet l'une l'autre.
Sur le point précis ou il y a eu association, consciente
ou non, chacun des deux membres du groupe ainsi
constitué a gagné incontestablement. Jamais les bœufs,
les moutons ni les porcs, jamais les lapins ni les vo-
lailles n'auraient eu comme espèces vivantes, au point
de vue physique, les destinées prospères que la civili-
sation leur a faites, s*ils n'avaient pas été domestiqués.
Il est certain aussi qu'ils n'eussent pas varié autant
qu'ils l'ont fait. S'ils y ont perdu en intelligence, c'est
que ce n'est pas à titre d'êtres intelligents qu'ils sont
entrés en association avec Thomme; le chien, sous
l'empire de la même loi, devient déplus en plus intel-
ligent, parce que c*est pour cette faculté même que
l'homme a fait de lui son allié : et les diverses espèces
de chiens sont développées de ce côté dans la mesure
où la destination qu'elles ont reçue sollicite leur discer-
DOMESTICATION 185
nement (1). En résumé la domestication est un fait de
mutualité ; c'est une société où les services, û,u lieu
d'être unilatéraux comme dans le commensalisme,
sont réciproques ; mais comme cet échange de services
est partiel, ne porte que sur une fonction, comme
cette fonction est seule favorisée, Fanimal domestiqué
n'y gagne que partiellement, à moins que la fonction
mise en commun, appartenant des deux parts à la vie
de relation, ne nécessite remploi des facultés céré-
brales les plus complexes. Dans ce cas l'organisme y
gagne tout entier. Voilà pourquoi nos serviteurs occu-
pent des grades si différents et forment une échelle
descendante qui montre à son sommet celui qu'on
a appelé Tami de Thomme, à son dernier échelon
cet être qui n'est plus qu'une cuisine vivante, et aux
places intermédiaires l'éléphant, le cheval, l'âne, le
renne, la chèvre, le mouton, le lapin, les oiseaux de
basse-cour, etc. Voilà pourquoi les uns sont devenus
plus parfaits, tandis que les autres ont dégénéré (2).
Une société ne peut s'organiser que grâce à une
direction d'une part, à une subordination de l'autre.
Aussi hors de l'humanité les cas de mutualisme véri-
(1) Dans les lies PolyoésteaDes et en Chine, où le chien est élevé pour
■errir de noarriture, on le signale comme un animal fort stupide. Darwin,
Variation des animoux et des plantes, trad., vol. Il, p. 233.
* (t) Animaux [ ^^°9®* ^^^^^ ^^ salon^ cabiai, chat, marmotte,
asaociéi à l'homme \ o"®*»*^ familiers : paon, pie, corbeau, eigogne,
pour I «'^"®» perroquet,
le convictus ] oiseaux chanteurs : serin, pinson, sansonnet;
^* v^^^^^^t I merle, etc.
et lomement; | . * . i.
' \ msectes phosphorescents.
, , I chien, furet, loutre,
pour la chasse Lheyal, éléphant.
cl pour la pèche ; } ..„.„„^ Pnrmnr.n
paucon, cormoran.
186 SOCIÉTÉS ACCIDENTELLES
table sont-ils rares. Le parasitisme ne requiert que la
moindre des actions réflexes : se jeter sur la proie à
son passage et s'y tenir accroché tant qu'elle n'est pas
dévorée. Le commensalisme suppose déjà quelque
complexité de représentation. Cependant les dangers
signalés par l'avertisseur ne sont pas de toute néces-
sité clairement représentés dans l'esprit .de celui qui
entend son signal et le voit fuir. C'est en quelque sorte
machinalement, c'est-à-dire en vertu de mouvements
pour la garde t
des troupeaux, jchieu, grue, agami,
des jardins; | tortue, hérisson.
, , ^. (chien lapon,
pour la locomotion Lane, cheval, âo6, bœuf,
et la traction, j dromadaire, chameau, vigogne, lama, éléphant.
IlapiO; porc, vache, mouton, chèvre, cheval, (lait
de jument},
poule, pintade, canard, oie, dinde, faisan, pigeon,
casoar.
ver à soie, abeilles.
Nous donnons cette liste incomplète et qui n'a rien de systématique,
comme un aperçu sommaire des motifs qui ont déterminé de la part de
l'homme la domestication des espèces alliées et par conséquent des fonc-
tions développées par lui chez ces difTèrentes espèces. — M. Anquelil
{Aventures et chasses dans VEtréme Orient , 1^» part., p. 74) raconte une
singulière chasse au coq de bruyère, où les poules, à ce moment eu train
de couver, étaient découvertes par une couleuvre h collier dressée à cet
effet. Une dame Birmane la lAcbait, et elle se glissait sous les fourrés
faisant retentir un grelot qu'elle avait au cou. Quand elle avait décou-
vert un nid, sa maîtresse la rappelait en frappant dans ses mains, mais
elle n'écoutait pas toujours ce signal et, pour manger les œufs, attaquait la
poule qui les défendait avec un dévouement admirable. La plupart du
temps cette couleuvre extraordinaire revenait an signal et on Tencapu-
chonnait comme un faucon jusqu'à ce qu*on ait rencontré un nouvel
endroit favorable. F. Keller-f.euzinger {Tour du Monde^ 1874 ) assure que
sur les rives de l'Amazone des couleuvres apprivoisées circulent libre-
ment dans les maisuns et y rendent de grands services en détruisant la
vermine. •
DOMESTICATION 187
peu éloignés des réflexes, quoique compliqués, que
celui qui voit fuir se trouve entraîné à fuir à son tour-
L'impulsion résulte de la représentation seule du fait
imité, comme nous ne pouvons plonger notre regard
au fond d*un précipice sans éprouver le vertige qui ,
nous y attire. De là chez les foules la soudaineté des
explosions de sentiment. L'émotion s'y répand par
l'oreille et la vue avant que les motifs en puissent être
connus. C'est ce qui se passe la plupart du temps dans
les bandes d'oiseaux d'espèces différentes et dans tous
les groupes que nous avons signalés. On les voit agi-
tés de mouvements soudains ; le moindre coup d'aile,
le moindre bond y dégénère en panique. Des facultés
plus hautes sont la condition de la mutualité organisée,
ou domestication. Elle suppose, chez celui qui la pro-
voque, la représentation d'avantages futurs plus ou
moins éloignés, et la conception des moyens plus ou
moins complexes par lesquels peut être assurée la
possession de ces avantages. Cette opération intellec-
tuelle, qui consiste à réunir en un groupe les faits
passés de façon à ce qu'ils contiennent les faits à
venir, cette combinaison de moyens en vue d'une fin
médiate mérite un nom nouveau ; ce ne sont plus des
mouvements réflexes, mais des pensées réfléchies.
Voilà sans doute la cause de la rareté des faits de do-
mestication dans l'animalité. Mais ce qui est extraor-
dinaire , ce qui touche à la merveille, c'est que le seul
cas qu'il nous ait été possible de recueillir se rencontre .
à un degré fort inférieur de l'échelle animale, en
dehors des vertébrés, chez les insectes ! Oui, ce fait
qui exige, comme nous venons de le Wir, les facultés
188 SOCIÉTÉS ACCIDENTELLES
tout humaines de réflexion et de combinaison , ne se
rencontre hors de l'humanité que chez les fourmis.
Avec nous, seules entre tous les êtres vivants, elles
ont domestiqué d'autres animaux : elles élèvent des
pucerons dans leurs nids ! Comment expliquer ce fait
vraiment extraordinaire?
Reconnaissons d'abord que les explications données
jusqulci ne peuvent s'appliquer à ce nouveau cas.
Quand nous disions que les antilopes, les gazelles, les
zèbres se plaisent à voir au milieu d'eux l'autruche au
long cou dont les yeux perçants surveillent pour eux
les alentours, nous leur attribuions un mode de penser
qui appartient à l'homme, mais que le lecteur leur a
sans aucun doute concédé facilement. Beaucoup de
faits de la vie mentale des mammifères et des oiseaux
s'expliquent très naturellement si on leur accorde une
intelligence comme la nôtre, quoique moins étendue,
si on leur prête notre esprit, diminué. Les opérations
intellectuelles sur lesquelles se fonde le mutualisme
ordinaire ne semblent en aucune façon, suivant le
même point de vue, dépasser la capacité de l'animal.
Il n'en est pas de même de celle que suppose la mu-
tualité organisée, ou domestication. Attribuer à l'ani-
mal, même au mammifère^ une prévision aussi étendue
et des combinaisons de moyens aussi délicates, serait
déjà contraire aux opinions les plus généralement
admises sur la puissance de son intelligence. Qu'est-ce
dont quand il s'agit, non plus d'un mammifère, mais
d'un insecte ! Il serait téméraire d'investir ce cerveau
presque microscopique de fonctions semblables à celles
qu'accomplit le nôtre.
MMESnCftlK» 189
Essayons de résoudre ce malaisé problème; mais
auparavant efforçons-nous d*en bien poser les termes.
Le fait ne se montre pas brusquement à son mom^it
le plus accompli. Cela serait contraire à ce que nous
savons de la marche générale des phénomènes, réglée
partout et toujours par le principe de continuité. 11 est
précédé, au témoignage de Huber, par une série de
faits analogues, beaucoup moins étonnants, qui nous
conduisent pas à pas au dernier stade. La fourmi est,
dans certains cas, la simple commensale des pucerons.
Errant sur les rameaux des plantes à la recherche d'une
nourriture, elle rencontre des pucerons dont Fabdo-
men distille une goutte de liquide épais ; sucer ce li-
quide dont elle connaît la saveur et qu'elle a déjà,
comme plusieurs autres insectes le font, léché sur les
feuilles où le puceron le rejette, y revenir parce qu'il
a été trouvé agréable , prendre Thabitude de cet acte
de génération en génération, taudis que le puceron
éprouve de plus en plus le besoin d'être débarrassé
par elle d'une sécrétion devenue plus abondante, ce
sont là des phénomènes étroitement liés, qui sortent
naturellement les uns des autres et qui nous con-
duisent pas à pas à la limite où le commensalisme
finit, où la mutuaUté commence. Maintenant voici
un cas plus surprenant, c Je découvris un jour , dit
Huber, un tithymale qui supportait au milieu de sa
tige une petite sphère à laquelle il servait d'axe;
c'était une case que les fourmis avaient construite
avec de la terre. Elles sortaient par une ouverture
fort étroite pratiquée dans le bas, descendaient le
long de la branche et passaient dans la fourmiUère
190 SOCIÉTÉS ACCIDENTELLES
voisine. Je démolis une partie de ce pavillon con-
struit presque en l'air, afin d'en étudier Tintérieur;
c'était une petite salle dont les parois, en forme de
voûte étaient lisses et unies ; les fourmis avaient profité
de la forme de cette plante pour soutenir leur édifice ;
la tige passait donc au centre de l'appartement^ et des
feuilles en composaient toute la charpente. Cette re-
traite renfermait une nombreuse famille de pucerons
auprès desquels les fourmis venaient paisiblement
faire leur récolte à l'abri de la pluie, du soleil et des
fourmis étrangères. ]» Huber a vu une autre de ces
étables sur une petite branche de peuplier, à cinq pieds
au-dessus du sol ; mais la hauteur n'a ici que peu d'im-
portance. Comment rattacher ce fait à ceux qui précè-
dent et dont il diffère déjà sensiblement? Le patient
observateur nous l'indique lui-môme. Les fourmis
étrangères, c'est-à-dire habitant des nids plus éloignés,
venaient, elles aussi, recueillir la miellée au grand mé-
contentement de celles-ci, qui, habitant au pied de la
plante, rattachées à la colonie de pucerons par une file
non interrompue d'allantes et de venantes, pouvaient
la considérer comme leur propriété. Il fallait donc la
protéger contre les incursions des étrangères. Un
moyen se présentait, déjà à demi exécuté sans doute ;
les fourmis ont coutume de conduire leurs galeries
aussi loin qu elles vont elles-mêmes, partout du moins
où elles ont établi des communications régulières per-
manentes. Ces galeries venaient sans doute jusqu'au
pied de la plante ; peu à peu elles ont été conduites
jusqu'à l'endroit où vivaient les pucerons. La transfor-
mation de la galerie en une chambre aérienne a pu se
DOMESTICATION i91
faire insensiblement , sous l'action spontanée de tant
de travailleurs obéissant à cette même pensée : mettre
à Fabri les botes nourricières. Maintenant si la tige est
un peu haute^ les fourmis, sollicitées par un beau so-
leil, pourront apporter leurs larves dans la chambre
aux pucerons ; le nid sera en partie transporté en l'air;
c'est ce qu'a vu Huber, sur une tige de chardons. Mais
si la tige n'est pas élevée, ou si la pluie menace de
détruire le frêle édifice, ou si on redoute une attaque,
quoi de plus simple que de prendre en même temps
que les œufs ces précieux auxiliaires et de les trans-
porter au nid souterrain? Cependant cela n'est pas
toujours nécessaire, les pucerons se rapprochant d'eux-
mêmes dans certains cas des orifices du souterrain
qu'il suffit alors de voûter. « 11 est encore des fourmis,
dit Hùber, qui trouvent leur nourriture auprès des
pucerons du plantin vulgaire ; ils sont fixés ordinaire-
ment au-dessous de sa fleur ; mais lorsqu'elle vient à
passer et que sa tige se dessèche, ce qui lui arrive à la
fin d'août, les pucerons se retirent sous les feuilles
radicales de la plante ; les fourmis les y suivent et s'en-
ferment alors avec eux, en murant avec de la terre hu-
mide tous les vides qui se trouvent entre le sol et les
bords de ces feuilles ; elles creusent ensuite le terrain
en dessous, afin de se donner plus d'espace pour ap-
procher de leurs pucerons et peuvent aller de là jus-
qu'à leur habitation par des galeries couvertes. » N'ou-
blions pas que les pucerons, loin d'éviter les fourmis,
les recherchent ; que ceux qui ont des ailes et peuvent
fuir restent volontairement au milieu d'elles. Si donc
ces espaces libres à fleur du sol de la prairie sont tra-
193 SOCIÉTÉS AGGIDBNTELLBS
versés par les racines des plantes herbacées, ils trou-
veront sur ces racines d'excellentes conditions d'exis-
tence et y demeureront volontiers. C'est ce qui arrive
en effet. Huber se demandait de, quoi vivent les four-
mis qu'on ne voit jamais sortir à la provende, c Un
jour, ayant retourné la terre dont leur habitation était
composée, je trouvai, dit-il, les pucerons dans leur
nid ; j'en vis sur toutes les racines des grameus dont
la fourmilière était ombragée ; ils y étaient rassemblés
en familles assez nombreuses etde différentes espèces. . .
Je ne tardai pas à voir que les fourmis jaunes étaient
fort jalouses de leurs pucerons; elles les prenaientsou-
vent à la bouche et les emportaient au fond du nid ;
d'autres fois elles les réunissaient au milieu d'elles ou
les suivaient avec sollicitude. 7> Nous touchons enfin à
l'acte caractéristique de la domestication, l'élevage.
Les pucerons, vivipares en été, sont ovipares en au-
tomne. Les œufs déposés dans la fourmilière y devien-
nent l'objet de soins en tout semblables à ceux que
les fourmis donnent à leurs propres œufs. Comme les
leurs, elles les descendent dans les profondeurs de la
fourmilière, quand le dessus est découvert; comme
les leurs, elles les vernissent et les humectent de leur
salive. Voilà la domestication complète. On le voit,
nous y sommes conduits par une série de faits voisins
les uns des autres, dont chacun demande un certain
effort d'intelligence, mais moindre assurément que si
le dernier de tous, le plus extraordinaire, devait être
accompli en une fois. Est-ce ainsi que les choses se
sont passées dans la réalité? Nous ne le prétendons
pas, quoique les fourmis qui élèvent les œufs de puce-
DOMBSTICATION i93
roDS soient précisément ces mêmes fourmis jaunes qui
tiennent vers la fin de la mauvaise saison les pucerons
rassemblés dans leur nid, quoique chaque saison voie
le passage de Fun de ces faits à l'autre se renouveler,
c'est-à-dire des fourmis tenir leurs nourriciers au pied
des plantes voisines de la fourmilière dans le prolon-
gement de leurs couloirs, puis les emporter au fond
de l'habitation, les y réunir et y recueillir leurs œufs.
Nous ne le prétendons pas, parce qu'il n'y aurait aucun
moyen de contrôler notre assertion ; nous voulions
seulement montrer que rien ne répugne à ce que les
observations d'Huber soient placées dans un ordre sa-
tisfaisant pour l'esprit, et par là préparer l'explication
psychologique que nous allons en tenter.
On pourait attribuer à la sélection l'évolution pré-
cédemment décrite. Celles des fourmis qui disposent
le plus à leur gré des pucerons^ qui en savent réunir
le plus grand nombre dans leur nid auraient été *
par là favorisées d'un avantage considérable n'ayant
plus à courir les chemins pour y conquérir une proie
incertaine, et auraient d'abord prospéré, tandis que
celles de leurs congénères, qui n'auraient point su
inventer la même industrie, auraient d'abord dépéri et
finalement succombé. C'est ainsi que Darwin explique
les instinct esclavagistes des fourmis (Origine des
espèces f trad. de Clém. Royer, p. 277). Mais cette
théorie souffre des objections diverses. D'abord on ne
voit pas que des fourmilières où l'élevage des pucerons
n'a pas lieu aient dû périr faute de cette industrie ; car
elles ont pu en développer d'autres, comme l'escla-
vage, la chasse aux insectes ou l'emmagasinement des
494 SOCIÉTÉS ACCIDENTELLES
graines, qui ne les eussent pas moins favorisées. De fait,
il n'y a guère que quatre ou cinq espèces qui se livrent
à rélevage des pucerons. Ensuite, la sélectioù étant
admise rencontrerait de grandes difficultés dans .les
premiers commencements du phénomène. Un puce-
ron emporté par une fourmi dans l'intérieur de la four-
milière constituait pour elle un bien chétif avantage ; cet
avantage pouvait à ce moment là même être compensé
par une multitude d'inconvénients venant d'autre part
et l'évolution être ainsi arrêtée dans son germe. Je
sais bien que la nature procède par actions lentes et
insensibles ; mais encore faut-il montrer la raison de
leur persistance et de leur conservation : les esprits les
moins prévenus répugnent à tenir compte des influen-
ces infmiment petites, presque négligeables à force
d'être minimes, quand on ne leur explique pas pour-
quoi ces influences, au lieu d'être combattues par
d'autres variations en sens contraire, comme il y a
mille chances que cela arrive, ont été pour ainsi dire
précieusement recueillies et patiemment confirmées.
Or de ce qu'une fourmi neutre a une fois emporté un
puceron dans la demeure commune, s'ensuivra-t-il
une tendance chez les fourmis neutres de la génération
suivante à renouveler cette tentative, et cette tendance
ira-t-elle se confirmant de génération en génération?
C'est, on l'avouera, une inférence qui n'est pas d'une
nécessité absolue. En tous cas, — et c'est là le point
décisif de l'objection, — le fait initial lui-même de-
mande à être expliqué : emporter un puceron dans les
galeries souterraines, recueillir surtout ses œufs et les
soigner pendant un hiver, voilà le fait sur lequel repose
DOMESTICATION 195
la théorie, fait dont la sélection explique ou n'explique
pas la répétition habituelle et héréditaire, mais qu'elle
n'explique assurément pas en lui-môme. Toute accu-
mulation d'instincts en vertu de la survivance des plus
aptes suppose un premier acte d'initiative et le dis-
cernement qu'il faut lui-môme qualifier d'instinctif,
puisqu'il n'est pas explicable par les procédés connus
de notre propre intelligence. L'élément avec lequel on
construit cette théorie de l'instinct renferme donc l'ins-
tinct lui-môme, c'est-à-dire le mode d'intelligence dont
la théorie a pour but d'expliquer la genèse. C'est là, si
nous ne nous trompons, un véritable cercle où la ques-
tion sert de solution à la question même. Pour ces
raisons, il nous semble préférable de chercher ailleurs
l'explication désirée ; c'est à ce fait initial de discerne-
ment qu'il faut nous attacher; c'est ce mode spécial
d'intelligence qu'il faut tâcher de définir. Cet éclair-
cissement obtenu, nous verrons peut-être l'évolution
tout entière de l'institution sociale qui nous occupe en
sortir par voie de progrès continu, en vertu des mêmes
principes qui en expliquent le germe.
11 est évident qu'un mode d'intelligence, quel qu'il
soit, ne peut être compris de nous que si nous en
trouvons l'analogue dans notre propre intelligence.
C'est là une condition de la psychologie animale qu'il
faut accepter résolument. Ou la conscience animale
ne nous est pas accessible, ou, si elle l'est, elle ne nous
est connue qu'en fonction de la nôtre. En fait de con-
science, plus encore qu'en tout ordre de connaissance,
ce que nous ne sommes pas, nous n'avons aucun
moyen de le connaître ; en d'autres termes, ici connais-
496 SOCIÉTÉS ACCIDENTELLES
sance et conscience c'est la même chose. Si donc nous
prétendons expliquer les fait exposés tout à l'heure,
.dans leur sens psychologique, ce ne peut être que
pour les avoir rencontrés dans Tintelligence humaine.
Or, nous croyons que le mode de penser employé ici
par la fourmi est en effet fréquent chez l'homme, bien
qu'inaperçu. Les psychologues se font à l'égard de
nos opérations intellectuelles une singulière illusion.
Depuis qu'Aristote a analysé le raisonnement, ils ont
pris le syllogisme pour la forme exclusive, pour le type
unique de nos connexions d'idées concluantes, et ont
semblé ignorer qu'elles en puissent revêtir aucune
autre. Cependant, dès le dix-septième siècle, nous
voyons des doutes s'élever à l'endroit de ce préjugé
scolastique. D'après Descartes, la vérité ne s'obtenait
que par a ces longues chaînes de raisons toutes simples
et toutes faciles j> qui s' entresuivent à partir d'un prin-
cipe unique. Pascal comprit que les hommes se con-
vainquent eux-mêmes et persuadent les autres plus
facilement sans ces longues chaînes de raisonnement
que par elles, et il reconnut l'instantanéité de chacune
de nos inférences, du moins au moment où elles sont
conçues. Ce n'est pas seulement au terme d'une longue
suite de répercussions sur une série de miroirs conve-
nablement disposés que la lumière de la vérité nous
arrive, elle illumine soudainement l'esprit à chacun de
ses actes et à chaque fois par un principe nouveau.
Souvent même ces principes épars projettent sur nos
pensées une lueur dont la source nous reste inconnue ;
et ce qui nous détermine à croire, ce ne sont pas les
pensées que nous voyons, mais d'autres qui sont situées
DOMESTICATION 197
plus profondément et que nous ne voyons pas. Les
conclusions n'en sont pas moins légitimes. Cette péné-
trante analyse de notre mode le plus ordinaire de
penser n'eut pas de continuateurs en France. Mais
récemment elle vient d'être reprise en Angleterre.
M. Spencer a bien vu que le syllogisme, avec ses pro-
positions explicites multipliées, n'est usité le plud
souvent que pour vérifier une inférence acquise, que
cette inférence est même déjà impliquée dans la dé-
couverte du moyen terme, enfin que l'esprit omet
presque toujours la proposition générale qui semble le
nœud de tout syllogisme, et même passe directement
du particulier au particulier {iy Les faits nous pa-
raissent confirmer cette vue nouvelle. Il ne faut pas
oubliei" que la pensée a toujours pour fin une action
en qui elle se vérifie. Tout ce qui s'interpose entre
l'observation d'un mouvement extérieur et le mouve-
ment volontaire correspondant, généralisation, classi-
fication, induction, syllogisme, n'a d'autre raison d'être
que de préparer pour l'avenir des actions mieux ap-
propriées quand le même phénomène réapparaîtra, et
de nous permettre des combinaisons de moyens plus
étendues, plus exactes, plus variées : la spéculation
n'est pas sa fin à elle même. Maintenant, quelques
(1) Voir Leibniz, De anima brutorum, et les Essais IV, ivii; St. Mill,
Logique, Irad. L. Peisse, 11, chap. m; Hartmann, tout le chapitre intitulé
V Inconscient dans la pensée, et Lew&î, The physical basis of Mind, p, 358,
(aDgl.) « The feeling which détermines an action ia operative althoughl
it may net be discreminated from simultaneous feelings. When this is the
case, we aay tbe feeling U unconscious, but Ihis no more meana that it is
a porely physical process taking place outside the sphère of sentience,
ihan the immoral conduct of a man would be said to be mechanical, and
not the coadact of a moral agent. »
13
198 SOCIÉTÉS ACCIDBNTBLLBS
ressources que ces opérations de synthèse et d'analyse
communiquent à l'activité, tant que l'action reste re-
lativement simple, elles ne lui sont pas indispensables :
leur défaut n'empêche pas l'adaptation ; les combinai-
sons qui l'obtiennent sont seulement plus courtes, plus
hésitantes et plus restreintes en nombre. C'est le spec-
tacle que nous offre l'intelligence de l'enfant. Dénué
d'idées générales, il sait néanmoins combiner ses mou-
vements en raison des circonstances pour maintenir
son équilibre, pour saisir sa nourriture, pour tendre
les bras à qui le caresse, pour obtenir ce qu'il souhaite,
pour écarter ce qui le contrarie ou ce qui le blesse (1).
A chaque sollicitation du monde extérieur, il corres-
pond dans tous ces cas par une série de mouvements
convenables, d'une façon immédiate, sans passer par
des réflexions dont il est incapable encore. C'est le
spectacle que nous offre de même Tart primitif de l'hu-
manité. Croit-on que le levier, le javelot, les pratiques
comme celles de se laver et de laver les aliments, de
cuire ceux-ci, de fendre les os, de dépecer la viande
avec des cailloux, qu'en un mot les découvertes les
plus humbles et les plus essentielles aient été dues à
des raisonnements fondés sur des idées générales? Si
nous ne nous trompons, la théorie mécanique du boo-
merang, cet instrument de chasse qui revient, après
avoir touché le but, vers celui qui l'a lancé, embarras-
(1) Noua avons vu un eufant de Irois moU dont on approchait une
lumière taudis qu*il était couché dans son berceau, blessé sans doute du
trop lit éclat de cette lumière, tirer peu à peu sa couvertore par des
moufements mal concertés jusque sur ses yeux, et s*en cacher entière-
ment.
DOMESTICATION 199
serait nos savants actuels. II a fallu de longs efforts pour
expliquer théoriquement les procédés chimiques dont
rhumanité se sert depuis dés temps immémoriaux
dans la préparation des métaux, du vin, du laitage, etc.;
l'horticulture a précédé la botanique, et c'est aux éle-
veurs que Darwin a emprunté l'idée de sélection, loin
que ceux-ci la tiennent de lui. La pratique partout à
devancé la théorie. En d'autres termes, Faction s'est
partout adaptée aux circonstances sans le secours de
la pensée abstraite. La combinaison de moyens con-
crets particuliers en vue de fins* également concrètes
et spéciales est donc possible ; elle domine la vie sau-
vage et compte encore pour une bonne part dans la vie
civilisée. Il y a des inférences qui se font sans concepts
généraux, il y a un mode de conclusions qui se passe
de la raison, du moins dans les cas simples et pour les
combinaisons courtes. Mais la raison, c'est-à-dire l'en-
semble de ces opérations abstraites dont nous parlions
tout à l'heure, c'est la condition de la conscience, et
en un sens, c'est la conscience même. L'homme peut
donc penser utilement sans conscience, ou plutôt avec
un très faible degré de conscience. La plus grande
partie de sa vie, la plus inaperçue naturellement, ap-
partient à l'instinct.
Une pré vision, môme assez éloignée, n'est pas exclue
parce mode d'action. Il n'est pas nécessaire, pour pré-
voir môme à distance, de se guider d'après une règle gé-
nérale . Laissons de côté les pressentiments ; ce qui nous
est arrivé une fois dans certaines circonstances, nous
le redoutons ou l'espérons quand les mêmes circon-
stances réapparaissent. Mais même en l'absence de ces
200 SOCIÉTÉS ACCIDENTELLES
circonstaaces, par cela même que. nous l'avons éprouvé
une fois, nous l'attendons ou le redoutons encore,
même en dépit des raisonnements explicites qui nous
en démontrent l'impossibilité . A plus forte raison quand
nous ne raisonnons pas clairement et nous abandon-
nons à nos impulsions. Il suffit dans ce cas qu'un fait
ait été représenté confusément comme possible pour
qu'il devienne l'objet d'une attente ou d'un effroi per-
sistants. Inévitablement, cette anticipation suggère des
actes destinés à provoquer ou à conjurer son appari-
tion. Et ces trois phénomènes, représentation confuse
d'un fait agréable ou redouté, attente de son appari-
tion, activité déployée pour y correspondre ne feront
pour ainsi dire qu'un seul et même fait dont les diffé-
rentes parties seront liées par une sorte d'immédia-
tion organique. On peut même aller plus loin et soute-
nir qu'une attente est provoquée parfois et des actes
correspondants suggérés en l'absence de toute repré-
sentation d'un fait possible. Est-ce que l'expérimenta-
teur dans son laboratoire ne tourmente pas la matière
de mille façons sans toujours savoir ce qu'il attend de
ses expériences ? Est-ce que plusieurs des plus impor-
tantes découvertes ne résultent pas de ces tentatives
qui ont été faites pour voir? Est-ce que l'enfant el le
sauvage n'exécutent pas sur-le champ toutes les combi-
binaisons de mouvements qui sollicitent leur fantaisie?
Ne sait-on pas quelle surveillance est nécessaire pour
prévenir les effets des idées bizarres qui peuvent pas-
ser par la tête des enfants dans nos demeures pleines
de substances et d'instruments dangereux? Il se dé-
pense dans ces deux états de l'humanité une somme
DOMESTICATION 201
inouïe de forces en tâtonnements multipliés dirigés à la
fois dans tous les sens. Que si ces tâtonnements réus-
sissent, comme cela arrive, il ne faut pas en faire hon-
neur au hasard seul. Une raison cachée détermine ces
succès. C'est l'idée très indéterminée qu'il y a un parti
à tirer des phénomènes . de ce monde, idée née de
trouvailles antérieures. Il n'est pas besoin que cette
idée ait été formulée en une règle : toute confuse et
obscure qu'elle est, elle explique ces reconnaissances
désordonnées poussées incessamment par les activités
ignorantes d'elles-iidêmes dans toutes les voies qui
leur sontouvertes et même dans le champ de l'avenir où
nulle route n'est frayée.
Supposons que Tune de ces mille et mille tentatives
ait été suivie de succès. L'acte agréable sera répété;
il n'est pas besoin de raisonnement pour cela. Nous
répétons sans raison apparente les actes même indif-
férents. Sommes-nous entrés une fois dans un magasin,
sommes-nous descendus à un hôtel, de deux routes
indifférentes avons-nous suivi Tune, c'est assez pour
nous déterminer à y revenir de préférence au prochain
besoin que nous en aurons. Aplus forte raison les actes
agréables seront-ils réitérés, et de plus en plus néces-
cessairement. Mais s'ils sont réitérés par un seul sans
raisonnement, sans plus de raisonnement ils seront
imités par les autres. Nous avons remarqué que la
seule vue d'un acte entraîne un commencement d'exé-
cution de cet acte, parce que nous ne pouvons nous le
représenter sans le refaire, pour ainsi dire, en nous-
mêmes. De là l'inévitable extension, au sein d'un
groupe quelconque d'êtres humains, du mode d'action
20% SOCIÉTÉS ACCIDENTELLES
inauguré par Tinitiative inconsciente d'un individu. Et
si plusieurs Timitent, chacun d'eux sera entraîné par
l'impulsion signalée tout à l'heure, c'est-à-dire par une
attente vague d'un avantage inconnu, à le varier de
mille manières, jusqu'à ce que l'activité ainsi dépensée
soit mieux adaptée aux circonstances où elle se déve-
loppe. Par cela môme qu'il sera imité, l'acte en ques-
tion sera donc peu à peu corrigé, précisé, étendu,
ramifié de proche en proche en opérations partielles,
perfectionné en un mot. La raison expresse syllogis-
tique est si peu nécessaire à un tel. progrès que le lan-
gage lui-même n'y semble pas indispensable. En fait,
dans les origines de l'humanité, comme chez les sau-
vages actuels, des améliorations semblables ont été
réalisées par des hommes dont le langage était inca-
pable d'exprimer les connexions rigoureuses, logiques
de la pensée. Viennent ensuite l'habitude et l'hérédité ;
elles consolident ces modes d'action nouveaux dans
l'individu, puis dans la race, sans qu'il soit nécessaire
d'invoquer le secours ni de la fatalité sélective, ni de
la liberté rationnelle ; l'instinct étant, de l'aveu de tous,
intermédiaire entre le mécanisme aveugle et la claire
intelligence.
En résumé, il y a dans l'homme, si les faits que nous
avons cités sont exacts et bien interprétés, un mode
d'intelligence inconscient ou mieux subconscient, ca-
pable d'adapter nos actes à des circonstances même
en quelque degré complexes et éloignées. C'est ce
mode d'intelligence que nous croyons pouvoir attribuer
à l'animal dans la plupart des cas. C'est une solution
grossière du problème de Tinstinct que de le présenter
DOMESTICATION 203
sans plus d'explication, comme un moindre degré
d'intelligence. Comme, en effet, on a toujours devant
les yeux, quand on parle de l'intelligence humaine,
l'intelligence explicite ou la raison, on réunit ainsi deux
conceptions contradictoires, car un moindre degré de
raison semble supposer toujours la pleine conscience
qui accompagne la raison, tandis que ce qui caracté-
rise l'activité de l'animal inférieur, c'est précisément
l'absence de conscience. C'est dire que cet animal réflé-
chit alors qu'évidemment il ne réQéchit point. De là le
facile triomphe de ceux qui veulent maintenir une sé-
paration radicale entre son mode de penser et le nôtre.
Si, au contraire, il était reconnu, comme nous le de-
mandons, qu'il y a dans Thomme même une sorte d'in-
telligence différente de l'intelligence rationnelle et qui,
tout en étant un moindre degré de compréhension, est
en même temps, vu l'intervalle, une forme inférieure
de compréhension, la difficulté serait levée et l'adver-
saire réduit dans son dernier retranchement. Rien ne
s'opposerait à ce que cette sorte d'intelligence soit attri-
buée à l'animal, même inférieur, même doué d'organes
très imparfaits, car si nous avons un cerveau si déve-
loppé, c'est surtout pour des fonctions de réflexion et
d'expression sans lesquelles la vie, quoique moins
énergique et moins variée, serait encore possible dans
ses fonctions essentielles. Bref l'humanité accomplit
ses premiers stades d'évolution, — dans l'individu et
dans l'espèce, — invente et perfectionne ses premiers
arts sans manifester la raison sous sa forme analytique
et explicite; pourquoi l'animal ne ferait- il pas de même
pendant son évolution tout entière?
204 SOCIÉTÉS ACCIDENTELLES
Il semble qu'après cela le fait de domestication que
nous nous proposions d'expliquer soit beaucoup moins
extraordinaire. Otons a la fourmi toutes les facultés de
réflexion et d'expression par lesquelles l'humanité est
caractérisée à un si haut point; il pourra lui rester des
facultés d'adaptation et de correspondance par rapport
aux circonstances extérieures qui ressembleront aux
nôtres dans leur mode le plus humble et dans leurs
résultats les plus modestes. Ces actes successifs, dans
lesquels se résout le fait total de la domestication des
pucerons, ne sont-ils pas, chacun pris à part, à la por-
tée d'une intelligence des moins développées ? Quand
la fourmi ne dispose que d'un seul moyeu dç défense
ou de protection perrtanehte, à savoir construire un
mur de terre, qu'y a-t-il d'étonnant à ce qu'elle l'em-
ploie pour mettre en sûreté les pucerons, d'abord sur
la branche, ensuite sous les feuilles de plantin ? Quand
elle transporte chaque jour ses œufs et ses nymphes
d'un endroit à l'autre de la fourmilière, qu'y a-t-il
d'étonnant à ce qu'elle ait l'idée de transporter les
pucerons dans ses galeries au moment où elle s'y
retire elle-même ? Quand elle soigne ses propres œufs
dans ces galeries, qu'y a-t-il d'étonnant à ce qu'elle
s'avise de rendre les mêmes soins aux œufs des puce-
rons pour voir et qu'ayant réussi elle continue cette
industrie en la perfectionnant ; si bien que peu à peu
ils soient réunis en une sorte de couvoir commun?
Il faut songer que TinteUigence dépensée ici n'est pas
celle d'une fourmi individuelle, mais celle d'une mul-
titude considérable qui vient s'ajouter dans le détail
DOMESTICATION 20S
des actes aux efTorts de chacune, multipliant les tâton-
nements, accumulant les corrections, ne laissant rien
perdre de tout ce qui réussit et l'imitant aussitôt pour
l'améliorer (1). Il faut se dire que tout cela se passe
probablement comme dans un rêve, sans une cons-
cience plus nette que la promenade d'un somnambule
au bord d'un toit, et que cependant cela touche au but
par le même motif, à savoir qu'il n'est pas besoin de
syllogismes à la faculté mentale pour adapter les mou-
vements aux exigences du besoin. Il n'est pas inutile
enfin de rappeler que les pucerons vont, pour ainsi
dire, au-devant de la servitude, et que les circonstances
sont aussi favorables, j'allais dire aussi tentantes que
possible ; d'autres espèces les eussent rencontrées,
elles en eussent sans doute profité, pourvu toutefois
qu'elles fussent sociales elles-mêmes ; car, assurément,
l'intelligence individuelle n'eût pas suffi à de pareils
effets.
«
Nous en avons fini avec les groupes composés d'ani-
maux d'espèces différentes. Nous remarquerons seu-
lement, avant de clore ce chapitre, que les trois sortes
de groupes étudiés ici ont des limites flottantes dont
(1) Des fourmis que j'ai observées {Formica emarginaia), en allant à la
découverte j comme elles le font sans cesse, sur les plantes d'une petite
cour, se sont aperçues que les sépales d'un Géranium macrorrhizon sécré-
taient une liqueur douce et sont venues en foule boire ce liquide et môme
brouter le bord des sépales. Pendant plusieurs jours le géranium avait été
en fleurs avant qu'elles ne s'avisassent de cettre trouvaille. Un autre
géranium de la môme espèce, daus un jardin très -vaste, ne recevait
aucune visite de ce genre. Un cactus en fleurs fut aussi, au bout de
quelques jours, visité de môme pour le liquide que contenait sa corolle
profonde. Ni Tun ni l'autre n'avaient, bien entendu, été toujours dans
cette cour^ L*mstinct avait donc ici dû commencer.
206 . SOCIÉTÉS ACCIDENTELLES
nous reconnaissons le caractère incertain. Nous avons
dû cependant forcer les lignes, comme il arrive à tous
ceux qui font des classifications. Qu'il soit donc bien
entendu que le parasitisme et le commensalisme, le
commensalisme et la mutualité sont, de notre aveu, en
certains cas intermédiaires, très difficiles à distinguer
les uns des autres ; la difficulté nous parait cependant
devoir être moins grande, si l'on veut bien nous suivre
et adopter les défmitions précises que nous avons
essayé d'en donner.
Nous allons maintenant étudier les sociétés nor-
males. Nous retrouverons les fourmis à leur place dans
réchelle des animaux sociables; ce n'est pas sans des-
sein que nous nous sommes étendu, à propos de la
domestication des pucerons, sur la question de Tins-
tînct ; nous espérons que le lecteur se rappellera ces
quelques pages et qu'il appliquera ce point de vue au
jugement des faits du même ordre qu'il rencontrera en
grand nombre dans le cours de cette étude.
SECTION II
FONCTION DE NUTRITION
SOCIÉTÉS NORMALES ENTRE ANIMAUX DE MÊME ESPÈCE
InfiiaoirMi, ZoophytM. Tnniolers, Vers.
Sociétés nonnales , leur définition. Il y en a de troU sortes. De celles
qui ont pour but raccomplissement en commun de la fonction de
nutrition; leur caractère. — Question préalable: où commence le
domaine de la sociologie? limites qui la séparent de la biologie. —
§ l«r. Sociétés de nutrition sans communications Tasculaires; les
Infusoires; nature et cause de ces groupements. — § !2. Sociétés de
nutrition présentant une communication vasculaire. A^ les Polypes;
* B, les Molluscoldes ; G, les Vers. Interprétation de ces diverses struc-
tures au point de vue sociologique. — De la Zygose et de la cou-
crescence ; passage aux sociétés de reproduction.
Nous appelons normales des sociétés telles que leurs
membres ne peuvent, à la rigueur, exister sans l'aide
les uns des autres. Le concours est ici réciproque à ce
point que les êtres conspirants développent à vrai dire
une seule vie à plusieurs. L'hôte du parasite se pas-
serait de son importun visiteur ; et le parasite vivrait
sans son hôte, puisqu'il en change.. Les commensaux
peuvent sans inconvénient grave se séparer, et pourvu
que la transition soit ménagée, la mutualité serait
208 SOCIÉTÉS NORMALES
rompue sans entraîner la perte^ des contractants. Au
contraire, dès que deux êtres de la môme espèce exé-
cutent en commun Tune des fonctions vitales essen-
tielles, ils deviennent indispensables l'un à l'autre. La
chair et le sang les unissent. De tels liens sont indis-
solubles.
J-es fonctions vitales vraiment essentielles à l'exis-
tence sont la nutrition et la reproduction. Il semble-
rait donc que nous ne devons reconnaître que deux
sortes de sociétés normales. Mais nous verrons que les
fonctions de relation sont le lien d'une troisième sorte
de sociétés que noué avons placées, sous le nom de
peuplades, au-dessus des sociétés domestiques. C'est
que dans la peuplade, en effet, la sécurité est assurée
et la vie sauvegardée par l'échange des services mu-
tuels ; c'est que surtout tous les membres de la peu-
plade sont unis entre eux par les liens du sang, sinon
actuellement, du moins dans le passé en tant qu'issus
des mêmes ancêtres, et dans l'avenir en tant que
membres possibles de sociétés domestiques. Tous ceux
de sexe différent peuvent contracter et contractent en
effet au sein du groupe des unions conjugales : chez
les animaux, il est rare qu'aucune alliance se produise
en dehors de la horde ; même dans Thumanité les
mariages ont lieu au sein de la même nation en nom-
bre incomparablement plus nombreux qu'au dehors.
Et de même qu'une masse d'hommes d'origines di-
verses ne forme pas un groupe cohérent, organisé,
avant que ces éléments disparates soient fondus par
les alliances, avant que l'agglomération ait commencé
à constituer une race (le Yankee par exemple aux
CARACTÈRES ESSENTIELS 209
Etats-Unis ). de même un troupeau formé d'animaux
de provenances diverses est loin de mériter aussitôt
le nom de peuplade et de montrer l'organisation pro-
pre à ce genre de sociétés. Plus encore que dans
la société humaine, l'union physiologique doit inter-
venir ici pour façonner, grâce au mélange des sangs,
des organismes similaires, doués d'aptitudes et de ten-
dances communes, et pour désigner les chefs qui sont
ou de vieux mâles ou des mères expérimentées. Mais
la société de reproduction repose à son tour, comme
nous le verrons, sur la société de nutrition et s'y rat-
tache étroitement. Quand donc une société normale
se fonde sur le partage de la vie de relation, elle s'élève
sur une base organique, elle suppose entre ses mem-
bres une véritable communauté ou correspondance
d'organes. Elle est toujours greffée sur la société de
reproduction, laquelle est greffée elle-même suria
société de nutrition. Aucune société accidentelle n'a
ce caractère, puisque les êtres qui forment les plus
unies d'entre elles n'appartiennent pas à la même
espèce et ne peuvent par conséquent contracter entre
eux de ces alliances physiologiques qui font de toute
société normale un seul vivant dans toute la force
du terme,
Les sociétés normales ainsi caractérisées, on peut
les diviser en deux groupes. Ouïes êtres associés pour
une fonction essentielle se trouvent en naissant unis
organiquement et mis en communication soit par
.leurs tissus, soit par leurs cavités, — ou bien cette
union ne se fait que plus tard, et la communication
des tissus ou , des cavités ne s'établit que postérieure-
210 SOCIÉTÉS NORMALES
ment à la naissance. Nous sommes par là autorisés
à classer les sociétés normales en sociétés primitives
ou natives ou en sociétés consécutives ou adventives.
Disons tout de suite que les sociétés natives sont pré-
cisément celles où généralement la fonction exercée
en commun est Tune des fonctions de nutrition, tandis
que la fonction de reproduction (et d fortiori la vie de
rela^on) sert en général de lien aux sociétés adventi-
ves,. qu'on peut à ce point de vue appeler aussi élec-
tive^, en raison du choix qui intervient nécessairement
en quelque degré dans leur formation.
Nous ne nous dissimulons pas ce qu'ont d'abstrait
ces premiers linéaments de notre classification, et nous
allons nous hâter de leur donner un corps, en entrant
dans le détail des sociétés concrètes qu'ils renferment.
Mais nous sommes arrêtés par une difficulté préalable
qu'il faut écarter avant de passer outre. Où devons-
nous faire commencer l'étude des sociétés? La ques-
tion est délicate, comme on va le voir.
Si nous examinons le point le plus élevé où l'on ait
placé la limite inférieure du domaine sociologique,
nous rencontrons l'opinion de M. Guarin de Vitry qui
n'est que celle de M. Spencer, plus vigoureusement
accentuée. Selon cet auteur, la société humaine mérite
seule le nom de société. La sociologie a essentielle-
ment l'humanité pour objet. Les manifestations de la
vie sociale qui se rencontrent chez l'animal (trou-
peaux, vols, meutes, ruches, fourmilières) ne peuvent
donner lieu qu'à une étude préliminaire ou présociO'.
logie. Le principe de cette délimitation est exprimé
dans la phrase suivante : « Bien qu'au fond il n'y ait
UMITBS DE LA SOCKHjOGIE 211
que de simples différences de degrés dans les diverses
manifestations de la vie, nous devons, pour acquérir la
connaissance scientifique de chacune d'elles et de leur
ensemble, considérer chaque ordre de phénomènes à
son maximum de développement et l'étudier dans la
catégorie où il se produit avec le plus d'ampleur et
d'intensité (4). » Nous ne nions pas que l'ordre indi-
qué ici ne soit avantageux, mais à une condition, c'est
que les clartés recueillies dans l'examen des formes
parfaites soient appliquées ensuite a l'étude des formes
transitoires par lesquelles celles-là sont préparées,
car enfin une forme inférieure ne cesse pas, pour être
telle, de mériter une place dans la science. Il y a ici
deux extrêmes à éviter. Il serait fâcheux de prendre en
un sens exclusif le beau précepte d'Âristote, opposé à
celui-là : « Etudier les phénomènes de la vie en com-
mençant par les rudiments premiers, c'est suivre, en
politique comme dans toutes les sciences, la meilleure
méthode. » Rien de plus juste que ce principe, si l'on
veut y voir un des moments essentiels de la méthode ;
rien de plus faux, si l'on veut réduire à ce moment la
méthode tout entière. L'objet de la science, c'est l'évo-
lution totale de chaque groupe de phénomènes, à
partir de l'instant où il devient perceptible jusqu'à
l'instant où il cesse de l'être. Or, les faits sociaux sont
trop notables dès le règne animal pour qu'on n'y cher-
che pas les premières phases de l'évolution sociologi-
que. Il serait tout à fait arbitraire de les exclure sous
(t) Revue de philosophie positive, mai-jain 1875. Le même auteur est
revenu sur cette question dans un article écrit à Toccasion du présent
ouvrage et inséré dans la même revue^ nov.-déc. 1877.
212 SOCIÉTÉS NORMALES
prétexte qu'ils ne sont qu'un rudiment, comme aussi
il serait arbitraire d'exclure de la science sociale les
nations civilisées pour ne s'occuper que des sociétés
primitives. Mais, dit M. Guarin de Vitry, les sociétés
animales ne se distinguent ni du monde extérieur ni
des autres sociétés; elles n'ont pas d* elles mêmes une
conscience définie qui leur permette de s'opposer
nettement à ce qui n'est pas elles. — D'abord, exiger
qu'une société ait une conscience distincte pour éten-
dre jusqu'à elle les limites de la science, c'est peut-être
exclure de la science les sociétés de sauvages ; ensuite,
est-il nécessaire que la conscience sociale aille jus-
qu'à se donner un nom et à se conserver dans une
tradition pour exister? La conscience collective n'est-
elle pas, comme la conscience individuelle, susceptible
de degrés? Cesse-t-elle d'exister pour être obscurcie,
et si elle subsiste là où elle s'oublie, pourquoi renon-
cerait-on à rétudier là où elle se cherche? Il nous
semble donc que Tétude des sociétés animales forme
non pas un chapitre préliminaire, mais le premier
chapitre de la sociologie.
C'est en vain que l'auteur assure que si la limite
qu'il offre n'est pas acceptée il nous faudra descendre
jusqu'aux sociétés de plantes et jusqu'aux sociétés
d'astres. Que si un observateur exact réussissait à
montrer dans les rapports des plantes entre elles ou
dans les rapports des parties d'une même plante des
traces de concours, nous ne verrions aucune difficulté
à ce que ces études entrent dans le corps même de la
science sociale, et nous ne doutons pas qu'on n'y
trouve appliqués les principes généraux de cette
LIMITES DB LA SOCIOLOGIE 213
science. En fait/ plusieurs des phénomènes que nous
allons rapporter appartiennent aussi bien au règne vé-
gétal qu'au règne animal, puisque plusieurs infusoires
sont d'une nature ambiguë. Des discussions sur le vrai
sens du mot mdividu et des termes par lesquels des
collections d'individus sont désignées, — bourgeon,
provirij souche j etc., — ont été soulevées par les bota-
nistes avant de l'être par les zoologistes (1). Quant aux
astres, ils ne sont pas des êtres vivants. Masses de
matière inorganique, aucune réciprocité de fonctions
ne peut les unir; à moins qu'on n'abuse du langage
jusqu'à appeler de ce nom la gravitation universelle.
La sociologie comprend donc, à titre de moments di-
vers d'une même évolution, les faits sociaux manifestés
par l'animal comme ceux manifestés par Thomme. De
même que Ton doit comprendre dans l'étude biologique
de l'être humain la vie fœtale, sans que la démarcation
(1) Voir M. de Quâtrefages, Métamorphoses de V homme et des ani-
mauXy p. Î29 et suiv., et Hartmann, Philosophie de r Inconscient, vol. II,
p. ICO. Après un réâumô des diverses opiDions des bolanistes sur ce
sujet, le philosophe alleniaDd conclut en ces ternies : « Chacune de ces
opinions peut s'appuyer sur de solides raisons. Chacune est vraie en tant
qu'elle ''onsidère telle ou telle partie comme individu^ mais est fausse en
tant qu*elle conteste les autres affirmations. H u*est pas question ici de se
prononcer d'une manière exclusive sur tel ou tel élément^ mais de les
affirmer également comme des individus. Non-seulement la plante entière,
mais chaque racine et chaque pousse, comme chaque feuille et chaque
cellule, réunissent en soi toutes les unités que nous avons reconnues plus
haut nécessaires pour constituer Tindividualilé. Cette manière de voir a
trouvé de plus en plus de partisans. Aussi de Candolle distingue cinq
classes d'individus dans le végétal (la cellule, le bourgeon, le provin,la
souche, l'embryon) , Schleiden, trois (la cellule, le bourgeon, la souche);
Hœckel^siz (la cellule, Torgane, lesegmeut [antimère], l'acticle [métamère],
le rejeton, la souche [cormus). » On va voir que la question s'est posée
pour nous dans les mêmes termes et que nous l'avons résolue de la même
manière.
14
214 SOCIÉTÉS NORMALBS
entre cette phase de la vie et les autres cesse d'être
nettement tranchée ; de même, sans cesser de voir dans
la société humaine Tépanouissement de la vie sociale,
on doit en étudier les rudiments dans les sociétés in-
férieures.
Faut-il aller plus loin ? Faut-il comprendre dans la
sociologie les phénomènes de groupement permanent
qui nous sont offerts par les éléments organiques con-
stituant l'individu? Nous le croyons encore. Si la
netteté de la conscience, si Topposition de soi au
monde, si la mémoire et la prévision sont les caractères
distinctifs de la société dans la cité humaine, pourquoi
ces mêmes attributs seraient-ils exclusifs de l'associa-
tion dans rindividu humain? Et de fait, nous èommes
composés de millions de petits êtres dont le concours a
été comparé par les plus illustres physiologistes (l)au
travail des ouvriers dans une vaste usine, des habitants
dans une ville immense, les artères étant comme les
routes et les canaux qui portent les aliments aux dif-
férents quartiers, tandis que les flerfs ressemblent aux
fils télégraphiques qui transmettent les informations et
les impulsions des parties au centre, du centre aux
parties. Aucun fait biologique n'est mieux établi que
la composition de l'individu.
Les objections sérieuses ne peuvent venir que du
{\) HfCKEL, Histoire naturelle de la création^ p. 292. — YiRcaow,
Pathologie cellulaire, chap. iv: vie des élémcuU, migralioD et mobilisa-
tion des celluled, voracité, etc.^ p. 8(9 et suiv. — C. Bernard, B^vue des
cours scientifiques^ 1864, 1*' sept , et 1875, p. 778 — ROBiN, d^s Eléments
anatomtques, p. 2, etc.^MiuiB Edwards, leçons de physiologie , vol. VIII,
p. 4^0. » Beht, Conférence faite ù Auxerre, citée par Gaétan Delaunay,
Programme de sociologie.
UMITBS DE LA SOCIOLOGIE 215
côté de la psychologie. Il semble, en effet, que le nom
d'individu implique l'existence d'atomes spirituels,
d'êtres absolument simples. Sans parler de l'individua-
lité humaine qui reste en dehors de notre sujet, que
faut-il penser de l'individualité animale? Assurément,
elle n'a rien d'absolu ; elle est relative aux différents
états du sujet, aux différentes phases de son existence.
Pendant le sommeil elle est beaucoup moins décidée
qu'àl'élat de veille ; les anesthésiques la dépriment, les
excitants l'exallent ; dans le jeune âge, mais surtout
avant la naissance, elle est toute virtuelle, au point que
le fœtus peut devenir un monstre double où la con-
science est partagée comme le senties fonctions vitales.
Que penser de la simplicité de la conscience chez un
chien empoisonné par le curare, sur lequel on pratique
la respiration artificielle? Qu'on arrête le mécanisme
qui entretient la respiration, les fonctions cessent de
concourir, s'isolent en quelque sorte l'une après l'au-
tre ; le chien va mourir : qu'on maintienne ce méca-
nisme en activité, le chien vivra, grâce au rétablisse-
ment progressif de leur concours. Dans, l'un et l'autre
cas, c'est aussi sa conscience qui se disperse et se
ressaisit avec sa vie. Par là section des diverses parties
de l'encéphale, on peut diminuer à volonté la concen-
tration delà conscience. Que l'animal soit sacrifié, une
partie de son corps greffée sur un autre corps entrera
dans la sphère de la conscience de ce nouvel hôte, en
sorte qu'elle aura participé successivement à deux
consciences; chose impossible, si la conscience est
indivisible. Qu'y a-t-il de commun, qu'y a-t-il de dis-
tinct entre la conscience de la mère et celle du fœtus
216 SOCIÉTÉS NORMALES
chez les mammifères?. Question fort embarrassante
encore si le principe qui anime chacun d'eux est un
atome psychique. A quelle individualité rattacher les
spermatozoaires qui, séparés du corps du mâle, mènent
ime existence indépendante dans le sac spermatique
des bourdons et des guêpes, dans Thectocotyle de cer-
tains céphalopodes (Argonautes, Philonexis^ Tremoc-
fopus)? (Sur l'individualité, voir Spencer, Biologie^
vol. I, p. 251.) Enfin, la même question sera posée au
sujet des animaux qui, dans l'échelle zoologique, oc-
cupent un rang inférieur, précisément parce que leur
système nerveux (et partant leur conscience) est formé
de centres épars dont chacun se suffit, comme par
exemple les lombrics et d'autres annéUdes. Il est donc
plus conforme aux données de l'expérience de consi-
dérer la conscience animale comme un tout de coali-
tion que comme une chose absolument simple. Dans ce
qu'on appelle ordinairement l'individu animal, comme
dans la société composée d'individus, l'individualité
est susceptible de degrés, et suppose partout l'as-
.sociation dont elle est en un sens la cause, en un
sens le résultat. A ce point de vue encore, l'individu,
simple en apparence, rentre, en tant que constitué
lui-même par d'autres individus, dans le cadre de la
sociologie. Plusieurs des questions dont il est l'objet
se rencontrent au seuil de la science sociale.
Certaines considérations morphologiques , c'est-à-
dire tirées de l'aspect des êtres vivants, jouent un rôle
prépondérantdans notre conception del'individu. Nous
nous prenons nous-mêmes comme types de l'indivi-
dualité et la refusons à tout être qui s'écdrte de ce type.
LIMITES DE LA SOCIOLOGIE 217
Dès qu'un vivant cesse d'offrir des contours définis et
de jouir du mouvement indépendant, il cesse de nous
paraître un comme nous le sommes. Cependant il n'y
a aucune raison de croire que nous soyons la mesure
absolue des choses. L'homme même no cesse pas
d'être individuel quand sa forme extérieure vient à
être mutilée et sa faculté locomotrice suspendue. Un
cul-de-jatte idiot est encore un individu, quoique à un
moindre degré. Un animal greffé sur un autre, comme .
le mâle de certains crustacés parasites l'est sur sa
femelle, est encore individuel ; il l'est moins seulement
que d'autres animaux à forme plus définie et à mouve-
ments plus indépendants. Un fragment de Ténia ou de
Myrianide à bandes offre ces mêmes caractères encore
atténués. Nous arrivons ainsi jusqu'au polype qjii est
.fixe, qu'on peut, dans certains cas, couperet retourner
de mille manières sansquesachétive unité vitale cesse'
de subsister; jusqu'à l'éponge, jusqu'à l'amibe. Il ne
faut donc pas dire que telle forme déterminée, tel
degré de moUUlé indépendante est le type absolu de
l'individualité. Mieux vaut reconnaître que ces deux
caractères sont susceptibles de degrés infiniment nom-
breux et placer l'individualité commençante là où l'un
ou l'autre commencent à se montrer. Or, c'est la cel-
lule simple, mobile ou non mobile, qui est le plus bas
degré d'unité organique, comme peut-être d'unité psy-
chique. C'est donc aux premiers groupements de cel-
lules que la sociologie doit commencer. Or tout indivi-
du complexe est un groupement de cellules ou d'autres
éléments organiques ; par là l'individu est un genre
particulier de société qui relève de la sociologie.
218 SOCIÉTÉS NOBMALBS
Le cadre de cette science comprendrait donc d'abord
les sociétés à conscience définie et à traditions cons-
tantes, c'est-à-dire les sociétés humaines sapérienres,
pois, soit dans le règne humain, soit dans le règne ani-
mal, les sociétés à conscience confuse et à traditions
éphémères, enfin la série tout entière des individus
composés, depuis ceux capables de conscience et de
réflexion, jusqu'à ceux où le concours des éléments
organiques constitue une individualité de plus en plus
afiaiblie. Mais cette conception souflre une objection
nouvelle. Ne semble-t-il pas en eflet qu'ainsi comprise
la sociologie se confonde dans les régions inférieures
de son domaine avec la biologie? Cette dernière science
n'apparait-elle pas^ depuis quelques années, comme
l'étude des formes et des fonctions des organismes élé-
mentaires, en d'autres termes l'histologie n'y prend-
elle pas une place de plus en plus prépondérante? Les
lois qui régissent le groupement de ces éléments vi-
taux irréductibles ne sont-elles pas l'objet de ses plus
actives recherches, et dire que la sociologie a aussi
ces lois pour objet, n'est-ce pas lui proposer un em-
piétement aussi téméraire qu'inutile?
Nous répondrons à cette objection d'abord que les
sciences supérieures se forment toujours, comme on
l'a dit, d'un résidu de la science plus vaste et plus
simple qui les a logiquement précédées. La biologie,
constituée avant la sociologie, ne peut être achevée
sans son secours. Elle constate en effet les groupe-
ments des organismes élémentaires et même elle en
fixe les lois partielles ; mais jusqu'ici elle a été impuis-
sante à trouver la loi générale qui les explique. Quand
LIMITES DE LA SOCIOLOGIE 219
les plus éminents biologistes comparent, comme nous
l'avons vu tout à l'heure, l'association de ces organis-
mes à une colonie, à une usine, à un'e cite, ils obéis-
sent au besoin de trouver une formule plus haute qui
coordonne les faits biologiques en les embrassalit tous ;
et leur accord spontané dans le choix de cette simili-
tude permet de lui attribuer la valeur d'un rapproche-
ment scientifique. Dès 4827, M. Milne Edwards l'en-
tendait ainsi. Seulement, tout en admettant que cer-
taines lois de la société humaine se trouvent observées
dans^le groupement des éléments organiques, on ne
voyait pas par quel passage ces deux mondes pouvaient
être unis. Depuis Comte, on le comprend mieux. Les
sociétés animales forment le lien entre les sommités
de la sociologie et la biologie proprement dite, celle-ci
offrant (ir^tot défailles linéaments les phénomènes que
l'animalité d'abord, puisrhumanité, nous montrent sous
une forme plus accusée. Il n'est donc pas étonnant que
les comparaisons citées se rencontrent si naturellement
sous la plume des biologistes ; mais, dès lors, il faut
reconnaitre qu'elles confirment nos vues, et que plus
elles sont justes, plus elles ouvrent à la sociologie de
jours sur la science de la vie. Non que le détail des
phénomènes et des lois biologiques appartienne à la
science sociale : la connaissance humaine veut des
limites entre ses différentes provinces, quelque incer-
taines qu'en soient souvent les frontières naturelles.
Mais on comprend que sans se confondre ces deux
sciences puissent s'accompagner quelque temps, l'une
sortant de l'autre, comme une branche latérale quel-
que temps parallèle au rameau qu'elle doit dépasser.
2i0 SOCIÉTÉS NORMALES
D*ailleurs, si la sociologie étudie certains groupes de
faits concurremment avec la biologie, c'est à un point
de vue tout diflérent. Plusieurs propriétés appartien-
nent aux corps organisés. La nutrition et la reproduc-
tion sont les plus importantes. La sociologie n'étudie
ni Tune ni l'autre ; elle ne s'attache qu'à une propriété
plus générale, celle de se grouper pour concourir à
l'une ou à l'autre de ces actions, ce qui lui assigne un
rôle spécial dans l'étude des phénomènes mêmes où
elle se rencontre avec la science de la vie. On verra
bientôt d'une manière plus précise dans quelles limites
cette étude est circonscrite: elle ne peut, en effet,
comprendre que ce que les phénomènes de groupe-
ment offrent de plus général, sans quoi elle entrerait
dans l'économie des fonctions vitales elles-mêmes et
sortirait de son domaine. C'est par la pratique des
sciences plus que par des considérations abstraites que
ces questions de frontières, toujours délicates, veulent
être tranchées.
Nous allons donc commencer l'examen des sociétés
normales par celles où des éléments organiques sim-
ples se trouvent assemblés. Nous considérons ces der-
niers, d'après les raisons exposées ci-dessus, comme
étant les vrais individus, les seuls qui méritent ce nom
dans toute sa rigueur. (Schleiden a adopté ce critérium
pour la plante. Voir Spencer, Biologie^ vol. I, chap. vi,
p. 251 de la trad. française). M. Robin a nettement
établi ce caractère. Entre la matière organisée et la
molécule inorganique, il y a, suivant lui, les différences
suivantes. D'abord la matière organisée se coagule et
ne se cristallise jamais. Ensuite elle donne naissance à
LA CEIXPLE, INDIVIDU VÉRITABLE 22i
des éléments anatomiques dont chacun possède une
individualité, en ce sens qu'il a ses caractères propres
par lesquels il se distingue de tous ceux de son espèce.
Tous les cristaux qui se forment dans un composé chi-
mique ont les angles égaux, tandis qu'aucun des élé-
ments anatomiques appartenant à un même tissu n'est
identique aux autres. Enfîn, l'élément anatomique est
le résultat d'un mode particulier d'Association entre des
principes chimiques appartenant à trois groupes dis-
tincts, temporairement indissolubles. C'est à ce mode
d'association que la notion d'organisation peut être
réduite. Une suffît pas, en effet, que ces trois principes
soient réunis, il faut qu'ils soient unis, associés d'une
certaine façon pour que le composé qu'ils forment soit
organique. Ainsi, dans le véritable individu organique,
l'analyse ne peut rien trouver de plus simple qui soit de
la même sorte ; elle en obtient, quand elle le détruit,
non d'autres vivants dont il serait composé, mais des
principes chimiques incapables dans l'état actuel de
revêtir spontanément les propriétés qui lui sont inhé-
rentes. Il est donc bien l'atome biologique, l'élément
vital au-dessous duquel le domaine de la biologie finit
et celui de la chimie commence. Qu'on l'appelle élé-
ment anatomique, cellule, organisme élémentaire, or-
ganite, plastide ou d'autres noms, peu importe, son
caractère irréductible, primitif, n'est nié par personne.
Le domaine de la sociologie commence donc à ses
premiers groupements.
Mais, — il y a encore cette difficulté, — est-ce que
cet organite existe quelque part non groupé, hors d'un
corps vivant? Commence-t-il donc par nous apparaître
222 SOCIÉTÉS NORMALES
a rétat libre? Assurément ; car la cellule par laquelle
tout individu composé se manifeste d* abord, Tutricule
primordial d'où sort tout être vivant est un organite
et n'est que cela. Quelque innombrables que devien-
nent les organites qui constituent Tun des animaux
supérieurs, ils sont tous engendrés par ce premier
germe. Ce fait, qui est universel, sufTit pour nous
autoriser à rapprocher les organites engagés dans un
organisme quelconque des cellules libres qui vivent
dans les eaux pour la plupart, et portent le nom d'In-
fusoires (1). Bien qu'en effet les animalcules des deux
sortes n'aient pas les mêmes destinées, ils sont de la
même nature au point de vue sociologique comme au
point de vue biologique. Ils naissent également au sein
du protoplasma, ils s'accroissent et se multiplient sui-
vant certains modes semblables (ex. : la Segmentation).
D n'y a donc pas lieu de faire dans notre étude une
place à part à ce que l'on désigne d'ordinaire sous le
nom d'individus : ce sont des organismes polycellu-
laires, et ils doivent être rapprochés des groupements
de cellules beaucoup moins parfaits qui ont Ueu dans
(1) « Les 614meDt8 hUlologiques da corps hooiaîQ susceptibles de mo-
bilisalion sont, outre les cellules lympatbiques et les globules blancs du
sang, toutes celles de formation connective ou épitbéliale. Etant connue
cette propriété, on peut assigner à un certain nombre de ces cellules de
véritables fonctions. Une fois mobilisées, elles se comportent comme les
amibes et les autres organismes unicellulaires et rentrent dans la classe
des monadps de Hseckel. Elles ont toutes les apparences de corps libres
et indépendants et représentent dans toute la force de l'acception rindi-
vidualité cellulaire » (ViRcnow, Pathologie cellulaire^ p. S50). Voir la
même idée, Hoxley, Anatomie comparée des Invertébrés, p. 77. On a tu
dans notre introduction que la plupart des biologistes tendent à consi-
dérer comme des individus tous les éléments bistologiques, mobiles ou
non.
LA CELLULE, INDIVIDU VÉRITABLE S23
les derniers rangs du règne animal. Nous ne préten-
dons pas qu'une filiation directe existe des plus hum-
bles aux plus élevés, cette question étant étrangère à
notre sujet ; nous soutenons seulement que ces divers
groupements sont de mâme nature et s'expliquent par
les mêmes lois générales.
M. Giard (4) voudrait que l'on réservât le noiîi d'in-
dividu pour les êtres composés d'organes, lesquels à
leur tour seraient composés d'éléments histologiques
(plastides). Ce système de dénomination a l'avantage de
rester d'accord avec le langage commun, et cet avan-
tage n'est pas à dédaigner. Mais il nous parait impossi-
ble de rester d'accord à la fois avec les faits et avec le
langage commun. La logique veut, ce semble, qu'on
aille et plus haut et plus bas que cette limite idéale. La
nation, d'une part, est un ind^^du. Tout ce livre n'a
(1) Des nfnamfiies, p. M. Voir Spencer, Biologie, ch. vi du vol. ï,
de nndividualilé. — Hartmann, Philosophie de V Inconscient , t. II,
p. i56, définit riDdividualité de la façon suivante : « L'indmdu est Tétre
qui réunit en soi les cinq espèces possibles d^unité : 1» Tunilé dans Tes-
pace (la forme); 2« Tunilé dans le temps (la conliouité de l'action);
S« l'unité de la cause (interne) ; 4« l'unité de la fin; 5» l'unité de la réci-
procité d'action entre les diverses parties (en tant qu'il y a diverses par-
ties, autrement la dernière condition est supprimée). là où manque
Punitéde la forme, comme dans un essaim d'abeilles, les autres unités ont
bean être réunies au plus haut degré, on ne parle pas d'individus. » Par
où Ton voit que Hartmann ne pense comme nous qu'en ce qui concerne
les colonies on agrégats par masse continue. Il dit, un peu plus loin, à
propos des Pjrophores décrits par Vogt, et à propos des observations
de Virchow : o Celui qui ne croit pouvoir attribuer l'individualité qu'à
telle ou telle partie, sera sans doute embarrassé par de tels exemples...
Pour nous, le tout n'est qu'un individu d'ordre supérieur qui comprend
'en soi tous les autres individus. Dans l'association des abeilles et des
fourmis, nous regarderions aussi le tout comme uu individu d'ordre
supérieur, si l'unité dans l'espace, c'est-à-dire la continuité de la formei
se montrait à nous. Nous la trouvons ici, voilà pourquoi nous n'hésitons
pas à parler d'individu » (p. 165, vol. II.)
224 SOCIÉTÉS NORMALES
point d*autre but que de démontrer indirectement cette
proposition.D'autrepart, àTautreextrémité deréchelle,
l'élément histologique jouit vraiment d'une individualité
propre, bien que le langage la lui refuse ; et cette auto-
nomie atteint, comme nous venons de le voir, un haut
degré dans tous les êtres vivants, si l'on considère le
moment décisif de la première naissance. A ce moment,
la cellule primitive n'est pas une partie composante ;
elle est un tout, un animal dans toute la force du terme,
et cet animal est monocellulaire. Pourquoi dès lors ne
le mettrait-on pas sur le même rang que les autres ani-
maux monocellulaires? Nous savons que MM. Clapa-
rède et Lachmann répugnent à voir dans les infusoires
de simples cellules. La plupart sont, suivant eux, trop
compliqués dans leur structure pour se prêter à cette
assimilation. Des cellules qui sont munies d'une bou-
che, d'un pharynx, d'une cavité digestive, d'un anus,
des cellules qui nagent, qui rampent et qui courent,
quoi de plus bizarre, disent-ils. Ils refusent d'assimiler
à la cellule simple même les Amœba, car ce qu'on ap-
pelle nucléus au centre deTamibc n'a rien de commun
à leurs yeux avec le nucléus de la cellule ; ce n'est pas
autre chose qu'une glande sexuelle, embryogène ; de
plus, Tamibe a, comme tous les infusoires, cette tache
claire qui se contracte à intervalles à peu près égaux
et qui est, suivant les vues de ces auteurs, l'analogue
du cœur chez les organismes plus élevés. « La vésicule
contractile est un organe bien embarrassant à loger
dans une simple cellule (1). d Nous laissons débattre
(1) Des infiamres, p. 4S0. Voir TopiDion de Haxlcy sur le rôle de la
véàicale coDtraclile dans CAnatomie compat-ée des animaux invertébrés^
U CELLULE, JNDIVIDU VÉRITABLE 225
aux micrographes la question de savoir si le nucléus de
toute cellule ne pourrait être assimilé, comme celui des
amibes, à une glande embryogène. Mais nous pouvons
remarquer, avec MM. Claparède et Lachmann eux-
mêmes, que la solution du débat sur la monocellularité
des infusoires dépend en effet de la définition qu'on
donne de la cellule. Pour nous, nous nous bornons à
appeler de ce nom tout organisme dans lequel aucun
élément défini plus simple n'est sai^issable. Or, ils re-
connaissent eux-mêmes qu'avec les moyens d'observa-
tion doi\t nous disposons aucun élément histologique
plus simple ne peut être saisi chez les infusoires. Quand
un infusoire disparait sous Taclion d'un acide, il ne se
divise pas en éléments figurés, il se dissout véritable-
ment. Dans l'état actuel de la science, Tinfusôire est
donc bien Tanalogue des éléments histologiques qui
constituent les organismes polycellulaires (4) ; comme
eux il est un atome biologique, c'est-à-dire au-dessous
duquel il n'y a rien que la substance chimique, pri-
vée des attributs de la vie. Nous n'attribuons donc pas
à ce mot de cellule un sens trop rigoureux ; nous l'em-
ployons faute d'autre, et nous reconnaissons que la
cellule est susceptible d'oflrir, tout en gardant son ca-
ractère d'élément vital irréductible, des configuratipns
et des degrés d'organisation très divers. Ce que nous
p. 4 de la Iradaction française. Il y croit voir plutôt un organe de respi-
ration et d'excrétion.
(1) « En laissant de cdté la Tésicale contractile, la ressemblance d*im
amœbe aux points de vue de la structure, de la manière de se nourrir,
àTec un corpuscule blanc du sang de Tun des animaux plus élevés, est
particulièrement digne de remarque » (Huxley, Anatomie comparée des
Invertébrés^ p. 19).
St6 SOCIÉTÉS DB aruTRinoN
avançons se réduit à ceci : c*est que les éléments histo-
logiques des corps hautement organisés nous offrent,
comme les organismes élémentaires irréductibles à
rétat libfe, un point de départ défini pour Tétude des
groupements ultérieurs ; c*est que les infusoires simples
peuvent être placés au point de vue sociologique sur le
même rang que la vésicule germinative et que les sper-
matozoaires par où commence l'évolution de tout indi-
vidu composé. Nous ne prétendons pas donner à cette
limite un caractère absolu. Si Tobservation venait à dé-
couvrir dans les infusoires et dans la vésicule germina-
tive des éléments vitaux définis plus simples encore,
la sociologie devrait étendre jusqu'à eux son do-
maine ; mais jusqu'à présent, elle ne peut dépasser ce
que Mi Milne Edwards appelle Torganite, que cet or-
ganite d'ailleurs soit libre ou engagé dans un tissu. Si
le véritable individu physiologique est celui qui se suffit
à lui-même pour l'accomplissement des fonctions
vitales essentielles, c'est ici que se réalise pour la
première fois dans cette sphère le type de rindi\i-
dualité.
Sociétés de nutrition. — Nous avons vu que les
sociétés de nutrition ont ce caractère commun que les
individus qui les composent, attachés les uns aux au-
tres d'une manière permanente sont ainsi ultachés dès
leur naissance et n'ont jamais vécu Ubres. C'est le fait
même de leur mode de naissance qui les constitue en
sociétés. Dujardin a le premier établi cette loi, qui a
reçu depuis des corrections légères, mais n'a pas été
infirmée. Voici les paroles de Dujardin (Jn/tisoires,
SANS COMMUNICATION VASCULAIRB 227
4841, p. 28, en note) : « Entre des animaux primitive-
ment séparés, on n'a point observé d'une manière po-
sitive de soudure organique. Je crois que les soudure^
des polypes sont le résultat de la gemmation, et non le
produit de la réunion de plusieurs animaux. Si les
jeunes ascidies composées qu'on a vues nager libre-
ment ne sont pas déjà des réunions de plusieurs jeunes
animaux, je n'en conclus pas cependant que les ani-
maux primitivement séparés se soient soudés pour
former des amas, mais bien plutôt que ces amas pro-
viennent d'une gemmation continuelle, puisqu'on
trouve toujours dans la même masse des individus de
tous les âges. » Et il ne perd pas une occasion de com-
battre les vues de ceux qui veulent élever au rang de
fait normal les réunions d'infusoires. Selon lui, cette
juxtaposition est toujours fortuite et n'intéresse jamais
l'intimité des tissus. Ici, son affirmation est trop éten-
due, comme nous le verrons à la fin de ce chapitre ;
mais nous pouvons dire avec lui que dans l'immense
majorité des cas les sociétés de nutrition sont compo-
sées non d'individus primitivement séparés, mais d'in-
dividus né3 ensemble ou successivement d'une môme
masse ou sur une même souche.
§ I". Sociétés de nutrition sans communication vas-
culairCy ou par accrescence. — L'individualité est le
caractère dominant dans les derniers rangs du règne
animal, l'individualité en quelque sorte absolue. Des
êtres d'espèces multiples, et dont le nombre est prodi-
gieux, vivent dans les eaux, sur la terre et sur les au-
tres animaux à l'état d'isolement complet. Un grand
S28 SOCIÉTÉS DB NUTRITION
nombre de Foraminifères, dont les carapaces ont formé
des continents, sont isolés physiologiquement. De tels
êtres sont faibles, non seulement parce qu'ils sont
petits, mais encore parce qa*ils sont seuls. Cependant,
dès les premiers degrés de Técbelle de la vie, Tasso-
ciation apparaît. Elle se montre encore dès la première
pbase de la croissance individuelle cbez tous les ani-
maux supérieurs.
Plusieurs Foraminifères sont agrégés. « Les sque-
lettes les plus simples sont sphériques ou piriformes
et uniloculaires; telle est Tespèce appelée à cause de sa
forme Lagena. Mais ils se compliquent par l'addition
de nouveaux compartiments qui tantôt se disposent en
série linéaire (Nodosaria)^ tantôt forment des spires
superposées de diverses manières (Discorbina), tantôt
enûn se groupent irrégulièrement. Ce n'est pas tout;
les nouvelles chambres peuvent recouvrir plus ou
moins celles déjà formées et les intervalles qui sépa-
rent les parois de ces loges peuvent se remplir à divers
degrés de dépôts secondaires, jusqu'à ce qu'il en ré-
sulte des corps aussi volumineux et d'apparence aussi
compliqués que les Nummulites. » (Huxley, op. cit.
p. 12.)
Les infusoires se reproduisent de plusieurs manières.
La plus simple est le fractionnement; le plus souvent,
le fractionnement opéré, la cellule qui en résulte s'é-
loigne et mène une vie indépendante. D'autres fois,
et le cas est relativement rare, la cellule engendrée
reste attachée à la cellule mère et le fractionnement
continuant, un groupe de cellules juxtaposées ne tarde
pas à se former. Ce groupe, simple agglomération
INFUSOIRES 229
mûriforme, se revêt ailleurs de cils qui lui permettent
de se mouvoir. Telles sont les Synamibes de Haeckel
(Monadiens agrégés de Dujardin). « A l'île de Eis-oe,
près de Bergen, dit le naturaliste allemand (Histoire
de la création, trad. française, p. 380), je trouvai na-
geant à la surface de la mer des petites sphères très
élégantes composées de trente à quarante cellules piri-
formes et ciliées^ se réunissant toutes en étoiles par
leur extrémité amincie au centre de la sphère. Au bout
d'un certain temps, la masse se désagrège ; les cellules
vaguent isolément dans l'eau à la manière de certains
infusoires ciliés. Elles coulent ensuite au fond, et peu
à peu prennent la forme d'une amibe rampante. Elles
se revêtent ensuite d'une membrane, puis, par une
scission réitérée, elles se divisent en un grand nombre
de cellules, tout à fait comme l'ovule se segmente. »
Ce mode de développement appartient à toute la fa-
mille des Volvocinés (Claparède et Lachmann, 2* mé-
moire, p. 52). Mais déjà ici, un certain perfectionne-
ment s'est opéré. Presque toujours la division des
cellules s'accomplit à l'abri d'une enveloppe commune
ou Kyste. C'est le cas du moins chez les Stephanos^
phœra. a Chaque Stephanosphœra se compose norma-
lement de huit individus associés en famille dans une
enveloppe glutineuse commune. Une triple division
binaire (2, 4, 8) s'effectue chez chaque individu, de
manière que l'enveloppe commune se trouve ren-
fermer huit groupes de chacun huit individus. Chacun
de ces groupes sort par une déchirure de l'enveloppe
commune et forme une nouvelle famille. Parfois aussi
les individus quittent isolément +a famille et mènent
15
230 SOCIÉTÉS DE NUTRITION
chacun pour son compte une vie errante (Glaparède
et Lachmann, loc. cit.) » (Etiglena viridiSj « qui pour-
rait toutefois être un végétal », dit Huxley). «Les
Euglènes s'enkystent dans une capsule incolore, résis-
tante. Dans ce kyste s*opère une multiplication fissi-
pare suivant la série 2, 4, 8, 46, 32, etc. » (Id., p. 47.)
Le Volvox proprement dit {Volvox globator^ « qu'on
s'accorde généralement aujourd'hui à regarder comme
une plante » Spencer, Biologie) présente les mêmes
faits. Il est composé par un agrégat de cellules dont
l'union est constante, a Parfois certains individus d'une
famille deviennent excessivement gros.... Bientôt ces
sphères s'entourent d*une substance gélatineuse, pré-
sentantdes pointes coniques diversement découpées..»
(Id., p. 50.) La famille parente meurt alors et le kyste
passe immobile au fond des eaux Thiver ou la saison
sèche pour se résoudre ensuite en individus qui de-
viendront des familles. Les jeunes Grégarines s'enkys-
tent de même dans le corps des mollusques, où elles
vivent en parasites (Van Beneden, Parasites et com-
mensauXy p. 145.) Chez les Radiolaires sociaux l'enve-
loppe commune atteint la solidité d'une carapace
(H.-ECKEL, p.389.)
Ce fractionnement d'une cellule mère en un nombre
considérable de celljiles se présente à Torigine de tous
les animaux supérieurs ; il est connu sous le nom de
segmentation. Comme les infusoires que nous avons
cités, l'animal supérieur, avant d'apparaître même à
l'état d'embryon, offre l'aspect d'une mûre ou d'une
framboise, c'est-à-dire d'une sphère garnie de mam-
melonnements d'abord mal définis, mais qui revêtent
rNFUSOIRES 23i
de plus en plus les caractères de la cellule. Les insec-
tes, les araignées et quelques crustacés sont, si nous
en croyons M. M. Edwards, les seuls chez lesquels
la segmentation n*ait pas lieu ou se produise avec
un caractère beaucoup moins décidé ( Physiologie^
vol. VIII, p.4(M.) Cependant, d'après Huxley, le carac-
tère conamun de tous les Métazoaires, c'est-à-dire des
animaux invertébrés autres que les infusoires , est la
production d'un blastoderme par le fractionnement
de cette cellule nucléée primitive.
Nous n'avons vu jusqu'ici que des groupements par
simple juxtaposition. Des groupements où chaque in-
dividu composant serait porté par un pédoncule dis-
tinct et rattaché ainsi aux autres membres de la so-
ciété dénoteraient une organisation un peu plus élevée.
La forme générale qui en résulterait serait soit ra-
meuse, soit sphérique. La forme rameuse est en effet
réalisée chez les Vorticelles, désignées par MM. Cla-
parède et Lachmann sous les noms de DendrosomeSy
à'Epistylis, de Carchesium et de Zoothamnium (pages
441, 151-153, 160, 2' mémoire.) ce L'arbre d'Epistylis
présente toujours des ramifications dichotomiques
parfaitement régulières. Celles-ci croissent toutes avec
la même rapidité et les indiviclus sont par suite tous
et toujours portés à la même hauteur, de façon à se
trouver dans un même plan horizontal. Il résulte delà
qu'une famille d'Epistylis présente une forme compa-
rable à ce qu'on appelle en botanique une inflorescence
en corymbe. » ( Fait général chez les Zoothamnium,
1" mémoire, p. 103). Les tiges sont vivantes comme
les corps, s'accroissent avec eux et se contractent tou-
S32 SOCIÉTÉS DE NUTRITION
tes OU isolément quand la colonie est menacée. (Voir,
pour ce qui concerne la famille des Vorticellines, ce
premier mémoire, à partir de la page 94.) Les Vorti-
celles, bien qu'immobiles, sont placées, sans conteste,
au premier rang des infusoires. Aucun animal ne sem-
ble reproduife cette forme rameuse dans son dévelop-
pement primitif. La forme sphérique est nettement ac-
cusée par les Volvox adultes. Des cordons distincts
partant de chaque individu lient ensemble tous les
membres de la famille , qui nagent de conserve au
moyen de cils appartenant à chacun d'eux. (Clap. et
Lach., p. 57.)
Chez les Gonium, ces cordons sont produits par des
prolongements en pointe de chaque individu (loc.
cit., p. 57.) Cela les rapprocherait des Synamibes qui
sont, comme on Ta vu, réunis par leur extrémité amin-
cie au centre de la sphère, et prennent également, en
raison de celte structure, une apparence étoilée, si les
Gonium ne présentaient une disposition qui les place,
au point de vue social, au-dessus des Volvox eux-
n.êmes. En effet, leur accrescence est tabulaire et non
sphérique. « Un Gonium se compose de seize indivi-
dus réunis en famille sous une forme tabulaire dans
une enveloppe gélatineuse (Id., p. 54.) » Le tout est
doué de mouvement comme les Volvox. Nous pensons
que ce type de disposition sur un plan est supérieur
aux autres, parce qu'il se rapproche de la disposition
linéaire dont nous chercherons bientôt à étabUr la su-
périorité sur tous les autres types, a On voit les Go-
nium se balancer avec grâce, pirouetter, se tourner en
avant, en arrière, se ployer majestueusement; ils for-
INFUSOIRBS 233
ment une chaîne qui se promène en décrivant toutes
sortes de figures. » (Turpin cité par Cl. et L., 2«
mémoire, p. 55.)
Maintenant en quoi consiste T unité sociale de ces
différents groupes d'individus élémentaires? Il faut le
reconnaître, le concours qu'ils se prêtent mutuelle-
ment est à peine discernable. Ils gagnent sans doute
par leur association un plus gros volume, avantage ap-
préciable dans ce monde des infusoires où la voracité
des appétits condamne les plus petits à être dévorés ;
ils gagnent une enveloppe plus ou moins résistante,
autre mpyen de protection. Ils gagnent, grâce aux cils
qui garnissent chez les Synamibes les cellules exté-
rieures, une motilité plus vigoureuse et plus variée
peut-être ; et quant aux Vorticelles, comme il est pro-
bable que la proie digérée par l'individu profite à tous
les autres, c'est un avantage encore pour elles que
d'occuper un espace plus grand et que d'étendre ainsi
Taire d'embuscades commune. Néanmoins, combien
ce concours est encore faible et mal défini ! Il ne peut
en être autrement là où la division du travail physio-
logique est aussi peu avancée. Tous les membres de
ces sociétés rudimentaires n'ont-ils pas ou peu s'en
faut le même emploi? Voilà pourquoi l'unité collective
peut être presque dans tous ces cas rompue impuné-
ment quand les individus se séparent pour se repro-
duire. La soudure organique, le lien matériel qui les
attache ne saurait fonder une société quelque peu re-
levée tant que les individus composants ne sont pas
physiologiquement solidaires.
SiTunité du tout est faible, l'individualité des parties
tu SOCIÉTÉS DE xcntmo!!
ne Test pas moins: rime est en raisou directe de
Tautre. En effet, par cela même que chacune des
parties peut se suffire à elle-même, ce qui parait en
un sens le plus haut degré d'individualité, elle ne se
distingue des autres par aucun caractère propre, ce
qui en est le plus bas degré à un autre point de vue.
Pour rester indépendantes toutes restent à peu près
similaires ; c*est Tindividualité du grain de sable.
Quelle peut être la cause de ces groupements au plus
bas degré de Tanimalité ? Nous sommes ici réduits à
des conjectures. En somme, ce qu il s'agit de découvrir,
c'est ce qui détermine la partie d'une cellule qui Vvi se
détacher d'elle par scissiparité à rester unie avec la
partie mère, et cela non pas seulement une fois, mais
autant de fois qu'il y a de membres dans l'agrégat.
Certes, si l'on admet qne cette duplication répétée est
avantageuse, la sélection tendra à la conserver : ici, en
effet, la sélection naturelle jouera uu rôle indispensa-
ble en l'absence de tout discernement. Mais ici encore
si la sélection peut expliquer la fixation de Thabituda
sociale, elle ne peut en expliquer la naissance. Faut-il
admettre que dans certains cas, sous Tinfluence des
circonstances, la scission des cellules a été retardée en
quelque sorte par hasard et que pendant le peu de
temps qu'a duré cefte union, les avantages en ont pu
se manifester? Cela est douteux. Faut-il croire qu'au
contraire la prolifération a été, toujours en un cas for-
tuit, grâce à un excès de nutrition par exemple, telle-
ment rapide qu'elle a prévenu les effets de la scissipa-
rité et que dès lors l'avantage obtenu a assuré la survi-
vance de la colonie? Le champ reste ouvert aux hypo-
A VAISSEAUX COMMUNIQUANTS 23S
thèses. La sociologie naît en ce moment ; nous croyons
mieux servir la science nouvelle en signalant ce pro-
blème qu'en le déclarant prématurément résolu.
Quant à la forme de ces sociétés, elle semble suffi-
samment justifiée par l'absence de raisons qui en dé-
termineraient une autre. Les Synaraibes et les Volvox
sont sphériques, parce que les cellules qui les com-
posent se disposent ainsi nécessairement dans leur
fractionnement successif. Et si chacune de ces cellules
s'étoile, c'est en se pressant comme cela est inévitable
contre ses voisines. Les grains de raisins serrés l'un
contre l'autre sur une grappe bien fournie prennent
la même apparence. Mais pourquoi les Vorlicelles ont-
ils adopté la forme rameuse? Peut-être en verrons-
nous une raison suffisante dans ce fait que les individus
de cette famille sont pourvus d'une bouche et d'un
anus,viventdeproie,etont par conséquent une activité
nutritive assez intense, ce qui les force à être quelque
peu éloignés les uns des autres. De là la naissance du
pédoncule. Chez les Synamibes, au contraire, et les
Volvox, les individus se nourrissent par imbibition et
ne se nuisent pas parleur proximité.
§ 2. Sociétés de nutrition présentant une commu-
nication vasculaire. — A. Les Polypes. — Nous voici
donc en présence d'une première sorte d'individus
composés. Si nous supposons que ces individus s'agrè-
gent à leur tour et forment un tout permanent, nous
concevrons la possibilité d'une individualité d'espèce
nouvalle, à savoir composée d'individus déjà composés,
bref, d'un second degré de composition sociale. Tel
230 SOCIÉTÉS DE NUTRITION
est, en effet, le mode d'association réalisé par les Po-
lypes.
La loi posée par Dujardin s'applique encore à ce
groupe d'animaux agrégés. Ils naissent tels, et leur
expansion la plus large a toujours pour point de départ
non des animaux multiples qui se seraient agglomérés,
mais un seul germe (larve née d'un œuf ou bourgeon)
qui s'est accru de proche en proche. Cette loi est de la
plus haute importance ; nous la verrons se traduire en
une loi analogue dans l'étude des faits de reproduc-
tion.
Entre les Infusoires et lés Polypes, entre les sociétés
(lu premier et cellps du second degré de composition,
il n'y a pas de transition à signaler parmi les animaux
complètement développés. Seuls les Spongiaires sem-
blent en offrir une ; mais leur développement étant
encore mal connu (Revue scientifiquey 3 juillet 1875),
nous nous bornerons à les mentionner. Il faut donc
recourir aux formes larvaires des Polypes pour trouver
le passage exigé par le principe de continuité. Qu'une
cavité se creuse dans le Synamibe, qu'une ouverture se
fasse à l'une de ses extrémités, que l'outre ainsi formée
prenueune forme ovale et se fixe par l'extrémité opposée
à l'ouverture, qu'enfin des cils naissent à la surface des
cellules internes, nous obtenons le Polype simple. Il ne
nous restera plus pour concevoir la forme typique des
Polypes agrégés qu'à imaginer que le premier Polype
se scinde à demi en deux parties dont chacune s'ouvre
sur une cavité commune (MiLNEEDWARDSjCorflZ/fatres,
vol.I, p. 14). Le procédé différent du bourgeonnement
aboutit au môme résultat. La seconde forme d'associa-
A VAISSEAUX COMMUNIQUANTS 237
tion est donc constituée par l'agrégation d'individus
composés, qui sont unis non seulement par la juxtapo-
sition de leurs éléments et la soudure de leurs tissus,
mais encore par Tabouchement permanent de leurs
cavités. Le vrai lien social est ici par conséquent le
liquide qui va de l'un à l'autre, chargé d'éléments or-
ganiques ou cellules à l'état libre, dont la fonction est
d^céroitre et de renouveler sans cesse les éléments do
chaque iijdividu composé (1).
Nous proposons pour ce genre de sociétés le nom de
b/asfodémes, l'appliquant indifféremment soit aux réu-
nions d'individus, soit aux individus composés d'or-
ganes plus ou moins distincts, pourvu que les parties
composantes soient nées sur une même souche et res-
tent normalement soudées entre elles. Cette division
correspondexactement à ce que le naturaliste allemand
Jaeger appelle individualités mor})hologiques et a beau-
coup de rapports avec les Bions de Haeckel. Par le
terme de Bions, Ha)ckel désigne toutes les formes ter-
minales auxquelles aboutissent vers la fin de leur dé-
veloppement les individus ou réunions d'individus.
Nous préférons le mot de Blastodéme en raison de sa
clarté et de sa signification sociologique précise.
(1) Sûpppsona qu'à un moment donné de la croissance d*un polype
primitivement simple, deux centres d*aclivité vitale viennent à s^établir
Fun à côté de Taulre au milieu du disque tentaculifère et continuent à
déployer parallèlement des forces égales : l'individu primitivement unique
sera bientôt partagé en deux moitiés tout à fait semblables entre elles.
Chacune de ces portions tendra à se compléter comme individu, et si
elles se séparaient, elles constitueraient deux polypes complètement dis-
tincts; mais la séparation ne se fait jamais chez les coralliaires suivant
toat€ la longueur de ranimai, et la fissiparité donne toujours lieu à un
corailiaire composé dont les divers polypes sont réunis au moins par la
base et ont un pied commun » (M. Edwards, Corail., ^ p. 75).
238 SOCIÉTÉS DE NUTBITION
Dans aucun des trois ordres déterminés par M. Milne
Edwards, Acalèphes, Zoanlhaires et Coralliaires, (Hy-
drozoaires, Actinozoaires et Coralligènes de Huxley ;
parmi les Cœlentérés, lesCténophores seuls ne donnent
jamais naissance par gemmation à des organismes
composés), dans aucun île ces trois ordres, disons-
nous, quel que soit le nombre des Polypes, quelle que
soit la forme des polypiers, il n'est dérogé à ce prin-
cipe. Sans nous étendre sur toutes les diverses modi-
fications du type essentiel, qui sont suffisamment con-
nues et relèvent de la biologie, nous allons décrire les
principales, d'après le naturaliste allemand Jœger, qui
a donné dans son Manuel de Zoologie une très savante
étude des Individualités, tant biologiques que morpho-
logiques. (Voir à TAppendice.) Ensuite nous déter-
minerons la signification sociologique des matériaux
que la biologie nous livre.
Suivant Jaeger, la réunion d'individus dans le groupe
des Cœlentérés se forment parles procédés génétiques
suivants : 1° par bourgeonnement latéral ; 2<'par scis-
sion transversale incomplète (strobilisation) ; 3* par
division longitudinale.
1** Par bourgeonnement latéral. A partir d'un indi-
vidu primaire ou axe principal, des individus secon-
daires ou axes supplémentaires bourgeonnent de divers
côtés plus ou moins irrégulièrement, en sorte que
l'ensemble forme une trochée à laquelle on a donné le
nom de Cormus. Ce procédé est le même que celui par
lequel se forment les organes de l'animal, et il est très
difficile de distinguer pour cette raison les individus
secondaires des organes. A notre sens, il n'y a même
POLYPES 239
pas lieu la plupart du temps de chercher à établir cette
distinction. Quand les individualités ou organes ainsi
formés sont semblables, le cormus est dit monomorphe ;
quand ils diffèrent, le cormus est dit alors polymorphe.
Ce polymorphisme, qui atteste une division supérieure
du travail physiologique, se manifeste de différentes
façons. Tantôt les individualités terminales offrent seu-
lement une différence d'élévation ; tantôt les unes sont
cylindriques, tandis que les autres sont foliacées ; tantôt
les unes se groupent pour former un appareil com-
plexe, les autres restant simples et isolées. Les Hydro-
zoaires montrent de très curieux exemples de ce grou-
pement ultérieur d'individus nés sur une même souche
à laquelle ils restent encore attachés par le pied. Quatre
ou huit individus disposés en cercle se soudent parleurs
bords pour former un périgoniiim : un auti'e, situé au
centre, demeure libre et joue le même rôle que le
pistil et l'ovaire dans un végétal. L'ensemble forme une
véritable fleur animale. Une nouvelle différenciation
nous montre chez les Siphonophores des fleurs sexuées
et des fleurs asexuées, ces dernières connues sous le
nom de cloches natatoires. Il arrive souvent que les
fleurs fécondes, après avoir vécu sur le cormus, comme
la fleur sur la plante, se détachent, et que, comme elles
peuvent se nourrir, elles croissent en volume et mènent
une vie indépendante. On a vu là un phénomène de
génération alternante. Metschnikoff et après lui Huxley
n'y voient qu'une dissociation de parties analogue à la
fructification végétale, et considèrent les médusoïdes
(méduses à yeux nus) comme des organes générateurs
(gonophores) détachés de l'hydrosome, capables seu-
240 SOCIÉTÉS DE NUTRITION
lemcnt de mener une existence indépendante. Nous
souscrivons avec M. Jaegél* à cette opinion, pourvu
qu'il soit entendu que ces fruits de médusaires sont
aussi bien des individus que des organes et qu'il n'y a
pas une opposition véritable à établir entre ces deux
formes de la vie. (Huxley, Anatomie comparée,^. 75,
trad. franc.). Un fait analogue se rencontre à un degré
plus élevé de l'échelle zoologique ; Thectocotyle de cer-
tains Mollusques se détache ainsi de l'organisme mâle :
mais il ne représente qu'un sexe et ne peut se nourrir;
il n'a presque plus aucun titre au nom d'individu.
^ Par division transversale incomplète. Les seuls
exemples de cette formation d'un cormus en chaîne
chez les Cœlentérés se trouvent, suivant Jaeger, parmi
les Hydrozoaires, et nous sont fournis par les méduses
Lucemaires et la plupart des Discophores à un état
passager de leur développement. Le premier individu,
fixé au sol, se divise transversalement par une série
d'étranglements en un certain nombre de disques à
huit franges qui ne sont plus unis entre eux que par
une adhérence légère. Bientôt ces disques se détachent
les uns après les autres de la tige qui leur a donné nais-
sance, et ils mènent une vie séparée. Ce sont les vraies
méduses. Ce mode de formation a reçu le nom expressif
de strobilisation. L'auteur que nous suivons en ce mo-
ment rattache au procédé génétique ainsi nommé la
formation des cormus en chaîne qui constituent les Vers
rubanés. Cette assimilation nous paraît problématique,
l'accroissement des cormus se faisant dans les deux
cas par ordre inverse, chez les Discophores du pôle
aboral au pôle oral, chez les Vers rubanés de la tête a
POLYPES 241
Textrémité opposée. Remarquons avant de passer à la
troisième catégorie que les faits cités ici sont d'ordre
éminemment transitoire et ne peuvent guère servir à
caractériser un groupe distinct de sociétés.
3" Par division longitudinale incomplète. Ce carac-
tère est bien plus constant et général. Tantôt les ra-
meaux ainsi formés bifurquent, tantôt ils restent unis
en faisceaux (fasciés). Les Madrépores nous offrent des
cas de fasciation remarquable. La bifurcation se voit
chez un grand nombre de coraux qui sont alors arbo-
rescents. Les rameaux se distinguent de ceux formés
par bourgeonnement latéral en ce qu'ils se développent
d*une manière absolument irrégulière et ne se laissent
pas distinguer en individualités primaires, secondaires
et terminales. Tous ont la même valeur morphologique
et biologique (1).
Si nous cherchons d'abord quelle est de toutes ces
sociétés de même ordre la plus parfaite, nous verrons
du premier coup d'œil que les éponges doivent être
placées au dernier rang, quel que puisse être d'ailleurs
le résultat des investigations 4ont elles sont maintenant
l'objet. Les Polypes qui les composent ressemblent aux
infusoires pour la pauvreté de leur organisation et la
transparence de leurs tissus. Aucune autre division du
(i) Ce passage, où nous prenons pour guide M. Jœger^ ne se trouvait
pas dans notre première édition. Nous n'avons connu sou chapitre sur
les iodividualiiés, et même sou nom et son existence, qu*au moment où
la plus grande partie de notre tr.ivail était achevée. Les coïncidences
qui se renconlreut ainsi entre ses conceptions et les nôtres sont donc
bien faites pour montrer que la sociologie, telle que nous Tentendons,
est un fruit naturel de la science contemporaine. Du reste, le lecteur
trouvera en appendice le chapitre de son Manuel où il traite ces ques-
tions.
242 SOCIÉTÉS DE NUTRITION
travail ne s'observe dans leur groupement que celle
qui s'établit entre les parties munies de cils ; les unes
attirent Teau de mer dans les pores de l'éponge, les
autres l'en expulsent, sans que du reste les courants
aient rien de régulier. La circulation qui s'ensuit est,
comme on le voit, assez étrange: ce n'est pas celle
d'un liquide propre à l'animal, préparé dans ses ca-
vités et contenu par elles; c'est celle d'un liquide
étranger et elle n'a pas d'autre but que d'amener les
aliments à la portée de membres de la colonie. En
somme, l'unité collective est problématique, parce que
les individualités partielles sont à peines définies (1) :
on pourrait discuter longtemps sur la question de sa-
voir si cette unité est individuelle ou non, sans aboutir
à aucun résultat. Il en est tout autrement des Acalè-
pbes sociaux dont le Physophore sera pour nous le
type. Celui-ci présente une division du travail assez
notable. Les colonies qu'il compose sont formées de
trois sortes de parties distinctes ; les unes qui se
nourrissent, les autres qui attaquent, les autres enfin
qui propagent l'espèce, celles-ci doubles déjà. De plus,
le ruban auquel ces diverses parties sont attachées est
le siège d'une circulation à laquelle les fils individuels
participent, et la colonie tout entière est suspendue au
sein des eaux par Taction d'une outre gonflée d'air
située en tète de la rangée, tandis que des cloches
(1) c LMndividualilé de ces animaux est si peu prouoncée que deux
tpongil/es', amenées eu cotUact Tuac avec Tautre', ue tardent pas à se
fusionner en une seule ; taudis qu'elles peuvent se diviser spootaDémeot
ou être séparées arliQcielleaient en différentes portions, doot ch«cune
conservera son exi.^lence indépendante. » (Huxley, op. cit., p. 50).
POLYPES 243
natatoires lui servent à se diriger. Chez les Prayas,
cette division du travail vraiment remarquable est en-
core soumise à une organisation plus parfaite ; les fils
reproducteurs et les fils urticants, au lieu d*être dissé-
minés sur le ruban principal, se trouvent joints aux
individus nourriciers et sont placés en quelque sorte
sous leur dépendance ; chaque groupe enfin a sa vessie
natatoire et s'abrite sous une plaque protectrice spé-
ciale. Ce sont là des caractères assez relevés. Les Co-
ralliaires cependant, surtout les Côralliaires à polypier
(Sclérodermes, M. Edwards), bien que fixés au sol et
n'offrant qu'une seule espèce d'individus sans organes
sexuels extérieurs, soutiennent la comparaison grâce à
trois avantages considérables : 1° le support pierreux
qui les protège; 2° l'aspect défini de leurs éléments
histologiques ; 3® et surtout, la haute organisation de
leur système circulatoire. Le corail algérien ne nous
parait pas avoir de rivaux sous ce rapport dans Tordre
des Polypes tout entier, du moins parmi les Polypes
sociaux. Chez les seuls Alcyonnaires en effet ( dont le
corail fait partie), se rencontrent cette tunique de vais-
seaux réguliers environnant l'arbre pierreux et servant
à son développement en même temps qu'à la circula-
tion générale, et ce lacis capillaire de petits vaisseaux
irréguliers dont les branches, se répandant partout
dans la substance du tissu mou, y vont porter de toutes
parts le fluide nourricier.
Insistons ici sur deux considérations qui, comme on
va le voir, ont une portée assez étendue.
On regarde trop souvent la faculté de se mouvoir
librement comme conférant à ceux qui en sont doués
244 SOCIÉTÉS DE NUTRITION
une supériorité décisive sur ceux qui en sont dépour-
vus. Un des plus curieux exemples de cette opinion
se rencontre dans les ouvrages de M. Paul de Jou-
vencel. Racontant le développement de Tépon^ge, il ne
peut constater qu'elle se fixe après avoir voyagé, sans
se sentir pris de pitié pour elle. « Cette destinée des
Spongiaires, dit-il, inspire une sorte de terreur. En eux
les choses marchent à rebours. A peine l'être doué de
mouvement a-t-il manifesté la supériorité de son type
animal qu'une catastrophe subite le frappe d'immobi-
lité ; et aussitôt ce corps est en proie à un travail de
dégradation proportionnel à son développement. Il
retombe bien au-dessous de la plante. Il ressemble à
un paquet de filasse embrouillée, reste de la décom-
position d'un végétal mort. Dans sa chute qui se con-
tinue, il descend encore plus bas ; il tend à devenir
pierre, il s'incruste de chaux, de silice pas même cris-
tallisée. C'est effrayant! » Apparemment le sort du
corail n'inspirerait pas à l'auteur d'autres sentiments
que celui de l'éponge. Et pourtant ni l'un ni l'autre ne
méritent tant de pitié. Il est vrai que la perfection
vitale semble en raison directe du mouvement dé-
ployé; mais le mouvement est susceptible d'applica-
tions diverses, et la seule manière de l'exercer n'est
pas le changement de lieu. Un organisme sédentaire
peut dépenser autant de mouvement qu'un organisme
mobile. Seulement, dans ce cas, le mouvement sera
interne et l'organisation gagnera ce que la faculté loco-
motrice aura perdu. Les êtres sociaux surtout ne pa-
raissent que pouvoir difficilement se constituer hors
des conditions de la vie sédentaire. Il y a précisément
POLYPES 245
dans la formation d'un tout social un travail d'organi-
sation qui attire à l'intérieur toutes les forces de la
masse agrégée et ne souffre pas qu'aucune partie en
soit distraite pour tout ce qui n'est pas directement
nécessaire à cette formation. C'est du moins ce qui
arrive pour la plupart des Polypes. On ne sait pas en-
core les lois de cette transformation des mouvements,
mais le fait même ne parait pas douteux. Il suffit pour
nous autoriser à regarder les Coralliaires, bien que
fixés, comme supérieurs aux Âcalèphes flottants. Si
Ton veut apprécier d'ailleurs ce principe d'après lequel
une colonie sédentaire serait inférieure dans tous les
cas à une colonie errante, on n'a qu'à le transporter
des sociétés animales rudimentaires aux sociétés hu-
maines : est-ce que les tribus voyageuses qui parcou-
rent de vastes territoires de chasse sont supérieures
par ce fait seul aux populations fixées ?
Il est un autre point sur lequel une méprise est à
éviter .lu sujet de l'économie organique des Coralliai-
res. Le critérium de la perfection vitale accepté géné-
ralement par les physiologistes anglais c'est le degré
où a été poussée dans chaque être la division du tra-
vail ou la spécialisai ion des fonctions. M. Spencer lui-
même a cru d'abord que ce fait était le fait essentiel
de toute évolution vitale. (Premiers principes, trad. Ca-
zelles, p. 359.) A ce titre les Acalèphes et les Physo-
phores en particulier devraient être placés assez haut
dans l'échelle des sociétés, car, au témoignage de
Haeckel, ils offrent « une division du travail réellement
prodigieuse. » Mais ce passage du simple au composé
ne résume pas à lui seul le progrès vital. M. Spencer
16
246 SOCIÉTÉS DE NUTRITION
l'a compris en y réfléchissant davantage , et à cette
première condition il en a ajouté une seconde qa*il
appelle le passage d'une homogénéité indéfinie, inco-
hérente, à une hétérogénéité définie, cohérente. En
d'autres termes la cohésion, l'unité, la concentration
organique bii paraissent devoir accompagner la diffé-
renciation des parties. L'exemple présent est une
preuve de la nécessité de cette correction. Supposons
que le Physophore ait encore des parties plus haute-
ment différenciées, si ces parties restent presque indé-
pendantes les unes des autres, si l'organe spécial
chargé d'en rapporter l'action à une fin unique reste
le siège d'une activité faible, l'unité de l'ensemble sera
mal définie et la société entière vivra d'une vie dis-
persive, incohérente. Le Coralliaire au contraire est
constitué essentiellement par un arbre solide, enve-
loppé d'un tissu qui le fabrique ; ce tissu est le siège
d'une circulation active et les polypes particuliers y
prennent naissance. « A côlé de la vie propre indivi-
duelle des polypes, il en est une autre, indépendante
de l'individualité de chaque habitant de la colonie, et
qui appartient à tout le zoanthodème qu'on peut re-
garder alors comme un seul être... Comment ne pas
voir que l'individu isolé perd ses droits devant ceux de
la communauté^ quand il lui a fourni sa part d'action ? »
(M. Lacâze Duthiers, Le Corail, p. 81.) Là est à
notre avis la supériorité des Coralliaires, et particuliè-
rement des Alcyonnaires sur les Acalèphes. On peut
dire il est vrai qu'elle n'est obtenue que par une diffé-
renciation nouvelle ; mais le point sur lequel porte la
division du travail n'est pas indifférent. Eût-il porté
POLYPES 247
sur les individus comme chez le Physophore, le résul-
tat social eût été mince. C'est parce qu'il porte ici sur
l'organe central qu'il place la société à un échelon su-
périeur. Et si l'on y regarde de près, on verra que cet
organe composé , non de polypes eux-mêmes compo-
séSy mais de cellules simples, d'éléments histologiques
directement agrégés en une masse continue, est en
un sens un individu lui aussi, auquel les autres sont
subordonnés, puisque leur vie dépend de lui plus que
la sienne ne dépend de chacun d'eux. En effet le zoan-
thodème peut se passer d'un nombre considérable de
polypes ; aucun polype ne peut se passer du zoantho-
déme duquel ils reçoivent le liquide nourricier. Et l'in-
dividualité de la société tout entière est précisément
en raison directe de celle de l'organe central qui la
représente, j'allais dire qui la personnifie. En sorte
que ce qu'il faut considérer, si l'on veut apprécier ici
•
le degré de perfection vitale (ou le degré de perfection
sociale), c'est moins la somme de la division du travail
que le sens, la direction de cette division. Il y a une
complexité organique qui est une déchéance, il y en a
une autre qui est un progrès. Disons donc que si le
corail est intéressant à considérer comme société, c'est
qu'il offre une délégation ou concentration du travail
vital pour l'accomplissement d'une fonction essentielle
à la vie, et qu'il présente ainsi les premiers linéaments
de Tindividualité collective. Si nous suivions cette dé-
légation du travail vital dans toute l'étendue du do-
maine sociologique, nous la verrions s'accentuer à
mesure qu'on monte dans l'échelle des sociétés. Son
dernier terme dans Tordre des sociétés que nous étu-
348 SOCIÉTÉS DE NUTRITION
(lions en ce moment, à savoir les sociétés de nutrition,
c'est le* cerveau des mammifères supérieurs.
B. Les Molliiscoïdes. — Les Bryozoaires et les Tuni-
ciers nous semblent appartenir au même groupe social
que les Polypes, bien qu'une partie d'entre les Tuni-
ciers offre, avec des arrangements spéciaux, le plus
haut degré de complication dont ce type de société
soit susceptible. Le lien commun qui unit les individus
partiels est encore la circulation vasculaire, c'est-à-
dire la communication de cavités où circule un même
liquide nourricier. Ici encore, sauf le cas que nous
venons de signaler^ la composition sociale existe à
deux degrés ; elle copiprend premièrement les élé-
ments bistologiques réunis en touts jusqu'à un certain
point distincts, auxquels la fonction de digestion est
dévolue, secondement ces touts eux-mêmes, réunis en
un ensemble organique plus vaste auquel est déléguée
la fonction circulatoire. Comme chez les Polypes, c'est
Tagrégation qui est la règle et Tisolement l'exception.
Il faut remarquer enfin que comme chez les Polypes
qui donnent naissance aux Méduses libres, certains
molluscoïdes (les Salpes, par exemj)le) ne vivent en
société que pendant un temps, puis se dispersent pour
se reproduire sous la forme sexuée (1). Celte inter-
ruption de la société qui est, nous l'avons vu, normale
chez les infusoires agrégés, ne se présentera plus dé-
(!) Le rapprochement n>àt jadte qu*en ce qui concerne le caractère
temporaire des cormua deA HyJrozoairea et des connue des Salpea ; le
mode de formation est différent ; luodiâ que les premiers sont le ré»ultAl
d*nne scission transversale ( slrobilisalion ); les second», d*après Jœger,
naissent par bourgeonnement Inléral sur nn ovniro qui doit être considéré
MOLLUSCOÎDES 249
sormais dans toute la série que nous parcourons en ce
moment, c'est-à-dire dans les sociétés dont le lien est
la fonction de nutrition, et qui sont unies par la conti-
nuité des tissus et des cavités. A mesure qu*on monte
dans Téchelle, la cohésion des individus est plus
forte parce que la part de travail organique déléguée
est plus considérable.
Chez les Bryozoaires les individus partiels sont plus
parfaits que ceux du polypier. L'économie de leurs
sociétés doit donc être plus parfaite aussi, si la loi
posée par M. Spencer est vraie^ à savoir a que la na-
ture de Tagrégat est déterminée par les caractères des
unités qui les composent. » Et en effet deux caractères
distinguent cet agrégat : 1^ la dépendance des mouve-
ments des parties par rapport à ce qu'on pourrait ap-
peler métaphoriquement la volonté totale de Tanimal
composé; 2'' la régularité de la circulation. La Flustra
avicularia porte, comme son nom le rappelle, des ap-
pendices qui accompagnent chaque individu, mais
dont le mouvement ne dépend que de la colonie, a Je
n'ai pas le moindre doute, dit Darwin dans son Voyage
(page 217), que dans toutes leurs fonctions ces appen-
dices ne soient plutôt Ués à l'ensemble des branches
qu'aux polypes qui occupent les cellules. Chacune des
têtes de vautour se meut d'ordinaire indépendamment
des autres; mais quelquefois celles d'un côté seule-
comoM on organe de l*individaalité maternelle : ou bien cet ovaire chargé
d'indiTidualités secondaires demeure uni à l'individu mère pour former
un même connus ( Doliolum ] ou bien il se détache, et la chaîne est formée
de cet organe formateur des germes, et des individus secondaires. (Voir
Tappendice.)
9S0 SOCIÉTÉS DE NUTRITION
ment se meavent successivement chacune après sa
voisine. i> Et Dumortier (1) décrit ainsi les mouvements
du sang chez les mêmes animaux : « En examinant au
microscope un Bryozoaire bien développé, on voit le
sang monter dans la cavité individuelle, se porter vers
les bras et redescendre de l'autre côté , tandis qu'une
partie entre dans les bras, s'y met en contact avec le
système respiratoire, s'y oxygène et redescend ensuite
dans le torrent de la circulation. i> M. Lacaze Duthiers
qui a observé si minutieusement le corail n'y a rien
découvert de semblable.
Les Tuniciers agrégés offrent à la Sociologie un
sujet d'étude des plus intéressants, mais difficile. Les
Salpes sont généralement connues; les Synascidies le
sont moins. On ne se représente pas sans peine ces
animaux quand on ne les a jamais vus et les figures
en donnent une insuffisante idée. Disons seulement
qu'ils sont constitués par une enveloppe plus où moins
dure en forme de cône plus ou moins allongé, sur
laquelle se dressent de petits cylindres en nombre
variable percés de bouches en collerettes, et dans
laquelle s'ouvrent un ou plusieurs orifices excréteurs
servant à toute la colonie. Les Botrylles paraissent
être les plus parfaits des Synascidies (2).
Ces sociétés se forment par épigénèse ; c'est-à-dire
que leur accroissement est successif à partir d'une
larve qui se fixe tôt et croît rapidement. Quelques
(1) Buiietin de V Académie de Bruxelles, tome II, p. 4S5, cilè d*dprè^
M. Milne Edwards.
(S) La thèse de M. Giard et ses très obligeantes communications ont ^té
uot guides dans cette partie «le notre tAche (thèse Je 187t}.
MOLLUSGObES 28|
observateurs avaient même cru voir les rudiments des
animaux composants jusque dans l'œuf, sous forme
radiée. Les choses ne se passent pas ainsi. Quand le
bourgeonnement commence dès Tœuf, les individus
qui naissent ainsi, au lieu d'être également développés,
accusent par l'inégalité de leur croissance leur appari-
tion successive. Un premier animal en produit immé-
diatement deux autres par bourgeonnement direct,
puis le phénomène se répète pour chacun d'eux, mais
d'un seul côté, en même temps que se développe la
membrane commune. Dans la cavité circonscrite par
cette membrane chacun des individus composants
envoie un tube excréteur ; des canaux entrecroisés les
unissent et sont le siège d'une circulation oscillatoire
c'est-à-dire suivant alternativement l'un et l'autre
sens. Tantôt les individus composants sont nombreux
et irrégulièrement disposés, tantôt ils le sont moins et
se placent alors régulièrement ' mais quelle que soit
Tabondance et la direction de cette prolifération gem-
mipare, elle a toujours lieu dans le même ordre suc-
cessif par épigénèse. Il est exceptionnel (si même cela
arrive jamais), que des individus nés de larves se ren-
contrent dans un système. Ceux donc qui sont ainsi
conjugués tiennent pour ainsi dire à une seule souche
mère et n'ont jamais cessé d'y être attachés. C'est leur
naissance qui les appelle à la vie spciale. Cela est
important à remarquer, d'abord parce que cela établit
nettement la parenté des Synascidies avec les sociétés
que nous appelons de Nutrition, ensuite parce que
c'est Tapplication d'une loi que nous formulerons plus
tard. (Voir notre conclusion.)
252 SOCIÉTÉS DE NUTRITION
Les individus composants une fois nés, l'individu
composé n'est encore qu'en puissance; il faut qu'il soit
leur œuvre. Ils commencent donc la plupart du temps
par s'unir, en soudant leurs parties similaires ; puis
comme en certains points de l'enveloppe commune
une ou deux ouvertures cloacales ont dû se former, ils
semblent subir une sorte d'attraction de ce côté, et les
plus voisins ne tardent pas à envoyer vers ses bords
des languettes anales convergentes, munies de filets
nerveux. L'ensemble ainsi formé a reçu le nom de
Connus.
Voici comment se développe et s'achève l'individua-
lité centrale ainsi constituée. Les animaux composants
ont déjà, on l'a vu, en commun la circulation et la
station, mais une série de besoins collectifs va faire
surgir des organes collectifs correspondants. Pour parer
au danger d'être déchirée ou arrachée de son support,
la membrane commune se durcit au moyen de spicules.
Mais cette armure protectrice a l'inconvénient d'em-
pôcher les mouvements du cloaque: les détritus ne
peuvent donc pas être toujours facilement expulsés,
surtout quand un accident a changé la colonie de si-
tuation. De plus les parasites assiègent la cavité ainsi
ouverte. Le seul recours qu'aient les Syuascidies à peau
dure contre ce dernier danger consiste à rétrécir l'ou-
verture cloacale; mais ce remède contre un mal ne fait
qu'empirer l'autre. Un autre type d'association avait
plus de chances de succès. Dans celui-ci l'enveloppe
reste flexible; seulement les individus se rapprochent
de rorifice excréteur. En se rapprochant, ils doivent
nécessairement diminuer de nombre, à mesure que le
MOLLUSCOÎDES 283
cercle se resti'eint. Par cela même leur disposition de-
.vient plus régulière. C'est ainsi que se forme l'étoile
des Botrylles. Ainsi rapprochés, ils envoient au centre
des filaments nerveux et des fibres musculaires plus
énergiques ; en sorte que non seulement le cloaque est
doué de mouvements plus forts pour Texcrétion et
peut se fermer dès qu'il n'est plus nécessaire qu'il soit
ouvert, mais qu'encore il devient sensible au toucher
et de plus capable de communiquer l'impression à tous
tes membres du système. Si donc un parasite tente
l'entrée, le moindre attouchement entraine l'occlusion
de toutes les ouvertures. En fait, les Botrylles sont les
moins infestés de ces hôtes dangereux. Nous obser-
vons ici, porté à un plus haut degré, le processus que
nous avons observé chez les Goralliaires. Un appareil
central se forme non pas seulement par division, mais
par délégation du travail organique. Ici plus encore que
dans tous les cas étudiés antérieurement, la solidarité
des éléments sociaux s'établit par leur incorporation
en un représentant central qui prend tous les caractères
d'un individu.
Qu'on juge, en effet, combien en présence de tels
phénomènes nos distinctions verbales deviennent flot-
tantes! Les individus composants, réduits à un rôle
surbordonné par rapport au cormus, mis dans l'impos-
sibilité de vivre sans le cloaque central auquel ils sont
intimement unis plus encore par les nécessités fonc-
tionnelles que par leur adhésion organique, prennent
l'aspect de simples organes. Et d'autre part, le cloaque
qui n'était qu'un organe collectif, environné mainte-
nant d'un appareil nerveux qui commande le mouve-
254 SOCIÉTÉS DE NUTRITION.
ment à toute la communauté, revôt l'aspect d'un indi-
vidu, mais d'un individu dont les animaux composants
ne seraient que les parties. Supposons que l'organi-
sation dont nous sommes ici témoins se fasse non plus
autour d'un cloaque, mais autour d'une bouche, et
nous comprendrons comment une société de nutrition
devient un individu unique dans le sens ordinaire du
mot. C'est ce que nous verrons tout à l'heure dans un
autre ordre de sociétés.
Chez les Synascidies le processus sociogénique ne va
pas plus loin. Les systèmes étoiles qui ont reçu le nom
de Ccsnobiums envoient des stolons à quelque distance
et ceux-ci forment des cœnobiums nouveaux soumis à
la même loi de naissance épigénétique. Les différents
cloaques du cormus ainsi formé cherchent bien à se
réunir par des canaux comme cela a lieu chez les Bo-
trylloîdes, mais nul centre d'attraction ne surgit pour
coordonner ces différents systèmes.
Telles sont les circonstances sous l'empire desquelles
l'unité collective des Synascidies se constitue et se
confirme. Les même circonstances ou du moins des
circonstances nuisibles comme celles-là, mais à un plus
haut degré, la désagrègent. Si, en cilet, Ton plonge
un cormus dans la liqueur d'Owen, les animalcules
se disjoignent. De môme si des communautés s'éta-
bUssent sur des algues frêles vivement agitées par
les flots, l'excès de l'agitation devient enfin nuisible et
empêche comme chez les Circinalium la cohésion,
d'abord des cœnobiums , puis des individus eux-
mêmes. Cependant cette même agitation modérée
exerce sur les Botrylles une sélection progressive. On
MOLLUSGOÏDBS 2tttS
peut donc dire que Thostilité du milieu poussée jus-
qu'à un certain degré favorise la cohésion sociale
en suscitant des efforts convergents plus énergiques,
mais qu'elle a, au delà de ce degré, des effets destruc-
teurs.
Jusqu'à quel point l'intelligence intervient-elle dans
la formation de ces sociétés ? Que la forme des cœno-
biums et des cormus soit le résultat du mode de
bourgeonnement des individus composants, c'est ce
qui n'est vrai que partiellement, car, comme on vient
de le voir, la nature du lien social dépend à la fois des
circonstances extérieures et des améliorations inven-
tées en quelque sorte par les animaux sous la pression
de ces circonstances. La nécessité qui les détermine ici
serait donc une nécessité sentie, acceptée, non plus
extérieure ou mécanique, mais intérieure ou psychi-
que. Il est aussi diflQcile de nier le caractère psychique
de ces phénomènes que de l'établir. D'une part, en
effet, un système nerveux aussi rudimentaire ne peut
être l'instrument de combinaisons bien variées ; d'au-
tre part, la présence même d'un rudiment de système
nerveux permet d'admettre l'existence d'une pensée
correspondante, si humble qu'elle soit. La question se
réduirait, si l'on s'en tenait à cette seconde hypothèse,
à savoir si la pensée a besoin d'être réfléchie pour
adapter les mouvements aux sollicitations des circon-
stances. Car évidemment, dans le Botrylle, elle n'est
pas réfléchie. Nous serions portés à répondre par
la négative. Quand on se promène au bord de la mer
à marée basse, il arrive que le pied fasse jaillir entre
les rochers des fusées d'eau de mer en pressant sur
256 SOCIÉTÉS DE NUTRITION
des corps mous. Ce sont des Actinies qui, en prévision
du long temps pendant lequel elles sont exposées à
Tair et au soleil, se sont pourvues d'une certaine
quantité de liquide. Comment expliquer ce fait de
prévision sans une certaine intelligence immanente
préexistant même à toute trace de système nerveux?
Nous ne pouvons nous empêcher de croire, sans
obliger personne à partager notre croyance, puis-
que nous manquons de preuves, que la concen-
tration des Ajscidies en un individu collectif est un
fait d'intelligence du même ordre, quoique déjà su-
périeur.
C. Les Vers. — Revenons à la structure essentielle
du Polype : il est constitué, avons-nous dit, par une
poche formée d'éléments anatomiques juxtaposés, et
offrant une ou deux ouvertures. Nous avons vu les Po-
lypes et les MoIIuscoides qui sont construits sur ce
type s'agréger pour former des société» permanentes
dont les cavités communiquent. Mais tandis que ces
sociétés se forment et subissent dans leur évolution
une différenciation et une coordination progressives,
les individus qui les composent subissent des modifi-
cations semblables, c'est-à-dire que leurs éléments
histologiques cellulaires se distinguent les uns des au-
tres et se groupent entre eux suivant les mêmes lois.
C'est ce qui a lieu chez les Echinodermes et les Mol-
lusques. On n'est plus fondé à nous objecter mainte-
nant que les parties constitutives des Mollusques et
des Echinodermes ne sont pas des individus, mais des
organes. Car nous savons que l'organe et l'individu ne
VERS 257
sont que deux degrés d'une même puissance (i). Un
organe est un groupe d'éléments histologiques suffi-
samment ditférenciés accomplissant une seule fonc-
tion ; quand cette fonction est celle par laquelle la nu-
trition commence (préhension et ingestion des ali-
ments), nous sommes portés à donner le nom d'individu
au groupe qui l'exerce ; nous nous prenons, nous et
les mammifères supérieurs, comme types absolus et
jugeons de ce que nous sommes des individus céphalés
que tout ce qui a une tète est individuel. Mais nous
avons vu le rôle d'individu, c'est-à-dire d'organisme
central et directeur, dévolu à des groupes vitaux tout
diOérents, particulièrement chez les Ascidies ; en sorte
que notre appréciation de l'individualité est devenue
beaucoup plus libre. Que si nous jugeons l'individua-
lité d'après les formes, nous avons remarqué que des
parties à formes définies, isolées, comme les organes
urticants et les organes reproducteurs des Physophores
ne sont pas aussi individuelles qu'elles le paraissent.
Nouvelle raison pour nous inviter à un emploi beau-
coup plus large de cette dénomination. Nous dirons
donc que dans la constitution de l'Echinoderme et du
Mollusque, la nature fait absolument le même travail
que dans la formation du zoanthodème et du connus ;
d'autant plus que certaines parties de l'Echinoderme
(1) « Il exUte des passages par gradations insensibles entre les per-
800068 et les organes, l^ première personne d*une colonie de Pyrosooaa
devient un organe, le cloaque commun du cormus. Les diverses person-
nes d*un cormus de Syphonophores ont aussi le plus souvent la valeur de
sio'ples organes. Dans celte question de Tindividualilé, la nature procède
par transitions infiniment petites et jamais par sauts » (M. Giaro, Préface
à VAnatomie comparée de Huxley, XVI). Voir, dans Tappcndice, sur
Pantbogénèse chez lesEchinodermes un très curieux passage de JsBger, §Si4.
258 SOCIÉTÉS DB NUTRITION
jouissent d'une existence hautement individuelle ; les
rayons de Tétoile des Astéries en sont un exemple. La
concentration se fait ici autour d'une bouche au lieu
de se faire autour d'un cloaque, voilà toute la difië-
rence. Nous aurions, par conséquent, à examiner au
point de vue sociologique, les rapports des divers or-
ganes dans l'unité vitale des animaux dont nous venons
de parler, si cette étude n'était déjà faite par les biolo-
gistes. La physiologie de M. Milne Edwards contient
les traits essentiels de ce tableau.
On sait que ces deux classes n'offrent aucun exem-
ple de sociétés deux fois composées, ayant pour lien
la fonction de nutrition. Des individus du second de-
gré, une fois formés, se suffisent à eux-mêmes pour
Taccomplissement de cette fonction; la fonction de
reproduction seule les sollicite (et pas universellement)
à se rencontrer. Pourquoi un mode de composition
organique si fréquent dans les régions inférieures
cesse-t-il dès ce moment de se montrer? C'est ce qu'il
est difficile de dire avec certitude. On pourrait expli-
quer cette différence chez les Mollusques par la pré-
sence des coquilles, qui empêche toute communica-
tion vasculaire entre les divers individus. Mais il y a
des Mollusques nus, et ils ne s'unissent pas de la sorte.
Ce qu'il y a de plus vraisemblable à alléguer, c'est
que la division du travail organique est poussée dès
lors trop loin pour que la fissiparité soit possible, et
que les forces vitales, absorbées parce travail, ne lais-
sent pas assez d'excédant, même pour la gemmiparité.
Lablastogénèse, en effet, semble être en raison inverse
. de la perfection organique.
VERS 259
Quoi qu'il en soit, les Entomozoaires sont eux-mêmes
des blastodèmes, ou sociétés de nutrition à deux de-
grés. Tous les articulés sont composés d'anneaux qui
sont pourvus d'un certain nombre d'organes essentiels
et peuvent, ceux du moins des genres inférieurs,
pourvu qu'ils soient groupés en petit nombre, se suf-
fire à eux-mêmes. Un seul proglottis de Ténia se suf-
fit, et pour la nutrition et pour la reproduction. Chacun
de ces anneaux ou groupe d'anneaux a reçu le nom
de Zoonite. Mais quand nous parlons d'anneaux nous
supposons une chaîne dont ils puissent faire partie.
En effet, la forme linéaire est le type morphologique
de tout cet embranchement. Examinons les consé-
quences de ce fait au point de vue de la science sociale.
Dans une série d'anneaux, il y en a toujours deux
qui diffèrent essentiellement des autres par leur posi-
tion, ce sont les deux extrêmes. Les conditions de
leur vie, s'il s'agit d'une chaîne vivante, sont toutes
spéciales. D'abord ils sont l'un et l'autre Tune des ex-
trémités de la cavité commune servant à la nutrition ;
à ce titre ils doivent renfermer les organes nécessaires
à l'occlusion et à l'ouverture des orifices. L'une des
deux, celle par où entre l'aliment, devra être capable
de le saisir, de le saisir de vive force, si l'aliment est
une proie. De plus la même extrémité se trouvant
dans la nécessité d'agir en pareil cas pour toute la com-
munauté devra posséder les appareils nécessaires au
discernement des objets et des circonstances favora-
bles ou défavorables (1). Ajoutons que tant qu'il n'existe
(1) Voir tur la Morphologie des vers le 2« volume de la Biologie de
Speacer. En général, on pourrait ramener à trois les causes qui déter-
âtfO SOCIÉTÉS DE NUTRITION
pas d*organes pour la marche attachés aux anneaux
médians, les deux extrêmes doivent encore pourvoir à
cette fonction. Que si Tanimal ne marche pas et de-
meure fixé, l'appareil protecteur qu'il sera amené à se
construire ne pourra être l'œuvre que de l'une des
mêmes extrémités. Combien seront-elles toutes deux,
mais l'une surtout, plus occupées que les autres par-
ties du blastodème ! Que la nature se soit chargée de
leur donner en une fois les appareils nécessaires à
leurs fonctions, ou bien qu'elles aient dû les acquérir
elles-mêmes lentement sous la pression des circons-
tances, par accumulation héréditaire, c'est ce qui ne
nous importe que fort indirectement ; toujours est-il
qu'elles les ont, et que cela donne à la première, à
celle qui se saisit des aliments, une dignité vitale bien
plus haute qu'aux autres anneaux. En effet, sans elle
ceux-ci ne peuvent exister, à moins qu'ils ne la rem-
placent en érigeant l'un d'eux à la même dignité. Ils
lui sont subordonnés, et ils ont beau garder par devers
eux un cœur, un cerveau ou ganglion nerveux, un tube
digestif muni de deux orifices distants, il y a quelque
chose qui leur manque, ce sont les fonctions de pré-
hension et de discernement sans lesquelles ces organes
n'ont qu'une vitalité virtuelle, conditionnelle. En re-
vanche, sauf en des cas exceptionnels, le premier an-
neau ne peut se passer des autres. Il y a donc entre
mioent la forme d'au aoimal : !• la forme de ses parties composantes
élémentaires; i«son mode de formation, fldsiparité,bourueouDement,etc-
^o la didtributiun dcâ forces incideutes en raison de son genre de vie. —
Nous devons citer comme une exception à ce que nous avancions de la gé-
néralité des vers et comme un cas difTicile à expliquer les Polyophtalmes
(annélides) qui ont dos yeux doubles à chaque se(;me[it du corps.
VERS 201
eux tous une solidarité, un concours étroit, traits ca-
ractéristiques de la société. Seulement, ce concours
ne les laisse pas sur un même plan pour ainsi dire, ils
sont solidaires dans et par Tanneau céphalique ; et leur
cohésion sociale repose sur la délégation confiée à
rindividu qui en est le symbole, qui en résume en lui
toute l'unité.
Cette solidarité ne détruit pas la distinction des an-
neaux, elle la suppose au contraire. Plus l'article anté-
rieur sera individuel à Torigine, plus il se prêtera fa-
cilement à la spécialisation que sa situation requiert.
Plus les autres seront individuels, eux aussi, plus ils
laisseront le premier à ses fonctions propres, étant
eux-mêmes plus propres à accomplir les leurs. Il arri-
vera nécessairement qu'ils se coaliseront pour atteins
dre ce but. Une sorte d'attraction s'exercera dans cer-
tains groupes autour d'un point qui deviendra un centre
d'activité ; et il y aura là des délégations partielles.
Mais elles ne feront que mieux assurer l'hégémonie de
la délégation première. De la sorte, des individualités
mieux prononcées s'étabUrônt, loin que celles qui
existaient à l'origine puissent s'affaiblir. Il est vrai que
l'interdépendance croîtra dans toute la chaîne ; on ne
pourra plus, dès lors, séparer impunément les diffé-
rents individus ni même les différents groupes ; mais
nous l'avons déjà vu, l'indépendance prise dans le
sens de l'aptitude à l'isolement absolu n'est pas la même
chose que l'individualité ; c'en est le caractère inférieur.
L'individualité supérieure est riche en fonctions, c'est
un foyer d'activité vitale énergique, et par cela même
elle soutient des rapports nombreux nécessaires avec
17
2G2 SOCIÉTÉS DE NUTRITION
d'autres foyers de vie, d'autres individualités. Ce n'est
pas une déchéance, c'est un progrès pour un individu
de devenir organe par rapport à un tout vivant plus
étendu.
La forme linéaire se prête merveilleusement à la vie
de relation. Elle est éminemment transitive. Tandis
que chez les sociétés polypoïdales Timmobilité est la
règle et le mouvement l'exception, c'est le contraire
qui a lieu pour les articulés. Au lieu de venir s'éteindre
au sein d'une masse sphérique ou rameuse, les impul-
sions fournies par chaque élément prennent ici une
direction déterminée et c'est la première articulation
qui est appelée à la tracer. Pour cela il faut qu'elle ex-
plore incessamment les localités variées à travers les-
quelles l'agitation inquiète de la communauté la pousse.
De là une multiplication des sensations et des repré-
sentations qui ne peut qu'augmenter encore l'impor-
tance du ganglion céphalique. De là, comme on le
verra, une signification nouvelle, d'une portée sociale
considérable, donnée aux rapports sexuels des êtres
de la même espèce et la naissance de tout un ordre
nouveau de phénomènes d'agrégation.
La conscience est comme la vie. Ici elle est multiple
comme elle, et comme elle ne cosse pas pour cela
d'iUre une. On sait qu'on peut couper en plusieurs
morceaux les Annélides et les Helminthes sans abolir
la vie des fragments; mais ce qu'il faut remarquer,
c'est que chacun de ces fragments a dès lors une cons-
cience unique, comme l'animal total dont il faisait
partie. Si, chez une sangsue, on coupe ou on lie en
avant et en arrière d'un ganglion les cordons qui l'u-
VERS 263
nissent avec ses deux voisins, le zoonite de ce ganglion
conserve sa sensibilité ; mais on a donné naissance à
un animal isolé, placé entre deux animaux multiples :
les piqûres que Ton fait éprouver à cet animal ne sont
senties que par lui seul. On ne peut démontrer d'une
manière plus évidente Tindividualité psychique de
chaque zoonite. Des expériences analogues ont été
faites chez les insectes, sur la Mante par exemple, et
ont abouti à des résultats tout aussi frappants. Ainsi à
l'état normal, quand l'individu est complet, chaque
zoonite est le siège d'une conscience distincte ; mais
cela n'empêche pas l'animal entier d'avoir la sienne qui
embrasse les consciences partielles en tant qu'elle est
composée en grande partie d'impressions que celles-
ci lui envoient. Cela est vrai de l'immense quantité
des invertébrés ; en sorte qu'il est visible que si l'on
regarde la nature dans son ensemble, la conscience
morcelée y a plus de place que la conscience qui se
croit simple. Mais non seulement l'unité psychique
générale n'exclut pas les centres partiels ; elle les sup-
pose : et on peut dire que plus les consciences par-
tielles sont développées, plus les zoonites divers sont
capables de sensations et de mouvements propres,
plus la conscience directrice est elle-même riche d'at-
tributions, pourvu que le groupement et les relations
des consciences partielles s'établissent dans l'ordre
convenable.
L'usage du monde extérieur commence à ce degré
d'organisation sociale. Il n'y a pas d'industrie propre-
ment dite chez le Polype ; on ne peut donner ce nom
sans confondre les termes à l'acte par lequel les élé-
264 SOCIÉTÉS DE NUTRITION
inents histologiques des Goralliaires, des Bryozoaires
et des Tuniciers se construisent un appui ou un abri
dans Tintiroité des tissus ; les seuls actes qui méritent
ce nom sont ceux par lesquels un blastodème édifie
extérieurement quelque portion de matière à son
usage, par un mouvement non chimique, mais méca-
nique auquel toute la communauté prend part. Plu-
sieurs annélides (ex. : Tèrebella conchilega) et une
grande quantité de crustacés et d'insectes sont capa-
bles d'industrie. Citons seulement les demeures des
Tubicoles. Les autres cas liés pour la plupart à la fonc-
tion de reproduction trouveront leur place dans les
chapitres prochains. Quelle est la quantité d*intelli-
gence qui intervient dans l'acte des Tubicoles? Nous
ne possédons pas de mesure qui puisse la déterminer;
mais à coup sûr elle est notable. Choisir des matériaux
convenables, les disposer en leur place suivant leur
forme, c'est là une œuvre qui demande sans aucun
doute du discernement, et beaucoup plus que la for-
mation des spicules, même si l'on remarque qu'elle se
fait chez le polype en des points et suivant un ordre dé-
terminés. L'intelUgence des Annélides Tubicoles n'est
pas de nature purement réflexe et uniforme dans ses
effets ; des combinaisons multiples s'oflrent inévita-
blement à ces animaux dansTexécution de leur œuvre;
il faut qu'ils décident entre ces diverses représenta-
tions ou suggestions : la pensée s'élève ici au-dessus
de la nécessité nue dont elle semblait n'être jusqu ici
(pie la traduction intérieure.
Là où la blastogénèse s'exerce encore dans l'embran-
chement* des Articulés, c'est-à-dire chez les Annélides
VERS • 265
et les Helminthes, il ne peut y avoir aucune société
entre les différentes parties ainsi produites. Car de
deux choses Tune : ou la série d'anneaux produits sera
trop étendue et elle se séparera de la souche mère, ou
elle pourra continuer à lui rester unie et elle soutien-
dra avec elle les mêmes relations que les autres séries
d'anneaux. C'est le cas de la Myrianide. Jusqu'à leur
séparation les zoonites issus du bourgeonnement res-
semblent aux autres ; après, ils sont absolument sé-
parés de la mère. Les Articulés ne forment donc pas
de sociétés à double composition comme les Tuniciers;
c'est à-dire que chez eux le cœnobium ne s'élève ja-
mais jusqu'au cormus, ou plutôt que les deux restent
toujours équivalents.
Chez certaines espèces plusieurs articles se réunis-
sent pour former un zoonite composé et les ganglions
de chaque article se soudent en un seul. C'est un fait
à remarquer que ces zoonites composés rudimentaires
sont détruits par la déchéance parasitaire chez les
Helminthes et certains Arthropodes. Le parasitisme
est donc contraire à la vie sociale et provoque une dé-
sagrégation des parties. Il semble résulter de là que
Ma vie libre, dans un milieu varié, avec l'activité inces-
sante qui en est la condition, soit un des plus puis-
sants aiguillons de la vie sociale. Il ne serait pas bon
pour une société d'être dispensée des soins qu'entraî-
nent la recherche des aliments et la défense de la vie ;
car ce sont ces soins qui provoquent en elle, avec la
différenciation et la coordination des organes, le véri-
table perfectionnement organique.
Nous nous arrêterons aux frontières du règne des
266 SOCIÉTÉS DE NUTRITION
Vertébrés, que les Entomozoaires annoncent par la
symétrie bilatérale de leurs formes et la disposition
linéaire de leurs parties. Nous ne voulons pas com-
promettre les résultats acquis jusqu'ici en essayant de
les étendre plus loin. Faut-il considérer le corps des
poissons, des reptiles, des oiseaux et des mammi-
fères comme un blastodème métamérique, c'est-à-dire
comme une société composée de zoonites très diffé-
renciés et très intimement unis, lesquels à leur tour
seraient composés d'organes et ceux-ci d'éléments
histologiques ou plastides? Nous laissons à la science
zoologique le soin de répondre ultériem*ement à cette
question dont la solution n'est pas mûre. Nous nous
bornerons à citer le passage suivant de M. Carpenler
sur l'animal qui occupe le dernier degré de l'échelle
des vertébrés, l'Amphioxus.
« Un fait, dit M. Carpenter, qui n'est pas d'un mé-
diocre intérêt, c'est que Taxe cranio-spinal qui repré-
sente chez les animaux vertébrés le système nerveux
des invertébrés... se rencontre dépourvu de tout cou-
ronnement chezle plus bas de tous les vertébrés connus,
et y suffit à l'exercice de toutes les fonctions, nous
voulons parler du curieux Amphioxus, petit poisson
qui n'offre pas le moindre vestige de cerveau ni de
cervelet et chez lequel les ganglions sensoriaux eux-
mêmes ainsi que les organes des sens spéciaux sont pu-
rement rudimentaires ; chez lequel, enfin^ la moelle épi-
nière se compose d'une série de gangliotis véritablement
distincts bien que très rapprochés les uns des autres(i). »
(1) Principles of human phy^iohgy, 1« édit, p. 5Ï4. HartmBnn a traité
ce point (Philosophie de Clnconsnicnt, vol. II, p. 167 de la traJ. frauçahse.)
l'individualité composée 267
Mais quelque opinion que Ton adopte sur ce sujet,
nous n'en avons pas moins le droit de conclure en ce
qui concerne les invertébrés, qu'ils sont, et ceux qu'on
appelle des colonies (1), et ceux qu'on appelle des indi-
vidus, de véritables sociétés. Les colonies sont indivi-
duelles comme les animaux qui sont réputés simples;
seulement leur individualité est composée à plusieurs
degrés : les animaux simples d'autre part — les infu-
soire^ non sociaux exceptés — sont aussi des colonies,
seulement leur association est moins complexe et leurs
parties composantes sont mieux fondues en une seule
unité vitale. Toule's ces sociétés ont cela de commun
qu'elles reposent sur la participation de plusieurs grou-
pes d'éléments histologiques à une même circulation ;
mais les plus hautes joignent à l'exercice collectif de
cette première fonction une solidarité plus étroite, celle
du système nerveux, c'est-à-dire des informations et
des mouvements. Nous venons de voir s'évanouir peu
à peu devant nous le caractère absolu accordé trop
souvent à ce terme jusqu'ici mystérieux d'individu; et
nous nous sommes convaincu que sa valeur varie en
degré selon la concentration de l'ensemble organique
auquel on l'applique. Il désigne un mode de l'existence
plutôt qu'un être, une qualité variable plutôt qu'une
entité sui gerieris sans plus ni moins. Ce mode,
cette qualité, c'estla participation de plusieurs éléments
vitaux à une même fonction essentielle ; c'est le con-
Voir aussi Durand de Gros; Origines animales de rhomme, G. Bailliere,
1871. Qu'on veuille bien aussi se reporter à noire inlroduction.
(1) Nous employons ce mot à cause de Tusage fréquent qu'on eu a fait;
nous le restreindrons plus tard à sa véritable signification.
868 sfjaÈïtè h€ 5mfcmw
cours biologique. On le réserre à tort pour les cas où
c^ concours parait s*opérer dans les même conditions
r|u'au sein de notre propre organisme : il y a un indi-
vidu partout où il y a un groupe d'êtres Tivants soli-
daires; mais par cela même, sauf la restriction indi-
quée, partout où il y a un individu, il y a une société.
Les cas ne différent que par le mode de groupement
des parties. La conscience qui résulte de ce concours
est aussi la même en nature chez la société et chez
llndividu dans tout Tordre des faits que nous venons
de parcourir. Comme Tindividualité , elle est essen-
tiellement multiple et suppose une pluralité d'impres-
sions ramenée à Tunité par Tidentité du but. Quant
aux lois qui président au développement de Tune et de
Tautre, nous les avons signalées chemin faisant. Mais
les faits étudiés ne sont pas encore assez nombreux
pour que nous puissions dès ce chapitre les formuler
avec certitude; nous le ferons à la fin de cette revue,
quand notre base expérimentale sera assez élargie.
Maintenant nous pouvons passer à l'étude des socié-
tés formées par l'union des individus déjà composés
dont nous venons de retracer la structure. Cette union
qui constitue un degré supérieur d'association se fait
sous l'impulsion de l'attrait sexuel. Elle entraîne en-
core, comme nous allons le voir, dès qu'elle atteint
ses conditions normales, une communication des ca-
vités, cette fois momentanée, entre les parents. Mais
la fonction sur laquelle elle ne cesse pas de reposer se
subordonne, à mesure qu'on monte dans l'échelle, à
d'autres fonctions de nature plus relevée, en sorte
que l'association familiale finit par entraîner la récipro-
l'individualité composée 269
cilé d'action des cerveaux, de même que la société de
nutrition finit par entraîner la solidarité des centres
nerveux partiels.
Nous devons cependant, avant d'aborder cette étude,
signaler un passage préparé par la nature entre le
premier groupe de faits et le second. Quelques-uns
des organismes passés en revue dans le présent cha-
pitre ont l'étonnante faculté de s'unir après avoir vécu
séparés et forment une société de nutrition sans être
nés sur la même souche. C'est là l'exception que nous x
avons signalée tout d'abord à la loi de Dujardin. Ce fait
s'observe même au-dessous des infusoires. Nous lisons
dans VAnatomie comparée des Animaux Invertébrés
de Huxley, p. 8 : « Enfin dans le Protomyxa (HiECKEL)
on voit une alternance de la forme mastigopôde (la-
bellifère) à la myxopode, comme chez le Protomonas ;
mais chaque myxopode ne s'enkyste pas isolément. Au
contraire, un certain nombre d'individus s'unissanten-
semble finissent par se fusionner en un plasmodium
sphéroïdal, qui n'offre aucune trace de leur séparation
primitive. Leplasmodiums'entourelui-mêmed'un kyste
anhyste, se divise en nombreuses portions qui, après
s'être converties en mastigopodes flagellés finissent par
revenir à l'état myxopode... Il se peut que la fusion
de Myxodictya et de Protomyxa séparés en un plas-
modium constitue un mode de conjugaison sexuelle. »
De même les infusoires s'incorporent pour ainsi dire
les uns dans les autres, « au point, disent MM. Clapa-
rède et Lachmann, que la cavité du corps de l'un des
individus communique directement avec celle de l'au-
tre et qu'il n'y a plus, en réaUté, qu'une seule cavité. »
270 SOCIÉTÉS DE NUTRITION x
(Deuxième mémoire, p. 225). A ce moment, ils ne for-
ment plus qu'un seul animal; du moins, Kœlliker as-
sure qu'il a suivi Fembrassement de deux infusoires
jusqu'au moment où ils n'ont plus été qu'un seul indi-
vidu, plus gros du double que ses deux composants. Les
Noctiluques se mettent par exemple en contact deux à
deux : les tentacules se détachent, puis les deux corps
se confondant peu à peu fmissent par se fusionner en
un seul. Des observations semblables ont été recueillies
au sujet des Âcinètes. Balbiani a également assisté à
l'accouplement des Paramœcies ; au bout de cinq ou
six jours après Taccouplement, il a vu, comme Stein et
F. Cohn, des germes ou embryons quitter le corps de
la mère sous forme d' Acinètes qui bientôt ont fini par
revêtir complètement la forme maternelle, et sont de-
venus à leur tour des Paramœcies (Journal de Phy^
Biologie, tome V% 1858). Enfin, MM.Dallinger et Drys-
dale ont vu deux Hétéromita s'accoupjer, se confondre
et ne former qu'une seule masse, de laquelle sont sor-
ties des particules vivantes extrêmement petites. Ils
ont suivi le développement de ces particules : c'étaient
de jeunes Hétéromita. (Revue scientifique du 8 juillet
1876). Ou appelle ce phénomène Conjugaison ou Zy-
gose. La zygose n'est point fortuite ; elle est bien vo-
lontaire, car deux individus portés sur un pédoncule
doivent quelquefois prendre une position tout à fait
anormale pour l'exécuter, et ne l'exécutent pas moins
(loc. cit., p. 229). Les Vorticelles qui sont, comme on
Ta vu, pédonculées, ont été de la part de MM. Clapa-
rède et Lachmann le sujet d'observations très précises
qui ne laissent pas le moindre doute sur le caractère
CONJUGAISON OU ZTGOSE 271
volontaire de ce phénomène. Chez elles, quand la con-
jugaison est achevée^ le zygozoïte se détache et jouit
d'une existence indépendante. Quelquefois ce n'estpas
seulement deux individus qui s'accouplent ainsi, mais
trois, quatre, et même sept! Un phénomène analogue
s'observe chez les polypes. Non seulement les indivi-
dualités terminales d'un même cormus d'hydrozoaires
se joignent, comme on l'a vu, pour former une fleur
terminale (Anthogénès) et concourir ainsi à la repro-
duction au bénéfice de la société tout entière ; il y a
plus, on rencontre des soudures qui se forment en
des points quelconques, d'abord entre deux branches
d'un même polypier, ensuite entre deux polypiers de
la même espèce. Il y a lutte pour l'existence entre
deux zoanthodèmes d'espèces différentes, l'un ou l'au-
tre doit périr. Il n'en est plus de même entre deux
zoanthodèmes spécifiquement semblables, a Quand
deux zoanthodèmes de corail viennent à se rencontrer,
dit M. Lacaze Duthiers, ils se soudent et se confondent
absolument comme le font les branches d'un même
individu. Il y a greffe par approche comme dans un
végétal. » M. Giard a enfin signalé le même fait chez
les Synascidies et il y a trouvé un sûr moyen de recon-
naître les espèces, car deux Synascidies d'espèces diffé-
rentes vivent côteàcôte sans que leurs tissus se soudent
nique leurs cavités s'abouchent. Ce même observateur
a donné à un tel phénomène le nom de concrescence :
il tend à lui accorder une importance considérable,
puisqu'il remarque que chez le Circinalium concres-
cenSj quand plusieurs oozoïtes de la forme simple se
fixent côte à côte, et se soudent en grandissant, leur
27t SOCIÉTÉS DE NCTRinOX
union forme un cœnobium et constitue une espèce
nouvelle d*Âscidies sociales. Cependant il ne semble
pas que ce fait ait une si grande importante, puisque
en somme, M. Giard lui-même le déclare exceptionnel
et maintient la loi générale suivant laquelle le cormus
est formé par épigénèse. Au delà des Ascidies, ni chez ^
les Mollusques, ni chez les Entomozoaires, on ne le
retrouve (1). Nous ne verrons donc dans ce fait de la
zygosc ou concrescence qu'un fait, sinon anormal, du
moins accidentel.
Quelle en est la signification ? Il semble qu'il doive
être rapproché de Tunion sexuelle, dont il serait comme
la première annonce dans les régions inférieures du
règne animal. Certaine ou du moins très probable en
ce qui concernes les Infusoires et les Médusaires, cette
solution souffre encore des difficultés en ce qui con-
cerne les Coralliaires et les Molluscoldes. Il faudrait
savoir quels sont les effets de la greffe par approche
chez les Coralliaires pour émettre là-dessus une opi-
nion mieux fondée. Si elle avait pour résultat de com-
muniquer aux rameaux ainsi confondus une vitalité
plus énergique, et préludait à leur multiplication, les
conjectures que Cohn, que MM. Claparède et Lach-
mann, qu'Huxley lui-même, ne sont pas loin d'adop-
(I) Noos irooTons cependant quelques Teâtiges du fait chez les vers
« Le Tremalode singulier à double corps, Dif^iozoon paradoxunij résulte
d*une sorte de conjugaison entre deux individus d'un trématode (jui, à
l'état isolé, a été désigné sous le nom de Diporpe. Les diporp»s n*acqiiiè-
rent des organes sexuels pleinement développés qu*aprèâ cette union. •
Les diporpes dont diolques. Dans une autre espèce de trématodes oio-
nolques, le m&le et la femelle vivent constamment par couples, la femelle
demeurant enfermée dans une sorte de fourreau que lui forme le corps
dn mAle.
CONJUGAISON OU ZYGOSE 273
ter, revêtiraient plus de vraisemblance. Il ne paraît
pas que des observations aient été faites en ce sens
par MM. Milne Edwards et Lacaze Duthiers.
Si cette conjecture était acceptée, la zygose et la
concrescence, première application de la grande loi
d'attraction du même au même, nous conduiraient na-
turellement à l'union sexuelle. Elles seraient un inter-
médiaire excellent entre les sociétés de nutrition et
les sociétés de reproduction, et nous montreraient
clairement que ces dernières ne sont possibles que. là
où les éléments anatomiques sont assez semblables
pour se fusionner de la sorte.
SECTION III
FONCTION DE REPRODUCTION
CHAPITRE PREMIER
De la Famille : Société oonjagale.
Sociétés qui onl pour bul la rcproductioD ; trait distinctif eD opposition
avec les sociétés du groupe précédent. Trois phases de la société
domestique : les sociétés conjugale, materaclle, paternelle. — De la
société conjugale. Origine des sexes; point de vue physiologique,
attrait sexuel; point de vue psychologique. Etude de cinq classes de
phénomènes esthétiques destinés ù assurer la société conjugale chez
les animaux; nature du couple ainsi formé; des combats de noces.
InsufÛsance de ces phcnoinènes à ex[iliquer la société domestique.
Soient deux animaux formés chacun par une société
d'éléments histologiques groupés en organes ; si ces
deux animaux sont de sexes différents et s'unissent,
leur union constitue une société d'un degré supérieur.
C'est cette société que nous allons étudier. Elle se dis-
tingue de la précédente en ce que la contiguïté des
tissus et raboucliement des cavités sont momentanés
au lieu d'être permanents, première différence ; mais
surtout en ce que les êtres ainsi rapprochés ont com-
mencé par être indépendants, seconde différence plus
CARACTÈRES DISTINCTIFS, 275
importante encore. Car, tandis qu'il n'est besoin de
chercher aucune raison qui explique l'adhérence des
Polypes à la souche où ils ont crû, il en faudra trouver
une pour expliquer la jonction de deux individus de
sexe 'différent. Et comme cette raison ne peut résider
qu'en chacun d'eux et implique dans chacun d'eux la
connaissance et le discernement de l'autre, la société
qu'ils forment se trouve ainsi reposer sur une repré-
sentation, c'est-à-dire sur une pensée : elle est psy-
chique en même temps qu'organique. Mais dans la
plupart des cas une autre union aura été possible ; et
il faudra expUquer pourquoi l'un des deux sexes s'est
uni à tel individu plutôt qu'à tel autre. La société nou-
velle devra être considérée à ce titre, non plus comme
native et nécessaire, mais comme élective, puisqu'elle
sera née d'un choix réciproque. Enfin si, comme cela
arrive souvent, les individus réunis par l'attrait sexuel
restent unis par le désir commun d'élever leur progé-
niture, ou si seulement l'un des deux parents garde
avec lui les jeunes, la société domestique ainsi accrue
durera et se perpétuera pendant un temps plus ou
moins long sans que son unité soit interrompue. Elle
sera ainsi, non plus seulement simultanée, mais suc-
cessive : nouveau caractère qui lui est propre. Telles
sont les marques auxquelles on reconnaît la société de
reproduction ou famille, et qui établissent sa supério-
rité dans l'échelle sociale sur la société de nutrition ou
blastodème qu'elle se subordonne (1).
(l) Remarquons, loutefo's, que le dernier de ces caractères lui est
commun en quelque degré avec la société de nutrition. Elle aussi est
composée d'individus successifs, puisque les éléments histologiques se
â76 SOCIÉTÉS CONJUGALES
Il y a trois sortes de sociétés domestiques dont cha-
cune, de la première à la troisième, est la condition
de la suivante. Deux animaux de sexe diiTérent doi-
vent d'abord ne former physiologiquement qu'un seul
être momentané, sans quoi (sauf en des cas rares, li-
mités aux derniers rangs du règne animal, — parthé-
nogenèse) la mère ne peut procréer de jeunes. En se-
cond lieu, pour que le père reste en société constante
avec la mère, il faut que celle-ci reste elle-même pen-
dant longtemps unie avec ses petits. Il y a dans l'ani-
malité des régions où les trois modes de groupement
se fondent les uns dans les autres et se superposent.
Mais, en général, on peut dire qu'ils se présentent
d'abord isolément et successivement dans l'ordre même
où nous venons de les énumérer; c'est celui que nous
suivrons pour les décrire .
a Le phénomène de la fécondation est au fond une
conjugaison entre l'amibe ouïes amibes formés par les
spermatozoïdes introduits dans l'ovule et nourris de
la couche superficielle de cet ovule, et l'amibe ovulaire
sorti à ce moment de son état d'enkystement » (Giard).
Que sont maintenant les éléments qui concourent à ce
phénomène? Des produits de nutrition, comme tous
les autres éléments histologiques. Depuis la fissipa-
rité jusqu'au bourgeonnement et à la parthénogenèse
remplacent sans cesse les uns les autres^ les plus jeunes éliiuiDaiit les plus
anciens. Mais il reste encore celte différence que Tunitt^ vitale du zoan-
Ihodème, par exemple, reposant sur la ciiculation, suppose une oooimu-
nication actuelle, continue de Hudividu avec l'organisme commun, laodi<
((ue, à mesure qu^on monte dans Téchelle zoologique, même saas sortir
des invertébrés, Tunité de la famille embrasse des individus toujours
plus distants les uns des antres dans la durée.
GARAGTÈBES DISTINGTIFS 277
une gradation insensible unit les phénomènes de nu-
trition aux phénomènes de reproduction. « Il n'y a
pas, dit très bien Hartmann, de différence essentielle
dans l'œuvre de l'activité organogénique, soit que ra-
nimai reproduise les parties de son corps qu'il a per-
dues, soit qu'il forme des bourgeons pour se multi-
plier. )) {Phil. de V Incoyiscient , trad., vol. II, p. 253.)
Dans certains cas en effet le bourgeon est une simple
cellule, très semblable à la cellule ovulaire^ et qui se
comporte absolument comme un œuf (Ascidies du
groupe des Pseudodidemniens). Que ce bourgeon se
développe à l'intérieur du corps, dans une cavité spé-
ciale, au lieu de se détacher d'un point indifférent de
Torganisme et nous sommes en présence de la parthé-
nogenèse. Celte parenté de la parthénogenèse avec les
procédés de l'accroissement nutritif est clairement
établie par ce fait que l'abondance de la nourriture la
favorise et que sa diminution la restreint. Ainsi les
chenilles de certains lépidoptères , nourries d'une
façon surabondante, donnent parfois naissance à des
femelles parthénogénétiques. Les larves mal nourries
donnent le plus souvent naissance à des papillons
mâles (4). On voit donc que le passage est facile des
sociétés de nutrition aux sociétés de reproduction ; il ne
nous reste plus qu à montrer la possibihté d'un pas-
sage à partir de la génération agame jusqu'à la géné-
ration sexuée, et nous aurons établi la continuité des
deux groupes si distincts de phénomènes sociaux.
(1) Voir GuRD, Principes généraux de la biologie, Introduction à la
traducUoa française de VAnaiomie comparée des Invertébrés de Huxley.
18
278 SOCIÉTÉS CONJUGALES
Chez les êtres inférieurs, les produits nécessaires à
la génération par voie sexuée naissent sur ce qu'on est
convenu d'appeler un seul individu. Renfermés la plu-
part du temps dans des enveloppes qui se déchirent
au moment opportun, ils se mêlent, soit au dehors de
l'individu, soit au dedans de lui, presque au hasard.
Même chez quelques espèces des Nématoides les tubes
ovariens contiennent des spermatozoaires d'abord, des
œufs ensuite. De même dans Y Ascaris nigrovenosa qui
habite en parasite dans les poumons de grenouilles et
de crapauds, les spermatozoaires imprègnent les œufs
dans le tube ovarien. On ne peut voir là qu'une diffé-
renciation des éléments cellulaires dans une partie dé-
terminée du corps de Thermaphrodite .» Mais quand
ces deux groupes si divers d'éléments histologiques se
trouvent réunis sur des individus capables de mouve-
ment et renfermés dans des organes spéciaux, il arrive
un moment où la distinction même des organes de
l'une et de l'autre sorte s'oppose à la rencontre des
produits. Des individus hermaphrodites sont ainsi
amenés à s'unir, l'organe mâle de Tun avec Torgane
femelle de l'autre, et réciproquement. Dans ce cas ils
ne forment bien réellement qu'un seul vivant, puisque
leurs organes sont le siège d'une circulation double
comme les organes dublastodème. Ce qui diffère, c'est
la nature des éléments histologiques échangés et la
durée de l'échange. Pour tout le reste, le phénpmène
est analogue à une circulation. Mais supposons que le
même individu ne puisse jouer le rôle du mâle vis-à-
vis de celui pour qui lui-môme est femelle ; un troi-
LIENS PHYSIOLOGIQUES 279
sièhie animal devra jouer ce rôle ; ainsi se formera une
chaîne d'animaux dont chacun sera mâle pour son
voisin de droite par exemple, et femelle pour son voisin
de gauche. C'est ce qui a lieu chezles Lymnées (Huxley),
différant en cela des colimaçons ordinaires, qui sont
simples androgynes. Allons plus loin et admettons
(comme cela se présente en effet chez certains mollus-
ques) que chez le même individu les organes des deux
sexes ne deviennent actifs que Tun après l'autre ; il y
aura une époque de l'année où l'animal ne sera que
femelle, une autre époque où il ne sera que mâle. « De
là à la séparation complète des sexes, il n'y a qu'un
pas à faire » (Milne Edwards, Physiologie, iomeYlïly
p. 370). Comment ce pas a-t-il été franchi histori-
quement, 'c'est ce que nous n'avons pas à rechercher ;
il nous suffit de savoir que la séparation des sexes n'est
théoriquement intelligible qu'à partir de leur union
par un simple progrès de la division du travail. Leur
attrait s'explique donc ainsi bien naturellement. Cha-
cun est en toute rigueur une moitié virtuelle de l'autre
et tend vers cette seconde partie de soi par un pen-
chant organique. Chacun appelle l'autre comme la con-
dition absolue de son existence spécifique, disons
mieux, comme la condition de sa pleine existence ac-
tuelle. Dans l'un et dans l'autre, les fonctions de nu-
trition s'accomplissent entièrement (1), mais ni dans
(1) Cependant, en certains cas, le mâle est attaché à sa femelle et yit
à ses dépens. Huxley {Anat. comp. des Invert., p. 157) cite le m&le de
la Booellie (groupe des Géphyrées) : « Toute celte famille des Abdomi-
nalia (Cirripèdes) a les sexes séparés, et les mâles, comparativement fort
petits, sont attachés deux à deux au corps de chaque femelle. » Van
Bbnedrn, Commemaux et parasites, p. 59. Sur les Diplozoon et les Syn-
280 .SOCIÉTÉS CONJUGALES
Tun ni dans Fautre, la fonction de reproduction (sans
laquelle nul être ne remplit les conditions essen-
tielles de la vie) ne saurait s'achever. Ils n'ont donc
qu'une seule vie à deux dans toute la précision de ces
termes.
Nous n'insisterons pas sur les preuves physiologi-
ques de cette unité vitale embrassant un double orga-
nisme. Nous nous bornerons à signaler dans toute
l'étendue du règne animal sexué la correspondance
vraiment merveilleuse des organes, la communication
des cavités et le passage des éléments fécondants qui
en résultent, la corrélation des mouvements réflexes
nécessaires, enfin la subordination de toutes les fonc-
tions individuelles à la fonction reproductrice chez l'un
et l'autre sexe au moment où entre en activité la vie
spécifique. On sait que sous l'empire des sentiments
qu'elle développe certains animaux négligent le soin
de leur conservation et méconnaissent le danger, que
d'autres oublient de se nourrir, qu'enfin d'autres sont
entièrement dépourvus, durant la dernière de leurs
métamorphoses, des organes nécessaires à la préhen-
sion desahments.'
Il est vrai que cette union n'est pas aussi intime à
tous les degrés de l'échelle zoologique. Mais elle est
plus généralement nécessaire qu'on ne le croit. On
games, voir même ouvrage, p. 39. — « 11 est aussi à noter, dit liilDe
Etlw.irdd, Phys., vol. IX, p. iC7, (pie chez qnclqneâ-uns de ces parasites
(Ex. Diphzoon pnradoxum, némato>le) la totalité de la cavité vi:«cénile
était occupée par les testicuied, et que M. Darwiu u'a pu y découvrir au-
cune trace «Korganes digestifs. » Vau Beneden liit qu'ils sont réduits tu
rôle de spermatophorcs. « Le mAle des Synîrames ( uématode ) 6*efface si
bien qu'il n'est plus qu'un testicule vifaut sur la femelle » ( p. 93 op. cit.}
Ce sout là des faits du dégén('>resreiico parosilique.
LIENS PHYSIOLOGfQUES 281
vient de voir ce qu'elle est chez la plupart des mollus-
ques céphalés. Les Annélides et les Vers s'accouplent
aussi, bien qu'androgynes , et demeurent plusieurs
heures enroulés. Les Insectes ont des organes sexuels
plus compliqués que ceux de certains vertébrés. Parmi
les poissons eux-mêmes, les Plagiostomes et quelques-
uns des poissons osseux s'unissent pour une féconda-
tion intérieure. Les Plagiostomes et les Chimères sont
même doués d'organes préhenseurs que l'on a compa-
rés à une paire de grandes tenailles. Il est vrai que
chez la majorité des poissons la fécondation de l'œuf se
fait à l'extérieur ; mais l'absence de copulation n'em-
pêche pas le raj^prochement. D'après les expériences
de M. Coste, les œufs déposés par les femelles des
poissons seraient perdus s'ils n'étaient fécondés moins
de cinq minutes après la ponte ; et d'autre part, la vi-
talité des corpuscules fécondateurs ne persiste dans
l'eau, leur véhicule naturel, que durant quelques mi-
nutes (M. Blanchard, Poissons des eaux douces de la
France^ p. 140 et suiv.). Il faut donc que le mâle suive
la femelle de très près et nage avec elle de conserve
pendant tout le temps de la ponte. Un observateur
exact des mœurs des animaux (M. Bertrand Antonin)
nous a raconté le rapprochement des brochets dont il
a été témoin. Debout sur le tronc incliné d'un saule,
au-dessus d'une mince lame d'eau courant sur les
prairies inondées, il a vu, à la fin de février, un matin,
une femelle de brochet appeler par quelques coups de
queue vigoureux trois ou quatre prétendants cachés
jusque-là dans l'eau profonde, puis ceux-ci s'approcher,
se frotter contre la femelle, la presser par dessous
/
282 SOCIÉTÉS CONJUGALES
en s'agitant tumultueusement et montrer même à plu-
sieurs reprises dans ces évolutions, destinées sans
doute à lancer la liqueur sur les œufs à leur passage,
les écailles blanches de leur ventre. Quant aux autres
animaux, leur mode de rapprochement est trop connu
pour qu'il soit besoin de le rappeler ici. Tout le monde
sait que chez les batraciens les sexes s'unissent étroi-
tement, bien que la fécondation ait lieu hors du corps
de la femelle, et que chez les reptiles ils forment un
couple où les deux individus sont entortillés et se re-
gardent nez à nez.
Mais bien que le rapprochement matériel soit la con-
dition première de la société domestique chez les ani-
maux, il n'en est pas le lien le plus énergique. En effet
s'il en était ainsi, les sociétés les plus étroites seraient
celles où les sexes resteraient le plus profondément et
le plus longtemps unis ; et les hermaphrodites qui s'ac-
couplent mériteraient a cet égard le premier rang.
L'absurdité de cette conséquence réfute suffisamment
le principe. Ce qui fait la solidité de l'union domestique,
même à ne considérer que les rapports sexuels des
parents, ce sont les phénomènes psychiques qui la
proparent, et qui la renouvellent si des causes mécani-
ques la rompent. Il y a plus : ce sont ces phénomènes
mômes qui la créent la plupart du temps ; car sans eux
elle serait exposée au hasard des rencontres : combien
peu de chances lui resteraient do jamais se former?
Nous allons donc examiner les causes toutes psychiques
qui provoquent et consolident cette union en dévelop-
pant chez les individus des deux sexes des représen-
tations, et partant, des désirs corrélatifs, de manière à
* LIEiNS PHYSIOLOGIQUES ^3
ce qu'ils participent à une npême conscience en même
temps qu'aune même vie.
S'il est juste de dire que les deux sexes se désirent,
il ne- l'est pas autant de dire qu'ils se cherchent, du
moins ostensiblement. Le mâle seul, dans la grande
majorité des cas, semble chercher la femelle. D'abord
cette nécessité lui est imposée par le grand nombre
de rivaux dont il lui faut soutenir la concurrence pen-
dant un temps restreint. Ensuite, il peut seul, dans
plusieurs cas, se livrer àlapoursuite, étant seul pourvu
d'organes de locomotion. On ne connaît chez les in-
sectes aucun mâle qui soit aptère, tandis que sa femelle
est ailée, mais le contraire arrive assez souvent. Enfin,
à mesure qu'on s'élève dans la série animale, la femelle
semble de plus en plus animée de deux désirs contrai-
res : celui de recevoir le mâle et celui de l'écarter. Le
premier désir ne se manifeste qu'à de certains mo-
ments avec lesquels la recherche de l'autre sexe ne
coïncide pas toujours; mais môme en ces moments
favorables, les refus sont fréquents et persistants. Cette
disposition, si contraire en apparence au vœu de la
nature, n'a point reçu jusqu'ici d'explication suffisante.
Chez les insectes, la mort est souvent le prix delà ma-
ternité; on pourrait alléguer, pour justifier ici les hé-
sitations de la femelle, une prévision de cette destinée;
mais la même chose pourrait être dite du mâle. Peut-
être trouverait-on une justification plus plausible du
fait dans l'embarras où se trouve une intelligence bor-
née de prendre une décision quelconque dans un cas
dont la gravité est obscurément sentie. De violents dé-
sirs font attendre à la femelle du mâle qu'elle accep-
284 SOCIÉTÉS CONJUGALES
tera, certaines qualités, certains avantages : nous en
donnerons la preuve tout à Fheure en décrivant les
efforts tentés par l'autre sexe pour réaliser ces condi-
tions. N'est-il pas naturel qu'au moment de se livrer,
toute pressée qu'elle est par le penchant organique,
elle hésite anxieusement, ne les trouvant pas remplies
à son gré? C'est une chose remarquable que le senti-
ment du refus est d'autant plus vif en chaque espèce
que les charmes déployés sont plus apparents*. Ainsi,
les Lépidoptères sont bien connus pour la longueur
de leurs préliminaires, et ce sont ceux qui, dans toute
la classe des insectes, sont le plus évidemment parés
en vue de la séduction. Les oiseaux chanteurs et les
oiseaux dansants, les mammifères les plus brillamment
ornés et les plus capables de démonstrations amoureu-
ses, sont précisément l'objet des dédains les plus ob-
stinés de la part de leurs femelles. Du reste, sans ces
refus, les aptitudes séductrices n'auraient ni le temps
de se manifester ni l'occasion de naître. Il y a donc
dans la conscience de la femelle chez les animaux su-
périeurs, et même chez certains invertébrés, une sorte
d'idéal que le mâle ne lui semble jamais réaliser assez
complètement, et dont la recherche tient en suspens
son propre choix. La mouche de nos appartements, qui
est au bas de l'échelle des insectes, n'y met pas tant
de façons, parce qu'elle n'est pas capable de représen-
tations : celle qui ne choisit pas n'hésite pas et ne sau-
rait se refuser. Il faut ajouter une autre raison à
celle-ci. Il est impossible que la poursuite du mâle
ne soit pas accompagnée chez la femelle d'une repré-
sentation plus ou moins confuse de l'union sexuelle
LÎENS PHYSrOLOGIQUES 288
qu'elle tend à provoquer. Cette poursuite est donc déjà
par elle seule un plaisir, et nous ne manquons pas
dans le règne animal d'exemples de plaisirs volontai-
rement prolongés et même suspendus pour laisser
place à une attente savoureuse. On sait comment le
chat joue avec la souris, la loutre, le cormoran avec
le poisson. S'ils renouvellent volontairement la pour-
suite de la proie, c'est qu'elle leur semble au moins
pendant quelques instants aussi agréable que la déglu*
tition même de cette proie. Pour la môme raison, la
femelle repousse le mâle partout où elle est capable
de sentir le plaisir d'être recherchée et de souhaiter
la prolongation de ce plaisir. On peut donc dire qu'ici
la pudeur touche de près à la coquetterie, pourvu,
qu'on entende ce dernier mot dans un sens sérieux et
qu'on y reconnaisse l'une des voies les plus actives de
la sélection. Comme on va le voir, en effet, si la femelle
se refuse pour qu'on la recherche, cette recherche
éveille chez les mâles une multitude de facultés qui
seraient restées sans ces refus à jamais endormies.
Tout ce processus est gouverné par des nécessités
harmonieuses. Au point de vue social particulière-
ment^ avec quelle puissance l'image des deux sexes
n'est-elle pas gravée dans la conscience de l'un et de
l'autre parla longueur de la poursuite et l'exaspération
des désirs !
Cinq classes de phénomènes servent à préparer
l'union sexuelle, et partant la société domestique;
premièremeht des attouchements excitateurs, les plus
humbles de tous ces phénomènes, c'est-à-dire ceux
qui se rapprochent le plus de Tordre physiologique ;
S86 SOCIÉTÉS CONJUGALES
secondement, les odeurs; troisièmement, les couleurs
et les formes ; quatrièmement, les bruits et les sons ;
cinquièmement, les jeux ou mouvements de toutes
sortes.
lo Des attouchements excitateurs. — Nous ne vou*
Ions point parler des organes par lesquels Tanimal
saisit et maintient sa femelle ; nous nous bornerons à
signaler ces mouvements par lesquels il excite ses
ardeurs d'une manière en quelque sorte mécanique,
directe. Les colimaçons sont munis d^une sorte de
dard ou appendice calcaire rigide que les deux her-
maphrodites se fichent dans la peau près de la vulve
avant leur double accouplement. Le dard reste sou-
vent dans les tissus et y détermine l'excitation que l'i-
magination seule suffit à produire chez les animaux
plus élevés. Une grosse limace grise que Ton trouve
la nuit, l'été, dans les cours humides, mordille le bord
du pied de Tautre limace en glissant de la tête •à la
queue et fait ainsi le tour du corps. Chez les mollus-
ques, comme chez bien d'autres animaux, l'adhérence
des surfaces munies de papilles tactiles est un puis-
sant moyen d'excitation. Sans entrer dans le détail
quant aux autres embranchemen ts, mentionnons les pe-
lotes formées par certains reptiles et certains batra-
ciens, les passades des poissons au moment du frai,
les caresses enfin que se prodiguent certains vertébrés
supérieurs : les oiseaux tels que les perruches, les Do-
nacoles, les Loxigelles, les Panures, les Hédydipnes,
les Colaptes, les pigeons, les Spatules, les Aïx de la
Caroline, et beaucoup de mammifères
ODEUBS 287
2** Des odeurs. — L'odeur joue certainement un
rôle important dans le rapprochement d'un grand
nombre d'insectes. C'est par l'odeur que sont guidés
ces multitudes de lépidoptères mâles qui se rassem-
blent par moments autour d'une ou de plusieurs fe-
melles. L'expérience est facile à faire avec une femelle
de Bombyx. Placée au centre d'une ville, les mâles
viennent la rejoindre en grand nombre. M. Trimen,
dit Darwin, exposa dans l'île de Wight une boîte où
une femelle de Lasiocampa avait été enfermée la veille,
et. bientôt cinq mâles tentèrent d'y pénétrer. M. Ver-
reaux, en Australie, ayant placé la femelle d'un Bombyx
de petite taille dans une boîte et la boite dans sa poche,
fut suivi par une multitude de mâles telle que 200 en-
viron entrèrent avec lui dans la maison. Plusieurs au-
tres sortes d'insectes exhalent des odeurs qui nous sont
perceptibles, mais auxquelles on ne sait si la même
destiaation doit être attribuée.
Il ne paraît pas que l'odorat ait le moindre rôle à
jouer dans le rapprochement des sexes chez les
oiseaux ; mais il n'en est pas de même chez les mam-
mifères dont lès narines presque toujours molles sont
capables de perceptions délicates. On peut dire que
tous ont une odeur caractéristique ; et il n'est pas dou-
teux que cette odeur développée surtout au temps des
amours ne prête aux deux sexes, dans la grande géné-
ralité des cas, un moyen de correspondre l'un avec
l'autre. Les chiens qui sont le plus fréquemment sou-
mis à notre observation offriront à quiconque voudra
considérer attentivement leurs mœurs la matière de
288 SOCIÉTÉS CONJUGALES
curieuses remarques. On est surpris de les voir répan-
dre leurs excrétions à chaque instant partout où leur
odorat leur révèle l'existence d'excrétions précédem-
ment répandues par leurs semblables : cette habitude
n'a pas d'autre but que de semer leur route de traces
reconnaissables pour les individus de Tautre sexe, le
flair de ces traces étant accompagné sans aucun doute
d'une excitation. Les ânes et les chevaux ont des habi-
tudes analogues. Le fait suivant donne une idée de la
finesse de leur odorat : « Pendant mon séjour au Texas,
dit Houzeau, le cheval d'un de mes voisins qui paissait
devant sa porte, les pieds embarrassés dans des entra-
ves, disparut soudainement. Nous le cherchâmes pen-
dant plusieurs heures sans pouvoir le retrouver. L'ho-
rizon était libre jusqu'à plusieurs kilomètres de distance
et nous étions certailis qu'il n'était point passé de trou-
peaux de chevaux. En parcourant les environs nous
découvrîmes enfin l'animal auprès d'une jument en
rut, à 4400 mètres de l'habitation. » (Houzeau, Eludes
sur les facultés mentales des animaux comparées à
celles de Vhomme, Mons, 1872, tome I, p. 279.) Nous
avons vu nous-méme en Corse trois ânes s'arrêter su-
bitement sur une route maculée par le passage d'un
autre âne, lever la tête en l'air, retrousser les lèvres,
et ouvrir les yeux tout grands avec une expression des
plus comiques, puis se mettre à braire dans un état
d'exaltation indescriptible. « En Amérique, les che-
vaux sauvages, dit Brehm, cherchent les routes pour
y déposer leurs excréments; et, comme tous les che-
vaux ont l'habitude de flairer les crottins de leurs sem-
blables et d'y ajouter les leurs, les tas qui résultent de
ODEURS • 289
cette habitude forment souvent de véritables monti-
cules (Brehm, vol. II, p. 312.) Les guanacos, écrit-il
ailleurs, ont la curieuse habitude de déposer toujours
leurs excréments en un tas, et quand ce tas est tro^
grand, ils en font un autre à côté. » (Brehm, vol. II,
p. 454.) Chez d'autres mammifères la division du tra-
vail organique a provoqué la formation de glandes
spéciales très proches d'ordinaire des organes de la
génération et renfermant des substances à odeur très
forte. Les castors d'Une localité répandent tous en un
même endroit le castoréum et leur urine ; les Moschi-
dés s'appellent de fort loin par leurs émanations. Les
Blactocères des pampas mâles exhalent à l'époque du
rut une odeur que Thomme distingue à un quart de
lieue ; et Audubon a vu quatre cerfs de Virginie passer
successivement parla même piste, à des intervalles de
15 à 30 minutes. L'odeur ainsi développée acquiert
chez certaines espèces un tel degré d'intensité que,
sans cesser d'être un moyen d'appel pour les sexes
différents, elle a pu devenir un sérieux instrument de
défense contre les autres animaux. Les chevaux, les
chiens, l'homme même sont forcés de s'écarter des
Mouffettes et des autres Viverridés sous peine d'être
suffoqués. Cependant la même odeur infecte plait
aux femelles puisqu'elle est plus développée chez les
mâles. Quant aux quadrumanes, ils ne paraissent
présenter qu'à un faible degré les mêmes phéno-
mènes ; c'est surtout la vue et l'ouïe qui prêtent
chez eux un langage aux individus de l'un et l'autre
sexe.
Si maintenant nous cherchons la signification socio-
290 SOCIÉTÉS CONJUGALES
logique des faits que nous venons de mentionner, nous
trouverons que les émanations des deux sexes déter-
minent chez l'un et chez l'autre des émotions profondes
et provoquent dans tout leur organisme de puissantes
excitations. Par là ils sont intimement attachés Tun à
l'autre, leur conscience, toute occupée de cette im-
pression mutuelle, entre en correspondance étroite,
plus peut-être que les différents individus d'un poly-
pier qui participent à la même circulation; c'est en
vain que la distance les sépare et que l'obligation leur
est imposée de pourvoir isolément à leur nourriture :
il y a un moment où ils ne font qu'un, attachés qu'ils
sont l'un à l'autre à travers l'espace par les subtiles
exhalaisons que le vent leur amène.
3^ Des couleurs et des formes. — Là où manque ce
moyen de communication, mais souvent aussi là même
où il est développé, les animaux des deux sexes sont
rapprochés par l'image visible qu'ils présentent les
uns aux autres et surtout par certaines particularités
do couleur et de forme. Les insectes, qui forment un
monde à part et qui ont poussé très loin le progrès or-
ganique malgré Timperfection de leur type, nous mon-
trent de remarquables exemples d'ornements qui ont
évidemment pour but l'attraction sexuelle. On se re-
fuse à croire que les brillantes couleurs dont se parent
les Lépidoptères et les Coléoptères soient sans but.
Les fleurs elles-mêmes ne sont si brillantes que pour
attirer les insectes, c'est un fait maintenant certain.
Ce fait prouve et que l'éclat des couleurs a sa raison
d'être dans les productions de la nature, et que les in-
COULBURS ET FORMES 291
sectes en particulier sont capables de les discerner (1).
Il est vrai que certains animaux inférieurs sont peints
des teintes les plus vives et qu'on ne saurait rattacher
ce cas à la même cause, puisque les sexes chez de tels
animaux sont ou absents ou réunis sur le même sujet.
Mais nous ne prétendons pas que tous les tissus colo-
rés le soient en vue de la reproduction ; nous disons
seulement que parmi les causes diverses de la colora-
tion des tissus la sélection sexuelle a une place impor-
tante dès que les sexes apparaissent. Ce qui le prouvé-
es est que souvent l'un des sexes seul porte cet orne-
ment. « Aucun langage, dit Darwin, ne peut décrire
la splendeur des rââles de quelques espèces de lépi-
doptères tropicaux. » Il en est de même de papillons
européens {Apatura iris et Anthocaris cardamines).
Les Morphos de la Guyane, qui servent d'ornement
depuis quelques années à la coiffure des dames, offrent
la même différence ; les femelles sont à peine connues,
elles ne quittent presque jamais le haut des arbres et
sont d'une couleur fauve qui n'approche en rien de la
parure de leurs splendides époux. Dans de tels cas la
couleur nous paraît hautement significative. Il en est
de même chez certains Névroptères énumérés par
Darwin, parmi lesquels les Agrionides méritent sur-
tout d'être cités. Parmi les Hyménoptères les mâles
des Ichneumons et des abeilles sont aussi bien plus
brillamment colorés que les femelles. Parfois c'est le
contraire qui a lieu, mais avec une signification sem-
(t) Ces réflexions s'appliquent également à la phosphorence des insectes
lumineux.
292 SOCIÉTÉS CONJUGALES
blable, comme chez certaines libellules, et parmi les
coléoptères, chez quelques Priouides exotiques. Les
poissons mâles sont en grand nombre mieux parés
que les femelles, soit en tout temps, soit surtout au
temps des amours. Parmi les poissons d'eau douce on
peut citer les Vairons, les Epinoches, les Perches, les
Roches et les Rolengles, les Bouvières, les Brèmes et
les Saumons. On sait que le Saumon ne revêt sa livrée
brillante qu'à partir de Tépoque où il commence à
^frayer; jusque-là les deux sexes sont semblables.
Ajoutons les Cyprins des fleuves de Tlnde, les Cypri-
nodontes et les Chromides de ^'Amérique du Sud.
Parmi les poissons de mer, le Labre est le plus remar-
quable sous ce rapport, mais il n'est pas le seul qui ait
donné lieu à de semblables observations, bien que le
milieu les rende particulièrement difficiles. Daiwin
cite le Callionymus lyra^ le Cottus scorpius auxquels
il faut joindre les poissons labyrinthiformes observés
par M. Carbonnier. A la saison des amours, le mâle
est superbement rayé de bandes assez lArges alterna-
tivement rouge et azur ; les rayons extérieurs de ses
nageoires abdominales sont vivement colorés. La fe-
melle est également rayée ; mais ses couleurs sont uni-
formément rayées de brun et excessivement ternes par
rapport à celles du mâle. Cependant elles s'avivent
beaucoup, surtout sur les bords des nageoires quand
arrive l'époque de la ponte. Le mâle se montre très
empressé auprès de la femelle, lui fait une véritable
cour, étale devant elle avec complaisance son énorme
nageoire caudale et frémit alors comme un paon qui
fait la roue. On sait que les Anglais appellent le Labre
COULEURS £T FORMES * 293
poisson paon. Il n*y a là du reste rien de plus extraor-
dinaire que ce qu'on peut observer chez l'épinoche
commune et chez le vairon de nos ruisseaux . Ce qui
rend de tels faits dignes d'intérêt, c'est précisément
qu'ils n'ont rien d'exceptionnel. Mieux connus ils ces-
seront d'étonner, chez les poissons comme chez les
oiseaux. Est-il en effet besoin d'insister sur cette loi
si générale que Toiseau mâle est plus brillamment orné
que la femelle et que la naissance de sa livrée est con-
temporaine de ses amours? Cette loi ne se vérifie- t-elle
pas chez les mammifères ? Ei> sorte que nous pouvons
dire avec certitude que les couleurs dans tout le règne
animal sexué jouent un rôle, capital comme' moyen
d'attrait entre les sexes, mais qu'à mesure qu'on s'é-
lève dans réchelle, le mâle en est plus exclusivement
paré. C'est dire qu'à mesure aussi la condition de plaire
aux yeux lui est imposée plus sévèrement et que le
désir, c'est-à-dire un ensemble de phénomènes de
conscience, est le lien de plus en plus fort qui rappro-
che les membres de la société domestique.
Ce qui élabUt, du reste, le caractère psychique de ces
phénomènes, non seulement chez les femelles qui les
voient, mais chez les mâles qui les manifestent, c'est
la liaison découverte par M. Pouchet entre les phéno-
mènes de coloration qui ont la protection pour but et
l'action des centres nerveux volontaires (1). Une puis-
Ci) t Le tégument (des Céphalopodes) est pourvu de Chromatophores
qui coostitueut des sacs à parois élastiques, remplis de pigment et munis
Je muscles rayonnes, sous Taction desquels ils peuvent prendre des
dimensions bien des fois supérieures à celles qu'ils possèdent dans leur
état de contraction. Quant ils sont dilatés, la couleur propre au pigment
coQteou devient parfaitement visible, tandis que dans leur état de cou-
19
294 * SOCIÉTÉS CONJUGALES
santé analogie nous engage à considérer les phénomènes
de coloration servant d'attraits sexuels comme dépen-
dant de la même action et rentrant par là dans la sphère
de la conscience. Il est à remarquer que dans plusieurs
cas la coloration de certaines parties du corps s'avive
au moment de l'excitation: ainsi la crête du coq et les
plaques brillantes dont certains singes sont ornés
(Darwin, Expression des émotions, p. 450) deviennent
phis éclatantes sous Faction de la colère ou de la pas-
sion erotique. Les épinoches et les poissons de combat
observés en Cochinchine^rourrfumonde,4875), étince-
lants pendantle combat, deviennent ternes, les premiers
après la défaite, les seconds vaincus ou vainqueurs,
dès qu'ils sont au repos. On conçoit que des excitations
passagères se produisant d'une manière périodique
aient déterminé dans les espèces dont nous avons
traction, iU apparaissent comme de simples taches sombres. C'est ce jen
allcmatif (]*expan.<tioD et de contraction ({ui produit ces effets mHgnifiqued
de roloratiou que Ton adnnre sur la pean des Ct^plialopodes vivants. •
(Ilrxi.F.Y, Anntomie comparée (/ex Invertébrés ^ p. tlC. ) Les Céptinlopodes
parta;;eul celle fonction chromatique avec certaines espèces de poissons
tels que le.-*Turtjids, le Cann'dj^on et cerlains crustacés, en pailicnli<r le
Palemon Serratns. i M. Poncliel a d<^monlré que les cellnlfs pigmeo-
taires sont sous la dépendance directe du sy^lèine nerveux et doivent
♦^Ire ajoutées à la liste de;îélém»M)lsanatoiniques dans les(pîels Texcitation
nerveuse se lr.ln^rornle en travail mécanique. Les u^rfs déterminent la
conlractilité des cliromntophores aw^si bien que celle des muscles volon-
taires et des fibres-cellules des muscles de la vie végétative. Chei
les TurlfOts, M. (î. Poucbet supprime la fonction cbronialique en prati-
quant rublalion du globe oculaire ou simplement la section do neif
optique. L*nniinal aveuglé penl la facullc de modifier le ton de sa pean
suivant que le fond sur lequel il est [dacé est clair ou obscur. Chez le
Palémon, la môme mutdalion enttuino le munie phénomène au moinj
jusqu'à la régéuéralion des organes de la vue. L'auteur en conclut que les
cliangements de coloration constituent de véritables actes réflexes ayant
leur Centre dans le système nerveux central et leur [loint de départ «tans
les imiiressions rétiniennes. » (Robin, rapp. h l'Ac. des se., 1875).
COULEURS ET FORMES 295
parlé plus haut des turgescences, périodiques aussi,
dont quelques-unes seraient devenues permanentes. Du
reste ce serait une question à examiner par le menu ;
elle pourrait être résolue , ce semble , par la cotnpa-
raison de ces divers ornements aux divers moments de
Tannée et dans les divers états que déterminent les sen-
timents des animaux qui les possèdent.
Un grand nombre de Lépidoptères et de Coléoptères
mâles diffèrent des femelles sous le rapport de la forme,
non seulement en ce qu'ils sont quelquefois plus
petits, mais encore en ce qu'ils portent des appendices
dont celles-ci sont dépourvues. Plusieurs papillons
femelles sont aptères, les Hétérogynis, lesOrgyes, cer-
taines phalènes (genres Hiherniay Larentia elNyssia) ;
quant aux coléoptères, tantôt, comme chez les Oryctes
et les Lucanes, les mâles portent des cornes ou des
mandibules que les femelles ne montrent qu'à l'état
rudimentaire, tantôt, comme chez les Longicornes, la
différence ne consiste que dans la longueur des anten-
nes : celles du mâle paraissent démesurées. Darv^rin a
signalé chez les poissons des appendices de nature
analogue — JCallionymus lyra^ Cottus scorpius^Xipho-
j)horus Hellerii, Plecoslomus barbaius , Monacanthus
scopaSy Chimœra monstrosa — qui n'ont évidemment
pas d'autre rôle que d'attirer l'attention et de décider
les préférences de la femelle. La bouvière de nos eaux
douces, que nous avons vue si brillamment colorée au
moment des amours, se ])are encore de plus en ce
moment de bourrelets de chair, au nombre de 8 à 12,
qui s'élèvent de chaque côté de la mâchoire inférieure
et disparaissent quand la saison du frai est terminée.
296 SOCIÉTÉS CONJUGALES
Nous n'avons rien à ajouter aux faits cités par Danvin
en ce qui concerne les Reptiles, les Oiseaux et les
Mammifères; ces appendices de toutes sortes (proémi-
nen(5es, crêtes, jabots, huppes, plumes, cornes, cri-
nières, barbes, etc.) sont si bizarres qu'ils échappent
à toute description; nous aimons mieux renvoyer le
lecteur aux figures que le naturaliste anglais en a don-
nées dans son livre sur la sélection sexuelle. Du reste,
les animaux supérieurs sont mieux connus sous ce
rapport. On pourrait croire seulement que ces orne-
ments ne sont pas des attributs sexuels ; mais une
expérience a été faite qui ne laisse subsister aucun
doute sur leur véritable rôle; les cerfs châtrés n'ont
pas de bois. Nous en savons assez pour conclure que
dans presque tout le règne animal les formes du mâle
se modifient en vue de frapper l'imagination de la
femelle, ce qui établit que la conscience de Tune et de
Tautre est le théâtre de représentations correspon-
dantes. Cette représentation réciproque a une haute
importance selon notre sentiment dans la validité des
affections conjugales des animaux supérieurs. Pour
que deux oiseaux, comme l'aigle à tête bbnche et sa
femelle, s'attachent l'un à Tautre, il faut qu'ils aient
présente à la conscience l'image Tun de l'autre. Si cela
était vrai, le degré d'aptitude représentative corres-
pondrait au degré de sociabilité. Telle est, en effet, la
loi qui semble présider aux rapport sexuels des ani-
maux. Ce serait pour cette raison que des mammifères
stupides, comme le Tatou, seraient incapables d'affec-
tion et par conséquent de société. « Le mâle et la
femelle, dit Brehm du Tatou, se rencontrent par hasard,
BRUITS ET SONS 297
se flairent mutuellement, s'accouplent et se séparent
ensuite avec la plus grande indifférence. » Le rapport
entre l'intelligence et la sociabilité est donc général ;
mais il est modifié par d'autres rapports qui masquent
la loi. Par exemple, les instincts carnassiers, quand ils
sont hautement développés, peuvent combattre les
effets de la représentation réciproque, et, dans ce cas,
des animaux même intelligents peuvent être incapables
d'affection sexuelle. Telles sont les araignées dont les
mâles ont tant à redouter de la voracité des femelles.
Ici, comme chez beaucoup d'autres espèces, la repré-
sentation de l'autre sexe est tenue en échec dans ses
résultats favorables à la' sociétér par la représentation
des dangers encourus d'une part, des attraits de la
proie vivante d'autre part. Nous reviendrons sur cette
considération en étudiant les rapports des parents avec
les jeunes.
4° Des bruits et des sons. — La représentation de
l'odeur et de l'image visible est très souvent accompa-
gnée de celle des sons produits par l'animal de sexe
différent. Ici l'intelligence inventive joue un rôle consi-
dérable dans l'acquisition de la faculté de produire des
sons. La plupart du temps, il est vrai, cette faculté
tient à la possession d'organes que l'individu ne peut
créer de toutes pièces, mais le développement de cette
faculté et le perfectionnement des organes correspon-
dants sont dus, même dans ce cas, en grande partie à
l'exercice répété de la fonction, et peuvent passer par
conséquent, jusqu'à un certain point, pour volon-
taires. Souvent enfin cejn'est pas un organe préexis-
298 SOCIÉTÉS CONJUGALES
tant qui est approprié à cet usage spécial, c'est un
corps étranger dont la sonorité a été remarquée qui
sert à produire le bruit et dont l'animal se fait volon-
tairement un instrument, comme nous nous servons du
tambour et de nos autres instruments de musique. La
variété des moyens employés à cette destination est
presque incroyable ; elle montre que la production des
sons n'est pas due à ce qu'on appelle un plan de la
nature qui impliquerait l'emploi des mômes moyens en
vue d'un même effet dans tout le règne animal, mais
(lu' elle a pour cause immédiate le besoin plus ou moins
clairement senti par les animaux d'entrer en commu-
nication avec leurs semblables de l'autre sexe. Ce but
posé, les moyens d'y atteindre ont dû varier suivant les
aptitudes de chacun et suivant le hasard des circon-
stances. On le voit, nous inclinons encore ici à expli-
quer les manifestations de la vie animale non par une
sélection inconsciente, mais par la représentation con-
sciente à quelque degré d'un avantage à obtenir. 11 a
fallu, en effet, que les animaux les plus humbles, enten-
dant le bruit produit par leurs organes, sachent obscu-
rément que ce bruit serait entendu de leurs semblables
de l'autre sexe, pour arriver à s'en servir intentionnel-
lement. Et même on pourrait remonter plus haut, car
cola mémo implique qu'ils avaient remarqué les effets
des bruits extérieurs avantageux ou nuisibles sur leurs
propres organes auditifs, pensée que Ton peut faire
aussi obscure qu'on le voudra, mais qui a été néces-
sairement le principe détiirminant de leur action. La
sélection est intervenue ensuite pour la fixer dans l'es-
pèce et en faire une liabitude congénitale.
BRUITS ET SONS 299
Commençons par les bruiU produits au moyen d'un
choc sur des corps retentissants. Les insectes qui les
font entendre sont rares ; nous ne pouvons citer que
les Anohium ou vrillettes, petits coléoptères appelés
presque partout, en raison de ce fait, horloges de la
mort, et la famille du Moluris striata du cap de Bonne-
Espérance, s'il faut en croire le récit contesté de La-
cordaire. Chez les oiseaux, plusieurs, pics choisissent
nne branche sèche et sonore et la frappent de leur bec
pour appeler leur femelle. Celle-ci est-elle présente,
ils frappent encore pour la charmer. Ce bruit est si
bien lié dans leur esprit à Tidée de la possession de
leur compagne qu ils entrent eïi fureur dès qu'un autre
mâle le fait entendre. Or, qu'il s'agisse des insectes
dont nous venons de parler ou des pics, n'est-il pas
évident que dans l'un et l'autre cas une intelligence
s'est servie de bruits produits soit fortuitement, soit
pour une autre fin, et les a employés intentionnellement
pour une destination nouvelle?
D'autres animaux se servent de différentes parties de
leur corps, comme les timbalistes et les violonistes de
leur instrument. Il y a des insectes chez lesquels des
bruits sont produits par le frottement des cuisses ou
des jambes postérieures contre les bords latéraux des
élytres ; ce sont les moins communs de tous (Mega-
cephala chalybeay Etiprosopiis quadrinotatus, Coxij-
cheila tristis, Cacicits americanus, et le genre Acri-
dium). D'autres, plus nombreux, produisent des sons
semblables en frottant les derniers arceaux supérieurs
de leur abdomen contre les élytres (Trox, Necropho-
rus y Pœlobhis hermani, Copris^ certains Scarabées,
300 SOCIÉTÉS CONJUGAf^S
S. acteon, S. pan, S. Philodetes^ plusieurs Lamelli-
cornes exotiques). Maintenant que Ton imagine que le
pédoncule du mésothorax rentre dans le prothorax en
frottant contre sa paroi, le frottement produira un bruit
analogue aux précédents et dont l'animal pourra songer
à se servir comme moyen d'appel. C'est ce qui a lieu
en effet chez un grand nombre d'insectes (Lema, Do-
naciaf Megalopus, Hispa^ Reduvius) (Lacordaire, I,
p. 268 et suiv.). Le même effet peut être et est en réa-
lité obtenu par le frottement du premier article de la
jambe contre le bord de la cavité où il s'emboîte (G^o-
trtfpis). Nous ne poursuivrons pas plus loin cette revue.
Darwin a étudié, au point de vue physiologique, les
stridulations des nécrophores, des grillons, des cigales
et des sauterelles; et ses recherches ne font que con-
firmer notre vue ; à savoir que l'insecte quelquefois
mâle et femelle, le plus souvent le mâle seulement se
sert d'un bruit produit accidentellement par le frotte-
ment des parties cornées de son corps les unes contre
les autres pour en faire un signal intentionnel. En-
suite l'exercice répété de la fonction concourt avec la
sélection pour perfectionner de génération en généra-
tion l'organe stridula.teur. D'autres faits empruntés à
des régions plus élevées du règne animal viennent sou-
tenir l'hypothèse. C'est ainsi que la cigogne s'est fait
avec le claquement de son bec tout un langage, surtout
employé par elle au temps des amours et lors de la
construction du nid. C'est ainsi que le butor, ayanl re-
marqué que sa voix est modifiée par l'eau et y retentit
davantage, y plonge son bec pour faire entendre sa
chanson d'amour (Brehm;.
BRUITS ET SONS 301
Les bruits et sons produits par les poissons méritent
une attention spéciale. Ils ont été étudiés avec une sû-
reté de méthode vraiment remarquable par M. Dufossé.
Nous nous bornons à analyser son travail. Il divise les
signes acoustiques usités chez les poissons en deux
classes : 1** les bruits, qui sont produits tantôt par frot-
tement, tantôt par émission de gaz; 2" les sons, qui
sont produits tantôt par des muscles indépendants de
la vessie, tantôt par un appareil vésico-pneumanique.
De simples bruits ont été remarqués chez les Saurels,
qui les font entendre au moyen du frottement de leurs
os pharyngiens, — ici le phénomène aurait un carac-
tère social plutôt que sexuel, le Saurel vivant habituelle-
ment en troupe, comme tous les poiaeons bruyants de
nos mers, — et chez les loches d'étang, les meuniers
et les barbeaux qui les produisent en expulsant Tair
par l'anus, quand ils viennent en foule se jouer à la
surface de l'eau. Ces bruits sont très variés, parait-il,
mais ils ne sont pas musicaux. Les Trigles et les Ma-
larmats émettent de véritables sons, les mâles avec plus
d'intensité que les femelles, et au printemps qui est la
saison du frai. Ce sont donc bien des phénomènes
acoustiques d'appel entre les sexes, tels que ceux que
nous sommes en train de relever dans tout le règne
animal à partir des insectes, les mollusques écartés. Ils
sont produits par la contraction des muscles. Le
Cottus scorpius (chaboisseau vulgaire) et le Cottus
bubalus frémissent de même en contractant les mus-
cles de la paroi inférieure de la bouche ; la tète, qui
est très grosse, renforce les sons. Mais les plus musi-
caux des poissons sont les Maigres et les Ombrines,
302 SOCIÉTÉS CONJUGALES
grands animaux, les uns (les seconds) de un mètre, les
autres de deux mètres de longueur, auxquels il faut
joindre les Perlons, beaucoup plus petits. C'est surtout
au temps du frai qu'on voit les Maigres et les Ombri-
nés, rassemblés en troupes très nombreuses et quel-
quefois en véritable banc. Par une contraction des
muscles autour de la vessie qui sert d'organe résonna-
teur, ils produisent dans ces moments des sons qui,
monotones pris à part, ont quelque chose de frappant
par la combinaison de leurs timbres divers. On les en-
tend à dix-huit mètres de profondeur. Après une étude
minutieuse de ces phénomènes et de l'organe assez
compliqué qui sert à les produire, M. Dufossé conclu^
ainsi : « Quand on se représente le grand nombre et
la disposition des organes qui concourent à la compo-
sition de l'instrument physiologique musical que j'ai
étudié chez les Maigres ; quand on remarque que ces
organes et ceux de la phonation chez les autres ver-
tébrés en général suivent dans leur développement
une marche semblable ; quand on a égard au degré de
perfectionnement qu'offrent les organes de l'audition
chez les Sciénoïdes dont il s'agit ici ; quand on observe
que ces poissons produisent dans ralmosphôre ainsi
qu'au sein des eaux des sons dont la puissante intensité
est imposante, qu'ils ne font un usage fréquent de ces
sons que dans lo cas où les oreilles de leurs congénères
peuvent les percevoir, que c'est principalement au
temps du frai qu'ils en sont prodigues, quand enlin on
réfléchit à toute la portée de cet argument qu'on no
peut douter que ces sons ne soient complètement sou-
mis à la volonté du poisson, on est conduit à se deman-
BRUJTS ET SONS 303
der si tous ces nombreux organes qui contribuent à la
formation des sons et les phénomènes acoustiques
commensurables qui en résultent sont sans utilité au-
cune, ou si ces derniers ne sont pas employés par les
Maigres à communiquer aux individus de leur espèce
les besoins instinctifs qu'ils ressentent, comme le fait
tout animal doué de la faculté de produire des sons
volontaires » (Annales des sciences naturelles, t. XX,
p. 116). De tels faits, il faut le dire, sont rares, puis-
qu'on ne compte que cinquante-deux espèces de pois-
sons bruyants sur trois mille que la classe renferme ;
m^s d'abord la recherche est nouvelle et le nombre
peut s'étendre (V. Lablanchère, Esprit des poissons^
p. 107); ensuite il les faut considérer comme d'autant
plus significatifs qu'ils sont plus rares; il est frappant,
en effet, de voir les poissons, manquant des moyens
les plus ordinairement employés par les animaux
qui vivent dans l'air pour produire des bruits, à savoir
la stridulation et la voix, obtenir les mêmes résultats
par des moyens détournés et se servir à cette fin du
frémissement de leurs muscles, le seul bruit dont leur
organisme soit capable. Chaque animal a fait en quel-
que sorte ce qu'il a pu pour attirer sur lui Tattenlion
de ses semblables de l'autre sexe, le poisson comme
les autres, mais avec un moindre succès, parce qu'il
avait de plus chétifs moyens à sa disposition.
Les privilégiés sonl ceux qui ont pu se servir de la
voix, c'est-à-dire ceux dont l'organisme était fait de
telle sorte que l'air servant à la respiration pût vibrer
à son issue des orifices. Dès la classe des insectes nous
rencontrons de nombreux exemples d'émissions vo-
304 SOCIÉTÉS CONJUGALES
cales expressives. Ceux qui bourdonnent en volant (la
plupart des Hyménoptères, des Diptères, etc.) ont en
effet a une véritable voix dont les organes producteurs,
c'est-à-dire les stigmates, correspondent au larynx des
vertébrés, de même que les trachées, par leurs fonc-
tions et leur structure annulaire, rappellent la trachée-
artère » (Lacordaire, I. p. 273). Cest, paraît-il, parla
trompe que le Sphynx Âthropos fait entendre ce cri
très distinct qui lui est propre. Nous n'insisterons pas
sur ces phénomènes, parce qu'il n'est pas encore établi
qu'ils jouent un rôle dans les relations des sexes ; ce-
pendant il est des cas où il est difficile -de ne pas sup-
poser que le bourdonnement sert d'appel ou d'avertis-
sement, celui-ci, par exemple, rapporté par M. Girard,
à propos d'un névroptère de Provence, l'Ascalaphe
méridional (M. Girard, Métamorph. des insectes^
p. 150) : « Les mâles, à la recherche des femelles, vo-
lent avec la plus grande vélocité le long du versant des
collines arides, au plus ardent du soleil. La femelle
s'élève verticalement quand le mâle vient à passer au-
dessus d'elle, comme une pierre lancée avec force. »
Mais ce sont les oiseaux qui sont les chanteurs par
excellence dans le règne animal. Nous n'en connais-
sons pas qui soient dépourvus de voix, et bien que les
mammifères aient presque tous des cris d'appel, ils
sont loin d'égaler la variété, Vétendue et la puissance
d'expression de leurs manifestations musicales. Fait
digne de remarque, et qui établit d'une manière déci-
sive le caractère sexuel de ces facultés, ce n'est que
pendant la saison des amours qu'ils font entendre leurs
voix: quand ce temps est passé, à moins qu'ils ne vi-
JEUX ET PARADES 305
vent en sociétés, de même qu'ils perdent leur parure,
ils perdent leur inspiration.
5° Des jeux et parades. — Plus on monte dans l'é-
chelle animale, plus les mouvements deviennent libres
et variés chez les êtres vivants. Ces mouvements de-
vaient donc servir aux mâles de moyens de séduction
et se joindre aux autres attraits déjà décrits dans les
pages précédentes pour les faire valoir en quelque
sorte, et en rehausser Tagrément. Les insectes se li-
vrent presque tous autour de leur femelle, soit en cou-
rant, soit en volant, à un manège significatif qui prend,
dans plus d'un cas, le caractère d'un véritable jeu. Des
mouches dorées, posées à quelque distance sur les
troncs d'arbres dans les bois, s'élancent en bourdon-
nant très fort l'une après l'autre, entremêlent leurs
courses pendant un instant, puis se reposent et recom-
mencent sans fin. On sait les danses interminables des
Tipulaires et des papillons diurnes; celles des fourmis
au moment où elles sont pourvues d'ailes. Les Libel-
lules se livrent, avant l'accomplissement, à de longues
évolutions. On voit pendant l'été, dans l'herbe, les
Grillons accompagner leurs chants de poursuites per-
sistantes auxquelles la femelle se dérobe derrière les
tiges, comme pour prolonger l'aubade. Le mâle de
certaines araignées (Epeires) se suspend à un long fil
au bout duquel il se balance pour atteindre la femelle
à charjue oscillation, sans qu'on puisse dire si c'est jeu
ou précaution. « Ces rapports (sexuels) deviennent déjà
très variés et souvent très intimes chez les crustacés
et chez les insectes, et quiconque a eu soin d'observer
306 SOCIÉTÉS CONJUGALES
les amours des limaçons ne saurait mettre en doute la
séduction déployée dans les mouvements et les allures
qui préparent et accomplissent le double embrasse-
ment de ces hermaphrodites. » (Agassiz, De V Espèce^
p. 106.) Nos observations personnelles confirment plei-
nement ce témoignage en ce qui concerne les limaces
grises dont nous avons parlé et les Hélix. Les pois-
sons se livrent au moment où ils sont le plus bril-
lamment colorés, c'est-à-dire au moment des amours,
à des passes rapides, à des sauts brusques qui sem-
blent destinés à faire valoir Téclat miroitant de leur
parure. Quant aux oiseaux ils exécutent de vérita-
bles danses. Ces faits sont mal connus et méritent
d'être énumérés. Il y a ici une difficulté qui tient au
grand nombre même des espèces appelées à trouver
place dans cette revue ; mais au risque de nous ex-
poser à des répétitions, nous tenons à établir la gé-
néralité du fiut. Parmi les passereaux, nous rencon-
trons d'abord l'Erythrospize du Canada : « En chan-
tant, dit Brehm, ces oiseaux prennent les attitudes les
plus comiques ; ils dansent l'un autour de l'autre et
sont dans une agitation continuelle. Lorsque le mâle
poursuit la femelle, il redresse le corps, ouvre large-
ment les ailes, on dirait qu'il veut serrer dans ses bras
l'objet de son amour. » Il en est de môme du Serin
méridional. « 11 implore sa femelle par les chants les
plus tendres; comme un coucou, il s'accroupit sur la
branche, s'aplatit en quelque sorte, hérisse les plumes
de sa gorge, élargit sa queue, se tourne, se retourne,
se dresse tout à coup, s'élève dans les airs, volette
d'une façon .singulière, décousue, comme une chauve-
JEUX ET PARADES . 307
souris, se jette à droite et à gauche, puis revient à sa
place pour continuer son chant... Le mâle du Gros-
bec vulgaire se complaît dans son chant, car il prend
toutes les postures imaginables pour exprimer sa pro-
pre satisfaction... Les témoignages d'amour des Sper-
mestes sont particuliers et parfois comiques. Souvent
ils sont l'un à côté de l'autre, se pressant mutuelle-
ment. Ils se caressent les plumes en «'appelant sans
cesse. Par moments, le mâle croasse, le bec légère-
ment ouvert et se dandine en suivant la mesure de son
chant. Au plus fort de l'excitation, il interrompt cette
danse pour sauter de côté sur le dos de la femelle ; il
s'y tient un instant, saute de l'autre côté, -se tourne à
droite, à gauche, lui caresse la tête, puis recommence
le même maûége cinq ou six fois avant l'accouple-
ment... Le Prayer d'Europe prend, en chantant, 'les
postures les plus extraordinaires, et cherche à rempla-
cer par des gestes les notes qu'il ne peut émettre...
Lors de Taccouplement, le Lulu des bois fait montre
do toute sa gentillesse. 11 court autour de sa femelle,
levant la queue, redressant sa petite huppe, faisant
les révérences les plus charmantes pour lui témoigner
son amour. » Presque toutes les espèces d'alouettes
se livrent, du reste, à un manège analogue à celui de
notre alouette commune, qu'il n'est pas besoin de dé-
crire. Les Cassiques, oiseaux moqueurs, se servent,
pour faire leur cour, des bribes d'airs qu'ils ont réussi
à imiter : a En même temps qu'il imite ces sons, l'oi-
seau prend les postures les plus singuUères ; il tourne
et retourne sa tète, son cou, son corps tout entier, et
tout cela d'une façon si comique que je ne pouvais re-
308 . SOCIÉTÉS CONJUGALES
tenir un éclat de rire. » Les Mil vidés, comme presque
tous les prédateurs, cherchent tous à captiver leurs fe-
melles par des exercice^ de haut vol qu'elle partage
quelquefois avec eux. C*est vraiment un joli spectacle
de voir, à Dijon, par le ciel clair et les grands vents de
mars, les crécerelles se jouer au plus haut des airs,
autour de la flèche de la cathédrale, faisant front à la
tempête, a Le Faucon de Virginie mâle s'élève tout à
coup à plusieurs centaines de mètres en criant tou-
jours plus fort; puis, les ailes à demi repliées, il se
laisse retomber obliquement... Le spectacle est des
plus intéressants quand plusieurs mâles se réunissent
et luttent de grâce et d'agilité devant une femelle. »
L'Engoulevent, lui-même, qui n'est rien moins que
gracieux, cherche à le paraître en manœuvrant de la
même façon. Parmi les Chanteurs, de Brehm, nous
rencontrons le Benteveo et les Rupicoles orangés.
Ceux-ci, très brillamment parés, exécutent des pas et
des mouvements extraordinaires au milieu d'une ving-
taine de leurs semblables réunis en assise solennelles.
Le Saxicole, vulgairement traquet motteux, pratique
une sorte de voltige semblable à celle de l'alouette.
Les Pétrocincles sont des danseurs terrestres : « Au
temps des amours, le mâle chante avec la plus grande
ardeur. Il danse, le corps droit, les ailes et la queue
frottant contre le sol, les plumes du dos hérissées, la
tête rejetée en arrière,, le bec largement ouvert, les
yeux presque fermés. » Ainsi des moqueurs : « Le mâle
cherche, par tous les moyens, à charmer la femelle.
Il étale la queue, laisse pendre ses ailes, et se promène
ainsi, grave et fier, sur le sol ou sur une branche ; ou
JEUX ET PARADES 309
bien il voltige autour de sa compagne en battant des
ailes comme un papillon ; il danse littéralement dans
Tair, il exprime ses sentiments de mille façons. » Parmi
les Sylviadés, les Pyrophtalmes mâles se tiennent d'or-
dinaire à un endroit élevé, hochent la queue, hérissent
les plumes de leur cou, se baissent et saluent à plu-
sieurs reprises. Le Phragmite des joncs monte dans
les airs par coups d'ailes cadencés, puis plonge en chan-
tant, les plumes hérissées. Le Pipi des arbres a des
évolutions un peu différentes. Celles de TAccenteur
des Alpes se rapprochent de celles de l'alouette. Un
roitelet saule autour de sa femelle en hérissant sa
huppe, et le Lophophane, ainsi que les Mésanges
bleues, « cherchent par toutes sortes de postures et de
gestes à se rendre aimables. » On se rappelle que les
Pics, suivant Texpression de Brehm, tambourinent
leur chanson d'amour. Chez un des Picidés, le Co-
lapte, les mâles se réunissent au nombre de douze en-
viron pour exécuter cette chanson de concert, puis ils
« s'approchent de la femelle, baissent la tête, étalent
la queue, avancent, reculent, prennent les postures
les plus diverses et se donnent mille peines pour la
convaincre de la violence et de la sincérité de leur
amour. » Le Bucorax se Uvre aux mêmes démons-
trations que notre dindon domestique, sdiul \e pouhh !
si caractéristique que celui-ci lance de temps en temps.
Tous ceux qui observent, même superficiellement, les
mœurs de nos oiseaux ont été témoins des révérences
que font nos pigeons quand ils se pressent à plusieurs
mâles autour d'une femelle sur la crête d'un toit. Le
Tétras exhale son ardeur au moyen d'un exercice in-
30
310 SOCIÉTÉS CONJUGALES
descriptible qui rappelle sans doute les mouvements
et le bruit de la roue du rémouleur, puisqu'on dit qu'il
remoud. Après des danses analogues à celles que nous
avons décrites, le Lyrure n applique son bec à terre,
frottant et usant les plumes du menton. En même
temps, il bat des ailes et tourne sur lui-même. Â la
fin, on croit voir un animal complètement fou. » Ce
sont encore des oiseaux dansants que le faisan et la
perdrix rouge, quand ils sont sous Tempire de la même
excitation. M. Hardy a décrit le mâle de l'Autruche
dans cet état : a 11 s'accroupit devant sa femelle sur les
jarrets, puis balance pendant huit à dix minutes, d'une
manière cadencée, la tête et le cou ; se frappe alterna-
tivement avec le derrière de sa tête le corps de chaque
côté, en avant des ailes. Ses ailes s'agitent en mesure
par dei^ mouvements fébriles, tout son corps frémit;
il fait entendre une sorte de roucoulement sourd et
saccadé ; tout son être paraît en proie à un délire hys-
térique. » Le Nandou exécute debout des danses non
moins singulières, tlhoz certains écliassiers, comme
l'Outarde, la Canepetière, rŒnicdème criard, la danse
se réduit à une marche ou course plus ou moins ryth-
mée; mais chez d'autres, comme le Syphéotide du
Bengale et le Pluvier, la cour est accompagnée des
évolutions aériennes les plus variées. Les exercices
de haut vol de la Bécassine mâle ont été décrits par
Nauman. La Guignette les égale presque. Le Jabiru
danse; les Grues de différentes espèces mêlent à des
danses et à une mimique des plus actives les mêmes
exercices, tandis que l'Agami saute comme un clown.
Arrêtons ici cette liste déjà longue, mais qu'on aurait
ESTHÉTIQUE ANIMALE 3H
pu allonger encore de faits analogues empruntés à la
classe des mammifères, et venons aux questions phi-
losophiques qili s'en dégagent.
Le trait commun de tous les faits cités, qu'ils appar-
tiennent à l'une ou à l'autre de nos trois dernières ca-
tégories (parures, sons, mouvements), est de présenter
un caractère agréable et d'avoir pour fin de plaire. Cet
agrément est-il de même ordre que l'émotion esthéti-
que ? Il nous parait difficile de le nier quand on voit
l'homme se servir de la parure et delà voix de l'animal
pour charmer ses semblables et lui-même. Je ne parle
pas des odeurs empruntées aux sécrétions des Mos-
chidés qui sont chez l'homme mis en usage par les
deux sexes comme un attrait d'ordre inférieur; les
papillons et les coléoptères ne font-ils pas chez les peu-
ples civilisés partie de la toilette des femmes comme
les coquilles chez les peuples sauvages ? Les plumes
des oiseaux ne figurent-elles pas à titre d'embellisse-
ment dans la coiffure des élégantes, sur le chapeau des *
soldats et sur les dais de nos dignitaires ecclésiastiques ?
Les aigrettes et les crinières n'ajoutent-elles pas quel-
que chose à la beauté des casques? Les fourrures
n'ornent- elles pas les vêtements qu'elles bordent et
les appartements qu'elles tapissent? Et si les hommes
enfants n'avaient pas trouvé quelque charme au chant
même des insectes, lui auraient-ils comparé les chants
des poètes et les discours des vieillards? Les auraient-
ils tenus en cage pour jouir de leur musique monotone,
comme les Africains l'ont fait pour les Grillons, les
Grecs anciens et les Chinois pour les Cigales? En au-
raient-ils fait de même pour les oiseaux chanteurs de
312 SOCIÉTÉS CONJUGALES
toute espèce? Auraient-ils consacré tant d'efforts ingé-
nieux au développement de leur faculté musicale? Non,
il n'est pas de distinction psychologique, si savante
qu'elle soit, qui nous empêche de croire que le chant
du rossignol, par une nuit de printemps, est vraiment
beau. Maintenant, nous reconnaîtrons sans peine que
la manière dont la femelle du rossignol entend la beauté
en général, et sent la beauté des chansons de son mâle
en particulier, diffère considérablement de la manière
dont nous sentons Tune et comprenons Vautre. Il en
est du sentiment delà beauté dans l'animal comme des
opérations de l'intelligence; la réflexion analytique
leur fait défaut, c'est-à-dire qu'ils sont composés d'un
bien moins grand nombre d'éléments distincts et liés
à un bien moins grand nombre d'autres sentiments et
d'autres pensées; mais il en est de même des senti-
ments et des idées du sauvage par rapport aux senti-
ments et aux idées de l'homme civilisé. Cette diffé-
rence de clarté et d'extension dans la conscience
n'empêche pas la similitude fondamentale des actes
ou états de cette conscience. Du reste , une telle si-
militude de nature peut à peine être l'objet d'une dis-
cussion ; elle est le postulat nécessaire de toute psy-
chologie comparée. C'est aux résultats qu'il faut
juger la science qui la rejette et la science qui la re-
pousse. L'une reste nécessairement confinée dans le
moi humain et encore dans une partie de ce moi,
l'entendement scientifique ; l'autre, en ouvrant le moi
pour y faire, en quelque sorte, entrer tout ce qui
vit, acquiert l'explication de toute conscience en
dehors de nous, et en nous de tous les états de la
ESTHÉTIQUE ANIMALE 313
conscience , même les plus rudimentaires et les plus
obscurs (4).
Il était inévitable que les phénomènes par lesquels
les animaux s'appellent et se lient moralement les uns
aux autres revêtissent le caractère esthétique. Tout
d'abord ils ne servent pas directement à l'accomplis-
sement d'une fonction ; ils la préparent, mais de loin, et
seulement en ce qu'ils la représentent. Ils constituent
donc une sorte de jeu, une fiction. Ce vaste langage,
aux formes ihfinimenC multiples , mime et symbolise
l'amour avant sa consommation. Mais c'est qu'en réa-
lité il est dû dans son principe aux mouvements pro-
duits chez le mâle par Vexcitation erotique s'irradiant
dans toutes les parties de l'organisme, et, à ce point de
vue, il est le préambule de l'union sexuelle ; il en cons-
titue le premier acte. Par lui l'image du mâle se grave
dans la conscience de la femelle et l'imprègne en quel-
que sorte pour déterminer chez elle, à mesure que les
effets de cette représentation descendent dans les pro-
fondeurs de son organisme, les modifications physio-
logiques nécessaires à la fécondation. Ainsi, d'une part
(1) Nous a^oDs le regret d'être dans tout ce chapitre en disseotimeot
avec uo des plus illustres de nos maîtres, M. Lévèque. C'est dans son
article sur le sens du beau chez les bêtes {Revue des Deux- Mondes,
sept. 1873) qu'il faut chercher les arguments les plus forts contre la
thèse que nous soutenons ici. Nous saisissons cette occasion pour rap-
peler que si les plus importants ouvrages de philosophie sociale qui aient
été publiÀs dans l'école spiritualisle pendant ces dernières années, celui
de M. Janet sur VHistoire de la science politique et celui de M. Caro :
Problèmes de morale sociale^ n'ont pas dans notre introduction la place
considérable qu'ils y devraient occuper, c'est que cette introduction faisait
primitivement partie d'une thèse pour le doctorat et qu'il nous était
interdit par les plus simples convenances d'y critiquer ou d'y louer ceux
qui devaient être nos juges.
314 SOCIÉTÉS CONJUGALES
les phéacmènes que nous venons de passer en revue
sont des symboles, d'autre part ce sont aussi des phé-
nomènes biologiques. Comme tels, ils devaient subir la
loi de tout processus organique. Il n'est donc pas éton«
nant, dès lors, qu'ils montrent de l'ordre, de Tharrao-
nie, de la beauté en un mot. Car qu'est-ce que la
beauté, sinon l'organisation rendue sensible, la vie ma-
nifestée? Par exemple, les insectes chanteurs devaient,
en vertu de la loi biologique du rythme, loi qui régit
les contractions des muscles, les mouvements du sang,
les émissions du souffle, etc., procéder, eux aussi, par
sons détachés, à intervalles, et par groupes de sons,
coupés d'intervalles plus prolongés. De là une certaine
variété et une certaine unité, bref, de l'harmonie. Les
sons émis par les oiseaux, sortant d'un organisme
plus complexe, devaient être plus complexes aussi et
plus variés. Mais aussi ils devaient être partagés par
des intervalles plus distincts et plus habilement ryth-
més, former des airs en un mot. lien est de même des
évolutions et des jeux. Les danses des oiseaux ne sont
pas autre chose que des mouvements de marche exé-
cutés sur place et participant, mais à un plus haut
degré, à la cadence de la marche : ainsi des battements
d'ailes. La grâce qu'ils déploient dans leurs exercices
de haut vol n'est que la puissance même et l'aisance
de ce vol rendues plus sensibles, parce que, à ces
moments, il n'a pas d'autre but que lui-même et qu'il
est favorisé par une surabondante émission de forces.
On pourrait suivre tous les degrés d'harmonie et de
beauté croissantes dans les chants, à partir du grésil-
lement des criquets jusqu'au chaut du rossignol, dans
ESTHÉTIQUE ANIMALE 31S
les mouvements, à partir des battements d'ailes décou-
sus du papillon blanc jusqu'aux spirales majestueuses
des aigles, des milans et des condors ; on trouverait
toujours les productions esthétiques parallèles aux
ressources de la vie. Les manifestations de l'amour
sont comme les organismes d'où elles émanent et
suivent en général dans leur richesse et leur éclat la
même progression que ceux-ci dans leur complexité.
Cette théorie, il est vrai, souffre plusieurs difficultés,
celle-ci entre autres. Comment est-il possible que les
seules lois qui régissent le processus biologique dans
la formation des organes expliquent aussi le processus
du langage animal sous toutes ses formes, alors que ce
langage offre des caractères esthétiques si éminenls,
si supérieurs à toutes les autres manifestations de la
vie? Pourquoi cette concentration de la beauté sur
certains points et ce dénùment esthétique sur certains
autres? Comment rendre compte d'effets aussi diffé-
rents en s'appuyant sur les mêmes principes? Si la
beauté est la vie, pourquoi tout organe vivant n'est-il
pas également beau? On peut répondre que les attri-
buts sexuels sont la floraison de la vie en chaque indi-
vidu, qu'ils en résument plus ou moins complètement
les caractères, et cela parce qu'ils sont destinés à
l'exprimer tout entière pour ainsi dire en raccourci.
Exprimer, c'est résumer et concentrer. Le sort de
l'animal comme reproducteur dépend de l'idée qu'il
donnera de lui à la femelle dans ce court moment de
la poursuite sous la forme d'expression qu'il a adoptée.
La nécessité s'impose à lui de présenter de lui-même
un symbole qui contienne, élevée à la plus haute puis-
316 SOCIÉTÉS CONJUGALES
sance possible, ce qu'il y a en lui de vitalité. Un or-
gane parfois inutile en soi représente donc à lui seul
tout l'organisme : il n*est pas surprenant qu'il ait au
plus haut degré cette variété et cette unité, cette har- ^
monie en un mot qui est le propre de toute organisa-
tion vivante.
Mais, objectera-t-on encore, d'où vient la diversité
de ces moyens d'expression? Tout simplement des
différences d'organisation qui rendent les uns plus
aptes à une démonstration, les autres à une autre. Eh
quoi ! les animaux se sont-ils donné à eux-mêmes ces
attributs et facultés si dignes d'admiration ? N'est-ce
pas outrager le Créateur que de le prétendre? Nous
répondrons que la science ne nie en rien une inter-
vention transcendante dans les choses de la nature
quand elle s'efforce de rattacher un phénomène à un
autre phénomène. A ce compte, toute explication na-
turelle des phénomènes serait un outrage à la divinité,
et il serait impie au physicien de ne pas se borner à
dire que c'est Dieu qui tonne. Qu'on veuille bien re-
marquer d'ailleurs qu'attribuer à l'action divine sans
plus d'explication les instincts des oiseaux chanteurs,
ce n'est rien dire en dernière analyse ; car si Dieu fait
tout, ce qui est évident par définition, il est tout à
fait superflu de répéter à propos de chaque chose
qu'elle vient de lui. Le seul point intéressant par oii
la science peut s'accroître est d'expliquer comment
chaque chose se fait, c'est-à-dire quel est l'enchaîne-
ment de phénomènes (psychiques ou mécaniques) qui
la produit. Une théorie des instincts est toute dans le
déterminisme de leurs conditions. — Mais alors il faut
ORIGINE DBS MOYENS D'eXPRESSION 317
recourir au Darwinisme qui seul leur attribue une
genèse? — Il est certain qu'une philosophie qui' nie
révolution et pour qui les espèces sont nées de toutes
pièces, pourvues de tous leurs caractères tant esthéti-
ques qu'organiques, ne souffre aucune recherche sur
l'origine des instincts. D'autre part nous sommes bien
forcés de reconnaître que l'acquisition progressive des
facultés symboliques des animaux supérieurs, en tant
que ces facultés dépendent directement de leur vo-
lonté, n'a rien que d'aisément intelligible. Chaque
printemps nous pouvons voir les efforts inouïs faits
par certains oiseaux chanteurs, les rossignols par
exemple, pour se surpasser et surpasser leurs rivaux.
Il n'est pas possible que cette ardente compétition ne
perfectionne pas les facultés musicales de ces oiseaux.
Brehm constate qu'à l'automne les jeunes rossignols
livrés à eux-mêmes sont inhabiles; c'est au printemps
suivant qu'inspirés par la passion et entourés d'habiles
modèles qu'ils cherchent à vaincre, ils atteignent la
perfection dont ils sont capables. Chaque individu ac-
complit donc un progrès dans le cours de sa vie : pour-
quoi l'espèce n'aurait-elle pas eu à parcourir les mêmes
stades ? Un autre fait établit en ce sens une forte pré-
somption : « la localité, dit Brehm, exerce une grande
influence sur le chant. Les jeunes rossignols ne peu-
vent être formés que par les vieux qui habitent les
mêmes endroits ; il en résulte que dans un canton il
y aura d'excellents chanteurs tandis que dans un autre
on n'en trouvera que de médiocres. » Il y a donc des
milieux esthétiques formés par la réunion d'un certain
nombre de chanteurs, ici plus, ailleurs moins favora-
318 SOCIÉTÉS CONJUGALES
bles au développement des facultés musicales. Qu'en
conclure si ce n'est que ces facultés sont dans un per-
pétuel devenir, qu'elles diffèrent suivant les individus,
les saisons, les milieux? Mais dès lors nous sommes
autorisés à croire que les mêmes eObrts et les mêmes
circonstances qui favorisent maintenant le progrès de
ces naïfs talents ont pu à l'origine les susciter, et que
ce sont les rossignols eux-mêmes qui les ont acquis
sous l'aiguillon du désir, pour séduire des femelles
d'oreille de plus en plus délicate. Comment, en effet,
la naissance d'un groupe de phénomènes serait-elle
d'autre sorte que sa croissance, dont elle est la pre-
mière phase ?
Il nous parait qu'on peut, sans pécher contre la lo-
gique, étendre cette conclusion à toutes les attribu-
tions esthétiques sexuelles qui rentrent dans le domaine
de la conscience et de la volonté. 11 reste à expliquer
celles qui échappent par leur nature à la conscience.
Le cas est plus difficile. Cependant les changements
de coloration de certains animaux aquatiques suivant
la couleur du J'ond sur lequel ils vivent, changements
qui sont instantanés chez le poulpe, nous indiquent
que la vision y joue un rôle et par conséquent les cen-
tres nerveux principaux. C'est une représentation en
définitive qui détermine cette modification des tissus
cutanés. Les phénomènes de cet ordre commencent
seulement à être mieux connus ; nous ne doutons pas
qu'en suivant la voie indiquée par M. Pouchet on n'ar-
rive à en déterminer la cause. La découverte du nerf
qui produit telle turgescence, telle sécrétion, telle co-
loration, et la détermination dos centres avec lesquels
\
ORIGINE DES MOYENS D'BXPRESSION 3i9
ce nerf est en .rapport, nous apprendra pour chaque
phénomène s'il est le résultat d'une action réflexe lo-
cale, consécutive à la maturité des organes sexuels, ou
s'il ne provient pas plus ou moins directement de l'ac-
tivité cérébrale consciente et volontaire (4).
Voilà donc cinq classes de phénomènes qui attirent
en général les sexes l'un vers l'auti^e; mais nous
n'avons pas encore cherché ce qui détermine tel
mâle à poursuivre telle femelle, et telle femelle à
accepter tel mâle, bref quelle est la cause des pré-
férences individuelles. Nous ne nous arrêterons pas à
établir qu'elles existent ; car si nul choix n'interve-
nait dans les unions des animaux de sexe différent, les
attributs que nous venons d'énumérer perdraient toute
raison d*étre et toute rencontre serait immédiatement
suivie d'un rapprochement: hypothèses aussi absurdes
l'une que l'autre. Car le rôle sexuel des attributs énu-
mérés plus haut est indubitable, et d'autre part comme
un grand nombre d'animaux sont réunis dans les
(( places de rut », il faut bien qu'il y ait une raison qui
détermine au sein de ces foules la formation des
couples.
Une première cause est l'état physiologique de l'un
(1) a La seule difScuUé, dit M. Pouchet, est de spécifier la part que
prend à ces modiScatious la volonté de l'animal. Est-ce par un acte to-
lontaire quMl fonce sa peau sous l'iofluence d'une inquiétude? ou bien
est-ce chez lui un acte involontaire*, comme la contraction et la dilata-
tion des capillaires de la peau qui amène la pâleur et la rougeur sur
le vidage de Thomme?» Et il conclut : volontaire. (Rapport sur une
mission scientifique aux viviers de Concameau^ par M. G. Pouchel. Im-
prim. Nationale, mars 1874.) —Peut-être de ce que cette fonction est sous
rinflueuce du système nerveux, ne 8*ensuit-il pas qu^elle soit pleinement
volontaire. Nous pouvons nous efforcer de ne pas rougir. Il y a un nombre
infini de degrés entre la pleine con^science et le zéro de conscience.
320 SOCIÉTÉS CONJUGALES
et de l'autre individu à l'heure où ils se rencontrent.
On sait que Téveil des appétits sexuels est attaché
à certaines conditions d'âge, d'époque, de santé, de
nutrition et que l'état de l'organisme influe beaucoup
sur les organes de la génération. Si par exemple un
animal jeune rencontre un autre sujet de son espèce
vieux, malade et infirme, il y a peu de chances pour
qu'ils s'accouplent. La même chose se produira si
l'époque du rut a commencé pour l'un et non pour
l'autre, toutes choses étant égales d'ailleurs. Il y a des
assemblées d'oiseaux qui durent plus d'un mois : pour
qu'un couple s'y forme il faut qu'il y ait coïncidenpe
d'excitation chez deux individus; ceux qui son.t excités
au début du mois ne peuvent s'unir à ceux chez
lesquels Texcitation ne commence qu'à la fm. Règle
générale, les deux organismes considérés doivent
donc se trouver à l'unisson, et les probabilités sont
assurément le plus fortes pour l'agrément réciproque
quand ils se rencontrent tous deux en bonne santé, à
l'époque de l'année la plus favorable, à l'heure pré-
cise où l'excitation atteint chez l'un et chez l'autre son
maximum d'intensité. Nous avons vu que les femelles
sont' plus lentes à ressentir l'excitation ; les mâles sont
au contraire toujours prompts à la poursuite. Les
causes physiologiques que nous signalons ici sont donc
décisives pour eux : l'autre sexe se gouverne surtout
par une seconde classe de motifs.
Nous voulons parler des préférences déterminées
par les attributs sexuels esthétiques. Il faut bien ad-
mettre que là où le mâle est doué de certains attributs
sexuels, la femelle à laquelle ces attributs s adressent
ORIGINE DES MOYENS d'EXPIiESSION 321
les juge (sans quoi ils ne s'expliqueraient en aucune
façon) plus ou moins conformes à ses secrets désirs
et se laisse gagner par ceux qui font sur elle la plus
profonde impression. Ce second ordre de motifs n'ex-
clut pas le premier, mais il le domine. On a de nom-
breux exemples d'accouplements rejetés avec persis-
tance alors que les conditions physiologiques étaient
remplies sans doute possible. Les animaux, disent les
éleveurs, ont des caprices comme l'homme; disons
plutôt qu'ils ont comme nous des préférences très mo-
tivées, et qui résultent (sans qu'ils s'en rendent compte
assyrément) du prix qu'ils attachent à tel ou tel attri-'
but sexuel présent chez l'un, absent chez l'autre des
compagnons qu'on leur présente. Nous n'avons rien à
ajouter à ce que Darwin a écrit sur ce sujet dans son
étude sur la sélection sexuelle. Il a prouvé que les
mâles eux-mêmes éprouvent dans certaines espèces
de la prédilection pour des femelles déterminées. Des
chiens de même sexe sont capables d'amitié, nous en
avons constaté plusieurs exemples ; pourquoi des chiens
de sexe différent ne seraient-ils pas capables de pré-
férences réciproques? Ces préférences peuvent les dé-
terminer à des efforts persévérants dont on a de nom-
breux témoignages; nous avons vu un chien fouir
pendant douze heures le dessous d'une porte de jardin
pour parvenir auprès d'une chienne qui était attachée
à quelque distance.
Est-ce ici la ressemblance des deux individus qui les
pousse à se rechercher mutuellement? L'attraction a-
t-elle lieu du même au même ou la différence y joue-
t-elle un rôle ? Il serait difficile de le dire ; les obser-
332 SOCIÉTÉS CONJUGALES
valions ne sont pas sur ce point assez nombreuses. La
question n'a pas même lieu d'âtre posée là où les ca-
ractères sexuels mettent entre le mâle et la femelle
une différence considérable et normale. Il est probable
cependant que l'agitation des animaux dans les assem-
blées d'amour a les mêmes effets que l'agitation d'ob-
jets quelconques; elle doit rapprocher les semblables;
les plus beaux, les plus agiles, les plus forts, les plus
brillamment colorés, les plus habiles chanteurs doi-
vent être appelés à s'unir presque inévitablement, et
ainsi ce tumulte apparent aurait pour résultat d'opérer
une sorte de triage entre les plus remarquables des in-
dividus sous le rapport des dons naturels propres à
l'espèce.. .
Fixons le point où nous sommes parvenus. Entre le
mâle et la femelle, il y a, dans toute la partie sexuée du
règne animal, des rapports préliminaires autres que les
rapports physiologiques : ces rapports préliminaires
sont psychologiques surtout et le sont davantage à
mesure qu'on s'élève dans Téchell). Ils consistent
généralement en des manifestations d'ordre esthétique
adressées parle mâle à la femelle, lesquelles supposent
une correspondance entre les facultés de représenta-
tion de celle-ci et les facultés d'expression de celui-là.
D'une part, chez le mâle, des caresses, des émana-
tions odorantes, une parure, des chants et des mouve-
ments, quehjuefois séparés, quelquefois réunis pour
exprimer le désir amoureux; d'autre part, chez la
femelle, des sens plus ou moins subtils, toucher, odo-
rat, vue, ouïe, correspondant à ces diverses manifes-
tations du désir et invitant à y répondre celle qui les
LEUR UNITÉ 383
perçoit; sans qu'on puisse cependant nier que souvent
aussi les manifestions viennent de la femelle et que le
mâle doit être pourvu des sens correspondants, car, à
leur défaut, il ne comprendrait pas môme ses propres
avantages et ne chercherait pas à les acquérir. Le mâle
et la femelle, sans cesse occupés, pendant un temps de
Tannée tout au moins, de représentations dont ils sont
l'objet réciproque, ont donc à proprement parler une
seule et même conscience en deux foyers correspon-
dants. La correspondance de ces deux foyers conjugués
est le lien qui fait de ces deux individualités partielles,
incomplètes, une individualité déjà plus capable de
se suffire, laquelle les embrasse toutes deux, du moins
momentanément. C'est l'extension de cette société aux
jeunes issus d'elle qui l'achèvera et la scellera en la
perpétuant.
Mais avant de passer à cette seconde partie de notre
travail, décrivons les phénomènes par lesquels la
société conjugale, après s'être formée d'une manière
positive, se constitue négativement en quelque sorte,
non plus par les attraits réciproques de ses membres,
mais par la répulsion plus ou moins partagée de ce
qui n'est pas elle, non plus par l'amour, mais par le
combat.
Il n'est pas téméraire de croire que plus un animal
désire s'unir avec sa femelle, plus il repousse ardem-
ment dans sa pensée les rivaux qui peuvent empêcher
cette union. Une association étroite lie ces deux pas-
sions Tune à l'autre et confond dans un même état de
trouble l'attente delà possession et l'angoisse du refus,
l'amour et la haine. Aussi n'est-il pas rare de voir les
32 i SOCIÉTÉS CONJUGALES
prétendants, non contents de rivaliser entre eux par
l'étalage de leurs attraits, en venir à un véritable com-
bat qui décide, en dépit des préférences de la femelle,
du succès de l'un des deux compétiteurs. Darwin a
signalé ces habitudes guerrières chez un grand nom-
bre d'insectes et même chez quelques poissons. Elles
sont presque universelles chez les oiseaux et régnent
également chez les mammifères. Elles ne se rattachent
qu'indirectement à notre sujet; nous n'y insisterons
donc point. Nous ferons remarquer seulement un trait
curieux de ces phénomènes de compétition. On croit
trop généralement que les animaux mâles qui combat-
tent pour la possession d'une femelle combattent à
mort et dans les sentiments où sont deux hommes qui
en viennent aux mains. On ne remarque pas que, même
dans Thumanité, les combats ne sont pas toujours
sérieux, du moins chez les enfants et chez les sauvages,
auxquels les animaux ont été souvent comparés, et que
bien souvent les champions cherchent autant à s'ef-
frayer qu'à se détruire. Dans ranimalité les combats
sérieux sont ceux qui se livrent entre animaux d'es-
pèces différentes, dont l'un a besoin de manger l'autre
pour vivre. Mais il en est autrement des combats entre
prétendants; c'est par exception qu'ils sont mortels. Il
s'agit le plus souvent de savoir lequel est le plus fort
ou le plus fougueux, et le plus faible ou le moins hardi
s'éloigne presque toujours avant que sa perte soit
consommée. D'abord les oiseaux et les mammifères,
avons-nous dit, combattent presque tous; or un grand
nombre sont dépourvus d'armes capables de faire de
graves blessures. Leur lutte n'est donc qu'une assez
COMBATS DE NOCES 325
vaine démonstration. Il n'y a que les becs et les griffes
des carnassiers qui tuent. Ensuite les premiers coups,
même d'armes meurtrières de cette sorte ne sont pas
toujours mortels; ils abajttent au plus l'ennemi sans
Tachever. Le vainqueur s'empresse de fuir avec sa
conquête et le vaincu peut se relever pour recom-
mencer de nouveaux combats après quelques jours de
régime. Certains herbivores sont, il est vrai, terrible-
ment armés, mais on peut dire que c'est contre leurs
ennemis mortels les carnassiers qu'ils ont acquis ces
armes, non contre leurs rivaux. Combien parmi les
cornes des ruminants sont, je ne dirai pas inoffen-
sives, mais du moins relativement peu redoutables, si
Ton considère surtout les fronts massifs contre lesquels
elles sont appelées à se heurter! Ce sont moins des
armes que des ornements guerriers. Quelques-unes
même sont embarrassantes pour leurs possesseurs, au
point de changer accidentellement en duel fatal aux
deux combattant^ ce qui n'était d'abord sans doute
possible qu'un simple tournoi. C*est ce qui arrive assez
souvent pour les cervidés quand leurs bois s'enche-
vêtrent les uns dans les autres. Ce n'est pas en effet
une bataille véritable qu'il se livrent d'ordinaire ; le
nom de tournoi convient beaucoup mieux à leurs
luttes. La place en est en quelque sorte fixée d'avance; -
ils y reviennent chaque année. Il en est de même des
oiseaux en apparence les plus belliqueux de tous : -
ceux qu'on appelle les Combattants et qu'on appellerait
plus exactement les jouteurs. A une place marquée,
fréquentée aussi par les femelles, les mâles viennent
chaque matin ornés de leur parure de noces. Deux
21
326 SOCIÉTÉS CONJUGALES
d'entre eux s'avancent Tun contre l'autre tout trem-
blants; ils se frappent à coups redoublés, mais jamais
leur sang ne coule : c'est à peine si une plume vole ça
et là. Leur bec long et flexible est incapable d'entamer
la peau de l'adversaire. C'est une lutte à armes cour-
toises, une sorte de fantasia brillante. Un chasseur
racontait à M. Poussielgue (voyage en Floride, Tour
du monde^ 18G9, 1^^^ sem., p. 126) qu'il avait vu une
nuit des coqs à fraise {Tétras cupido) lutter avec achar-
nement sur une de ces arènes d'honneur (Scratching
places) où ils se réunissent en grand nombre pendant
que les femelles couvent, et que d'un coup de feu il
avait dispersé les combattants. « Qu'eussent-ils fait,
demanda le voyageur, si vous ne les aviez pas troublés?
— Ils auraient, fut-il répondu, passé la nuit à se battre
ainsi en mesure sans se faire grand mal, se seraient
quittés au soleil levant en se faisant mille politesses et
le lendemain soir ils auraient recommencé. » Nous
trouvons des faits analogues dans la classe des insectes.
M. de La Brûlerie nous raconte une rixe interminable
entre deux coléoptères armés, ce semble, de manière
à donner lamortdu premier coup, deux Scarites géants,
c J'.eu vis deux, dit-il (1), qui se battaient peut-être pour
la possession d'une femelle. C'était plaisir de les voir
prendre champ et, dressés sur leur première paire de
pattes raides en avant, se menacer de la dont. Tous
deux ensemble ils s'élancent, enlacent leurs mandi-
(1) Annaies de la société entomologiqitÈ, année 1800, p. 521. Qu'il nouà
soit peniiià de donner ici un regret à notre ami Cliarles de la Brûlerie,
mort à 31 ans, au moment où il réalisait iW^X leâ brillantes espôranced
que ses premiers écrits avaient fait concevoir.
COMBATS DE NOCES 327
bules, serrent et secouent avec rage. L'un et l'autre
fait d'inutiles elTorts pour blesser son adversaire ou le
forcer à lâcher prise. Grâce aux armes et aux cuirasses
égales des deux champions, cette première attaque
reste sans résultat. Ils se séparent, reculent de quel-
ques pas et s'élancent de nouveau. Tous deux étaient
sur leurs gardes, aussi bien des attaques furent-elles
parées. Enfin l'un saisit l'autre et l'enleva de terre...»
On croit le combat terminé ? Point du tout. Après bien
des péripéties, la joute en est au même point ; aussi
l'observateur se lasse-t-il plus vite de l'examiner
qu'eux do la poursuivre. « Malgré mon désir de voir
rissue définitive de la lutte, je ne pouvais rester à la
même place toute la journée et je les laissai dans cette
position. » Nous ne voudrions pas qu^on donnât à ces
remarques une extension universelle qu'elles ne com-
portent pas ; nous savons que chez les bovidés on a
constaté que de jeunes mâles ayant les jambes brisées
sont restés sur place et y sont morts de faim , et que
chez les espèces les plus inoffensives le combat devient
quelquefois mortel, comme chez les Moufflons, les
Chamois et les Bouquetins qui, combattant au bord
des précipices, y tombent parfois précipités par leurs
adversaires; mais nous pensons, après un examen
attentif, que les luttes en l'honneur des femelles sont
généralement des démonstrations d'ordre esthétique
où se déploie la fière beauté des mâles plutôt que des
duels décisifs où le vaincu perd nécessairement la vie.
Le moment de la pariade est toujours marqué chez
les animaux par une grande agitation. Un grand nom-
bre éprouvent à ce moment le besoin de se réunir en
328 SOCIÉTÉS CONJUGALES
assemblées tumultueuses, dont le but est sans doute
de se rencontrer et de se choisir, mais aussi de satis-
faire leur excitation en la multipliant par la vue de
leurs semblables, excités comme eux. C'est en de
telles assemblées que se déploient les plus saillants
des attributs sexuels que nous venons d'énumérer. Une
espèce d'oiseaux australiens va même jusqu'à cons-
truire pour ce moment comme un temple d'amour en
forme de berceau, orné de plumes et d'objets brillants,
où les mâles et les femelles passent et repassent avec
un air de joie. Ce berceau n'est pas un nid, caries nids
sont construits plus tard par les couples une fois for-
més. Il sert seulement de théâtre aux évolutions ga-
lantes qui précèdent la pariade, et cela pour plusieurs
couples. Mais les assemblées dont nous parlons ici ne
sont pas des sociétés véritables ; elle ne sont pas per-
manentes, elles ne sont pas organisées. Les plus dura-
bles sont celles que forment les poissons au moment
du frai, quand les eaux chaudes de la mer, eu se dé-
plaçant, les entraînent avec elles loin des parages où
elles se sont formées. Les migrations bien connues des
harengs ne nous paraissent pas avoir d'autre cause.
Bientôt les ennemis qui pressent le banc de toutes parts
l'obligent à se resserrer ; de plus, la fonction même
de la fécondalion rapproche les individus qui la com-
posent ; ils forment ainsi une niasse plus ou moins
compacte et sans ordre, du moins où nul ordre n'a été
observé.
Le choix accompli dans ces réunions Icuiporaircs,
les deux membres de la société naissante aspirent aus-
sitôt à se séparer de leurs sremblables. Un petit nombre
ASSEMBLÉES 329
d'oiseaux et de mammifères restent en bande après ce
moment ; mais plus des deux tiers de ceux qui vivent
en société s'isolent après la pariade. L'instinct est tel-
lement invétéré, qu'il survit même à des siècles de
domestication. Ainsi, dans nos troupeaux de bœufs,
les vaches en rut sont suivies par le taureau dans un
coin écarté du pré, et les deux bêtes restent ainsi
isolées jusqu'à l'accouplement. Par là, les animaux
effacent de leur esprit toute autre image que celle de
leur compagnon préféré, et cette exclusion ne tend
pas moins que Tamour même à resserrer leurs liens
réciproques.
D'ordinaire, quand il y a lutte, la victoire n'assure
pas seulement au vainqueur la possession momentanée
de la femelle; le vaincu est définitivement écarté de la
localité ; s'il s'aventure dans les environs, il aura à en-
courir de nouvelles rigueurs, cette fois des deux époux.
Ceci n'est vrai que pour les unions conjugales qui du-
rent au moins une saison, mais est vrai de presque
toutes. Rare chez les insectes et chez les poissons, le
fait devient très fréquent chez les oiseaux et les mam-
mifères. Nous en traiterons plus complètement quand
nous étudierons les relations de la société domestique
avec le sol qu'elle occupe. Dès maintenant nous pou-
vons comprendre que les deux membres qui la fondent
éprouvent, une fois unis, non seulement une affection
mutuelle, mais des répulsions communes, en même
temps qu'ils se représentent tous les deux comme liés
à leur personne et indispensables à leur activité cer-
tains objets ceints de limites définies.
Cependant, quelle que soit la correspondance de re-
330 SOCIÉTÉ CONJUGALES
présentations et de désirs qui unit la conscience d'anî*
maux de sexe différent à la saison des amours, cette
correspondance ne fonde qu'une société éphémère,
quand elle n'est pas corroborée par le partage d'autres
fonctions. Aussi voit-on chez une infmité d'espèces
animales inférieures les unions conjugales limitées au
temps nécessaire pour déterminer l'accouplement,
sans que le mâle et la femelle une fois séparés aient
chance de se rencontrer jamais. Souvent môme comme
chez beaucoup d'insectes, le mâle meurt dès que l'acte
de la fécondation est accompli. Il est nécessaire pour
qu'une société durable s'établisse, non seulement —
ce qui est évident — que le mâle survive â l'accouple-
ment, mais aussi que la femelle survive à la ponte
assez longtemps pour voir éclore sa progéniture et
former un groupe permanent avec eux. Dans ce cas,
le mâle pourra prendre part avec elle à l'éducation des
jeunes, et la société domestique véritable sera fondée.
Nous sommes par là invité à étudier d'abord les so-
ciétés formées par les mères et les jeunes; tel sera le
sujet du prochain chapitre.
MÊME SECTION
FONCTION DE REPRODUCTION {Suite)
CHAPITRE II
Société domestique maternelle : la Famille chez les Insectas.
Importance croissante de la vie de relation dans l'organisme social
domestique. — Discussion sur Torigine de l'amour maternel. — Ses
manifestations chez les animaux inférieurs : soins donnés aux œufs par
la femelle des mollusques, des annélides et des insectes autres que les
hyménoptères. Hyménoptères non sociaux. — Familles où la fonction
maternelle est partagée entre plusieurs individus : hyménoptères
sociaux. — Généralités sur l'organisation sociale et sur l'industrie col-
lective des hyménoptères. ^ Les guêpes et leurs sentinelles. — Les
abeilles : explication de plusieurs détails de leur économie. — Les
fourmis : la fourmilière est-elle un état ou une famille? Supériorité
de leur constitution sociale et raisons de cette supériorité; leur indus-
trie. Des fourmilières mixtes; comment le concours des individus
est-il possible dans les expéditions et les travaux? Unité, continuité
sociales qui en résultent. — Des fractionnements accidentels de
rindividualité collective. Conclusion. — Des termites : constitution et
industrie.
La société conjugale ainsi formée est la condition de
la famille, mais non la famille môme. Germe de la so-
ciété domestique, elle doit subir dans son développe-
ment des différenciations successives et la conden-
332 SOCIÉTÉS DOMESTIQUES MATBRIŒLLBS
sation croissante qui conduit tout germe à son achè-
vement. Sans ces modiûcations, elle se dissoudrait
rapidement; car. si les couples doués d'une haute
faculté de représentation se trouvent par là disposés à
un attachement réciproque et forment, grâce à cette
faculté, une conscience unique quelque peu durable,
les besoins de la vie individuelle ne tarderaient pas
cependant à provoquer leur séparation lorsque le be-
soin sexuel serait satisfait, et à changer même leur
concours en rivalité. La fonction qui consoUde Tunion
des parents en spécialisant leurs activités et en ren-
dant par là leur concours nécessaire, est l'éducation des
jeunes issus de leur rencontre. Nous nous proposons
d'étudier dans les deux chapitres suivants comment
la famille animale est constituée sous l'influence de
cette fonction.
Nous ne devons pas oublier tout d'abord que les
jeunes sont une partie de l'organisme des parents.
Le bourgeonnement, comme nous l'avons vu, se sub-
stitue peu à peu à la scissiparité, et l'oviparité au bour-
geonnement; la fonction reproductrice apparaît dès
lors comme une spécialisation de la fonction nutritive
et le germe n'est qu'une colonie de cellules qui se dé-
veloppe en un point particulier de l'organisme, suivant
les mômes lois que les autres cellules bien que sous
d'autres conditions. A ce point de vue, le jeune est
bien réellement une continuation, un prolongement
des organismes producteurs et une émanation du tout
vivant momentané qu'ils forment par leur union. Mais
cette communauté de substance, quelque essentielle
qu'elle soit pour expliquer l'hérédité physiologique, ne
UNITÉ DE CONSCIENCE DANS LA FAMILLE 333
suffit pas pour constituer la famille qui est un organisme
moral. Il faut pour cela que la communauté des sub-
stances se change en une communion des consciences
et que les organismes divers qui composent la so-
ciété domestique, après s'être séparés matériellement,
se rattachent de nouveau les uns aux autres par des
liens spirituels, c'est-à-dire par des idées et des sen-
timents réciproques. L'histoire de la famille animale
est l'histoire de ce processus corrélatif des consciences
individuelles vers la formation d'une conscience uni-
que.
La nature spirituelle de cette unité la rend, comme
on le verra, susceptible d'une concentration à laquelle
l'unité physiologique ne se prèle pas au même degré.
En effet, les divers êtres issus les uns des autres ne
peuvent avoir ensemble de communication biologique
durable. Ils sont successifs comme ils sont distincts.
Par exemple les jeunes d'une famille de mammifères
peuvent être nourris un certain temps par leurs pa-
rents et de leur substance même ; mais enfin, au bout
de quelques mois, il faut bien qu'ils vivent d'une vie
individuelle, du moins physiologiquement. Le tout or-
ganique dont ils faisaient partie se trouve alors rompu.
Par la vie de relation au contraire ces différentes con-
sciences sont rattachées les unes aux autres à partir du
moment même où les différents organismes se séparent.
La génération en voie de croissance doit pour se dé-
velopper recevoir les enseignements de celle qui s'en
va; ^celle-ci de son côté n'a plus qu'un but : la vie de
ceux qu'elle a procréés ; et ainsi tous ne forment
qu'une conscience dont le centre invisible embrasse
334 SOCIÉTÉS DOMESTIQUES MATERNELLES
une période plus OU moins longue de mois ou d'années.
Non seulement la distance dans i'espace se trouve
supprimée par ce consensus d'émotions et de repré-
sentations ; les intervalles dans le temps sont grâce
à lui comblés du môme coup : effets que Tunion phy-
siologique constante eût rendus absolument impos-
sibles.
Une difTiculté presque insurmontable nous arrête au
début de tout cet ordre de questions. Si le mâle et la
femelle demeurent unis, avons-nous dit, c'est grâce â
leur amour commun pour leur progéniture ; mais le
mâle, devons-nous ajouter, n'entre dans la famille
d'une manière constante que vers les régions supé-
rieures du règne animal ; jusque-là la femelle noue
seule société avec les jeunes, et c'est quand cette so-
ciété est formée déjà que le mâle se présente pour en
faire partie. Il faut donc, pour rendre compte de la
famille, expliquer tout d'abord l'amour maternel. Or
c'est précisément cette explication qui nous paraît des
plus épineuses. Le lecteur va en juger.
Le problème se présente à nous dans toute sa diffi-
culté. Résolus à suivre l'ordre môme que nous pré-
sente réchelle zoologique depuis son plus bas degré
jusqu'à son sommet, ce n'est pas à l'amour maternel
chez les mammifères, c'est-à-dire chez des êtres ca-
pables d'intelligence et partant de sympathie que nous
avons affaire tout d'abord (nous verrons que la ques-
tion est plus abordable de ce côté) ; c'est à des ôlres
dépourvus d'hitelligence ou tout au moins chez lesquels
la présence de rintoUigence est très douteuse, aux In-
DE l'amour maternel 338
vertébrés les plus imparfaits comme organisation.
Voici, par exemple, des Mollusques (voir plus loin) qui
protègent leurs œufs sous une enveloppe de sable fin
agglutiné, et d'autres qui portent leurs œufs sous leur
pied et les traînent ainsi sans les blesser partout où ils
vont; voici des Astéries, des Rotifères femelles qui
transportent leurs œufs adhérents à leurs corps ! Que
penser d'un pareil acte chez des êtres incapables non
seulement de toute prévision, mais, ce semble aussi,
de toute intelligence ? Montons-nous un peu plus haut
dans réchelle, jusqu'à l'insecte ? La difficulté ne fait
que croître ; car ici Tœuf survit à la mère qui elle-
même est née d'un œuf survivant aux parents, et ne
sait en aucune façon de qui elle sort. Ce n'est pas tout.
Quand ceux-ci naîtront, ils seront entièrement diffé-
rents d'elle, en raison des métamorphoses qu'ils
doivent traverser. Et enfin il arrive fréquemment que
la mère leur assure par le lieu où elle les pond, ou
môme leur prépare à grand peine une nourriture en-
tièrement différente de celle qui lui convient à elle-
même. On se trouve donc en présence des impossi-
bilités suivantes accumulées comme a plaisir : 1° Prévoir
l'avenir d'après un passé inconnu; 2° Reconnaître sa pro-
pre forme dans un être qui a une forme tout à fait diffé-
rente et même n'a aucune forme vivante ; 3** Pourvoir
aux besoins d'un être dont on no peut prévoir l'exis-
tence, alors que ces besoins seront de nature telle que
l'agent ne peut d'après ses besoins personnels s'en
faire aucune idée.
Evidemment si le problème ne pouvait être posé en
d'autres termes, il serait inutile d'en chercher la solu-
336 SOCIÉTÉS DOMESTIQUES MATERNELLES
tien. Tout refïortde ceux qui aspirent à le résoudre doit
donc porter sur les termes mêmes dans lesquels il a
été présenté jusqu'ici, et ce sont ces termes qu'il faut
changer résolument. On est obligé de se demander si
les conditions d'existence des diverses espèces citées
plus haut ne sont pas postérieures à la naissance de
l'amour maternel, qui serait resté le même alors que
les circonstances où il s'exerce auraient varié. Et on
doit admettre au moins comme une hypothèse possible
que ces espèces n'ont pas toujours été ce qu'elles sont
aujourd'hui. C'est à cette seule condition que le pro-
blème peut être agité avec quelque chance de succès.
De ce point de vue, la plus effrayante dçs difficultés
est assez aisément écartée. Le genre de vie des insectes
parfaits n'est pas le même que celui des larves, soit :
mais les insectes ont -ils eu de tout temps des méta-
morphoses aussi complètes qu'aujourd'hui ? On en
peut douter. S'il est vrai que les métamorphoses ac-
tuelles de chaque individu représentent, plus ou moins
abrégées, les destinées successives de l'espèce, il y a
eu un moment où l'insecte se reproduisait à l'état de
larve. Parmi les plus imparfaits des insectes, les Dip-
tères, nous trouvons une Muscide, la Cécidomye qui
partage, dit M. Milne Edwards, cette faculté avec plu-
sieurs animaux de môme ordre. Plusieurs femelles
aptères, les vers luisants par exemple, ressemblent
encore à des larves, n'ayant pas suivi les mâles dans
le progrès de leurs métamorphoses. 11 n'est donc pas
du tout impossible qu'en une période reculée de This-
toire de la vie, les femelles des insectes eu question
soient devenues mères alors qu'elles avaient ces ins-
DE l'amouh matehnel 337
tincls carnassiers et ces armes meurtrières qui carac-
térisent encore maintenant les larves de quelques unes
d'entre elles, qu'elles aient à cette époque préparé à
leurs futures larves une nourriture semblable à la leur,
qu'enfin elles aient légué cette habitude enracinée dans
leur organisme à teurs descendants actuels, bien qu'a-
donnés à un tout autre genre dévie. Ceux-ci obéiraient
à cette habitude comme tous les êtres qui obéissent
aux habitudes de leurs ancêtres, c'est-à-dire sans en
savoir la raison. Quant au changement qui s'est fait
en eux pour tout le reste, la sélection sexuelle ou toute
autre cause serait appelée à l'expliquer ; il n'y a là
rien d'extraordinaire, puisque plusieurs insectes ne
prennent aucune nourriture à l'état parfait. La der-
nière métamorphose n'est souvent que le revêtement
de la livrée des amours, la forme adoptée pour l'accom-
plissement d'une fonction spéciale, en vue de laquelle
des forces ont été- accumulées antérieurement (1).
Une première impossibité résultant de la différence
de régime entre la mère et sa progéniture serait donc
ainsi supprimée. Il en resterait d'autres, et tout d'abord
celle-ci : comment la femelle de l'insecte peut-elle être
amenée à donner des soins à jin œuf comme à un être
vivant et surtout quelle cause peut la déterminer à lui
préparer de la pâtée ou des aliments quelconques?
Une réponse analogue, mais cette fois moins autorisée
(1) Par exemple, le grand capricorne {Cerambyx héros) reste pendant
tout riiiver dans Tiulérieur de l'arbre où sa larve^ après de longs mois
d'une existence voracc, &*e8t transformée en nymphe. Au printemps, il
sort de sa galerie profonde, mais absorbé par d'autres soins, il ne songe
guère à manger, et quand il meurt, on peut afûrmer qu'il est resté au
moins six mois sans nourriture.
338 SOCIÉTÉS DOMESTIQUES MATERNELLES
de la doctrine évolutioniste telle qu'elle est générale*
ment adoptée, nous permettrait d'éclaircir ce point si
obscur. II suffirait de supposer que les insectes ont à
Torigine mis au jour leurs jeunes, non pas encore à
rétat d'œufs mais à l'état de larves, bref, par une sorte
de viviparité ou de gemmiparité interne. Nous venons
de voir que cette gemmiparité interne est un procédé
intermédiaire entre le mode fissipare et le mode ovi-
pare, que le bourgeon est parfois très semblable à un
œuf^ et que cela se rencontre précisément chez les
Ascidies proches parents des Vers. On s'expliquerait
ainsi les cas de parthénogenèse qui se présentent dans
la classe des insectes et dont les pucerons nous offrent
le plus favorable exemple, puisqu'ils se reproduisent
par œufs à un moment de l'année et par bourgeons
internes à un autre. Les Muscides enfantent des larves
vivantes. Et c'est précisément chez les moins haute-
ment organisés des insectes, c'est-à-dire chez ceux
qui ont les métamorphoses les plus abrégées et les plus
rapides , que nous voyons les mères donner encore
leurs soins aux jeunes une fois éclos. Chez certains Or-
thoptères les jeunes revêtent dès leur sortie de l'œuf
une forme semblable dans son ensemble à celle de
l'adulte et sont de la part de la mère l'objet de soins
assidus ; on peut citer la Blatte qui traîne après elle
sa capsule ovigùre et aide ses petits à en sortir , la
Forficule qui couve en quelque sorte ses œufs et ras-
semble sous elle ses jeunes après l'éclosion, la Cour-
tiliière ([ui tient les siens dans la chambre d'incu-
bation et va, dit-on, leur chercher de la nourriture.
(MM.BLAXcnARD,iU(f/amor/;/ioses,elc.,p. 570; Gjraiid,
DE l'amour maternel 339
id. p. 323-33G.) N'y aurait-il pas là trace d'un passage
entre une prolifération vivipare qui aurait été accom-
pagnée de soins donnés aux jeunes et une prolifération
ovipare où celte habitude se serait conservée en vertu
de l'impulsion organique et sans réflexion, pour de là
être transmise même aux insectes à métamorphoses
nombreuses et prolongées. Nous ne sommes pas la
premier à remarquer que le progrès des procédés de
génération suit chez les les mammifères et chez les in-
sectes un ordre inverse; chez les mammifères, ce sont
les plus élevés dans l'échelle zoologique qui mettent
au jour des petits plus développés et plus semblables
à eux ; chez les insectes, c'est le contraire qui arrive, et
plus on s'élève, plus on rencontre de métamorphoses
diverses entre la forme adulte des parents et celle des
jeunes. On serait donc ainsi conduit à admettre que
les deux formes adultes, maintenant rapprochées de
plus en plus dans les rangs inférieurs de la classe des
insectes, coïncidaient d'ordinaire à l'origine etqiie les
jeunes vivaient pendant un temps à côté de leur mère,
sans doute hermaphrodite ; une seconde impossibilité
serait encore de la sorte exclue des termes du pro-
blème; ce qui paraît de nos jours une prévision serait
le souvenir inconscient et organique d'une expérience
reculée dans le passé de la race : les partisans de l'évo-
lution admettant d'ailleurs sans peine que les instincts
naissent d'habitudes héritées.
Nous voudrions que cette explication fût possible,
elle nous donnerait le plaisir de comprendre d'après des
données scientifiques un phénomène réputé jusqu'ici
mystérieux. Malheureusement (nous l'avons dit tout
340 SOCIÉTÉS DOMESTIQUES MATERNELLES
d'abord), la doctrine de révolution elle-même n'auto-
rise que difficilement une telle hypothèse. D'après elle,
les insectes seraient nés des vers ou tout au moins ils
formeraient un rameau parallèle né sur la même bran-
che, et les vers primitifs selon les uns, les rotifères
selon les autres, seraient les ancêtres communs des
Vers modernes et des Arthropodes. Or les Ânnélides
ge reproduisent déjà par œufs, et quelques-uns don-
nent des soins à ces œufs qu'ils quittent avant Téclo-
sion; enfin, les femelles des Rotifères eux-mêmes sont
ovipares et portent leurs œufs avec elles ! D'autre part,
les mêmes faits se rencontrent chez des Mollusques,
chez des Echinodernes, et il ne parait pas que là ils
soient susceptibles de la même expUcation. Du moins
nous ne voyons pas comment ils pourraient y être ra-
menés. Pour tout dire, l'hypothèse n'offre que l'avan-
tage de simplifier les données du problème, elle ne le
résout pas. Supposons les jeunes des insectes contem-
porains de la mère et produits directement par elle
sous une forme semblable à la sienne, il restera à dire
pourquoi elle ressent de la sympathie pour eux et pour-
quoi elle est portée à les protéger et à les nourrir. Le
problème ne sera plus absurde, mais il subsistera
encore .
Nous ne pensons donc pas l'avoir résolu par les con-
sidérations précédentes ; notre but était seulement de
montrer premièrement qu'il exige une solution, sans
quoi la sociologie manque de base, secondement, qu'il
faut avant tout le ramener à des données intelligibles.
Tout problème ne mérite pas de figurer dans la science ;
celui-là, sous la forme où on le pose d'ordinaire, est un
ORDRE A SUIVRE 3 il
pur non-sens. Peut-être d'autres psychologues Tagi-
teront-ils après nous dans le même esprit et seront-ils
•
plus heureux. Du reste, nous n'avons pas dit notre
dernier mot à ce sujet; nous y reviendrons à propos
de l'amour maternel chez les vertébrés ; le lecteur ju-
gera si, en rapprochant les deux passages, il ne peut
pas en tirer quelque lumière (1).
Cette lacune signalée, exposons les principales ma-
nifestations de l'amour maternel dans le règne animal,
et voyons, en les passant en revue, comment la famille
gagne par elles dans le temps et dans l'espace une
unité croissante. La division la plus rationnelle qui
puisse présider à cet exposé est celle qu'on tirerait de
la complication croissante de la fonction ; on exami-
nerait d'abord les groupes où la mère et le père, égale-
ment indifférents à leurs œufs, ne reçoivent de leur
rapport avec leur progéniture aucune autre spécialisa-
tion que celle des organes reprodticteurs. Puis, on
parcourrait les différents degrés de spécialisation ré-
sultant d'une intervention de plus en plus active de la
mère : premièrement, le choix d'un emplacement fa-
vorable à l'éclosion des œufs; secondement, le choix
d'un emplacement favorable à leur conservation ; troi-
sièmement, l'invention des moyens destinés à les fixer
ou à les enfouir ; quatrièmement, la construction d'un
véhicule ou d'un abri distinct; cinquièmement, la
(1) Le problème semble iosoluble à Darwin. Voir The descent of Man^
vol. I, p. 80 : a Wilh respect to tbe origin of the pateroal and filial
affections, wich apparently lie at the basis of the social affections, it is
kopelesâ to speculate. »
22
342 SOCIÉTÉS DOMESTIQUES MATERNELLES
ponte près d'une substance capable de nourrir les
larves ou jeunes une fois éclos ; sixièmement, la con-
struction d'un abri et la préparation d'une nourriture
spéciale pour ces mêmes jeunes ; septièmement, leur
élevage par l'apport d'une nourriture dégorgée ou sim-
plement offerte. C'est alors seulement que le père
peut intervenir et que la différenciation commence. à
l'atteindre. Tel est l'ordre théorique, et il est difficile
que la logique des ch(i3es, si conforme ailleurs à celle
de l'esprit, s'écarte beaucoup d'un plan aussi ration-
nel. Mais comme ce plan est poursuivi d la fois dans
plusieurs groupes d'êtres vivants, jusqu'à des degrés
d'achèvement fort divers, comme, le langage ne peut
suivre ces différents processus dans leur simultanéité,
et que, obligé de mentionner, comme appartenant à la
môme catégorie, plusieurs groupes naturels de la clas-
sification, puis d'y revenir pour la catégorie suivante,
nous ne manquerions pas de tomber dans une confu-
sion sans remède, nous préférons adopter résolument
l'ordre linéaire et suivre successivemeyit, au point de
vue qui nous occupe, chaque classe d'animaux, depuis
les plus humbles jusqu'aux plus élevés.
Commençons par les Mollusques. Nous ne trouvons
guère parmi eux que les Çalyptries, genre voisin des
Patelles, qui témoignent quelque intérêt à leur progé-
niture. La Calyptrie dépose ses œufs sous son ventre
et les conserve comme empiisonnés entre son pied et
le corps étranger auquel elle adhère (1). Les jeunes,
(1) Le» Astéries (Ecliinoderiues) font de mùine: noua avions renconln'î
ce fait dans nos lectures, mais nous n'avions [xas cru devoir le mcntiou-
uer, taut il nous avait paru invraisembable. M. Giard nous Ta confirmé
ANNÉLIDES 343
une fois éclos, se développent à l'abri de la coquille ma-
ternelle et ne la quittent que lorsqu'ils sont prêts à se
fixer et munis eux-mêmes d'une coquille. Les Tarets
portent leurs œufs collés en anneaux autour de leur
corps. Les colimaçons les déposent fréquemment
dans la terre humide ou dans quelque trou d'arbre.
Enfin les Céphalopodes les fixent par grappes aux
plantes marines. Mais tous les autres Mollusques aban-
donnent leurs œufs aux hasards des circonstances;
leur nombre immense les préserve seul d'une destruc-
tion totale.
Parmi les AnnéUdes, les sangsues terrestres forment
autour de l'extrémité de leur corps fixée au sol une
sorte ^e gaine où elles laissent leurs œufs. En dehors
de cet exemple, nous constatons dans toute cette classe,
comme à plus forte raison dans celle des Helminthes,
une indifférence universelle des parents pour leur pro-
géniture. Les Crustacés portent leurs œufs pour la plu-
part sousleurqueuejusqu'àl'éclosion. Mais ces diverses
classes d'animaux sont de beaucoup inférieures pour
la fonction qui nous occupe à celle des araignées. Si le
mâle reste encore ici étranger aux préoccupations ma-
depuis. M. Perrler a bien voula nous faire savoir qu'il doit ôlre reslreinl
aux Cribrelles. Nous devons à son obligeance rindicalion des faits suivants:
En ce qui concerne les Mollusques, les Pedicellioes (Bryozoaires), le-
TJiéridies (Brackiopodes), les Anodontes (Acéphales) couvent véritables
meut leurs œufs. Parmi les Gastéropodes, les Cymbrioes, certaines Hélix
sont vivipares. — Les Janthries construisent pour leOr progéniture un
curieux flotteur. — Les Troques agglutinent à leurs œufs du sable fin qui
les dissimule d'une manière remarquable. — Quelques-uns ont une véri-
table industrie; certains Troques agglutinent à leur coquille tout ce qn*iU
trouvent autour d'eux ; les Limes (Acéphales) se construisent une sorte
de nid...
3i4 SOCIÉTÉS DOMESTIQUES MATERNELLES
ternelles, il eu est de même chez la grande majorité
des insectes : ce que les araignées nous permettent
d'observer n'est pas très fréquent même chez eux :
la femelle continuant ses soins aux œufs longtemps
après la ponte, les enfermant dans une boule de fils en
forme de cocon, les portant partout avec elle ainsi
enveloppés, et prenant la peine, au moment précis de
Téclosion, de délivrer les jeunes un à un de ce berceau
qui, sans elle, leur deviendrait une prison. La Neme-
sia Eleanora (Moggridge) vit même quelque temps
dans son nid à trappes, avec ses petits, au nombre de
vingt-quatre à quarante-un.
Nous arrivons aux insectes proprement dits. Nous
avons cité quelques Orthoptères dont une espèce offre
Texemple d'une sollicitude analogue à celle de la poule
pour ses poussins. Les Acridiutn et les genres voisins,
qui sont les plus remarquables de Tordre, déposent
leurs œufs en paquets dans la terre où ils creusent un
trou peu profond qu'ils recouvrent ensuite quand la
ponte est finie. Le reste de Tordre n'offre rien de par-
ticulier à signaler. Les Termites exceptes, les Névrop-
teres se contentent de déposer leurs œufs dans Teau
où doivent se développer leurs larves. Les Hémiptères
aquatiques font de même ; d'autres ont des tarières
(cigales) avec lesquelles ils introduisent leurs œufs
dans le bois mort. Les cochenilles (Coccus) fout de
leur corps une sorte de toit qui recouvre les œufs et les
protège contre l'intempérie des saisons; une espèce
enfin, la Petitatoma grisca, mérite une mention spé-
ciale. <( Elle ne couve pas, il est vrai, ses œufs, et ne
protège pas ses petits de son corps comme la Forficule,
ANNÉLIDES 345
mais ceux-ci, qui sont ordinairement de trente à qua-
rante, la suivent sans cesse; dès qu'elle commence à
marcher, ils se mettent^ en mouvement et»se rassem-
blent autour d'elle quand elle s'arrête. Elle ne s'envole
môme pas quand un danger vient à la tnenacer, elle et
ses petits, ce qu'elle fait promptement en toute autre
circonstance» (LACORDAiRE,i?î/rocîwchon,v.II,p.480).
On sait avec quelle perspicacité les mouches décou-
vrentles objetsoùleur ponte peut utilement s'effectuer.
Elles sont, de plus, remarquables par quelques faits de
parasitisme ingénieux analogues à celui des Ichneu-
monides, par l'art avec lequel les Culicides fabriquent
pour leurs œufs des nacelles insubmersibles, enfin par
l'instinct, jusqu'ici inexplicable, qui pousse les Œs-
tres à choisir pour leur ponte les seuls endroits, dit-on,
que peut atteindre la langue de la bote qui sera l'hôte
de leurs larves. Les Coléoptères se bornent d'ordinaire
à déposer leurs œufs dans la terre aux endroits que la
larve préfère pour son développement. Cependant on
doit distinguer les Nécrophores dont l'industrie est bien
connue, un Hydrophile qui enveloppe ses œufs dans un
cocon en forme de bateau, et les Coprophages, si ha-
biles à construire et à rouler les boules où sont déposés
leurs œufs. Ici paraît quelque chose de tout nouveau.
On dit que les Araignées maçonnes et les Argyvo-
mètes aquatiques vivent avec les mâles : le fait est
douteux ; mais il n'est pas douteux que les Nécrophores
mâles aident leurs femelles à enfouir l'animal mort où
seront déposés les œufs ; il n'est pas douteux non plus
que VAteuchiis encourage sa femelle à rouler sa boule
et que la femelle s'arrête dans son travail des que,
346 SÛCIÈIÉS DOMSnQCES MAinCŒLLB
robservateur ayant enlevé le mâle, celui-ci cesse de
faire entendre ses stridulations. Ce n*estpas tout : et
les Nécrophores et les Ateuchus s'entr aident quand
leurs travaux présentent quelque difliculté insolite,
non seulement d'un sexe à l'autre, mais d*un individu
quelconque à un autre. Rien à remarquer chez les
Lépidoptères, si ce n'est le choix des substances aux-
*quelies les mères confient leurs œufs et la précaution
que prennent quelques-unes de recouvrir les leurs d'un
toit formé de poils ou d*une coque glutineuse. Ce sont
les Hyménoptères qui vont nous offrir les faits de so-
ciété domestique de Tordre le plus haut auquel puisse
s'élever la classe tout entière des insectes.
Voici d'abord les Hyménoptères, dits solitaires ; les
Tenthrédines, les Urocères, les Gallicoles, dont les fe-
melles, munies dç tarières, déposent dans des enUiilles
faites aux différentes parties des végétaux un œuf ac-
compagné d'une liqueur corrosive, et déterminent
ainsi des excroissances variées, séjour de la larve;
les Ichneumonides, dont on connaît Fétonnante ma-
nœuvre, fléau des autres insectes ; les Sphex, les Pom-
piles, les Ammophilesdes sables, les Philanthes, etc.,
qui creusent dans le sable des trous où elles introdui-
sent avec Tœuf la nourriture de la larve encore à naî-
tre ; les BemheXj qui nourrissent la leur de victimes
récentes sans cesse renouvelées; d'autres espèces de
la môme famille des Fouisseurs (Pelopœus, Chlorion^
CrabrOy Ceramia, Odynera, Eumene coarctatay etc.),
qui confectionnent avec de la terre des loges à cellules
plus ou moins nombreuses dans des situations diver-
ses; les Mellifiqucs, enfin, dont l'organisation acquiert
HYMÉNOPTÈRES SOLÏTAIRES 347
un perfectionnement nouveau de la plus haute impor-
tance, et qui joignent à leur rôle de mère celui de
nourrices. Dès lors, la matière offerte aux larves
n'est plus un produit de la chasse, conquis le plus
souvent au prix de mille dangers, c'est une substance
végétale que la mère recueille sans péril et conserve
toujours prête. Mais ce qu'il y a de remarquable dans
cette différenciation nouvelle, c'est qu'elle peut, trans-
portée de rindividu à la société, donner lieu à un
concours harmonique. Imaginons en effet qu'une caté-
gorie d'individus garde la faculté procréatrice, tandis
qu'une autre acquière, en devenant stérile, l'aptitude
nourricière , la société domestique maternelle sera
fondéeparleur collaboration. Mais tous les Mellifiques
ne se sont pas élevés jusqu'à ce degré d'organisation
sociale ; les Anthophores, les Andrènes, les Colletés,
les Mégachiles, les Anthidies, les Xylocopes et les Os-
mies fabriquent elles-mêmes la miellée au pollen
qu'elles confient à des constructions délicates pour le
jour où, elles mortes, leurs larves écloront.
C'est ce partage des attributions maternelles en deux
fonctions conspirantes, c'est, en un mot, l'apparition
des neutres qui a produit les grandes sociétés d'hymé-
noptères. En d'autres termes, elles sont constituées
par une différenciation au sein de l'organisme repro-
ducteur, de l'organe féminin, jusqu'ici unique, en deux
organes distincts, nécessairement appelés à concourir.
Les observations qui sont le plus propres à faire com-
prendre cette vue sont celles que M. Forel a recueil-
lies sur l'appareil dont se servent les fourmis pour dé-
gorger les sucs nourriciers à leurs compagnes et à leurs
348 SOCIÉTÉS DOBfESTIQUES MATERNELLES
larves. Il a découvert et décrit avec soin cet appareil
qu'il appelle le jabot, et qui est situé dans l'abdomen ;
il a vu une fourmi, qu'il savait gorgée de miel teint en
bleu, le dégorger en faveur d'une autre et son ventre
se dégonfler, pâlir, tandis que celui de la seconde se
distendait de liquide bleuâtre. Et la conclusion qu'il
tire de ce fait a une grande portée : <c On peut, dit-il,
diviser le canal intestinal des fourmis en une partie
antérieure qui sert plus à la communauté qu'à l'indi-
vidu, et une partie postérieure spécialement réservée
à la nutrition de ce dernier » (Fottrmis de la Suisse^
p. 111). Il est vrai que chez les trois sexes le canal di-
gestif a la même structure ; mais, quel que soit le sens
de ce fait qui relève sans doute de l'hérédité, il n'en est
pas moins vrai que les femelles et les neutres mani-
festent seuls la fonction correspondante, et que c'est
cette fonction qui constitue le trait distinctif des im-
menses sociétés qu'elles renferment. On pourrait ima-
giner des neutres chassant pour les larves et dépour-
vus de la faculté de dégorger des sucs ; certains Né-
vroptères sociaux offrent, dit-on, — bien que la chose
nous paraisse encore des plus douteuses, — un exem-
ple de ce mode d'élevage; aussi ne prétendons-nous
pas que, sans la faculté mellifique, les sociétés d'insectes
les plus parfaites eussent été impossibles. Nous croyons
seulement que cette faculté a favorisé au plus haut point
laformation de telles sociétés, et qu elle est pour celles
que nous connaissons une attribution fondamentale. Ce
sont des sociétés dont l'élevage est la raison d'être, des
sociétés maternelles, comme nous les avons appelées.
La famille y atteint une de ses phases essentielles, sans
APPARITION D£S NEUTRES • 349
t
cependant s'y élever (et il s'en faut de beaucoup) à son
plus haut point de perfectionnement, qui suppose l'ac-
cession active des mâles. Or ici les maies sont réduits
à la fonction physiologique, et, dans certains cas, re-
çoivent la mort des membres femelles auxiliaires aux-
quels leur faiblesse et leur inintelligence les subor-
donne d'une manière absolue. A plus forte raison ne
méritent-elles pas les noms de monarchies et de répu-
bliques qu'on leur a donnés; encore une fois, ce ne
sont pas même des familles complètes, comment pour-
raient-elles scientifiquement passer pour des cités ou
des Etats? Il y manque, pour qu'elles justifient ces
appellations, deux caractères essentiels qui ne seront
acquis que beaucoup plus tard, dans la série que nous
parcourons, par des sociétés infiniment plus com-
plexes : premièrement, d'être composées d'individus
groupés en familles distinctes ; secondement, de pré-
senter un gouvernement. La prétendue reine n'exerce
dans la ruche aucun pouvoir ; centre auquel tout abou-
tit, aucune action ne retourne d'elle aux abeilles
nourrices, et elle se borne à leur fournir en pondant
la matière de leurs travaux. Comme toutes les femelles
des sociétés d'hyménoptères, elle est, non pas la reine,
mais une mère, et les ouvrières sont, par rapport à
elle, non des sujets, mais des mères auxiliaires ou des
éleifeuses; toute autre dénomination est de la plus
entière inexactitude au point de vue sociologique ; la
poésie peut seule s'en accommoder.
Nous sommes malheureusement, pour ces nouveaux
effets de l'amour maternel, comme pour sa première
origine, dépourvus d'une explication rationnelle. Mais
S50 50CJÉ1ÉS U»E?7KCE3 MXTEXSOJlES
la sociologie, pis plas que la biologie, n'est FœuTre
d'un joar et d'un homme, c'est ane des qualités de
Tesprit scientifique que de saToir ignorer. Ce que nous
pouvons constater dés maintenant, c*est la notable
unité de conscience réalisée dans l'espace et dans le
temps par les sociétés d'hyménoptères, en d'autres
termes, la solidarité et la continuité qui unissent entre
eux les individus multiples et successifs qui les com-
posent.
Une représentation réciproque unit'les deux sexes
dans toute la classe des insectes ; mais, dès que oette
représentation a produit ses effets, elle s'efface, et le
mâle écarté, la femelle l'oubliej tandis qu'il meurt.
Puis, une représentation plus persistante, bien que
plus confuse, unit la mère à sa progéniture, mais la
plupart du temps, comme nous l'avons vu, la mère
meurt à son tour, avant la naissance de ses jeunes : en
sorte que ces rudiments de la société domestique ne
parviennent à former qu'une conscience fragmentaire
ot dispersée. Ici, bien que les mâles subsistent quelque
temps, ils n'entrent d'ordinaire dans la pensée des fe-
melles que pour y être honnis comme compromettant
l'entreprise commune ; d'autres fois, ils sont même
ignorés. Mais la mère, les nourrices, et les jeunes à
mesure qu'ils naissent, ces derniers au nombre do
plusieurs milliers , se connaissent, éprouvent les
mêmes émotions, aiment et haïssent les mêmes objets,
participent, en un mot, à une même conscience. Il n'est
pas un de ces membres de la communauté qui ne porte
en lui l'image de ses compagnons et de la mûre com-
mune, pas un chez lequel cette image ne soit prépon-
HYMÉNOPTÈRES SOCIAUX 351
dérante au point de lui faire oublier entièremeut, dans
ses appréhensions comme dans ses désirs, dans son
concours pacifique ou périlleux, la représentation de
soi. On sait combien les abeilles, les guêpes et les
fourmis méprisent toute fatigue et négligent tout dan-
ger personnel dès que les intérêts de la société sont
en jeu; comment, d'autre part, la mère morte ou dis-
parue, toute ardeur au travail, tout goût de vivre leur
est enlevé. Ainsi donc les menibres des sociétés que
nous étudions ne font<ju'un dans la mère, et cela,
grâce à la représentation simultanée des espérances
qu'ils fondent sur elle ; à eux tous, elle comprise, ils
n'ont qu'une seule vie et forment un même être, un
organisme moral unique. Les éléments qui composent
cet organisme sont plus étroitemant cohérents que les
éléments constitutifs d'un organisme individuel (blas-
todéme), car les feuilles d'un arbre, les polypes d'un
polypier, une fois séparés, ne se retrouvent pas et ne
se rejoignent plus; moins encore pourraient-ils ra-
nimer leur circulation si elle était abolie ; tandis que
les hyménoptères sociaux les plus élevés savent non
seulement se rallier après une dispersion accidentelle,
mais encore se susciter une Mère en qui renaisse,
comme le dit Réaumur, Yâme de la ruche.
Mais sans qu'il soit besoin de recourir à ces réso-
lutions singulières, la durée normale des sociétés ma-
ternelles pourvues de neutres, durée considérable si
on les compare aux rudiments de famille où la femelle
féconde est seule, montrent assez quelles conquêtes
une telle organisation peut réaliser sur le temps. Les
femelles auxiliaires, grâce aux provisions amassées ou
352 SOCIÉTÉS DOMESTIQUES MATERNELLES
à quelque autre effort du travail collectif, peuvent fran-
chir rhiver ; elles vivent en moyenne de dix à dix-huit
mois, en sorte que, nées au milieu d'un été, elles se
retrouvent prêtes au printemps suivant à continuer
les travaux et à communiquer les traditions. Non-seu-
lement, par cette survivance annuelle d'un nombre
plus ou moins grand d'ouvrières, la famille subsiste
pendant bien des maternités successives, mais même
les souvenirs s'y perpétuent. La mémoire n'y atteint
pas certes la concentration qu'elle atteint dans l'huma-
nité ; toute comparaison de ce genre est déplacée ; car
qu'y a-t-il de moins scientifique que de confondre
ainsi les degrés les plus distants de la vaste échelle des .
êtres ? Mais on peut affirmer qu'il y a quelques indices
non douteux de représentations conservées et de ren-
seignements transmis pendant de longues années à
travers des générations d'insectes. Je n'en citerai qu'un
exemple emprunté à Vogt {Animaux utiles et nuisù
blés, p. 250), celui de fourmis se rendant pendant des
années à travers plusieurs rues fréquentées, à une
distance de 600 mètres, dans la cave d'un pharmacien
où se trouvait un grand vase de sirop, sans cesse rempli
depuis le même temps. Ce fait, auquel on pourrait en
joindre un grand nombre d'autres, établit non seule-
ment la durée matérielle des sociétés qui n'est pas
douteuse, mais Texistence d'une certaine continuité
daas leur conscience à travers les repos rythmés aux-
quels le retour régulier des nuits et des hivers la con-
traignent (1). Partout du reste où il y a des consciences ,
(1) On pourrait objecter que ce n'est pas là un acte de môuioire, parce
que les individud de la rouriuilière ec sont renouvelés chaque année;
ê
HYMÉNOPTÈRES SOCIAUX 353
leur concentration et leur continuité sont en raison
directe Tune de Tautre.
Le but unique de tous les actes comme de toutes les
représentations des insectes sociaux, c'est Télevage des
jeunes ; mais si le but est unique, les moyens sont nom-
breux. Une des nécessités de l'élevage, c'est la con-
struction d'un abri et d'un refuge : de là le dévelop-
pement de l'industrie dans les sociétés maternelles
d'insectes. Ce n'est pas que des phénomènes de ce
genre soient propres aux sociétés ; il n'est pas un être
vivant, si solitaire qu'il soit, qui ne sache au besoin se
pourvoir d'une enveloppe, et c'est là en somme le
commencement de l'industrie, si ce commencement ne
se trouve pas dans la formation de l'organisme lui-
même (1). Et sans parler des Annélides tubicoles, des
Mollusques à coquille et des Mollusques lithophages,
des chenilles tisseuses et enfin des araignées, déjà les
Hyménoptères non sociaux nous offrent avec beaucoup
d'autres insectes des exemples d'un emploi fort indus-
trieux de la matière. Mais il n'en est pas moins incon-
testable que dès l'apparition des sociétés dont l'élevage
est le but, l'industrie prend un essor rapide et produit
des merveilles inattendues. C'est alors qu'on la voit
renoncer décidément à ses procédés habituels pour en
adopter de nouveaux. En effet jusque-là c'est en grande
maia dans le cerveau d^ua mammifère , est-ce que ce sout les cellules
mêmes qui ont reçu la perception qui s'en souviennent? ne sont-elles pas
elles aussi remplacées au bout d*un certain temps?
(1)V. Hartmann : « Les soins que l'instinct maternel apporte au déve-
loppement du petit jusqu'au moment où il pourra se suffire à lui-même
sont différents par la forme, mais non au foud, de la formation de rem«
bryon au sciu de la mère. » Ex : Marsupiaux, etc. {Phii, de V Inconscient ,
vol. I, p. 236.)
3%i iîOCîtSÉS DOXeSIIQCES KiTBUELLES
pirtie à la subitance mèm? de lear corps que les ani-
maux inférieurs ont emprunté la matière de leurs abris
et de leurs engins. L'abri Q*était qa*on prolongement
de l'organisme dont il était issu ; l'engin, comme celui
de l'araignée, n'était qu une extension de Tanimal qui
en occupe le centre. Si nous examinons au contraire
les produits de T industrie sociale nous les trouvons
construits as'ec des matériaux de plus en plus étran-
gers à la substance de rouvrier, élaborés extérieure-
ment par des moyens de plus en plus exclusivement
mécaniques. Il en résulte que le corps vivant n'est
plus aussi directement intéressé à la conservation de
Tœuvre, qu'il peut presque indéfîniment en varier la
3lructure, la réparer et la reconstruire, bref qu'au lieu
d'être un organe elle tend à devenir un instrument.
Tel était le résultat inévitable dj la vie de relation qui^
essentiellement transitive et impliquant une commu-
nication entre plusieurs êtres séparés, devait néces-
sairement soulever la matière extérieure et l'organiser
suivant les fins de la vie. Mais devons-nous considérer
SOS eiïets comme entièrement différents do ceux de la
vie physiologi(iae? 11 semble que non, si on pense aux
transitions insensibles quiunissent le travail inconscient
([ui produit l'organe au travail conscient qui produit
rinstrumcnt. A vrai dire le gâteau de cire où sont les
larves d'abeilles attendant leur nourriture quotidienne,
(îxloriour il est vrai à chaque individu de la ruche, est
intérieur à la société tout entière, en tant qu'elle forme
connue nous venons de le voir une conscience unique,
une individualilé collective. Une fonction commune est
en (luelque sorte Tàme de la ruche ; un appareil com-
INDUSTRIE 355
mun est en quelque sorte son corps: l'un n'est que la
traduction matérielle de Tautre, et l'instrument raconte
la fonction aussi fidèlement que l'organe. On peut même
aller plus loin et soutenir que l'instrument est organe,
dans le sens plein du mot,car la fonction qu'il est dostiné
à servir, fonction vitale pour la communauté, subit
toutes les altérations, profite de tous les accroissements
que les circonstances lui apportent. La domestication
masque cette vérité pour les abeilles ; elle reste facile-
ment vérifiable en ce qui concerne l'appareil d'élevage
des fourmis. En résumé l'industrie n'est donc que l'éla-
boration de l'organisme social et, comme tout organis-
me, elle est l'expression exacte de la fonction ; elle est la
fonction visible. L'art nous apparaît de ce point de vue
dans le règne animal comme une extension de la vie,
0
et Tun et l'autre doivent être régis par les mêmes lois.
Une seule différence essentielle distingueleurs œuvres;
elle résulte de ce que les œuvres de l'un sont le produit
d'une intelligence plus ou moins consciente, tandis que
les œuvres de l'autre sont le produit d'une force incon-
sciente, bien qu'il y ait sans doute encore quelque
intelligence en elle. Cette différence, la voici : l'organe,
comme par exemple la coquille du Mollusque, le four-
reau delaSerpule,le tégument de l'insecte, est composé
d'éléments matériels dont le nombre comme l'arran-
•
gement est indéterminé, ou plutôt indéterminable (ce
qui revient au même pour nous) ; — et c'est ce qui
faisait dire à Leibnilz que toute matière vivante enve-
loppe un infini actuel, — tandis que l'instrument est
composé de parties en nombre défini dont Tagence-
mentpeut être compris dans un système limité dldées.
356 SOCIÉTÉS DOSfESriQUES MATERIELLES
Seulement cette différence s'évanouit a mesure que le
microscope aidé du calcul nous découvre la formule
des structures organiques les plus délicates.
Examinons maintenant une à une les sociétés sur
lesquelles nous venons d'émettre les considérations
générales qui précèdent; nous le ferons brièvement,
car notre but est plutôt de les interpréter que de les
faire connaître, et nous nous contenterons d'attirer
l'attention chemin faisant sur les faits les plus propres
à élucider la théorie.
Il est difficile de fixer le rang que doivent occuper
les unes par rapport aux autres les sociétés d'hymé-
noptères ; elles ne forment pas une série linéaire, mais
des séries divergentes douées d'attributions malai-
sément comparables. Nous rencontrons d'abord les
Anthophores qui vivent à côté les unes des autres sans
entretenir aucun commerce entre elles. L'observateur
qui les étudie n'a à redouter que celle qu'il moleste.
Viennent ensuite les Andrénides (genres Halictes et
Panurge) que Ton rencontre quelquefois seules, quel-
«luefois établies au nombre de 8 à 10 dans un même
nid, pourvu d'une entrée unique. L'entrée seule est-
elle commune, ou bien lenidrest-il aussi? est-il édifié
en commun? c'est ce qu'on ignore. Reconnaissons, en
tous cas, que les deux dispositions sont voisines et que
Tune peut aisément conduire à Tautre desinsectes dont
le genre de vie ne suscite, entre les divers individus,
(juc de rares occasions de rivalité. Immédiatement
après se présentent les espùces à neutres qu'on peut
considérer, pourétablir entre lesfuits un lien théorique,
GUÊPES âS7
comme constituées par des femelles nidifiant en com-
mun chez la plupart desquelles les organes sexuels se
seraient atrophiés (1), mais qui auraient gardé leurs
habitudes d'architectes et de nourrices. Deux séries
commencent ici à diverger, celle des Apiens et celle
des Vespides. Cette dernière paraît, dans son ensem-
ble, un peu inférieure à Tautre, caria division du tra-
vail y est portée moins loin, et en Europe, les sociétés
sont moins durables, elles ne vivent qu'un an. En
revanche, le nid est généralement d'une architecture
plus complexe, bien que les Mélipones, qui sont des
Apiens, suspendent aussi leurs nids aux arbres et les
entourent aussi d'une enveloppe. Quoi qu'il en soit,
commençons par les Vespides.
Les sociétés de Polistes construisent un nid dépourvu
d'enveloppe, comprennent un petit nombre d'ouvrières
(15 à 20) et ne durent qu'un an. Le miel qu'eHes pro-
duisent ne parait pas servir. Cependant elles ne se
bornent pas à la fabrication de ce nid en forme de coupe
que Ton voit fréquemment attaché aux plantes ; quel-
ques-unes, observées à Dijon par M. Rouget (2), éta-
blissent leur demeure dans l'intervalle des laves, sur
les toits des murs de clôture, obtenant ainsi un abri
plus sûr et plus chaud; elles sont aussi plus nom-
breuses et plus actives; d'autres, observées également
à Dijon par le même naturaliste, ont eu la pensée d'uti-
liser pour leur nid de vieilles timbales et des cafetières
(1) Cette atrophie a pu proyenir soit de la rareté des mâles, soit de
l'impossibilité de nourrir la progéniture de tant de femelles fécondes
réunies, etc.
(2) Mémoires de l' Académie de Dijon, 1872-73, Coléoptères parasites
des Vespides.
23
l>ç>ssaé>srs, jetb££ {.d^TBii ks îrT.Tfôaikes, habitudes qui
ufAA éU r€^i:i4»cîtrée§ nulle po^rt ailleurs, variatioDs
touîcrs IjO^ ic l'iikftiiict. De Lk^ îi:us passons natu-
rdiecù^rut à la fois aux guêpes qui fi>iil leur uid dans
la terre eu reu^îrou-ai^t de iLoosie. les unes normale-
meot (l'etpa luljarut. les autres accideutellement
( V. crabro et Vapa fyheitriêi, et à celles qui le sus-
peudeut; soit aux arfcres« soit au Lord des toits et le
garautissseDt également d'une couche papyracée. Cer-
tains Polisles joignent un second rang au premier , les
guêpes font ordinairement ainsi, liant (complication
nouvelle; les rayons l'un à Tautre par des piliers qui
les consolident. L'enveloppe des nids terrestres, d'à*
bord simple, devient elle-même plus complexe à
mesure que la colonie augmente, et se compose de
plusieurs couches. La division du travail est poussée
assez loin dans les sociétés des guêpes frelons (Vespa
crabro) qui nous montrent pour la première fois cer-
tains individus occupés exclusivement à veiller pour
le salut commun. Le nid est gardé par des sentinelles
qui veillent aux abords, rentrent lors du danger et aver-
tissent les guêpes qui sortent en colère et piquent les
agresseurs. Nous verrons ce fait se reproduire doré-
navant dans toutes les sociétés organisées. Examinons-
le un instant ainsi que d'autres particularités oiTertes
par les mœurs des Vespides.
Première question : comment les sentinelles peuvent-
elles avertir leurs compagnesde la présence d'un enne-
mi? Disposent-elles donc d'un langage assez précis
pour communiquer des renseignements? On ne voit
pas les guêpes se servir de leurs antennes pour se
GUÊPES 3S9
communiquer leurs impressions d'une manière aussi
délicate que les fourmis; mais, dans le cas donné, tout
langage précis leur est, comme on va le voir, inutile. Il
suffit, pour Texplication du fait, que nous concevions
comment une émotion d'alarme et de colère se com-
munique d'unindividuàrautre. Chaque individu, remué
soudain par cette impressioji rapide, s'élancera au
dehors et suivra l'élan général; il se précipitera môme
sur la première personne venue, de préférence sur
celle qui fuit. Tous les animaux sont entraînés par
l'aspect du mouvement. Il ne reste donc plus qu'à dire
comment les émotions se communiquent à toute la
masse. Par le seul spectacle, répondons-nous, d'un
individu irrité. C'est une loi universelle dans tout le
domaine de la vie intelligente, que la représentation
d'un état émotionnel provoque la naissance de ce
même état chez celui qui en est le témoin. Au-dessous
des régions où commence l'intelligence, il faut que les
circonstances extérieures agissent isolément sur chaque
individu d'une manière simultanée pour qu'il y ait
accord dans les impressions, ressenties ; mais, dès que
la représentation est possible, il suffit qu'un seul soit
ébranlé par les circonstances extérieures pour que
tous le soient également presque aussitôt. En effet,
Tindividu alarmé manifeste extérieurement son état de
conscience d'une manière énergique; la guêpe, par
exemple, bourdonne d'une manière significative cor-
respondant chez elle à un état de colère et d'inquiétude ;
les autres guêpes l'entendent et se représentent ce
bruit : mais elles ne peilvent se le représenter sans que
les fibres nerveuses qui, chez elles, le produisent d'or-
3G0 SOCIÉTÉS DOMESTIQUES MATERNELLES
dinaire, ne soient plus ou moins excitées. Ccstun fait
psychologique facile à observer chez les animaux supé-
rieurs que toute représentation d'un acte eptraine un
commencement d'exécution de cet acle ; la chèvre à
<iui on présente un morceau de sucre, le cliien à qui on
présente un morceau de viande, se lèchent les lèvres
et salivent aussi abondamment que s'ils l'avaient dans
la bouche. L'enfant et le sauvage miment la scène qu'ils
racontent. Et M. Chevreul a montré qu'en l'état de repos
parfait il suffit qu'un homme adulte, un savant, d'es-
prit rassis, ait l'idée d'un mouvement possible de son
bras pour que ce mouvement commence à s'effectuer,
même à son insu. Nous ne pensons pas seulement avec
notre cerveau, mais avec tout notre système nerveux,
et l'image, envahissant d'emblée, avec le sens qui per-
çoit, les organes qui correspondent d'ordinaire à la
perception, y provoque inévitablement des mouve-
ments appropriés qu'un contre-ordre énergique peut
seul parvenir à suspendre. Plus la concentration de la
pensée est faible, plus les mouvements nés de cette
sorte suivent impétueusement leur cours. Nos guêpes
voyant l'une des leurs entrer dans le nid, puis en
sortir d'un vol rapide, seront donc elles-mêmes tirées
au dehors, et au bruit produit par elle, leur bourdon-
nement répondra à l'unisson. De là une effervescence
générale de tous les membres de la société. Et celte
agitation ne sera pas un vain semblant de colère ;
Tctat émotionnel suit les actes qui rexprinient, alors
même (jue ces actes sont des démonstrations toutes
fictives. De même que Thomme qui tient un fleuret dans
un assaut courtois s'anime au jeu et éprouve quelque
GUÊPES 361
chose des sentiments qu'il aurait dans une véritable
lutte, de mêrae que le sujet magnétisé passe par tous
les états correspondant aux postures qu'on lui fait
prendre, s' enorgueillissant quand on le dresse, s^humi-
iiant quand on l'accroupit, de naôme les animaux
éprouvent rapidement les émotions dont ils repro-
duisent les signes extérieurs. Le singe, le chat, le chien
en viennent vite, en simulant le combat dans leurs
jeux, à une véritable colère, tant il y a de connexion
entre les acteset les attitudes qui expriment d'ordinaire
un état de conscience et cet état de conscience lui-
même, tant ces deux moitiés d'un seul et même phé-
nomène s'engendrent facilement Tune l'autre. Les
guêpes seront donc toutes au bout d'un instant, non
seulement agitées et bruyantes, mais véritablement
irritées.
J'ajoute que cette colère croîtra avec leur nombre.
Les effets du nombre sur les êtres vivants sont très
singuliers. On sait maintenant que l'homme isolé ne
sent ni ne pense comme le même homme transporté
au sein d'une foule ; et c'est une observation souvent
répétée par un célèbre critique qu'authéâtre la réunion
seule des spectateurs les rend tout autres qu'ils ne
seraient chacun en leur particulier. Examinons ce qui
se passe dans une assemblée devant laquelle parle un
orateur. Je suppose que l'émotion ressentie par lui
puisse être représentée par le chiffre 10 et qu'aux pre-
mières paroles, au premier éclat de son éloquence, il
en communique au moins la moitié à chacun de ses
auditeurs quiserontSOO, si vous le voulez bien. Chacun
réagira par des applaudissements ou par un redouble-
362 SOCIÉTÉS DOMESTIQUES MATERNELLES
ment d'attention ; il y aura dans Tattitude de chacun
je ne sais quoi de tendu, de tragique, et l'ensemble de
ces attitudes soudainement manifestées produira ce
qu'on appelle dans les comptes rendus un mouvement
(sensation). Mais ce mouvement sera ressenti par tous
à la fois, car l'auditeur n'est pas moins préoccupé de
l'auditoire que de l'orateur et son imagination est sou-
dainement envahie par le spectacle de ces trois cents
personnes frappées d'émotion : spectacle qui ne peut
manquer de produire en lui, d'après la loi énoncée
tout à l'heure, une émotion réelle. Admettons qu'il ne
ressente que la moitié de cette émotion et voyons le
résultat. La secousse ressentie par lui sera représentée
non plus par 5, mais par la moitié de 5 multipliée par 300,
c'est-à-dire par 750. Que si on applique la même loi
à celui qui est debout et parle au milieu de cette foule
silencieuse, ce ne sera pas le chiffre de 750 qui expri-
merasonagitationintérieure, mais 300fois-j-, puisqu'il
est le foyer où toute celte foule profondément remuée
renvoie les impressions qu'il lui communique. C'est ce
qui fait que tant d'orateurs encore mal aguerris sont
arrêtés à leur premier élan, précisément par le succès
de leur parole ; l'effet qu'ils produisent revient à eux
tellement accru qu'ils en sont pour ainsi dire accablés.
Mais, quand l'orateur réussit à vaincre son émotion et
réagit sur la foule, on voit quelle répercussion de chocs
électriques doit s'établir entre lui et son auditoire et
comment l'un et l'autre sont en quelques instants em-
portés bien au delà de leur diapason moral accoutumé.
Il en est do même dans une réunion quelconque d'ê-
tres sentants, quels qu'ils soient ; non seulement l'émo-
GUÊPES 363
lion d'un seul se communique à tous, mais encore, plus
Tagglomération est considérable, plus rémoliori com-
mune croît en intensité. Seulement, ce n'est que dans
des cas fort rares que la communication s'établit ainsi
de tous à un seul et présente ce caractère de concen-
tration organique. La plupart du temps le concours est
tumultueux, en sorte qu'une grande partie des émo-
tions, faute d'être visibles à tous dans leurs effets, res-
tent sans écho. Dans ces cas, qui sont les plus fréquents,
rintensité de l'émotion n'offre plus le même rapport
avec le nombre des assistants, l'accélération des mou-
vements passionnés est beaucoup moins rapide. Mais
la loi générale n'en subsiste pas moins. Les observa-
tions de M. A. Forel en sont une vérification éclatante.
« Le courage de toute fourmi, écrit-il (page 249), aug-
mente chez la même forme en raison directe de la
quantité de compagnes ou amies qu'elle sait avoir et
diminue en raison directe de l'isolement plus grand où
elle se trouve de ses compagnes. Chaque habitant
d'une fourmilière très peuplée est beaucoup plus hardi
qu'une ouvrière exactement semblable d'une très
petite peuplade. La même ouvrière> qui se fera tuer
dix fois lorsqu'elle est entourée de ses compagnes, se
montrera extrêmement timide, évitantle moindre dan-
ger, même une fourmi beaucoup plus faible qu'elle,
lorsqu'elle sera isolée, à vingt mètres de son nid. »
C'est par le même principe que s'expliquent les faits
relatés par M. Rouget au sujet des Vespides. Plus les
frelons qu'il a observés étaient nombreux, plus il les a
trouvés irritables. L'ensemble de ces remarques fera
comprendre comment les sentinelles peuvent commu-
364 SOCIÉTÉS DOMBSTIQDBS MATBRNEUES
niquer à toute la société des frelons non seulement
leur agitation y mais l'irritation dont elles sont transpor-
tées, et comment en peu d'instants la colère de tous ces
animaux une fois avertis peut prendre des proportions
redoutables.
Mais il reste à savoir de qui ces sentinelles tiennent
leur fonction. Voilà uçi partage d'attributions remar-
quable. Quelle en est Torigine, et quelle est l'origine
en général des différenciations jusqu'ici opérées dans
l'organisation des sociétés maternelles? Il est très pro-
bable qu'elles sont toutes spontanées. Nul ordre n*est
transmis de la mère aux ouvrières. Celles-ci prennent
chacune la tâche qui leur parait le plus utile à tous et
le plus agréable à elles-mêmes. Le concours a son point
de départ dans l'initiative absolue de chaque individu.
Nous voyons se dessiner ici plus nettement la loi que
nous n'avions fait qu'entrevoir en examinant la forma-
tion du cormus d'Ascidies. Toute société est formée par
épigénèse, c'est-à-dire par apparition successive et
adjonction spontanée de chacune de ses parties. La
mère ne fait dans le cas présent que produire les élé-
ments matériels de la société; ce n'est qu'ensuite que
ces éléments se différencient et se groupent de ma-
nière à produire un organisme. Une société est donc
toujours le produit de sa propre activité; elle se
fait ensuite elle-même et suscite les énergies qui
concourent à sa formation; tout organisme suit la
même loi.
Les sociétés de guêpes ne durent qu'un an dans nos
pays; cependant M. Blanchard assure que les gros
nids ne cessent pas, même pendant l'hiver, d'être ha-
GUÊPES 365
biles par un certain nombre d'ouvrières (4) ; et Lacor-
(laire a observé à Cayenne des sociétés qui durent
plusieurs années, par où l'on voit que ce qui arrête le
développement de celles de nos pays, ce n'est pas l'in-
suffisance de leur structure mais le froid de nos hivers.
Les nids de ces guêpes exotiques témoignent aussi
d'une industrie bien supérieure à celle des'nôtres, cor-
rélative à la durée supérieure de leur existence. C'est
que l'économie de leur organisation permet aux guêpes,
en général, d'atteindre dans des circonstances favora-
bles le même développement social que les abeilles.
Elle est fondée en effet sur un principe déjà fort élevé :
la délégation de la fonction commune à un seul indi-
vidu. Une seule guêpe ayant gardé la fécondité, toutes
les autres (dont le nombre va jusqu'à vingt et vingt-
cinq mille), font concourir leur activité au service de
la sienne, en sorte qu elle est le centre visible de la
société tout entière. Nous avons Vu qu'une telle délé-
gation d'une fonction essentielle est la condition de
tout progrès social. La mère personnifie l'individualité
collective formée par le concours de ces milliers d'in-
dividus; « lorsque la femelle fondatrice vient, dit
M. Rouget, à être tuée ou à périr au dehors par acci-
dent, la colonie diminue rapidement, et ses habitants,
qui perdent alors unS grande partie de leur activité,
disparaissent peu de temps après Téclosion des der-
nières nymphes renfermées dans les cellules » (Op.
cit., p. 180).
Les Bourdons, les Mélipones et les Abeilles mar-
(1) M. Rougel Die formellement que cela soit possible.
366 SOCIÉTÉS D03il£STIQOBS MATBRXBLLBS
quent trois phases progressives d*uQ même plan social.
De même que les Vespides inférieurs sont moins nom-
breux, que leur industrie est moins complète et leur
union moins capable de durée, de môme les Bourdons
ne s'élèvent guère en moyenne au-delà du nombre de
deux cents individus qui construisent des loges isolées
ou grossièrement agglomérées et périssent tous au
bout d'un an^ sauf les femelles fécondées. Les abeilles
ont en général la même organisation sociale que les
guêpes ; mais soit qu'elles aient été mieux observées,
soit qu'en effet elles soient supérieures, elles doivent
aux particularités suivantes un rang certainement plus
élevé dans nos classifications.
1" Premièrement, on a remarqué chez les abeilles
un degré de division du travail dont les Vespides n'of-
frent pas d'exemple, du moins à en croire le silence
des études les plus complètes. Non seulement en effet
des sentinelles gardent l'entrée de la ruche (Huber,
vol. II, p. 413), mais les ouvrières se distinguent en
deux classes, les cirières et les nourrices, dont les
premières se chargent spécialement de la construction,
les secondes de l'élevage. On ne sait jusqu'ici si les
individus composant ces deux groupes adoptent ces
deux genres de travaux successivement, en sorte que
la même abeille, d'abord nournce, devienne ensuite
cirière, ou si les divers individus gardent toute leur
vie la môme fonction une fois adoptée. La première de
ces hypothèses ne parait devoir être accueillie qu avec
défiance.
. 2^ Secondement, la mère n*est pas, dans la ruche,
unique dès l'origine, elle le devient par son triomphe
ABEILLES 367
sur des rivales, et ce triomphe ne peut être obtenu que
par une certaine sélection. La femelle la plils vigou-
reuse, la plus adroite, la plus tôt apparue a des chan-
ces de l'emporter sur ses rivales. Ce fait est encore
une preuve du caractère spontané de toute organisa-
tion. Nul pouvoir central n'existe encore qui provoque
ce combat pour Futilité générale ; les femelles s'y li-
vrent d'elles-mêmes, poussées par un mobile qui leur
est propre, j'allais dire personnel, la jalousie (Huber,
V. I, p. 4G8). Parla elles servent d'une manière pres-
que consciente leur intérêt particulier, et d'une manière
absolument inconsciente l'intérêt de la société. C'est
de môme spontanément que les ouvrières exécutent
tous leurs travaux. Loin de recevoir les ordres décolles
qu'on a appelées les reines, elles exercent souvent une
sorte de pression sur leurs actes, soit quand celles-ci
sont molles au combat, soit quand elles veulent indû-
ment détruire les nymphes prêtes à éclore. En toutes
choses ces mêmes ouvrières ont l'initiative , dans le
•
choix d'un emplacement, dans la construction des
cellules; dans l'élevage des larves, dans le massacre
des màles, jusque dans la fixation de l'heure ou les
jeunes femelles fécondes peuvent sortir de leurs cel-
lules. SinguUer État en vérité que celui où il n'y a pas
Tombre de gouvernement! L'amour maternel, égale-
ment fort chez toutes les ouvrières, et l'intérêt person-
nel, tels sont les deux mobiles (le second subordonné
au premier) qui obtiennent sans aucune contrainte de
ces milliers d'individus la plus harmonieuse conspira-
tion. 11 résulte de ces remarques deux choses, l'une
que le consensus social est obtenu de plus en plus à
308 SOCIÉitS DOXESnQCBS MiTBBNELLES
mesure qa on s^élève dans Téchelle des sociétés par la
coopérafion spontanée des individus, en sorte que Tor-
ganisme collectif se crée lui-même bien plus qu'il
n'est produit, — l'autre que cette coopération n'a pas
besoin d'être expressément voulue pour être efficace,
car ce n'est pas le seul cas où la prospérité collective
est assurée par des efforts tentés sinon à rencontre,
du moins en dehors des intérêts communs.
3* Des observations nombreuses ont montré que
l'intelligence a une part considérable dans l'organisa-
tion sociale des abeilles. Des idées, ou (si le mot con-
vient mieux) des représentations sont les ressorts de
tous ces mouvements concertés dont se compose la vie
d'une ruche. D'abord il est certain que les ouvrières
se connaissent entre elles ; un jour qu'il était né dans
une ruche observée par Huber des ouvrières noirâtres,
d'aspect singulier, elles furent toutes massacrées et
leurs corps jetés hors de la ruche. Ensuite elles con-
naissent la mère; leur en donne-t-on une autre dans
les premières heures qui suivent l'enlèvement de la
première, elles lui refusent toute coopération et l'é-
touffent sous leur masse. Non seulement elles la con-
naissent, mais encore elles ne cessent d'avoir son
image présente, car si on la leur ravit, une heure n'est
pas écoulée que la ruche est en ébullition. La raison
de ce trouble est que d'ordinaire la mère est en com-
munication constante par ses antennes avec un grand
nombre d'ouvrières et que celles-ci à leur tour tran-
quillisent par leur attouchement leurs compagnes plus
éloignées. La société tout entière se sent donc pour
ainsi dire dans son unité de moment en moment ; ce
ABEILLES 369
contact vient-il à être rompu, la source de ces com-
munications vient-elle à manquer, c'est en vain que la
femelle féconde sera là au milieu d'elles ; si elle ne
peut se faire comprendre au moyen de ses antennes,
le désordre est jeté rapidement dans la foule des tra-
vailleuses. Cette communication n'est d'ailleurs pas la
seule qui unisse celles-ci à la femelle mère. A certains
moments la mère fait entendre comme un chant par-
ticulier ; aussitôt les ouvrières s'arrêtent, restent im-
mobiles et paraissent frappées de stupeur. C'est encore
une représentation de qui dépend l'avenir de la société
quand, la mère commençant à pondre des œufs de
mâles et annonçant ainsi son départ prochain, les
ouvrières se mettent aussitôt à élargir quelques cel-
lules pour y élever les femelles qui la remplaceront.
C'est une représentation enfin qui détermine le départ
d'un essaim après que la vieille mère a parcouru en
tous sens la ruche en manière d'avertissement. Ainsi
les liens qui unissent les divers membres de cette
société domestique sont ceux d'une connaissance réci-
proque et d'une espérance commune ; bien que la mère
représente l'unité collective et que la fonction sociale
ait en elle sa personnification, la ruche tout entière
n'en forme pas moins un organisme moral, une véri-
table conscience dont la mère n'est que la partie pré-
pondérante, « ridée directrice ».
4^ Le rôle considérable attribué à l'intelligence dans
la constitution sociale des abeilles fait de l'organisme
qui en résulte le plus souple, le mieux résistant que»
nous ayons examiné jusqu'ici. L'organe essentiel vient •
il a être enlevé, des mesures sont prises aussitôt pour
370 SOCIÉTÉS DOMESTIQUES MATERNELLES
le remplacer, et, pourvu qu'il y ait lieu d'espérer le
succès, quinze jours peuvent s'écouler avant réclusion
des nymphes « royales » sans que le découragement
pénètre dans la ruche. La vie de l'organisme que nous
considérons est donc suspendue à une idée, à la repré-
sentation d'un fait à venir; quel organisme purement
physiologique serait capable de franchir ainsi l'inter-
valle qui séparerait la suspension de sa fonction essen-
tielle du rétablissement de cette fonction? C'est grâce
à de telles ressources que les sociétés d'abeilles durent,
même dans nos pays, en quelque sorte indéfiniment»
tandis que celles des guêpes ne vivent qu'une année.
L'essaimage dépend lui aussi de cette faculté de revi-
viscence et il assure à l'espèce des chances éminem-
ment favorables dans le combat pour la vie. On sait
que les sociétés de guêpes en sont incapables.
En résumé, les sociétés d'abeilles offrent, par rap-
port à ces dernières, une organisation sociale à la fois
plus concentrée et plus différenciée, plus individuelle
par conséquent, plus cohérente et plus durable. Les
fourmis présentent un type social très différent quoi-
que appartenant au même groupe. Examinons-le briè-
vement.
La grande différence entre la fourmilière et la ru-
che, c'est que celle-ci ne contient jamais qu'une mère
fécondée et pondant, tandis que celle-là en contient
fréquemment plusieurs. Les mâles restent indifférents
aux travaux de la société, et les neutres sont encore
ici des femelles stériles ; mais l'organe maternel fécond
n'est plus unique; lui-même est sinon différencié, du
moins multiplié en plusieurs individus, d'ailleurs pou
FOURMIS 371
nombreux par rapport aux ouvrières. Les ouvrières
ont ici une importance croissante : les ouvrières, c'est-
à-dire la partie intelligente et agissante de la société.
Les femelles, s'il faut en croire M. A. Forel, auraient,
dans la fondation d'une colonie, une part beaucoup
moins active que celle qu'on leur attribue d'ordinaire.
On croit généralement, en effet, qu'elles s'arrêtent
dans quelque coin propice, s'arrachent les ailes, se
font un nid, y pondent ety soignent elles-mêmes leur
progéniture. Suivant cet exact observateur, une fe-
melle serait incapable, à elle seule, de suffire à l'éle-
vage des larves ; elle réussit, il est vrai, à creuser une
petite galerie pour y déposer ses œufs, mais elle ne peut
aller plus loin et ne laisse point de postérité. Un seul
animal ne peut exécuter les travaux multiples et si-
multanés que suppose l'élevage d'un certain nombre
de larves (M. Forel, op. cit., p. 253). Tout l'avenir,
comme la naissance même d'une fourmilière, dépend
donc des ouvrières ; bien que les femelles fécondes se
mêlent quelquefois à leurs travaux, c'est sur ces fe-
melles stériles que tout repose, puisque si elles ne re-
tenaient pas les femelles fécondes la communauté
périrait. A parler comme Rousseau, un certain arti-
fice se superpose donc ici à la « nature ». La fonction
reproductive se subordonne à la vie de relation. L'ac-
tivité intelligente prend de plus en plus le rang de fin,
la fonction physiologique celui de moyen.
Mais si cette multiplicité des mères dans une société
ne fait pas descendre les fourmis au-dessous des so-
ciétés d'abeilles, fautil y voir un caractère assez im-
portant pour que la société où il se manifeste mérite le
372 SOCIÉTÉS DOMESTIQUES MATERNELLES
nom d'Etat? (1) M. JîBger, naturaliste allemand, divise
à pou près comme nous Pavons fait — et cette coïnci-
dence nous est précieuse — les groupes permanents
d'êtres vivants en trois ordres. L'individu collectif,
formé d'éléments anatomiques continus, pour lequel
nous avons proposé le nom de blastodème, il l'appelle,
avec Hîekel, bion. Il voit,. comme nous, dans la fa-
mille, l'individualité collective secondaire; elle est
formée de bions j suivant son degré de concentration,
il la divise en famille acéphale et en famille céphalée.
Enfin, l'individualité collective tertiaire, /brm^e des /o-
milles, est l'Etat. Elle est caractérisée par une division
du travail souvent assez avancée pour entraîner des
différences morphologiques ; elle comporte différents
métiers. Selon lui, les sociétés d'abeilles et de fourmis i
constituent de véritables Etats. Nous ne pouvons nous
ranger à cet avis. La ruche n'est évidemment compo-
sée que d'une seule famille, puisqu'il n'y a qu'une seule
mère. Quant aux fourmilières, bien qu'il y ait plusieurs
mères, et que, par ce fait, le type essentiel de la famille
soit nécessairement modifié, comme les œufspondus
par ces mères multiples y sont soignés et les larves
([ui en proviennent élevées indifiéremment par toutes
les femelles stériles, comme entre les femelles fécon-
des et les mâles il n'y a pas de société conjugale per-
manente, comme enfin il y a dans beaucoup de sociétés
'1) V. Maur. Girard, Métamorphoses, p. 174 : «Nous avons la manie
i]*dlTubler les animaux de dos gouverocmeuts. La rucbe n'est ni une
monarchie , ni nue république , c'est une communauté de trois sortes
d'individus d'une utilité forcée pour la reproduction et chez qui tous les
instants de l'existence concourent à ce but avec la plus parfaite concor-
dance harmonique, o
FOURMIS 373
domestiques des différences morphologiques tout aussi
grandes entre le mâle et la femelle qu'entre les neu-
tres et les individus sexués, nous nô pouvons recon-
naître en elles des sociétés politiques. Elles ne forment
qu'une seule famille, bien que monstrueuse en ses pro-
portions, et par conséquent n'atteignent pas, d'après la
définition même de M. Jaeger, le troisième degré de l'é-
volution sociale. Autrement, il faudra donner le nom
d'Etat à tous les groupes permanents où il y a plus
d'une femelle, ce qui est évidemment contraire aux
habitudes de langage et de pensée les mieux établies.
M. Forel a trouvé dans le Simplon (page 257), sous
une pierre, une cinquantaine de fourmis femelles fé-
condées {Formica rufa) agglomérées étroitement;
ailleurs, dans le Tessin, à Loco, une fourmilière de
Formica fusca, dont une moitié se composait de fe-
melles aptères et l'autre moitié seulement d'ouvrières.
Faut-il voir dans ce double fait une figure de ce qui
s'est passé à l'origine lorsque, dans un groupe nom-
breux de femelles, la division du travail s'est progres-
sivement établie, les unes gardant la faculté reproduc-
trice, les autres la perdant pour devenir plus aptes
aux travaux de l'élevage? C'est ce que nous ne sau-
rions affirmer. Des observations ultérieures sur des
faits de même sorte viendront sans doute jeter quelque
lumière sur cette question si obscure des origines.
Quoi qu'il en soit, si le partage des attributions mater-
nelles entre plusieurs individus met, ce semble, la
fourmiUère au-dessous de la ruche quant à la concen-
tration organique, les fourmis ont sur les abeilles un
considérable avantage quant à la souplesse de leur
24
374 SOCIÉTÉS DOVESnQCES VATCB^IBLLES
organisation sociale, à la variété de leurs traraux, à
rénergie de leur coopération. Leur supériorité est
attestée du reste par le jugement le plus décisif de
tous : celui du combat. En Amérique, les fourmis Elci-
tones attaquent fréquemment, au témoignage de Bâ-
tes (l)y les nids de guêpes dont Forganisation est la
même que celle des abeilles, et malgré une défense
furieuse, emportent leurs œufs et leurs larves ; la vic-
toire est complète.
Ce qui donne aux fourmis cette supériorité, c'est
qu'elles ont des habitudes terrestres. L'assertion peut
sembler paradoxale , mais qu'on songe aux avantages
exceptionnels qu'offre pour le développement des fa-
cultés intellectuelles le milieu terrestre comparé au
milieu aérien. Dans Tair, de longues routes sans acci-
dent, des courses étourdies loin des objets réels, une
instabilité, un vagabondage, un oubli sans fin des cho-
ses et de soi-même. Sur terre, au contraire, pas un
mouvement qui ne soit un contact et n'apporte un en-
seignement précis, pas une marche qui ne laisse ses
souvenirs ; et comme les courses sont limitées, il est
inévitable qu'une partie du sol occupé se peigne avec
ses ressources et ses dangers dans Timaginalion de
ranimai qui le traverse incessamment. De là une com-
munication beaucoup plus directe et plus étroite avec
le monde extérieur. Mais de plus, l'usage de la matière
est beaucoup plus facile à l'animal terrestre qu'à Tani-
th Cité par BlandiarJ, H'iiue des Deux-Monfief , 15 ool. 1875, p. 809.
Le docteur Morioe affirme qu'aurun insecte oe peut lutter cootre le«
fourmis reiioulables qaM a observées en Cochinchine; elle sont mattrc53e«
de Tarbre qu*elled ocoupeot. lu mammifère attaché '.j^iuge, veau, etc.]
succombe à lemrs morsures.
FOURMIS 375
mal aérien. Faut-il construire? Celui-ci devra sécréter
comme rabeille la matière de son nid ou, comme Ta-
beille encore quand elle récolte la propolis, comme la
guêpe quand elle recueille les éléments de son papier,
Taller chercher au loin. L'animal terrestre a près de
lui les matériaux de son travail, et comme ces maté-
riaux sont variés, son architecture pourra Télre aussi.
C'est donc vraisemblablement à leur habitat que les
fourmis doivent leur supériorité sociale et industrielle.
S'il y a eu une fourmi qui la première a eu l'idée de
se débarrasser de ses ailes en les tordant pour travail-
ler plus aisément sur le sol, elle a rendu à sa race un
immortel service. Mais il n'est pas probable que les
choses se soient passées ainsi, pas plus dans ce cas que
dans d'autres.
Ce sont les fourmis qui nous fournissent le premier
exemple de propriété. Les animaux inférieurs ne pos-
sèdent que le sol qu'ils occupent ; les fourpais, en sil-
lonnant incessamment de leurs convois un vaste ter-
rain, se l'approprient sans l'occuper d'une manière
permanente. Ce terrain est leur, parce qu'elles y sont
fixées et qu'elles y ont leur demeure. La propriété
nous apparaît donc d'abord comme un effet direct,
puis comme une extension de l'industrie. Le champ
où les ouvrières circulent régulièrement en longues
files porte en quelque sorte l'empreinte affaiblie de
l'organisation, imprimée si nettement sur toutes les
parties du nid. Ce champ est un instrument à l'usage
des fourmis, comme le nid lui-même, quoique à un
moindre degré. En effet, les sentiers battus sont la
suite des galeries et, comme les galeries, les fourmis
376 SOCIÉTÉS DOMESTIQUES MATERNELLES
sont prêtes à les défendre contre les incursions étran-
gères. Comme les différentes parties du nid communi-
quent entre elles, de même un courant non interrompu
d'informations unit les sentiers à la fourmilière. C'est
ainsi que l'activité animale conquiert le sol et Tincor-
pore à son organisme. Nous étudierons dans la suite le
développement de ce fait curieux qui se présente à
nous pour la première fois.
Tandis que les guêpes et les abeilles des différentes
espèces n'exécutent qu'un petit nombre de travaux
presque toujours semblables, les fourmis appliquent
leur activité d'une manière presque indéfiniment varia-
ble à toutes les circonstances qui se présentent. Les
unes creusent, les autres sculptent, les autres bâtissent^
les autres accumulent, un grand nombre chassent,
quelques-unes récoltent et emmagasinent (4), celles-ci
sucent le suc des fleurs, celles-là broutent leur corolle,
nous les voyons ici se faire esclavagistes, là élever des
pucerons, et tous ces actes divers sont susceptibles de
modifications sans limites, suivant les tendances héri-
tées et les circonstances particulières. Il résulte de
cette aptitude de leur activité à varier ses effets que la
(1) Nous D^dvoDs pa3 voulu parler daiiâ noire première étlition de c**i
f )urmiâ agricoles (agricuUural anls) qui, disait-on, sèmenl clleâ-iU(>uies
lt*5 graines pour eu recoller le produit. M. Couk les a récemmeut ob:^r-
vôes au Texas. Elles ne sèment pas volouluiremcnt les graines; on pouvait
ê'y attendre. En les allant chercher dans les environs, elles eu laissent
seulement tomber par mégarde un certain nombre. Mais voici ce cpril y
a de curieux dans leur instinct : dès que les jeunes pousses apparaissent
mtMées à d'autres végétaux, elles coupent avec leurs mandibules, tout au-
tour de leur nid, toutes les autres espèces de plantes, ne laissant croître
que l'espèce dont elles emmagasinent les graines. Nous devons ces dé-
tails à Tobligeaucc de M. Forel , qui les lient directement de l'obser-
vateur.
FOURMIS 377
division du travail doit être, dans une fourmilière don-
née, poussée beaucoup plus loin que dans une ruche.
En efiet, on pourrait, en examinant une fourmilière au
travail, déterminer plusieurs catégories de travailleuses;
mais(et c'est là le propre d'un organisme élevé) la divi-
sion du travail n'a rien de rigide et n'entraîne des
modifications organiques que chez un nombre d'espè-
ces relativement restreint. M. Forel, corrigeant Lacor-
daire, montre que, parmi les fourmilières indigènes,
une très petite proportion présente la différenciation
morphologique en quatre sortes d'individus : mâles,
femelles, ouvrières et soldats. Il ne Ta observée que
chez la P/ieidoZepusîZZa. Mais il assure que ces soldats
n'exercent qu'une action individuelle et ne jouent
jamais le rôle de chefs. <( Huber, dit-il, a déjà montré
que les fourmis n'ont jamais de chefs, et que même les
Formica fuscaj auxiliaires des Polyergusrufescens^ ne
subissent pas la moindre contrainte. Je ne puis que
confirmer son opinion ; je n'ai jamais vu une fourmi
jouer envers ses semblables un rôle prééminent »
(page 355). Il est vrai que Lacordaire, après Lund,
assure avoir vu de ses yeux les soldats des Ecitones se
comporter à la Guyane et au Brésil en véritables offi-
ciers dans une marche en colonne de ces fourmis
{Introd., t. II, p. 499). Cela suffit pour étabUr que la
société des fourmis peut atteindre une différenciation
morphologique aussi marquée que la société d'abeilles
(car cette différenciation est plus marquée que celle
des ouvrières d'une ruche en cirières et en nourrices),
sans cependant qu'on puisse en inférer la supériorité
des premières, vu le peu de généraUté du fait.
378 SOCIÉTÉS DOUBSnQUES HATERNELLES
Un autre fait, bien connu maintenant, nous parait
autoriser cette conclusion ; c'est Taptitude des fourmis
à se soumettre comme on dit des esclaves. On va voir
que la différenciation obtenue ainsi et le partage d'at-
tributions qui en résulte dépassent de beaucoup les
faits d'ordre analogue observés chez les abeilles, et
placent à ce point de vue les fourmis bien au-dessus
d'elles.
Mais nous devons nous arrêter un instant sur ce fuit
pour lui donner sa véritable signification sociologique.
Ce ne sont pas, en effet, des esclaves que s'adjoignent
les fourmis Pohjergusrufescens et Formica sanguinea.
« Les P. rufescens, dit M. Forel (p. 308), sont, comme
Hubcr Ta montré, dans une dépendance absolue de
leurs auxiliaires. Ils ne savent ni maçonner, ni soigner
leurs larves, ni même manger cnx-mànes. » S'il y a
des tentatives de contrainte exercées par les unes sur
les autres, c'est par des fourmis conquises sur leurs
conquérantes et non par celles-ci sur celles-là. Nous
avons vu nous-même certaines amazones rentrant à
vide d'une expédition, mal accueillies et houspillées
par des ouvrières noir cendrées ; Huber avait constaté
le fait (p. 21 i). M. Forel raconte qu'au premier départ
de Tannée C4 juillet) les amazones furent tiraillées pai*
les Fusca et même que celles-ci couraient après leurs
compagnes de l'autre espèce, puis les chargeaient sur
leur dos et les ramenaient â la fourmilière commune.
Nées en cette saison même, elles n'avaient jamais vu
d'expédition et ramenaient ainsi au niJ celles qu'elles
prenaient pour des fugitives (p. 311 ). Le même obser-
vateur a vu aussi les mêmes Fusca pendant des jour-
FOURMIS 379
nées de grande sécheresse, importunées des sollicita-
tions des amazones à qui elles n'avaient plus rien à dé-
gorger, se jeter sur elles, les mordre et les tirailler
vivement jusqu'à ce que celles-ci se servissent de leurs
terribles mandibules. Rien de tout cela ne ressemble
à la conduite d'esclaves. Il est donc fâcheux que l'on
se soitservi, cette fois comme tant d'autres, d'un terme
poétique pour désigner le phénomène au lieu de cher-
cher un mot scientifique qui en exprime la véritable
nature. Eu général, ces assimilations des faits présentés
par l'animalité inférieure avec les faits manifestés par
la société humaine sont périlleuses. La distance entre
les mobiles qui déterminent les uns et les autres est si
énorme que, môme lorsque les faits revêtent la même
apparence, il n'ont pas la môme nature. A plus forte
raison, doit-on se garder de réunir sous une même
appellation des faits aussi dissemblables. La confusion
des termes entraîne, dans de tels cas, une durable
confusion d'idées. Il nous semble donc que cette mé-
taphore qui fait de l'une des deux espèces cohabitant
dans une fourmilière une esclave de l'autre, métaphore
peut-être inévitable au début de la science sociologi-
que, doit être soigneusement évitée.
Reste à savoir quelle idée nous devons concevoir
du fait lui-même et, par conséquent, quel nom nous
devons lui donner. Si nous pouvions remonter à son
origine nous en connaîtrions la nature. Ici encore nous
repoussons le hasard, qui n'est cause de rien. Ce ne
sont pas, d'ailleurs, des possibilités indéterminées qu'il
convient à la science d'invoquer, mais des vraisem-
blances positives, tirées de faits réels, aussi analogues
380 SOCIÉTÉS DOMESTIQUES MATERNELLES
que possible au fait inexpliqué. Or M. Fore! a noté un
certain nombre de cas qui nous conduisent bien près
de l'établissement d'une fourmilière où deux espèces
hostiles servent chacune la communauté suivant son
génie. «Croirait-on, dit-il (p. 371), que des espèces de
fourmis fort différentes, ennemies naturelles, et qui à
l'ordinaire vivent en fourmilières simples, des fourmis
chez lesquelles on n'a jamais observé d'instincts escla-
vagistes se trouvent dans certains cas fort rares former
entre elles des fourmilières mixtes ?» Et il cite cinq
observations décisives par lesquelles une union intinoe
a été constatée entre des Formica exsecta et des F.
fuscay entre des Tapinoma et des BolriomyrmeXy
entre des F. fusca et des F. truncicola^ entre des F.
prateiisis y enfin y et encore d'autres F. fusca. Ces obser-
vations prouvent déjà que le fait d'annexion n'est pas
exclusivement propre à une ou deux espèces, qu'il
n*est pas chez elle un attribut natif et pour ainsi dire
fatal, bref qu'il ne résulte pas d'un instinct spécifique
immuable (1), mais qu'il se produit çà et là sur Tinvi-
tationdes circonstances dans des fourmilières quelcon-
ques. Quelles sont les circonstances où peut naître
une telle habitude? Il y en a plusieurs. En vertu de la
loi qui veut que Tanimosité des combattants soit pro-
portionnée à leur nombre, les individus des espèces
les plus hostiles, réduits à un petit groupe, s'allient et
travaillent en commun. M. Forel a retiré du milieu de
(I) n II y a des F. sanguinea qni n'ont pas d'esclaves du tout et êlèvonl
elU»ji-mt>me^ leur? larves.» ;Forf.l, p. 359.}.. Ailleurs : «j*ai vu an col de
Mallojffid des fourmilièreâ sanguiftea sans esclaves et d*dutres qui eo
avaient beaucoup. •»
FOURMIS 381
deux armées de F. pratensis^ engagées dans une mê-
lée ardente, sept individus, dont quatre d'un camp et
trois de Fautre : mises dans un bocal, elle se traitèrent
amicalement (page 269). Donc, première. circonstance
favorable : réduction de deux fourmilières ou de deux
fractions de fourmilières à un petit nombre ; en voici
une seconde. On sait que des espèces sont très friandes
des cocons d'autres espèces. Les Formica sanguinea
mangent avidement des cocons de F. fiisca et de F.
ruftbarbis.,. Lorsqu'on donne à des F.pratensis ou ex-
secta des cocons de F. fusca, elles les mangent toujours.
Enfin les cocons de ces mêmes F. pralensis sont un
mets de choix pour les Sanguinea. Or les espèces qui
forment pour la plupart (1) des fourmilières mixtes
sont précisément celles-là, c'est-à-dire celles qui man-
gent les cocons avec celles dont les cocons sont man-
gés. L'expérience a du reste été faite et a parfaitement
réussi. Des Sanguinea^ ayant déjà noué une alliance
avec des Rufibarbis ou des Fusca et à qui M. Forel a
offert des cocons de F. pratensis, tantôt les ont mangés,
tantôt les ont fait éclore pour s'allier avec les produits,
tantôt en ont mangé une partie et ont élevé l'autre
(p. 321). Il est démontré par cette expérience que les
fourmilières qui pUlent les cocons des fourmilières
voisines pour les manger ont pu, si elles y ont trouvé
(1) Nou9 di30D3 pour la plupart; la vérilé nous oblige à recoonallrc
quMl y a certaines fourmilières mixtes où l'espèce paresseuse est ac-
tuellement incppable de piller Tautre (Forel); par exemple celles qui
sont composées de Tetramorium et de Stronyyloguathus, Les neutres de
Tespèce paresseuse (les itrongylognathus) sont en train de disparaître.
Il y aurait là comme uue dégénérescence sociale résultant du parasi-
tisme U^jà fort ancien.
382 SOCIÉTÉS DOMESTIQUES MATERNELLES
un avantage et l'ont compris, les piller pour les faire
éclore. Il faut remarquer en effet que les fourmis dites
esclavagistes devaient nécessairement, au moment où
elles ont commencé à le devenir, élever leurs larves et
délivrer elles-mêmes leurs nymphes de leurs cocons :
le sentiment maternel était donc en elles très déve-
loppéy et il est difficile de croire qu'en présence des
cocons pillés comme un aliment, ce sentiment n'ait pas
lutté contre la faim. On n'a plus dès lors à se mettre en
grands frais d'imagination pour deviner dans quel cas
il a triomphé. Mais voici une troisième et une qua-
trième circonstances non moins favorables que les pré-
cédentes à la naissance des fourmillières mixtes. Deux
fourmilières ennemies (F. sangninea et pralensis) en-
levées subitement de leurs nids bouleversés et mises
dans un même sac, y restent une heure; après ce
temps on les fait descendre dans un appareil. 11 y a
des morts qui indiquent comment l'heure a été em-
ployée ; mais les survivants^ après quelques tiraille-
ments et quelques démonstrations hostiles, prennent
le parti de déménager ensemble leurs cocons dans le
logement qu'on leur offre. L'alUance est définitivement
scellée (page 279). Les situations désespérées sont
donc propices aux alliances inattendues. Les fourmis
qui viennent d'éclore, d'autre part, apprennent d'abord
les travaux domestiques et le soin des larves ; elles
n'arrivent que plus tard à distinguer un ami d'un en-
nemi et à se conduire en conséquence. M. Forela dis-
posé une expérience pour démontrer le fait; elle est
concluante. En confiant des cocons de diverses espèces
à déjeunes fourmis également de diverses espèces, il
FOURMIS 883
eut, dit-il, le plaisir de voir naître sous ses yeux une
fourmilière on ne peut plus artificielle, composée de
cinq espèces vivant toutes dans la meilleure intelli-
gence (page 262). Par conséquent, si le fait s'est pré-
senté dans la nature une fourmilière mixte a pu en
résulter. On remarquera qu'il se présente quotidienne-
ment dans les fourmilières qui pillent pour les manger
les cocons d'autres fourmilières, puisque de jeunes
fourmis y sont en contact avec des cocons étrangers
dont elles ne savent pas la provenance. Le lecteur
choisira entre ces diverses sortes de circonstances fa-
vorables; la question est de savoir laquelle a dû le plus
souvent naître jlu concours des événements. Mais quoi
qu'on en puisse penser, on voit avec clarté par quelle
sorte de rapports ont pu être unies les fourmis des
différentes espèces que les circonstances ont amenées
à cohabiter. Ces rapports ne sont pas ceux de maî-
tresses à esclaves, mais ceux de nourrices à nourrices
empressées autour d'une même mère et d'une même
progéniture. Toutes, aussitôt réunies, obéissent à leur
penchant maternel et se mettent à soigner les larves de
la communauté avec une égale sollicitude ; toutes
s'empressent de dégorger leur miel dans la bouche de
leurs nouvelles compagnes ou de les porter sur leur
dos, comme elles se portent entre elles. C'est donc bien
une association qui résulte de ces mélanges d^espèces.
Une nuance légère la rapproche de la domestication,
puisque la contrainte est à l'origine ; mais ce premier
moment passé, — alors la fourmi n'est pas encore
éclose, — il y a incorporation réciproque des deux
familles. Seulement chacune suit ses aptitudes et ap-
384 SOCIÉTÉS DOMESTIQUES MATERNELLES
porte à la communauté le concours le plus conforme à
sa tendance et à ses moyens naturels. Les guerrières
deviennent de plus en plus exclusivement guerrières,
les autres donnent carrière de plus en plus à leurs
goûts pacifiques et vaquent avec une préférence de
plus en plus marquée aux travaux intérieurs. De là une
division du travail toute spontanée qui devait produire
les résultats qui sont sous nos yeux.
Ce n'est pas, disions-nous tout à l'heure, la différen-
ciation des formes, mais aussi et surtout la différen-
ciation des actes et des fonctions qui atteste la supé-
riorité d'un organisme social. Or, à ce point de vue, le
rôle de chaque individu est chez les fourmis des plus
frappants. Il faut, pour le bien comprendre, les observer
soi-même ou lire quelqu'un de ces recueils d'observa-
tions minutieuses auxquels nous empruntons ici tant
de faits intéressants. Dans les espèces supérieures
l'individu développe une initiative étonnante. On sait
maintenant comment débutent les travaux, les expé-
ditions ou les migrations des fourmis. Il n'y a pas entre
elles la moindre trace de consultation ni de résolution
collective. La seule éloquence que ces animaux aient
à leur service, c'est l'éloquence d'action ; je veux dire
que, quand un individu désire persuader aux autres de
Taider dans quelque projet, il commence simplement
par exécuter lui-même ce projet sous leurs yeux après
en avoir heurté le plus grand nombre possible pour
attirer leur attention, (le fameux langage antennal, sin*
lequel on a fait tant de conjectures, se réduit à des
différences dans la manière dont se rencontrent deux
corps délicats pourvus de nerfs nombreux. L'altouche-
FOURMIS 385
ment léger est une caresse ou une prière : le batte-
ment est un avertissement d'autant plus grave qu'il
est plus fort, plus pressé qu'il est plus rapide. Avec
cela et le penchant à l'imitation fondé sur les raisons
psycho -physiologiques exposées plus haut, on peut
expliquer toutes les démarches des fourmis. Nous
avons nommé les principales : examinons-les. Une
fourmi veut-elle émigrer? l'habitude où elle est de
vivre avec ses compagnes a engendré un besoin cor-
respondant; elle ne peut émigrer seule. Elle va donc
auprès des autres fourmis, les frappe de ses antennes,
et part. Refuse-t-on de la suivre? elle recommence
son manège. La vue du mouvement, avons-nous dit,
entraîne le mouvement; une ou deux la suivent; puis
celles-ci se joignent à la première pour déterminer
les autres et peu à peu l'émigration devient générale.
Au besoin on porte les récalcitrantes ; c'est un moyen
simple à l'usage des intelligences obtuses (M. Forel,
p. 333). Du reste le seul exemple est presque toujours
compris. Nous-mêmes ne .le comprenons-nous pas
quand un chien jappe et bondit avec insistance dans
la même direction, regardant alternativement le maître
qu'il appelle et le point où il veut l'appeler? Le chat
fait de même ; il miaule et il marche, revenant et re-
commençant jusqu'à ce qu'on le suive. C'est sur des
indications semblables qu'une personne dont le témoi-
gnage est pour nous absolument certain suivit un chat
à travers un long corridor et une cour jusque dans une
pièce éloignée, près d'un placard qu'elle ouvrit et où
elle trouva au milieu d'une abondante fumée des Unges
en feu. Rien ne s'oppose à ce que nous accordions aux
38G SOCIÉTÉS DOMESTIQUES MATERNELLES
fourmis, sauf la voi^, le même mode de commmiication.
Il suffit à expliquer les migrations ; il suffit de même
à expliquer les expéditions des Amazones et des San-'
guinea. Faut-il rendre compte de l'assurance avec la-
quelle l'armée s'engage dans une direction qu'elle n'a
jamais parcourue? Plusieurs observations y pourvoient
^de la manière la plus satisfaisante. On a vu maintes
fois des amazones, marchant par saccades, à l'aventure,
explorer les environs de leur fourmilière en assez grand
nombre et, à plus de trente pas de leur nid, inspecter
les retraites des F. fusca pour en trouver les ouver-
tures (pages 308-321). Que ces éclaireurs spontanés
veuillent entraîner le soir même ou le lendemain leurs
compagnons à une expédition générale , rien de plus
naturel. Mais dans ce cas, la rectitude (d'ailleurs sou-
vent fort imparfaite) de la marche collective dépendra
de la netteté des souvenirs de ces éclaireurs. Il faut
que dans certains cas les souvenirs ds ces éclaireurs
soient bien précis, car les armées montrent parfois une
très ferme résolution. Nous avons vu en septem-
bre 1872 une forte colonne d'amazones aller en droite
ligne, avec de très courtes hésitations, jusqu'à un es-
carpement de sable de deux mètres au moins de pro-
fondeur qui descendait à pic d'abord, puis se creusait
au-dessous en une assez profonde cavité. Elle était â
plus de dix mètres du nid et nous croyions l'expédition
manquée, puisqu'elle rencontrait par là le vide devant
elle, quand nous vîmes le flot continuer sa marche vers
l'escarpement et y disparaître. Descendant nous-méme
au plus vile, nous vîmes l'armée tout entière qui se
laissait choir en pluie de toute la hauteur de cette ter-
FOURMIS 387
rasse. Le saut terminé, elle alla encore à Vingt mètres
de là piller un nid deFusca. Puis elle revint par le même
chemin, grimpant Tescarpement malgré la charge et
les chutes. Certes il fallait que le chemin fût bien connu
de quelques-unes de ces fourmis pour qu'elles déter-
minassent la troupe à de pareilles évolutions. On ob-
jecte que la direction ue peut être donnée par une
seule amazone, puisque la tète de la colonne est au
bout de quelque temps dépassée et forme bientôt la
queue. D'abord, ce n'est pas une seule amazone, mais
plusieurs qui entraînent la troupe. Ensuite, quand l'im-
pulsion donnée par l'une d'elles s'épuise, en admettant
qu'il n'y en ait point d'autres capables de la renouveler
d'instant en instant, une hésitation devra se produire
à la tète de la colonne, et c'est ce qui arrive en effet
très fréquemment ; mais, au bout d'un certain temps,
le mouvement incessant de tête en queue ramène au
premier rang les éclaireurs et l'armée reprend sa mar-
che. Mais comment comprendre que les explorateurs
puissent avertir leurs compagnes qu'il y a une expé-
dition à tenter? n'est-il pas nécessaire d'admettre ici
une résolution prise en commun? Pas davantage. Ici
encore une observation de M. Forel tranche la difficuté.
Il suffit d'admettre une trépidation de quelques-unes
accompagnée de coup d'antennes et suivie de départ
pour expliquer Tirruption de l'armée hors du nid et
son ébranlement. On peut en effet provoquer ce départ
artificiellement en passant simplement le doigt au
milieu des amazones qui errent sur le nid. L'émotion
qui se répand de proche en proche est prise pour uu
signal d'expédition : tant il est vrai que le langage des
388 SOCIÉTÉS DOMESTIQUES MATERNELLES
fourmis consiste bien plutôt en impulsions tactiles de
signification très générale qu'en signes doués d'un
sens précis. Il nous reste à expliquer par ce même
principe de l'initiative individuelle suivie d'imitation
les travaux des fourmis. Nous pouvons présenter sur
ce point notre propre témoignage. Nous avons vu par
une nuit d'été, à la lumière d'une lampe, la fourmi des
jardins exécuter en se servant de brins d'herbe pour
charpente ses délicates constructions. Y a-t-il un
arceau à bâtir sur un brin d'herbe, une seule des tra-
vailleuses commence certainement à en avoir l'idée ;
toute possédée de son projet, elle apporte activement
les grains de terre pour le réaliser, sans prendre garde
qu'elle les enlève parfois aux constructions de ses voi-
sines. Les autres n'accordent d'abord aucune attention
à ce qu'elle fait. Bientôt cependant une fourmi
inoccupée qui passe se joint à elle , puis deux, puis
trois : évidemment l'idée a été comprise, et les voilà qui
travaillent ensemble, déterminées par le seul exemple
de la première à l'exécution d'une même œuvre. Les
observations des deux Huber et de M. Forel ne laissent
sur ce point aucun doute. C'est ainsi que sont accomplis
tous les travaux des hyménoptères vivant en société.
Kst-ce à dire que les imitateurs du mouvement initial
ne modifient pas les vues de finventeur alors qu'ils s'y
associent? Bien au contraire, et non seulement ils doi-
vent le modifier, mais en le modifiant ils le perfection-
neront. Car ils ne peuvent le comprendre sans le
comprendre à leur point de vue, ni combiner leurs
différents points de vue sans que la meilleure direc-
tion possible ne soit par là imprimée à leurs edorls.
FOURMIS 389
L'intelligence, bien qu'on ne le croie pas communé-
ment, même en des individus différents, est susceptible
d'addition et d'accumulation, et il est impossible que
chacune des pensées, si rudimentaîres qu'on les sup-
pose, d'une grande multitude s'applique aux détails
d'une œuvre collective sans apporter dans l'exécution de
ces détails des variations sans nombre et, par suite, sans
que l'ensemble n'en profite. C'est ce que font les four-
mis à un plus haut point que les abeilles. L'individu,
chez elles, apporte dans la construction des abris une
bien plus grande liberté de conception que les abeilles.
Celles-ci, l'imagination attachée à une forme régulière,
ne savent s!en départir qu'exceptionnellement quand
on leur suscite des obstacles ; et encore plus dans la
position que dans la forme des alvéoles. Les fourmis
sont aflranchies, pour ainsi dire, de toute régularité géo-
métrique ; elles n'ont pour mobile que la particularité
des circonstances, et c'est ce qui fait la dignité de leur
industrie. C'est par cette puissance inventive qu'elles
ont conquis le sol sur une si vaste étendue, car partout
où h culture n'a pas pénétré il leur appartient. On le
voit, pourvu qu'on accorde aux hyménoptères sociaux
un peu d'intelligence, les phénomènes qu'ils manifes-
tent s'expliquent sans grande difficulté. Ils n'ont rien
de merveilleux. Ils ne passent pour des prodiges qu'au-
près de ceux qui ôtent à ces animaux toute faculté de
penser ou de ceux qui leur accordent étourdiment
autant de réflexion qu'à l'homme même. La plupart
de ces contempteurs ou de ces admirateurs à outrance
n'ont sans doute que peu observé les animaux ou
n'ont que peu analysé leurs mobiles. Plus on le fait,
25
390 SOCIÉTÉS DOMESTIQUES MATEHNELLES
plus on se convainc de la vérité de cette sage parole
d'Huber jeune : « Ainsi le grand secret de Tharmonie
qu'on admire dans ces républiques n'est point un mé-
canisme aussi compliqué qu'on le suppose : c'est dans
leur affection réciproque qu'il faut lechercher »(p.l38).
Je dirais plutôt dans leur commune affection pour leurs
larves, et j'ajouterais (car à côté de la fin il faut indi-
quer le moyen) dans la faible dose d'intelligence indi-
viduelle dont jouissent les hyménoptères, multipliée
par les lois d'imitation et d'accumulation que nous avons
invoquées.
Si la division du travail est poussée à ce point dans
les fourmilières, si les individus qui les composent y
manifestent ce degré d'initiative personnelle, l'individu
total qui résulte de leur concours doit offrir une con-
centration énergique; son unité sociale doit être plus
marquée qu'aucune de celles que nous avons étudiées
jusqu'ici, malgré le nombre considérable de ses élé-
ments intégrants (1). Cette unité se révèle dans la
forme définie du dôme, véritable appareil d'éclosion et
d'élevage, dans le concert des travaux, dans la solida-
rité des travailleurs, dans toutes les manifestations, en
un mot, de la vie sociale, mais surtout dans l'opposi-
tion de chacune des familles avec les familles voisines,
même entre fourmilières de la mCme espèce, même
entre métropoles et colonies (page 285). La conscience
commune est une conscience fermée, par cela même
(I) Voir le calcul, flabli sur des* observations po^ilivos, «raiir^s lequel
M. Forci, qu'où ne trouve nulle part enrlin ;i l'exaijrralion, attribue à une
fourmilière de F. fimtensis 400,000 individu?, p. zcw.
FOURMIS 391
qu'elle est une conscience définie. Il faut pour l'enta-
mer des circonstances exceptionnelles, des vicissitudes
inouïes. Certaines fourmilières sont doubles, en ce sens
que dans l'épaisseur même des parois d'un grand nid
vivent de petites fourmis qui n'ont avec les grosses que
des rapports d'inimitié; le voisinage ne fait qu'exas-
pérer les haines. Aucun fait ne montre mieux cette
vigueur de haine que le suivant, provoqué par M. Forel
dans un appareil; deux fourmilières ayant été placées
successivement dans cet espace resserré, la seconde
assiégea la première, bien qu'elle fût de la môme es-
pèce (Tapinoma erraticum), avec un acharnement qui
n'eut d'égal que l'acharnement de la défense; des murs
eu terre élevés par les assiégés furent percés par les
assiégeants, puis rétablis plus loin et de nouveau pé-
nétrés pendant un mois et demi, jusqu'à ce que, l'ap-
pareil ayant été exposé au soleil de mai, les assiégés,
réduits à un étroit espace, furent forcés dans leurs re-
tranchements et annexés à la fourmilière victorieuse.
Ils étaient restés un mois et demi sans manger. Que
l'on compare cette expérience aux perpétuels mélanges
de ruches que raconte Huber, on verra que l'énergie
avec laquelle l'individualité de la conscience collective
s'affirme dans l'une et dans l'autre famille varie consi-
dérablement.
Mais, dira-t-on, quelle conscience est-ce donc que
celle que l'on peut scinder en deux parties, ou annexer
à une autre conscience? Qu'est-ce qu'une individua-
lité qu'on fractionne ou qu'on augmente? Ce sont
assurément, répondrons-nous, une conscience et une
individualité inférieures, mais qui ne perdent pas
392 SOCIÉTÉS DOMESTIQUES MATEftNELLES
cependant leur droit à porter de tels noms. La trans-
fusion du sang qui rend à un anémique désespéré l'a-
bondance des pensées et le plein sentiment du moi,
alors que l'instant d'avant sa conscience s'évanouissait,
à peine traversée ça et là de pensées rares et confuses,
n'empêche pas plus l'individualité d'exister que ne le
fait une blessure par où le sang s'échappe, entraînant
par sa perte des phénomènes opposés ; l'unité du moi
est seulement raftermie dans un cas, aiïaiblie dans
l'autre cas. Il en est de même de Tindividualité sociale;
elle est, elle aussi, susceptible de plus ou de moins.
Mais une conscience aflaiblie est une conscience disper-
sée. Il ne faut donc pas s'étonner de trouver dans les
régions inférieures de l'échelle des sociétés des indivi-
dualités collectives dont les éléments mal liés peuvent
se désagréger et s'adjoindre à des touts différents.
Nous verrons bientôt que toutes les sociétés n'ont pas
le même et insuffisant degré de concentration : il en
est au sommet de Téchellc dont les éléments ne peu-
vent se désagréger sans périr ni sans entraîner la perte
de Tensemble. Deux fœtus peuvent, dans le sein de
leur mère, se fondre en un seul; mais les mêmes
êtres arrivés à l'état adulte restent invinciblement
séparés.
Tout est relatif : malgré cette infériorité, les familles
d'hyménoptères nous montrent déjà un type élevé d'or-
ganisation sociale, si on envisage le point de départ de
la série tout entière. Deux êtres vivants sont, au dé-
but, une proie l'un pour l'autre, rien de plus. Ici nous
voyons les jeunes soignés avec sollicitude et l'individu
qui transmet la vie entouré d'attentions inquiètes par
TERMITES 393
une immense multitude d'individus dénués de ce pou-
voir, mais étroitement unis dans un même sentiment
d'amour maternel. Nous trouvons dans de telles socié-
tés des preuves de dévouement, aveugle encore, mais
absolu. Des fourmis malades sont portées par leurs
compagnes (M. Forel, p. 367). A côté d'exécutions
impitoyables, on voit parfois des ennemis affamés se-
courus en dehors du feu de la bataille (Id., page 277).
Des affamées de quatre jours s'empressent de dégorger
à des compagnes de jeûne le miel qu'on leur offre, et
celles qui ont reçu ainsi l'aumône d'une goutte de miel
se tournent vers les autres pour leur en doiiner leur
part (M. Forel). Quelque chose comme de la bonté et
de la pitié semble donc déjà apparaître ici. Pour re-
trouver des familles offrant des traits aussi relevés,
nous devrons remonter pendant longtemps l'échelle des
formes animales, dès que nous aurons quitté la classe
des insectes. La série qui leur succède prend naissance
à un point beaucoup plus bas de l'arbre de là vie; elle
doit, il est vrai, monter beaucoup plus haut.
Mais avant de quitter la classe des insectes, disons
un mot des névroptères sociaux, les Termites. Ils sont
mal connus. Nous ne pouvons affirmer d'eux que trois
particularités; la première est des plus étranges et de-
meure inexpliquée : des larves aident des nymphes à se
débarrasser de leur peau lors de l'éclosion ! L'instinct
maternel paraît ici chez des neutres avant que ceux-ci
aient revêtu la forme adulte ! La seconde leur est com-
mune avec les fourmis Ecitones, les Alla cephalotes,
les Pheidole et les Colobopsis; la différenciation mor-
394 SOCIÉTÉS DOMESTIQCES yATEAXELLES
pkologique aboutit chez eux à la création de quatre
types concourant aux travaux de la communauté, à
savoir : 1® les mâles ; 2* les femelles (il y en a de deux
tailles); 3^ les ouvriers (1); 4* les soldats. La troisième
particularité est propre aux Termites : tandis que chez
les fourmis les efforts sont coordonnés, chez les Termites
ils sont subordonnés; les soldats jouent, suivant le té-
moignage de M. de Quatrefages, le rôle de chefs et de
surveillants, t Je les voyais, dit-il, en petit nombre,
mêlés aux ouvriers, toujours isolés et ne travaillant
jamais eux-mêmes. Par moments, ils faisaient avec le
corps entier une sorte de trémoussement et frappaient
le sol avec leurs pinces; aussitôt, tous les ouvriers
voisins exécutaient le même mouvement et redou-
blaient d'activité » {Souvenirs rf'wn naturalistey vol. II,
p. 405). Nous renonçons à chercher la philosophie de
ces faits, puisque l'ensemble de la vie des Termites
n est pas suffisamment exploré. Nulle synthèse ne peut
avantageusement précéder Tanalyse expérimentale.
Contentons-nous de signaler ce qu'il y a d'extraordi-
naire à voir Tordre le plus infime des insectes offrir
une société aussi complexe et aussi puissamment or-
ganisée.
Jetons enfin un coup d'œil sur l'industrie des Ter-
miles, mais en la comparant à celle des sociétés qui
nous ont paru inférieures à la leur. Nous pouvons divi-
ser les habitations des insectes sociaux en deux grandes
classes : les édifices suspendus et les trous creusés
{\) SU', et non ouvrières. Lea neutrcà sont ioi non plus des femellett,
nuiâ dc-i mûlcd donl les organes ont subi un arrêt de d'veloppcmeDt.
TERMITES 39S
dans le bois ou la terre. Les premiers nous montrent
des nids peu complexes, ceux des Polistes, puis des
nids qui le sont davantage, ayant une enveloppe, ceux
des frelons. A une place intermédiaire entre les habi-
tations aériennes et les demeures creusées, nous trou-
vons les guêpes communes, les bourdons et les abeil-
les, dont le nid est caché dans la terre ou dans le bois,
mais construit avec des matériaux apportés d'ailleurs.
Les gâteaux des abeilles n'offrent que deux sortes de
cellules, complication à laquelle il faut ajouter les
portes de propolis, organe accidentel. Vient ensuite la
série des trous proprement dits. Les larves de plu-
sieurs espèces s'en creusent de très simples. Les Ody-
nères, à demi sociales, ajoutent à leur trou un tube
extérieur. Certaines araignées des bords de la Médi-
terranée ferment leur trou tapissé avec une trappe à
charnière; quelques-unes dont le tube est recourbé,
presque bifurqué, ajoutent une trappe intérieure à
celle qui clôt Torifice. Les courtilières creusent des
galeries souterraines au milieu desquelles s'étend une
chambre d'incubation. Les fourmis mineuses ont, avec
de nombreuses galeries, des chambres d'incubation et
savent fermer aii besoin les ouvertures de leur nid avec
de la terre ou les défendre par des entonnoirs à pa-
rois croulantes. Le dôme extérieur est une complica-
tion nouvelle, il sert de chambre d'incubation en même
temps que de toit. Au dôme extérieur et aux galeries
souterraines peuvent se joindre, chez certaines espèces,
soit des chambres d'approvisionnement profondément
cachées, soit des chemins couverts «extérieurs et des
pavillons pour la conservation des Aphis. Enfin, la
à96 S0CIÉT6S DOMESTIQUES MATERNELLES
complication semble atteindre son summum quand ces
travaux essentiels sont, comme dans le cas cité par
M. Forel(page 170)^ multipliés sur un vaste espace, au
nombre de vingt, trente, cent nids reliés par des
galeries entrecroisées. Les Termites vont pourtant
plus loin ; ils construisent d'énormes demeures où. avec
les galeries profondes et les chemins couverts, avec les
chambres d'incubation, se voit une chambre de ponte,
séjour de la femelle, et une voûte libre qui couronne
le tout, destinée sans doute à rafraîchir Tair de ce
vaste nid (1). On le voit, cette énumération rapide des
œuvres se trouve parallèle à l'énumération des socié-
tés, et confirme la loi générale que nous avons indi-
quée, à savoir que dans Téchelle des sociétés la per-
fection de rindustrie correspond à la perfection de
l'organisme.
(1) Voir, sur les Termites, II. de Qualrefages, op. ciL, et Armales det
Sciences naturelles, 4« série, Zoologie, t. V, 1836; — Cb. Lespés, Organi-
ialion el mœurs du Termite lucifUje,
MÊME SECTION
FONCTION DE REPRODUCTION {Suite)
CHAPITRE III
Société domesUqae paternelle : la Famille ohes les Poissons,
les Reptiles, les Oiseaux et les BCammiféres.
Accession du mÂle dans k famille, son rdie exclusif d^abonl, particu-
lièrement chez les poissons; tentative d'explication du fait; la solution
proposée convient également à Tamour maternel; conGrmation de
l'hypothèse. — Batraciens et Reptiles. — La famille chez les oiseaux :
les variations en apparence capricieuses de leurs mœurs rendent les
généralisations périlleuses. Oiseaux polygames, oiseaux monogames.
Pourquoi le mâle revient ou séjourne auprès de la femelle dans les
dififérents cas; solidarité des consciences et continuité des traditions
dans la famille d'oiseaux; industrie collective; territoire; comparaison
de la famille d'oiseaux avec celle des insectes. — Rôle du mâle dans
la famille des mammifères; les monogames, les polygames; valeur
relative des deux types; de l'industrie des mammifères; elle est le
plus souvent individuelle.
L'accession du mâle marque une phase nouvelle
dans le développement de la société domestique chez
les animaux. Cette complication commence avec l'em-
branchement des Vertébrés et dès la classe des Pois-
sons on en trouve de curieux exemples ; mais elle n'a
pas dès l'abord toute la signification dont elle est capa-
398 SOCIÉTÉS DOMESTIQUES PATERNELLES
bJe. Le mâle en effet, en entrant dans la famille, y
joue un rôle tellement prépondérant qu*il vajusqu^à
remplacer la femelle dans les soins donnés à la progé-
niture ; de cette façon son apparition, loin d'introduire
dans l'organisme social reproducteur une plus grande
variété de fonctions, lui interdit au contraire celle qu'il
avait manifestée chez les plus élevés des Invertébrés,
car il n'y a point de neutres au-dessus des insectes.
Réduit à un individu unique qui à lui seul assure par sa
sollicitude l'avenir des jeunes une fois éclos, l'organe
paternel absorbe donc, pour ainsi dire, la famille tout
entière dus qu'il y entre. Ce n'est que postérieurement,
non plus chez les Poissons, mais chez les Batraciens
et surtout chez les Oiseaux, que la femelle ayant repris
SCS attributions ordinaires et se chargeant de l'élevage,
le secours du mâle peut apporter à la famille un réel
avantage en y développant une variété de fonctions
jusqu'alors inconnue.
II est vrai que partout où il y a des sexes séparés le
mâle et la femelle sont, nous l'avons vu, au moins mo-
mentanément rattachés l'un à l'autre par des représen-
tations réciproques et que cette réciprocité de pensées
accompagnée d'une réciprocité de sentiments corres-
pondante fait de leur couple une conscience commune.
Mais nous avons remarqué combien ce concours do
représentations et de désirs était limite dans le temps ;
nous avons vu que le mùlo, disparaissant, comme cela
arrive si fréquemment chez les insectes, aussitôt après
la copulation ou ne vivant que pour végéter sans
prendre part aux travaux de la famille, la femelle de-
venait (lès lors le centre de l'orgunisme reproducteur
POISSONS 399
et constituait par ses rapports avec les jeunes comme
un second épisode de la vie domestique où le mâle
n'avait aucune part. Ainsi coupé en deux fragments
successifs tels que de Fun à l'autre aucune autre com-
munication n'était possible que celle des influences
héréditaires organiques, le groupe que nous étudions
restait dépourvu de cette continuité de conscience qui
fuit l'individualité véritable. De quelle concentration, au
contraire, ne sera-t-il pas capable et en même temps
de quelle continuité, quand la société conjugale sera
sans intervalle suivie de la société domestique et con-
firmée par les rapports communs des parents avec les
jeunes !
Mais, avant d'en venir à cette perfection relative, la
famille traverse plusieurs états inférieurs que nous
devons signaler rapidement : celui tout d'abord,
disons-nous, où les rôles sont confondus et la place de
la femelle usurpée par le mâle. Ce sont les Poissons
qui nous présentent cette anomalie. Dans l'immense
majorité des espèces, les jeunes des poissons éclosent
sans le secours des parents et dès leur naissance savent
se suffire. Les parents se contentent de déposer les
œufs en des localités favorables : quelques-uns seuls
les agglutinent et les fixent. Ce n'est que dans quel-
ques rares espèces, dont le nombre, il est vrai, aug-
mente tous les jours, qu'on a découvert des exemples
d'amour paternel. Les Syngnathes et les Hippocampes
mâles portent, dit-on, les œufs dans une poche incu-
batrice; les Hippocampes assistent à la ponte le corps
enroulé autour de celui de la femelle. Le Saumon et la
Truite creusent une dépression dans le sable pour y
400 SOCIÉTÉS DOMESTIQUES PATERNELLES
déposer leurs œufs ; ici le mâle et la femelle travaillent
ensemble. On ne sait auquel des deux sexes il faut
attribuer le nid de sargasses du Chironectes pictus et
le nid d'algues de la Vieille, du Crénilabre, de la Bien-
nie et de la Spinachie : même incertitude au sujet du
Cotte noir, gardien si vigilant de ses œufs. Mais on
sait que c'est le mâle du Cotte d'eau douce qui mani-
feste des habitudes identiques, que c'est le mâle du
couple formé par les Lompes qui veille sur les œufs
pondus par sa compagne et emporte les jeunes sur son
dos à la haute mer, que ce sont les mâles des Epino-
ches et des Epinochettes qui construisent les nids, qui
y poussent les femelles pleines, et qui y font rentrer
les jeunes en cas de péril. Un Labyrinthiforme observé
par M. Carbonnier (Rainbowfish, poisson arc-en-ciel
ou Gourami) aide comme l'hippocampe sa femelle dans
la ponte et dépose les œufs sur un nid de bulles flot-
tantes qu'il accompagne et répare jusqu'à l'éclosion.
« Il y a, dans les parages de Ceylan, des poissons qui
couvent réellement leurs œufs dans la cavité de la
bouche, et nous en avons vu au Musée d'Edimbourg,
étiquetés sous le nom de Arius Bookei, Agassiz a fait
la même observation sur un poisson de l'Amazone, ce
qui a été reconnu également par Jettreys Wiman » (Van
Beneden, Parasites et commensaux^ p. 21). Voici
enfin un autre poisson non moins original, le Chromis
paterfamilias du lac de Tibériade, qui protège et
nourrit jusqu'à deux cents alevins dans la gueule et la
cavité branchiale. D'après les études de M. Lorlet,
lorsque la femelle a déposé ses œufs dans une dépres-
sion sablonneuse du sol ou entre les touffes des joncs,
POISSONS 401
le mâle s'approche et les fait passer par aspiration dans
la cavité buccale. De là il les fait cheminer entre les
feuillets des branchies. La pression exercée sur les
œufs par les lamelles branchiales suffit pour les main-
tenir. Là au milieu des organes respiratoires, les œufs
subissent leurs métamorphoses; les petits prennent
rapidement un volume considérable et paraissent bien
gênés dans leur étroite prison. Ils en sortent par l'ou-
verture qui fait communiquer la cavité branchiale avec
la bouche et non par les ouïes. Ils restent dans la bou-
che, pressés les uns contre les autres comme les grains
d'une grenade mûre. La bouche du père nourricier est
alors tellement distendue que les mâchoires ne peu-
vent se rapprocher... On ne sait à quelle époque de
leur vie les petits quittent la bouche paternelle (Compies
rendus de V Académie des sciences^ séance du 20 dé-
cembre 1875). C'en est assez pour nous permettre de
croire qu'en effet, chez les poissons, le mâle joue d'em-
blée un rôle prépondérant dans l'éducation là où les
petits ne sont pas abandonnés à eux-mêmes. Cherchons
la signification sociologique do ce fait.
Nous nous sommes demandé quelle était la cause
de l'affection maternelle chez les Invertébrés et nous
avons dû renoncer à la découvrir. Nous n'avons pu ad-
mettre ni que chaque insecte comprît le besoin qu'ont
de son secours des œufs qu'il ne doit jamais voir éclore
ni que la race tout entière reçût par voie d'hérédité
une impulsion appropriée, alors que les progéniteurs
possibles ne présentaient aucune des conditions né-
cessaires à la naissance d'un tel instinct. La question
se présente à nous encore une fois en des termes nou-
402 SOCIÉTÉS DOMESTIQUES PATEltNBLLBS
veaux. Ce n'est pas seulement la femelle, c'est le mâle
dont il faut expliquer l'affection. On pourrait ici re-
courir à une influence héréditaire qui aurait transmis
aux deux sexes un penchant d'abord propre à l'un
d'eux ; mais pour que cela fût possible, il faudrait que
rhéritage de linslinct maternel fût possible dans la
classe thème des Poissons. Or si nous en croyons le
représentant le plus autorisé des doctrines zoologiques
nouvelles, Haeckel, les premiers des Poissons, les
Vertébrés acraniens se sont séparés des Vers à une
période très peu avancée du développement de ces
derniers, et il est infiniment peu probable qu'à ce mo-
ment les Versaient pu éprouver les sentiments et con-
cevoir les représentations que suppose la naissance
de l'amour maternel. La voie est donc fermée encore
de ce côté : c'est ailleurs qu'il nous faut chercher une
cxphcation rationnelle des instincts qui fondent la
famille. Il nous semble certain que ces instincts n'ont
pas été produits en une fois dans la série organique
pour y être ensuite seulement étendus et affermis.
Une autre voie s'ouvre dans une direction tout à fait
différente, bien qu'encore sur le terrain de l'évolution.
On se demande si les soins donnés aux jeunes ne sont
l)as l'effet d'impulsions organiques qui auraient tou-
jours été telles, c'est-à-dire qui n'auraient jamais été
l'effet d'une volonté en quelque degré intelligente. Des
modifications avantageuses aux œufs ou aux jeunes se
seraient produites dans l'organisme de Tun ou de
Tautredes parents au. moment où ils se débarrassaient
des produits de la génération ; ces modifications
auraient été développées par la sélection naturelle, et
AMOUR PATERNEL 403
c'est ainsi qu un besoin impérieux pousserait actuel-
lement les parents à tel ou tel acte d'où dépend lu
préservation de leur progéniture ; ils y seraient con-
traints par le jeu même de leur organisme. Ainsi, les
œufs ou les nids de plusieurs poissons (1) sont agglu-
tinés avec des mucosités sécrétées par eux à ce seul
moment de la ponte ou de Télevage; il est certain que
la sécrétion ne dépend pas à Torigine de leur volonté,
car elle exige un arrangement organique préétabli,
héréditaire. Dès lors elle devient un besoin inné qui
s'impose à la volonté même et qui lui imprime^ à un
moment donné, une certaine direction. 11 en est de
même des organes par lesquels l'incubation est favo-
risée chez les oiseaux. Une certaine fièvre se déve-
loppe en eux au moment de la ponte ; fièvre générale,
mais ayant surtout son siège dans le plexus de vais-
seaux sanguins situé sous le ventre et qui a reçu le
nom de plexus incubateur. Cette fièvre doit leur im-
poser le repos et leur faire un besoin de la sensation
rafraîchissante (2) que les œufs leur procurent. Elle
les dispense également de nourriture. Les petits sont-
ils éclos ? plusieurs espèces leur dégorgent une sub-
stance sécrétée parfois dans le gosier du mâle comme
dans celui de la femelle, et ce que nous avons dit de la
sécrétion des poissons s'applique à celle-ci : elle est un
besoin. C'est par un acte mécanique en quelque sorte
ou du moins réflexe que les oiseaux s'en débairassent
(1) Œufâ de mollusques, œufs dea crabes, œufi de la perche, œufs des
batraciens; presque tous les nids cités plus haut.
(t) M. JoLY, thèse sur rimtinct, prem. édil., p. 69. — A-t-on songé
que cette sensation doit durer bien peu de temps?
404 SOCIÉTÉS DOMESTIQUES PATERNELLES
en faveur de leurs jeunes. La sécrétion avec laquelle
les salanganes construisent leurs nids est soumise à la
même loi. Du reste, les femelles des mammifères eux-
mêmes y obéissent quand elles donnent le sein à
leurs petits. L'amour, dans toutes ces circonstances,
est un accompagnement possible du phénomène , il
n'en constitue pas la cause déterminante. C'est lui, au
contraire, qui résulte des actes réflexes dont nous ve-
nons de parler, comme l'amour sexuel naît du penchant
physique qui pousse les sexes l'un vers l'autre dès que
le jeu des organes reproducteurs cesse de pouvoir
s'accomplir isolément.
Cette théorie dont malheureusement la preuve n*a
pas été poursuivie dans le détail des faits pour tous les
groupes du règne animal parait reposer sur des fon-
dements plus solides. Un mouvement organique initial
est le plus souvent, en effet, la cause déterminante du
processus mental destiné à le servir. Et il est difficile,
pour ne pas dire impossible, d'expliquer par des repré-
sentations la constitution même de l'organisme, en tant
qu'il assure dans ses premières phases la reproduction
de l'espèce. Que la sélection naturelle ou une création
spéciale soit invoquée pour expliquer la conformation
(les organes, celle-ci exige indubitablement une autre
cause que l'intelligence des sujets qui en sont doués,
car, au moins dans les dernières régions du règne ani-
mal, chez les Ascidies, par exemple, qui gardent leurs
œufs sous leur manteau, et chez les Astéries qui leur
font une place sous la partie centrale de leur corps,
aucune représentation déterminée , encore moins
aucune prévision ne peut être raisonnablement admise
AMOUR PAl'BRNEL 405
à expliquer le phénomène. Cependant quelle que soit la
part du mécanisme inconscient dans la première nais-
sance des organes reproducteurs et des appareils auxi-
liaires, nous ne croyons pas que cette part puisse être
légitimement étendue dans le reste du règne animal
au point de bannir toute action de l'intelligence. Il y a
dans la croissance de tout animal d'organisation quel-
que peu complexe deux époques, Tune où sa conser-
vation est assurée comme sa naissance par un pro-
cessus de phénomènes plus ou moins exclusivement
organiques, l'autre où son développement est protégé
par un processus de phénomèues plus ou moins intel-
lectuels ou représentatifs, et où la vie de relation. joue
un grand rôle. Le plus souvent même et dans la pre-
mière époque et dans la seconde, les deux groupes de
phénomènes physiologique et psychologique concou-
rent à l'exercice de la fonction de reproduction d'une
manière simultanée, bien que dans des proportions
variables. Ainsi (nous croyons l'avoir suffisamment
prouvé), dès la classe des insectes, les manifestations
esthétiques exercent une action considérable dans le
rapprochement des sexes, et inversement les nécessités
physiologiques exercent une action considérable dans
le développement de l'amour, sinon du père, du moins
de la mère pour ses jeunes, même chez les Vertébrés ,
supérieurs. Il y a donc là, quant à l'importance relative
des deux ordres de phénomènes, une question de degré
que l'examen de chaque groupe zoologique peut seul
résoudre définitivement. Mais nous pouvons dès main-
tenant affirmer que le second groupe de phénomènes,
les phénomènes psychologiques, croît en importance
26
406 SOCIÉTÉS DOMESTIQUES PAIERNELLES
à mesure qu*on s'élève dans l'échelle des organismes
sociaux et que la solidarité des consciences y efface de
plus en plus la correspondance des organes dans les
rapports qui unissent les diiTéi*ents membres de la
famille. L'industrie collective, telle qu'elle vient denous
apparaître dans les sociétés d'hyménoptères, n'est
certainement pas Teffet d'impulsions automatiques;
elle n'a rien de leur rigidité et de leur monotonie. Que
sera-ce quand nous aborderons l'étude des sociétés
supérieures? Peu à peu, si nous ne nous faisons illu-
sion, le lecteur sentira naître en lui cette conviction
que les divers procédés, d'élevage et d'éducation, loin
d'être de pures combinaisons mécaniques, sont eux-
mêmes la source de modifications organiques nouvelles
et que si l'organe ébauche la fonction, la fonction peu
à peu achève l'organe et le modèle par l'habitude qu'elle
lui impose. C'est là la cause déterminante d'un grand
nombre d'attributs esthétiques sexuels ; c'est la cause
aussi d'un grand nombre de perfectionnements acces-
soires apportés dans l'échelle des organismes à la fonc-
tion de reproduction. On peut se demander si au lieu
que la sécrétion des. pigeons engendre en eux Tamour
maternel, ce n'est pas l'amour maternel qui développe
on eux la sécrétion nutritive, à l'origine purement auto-
matique. On peut se poser la même question à propos
de la lactation (1), et ici la tendance de notre Lamarck
ne nous paraît pas devoir le céder à celle de DarAvin
(I) Ou sait qun celle fonction 8c perd ot que l'or^rauc corrcspoDdanl
is*atrophie faute d'exercice. Les clu>vre8, rendues à la vie cauvage, ont
des mamelles beaucoup moins Tolumincuscs. — Une femelle de Torcol
à <{ui ou enleva sou œuf ressentit de nouveau rexcilalion amoureiiiie.
AMOUR PATERNEL 407
dans les luttes ultérieures entre les différentes écoles
zoologiques.
Qu'on ne se méprenne pas d'ailleurs sur notre pen-
sée. En invoquant dans une large mesure les influen-
ces psychiques, nous ne faisons pas appel à des forces
occultes qui n'auraient rien de commun avec Texpé-
rience. La question est seulement de savoir si les
adaptations qui assurent la croissance des jeunes au
milieu de circonstances de plus en plus variées et de
plus en plus périlleuses sont produites par immédia-
tion et grâce à une liaison directe entre le jeu d'un
organe et le jeu d'un autre, ou bien si elles sont l'effet
d'un organe intermédiaire (la masse nerveuse centrale
ou du moins l'un des centres principaux) lequel serait
chargé d'établir la correspondance entre le monde et
les fins de la vie d'une manière infiniment plus com-
plexe et détournée, mais beaucoup plus intelligible pour
nous dans ses résultats généraux. Bref^ le concours
entre les individus dans le règne animal est-il seule-
ment l'œuvre d'un mécanisme prodigieux dont nous
ne pouvons, en beaucoup de cas, nous faire aucune
idée, ou est-il en même temps l'œuvre de la pensée
agissant par des procédés qui sont en grande partie les
nôtres et qui sont par conséquent accessibles à de
prudentes investigations? Dans ces termes notre doc-
trine n'est faite pour étonner ni les psychologues spi-
puis, le second œuf pondu, cessa de rechercher le mâle, et ainsi de suite,
plus de vingt fois, jusqu'à ce qu'elle mourût. L'enlèvement de Tœuf ne
déterminait-il pas ici le retour de Tezcitation amoureuse par le moyen
d'une représenUlioii, d'une idée? (Fait cité par Hartmann, Phil. de fin-
conscient, y. I, p. 91.)
408 SOCIÉTÉS DOMESTIQUES PATERN^IXBS
ritualistes qui tendent à expliquer partout Tinférieur
par le supérieur et la nature par ses uns, ni les physio-
logistes qui ne nient pas, que je sache, la réalité des
phénomènes psychiques, bien qu'ils s'appliquent sur-
tout à en découvrir les conditions. Si ces derniers pou-
vaient dans l'explication des phénomènes qui nous occu-
pent remonter jusqu'à leurs plus délicates conditions,
la science serait achevée sur ce point ; mais le peuvent-
ils et le pourra-t-on prochainement ? Dans cette situa-
tion l'esprit humain n'est pas sans ressources; par
exemple^ il est certain que l'historien ne doit pas pen-
ser à analyser les mouvements physiologiques d*où
dérivent les événementsde l'histoire ; mais, en prenant
ces événements comme des résultats, en bloc, tels qu'ils
:^e présentent à l'esprit, il est encore parfaitement en
état de déterminer leur ordre de succession, de les
rattacher ainsi les uns aux autres d'une manière néces-
saire, bref, de les expliquer scientiGqucment. lien est
de même du statisticien ; et le biologiste lui-même,
quand il fixe le nombre moyen d'œufs ou de jeunes
produits dans chaque espèce, quand il détermine le
poids moyen des organes dans le corps de Thomme,
ou la force moyenne de propulsion du cœur chez tel
et tel animal, s'en lient le plus souvent à des phéno-
mènes généraux, à des sonwies qu'il est encore inté-
ressant de constater. Peut-être môme tous les phéno-
mènes sont-ils pour nous de véritables sommes de phé-
nomènes plus délicats, car la matière est d'une
complication infinie, même dans ses qualités les plus
simples, et on sait que toutes nos sensations sont des
composés de sensations élémentaires. T.es phénomènes
AMOUR PATERNEL 409
psychiques ne seraient, d'après ce point de vue, que des
sommes plus complexes de^ phénomènes mécaniques
dont la complexité nous échappe, et, à ce titre, ils au-
raient le môme droit que tous les autres à figurer dans
la science.
Nous ne nous dissimulons pas que le mode général
d'expUcation proposé ici échoue dans la plupart des
cas présentés par les animaux inférieurs. Là, le méca-
nisme semble régner seul ; mais aussi l'industrie est
presque nulle. Mais à mesure qu'on s'élève, il devient
de plus en plus insuffisant. Si la sécrétion avec laquelle
les poissons mâles agglutinent leurs œufs trouve, pour
une part, son explication dans la sélection naturelle,
rindustrie qu'ils manifestent ne s'explique en aucune
façon par les mêmes principes. Construire un nid par-
fois compliqué, y amener la femelle, y garder long-
temps les œufs après leur fécondation, produire in-
cessamment auprès de ces œufs des courants d'eau
vive qui les empêchent de s'altérer, ce sont là des actes
qui s'élèvent de beaucoup au-dessus de l'automatisme,
non pas seulement de Tautomatisme cartésien, qui n'a
plus que des partisans timides, mais au-dessus de
l'automatisme darwinien qui, fondé sur l'utilité, prête
aux phénomènes organiques les plus aveugles quelque
chose d'intentionnel fait pour séduire. Quelque admi-
rables effets qu'on lui attribue, nous ne pouvons nous
empêcher de croire, en présence d'habitudes comme
celle que nous venons de rappeler, que la combinaison
est d'un autre ordre et se rattache à une autre cause.
Il faut que l'utiUté à laquelle il est pourvu ici par des
moyens aussi complexes soit ressentie à quelque degré ;
410 SOCIÉTÉS DOMESnOCES PATER5EULES
aatrement ranimai ne s^emploierait pas à la servir avec
cette unité de vues, avec celte persévérance de volonté.
Ainsi nous arrivons, à propos de Tamour paternel des
poissons, à une conclusion qui s'appliquerait aussi
bien à l'amour maternel des insectes si les insectes
pouvaient ou avaient pu jadis voir la naissance de leurs
larves, car je sentiment est le même dans les deux
sexes. Celte conclusion, la voici : les parents des ani-
maux, même en dehors des oiseaux et des mammifères,
savent quelque chose de ce que renferme Toeuf, et c^est
là le motif déterminant des actes complexes par les-
quels se manifeste leur amour.
Eh quoi ! des poissons nés de Tannée précédente
savent que de leurs œufs d'autres poissons doivent
naître ! Nous ne le prétendons pas ; nous voudrions
seulement qu'on admit avec nous les deux points sui-
vants : i^ que ces animaux ressentent un puissant
intérêt pour les œufs qu'ils ont fécondés ; 2^ qu'ils ont
une obscure idée que ces œufs sont vivants comme ils
le sont eux-mêmes et demandent des soins détermi-
nés. Nous ne pouvons expliquer sur quoi repose cet
intérêt et cette idée qu'en revenant aux résultats de nos
premiers chapitres.
On se rappelle qu'un être vivant quelconque nous
est apparu comme une société. La substance fécon-
dante, d'une part, les œufs de l'autre, ont appartenu
au corps des parents ; ils en ont été partie inté-
grante ; ils ont compté au nombre de ces éléments
dont chacun est vivant au môme titre que le tout.
Quand leur séparation d'avec l'organisme total s'est
ciTectuée, et avant même, pendant que cette sépara-
AMOUR PATERNEL 411
tion se préparait, un trouble général s*est emparé de
toute la société, et ce trouble a été profondément res-
senti. Qu'on se rappelle l'état d'extraordinaire exal-
tation où est la poule qui vient de pondre et chante,
éperdue, sur son nid. Si donc l'ensemble des éléments
vitaux composants est ordonné de manière à ce que
les perturbations des parties aient leur écho dans un
centre (et les poissons sont dans ce cas, ayant un sys-
tème nerveux déjà développé), au moment de l'expul-
sion des œufs comme des corpuscules fécondants, les
uns et les autres doivent être l'objet de l'attention de
l'animal. Celui-ci doit voir en eux une partie de lui-
même et comme tels les poursuivre en quelque sorte
de sa sollicitude. L'intérêt qu'il a pour lui-même et
pour les différentes parties de son corps restées asso-
ciées, il l'éprouve pendant quelque temps à un degré
presque égal pour ces éléments qui se sont détachés
de lui sans lui être étrangers encore. Mais l'intérêt
qu'il a pour lui-même, il le satisfait en pourvoyant à
ses besoins, comment Tintérêt qu'il porte à ses œufs ne
se traduirait-il pas par des services analogues ? ïDe là
peut-être (tout ceci n'est qu'une hypothèse, nous le
reconnaissons), quelque essai de plus en plus heureux
d'élevage, un abri creusé, un nid tissé, des périls écartés;
l'intelligence est là au commencement de ce processus,
elle ne manquera pas de génération en génération à
son rôle universel de variation et de perfectionnement.
Vienne l'éclosion ; les mêmes soins, avec la nutrition
en plus, pourront être continués si le jeune ne s'af-
franchit pas dès l'abord en témoignant de son indé-
pendance par rapport à l'organisme paternel. Telle
412 SOCIÉTÉS DOIfESTIQUES PATERNELLES
serait, suivant nous, la cause de Tamour paternel des
poissons cités plus haut : le père s'intéresse aux œufs
fécondés, parce qu'il les considère comme une partie
de son propre corps, et il les soigne parce qu'il les sait
vivants. Bref, notre théorie de l'amour paternel se
rattache à notre théorie de l'individu ; et la société
domestique ne nous semble possible que comme un
développement delà société organique individuelle (1).
Cette hypothèse n'est qu'une grossière ébauche.
Elle soutient cependant assez bien l'épreuve des faits.
Pourquoi au-dessous des insectes ne trouve-t-on que
peu ou point de témoignages d'intérêt accordés à leurs
œufs par les parents ? Parce que le consensus orga-
nique est, dans ces régions, trop faible pour que Tex-
pulsion des produits de la génération sollicite l'activité
générale et provoque de sa part un mouvement d'at-
tention à l'égard de ses produits. Pourquoi le mâle
des insectes est-il si indifférent à sa progéniture? parce
qu'il y a chez les insectes fécondation intérieure et que
le mâle ne peut suivre à Tintérieur du corps de la
femelle le sort de ces éléments organiques colonisants.
La femelle, au contraire, qui suit sans difficulté ses
(t) On a essayé de rattacher les faiU d'affeclioD paternelle et mater-
nelle & ceux de parusilUme. Nous ne croyons pas celte assimilation légi-
lime. Le parasite est Tennemi de son hôte, ou du moins il le devient dès
qu*il cesse de vivre du superflu qu'il lui emprunte et s*en prend doo
plus seulement à sa subsistance, mais à sa substance. La conscience de
Tun se développe en opposition avec celle de l'autre ; or, ni l'œuf, ni le
jeune mammifère ne sont les ennemis, si ce n'est en des cas exception-
nels, de l'organisme maternel. Ou objecte que le parasite devient, au
besoin, commensal et que le commensalUme confine à la mutualité. Nons
ne serions plus opposé à cette vue, puisque la mutualité entre individo*
de même espèce c'est le concours, et que le concours, c'est la société.
La gestation diffère encore du parasitisme par son caractère normal.
AMOUR PATERNEL 413
œufs une fois pondus, leur accorde presque toujours
quelques soins. Pourquoi le mâle des poissons est-il le
plus souvent chargé du rôle qui ailleurs appartient à
la mère? Parce que c'est lui qui le dernier répand son
produit générateur sur les œufs et que la femelle qui
en est par là écartée ne peut plus les reconnaître dans
le milieu instable où ils sont projetés. La théorie con-
corde donc avec les faits dans les classes d'animaux
étudiés jusqu'ici ; on va la voir chemin faisant confir-
mée par quelques faits nouveaux.
Il nous reste à élucider une difficulté d'ordre psy-
chologique. On se demande en effet de quelle nature est
la connaissance qu'ont les parents des liens étroits qui
les attachent à leurs œufs et à leurs jeunes, et quelle
sorte d'idée les leur représente comme vivants (1).
Assurément ces connaissances ne sont pas de même
sorte que les connaissances les plus explicites dont
l'esprit de l'homme est capable. Mais elles confinent
de très près à certaines connaissances que l'on observe
aussi dans l'intelligence humaine. Depuis plusieurs
années les recherches de la psychologie expérimentale
ont suffisamment établi dans l'homme, à côté des com-
binaisons réfléchies d'idées abstraites, l'existence de
combinaisons directes d'idées concrètes. Entre les pre-
mières et les secondes il y a une différence de degré
(1) On remarquera que les animaux n'ont aucun moyen de se repré-
senter un être non vivant; ils ne connaissent qu^eux-mêmes et par eux
tout le reste. On sait que les enfants personnifient tout : le feu> la che-
minée^ la voiture, etc. « La conception scientifique d*uue matière inerte,
insensible, dit Lewes, ne s*obtiént que par une longue éducation qui rend
Tespril capable d'abstraire ; très certainement les animaux et les sau-
vages n'y atteignent jamais. » {The physical basis of mind, p. 308.)
414 SOCIÉTÉS DOMESTIQUES PATERNELLES
dans la complexité et la précision, c*est-à-diFe une dif-
férence de mode qu'on a prise, faute de connaître les
intermédiaires, pour une différence de nature. Les
idées et sentiments qui touchent au sexe et à la pa-
renté sont précisément chez l'homme le plus semblables
à ceux dont nous supposons en ce moment l'existence
chez l'animal même inférieur. L'analyse que Longus
a faite des phénomènes psychiques sexuels montre
par quelles voies obscures la nature plie à ses fms les
intelligences les moins prévenues de ses projets. Nous
ne doutons pas, d'autre part, qu'une femme près de
devenir mère, livrée à elle-même dans la plus profonde
ignorance des conseils de l'art, ne sache se délivrer et
nourrir son enfant (1). Qu'on songe au caractère des
pensées qui président à de telles actions et qu'on me-
sure la distance qui les sépare des connexions d'idées
scientifiques! Nous sommes, a-t-on dit, des intelli-
(1) Le fait que uoas préseulions ici comme vraisemblable a élé constaté.
Nous empruntons les lignes suivantes à l*ouvragc de M. H. Mandsley,
professeur de médecine légale au collège de rUniversité de Londres:
Body and mind, p. 47 : a Le D' Carpcnter signale le cas d'une jeune fille
idiote qu'un misérable avait séduite et qui, quand elle fut délivrée, dé-
chira de ses dents le cordon ombilical comme le font les animaux. Et le
DrCrIcbton (du West Riding asylum] relève uu cas semblable chez une jeune
femme qui u*élaît pas idiote naturellement, mais qui était tombée en
démence complète après une attaque de folie. Elle avait l'habitude de
s'échapper de la maison et de vivre dans la solitude des bois, se nour-
rissant de fruits sauvages ou de ce qu'elle pouvait obtenir en mendiaiil
dans quelques fermes, et dormant dans les broussailles. Elle a fréquem-
ment vécu de cette façon quinze jours de suite. Pendant l'une de ces
absences, elle donna le jour à deux jumeaux. Elle avait chorrhé un crenx
abrité, et là, revenant à un instinct primitif, avait coupé avec ses dents
le cordon onibilii!al. Les jumeaux étaient pleins de vie quand on les
trouva deux jours après la naissance; mais la mère était dans un étnt
d'épuisement extrême , n'ayant eu depuis sa délivrance ni nourriture
ni vêtements. »
REPTILES 418
gences servies par des organes ; le mot est juste, mais
il arrive aussi que sur certains points nous soyons des
intelligences au service de l'organisme, et que môme
les plus hautes de nos opérations aient à traverser
d'abord d'humbles états pour émerger par des degrés
insensibles de l'activité réflexe, inconsciente, à l'acti-
vité consciente et réfléchie.
L'hypothèse que nous venons de proposer sur la
cause de l'amour paternel veut que partout où la fé-
condation est extérieure et où l'espèce est douée d'un
certain degré d'intelligence le mâle prenne part aux
soins de l'élevage. C'est ce qui arrive en effet chez les
Batraciens. Plusieurs aident la femelle à expulser ses
œufs du cloaque et montrent pour ces œufs une re-
marquable sollicitude. « Chez le crapaud accoucheur ^
où les œufs sont réunis en chapelet glaireux, le mâle
s'en empare à mesure que la ponte s'effectue, entor-
tille ce cordon autour de ses pattes postérieures et le
transporte avec lui à sec jusqu'au moment où l'éclosion
doit avoir lieu; mais alors.il se plonge dans l'eau...
Le Pipa^ ou crapaud de Surinamy présente sous ce
rapport des particularités encore plus remarquables ;
le mâle aide la femelle à accouchef et place les œufs
sur le dos de celle-ci»..; chacun se trouve bientôt logé
dans une espèce d'alvéole. Le dos de la femelle se
creuse ainsi d'une cinquantaine de petites loges qui
sont autant de chambres incubatrices dans lesquelles
les embryons se forment et se développent. » (M, Milne
Edwards, Physiologie^ tome VIII, p. 496 et suiv.) Au
contraire, les Batraciens urodèles qui fécondent les
œufs dans le corps de la femelle n'ont point jusqu'ici
416 SOCIÉTÉS DOMESTIQUES PATERNELLES
donné lieu à de telles observations. « Les Reptiles pro-
prement dits ne forment point d'union durable, dit
M. Duméril (Erpétologie^ p. 213), le seul besoin de
la reproduction est une nécessité instinctive qu'ils sa-
tisfont ; c'est pour l'un et pour l'autre une excrétion à
opérer... aussi cette fonction naturelle ne semble-t-
elle pas avoir exercé la moindre influence sur l'état
social des individus... Il est très rare que les mâles se
joignent à la femelle afin de préparer un nid ou une
place convenable pour y déposer les œufs. Comme les
reptiles ne développent pas de chaleur, ils ne les cou-
vent pas. Quelquefois la mère cherche à protéger les
petits dans le premier âge ; mais ceux-ci qui naissent
agiles et peuvent déjà subvenir eux-mêmes à leurs
premiers besoins paraissent bientôt ne plus la recon-
naître et lui deviennent à elle-même fort indifférents.»
Il nous semble -que si Duméril admet ici quelques ex-
ceptions, c'est, comme il l'ajoute plus loin, parce qu'il
comprend sous ce nom de reptiles, avec les Ophidiens,
les Batraciens, les Sauriens, les Crocodiliens et les
Chéloniens eux-mêmes. Ces différents ordres ont en
effet des mœurs différentes. Les Sauriens vivent par
paires. Les femelles des Crocodiles conduisent avec
elles leurs petits. Plusieurs Ophidiens femelles, no-
tamment certains serpents aquatiques de Cochinchine
observés par le docteur Morice, font de même (Her-
peton y Homalopsis). Le Cobra capello femelle défend
ses œufs avec dévouement (Tour du Monde 1875).
Enfin les Chéloniens inaugurent d'une manière dé-
cidée le régime familial dont les oiseaux ont fourni le
type. Si proches des oiseaux par leurs affinités zoolo-
OISEAUX 41 7
giques et particulièrement leur embryologie, ils sont
comme eux très ardents au moment des amours ;
comme le mâle des oiseaux, le mâle de certaines tor-
tues (Iles Gallapagos) fait entendre des sons bruyants
que Darwin compare à un mugissement ; comme les
oiseaux, les deux sexes forment un couple. La femelle
vient sur les plages sablonneuses au moment de la
ponte, accompagnée du mâle, et construit un nid en
forme de four où la chaleur du soleil fait éclore les
œufs. On sait que plusieurs oiseaux ont des habitudes
semblables. Nous sommes donc amenés par les rap-
ports naturels de cet ordre de reptiles avec la classe
des oiseaux à traiter des nombreuses sociétés domes-
tiques que celle-ci nous présente, non sans remarquer
que cette fois les ressemblances d'organisation corres-
pondent à des ressemblances sociçlogiques. Chez les
Tortues, chez les Crocodiliens et chez les Ophidens, la
fécondation des œufs se fait avant leur expulsion ; il
n'est donc pas étonnant que ce soit la femelle qui leur
accorde des soins (i). ^
Deux faits très saillants, dont la portée échappe par-
fois précisément parce qu'ils sont bien connus, donnent
aux familles des oiseaux et. à quelques-unes de celles
que nous venons de passer en revue leur véritable ca-
ractère. D'abord les œufs sont en petit nombre : tandis
(1) Uq cerlaiu nombre de serpeDts, Eutœnia sirtaiis, Eutœnia saurita,
Caudisona hoiTida, et généralemenl loua les serpents du genre Crotale^
ont riiabitude de donner à leurs petits un refuge temporaire dans leur
gorge, d'où ils sortent ensuite quand le danger est passé. Un lézard,
Zooloca vivipara, ferait de même. Il y a sur te sujet un travail de
M. Brown Goode.
418 SOCIÉTÉS DOMESTIQUES PATERNELLES
que les poissons qui restent indiiïérents au sort de
leur progéniture répandent leurs œufs par centaines
de mille, les poissons incubateurs et constructeurs,
puis les Batraciens accoucheurs, enfin les Tortues et
les Crocodiles ne pondent qu'un petit nombre d*œufs.
Le nombre des œufs est donc en raison inverse de la
sollicitude et de Tintelligence des parents. Traduisons
cette loi en d'autres termes : nous pouvons dire que le
sort des jeunes est confié, dans certains cas dès la
classe des poissons et toujours dans celle des oiseaux,
non plus à des lois physiques dont les eflfets sont sou-
vent contrariés par le conflit d'autres lois, mais à des
combinaisons variées, à des prévisions ingénieuses, à
des soins persévérants. L'intelligence reprend donc
dans l'organisme social des Vertébrés toute Timpor-
tance qu'elle a eue dans Torganisme social des Insectes ;
et cette importance s'est accrue encore. Car ici (et
c'est là le second fait que nous devons signaler) les
jeunes ne se suffisent pas à eux-mêmes ; après l'incu-
bation, rélevage est nécessaire, et surtout après l'éle-
vage, réducation. Ce n'est donc pas assez pour les
parents de les mettre au jour, il leur faut les accom-
pagner, les guider, les défendre pendant quelque
temps. Le père a dès lors un rôle tout nouveau qui est
(le présider aux relations de la famille entière avec le
monde extérieur. Ce trait nous paraît être la véritable
caractéristique de l'ordre de sociétés dont nous com-
mençons l'étude. Par là la vie individuelle se trouve
subordonnée pendant sa première phase et rattachée
pendant les autres par des liens étroits à la vie so-
ciale ; en sorte que si l'on veut embrasser l'histoire
OISEAUX 419
des êtres vivants dans son ensemble, il faut faire à
la «sociologie une place indépendante au-dessus de la
biologie.
Un grave embarras nous attend ici : il n'y a pas de
classirication de la classe des oiseaux, du moins il n'y
en a pas qui soit universellement acceptée. Brehm eu
compte vingt-cinq et en propose une vingt-sixième,
qui ne paraît pas définitive. Il faut croire que la tâche
est difficile, car Haeckel n'a pu remarquer d'un groupe
à l'autre aucune différence qui lui permit de les dis-
poser suivant un ordre généalogique. « Cette classe,
dit-il, s'est adaptée de mille manières aux conditions
du milieu extérieur, sans pour cela s'écarter notable-
ment du type héréditaire de la structure anatomi-
que {Histoire de la création^ p. 530). » Si un ordre ra-
tionnel est à ce point difficile à établir parmi les oiseaux
au point de vue zoologique, il faut nous attendre à ce
que leur organisation sociale soit elle-même très va-
riée, sans que ces variations se laissent ramener à de
grandes lignes. Et ce n'est pas assez dire ; car Inorga-
nisation sociale dépendant de l'intelligence, qui se
comporte différemment en présence de circonstances
différentes sans que les organes qui la servent subis-
sent aucune modification apparente, l'organisation
sociale, disons-nous, doit, dans l'enceinte des limites
que la constitution anatomique lui impose, varier bien
plus encore que celle-ci. En sorte que même les groupes
naturels établis par les zoologistes d'après la confor-
mation du bec et des pieds doivent offrir d'espèce à
espèce les habitudes les plus diverses. C'est ce qui
arrive en effet. Ainsi, pour ne prendre qu'un exemple
420 SOCIÉTÉS DOMESTIQUES PATERNELLES
(une énumératioQ 'complète de ces difTérences serait
fastidieuse) si nous examinons les Pulvérulateurs .de
Bretim, groupe zoologîque assez naturel, nous y trou-
vons les Gangas, les Syrrhaptes, qui vivent par paireSi
à côté des Tétras, dont les mâles sont insociables en
quelque temps que ce soit, tandis que les Lyrures des
bouleaux, tout proches voisins des Tétras, vivent en
troupes permanentes. La Gelinotte des bois, autre
Tétraonidé, ce diffère notablement du précédent par ses
mœurâ et son genre de vie ; c'est un gallinacé mono-
game. » (Brehm, V. II, p. 325.) Poursuivons-nous, nous
rencontrons dans le Lagopède, encore un prétendu
gallinacé, un fidèle époux et un père assidu. Les per-
drix, dira-t-on, bien que rangées par Brehm parmi les
Pulvérulateurs, ne sont pas de vrais gallinacés ; les
Hoccos pas davantage (M. Gervais, dans sonManuel de
Zoologie, dit le contraire), mais dans un même groupe
que de différences, si nous comparons la caille au colin
et à la perdrix ! Nous verrions de môme, dans d'autres
familles, les mœurs varier d'espèce à espèce. Nous
sommes donc tenu à la plus grande réserve dans les
généralisations que nous serons appelé à tenter sur
les rapports sociaux des oiseaux entre eux. A vrai dire,
aucune ne peut être parfaitement exacte dans l'état ac-
tuel de la classification ; mieux vaut s'en tenir à une
distribution logique des faits appuyée de nombreux
exemples.
La femelle redevient, à partir des oiseaux, d'une
manière normale le centre de la famille ; sauf en des
cas très rares (autruches), c'est elle qui se charge de
l'incubation, qui donne les [iremiers soins aux jeunes
OISEAUX 421
une fois éclos, et les défend contre tous les dangers
avec une intrépidité qui ne tient pas compte des forces
de l'adversaire. Désireux de ne pas allonger outre me-
sure notre exposition, nous éviterons de donner ici des
exemples de l'amour maternel chez les vertébrés supé-
rieurs ; il n'est personne qui n'ait dans la mémoire des
f^its de ce genre en assez grand nombre pour rendre
toute démonstration inutile. (Voir le livre de M. Me-
nault sur V Amour maternel chez les animaux^ Biblio-
thèque des Merveilles). Autour de ce centre s'organisent
peu à peu les diilérents éléments de la société domes-
tique ; les jeunes d'abord, puis le mâle. Nous exami-
nerons ultérieurement les premiers. Celui-ci nous in-
téresse davantage en ce moment ; il s'agit de savoir
comment il est arrivé à vivre avec la femelle au-delà de
la saison des amours, après l'accouplement, alors que
la fécondation étant intérieure et la ponte non immé-
diate, il ne semble, d'après notre hypothèse, avoir
aucune raison de ressentir pour ses jeunes quelque
sollicitude .
Énumérons rapidement les faits. Dans de rares es-
pèces, le mâle se tient toujours éloigné de la famille.
Aussitôt après l'accouplement, le Tétras, par exemple,
et le coucou se remettent à errer en quête de nou-
veaux adversaires et de nouvelles compagnes. Chez
d* autres espèces, le *màle, qui a quitté la femelle soit
quand elle a commencé à construire le nid, soit quand
elle s'est mise à couver, revient auprès d'elle au mo-
ment de réclosion, ou quand les petits sont déjà assez
agiles pour la suivre, et dès lors reste avec la famille.
Telles senties habitudes de plusieurs gallinacés. Enfm,
27
422 SOCIÉTÉS DOMESTIQUES PATERNELLES
un troisième groupe d'espèces (et celui-ci contient,
sauf les exceptions précitées, presque tous les oiseaux:
perroquets, passereaux, rapaces, grimpeurs, échas-
siers, palmipèdes) nous montre le mâle aux côtés de la
femelle pendant toute la belle saison, père aussi vigi-
lant qu'époux assidu. Au delà, la famille ne peut plus
chez les oiseaux que croître en durée, sans changer
de type. Mais hâtons-nous de quitter ces généralités
pour entrer dans le détail des causes.
Les oiseaux mâles qui abandonnent leur femelle
aussitôt après l'accouplement sont précisément les
moins intelligents de tous. D'une part, ils sont entraî-
nés loin d'elle par l'ardeur inassouvie de leurs passions;
d'autre part, ils ne peuvent, dans le temps trop court
d'une poursuite brutale, se graver son image assez
profondément pour que cette image les attache à elle
et les détermine à imiter ses démarches quand elle
commence le nid. Enfin, leur extrême agitation, la
fièvre erotique qui les anime ne leur permet pas de
se livrer aux travaux pacifiques de la ponte et de Té-
levage. L'immobilité de la femelle et les soins minu-
tieux auxquels elle s'astreint les ennuient. Plus tard,
quand leur fièvre s'est amortie, le penchant social
peut reprendre sur eux quelque empire, à moins que,
comme chez les Tétras,- une humeur batailleuse et in-
constante n'y mette un perpétuel obstacle. Ils revien-
nent auprès des femelles après réclosion des jeunes.
Celles-ci, d'ailleurs, ne les recevraient pas toujours
avant ce moment, l'amour paternel étant si faible chez
([uelques-uns (les dindons, par exemple) qu'ils dévo-
rent les œufs et obligent la femelle à les cacher. Telles
OISEAUX 423
sont donc les causes qui prolongent jusqu'à Téclosion
l'absence du mâle. Auprès de quelle femelle revient-il?
C'est ce qu'on ignore : car il a .dû en visiter plusieurs
durant ses courses amoureuses. On sait seulement que
quand il revient, c'est pour se faire chef de bande,
c'est-à-dire pour régner en maître' sur une famille
qu'il est prêt, en revanche, à protéger au prix de sa
vie. 11 est moins dès lors un père qu'un maître, et
c'est ce qui nous explique sa présence. L'amoflr ne
semble y avoir aucune part ; le temps en est passé, et
nul animal plus que le gallinacé ne subit l'influence
des saisons ; son amour tout physique croît et décroît
avec l'ardeur du soleil. Ce n'est pas cette impulsion
temporaire, c'est un penchant permanent qui explique
son séjour auprès de ses jeunes. Ce penchant, c'est
celui qui se manifeste chez tous les oiseaux forts et
querelleurs placés dans une volière avec d'autres oi-
seaux. Non seulement ils veulent s'assurer la meil-
leure place auprès de la mangeoire pour le présent et
pour l'avenir, mais ils aspirent à la domination en vue
de la domination elle-même. La poule, moins bien
armée, les poussins, qui ne le sont pas du tout, s'em-
pressent d'accepter cette domination qui leur promet
un appui. Et en effet, le coq s'attache à eux comme à
des créatures qui, dépendant de lui, sont à lui^ et les
protège comme étant des parties de sa propre per-
sonne. De là cette condescendance et cette bonté, de là
cet empressement du coq à signaler ses trouvailles, à
courir contre l'ennemi. Une société organisée se forme
ainsi, cimentée par le sentiment de la force, par l'a-
mour de soi, par l'instint de domination, c'est-à-dire
424 SOCIÉTÉS DOMESTIQUES PATERNELLES
par des penchants égoïstes; résultat qu*on est tenté
de trouver merveilleux, mais nécessaire en définitive :
avec quoi Tamour d'autrui peut-il être obtenu, si ce
n'est avec l'amour de soi? Ex nihilo nihil.
Faut-il encore rattacher au même ordre de senti-
ments la compagnie de femelles que Tautruche mâle
et le faisan se constituent au moment même des
amours? 11 est probable que, en raison même de
l'heure où se forme cette compagnie, il se mêle dans
une proportion large aux sentiments orgueilleux que
nous venons de décrire Tinfluence du penchant sexuel.
La polygamie est sans doute chez -cet oiseau comme
chez le sauvage un effet à la foi d'instincts domina-
teurs et d'une sorte d* avidité de possession. Il esta
remarquer que l'autruche mâle après ce séjour quel-
que peu prolongé avec les femelles prend part à l'incu-
bation. Aucun coq ne va jusque-là.
Mais la plupart des oiseaux sont monogames. Ceux
dont l'union est la plus étroite sont certains Passe-
reaux, certains Rapaces, certains Echassiers, et les
Perroquets. Diverses causes favorisent dans ces diffé-
rentes familles la restriction de l'attachement réci-
proque qu'éprouvent les deux sexes à une seule tête,
Quand un grand nombre de couples s'établissent à
petite distance les uns des autres, les tentatives des
mâles même appariés sur d'autres femelles que la leur
doivent être fréquentes, à plus forte raison celles des
mâles qui n'ont point trouvé de compagne et qui res-
tent auprès de leurs congénères avec lesquels ils sont
accoutumés à vivre. Les espèces faibles ne peuvent
pas toujours dans les luttes qui s'ensuivent protéger
OISEAUX 425
efficacement leur domaine. Mais les espèces bien ar-
mées et belliqueuses, ayant du reste besoin d'un vaste
espace pour y exercer leurs rapines (Leroy, Lettres,
p. 60), vivent solitaires au milieu d'un territoire éten-
du : d'où il résulte que les couples ainsi constitués ne
peuvent manquer d'être étroitement unis. D'autre part,
le genre de vie des rapaces développe leur intelligence,
et leur imagination est dominée pour ainsi dire par
l'image de leur compagne au point de n'en pas admet-
tre d'autre facilement. Il est vrai que les instincts san-
guinaires d'un petit nombre doivent lutter contre leurs
instincts domestiques. « Entre eux, ditBrehm, les As-
turidés ne se témoignent pas plus d'attachement qu'ils
n'en témoignent aux autres animaux. L'amour parait
être chez eux un sentiment inconnu. La femelle mange
son mâle, le père ou la mère dévore ses petits et ceux-
ci une fois qu'ils sont devenus assez forts dévorent
leurs parents. » Mais si ce penchant destructeur est
assez fort pour empêcher la plupart des rapaces de
s'unir à d'autres couples, il faut croire qu'il ne l'est pas
assez pour rompre les liens de la famille d'une manière
aussi constante que les expressions de Brehm le font
supposer. Autrement, comment l'espèce aurait -elle
résisté à cette extermination générale? Elle aurait
disparu depuis longtemps. Presque tous les pré-
dateurs, y compris les vautours, les plus farouches et
les moins intelligents d'entre eux, sont monogames
pendant plus d'une année, plusieurs pendant toute la
vie. Les Pics et les Mar tins-pêcheurs ont pour les
mêmes causes des habitudes pareilles. Il n'est pas
nécessaire d'invoquer ces causes extérieures (vie soli-
426 SOCIÉTÉS DOMESTIQUES PATERNELLES
taire et prédatrice) pour expliquer dans tous les cas les
affections exclusives. Les Perroquetsqui vivent en vastes
communautés sont aussi monogames; mais il suffit
d'avoir observé un perroquet en captivité pour admet-
tre sans peine que chez de tels oiseaux les liens formés
par la représentation réciproque peuvent lutter avan*
tageusement contre les inconvénients du voisinage.
Beaucoup d'entre eux, d'ailleurs, se séparent au moment
des amours pour vivre à deux dans là solitude. Quant
aux Echassiers, ce sont aussi des animaux fort sagaces
(Aristote et Platon l'avaient remarqué), et plusieurs,
comme nous l'avons vu, servent de guides et d'avertis-
seurs aux autres oiseaux : aussi leur union conjugale
est-elle en général étroite et fidèle. La famille des
Poules d'eau est un modèle- de concorde ; « grands et
petits, jeunes et vieux, ces oiseaux ne font tous qu'un
cœur et qu'une âme si je puis m'exprimer ainsi »
(Brehm). Les Cygnes offrent parmi les Lamellirostres
un exemple assez isolé de constance et d'affection pa-
ternelle; dans tout ce groupe la sociabilité est d'ordi-
naire tellement développée, les nids tellement voisins
qu'en l'absence, sans doute, d'obstacles représentatifs
assez forts il règne souvent entre eux une certaine
promiscuitéjusqu'aumomentde la ponte. Aussi le père
chez les canards est-il fort indillérent à sa progéniture;
il ne partage ni les soins de Tincubation, ni ceux de
l'éducation. Nous pouvons établir cette loi, qu'il serait
facile de soutenir si nous ne craignions de dépasser
toute mesure par un nombre plus considérable de
faits, à savoir, que toutes choses égales d'ailleurs, le
développement de la société domestique chçz les oiseaux
OISEAUX 427
est en raison directe de leur faculté de représentation
et de discernement. Là où en présence d'une intelli-
gence marquée la société fait défaut, c'est qu'une cause
accidentelle apporte quelque obstacle à sa formation ;
ces exceptions, qui sont rares, ne sont pas de nature
à infirmer la loi.
Ce rapport général constaté, montrons dans leur
détail les faits psychologiques sur lesquels il repose.
Nous avons vu dans l'un des chapitres précédents à
quelles démonstrations se livrent les mâles devant les
femelles pendant la saison des amours. Chez les
gallinacés polygames cette poursuite est tellement
ardente qu'elle paralyse les facultés; un Tétras qui
rémoud, c'est-à-dire qui siffle devant sa femelle en
balançant la tête comme un ours blanc, perd cons-
cience de ce qu'il fait et de ce qui passe autour de
lui; il n'entend rien, ne voit rien; un coup de fusil ne
l'effraie pas. La plupart du temps ses congénères- bru-
talisent la femelle au lieu de se soumettre à ses choix.
L'amour est chez eux plutôt un délire des sens qu'un
sentiment affectueux. Tel n'est pas le caractère de l'a-
mour chez la plupart des espèces d'oiseaux. C'est un
sentiment plus doux quoique non moins profond et
plus durable. Il se traduit par des chants, des caresses,
des postures suppliantes ou des mouvements rythmés ;
pendant ce temps les deux sexes apprennent à se re-
connaître, à se tenir unis dans la pensée au point de ne
plus pouvoir se séparer l'un de l'autre. On connaît les
Perruches dites inséparables, qui ont été si fort à la
mode. Mais la classe des oiseaux nous offre un certain
nombre d'exemples du même attachement, a Quand
4S8 SOCIÉTÉS DOMESTIQUES PATERNELLES
mourait, dit un observateur cité avec confiance par
Brehm, quand mourait Tun des Hypolaîs des saules qui
avaient ainsi vécu ensemble pendant deux ou trois ans,
son compagnon lui survivait à peine un mois. Sous ce
rapport THypolaïs des saules se rapproche tout à fait
des Perruches inséparables. » « Ces oiseaux, dit des
Panures le comte de Gourcy, ont Tun pour l'autre une
grande tendresse. Le mâle et la femelle sont toujours
perchés l'un à côté de l'autre; et lorsqu'ils s'endor-
ment, l'un d'eux, le mâle d'ordinaire, recouvre sa
compagne de son aile. La mort de l'un, ajoute Brehm,
amène sûrement celle de l'autre. » En liberté, THédy-
dipne métallisé vit aussi étroitement uni avec sa fe-
melle qui l'accompagne de fleur en fleur. Il est pro-
bable que, réduit en captivité, il en serait de lui comme
du Colapte doré. Le Colapte est un grimpeur, et nous
savons que ces oiseaux s'appellent en frappant sur les
branches. «La femelle, dit le frère de Brehm d*un cou-
ple qu'il avait en cage, la femelle tomba malade et
mourut... Rien ne fut plus touchant alors que la con-
duite du mâle. Pendant toute la journée, il ne cessait
d'appeler sa femelle; il tambourinait, manifestant ainsi
son deuil comme quelque temps auparavant il avait
manifesté son amour. La nuit même ne lui apportait
pas de repos. Peu à peu il devint plus calme : mais il ne
retrouva plus son ancienne gaîté, et maintenant que
tous ses compagnons ont péri, il est devenu complé-
ment silencieux. » Même attachement entre le mâle et
la femelle de la Tourterelle. « L'un vient-il à périr? la
douleur de l'autre est immense. Je tuai une femelle,
raconte mon père, le mâle so réfiigiu dans la forêt;
OISEAUX 429
mais, comme sa femelle ne le suivait pas, il revint et
se mit à roucouler pour l'appeler. Ce pauvre isolé me
fit pilié (4). » Gurney dit du Jabiru, un échassier, due
la plus grande fidélité règne entre le mâle et la femelle,
et qu'ils se charment mutuellement par une sorte de
danse. L'un d'eux est-il tué? l'autre reste longtemps
solitaire et s'accouple très difficilement à nouveau. Ces
faits établissent suffisamment que les oiseaux mono-
games éprouvent l'un pour l'autre une affection désin-
téressée qui survit à l'entraînement des premières
rencontres et qui prolonge bien au delà la durée de
leur union. Un attachement de cette nature est tout
entier fondé sur l'idée que les deux oiseaux se font
l'un de l'autre; il est surtout intellectuel ; et cependant
il tient aux fibres les plus profondes ; rompu, il entraîne
la mort.
Suffirait-il pour fonder la famille ? Aucun des exem-
ples cités plus haut ne nous autorise à l'affirmer. La
plupart des oiseaux que nous venons de signaler pour
leur attachement n'étaient sans doute unis à ce point
que pour avoir élevé ensemble une couvée : mais une
affection aussi vigoureuse suffit à expliquer l'assiduité
du mâle auprès de la femelle, du moinsjusqu'à la ponte
et môme, quand la ponte est déjà effectuée, jusqu'à
l'éclosion des jeunes. C'est lui et lui seul qui justifie
l'empressement avec lequel les mâles aident pour la
plupart les femelles dans la confection du nid, leur ap-
portant les matériaux qu'elles emploient ou les dispo-
sant eux-mêmes. C'est lui et lui seul qui nous donne un
(i) VoirBREHM, vol. I, p. 721, 771; vol. II, p. 71, 262; et d'autres pas-
sages non cités, I, p. 49, 76, 116, etc. (ara, liootte, cardiual, bec croisé).
430 SOCIÉTÉS DOMESTIQUES PATEBNBIXBS
motif plausible de leur présence pendant rincubation,
des chants ou des évolutions aériennes par lesquels ils
charment l'inaction de leur compagne, de la complai-
sance enfin avec laquelle ils la nourrissent pendant ce
temps ou la remplacent. Comprennent-ils ce qui se
prépare dans les limites où la femelle semble, comme
nous l'avons dit, le comprendre? Il n'est pas nécessaire
de le supposer. Même il y a des faits qui paraissent
indiquer le contraire : ainsi ce n'est pas le mâle, c'est
la femelle qui construit les parties les plus délicates du
nid, la couche molle où doit reposer un être vivant.
Dans plusieurs cas le mâle apporte les matériaux et la
femelle les met en œuvre. On voit de plus, dans bien
des cas, la femelle appeler le mâle à grands cris pour
qu'il prenne sa place sur les œufs. Quel motif le déter-
mine alors en dépit de son peu d'empressement? C'est
sans doute la prière et la lassitude de la femelle, bien
plus que le sentiment paternel si rare, même chez
rhomme, avant la naissance des jeunes. L'amour
sexuel nous semble donc être le premier lien de la
famille, jusqu'à Tapparition de la progéniture. Celle-ci
une fois née, le père ne peut manquer d'éprouver pour
les petits les sentiments que nous avons décrits plus
haut. Mais alors ces sentiments corroborent ceux qu'il
éprouve pour la mère : tous deux ne peuvent éprou-
ver pendant de longs mois, pour les objets de leur
tendresse commune, tant de craintes et tant de dé-
sirs , tant d'émotions joyeuses ou inquiètes sans en
être encore plus intimement unis.
Est-il besoin d'insister sur les liens qui unissent les
jeunes à leurs parents? Non seulement ils ont tout à en
OISEAUX 431
attendre et meurent s'ils sont séparés d'eux, mais, à
mesure qu'ils grandissent, ils sentent cette dépendance
et correspondent de toutes leurs forces aux désirs de
leurs guides. Une véritable éducation peut donc se
développer dans la famille des Oiseaux : commerce
incessant de signaux (1), d'avertissements, d'encou-
ragements et de' reproches, dans lequel les jeunes
réagissent pour leur part avec énergie. Les parents les
instruisent avec une patience inépuisable. Un rapace,
le Pygargue à tète blanche, porte les siens sur son dos
pour, du haut des airs, les exercer au vol : plusieurs
oiseaux d'eau font de même en nageant ; les Héliornes
de Surinam, les Cygnes, les Eiders et les Grèbes. Ces
derniers « lorsqu'un danger menace leurs petits, les
prennent sous leurs ailes et disparaissent avec eux sous
l'eau ; il leur arrive même de les cacher au milieu des
plumes de la poitrine et de les emporter dans leur vol. »
La bécasse fait de même quelquefois ( Catalogue des
Oiseaux de la Côte-d'Or, Marchanb, 1869). Au sujet
de ces mêmes Grèbes, Jaeckel nous rend témoins d'une
scène d'éducation assez curieuse. Au commencement,
les parents mettaient toujours la nourriture sur l'eau
devant les poussins; vers le huitième jour de leur exis-
tence commença leur éducation. « Le vieux nagea encore
deux ou trois fois devant les petits qui voulaient s'em-
parer immédiatement de la nourriture et plongea avec
le poisson pour les engager à le suivre. Cependant,
(1) Voir une intéressaDte étude sur le langage de la poule à ses pous-
sins, dans Touvrage de M. Houzeau, Paculiëi mentales des animaux, t. II,
p. 346. Sur l'éducation chez les animaux, voir encore Hartmann, Pkii.
de l'Inconscient, vol. I, p. 837. Nous ne lui aTons rien emprunté.
432 SOCIÉTÉS DOMESTIQUES PATERNELLES
comme ils étaient encore trop maladroits, il leur tendit
la nourriture de loin. Il appela les jeunes avec de
bruyants quony qiwny; ils vinrent alors en ramant
sur la surface et franchirent une assez grande distance ;
le meilleur nageur obtint le poisson comme récom-
pense. » On sait que chez les gallinacés les petits
obéissent aux signaux de la mère et savent se raiser
à terre si bien qu'on ne les retrouve quelquefois plus
malgré les plus actives recherches. Mais nous n'avons
pas l'intention de raconter les phénomènes dans leur
infinie variété. En voilà iissez pour nous autoriser à
dire qu'une double chaîne invisible attache les pa-
rents aux jeunes et que cette communication inces-
sante, ce partage constant de toutes les fonctions in-
tellectuelles, cette solidarité étroite d'émotions, de
pensées et de désirs fait de la famille des oiseaux un
organisme moral individuel, une seule et même con-
science. De ce point de vue ce n'est pas un groupe
d'êtres, mais un être.
La solidarité de plusieurs êtres successifs suppose
dans celui qui les embrasse tous une durée, et cette
durée une tradition ; la conscience collective ne peut
être douée à ce point d'unité sans jouir aussi de quel-
que continuité de souvenir. Les leçons des parents
transmises aux jeunes font profiter ceux-ci de l'expé-
rience acquise par leurs devanciers immédiats et on
voit, en effet, que les modifications d'industrie ou de
tactique inventées par les premiers se perpétuent dans
les seconds. Les perdrix ont, depuis quelques années,
pris dans nos pays l'habitude de se garder au moyen de
sentinelles; les jeunes, dès la première année, se li-
OISEAUX 433
vrent à cette pratique dans la compagnie même dirigée
par leurs parents. C'est ainsi que l'indication des dan-
gers à redouter se communique des vieux aux jeunes :
les ouvrages des ornithologistes abondent de passages
décisifs où est constaté le changement d'allures 'des
oiseaux en présence de nouveaux périls. Partout la
présence de l'homme, d'abord accueillie avec indiffé-
rence et curiosité développe au bout de peu de temps
une défiance justifiée par la portée de ses armes (1).
La confiance se développe inversement par les effets
de l'éducation ; c'est ainsi que dans un jardin public
récemment ouvert au milieu d'une grande ville les
moineaux deviennent peu à peu de plus en plus fami-
liers et que les pigeons se laissent approcher dans les
rues à moins de deux mètres ; c'est ainsi encore que
nos pies sont devenues en peu d'années indifférentes
au bruit des trains au point de poser leurs nids sur les
talus de nos voies ferrées. Des lièvres se blottissent
souvent dans les fosses d'emprunt de la ligne ; eux si
timides, ils se sont accoutumés au fracas de la loco-
motive qu'ils savent inoffensif. Plus les couvées sont
fréquentes, plus la transmission des enseignements de
(1) De Castella, Tour du Monde, 1861, p. 81. — DARWIN, Voyage du
Beagie, p. 48, 214, 420, 430 de la IraductioQ française. C*est une étude
complète sur ia question. Eu voici le^ conclusions : «Ces faits, dit Darwin,
nous permelleut, je crois, de conclure : l» que la sauvagerie des oiseaux
vis-â vis de Tbomme est un insfinct particulier dirigé contre lui ( doue
chaque danger exige une éducation spéciale) ; instinct qui ne dépend en
aucune façon de Texpérience qu*ils ont pu acquérir contre d*autre8
sources de danger; S» que les oiseaux n'acquièrent pas individuellement
cet instinct en peu de temps, môme quand on les pourchasse beau-
coup, mais que daus le cours des générations successives il devient
hôrédilaire. » Voir encore Livingstone, Missionary travels, passim.
\
434 SOCIÉTÉS DOMESTIQUES PATERNELLES
Texpérience est rapide, plus les jeunes restent long-
temps dans la compagnie de leurs parents et de leurs
aines, plus elle est sûre. Quelquefois, comme chez les
Perroquets, ces deux avantages sont réunis (Br£HM|
V. I, page 49). Mais si la société conjugale dure toute
la vie de ses membres, la société domestique est le plus
souvent bornée à la durée d'un an, et je ne sais guère
que les poules d'eau où elle comprend deux couvées
à la fois, formant un groupe distinct. Au-delà de ces
limites, la famille est absorbée par la société d'ordre
supérieur que plusieurs groupes forment en s' unissant.
Dans un couple pris à part, la société familiale com-
plète finit à chaque automne pour recommencer à chaque
printemps.
Celte continuité, toute intermittente et sporadique
qu'elle paraisse, suffit à expliquer le perfectionnement
qu'a reçu l'industrie animale dans la classe des oiseaux.
Puisque la tradition des enseignements de l'expérieuce
est possible dans une certaine mesure des parents aux
jeunes, on comprend qu'il y ait eu dans la race accu-
mulation de lumières sur les avantages à retirer ou les
périls à craindre du commerce avec le monde extérieur
et, par conséquent, amélioration progressive de la tacti-
que comme de Tindustrie. Dans des régions entières de
la France la tactique des perdrix s'est améliorée, comme
s'est améliorée dans toutes les régions visitées par
l'homme la tactique des animaux exposés à ses coups.
Tous ceux quiphassent depuis vingt ans dans les dépar-
tements du centre assurent que la perdrix, (jui s'envo-
lait jadis, surtout au début de la chasse, par individus
isolés et sous le nez du chien, s*envole mainlenaul par
OISEAUX 435
compagnies et à une grande distance du chasseur (4).
A la Plata, le même progrès n'a pas été réalisé ; « ces
oiseaux, dit Darwin, ne vont pas en compagnies et ne
se cachent pas comme en Angleterre ; c'est au con-
traire un animal fort stupide. Un homme à cheval n'a
qu'à décrire autour de ces perdrix un cercle ou plutôt
une spirale qui le rapproche d'elles chaque fois davan-
tage pour en assommer à coups de bâton autant qu'il
en peut désirer. Un enfant monté sur un cheval tran-
quille peut, avec un nœud coulant au bout d'un bâton,
en attraper 30 ou 40 en un seul jour » (Voyage, etc.,
page 48). Ce qui a eu lieu dans ces dernières années
pour cette espèce dans nos contrées s'est produit cer-
tainement partout vis-à-vis de chaque ennemi dont les
oiseaux ont dû éviter les atteintes, de chaque circon-
stance dont ils ont été invités à profiter, de chaque
nécessité qui les a poursuivis. Quand on voit par exem-
ple les corbeaux, pour briser les mollusques à coquille
trop dure, s'élever jusqu'au sommet d'une falaise et les
laisser retomber sur les rochers, les vautours se servir
du même moyen pour briser des os ou la carapace des
tortues, et cela toujours sur la même pierre, les goé-
lands, enfin, en user de même avec les mollusques et
les crustacés dont ils font leur nourriture, les Torche-
(1) Nous avous vu des perdrix que nous avions acculées le soir, vers
rheure du rappel, tout près d*une route couverte de voitures et de pié-
tons, au moment où nous allions parvenir k portée de fusil, s'élever ver-
ticalement jusqu'à une grande hauteur, et là, en vol serré, parcourir
comme l'eussent fait des canes pétières plusieurs kilomètres d*an seul
trait. A une lieue de là, dans une chas^ gardée, d'autres compagnies
ne s'envolaient qu'à quelques mètres du chasseur, et presque horixon-
taiement, suivant les habitudes autrefois caractéristiques de l'espèce.
436 SOCIÉTÉS DOMESTIQUES PATERNELLES
pots se servir d*uii trou creusé exprès dans un arbre
pour casser toutes leurs noisettes et déposer çà et là
dans les fentes des vieux troncs des provisions quUIs
savent retrouver, les Mélanerpes garnir des troncs de
pins de glands fichés dans des trous exactement taillés
pour les recevoir, les Colaptes du Mexique emmaga-
siner pour rhiver, dans les tubes creux des hampes
d'agave, des glands qu'ils vont chercher à dix lieues de
la, on ne peut s'empêcher de croire que des actions
aussi précises, répondant à des besoins divers, aient
leur origine dans une invention partielle^ transmise
ensuite de génération en génération par renseigne-
ment direct. C'est ainsi que les nids eux-mêmes se
sont perfectionnés. On sait que les qids diffèrent en
perfection suivant Tàge des individus qui les ont cons-
truits, a On ne peut,ditLeroy(Op.cit., page 89), obser-
ver avec quelque attention et quelque suite les nids des
oiseaux sans s'apercevoir que ceux des jeunes sont la
plupart mal façonnés ot mal placés ; souvent même les
jeunes femelles pondent partout sans avoir rien prévu.»
Mais les nids ne diffèrent pas seulement suivant l'âge
des individus ; ils diffèrent encore dans la même es-
pèce, d'un individu à Tautre. suivant les facultés in-
ventives et rhabileté d'exécution des constructeurs,
comme aussi suivant les circonstances extérieures et
les traditions reçues dans la localité. M. Pouchet a re-
marqué, parmi les nombreux nids d'hirondelles qui
couvrent les vieux édifices tle Rouen, une amélioration
récente, qui est propre aux nids de ce pays. Brehm
rapporte une grande (|uantité de modifications ih» ce
LÇenre, la plupart «lues à l'iiivil ilioii îles circonslanci's
INDUSTRIE 437
et généralisées en raison de leurs avantages dans un
district plus ou moins étendu. En voici un exemple (1),
entre cinquante dont il est inutile d'encombrer cette
exposition. « Le nid des Baltimores est diversement
construit et plus ou moins chaudement rembourré sui-
vant les localités. L'oiseau le suspend à une branche
et le tisse avec beaucoup d'art. Dans les États du sud de
l'Amérique du nord, ce nid est fait exclusivement de
la mousse d'Espagne et les parois en sont très lâches,
ce qui permet à l'air de circuler très facilement du
dehors au dedans et réciproquement. L'intérieur n'est
tapissé par aucune substance chaude ; bien plus, le nid
est d'ordinaire exposé au couchant. Dans les États du
nord, le nid est tourné de façon à recevoir les rayons
du soleil et il est tapissé des matériaux les plus fins et
les plus chauds. On voit que l'oiseau s'accommode
parfaitement au climat. » Du reste, les seules diffé-
rences qu'offrent entre elles les constructions des di-
verses espèces ne favorisent-elles pas l'hypothèse d'un
enseignement par les yeux transmis, non sans des
accroissements successifs, de génération en génération.
Les types de nids sont fort divers comme on sait ; cha-
cun d'eux offre une gradation de complexité telle, de
l'une à l'autre des formes qui s'y rattachent, que l'idée
de passage insensible s'insinue irrésistiblement dans
Tesprit lorsqu'on les contemple. Les nids de Salanganes
sont les uns composés de salive pure, les autres de
(1) Vol. I, p. 237. Sur les adaptalioos de rinstinct aux circoDstances
particulières^ voir la démonstraliou si complète de Hartmann , Phil. de
Vlnconsc.y Irad. Nolen,vol. I, p. 94; et Vignoli, Délia lege fondamentale
delC intelligenza nel regno animale,
â8
4â8 SOCIÉUËS DOMESTIQUES PATERNELLES
salive mêlée de différents matériaux dans des propor-
tions graduées en série continue. Depuis les oiseaux
qui, comme TEITraie, déposent leurs œufs dans un coin
sur le sol jusqu'à ceux qui élèvent des monticules de
feuilles ou de terre pour les y faire éclore spontané-
ment, depuis ceux qui logent dans la première crevasse
venue jusqu'à ceux qui creusent, dans les parois de
terre meuble ou dans les arbres, des cavités précédées
de couloirs et tapissées de substances molles, depuis
ceux qui font éclore leurs jeunes sur des poignées de
brindilles ou de branchages mal jointes jusqu'à ceux
qui leur préparent une couche moelleuse en fonne de
coupe composée de plusieurs étages de matériaux di-
vers, ou une boule fermée de toutes parts parfois munie
d'un couloir d'entrée, ou même une habitation com-
plète composée de plusieurs chambres, on peut trouver
des intermédiaires nombreux et des transitions ména-
gées. Faut- il expliquer le nid double ou triple des
Tisserins, on remarque que le mâle se construit tout
près de la femelle une demeure de plaisance où il chante
pour la charmer, et ou se demande si ces deux nids,
en se rapprochant peu à peu, n'ont pas fini par n'en
former qu'un seul. Aucun Je ces intermédiaires ne se
rencontre-t-il? en présence d'un nid comme celui de
rOmbrette, qui est composé de trois chambres dis-
tinctes el assez solide pour porter le poids d'un homme,
l'esprit se refuse à croire que celte savante construc-
tion soit sortie en une fois, de toutes pièces, de la tête
d'un seul oiseau. On se dit que, si des observations di-
rectes ont constaté des perfectionnements dans la tac-
tique et dans l'art d'un si grand nombre d'individus
PROPRIÉTÉ CHEZ LES OISEAUX 439
OU de races locales, il est probable que dans toute la
classe rindustrie et la ruse ont suivi un développement
successif grâce à la faculté que possède chaque géné-
ration de laisser ses enseignements à celle qui la suit.
Mais cette évolution, bien que presque certaine, ne
mérite pas le nom de progrès dans le sens où ce mot a
été appliqué à Thistoire de l'Humanité ; elle est par-
tielle; elle est confinée non seulement aux limites de
l'espèce, mais aux limites de la variété et même de la
race. L'accumulation des effets de Tintelligence res-
semble, dans la classe des oiseaux, à Taccumulation de
la pluie dans des flaques fermées et indépendantes :
l'eau remplit inégalement chacune d'elles suivant l'é-
tendue de la dépression dont elle est le centre ; mais
elle ne forme point un courant unique capable d'un
accroissement indéfini.
Ainsi donc la communauté de conscience qui unit
les membres de la famille s'exprime au dehors dans
une portion de matière qu'elle organise au service de
ses fins. Mais l'accommodation du monde extérieur
aux besoins d'une société domestique s'étend jusqu'aux
limites en deçà desquelles elle a exploré les lieux,
prévu les dangers à redouter, découvert les ressources
disponibles, fait rayonner, en un mot, son activité,
c'est-à-dire jusqu'aux limites d'un domaine qu'elle
s'approprie. La propriété d'un territoire est un fait
constant, presque universel chez les familles d'oiseaux.
Ici encore le nombre même des exemples que nous
avons recueillis nous interdit de les reproduire tous.
Remarquons seulement que, comme on devait s'y at-
tendre, le domaine est mieux circonscrit et plus éner-
440 SOCIÉTÉS DOMBSnQUES
giquement défendu quand il appartient à un Carnivore
ou à un pêcheur et correspond à un territoire de
chasse. La chasse ou la pêche ofTreut-elIes dans la
localité des produits d'une telle abondance qu'ils sont
en quelque sorte inépuisables, les limites tendent à se
confondre et la surveillance faiblit. La délimitation d*un
domaine chez les oiseaux n'a donc pas seulement pour
but de marquer, par l'opposition avec d'autres famil-
les, l'individualité d'une famille donnée ; ce n'est pas
seulement une prise de possession symbolique du théâ-
tre de son activité; c'est une appropriation réelle, et la
jouissance du revenu qui en résulte est dans bien des
cas suffisamment assurée vis-à-vis des voisins par le
respect réciproque des droits. Du reste, l'idée de pro-
priété se manifeste encore par d'autres actes dans la
classe que nous étudions; ainsi, sans revenir aux geais,
qui font des provisions, les craves, les pies, les Poly-
borus, les Anomalocorax, les Ptylonorrynques et les
Chiamydères thésaurisent certains objets auxquels ils
attachent manifestement un grand prix quoiqu'ils n'en
tirent aucune utilité; mais ce phénomène, bien que
frappant au point de vue psychologique, est loin d'avoir
au point de vue sociologique la même importance que
le fait de propriété territoriale. L'unité de la famille se
montre par là manifestement; sa continuité ne s'y ré-
vèle pas moins clairement quand, d'année en année, la
demeure commune, ainsi qu'on le voit par exemple
chez les rapaces, les échassiers et les fissirostres, est
réparée ou augmentée par un même couple, et le même
territoire occupé par lui.
Si nous comparons la famille des oiseaux supérieurs
CONCLUSION 441
à celle des insectes, nous trouverons de Tune à l'autre
rne distance considérable. Il semble que la préémi-
nence appartienne à la plus nombreuse et que les
formes multiples qui la composent relèvent à un
haut degré de perfection. Mais la famille de l'oiseau
offre des caractères d'une bien autre valeur. D'abord,
si elle n'est pas nombreuse, elle est susceptible de for-
mer, en se réunissant à d'autres familles, des sociétés
considérables dont elle est l'élément : le nombre ne
manque pas aux bandes des oiseaux migrateurs ni aux
assemblées des oiseaux de mer. Ensuite, si elle ne
renferme pas de neutres, c'est qu'elle n'en a pas be-
soin, car le mâle et la femelle, qui sont réduits chez
les hyménoptères à une fonction purement physiolo-
gique, ont ici un rôle des plus actifs ; vu le petit nom-
bre des œufs, ils suffisent à l'élevage et à l'éducation.
Quant aux jeunes, tandis que chez les fourmis, par
exemple, ils sont jusqu'à leur éclosion absolument
passifs, chez les oiseaux, ils répondent aux soins de
leurs parents de tous leurs efforts, les imitent et leur
obéissent. La différenciation des formes organiques
n'est pas l'unique critérium de la perfection organique ;
il faut que les formes différenciées soient unies entre
elles par un certain consensus, et que la concentration
s'impose aux éléments plus ou moins épars. Or, les
différents membres de la ruche sont mus par des im-
pulsions qui se communiquent de proche en proche,
d'individu à individu, sans que nulle part quelque
chose comme un conseil, comme un concours délibéré,
puisse leur être attribué. Les émotions désordonnées
qui les agitent ressemblent aux mouvements de l'eau
142 SOCIÉTÉS DOMESTIQUES PATEhNELLES
qui se répandent ainsi de proche de proche. II n*en est
pas ainsi dans la compagnie formée par une famille
d'oiseaux. De perpétuels signaux échangés entre eux
resserrent incessamment les liens de leur conscience
commune^ et quand la femelle et les jeunes ne sont
pas ensemble subordonnés au mâle, les jeunes, du
moins, sont toujours subordonnés à leur mère. Cette
concentration toute nouvelle , avec réciprocité d'ac-
tion, est un fait social d'ordre supérieur. Pour la réa-
liser, il a fallu que, les deux attributs jadis répartis
en trois classes d'êtres (les mâles, la femelle et les
neutres) rentrant, pour ainsi dire, les uns dans les
autres , l'intelligence , apanage des seuls neutres
dans la famille d'insectes, fût attribuée aux deux
sexes avec une vie plus longue et des organes plus
développés. Des effets sociaux beaucoup plus com-
plexes et variés sont donc produits avec des moyens
plus simples; c'est là la marque de la supériorité
organique.
Cependant, en raison même de sa perfection, le
type social des oiseaux n'a que peu d'avenir. La fa-
mille monogame est fermée, pour ainsi dire. Elle peut
entrer comme élément dans une société plus étendue,
mais elle ne se prête à aucune organisation collective ;
elle n'est capable que d'une juxtaposition et d'une ré-
pétition indéfinies. Or, une agglomération d'éléments
sociaux n'est pas une société. Pour qu'une société
véritable soit possible entre plusieurs sociétés domes-
tiques, il est nécessaire que le type familial des oiseaux
soit abandonné, et qu'un type différent se substitue à
lui, inférieur d'abord, mais capable de perfectionne-
MAMMIFÈRES. 443
ments des plus favorables au développement social, je
veux dire le type polygame.
Quelque classification que Ton consulte, celles qui
sont proposées par les transformistes comme celles
qui sont adoptées par leurs adversaires, on doit recon-
naître qu'aucun ordre régulier n'est suivi dans le pro-
grès de la société parmi les mammifères. Des anoma-
malies piquantes se présentent, au contraire, qui
rendraient toute classification impossible dans cette
classe, si l'on n'était résolu à les négliger comme acci-
dentelles et si Ton n'admettait que le rapport général
qui existe entre la perfection organique et Taptitude
sociale (1) peut varier largement sous l'action de
causes accidentelles. Ainsi, à suivre la classification
généalogique proposée par Haeckel, l'hippopotame, qui
se rattacherait aux ongulés, est probablement mono-
game, tandis que les ancêtres qu'on lui attribue sont
polygames: les cerfs, proches parents des chevreuils,
et tout au moins frères du cariacou de Virginie et du
renne offrent avec eux, mais inversement, la même
différence; le pécari à mâchoires blanches vit par
troupes, tandis que le pécari à collier va par paires; le
babiroussa n'a pas, sur ce point, les mêmes mœurs
que le sanglier, son congénère ; à côté des hamsters
et des rats, dont le mâle ne reste qu'un moment avec
sa femelle, les campagnols forment, du moins le plus
(1) Voir Leurkt et Gratiolet, 1839 1857, p. 461, vol. I : « La plupart
des groupes établis d*après la conformité des circonvolutioDS cérébrales
sont en rapport avec la conformité des facultés intellectuelles, et la base
de la division organique devient jusqu'à un certain point celle de la di-
vision psychique. »
444 SOCIÉTÉS DOMESTIQUES PATERNELLES
souvent, des couples assez unis. Ces variations des
aptitudes sociales entre animaux si rapprochés par
leur organisation physique générale sembleraient indi-
quer que celle-ci n'est point la cause de celles-là, et .
que les premières dépendent de légères modifications
fonctionnelles de l'appareil cérébral. Mais ces modi-
fications peuvent se rencontrer simultanément chez
les diverses espèces de groupes naturels assez éten«-
dus et, dans leur ensemble , elles accompagnent,
quoique d'assez loin, la voie tracée par le progrès
organique.
Partout, chez les mammifères comme chez les
oiseaux, l'amour maternel est la pierre angulaire de la
famille; et nous comprenons maintenant sans qu'il
y ait besoin d'insister la raison de cette loi générale.
La femelle, au moment où elle met au jour ses petits,
cette fois semblables à elle, n'a aucune peine à re-
connaître en eux la « chair de sa chair » ; le sentiment
qu'elle éprouve pour eux est fait de sympathie et de
pitié comme nous l'avons indiqué, mais on ne peut en
exclure une idée de propriété qui est le plus solide
soutien de la sympathie. Elle sent et comprend jus-
qu'à un certain point que ces jeunes qui sont elle-
même sont en même temps à elle; Tamour de soi
étendu à ceux qui sortent de soi change Tégoïsme
en sympathie et Tinstinct do propriété en impul-
sion affectueuse. De même que l'amour sexuel im-
plique ridée de propriété réciproque , de même
l'amour maternel suppose celle de propriété subor-
donnée. C'est parce que cet autre soi est si débile
que l'intérêt ressenti pour lui prend la forme de la
MAMMIFÈRES 445
pitié (1). Le but de nos efforts doit donc être, ce
point de départ admis, de déterminer et d'expliquer
le rôle du mâle dans la famille des mammifères.
Ce rôle est petit chez la plupart des espèces. Une
grande quantité d'animaux de cette classe ne s'accou-
(1) Nous De prétendoDS pas que cea opératious d'esprit et les seDti*
ments correspondanU se produisent soudaiDemeut tout entiers dans
chaque individu ; elles ont dû, au contraire, se développer lentement de
génération en génération, et raccumulation y a sans doute une grande
part. Ce qui le prouve^ c'est que les femelles sont capables de montrer
de raffectiou à des jeunes qui ne sont pas les leurs^ aussi bien chez les
oiseaux que chez les mammifères. Dans les immenses sociétés d'incuba-
tion que forment les oies, chacune cherche à voler des œufs à ea voisine.
Brehm raconte quelque part qu'une femelle d'oiseau tenue en captivité
avec un couple qui élevait des petits venait leur donner la becquée^ mal-
gré les efforts des parents, pour ainsi dire en cachette, cherchant par là
à satisfaire un instinct maternel devenu organique. On connaît la bonne
volonté avec laquelle la poule se laisse tromper quand on lui donne des
œufs de cane à couver. Parmi les mammifères, les mules nous four-
nissent un très curieux exemple de cet attachement aveugle, absolument
irrationnel. « La femelle des chevaux sauvages du Paraguay a souvent à
combattre contre les mules chez lesquelles se manifeste de temps en
temps une sorte d'amour maternel. Celles-^îi cherchent alors à enlever
un poulain soit par ruse , soit par force , et le malheureux poulain ne
tarde pas à périr » (6., Il, 310). 11 est démontré par là que dans chaque
femelle l'affection maternelle est en quelque sorte virtuelle, toute prête
à se manifester quand vient l'heure marquée par l'évolution organique.
Cette disposition est congénitale, puisque l'hérédité la transmet même
à des métis inféconds; mais elle n'a pas d'autre origine possible que les
accroissements reçus autrefois de chaque individu. C'est, en effet, par
des contributions individuelles qu'elle se perpétue; les circonstances
viennent-elles à suspendre l'apport continuel par qui elle est entretenue,
elle s'affaiblit , puis disparaît. C'est ainsi que l'amour maternel a peu à
peu perdu de sa vigueur chez les vaches domestiques , moins dans les
troupeaux libres , davantage dans les animaux tenus h l'étable , tandis
qu'il a presque disparu chez les brebis. Cet ensemble de phénomènes
offrent la contre-partie de ceux que nous avons cités plus haut et vérifient
notre explication. L'instinct n'est pas une constante spécifique, mais une
variable dépendant de deux forces : les influences héréditaires et les
influences du milieu. Quand les secondes viennent à manquer, les pre-
mières, fruit du temps, s'affaiblissent avec le temps; reprennent-elles
leur empire , les penchants oblitérés reparaissent et vont se confirmant
de plus en plus.
446 SOCnMS DOMESTIQUES PATERNELLES
plent que pour un instant. Les Tatous, parmi lesEden-
tés, nous offrent le plus humble degré de la série sociale
chez les mammifères. Une rencontre qui semble due
au hasard» nul refus et partant nulle instance, puis une
séparation définitive, telle est l'histoire de l'union des
sexes chez les Tatous. La mère, du reste, n'a pour ses
jeunes que des soins brutaux; veut-elle les cacher,
elle les met en sang. Il est vrai que les Monotrèmes
semblent montrer quelque chose de la fidélité et de la
tendresse des oiseaux avec lesquels ils ont de si étranges
affinités; et il ne faut pas omettre de rappeler que le
Pangolin vit à Ceylan dans un terrier profond avec sa
femelle et ses petits. Mais, en haut comme en bas de
r échelle, chez les singes comme chez les marsupiaux,
les monogames sont rares (1). Tandis que chez les
oiseaux un grand nombre de couples sont formés pour
toute la vie et mettent au monde, d'année en année,
sans cesser d'être unis, de nombreuses générations —
semblables à un arbre qui s'élèverait à une grande
hauteur en s'environnant de distance en distance d'un
vert bouquet de feuillage, — l'attachement réciproque
exclusii est ici l'exception et ne dure en tout cas que
bien rarement au delà d'une année. Les carnassiers
sont ceux qui en offrent peut être les plus nombreux
exemples; le loup, le renard, le lion surtout, restent
assez longtemps avec leur femelle et reviennent auprès
d'elle pendant l'éducation des jeunes à laquelle ils
prennent une part active. Joignons à cette catégorie
(1) Leuret et Gratiolet, p. 5U : « Plusieurs mammifères restent anb
toute la vie, le même mÂle avec la même femelle. Le chevreuil et les
cétacés sont dans ce cas, et peut-être le loup (?) et le phoque. »
MAMMIFÈRES 447
assez homogène des faits de même sorte empruntés à
des groupes fort disparates; des couples d'une certaine
durée se rencontrent chez les tapirs (Roulin), les
morses, les baleines, les chamois, les petites antilopes,
les chevreuils, les bisons, les castors, les lapins, le porc-
épie, le hérisson, l'ours, la belette et les singes nicti-
pilhèques. « Le gorille et le chimpanzé, assure M. To-
pinard dans sa récente Anthropologie {p. ^163), sont mo-
nogames, très soucieux de la fidélité de leurs épouses,
et attentionnés pour elles. s> Cependant il semble
établi par de soUdes témoignages que, comme dans
rhumanilé, certains chimpanzés sont monogames, d* au-
tres polygames. Mais souvent la mère, chez les grands
chats, est obligée de soustraire à son mâle les jeunes
pendant leurs premiers jours, de peur qu'il ne voie dans
ces petits êtres encore informes une proie à dévorer. La
chevrette fait de même, redoutant sans doute la brus-
^ querie et la pétulance de son mâle. Ainsi donc dans les
espèces monogames, quand le mâle revient auprès de
la femelle, rappelé par le souvenir persistant qu'il en
a gardé, c'est pour devenir chef de bande et non pour
obéir à une prétendue voix du sang tout à fait muette
en lui.
Cependant chez les monogames cette bande est tou-
jours restreinte, et de la famille ainsi formée, dès que
les jeunes seront adultes, rien ne restera. C'est la fa-
mille à femelles multiples qui nous offrira le seul type
capable de se prêter à une organisation sociale éten-
due, centralisée, durable.
Les animaux chez lesquels la société domestique
revêt cette dernière forme sont les phoques, les mou-
448 SOCIÉTÉS DOMESTIQUES PATERNELLES
fions, les lamas, les chevaux, les éléphants et les singes,
a Chez les Arctocéphales (nous laissons la parole à
Brehm) le mâle a toujours plusieurs femelles et nom-
bre de ces sultans ont un harem de trente à quarante
beautés. Très jaloux vis-à-vis des autres mâles.... il
reste avec ses femelles, ses fils et ses filles, même avec
ceux d'un an et qui ne sont pas encore accouplés : une
famille peut ainsi compter jusqu'à cent vingt indi-
vidus » (vol. II, p. 788, 789). — « Les moutons à man-
chettes (mouflons de l'Atlas) ne viventpas en troupeaux
comme les autres ovidés ; ce n'est qu'au moment du
rut, en novembre, que quelques femelles ayant à leur
tête unbéUer se réunissent pour un certain temps. ]» Il
en est de même pour les mouflons d'Europe : « à l'épo-
que du rut ils se séparent en petites familles, compo-
sées ordinairement d'un mâle et de quelques femelles
qu'il a conquises dans les combats. y> — Chez les lamas
guanacos, ce chaque troupe se compose de plusieurs
femelles et d'un seul mâle ; celui-ci ne souffre dans sa
troupe que de jeunes mâles encore incapables de se
reproduire. Dès qu'ils ont atteint un certain âge com-
mencent les batailles à la suite desquelles les plus fai-
bles, obligés de céder la place aux plus forts, se réunis-
sent à leurs égaux et avec déjeunes femelles. Le chef
paît à quelques pas de la troupe et surveille les alen-
tours. Au moindre indice de danger, il pousse un bêle-
ment assez semblable à celui du mouton et aussitôt les
têtes se lèvent, regardent de çà de là : puis toute la
bande part... Les femelles et les jeunes courent
devant, le mâle les suit et les pousse souvent avec sa
tète » (vol. II, p. 453). Même témoignage au sujet du
MAMMIFÈRES 449
lama vigogne avec des particularités plus significatives
encore, a Les femelles récompensent la vigilance de
leur guide par une fidélité et un attachement des plus
rares. Est-il blessé ou tué, elles courent autour de lui
en sifflant et se laissent toutes tuer sans prendre la
fuite. Mais si la balle atteint d'abord une femelle, toute
la bande décampe. Les femelles de guanacos se disper-
sent au contraire quand leur mâle est tué » (vol. II,
p. 458). — « On voit toujours les tarpans (chevaux sau-
vages d'Asie) en troupes de plusieurs centaines d'indi-
vidus. Chaque troupe se subdivise en petites familles
à la tête de chacune desquelles se trouve un étalon.
Celui-ci est le chef de la bande ; il veille à sa sécurité,
il exige Tobéissance. Il chasse les jeunes mâles, et tant
que ceux-ci n'ont pas réuni quelques juments autour
d'eux ils sont condamnés à ne suivre la bande que de
loin. S'il flaire quelque danger, il hennit bruyamment
et toute la bande s'enfuit au galop, les juments en
avant, les étalons fermant la marche et protégeant la
retraite d Et ailleurs : a un étalon vigoureux est
nécessaire à l'existence du troupeau ; s'il est tué, les
juments se dispersent et leur chasse devient facile, car
elles ne sont pas aussi vigilantes que les étalons d (v. II,
p. 406). Les éléphants mènent avec leurs allures pro-
pres une existence analogue, sauf en ce que' la famille
ne paraît pas avoir dans le troupeau d'existence dis-
tincte. « La famille » (le sens de ce mot est incertain)
« la famille forme un tout bien circonscrit ; aucun autre
éléphant n'y est admis ; l'éléphant le plus prudent est
le chef de la bande. C'est tantôt un mâle, tantôt une
femelle. » Ce guide jouit d'une autorité effective.
450 SOCIÉTÉS DOMESTIQUES PATERNELLES
<c Tous les éléphants sauvages sont très craintifs et
très prudents ; mais l'éléphant conducteur Test encore
dix fois plus. Ses fonctions sont pénibles ; il est conti-
nuellement en exercice ; par contre, ses subordonnés lui
obéissent sans réserve..., il va et les autres le suivent,
même à leur perte » (vol. II, p. 712). Voici enfin ceque
Brehm dit des familles de singes, quant à la primauté
du mâle, ce Le mâle le plus fort de la bande en devient
le conducteur, le guide, mais ce n'est pas le suffrage
des autres individus qui lui confère cet honneur.
L'empire est au plus fort ; le plus sage est celui qui a
les plus longues dents. Cela s'explique du reste par ce
fait que les singes les plus forts sont généralement les
plus âgés, et les jeunes sont bien obligés de se recon-
naître inexpérimentés devant eux. Le guide exige une
obéissance absolue, et il l'obtient dans toutes les cir-
constances. Sultan jaloux et brutal il s'arroge un droit
exclusif sur toutes les femelles, éloignant celles qui
s'oublient; aussi peut-on dire qu'il est le père de sa
bande... Le guide exerce son emploi avec beaucoup
de dignité. L'eslime qu'il a su conquérir exaltant son
amour-propre lui donne une certaine assurance qui
manque à ses sujets ; ceux-ci lui font toujours la cour.
On voit même des femelles s'elTorcer de recevoir de lui
la plus grande faveur qu'un singe puisse accorder ou
obtenir. Elles mettent tout leur zèle à débarrasser son
pelage des parasites incommodes, et il se prête à cette
opération avec une grotesque majesté. En retour, il
veille fidèlement au salut commun. Aussi est-il de tous
le plus circonspect ; ses yeux errent constamment de
côté et d'autre ; sa méfiance s'étend sur tout, et il ai'-
MAMMIFÈRES 481
rive presque toujours à découvrir à temps le danger qui
menace la bande » (vol. I, p. 8 et 9).
Nous n'avons plus besoin de nous appesantir sur de
tels faits : ce que nous avons dit des gallinacés (p. 421
du présent volume), les éclaircit suffisamment à notre
gré. Y a-t-il là plus qu'une famille? Pas encore. Car il
n'y a rien de plus que ce que nous a montré la famille
des oiseaux construite sur le même type, celle des
Brévipennes, par exemple. Seulement ici la femelle,
au lieu d'être suppléée par le mâle, garde sa fonction
normale qui est celle de nourrice (fonction que ses or-
ganes propres lui assignent) et le mâle est exclusive-
ment consacré à la direction de la bande : c'est par lui
que s'établissent les rapports de l'organisme social
avec le monde extérieur. Cette différence nous ex-
plique pourquoi, tandis que chez les oiseaux nous
avons placé la famille polygame au bas de l'échelle,
nous lui avons donné ici le premier rang. En soi elle
n'a pas plus de valeur que la famille monogame ; peut-
être même en a-t-elle moins; elle est fondée en effet
plus sur la force que sur l'amour; mais comme forme
de transition, au point où nous sommes de la série
zoologique, elle atteint une importance considérable.
C'est elle, et non l'autre qui se rapproche le plus de la
société, non plus domestique, mais ethnique : c'est
d'elle que nous pouvons le plus aisément passer de la
famille à la peuplade. Elle ne mérite pas encore ce
nom, puisque c'est la passion sexuelle du mâle qui lui
donne naissance ; mais qu'on imagine plusieurs fa-
milles de même nature réunies, on sera en présence
de la horde, et de la horde organisée.
4S3 SOCIÉTÉS DOMESTIQUES PATERNELl£S
Les mammifères, en raison de la supériorité de leur
organisation, croissent lentement. Certains ours sont
adultes à 6 ans, certains singes à 12, les éléphants
à 16. C'est là la cause principale de la durée de la fa-
mille. L'éducation est longue, et comme le petit être
revêt bientôt tous les caractères extérieurs de l'espèce,
avec une nuance de faiblesse et de fragilité, toutes
les conditions sont réunies pour que le mâle unique ou
les mâles éprouvent à son égard les sentiments de sym-
pathie et de pitié qui fondent Tamour paternel ( Spen-
cer, Psychologie y vol. II, sub fine). Autour de ces
jeunes encore débiles, on verra donc les parents ri-
valiser de soins pendant des années. Mais comment
de fortes sympathies ne s'étabUraient-elles pas entre
des animaux intelligents liés ainsi par une communauté
d'affections pour le même objet pendant aussi long-
temps et unis de saison en saison par les incUnations
sexuelles? De là Vhomogénéité et la continuité de la
famille chez les mammifères.
Si Tindustrie est, comme nous l'avons observé jus-
qu'ici, en raison directe de l'intelligence, elle doit être
dans les sociétés domestiques de mammifères bien plus
développée quedans les sociétésdomestiques d'oiseaux.
Et, en effet, les demeures atteignent ici une complexité
de structure et de parties qui accusent un degré supé-
rieur d'évolution organique. Cependant, presque par-
tout, le mâle et la femelle, au lieu de travailler en
commun, comme cela se voit chez les oiseaux, à une
même habitation , en construisent une chacun de
son côté ; celle de la femelle étant seulement plus
complexe, puisque, en outre des autres chambres.
MAMMIFÈRES, INDUSTRIE 4S3
celle-ci en ouvre une où sera déposé le berceau de
ses petits. Mais cette absence d'homogénéité des deux
demeures ne nous étonnera point, puisque les deux
existences sont si souvent séparées. Ici encore l'in-
dustrie reflète exactement, avec le degré d'intelli-
gence de ses auteurs, le caractère de leurs mœurs et
apparaît comme l'expression extérieure de leur âme
même.
Les mammifères peuvent, à ce point de vue, se di-
viser en deux groupes : les nidifiants et constructeurs
d'une part, les fouisseurs de l'autre. La souris naine
construit un nid quelque peu semblable à celui des
oiseaux ; des feuilles de roseau lui servent à le tisser,
et la forme en est sphérique. ce L'intérieur est tapissé
avec le duvet des épis de roseaux, avec des chatons,
des pétales de fleurs. Les vieilles femelles construisent
des nids plus parfaits que les jeunes. » Le muscardin
s'abrite l'hiver dans une pelotte faite de matériaux
chauds et moelleux, fermée de toutes parts. L'écureuil
fait servira la confection de sa demeure les matériaux
arrachés à celles des oiseaux ; cette habitation est cou-
verte d'un toit imperméable à la pluie, et elle a deux
ouvertures, Tune, dans la partie inférieure, qui sert à
l'entrée dans les cas ordinaires, l'autre, percée au tra-
vers du toit et qui favorise la fuite en cas de surprise.
Un sanglier, au Bengale, coupe avec ses dents, aussi
nettement qu'avec une faux, une graminée de 1 mètre
à 1 mètre 25 et se fait une meule énorme, avec une
galerie à laquelle viennent aboutir de petits regards ou
fenêtres qui lui servent à observer les en virons. Les chim-
panzés et les orangs se construisent un nid élevé sur les
29
454 SOCIÉTÉS DOMESTIQUES PATERNELLES
arbres ; celui des premiers est muni crun toit en parasol.
Les constructions deTodontara et du castor sont inter-
médiaires entre le terrier et la hutte. Celles de Todon-
tara, comme celles de beaucoup de rongeurs, ont des
couloirs qui servent à déposer les ordures, et d'autres
par où l'animal va chercher sous terre ses aliments.
La demeure du castor est plus compliquée. Elle a, outre
son dôme, un plancher, avec chambre de résidence et
chambre de provisions ; le bas des murs, plongeant
dans l'eau, est construit de matériaux particuliers.
Presque tous les rongeurs ont des terriers composés
de parties plus variées encore. Nous y trouvons des
trous à ordures quelquefois nombreux, plusieurs cham-
bres de provisions, une chambre de résidence et une
d'élevage, tapissées de substances moelleuses, enfin,
des couloirs, dont les uns servent à l'entrée, d'autres
à la fuite, d'autres, enfin, à Tacration. Le renard et le
blaireau ont des habitations analogues , mais plus
vastes. Les couloirs y sont multipliés, et les ouvertures
sont à la fois éloignés les unes des autres et fort dis-
tantes du centre, lequel se trouve quelquefois à 4, à .j
mètres au-dessous du sol. Ce centre porte le nom de
donjon. Chez le renard, à côté du donjon du mâle, au
moment de la vie conjugale, la femelle a sa chambre
et les petits la leur, sans préjudice du garde-manger
où la famille conserve des provisions et d'une sorte
(le guérite située près de l'une des nombreuses entrées
où ranimai vient de temps à autre se placer en
observation. Un renard se construit plusieurs ter-
riers. Nulle part, dans le règne animal, riiidustrie n'a
été portée plus loin, si ce n'est chez la taupe. Lue li-
MAMMIFÈRES, INDUSTRIE 485
gure peut seule faire comprendre la complexité des
voies qui composent un seul terrier, surtout l'habile
intrication de celles qui environnent le donjon. Il s'y
ajoute un puits, ou, si l'eau est trop loin, une citerne
que remplissent les eaux pluviales. Maintenant, si nous
montons plus haut dans la série des mammifères, nous
ne trouvons plus aucun fait de. la même importance.
A quoi tient cette disparition de l'industrie, et faut-il
croire qu'elle cesse d'accompagner le progrès de la
société ? Remarquons d'abord que dans certains ordres,
comme les ongulés , aucune industrie n'était possible,
faute d'organes. Ensuite, les animaux qui ne cons-
truisent pas n'ont pas pour cela renoncé à employer
leur intelligence ; seulement ils l'ont employée autre-
ment. Les solitaires (il n'y en a pas de véritablement
tels, nous le savons) sont des carnassiers qui déploient
leurs ruses dans la rapine ou la défense. Les sociaux
ont dépensé leurs ressources intellectuelles dans l'éta-
blissement de la société même ; l'organisme social
n'est-il pas une œuvre aussi, et la tactique variée que
demande sa conservation ne mérite-t-elle pas l'atten-
tion autant que les galeries souterraines et les chambres
multiples? Mais nous reviendrons à ces phénomènes
en un endroit plus favorable à leur interprétation.
Dès maintenant nous pouvons signaler un fait qui
est propre aux mammifères, c'est le caractère mobile,
momentané de certains de leurs procédés industrieux.
Roulin raconte que la femelle d'un couple de babi-
roussas observé en captivité allait chaque soir couvrir
le mâle d'une couche de paille disposée avec soin. Une
femelle d'orang-outang se faisait chaque soir son lit
456 SOCIÉTÉS DOMESTIQUES PATERNELLES
avec du foin, l'entassant en botte sous sa tête en forme
d'oreiller (Brehm), et une jeune femelle de chimpanzé
(Soko), observée par Livingstone, « s'entourait de feuil-
les et d'herbes pour faire son lit et ne permettait pas
qu'on touchât à sa propriété. » Chacun des chiens du
Levant, habitant au voisinage des villes égyptiennes, a,
dit Brehm^ deux trous, Tun à l'est, l'autre à l'ouest, et
ils vont trois fois de l'un à l'autre, suivant les différentes
heures de la journée, a La montagne est-elle orientée
de telle sorte que les deux trous soient exposés au
vent du nord, le chien s'en creuse un troisième sur le
versant opposé ; mais il ne l'habite que lorsque le vent
trop froid lui rend incommode le séjour de l'un des
deux autres. » Le hérisson bouche son terrier, Técu-
reuil son nid, quand le vent vient les troubler. L'Alac^
taga-flèche dissimule toutes les ouvertures de son ter-
rier une fois qu'il y est entré, et les Psammomys,
comme les souris naines, recouvrent leurs petits de
paille quand elles les quittent. Les singes nidifiants
dressent leur hutte de feuillage à l'endroit où ils se
trouvent chaque soir, et on a vu un orang blessé se
faire avec des branchages un lit en même temps qu'une
sorte de rempart pour y passer la nuit (Wallace). Ce
sont là des mesures qui témoignent d'une assez haute
faculté de combinaison intellectuelle dans Tindividu.
C'est en effet par le développement de l'individu que
la plus grande partie des mammifères se recommande
à Tatteiition du psychologue ; et cela vient précisément
de ce (jue l'éducation, soit par les deux parents, suit
par la femelle seule développe chez eux plus que chez
les oiseaux rexpcrience et la rotloxion. Chacun d*eu.x,
MAMMIFÈRES, INDUSTRIE 457
en effet, a été compris pendant son jeune âge dans un
groupe organisé, et pendant que seul, ou avec ses
frères, il recevait de la mère l'alimentation première,
il a nécessairement profité de ses leçons. Ici encore,
par conséquent, l'individu isolé puise dans l'individu
collectif les éléments de sa personnalité. C'est la vie
sociale qui développe en lui le germe de la conscience
comme le'germe de l'organisme.
\
SECTION IV
VIE DE RELATION
La Peuplade.
FoDclioDs tout intellectuelles sur lesquelles repose la peuplade. —
RéuDÎODs accidentelles involontaires. — Réunions Tolontaires mo-
mentanées : mobiles qui les provoquent. — Sociétés volontaires dn-
rables, permanentes; rapport de la Peuplade et de la Famille; nature
du lien social; sympathie, intérêt? — Peuplades d'oiseaux. — Pourquoi
les oiseaux de mer se réunissent précisé m i*nt au moment où le plus
grand nombre de^ autres oiëeanx se séparent en familles? Decrés diven
d'organisation et de coiueutration , 1* dans les penj'^.jdes d'oiseaux;
i< dans les peuplaios de maii mifères. Liu^aje. iudustrie collective
et laoUjiie. — De la nai?<anoe oi de Ta- r isj-ement lîe !a peuplade;
di' son extinction. — Point de ilèjarl et pjinl -l'arrivée de dos re-
iberv.îies.
Vivre, c'est ilabord se nxîi rir et se perpétuer comme
espace. lVe>t à ci tte .i.vjl !.j thi que C'jn>pireiU tous les
phêiKMiièiîe> i •.li.iiès ;\:5.r.:ic:. Ma:> .]u .ui '/«"-îre vivant
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* » •
••^ncei*e s..: ;.i< e:/.: wJe .1; :./..'.-: ::s:A:le5 et assAÎllie
RÉUNIONS ACCIDENTELLES INVOLONTAIRES 489
essentielles se trouvent dès lors soumises au développe-
ment de Tactivité psychique et la vie de relation prend
le pas d'une manière de plus en plus décidée sur les
besoins qu'elle a d'abord été appelée à satisfaire. C'est
ainsi que nous avons vu la société domestique, bien
que reposant toujours sur l'union des sexes et se pro-
posant toujours pour but essentiel l'éducation des
jeunes, trouver son unité dans un échange d'idées,
d'affections et de services. A mesure que nous nous
sommes élevés dans l'échelle des sociétés, à mesure
aussi Tactivité physiologique s'est trouvée plus com-
plètement engagée dans la sphère de l'activité psychi-
que, à mesure le consensus organique a été subor-
donné à la conscience. Celle-ci a eu bientôt l'initiative
et la garde des individualités collectives dont la fonc-
tion de reproduction était la fin essentielle, et elle a
suscité une multitude d'habitudes et de tendances qui
ont été enfin cultivées pour elles-mêmes indépendam-
ment de leurs résultats. De ce nombre sont les deux
penchants sans lesquels nulle société domestique com-
plète ne serait possible : la sympalhie et le double ins-
tinct de domination et de subordination. Il n'est plus
besoin, remarquons-le, pour que ces deux sortes de
liens unissent différents individus, que ceux-ci difl'èrent
physiologiquement et soient pourvus d'organes de re-
production correspondants, mais dissemblables. Entre
des individus quelconques delà même espèce, ils peu-
vent former une société, pourvu qu'il y ait à cela une
raison suffisante. Cette raison ne peut être qu'un in-
térêt, car nul être ne fait rien qui ne lui soit ou ne lui
paraisse avantageux, et tous les intérêts se ramènent
460 VIE DE liEUTION
en dernière analyse au développement de la vie phy-
siologique. Mais il n'en est pas moins vrai que dans ce
cas d'abord ce ne sera pas pour vivre, mais pour dé-
fendre et améliorer la vie, pour la charmer surtout — Iç
seul intérêt ressenti dans bien des cas est la satisfaction
des besoins sympathiques — que les relations sociales
seront entretenues; et qu'ensuite le point de départ du
mouvement social ne se trouvera dans aucun organe
spécial affecté à Tune ou à Pautre des fonctions biolo-
giques essentielles. Les sociétés ainsi constituées for-
meront donc, en dépit des transitions nécessaires, un
ordre nouveau qui se superposera aux ordres infé-
rieurs, puisqu'il les embrassera en les dépassant. Il
aura pour caractères propres de pouvoir se prêter à
des combinaisons en quelque sorte indéfinies, puisque
aucune particularité organique ne lui imposera une
structure déterminée, et d'être susceptible d'accroisse-
ments très étendus, puisqu'il aura pour bornes en ce
sens non la capacité du corps maternel, mais la faculté
de représentation de l'espèce, très larji^ement perfec-
tible. C'est ce nouvel ordre de sociétés, différent
des deux autres en ce (lu'il ne suppose entre les
membres composants aucune communication des
tissus ni des cavités, mais seulement une correspon-
dance des mouvements cérébraux, que nous allons
étudier ici.
Mais si tels sont les caractères des plus élevées de
ces sociétés, leur apparition est précédée et comme
annoncée dans toute la série animale par une multi-
tude de groupements analogues. Nous devons les com-
prendre dans notye exposition. Nous distinguerons
RÉUNIONS ACCIDENTELLES INVOLONTAIRES 461
trois classes de sociétés ethniques ou de peuplades :
1'' Les réunions accidentelles involontaires; 2» les réu-
nions volontaires momentanées; 3° les agrégats volon-
taires permanents.
Passons rapidement sur les premières. Elles sont
dues à deux sortes de causes, soit à l'action simultanée
des forces physiques sur des organismes simples, soit
aux hasards de la naissance qui réunissent dans un
même lieu un nombre considérable d'individus. La
mer est fréquemment le théâtre de phénomènes de ce
genre. Certains animaux dits pélagiques forment des
bandes énormes. Elle n'ont pour raison d'être que la
température des différentes couches d'eau qui convient
à la fois à tous les individus de cette bande, la direction
des courants qui les entraînent tous ensemble, et peut-
être aussi l'abondance en certains endroits d'aliments
recherchés par eux. Les membres de telles agglomé-
rations sont le plus souvent les Noctiluques, les Mé-
duses, les Cténophores, les Sagitta, les Crustacés copé-
podes, les Mysis, les Mollusques ptéropodes, les Poly-
cistines. Les tout jeunes poissons peuplent- les eaux
de la mer par myriades et paraissent réunis par les
mêmes causes. Les Actinies et plusieurs mollusques,
parmi lesquels les plus connus sont les moules et les
huîtres, vivent en bancs pressés les uns contre les
autres. Le mode de reproduction de ces espèces expli-
que une telle disposition. C'est encore à la naissance
ici successive, là simultanée en un même lieu, qu'il
faut attribuer les agglomérations des pucerons, des
cochenilles, les paquets de chenilles du paon de jour
sur nos orties, du bombyx sur nos arbres, les nuées
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T se séi-ire
à Tuii passe
RÉUNIONS VOLONTAIRES MOMENTANÉES 463
rhiver en commun. Au printemps, toutes ces larves
plus grandes et plus voraces ne sauraient trouver sur
le même point une nourriture suffisante ; elles se sé-
parent alors et chacune, se creusant une galerie parti-
culière, remonte vers la surface du sol jusqu'à la région
des racines » (M. de Quatrefages, Métamorph,, etc.,
p. 81). Nous trouvons donc dans ces agglomérations
à l'origine fortuites quelque chose de volontaire et
comme une conspiration intentionnelle. On a cherché
des raisons métaphysiques à l'ordre géométrique ob-
servé par quelques-unes d'entre elles. La plupart du
temps, cette régularité n'a pas d'autre cause que Tab-
sence de motifs qui pourraient justifier une disposition
différente. La régularité des loges chez les abeilles est
due, comme Buffon l'a bien vu, à cette même condi-
tion et, à ce titre, mérite beaucoup moins notre admi-
ration que la liberté de plan que montrent dans leurs
constructions d'autres hyménoptères comme les four-
mis. Nous n'analyserons que deux exemples de ce fait.
Au bord de la Manche, on trouve fréquemment des
Patelles (Lépas) sur lesquels desBalanes forment des
cercles réguliers montant le long du cône jusqu^au
sommet. Tout d'abord le dessin de ces guirlandes
concentriques étonne ; mais, en réfléchissant, on s'aper-
çoit que des larves de Balanes, glissant le long de la
pente du cône, ont dû s'arrêter à son bord inférieur
en aussi grand nombre que la place disponible l'a per-
mis, que les suivantes, une fois le premier rang formé,
n'ont 'pu s'empêcher de faire de même et d'en dessiner
un second. Cette régularité n'a rien de mystérieux, et
toutes les fois que la nature se plie aux figures géomé-
M4 7TE as 3EXjkTn»i
trii-pies Lês pins Hmoleâ. c'est, comme eace cas^ parce
'jii'eile ai p:ia ie nism le 5'ea affiranchir. Les
Scolyt»^ sont les coléoptères .pii causent d'assez graTes
'ii^^atâ ians nos fort^ts. Li femelle s'introdaït sous
l'écocce «le^i arbres, y creose un sillon loogitndinal i
bord:^ nettement* coupés, et «le distance en distance
dépose un œuf <Lins ce sillon. Puis elle s'envole et les
larve:5 naissent. Celles-ci vivent aux dépens da bois
qu'elles entament facilement de leurs vigoureoses man-
dibules. Aussitôt nées, elles se mettent à cheminer
sou.^ l'écorce. EHles ne peuvent s'avancer dans le sens
de la ^^aierie maternelle où elles ne trouveraient que le
vide: elles s'avancent donc perpendiculairement à
elle. Mais comme chaipie larve, si elle dirigeait obli-
quement ses travaux, rencontrerait la rainure où tra-
vaille sa voisine, elle est amenée â suivre une voie
parallèle ; toutes font de même ; si ce n'est que celles
de chaque extrémité, étant moins serrées, divergent
en rayonnant â partir de leur point de départ. Rien de
plus nécessaire que toute cette géométrie. Cependant,
quand on découvre le bois ou les Scolytes ont travaillé,
on est en présence d'une figure vraiment gracieuse
dans sa simplicité, qui ressemble au dessin d'une main
intelligente (1).
I^e phénomène de l'agrégation prend un caractère
diiïérent quand il est manifesté par des animaux pri-
mitivement séparés et qu'il est déterminé par la
recherche commune d'une commune ulilité. Les mi-
'D On H\ippli4iue auâsi bien aux galeries des Hylésines el des Bo»-
ricliiM. f Atlas d'entomotof/ie foralière. Nancy, 1869, pi. xiv et xv.)
RÉUNIONS VOLONTAIRES MOMENTANÉES 468
grations des criquets présentent déjà à un certain degré
ce caractère. Celles des oiseaux sont déterminées par
des causes diverses, mais peuvent toutes se rattacher
à la présente catégorie. Tantôt rabaissement de la tem-
pérature les provoque, tantôt la disette. Pourquoi elles
se font en aussi grand nombre et réunissent d'abord
tous les individus d'un même district, puis tous ceux
d'une contrée, puis tous ceux d'un même continent au
bord d'une mer à traverser, c'est ce qui se conçoit fa-
cilement, si on veut admettre chez l'oiseau une idée
confuse du long voyage qu'il se prépare à accomplir
et des dangers dont le moindre est de s'égarer en
route. Les incertaines lumières de l'individu font alors
appel aux lumières plus sûres d'une bande considé-
rable où les chances d'erreur se détruisent l'une par
l'autre, où l'ignorance des jeunes s'appuie sur les sou-
venirs des plus anciens. Les migrations des mammi-
fères rongeurs (lemmings), ou ruminants (bisons, an-
tilopes), s'expliquent de même. D'autres réunions ont
pour cause le penchant sexuel agissant simultané-
ment sur un grand nombre d'individus. Nous avons
signalé ce fait chez plusieurs poissons et plusieurs oi-
seaux. Les mammifères nous montrent des cassemble-
ments analogues ; le cerf, par exemple, a des « places
de rut » où il revient d'année en année provoquer ses
rivaux. D'autres groupes se forment pour un but dé-
terminé de défense ou d'attaque. On sait quel effet
produit sur les oiseaux de jour l'apparition d'un hibou,
l'étonnement et l'indignation qu'ils ressentent à sa vue.
Un très grand nombre d'oiseaux se réunissent comme
le font, chezles insectes, les nécrophores et les Ateuchus
466 VIE DE RELATION
pour repousser un intrus, combattre un ennemi, s'em-
parer d'une proie. Les corbeaux réunis attaquent des
lièvres, des agneaux, de jeunes gazelles, qu'ils ne pour-
raient capturer seuls. Les loups se réunissent de même
pour des expéditions difficiles. Mais le fait est d'ailleurs
assez rare ; il est probable que, dans les cas ou l'action
concertée est d'ordinaire utile à un groupe, ce groupe
devient permanent. Ainsi, les chiens qui chassent en
meute restent constamment unis. Les plus extraordi-
naires des réunions temporaires sont celles qui ontliea
entre les oiseaux d'une môme contrée dans le seul but de
se trouver ensemble et de satisfaire le besoin de la vie
sociale indépendamment de tout autre. Ce fait éclaire
tous les autres d'une vive lumière en ce qu'il nous mon-
tre chez les oiseaux un penchant social latent, toujours
prêt à se manifester quand nul autre penchant ne le
combat, à plus forte raison quand un but utile peut être
poursuivi en commun. Ainsi, le matin, à la lisière des
bois, on voit tous les oiseaux non carnivores des alentours
s'attrouper ot saluer joyeusement Taurore. a Vers le
soir, dit Brehm des corneilles, elles se réunissent en
grand nombre à des endroits déterminés pour se com-
muniquer, les impressions de la journée... elles ne s'y
rendent qu'avec une prudence extraordinaire et après
avoir eu soin d'envoyer plusieurs fois des espions pour
inspecter la localité » (vol. I, p. 293). Nous avons vu
à Dijon, chaque hiver, des bandes immenses de cor-
neilles (l)se rendre tous les soirs, à la nuit tombante,
(1) Certaines haïKlcâ comjilaieL'l plus de cim] ccntâ oUeaux ; ras^eiu-
hléc eu (ompreiiait plus de dix mille. IMu<i(Mird bandes devaient fraucliir
au muiiid 15 kilum. pour alteiodrc le lieu de réuuiou.
RÉUNIONS VOLONTAIRES MOMENTANÉES 467
de tous les points de rhorizon vers le Parc des Condé
et, là, se livrer au plus haut des airs à de majestueuses
évolutions accompagnées de grandes clameurs, avant
de s'endormir. Vers la fin de l'hiver, elles firent au mi-
lieu de la journée les mêmes exercices ; à partir de ce
moment (1), les rassemblements devinrent chaque jour
moins nombreux pour cesser bientôt tout à fait. « Dès
que les jeunes étourneaux sont éclos, les deux parents
s'occupent de les nourrir et le père n'a plus le temps
de faire entendre sa voix. 11 sait cependant dérober une
heure à ses devoirs paternels, et, vers le soir, on voit
les mâles se réunir et chanter de concert (I, p. 244). »
Au Havre, les passereaux de tout le quartier du port se
donnent rendez- vous chaque soir par milliers sur un
bouquet d'arbres, devant le théâtre, à une place où nul
aliment ne peut les tenter, et là, ou immobiles, ou sau-
tillant de branche en branche, poussent des cris assour-
dissants jusqu'à la nuit : ils recommencent le lende-
main dès l'aube avant de se séparer. Un très grand
nombre d'oiseaux qui vivent épars pendant le jour se
réunissent ainsi le soir et chantent, puis conversent
encore quelque temps le matin. (Ex : serins des Ca-
naries, Meinas, Paleornis, Parasididés, Streptopé-
lies.) Dans la haute Guinée, les chimpanzés font de
même (p. 20). Les gibbons qui vivent en troupes
poussent tous ensemble de grands cris au lever et au
coucher du soleil. Le Semnopilhèque nasique a la
même habitude. Houzeau raconte qu'il a vu, «dans un
(1) 29 février 1876. Nous avons assisté au même speclacle sur la rivière
de Morlaix^ au poiut du jour, en janvier 1873. Le nombre des oiseaux
ainsi assemblés dépasse l'imaginHliou.
468 y\K DE RELATIOn
seulement du Texas, les jeunes chieuâ des coloas se
réunir à la même place, tous les jours dans Taprés-
midi, pour se livrer à leurs exercices et à lears jeux.
Après une heure et demie ou deux d* absence, chaque
animal retournait chez lui. Les chiens adultes ne pre-
naient aucune part à ces assemblées » (vol. Il, p. 67).
La périodicité de ces réunions nous conduit à celles
qui durent un certain temps, comme un mois ou une
saison de Tannée, d^une manière continue. Une seule
promenade dans nos campagnes, à rapproche de
rhiver, montre à qui veut y prêter quelque attention,
les bandes d'étourneaux et d^alouettes qui se forment
dès le mois de septembre ; les roitelets eux-mémes-se
rapprochent au nombre de 6 ou de 8 ; ainsi font les
pa.s3ereaux, les mésanges et bien d'autres. Mais nous
avons déjà touché en passant un trop grand nombre
de faits analogues pour que nous nous y arrêtions
ici.
Ce sont, dans toutes les classes, les jeunes qui se
forrnont le plus facilement en bandes. Nous en ver-
rons tout à l'heure la raison. Les sociétés quelque peu
durables composées de tels éléments sont très com-
munes chez les oiseaux. Tandis que les grands cor-
beaux adultes vivent par paires, les jeunes forment
dtiS bandes; ainsi des jeunes hiboux, des jeunes Télé-
phones, etc. ; mais il est inutile de prolonger cette énu-
Hiération, puisque tous les oiseaux dits sociables (1)
'I, Non» s'Tons forc« <ïft donner, couformônieDt ;i l'usage, le nom Je
Hor.i.'iMe» aux uuiniaux qui vivnit en ijuiidcs jjreynrioui des Ani;Ui<i',,
WiKiï que, rtiiivaut nous, ceux ifui lui vivent qu*eii familles fonueiil n\x^*i
rioriél»'*.
RÉUNIONS VOLOxNTAlRES DURABLES 469
qui ne prennent pas leur livrée d'amour dès la pre-
mière année, et se séparent par paires du printemps
jusqu'à rautomne, sont évidemment dans ce cas, les
jeunes restant seuls et unis ensemble toute la belle
saison. Plusieurs jeunes mammifères manifestent les
mêmes habitudes, particulièrement chez les cervidés,
et aussi les vieux mâles. Dans certaines espèces d'oi-
seaux et de mammifères, les femelles fécondées for-
ment de grandes troupes d'où les autres individus sont
exclus. Chez les chauves-souris, les mâles, sauf le
court moment de Taccouploment, vivent toujours sé-
parés des femelles. Mais en général, dans les espèces
sociales, après la naissance des petits, la peuplade se
reforme au complet sous l'empire des penchants étudiés
plus haut.
Nous voici arrivé en présence de la peuplade , le
plus élevé des groupes sociaux qu'il nous soit donné
d'observer chez les animaux. Elle est, ce semble, com-
posée de familles. Nous devons chercher tout d'abord
quels rapports la société ethnique soutient avec la
société domestique dans l'ensemble de la série zoolo-
gique au-dessous de l'humanité.
Nous nous efforcerons d'établir les trois propositions
suivantes :
1° Le seul passage qu'il y ait de la famille à la peu-
plade se trouve non dans les relations du. père avec la
mère et de ceux-ci avec les jeunes, mais dans les rela-
tions des jeunes entre eux ;
2° Même à l'origine, la famille et la peuplade sont
antagoniques; elles se développent en raison inverse
l'une de l'autre ;
30
470 PEUPLADES
3" Le véritable élément de la peuplade est Tindividu;
et Tamour d'un être pour ses semblables en tant que
tels, ou la sympathie, y est la source de la conscience
collective.
!• Si l'on se demande par quelle voie on peut passer
de la famille à la société supérieure, on s'aperçoit,
non sans quelque surprise, que tant que la famille sub-
siste il ne s'en trouve aucune. En effet, d'jipres ce
que nous avons essayé de démontrer, le père, en géné-
ral, est surtout attaché à la mère, et la mère à ses
jeunes. Or, la possession sexuelle réciproque ne peut
être étendue qu'à un petit nombre d'individus ; elle
est nécessairement jalouse, de la part du mâle tout
au moins, et cela suftit pour clore la famille de ce
côté. Celui-ci ne peut manquer de déchaîner sa colère
contre toute atteinte portée au droit qu'il s'attribue,
et, comme il a la force, la femelle est condamnée par
sa volonté à lui rester unie. On comprend qu'elle se
résigne à partager son privilège avec un certain nom-
bre de compagnes; maits enfui ce nombre est néces-
sairement limité, et le fùt-il moins, la nature du lien
qui unit ces femelles multiples au mâle reste la même,
quelle que soit, son étendue. Donc, Tafloction récipro-
que du mâle et de la femelle ne soufTre point de par-
toge dans la plupart des cas, et quand elle en admet,
ce n'est que d'un côté et dans des Umites assez étroi-
tes. D'autre part, la mère ne peut suffire à Téducation
que d'un petit nombre de jeunes. De même que les
forces du màlo restreignent le nombre des femelles sur
lescjuelles il s'arroge Tempire, de même les forces de
la femelle limitent le nombre des petits qu'elle peut
RAPPORTS AVEC LA FAMILLE 471
élever. Et quand le nombre des petits est multiplié en
cas de polygamie par celui des femelles, bien que la
bande ainsi formée soit plus considérable, le lien qui
unit les parents aux jeunes ne change pas pour cela de
nature; nous sommes toujours en présence d'une
famille, bien que cette famille soit composée. Que si la
femelle et le mâle s'attachent à d'autres individus de la
même espèce, ce ne peut être, par conséquent, que le
temps des amours passé, et sous l'empire de penchants
qui n'auront rien de commun avec les sentiments
domestiques. Quant aux jeunes, ils forment en effet
entre eux une société qui ne repose sur aucun lien ni
de sexe, ni de filiation, et qui n'a point la reproduction
pour but ; les affections qui la cimentent peuvent
s'étendre sans obstacle à un nombre bien plus con-
sidérable d'individus, et ainsi on conçoit que, quand la
famille se dissout, une peuplade puisse naître des fruits
qu'elle laisse après elle.
2** Suivons maintenant cette agglomération des
jeunes, germe du groupe ethnique. Jusqu'à ce que les
individus qui la composent deviennent adultes, la
société subsistera, du moins les sentiments domes-
tiques n'y auront mis aucun obstacle. Mais que va-t-elle
devenir à ce moment? La jalousie, comme un dissol-
vant énergique y pénétrera ; elle y suscitera entre les
mâles des batailles furieuses ; elle séparera les femelles
pour les unir à des mâles ennemis. Les couples une
fois formés, les besoins de la famille croissant avec le
nombre de ses membres, la recherche des aliments
allumera entre eux de nouvelles hostilités. Un territoire
de plus en plus étendu ne tardera pas à les séparer. La
472 PEUFUDES
peuplade sera dispersée au moins pendant un temps,
et cela précisément sous Faction des affections domes-
tiques. C'est par ces causes que, comme nous Favons
dit, les deux tiers des sociétés d'animaux sont rompues
pendant la belle saison. Quant aux espèces qui ne sont
pas sociables du tout, c'est le plus souvent encore
parce que la voracité des jeunes étend le territoire de
chasse des parents et fait la solitude autour d'eux. Chez
les mammifères, même antagonisme entre la famille
et la société. Il n'est pas parmi eux une bande com-
posée de familles qui ne soit troublée et, sinon tou-
jours dissoute, au moins relâchée par les effets de
l'amour et les nécessités de l'éducation. Et là où la
famille est étroitement unie, nous ne voyons pas de
peuplade se former, du moins le cas est-il rare et sup-
pose-t-il des circonstances éminemment favorables,
entre autres l'absence du régime carnassier. Living-
stone {Journal)^ raconte qu'une espèce de chimpanzé,
appelée Soko par les naturels, forme des peuplades
de dix ou douze couples monogames. Au contraire, les
peuplades s'établissent en quelque sorte naturelle-
ment là où règne soit la promiscuité, soit la polygamie.
Les peuplades de singes polygames sont beaucoup
plus nombreuses que celles dont nous venons de par-
ler. Nous voyons donc que partout la cohésion de la
famille et les probabilités pour la naissance des socié-
tés sont inverses. Il faut, pour que la horde prenne
naissance, que les liens domestiques se soient déten-
dus en (pielquo sorte et que Tindividn ait repris sa
liberté. C'est pouninoi les peuplades organisées sont
si rares chez les oiseaux. Les familles juxtaposées, eu
ORIGfNE DE LA PEUPUDE 473
nombre immense quelquefois, s'y rencontrent souvent ;
mais nulle paré elles ne montrent hiérarchie ni gou-
vernement. En revanche, c'est parmi les mammifères
que nous trouvons des sociétés quelque peu organi-
sées, précisément parce que dans cette classe l'indi-
vidu ne se laisse pas absorber par la famille. On com-
prend, du reste, que les affections domestiques liées de
si près à Tamour de soi aient les mêmes effets , par
rapport à la formation de sociétés plus amples, que
régoïsme individuel, ou mieux, des effets plus énergi-
ques, Uégoïsme domestique est d'autant plus impérieux
qu'il a pour centre un moi plus compréhensif et qu'il
y a en lui du dévouement. La conscience collective de
la peuplade ne peut donc pas avoir à sa naissance de
plus grande ennemie que la conscience collective de la
famille. N'hésitons pas à le dire : si une société supé-
rieure à la famille s'est établie, ce ne peut être qu'en
s'incorporant des familles profondément altérées, sauf
à leur permettre plus tard de se reconstituer dans
son sein à l'abri de conditions infiniment plus favo-
rables.
3" Ce n'est donc pas à l'origine le couple ni la famille
en qui nous devons voir l'élément essentiel d'une so-
ciété supérieure. Il est certain que si l'individu qui
entre comme élément dans une peuplade n'était pas
sexué (hypothèse absurde, car comment existerait-il
comme individu sans exister comme espèce?) la peu-
plade ne pourrait durer au delà de sa vie. Il est certain
— et cette raison est plus sérieuse — que si les jeunes
n'étaient façonnés dès leur naissance par leur éducation
commune à la vie sociale,] amais ils ne se fussent con-
474 PEUPUDES
stitués en peuplade sur aucun point de la série zoolo-
gique. On ne soutient donc pas que la société ethnique
eût pu se former sans être précédée de Torganisation
domestique ; on ne nie pas que la famille soit la con-
dition prochaine de la peuplade. Ce qu'on soutient,
c'est que, quand l'individu se trouve amené à vivre avec
ses frères, à former avec eux un groupe permanent, ce
n'est ni le penchant sexuel, ni Tun des sentiments qai
attachent les parents aux jeunes et les jeunes aux
parents qui l'y pousse, mais une disposition qui n'attend
pas l'âge des amours pour se manifester, qui dure après
que cet âge est passé, une disposition, enfin, qui ren-
contre le plus souvent dans les affections domestiques,
non des appuis, mais des obstacles. Mais, dira-t-on,
c'est de l'amour fraternel qu'il s'agit ; n'est-ce pas une
affection domestique? Nous répondrons que l'amour
fraternel lui-même doit son existence à la disposition
que nous venons de signaler, qu'il en est un effet.
L'affection des frères les uns pour les autres ne résulte
pas des lieyis dxi, sang : ces liens sont ignorés des ani-
maux. Un jeune d'une autre famille élevé avec les
petits d'une famille de même espèce sera considéré par
eux comme un frère sans aucune restriction. L'in-
fluence de la famille dans la formation de la société se
réduit donc à assurer pour les premiers temps qui
suivent la naissance la vie eu commun à un certain
nombre déjeunes; quant à la disposition qui se déve-
loppe pendant ce temps et d'où doit sortir la société,
elle se manifeste en dehors de la famille comme en
elle, elle unit tout animal avec son semblable. C'est en
effet en raison de leur ressemblance seule que deux
ORIGINE DE LA PEUPUDE 475
organismes suffisamment centralisés et capables de re-
présentation réciproque sont nécessairement attirés
l'un vers l'autre. S'il est vrai que, comme nous l'avons
déjà supposé, la représentation s'exécute au moyen
non du cerveau seul, mais de tout le système nerveux
et du corps tout entier, en sorte que l'être intelligent
qui imagine une attitude, qui reproduit en lui-même
idéalement un son, commence toujours en quelque
degré à prendre cette attitude, à proférer ce son, la
représentation la plus facile à chaque animal doit être
celle d'un animal semblable à lui. La plus facile est en
même temps la plus agréable (1). C'est donc un plaisir
pour tout être vivant d'avoir présents autour de lui des
êtres semblables à lui, et ce plaisir fréquemment res-
senti ne peut manquer de créer un besoin. Plus ce be-
soin sera satisfait, plus il deviendra impérieux, et la
sympathie se développera davantage à mesure qu'elle
sera plus cultivée. Le ressort de toute société normale
dépassant la famille est donc la sympathie. C'est elle
qui explique et que les sociétés permanentes se soient
presque toutes formées entre animaux de même es-
pèce et que quelques-uns aient pu prendre naissance
entre animaux d'espèces voisines. C'est elle qui nous
donne la raison des faits exprimés tout à l'heure et qui
nous apprend pourquoi, dans certaines espèces, les
jeunes s'unissent aux jeunes, les mâles aux mâles, les
femelles fécondées avec les femelles fécondées. C'est
(1) Uq animal intelligeot a d*aataDt plus de peine, partant de déplaisir^
à se représenter un autre animal , qne celui-ci est plus éloigné de lui
dans Téchelle (pourvu que la comparainon reste po88ii)le) ; ainsi, un singe
montre en présence d'un caméléon la terreur la plus comique.
476 PEUPLADES
elle enfin qui nous permettra de comprendre comment
plusieurs consciences n'en font qu'une seule et com-
ment une société composée d'individus ne cesse pas
d'être individuelle, bien que ces individus n'aient en-
tre eux aucune communication physiologique.
Est-ce à dire que le lien social est pour nous exclu-
sivement intellectuel? Tel serait, en effet, son caractère
si l'intelligence et l'affection étaient deux puissances
séparables. Mais elles sont au contraire étroitement
unies. Le monde extérieur n'est représenté dans une
conscience que comme utile ou nuisible, c'est-à-dire
dans son rapport avec les fins de l'individu. A toute
représentation correspond donc un désir ou une im-
pulsion. Cette différence entre les deux ordres de
phénomènes psychiques est, chez les mammifères
supérieurs et probablement chez tous les vertébrés, la
même qui existe entre les nerfs afférents et les nerfs
efférents, entre les appareils sensitifs et les appareils
moteurs. Dans la conscience comme dans l'organisme
cette différence implique une corrélation. Les phéno-
mènes par lesquels un être vivant se trouve lié à
d'autres êtres sont donc doubles, c'est-à-dire à la fois
représentatifs et appétitifs; ils appartiennent à la fois
à Tordre de la pensée et à l'ordre du sentiment. Trans-
portés dans rhumanité, on dirait d'eux qu'ils relèvent
du cœur comme de l'esprit. La sympathie peut donc
croître avec l'intelligence et la sociabilité avec l'apti-
tude représentative, sans cesser d'être rangées parmi
les incHnations ; car on ne sait ce que serait un désir
qui se développerait indépendamment de la connais-
sance de son objet au moins le plus immédiat.
ORIGINE DE LA PEUPLADE 477
Cependant cette corrélation nécessaire peut être en-
suite voilée aux yeux et en apparence suspendue sous
l'action de l'hérédité. Une représentation, maintes fois
répétée dans les expériences individuelles de la race,
peut finir par engendrer une conformation spéciale de
l'appareil nerveux, en sorte que les jeunes individus
héritent en naissant du fruit de ces expériences sans
avoir eu à les recueillir eux-mêmes. Dans ce cas, la
seconde partie du processus double indiqué plus haut
subsiste seule ; l'activité de l'être se trouve sollicitée
par des impulsions appropriées aux circonstances et
répond aux excitations venues de l'extérieur par des
combinaisons de mouvements convenables, et pourtant
son intelligence n'a pu recueillir les renseignements,
enchaîner les vues qu'exigent de telles combinaisons.
En faut-il conclure que l'intelligence en est absente?
Assurément non ; puisque l'activité n'a été sollicitée
et le besoin ressenti que grâce aux effets des opérations
antérieures. L'intelligence est là, dans les organes
qu'elle a façonnés, dans l'inConscient qu'elle a éclairé,
dans le mécanisme qu'elle a semé d'intentions. Telle
est la sympathie; née de la représentation, elle devient,
dans l'individu d'abord, dans la race ensuite, un pen-
chant de plus en plus confirmé par les causes qui lui
ont donné naissance ; et quand le psychologue l'envi-
sage, elle ressemble à un désir irrationnel, aune incli-
nation irréductile : la rupture semble définitive, en
cette occurence comme en tant d'autres, entre l'enten-
dement et la sensibilité.
La sympathie se trouve dans la famille mêlée en une
large proportion à tous les penchants qui relient entre
478 PBUPUDES
eux les parents et ceux-ci aux jeunes, mais elle n'est
pas le ressort principal de cette association. Elle y
apparaît comme le couronnement, comme la forme
ultime de tous les sentiments domestiques ; elle n*est
pas un sentiment domestique proprement dit. Au con-
traire, elle est la cause première essentielle de la so-
ciété ethnique. C'est sur ce fond commun que se dessi-
nent les sentiments particuliers qui sont propres à
chacun des membres de la peuplade selon sa fonction.
Nous allons en étudier les déterminations Variées.
Les oiseaux nous offrent d'abord deux sortes de
peuplades bien différentes, les unes qui ne durent que
pendant le temps de Tamour et de l'élevage, les autres
qui ne durent qu'en dehors de ce temps. La première
catégorie ne comprend que les sociétés d'oiseaux de
mer ; toutes les autres sociétés de la classe rentrent
dans la seconde catégorie. On sait quel singulier spec-
tacle offrent quelques points des côtes continentales
(surtout au nord de TEurope et, dans les contrées du
sud, partout où Thomme n'a que peu ou point pénétré)
et les îles inhabitées. Le nombre des oiseaux de mer
qui pondent leurs œufs et élèvent leurs petits en ces
endroits dépasse l'imagination. Les espèces qui pré-
sentent cette particularité do mœurs sont les Lummes,
les Mergulos, les Macareux, les Alques, les Manchots,
les Bernaches, les Eiders, les Sternes, les Goélands,
les Risses Iridactyles, les Chroïcocéphales, les Fous,
les Frégates et les Cormorans. Nulle organisation ne
préside à ces sociétés qui sont presque toujours des
juxtapositions de familles innombrables. Le seul con-
OISEAUX 479
cours général que se prêtent les membres a pour but
la défense commune contre les oiseaux de proie ; mais
leurs principaux ennemis sont les grands poissons
contres lesquelesilsne peuvent rien. Certaines espèces
donnent l'exemple d'un concours plus restreint, mais
plus efficace. Ainsi, les jeunes de certains plongeurs,
qui ont perdu leurs parents sont élevés par d'autres
couples ; chez les lummes les femelles se suppléent
pour l'incubation, et chez les eiders elles pondent et
couvent à plusieurs dans le même nid. Chez les man-
chots, en revanche, Jes femelles voisines s'enlèvent les
œufs de vive force, ce qui engage les mâles à se fixer sur
le nid aussitôt qu'elles le quittent. L'avantage de la so-
ciété est, dans ce cas, fort douteux. Les même manchots
nous offrent un exemple curieux de l'attraction du
même au même, ce Ceux qui sont sur terre, dit Bennet,
(Brehm, vol. II, p. 893) sont organisés comme un ré-
giment de soldats, et rangés, non seulement en lignes,
mais d'après leur âge. Les jeunes sont à une place,
les adultes, les couveuses et les femelles libres à l'autre.
Le triage est fait si rigoureusement que chaque caté-
gorie repousse impitoyablement les oiseaux des autres
catégories. » On ne voit pas quel profit ils peuvent
tirer de cette habitude. Tels sont les faits : si nous cher-
chons quelle conclusion on en doit tirer au sujet de
l'origine de ces sociétés, il ne semble pas que l'asser-
tion de Brehm puisse être acceptée sans réserve.
« S'ils forment, pour nicher, dit-il en parlant des
sternes, des sociétés nombreuses, c'est probablement
qu'ils ont conscience de pouvoir mieux résister à leurs
ennemis en réunissant leurs forces qu'en agissant iso-
480 PEUPLADES
lément » (Brehm, II, p. 788). Nous ne nions pas que,
chez les sternes particulièrement, l'association n'ait
cet effet ; et quand le même auteur affirme, par exem-
ple, que les Chroïcocéphales adultes sont continuelle-
ment occupés à prévenir les dangers qui menacent
leurs petits, quand il nous dit que tout autre oiseau de
proie qui paraît dans le lointain cause une agitation
dans la colonie, qu'il s'en élève aussitôt d'épouvanta-
bles clameurs, et qu'on voit d'épaisses phalanges s'é-
lancer à l'instant pour fondre sur l'ennemi, son témoi-
gnage est assurément incontestable : il suffit à établir
que la coopération défensive est pratiquée dans une
telle société. Mais il en est tout autrement de la ques-
tion de savoir si cette coopération est le résultat ou la
cause du groupement de tant de couples sur les « mon-
tagnes d'oiseaux. » Il est probable, d'abord, que rocca-
sion en a été rencontrée dans des circonstances fortuites
qui ont amené simultanément un grand nombre de ces
animaux à nicher en des lieux favorables, falaises ou
rochers, non loin les uns des autres ; ils ne pouvaient,
en effet, nicher sur la vague, et devant, pour subvenir
à leur alimention, rester près de la mer, ne trouvaient
sur les côtes qu'un nombre restreint de places avan-
tageuses. Quanta la cause déterminante de leur rap-
prochement progressif, c'est encore à notre avis cette
attraction du même au mùine qui a opéré petit à petit
entre les bandes de manchots le triage dont nous avons
été témoins tout à l'heure. Ces animaux ont pris plaisir
à vivre réunis parce (jue nulle représentation n'est
aussi agréable à un être vivant que celle de son sem-
blable. A mesure qu'ils ont été rapprochés de la sorte,
OISEAUX 481
chaque individu a senti l'idée qu'il avait de sa force
accrue par l'idée qu'il a prise de la force de ses sem-
blables, et c'est ainsi que l'habitude de la coopération
défensive s'est établie chez quelques-uns d'entre eux.
Entre la dispersion primitive et le concours normal, la
sympathie nous semble offrir un intermédiaire indis-
pensable. Aussi voyons-nous ce dernier sentiment
cultivé par eux avec une sorte de passion. Les cris
qu'ils poussent constamment tous ensemble sur des
tons variés, les évolutions simultanées, les stations en
lignes aux endroits favoris occupent dans leur exis-
tence une bien plus grande place que les opérations
défensives, nécessairement espacées. On voit que c'est
un besoin pour eux de se sentir vivre côte à côte et
qu'hidépendamment de tout autre but ils cherchent
pour lui-même le plaisir correspondant. Du reste, il
serait peu dangereux d'insister trop vivement sur les
différences qui séparent des phénomènes psychiques
éminemment complexes et toujours si voisins les uns
des autres. Quelle part le sentiment d'un accroisse-
ment de sécurité a-t-il eue dans Tagglomération pre-
mière de ces oiseaux, c'est ce qu'il serait aventureux
de vouloir déterminer avec une entière exactitude ; qu'il
nous suffise de constater que le sentiment sympathique
a très promptementété cultivé pour lui-même et qu'il
a contribué pour une large part au développement des
autres.
C'est un principe très juste que celui si souvent
invoqué par Darwin que nul être ne revêt un attribut
nouveau si ce n'est un attribut avantageux à l'espèce.
Et pour le cas présent on voit que nous ne contestons
482 PEUPLADES
pas les résultats avantageux de la sympathie. Cepen-
dant il arrive très fréquemment : d'abord, que Tattribut
nouvellement acquis, bien qu'utile pour ravenir, soit
acquis sous Tempire de motifs tout autres que celui de
l'utilité ; ensuite, que cet attribut, utile en général et
dans un grand nombre de circonstances, soit défavo-
rable dans des circonstances particulières. Ainsi, il
n'est certainement pas avantageux aux eiders de nicher
en masse dans des lieux voisins des habitations hu-
maines où ils sont exploités, non pas seulement pour
leur duvet, mais aussi pour leur chair et pour leurs
œufs ; et il n'est pas avantageux aux mergules de s'at-
trouper en groupes tellement compactes sous le fusil
du chasseur que celui-ci peut en abattçe trente-deux
d'un seul coup. Mais le penchant social n'a pas été cul-
tivé en vue de ces résultats ; il leur survit cependant.
De même, les pingouins de l'île Saint-Paul n'ont pas
pris l'habitude de nicher sur le haut des rochers, où ils
ne se hissent qu'à grand'peine et où ils sont, eux et
leurs jeunes, une proie facile pour les oiseaux carnas-
siers, en vue de subir ces inconvénients : Thabilude
demeure en dépit d'eux. Il est donc possible que les
nécessités de la défense collective ne soient venues
qu'en seconde ligne parmi les causes qui ont déterminé
les mœurs sociales des oiseaux de mer : sans cela pour-
quoi leur union ne subsisterait-elle pas toute raniiée?
Nous inclinons à admettre que Toc-casion fournie par le
rapprocherneul inévitable des nids a contribué pour
beaucoup à les faire naître, puis, que la sympathie crois-
sante née de ces circonstances favorables a resserré lus
agglomérations et qu'ainsi elles n'ont servi que plus
OISEAUX 483
tard à une action concertée qui n'a pu se produire tout
d'un coup. En tout cas, il n'est pas besoin de recourir,
pour expliquer la fixation de cette habitude, à une éli-
mination des peuplades où elle n'aurait pas existé ; il
en est qui ne la manifestent à aucun degré et qui n'en
prospèrent pas moins dans les lieux où l'homme n'est
pas établi.
D'autres sociétés également temporaires ne durent,
avons-nous dit, qu'en dehors du temps consacré à la
reproduction. Cette opposition est remarquable, et
nous devons tenter de l'expliquer. Remarquons d'abord
que les aliments ne se présentent pas au milieu des
continents avec la même prodigalité qu'au bord des
mers poissonneuses. Rien ne s'oppose à ce que les
oiseaux de mer nichent en aussi grandes quantités
qu'ils peuvent le souhaiter sur le même rivage ; les
poissons, les mollusques ne leur manquent jamais, quel
que soit le nombre des couvées à nourrir. De même
certains pécheurs, qui vivent solitaires sur nos rivières
épuisées et près des bords où les armes à feu reten-
tissent souvent, habitent par joyeuses bandes les rivages
à demi solitaires du Nil (Céryle-pie). Il n'en est pas de
même au milieu des terres, où la nourriture, en pro-
portions restreintes, est ardemment disputée. Il n'est
donc pas étonnant que les oiseaux continentaux aient
des habitudes différentes sur ce point de celles des
oiseaux maritimes, quand on songe surtout qu'un
grand nombre d'entre eux, qui se nourrissent de
graines pendant l'hiver, se nourrissent d'insectes pen-
dant la saison des amours. Ace moment, force leur est
donc de s'écarter les uns des autres, sans préjudice
484 PEUPLADES
des autres motifs qui les invitent à s*isoler et que nous
avons signalés ailleurs. L'oiseau est-il petit, les ali-
ments sont-ils, relativement à ses besoins, abondants,
ou les couples se poseront à petite distance, comme le
font les alouettes, ou ils cesseront de s'écarter et, lais-
sant libre carrière à leurs sentiments sympathiques,
ne formeront qu'une seule sociétéw Du reste, cette
cause n'agit pas seule, comme on le devine. De telles
généralisations sont toujours dangereuses, et il con-
vient de revenir aux faits pour s'en tenir le plus près
possible.
Les oiseaux qui nichent par couples et se réunissent
en bandes le reste du temps sont en majorité les pas-
sereaux et les perroquets, auxquels il faut ajouter
quelques échassiers. Un certain nombre de passereaux
errent Thiver en familles composées des vieux et des
jeunes de l'année ; nous n'avons plus à nous en occu-
per ici. D'autres errent en grandes bandes, souvent
môlées d'espèces différentes, souvent aussi composées
d'oiseaux d'une seule espèce. Ces peuplades n'offrent
rien de remarquable comme organisation. L'imitation,
fruit de la sympathie, entraîne d'une manière presque
fatale la simultanéité des mouvements. Les perroquets
n'offrent pas, du moins si nous en croyons une lecture
attentive de Brehm, un état social plus élevé. Dans de
telles bandes, les yeux de chaque individu incessam-
ment fixés sur ses compagnons et ses oreilles inces-
samment tendues vers leurs cris le rivent en quelque
sorte à la masse mobile dont il fait partie, et de même
la masse est attachée à chaque individu. La cohésion
n'est pas toujours aussi forte. Mais le nombre n'est pas
OISEAUX 48o
petit des sociétés où les liens de la représentation
réciproque sont si étroits qu'ils donnent aux actes de
leurs membres toutfe l'apparence d'un dévouement
absolu. En voici des exemples empruntés à différents
groupes. Audubon témoigne que, quand on a frappé
quelques individus dans une bande de perroquets, les
autres se lèvent, crient, volent en cercle pendant cinq
ou six minutes, reviennent près des cadavres de leurs
compagnons, les entourent en poussant des cris plain-
tifs et tombent eux-mêmes à leur tour, victimes de leur
amitié (Brehm, vol. I, p. 42). Wilson ajoute (I, p. 54)
que, dans de telles circonstances, les coups répétés des
chasseurs semblent surexciter le dévouement des per-
ruches et qu'elles s'approchent de plus en plus de
celles qui ont succombé. On en tue ainsi des centaines.
« Ce qui domine tout son être, dit Brehm du bouvreuil,
c'est l'amour de ses semblables. Un d'eux est-il tué,
tous les autres se lamentent, ne peuvent se décider à
quitter le lieu où gît leur compagnon ; ils veulent l'em-
mener avec eux» (p. 93). Même témoignage au sujet
des Sizerins, des Mésangeais, des Cardinaux, des Orites
à longue queue, etc. Ces faits, bien que limités à
quelques espèces, expriment aux yeux en quelque
sorte l'unité de conscience qui tient attachés en un seul
tout ces êtres inconstants, mais capables de représen-
tation et hantés de l'image de leurs congénères.
L'organisation, toute faible qu'elle est en de telles
bandes, n'est pas entièrement absente. Les perroquets
et les passereaux vulgaires ont des gardes à l'imitation
desquels toute la peuplade picore en paix ou s'enfuit
précipitamment. Ces fonctions toutes spontanées et qui
31
486 PEUPLADES
n'impliquent aucun commandementsont,paraît-il,rein-
plies chez les perroquets parles plus âgés. Il y a aussi
chez ces derniers oiseaux une certaine entente, puis-
qu'ils savent, au moment où ils dévastent les récoltes,
étouffer tous ensemble leurs cris, d'ordinaire si épou*
vantables, de sorte que l'on n'entend que le bruit des
graines qui tombent à terre. Mais les échassiers sont
passés maîtres en ce genre de précautions et leurs
peuplades sont bien mieux organisées. Les vanneaux
rendent toute chasse impossible ; ils servent d'avertis-
seurs non seulement à leurs semblables, mais à tous
les oiseaux. Ils savent agir de concert : « Des van-
neaux, attaquant une buse, un milan, un corbeau ou
un aigle, offrent un spectacle des plus divertissants.
Dans ces circonstances les vanneaux se prêtent mu-
tuellement secours, et leur courage augmente avec
leur nombre. L'oiseau de proie en est tellement har-
celé que, de guerre lasse, il fmit par abandonner la
partie » (vol. II, p. 567). La grue mérite d'être prise
comme type de la famille tout entière au point de vue
où nous sommes en ce moment. « Réunie à ses sem-
blables, elle pose toujours des sentinelles qui ont à
veiller au salut commun ; a-t-cUe été dérangée d*un
endroit, elle y envoie des éclaireurs avant d'y retour-
ner. En Afrique, lorsqu'elles eurent connu nos procé-
dés hostiles, elles envoyaient un éclaireur, puis plu-
sieurs; ceux-ci examinaient tout, cherchaient s'il n'y
avait plus rien de suspect, revenaient vers la commu-
nauté qui n'avait pas toujours pleine confiance; alors
d'autres éclaireurs étaient envoyés comme pour con-
trôler leurs rapports; puisenfinla bande arrivait» (vol. II,
OISEAUX 487
p. 575). Si Ton demande à quoi tient cette supério-
rité sociale des échassiers sur les perroquets, qui pour
le reste ne leur cèdent en rien, peut-être le trouvera-t-on
dans le régime de ces oiseaux : les seconds sont arbo-
ricoles et se nourrissent de substances végétales; ils
sont, à rétat libre, bruyants et étourdis; les premiers
sont des marcheurs; ils pèchent des poissons méfiants
ou chassent de petits mammifères agiles ; pour sur-
prendre les uns et les autres, ils sont forcés de rester
de longues heures silencieux et ainsi s'instruisent à
l'observation. Leurs démarches doivent être plus posées
et plus réfléchies.
De telles coutumes sont évidemment profitables et
nous ne doutons pas que les avantages ainsi obtenus
ne soient de puissants motifs pour le développement
de la société. Cependant il ne faut pas oubUer que
l'agglomération n'est pas toujours un avantage et qu'à
suivre le principe Darwinien de l'utilité directe les
oiseaux cités plus haut auraient parfois le plus grand
intérêt à y renoncer, et y renonceraient en effet, si le
penchant sympathique ne les tenait enchaînés. Ainsi,
il ne peut être profitable aux perroquets pas plus qu'à
certains passereaux de se laisser massacrer jusqu'au
dernier quand l'un d'eux est tombé sous le premier
coup du chasseur, ce Leurs instincts de sensibilité les
perdent, dit Brehm des Sizerins; l'un d'entre eux est-il
pris, il attire les autres qui se font prendre à leur
tour » (I, p. 118). D'autre part, si la société limitée
éveille la prudence, comme elle augmente la sécurité,
elle doit inspirer en proportion une confiance de
plus en plus marquée : l'oiseau se repose sur ses
488 PEUPLADES
compagnons. Qu'onsuppose, dès lors, la société étendue
jusqu'à un nombre considérable, ses membres devront
éprouver une sotte confiance en leur nombre et oublier
toute précaution. Les Loriquets d'Australie nous en
fournissent un exemple : les Toucans, bien que diffé-
rents des perroquets, nous en présentent un autre qui
peut trouver place ici : « Ils sont curieux comme les
corneilles dont ils paraissent avoir le régime ; ils pour-
suivent en commun les oiseaux de proie et se réunis-
sent en grand nombre pour harceler leurs ennemis »
(I, p. 29). Voilà donc des oiseaux habiles à Faction
concertée. Cependant, s'il faut en croire Bâtes, « crain-
tifs et défiants tant qu'ils sont en petites sociétés, ils
perdent toute prudence lorsqu'ils sont réunis en grand
nombre » (Vol. II, p. 203). Et en dehors des familles
citées jusqu'ici, on sait à quel degré de stupidité arri-
vent les pigeons, quand ils traversent l'Amérique, for-
mant ces bandes immenses qu'Audubon a décrites.
Ainsi donc, la nombreuse société n'est pas toujours une
garantie de sécurité à elle seule, et quand elle se pro-
duit sans être accompagnqe d'une organisation capable
de la régir, c'est sans doute plutôt à un autre motif
qu'à celui-là qu'elle doit son existence; car alors elle
irait trop évidemment contre son but.
Les peuplades dont les membres restent toujours
réunis ne sont pas à beaucoup près aussi fréquentes
que les précédentes : mais elles occupent le sommet
d'une série dont plusieurs formes sociales intermé-
diaires marquent les degrés. Il ne manque pas de so-
ciétés où les couples sont assez rapprochés pour ne pas
se perdre de vue môme pendant le temps consacre à
OISEAUX . 489
la reproduction : les combats entre les mâles, les né-
cessités de rélevage troublent ces sociétés et les relâ-
chent sans parvenir à triompher complètement du
penchant qui les a formées. Telles sont les sociétés
d'alouettes et d'Embérizidés (bruants). Les hirondelles
de rivage et nos martinets, certains perroquets, les
Céryles, les Guêpiers, les Coccolarynx construisent
déjà leurs nids plus rapprochés ; les hérons placent le
leur sur des arbres voisins et plusieurs passereaux
ainsi que les ibis sur le même arbre.
Quand les nids sont juxtaposés, certaines modifica-
tions peuvent résulter de leur voisinage, soit dans la
part que chaque oiseau prend à la construction, soit
dans l'architecture du nid lui-même. Les Salanganes
présentent ce fait curieux que, comme chez les abeilles,
chaque oiseau travaille indifféremments à tous les nids
de la peuplade, ou peut-être seulement aux nids voi-
sins du sien propre. Le Républicain social construit un
nid ou plutôt un amas de nids recouverts d'une toiture
commune. L'Alecto de Dinemelli, oiseau assez petit
(20 centimètres de longueur), dispose également sur
des arbres des branches de mimosas en si grandes
quantités qu'elles forment un monceau de un mètre 50
à deux mètres de diamètre. A rintérieur de ce buisson
artificiel une peuplade peu nombreuse de trois à huit
couples établit des couches moelleuses où les œufs sont
disposés (Brehm, vol. II, p. 190). Tels sont les spéci-
mens les plus accomplis de l'industrie collective chez
les oiseaux (1). Si l'industrie d'une société est le miroir
(1) Citons encore les dindes, les Leipoaa et le Mégapodes; couvaison
en common naturelle ou artificielle.
490 PEUPUDES
fidèle des relations réciproques entretenues par ses
membres, il faut reconnaître que celles-ci sont ché-
tives du moins pendant le temps des amours. C*est en
effet le moment où même chez les peuplades qui ne se
dispersent jamais les relations sont le plus faibles. A
d'autres époques, on voit les vols d'oiseaux adopter
certaines formes géométriques qui expriment en effet
la nature de leur coopération : il s'agit pour eux de voir
loin et de voler longtemps (1). Les pintades marchent
à la file. Les manchots et les autruches, oiseaux dont
l'aile est atrophiée, ont des sentiers battus, aplanis, au-
tour de leur demeure (2). Mais tous ces phénomènes
ne constituent aux peuplades d'oiseaux que des titres
médiocres au point de vue sociologique. Aggloméra-
tions assez cohérentes, et capables d'une coopération
dont le but est d'assurer le salut commun, elles n*of-
frent pas d'autres partages des fonctions que celui d'où
résultent les familles et celui qui suscite les sentinelles
ou éclaireurs. Nulle part on ne trouve un chef com-
mandant la troupe. Aucune délégation d'autorité, par-
tant aucune véritable organisation sociale. Du reste, le
langage dont se servent les oiseaux, d'autant plus
bruyant et plus tumultueux d'ordinaire que la société
est plus nombreuse et plus cohérente, ne semble en au-
cune façon se prêter à l'expression d'idées précises.
Bon à chanter l'amour, il paraît pauvre en inflexions
explicites. A moins qu'il ne soit considéré dans la
(1) IbU, grues, oies sauvages, cygnes noirs, etc.
(2) L'attaque concertée d*uu lii^vre par deux corbeaux aux deux boncbes
d'un couloir souterrain où il s'était réfugié (Bkehm), lapêclie en cercle de«
pélicans, la première accidentelle, la seconde normale, se rattocbeot à
ce groupe de faits.
MAMMIFÈRES 491
famille comme moyen de communication entre la mère
et les petits, chez la poule domestique, par exemple,
il est destiné plutôt à faire sentir aux membres d'une
peuplade la présence de leurs compagnons qu'à leur
transmettre des représentations ou des sentiments
distincts. Pour toutes ces raisons, la société ethnique
semble chez les oiseaux, en dépit du grand nombre
d'individus qu'elle embrasse quelquefois, fort loin
d'acquérir la perfection dont elle est capable. Du
reste, si la loi que nous avons posée quant aux rapports
de la famille et de la peuplade est vraie, la classe d'a-
nimaux où la famille est le plus hautement organisée
devait être celle où la société supérieure le serait le
moins.
L'organisation de la peuplade est un peu plus élevée
chez les mammifères , mais non pas dans les espèces
où la famille est elle-même organisée. Les grands car-
nassiers ne vivent jamais réunis. La plupart des chiens
se groupent en meutes à l'état sauvage, et ce sont préci-
sément ceux dont les sexes ne forment que des paires
momentanées. 11 est à remarquer que ces penchants de
sociabilité si prononcés, et auxquels l'homme a dû de
réussir presque partout dans la domestication de cet
animal, sont accompagnés chez le chien d'une fécon-
dité extrême, certaines femelles ayant de quatre à
neuf et même quinze petits en une seule portée. Pour
former des meutes de cinquante à soixante individus,
il suffit donc d'un petit nombre de ces groupes naturels,
accoutumés dès le jeune âge à l'action concertée sous
la direction de la mère. Les Colsuns {Canis primœvu8)j
492 PEtJPUDES
qui habitent le Dekhan, viennent à bout, grâce à cet
esprit de combinaison, des proies les plus redoutables.
Ils coupent la retraite au cerf et au léopard, et tandis
que les uns attaquent le sanglier par devant, d'autres
le saisissent par les côtés. Ils livrent des combats au
tigre même et à Tours, combats où les individus sont
plus ou moins maltraités, mais où la meute est sou-
vent victorieuse. La bande formée par les Colsuns
n'atteint que le nombre de huit à douze individus, en
sorte qu'on ne peut, faute de témoignages précis, déci-
der si elle est famille ou peuplade. Celles des chiens
errants en Egypte sont bien plus considérables; elles
montrent une certaine cohésion comme le témoignent
les luttes soutenues de Tune à l'autre, ce Malheur au
chien qui s'égare sur le territoire d'un voisin ! J'ai vu
bien des fois les autres chiens se ruer sur le malheu-
reux et le déchirer, à moins qu'une prompte fuite ne le
mît à l'abri » (Brkhm, d'après Hacklaînder). Quartier
par quartier, nos chiens domestiques laissent voir de
faibles traces de cette solidarité. La plupart des ron-
geurs sociaux, étant monogames, sont incapables d*une
organisation collective centralisée. Les maimottes se
gardent au moyen de sentinelles et confient ce soin aux
mâles; les chiens des prairies (Cynomys ludovicianus)
font de même et vivent en étroites relations les uns
avec les autres ; les lapins de garenne montrent des
habitudes analogues; les couloirs des différents couples
sont rehés entre eux. La Viscache construit des ter-
riers plus centralisés où huit ou dix familles vivent
tout près les unes des autres au fond de couloirs qui
débouchent au dehors par une cinquantaine d'ouver-
MAMMIFÈRES 493
tures, chaque groupe restant distinct des autres au sein
d'une vaste agglomération. La Gerboise et TAlactaga
forment des peuplades moins nombreuses, mais dont
l'économie est la même. Enfin, les castors, bien que
séparés par famille (chaque hutte en contient une),
construisent en commun ces digues étonnantes où se
révèle l'unité de conscience de chaque peuplade. Cette
opération complexe nécessite la convergence des vo-
lontés et des intelligences pour une multitude d'actions
préparatoires dont la plus remarquable est le choix,
rincision, le transport et la disposition des grosses
branches qui forment les pièces essentielles de Tédi-
fice. Là se borne, du reste, la coopération dans ce
groupe de mammifères. Les fourmis des bois semblent
les égaler par leur industrie ; mais il ne faut pas oublier
la différence capitale qui sépare les invertébrés les plus
parfaits des vertébrés sous le rapport qui nous occupe :
les premiers constituent des sociétés domestiques con-
fuses dans lesquelles les mâles ne jouent qu'un rôle
physiologique; les seconds constituent des peuplades
dans lesquelles les familles ont une existence distincte
et manifeslent, chacune prise à part, une organisation
élevée. Enfin, la texture des parois dans les huttes des
castors est autrement compliquée que celle des murs
dans la fourmilière , sans parler du caractère spécial
que présentent nécessairement des substructions aqua-
tiques. Ajoutons que les peuplades de castors ont été
beaucoup moins exactement observées que les familles
de fourmis. La prudence avec laquelle les mammifères
savent se soustraire à nos investigations est à elle seule
un témoignage de l'économie supérieure de leurs so-
494 PEUPLADES
ciétés. Ce sont les plus parfaites, et par conséquent les
plus intéressantes, sur lesquelles nous avons le moins
de renseignements (1).
C'est encore un fait sur lequel il convient d'insister
que le changement d'habitudes des castors partout où
rhomme envahit leur domaine. Dans ce cas, ils ne
tardent pas, comme on le sait, à transformer leurs con-
structions ostensibles en terriers semblables à ceux de
la loutre et creusés comme les siens isolément dans la
berge des fleuves. Un assez grand nombre de faits de •
cette nature ont été recueillis. Il en résulte que, si le
danger modéré resserre au premier abord les liens
sociaux, le péril extrême les relâche et quelquefois les
rompt tout à fait. Ainsi, les perdrix ont appris à se garder
sous la pression des poursuites hostiles de l'homme,
mais sont-elles trop vivement pressées, elles se déban-
dent ; et Ton sait que c'est le premier point de la tactique
des chasseurs que de viser à ce résultat. Les peuplades
des Kittes de la Chine, en présence de la brusque atta-
que d'un oiseau de proie, se dispersent à un signal,
puis, le danger disparu, se reforment en s'appelànt de
tous côtes. Les femelles des Anis qui couvent en com-
mun dans de grands nids, au nombre de trois ou qua-
tre, au milieu de la sécurité profonde que leur offrent
les savanes de la Guyane, renoncent à cette habitude
dans les régions habitées du Brésil. Il est probable que
plusieurs espèces solitaires qui appartiennent à des
(l) Voir un article que M. Wandt a caniacré à Tcxaraen de noire ou-
vrage dans le Vierteljahrsschn'ft fur wissenschnftiiche Philosophie, soiu
ce tilre : «De l'élat actuel de la psychologie animale. » Il reconnaît Tin*
Bullljanco ded reoseignements dont dispose la psychologie animale, no-
tamment en ce qui concerne les singes.
MAMMIFÈRES 495
familles sociables ont perdu leur penchant à la socia-
bilité sous la pression de semblables circonstances. Les
conditions les plus favorables à la société tant ethnique
que familiale sont donc celles qui assurent aux ani-
maux, doués d'ailleurs de facultés intellectuelles suffi-
santes, une sécurité relative. La raison première de
cette loi est que la crainte des derniers périls absorbe
les facultés de l'individu, et lui interdit tout effort pol-
lectif. On ne s'associe paspour mourir, mais pour vivre
et pour améliorer la vie. Un poète contemporain a
exprimé cette pensée dans un beau vers :
0 Et chacun se sentant mourir, on était seul »
Il s'y joint cette autre raison que le penchant social
a besoin pour subsister d'être entretenu par la vie en
commun en dehors des moments où se produit la co-
opération active. Des jeux, des évolutions simultanées,
la jouissance paisible des émotions sympathiques-son t
indispensables au développement de ce penchant.
Comment ces conditions seraient-elles réaUsées là où
chaque individu ne peut se montrer sans avoir à
redouter des cqjips inévitables? A côté des sociétés
humaines aucune société ne peut subsister que celles
que rhomme épargne volontairement.
C'est pourquoi les peuplades de ruminants, de che-
vaux et de singes ne se rencontrent plus que dans les
vastes espaces de l'Asie, de l'Australie, de l'Afrique et
du Nouveau-Monde où l'homme ne s'est point encore
multiplié. Les bovidés vivent en troupes considérables
qui comprennent des femelles et des jeunes en grand
nombre et aussi des mâles. C'est parmi ceux-ci que se
496 PEUPLADES
recrutent par voie de compétition violente les chefs ou
guides, ceux qui veillent à la sécurité de la peuplade
et sont suivis spontanément par les individus plus fai*
blés. Les gouvernants ne sont pas non plus, ici, inves-
tis d'une action directe très marquée sur les gouvernés ;
il semble que leur initiative se borne à imposer leur
autorité à ceux-là seulement qui ambitionnent le même
pouvoir ; le reste se range à la suite du vainqueur.
Cependant jamais la primauté n'est exercée sans con-
teste pendant longtemps, et les chefs vieillis voient
surgir à côté d'eux dans les jeunes plus robustes des
rivaux capables de les surpasser. Dès que le combat en
a jugé, les vieux, incapables de subir la domination
qu'ils ont exercée, s'exilent du troupeau; ils vivent à
l'écart et deviennent redoutables à l'homme (1). Les
bisons ne se prêtent que difficilement à des observa-
tions suivies ; mais ces faits sont constatés tous les
jours dans les troupeaux de bœufs à demi sauvages de
l'Australie et de l'Amérique. Darwin, parlant de la
manière dont l'industrie de l'élevage est pratiquée sur
les bords de la Plata, expose ainsi l'un des procédés
qu'elle emploie : (c Le principal travail que nécessite
une estancia est de rassembler le bétail deux fois par
semaine en un lieu central pour l'apprivoiser un peu et
pour le compter. On pourrait penser que celte opéra-
tion présente de grandes difficultés, quand 12 à 15,000
(1) Il ea est de môme des vieux mâles cbez les bisons, les éléphaDli,
les hippopotames. Dans Tlnde anglaise on donne des primes, dit An-
quetii , à ceux qui débarrassent la contrée de ces redoutables élépbanti
solitaires. Nous ne savons si le fait est exact. Mais il est certaia qu*ila
sont très redoutés, en Afrique et en Asie, pour leur caractère faroache
et irritable.
MAMMIFÈRES 497
têtes sont réunies dans le même endroit. On y arrive
cependant assez facilement en se basant sur ce principe
que les animaux se classent eux-mêmes en petites
troupes de 40 à 100 individus. Chaque petite troupe se
reconnaît à quelques individus qui portent des marques
particulières ; or le nombre de têtes dans chaque
troupe étant connu, on s'aperçoit bien vite si un seul
bœuf manque à l'appel au Ynilieu de 10,000 autres »
(Darwin, Voyage, p. 155). Darwin ne dit pas comment
chaque animal réussit à reconnaître sa bande. Un ob-
servateur qui a visité les pâturages d'Australie, M. de
Castella, a exposé, dans le Tour du Monde^ la raison
de ce groupement volontaire. Comme les bœufs de la
Plata proviennent, ainsi que ceux de TAustraliè, de
races européennes jadis soumises au joug uniforme de
la domestication, nous pouvons, sans forcer l'analogie,
appliquer aux unes ce qu'on nous rapporte ici des au-
tres. Il s'agit d'un colon qui fait faire un long voyage à
un grand troupeau de bœufs et se trouve au bout d'un
certain temps plus conduit par eux qu'ils ne le sont
par lui. a Les animaux comme les hommes reconnais-
sent des chefs. Après quelques jours de route, l'œil
exercé du squatter remarquait facilement les bêtes in-
fluentes parmi les autres, ceux qu'on appelle les lea-
ders, les conducteurs. Quand tout le troupeau avaitété
dispersé, il suffisait de s'assurer de la présence de
ceux-ci pour savoir qu'il était bien au complet. Si quel-
qu'un de ces conducteurs manquait, commeiln'étaitcer-
tainement pas seul, il fallait s'arrêter et passer trois ou
quatre jours à chercher les fugitifs d {Toxir du Monde^
1861, p. 122). Ainsi, c'est moins sa bande que son
498 PEUPUDES
chef que chaque animal reconnaît; c'est ce chef qui fait
Tunité du groupe. La réunion de plusieurs chefs con-
stitue le gouvernement de l'immense troupeau ; mais
là s'arrête la concentration de la peuplade ; entre les
têtes prépondérantes, il n'y a point et il ne peut y
avoir d'accord organisé.
Les antilopes, excepté au temps des migrations,
vivent plutôt par familles que par peuplades ; en dehors
de ce temps, quand plusieurs familles se réunissent,
la cohésion n'est jamais bien forte. Des seatinelles,
cependant, gardent toujours un troupeau qui paît ou se
repose, et quand. un animal a fini sa faction un autre
se lève pour le remplacer. Les mâles jouent partout le
rôle de guides. Les rennes, qui se séparent par couples
distincts au moment des amours, forment, le reste de
Tannée, des peuplades assez considérables de 300 à 400
têtes. Même pendant cette saison, les jeunes restent
unis sous la conduite d'animaux plus âgés. Ce sont les
doyens d'âge qui conduisent aussi la grande troupe.
c( Quand tous les autres sont à se reposer ou à rumi-
ner, le conducteur est debout, en sentinelle. Se cou-
che-t-il, un autre aussitôt se relève et prend sa place i
(Breiim, vol. II, p. 483). Il exerce une sorte de gou-
vernement. Dans leur expédition au pôle nord, les
hommes de la Germania furent témoins de la scène sui-
vante. Pendant que les voyageurs faisaient halte eux-
mêmes, une troupe de 20 ou 30 rennes vint se reposer
sur une plaine de glace. Quand les hommes reprirent
leur route, Tavant-garde des rennes se releva et se re-
mit en chemin. Mais le gros du troupeau restait couché.
Le conducteur a fit signe aux premiers d'arrêter, re-
MAMMIFÈRES 499
broussa chemin vers les retardataires et, les frappant un
à un avec ses cornes, il n'eut point de répit que tous
ne se fussent relevés et remis en route comme une file
d'oies vers les pâtis nouveaux » (Tour du monde^ 1874,
2* sem., p. 107). Ici, ce n'est donc pas la force, mais la
prudence qui appelle au pouvoir tels individus plutôt
que tels autres ; et cela se conçoit dans une peuplade
qui ne peut compter au même degré que les bœufs
sauvages sur la résistance ouverte et doit mettre tous
ses soins à éviter Tennemi. Les lamas sont utilisés au
Pérou en troupes considérables pour le transport de
lourds fardeaux; mais cet emploi ne leur enlève pas, à
vrai dire, leur liberté; la bande garde ses allures natu-
relles dans les longs voyages qu'elle fait à travers les
montagnes. Elle est dirigée par un seul mâle richenflent
caparaçonné, qui porte une clochette au cou et un
drapeau sur la tête. Les chevaux sauvages forment des
peuplades douées d'une certaine cohésion. La volonté
des mâles résolus à garder les femelles sous leur do-
mination, quand d'autres étalons tentent de les leur
enlever, est le lien extérieur qui maintient l'unité des
bandes. Là se trouve, en même temps que les phéno-
mènes ordinaires d'obéissance et de protection spon-
tanées, un phénomène d'un ordre un peu plus élevé et
qui touche au gouvernement. L'organisation sociale des
éléphants n'est pas complètement connue. « Un mâle,
dit Brehm, a d'ordinaire avec lui huit femelles», et ail-
leurs il estime que les troupeaux sont de 30 à 50 indi-
vidus. Mais que sont ces individus? Des jeunes ou des
adultes? Si les observations de M. Th. Anquetil (Aven-
tures et chasses dans Vextrême Orient, vol. II) sont
SOO PEUPLADES
exactes, la peuplade serait bien caractérisée, puisque
certains troupeaux s'élèveraient en Birmanie à cent ou
cent cinquante individus. Il a vu un troupeau moins
nombreux se livrer en sécurité à ses ébats sous la garde
attentive de deux énormes mâles, placés sur les flancs
de la bande aux extrémités de la clairière (p. 150).
Aperçu, ce sont eux qui Font attaqué successivement;
les autres prirent la fuite, quand deux balles explosi-
bles eurent jeté bas les conducteurs.
Parmi tous les animaux que nous venons de passer
en revue, il n'en est aucun qui possède le don d'expri-
mer différentes émotions avec quelque souplesse. Le
chien sauvage aboie, mais il n'aboie que pour chasser
(Colsun, Dingo). Les autres animaux sociables se bor-
nent, pour avertir leurs semblables d'un péril, soit à
fuir eux-mêmes, soit à frapper la terre de leurs pieds.
Le singe est capable, au contraire^ d'émettre des sons
variés, et c'est sur cette faculté que repose le dévelop-
pement de ses aptitudes sociales. Plusieurs espèces
cultivent cette faculté vocale pour elle-même dans des
réunions qui n'ont pas d'autre but. « Ils se réunissent,
dit Livingstone des Sokos, espèce de chimpanzés, et
tambourinent, — les gens du pays disent que c'est avec
des arbres creux, — puis tous ensemble poussent des
hurlements fort bien imités par les indigènes dans leur
musique embryonnaire » ( Journal, Tour du Monde^
1875, 2* sem., p. 55). Un gibbon produit une octave
complète (v. Darwin, Expression des émotions). Mais
quelle est Toriginc de ce perfectionnement de la voix
môme, si ce lï'est Tintelligence? Nous n'avons pas a
rechercher la cause qui fait du singe le plus intelligent
MAMMIFÈRES 501
(les mammifères. Certes sa main sert beaucoup au dé-
veloppement de son discernement, car elle lui donne
de chaque objet des représentations beaucoup plus
nettes que celles qu'un ruminant peut recueillir avec
ses lèvres et son pied rigide. Mais n'est-il pas d'une
science superficielle d'expliquer un ensemble de faits
aussi étendu par un détail aussi mince, et ne con-
vient-il pas mieux de dire que toute l'organisation du
singe e^t sinon la cause, du moins la condition né-
cessaire de son développement intellectuel? La main
et le cerveau, les sensations précises et l'esprit qui
les combine ne sont certainement pas produits suc-
cessivement et à part; ces deux ordres de faits sont
connexes et ont dû prendre naissance ensemble,
puis s'accroître parallèlement, grâce à un mutuel
concours. Quoi qu'il en soit, c'est sans aucun doute
à cette intelligence supérieure que sont dus et les
signes multiples par lesquels ces animaux commu-
niquent entre eux et la haute organisation de leurs
sociétés. Celle-ci à son tour a réagi utilement sur leur
intelligence.
Parmi les singes, les uns vivent en familles restrein-
tes, les autres en bandes nombreuses. D'où vient cette
différence, c'est ce qu'on ne pourrait dire sans une
connaissance approfondie des mœurs de chaque espèce,
et (si la théorie darwinienne est admissible) des mœurs
des espèces souches. Peut-être un plus grand nombre
étaient-ils sociaux autrefois, dans des circonstances
plus favorables; les gorilles, par exemple, qui habitent
des forêts sillonnées continuellement par les excursions
de nombreuses tribus nègres, vivent seuls ou en petites
32
502 PEUPLADES
familles, et les chimpanzés paraissent avoir été vus en
troupes tantôt plus, tantôt moins nombreuses, selon le
degré de sécurité dont ils jouissaient; une espèce (Soko,
des indigènes ) forme des bandes permanentes de plu-
sieurs couples monogames, et on a trouvé au sein des
forêts tranquilles qu'ils habitent, jusqu'à cinq de leurs
nids à parasols, ou huttes de feuillage, réunis sur un
même arbre. Il est certain, d'ailleurs, que la grande
taille du gorille le réduit à l'isolement par l'énorme
quantité d'aliments végétaux de nature spéciale qu elle
lui rend nécessaires. Enfin, ce singe parait le moins
intelligent, et de beaucoup, des quatre espèces anthro-
poïdes. Mais nous nous sommes déjà trop longtemps ar-
rêté à ces conjectures ; mieux vaut attendre, pour agiter
cette question complexe, de plus amples informations.
Ce qui distingue les troupes de singes de celles des
autres animaux, c'est premièrement le concours que
chaque individu y apporte aux autres, ou la solidarité
de ses membres, secondement, Tobcissance de tous,
mùme des màlos, à un seul chef chargé de veiller au
salut commun, ou l^isubordinalion,
La solidarité ne se manifeste pas ici par des travaux
élevés en commun, mais par des secours directs accor-
dés par chacun aux personnes mûmes de ses compa-
gnons. Ainsi, les singes se débarrassent réciproque-
ment de la vermine; ils s'enlèvent, après une course à
travers les buissons, les épines qui se sont attachées à
leur peau; ils forment une chaîne pour franchir le vide
entre deux arbres ; ils s'unissent à plusieurs pour lever,
au besoin, une pierre trop lourde; les adultes défendent
tous indistinctement les jeunes, dont l'éducation est très
MAMMIFÈRES S03
longue (1). Lorsque les ouistitis sont réunis en captivité
et que Tun d'eux tombe malade, les autres s'empres-
sent autour de lui, et il est vraiment touchant de les
voir lui prodiguer leurs soins. Aucun animal n'est
capable de prêter secours à ses semblables, comme le
fait celui-ci, parce qu'aucun ne possède les instruments
de préhension dont celui-ci dispose. Houzeau a observé
plusieurs fois l'indifférence absolue avec laquelle une
vache voit sa compagne tomber dans la vase au bord
des fleuves; et, en effet, comment un penchant secou-
rable aurait-il pu se développer en l'absence de tout
moyen capable de le satisfaire? Il est vrai que les trou-
peaux de chevaux et de ruminants concourent sou-
vent à la défense commune ; mais , impuissant en
beaucoup de cas comme celui que nous venons de citer,
leur instinct de solidarité ne s'élève nulle part aussi
haut que celui du singe. En voici un exemple : Un
grand aigle avait attaqué un petit Cercopithèque.
« Aussitôt, dit Brehm, toute la bande se mit sur pied,
et en moins d'une minute l'aigle se vit entouré d'une
dizaine de grands singes, qui se jetèrent sur lui avec
des grimaces horribles et en poussant de grands cris ;
saisi de tous côté, le ravisseur avait oublié sa capture
et ne cherchait qu'à sortir du mauvais pas dans lequel
il se trouvait engagé. Les singes tenaient bon et l'au-
raient étranglé si, après de grand efforts, il n'avait
fini par échapper à leur étreinte. Il s'envola rapide-
ment, et de nombreuses plumes qui voltigèrent dans
(1) Au Muàéain, un jeune papion, dont la mère était morte, était l'objet
de soins très attentifs de la part de son père, et dormait chaque nuit
entre ses bras. // avait déjà trou ans, (Leur, et Grat., I, p. 538.)
soi PEUPLADES
l'air témoignèrent qu'il avait payé cher sa liberté. Je
doute que cet aigle ait jamais depuis attaqué des
singes » (Vol. I, p. 02). Danvin a emprunté à Brehm le
récit d'un acte de dévouement accompli par un vieux
Cynocéphale pour sauver un petit de sa bande des dents
des chiens. Les Cynocéphales vont jusqu'à tenir en res-
pect, par leur étroite solidarité, le léopard et le lion(l).
L'homme lui même, sans armes à feu, trouverait en
eux de redoutables adversaires : dans les vallées en
pente où ils se tiennent, ils lâchent tous ensemble
d'énormes pierres qui font courir un sérieux danger à
Tagresseur ; souvent même, quand le chasseur n'est
pas armé, ils se précipitent de plusieurs côtés contre
lui (2), comme nous avons vu les Cercopithèques le faire
contre un aigle. Nous avons montré la famille de singes
obéissant à un chef; la peuplade est aussi fortement
organisée. Chaque mère s'occupe de son petit (3),
mais le chef veille sur tous; et les mâles qui sont la
partie militante de la troupe, règlent tous leurs mouve-
ments sur les siens. Le commandement s'exerce parla
(1) BunTON, Tour du Monde, 1860, p. 381. « Depx de ces sinpes noirs
vieuuent faollemcnt à bout d'un lioa , car taudis que Tuu attaque rani-
mai en tâtc, l'autre lui saisit les jarrets et les brise » {Rev, scient, da
20 nov. 1873).
(â) Brehm, I, p. 83. a Quant aux chimpanzés, ce n^est que dans le ras
où le chasseur a tué un des membres de la bande que tous les m&le? se
précipitent sur lui, et malheur au chasseur si la bande est nombreuse »
(B., p. 28).
(3) Duvaucel, a ayant tiré et atteint près du cœur une femelle qui por-
tiit un jeune sur son dos, vit cette pauvre bête réunissant le peu de
forces qui lui restaient saisir son petit, raccrocher à une branche et,
oprès cet acte, tomber morte à ses pieds » (Brehm, vol. I, p. 52). Voir
plus loin un fait analogue raconté par M. IM. André, au sujet ci*uue fe-
melle de siugc hurleur^ dans le Tour du Monde de celte aouée.
MAMMIFÈRES 80S
voix : « De temps en temps, dit Brehm des Cercopi-
thèques, le guide prudent monte au sommet d'un
grand arbre et du haut de cet observatoire examine
chaque objet d'alentour ; lorsque le résultat de Texamen
est satisfaisant, il l'apprend à ses sujets en faisant
entendre des sons gutturaux particuliers; en cas de
danger, il les avertit par un cri spécial » (Breiim, vol. I,
p. 62). Ainsi, nous atteignons le plus haut degré d'or-
ganisation collective dont une troupe d'animaux soit
capable : entre les membres, une solidarité, non pas
seulement passive, comme celle des antilopes, mais
active comme celle des chiens, des chevaux et des
bisons, une solidarité coopérante, se manifestant d'une
manière beaucoup plus constante encore, dans des
cas plus variés, — et une subordination obtenue non
pas seulement par l'imitation des mouvements, mais
par la transmission des pensées au moyen de signes,
subordination exigée d'ailleurs par un chef qui com-
mande en même temps qu'il conduit, et par qui s'éta-
blissent les communications les plus complexes et les
plus difficiles que la bande ait à soutenir avec le monde
extérieur.
A défaut de la voix, la mimique seule suffirait pres-
que à la transmission des idées entre les membres
d'une même peuplade. Le singe a une physionomie
individuelle et cette physionomie reflète avec vivacité
ses impressions (Darwin, Expression des émotions),
La mesure de cette puissance expressive nous est four-
nie par ses effets sur l'homme même. Les passages
suivants empruntés à diff'érents chasseurs de singes
en sont la preuye manifeste. « Il m'est arrivé, dit
S06 PEUPLADES
Brehm (vol. I, p. 01), en chassant des singes ce qui
est arrivé à beaucoup de mes prédécesseurs : je fus un
jour radicalement dégoûté de cette chasse. Je venais de
tirer sur un Cercopithèque qui tournait la face de mon
côté ; il fut atteint, tomba sur le sol, resta tranquille-
ment assis, et essuya, sans pousser le moindre cri, le
sang qui coulait de ses nombreuses plaies. Il y avait
en ce moment quelque chose de si humain, de si noble
et de si calme dans son regard que j'en fus ému, au
point que je me précipitai sur le pauvre animal pour
lui passer mon couteau de chasse à travers le corps
et mettre ainsi fin à ses souffrances. Depuis, je n'ai plus
tu*é sur de petits singes et j'en détourne ceux que des
travaux scientifiques ne forcent pas à le faire. Il me
semblait toujours que je venais de tuer un homme et
l'image du singe mourant m'a réellement poursuivi,
quoique j'eusse déjà tué maint et maint animal ».
« A l'issue du repas, écrit le capitaine Jonhson, je pris
mon fusil pour aller chasser les singes et j'en tirai un
qui se sauva rapidement au milieu des branches, où
il s'assit en essayant d'arrêter avec ses mains et de
faire coaguler le sang qui coulait de ses plaies. Ce spec-
tacle me causa une grande émotion et me fit perdre
toute envie de continuer ma chasse ». Quand à la mi-
mique muette s'ajoute la voix désolée de l'animal, l'effet
est irrésistible; Schomburk, qui avait sacrifié des êtres
vivants sans nombre dans ses longues excursions de
naturaliste, éprouve une émotion semblable : « A la
vue de ces animaux, je voulus naturellement essayer
aussitôt ma chance de chasseur. Je tuai un maie et
une femelle, mais je ne pus m'empôcher de le regretter
MAMMIFÈRES B07
en entendant les gémissements plaintifs de la femelle
que je n'avais que fortement blessée. Ces plaintes res-
semblaient à celles d'un enfant » (BREHM,p. 118). L'im-
pression de M. Ed. André est la même : a Sur les
cédrèles et les jacarandas, de grands singes hurleurs
riaient et grimaçaient à l'envi. Ils appartenaient à
Tespèce au pelage noir (Stentor niger), la plus grande
des Alouates. L'un d'eux nous a laissé un souvenir
empreint de tristesse. C'était une femelle qui allaitait
son petit. Au lieu de fuir devant nous, elle s'assit à
Tenfourchement d'un Cecropia et nous regarda. Les
naturalistes sont sans pitié : une balle vint frapper la
pauvre mère en pleine poitrine... Au lieu de s'accro-
cher à la branche par la main ou par la queue, comme
presque tous ses congénères blessés à mort, elle serra
son petit sur son cœur, étendit les bras, poussa un
cri déchirant et tomba. Ce sanglot d'agonie a longtemps
retenti à mes oreilles » (Voyage dans V Amérique
équinoociale ^ Tour du Monde 1878, 1" semestre,
p. 133). Et à propos d'un Cercopithèque fort attaché à
un petit singe qu'il avait adopté et qui venait de
mourir : « Sans cesse, dit Brehm, il s'efforçait de rani-
mer l'être qu'il venait de perdre, mais en vain, et
il recommençait ses plaintes et ses gémissements.
La douleur l'avait ennobli et il nous avait tous pro-
fondément émus » (Brehm, p. 74). De telles mani-
festations de sentiments tristes ou gais constamment
échangées d'un individu à l'autre de la peuplade éta-
blissent entre ses différents membres une communauté
étroite d'émotions et de pensées; on peut donc dire
que l'unité sociale, si nettement représentée par le
808 PEUPLADES
chef, est une unité de conscience dont les rapports
physiologiques ne sont que la condition : c'est une véri-
table individualité. Nous n'avons plus besoin d'établir
par de longs développements et il nous suffit de remar-
quer que le penchant qui unit les membres d'une telle
peuplade est la sympathie telle que nous l'avons défi-
nie, diversifiée en deux penchants plus spéciaux, d'une
part le penchant de subordination du faible au fort,
d'autre part le penchant à la domination du fort sur le
faible (1). Tels sont les liens purement psychiques par
lesquels cet organisme social est constitué. Les pen-
chants domestiques y exercent leur empire; mais
seulement pour constituer au sein de l'organisme total
les groupes partiels qui entrent dans sa composition.
Ils affermissent la base d'un édifice vivant dont la sym-
pathie occupe le sommet.
Ici, plus rien de géométrique. L'intelligence cstpar-
(1) « C^est une cliosc assez 8ingulièrn que la manière dont les nou-
veaux venus acquièrent le droil de domicile dans la vasle ca^^e où les
singes de la ménagerie se réunissent pour jouer. Presque lous cherchent
querelle à celui qu'ils voient pour la première fois; cependant, ce n'est
pas sans prendre quelque précaution, celle, par exemple, de savoir s'il
est fort et si ses dents sont longues. Uu de leurs premiers mouvements
est d'ouvrir leurs lèvres pour montrer leurs dents, et il est arrivé qu>n
présence du gardien un bonnet chinois est allé lui-même écarter les
lèvres d'un arrivant, pour juger s'il fallait le respecter ou le battre. Celle
habitude des singes obligerait à tenir les petits constamment éluigués
des autres, si quelques singes des plus forts, les papions et les hamadryas,
ne se faisaient les protecteurs des plus faibles. Les cynocéphales, quoique
niturellonient cruels, aiment beaucoup les petits et, comme ils sont de
nature changeante , ils préfèrent les nouveaux venus à ceux qu'ils con-
naissent déjà. On protlte de cette disposition et on place avec eux pour
dormir dans la même case les singes auxquels il faut un protecteur.
Leur connaissance est bientôt faite, et on peut les laisser aller ensemble
sans rien craindre pour les plus faibles » (Leuret et Ghatiolet, toI. I,
p. 336).
MAMMIFÈRES S09
tout et varie à l'infini les combinaisons des individus
dans la marche, l'attaque et la défense, suivant les exi-
gences variées du milieu. Un grand nombre de mam-
mifères vont à la file dans leurs marches comme le font,
parmi les oiseaux, les pintades et aussi les oies sau-
vages qui volent en file double. Ce sont les Kanguroos
qui sautent en colonne (1), les Ichneumons d'E-
gypte (2), les loups, les cariacous de Virginie qui se
suivent de même un à un. Les buffles se défendent en
formant un cercle au milieu duquel se placent les jeu-
nes, et les chevaux adoptent la même tactique. Mais les
mammifères qui tracent des chemins (éléphants, hip-
popotames) ne leur font suivre aucun plan régulier : et
dans les. peuplades de singes, si le chef marche sou-
vent le premier, sa vigilance l'appelle aussi ailleurs :
chacun suit, sous sa garde, ses convenances person-
nelles. L'unité de la peuplade n'est jamais visible aux
yeux sous une forme concrète géométrique; elle ne se
révèle qu'à Tesprit, quand il envisage la cohésion con-
tinue du groupe.
(1) De Castrlla^ Tour du Monde, 1861, p. 107. «L*homme marche en
avaDt, portanl ses arineâ Beulomenl ; la femme vieDt ensuite , puis Ua
enfants par rang de taille, tous les uns derrière les autres, comme font
les kanguroos et les cygnes noirs. Sans doute cet usage vient aux natifs
de la crainte des serpents, car où un premier a passé, les autres peuvent
marcher sans danger. Jamais on ne rencontre plusieurs noirs de front,
môme quand ils sont très nombreux. Lorsque toute la tribu voyage à
travers les plaines, on voit de loin une longue file noire se mouvoir au-
dessus des hautes herbes. »
(2) En été on voit i'ichneumon rarement seul, mais presque toujours
accompagné de sa famille. Le mâle marche le premier, puis vient la
femelle, derrière laquelle arrivent les petits Tun après l'autre, et de si
près qu^on dirait que la bande ne forme qu*uD seul animal, une sorte de
long serpent. (Brehu.)
510 PEUPUDBS
Cette cohésion s'affirme par des luttes, non pas seu-
lement contre des ennemis comme les chiens et les
léopards, mais contre d'autres peuplades de singes.
Dans les montagnes abyssiniennes, les Géladas et les
Hamadryas ne se rencontrent jamais sans en venir
aux mains. Du reste, les mêmes conflits existent entre
les troupeaux de chevaux tartares pour la possession
des femelles et entre les troupeaux de bisons en Amé-
rique. Cependant, il faut reconnaître que les instincts
destructeurs sont de beaucoup effacés chez les singes
par les instincts sociaux. Certains d'entre eux se mê-
lent spontanément à d'autres groupes, par exemple
les Sajous, tels que les Capucins et les Appelles. On
sait ce qui se passe dans une ménagerie où l'on a
enfermé plusieurs singes; une certaine camaraderie
ne tarde pas à s'établir entre eux, et le plus fort exige
bientôt des plus faibles la même obéissance qu'il obtien-
drait de ses pareils dans une peuplade de formation
naturelle. « En captivité, dit Brehra, toutes les espèces
vivent en bonne amitié, et on observe alors les mêmes
lois de domination que dans une colonie libre ». Les es-
pèces anthropoïdes, le chimpanzé surtout, considèrent
les autres animaux, même les singes, comme leurs in-
férieurs : vis-à-vis de l'homme, il est tout différent; il lui
témoigne autant de considération qu'il a de mépris
pour les autres animaux. Le singe s'attache à tous les
mammifères domestiqués comme lui, surtout aux jeu-
nes ; l'instinct de sociabiUté ne saurait être poussé plus
loin et suppose, arrivé à ce développement, une cul-
ture très avancée et très généralisée des sentiments
sympathiques. Mais, par là, nous sommes ramené aux
PHASES DE SA VIE 511
phénomènes qui furent notre point de départ, à savoir
les rapports entre animaux d'espèces différentes. Le
cercle de nos études se trouve donc parcouru.
Si les individualités collectives sont des êtres vivants,
elles doivent être limitées dans leur durée et offrir des
phases diverses de naissance , d'accroissement , de
décadence et de mort. De tels faits sont peu manifestes
dans les réunions accidentelles ; ils le deviennent davan-
tage dans les sociétés périodiques et davantage encore
dans les sociétés permanentes. Mais celles-ci ont été
rarement observées à ce point de vue. Ce qui s'y op-
pose surtout, c'est la longue durée des individualités
collectives qu'un même homme voit rarement naître
et mourir. On a recueilli cependant un petit nombre
de cas. Une colonie de choucas a été vue naissant d'un
seul couple et une colonie de cormorans de quatre.
Chaque fois qu'un troupeau domestique se forme au
moyen d'un couple unique, le fait se reproduit, mais
dans des conditions toutes spéciales où il perd une
grande partie de sa signification. A l'état libre, on sait
que les peuplades nouvelles de chevaux prennent nais-
sance en raison de la nécessité ou se trouvent les jeunes
mâles de se constituer une famille en dehors des peu-
plades existantes où les vieux ne les souffrent plus.
Chez les singes, lorsqu'une peuplade devient trop nom-
breuse, une partie s'en détache sous la direction d'un
autre mâle, devenu assez fort pour lutter avec le chef,
et une nouvelle lutte commence pour la direction gé-
nérale des intérêts de la bande qui vient de se former
(Brehm, vol. I, p. 9). On peut donc dire que les peu-
512 PEUPLADES
plades nouvelles ou colonies (le mot devrait être ré-
servé pour celte seule acception) se forment comme
les colonies de polypes par épigénèse, c'est-à-dire que
du sein d'une masse non organisée surgissent une à
une et s'ajoutent les unes aux autres les diverses par-
ties d'un organisme nouveau, qui jamais ne naît con-
stitué mais doit se pourvoir lui-même successivement
de ses organes. L'évolution dynamique de l'individu
composé suit donc la même loi que celle de l'individu
simple : il ne doit qu'à lui-même son unité; quant aux
premiers matériaux qui font sa substance ainsi qu'à
l'impulsion directrice sans laquelle ces matériaux ne
sauraient l'ordonner, il les reçoit d'un organisme
antérieur.
Reste l'extinction des peuplades : sur ce point les
renseignements font défaut. On sait comment sous la
pression de circonstances défavorables elles se disper-
sent ou disparaissent. Ainsi les « villages » des chiens
des prairies {Cijnomys ludoviciamis) sont parfois
dépeuplés par les serpents à sonnettes. « Au bord de
la rivière Jeton, dit Geyer (1), à vingt-cinq milles envi-
ron de son confluent avec le Missouri se trouvait un
grand village de chiens des prairies... Je fis le voyage
pour m'en convaincre... Les reptiles venimeux avaient
complètement détruit les habitants». Ainsi les chèvres
disparaissent bientôt dans les îles de peu d'étendue ou
on lâche des chiens. L'homme est, comme on Ta vu,
le plus terrible ennemi des sociétés animales, non
seulement par les poursuites incessantes qu'il dirige
(1) Lire tout ce passage, (Brerm, toI. H, p^ 74.)
PHASES DE SA VIE 513
contre elles, mais encore et surtout par l'extension
progressive de ses cultures. Mais ce n'est pas là ce
qu'il est intéressant de connaître; on voudrait savoir si
les peuplades se désorganisent et meurent d'elles-
mêmes au terme d'une période limitée comme les
individus plus simples qui les composent. Nous n'avons
pu recueillir aucune observation qui l'établisse. Un
petit nombre de faits indiquent seulement que quand
une société quelconque, famille ou peuplade, entre en
décadence, la division du travail y décroît. Ainsi les nids
d'hyménoptères sociaux en voie de dépérissement ne
contiennent plus que des mâles. Quant à la cause du
dépérissement même, elle reste inconnue et peut être
extérieure, tandis que l'individu vivant simple ne dure
qu'un nombre déterminé d'années, quelque favora-
bles que puissent être ses conditions extérieures d'exis-
tence.
CONCLUSION
S 1. Lois des faits sociaux dans l'animalité. — S 3- !>• !■ natnra
des sociétés animales. — $ 3. De la moralité des animaux.
L'exposition des faits présentés par les sociétés ani-
males est maintenant terminée. Il nous reste d'abord
à recueillir ceux d'entre eux qui offrent un certain
degré de généralité et de constance, pour les proposer
à part sous forme de lois. Les lois une fois connues,
nous aui'ons à fixer la nature de Tétre chez lequel elles
se manifestent ; et nous pourrons résoudi'e alors les
problèmes posés au début de notre essai : Qu'est-ce
qu'une société animale? Comment, dans l'animalité,
une conscience collective est-elle possible? Cela fait,
nous n'aurons plus qu'à montrer comment la nature
de la société est le principe des actes habituels des
animaux qui la composent, en d'autres termes le
principe de leurs mœurs et, si le mot convient, de leur
moralité.
LOIS DES FAITS SOCIAUX 815
§ 1"
Lois des faits sociaux dans l'animalité.
Les lois que nous cherchons ne sont pas celles dont
l'activilé de Thomme a besoin pour s'éclairer dans son
commerce avec les animaux. Notre but n'est pas d'ap-
prendre aux éleveurs comment ils peuvent former un
troupeau, aux chasseurs comment ils doivent attaquer
celles de leurs proies qui vivent en bandes. C'est le
rôle de lois particulières propres à des espèces déter-
minées. Nous voudrions, au contraire, saisir, s'il se
peut, un certain nombre de lois générales dont Tusage
— car toute théorie aboutit directement ou indirecte-
ment à une pratique — serait d'éclaircir les rapports
de la Sociologie animale avec la Biologie d'une part,
avec la Politique de l'autre. Ces aperçus synthétiques
méritent-ils le nom de lois ? Il semble qu'on ne puisse
guère leur en donner d'autres ; car bien que les lois
physico-chimiques revêtent avec la rigueur numérique
leur plus haut degré de précision et d'utiUté, cepen-
dant quelques-unes d'entre elles retiennent encore le
caractère de relation quaUtative ; telles sont les propo-
sitions suivantes : que le son ne se transmet point dans
le vide, que la lumière se propage en ligne droite, que
le rouge et le vert sont des couleurs complémentaires,
que l'électricité tend vers les pointes à vaincre la résis-
tance de l'air. Toutes ont offert ce même caractère à
leur origine et elles le reprennent dès qu'elles sont
résumées en vues très compréhensives, comme dans
516 CONCLUSION
le principe de la transformation des forces. Plusieurs
des vérités les plus essentielles de la Biologie sont
dénuées de tout élément numérique, surtout quand
ces vérités sont générales comme celles que M. Milne
Edwards a émises au début de sa Physiologie. Il en est
de même en sociologie ; et si la statistique y est indis-
pensable, on n'en est pas moins forcé, si on veut con-
stituer cette science systématiquement, d'y envisager
de haut les phénomènes et de ne retenir que leurs
rapports les plus compréhensifs. Cela est surtout né-
cessaire alors que cette branche des connaissances
humaines en est encore à ses premiers rejetons. C'est
donc ainsi que nous allons procéder, cherchant les
faits ou mieux les relations de faits les plus étendues,
mais sans sortir un seul instant des sociétés animales
auxquelles ce que nous dirons s'appliquera exclusive-
ment.
I. — Concours. — Tout corps social est un tout
organisé, c'est-à-dire fait de parties différentes, dont
chacune concourt par un genre particuUer de mouve-
ments à la conservation du tout. Le concours est pure-
ment physiologique dans la première classe de socié-
tés ; il est obtenu par la connexion d'organes continus.
Il est demi-physiologique et demi-psychologique dans
la seconde classe ; la famille, qui n'existerait pas sans
des connexions organiques, commence et s'achève par
l'action correspondante de centres nerveux situés à
distance dans des individus distincts. Enfin, ce même
concours est purement psychologique dans la peu-
plade. Mais quelles que soient les sociétés, elles repo-
sent invariablement sur la solidarité et la conspii^ation
LOIS DES FAITS SOCIAUX 817
des parties ; elles sont toutes organisées^ les plus éle-
vées étant seulement mieux organisées que les autres.
II. — Distinction des parties (a) simultanées. —
Tout corps social est composé de parties organisées
ou d'organismes. Au plus bas degré, chez les Infu-
soires, la société est composée d'organismes élémen-
taires irréductibles ; mais à mesure que Ton monte
dans l'échelle, les organismes composants sont eux-
mêmes de plus en plus composés, sans que leur indivi-
dualité souffre de cette composition, pas plus, du reste,
que ne souffre de sa composition l'individualité du tout.
Là où chaque type social atteint son entier développe-
ment, on peut même dire que l'individuaUté du tojut
est en raison de l'individualité des parties et que mieux
l'unité de celles-ci est définie, plus leur action est in-
dépendante, mieux l'unité du tout et Ténergie de son
action sont assurées. L'individualité des sociétés, loin
d'exclure la composition, la suppose donc et a pour
condition l'individualité de leurs éléments. Cette loi
s'applique à celles qui ont pour but l'exercice en com-
mun de la vie de relation comme aux autres : et l'on
peut dire des consciences qui les composent ce que
nous venons de dire des organismes intégrants en
général. — (b) successives. — Ce qui est vrai de la
composition dans Tespace est vrai de la composition
dans le temps. Tout organisme social est non seule-
ment plusieurs, mais plusieurs fois plusieurs successi-
vement. Et plus il a ce caractère à un haut degré, plus
son identité (unité dans le temps) demeure, plus il est
capable de progrès.
in. — Formation par épigénèse. — Toute société se
33
SI 8 CONCLUSION
forme par épigénèse, c'est-à-dire par accessions suc-
cessives entièrement spontanées. En d'autres termes,
il serait inexact de croire que, dansla nature, les sociétés
se forment de toutes pièces de fragments de sociétés
antérieures déjà complètement organisées ; non, elles
naissent d'abord à l'état de germe et ne sont, comme
tout germe, qu'une petite masse de matière confuse,
douée seulement d'une virtualité cachée. Bientôt, au
sein de cette masse, des parties mieux définies surgis-
sent çà et là, les parties essentielles apparaissent les
premières et le travail de l'organisation commence (1).
Ce travail est entièrement spontané de la part de cha-
que élément. Il n'y a ici rien qui ressemble à une action
mécanique, à une fabrication extérieure, à une compo-
sition artificielle. Quand chaque élément apparaît, il
apporte avec lui des tendances définies, propres a le
diriger dans l'accompUssement de sa fonction, et, bien
que ces activités soient toutes convergentes, chacune
8* exerce comme si elle était seule j ne se proposant, en
apparence, qu'elle-même pour but. Ainsi, tout corps
social commence par se faire lui-même, comme y est
obligée chacune de ses parties, par un développement
autonome, par une croissance (growth) successive et
spontanée à partir d'un germe.
IV. — Division du travail. — Dans cette évolution,
le concours ultérieur a pour première condition le par-
(1) c Ainsi, la société humaine dans cette race(Grec4} n*a pas grandi à
la façon d'un cercle qui 8*élargirait peu à peu , gaguant de procbe eo
proche. Ce sont, au contraire, de petits groupes qui, constitués longlempii
à Tavance, se sont agrégés les uns les autres (Db Coulanges, Cit^ an-
tique, p. 147). Ainsi natt une langue par la convergence deè patoîj.
LOIS DBS FAITS SOCIAUX 519
tage de la fonction commune en un certain nombre de*
fonctions diverses^ ou, comme on Ta dit, la division du
travail. Mais si cette condition, maintenant bien con-
nue, est nécessaire, elle n'est pas suffisante. Division,
c'est dispersion : le concours exige le groupement.
Celle-ci s'opère en deux phases successives.
V. — Attraction des parties similaires et coordina-
tion. — Premièrement, le concours s'obtient par la
réunion des parties semblables. C'est une loi très gé-
nérale dans les sociétés que l'attraction du même au
même. Dans les sociétés purement organiques, la rai-
son de cette attraction est simple. Pourquoi les spicules
du corail se réunissent-elles toutes pour former le sque-
lette du polypier? Pourquoi les cellules de chaque
sorte se groupent-elles, ailleurs, par masses contiguës?
C'est sans doute parce que chaque élément histologique
est produit par ses semblables et reste lié nécessaire-
ment à ceux qui lui ont donné naissance. Mais, dans les
sociétés psychologiques, la cause de l'attraction est plus
complexe* Elle réside d'abord dans la sympathie, c'est-
à-dire dans la plus grande facilité qu'a tout être capa-
ble de représentation de se représenter son semblable
et dans la conscience d'une augmentation d'activité
(plaisir) qui en résulte. Mais le rapprochement des
semblables a encore sa raison dans la . loi qui fait que
les mêmes causes produisent sur des êtres analogues
des effets identiques et qui amène plusieurs intelli-
gences à tirer de circonstances extérieures analogues
des conclusions concordantes. Ce premier groupement
peut prendre le nom de Coordination. On le voit, de
même que l'intelligence ne s'oppose en rien à la divi-
520 CONCLUSION
sien du travail, mais s'y plie, au contraire^ plus aisément
que Torganisme matériel, en variant presque indéfini-
ment les fonctions que les structures organiques con-
damneraient à une sorte d'immobilité, de même l'intel-
ligence favorise la coordination au lieu delà combattre,
puisqu'elle permet à des éléments dispersés et distants
de s'unir dès qu'ils peuvent voir leurs ressemblances.
La loi d'attraction du même au même est donc géné-
rale et s'applique aux sociétés représentatives comme
aux sociétés physiologiques
VI. — Délégation des fonctions et subordination. —
Le concours s'obtient en second lieu par la délégation
des fonctions. Il n'est pas possible qu'un grand nom-
bre d'individus, se partageant des fonctions diverses,
remplissent tous des fonctions d'importance égale. Â
l'un ou à plusieurs d'entre eux devra échoir la fonction
prépondérante, essentielle, dominante. Plus il la rem-
plira, mieux il devra s'en acquitter ; et ainsi elle se
retirera peu à peu des régions les plus éloignées de
l'organisme social pour se fixer en un centre. C'est
ainsi que, même sans que les autres individus ou
groupes d'individus l'aient voulu délibérément, un in-
dividu ou un groupe d'individus central deviendra pré-
pondérant et se subordonnera tous les autres. Dès lors
il représentera à lui seul le corps tout entier, dont la vie
sera comme résumée en lui. Les destinées de tous
seront attachées à la sienne et. en raison de la solida-
rite organique, il recevra l'écho de toutes les modifi-
cations des parties, de même que les parties recevront
le contre-coup de toutes ses modifications : de plus,
s'il réagit, il sera centre de mouvement, comme il est
LOIS DES FAITS SOCIAUX 531
centre d'impressions. C'est là le plus haut degré du
concours. Mais cette loi, comme les précédentes, loin
de ne s'appliquer qu'aux corps sociaux composés d'or-
ganes contigus, s'étend aux corps sociaux composés
d'individus capables de représentation, et y trouve une
confirmation nouvelle. C'est là que le concours atteint
son summum^ grâce à une délégation formelle (peu-
plades de ruminants, de pachydermes, de singes) et à
la facilité avec laquelle le chef, avant de réagir sur le
monde extérieur quand il en a reçu une impression,
réagit sur les membres subordonnés de sa troupe.
VIL — Spontanéité des impulsions dirigeantes. —
La partie dirigeante n'est elle-même qu'un organe.
Son action est donc spontanée et se soumet comme
celle des autres organes à la loi de différenciation et
de concentration progressives. Mais à mesure qu'on
monte dans l'échelle, elle est plus considérable et la
réflexion y a plus de part. C'est donc celle qui se
découvre le plus facilement à nous. Il doit donc y avoir
une tendance chez celui qui l'observe à ne voir qu'elle
et à négliger les actions spontanées moins conscientes
et moins énergiques prises isolément, qui se subor*
donnent à elle. Mais, bien que cette action centrale
paraisse indépendante des autres, bien qu'elle res-
semble, aux yeux d'un observateur inattentif, à celle
d'une pièce maîtresse qui imprime le mouvement aux
rouages inertes d'un mécanism'e, cependant dans tous
les cas la partie dirigeante fait corps avec l'organisme ;
elle emprunte aux parties subordonnées le mouve-
ment qu'elle leur distribue. Dans la limite où les peu-
plades les plus élevées ont l'apparence de machines, ce
522 CONCLUSION
sont elles qui se donnent cette apparence ; en sorte
que, si la contrainte y joue un rôle, ce sont toujours,
en somme, les volontés individuelles qui le lui attri-
buent. La vie sociale diffère donc profondément par sa
spontanéité (1) du jeu d'un appareil artificiel : l'activité
plus ou moins réfléchie par laquelle elle se gouverne
repose elle même sur les impulsions inconscientes
de qui résulte la délégation du commandement.
VIII. — Caractère organique de V industrie ou des
œuvres. — Les forces disponibles dans un organisme
collectif se manifestent de trois manières : tantôt par
la constitution même du corps social, tantôt par Tac-
commodation d'une portion de matière aux fins commu-
nes, tantôt par diverses actions appropriées qui ne
laissent sur la matière aucune trace. Plus les manifes-
tations se conforment à des figures régulières, géomé-
triques, moins l'activité commune est capable de
variété, de souplesse et d'invention, plus en un mot
l'organisme est inférieur. Mais, quoi que fasse un corps
social, qu'il se constitue lui-mômé, qu'il se construise
un instrument ou qu'il adapte son action par la pensée
aux circonstances diverses, il ne peut que suivre les
lois de l'organisme, et ainsi toute œuvre sociale porte
lo sceau de l'organisation comme la société qui Ta créée.
Si la pensée est pour quelque chose dans cette œuvre,
celle-ci aura le môme caractère à un plus haut degré,
c'est-à-dire qu'elle offrira, avec une variété plus riche.
(l) La spoDtanéilé siguifte pour nous non la créalion absolue du moa-
vemenl, mais, par opposition au déplacement résultant d'une impul«ion
extérieure, remploi de forces de tension préalablement élaborées au
•eiu de rorganisme.
LOIS DBS FAITS SOCIAUX 533
une concentration plus énergique, en un mot, plus
d'harmonie, plus d'ordre, plus de beauté.
IX. — Progrès du type social. — La loi est le rap-
port constant des phénomènes successifs, le type, le
rapport constant des formes simultanées. Au plus bas
degré de l'échelle des sociétés les formes typiques sont
figurées dans l'espace ; mais à mesure qu'on monte, le
type n'est plus que le rapport idéal des parties ou la
constitution sociale. Cette constitution offre une grande
fixité. Il ne semble pas qu'une société puisse modifier
sa structure fondamentale^ bien qu'elle soit capable de
perfectionnements partiels. Tous les perfectionnements
qu'elle réalise la poussent plus avant, en quelque sorte,
dans le même sens et accentuent les caractères qui la
séparent des autres . Plus deux sociétés dissemblables
se développent, plus elles divergent. On ne peut donc
ranger les sociétés suivant une série linéaire, et l'ex-
pression d'échelle que nous employons quelquefois
pour les désigner dans leur ensemble n'est pas aussi
juste qu'elle est fréquemment usitée. On tirerait de la
disposition des branches dans un arbre une comparai-
son plus exacte. En effet, de l'une à l'autre des struc-
tures essentielles il n'y a pas de passage ; et il faut,
quand on atteint l'extrémité d'un de ces rameaux qui
s'est développé, comme nous venons de le dire, en
divergeant et en montant le plus possible, il faut redes-
cendre beaucoup plus bas pour reprendre à son ori-
gine le rameau supérieur. Cependant, à l'extrémité de
chacun de ces rameaux des ressemblances doivent se
produire si les sociétés obéissent aux mêmes lois dans
leur développement; et, en effet, il y a des analogies,
5^4 CONCLUSION
mais seulement des analogies, entre les trois groupes
de sociétés que nous avons décrits : blastodèmes, famil-
les et peuplades. Par exemple, la société des abeilles,
qui est purement domestique, prend en raison de son
haut développement l'apparence d'une peuplade. Ces
analogies suffisent pour qu'une comparaison de l'une
à l'autre soit possible, surtout si Fon choisit des points
éloignés de la série sociologique comme termes de
comparaison. Envisagée dans son ensemble, cette série
manifeste un progrès, c'est-à-dire une accentuation
constante des caractères que nous estimons bons pour
les êtres vivants en général, à savoir la complexité
organique et la puissance d'action qui en résultent.
La classification est une hiérarchie.
X. — Nombre des éléments. — Le nombre est une
cause d'énergie dans le concours, à une condition,
c'est que la structure organique corresponde au nom-
bre des éléments. Chaque structure en comporte un
nombre déterminé. Cette limite dépassée, l'augmen-
tation en volume du corps social lui devient préjudi-
ciable. Il y a donc un rapport étroit entre le nombre
des éléments et l'économie de l'organisme social. Non
seulement la forme des sociétés est déterminée par
. le type, mais encore, en des limites assez larges, le
volume.
XL — Universalité du fait social, — Si l'on excepte
les êtres vivants les plus infimes, tous les animaux sont
à divers degrés des sociétés ou des éléments de so-
ciétés. La série ou classification zoologique ne se com-
pose donc pas en réalité de types individuels, mais de
types sociaux. C'est ce que les naturaUstes ont impli-
LOIS DES FAITS SOCIAUX 525
citement admis eux-mêmes quand ils ont fait entrer le
couple sexué dans la définition de Tespèce. « Les
séries spécifiques, dit M. de Qaatrefages, ne nous ap-
paraissent plus comme composées seulement d'indi-
vidus, mais bien comme formées de familles qui se
succèdent et dont chacune provient d'une ou de deux
familles précédentes. » Là où existent des peuplades,
c'est-à-dire en général dans les régions supérieures de
Tanimalité, ce sont elles qui méritent plus que les fa-
milles de figurer dans les séries spécifiques. En effet,
nul être ne peut se perpétuer comme espèce en dehors
de son groupe naturel. Ses mœurs font partie de lui-
même, au point que Latreille veut qu'on divise les
fourmis suivant leurs mœurs et que M. Rouget dit la
même chose des guêpes, Brehm des oiseaux. Mais les
rapports des individus avec leur milieu social consti-
tuent la part la plus importante de leurs mœurs; ces
rapports déterminent donc aussi bien que les particu-
larités de structure organique le rang spécifique de
chacun des animaux.
Xn. — Phases de la vie. — Toute société, se déve-
loppant à partir d'un germe, naît et grandit; les analo-
gies et un certain nombre de faits nous engagent à
croire que toute société meurt après une décadence
inévitable. Mais on ne sait quelles sont les limites de
temps entre lesquelles s'accompUt cette évolution. Cer-
taines familles sont annuelles, et d'autres durent un
peu plus longtemps, et quelques-unes vivent plusieurs
années. Mais la durée de la peuplade n'est point con-
nue. Il est certain seulement qu'elle est de beaucoup
plus longue que la vie des individus.
526 CONCLUSION
XÏII. — Déterminisme des faits. — Les sociétés
B'ont pas toujours existé, puisque Tapparition des es-
pèces a été successive. Leur évolution prise dans son
ensemble n'estpas moins nécessaire que l'évolution de
chacune d'elles. De même que les phénomènes parti-
culiers que manifeste une société particulière obéissent
à un déterminisme rigoureux^ bien que plus ou moins
voilé par l'aptitude de Tintelligence à des actes divers
et le libre essor qui semble propre à l'amour, de même
les phénomènes^ qui dans l'histoire de la vie ont pro-
voqué leur formation, ont été soumis à un détermi-
nisme que l'apparente irrégularité des formes ne doit
pas nous dissimuler. Nous avons signalé quelques-
unes des causes qui font que la société ici se borne à la
famille, là s'étend jusqu'à la peuplade, ici est perma-
nente, là reste momentanée, et Âristote avait ouvert
cette voie en montrant que toutes les espèces préda-
trices sont relativement solitaires ; ce travail sera con-
tinué à mesure que la sociologie animale sera cultivée
plus efficacement ; mais dès maintenant le déterminisme
des faits sociaux, évident s'il s'agit de leur succession
actuelle, peut être avec une suffisante certitude affirmé
deleur genèse. Du reste, comment les lois qui sont vraies
du mode d'existence d'un être quelconque ne le se-
raient-elles pas de son mode d'apparition : la naissance
est-elle donc autre chose que l'existence même à sa
première phase?
NATURE DES SOCIÉTÉS ANIMALES 527
§2
De la nature des sociétés animales.
Si telles sont les lois des sociétés^ il n'est pas difficile
de dire quelle est leur nature. Sans aucun doute ce
sont des êtres vivants. Mais cette première solution
n'est pas entièrement satisfaisante, car il n'est guère
admissible ' qu'il n'y ait aucune différence entre les
organismes matériels et les organismes sociaux et que
la sociologie soit un simple prolongement de la bio-
logie. Ce n'est pas assez de dire qu'une société est un
être vivant, il faut chercher quel être vivant elle con-
stitue et, par suite, en quoi la sociologie diffère de la
science immédiatement inférieure.
Or, si l'on examine de plus près ce que deviennent
les lois que nous venons d'exposer (lesquelles sont
exactement les lois de l'organisation) quand on les
applique aux sociétés les plus élevées du règne animal^
on ne tarde pas à voir qu'elles prennent un aspect
nouveau sans changer complètement de nature. Â
mesure, en effet, que l'on s'éloigne des commence-
ments de4a vie, on voit les groupements d'êtres vivants
s'accomplir non plus sous l'impulsion des forces phy-
sico-chimiques ou des excitations physiologiques, mais
sur l'invitation de penchants de plus en plus ressentis
et d'attraits de plus en plus remarqués. On passe
insensiblement du dehors au dedans, d'un jeu de mou-
vements plus ou moins compliqué (la vie est-elle autre
chose?) à une correspondance de représentations et de
5S8 CONCLUSION
désirs, à la conscience. Encore une fois, si on examine
les rapports de ces phénomènes, rien n'est changé; ils
se groupent suivant les mêmes lois que les éléments
de l'organisme et n'ont, comme les phénomènes vitaux,
pas d'autre but que la conservation et le développe-
ment de Tétre collectif ; mais ces phénomènes qu'une
même harmonie enchaîne ne sont plus de même ordre
et ne sont pas connus de nous de la même manière.
Chaque phénomène organique est connu directement
par un sens approprié ; les phénomènes intérieurs ou
psychiques ne sont connus que par interprétation et
doivent, pour ainsi dire, être traduits en fonction de la
conscience après avoir été recueillis sous leur aspect
matériel. Si nous ne nous reconnaissons pas capables
d'en être les auteurs, si nous ne les pouvons réduire
en termes intelligibles à notre propre conscience, ils
n'existent pas pour nous. En un mot, nous constatons
les uns tels qu'ils nous apparaissent, nous comprenons
les autres par analogie, d'après ce que nous savons de
notre moi. Par cela même, les termes par lesquels nous
désignons les deux ordres de faits diffèrent notablement :
là nous ne parlons que d'attraction et de répulsion, de
cohésion et de dissipation des molécules; ici il est
question seulement d'intelligence et d'amour. En pas-
sant d'un ordre à l'autre, le consensus organique de-
vient solidarité, l'unité organique figurée dans l'espace
devient conscience invisible, la continuité devient tra-
dition, la spontanéité du mouvement devient invention
d'idées, la spécialisation des fonctions reprend le nom
de division du travail, la coordination des éléments se
change en sympathie, leur subordination en respect et
NATURE DES SOCIÉTÉS ANIMALES 529
en dévouement, la détermination elle-même des phé-
nomènes devient décision et libre choix. Ainsi tout
prend une face nouvelle : du sein de l'organisme ma-
tériel nous voyons surgir tout un monde, régi par les
mêmes lois que l'autre, mais bien différent de lui;
monde vraiment distinct, puisque des idées ou des re-
présentations y remplacent les figures et que les désirs
y jouent le rôle des mouvements. Eh bien ! ce monde
est celui de la société : la vie de relation en trace les
contours ; partout où des êtres peuvent échanger des
impressions il y a place pour la société, et réciproque-
ment partout où naît une société on peut dire qu'il y a
un commerce de représentations. Faut-il donc exclure
du tableau de la vie sociale la première classe de grou-
pements que nous avons décrite? oui, si Ton y cherche
la société épanouie, arrivée à son développement nor-
mal; non, si l'on se contente d'y avoir une ébauche,
une préparation de ce qui sera plus tard la société
môme ; préparation essentielle d'ailleurs, assise néces-
saire de l'édifice au sommet duquel s'est placée l'hu-
manité. La sociologie se développe parallèlement à la
psychologie ; mais, comme elle, elle a ses racines dans
la biologie dont elle est suffisamment distincte. Le but
de notre livre est de montrer leurs rapports ; on pour-
rait se placer à un autre point de vue et insister sur
leurs différences. Il n'est pas une seule science qui ne
puisse être ainsi l'objet de deux thèses opposées, à
propos des rapports qu'elle soutient avec ses voisines.
Ces deux thèses sont vraies toutes deux suivant le
point de vue d'où l'on envisage les sciences connexes;
ce qui revient à dire qu'absolument parlant elles se-
530 CONCLUSION
raient fausses toutes les deux. Mais quel esprit n'a pas
son point de vue propre? Et comment s'abstraire, à
moins à' être plus qu'homme, comme dit Descartes, des
tendances dominantes dans le milieu scientifique con-
temporain? L'absolu n'est pas de notre domaine : sui-
vant l'excès qui tendra à prévaloir, ce seront par oppo*
sition, tantôt les afSnités, tantôt les différences que l'on
sera porté à faire ressortir. L^équilibre exact, s'il doit
jamais s'établir, sera le résultat d'une longue série
d'oscillations en sens contraire.
Corrigeant donc notre première définition, nous
dirons qu'une société est, il est vrai^ un être vivant,
mais qui se distingue des autres en ce qu'il est avant
tout constitué par une conscience. Une société est une
conscience vivante, ou un organisme d'idées. Nous
échappons par là à un reproche mérité par plusieurs
sociologistes, celui d'expliquer un mode d'existence
supérieur par le mode d'existence inférieur. Au lieu
d'essayer de rendre compte de la conscience par l'or-
ganisme matériel, nous serions plutôt tenté d'expliquer
l'organisme matériel par la conscience. Car toute
explication part de nous-mêmes et consiste à projeter
la lumière saisie au clair foyer de l'esprit sur l'obscu-
rité croissante qui nous environne. Quant aux lois qui
régissent l'un et l'autre ordre de phénomènes, surtout
la partie des phénomènes sociaux manifestée par l'ani-
malité, elles ne peuvent être autres pour la conscience
que pour la vie ; car, de même qu'il n'y a qu'un seul
univers, il ne peut y avoir qu'une seule loi fondamen-
tale, celle de l'évolution.
Cette solution renferme, nous le savons, une contra-
NATURE DES SOCIÉTÉS ANIMALES 531
diction apparente. D'une part, en effet, quand on pro-
clame que l'évolution est la loi de toute existence, on
emprunte à la science de la vie la clef des rapports qui
unissent les phénomènes de la pensée, on explique,
en un mot, l'esprit parla nature ; et, d'autre part, quand
on dit que la société même la plus humble ressemble
plus à la conscience qu'à toute autre chose, on penche
à chercher dans la pensée le secret de la vie, on expli-
que la nature par l'esprit de l'homme. Mais cette con-
tradiction peut être levée par une distinction déjà an-
cienne et qu'il ne nous faut pas oublier. Tout être offre
deux aspects : d'un côté il est une suite de phénomènes
se succédant suivant une loi, de l'autre il est une vir-
tualité efficace d'où ces phénomènes émanent inces-
samment. Il soulève donc deux sortes de questions ; les
premières se résument en celle-ci : comment, selon
quel mode nous apparait-il et se manifeste-t-il à nous
(t^ iroToy) ? les secoudos se résument en cette autre :
qu'est-il? par quel étatj'de notre moi pouvons-nous
nous le représenter dans l'intimité de sa nature (t^ ti) ?
Les premières questions ont donné naissance à la Phy-
sique prise dans son sens le plus général, et la réponse
a été, depuis Descartes, en s'éclaircissant de plus en
plus ; la Physique moderne est de plus en plus résolu-
ment mécaniste. Les secondes questions ont donné
naissance à la Métaphysique» et, comme nous ne pou-
vons nous représenter l'intérieur d'un être que par
notre conscience, la Métaphysique a été de tout temps
et est déplus en plus, malgré les apparences, idéaliste.
Avec Aristote, avec Leibniz, elle a même été jusqu'à
prêter notre nature aux existences évidemment aveu-
532 CONCLUSION
gles et inconscientes commes les forces inanimées.
Mais si c'est là une belle témérité^ ce n'est pas ceux à
qui elle sourit qui se plaindront de nous voir, sans rien
retrancher de plus aux lois du mécanisme que ne Fa
fait l'auteur du système des monades, définir la société
même animale, par son analogie avec la conscience
humaine.
Mais comment une conscience multiple est-elle pos-
sible ? Il nous tarde d'aborder de front ce problème,
car tout ce qui précède le suppose résolu ; mais nous
ne pouvions non plus le résoudre avant d'avoir sous les
yeux l'exposé de faits que nous venons d'achever.
Qu'on veuille bien le remarquer tout d'abord : nous ne
visons qu'à une interprétation de ces faits: il ne s'agit
ici que des animaux sociables. Nous n'avons donc pas
à nous demander si, en effet, les traces d*une fusion
de consciences multiples en une seule se rencontrent
dans l'humanité, si l'amour dans la famille, si le patrio-
tisme dans l'Etat, si le mélange des sangs, des tradi-
tions, des idées, réalisent entre les âmes des hommes
une communication effective et concentrent les acti-
vités éparses en foyers distincts, capables à leur tour
de se renvoyer leurs rayons : tel n'est pas, ici, notre
sujet. A ne considérer que les sociétés animales, voici
ce que nous trouvons. Premièrement, et même chez
les animaux qu'aucun lien organique n'a jamais réunis,
chez les membres d'une même peuplade, par exemple,
une telle solidarité de sentiments que la crainte d'un
extrême péril ne réussit pas toujours à en empêcher la
manifestation. Leur attachement va jusqu'à la mort.
Ne voit-on pas que cet entraînement irréfléchi serait
NATURE DES SOCIÉTÉS ANIMALES 533
impossible si le moi de chacun n'embrassait véritable-
ment celui de tous les autres, si le sentiment que
chacun a de lui-même n'était dominé par le sentiment
qu'il a de la communauté? C'est qu'en effet la cons-
cience chez les animaux n'est pas une chose absolue,
indivisible. C'est une réalité, au contraire, capable de
diffusion et de partage. Elle est composée de deux
groupes de phénomènes, les représentations et les im-
pulsions, et ces deux sortes de phénomènes sont au plus
haut degré communicables. L'intelligence s'ajoute à
elle-même ; nous en avons vu de nombreux exemples.
Une perception passe par les signes d'une conscience
en une autre et c'est ainsi que les animaux sociables ont
en effet beaucoup plus d'idées ou d'images que les
animaux solitaires, toutes choses étant égales d'ail-
leurs. Mais même le discernement s'accumule, chaque
opération mentale passant, par ses effets extérieurs,
dans l'intelligence de ceux qui en sont les témoins et
s'y ébauchant tout au moins pour y servir de point de
départ à des opérations nouvelles. C'est ainsi qu'une
société comme celle des fourmis manifeste au total un
nombre infiniment plus grand d'actes adaptés aux
exigences du milieu et de combinaisons variées qu'une
égale, quantité d'insectes dits solitaires pris au hasard.
Une fourmilière est, à vrai dire, une seule pensée
en action (bien que diffuse), comme les diverses cel-
lules et fibres d'un cerveau de mammifère. D'autre part,
les émotions et impulsions ne s'accumulent-elles pas?
N'avons-nous pas vu la sympathie et l'antipathie, la
satisfaction et la colère, la sécurité et l'inquiétude,
l'élan vers un but désiré ou l'entraînement de la fuite
34
534 CONCLUSION
passer de proche en proche dans les individus d'une
agglomération permanente ou s'y répandre instanta-
nément sur le signe d'un chef? Et Ténergie de ces
tendances comme des émotions qui les accompagnent
n'est-elle pas en raison directe du nombre et de la
cohésion organique de la société? L'intensité de ces
phénomènes appétitifs n'est-elle pas, comme l'étendue
et la précision des phénomènes perceptifs, l'efTet d'une
sorte de répercussion, analogue à celle de Técho, dans,
plusieurs foyers successifs de représentation et de
volonté? Mais si les éléments essentiels de la con-
science s'ajoutent et s'accumulent d'une conscience à
l'autre, comment la conscience elle-même, prise dans
^on ensemble, ne serait-elle pas l'objet d'une partici-
pation collective ? Rappelons-nous, d'ailleurs, que,
comme nous l'avons indiqué en plusieurs passages, la
conscience croit comme l'organisme et parallèlement
à lui, renfermant des aptitudes, des formes prédéter-
minées de pensée et d'action qui sont des émanations
indirectes de consciences antérieures, éclipsées un
instant, il est vrai, dans l'obscurité de la transmission
organique, mais réapparaissant au jour avec des carac-
tères de ressemblance non équivoques, bientôt de plus
en plus confirmés par l'exemple et l'éducation. Une
génération, c'est un phénomène de scissiparité trans-
porté dans la conscience. Tout concourt donc à nous
pénétrer de cette idée que la pensée en général et
Timpulsion éclairée par elle sont, comme les forces de
la nature, susceptibles de diffusion, de transmission, de
partage, et peuvent, comme elles, ici dormir latentes si
elles restent éparses, là s'aviver et s'exalter par leur
NATURE DES SOCIÉTÉS ANIMALES 835
concentration. Ce sont des monades sans doute que les
êtres doués de tels attributs ; mais ces monades sont ou-
vertes et communiquent; elles ont jour les unes sur les
autres et par là se renvoient, tantôt par minces rayons,
tantôt en larges ondes la lumière et le mouvement.
Eh quoi! dira-t-on, n'y a-t-il donc rien de plus dans
la conscience de chaque animal que ces modifications
superficielles qui passent si facilement de cette con-
science dans une autre? Que deviendra l'idée de Tin-
dividualité? Les moi eux-mêmes ne vont-ils pas, si
cette doctrine est acceptée, s'échanger en quelque
sorte, se transformer les uns dans les autres, et se
confondre au milieu d'une promiscuité absolue? N'y a-
t-il pas là une flagrante absurdité? Comme si un moi
pouvait à la fois rester lui-même et endosser un autre
moi ! comme si un individu pouvait passer dans un
autre individu! — Assurément, il y a dans chaque ani-
mal quelque chose de plus que ces modifications com-
mimicables ; il y a une substance permanente qui lui
appartient en propre et qui ne peut être considérée
comme un objet d'échange sans une évidente contra-
diction. Mais cette substance n'est pas ce je ne sais quoi
des scolastiques, cet être mystérieux qui se tient ca-
ché sous les phénomènes et qu'en effet nul n'a jamais vu.
Car de deux choses l'une, ou cette substance est par-
ticulière à chaque individu, et alors c'est un composé
d'attributs déterminés, saisissables à l'observation,
bref, un groupe de phénomènes extérieurs ou psychi-
ques; ou elle est la même chez tous et, au lieu d'être
une source de distinction entre les êtres, elle n'est plus
qu'un fond commun en qui tous, sans démarcation de
636 CONXLUSION
groupes, de races, d'espèces et même de règnes, trou-
vent une même nature et finissent par s'absorber con-
fondus (1). Ce n'est donc point de cette substance qu'il
s'agit; c'est d'abord du fond d'idées et de tendances in-
conscientes qui, sous les diverses conditions imposées
par les influences héréditaires et les circonstances
extérieures, ont pris dans chaque individu un pli parti-
culier, une tournure propre. Ces aptitudes individuel-
les permanentes ne se transmettent point par la
représentation aussi facilement que les modifications
momentanées qui font l'objet d'incessantes communi-
cations dans un groupe social. C'est ensuite et plus
profondément la structure organique elle-même qui,
sous les mêmes conditions, inévitablement spéciales à
chacun des individus, s'est déterminée d'une certaine
manière pour toute la vie de chacun d'eux. Voilà ce
qui leur appartient en propre; voilà ce qui fait leur
moi. Encore ne faut-il pas exagérer la part de l'individu ;
car la structure organique et les penchants instinctifs
hérités sont en une mesure considérable des éléments
spécifiques ou des caractères de race, en sorte que s'ils
sont actuellement incommunicables d'un organisme à
l'autre et d'une conscience à l'autre, ils sont, grâce aux
(1) M. Lacfielier, De Vindudion, p. 31. V. SrHELLlNG , Système de
VIdéalisme transcernf entai, pag. 317, 318, cité par Harlmann, p. 136 du
vol. H de la Phii. de l'Inc, « Celui qui dit qu'il ne peut concevoir au-
cune action sans uu substratum avoue par là même que ce substratom
prétendu, que sa pensée couçoit, n'est qu'un produit pur de son imagi-
nation. C'est sa propre pensée qu'il est forcé de supposer indéfiniment
derrière les choses comme ayant une réalité propre. Par une pure illa-
sion de l'imagination , après qu'on a dépouillé un objet des seuls pré-
dicats qu'il possède , on afiirme qu^ quelque chose subsiste encore , on
no sait quoi. »
NATURE DES SOCIÉTÉS ANIMALES S37
croisements dans la race et dans l'espèce, l'objet d'un
lent échange et deviennent à la longue, sinon iden-
tiques, du moins fortement semblables, mettant ainsi
à l'unisson, dans un groupe donné, les impressions
les plus obscures et les mouvements les plus involon-
taires.
Si c'est là ce qu'il faut penser des consciences ani-
males, tant dans les sociétés que dans les individus, et
si, qu'elles restent éparses ou qu'elles se concentrent,
elles n'ont pas d'autres substratum, en dernière analyse,
que les organismes où elles se manifestent, il semble
que cette solution doive miner tout notre édifice. En
effet, nous avons fait reposer sur la conscience et
ses harmonies toute notre théorie des sociétés ani-
males, et voici que la conscience ne repose sur rien,
n'est rien et s'évanouit dans le mécanisme qui la sup-
porte. Il n'en va pas ainsi, et non seulement la con-
science est pour nous quelque chose de réel, mais elle
est plus réelle que tout le reste et prête à tout le reste
sa réalité.
Qu'est-<5e que la réalité, en effet? C'est le caractère,
tout d'abord, que revêtent les phénomènes sensibles,
non pas quand les sensations qu'ils nous font éprouver
sont énergiques, — le rêve, l'hallucination seraient, à ce
compte, les meilleurs juges de la réalité, — mais quand
les représentations que nous, en obtenons sont liées
avec les représentations puisées ailleurs et peuvent
entrer dans le système de nos connaissances sans y
créer de disparates. Et encore serions-nous seuls au
monde, ce critérium ne serait peut-être pas assez sur;
mais quand nous voyons notre connaissance d'un
538 CONCLUSION
groupe de phénomènes se lier régulièrement avec la
connaissance que les autres hommes ont du reste de
la nature et trouver, pour ainsi dire, sa place toute prête
dans rœuvre de la raison commune, c'est alors que
nous croyons à la réalité de ces phénomènes. Que si
quelque trouble survient dans nos pensées, si la vio-
lence de la passion ou l'effort de la maladie en altère
les rapports et que nous le sentions confusément, c'est
sur la raison collective que nous nous appuyons pour
retrouver notre équilibre intellectuel. Divers témoi-
gnages venant coïncider pour nous peindre une situa-
tion sous les mêmes couleurs, divers conseils se ren-
contrant pour nous représenter une action comme
seule accommodée aux circonstances, l'unanimité et la
constance des jugements d'autrui, telles sont les bar-
rières qui contiennent en nous la fantaisie prête à
prendre essor et qui forment en quelque sorte la règle
dernière de nos jugements sur le monde. Qu'est-ce qui
fait, par exemple, l'erreur des hommes affectés de dal-
tonisme, si ce n'est l'unanimité des témoignages con-
traires de la part du genre humain? Ainsi donc, être
regardés commes conformes à Texpérience et à la rai-
son collectives dans Thumanité, voilà le signe sans le-
quel des phénomènes ne peuvent pas être tenus pour
réels. Mais n'est-ce pas là un caractère insuffisant, et
ne peut-on concevoir une réalité plus intime que celle-
là? Il semble que si un être au lieu d'être seulement
pour autrui est pour soi, c'est-à-dire au lieu d'être
connu par une conscience autre que la sienne se con-
naît et se possède dans sa propre conscience, cet être
jouit d'une réalité mieux fondée. En effet, il n'a pas
NATURE DES SOCIÉTÉS ANIMALES S39
besoin^ pour exister, d'attendre qu'il soit perçu (au-
paravant^ qu'on y songe en effet, son existence n'est
que possible) ; il trouve en lui-même l'attestation de sa
vie et le sentiment de ses puissances : quand même
toutes les intelligences seraient abolies, il ne cesserait
pas de s'affirmer, d'être, en un mot. Au premier carac-
tère de conformité avec les faits et les lois qui résu-
ment l'expérience de l'humanité, il faut donc, pour
constituer à nos yeux une existence réelle, qu'on en
joigne un second, celui d'exister pour soi; sans cela,
qui nous garantit que les phénomènes même réguliers
qui se manifestent à nous ne sont pas un vain décor,
un trompe-l'œil, mais permanent et derrière lequel il
nous serait défendu de pénétrer ?
De ce double point de vue, les sociétés nous appa-
raissent comme aussi réelles que possible. En effet,
nous avons vu qu'elles sont constituées pour nous par
un vaste ensemble de phénomènes réguliers, établis
par d'universels témoignages, autorisant la prévision
et la confirmant depuis des siècles, régis par des lois
cohérentes avec celles de la vie et de la pensée. Loin
d'être une anomalie dans la nature, elles forment une
transition nécessaire entre l'individu physiologique et
la société pleinement organisée. A ce titre, elles mé-
ritent d'être l'objet d'une science à part, comme tous
les autres groupes de phénomènes naturels ; et il n'y a
pas plus de raison pour leur refuser ce droit que pour
le refuser aux phénomènes chimiques et biologiques.
Mais les sociétés sont plus réelles encore que ces grou-
pes de phénomènes; car, à partir des Ascidies compo-
sées, elles manifestent une concentration d'impressions
540 CONCLUSION
et d'impulsions suffisante pour révéler à nos yeux un
commencement de conscience. Dès lors, les consciences
sociales deviennent de plus en plus concentrées et de
plus en plus énergiques. Elles existent pour elles-
mêmes et, parla, doivent êtres comptées parmi les plus
hautes des réalités. Descartes voit dans la conscience
que le moi humain a de lui-même la preuve irrécusable
de notre existence, c'est-à-dire que, pour lui, l'être qui
se pense est le seul vraiment réel. Pourquoi ce qui est
vrai de l'homme ne le serait-il pas de l'animal ? Il faut
reconnaître que nous ne pénétrons pas dans la con-
science sociale des animaux et que c'est du dehors
que nous la jugeons capable de se penser. Mais l'erreur
n'est guère possible en présence des phénomènes si
manifestes que nous avons énumérés. Si les différents
individus qui composent les sociétés n'étaient pas pré-
sents à la pensée les uns des autres, ils ne vivraient
pas agglomérés: l'idée est, comme nous l'avons vu, la
force qui tient unis ces éléments épars. Non seulement,
donc, les sociétés sont réelles comme ensemble de phé-
nomènes réguliers, mais elles sont réelles encore
comme consciences existant en elles-mêmes et pour
elles-mêmes.
J'ajoute que si elles ne sont pas réelles, rien ne l'est.
Car, nous l'avons vu, excepté chez les derniers des
infusoires et chez les peuplades, toute conscience indi-
viduelle fait partie d'une conscience individuelle supé-
rieure. Si donc, dans les plus hautement organisées
des consciences collectives (peuplades), on nie la réalité
du moi social, on se trouvera en présence de nouvelles
consciences collectives (familles), désormais seules
NATURE DBS SOCIÉTÉS ANIMALES 541
réelles. Mais en vertu du môme principe il faudra leur
refuser encore la réalité, Teicistence substantielle ; on en
viendra donc aux individus (blastodèmes) que Ton sera
tenté de considérer, cette fois, comme les seuls êtres
véritablement existants. Cependant, on ne le pourra
pas davantage. La conscience de ces derniers, en effet,
est (nous Favons démontré) un tout de coalition, une
unité muliple dont la vie des éléments histologiques
et des organes forme le contenu. Nouveau pas à faire
dans la voie de l'analyse et de la négation. Ce pas
franchi, la conscience collective du blastodème (c'est-
à-dire de r individu, au sens ordinaire de ce mot) une
fois réduite à Tétat de pure abstraction, il ne restera
plus que les organes etorganites à qui je ne pense pas
qu'on accorde plus volontiers l'existence substantielle,
car d'abord il est douteux qu'ils soient des consciences,
et ensuite leur fonctionnement se ramène trop facile-
ment au jeu des forces physico-chimiques pour qu'on
ne soit pas poussé à les confondre avec la matière en-
vironnante. N'existant pas pour soi, ils n'existeront
pas du tout, en sorte que rien n'existera réellement.
Il faut donc choisir : ou accorder la réalité aux con-
sciences collectives supérieures et obtenir ainsi le
droit de l'attribuer aux consciences collectives infé-
rieures, aux simples individus, ou le refuser aux unes
et aux autres également comme à des abstractions réa-
lisées et, par là, s'engager à ne rien voir dans le monde
vivant au-dessous de l'homme que des unités artifi-
cielles et nominales.
Si, maintenant, dans une société donnée, nous cher-
chons à déterminer la valeur de chaque élément par
842 CONCLUSION
rapport au tout, nous voyons que l'unité sociale ne
subsiste que par les individus qui la composent, mais
que ceux-ci empruntent pour une plus large part au
tout lui-même ce qu'ils ont de réalité. En effet, les
individus changeant, celui-ci demeure identique tant
que le rapport qui unit les éléments reste le même. Et
c'est en lui que les individus puisent les impulsions,
tant organiques que psychiques, par lesquelles ce rap-
port est entretenu ; car les impulsions organiques sont
transmises par la génération qui a lieu au sein du
groupe social; quant aux impulsions psychiques, dont
le germe est déposé également en chacun par la même
voie, elles sont en dernier lieu développées par l'édu-
cation et l'exemple, donnés encore au sein du groupe.
L'individu est donc l'œuvre bien plus que l'auteur de
la société ; car l'action qu'il exerce sur elle compte
pour un, tandis que les modifications qu'il en reçoit
sont représentées par le nombre des autres membres.
De plus, l'action individuelle est limitée à un temps
fort court, tandis que l'action collective pèse sur Tin-
dividu de tout le poids des instincts acquis et des chan-
gements de structure obtenus pendant tout le passé
de la race.
Faut-il donc comprendre dans un seul et même tout
organique tous les représentants d'une espèce (4)?
S'il s'agit de la société polypoïdale, la société se limite
(1) DuUROiNy Infasoires : f Oq pourra imaginer tel infusoire comme
une partie aliquote d'ua iafasoire semblable qui aurait Tëcn des années
ou même des siècles auparavant et dont les subdivisions par deux se
aéraient^ continuant À vivre, développées successivement». A ce compte,
chaque espèce ne serait qu'un individu^ et, si la théorie de Darwin est
vraie, tout le règne animal Ce point de vue est faux selon nous.
MORALITÉ DES ANIMAUX 543
facilement à Tarbre développé sur une même souche ;
autant d'arbres, autant de sociétés. S'il s'agit de la
famille, les unions annuelles sont autant de sociétés
distinctes séparées comme les individus distincts par le
germe qui les doit perpétuer ; les unions durables ont
une individualité aussi nettement définie. Quant aux
peuplades, nous avons vu à quel moment elles com-
mencent ; c'est quand elles méritent le nom de colonies,
je veux dire de sociétés fondées à quelque distance des
anciennes par des éléments qui se sont détachés de
l'une d'elles. Il est donc visible que ni l'espèce, ni
même la race ou la variété ne sont des entités réelles
chez les animaux. Elles peuvent le devenir chez des
êtres capables de conserver de longues traditions et de
former des consciences sociales très compréhensives.
L'étendue et la durée des sociétés sont en rapport avec
la perfection organique de leurs éléments ; et on conçoit
une société qui serait aux plus hautes peuplades ce que
sont celles-ci aux infusoires agrégés.
§3
De la moraUté des animaux.
Et cependant, si nous mesurons le chemin parcouru,
quel progrès réalisé de l'infusoire aux peuplades de
mammifères! Là, Textrême férocité et l'extrême im-
puissance, une dépendance absolue vis-à-vis des in-
fluences extérieures. Ici, un commencement de domi-
nation sur la matière, la défense assurée et les instincts
544 CONCLUSION
destructeurs vaincus, dans une sphère étendue d'acti-
vité,par les instincts sympathiques.Or, si nous résumons
ce qui aété dit de chacune des impulsions qui ont amené
ce progrès, nous voyons que c'est l'amour de soi qui
les a toutes suscitées; Tamour de soi, disons-nous,
mais développé par une harmonieuse nécessité, de
telle sorte que Tamour d' autrui en est devenu insépa-
rable.
Aux derniers échelons du règne animal, la lutte pour
l'existence est universelle et incessante. Dans ces
régions, l'être vivant ne se montre allié qu'avec ses
propres parties non détachées de sa substance et avec
lesquelles il entretient des rapports physiologiques. Si
l'on admettait que dans chaqu.e partie de telles agglo-
mérations se cache un sentiment quelconque du mot,
il lui faudrait bien accorder en même temps un senti-
ment du nousy puisqu'une soudure enchaîne en une
même masse continue les différentes parties du tout.
A un degré plus haut d'organisation, deux êtres primi-
tivement séparés peuvent faire trêve un instant à la
concurrence vitale, mais à h condition de constituer
deux moitiés d'un tout physiologique qu'ils doivent
reformer pour obtenir satisfaction de besoins indivi-
duels; ici encore, l'amour d' autrui et l'amour de soi ne
font qu'un, une communauté organique aussi étroite
que courte absorbant les deux moi sexués en un seul
nous. Considêre-t-on les produits de cette union, si
l'attention de plus en plus marquée et de plus en plus
durable qu'ils obtiennent des parents restreint de plus
en plus le domaine de la concurrence vitale, c'est parce
qu'ils ont été pendant quelque temps partie intégrante
MORALITÉ DES ANIMAUX K45
de ces organismes créateurs et que ceux-ci n'ont pu
s'aimer eux-mêmes sans embrasser dans 1q même
amour la portion d'eux-mêmes qui venait à peine d'être
expulsée de leur corps. L'impulsion qui attache les
jeunes aux organes nourriciers relève de la même
origine : la mère représente pour eux, avant tout, l'ali-
ment et la protection. Sortons-nous de la famille,
montons-nous d'un degré dans la série sociologique,
nous trouvons que des êtres vivants peuvent s'unir
sans y être contraints par les insuffisances mutuelles
de leurs organismes, à une condition cependant, c'est
que les êtres ainsi unis soient de même espèce ou
d'espèces voisines, c'est-à-dire puissent reconnaître et
embrasser en autrui leur propre image, et jouir d'eux-
mêmes en la contemplant : telle est la plus durable et
la plus étendue des barrières opposées à la concur-
rence vitale ; elle est fondée encore sur l'amour de soi ;
mais plutôt sur l'amour de sa propre idée que sur l'a-
mour de son organisme, bien que les avantages qui en
résultent ne manquent pas de la consolider. Mais
s'aimer dans son image, c'est aimer tous ceux qui la
reproduisent, tous ceux, du moins, en qui on peut la
reconnaître; tous les membres de la peuplade font
donc partie du moi de chacun, ou plutôt il n'y a pas
de moi distinct pour eux, il n'y a qu'un nous. Ainsi
donc l'évolution des sentiments sociaux est essentielle-
ment une transformation croissante de l'égoîsme en
altruisme ou de l'amour du moi en amour du nous.
Ce qui prouve, d'ailleurs, la pénétration du moi et du
nous et la diffusion, en quelque sorte, du premier dans
le second, c'est qu'il n'est pas un nous qui ne soit, lui
846 CONCLUSION
aussi, limité et antagonique par rapport à un autre
nous y en sorte que l'on voit par là clairement qu'il n'est
qu'un moi étendu. Les affections sympathiques les
mieux définies ont pour conséquence la baine des êtres
où l'image^ bien que voisine, n'est pas reconnue comme
semblable et leur exclusion du moi collectif. Et on
peut affirmer comme une loi générale que la netteté
avec laquelle se pose une conscience sociale est
en raison directe de la vigueur de ses haines pour
l'étranger. L'altruisme est donc bien vraiment un
égoisme étendu, et la conscience sociale une cons-
cience individuelle.
S'il en est ainsi au point de vue de la représentation,
il doit en être de môme au point de vue de l'action.
Puisque l'amour de soi, loin d'être exclusif de Tamour
des autres, comprend naturellement cet amour (dans
des limites définies, bien entendu), ce que chacun fait
pour les autres, il le fait d'abord pour soi. Leibniz a
bien vu que chaque individu est pour soi le centre du
monde et qu'il ne peut puiser qu'en lui-môme le prin-
cipe de son activité. Une action pour autrui n'est pos-
sible que là où plusieurs moi sont fondus en un seul.
Or, dans toute société, les actes qui sont nécessaires à
l'existence du nous s'imposent à Findividu aussi impé-
rieusement que les actes nécessaires à Texistence du
moi. S'y soustraire est aussi difficile pour les individus
engagés dans une conscience sociale qu'il leur est diCfi-
elle de se soustraire aux actes d'où dépend leur propre
conservation. Ils veulent leur société comme ils se
veulent eux-mêmes, en vertu d'une impulsion primi-
tive par le seul fait de leur constitution essentielle :
MORALITÉ DES ANIMAUX 547
être et vouloir persévérer dans son être ne faisant
qu'un, être collectivement et vouloir persévérer dans
son existence collective, vouloir, en un mot, le bien
de la société, ne font également qu'un seul et même
acte.
On peut aller plus loin et soutenir qu'en vertu de la
même impulsion un membre d'une société animale
hautement organisée est plus attaché à la conscience
collective et à sa prospérité qu'à sa propre conscience
et à son intérêt. En effet, si on songe à la continuité de
la vie en commun et au nombre des pensées qui repré-
sentent ses différentes manifestations dans la con-
science individuelle on sera surpris du petit volume
qu'y occupent les images, les fins et les actes afférents
à l'individu seul. Une conscience aussi peu développée
que celle de l'animal est sans cesse hors d'elle-même,
et où veut-on qu'elle soit attachée si ce n'est aux com-
pagnons de l'animal sans cesse présents à tous ses
sens ? Il n'est donc pas étonnant, si l'action et la pensée
sont corrélatives, que les penchants dont la société est
le terme aient une importance égale. Les penchants
sociaux doivent donc l'emporter de beaucoup, dans la
plupart des cas, sur les penchants individuels, les
inclinations généreuses sur les inclinations intéres-
sées.
Là est le principe de ce qu'Âgassiz, dont on con-
naît la circonspection habituelle, n'a pas craint d'ap-
peler la morale des animaux, a Qui a pu voir, dit-il, le
Sun-fish (Pomotis vulgaris) se balançant sur ses œufs
et les protégeant pendant des semaines, ou le chat
marin (Pimelodus cattJis) se mettant en mouvement
548 CONXLUSION
avec ses petits comme une poule avec ses poussins,
sans demeurer convaincu que le sentiment qui les guide
dans ces actes est de la même nature que celui qui at-
tache la vache à son nourrisson ou la mère à Tenfant?
Quel est l'observateur qui, après avoir constaté cette
analogie entre certaines facultés de Thomme et cer-
taines facultés des animaux supérieurs, peut, dans
l'état actuel de nos connaissances, se dire prêt à tracer
la limite où cesse ce qu'il y a de naturellement commun
aux uns et aux autres?... La gradation des facultés
morales dans les animaux supérieurs et dans l'homme
est tellement imperceptible que, pour dénier aux pre-
miers un certain sens de responsabilité et de conscience y
il faut exagérer outre mesure la différence qu'il y a
entre eux et l'homme » (De VEspèce, p. 90). Nous ne
sommes pas surpris de voir Agassiz, qui, comme natura-
liste, connaissait tous les faits passés en revue dans cette
étude et bien d'autres qu'il avait été à même d'obser-
ver, affirmer avec autant d'assurance la moralité des
animaux supérieurs. S'il est vrai qu'ils exécutent des
actes qui sont avantageux à leur groupe, même à leur
propre détriment, et s'ils sont sollicités à de tels actes
par une impulsion psychique impérieuse que les fonc-
tions de nutrition et de reproduction n'expUquent à
aucun degré, comment, en effet, ne seraient-ils pas des
êtres moraux? Seulement, nous ne croyons pas que le
sentiment de la responsabilité puisse leur être attribué
avec la même certitude. C'est à peine si les animaux
domestiques les plus intelligents en manifestent qiiel-
que trace, et encore est-il difficile, dans la plupart des
cas, de le distinguer de la crainte du châtiment. Même
MORALrTÉ DES Af^IMAUX 8i9
on trouverait sans peine parmi les sauvages actuels des
exemples d'actes coupables accompagnés d'un très
faible sentiment de responsabilité (1). La moralité dont
il s'agit est donc une moralité rudimentaire, qui n'est
pas accompagnée du cortège de sentiments et d'idées
qui caractérisent la moralité dans la conscience actuelle
de l'humanité civilisée et reste à une énorme distance
de la faculté que Kant a si excellemment décrite.
Dans tout acte, on peut considérer deux choses, la
matière et la forme, l'objet de Tacte et ses effets d'une
part, d'autre part la nature de la déterminatioh qui le
provoque. Examinons d'abord ce second point.
Le caractère que tout le monde attribue à l'activité
de l'animal, c'est la spontanéité ou l'irréflexion. Les
motifs de ses déterminations ne sont pas nettement
distingués dans sa conscience, et cela parce qu*il lui
manque deux choses : d'abord, de se représenter le but
ultime auquel tendent ses actes, ensuite, de concevoir
avec une généralité suffisante les diverses catégories
de motifs qui peuvent entraîner sa volonté. Mais il
s'agit de savoir si la olaire vue des résultats possibles
d'un acte jusqu'en ses conséquences les plus loin-
(1) « Les maris (pays du Grand-Bassan, sur la côte d*Afrique) ont le
droit de vie et de mort sur leurs femmes; ils en font souvent abus. Je
Tii an chef rasé; c*est, en général, un signe de deuil. Je lui demandai
pourquoi il s*éiait fait couper led cheveux; il me répondit avec une
tranquillité parfaite, en continuant à tresser un panier de pécbe : «J'ai
tué ma femme. » Je reculai de trois pas : il n*avait nulle conscience de
ton crime. Il me dit en manière d*acquit : « Elle a fait périr mon fils par
maléfices.» C'était faux : ce fils, appartenant à une autre feœme^ avait
été soigné par la victime avec la tendresse d'une mère. Je le lui dis; il
le nia. «Après tout, où est le mal? me dit-il...; elle était vieille, elle
ne pouvait plus avoir d*enfants! » (L*amiral db Langlb, Croisières à la
côte d* Afrique, cité par Compiègne, Afrique équut.^ p. 61.)
36
550 CONCLUSION
taines est nécessaire pour imprimer le caractère de
la moralité sur les déterminations de l'agent. On en
peut douter, car en aucun cas ces conséquences qui se
prolongent et qui se multiplient de proche en proche
à l'infini ne peuvent être prévues au-delà d'un certain
temps et d'une certaine distance, et cette limite est
assez rapprochée même si l'on considère les détermi-
nations]des plus grands génies politiques dans Thuma-
nité. Pour le commun des hommes et surtout pour les
ignorants et les simples, le but visé est un but immé-
diat. Cependant, leurs actes ne servent pas moins
utilement les intérêts du groupe dont ils font partie.
C'est une ruse fréquemment employée par la nature
(ou plutôt c'est un de ses procédés sélectifs très ordi-
naires) que de plier au développement de la société des
instincts acquis en apparence sans raison ou du moins
pour de tout autres fins, en sorte que l'égoisme entre
normalement comme facteur dans des combinaisons
hautement harmoniques et d'une étonnante opportu-
nité. Des actes non plus égoïstes, mais inspirés, au
contraire, par l'affection et le dévouement n'ont donc
pas besoin, à plus forte raison, d'être accompagnés de
la représentation de leur fin et de leur utilité sociales
pour prendre le caractère de services sociaux, d'actes
bien intentionnés, bons, en un mot, moralement. C'est
ainsi que les hommes primitifs ont été formés à ce
qu'il a fallu de vertu sociale pour que la famille et la
tribu subsistassent, c'est ainsi encore que, dans les so-
ciétés civilisées, beaucoup sont de bons citoyens sans
savoir que leur conduite est un des éléments de l'ordre
universel, ou même de l'ordre social; leurs instincts
MORALITÉ DES ANIMAUX KSi
sympathiques, leurs sentiments de douceur et de dé-
férence au pouvoir les guident pas à pas et d'instant
en instant. Il en est de même des animaux supérieurs.
La raison dernière de leurs actes de dévouement, à
savoir la conservation du groupe dont ils font partie,
ils l'ignorent sans aucun doute ; ils n'en travaillent pas
moins à ce résultat, poussés par des sentiments qui
sont bons puisqu'ils y conduisent et que les sentiments
contraires seraient, au point de vue du groupe, détes-
tables et pernicieux. L'humanité n'a pas coutume d'ho-
norer moins les vertus spontanées que les vertus réflé-
chies, et on ne peut s'empêcher de remarquer, en effet,
que l'élan irrésistible qui entraîne l'homme de bien au
secours de ses semblables est plus sûr dans ses effets
que la délibération qui discute et qui hésite. Lequel est
le plus vraiment vertueux de l'homme qui balance entre
deux résolutions^ l'une intéressée, l'autre généreuse,
ou de rhomme qui ne conçoit même pas, qui ne soup-
çonne pas un moment la possibilité de la résolution
intéressée et suit, par conséquent, inévitablement son
penchant à Pabnégation? Ce n'est donc pas une raison
suffisante, de ce qu'un acte est dû plutôt à une impul-
sion de sentiment et à la vue bornée d'une satisfaction
sympathique qu'aune prévision lointaine de ses effets,
pour lui refuser à quelque degré le caractère moral. — •
Si maintenant nous examinons le degré de généralité
atteint par les conceptions morales de l'animal, nous
trouverons qu'il ne faut pas songer à lui prêter des
motifs abstraits, des principes généraux d'action.
Aucun de ceux qui nous ont lu attentivement ne nous
attribuera la pensée de mettre, à cet égard, sur la même
SS3 CONCLUSION
ligne rhomme et l'animal (quel homme, d'ailleurs, et
quel animal ?).Ces paradoxes à la Montaigne sont on ne
peut plus déplacés dans les ouvrages qui aspirent à
quelque précision scientifique. Depuis de longs siècles
rhomme s*est élevéà la conception du bien pour le bien
comme motif dominant de ses actes et il a opposé net-
tement dans sa conscience ce motif conçu sous sa plus
haute généralité à un certain nombre d^autres motifs
généraux classés méthodiquement ; et si de nombreuses
fractions de l'humanité sont restées, à cet égard,
dans un état d'inconscience relative, les parties les plus
éclairées ont pris ces mêmes motifs comme règles de
leurs actions dans la pratique quotidienne. L'enfant
n'analyse point ses motifs et ne sait pas les abstraire les
uns des autres pour les ériger en principes ; mais enfin,
il est appelé à le faire dès qu'il deviendra adulte et dès
qu*ii aura été mis à même par l'éducation de profiter
de la longue élaboration des idées morales dans les
générations antérieures. Il n'en est pas de même pour
l'animal même supérieur, même domestiqué. Cette
limite qui sépare l'action spontanée, non réfléchie, de
l'action en quelque sorte méthodique et régie par des
. principes abstraits, cette limite que l'humanité a fran-
chie une fois et que les individus comme les peuplades
encore attardées franchissent incessamment, aucun
animal ne la dépasse et ne la dépassera jamais. Nous
ne croyons pas cependant qu'il en faille conclure qu'il
est au-dessous de la moralité; car le fait qu'un homme
conçoit sous une forme abstraite ses principes d*ac-
tion ne fait pas seul de lui un être moral; et le rôle
de Tintelligence méthodique, de la pensée savante dans
MORALITÉ DES ANIMAUX 558
la moralité est moins prépondérant qu'on ne le croit.
Môme dans les raisons les plus hautes, le progrès
moral se fait surtout sous l'impulsion du sentiment;
c'est elle, ce sont des tendances plus ou moins aveu-
gles, anciennes dans la race, héréditaires, qui, som-
meiUant jusque là au plus profond de la conscience, se
réveillent à de certains moments dont l'intelligence ne
fait que signaler l'opportunité, et qui, sans rien devoir
au raisonnement, entraînent l'action avec une puis-
sance souveraine. La société progresse grâce à une
extension croissante des sentiments sympathiques et,
à moins que l'intéi^ôt ne parle haut, il faut que la pitié,
la générosité, l'amour interviennent constamment pour
faire faire un pas en avant à la solidarité humaine.
L'intelligence peut frayer la voie, elle ne fournit pas
l'impulsion ; toute vertu est spontanéité dans sa racine.
L'idée même du droit, c'est-à-dire celle de la justice et
de l'égalité, qui est dans la morale son œuvre propre,
n'aboutirait sans l'affection qu'à d'interminables con-
flits, en supposant qu'elle puisse naître sans son se-
cours. Il faut donc reconnaître que les premières lueurs
de la moralité peuvent se montrer bien au-dessous de
cette limite que nous indiquions tout à l'heure, et avant
que l'analyse ait dégagé les principes généraux de
l'activité morale.
Un principe d'action est un motif distinctement
conçu et érigé en loi ou règle universelle ; l'animal,
même élevé dans l'échelle, ne nous offre rien de tel, otil
est probable que chacune de ses déterminations a pour
cause uneimpulsion particulière, un sentiment. Les con-
flits même qui ont lieu dans sa conscience entre des im-
/
554 CONCLUSION
pulsions diverses ne sont qu'un rudiment de délibéra-
tion parce que n'ayant point converti ces impulsions
diverses en idées abstraites ou principes, il est plutôt
le théâtre de leurs luttes qu'il n'en est l'instigateur et
l'arbitre. Son intelligence lui représente à peine avec
quelque clarté les diverses manières d'agir possibles
en chaque cas; encore moins sait-elle attribuer chacune
de ces manières d'agir possibles à diverses catégories.
Cependant nous pouvons, nous, après avoir examiné
en détail les actes de l'animal et présenté des conjec-
tures sur la cause la plus probable de ces actes, cher-
cher à en dégager le principe le plus général : nous
allons voir combien il se rapproche de ce que nous
appelons un principe moral, non pas chez un Kant ou
un Franklin, mais chez un enfant ou un sauvage.
On peut distinguer ici trois sortes d'impulsions : le
besoin physiologique gui crée Funion sexuelle chez
les êtres inférieurs et attache les jeunes aux parents
comme aussi dans certains cas (lactation) les parents
aux jeunes, — la sympathie fondée sur le plaisir de la
représentation réciproque, — et l'intérêt qui résulte
d'expériences consolidées d'avantages obtenus grâce
aux relations sociales. Or, si le lecteur veut se rappeler
nos recherches particulières sur chaque groupe d'ani-
maux, il verra combien il serait inexact de déclarer
en général que tel ou tel de ces principes d'action est
la source exclusive des actes qui annoncent la moralité
dans la série zoologique. Chacun contribue pour sa
part à faire naître ce commencement de vie morale
dans des proportions qui diffèrent suivant les espèces
et leur degré de perfection organique. Ainsi la sym-
PRINCIPES d'action CHEZ LES ANIMAUX 558
pathie, loin d'exclure les relations nées du besoin,
commence, grâce[à elles, à s'afTirmer dans les espèces
capables de représentations quelque peu distinctes et
durables, à l'occasion des relations sexuelles. C'est
ensuite la sympathie qui orne la famille animale de ses
plus nobles attributs, c'est elle qui fonde la peuplade.
Mais elle n'empêche pas l'intervention de l'intérêt, qui
vient cimenter les liens qu'à lui seul il n'aurait sans
doute pas réussi à former. Les expériences où sont
notés des avantages recueillis dans la vie sociale ont
dû, en effet, suivre l'établissement de la vie sociale
elle-même, et quand bien même ces deux phénomènes
seraient, comme cela est possible, simultanés, la vue
de l'utilité est une représentation trop analytique, trop
abstraite, en quelque sorte, pour influer d'un manière
durable sur l'activité d'êtres aussi primesautiers que
les animaux ; il faut y joindre la sympathie, sentiment
plus profond et plus impulsif, force plus concrète et
partant plus permanente, là surtout où l'exercice ordi-
naire delà pensée n'est pas encore possible. Les seules
associations dont l'intérêt soit le principe dominant sont
vraisemblablement celles dont nous avons parlé au dé-
but de cet ouvrage et que nous avons appelées acciden-
telles, parce qu'elles n'ont pas lieu entre individus de
la même espèce. C'est bien l'intérêt qui a déterminé
les relations des fourmis avec les pucerons et, en géné-
ral, tous les faits de mutualité. Mais on peut remarquer
que ces associations sont le plus souvent temporaires,
partielles, incomplètes, et que là où la sympathie est
impossible, là où elle ne vient pas coiTiger par ses
charmes désintéressés la rigueur du calcul utilitaire, le
556 CONCLUSION
concours se change presque toujours en exploitation,
le plus fort finissant toujours par se subordonner le
plus faible et par abuser de lui. Telle est devenue
chez l'homme même la domestication des animaux
trop éloignés de lui pour qu*il sympathise avec eux. Le
mutualisme, ne l'oublions pas, nous est apparu comme
la forme du concours qui vient immédiatement au-des-
sus des formes adoucies de concurrence, le parasitisme
inoffensif et le commensalisme. Au fond de tout com-
merce auquel la sympathie ne mêle pas sa douceur, il
y a un antagonisme latent. Donc, sans vouloir effacer le
rôle des autres mobiles, nous ne pouvons refuser à
oelui-ci la première place parmi les agents de la socia-
bilité et de Faction bienveillante chez les animaux. La
sympathie est agréable, il est vrai; mais il ne s'easuit
pas qu'elle soit intéressée, sans quoi il faudra dire que
chez l'homme la vertu trouve sa perte dans la satisfac-
tion qu'elle produit, ce qui serait manifestement ab-
surde. Certes, elle est utile ; sans elle, aucune société
ne subsisterait et aucun des avantages si nombreux et
si importants que la vie sociale procure à ceux qui
la partagent ne leur serait assuré ; cela n'empêche pas
que les animaux capables de sympathie ne Texercent
souvent indépendamment de toute vue d'utilité person-
nelle. Car il ressort clairement des exemples contenus
dans notre exposition que les actes les plus remarqua-
bles provoqués par lasympathie sont utiles non à celui
qui les accomplit, mais à celui qui en est l'objet, et
qu'ils sont souvent pour le premier une occasion de
travail, de souffrance ou de péril. Si l'idée d'échange
et le calcul utilitaire pouvaient entrer dans Tintelligence
PRINGIPBS d'action CHEZ LES ANIMAUX 161
des oiseaux et des mammifères sociables, on serait
fondé à leur attribuer l'espoir de services réciproques
qu'ils comptent obtenir de leurs compagnons en retour
de leur dévouement actuel. Mais on sait que cette idée
des avantages futurs, problématiques, de la solidarité
est de beaucoup au-dessus de leurs facultés mentales,
et d'ailleurs elle ne trouverait aucune application au
sein de la famille, où de toutes façons la sollicitude des
parents est gratuite en raison de la dispersion pro-
chaine des jeunes. 11 n'y a pas même lieu d'invoquer
ici la recherche d'une utilité pour le groupe, puisque
nous venons de voir que chez la plupart les instincts
sympathiques sont acquis en vue d'une utilité ulté-
rieure, d'un progrès spécifique, et que les animaux
sociables n'ont aucun soupçon du parti que la nature
en tirera pour la race, dans un avenir plus ou moins
éloigné. On peut appUquer ici la remarque si souvent
faite au sujet des facultés ou organes dont la sélection
est appelée intempestivemenkà expliquer l'origine. Au
moment où ces instincts se développent dans une es-*
pèce, ils sont si faibles qu'ils ne sauraient être encore
d'une utilité appréciable et quelquefois ils peuvent
nuire accidentellement. Il semble donc que, sinon
dans tous les actes des animaux sociables, du moins
dans certains actes de dévouement des vertébrés su-
périeurs, la sympathie soit exercée pour elle-même et
qu'elle s'élève à ce que nous appelons de la honte pure
ou de V abnégation.
Il faut remarquer, enfin, qu'au moment où ce tno-
bile désintéressé pèse sur l'agent, il a le caractère
d'une impulsion impérieuse, nécessitante à laquelle il
558 CONCLUSION
est extrâmement difficile de résister. Il est devenu une
habitude native, un penchant instinctif; il n'y a pas
lieu pour l'agent d'en rechercher la valeur, il est, en
un sens tout particulier, absolu. Et cependant ce n'est
point une impulsion purement mécanicfue, puisqu'il
est connu, au moins obscurément, et que son opposi-
tion avec les penchants égoïstes est plus ou moins net-
tement ressentie. Ainsi donc, une impulsion désinté^
resséej à quelque degré consciente quoique non réfléchie,
connus comme impérieuse^ mais n'allant pas jusqu'à
la contrainte et laissant subsister y bien qu'à un faible
degré j la possibilité d'un refusj telle est la forme essen-
tielle de l'obligation qui règle Vactivité animale en vue
de la société. Si ce résultat nous est accordé, il sera
difficile de trouver un autre mot pour la qualifier que
celui d'activité morale, à moins qu'on ne soit entière-
ment certain que ce genre d'activité ne comporte pas
de degrés et se rencontre partout où il apparaît tel
qu'il est dans la conscience d*un philosophe moderne,
ou n*est absolument pas.
L'examen de la matière de ces actes achèvera d'en
éclaircir la nature. Quels sont-ils et à quoi lendent-ils?
Tout d'abord ils ont pour effet d'imposer à l'animal le
respect de la vie chez Tanimal de sexe différent auquel
il veut s'unir ou vient de s'unir. Les araignées femelles
ne s'élèvent point jusque-là puisqu'elles mangent leur
mâle ; les instincts destructeurs tiennent encore ici les
instincts moraux en échec. Dans presque toute la
classe des insectes, c'est au contraire un progrès acquis
définitivement. Cependant les abeilles neutres tuent
les mâles; mais cette exécution utile a la société a
PRINCIPES d'action CHEZ LES ANIMAUX 559
quelque chose des caractères d'un devoir. Il n'y a pas
que des devoirs de douceur dans la vie sociale et, même
au sein de l'humanité, la suppression violenté d'un
groupe d'individus peut devenir un acte vertueux dans
des circonstances données. A partir de ce moment, on
voit le respect réciproque du mâle et de la femelle
aller croissant ; nous avons montré ce respect se trans-
formant en amour et obtenant des époux non seulement
des services mutuels, mais une fidélité durable et un
absolu dévouement. La fidélité conjugale est une des
manifestations les plus curieuses à étudier de cette part
de l'activité animale qui se rapproche de la moralité,
parce qu*elle est évidemment combattue chez certaines
espèces d'oiseaux par des désirs contraires, et tantôt
succombe, tantôt l'emporte. Mais, nous l'avons vu, ces
devoirs, d'un ordre tellement élevé que certains hom-
mes ne les soupçonnent point, ne sont observés que là
où la famille annuelle atteint le plus haut développe-
ment dont elle soit capable^ c'est-à-dire chez les plus
intelligents des oiseaux. Les vertus conjugales ne se
montrent donc dans leur perfection que là où les afïec-
tions maternelles et paternelles exercent déjà leur em -
pire. La mère, à l'origine, reconnaît seule que certaines
obligations l'attachent à sa progéniture ; le père, sur-
tout chez les mammifères, reste encore çà et là vis-à-vis
d'eux à l'état de « nature », c'est-à-dire d'hostilité sans
merci ; il les mange si la mère ne peut les soustraire
à sa voracité. Cependant, dans d'autres embranche-
ments, le père joue le rôle d'une mère dévouée et n'a
point de souci plus cher que l'éducation des jeunes.
Chez les oiseaux seuls, le père et la mère préparent en-
860 CONCLUSION
semble le nid et élèvent ensemble leur progéniture,
également pénétrés des mêmes obligations. Ces obli-
gations en entraînent d'autres : l"" celle d'un travail
(Quelquefois très pénible (construction, incubation/ re-
cherche de la nourriture, conduite, etc.) ; 2" celle d*une
défense souvent très périlleuse. Tout le monde a assisté
à l'hésitation douloureuse d'une hirondelle ou d'une
autre femelle d*oiseau à qui l'on enlève ses petits, qui,
d'une part, craint pour elle-même et, d'autre part, se sent
obligée de les assister autant qu'elle le peut. Nous sa-
vons par ce qui précède' jusqu'où va le dévouement des
oiseaux pour leur progéniture. Le trait suivant, raconté
par Schombùrgk(BREHM. vol. I, p* 1 14), parle assez haut
par lui-même en faveur du dévouement maternel des
mammifères supérieurs. Il a cela de particulier qu'on
y voit les deux mobiles» égoïste et affectueux, en conflit,
et le premier vaincu finalement par le second, c J'ai
été témoin (c'est Schomburgk qui parle) d'un trait
touchant d'amour maternel dans une circonstance ana-
logue. J'allais regagner mon bateau, lorsque la voix
craintive d'un jeune singe abandonné par sa mère dans
sa fuite désordonnée se fit entendre sur un arbre au-
dessus de ma tète. Un de mes Indiens y grimpa. Dès
que le singe vit cette figure qui lui était étrangère, il
jeta les hauts cris, auxquels répondirent bientôt ceux
de sa mère qui revenait chercher son petit. Celui-ci
poussa alors un cri nouveau tout particulier qui trouva
un nouvel écho chez la mère. Un coup de feu blessa
celle-ci; elle prit immédiatement la fuite, mais les cris
de son petit la ramenèrent aussitôt. Un seA)nd coup
tiré sur elle, mais qui ne l'atteignit point, ne l'empêcha
PRINCIPES d'action CHEZ LES ANIMAUX S61
pas de sauter pénibiement sur la branche où se tenait
son petit qu'elle mit rapidement sur son dos. Elle allait
s'éloigner avec lui, lorsqu'un troisième coup de feu tiré
malgré ma défense l'atteignit mortellement. Elle serra
encore son nourrisson dans ses bras pendant les con-
vulsions de l'agonie et tomba sur le sol en essayant de
se sauver.)» Si l'éducation résume en quelque sorte
tous les devoirs des parents, l'obéissance et la con-
fiance sont les devoirs des jeunes. On voit chez les
chats, par exemple, des manquements à ces devoirs
sévèrement réprimés par les parents. Les corrections
paternelles ou maternelles ne sont pas rares non plus
chez les ours (l)et chez les singes. Par où il est évident
que les parents estiment que lesjeunes doivent se consi-
dérer comme obligés en quelque chose vis-à-vis d'eux.
Dans les peuplades, les devoirs des individus subor-
donnés sont analogues à ceux des. jeunes dans la fa-
mille, et ceux du chef analogues à ceux des parents : les
uns savent qu'il faut obéir, l'autre met tous ses soins
au gouvernement de la troupe. Mais tous ensemble sont
unis par les liens de la sympathie et du dévouement,
de la sympathie qui les oblige à un respect mutuel, du
dévouement qui les jette au devant de la mort, le chef
avant tous les autres, pour sauver la communauté. En
général, même les carnassiers, le plus souvent soli«
(1) «Ua jour les oursood se battaient (deux oureoDs de$ Pyréoées) ; la
mère impatientée leur douoa uu vigoureux coup de patte qui les sépara.
Si elle est mécontente d*eux, elle«grogne et les bat; quoiqu'elle soit
maintenant plus faible qu'eux, ils ne se défendent pas contre elle »
(Lburet et Gratiolet, vol. I, p. 433). Voir, dans l'ouvrage d*Anquetil
déjà cité, le récit d'une leçon de natation donnée par une femelle d'élé-
phant à son petit et les corrections que la résislauce de ce dernier lui
attirait ( Vol. II, p. 106).
862 CONCLUSION
taires, respectentleur image dans les individus de même
espèce qu'eux, en dehors du temps des amours, à une
condition toutefois, c'est qu'ils n'empiéteront pas sur
le territoire de chasse. Un grand nombre d'animaux
connaissent, en effet, la propriété et savent quelles
obligations son acquisitioa et sa défense leur imposent.
En général, les limites d'un territoire et les provisions
amassées sont respectées des individus voisins de la
même espèce, comme le nid lui-même. On se dérobe
bien çà et là des matériaux; on tente quelque incursion
sur les territoires occupés; mais la construction ache-
vée, le domaine défini, les forces et les convoitises se
font équilibre : chacun reste chez soi paisiblement,
respectant, en quelque sorte, le droit d'autrui.
Ainsi donc le respect, puis le dévouement récipro-
que des époux, la constance dans l'affection privilégiée,
l'éducation des petits, le travail, l'épargne, le courage;
l'obéissance chez le faible, la sollicitude chez le fort; le
sacrifice, enfin, chez tous, c'est-à-dire l'abnégation du
moi individuel pour le bien du moi collectif, telles sont
les ébauches de vertus auxquelles l'animal est appelé
par la vie sociale et qu'il pratique en effet sous l'empire
des sentiments qu'elle lui a inspirés, parfois à son insu.
Ces vertus lui accordent quelque dignité, mais elles ne
sont pas un vain ornement ; gardons-nous de voir en
elles autre chose que les conditions d'existence des
sociétés mêmes où elles se manifestent, et n'oublions
pas que si elles cessaient d'être exercées, les sociétés
et avec elles les races mêmes disparaîtraient du même
coup.
APPENDICE I
Pendant que le présent volume était sous presse, M. Carrau
a publié son excellente traduction de « la Philosophie de l'His-
toire en France et en Allemagne », par Robert Flint (Paris,
Grermer-Baillière,1878). Les deux volumes sont, pour la biblio-
graphie du sujet et l'analyse exacte des nombreuses théories
émises en France et en Allemagne sur la vie de l'humanité,
bien supérieurs à notre Introduction. Mais, comme M. Robert
Flint se place à un point de vue différent du nôtre et qu'il
n'a pu, d'ailleurs, que malaisément, encombré qu'il était des
détails sans nombre que comporte une étude aussi complète et
gêné par son mode d'exposition fragmentaire, montrer le déve-
loppement de la science sociale dans son ensemble et sa suite,
nous croyons que notre essai ne fait pas double emploi avec son
œuvre. En général, les informations si précises de M. Robert
Flint confirment nos indications sommaires; il est un point, ce«
pendant, où notre revue ofifre (nous le savions) une lacune re-»
grettable que le livre anglais nous eût permis de combler si nous
l'avions connu plus tôt. Je veux parler de la philosophie sociale de
Krause (1781-1832), disciple indépendant de Schelling. 11 faut
croire que cette philosophie sociale n'a pas joué un rôle aussi
important que le pense M. Flint, puisque Schœfïle n'en parle
pas dans son Introduction : l'obscurité de la langue où cette
philosophie est exposée, obscurité telle, que les Allemands les
plus instruits ont déclaré ne pas la comprendre mieux que le
S64 APPENDICE 1
sanscrit ou l'arabe, a certainement contribué à retarder sa dif-
fusion. Mais elle se répand de plus en plus de nos jours, propa-
gée par des disciples éminents de Krause, comme Ahrens, pro-
fesseur de philosophie et de science politique à Leipzig, qui
fit jadis un cours à Paris (1836-38), le baron Leonhardi, pro-
fesseur à Prague, et les élèves que Julio Sans del Rio a laissés
dans rUniversité de Madrid où il Ta enseignée pendant près de
vingt ans (destitué en 1868). Krause prétend construire la phi-
losophie de l'histoire à priori, comme Schelling et Hegel ; et il
dérive sa théorie de l'organisme social d'une métaphysique
nébuleuse quoique puissante, d'un caractère monistique pro-
noncé. Mais, tandis que les prétendus récits de notre Rousseau
sur l'origine de la civilisation sont des conceptions tout à foit
arbitraires, il arrive, au contraire, comme nous l'avons déjà vu
pour Hegel , que les prétendues constructions a priori de
Krause sont souvent des inductions très heureuses, tirées de
vues historiques sommaires. Le monde reproduit à sa &çon la
vie divine et il est organisé dans toutes ses parties comme dans
son ensemble. Les sociétés sont des n totalités organiques b,
c'est-à-dire des êtres vivants. Nous empruntons ici deux pas-
sages de M. Robert Flint. Ils suffiront pour montrer ce qu'il y
avait de vague et de chimérique dans les idées du philosophe
allemand, malgré le principe vrai qui en faisait le fond.
t Krause nous montre l'humanité remplissant de sa vie tout
l'espace et toute la durée (?) ; elle est composée d'une infinité
d'âmes individuelles, dont le nombre ne peut être ni augmenté
ni diminué et dont chacune doit atteindre sa destinée ration-
nelle; à chaque moment elle réalise parfaitement sa nature,
mais seulement de la manière qui est appropriée à ce moment;
elle est une vaste société, dont l'humanité terrestre tout entière
n'est qu'un membre, vivant actuellement dans une relation
qu'elle ignore avec des sociétés supérieures (?) . Chaque individu
a pour mission de réaliser à sa façon l'idée totale de l'homme ;
chacun est en soi une fin; tous sont essentiellement égaux.
APPENDICE 1 165
Néanmoins, Tindividu ne peut entrer en possession de son
véritable moi et remplir sa destinée que par l'association et le
commerce avec ses semblables. — D'autre part, la société en-
tière du genre humain doit être considérée comme un seul
grand individu, et chaque société plus restreinte comme un
individu moindre. La fin de ces sociétés, personnes morales
collectives, c'est de développer, de cultiver tous les éléments de
la nature humaine et de réaliser toutes les aspirations de la vie
humaine avec ordre et harmonie. L'humanité de l'univers et,
par suite, l'humanité terrestre doivent devenir de plus en plus
organisées et prendre une conscience de plus en plus claire de
leur unité sociale. Toutes les nations du globe uniront par être
reliées entre elles par les liens étroits de l'association et de la
fédération.
c Notre auteur passe ensuite à l'analyse et à la description
de l'organisme interne de la société. Une société est ccmposée
de sociétés plus restreintes; une association, d'associations. Il y
a deux principales sortes d'associations; celles dont les fins
sont générales et celles dont les fins sont spéciales, et, comme
ces dernières peuvent se diviser en deux classes, on peut dire
qu'il y a trois séries d'associations. La famille, la communauté
des amis, le groupe formé par les habitants d'une même contrée,
la race elle-même appartiennent à la première série, et leur
fin n'est rien moins que d'aider l'individu à réaliser la destinée
de son être. Il y a ainsi de nombreuses sphères, de plus en
plus générales et compréhensives, et telles que les individus
qu'elles enferment leur appartiennent, pour ainsi dire, par
toutes les facultés de leur être et que leur coopération n'a pas
seulement pour objet quelque fin spéciale et déterminée, mais
toutes les fins supérieures *de la vie. Il y a une autre classe
d'associations ; ce sont celles qui existent expressément pour
accomplir certaines œuvres imposées à l'humanité : par exem-
ple, l'éducation, la science, l'art. Enfin, il y a ou il devrait y
avoir une troisième classe d'associations, correspondant à toutes
36
866 APPENDICE 1
les phases essentielles de la vie humaine, à toutes les fins dis-
tinctes de notre nature : la justice, la moralité, la beauté et la
religion. Ces trois sériés d'associations ne sont pas simplement
juxtaposées dans le monde, qui présenterait ainsi le spectacle
d'une confusion inextricable; les associations de la première
série sont unies les unes aux autres comme formant des degrés
successiGs dans l'évolution de l'humanité collective, mais, de
plus, elles comprennent les associations des autres séries, et
toutes sont unies et coordonnées par leur relation avec l'homme
et avec la fin suprême de l'humanité, de telle sorte que le dé-
veloppement harmonieux de la vie est assuré. Krause termine
cette partie de son ouvrage par une exposition de ses idées sur
deux grandes associations qui ont respectivement pour objet de
réaliser la justice et la religion : c'est l'Etat et l'Eglise (Recht-
bund et Gottinnigkeitbund...) (p. 236).
« Krause a vu qu'il y avait la liaison la plus étroite entre la vie
et l'histoire, entre la science de l'une et celle de l'autre. Il a vu,
il a proclamé expressément et à plusieurs reprises que la théo*
rie de l'histoire doit, pour une grande part, être comprise dans
une théorie générale de la vie, que la philosophie de l'histoire
doit être édifiée sur la large base de la biologie universelle
(allgemeine Biotik). Il était réservé à un philosophe contem-
porain de populariser cette idée ; mais il ne l'a pas embrassée
d'une manière plus compréhensive et plus énergique et il n'en
a pas mieux senti toute l'importance. Krause a vu aussi claire-
ment et il a répété avec autant de force que M. Spencer que le
progrès de la vie et le^progrès de la société sont des processus
parallèles et même identiques et que les pages de l'histoire
doivent rester en grande partie indéchiffrables et inexplicables,
tant qu'on n'en a pas trouvé la clef dans la nature et les lois de
la vie. Selon moi, M. Spencer n'a fait entrer dans l'idée de la
vie rien qui en ait été exclu par Krause. Celui-ci, on n'en sau-
rait douter, a compris parmi les lois générales de la vie, que
présuppose, à l'en croire, une philosophie de l'histoire, les véri-
/
At^PENDIGB I 867
tés sur lesquelles M. Spencer a le plus insisté : par exemple,
que le développement de toute vie implique une série de chan-
gements successifs et une pluralité de changements simultanés ;
— que ce développement va, d*un côté, par un processus de
division et de différenciation, de la simplicité à la complexité
et| d*un autre côté, par un processus de combinaison ou d'inté-
gration, de l'indétermination à la détermination; qu*il y a, enfin,
une corrélation qui s'établit continuellement entre les états
internes ou facultés de l'être vivant et son milieu. Il est vrai
que Krause a mêlé confusément ces vérités avec d'autres et
aussi avec des erreurs et de pures fantaisies, et à peine peut-
on dire qu'il en ait donné une preuve digne de ce nom ; tandis
que M. Spencer les a distinguées et définies avec précision; il
les a vérifiées et démontrées par des exemples avec une mer-
veilleuse abondance de connaissances scientifiques » (p. 248).
Malgré ces éloges donnés à la tendance générale de Krause
et de Spencer, H. Flint repousse toute assimilation entre l'or-
ganisme et la société (1), et sa philosophie est plutôt nominaliste
que réaliste & l'endroit de la conscience* sociale.
(t) A ce sajet on consaltera avec intérêt le Programme de Sociologie ou
cT Histoire naturelle des Sociétés, publié , eu 1872, par M.. Gaétan Dela^-
nay (Paris, Hurlau, galerlea de l'Odéon ; 32 pages). L'idée que a la Socio-
logie n'est que la Biologie des sociétés » y est exposée sommairement dans
ses conséquences principales avec une grande rigneur de déduction : Fau-
teur a, lui aussi, devancé la Sociologie de Spencer; mais les discussions
et les preuves ne pouvaient trouver place dans son esquisse. M. Gaétan
Delaunay appartenait au groupe où s'est formée la Société de Sociologie,
sous la présidence de II. Littré (voir, dans la Revue positive, le Program-
me de Sociologie présenté à celte société par son président).
APPENDICE IP'>
THÉORIE DES INDIVIDUALITÉS
A) Individtialitéi morphologiques.
§ tiS.
Par le mot indimdu^ on a désigné d'abord l'unité organique
à laquelle parvient une espèce animale ou végétale au plus
haut degré de son développement. En créant ce mot, on avait
surtout en vue les animaux supérieurs et l'homme; de là l'ex-
pression individuum^ indivisible. Mais dès qu'on veut étendre
cette désignation à l'ensemble du monde organique, il faut
écarter aussitôt l'idée de l'indivisibilité de l'individu. La repro-
duction par scissiparité, si habituelle chez les organismes uni-
cellulaires et existant aussi chez les Cœlentérés, Echinodermes,
Vers, puis ce fait que nombre d'animaux peuvent impunément,
durant toute leur existence, subir des divisions nombreuses,
enfin, les expériences de transplantation qui réussissent, même
chez les animaux les plus élevés (transport d'un os d'un animal
dans le corps d'un autre, etc)., voilà autant de motifs qui néces-
sitent un changement dans l'idée de l'individualité.
(i) Les pages qui suivent soDt extraites du Manuel de loologie de
II. Jœger, qui a biea voulu nous autoriser à les publier. Noos noos
félicitons de pouvoir donuer ici la traduction ((n'en a faite un natu-
raliste éminent, M. Giard, professeur à la Faculté des sciences de Lille.
APPENDICE II 569
Les progrès de la morphologie ont montré d'une façon non
douteuse que la forme finale à laquelle arrive une espèce
animale ou végétale après avoir parcouru les diverses phases
de son développement est d'une valeur mof phologique très
inégale. Si, par exemple, nous appelons individu^ au sens
morphologique, la forme finale des animaux supérieurs, nous
devons appeler cette forme finale une réunion d'individus, une
société chez un grand nombre de Cœlentérés et de Protentérés.
Cette absence de correspondance morphologique entre les
formes finales des animaux et des végétaux nous force à créer
une désignation morphologique d'ordre plus élevé, embrassant
à la fois toutes les formes terminales, individus ou réunions
dlndividus. Hœckel a créé le mot Bien (forme de vie).
Si nous voulons pousser plus loin cet essai de classification,
Tunité de la nature organique nous oppose des difficultés qui
sont réellement insurmontables, constatation qui, pour le natu-
raliste penseur, n'a rien d'afQigeant, car l'unité de la nature
est chose plus importante que la systématique. Zoologistes et
botanistes^ les uns après les autres^ se sont efforcés avec plus
ou moins de succès à jeter quelque lumière sur cette classifi-
cation. La tentative la plus récente, celle de Hseckel, a fort
étendu nos connaissances. Je ne puis, toutefois, l'accepter que
partiellement. D'un autre côté, la nature même de cet ouvrage,
qui n'est qu'un Manuel, me contraint de donner simplement
ma manière de voir, sans discuter et rectifier les opinions de
Hœckel : le désaccord est d'ailleurs fort peu considérable.
La difficulté consiste en ceci : les formes de vie ne pré-
sentent pas seulement les composés que nous appelons réunion
d'individus, mais bien tous les autres composés possibles (de
cellules, de tissus, etc.). Nous devons donc d'abord établir
comment les individus composés se distinguent des individus
réunis.
On devrait réserver l'expression réunion d'individus :
1<> Pour les réunions qui se forment parla loi de ramification
870 APPENDICE 11
et chez lesquelles les parties constituantes prennent un égal
degré d'organMatioriy ont la môme valeur morphologique.
Cette remarque permet de les distinguer suffisanunent des
animaux composés d'organes nés par bourgeonnement, car,
chez ces derniers, le corps présente un degré d'organisation
bien supérieur à celui de l'organe. Toutefois, nous ne devons
pas cacher que les différences d'organisation peuvent parcourir
tous les degrés possibles, de sorte qu'il doit exister des cas
douteux où il est impossible de distinguer si l'on a affaire à
un individu composé d'organes ou à une colonie d'individus
formée d'un tronc et d'individus secondaires;
2« Pour les réunions linéaires d'unités organiques chez
lesquelles les parties constituantes ont encore le même degré
d'organisation et où, de plus, se présente une circonstance
qui démontre la nature calicule : cette circonstance est que la
réunion est temporaire et qu'il se produit facilement une sépa-
ration des parties constitutives. Naturellement^ ici encorCi il se
présente des tas douteux où l'on se demande si l'on a sous les
yeux une chaîne d'individus ou un individu composé de méta-
mères. Mais l'existence de ces cas difficiles résulte de l'unité
de la nature organique.
Nous pouvons opposer à ces réunions d'individus l'individu
isolé morphologique, pour lequel je conserve l'expression
individuurny et cela, qu'il fasse partie d'une suite d'individus
ou reste indépendant. Voici sa caractéristique : Toutes les parties
essentielles qui le composent sont disposées d*une façon con-
centrique. Les parties qui ne sont pas dans ce cas ont un degré
inégal d'organisation. Ce degré peut varier dans de larges
limites, et, comme il s^élève en comprenant des unités mor-
phologiques de plus en plus élevées, nous devons ajouter
quelques mots pour rattacher cette notion de l'individu mor-
phologique aux diverses unités morphologiques que nous avons
étudiées pré cédemment.
Un individu peut être ;
APPENDICE II 571
l*Un eytode (p. e. Rhizopodes). Beaucoup de rhizopodes
sont des réunions d'individus;
2* Une cellule; tous les organismes dits unicellulaires
(Unicellulata, p. e. les Amibes);
3** Un complexe de cellules, et ici commence une diversité
étonnante suivant le nombre, Tordre, le mode d'union des cel-
lules ; cette diversité est surtout très grande chez les végétaux.
Chez les am'maux, il sufOt d'opposer les complexes de cellules
mal définis (considérés comme réunions d'individus) aux com-
plexes de cellules disposées en couches, lesquels s'élèvent au
rang d'individus;
4* Une nouvelle complication nous amène aux réunions de
complexes de cellules stratifiées : ces réunions peuvent encore
se faire de telle façon que l'ensemble mérite le nom de réunion
d'individus ou constitue un individu unique. Dans ce dernier
cas, nous appelons chaque complexe isolé un segment, Hœckel
emploie le mot personne pour désigner les deux sortes de
réunions de complexes cellulaires, n désigne sous le nom de
personnes frutescentes les complexes réunions d'individus
pour les distinguer des personnes proprement dites, qui ont
la valeur d'individus. Je ne puis accepter ces désignations, car
le mot personne me paraît mieux s'appliquer seulement aux
réunions ayant le caractère d'individus, c'est-à-dire aux
animaux dont le corps est stratifié et segmenté.
Ces distinctions bien établies, nous pouvons étudier main-
tenant les différentes formes de réunions d'individus.
§«4.
Les réunions d'individus, ordinairement appelées aussi
cormus d'individus, se forment par les procédés génétiques
suivants :
!• Par bourgeonnement latéral (cormus de bourgeon-
1
572 APPENDICE II
nement), c'est-à-dire par le môme processus qui donne nais-
sance à une partie des organes. Cela explique pourquoi, en
certains cas, il est impossible de trouver une différence entre
un organe et une individualité d'un cormus. Les connus formés
par bourgeonnement latéral présentent un individu primaire
et des individus secondaires. L'individu primaire constitue ce
qu'on appelle axe principal du cormus, les individus secon-
daires produiseutjes axes supplémentaires et les rameaux^
Par suite d'un bourgeonnement latéral répété, il y a des
rameaux de 1*% 2«, 3° ordre, etc. Dans ce cas, il faut encore
donner un nom spécial aux rameaux de dernier ordre, et les
appeler individus terminaux. Si toutes ces individualités ter-
minales sont de même forme, le cormus est dit monomorphe;
si, au contraire, elles sont de forme différente, le cormus est
dit alors polymorphe.
Ce polymorphisme peut se manifester des trois différentes
façons :
a) Par une différence d'élévation dans l'organisation des
individualités terminales : par exemple, chez les unes la cavité
digestive s'ouvre à l'extérieur par une bouche apicale; ches
les autres cela n'existe pas. Ou bien encore un individu peut
présenter un organe qui manque à d'autres individus de la
même espèce.
h) Par une simple diQérence de forme : un individu est cylin-
drique, un autre foliacé.
c) La différence la plus frappante se produit quand une partie
des individualités terminales forme un complexe, les autres de-
meurant simples. L'exemple le plus connu nous est fourni par
les plantes phanérogames, chez lesquelles l'individualité termi-
nale, la feuille, forme par agrégation une individualité com-
posée d'ordre plus élevé, la fleur. Deux groupes d'animaux
nous présentent aussi ce même processus.
d) Les hydrozoaires où, chez beaucoup d'espèces, plusieurs
individualités terminales (généralement quatre ou huit) dispo-
APPENDICE II 573
sées en cercle, se soudent^ par leurs bords, pour former un
perigonium. Un individu situé au centre demeure libre et joue,
morphologiquement etphysiologiquement, le même rôle que le
pistil et Tovaire dans un végétal. Cette forme composée d'indi-
vidualités terminales, ce cercle d'individus mérite aussi, mais
chez les animaux, le nom de fleur.
Cette fleur animale présente les mêmes distinctions que les
fleurs végétales ; notamment, il existe des fleurs sexuées et des
fleurs asexuées. Ces dernières se composent uniquement d'un
périgone, Tindividualité sexuée centrale fait défaut. Elles se
trouvent, là où on les rencontre surtout (chez beaucoup de
Siphonophores, par exemple), auprès des fleurs fertiles sur un
seul et même cormus, et on les a d'abord désignées, en raison
de leur fonction, sous le nom de cloche natatoire. Parmi les
fleurs animales sexuées, nous en trouvons (fui ont le périgone
très développé, d'autres qui ont le périgone très réduit et même
manquant complètement. Chez ces dernières, l'individu sexué
central reste aussi généralement peu développé (sans cavité
digestive et sans bouche). Les premières, à périgone très déve-
loppé, montrent, au contraire, la disposition suivante qui ne se
voit pas chez les plantes. L'individu sexué possède une bouche
apicale et présente ainsi une organisation supérieure à celle
des individus du périgone. Puis, la fleur se détache du cormus,
et, comme elle peut se nourrir, elle prend un accroissement et
une vie indépendants; elle devient un Mon. Ces fleurs ani-
males autonomes ont été reconnues bien longtemps avant qu'on
pût comprendre leur formation ; on les regardait comme une
des manifestations de la génération alternante. Nous verrons,
dans la partie embryogénique de ce livre, qu'il faut modifier
l'ancienne manière de voir : nous ferons seulement remarquer ici
qu'avant de connaître la vraie théorie de ces fleurs indépen-
dantes on leur a donné le nom de Méduses; maintenant on doit
les appeler fruits de médusaires, et j'ai proposé pour le
processus qui leur donne naissance le nom d'anthogénèse.
574 APPENDICE 11
L'anthogénèse me parait encore exister chez d'autres ani-
maux pour lesquels on recourait jusqu'ici à des explications
d'une tout autre nature. Je veux parler des Echinodermes,
dont la forme sexuée finale bourgeonne sur une lanre. Cette
larve porte tous les caractères d'un protentéré et se comporte,
par rapport à TEchinoderme qui bourgeonne sur elle» absolu-
ment comme les cormus d'Hydraires par rapport aux Méduses,
avec cette différence que la larve d'Echinoderme n'est pas un
cormus, mais un individu, puisque cette larve ne produit
qu'une seule fleur (il y a peut-être exception pour quelques
Stellérides). Enfin, en règle générale, après la formation de
l'Echinoderme, la larve périt, même avant que celui-ci soit
détaché, parce que l'Echinodcrme, dont le bourgeonnement
forme le perigastrium, traverse la couche cutanée de la larve
et, de plus, s'approprie Testomac de cette dernière, lui enlevant
ainsi toute possibilité de continuer son existence. Ce fait seul
que, chez quelques Etoiles de mer, la larve continue à vivre
après la séparation de l'Echinoderme prouve déjà que Ton est
autorisé à établir une comparaison entre la formation de ces
animaux et la fructification des Médusaires. Cette comparaison
est encore justifiée par l'accord qui existe dans la constitution
morphologique de la Méduse et de TEchinoderme. Tous deux
sont des cercles d'individus ; seulement, chez les Echinodermes,
il n'y a pas d'individu central, mais seulement un périgone
formé d'individus tous sexués. Toutefois, cette différence elle-
même s'amoindrit, si l'on considère les Ophiures et les Cri-
noîdes, chez lesquels il y a une opposition si marquée entre le
disque central et les bras périphériques, opposition qui, au
point de vue de la sexualité, est aussi marquée que chez les
Méduses ; car, ou bien l'individualité centrale est sexuée et le
périgone asexué (Ophiures, la plupart des Méduses), ou bien le
contraire a Heu (Crinoides). On ne peut objecter non plus qu'il
y ades Echinodermesqui sortent directement de l'œuf sanspasser
par les formes larvaires intermédiaires, car le même fait parait
APPENDICE 11 578
aussi observé chez quelques Méduses. C^est un fait qui s'ex-
plique de la manière suivante : à l'une des deux extrémités de
la série, il y a des hions chez lesquels le connus (ou, pour
parler plus spécialement, la larve) prédomine de beaucoup
sur la fleur. Cette dernière reste sans périgone. A partir de là,
commence une prépondérance croissante de la fleur sur le cor-
mus ou la larve, jusqu'à ce que cette dernière ne joue plus que
le rôle d'un embryon très éphémère et devienne si complète-
ment éliminée 4e l'évolution individuelle qu'il ne nous est peut-
être plus possible d'en saisir la trace.
Quoi qu'il en soit, cette façon de comprendre TEchinoderme
se recommande encore par ce fait que l'accord morphologique
entre les Echinodermes et les Méduses, qui a depuis si long-
temps reçu son expression en systématique, peut être ramené
à une cause morphologique commune, Tanthogénèse, et que,
par là, un besoin scientifique se trouve satisfait. La différence
essentielle qui persiste encore entre les deux groupes consiste
en ce que chez les Méduses cormus et fleurs sont cœlentérés,
tandis que chez les Echinodermes la larve et le fruit sont
pourvus d'un tube digestif : de plus, les individualités d'une
Méduse ne sont pas composées de métamères et ont, par con-
séquent, la valeur d'un segment; celles des Echinodermes sont
articulées et ont la valeur d'une personne.
§ «15.
2* Il peut encore y avoir une formation de cormus par divi-
sion transversale incomplète (Ck>rmus en chaîne), c'est-à-dire
par le même processus qui produit les métamères ; il en résulte
que dans certains cas il est difficile de distinguer si l'on a
affaire à un métamère ou à une individualité d'un cormus.
C'est ce qui arrive, par exemple, chez les Vers rubanés-.Cequi
fait que dans ce cas on doit se prononcer pour une chaîne
876 APPENDICE 11
d'individus, c'est d'abord que ces animaux sont en tout et en
partie constitués de la môme façon; ensuite, lorsqu'ils se sé-
parent sous forme de proglottis, ces anneaux mènent encore
quelque temps l'existence indépendante de véritables hion$ :
enGn, il y a une certaine opposition entre les animaux et l'in-
dividualité primaire, la tète, qui est le point de départ de la for-
mation de la chaîne et le point où cette chaîne s'accroît. Des
cormus en chaîne bien évidents et même des cormus de per-
sonnes nous sont fournis par beaucoup de vers, chez lesquels
il se produit un accroissement intercalaire suivi d'une séparation
de la chaîne de segments d'une seule personne en deux par-
ties : l'une, antérieure, se complète par la formation de seg-
menta terminaux; l'autre, postérieure, par la formation de
segments céphaliques. Les deux personnes sont alors unies
de telle façon que la tète de l'une est soudée à l'anus de l'autre.
Souvent, on compte 3, 4 et jusqu'à 5 personnes unies de cette
façon. Toutefois, les cormus formés de cette façon ne sont pas
durables et les personnes qui les composent sont destinées à se
séparer complètement plus tard.
Il en est de même des chaînes d'individus qui représentent
un état passager de révolution des Méduses acraspèdes (celles
dont les yeux sont cachés dans une cavité de Tombrelle). Le
premier individu fixé au sol, polypiforme, montre une forma-
tion progressive de métamères allant du pôle oral jusqu'au pôle
aboral et résultant de ce que le périsome se couvre de créne-
lures en forme d'anneaux. Les métamères situés entre les cré-
nelures prennent, par rapport aux enfoncements qui les sépa-
rent, une section si considérable qu^ils forment une chaîne de
disques frangés dont les points médians ne sont plus unis entre
eux que par un pont très mince de substance. Enfin, les méta-
mères se détachent les uns après les autres et deviennent des
hions sexuéSy des Méduses. On a appelé sirobUisation ce pro-
cessus de formation des hions.
Il faut remarquer ici que ce qu'on appelle les chaînes des
APPENDICE II 877
Salpa ne sont pas des cormus en chaîne y formés ps^r division
transversale; elles sont produites par bourgeonnement latéral
sur un ovaire qui doit être considéré comme un organe deTin-
dividualité maternelle : ou bien cet ovaire, chargé d'individua-
lités secondaires, demeure uni à l'individu mère pour former
un môme cormus (doliolum)^ ou bien il se détache et la chaîne
est formée de cet organe formateur des germes et des indi-
vidus secondaires.
§ tl6.
3** Enfin, il peut y avoir formation de cormus par division
longitudinale incomplète^ c'est-à-dire par le même processus
qui donne naissance aux paramères. Une confusion avec les
paramëres n'est cependant pas possible: en effet, la scission se
fait toujours en deux parties (dans la formation de paramères,
il y a toujours, au contraire, plusieurs plans sécants qui se
croisent) ; de plus, les deux individualités reposent sur une
partie basilaire commune. Nous appellerons bifurcation la
forme de division longitudinale incomplète qui se présente
quand les individus sont réunis par la partie basilaire seule-
ment. Il y a fasciation dans le cas où les deux individualités
demeurent unies par toute leur partie latérale (Madrépores).
Entre ces deux formes, il y a tous les passages. La fasciation
produit les cormus en éventail ou, quand elle a lieu dans plu-
rieurs directions, les cormus hémisphériques. La bifurcation
produit les cormus arborescents, qui se distinguent des cormus
de même genre produits par bourgeonnement latéral en ce
qu'ils n'offrent pas la distinction entre individualités primaires,
secondaires et terminales.
578 APPENDICE H
B) Thiforie des individwdUés biologiques.
§Î17.
Celles-ci se composent d'individualités morphologiques (bions)
et se distinguent de ces dernières en ce que leur association
n'est pas morphologique, mais biologique. Toutefois, aucune
limite bien nette ne les sépare des individualités morphologi-
ques, comme on le verra plus tard. Les processus génétiquesqui
les produisent sont désignés sousie nom de reproduction et se-
ront étudiés dans la partie de ce livre qui traite de la propa-
gation des animaux.
§ii8.
L'individualité biologique primaire estla|>atre. On l'observe
seulement chez les animaux à sexes séparés; chez les animaux
bisexués, cette individualité biologique se confi>nd avec l'indivi-
dualité morphologique (le bien). La même chose a lieu pour
les cormus et les chaînes d'individus chez lesquels le connus
est bisexuel : mais l'identité cesse pour le cas où les cormus
ont des sexes séparés.
Au point de vue biologique, nous distinguons :
1* d'après la durée :
a) La paire temporaire : c'est le cas où les deux individus
sexués n'ont de rapports ensemble que pendant le temps de
l'accouplement ; encore ces rapports ont-ils uniquement
pour objet la conservation de l'espèce et nullement celle de
rindividu.
h) La paire copulée : les deux individus demeurent unis
pour toute la durée de l'existence, et le but de leur réunion est
le plus souvent non seulement de conserver l'espèce, mais de
protéger l'individu.
APPENDICE 11 579
2* D'après le nombre des individus qui se réunissent :
a) La paire monogame, composée d'une seule femelle et
d'un mâle.
h) Lbl paire polygame : l'un des sexes est représenté par
plusieurs individus. Le cas le plus fréquent est celui de plu-
sieurs femelles accouplées à un mâle ; il y a alors une copula-
tion prolongée, comme, par exemple, chez les poules. Dans le
cas contraire, où le nombre des mâles surpasse celui des fe-
melles (beaucoup de poissons et d'amphibies), la réunion est le
plus souvent temporaire et a pour but l'accouplement (les amas
de grenouilles à l'époque des amours).
3<* Au point de vue morphologique, nous distinguons :
a) La paire homomorphey dans laquelle les deux sexes dif-
fèrent seulement par l'appareil générateur, c'est-à-dire parles
caractères sexuels primaires.
b) La paire allomorphe^ dans laquelle les deux sexes diffè-
rent en outre par d'autres signes distinctifs (caractères sexuels
secondaires). Ces derniers sont de nature très variée et se rap-
portent à des différences dans la forme, la couleur, la présence
d'organes spéciaux (crêtes, éperons, bois des cerfs), ou dans la
structure différente de certains organes, des différences de
grandeur,^ etméme dans l^s cas extrêmes des différences dans
le degré d'organisation. L'un des sexes peut être dégradé, sou-
vent même dans une large mesure. Une différence plus grande
encore à deux points de vue peut se produire dans la paire
allomorphe :
a) L'un des sexes, et il semble que ce soit uniquement le
sexe femelle, peut être représenté par deux ou même trois for*
mes différentes dont souvent l'une (la plus rare des deux) se
distingue du mâle par des caractères sexuels secondaires. Ce
cas, qui a été observé jusqu'ici particulièrement chez les papil-
lons, a reçu le nom de Polymorphisme ou Dimorphisme des
sexes. ^
P) Un cas analogue s'observe quand aux deux sexes qui
S80 APPENDICE II
entrent en rapport pour l'accouplement se joint une troisième
forme neutre ou nourrice, qui est Tancètre de la paire. La
nourrice produit, en effet, sans accouplement, et cela souvent
après plusieurs générations de nourrices, une paire à sexes
séparés (pucerons, daphnies). L'individualité biologique peut
même devenir encore plus compliquée lorsque deux formes de
nourrices se présentent : une primaire (grand'nourrice) et une
nourrice secondaire, comme chez les Trématodes. On a même
observé des cas où il y a trois sortes de nourrices.
L'individualité biologique secondaire est la famille. Elle se
compose d'une réunion de btonA qui ont entre eux des rapports
génétiques, les uns étant les parents, les autres la progéniture.
Nous distinguons :
i? La familU acéphale (sans chef;» dans laquelle tous les in-
dividus sont entre eux dans le rapport de coordination : c'est ce
que nous appelons une troupe. C'est un mode d'association ex-
traordinairement commun chez les animaux inférieurs et même
chez ceux qui sont beaucoup plus élevés (corneilles, oiseaux
aquatiques), ou comme ces énormes bandes d'animaux marins
(crabes, mollusques, polycistines), auxquelles, à cause de leur
étendue de plusieurs milles, on a souvent donné le nom de banc
d'animaux (bancs d'huîtres, de coraux ; la mer Jaune, en Chine»
doit sa couleur aux Polycistines). Tantôt ces bancs sont formés
d'une seule espèce, tantôt de plusieurs espèces. Ces derniers
doivent s'appeler des troupes agrégées. Il faut remarquer que
les troupes de beaucoup d'insectes (cantharides, criquets) ne
sont pas formées par plusieurs générations ; les individus ont
bien une origine commune, mais ils sont tous du même âge.
2" La famille céphalée (horde, peuple, meute, compagnie),
qù il y a à la tète de la société un chef de bande (animal
conducteur) vis-à-vis duquel tous les autres sont en rapport
APPENDICE il 881
de subordination ; ce chef de bande est presque toujours un
mâle (patriarchie), plus rarement (par exemple, chez les oies)
une femelle (matriarchie). Chez les familles céphalées qui se
forment seulement pour la durée d'une génération et qui se
composent seulement des parents et de leurs enfants
(perdrix), le chef de bande est Tun des deux parents. Chez
les familles céphalées et de plus longue durée (grues, oies sau-
vages, éléphants, etc.), qui comprennent plusieurs générations,
le chef de bande est choisi en partie à l'ancienneté, en partie
aussi d'après les dispositions dont il a fait preuve pour la
conduite de la troupe.
L'individualité biologique tertiaire qui se forme à l'aide
de l'individualité secondaire de famille est VEtat. Son carac-
tère essentiel est la division du travail dans le sein de la société,
ce qui entraîne souvent aussi une différence morphologique.
Chaque spécialité de travail porte le nom de métier. Cette
espèce d'individualité biologique se rencontre seulement chez
certains insectes (termites, fourmis, abeilles) et chez l'homme.
Deux cas sont à distinguer très-nettement dans la formation
des Etats :
a) L'Etat se forme à la suite de l'accroissement numérique
de la famille par la reproduction : c'est ce que nous appe-
lons des Etats de génération, La forme la plus inférieure de
ces Etats est l'Etat sexuel; la forme la plus élevée et qui se
rencontre seulement chez l'homme est l'Etat national.
b) L'Etat peut aussi se former par le concours en un même
lieu d'individus qui n'ont entre eux aucun rapport de proche
parenté et qui présentent des différences plus ou moins consi-
dérables. Cette sorte d'Etat se rencontre seulement parmi les
hommes et porte le nom d*Etat international ou d'agrégation
(Amérique, Suisse).
37
581 APPBIfDICB II
Les Etats par génération sont les plus naturels» puisque le
principe régulateur de toute organisation, la subordination, y
existe déjà par la présence d*ancétres de divers degrés. Les
Etats agrégés ont beaucoup plus de peine à acquérir une
organisation, parce que leurs parties constituantes sont, au
début, simplement coordonnées et que le principe d'ancienneté
y est tout-à-fait sans action. En se développant, les Etats par
agrégation présentent les stades suivants :
a) VEtat bilatéral ou départis (Amérique), puissance à l'ex-
térieur, lutte à l'intérieur, situation anxieuse pour l'individu.
b) VOligarchiey souveraineté seigneuriale exercée d'abord
par une aristocratie d'argent qui, par l'hérédité, se trans-
forme en aristocratie de naissance que nous nommons Patri-
ciat (républiques classiques, Suisse). Si un pareil Etat ne périt
pas prématurément, il atteint le stade de tyrannie pour suivre
ensuite le chemin de toute chair.
âtti.
En opposition au précédent et bien plus élevé se trouve
Y Etat de génération formé de familles céphalées et dont tous
les membres sont unis par les liens de parenté sanguine.
Nous rencontrons déjà cette forme d'Etat chez les animaux,
et nous pouvons partager de la manière suivante les stades
d'évolution qu'elle présente :
1^ VEtat sexuel, qui comprend deux métiers : le métier de
reproducteurs (individus sexués) et le métier de travailleurs
(individus asexués). Le premier métier assure la conservation
de Tespèce, le second celle de l'individu. Cet Etat présente les
variétés suivantes : a) Le métier reproducteur est la partie pri-
maire dominante de l'Etat : les travailleurs sont dans un rapport
de dépendance (beaucoup de fourmis, bourdons, etc.). Cet Etat
passe rapidement à un autre opposé. — b) Les travailleurs
APPENDICE II B83
arrivent matérieUement à la dominationi mais Beulement dans
le même sens qu'on dit qu'un maître devient l'esclave de ses
domestiques.
D'autres différences proviennent : a) Des divers rapports
relatifs des sexes à l'intérieur de la Société : ou bien il n'y a
qu'une seule femelle et beaucoup de mâles (matriarchie),
(abeilles, guêpes, frelons) — ou bien les deux sexes sont en
grand nombre. — h) D'une plus grande différenciation dans le
métier de travailleur qui peut se diviser en métier de défeti^
seur et en métier de nourricier. Cette forme, que nous
nommons Etat militaire^ se rencontre, en dehors des sociétés
humaines, chez les Fourmis et les Termites.
2» L'Etat à esclaves est une forme secondaire plus élevée
de l'Etat de génération et une conséquence de l'Etat militaire,
lequel, par voie de pillage, s'incorpore un certain nombre d'in-
dividus qui n'ont avec lui aucun lien de consanguinité pro-
chaine et qui, néanmoins, ne sont pas, comme dans les Etats
agrégés, dans un rapport de simple coordination et par suite
capables d'entraver l'organisation, mais dans un rapport d'or-
dination (maîtres et esclaves). Cette forme d'Etat se rencontre,
hors des sociétés humaines, chez plusieurs fourmis. On connaît
particulièrement les Etats esclavagistes de la Formica rufescens
et de la Formica sanguinea. Au début, il y a parmi les maîtres
une opposition entre ceux qui sont sexués et ceux qui ne le
sont pas, mais ces derniers disparaissent et l'opposition précé-
dente fait place à une autre : les maîtres sont tous sexués, et il
peut arriver, comme dans l'Etat sexuel, que les maîtres soient
dans une certaine dépendance par rapport à leurs esclaves (l'an-
cienne Rome et les Etats esclavagistes de plusieurs fourmis).
3^ VEtat de propriété est une suite immédiate du pré-
cédent. Tandis que l'esclavagisme est une incorporation d'indi-
vidus qui peuvent encore avoir avec leurs maîtres des rapports
sexuels, la propriété est l'adjonction d'espèces animales, avec
lesquelles de semblables rapports ne sont plus possibles (for-
584 APPENDICE II
mation d'animaux domestiques, d'où les Etats de pasteun^
ou, s'il s'agit de plantes et de cultures, les EtaU agricoles).
Au point de vue du rapport qu'ont entre eux les Etats à pro-
priétés et les Etats esclavagistes, il faut remarquer qu'il peut
se présenter deux alternatives : ils peuvent posséder exclusi-
vement des esclaves ou des bestiaux ou bien posséder simulta-
nément des esclaves et des bestiaux. En dehors de Thomme,
nous trouvons cet Etat chez beaucoup de fourmis. Chez les
fourmis, les animaux domestiques sont surtout les pucerons et
quelques espèces de coléoptères (Glaviger).
On peut distinguer le bétail proprement dit des commensaux
qui ne sont que tolérés (Myrmécophiles) et qui appartiennent
pour la plupart à la classe des coléoptères. Ces derniers vivent
des restes de leurs hôtes et, par conséquent, contribuent à
nettoyer l'établissement. Leurs rapports avec les animaux
formant la société sont plus ou moins intimes. Récemment, on
a trouvé chez certaines fourmis de l'Amérique du Sud des Etats
agricoles comme on en rencontre si souvent chez les hommes.
Ces Etats plantent, avec beaucoup de soin, une sorte de gazon
dont ils tirent leur nourriture : les graines sont semées avec
ordre et emmagasinées; les champs sont cultivés et labourés.
Nous avons énuméré les diverses formes d'Etat que nous
présentent les animaux. Le développement ultérieur des
organismes états ne se produit que dans les sociétés humaines
et n'appartient plus à notre sujet : disons cependant que le
degré le plus élevé que puisse atteindre une société, la
monarchie constitutionnelle, ne peut être atteinte que dans la
période nationale des Etats de génération, tandis que l'agré-
gation ne peut conduire qu'aux formes moins élevées (répu-
blique, fédération ou despotisme).
TABLE DES MATIÈRES
INTRODUCTION HISTOlIQUE
Sommaire. I. — Le problème : Qu'est-ce qu'une tociété d*aniniaux? Il
n'a point d'autre histoire que celle du problème connexe : Qu'est-ce
qa'une soeiété d'hommes?— Ce 'problème posé en Grèce parles sophis-
tes. — Solutions présentées : Théorie de Platon : La cité, Tivant terrestre,
auquel le Sage impose les lois de la vie divine. — Théorie d*Àristote :
La société envisagée comme un être concret, faisant partie de la nature,
et étudiée par la méthode d'analyse expérimentale. — Théorie opposée
de Hobbes et de Locke : La société envisagée comme une œuvre artifi-
cielle, une conception abstraite, soumise aux seules lois de la logique et
placée en dehors de la nature. — Retour aux vues d'Aristote et à sa
méthode : Spinoza. — Ces vues sont compatibles avec la métaphysique
de Leibniz comme avec celle de Spinoza. Elles sont confirmées par
Montesquieu, les économistes et Condorcet. 7
IL — Obstacle qui s'oppose à leur développement : Tidée d'absolu en
politiqae; Rousseau : l'Etat conçu comme un artifice qu'entretient la
raison des citoyens perpétuellement en acte. — Premier essai de conci-
liation entre les deux tendances opposées : Kant. — Ficbte renouvelle
Rousseau. — Hegel obtient une conciliation définitive : la société, fait de
nature, être organisé, en même temps qu'idée de l'esprit réalisée artifi-
ciellement : l'absolu relatif. — Joseph de Maistre, sur les traces de Vico,
poursuit la démonstration du caractère spontané, naturel de la vie
sociale : « L'art est la nature de Thomme. » KK
m. •— A partir de Hegel, progrès continu des vues d'Aristote par une
triple voie : L'histoire, l'économie politique, la biologie. — La sociologie
constituée par A. Comte et Spencer. — Pénétration croissante des deux
doctrines adverses Tune par l'autre. — Si le point de vue naturaliste
laisse subsister la morale? U y en a «ne, bien que rudimentaire, chez les
animaux, en vertu des lois mêmes de la société, a fortiori chez
l'homme G7
886 TABLE DBS MATtÈRBS
SECTION PREMIÈRE
SOCIÉTÉS ACCIOElfTELLIS EHTIB AIIIKAUI D'iêTtClS DirrÉUWTII :
Parasites, Commensaux^ Mutualistes.
Le cencoartj trait essentiel de toate société^ tappose l'affiiiité organi-
que; cependant des sociétés imparfaites peuvent s'établir acddentellement
entre des êtres pins on moins dissemblables. — Du parasitisme, comme
de Pnne des formes de la concurrence yitale; animaux qui la manifea-
tant — Du commensalisme et de ses transitions à la mutualité; réglons
de l'animalité où ils se rencontrent; leurs causes. — De la domestication
de l'animal par l'homme conune d'un cas de mutualité avec subordliiap
tion; origines probables de ce fait. — De la domestication des pncaront
par les fourmis; tentative d'explication psychologique; de TinieUigenea
non réfléchie on raisonnement du particulier au particulier. — GénMIIIi
de ces observations 117
SECTION II
SOCliTÉS ROIMALIS IKTai AHIIUUX Dl HÉU tSrACI
FONCTION Dl NDTimOH
InfUioires, Zoophytes, Tumeiers, Vers,
Sociétés normal^, leur définition; il y en a de deux sortes; de ceUta
qui ont pour but l'accomplissement en commun de la fonction de nutri*
tion; leur caractère. — Question préalable : où commence le domaine de
la sociologie? Limites qui la séparent de la biologie. — g i. Sociétés de
nutrition sans communication vasculaire; les Infusoires; nature et cause
de ces groupements. — § S. Sociétés de nutrition présentant une com-
munication vasculaire. A, Les Polypes; B, les Molluscoldes; C^ les Vers.
Interprétation de ces diverses structures au point de vue sociologique. *-
De la zygose et de la concrescenco ; passage auxjsoclétés de reproduc-
tion If 7
SECTION 111
FONCTION DB RKPBODUCTION
CHAPITIIR PREMIER
De la Famille; Société conjugale.
Sociétés qui ont pour but la reproduction ; trait dittinctif en opposi-
tion avec les sociétés du groupe précédent. Trois phases de la société
domestique : les sociétés conjugale, maternelle, paternelle. — De la
société conjugale ; origine des sexes» point de vue physiologique; attrait
TABLB DES MATIÈRES 587
sexuel 9 point de vue psychologique . Etnde de cinq claeset de phéno-
mèDes destinés à assurer la société conjugale ches les animaux; nature
du couple ainsi formé. -* Des combats de noces. — Insuffisance de ces
phénomènes à expliquer la société domestique i74
MÊME SECTION
FONCTION DK IBPBODUCTION. [SuUé)
CHAPITRE II
€ociété domettique matemeile : ia Famille ekis lu Insecte$.
Importance croissante de la Tîe de relation dans la société domesti«
que. — Discussion sur Torigine de Tamour maternel. — Ses manifesta-
tions chez les animaux inférieurs ; soins donnés aux œufli par les femelles
des mollusques, des annélides et des insectes autres que les hyménop-
tères. Hyménoptères non sociaux. — Familles où la fonction maternelle
est partagée entre plusieurs indiyidus : hyménoptères sociaux. Généra-
lités sur Torganisation sociale et sur Tindustrie collective des hyménop-
tères. — Les guêpes et leurs sentinelles. — Les abeilles; explication de
plusieurs détails de leur économie. — Les fourmis : la fourmilière est-elle
un état ou une famille? Supériorité de leur constitution sociale et raisons
de cette supériorité ; leur industrie. Des fourmilières mixtes. Gomment le
concours des individus est- il possible dans les expéditions et les travaux?
unité, continuité sociales qui en résultent. — Des fractionnements acci-
dentels de rindividualité collective. Conclusion. — Des termites : consti-
tution et industrie 881
MÊME SECTION
FONCTION DE REPRODUCTION. (SuU €
CHAPITRE III
Société domestique paternelle : la Famille chez Ué Poissons,
les Reptiles^ les Oiseaux et let Mammifères»
Accession du mâle dans la famille ; son rôle exclusif d*abord, particu-
lièrement chez les poissons ; tentative d'explication du fait; la
solution proposée convient également à Tamour maternel ; con-
firmation de l'hypothèse. — Batraciens et Reptiles. — La famille chez les
oiseaux; les variations, en apparence, capricieuses, de leurs mœurs ren-
dent les généralisations périlleuses. Oiseaux polygames, oiseaux mono-
games.—Pourquoi le mAle revient ou séjourne auprès de la femelle dans
les différents cas; solidarité des consciences et cootinaité des traditions
dans la famille d'oiseaux; industrie collective; territoire; comparaison
de la famille d*oiseaux avec celle des insectes. — Rôle du mâle dans la
famille des mammifères; les monogames, les polygames; valeur relative
des deux types; de Tindustrie des mammifères; elle est le plus souvent
individuelle 397
*
588 TAfiLB DBS BIATIÉRES
SECTION IV
VIE DK RELATION
La Peuplade,
Fondions tout intellecluelles sur lesquelles repose la peuplade.—
Réunions accidentelles inTolonlaires. » Réunions volontaires momenta-
nées; mobiles qui les provoquent. — Sociétés volontaires durables, per-
manentes; rapport de la peuplade et de la famille; nature du lien
social, sympathie, intérêt. — Peuplades d*otseaux ; pourquoi les oiseaux
de mer se réunissent précisément à Tépoque où le plus grand nombre
des oiseaux se séparent en familles? Degrés diverà d'organisation et de
concentration: !<> dans les peuplades d*oiseaux;fo dans les peuplades de
mammifères. — Langage, industrie collective et tactique. — De la nais-
sance et de Paccroissemeot de la peuplade; de son extinction. — Point
de départ et point d'arrivée de nos recherches 48S
CONCLUSION
§ i. Lois des faits sociaux dans Tanimalité. — § S. De la nature des
sociétés animales. — § 8. De la moralité des animaux 5t4
ItUON, lUH. bAnANIlKMI. HOTEL Ml PAMO.
•*-
.xn.