Skip to main content

Full text of "Des sociétés animales"

See other formats


Google 


This  is  a  digital  copy  of  a  book  thaï  was  prcscrvod  for  générations  on  library  shelves  before  it  was  carefully  scanned  by  Google  as  part  of  a  project 

to  make  the  world's  bocks  discoverablc  online. 

It  has  survived  long  enough  for  the  copyright  to  expire  and  the  book  to  enter  the  public  domain.  A  public  domain  book  is  one  that  was  never  subject 

to  copyright  or  whose  légal  copyright  term  has  expired.  Whether  a  book  is  in  the  public  domain  may  vary  country  to  country.  Public  domain  books 

are  our  gateways  to  the  past,  representing  a  wealth  of  history,  culture  and  knowledge  that's  often  difficult  to  discover. 

Marks,  notations  and  other  maiginalia  présent  in  the  original  volume  will  appear  in  this  file  -  a  reminder  of  this  book's  long  journcy  from  the 

publisher  to  a  library  and  finally  to  you. 

Usage  guidelines 

Google  is  proud  to  partner  with  libraries  to  digitize  public  domain  materials  and  make  them  widely  accessible.  Public  domain  books  belong  to  the 
public  and  we  are  merely  their  custodians.  Nevertheless,  this  work  is  expensive,  so  in  order  to  keep  providing  this  resource,  we  hâve  taken  steps  to 
prcvcnt  abuse  by  commercial  parties,  including  placing  technical  restrictions  on  automatcd  qucrying. 
We  also  ask  that  you: 

+  Make  non-commercial  use  of  the  files  We  designed  Google  Book  Search  for  use  by  individuals,  and  we  request  that  you  use  thèse  files  for 
Personal,  non-commercial  purposes. 

+  Refrain  fivm  automated  querying  Do  nol  send  aulomated  queries  of  any  sort  to  Google's  System:  If  you  are  conducting  research  on  machine 
translation,  optical  character  récognition  or  other  areas  where  access  to  a  laige  amount  of  text  is  helpful,  please  contact  us.  We  encourage  the 
use  of  public  domain  materials  for  thèse  purposes  and  may  be  able  to  help. 

+  Maintain  attributionTht  GoogX'S  "watermark" you  see  on  each  file  is essential  for  informingpcoplcabout  this  project  andhelping  them  find 
additional  materials  through  Google  Book  Search.  Please  do  not  remove  it. 

+  Keep  il  légal  Whatever  your  use,  remember  that  you  are  lesponsible  for  ensuring  that  what  you  are  doing  is  légal.  Do  not  assume  that  just 
because  we  believe  a  book  is  in  the  public  domain  for  users  in  the  United  States,  that  the  work  is  also  in  the  public  domain  for  users  in  other 
countries.  Whether  a  book  is  still  in  copyright  varies  from  country  to  country,  and  we  can'l  offer  guidance  on  whether  any  spécifie  use  of 
any  spécifie  book  is  allowed.  Please  do  not  assume  that  a  book's  appearance  in  Google  Book  Search  mcans  it  can  bc  used  in  any  manner 
anywhere  in  the  world.  Copyright  infringement  liabili^  can  be  quite  seveie. 

About  Google  Book  Search 

Google's  mission  is  to  organize  the  world's  information  and  to  make  it  universally  accessible  and  useful.   Google  Book  Search  helps  rcaders 
discover  the  world's  books  while  hclping  authors  and  publishers  reach  new  audiences.  You  can  search  through  the  full  icxi  of  ihis  book  on  the  web 

at|http  :  //books  .  google  .  com/| 


^< 


L. 


\ 


} 


DES 


SOCIÉTÉS   ANIMALES 


DU  MÊME  AUTEUR  : 

V 

Piiaelpe*  i«  P0y«k«l«|ie  de  Herbert  Spencer,  traduits  en 
collaboration  avec  M.  Th.  Ribot,  î  toI.  in-S*.  de  la  Bibliothèque  de 
Philosophie  contemporaine.  Prix  :  ÎO  fr. 


hUtm,  Uir.  DAHAJirURi.  HOTEL  OU  l'ARC 


DES 


SOCIÉTÉS  ANIMALES 


PAR 

ALFRED  ESPINAS 

AxaiH  ÉLifi  DE  l'École  horhalb^  agiégé  oi  PHiLOtoraiE 

P10FE8SEUB  Dl  PHILOSOPHtE  AU  LTCÉI  DE  DUOIT 
DOCTBUl  ES  LBmES 

; 
DEUXIÈME  ÉDITION 

ADOMnrris  d*diie 
INTRODUCTION  SUR  L'HISTOIRE  DE  LA  SOCIOLOGIE  EN  GÉNÉRAL 


PARIS  -- :  -^ 


LIBRAIRIE  GERMER  BAILLIÈRE  ET  O' 

408,    BOULEVARD   SAINT-GEIMAIN,   408 
1878 


INTRODUCTION  HISTORIQUE 


Sommaire.  I.  —  Le  problème  :  Qu'est-ce  qu'une  société 
d'animaux?  Il  n'a  point  d'autre  histoire  que  celle  du  problème 
connexe  :  Qu'est-ce  qu'une  société  d'hommes?  —  Ce  pro- 
blème posé  en  Grèce  par  les  sophistes.  —  Solutions  présen- 
tées :  Théorie  de  Platon  :  La  cité,  vivant  terrestre,  auquel  le 
Sage  impose  les  lois  de  la  vie  divine.  —  Théorie  d'Aristote  :  La 
société  envisagée  comme  un  être  concret,  faisant  partie  de  la 
nature  et  étudiée  par  la  méthode  d'analyse  expérimentale.  — 
Théorie  opposée  de  Hobbes  et  de  Locke  :  La  société  envisagée 
comme  une  œuvre  artificielle,  une  conception  abstraite,  sou- 
mise aux  seules  lois  de  la  logique  et  placée  en  dehors  de  la 
nature.  —  Retour  aux  vues  d'Aristote  et  à  sa  méthode  : 
Spinoza.  —  Ces  vues  sont  compatibles  avec  la  métaphysique 
de  Leibniz  comme  avec  celle  de  Spinoza.  Elles  sont  confir- 
mées par  Montesquieu,  les  économistes  et  Condorcet. 

n.  —  Obstacle  qui  s'oppose  à  leur  développement  :  l'idée 
d'absolu  en  politique;  Rousseau  :  l'Etat  conçu   comme  un 

1 


6  INTRODUCTION  HISTORIQUE 

artifice  qu'entretient  la  raison  des  citoyens  perpétuellement 
en  acte.  —  Premier  essai  de  conciliation  entre  les  deux  ten- 
dances opposées  :  Kant.  —  Fichte  renouvelle  Rousseau.  — 
Hegel  obtient  une  conciliation  définitive  :  la  société,  fait  de 
nature,  être  organisé,  en  même  temps  qu'idée  de  l'esprit  réali- 
sée artificiellement  :  l'absolu  relatif.  —  Joseph  de  Maistre,  sur 
les  traces  de  Yico,  poursuit  la  démonstration  du  caractère 
spontané,  naturel  de  la  vie  sociale  :  a  L'art  est  la  nature  de 
l'homme.  » 

m.  — A  partir  de  Hegel,  progrès  continu  des  vues  d'Aris- 
tote  par  une  triple  voie  :  L'histoire,  l'économie  politique,  la 
biologie.  —  La  sociologie  constituée  par  A.  Comte  et  Spencer. 
-^  Pénétration  croissante  des  deux  doctrines  adverses  Tune 
par  l'autre.  —  Si  le  point  de  vue  naturaliste  laisse  subsister  la 
morale?  Il  y  en  a  une,  bien  que  rudimentaire,  chez  les  ani- 
maux, en  vertu  des  lois  mêmes  de  la  société,  a  fortiori  chez 
l'homme. 


tODUCTION  HISTORtQUE 

,''  .    /  pr^  -^f^  ïi]    'ï'^  y^^"  ^ ^^^'^  ^«^''• 

1      \  '^  /       il  (Aristotb,  Politique,  I,  l,  9.) 


Le  fait  des  sociétés  animales  est  connu  :  il  n'est  pas 
expliqué.  On  ne  l'a  rattaché  à  aucune  loi  générale  de 
la  nature.  La  seule  conception  qui  dépasse  à  ce  sujet 
la  constatation  du  fait  même  se  rencontre  comme  au 
hasard  dans  les  écrits  des  naturalistes  ;  ils  ont  appelé 
çà  et  là  certaines  agglomérations  d'animaux  colonies, 
républiques  ou  royaumes.  Mais  cette  sorte  d'appella- 
tion n*a  que  peu  contribué  à  éclaircir  la  nature  des 
sociétés  animales  ;  car  en  même  temps  les  politiques 
voulant  désigner  les  corps  sociaux  par  un  caractère 
qui  leur  fût  commun  avec  d'autres  êtres  et  songeant 
les  uns  à  leur  industrie,  les  autres  à  leur  multitude, 
les  autres  enfin  à  leur  croissance  lente  et  spontanée, 
les  appelaient  ici  des  ruches,  là  des  fourmilières,  ail- 
leurs des  polypiers  ou  même  des  arbres.  De  la  sorte, 
tandis  que  les  naturalistes  obéissaient  à  un  besoin 
inconscient  de  généralisation  en  comparant  les  sociétés 
animales  aux  sociétés  humaines,  les  politiques  sui- 
vaient le  même  penchant  en  comparant  les  sociétés 
humaines  aux  sociétés  animales.  Mais  comme  ni  les 
uns  ni  les  autres  ne  se  préoccupaient  de  savoir  en 
quoi  cette  comparaison  était  rationnelle,  ils  augmen- 
taient ainsi  la  confusion  au  heu  de  la  dissiper. 

Il  n'y  a  pas  de  science  du  particulier;  ces  deux 


8  INTRODUCTION    HISTORIQUE 

groupes  de  faits  au  moins  analogues,  désignés  par  le 
même  mot,  ne  seront  expliqués  que  quand  ils  auront 
été  ramenés  à  une  même  loi  parla  découverte  de  leurs 
caractères  communs.  Cest  une  tentative  aussi  vaine 
que  fréquemment  renouvelée  que  celle  de  découvrir 
les  lois  de  la  vie  sociale  dans  Thomme  indépendam- 
ment de  toute  comparaison  avec  les  autres  manifes- 
tations de  la  vie  sociale  dans  le  reste  de  la  nature. 
Mais  il  faut  reconnaître  qu'un  simple  rapproche- 
ment ne  suffit  pas  :  une  étude  approfondie  des  deux 
termes  de  la  comparaison  est  la  condition  prélimi- 
naire indispensable  d'une  détermination  exacte  de 
leurs  rapports.  Voila  pourquoi  nous  portons  cette  fois 
toute  notre  attention  sur  les  sociétés  animales.  Quand 
ensuite  la  connaissance  expérimentale  des  sociétés 
humaines  sera  assez  avancée,  la  comparaison  pourra 
être  fructueuse  et  une  généralisation  destinée  à  les 
embrasser  les  unes  ou  les  autres  sous  une  même  loi 
sera  tentée  avec  quelque  chance  de  succès. 

Nul  être  vivant  n'est  seul.  Les  animaux  particulière- 
ment soutiennent  des  rapports  multiples  avec  les 
existences  qui  les  environnent  ;  et,  sans  parler  de  ceux 
qui  vivent  en  commerce  permanent  avec  leurs  sem- 
blables, presque  tous  sont  entraînés  par  les  néces- 
sités biologiques  à  contracter,  ne  serait-ce  que  pen- 
dant un  court  moment,  une  intime  union  avec  quelque 
autre  individu  de  leur  espèce.  Au-dessous  même  des 
régions  où  les  sexes  sont  distincts  et  séparés,  on  trouve 
encore  quelques  traces  de  vie  sociale  soit  chez  les  ani- 
maux qui  demeurent;  comme  les  plantes,  attachés  à 
une  souche  commune,  soit  chez  les  êtres  inférieurs 


INTROOUCTlOiN    HISTORIQUE  9 

qui,  avant  de  se  séparer  de  Torganisme  qui  leur  a 
donné  naissance,  restent  quelque  temps  soudés  à  lui 
et  incorporés  à  sa  substance.  Ainsi  la  vie  en  commun 
n*est  pas  dans  le  règne  animal  un  fait  accidentel;  elle 
n'apparait  pas  çà  et  là  d'une  manière  fortuite  et  en 
quelque  sorte  capricieuse;  elle  n*est  point,  comme  on 
le  croit  souvent,  le  privilège  de  quelques  espèces  iso- 
lées dans  réchelle  zoologique,  castors,  abeilles  et  four- 
mis ;  elle  est  au  contraire ,  et  nous  nous  croyons  en 
mesure  de  le  prouver  abondamment  dans  le  présent 
ouvrage,  un  fait  normal,  constant,  universel.  Depuis  les 
pluâ  bas  degrés  de  la  série  jusqu'aux  plus  élevés,  tous 
les  animaux  se  trouvent  à  quelque  moment  de  leur 
existence  engagés  dans  quelque  société;  le  milieu 
social  est  la  condition  nécessaire  de  la  conservation  et 
du  renouvellement  de  la  vie.  C'est  là  une  loi  biologique 
qu'il  ne  sera  pas  inutile  de  mettre  en  lumière.  Et  de 
plus,  depuis  les  plus  bas  degrés  de  la  série  jusqu'aux 
plus  élevés,  on  observe  dans  le  développement  des 
habitudes  sociales  une  progression  sinon  uniforme,  du 
moins  constante,  chaque  groupe  zoologique  poussant 
toujours  un  peu  plus  loin  dans  un  sens  ou  dans  l'autre 
le  perfectionnement  de  ces  habitudes.  Entin,  les  faits 
sociaux  sont  soumis  à  des  lois,  et  ces  lois  sont  les 
mêmes  partout  où  de  tels  faits  se  montrent,  en  sorte 
qu'ils  forment  dans  la  nature  un  domaine  considérable 
ayant  son  unité  distincte,  un  tout  homogène  et  bien 
lié  dans  toutes  ses  parties. 

C'en  est  assez  pour  que  la  science  s'y  attache.  Si  ce 
que  nous  avançons  est  vrai,  il  y  aurait  déjà  quelque 
intérêt  à  étabUr  par  des  observations  la  généraUté  du 


iO  INTRODUCTION   HISTORIQUE 

fait  de  la  vie  collective,  à  en  suivre  les  manifestations 
de  plus  en  en  plus  éclatantes  dans  toute  Téchelle  zoo- 
logique, à  en  chercher  les  lois  essentielles.  C'est  là  ce 
que  nous  allons  tenter,  sans  nous  dissimuler  la  nou- 
veauté, et,  partant,  les  difficultés  de  l'entreprise. 

Mais  des  questions  plus  délicates,  d'une  portée  supé- 
rieure, viendront  se  mêler  à  celte  recherche  expéri- 
mentale et  en  accroîtront  les  difficultés  en  même  temps 
qu'elles  en  doubleront  l'intérêt. 

En  effet,  nous  ne  tarderons  pas  à  nous  apercevoir, 
en  suivant  la  série  des  groupes  sociaux  formés  par 
l'animalité,  que  la  représentation,  c'est-à-dire  un  phé- 
nomène psychologique,  y  joue  un  rôle  de  plus  en 
plus  important,  et  qu'elle  y  devient  bientôt  la  cause 
prépondérante  de  l'association.  Nous  verrons  dès  lors 
que  comme  les  éléments  constitutifs  du  corps  vivant 
forment  par  leur  participation  à  une  même  action  bio- 
logique un  seul  tout  qui  n'a  dans  la  pluralité  de  ses 
parties  qu'une  seule  et  même  vie,  de  même  les  ani- 
maux individuels  qui  constituent  une  société  tendent 
à  ne  former,  par  l'échange  de  leurs  représentations  et 
la  réciprocité  de  leurs  actes  psychiques,  qu'une  con- 
science plus  ou  moins  concentrée,  mais  une  aussi  et  en 
apparence  individuelle.  De  là  naîtra  un  double  problème 
que  nous  n'aborderons  pas  de  front  dès  l'abord,  mais 
dont  nous  préparerons  la  solution  au  cours  de  notre 
classification  des  sociétés  :  1*  Quel  est  le  rapport  des 
individus  avec  le  centre  psychique  auquel  leur  acti\îtô 
se  rattache,  avec  le  groupe  dans  lequel  ils  naissent 
à  la  vie  comme  corps  séparés  et  comme  consciences 
distinctes  ?  Comment  concilier  l'individualité  des  par- 


INTRODUCTION   HISTORIQUE  il 

ties  et  celle  du  tout?  et  si  le  tout  forme  un  individu 
véritable,  comment,  dans  l'animalité,  une  conscience 
collective  est-elle  possible?  2"  Quelle  sorte  d'être  est  la 
société?  est-elle  un  être  à  proprement  parler,  quelque 
chose  de  réel  et  de  concret,  ou  bien  ne  faut-il  voir  en 
elle  qu'une  abstraction,  une  conception  sans  objet,  un 
mot?  Bref,  la  société  est-elle  un  vivant  comme  l'indi- 
vidu, aussi  réelle,  et  dans  ce  cas  même  plus  réelle 
que  lui,  ou  bien  n'est-elle  qu'une  unité  de  collection, 
une  entité  verbale  dont  l'individu  forme  toute  la  sub- 
stance? 

La  gravité  de  ces  problèmes  n'est  point  restée  ina- 
perçue. Ils  n'ont  pas  encore  été  posés  nettement  au 
sujet  des  sociétés  animales,  mais  ils  ont  été  agités 
plus  d'une  fois  à  propos  des  sociétés  humaines.  Çà  et 
là  dans  ces  controverses,  le  fait  des  sociétés  animales 
a  été  indiqué  sommairement,  et  on  s'en  est  servi 
comme  d'un  argument  pour  soutenir  les  doctrines  les 
plus  opposées.  Il  nous  appartient  donc,  avant  d'entrer 
dans  l'étude  de  ce  fait,  de  passer  en  revue  les  prin- 
cipaux systèmes  de  philosophie  sociale,  ne  serait-ce 
que  dans  leurs  principes  essentiels,  d'abord  pour 
découvrir  quelles  sont  les  solutions  diverses  que  com- 
porte le  problème  de  la  vie  sociale  en  général,  ensuite 
pour  déterminer  quelles  sont  les  théories  produites 
jusqu'ici,  bien  qu'en  passant,  par  les  philosophes  sur 
les  sociétés  animales  en  particuUer. 


ii  llfTRODUCTION    HISTORIQUE 

Les  premiers  qui  aient,  en  Grèce,  présenté  une 
vue  synthétique  sur  la  nature  de  la  société  humaine 
sont  les  Sophistes.  Quels  sont  ceux  (Ventre  eux  à  qui 
nous  devons  faire  honneur  de  cette  conception?  L'an- 
tiquité est  muette  à  ce  sujet;  il  semble  que  les  idées 
que  nous  allons  exposer  appartenaient  moins  à  un 
homme  ou  même  à  un  groupe  d'hommes  qu'à  un  temps 
et  à  une  société.  Elles  paraissent  s'être  répandues  ;i 
Athènes  comme  d'elles-mêmes  vers  le  moment  où 
florissaient  les  Sophistes  et  n'avoir  reçu  d'eux  qu'une 
forme  plus  frappante  et  des  développements  plus 
hardis.  C'étaient  à  la  vérité  plutôt  les  citoyens  épris 
de  nouveautés  qui  les  adoptaient  ;  mais  ils  les  adop- 
taient sans  cesser  d'être  et  de  se  croire  honnêtes  ci- 
toyens; et  tandis  qu'ils  s'en  servaient  avec  empresse- 
ment pour  critiquer  les  anciens  abus,  ils  étaient  loin 
de  se  douter  qu'ils  exposaient  ainsi  le  vieil  édifice  de 
la  cité  à  une  ruine  irrémédiable. 

Les  Sophistes  pensaient  donc  en  général  plus  ou 
moins  explicitement  (c'est  Platon,  un  ennemi,  qui 
résume  ainsi  leur  doctrine)  que  le  monde  se  divise  en 
deux  parts  :  l'une  régie  par  la  nature  et  ses  lois  im- 
muables, l'autre  gouvernée  par  l'arbitraire  volonté  des 
hommes  (Lois^  889,  b).  La  première  est  immense  :  tous 
les  êtres  inanimés  et  animés,  Thomme  lui-même  en  tant 
que  production  de  la  nature,  y  sont  compris;  la  seconde 
est  petite  et  inféconde,  elle  ne  contient  que  les  œuvres 
humaines,  nos  instruments,  nos  demeures,  nos  lois  et 
nos  croyances.  De  là,  deux  sortes  de  manière  d'être  : 
parnature  (fO^ci),  par  position  ouartiliciellement  (Occm). 


SOPHISTES  \S 

La  société  est-elle  donc  un  être  de  convention,  créé 
et  entretenu  par  Tartifice humain?  Telle  n'est  pas  pré- 
cisément la  doctrine  des  sophistes.  A  en  juger  par  le 
discours  de  Calliclès  dans  le  Gorgias,  elle  serait  plu- 
tôt le  contraire.  La  plupart  de  nos  lois  sont,  il  est 
vrai,  arbitraires  et  conventionnelles  ;  mais  il  y  en  a 
d'autres  que  nous  négligeons,  qui  dérivent  du  jeu  des 
forces  sociales,  du  choc  des  intérêts  et  des  passions,  et 
celles-ci  sont  naturelles.  C'est  sur  celles-ci  que  doivent 
se  modeler  les  autres;  on  se  révolte  inutilement 
contre  elles;  il  faut  toujours  y  revenir  bon  gré  mal 
gré.  En  vain  les  hommes  ont  cherché  à  faire  pré- 
valoir le  droit  conventionnel  sur  le  droit  naturel;  la 
volonté  du  plus  fort  rompt  facilement  ces  fragiles  bar- 
rières (  Gorgff  as ,  Discours  de  Calliclès).  Du  reste,  la 
doctrine  est  susceptible,  comme  le  fait  remarquer  Pla- 
ton lui-même,  d'une  interprétation  fort  acceptable,  si 
Ton  considère  que  la  volonté  générale,  d'où  résulte  la 
détermination  du  bien  et  du  mal  suivant  la  loi  civile, 
est  en  somme  plus  forte  que  les  caprices  individuels. 
Nous  trouvons  donc  là  pour  la  première  fois  exprimée 
cette  idée ,  que  l'organisation  sociale  est  un  fait  de 
nature,  qui  se  produit,  sinon  au  hasard,  du  moins 
spontanément,  antérieur  et  supérieur  aux  conventions 
et  aux  artifices  humains. 

Un  passage  ironique  d'Aristophane  {Nuées,  1410- 
1430)  nous  apprend  que  les  partisans  de  la  sagesse 
nouvelle  recouraient  à  la  comparaison  de  la  société  hu- 
maine avec  les  sociétés  animales  pour  découvrir  le  vœu 
de  la  nature  dans  l'organisation  de  la  famille  et  de  la  cité, 
a  N'était-il  pas  un  homme  comme  nous,  celui  qui  porta 


14  INTRODUCTION    HISTORIQUE 

le  premier  cette  loi,  qu'un  fils  ne  doit  pas  battre  son 
père,  et  qui  la  lit  adopter  à  ses  contemporains?  Pourr 
quoi  ne  pourrais-je  pas  faire  une  loi  nouvelle  qui  per- 
mît aux  fils  de  battre  leurs  pères,  comme  ceux-ci 
ont  battu  leurs  enfants?  Vois  les  coqs  et  les  autres 
animaux  :  ne  se  défendent-ils  pas  contre  leurs  pères? 
Et  cependant  quelle  différence  y  a-t-il  entre  eux  et 
nous,  si  ce  n'est  qu'ils  ne  rédigent  pas  de  décrets  ?  » 
De  ce  point  de  vue  les  sophistes  eussent  pu  conclure 
à  la  légitimité  des  haines  de  races  ;  de  même  que  la 
lutte  est  naturelle  entre  deux  familles  ou  deux  bandes 
d'animaux,  la  guerre  et  la  négation  réciproque  de  tout 
droit  semblent  naturelles  entre  les  Grecs  et  les  Bar- 
bares. Mais  ils  étaient  surtout  frappés  du  caractère 
factice,  arbitraire  des  institutions  fondamentales  de  la 
cité  grecque,  et  ils  condamnaient  comme  participant 
à  cet  ensemble  de  conventions- ces  deux  vestiges  de 
l'état  de  nature,  l'exclusion  de  l'étranger  et  l'esclavage. 
C'est  ce  qui  résulte  du  moins  de  la  parole  si  connue 
d'un  sophiste  dans  le  Protagoras  ce  Vous  tous  qui  êtes 
ici,  je  vous  regarde  tous  comme  parents,  alliés  et  conci- 
toyens selon  la  nature,  si  ce  n'est  pas  selon  la  loi.  Le 
semblable,  en  effet,  a  une  affmité  naturelle  avec  son 
semblable;  mais  la  loi,  ce  tyran  des  hommes,  fait  vio- 
lence à  la  nature  en  bien  des  occasions  (Protagoras^ 
trad.  Cousin,  p.  70)  »  et  c'est  ce  qu'indique  le  pas- 
sage d'Âristote  se  rapportant  sans  aucun  doute  aux 
mêmes  théories  politiques.  «  D'autres  prétendent 
que  l'esclavage  est  contre  nature;  car  la  distinction 
entre  l'homme  libre  et  l'esclave  est  l'œuvre  de  la  loi  ; 
la  nature  ne  fait  entre  eux  aucune  différence.  C'est 


SOCRATB  15 

pourquoi  l'esclavage  n'est  pas'juste,  étant  fondé  sur 
une  violence  que  fait  la  loi  à  la  nature  (Aristote, 
Politique^  I,  ii,  3).  »  On  voit  que  les  sophistes  con- 
damnaient déjà  les  faits  existants  au  nom  d'un  état 
de  nature  plus  parfait  qui  n'existait  que  dans  leur 
esprit:  procédé  cher  aux  réformateurs  de  tous  les 
temps. 

Tout  l'effort  de  Socrate,  et  de  ceux  que  Cicéron 
appelle  avec  raison  les  socratiques,  porta  contre  cette 
thèse,  grosse  de  désordres  :  qu'il  y  a  une  divergence, 
un  désaccord  profond  entre  les  lois  naturelles  et  les  lois 
positives  de  la  cité.  On  ne  peut  nier,  quoi  qu'en  ait  dit 
Grote,  qu'au  point  de  vue  athénien  les  sophistes  furent  ce 
que  nous  appellerions  des  révolutionnaires  et  les  socra- 
tiques ce  que  nous  appellerions  des  conservateurs  (l). 
Socrate  reconnaît  que  les  phénomènes  sociaux  sont  sou- 
mis comme  tous  les  autres  groupes  de  phénomènes  à 
des  conditions  spéciales;  et  il  soutient  que  ces  con- 
ditions font  l'objet  d'une  science  sans  laquelle  on  ne 
mérite  pas  le  nom  de  politique.  Il  s'indigne  de  voir 
que  nul  ne  saurait  prétendre  à  être  pilote,  architecte 
ou  médecin  sans  la  connaissance  des  lois  de  la  navi- 
gation, de  la  construction  et  de  la  vie,  tandis  que  les 
premiers  venus ,  dépourvus  de  toute  connaissance 
spéciale,  prétendent,  sans  exciter  l'étonnement,  au 
gouvernement  des  cités.  Mais  il  soutient  en  même 
temps  que  ces  lois  ou  conditions  essentielles  de  l'exis- 
tence des  sociétés  sont  précisément  les  lois  positives 
et  la  justice  telle  qu'elle  est  inscrite  dans  les  codes.  En 

(i)  Voir  Grotb,  yol.  XU  de  son  Histoire  grecque. 


^6  liNTKODUCTION    HISTORIQUE 

efi'et,  dit-il  (.Wmor.,  IV,  4,  12,  13,  19,  25),  les  lois 
écrites  ne  sont  pas  arbitraires  ;  elles  reposent  sur  des 
lois  non  écrites  que  les  dieux  eux-mêmes  ont  gravées 
dans  le  cœur  de  l'homme.  Sinon,  comment  les  diffé- 
rents peuples  tomberaient-t-ils  d'accord  sur  les  plus 
générales  de  ces  conditions,  et  en  auraient-ils  fait  le 
fondement  de  leur  législation?  Méconnaître  ces  lois 
c'est  donc  à  la  fois  une  impiété  et  une  trahison  envers 
la  patrie.  Telle  est  la  tendance  de  tous  les  socra- 
tiques et  particulièrement  de  Platon  :  ils  se  rangent 
du  côté  de  ceux  qui  font  de  la  société  une  chose 
de  nature  (twv  «pîoct)  ;  seulement  ils  regardent  la  na- 
ture comme  un  effet  de  la  volonté  divine,  les  lois 
morales  naturelles  sont  en  même  temps  surnaturelles 
à  leurs  yeux^  et  la  religion,  la  morale  religieuse 
n'est  pas  moins  intéressée  que  la  cité  à  leur  conser- 
vation. 

La  politique  de  Platon  peut  donc  être  divisée  en 
deux  parties  :  d'un  côté  il  soutient  que  les  lois  sociales 
sont  naturelles  et  conformes  aux  lois  observées  dans 
les  sociétés  animales;  de  1  autre  il  s'efforce  d'établir 
que  la  vraie  nature  de  ces  lois  se  trouve  dans  l'idée 
éternelle  du  Juste,  et  que  les  cités  rencontrent  leurs 
conditions  normales  d'existence  dans  leur  conformité 
à  l'idéal  absolu.  On  va  voir  l'opposition  profonde  qui 
existe  entre  ces  deux  doctrines,  opposition  que  Platon 
n'a  jamais  réussi  à  effacer  dans  une  synthèse  supé- 
rieure. Platon  est  à  la  fois  le  plus  réaliste  et  le  plus 
idéaliste  des  théoriciens  de  la  politique. 

Si  ce  n'est  Xénophon,  le  plus  fidèle  représentant 
après  lui  des  tendances  politiques  de  Socrate,  nul  n*a 


PUTON  17 

montré  autant  d*horreur  que  Platon  pour  ces  impies 
qui  voient,  dans  les  lois  civiles  et  religieuses,  des  con- 
ventions humaines.  Il  veut  qu'on  se  précipite  contre  eux 
à  grands  cris  {Lois  889,  b,  et  tout  le  livre  X)  et  qu'on  ne 
néglige  aucun  effort  pour  leur  prouver  que  la  société 
avec  ses  institutions  antiques  est  un  produit  de  la 
nature,  ime  œuvre  de  la  providence  créatrice.  Telle 
est,  en  effet,  la  thèse  qui  fait  le  fond  des  dialogues 
politiques.  Elle  y  est,  comme  on  va  le  voir,  très  for- 
tement soutenue. 

D'abord,  la  vie  sociale  a  pour  premier  moteur  Tha- 
bitude,  c'est-à-dire  un  ensemble  de  tendances  perma- 
nentes, en  un  mot  des  mœurs  d'où  dérivent  les  lois. 
Sans  les  mœurs,  les  lois  ne  resteraient  pas  debout 
un  instant;  sans  les  mœurs,  il  n'y  aurait  pas  de  lois 
à  faire,  puisque  celles-ci  ne  sont  que  les  mœurs 
mêmes  réduites  en  formules  {Lois  793,  a).  Les  mœurs 
à  leur  tour  dépendent  de  l'opinion,  non  de  l'opinion 
réfléchie  et  scientifique,  mais  de  l'opinion  spontanée  et, 
comme  nous  le  dirions,  inconsciente  des  peuples 
(752,  c).  Le  climat,  la  nourriture,  toutes  les  circon- 
stances extérieures  de  cette  sorte,  influent  beaucoup 
sur  la  tournure  des  idées  comme  sur  la  constitution 
des  corps  (747,  d).  La  bonne  ou  la  mauvaise  consti- 
tution des  cités,  leur  bon  ou  leur  mauvais  gouverne- 
ment dépendent  donc  avant  tout  des  influences  du 
milieu  cosmique;  la  nature  leur  dispense  ou  leur 
refuse  des  circonstances  favorables  (709,  a). 

Le  besoin  est  la  cause  déterminante  de  l'organisa- 
tion sociale;  sous  son  action,  la  population,  compo- 
sée à  l'origine  d'individus  semblables,  se  divise  en 


18  INTRODUCTION    HISTORIQUE 

groupes  occupés  de  fonctions  diverses,  lesquels  sont 
bientôt  indispensables  les  uns  aux  autres.  Cette 
loi  que  nous  appelons  de  la  division  du  travail 
est  posée  par  Platon  avec  toute  la  netteté  désirable 
(Rép.  379,  a),  et  il  en  donne  les  raisons  précises  :  1"  on 
réussit  mieux  dans  un  travail  qu'on  a  choisi  confor- 
mément à  ses  aptitudes  ;  2°  on  fait  mieux  et  en  plus 
grande  quantité  et  avec  moins  de  peine  ce  qu'on 
fait  constamment;  3*  on  perd  moins  de  temps  et  moins 
d'occasions  favorables  quand  on  est  tout  entier  con- 
sacré à  une  seule  tache  (1).  Cest  ainsi  que  s'établit 
entre  les  diverses  classes  une  solidarité  qui  les  rend 
chères  les  unes  aux  autres. 

De  plus,  les  hommes  d'une  même  cité  sont  issus 
de  la  même  terre,  et  ne  peuvent  manquer  de  s'aimer 
comme  des  frères,  s'ils  se  considèrent  comme  enfants 
de  la  même  patrie  (Rép.  414,  d).  Les  liens  du  sang  res- 
serrent aussi  incessamment  l'union  déjà  intime  de  tous 
les  membres  de  la  cité  platonienne  ;  comme  dans  un 
troupeau,  les  pères  y  sont  inconnus  de  leurs  enfants 
et  ceux-ci  de  leurs  pères,  en  sorle  que  tous  les 
hommes  faits  sont  disposés  à  se  dévouer  pour  la 
progéniture  commune,  et  que  tous  les  jeunes  gens 
ont  de  la  déférence  pour  les  hommes  faits.  Les 
femmes,  comme  les  femelles  de  chiens,  partagent  tous 
les  travaux  des  hommes.  Si  les  plus  belles  s'unissent 
aux  plus  beaux,  une  sélection  s'opère  dans  la  race, 


(1)  Ex  $h  roûrwv  irXcîwrc  ?xai9ra  yiyvcrxi  xsii  xx))tov  xxi  pxov,  orav 
v.ç  iv  XTLxa  «pûatv  xàt  cv  xxipà»,  cy^j^ri'j  x*av  à)).b)v  oywv,  ir^ârrt). 
{Re/i.  370,  c.) 


PLATON  19 

d'autant  plus  sûrement  que  les  enfants  mal  venus  sont 
abandonnés.  En  général,  les  enfants  ressemblent  aux 
parents  et  apportent  en  naissant  les  mêmes  aptitudes, 
ce  qui  les  détermine  à  entrer  dans  la  même  classe. 
L'éducation,  aussi  puissante  sur-  Thomme  que  sur 
l'animal  et  la  plante,  confirme  les  effets  de  la  sélection 
et  de  l'hérédité.  Elle  inculque  aux  jeunes  citoyens 
ces  croyances  et  ces  habitudes  sans  lesquelles  les  lois 
sont  inefQcaces. 

Ainsi  s'établit  en  quelque  sorte  d'elle-même  l'unité 
de  la  cité  ;  ainsi  s'explique  la  résistance  qu'offrent  les 
corps  sociaux  aux  nombreuses  causes  de  destruc- 
tion qui  viennent  les  assaillir.  Un  Etat  est  un  corps 
vivant,  semblable  à  un  individu.  Ses  différentes 
classes  sont  comme  les  différentes  facultés  de  Tétre 
individuel;  il  est  doué  comme  l'homme  même,  d'une 
âme,  émanation  de  l'âm^  universelle.  Comme  l'homme, 
il  nait,  se  développe  et  meurt  ;  comme  l'homme,  il  a 
ses  maladies  qui  résultent  du  conflit  de  ses  fonctions, 
faites  pour  l'accord  et  l'harmonie.  Ce  sont  bien  là  les 
caractères  d'un  être  de  nature  :  on  ne  peut  pousser 
le  naturalisme  plus  loin. 

Voilà  un  aspect  de  la  doctrine  ;  elle  en  a  un  autre 
tout  opposé.  Ne  l'oublions  pas  :  les  sciences  ont  toutes 
commencé  par  être  des  arts  ;  et  la  politique  pratique 
a  été  cultivée  longtemps  avant  la  connaissance  spécu- 
lative des  sociétés.  Platon  ne  recherche  pas  ce  qu'est 
la  société  humaine;  il  veut  savoir  ce  qu'elle  doit  être. 
Aussi  ses  ouvrages  renferment-ils  moins  des  obser- 
vaUons  sur  les  faits  sociaux  que  des  réglés  sur  la  vie 
sociale.  La  morale  est  le  guide  de  sa  politique.  La 


20  INTRODUCTION    HISTORIQUE 

morale  veut  que  rhomme  soit  vertueux  ;  c'est  donc  à 
ce  but  que  doit  tendre  la  politique.  En  quoi  consiste 
la  vertu?  Elle  est  tout  individuelle.  C'est  le  triomphe, 
dans  rindividu,  de  la  raison  sur  les  penchants  orga- 
niques^ c'est  la  victoire  de  l'àme  sur  le  corps.  La  cilé 
sera  parfaite,  non  quand  elle  sera  comme  un  animal 
quelconque,  saine,  abondante  et  prospère,  mais  quand 
elle  sera  construite  de  façon  à  rendre  les  citoyens 
vertueux.  Pourvu  qu'elle  atteigne  ce  but,  peu  importe 
qu'elle  dépérisse,  ou  plutôt  il  faut  qu'elle  l'atteigne  à 
quelque  prix  que  ce  soit,  car  à  partir  de  ce  moment 
elle  sera  inévitablement  prospère,  et  d'ailleurs,  la  vie 
n'a  par  elle  même  aucune  valeur.  Nul  ne  sait  s'il  vaut 
mieux  vivre  ou  mourir.  Mais,  ce  but,  la  cité  peut-elle 
l'atteindre  à  elle  seule?  Non  :  car  elle  est,  en  tant 
que  corps  vivant,  composée  elle-même  d'une  àme  et 
d'un  corps;  et  la  matière  qui  est  en  elle  est  emportée 
comme  toute  matière  par  un  mouvement  instable  et 
désordonné,  outre  qu'elle  est  composée  de  parties 
multiples.  Or,  le  changement  et  la  multiplicité  des 
désirs  sont  contraires  à  l'essence  de  la  vertu.  Toute 
vertu  est  une  et  constante.  Pourquoi?  Parce  que 
YIdée  du  bien  a  elle-même  ces  caractères,  et  que  la 
vertu  n'est  que  la  réalisation  de  cette  idée.  Il  est 
donc  nécessaire  que  la  cité  reçoive  du  dehors  l'em- 
preinte de  la  constance  et  de  Tunité.  Jamais  une 
multitude  ne  sortira,  livrée  à  elle-même,  des  révolu- 
tions et  du  chaos.  Bête  farouche  et  stupide,  elle  ne 
saurait  se  conduire  elle-même. 

Ce  principe  posé,  il  ne  reste  plus  qu'à  dire  comment 
celle  double  marque  sera  imprimé»*  à  la  cité.  Les 


PLATON  21 

êtres  sont  nés  dans  l'ordre  môme  de  leur  perfection 
respective.  Dieu,  unité  et  immobilité  absolues,  est  à 
l'origine  des  choses;  Tàme  du  monde  où  les  éléments 
divers  sont  unis  dans  des  proportions  parfaites  et  où 
le  mouvement,  s' accomplissant  en  cercle,  revient  sur 
lui-même,  a  préexisté  à  toutes  les  autres  âmes.  Puis 
sont  venues  les  âmes  des  astres  liées  à  de  grands 
corps  vivants,  et  qui  dans  ces  corps  sont  la  cause 
d'une  unité  moins  parfaite,  mais  résultant  encore  des 
proportions  simples,  ainsi  que  d'un  mouvement  plus 
varié,  mais  autant  que  possible  toujours  semblable 
à  lui-même.  Ce  n'est  que  postérieurement  qu'ont 
été  créés  les  démons  de  l'Ether,  de  l'Air  et  des 
Eaux;  enfin,  l'homme  et  les  autres  vivants  formés 
du  limon  de  la  terre.  Or  celte  hiérarchie  d'Etres 
est  une  hiérarchie  de  sociétés.  Dans  le  premier  prin- 
cipe résident  les  essences,  formant  entre  elles  une 
société  parfaite,  aussi  incapable  d'opposition  que 
de  chhngement;  les  astres  offrent  le  modèle  d'une 
société  dont  les  perfections  reflètent,  autant  que  le 
permet  la  matière  qui  est  en  eux,  les  perfections  du 
premier  principe.  C'est  ce  modèle  que  Tàme  sociale 
doit  réaliser  à  son  tour.  En  le  faisant  elle  ne  s'écar- 
tera pas  de  la  nature  ;  car  la  nature  est  précisément 
ce  qui  est  un  et  immuable  en  chaque  chose.  Rendre 
la  cité  des  hommes  une  et  stable  comme  la  cité  du 
ciel,  effacer  en  elle  toute  opposition  et  toute  variation, 
de  façon  à  ce  qu'elle  ressemble  autant  que  possible 
à  Dieu  même,  c'est  rapprocher  cette  cité  de  sa  vraie 
nature.  Quel  beau  dessein  et  quel  but  plus  sublime 
peut  se  proposer  le  politique!   Mais  que  dis-je?  Le 

2 


22  INTRODUCTION    HISTORIQUE 

politique  ne  peut  être  ici  qu'un  philosophe,  puisque 
seul  le  philosophe  connaît  l'Idée  du  bien  dont  il  s'agit 
de  reproduire  les  caractères  sur  la  matière  éparse  et 
changeante. 

Le  sage  est  le  représentant  de  Dieu,  le  bras  dont 
Dieu  se  sert  pour  façonner  celte  matière  rebelle  : 
il  est  Tàme  de  la  cité,  qui  devant  lui  n'est  plus  qu'un 
corps  inerte.  Il  dédaigne  de  réformer  les  vieilles  cités, 
trop  corrompues  et  abandonnées  sans  remède  à  leurs 
discordes  et  à  leur  amour  du  changement.  Il  prend 
une  jeune  colonie;  commence  par  l'épurer  avec  soin 
de  tout  élément  pervers  ;  ni  l'exil,  ni  les  derniers  sup- 
plices ne  lui  paraissent  trop  sévères,  s'il  peut  à  ce 
prix  assurer  la  vertu  de  ceux  qui  restent.  D'abord,  il 
établit  des  lois,  mais  le  mieux  est  qu'il  puisse  s'en 
passer;  sa  volonté,  partout  présente  et  sans  cesse  en 
éveil ,  étant  illuminée  par  l'idée  du  bien  ,  assurera 
mieux  les  destinées  morales  des  citoyens  que  des  lois 
incomplètes  et  boiteuses.  Il  décrète  la  communauté 
des  biens  et  exécute  lui-même  le  partage  des  terres. 
Il  défend  à  ses  sujets  de  s'enrichir;  il  proscrit  les 
professions  de  luxe  ;  il  bannit  les  poètes.  Il  prend  les 
mesures  nécessaires  pour  que  les  plus  beaux  hommes 
soient  unis  aux  plus  belles  femmes  en  temps  conve- 
nable. Il  veille  à  ce  que  les  enfants  restent  inconnus 
de  leurs  mères  elles-mêmes  et  fait  conduire  à  certaines 
heures  toutes  les  mères  près  de  leurs  nourrissons 
qu'elles  allaitent  indistinctement.  Il  fixe  le  nombre  des 
enfants  dont  la  cité  a  besoin.  Il  détermine  la  classe 
à  laquelle  chacun  devra  appartenir  suivant  ses  apti- 
tudes. Il  empêche  chacun  de  sortir  de  ses  attributions. 


PLATON  23 

qui  ne  doivent  être  que  d*un  seul  genre.  Â  chacun  la 
sienne  :  aux  artisans  le  travail,  aux  guerriers  le  péril, 
aux  philosophes  la  science  ;  le  bonheur  à  personne, 
L'éducation  est  dans  la  main  du  roi  philosophe;  les 
études,  les  jeux,  les  chants  des  enfants,  tout,  jusqu'aux 
promenades  des  femmes  enceintes  et  au  mouvement 
des  berceuses  est  réglé  par  sa  volonté  et  rien  de  tout 
cela  ne  doit  changer  jamais  :  son  principal  effort  con- 
siste à  immobiliser  tous  les  usages  dans  des  formes 
une  fois  établies.  En  résumé,  il  est  dans  la  cité  ce  qu'est 
le  berger  dans  son  troupeau.  La  comparaison  n'a  rien 
de  métaphorique;  il  est,  en  effet,  d'une  race  supé- 
rieure aux  autres  hommes,  étant  un  homme  divin. 
Le  gouvernement  divin  a  jadis  été  réalisé  sur  terre; 
non  seulement  les  fils  de  Neptune  ont  régné  sur 
rile  Atlandide,  mais  les  dieux  en  personne  ont  dai- 
gné antérieurement  régner  sur  les  mortels.  «  En  ce 
temps-là  un  dieu  les  gouvernait  lui  même,  comme  de 
nos  jours  les  hommes,  race  supérieure,  font  paître 
les  races  inférieures  des  animaux  (Polit.  271,  e).  » 
Temps  à  jamais  regrettable!  La  vertu  ne  régnera  de 
nouveau,  et  l'humanité  ne  sera  heureuse  que  quand 
la  philosophie  ramènera  ce  régime  sur  la  terre. 

S'il  y  a  une  politique  artificielle,  s'il  y  a  une  doctrine 
où  la  société  est  conçue  comme  une  pure  machine 
dont  une  force  extérieure  fait  mouvoir  les  ressorts, 
on  peut  dire  que  c'est  la  politique  et  la  doctrine  de 
Platon.  Toute  spontanéité  est  refusée  par  lui  aux 
membres  du  corps  social,  si  ce  n'est  à  un  seul,  qui 
reçoit  son  impulsion  du  ciel.  A  vouloir  communiquer 
à  la  cité  une  nouvelle  vie,  il  la  réduit  à  n'êlre  plus 


24  INTRODUCTION    HISTORIQUE 

qu'un  instrument  inerte  entre  les  mains  du  sage  ;  ou 
plutôt  à  vouloir  se  passer  de  l'observation,  à  prétendre 
construire  la  science  sociale  a  prioriy  il  fait  de  la 
société  un  amas  d'abstractions,  un  système  de  con- 
cepts vides  (1).  C'est  le  sort  réservé  à  tous  ceux  qui, 
dans  la  suite,  doivent  se  servir  de  la  même  méthode  ; 
nous  nous  en  convaincrons  bientôt. 

Des  deux  parties  que  nous  avons  distinguées  dans 
la  politique  de  Platon,  son  disciple,  Aristote,  accepte 
la  première  et  la  remanie  profondément  pour  lui 
imprimer  un  caractère  scientifique.  Il  rejette  presque 
entièrement  la  seconde. 

La  politique,  selon  lui,  a  pour  but  de  savoir  ce  qui 
est,  non  ce  qui  doit  être.  Elle  ne  fabrique  pas  une 
nature  humaine  à  son  gré;  elle  prend  les  hommes  tels 
que  la  nature  les  lui  donne,  et  tâche  d'en  tirer  le 
meilleur  parti  possible  (2).  Elle  ne  dépend  pas  de  la 
morale;  au  contraire,  la  morale  n'en  est  qu'une  partie. 
Car  la  société  civile  porte  en  elle  les  conditions  de 
tout  bien  pour  l'individu;  et  c'est  en  elle  que  celui-ci 
réalise  sa  fin,  arrive  à  la  plénitude  de  sa  perfection,  au 
développement  de  sa  nature.  La  fin  de  Thomme  est 
éminemment  une  fin  sociale  {Lthiq.  à  Nie.  I,  5).  Les 
règles  de  l'activité  humaine  dérivent  donc  de  la  con- 
naissance des  lois  du  milieu  où  se  déploie  cette  acti- 
vité; la  politique  précède  nécessairemont  la  morale. 
La  cité  est  pour  Aristote  une  production  de  la  nature, 

'1)  Voir  notre  thèse  latine  :  De  civitate  apud  Ptatonem  qua  fiât  una, 
G.Baillièrc,i877. 

(i)  Av6(*wirouç  ov  iroùi  ^  iroXitixt),  âXXà  XaCoO^a  iropà  t^ç  yvocwç, 
^^^Tat  avTÔiç.  {PoiUiqu€t  l,  iil^  il., 


ARISTOTE  25 

un  vivant,  Çwov,  qu'il  convient  d'étudier  par  la  même 
méthode  que  tous  les  êtres  animés,  par  l'analyse  expé- 
rimentale (  AuiST.,  Politique^  I,  i,  3).  Remonter  de  sa 
forme  actuelle  à  sa  forme  primitive,  pour  saisir  l'élé- 
ment qui  le  constitue,  telle  est  la  tâche  qu'il  s'est  pro- 
posée. L'élément  de  la  société  n'est  pas  à  proprement 
parler  l'individu,  c'est  le  couple,  composé  de  deux 
êtres  qui  n'ont  à  eux  deux  qu'une  seule  vie,  parties 
inséparables  d'un  même  tout  {Polilique,  I,  i,  4),  comme 
Platon  l'a  pressenti  dans  le  Banquet.  La  famille,  en 
se  multipliant,  forme  le  dême  (Id.,  I,  i,  7)  ou  bour- 
gade; les  dêmes  en  se  multipliant  forment  la  cité. 
De  rindividu  à  la  cité  s'établit  ainsi,  non  plus  un 
rapport  logique,  par  voie  de  comparaison,  mais  un 
passage  historique,  par  voie  de  filiation  et  de  déve- 
loppeipent  (voir  tout  ce  même  paragraphe  7).  La  loi 
organique  qui  régit  la  société  humaine  est  celle  qui 
régit  tout  corps  vivant,  toute  collection  d'êtres  vivants. 
L'homme,  en  effet,  n'est  pas  seul  sociable;  il  l'est 
seulement,  grâce  au  privilège  du  langage  articulé,  à 
un  plus  haut  point  que  les  animaux  (loc.  cit.,  9). 
Il  est  vrai  que  les  associations  qu'il  forme ,  nées  de 
la  nécessité  et  du  besoin,  laissent  loin  derrière  elles, 
à  mesure  qu'elles  se  développent,  les  associations 
analogues  que  l'on  rencontre  chez  les  animaux.  La 
vraie  nature  d'un  être  se  révèle  dans  son  achèvement  ; 
or,  la  société  humaine  n'est  achevée  que  le  jour  où 
elle  se  fonde  sur  la  communion  des  idées  du  bien 
et  du  mal,  du  juste  et  de  l'injuste,  le  jour  en  un  mot 
où  elle  devient  un  organisme  moral  (loc.  cit.,  10). 
Mais  bien  que  cette  société  semble  s'élever  par  là 


ÎO  INTRODUCTION    HISTORIQUE 

au-dessus  de  la  nature,  elle  ne  s'en  détache  point, 
elle  la  résume.  Tel  est  l'esprit  de  la  philosophie  poli- 
tique d'Aristote  :  nous  nous  contenterons  d'en  indi- 
quer les  traits  principaux. 

1'  Puisque  la  société  est  un  vivant,  elle  est  soumise 
à  la  loi  de  naissance  et  de  mort,  de  croissance  et  de 
dépérissement  qui  régit  toute  vie.  Le  changement  est 
sa  condition.  C'est  une  tentative  chimérique  que  de 
prétendre  lui  imposer  une  constitution  immuable. 
Différentes  selon  les  temps,  les  sociétés  diffèrent  aussi 
suivant  les  milieux.  Nulle  constitution  ne  convient  à 
tous  les  peuples  (Politique,  IV,  i,  3  et  5). 

2^  Nul  être  vivant  n'est  composé  de  parties  simi- 
laires. La  société  doit  cire  composée  de  parties  qui 
sont  séparées  les  unes  des  autres  par  des  différences 
intimes.  Voilà  pourquoi  la  famille,  élément  social,  est 
elle-même  formée  d'éléments  hétérogènes  :  l'homme, 
la  femme,  les  enfants.  Cette  différence  de  nature  entre 
les  éléments  est  la  condition  de  leur  concours.  C*est 
cette  différence,  en  effet,  qui  rend  possibles  la  subor- 
dination d'une  part,  la  direction  de  l'autre,  c'est-à- 
dire  le  gouvernement  (Id.,  I,  i,  4;  ii,  8  et  9).  Au  sein 
de  la  famille,  Tunité  s'établit  grâce  à  la  supériorité 
de  rhomme  sur  la  femme  (Id  ,  I,  i,  42;  v,  1),  les 
enfants  et  les  esclaves;  au  sein  de  la  tribu,  l'autorité 
domestique  se  change  en  une  autorité  patriarcale, 
et  c'est  à  l'image  de  celle-ci  que  s'est  formée  dans 
une  association  plus  étendue  encore,  puisqu'elle  est 
composée  de  tribus,  l'autorité  royale.  Bientôt  le  pou- 
voir royal  lui-même  change  de  forme  ;  d'absolu  qu'il 
était,  il  devient  limité.  La  justice  élève  de  toutes  parts 


ARISTOTE  27 

autour  de  lui  ses  barrières  invisibles.  Mais  cette  fic- 
tion admirable  en  vertu  de  laquelle  tous  les  citoyens 
jouissent  des  mêmes  droits  (  Politique,  III,  ix,  4), 
fiction  sur  laquelle  repose  toute  cité  digne  de  ce  nom, 
ne  change  point  la  nature  intime  du  gouvernement. 
Il  reste  l'expression  extérieure  de  Torganisme  social; 
le  lien  de  subordination  de  ses  parties  diverses.  Les 
vertus  (ou  mérites)  des  citoyens  constituent  un  sys- 
tème de  forces  dont  il  révèle  les  variations  d'équi- 
libre (Id.,  m,  VI,  15). 

Conséquence  nécessaire  :  le  rapport  des  parties 
vient-il  à  changer?  un  mode  d'équilibre  nouveau  en 
résulte;  le  gouvernement  change.  C'est  ce  qui  arrive 
quand  un  des  éléments  de  la  cité  croit  en  nombre.  Il  y 
a  plus  :  le  nombre  des  citoyens  pris  dans  leur  univer- 
salité vient-il  à  croître  en  proportion  notable,  l'an- 
cienne constitution  ne  peut  désormais  leur  convenir. 
A  une  constitution  donnée  correspond  une  population 
donnée,  et  réciproquement  (Id.,  IV  [7],  iv,  6).  L'or- 
ganisme social  de  la  cité  antique  est  fait  pour  com- 
prendre environ  10,000  citoyens  :  ou  ce  nombre  sera 
maintenu,  ou  la  cité  périra.  En  résumé,  ia  nature 
de  l'organisme  social  dépend  non  seulement  de  la 
nature  de  ses  éléments,  mais  encore  du  rapport  nu- 
mérique de  leurs  différents  groupes  et  enfin  de  leur 
nombre  absolu. 

3°  Il  ne  faut  pas  croire  que  dans  la  société  la  distinc- 
tion des  parties  exclue  l'unité  organique.  Certes,  les 
instruments  inanimés  qui  servent  à  la  vie  sociale,  les 
richesses,  les  outils,  les  constructions,  doivent  être 
considérés  comme  en  dehors  du  corps  vivant  collectif. 


28  INTRODUCTION    HISTORIQUE 

Mais  tous  les  êtres  humains  qui  le  composent  sont 
organes  par  rapport  au  tout,  bien  qu'à  des  titres  dkers, 
et  plus  ou  moins  directement  {Politique,  I,  ii,  4). 
L'esclave  est  organe  de  la  famille,  bien  que  séparé  du 
chef  (4).  Nous  en  pouvons  tirer  cette  vérité  générale 
que  les  seuls  organismes  ne  sont  pas  ceux  dont  les 
parties  se  touchent,  comme  dans  le  corps  individuel. 
L'organisation  repose ,  non  sur  le  contact  des  parties, 
caractère  accidentel,  mais  sur  la  réciprocité  des  fonc- 
tions yilales  (Politique,  III,  t,  14).  Deux  popula- 
tions juxtaposées  ne  forment  pas  nécessairement  une 
cité(Id.,  III,  V,  42). 

4*  La  fonction  organique  par  excellence  est  la  com- 
munion des  pensées  qui  entraîne  le  concours  des  vo- 
lontés. Une  multitude  d'hommes  assemblés,  délibérant 
sur  les  affaires  d'une  cité,  doit  être  à  la*  rigueur  consi- 
dérée comme  ayant  une  même  conscience,  une  seule 
raison  (Id.,  III,  vi,  4).  La  délibération  qui  précède 
la  décision  prise  en  commun  n'est  pas  autre  en  na- 
ture que  la  délibération  de  l'individu  ;  seulement  ici 
l'individu  collectif  jouit  d'une  sagesse  d'autant  plus 
grande  qu'il  dispose  d'organes  plus  nombreux ,  et 
condense  des  expériences  plus  étendues  et  plus  va- 
riées (loc.  cit.  ). 

5*  L'individu  isolé  ne  saurait  être  le  terme  de  la 
science.  Il  ne  se  suffit  pas  à  lui-même  et  par  conséquent 
ne  s'explique  pas  lui  seul  (Politique^  I,  i,  42).  Il  ne  se 
suffit  pas  pour  la  perpétuation  de  l'espèce;  il  ne  se 


(1;  \d.,  I,  11,  iU.  Celle  Ibeoiie  <ie  1  orgaae  séparé  i.ous  puratl  Je  la  plu:* 
haule  importance  au  poiiit  <]e  vue  sociologique. 


AHISTOTE  â9 

suffit  pas,  du  moins  d'une  manière  durable,  pour  la 
défense  et  l'entretien  de  sa  vie  ;  il  ne  se  suffit  pas  pour 
le  développement  des  idées  et  des  puissances  morales 
qui  sont  sa  vraie  nature  et  sa  suprême  fin.  Supprimez 
l'organisme  moral  formé  par  la  cité,  les  familles  qui 
la  composent  vont  aussitôt  s'entrechoquer,  puis  se 
disperser  et,  si  elles  ne  périssent  point,  se  dégrader 
tellement  qu'on  sera  embarrassé  pour  les  distinguer 
des  familles  animales.  Comme  il  arrive  à  la  main 
séparée  du  corps,  elles  n'auront  plus  d'associations 
humaines  que  le  nom.  Et  en  effet,  la  famille  animale 
est  capable  jusqu'à  im  certain  point  de  se  gouverner  et 
de  se  conduire  ;  elle  peut  même,  en  s'associant  avec 
d'autres  familles,  former  un  semblant  de  cité  dont 
les  membres  sont  unis  par  un  échange  de  services 
et  de  signes  sympathiques  exprimant  la  joie  ou  la  dou- 
leur (fltôtoîr<?  des  animaux,  1, 10)  :  ce  qui  lui  manque, 
c'est  l'idée  du  juste,  et  un  langage  assez  développé  pour 
l'exprimer.  L'homme  ne  doit  donc  jamais  être  étudié 
en  dehors  de  l'organisme  social  qui  seul  lui  commu- 
nique son  véritable  caractère.  La  cité  est  un  tout  dont 
il  ne  le  faut  pas  séparer,  même  en  idée,  car,  dans 
l'ordre  de  la  science,  le  tout  est  antérieur  à  ses  parties, 
la  cité  au  citoyen. 

Telle  est  dans  ses  traits  essentiels  la  politique  d'A- 
ristote.  Bien  que  composée  des  mêmes  éléments  que 
celle  de  Platon,  elle  est  profondément  différente  parce 
qu'un  autre  esprit  a  présidé  à  leur  disposition.  Je 
sais  bien  qu'Aristote  admet  l'existence  d'une  vertu  et 
d'une  félicité  contemplatives,  purement  individuelles  ; 
lui  aussi  recherche  un  type  d'état  parfait  ;  mais  d'une 


30  INTRODUCTION    HISTORIQUE 

part  son  idéal  s'harmonise  si  bien  avec  les  conditions 
offertes  paria  réalité  dans  son  temps  et  dans  son  pays, 
qu'il  n'est  plus  qu'un  résumé  des  lois  générales  de  la 
vie  sociale  en  Grèce  ;  d'autre  part,  la  vie  contempla- 
tive, telle  qu'il  la  dépeint,  n'est  possible  qu'à  l'abri  de 
bonnes  lois  et  d'un  gouvernement  tulélaire,  œuvres  de 
la  vertu  agissante  ;  enfm,  rien  d'étonnant  qu'Aristote 
ait  payé  son  tribut  aux  préjugés  scientifiques  de  ses 
contemporains;  il  suffit  à  sa  gloire  d'être  le  fondateur 
de  la  politique  expérimentale.  C'est  lui  qui,  le  pre- 
mier, a  montré  que  l'art  par  lequel  la  société  humaine 
se  construit  et  se  gouverne  n'est  qu'une  application 
des  lois  de  la  nature  (1). 


(1^  Les  sloïcieod  podèreot  le  problème  dans  les  mêmes  termes  : 
rh  $i  ^aaiôv  «paai  (pû«i  cTvai  xott  fit}  Qi<Jti,  (Stobée,  Ec/.,n,p.  184.)  Mais 
aa  moment  où  ils  écrivent  et  enf>eignei)t,  la  cité  expire.  La  cité  de  Ju- 
piter dont  parle  Marc-Aurèie  est  la  négation  de  toute  cité.  Les  croyance» 
religieuses  sur  lesquelles  était  fondée  la  cité  antique  ayant  disparu, 
rorganisroc  politique  dont  elles  éLiient  TAme  mourait  avec  elles.  La  re- 
ligion des  empereurs  ne  prêta  au  grand  corps  de  Tempire  qu*une  vie 
factice.  La  chrétienté  ttVfTorça  de  réaliser  le  mot  de  ^int  Paul  :  «  De  même 
que  nous  n'avons  qu'un  seul  rorps  en  plusieurs  membres,  chaque  membre 
ayant  une  fonction  diCférentc,  de  même,  bien  qu'innombrables,  nous 
ue  sommes  qu*un  seul  corps  en  Christ  et  sommes  les  membres  les  uns 
des  autres,  chacun  avec  des  grâces  difTrTeutes.  »  (  Rom.^  xu ,  4  ;  1  Co- 
rinth.y  m.  12.)  Saint  Augustin  a  montré  dans  sa  Cité  de  Dieu  ce  quMl  faut 
entendre  par  ces  mots  au  point  de  vue  de  la  théologie  chrétienne.  Vivre 
conformément  aux  lois  de  la  nature,  ce  serait  pour  une  société  lormer  un 
seul  corps  eu  Adam,  corps  plein  de  désordre  et  d'instabilité,  puisque 
Adam  est  irrémédiablement  déchu.  Former  un  seul  corps  en  Christ,  c'est 
pour  une  société  vivre  de  la  vie  de  la  grdce,  eeule  condition  d'harmonie 
ef  de  durée.  Mais  la  vie  de  la  grâce,  c'est  la  vie  i*piritnelle,  celle  où  les 
hommes  obéissent  non  aux  puissances  terrestres,  mais  aux  puissances 
déléguées  de  Dieu.  De  là  la  distiuction  des  deux  cités  :  la  cité  des  hommes 
et  la  cité  de  Dieu,  le  siètlc  et  rKgli:>i'.  Ne  rcconi:uît-ûu  pas  la  la  poli- 
tique de  PIntoii?  C«>mme  lui  saint  Augustin  compare  la  société  à  un  in- 
dividu qui  a  sa  jeunesse  et  sou  Age  mûr.  Mais,  différence  capitale,  il  place 


HOBBfiS  31 

Une  doctrine  ne  se  dégage  nettement  que  quand 
elle  a  été  mise  en  présence  de  la  doctrine  contraire. 
Pour  une  idée,  la  contradiction  est  un  progrès  décisif; 
or,  le  dix-septième  siècle  (Hobbes,  Locke,  Bossuet)  [1], 
abonde  en  doctrines  politiques  qui  nient  plus  ou  moins 
le  caractère  naturel  de  la  société  humaine.  L'individu 
est,  pour  la  plupart  des  philosophes  de  ce  temps,  le  point 
de  départ  et  le  terme  de  la  science  sociale.  La  société 
n'est  qu'un  mécanisme  artificiel,  un  vaste  instrument 
fabriqué  par  les  individus  ;  chose  morte,  conception 
abstraite  qui  n'a  de  réalité  que  dans  leur  pensée. 
Aristote  avait  déjà  très  nettement  compris  cette  oppo- 
sition ;  un  produit  artificiel  était  suivant  lui  quelque 
chose  dont  la  réalité  réside  dans  l'intelligence  de 
l'homme,  et  il  définissait  au  contraire  un  être  de  na- 
ture :  une  substance  qui  a  en  elle-même  le  principe  de 
son  mouvement^  ou  encore  :  une  substance  qui  a  en 
elle-même 'Une  tendance  innée  au  changement  ;  quand 
donc  il  appelait  la  société  humaine  un  être  de  nature, 
il  entendait  bien  l'opposer  comme  telle  aux  produits 
de  l'art  humain.  Mais  cette  antithèse  devait  prendre 
ime  toute  autre  valeur  le  jour  où  elle  se  produirait 
dans  l'histoire  des  idées  sous  la  forme  d'une  lutte 
enti*e  plusieurs  écoles,  où  elle  serait  le  principe  caché 
d'un  conflit  entre  des  systèmes  opposés, 

dans  TaTeoir  la  réalisalloo  de  la  cilé  céleéte  que  Platon  place  dans  le 
passé,  et  dont  il  n'espère  que  faiblement  le  retour.  —  Le  moyen-âge 
n'ent  point  Bur  la  société  d'autre  théorie  que  celle  de  saint  Paul  et  de 
saint  Augustin. 

(i)  Bossuet,  De  la  connaissance  de  Dieu  et  de  soi-même,  W,  M.  La  fa- 
mille, comme  tout  naturel,  est  opposée  à  l'Etat,  qui  ne  peut  plus  ^tre 
dès  lors  qu'au  tout  artificiel. 


3^  IXTHODUCTION    HISTORIQUE 

Hobbes  et  Locke  regardent  tous  deux  la  société 
comme  le  résultat  d'une  convention.  D'après  le  pre- 
mier, l'Etat  ne  se  forme  que  grâce  à  un  consente- 
ment, exprès  ou  tacite,  des  individus.  Avant  ce  mo- 
ment, ceux-ci  vivent  dans  ce  que  les  deux  philosophes 
anglais  appellent  l'état  de  nature,  par  où  ils  nous  font 
entendre  apparemment  que  l'homme,  en  se  groupant 
avec  ses  semblables  pour  vivre  sous  des  lois  com- 
munes, sort  de  la  nature.  11  y  a  des  sociétés  dans  la 
nature;  par  exemple  celles  des  fourmis,  des  abeilles 
et  des  castors.  Mais  elles  n'ont  rien  de  commun  avec 
la  société  humaine.  Les  animaux  qui  les  forment  ne 
méritent  point  le  nom  d'animaux  politiques.  Le  con- 
cours qu'ils  prêtent  à  la  communauté  est  spontané; 
on  ne  voit  point  chez  eux  de  rivalités,  de  haines,  de 
séditions.  En  l'absence  de  tout  pouvoir  central  l'har- 
monie reste  assurée  dans  leurs  républiques.  Il  n'en 
est  pas  de  môme  dans  la  société  humaine.  Les  dissen- 
timents profonds  qui  l'agitent  y  nécessilent  l'établisse- 
ment d'un  pouvoir  absolu ,  qui  y  imprime  d'en  haut 
par  une  action  en  quelque  sorte  mécanique  l'unité 
dont  elle  est  incapable  spontanément.  Mais  cette  insti- 
tution implique  le  contrat  et  le  contrat  s'oppose  à  la 
nature  :  «  Le  consentement  ou  la  concorde  que  nous 
voyons  parmi  les  hêtes  est  7iaturelle ,  là  où  celle  des 
hommes  est  contractée  et  par  conséquent  arlificiellc.  » 
(HoBBES,  Irad.  française;  Paris,  1651.  L'Empire,  v.  3.) 
La  société  humaine  devient  dès  lors  un  je  ne  sais 
quoi ,  une  chose  à  part  et  sans  analogue  dans 
Tunivers.  bref,  suivant  la  juste  expression  de  Spi- 
noza ,  un  empire  dans  un  empire.   Le  Leviathan  de 


LOCKE  33 

Hobbes  est  en  effet  une  vaste  machine  où  les  in- 
dividus dénués  d'initiative  reçoivent  le  mouvement 
du  souverain  qui  garde  seul  une  apparence  de  vie. 
A  vrai  dire,  si  dans  ce  système  les  individus  ne 
sont  rien ,  FEtat  n'a  pas  plus  de  réalité ,  car  il  est 
absorbé  dans  la  personne  du  prince  :  l'Etat,  c^'est 
lui  (Id.,  V.  9). 

La  conception  de  Locke  laisse  aux  individus  leur 
personnalité  entière,  mais  c'est  au  détriment  de  l'Etat. 
Les  citoyens  qui  entrent  dans  l'association  politique 
y  apportant  des  droits  déjà  définis  (on  ne  sait  d'où  ni 
comment),  et  restant  toujours  prêts  à  une  sécession  si 
le  moindre  de  ces  droits  est  seulement  menacé,  leur 
ensemble  n'est  plus  qu'un  tout  de  collection,  un  groupe 
nominal.  On  se  demande  même  quelle  est  sa  raison 
d'être;  car,  de  deux  choses  1  une,  ou  les  individus  re- 
vêtent des  droits  en  entrant  dans  la  société,  et  les 
tiennent  d'elle ,  ou  ils  en  jouissent  déjà  quand  ils 
s  unissent  et  la  société  n'est  plus  pour  eux  qu'un 
luxe  inutile.  La  théorie  sociale  de  Locke  est  donc  une 
application  de  son  nominalisrne  philosophique.  Sa  mé- 
thode, qui  est,  comme  celle  de  Hobbes,  purement 
logique,  à  la  rigueur  près,  explique  la  conformité  fon- 
damentale des  deux  doctrines.  Tous  les  deux  prennent 
leur  point  de  départ  dans  Tindividu.  Mais  quel  est  cet 
individu?  un  être  de  raison  sans  sexe  ni  âge,  que  Ton 
suppose  parvenu  seul,  hors  de  la  famille  et  de  la  so- 
ciété, pendant  le  mystérieux  a  état  de  nature  »,  à  ce 
qu'il  faut  de  culture  et  de  maturité  pour  construire  de 
toutes  pièces  un  système  poUtique.  Peu  importent  ici 
les  conséquences  pratiques  que,  suivant  ses  goûts  par- 


34  LNTRODUCTION   HISTORIQUE 

ticuliers,  chacun  des  deux  philosophes  tirera  d'une  telle 
hypothèse.  Dès  Tabord ,  nous  sommes  certains  que, 
composée  de  pareils  éléments,  la  société  civile  ne  peut 
être  que  convention  et  qu'artifice.  Comment  une  unité 
vivante  résulterait-elle  d'un  assemblage  d'abstractions 
toutes  identiques? 

Spinoza  passe   généralement   pour    un   géomètre 
intraitable.  Et  cependant  son  Traité  politique  com- 
mence par  un  éloge  de  la  méthode  expérimentale. 
Nous  le  voyons,  en  tout  cas,  aboutir  à  des  résultats 
tout  autres.  Il  semble,  il  est  vrai,  abonder  dans  le  sens 
de  Hobbes.  Les  hommes,  selon  lui,  vivent  à  l'origine 
sous  l'empire  de  la  passion,  et  leurs  droits,  qui  égalent 
leur  puissance,  sont  en  perpétuel  conflit.  Chacun  sen- 
tant alors  qu'il  encourt  un  plus  grand  dommage  à  vivre 
sous  l'empire  de  la  passion  que  sous  celui  de  la  raison, 
tous  forment  ensemble  un  pacte  par  lequel  ce  qu'ils 
ont  de  droit,  c'est-à-dire  de  puissance  —  l'une  est  la 
mesure  de  l'autre  —  est  transféré  à  la  société  qui  devient 
ainsi  souveraine.  Mais  ici  Spinoza  se  sépare  de  Ilobbes. 
La  société  ainsi  formée  n'est  point  en  dehors  de  la 
nature;  elle  reste  un  tout  physique  où  chaque  indi- 
vidu agit  en  vertu  de  ses  impulsions  natives,  et  qui  est 
soumis,  comme  tous  les  agrégats  d'individus  qui  com- 
posent l'univers,  aux  lois  constitutives  de  ses  parties. 
L'ensemble  de  ses  lois,  que  la  société  ne  change  en 
rien,  mais  utilise  au  contraire  à  son  profit,  sur  les- 
quelles elle  repose,  s'appelle  droit  naturel.  Il  n'y  a 
donc  pas  lieu  de  l'opposer  au  droit  civil.  La  société  est 
un  système  de  forces.  Elle  n'a  de  puissance  ou  de 
réalité  que  ce  que  les  individus  lui  en  confèrent  à  tout 


SPINOZA  35 

moment;  si  elle  ôtait  aux  individus  ce  qu'ils  ont  de 
droit  et  de  puissance,  elle  s'évanouirait.  «  Une  société 
où  la  paix  n'a  d'autres  bases  que  l'inertie  des  sujets, 
lesquels  se  laissent  conduire  comme  un  troupeau  et 
ne  sont  exercés  qu'à  l'esclavage,  ce  n'est  plus  une 
société  mais  une  solitude  »  (  Edition  Saisset,  Traité 
théologico'politique  ^  p.  384).  Mais  d'autre  part,  les 
individus  ne  sont  rien  sans  la  société.  Loin  que  le 
droit  qu'ils  ont  reçu  de  la  nature  se  trouve  diminué 
par  leur  union  au  sein  d'une  société,  ce  droit  se  trouve 
d'autant  plus  accru  que  les  liens  sociaux  sont  plus 
étroits  et  que  les  individus  qu'ils  embrassent  sont 
plus  nombreux  :  «  Si  deux  individits  s'unissent  en- 
semble et  associent  leurs  forces,  ils  augmentent  leur 
puissance  et  par  conséquent  leur  droit;  et  plus  il  y 
aura  d'individus  ayant  ainsi  formé  alliance,  plus  tous 
ensemble  auront  de  droit.  »  En  effet,  a  comme  un  seul 
homme  est  incapable  de  se  garder  contre  tous,  il 
s'ensuit  que  le  droit  naturel  de  l'homme,  en  tant  qu'il 
est  déterminé  par  la  puissance  de  chaque  individu  et 
ne  dérive  que  de  lui  seul,  est  nul;  c'est  un  droit 
d'opinion  plutôt  qu'un  droit  réel,  puisque  rien  n'as- 
sure qu'on  en  jouira  avec  sécurité...  Ajoutez  à  cela  que 
les  hommes,  sans  un  secours  mutuel,  pourraient  à 
peine  sustenter  leur  vie  et  cultiver  leur  âme.  D'où 
nous  concluons  que  le  droit  naturel  qui  est  le  propre 
du  genre  humain  ne  peut  guère  se  concevoir  que  là 
où  les  hommes  ont  des  droits  communs  (p.  361),  »  et 
forment  tous  ensemble  un  seul  corps  et  une  seule  âme. 
Bref,  rindépendance  individuelle  et  Tunité  organique 
de  TEtat  sont  en  raison  directe  Tune  de  l'autre. 


36  LNTRODUCTION    HISTORIQUK 

Allons  plus  loin  et  cherchons  quelle  est  pour  Spi- 
noza l'essence  intime  du  tout  social.  A  plusieurs 
reprises  dans  son  traité  il  nous  répète  que  dès  qu'un 
grand  nombre  d'hommes  ont  des  droits  communs, 
c'est  à-dire  que  leurs  forces  sont  coalisées,  ils  agissent 
et  se  conduisent  comme  avec  une  seule  âme.  D'autre 
part,  on  voit  clairement,  par  ce  qu'il  dit  des  alliances 
entre  deux  Etats,  que  le  tout  social,  considéré  à  son 
tour  comme  un  individu,  peut  former  une  seule  àme 
avec  les  autres  individus  sociaux  auquels  il  s'agrège. 
Qu'est-ce  donc  pour  Spinoza  qu'une  âme?  Nous  le 
voyons  dans  X Ethique.  «  L'idée  qui  constitue  l'être 
essentiel  de  l'âme  humaine ,  c'est  l'idée  du  corps, 
lequel  est  composé  de  plusieurs  individus  fort  com- 
posés eux-mêmes  »  (1).  Ainsi,  une  multitude  de  corps 
déjà  complexes,  dont  chacun  avec  ses  éléments  est 
représenté  dans  une  seule  idée  (nous  dirions  dans  une 
conscience),  tel  est  le  fondement  de  ce  que  Spinoza 
appelle  une  âme.  Maintenant  cette  àme  est  indivi- 

• 

duelle  quand  un  certain  nombre  de  conditions  sont 
remplies  par  les  parties  composantes.  Les  parties 
changeant  (et  elles  changent  sans  cesse),  l'individu  ne 
change  point  en  substance  :  4**  si  le  nombre  des  par- 
ties reste  le  même  ;  2^  si,  le  nombre  changeant,  il 
change  dans  une  telle  proportion  que  le  mouvement 
et  le  repos  de  toutes  ces  parties  considérées  les  unes 
à  l'égard  des  autres  s'opèrent  suivant  les  mêmes  rap- 
ports; 3*  si,  la  direction   du  mouvement  venant  à 


'I)  Kt/iiquêf  partie  il,  prop.  15.  Voir  eii.'»r<»  Déf..  \\\  ;  prop.  13,  S.'liol; 
Ij:mme,  7,  Srhol. 


SPINOZA  37 

changer  dans  quelques  parties,  les  autres  parties 
modifient  leur  propre  direction  en  sorte  que  le  mou- 
vement continue  et  que  les  échanges  dans  la  masse 
restent  dans  les  mêmes  rapports;  4**  si,  la  direction 
de  toutes  les  parties  ensemble  venant  à  changer,  et 
l'individu  total  passant  du  repos  au  mouvement  ou 
réciproquement,  les  parties  gardent  leur  impulsion  et 
cela  dans  les  mêmes  rapports.  En  résumé,  Tindividu 
est  constitué  par  une  harmonie  permanente  de  mou- 
vements ou  d'impulsions,  produisant  un  seul  et  même 
effet,  Leibniz  dira  [tendant  à  une  même  fin.  N'est-ce 
pas  là  l'organisme,  tel  qu'un  cartésien  au  xvif  siècle 
pouvait  le  concevoir?  En  sorte  que,  pour  Spinoza, 
le  corps  social  est  un  individu  vivant,  composé  lui- 
même  d'individus,  soumis  aux  mêmes  lois  que  les 
autres  individus  dans  le  reste  de  la  nature,  et  dont 
l'âme  est  la  communauté  des  droits  ou  l'accord  des 
volontés.  La  théorie  d'Aristote  réapparaît  donc  ici 
avec  une  clarté  nouvelle  ;  seulement  il  s'y  ajoute  une 
vue  des  plus  importantes.  Aristote  ne  comprenait  pas 
que  la  cité  pût  sortir  d'elle-même  et  s'étendre  au 
delà  de  ses  limites.  La  théorie  de  Spinoza  implique 
que  l'individu  social  peut  s'associer  à  d'autres  individus 
pour  former  par  la  coaUtion  des  forces  et  la  communion 
des  consciences  un  individu  nouveau  plus  vaste  que  le 
premier,  et  ainsi  de  suite  à  l'infini.  On  le  voit,  c'était 
ouvrir  à  la  science  et  à  la  vie  sociale  les  plus  vastes 
perspectives.  A  défaut  du  passé,  pendant  lequel  l'évo- 
lution des  sociétés  lui  échappe,  il  pressent  leur  avenir, 
et  ne  fixe  point  de  bornes  à  leur  développement. 
Nous  ne  manquerions  pas  de  réserves  à  faire  sur  la 

3 


38  INTRODUCTION    HISTORIQUE 

métaphysique  de  Spinoza,  si  la  métaphysique  était  de 
notre  sujet.  Ce  que  nous  recueillons  ici,  c'est  sa  théorie 
si  précieuse  de  la  comfnunion  des  individus  dans 
Tordre  du  mouvement  et  dans  Tordre  de  la  pensée, 
par  laquelle,  pour  la  première  fois  peut-être  depuis 
Aristote,  une  théorie  de  Tunité  collective  était  rendue 
possible.  Sans  doute  une  autre  métaphysique  se  plie- 
rait sans  peine  au  même  résultat.  Il  est  surprenant 
que  Leibniz,  si  inventeur  en  tous  ordres  de  science, 
n'ait  pas  songé  à  appHquer  son  système  des  monades 
aux  sociétés  tant  animales  qu'humaines.  Le  corps 
individuel  est  pour  lui  composé  d'une  infinité  d'éner- 
gies simples,  liées  ensemble  en  un  faisceau  par  une 
monade  centrale,  avec  laquelle  les  autres  ne  commu- 
niquent point  directement,  il  est  vrai,  mais  à  laquelle 
leur  développement  spontané  se  subordonne.  Si  Tunité 
individuelle  s'explique  ainsi,  pourquoi  Tunité  sociale 
ne  s'expliquerait-elle  pas  de  même?  Elle  aussi  est,  en 
un  sens  la  résultante,  en  un  autre  sens  la  cause  et  la 
fin  d'un  grand  nombre  d'activités  composantes  indivi- 
duelles. Sa  conscience  n'est-elle  pas  comme  la  nôtre, 
à  la  fois  une  et  multiple?  Plusieurs  métaphysiques 
peuvent  donc  convenir  également  à  la  doctrine  de 
Tunité  organique  du  groupe  social.  Descaries  le  pre- 
mier, malgré  son  principe  du  CoyilOj  erao  sum  qui 
semble  élever  une  barrière  autour  de  chaque  indivi- 
vidualité,  malgré  sa  prédilection  pour  la  méthode 
géométrique  et  son  mépris  pour  toute  institution  née 
de  la  coutume  non  «  ajustée  au  niveau  de  la  raison  », 
Descartes,  disons-nous,  n'avait-il  pas  préparé  la  voie 
à  ses  disciples  en  montrant  d'une  part  la  continuité 


MONTESQUIEU  39 

des  corpjs  ef  la  commutation  indéfinie  des  mouvements, 
d'autre  part,  Timpersonnalité  et  l'universalité  do  la 
raison?  La  page  fameuse  où  Pascal  compare  l'huma- 
nité  à  un  seul  homme,  est  évidemment  inspirée  par 
la  métaphysique  cartésienne. 

Le  mouvement  se  continue  au  siècle  suivant.  Mon- 
tesquieu avait  débuté  par  des  éludes  de  physique 
générale  et  d'histoire  naturelle.  Ces  pensées  de  jeu- 
nesse imprimèrent  pour  toujours  leur  marque  sur  son 
esprit.  Si  la  société,  même  la  société  civile,  est  pour 
lui  soumise  à  des  lois,  c'est  qu'elle  fait  partie  de  la 
nature  où  rien  n'échappe  à  leur  empire.  L'organisation 
du  corps  social,  en  effet,  avant  de  reposer  sur  des 
idées  repose  sur  des  impulsions  instinctives,  le  senti- 
ment confus  de  la  faiblesse  individuelle,  le  besoin  d'a- 
liments^ le  penchant  sexuel  et  les  incHnations  sympa- 
thiques. La  société  ne  se  constitue  qu'ensuite  en  Etat. 
Mais  l'Etat,  œuvre  de  l'esprit-,  ne  cesse  pas  de  tenir 
par  ses  racines  au  milieu  physique  où  il  s'est  déve- 
loppé :  il  en  subit  les  hifluences  et  les  reflète  dans  su 
constitution.  Les  lois  expriment  cette  constitution, 
c'est-à-dire  formulent  les  rapports  essentiels  qu'ont 
entre  elles  les  différentes  parties  du  corps  social  ;  elles 
sont  liées  intimement  les  unes  aux  autres;  leur  ensemble 
forme  un  tout  rationnel,  systématique,  tel  qu'on  peut, 
si  l'on  connaît  bien  les  principales,  par  exemple  celles 
qui  touchent  à  la  forme  du  gouvernement  (nous  les 
appelons  organiques),  en  voir  dériver  toutes  les  autres 
comme  de  leur  source.  Chaque  peuple  a  les  siennes 
propres;  elles  sont  essentiellement  individuelles;  celles 
d'une  nation  ne  conviennent  à  nulle  autre  et  ne  se  ren- 


40  INTRODUCTION    HISTORIQUE 

contrent  en  effet  chez  nulle  autre.  De  plus  celles  qui 
ont  convenu  à  un  temps  ne  conviennent  plus  à  un 
autre  et  ne'  se  retrouvent  plus  en  effet  ce  temps 
passé,  sinon  modifiées  profondément.  Les  Etats  ont, 
comme  les  individus  vivants,  leur  naissance,  leur 
accroissement,  leur  décadence  et  leur  mort  :  leurs 
institutions  disparaissent  à  jamais  avec  eux. 

Ces  principes  posés,  il  n*y  avait  plus  qu'à  les  déve- 
lopper  par   l'étude  expérimentale   des   phénomènes 
sociaux  et  de  leurs  lois.  C'est  ce  que  firent  los  écono- 
mistes. «  La  société  humaine,  dit  Quesnay,  est  un  fait 
nécessaire  et  régi  par  des  lois  providentielles...   Lu 
mission  du  gouvernement,  de  l'autorité,  est,  non  pas 
de  faire  les  lois,  mais  de  déclarer,  de  proclamer  les 
lois  naturelles  et  d'en  assurer  le  maintien.  »  Mais  les 
phénomènes  ne  peuvent  être  connus  d'une  manière 
exacte,  leurs  rapports  constants  ne  peuvent  être  dé- 
terminés que  s'ils  sont  susceptibles  de  mesure.  Aussi 
l'économie  politique  s'appli(iuet-elle  dès  sa  naissance 
à  embrasser  les  faits  qu'elle  étudie  sous  des  formules 
mathématiques.   Tel  est  le  but  de  Hallez  (IG93),  de 
Jean  de  Witt,  de  Vauban,  de  Quesnay,  de  Turgot,  de 
Lavoisier,  de  Stewart  et  de  Smith.  C'est  par  la  confec- 
tion des  tables  de  mortalité  et  leur  interprétation  au 
mojen   du    calcul    des   probabilités  que  la    science 
débuta.  Elle  ne  tarda  pas  à  étendre  cette  méthode  à 
l'élude  d'autres  classes  de  phénomènes,  particulière- 
ment à  celle  des  phénomènes  de  la  richesse.  Bientôt 
même  les  mouvements  de  la  richesse  devinrent  pour 
quelques-uns  l'objet  exclusif  de  l'économie.  Mais  les 
esprits  philosophiques  du  xviir  siècle  se  refusèrent 


CONDORCET  ii 

toujours  à  cette  limitation  de  la  méthode  mathéma- 
tique appliquée  aux  faits  sociajux.  Quand  le  siècle  finit, 
cette  méthode  avait  atteint  dans  l'esprit  de  quelques 
hommes  (en  France  plus  qu'ailleurs)  sa  plus  haute  gé- 
néralité, et  sa  portée  la  plus  étendue.  Condorcet  écri- 
vait :  «  En  méditant  sur  la  nature  des  sciences  morales, 
on  ne  peut  s'empêcher  de  voir  qu'appuyées  comme 
les  sciences  physiques  sur  l'observation  des  faits  elles 
doivent  suivre  la  même  méthode,  acquérir  une  langue 
également  exacte  et  précise,  atteindre  au  même  degré 
de  certitude.  Tout  serait  égal  entre  elles  pour  un  être 
qui,  étranger  à  notre  espèce,  étudierait  la  société  hu- 
maine comme  nous  étudions  celle  des  castors  ou  des 
abeilles.  Mais  ici  l'observateur  fait  partie  lui-même  de 
la  société  qu'il  observe,  et  la  vériié  ne  peut  avoir  que 
des  juges  ou  prévenus  ou  séduits.  La  marche  des 
sciences  morales  sera  donc  plus  lente  que  celle  des 
sciences  physiques  (4).  »  Et  plus  tard,  dans  un  Ta^ 
bleau  général  de  la  science  qui  a  pour  objet  ï applica- 
tion du  calcul  aux  sciences  politiques  et  morales  : 
a  L'étendue  de  ces  applications  permet  de  les  regarder 
comme  formant  une  science  à  part...  Comme  toutes 
ces  applications  sont  immédiatement  relatives  aux 
intérêts  sociaux  ou  à  l'analyse  des  opérations  de  l'es- 
prit humain,  et  que  dans  ce  dernier  cas  elles  n'ont 
encore  pour  objet  que  Thomme  perfectionné  par  la 
société,  j'ai  cru  que  le  nom  de  Mathématique  sociale 
était  celui  qui  convenait  le  mieux  à  cette  science... 
Cette  exposition  en  montrera  toute  l'utilité.  On  verra 

[\)  Discoara  de  réception  à  r Académie  fraot^aise^  187:2. 


4-2  INTHODUCTION   HISTORIQUE 

qu'aucun  de  nos  intérêts  individuels  ou  publics  ne  lui 
est  étranger,  qu'il  n'en,  est  aucun  sur  lequel  elle  ne 
nous  donne  des  idées  plus  précises,  des  connaissances 
plus  exactes;  on  verra  combien,  si  cette  science  était 
plus  répandue  et  plus  cultivée,  elle  contribuerait  et 
au  bonheur  et  au  perfectionnement  de  l'espèce  hu- 
maine. »  Condorcet  répète  en  effet  en  plusieurs  en- 
droits de  cet  ouvrage  que  la  politique  ne  peut  pas  plus 
se  régler  efficacement  d'après  les  principes  généraux 
do  la  justice  que  l'industrie  d'après  les  données  de  la 
physiciue  populaire;  que  les  découvertes  de  la  science 
sociale  sont  nécessaires  à  la  vie  quotidienne  du  genre 
humain,  que  le  rapport,  enfin,  entre  la  spéculation  et 
la  pratique  est  le  même  dans  l'ordre  des  faits  humahis 
que  dans  tout  autre.  11  en  conclut  que,  comme  la 
nature  offre  à  la  science  une  mine  inépuisable  de  dé- 
couvertes, il  n'y  a  pas  de  limites  aux  avantages  qu'on 
peut  retirer  de  ses  progrès  ;  la  perfectibilité  de  notre 
espèce  est  indéfinie.  Rien  désormais  ne  peut  arrêter 
l'humanité  dans  sa  marche,  si  ce  n'est  une  révolution 
du  globe  qui  la  porte.  La  vitesse  et  la  direction  de  son 
mouvement  à  venir  peuvent  même  être  calculées  d'a- 
près la  vitesse  et  la  direction  de  son  mouvement 
passé.  En  résumé,  mesurer  les  phénomènes  sociaux 
pour  en  connaître  les  lois,  tirer  de  la  connaisstince 
des  lois  la  prévision  des  phénomènes  futurs,  fonder 
sur  cette  prévision  des  combinaisons  (lui  assurent  avec 
un  succès  croissant  le  bien-être  et  ramélioration  de 
la  race  humaine,  telle  était,  suivant  Condorcet,  la  tache, 
tfllo  était  la  puissance  de  la  science  sociale  enVisa- 
gée  comme  la  plus  élevée  des  sciences  naturelles. 


COiNDORCET  43 

C'étaient  là  de  séduisantes  applications  de  la  mé- 
thode d'Aristote  en  politique  :  faisons  un  instantabstrac- 
tion  des  autres  doctrines  que  vit  surgir  le  xviii^^  siècle  ; 
il  semble  qu'à  partir  de  ce  moment  les  applications 
pacifiques  d'une  telle  doctrine  n'ont  plus  qu'à  se  dé- 
rouler, favorisant  le  progrès  social  et  favorisées  par 
lui  (1).  Mais  il  n'en  devait  pas  être  ainsi.  Cette  concep- 
tion du  problème  était  sans  doute  trop  simple  et  s'en 
tenait  trop  à  la  surface.  Une  élaboration  nouvelle  était 
nécessaire,  et  par  conséquent  une  nouvelle  et  plus  ra- 
dicale contradiction. Quoiqu'il  en  soit,  pendant  ce  même 
siècle  une  idée  était  apparue  qui,  bouleversant  la  science 
politique  et  la  société  elle-même,  devait  suspendre 
tout  à  coup  les  progrès  théoriques  et  les  applications 
pratiques  de  la  méthode  expérimentale,  et  renvoyer  à 
un  demi-siècle  plus  tard  la  continuation  du  mouve- 
ment d'idées  si  heureusement  résumé  par  Condorcet. 
Cette  idée,  c'est  l'idée  d'absolu  :  c'est  dans  le  Contrat 
social  qu'elle  apparaît  nettement  pour  la  première 
fois.  Là  devait  aboutir  la  réforme  cartésienne,  avec  sa 
méthode  a  priori,  toute  géométrique,  avec  son  dédain 
de  la  coutume  et  son  ignorance  des  voies  cachées  par 
lesquelles  la  raison  se  fait  jour  à  la  longue  dans  les 
masses  populaires.  Une  constitution  où  tout  s'ensui- 
vrait nécessairement  comme  dans  une  série  de  théo- 
rèmes, une  constitution  fabriquée  en  une  fois  par  la 
raison  d'un  seul  homme  et  instantanément  appliquée, 
tel  est,  malgré  les  réserves  et  les  précautions  de  lan- 
gage dont  il  s'entoure,  l'idéal  politique  de  Descartes. 

(1)  Œuvres,  II,  p.  33.  On  sait  que  Turgot  était  Tami  de  Condorcet. 


44  INTnODUCTION   HISTORIQUE 

Le  Contrat  social  est  en  germe  dans  la  troisième  partie 
du  discours  de  la  méthode. 


II 


Comment  la  doctrine  qui  fait  de  la  société  une  partie 
de  la  nature  a-t-elle  pu  rencontrer  un  adversaire  dans 
Rousseau,  l'apôtre  de  la'nature  et  des  droits  naturels 
de  l'homme?  Rien  de  moins  surprenant  pour  qui  sait 
le  sens  tout  platonicien  que  prêtent  à  ce  mot  de  nature 
le  Coyilrat  social  et  les  autres  écrits  du  même  auteur  (1). 
La  nature  n'est  pas  un  état  primitif  d'imperfection  d'où 
l'homme  se  serait  élevé  péniblement  jusqu'au  point 
où  nous  le  voyons  parvenu  ;  c'est  un  état  de  perfection, 
celui  où  serait  l'homme  qui  aurait  développé  toutes  ses 
puissances,  seul  état  dont  on  puisse  dii*e  que  c'est  le 
vrai  état  de  l'homme,  puisque  l'être  qui  s'en  écarte 
est  par  cela  même  incomplet  et  dégradé.  En  ce 
sens,  la  société,  telle  que  la  veut  la  nature,  est  la 
société  idéale,  parfaite.  Le  droit  naturel  est  le  droit 
absolu,  aussi  complet  du  moins  que  la  raison  peut  le 
concevoir.  La  méthode  consiste  des  lors  à  déduire  de 
l'idéal  une  fois  posé  les  conséquences  qu'il  implique. 
Quant  à  la  réalité ,  l'idéal  ne  l'explique  pas ,  il  la 
juge.  Conception  de  la  raison,  il  ne  se  dégage  pas  des 
faits  comme  une  lumière  qui  leur  serait  propre  et 
s'aviverait  par  leur  contact;  il  projette  sur  eux,  à  la 

(1)  RooMean  a  beaucoup  emprunté  à  Platon.  VEmile  et  le  Contrat 
social  renferment  un  très  grand  nombre  iTiJées  et  de  prcceptcs  évi- 
demment tirés  de  la  Réimblique  et  des  Lois- 


HOUSSBAU  45 

façon  de  l'éclair,  des  lueurs  soudaines  qui  les  con- 
damnent. 

C'est  de  l'individu  qu'il  faut  partir  ici  encore.  Il  nUît 
libre.  Non  d'une  liberté  de  fait,  mais  d'une  liberté  de 
droit.  Le  droit  est  invariable,  égal,  absolu,  impres- 
criptible ;  telle  est  la  liberté  en  chacun  de  nous.  Elle 
est  inaliénable,  puisqu'elle  tient  à  la  qualité  d'homme  : 
on  se  séparerait  plutôt  de  sa  propre  nature  que  de  son 
droit  d'homme  libre.  Contre  tout  faux  droit  tendant  à 
opprimer  le  droit  primitif,  la  revendication  est  éternel- 
lement ouverte  parce  qu'éternellement  l'homme  est 
libre.  Les  jeux  de  la  force  et  du  hazard  ne  changent 
rien  à  notre  nature.  Certes,  la  liberté  est  souvent 
violée  :  elle  l'est  chez  Tenfant  qui  se  trouve  incorporé 
malgré  lui  dans  une  société  qu'il  ignore  ;  chez  les  peu- 
ples opprimés,  chez  les  citoyens  môme  des  Etats  en 
apparence  les  plus  réguliers  :  la  force  règne  partout  et 
la  liberté  absolue  n'est  nulle  part.  Mais  le  triomphe  de 
la  force  n'abolit  pas  le  droit  ;  ils  ne  sont  pas  de  môme 
ordre;  Tune  est  toute  physique,  l'autre  appartient  à 
une  sphère  supérieure,  à  la  moralité.  Chaque  homme, 
à  ce  point  de  vue,  est  un  monde  qui  se  suffit  ;  monde 
absolu  et  indépendant:  il  est  cette  réalité  auguste  qu'on 
appelle  une  personne.  Contre  la  personne  et  son  auto- 
nomie native,  nulle  puissance  de  fait  ne  saurait  pré- 
valoir. 

Ce  n'est  pas  une  tâche  facile  que  d'organiser  entre 
eux,  c'est-à-dire  de  subordonner  les  uns  aux  autres  des 
éléments  de  valeur  absolue.  C'est  cependant  le  but  du 
Contrat  social.  Une  s'agit  de  rien  moins  que  de  «  trouver 
une  forme  d'association  qui  défende  et  protège  de  toute 


4G  INTRODUCTION    HISTORIQUE 

la  force  commune  la  personne  et  les  biens  de  chaque 
associé  et  par  laquelle  chacun  s'unissanl  à  tous  n'o- 
béisse pourtant  qu'à  lui-même  et  reste  aussi  libre  qu'au- 
paravant. »  Une  telle  association  ne  peut  d'abord  se 
former  que  du  consentement  exprès  de  ses  membres. 
Emile  choisit  la  société  civile  où  il  aime  le  mieux  vivre  ; 
il  ne  naît  pas  citoyen  d'un  pays,  il  se  fait  tel  au  jour 
de  sa  maturité.  Il  reste  libre,  du  reste,  de  se  retirer  de 
l'association  dès  qu'il  le  voudra.  Chaque  génération 
qui  naît  jouit  de  la  même  faculté  ;  l'Etat  reste  ainsi 
sans  cesse  en  question  dans  le  fait  même  de  son  exis- 
tence. Et  cela  est  juste;  loin  d'opprimer  les  volontés 
libres  qui  le  composent,  il  doit  être  incessamment  leur 
œuvre,  a  La   constitution  de  l'Etat  est  l'ouvrage  de 
l'art.  »   De  là  résulte  la  nécessité  pour  chacun  des 
membres  de  l'association  d'intervenir  à  chaque  mo- 
ment dans  l'entretien  de  ce  frêle  artifice  :  leur  as- 
semblée doit  être  pour  ainsi  dire  permanente  pour 
que  la  volonté  qui  maintient  l'Etat  reste  perpétuelle- 
ment en  acte;  sans  cela,  il  n'y  a  plus  d'Etat.  Que  les 
citoyens  ne  s'aviseot  pas  de  se  préoccuper  des  intérêts 
publics  :  «  ce  mol  de  finances  est  un  mot  cVesclaves;  » 
qu'ils  se  gardent  surtout  d'en  confier  lo  dépôt  à  un  petit 
nombre  d'hommes  choisis  :  toute  délégation  est  une 
abdication.  La  souveraineté  est  intransmissible,  comme 
la  liberté.  «  La  volonté  ne  se  représente  point;  elle 
est  la  même  ou  elle  est  autre,  il  n'y  a  point  de  miUeu... 
Le  peuple  anglais  croit  être  libre  ;  il  se  trompe  foit.  Il 
ne  Test  que  durant  l'élection  des  membres  du  Parle- 
ment. Sitôt  qu'ils  sont  élus,  il  est  esclave,  il  n'est  rien.  » 
Lu  souveraineté  réside  donc  dans  le  peuple,  en  tant 


ROUSSEAU  47 

que  composé  d'individus  libres,  d'une  manière  con- 
tinue et  en  totalité,  sans  exclusion  de  l'application  qu'il 
en  peut  faire  pour  se  dissoudre.  Chacun  des  individus 
a  toujours  le  droit  de  rentrer  en  possession  de  sa  liberté 
naturelle;  comment  tous  le  perdraient-ils  par  le  fait  de 
leur  réunion?  Rousseau  ne  s'efiraye  pas  de  celte  con- 
séquence  extrême  du  principe  qu'il  a  posé  :  «  l'asso- 
ciation civile,  dit  il  lui-même,  est  l'acte  du  monde  le 
plus  volontaire.  » 

Ce  n'est  pas  que  les  conséquences  ne  soient  embar- 
rassantes. Ainsi  comment  l'association  pourra-t-elle 
mettre  à  mort  légitimement  un  de  ses  membres  ré- 
voltés? De  quel  droit  frappera-t-elle  une  de  ces  per- 
sonnes  que  sa  fin  est  de  protéger  et  de  la  volonté  de 
laquelle  dépend  actuellement  son  existence?  Rousseau 
déclare  que  quand  la  société  saisit  l'auteur  d'un  crime, 
elle  n'est  plus  en  présence  d'une  personne  morale, 
mais  d'un  ennemi,  d'un  «  homme  physique  »  ;  il  veut 
dire  d'une  bête.  Mais  par  quel  miracle  subit  la  per- 
sonne perd-elle  son  caractère  inaliénable  et  com- 
ment la  société  qui  n'a  point  investi  l'individu  de  ses 
droits,  puisqu'il  les  apporte  en  naissant,  pourrait- 
elle  légitimement  les  lui  ôter?  D'autre  part  une  guerre 
que  je  trouve  injuste  est  déclarée  par  mon  pays  :  qui 
me  déniera  le  droit  de  rompre  à  ce  moment  le  pacte 
social?  Rousseau  le  fait,  mais  il  ne  dit  pas  en  vertu  de 
quelle  raison.  Il  n'y  en  a  pas  de  valable  à  tirer  de  son 
système. 

Nlil  Etat  n'est  possible,  ainsi  constitué.  On  n'est  pas 
surpris  de  voir  Rousseau  déclarer  que  l'avénemenl  de 
sa  cité  idéale  suppose  un  peuple  de  dieux.  Un  con- 


48  INTRODUCTION    HISTORIQUE 

cours  permanent  de  volontés  pleinement  délibérées  et 
toujours  en  acte,  n'ayant  pour  objet  que  le  maintien 
de  droits  abstraits,  outre  qu'il  manque  de  toute  raison 
d'être,  puisque  de  Taveu  de  Rousseau  il  porte  à  ces 
droits  d'inévitables  atteintes,  est  en  debors  des  condi- 
tions biologiques  où  se  meut  l'homme,  être  vivant 
qui  naît,  qui  grandit,  qui  vieillit  et  qui  meurt,  qui  a 
des  besoins  et  des  maladies,  qui  aime  et  qui  hait, 
qui  ignore  et  qui  oublie,  produit  d'influences  qu'il 
subit  le  plus  souvent  sans  le  savoir,  et  d'habitudes  à 
peine  conscientes,  en  pariie  personnelles,  en  partie 
héritées.  Ce  que  Descartes  avait  fait  pour  Tàme  indi- 
viduelle,  Rousseau  le  fait  pour  Tàme  sociale;  il  y 
supprime  l'involontaire.  C'est  ôter  à  l'une  comme  à 
Tautre  le  sol  où  elles  reposent,  où  elles  ont  leurs 
racines. 

Kant  reprit  cette  thèse  de  la  liberté  absolue  et  en 
fit,  comme  on  sait,  la  pièce  maîtresse  de  sa  métaphy- 
sique. Mais  il  en  sut  corriger  les  excès  par  ses  vues 
aussi  délicates  qu'étendues  sur  l'accord  de  la  nature 
et  des  réalités  supérieures.  Entre  le  mouile  des  phé- 
nomènes réglé  par  des  lois  invariables  qui  sont  en 
définitive  celles  du  mécanisme,  et  le  monde  des  nou- 
mèaes  qui  ne  connaît  pas  de  loi,  parce  que  c'est  celui 
delà  liberté  pure,  sa  Critique  dtt  jur/cmc/U  montre 
un  lien  subtil^  la  finalité.  En  abordant  Tétude  du 
monde,  notre  esprit  s'attend  à  le  voir  livré  au  désordre 
et  à  rincohérence,  car  si  le  mécanisme  implique  la 
détermination  des  phénomènes,  il  n'en  suppose  eu 
aucune  façon  Tarrangement  harmonieux.  Frappé  de 
voir,  au  contraire,  ce  monde  si  plein  dans  toutes  ses 


KANT  49 

parties  d'un  merveilleux  accord,  étonné  d'y  trouver 
ses  propres  intentions  comme  réalisées  d'avance  par 
la  sourde  nature,  l'esprit  est  porlé  à  croire,  sans  pou- 
voir le  démontrer,  à  un  ordre  latent,  substantiel,  à  une 
conspiration  secrète  des  phénomènes  en  vue  de  la 
manifestation  des  noumènes  ou  réalités  mét«])hy- 
siques.  Mais  cette  conspiration  se  fait  au  sein  même  du 
mécanisme  et  sans  rompre  l'inflexibilité  de  ses  lois. 
Le  divorce  doit  donc  cesser  à  ce  point  de  vue  entre  la 
métaphysique  et  la  physique,  entre  la  théologie  et  la 
science.  La  Providence  agit  et  développe  ses  desseins 
au  cœur  même  de  la  nature.  Kant  lui  même  a  pris  soin 
d'appliquer  ces  vues  profondes  à  l'évolution  de  l'huma- 
nité. Il  l'a  fait  avec  une  précision  telle  que  nulle  ana- 
lyse ne  peut  remplacer  ses  propres  paroles,  a  De 
quelque  façon,  dit-il,  que  l'on  veuille  en  métaphysique 
se  représenter  le  libre  arbitre,  les  manifestations  en 
sont  dans  les  actions  humaines  déterminées  comme 
tout  autre  phénomène  par  les  lois  générales  de  la 
nature.  L'histoire  qui  s'occupe  du  récit  de  ces  mani- 
festations, quelque  profondément  qu'en  soient  cachées 
les  causes,  ne  renonce  cependant  pas  à  un  espoir  : 
c'est  que,  considérant  en  grand  le  jeu  du  hbre  arbitre, 
elle  y  découvre  une  nature  régulière,  et  que  ce  qui, 
dans  l'individu,  frappe  les  yeux  comme  confus  et  sans 
règle,  se  reconnaisse  dans  l'espèce  com*me  un  déve- 
loppement continuel,  bien  que  lent,  des  dispositions 
originelles.  Aiiisi  les  mariages,  les  naissances  et  les 
morts  paraissent  n'être  soumis  à  aucune  règle  qui 
permette  d'en  calculer  à  l'avance  le  nombre;  et  ce- 
pendant les  tables  annuelles  faites  en  de  grands  pays 


50  INTRODUCTION    HISTORIQUE 

témoignent  que  cela  obéit  autant  à  des  lois  constantes 
que  les  variations  de  ratmosphere,  dont  aucune  en 
particulier  ne  peut  être  prévue  à  point  nommé,  mais 
qui,  eu  somme,  ne  manquent  pas  à  procurer  d'une 
façon  uniforme  et  sans  interruption,  la  croissance  des 
plantes,  le  cours  des  fleuves,et  tout  le  reste  de  l'économie 
naturelle.  Les  individus  et  même  les  peuples  entiers  ne 
s'imaginent  guère  que  tout  en  s' abandonnant  chacun 
à  leur  propre  sens,  et  souvent  à  des  luttes  Vun  contre 
Vautre,  ils  suivent  à  leur  insu,  comme  les  abeilles  et 
les  castors,  le  dessein  de  la  nature  d  eux  inconnu^  et 
concourent  à  une  évolution  qui,  lors  même  qu'ils  en 
auraient  une  idée,  leur  importerait  peu  (1)  » 

Malheureusement  les  sages  eflorts  de  Kant  pour 
concilier  la  métaphysique  et  la  science,  la  liberté  et  le 
mécanisme,  ne  devaient  pas  être  continués  par  son 
successeur  immédiat.  Fichte  pose  tout  d'abord  le 
caractère  absolu  des  volontés  humaines  .-.aucune  ne 
doit  être,  dans  la  société  civile,  considérée  comme  un 
moyen  par  rapport  aux  autres  :  toutes  sont  fins  en  soi, 
c'est-à-dire  sans  condition.  Entre  de  tels  éléments  de 
société,  il  ne  peut  être  question  de  subordination; 
le  seul  rapport  possible  est  un  rapport  de  coordi- 
nation. Mais  les  volontés  libres  ne  constituent  dans 
le  fond  qu'une  seule  volonté,  puisque  rien  ne  les 
distingue  et  ne  les  sépare  que  ce  qu'il  y  a  d'imparfait 
en  elles,  c'est  à-dire  l'organisme,  a  La  véritable  des- 
tination  de  l'homme   est  donc   de  former  avec  les 


(I)  Kant,  Idée  fTun^  hiatoire  universelle  au  point  de  vue  de  P/iuma- 
nitt^,  17HV. 


FICHTE  .  51 

autres  hommes  une  union  qui  par  son  intimité  soit 
toujours  plus  étroite,  par  son  étendue  toujours  plus 
large. . .  Le  but  final  et  suprême  de  la  société  est 
d'amener  à  une  entière  unité  tous  ses  membres 
possibles  (1).  » 

En  dépit  des  améliorations  que  le  point  de  vue  mé- 
taphysique où  se  plaçait  Fichte  après  Kant  lui  permet- 
tait d'apporter  à  la  doctrine  de  Rousseau,  on  voit  que 
celle-ci  subsiste  ici  dans  ses  traits  essentiels.  Une  telle 
société  est  moins  un  corps  vivant  qu'une  juxtaposition 
de  volontés,  un  monde  des  âmes.  Rousseau  fixait  à 
cette  cité  idéale  d'étroites  limites,  pensant  la  rendre 
ainsi  plus  réalisable  ;  Fichte  au  contraire  l'affranchit 
de  toute  limite  et  veut  en  faire  une  communauté  uni- 
verselle. Il  a  raison.  Ainsi  entendue,  elle  est  en  dehors 
des  conditions  de  l'espace  et  du  temps;  elle  n'a  plus 
aucun  rapport  avec  la  réalité.  C'est  une  conception,  non 
plus  poUtique,  mais  morale,  esthétique  surtout,  ana- 
logue à  la  cité  de  Jupiter  des  Stoïciens.  Arrivée  à  ce 
point,  la  théorie  qui  élève  la  société  au-dessus  de  la 
nature  et  n'emprunte  rien  à  l'expérience  pour  se  con- 
stituer atteignait  sa  limite  extrême  ;  elle  ne  devait  pas 
tarder  à  se  résoudre  en  son  contraire. 

Fichte  lui-même,  quelque  temps  après,  prenait  les 
armes  pour  combattre  la  réalisation  de  cette  cité  uni- 
verselle tentée  par  la  révolution  française.  A  partir  de 
ce  moment  commence  en  Allemagne  même  une  réac- 
tion contre  celte  doctrine.  On  y  cherche  dès  lors  à  con- 
stituer la  science  de  la  cité  concrète,  particulière,  de 

.  (1^  Destination  du  Savant,  p.  39  de  la  (rad.  française. 


52  INTRODUCTION    HISTORIQUE 

TEtat  réel;  et  par  suite  on  est  forcé  de  tenir  compte  de 
ces  conditions  de  temps  et  de  lieu,  de  race  et  de  tempé- 
rament, hors  desquelles  il  n'y  a  place  que  pour  des 
chimères.  D'autre  part  ce  ne  sera  plus  seulement  la 
volonté  libre,  délibérée,  qui  sera  regardée  comme 
l'auteur  de  la  société  ;  ce  sera  Timpulsion  plus  ou 
moins  consciente;  et  l'involontaire,  un  instant  mé- 
connu, reprendra  ses  droits  dans  la  psychologie  so- 
ciale. Partant  la  société  ne  sera  plus  considérée  comme 
un  pur  produit  de  Tart,  indépendant  de  la  nature  au- 
dessus  de  laquelle  elle  serait  suspendue  dans  une 
sphère  différente  ;  on  y  verra  un  être  physique  qui  ne 
peut  devenir  un  être  moral  et  s'élever  au-dessus  du 
monde  matériel  qu'en  obéissant  à  ses  lois.  Tel  est  le 
point  de  vue  de  Hegel  (1). 

L'absolu  est  partout  dans  le  langage  de  Hegel  ;  dans 
le  fond  de  sa  doctrine  il  n'est  nulle  part.  Toutes  les 
existences,  suivant  lui,  manifestent  lidéal  absolu,  mais 
comme  aucune  de  ces  manifestations  particulières  ne 
répuise,  toutes  sont  relatives  et  réelles,  c'est-à-dire 
concrètes,  soumises  aux  conditions  de  l'espace  et  du 
temps.  La  société  humaine  est  l'une  de  ces  existences. 
Elle  a  pour  conditions  toutes  les  existences  inférieures 
qui  Tout  précédée,  toutes  les  influences  du  milieu 
d'où  elle  se  dégage.  Gomme  tout  ce  (jui  est,  elle  est 
soumise  à   la  loi  du  développement  successif  et  de 


(1)  Nous  omellons  à  desiiein  les  id^'es  de  Uorder  daus  cette  revue  des 
sydlèmes  originaux  de  philosophie  sociale.  Herder  (  17U-1803;,  uprèd 
yonle.^quieu  et  Raiit,  u*apporlc  rien  de  nouveau  eu  proclauianl  Tenchut- 
ueuionl  des  phénonaènes  hi^to^iquea.  Sou  syàtème  (sieos  idt^es  difTusea 
méritent  ce  uom)  est  celui  môme  de  Kant,  avec  la  netteté  en  moins. 


HEGEL  53 

l'organisation  par  parties.  La  famille  en  est  le  germe  : 
la  société  civile  montre  ce  germe  développé  ;  mais  il 
n'atteint  son  achèvement  que  dans  l'Etat,  supérieur  à 
la  société  civile. 

Tout  d'abord  Tindividu  sort  de  soi  par  Tamour.  Dans 
l'union  qui  en  résulte,  les  deux  sexes  prennent  con- 
science d'eux-mêmes  comme  parties  d'untout  unique; 
mais  cette  abdication  de  leur  indépendance,  loin  de 
les  diminuer,  les  accroît,  en  les  élevant  à  la  conscience 
d'eux-mêmes  comme  espèce.  L'espèce  en  effet,  ou  le 
genre,  est  plus  réelle  que  l'individu.  Le  mariage,  fondé 
sur  le  rapport  sexuel,  dépasse  de  beaucoup  ce  lien 
sensible  et  temporaire  par  la  confiance  réciproque, 
par  le  partage  des  sentiments,  par  Téducation  en 
commun  des  enfants,  et  revêt  ainsi  une  haute  signi- 
fication sociale.  Mais  cela  n'est  possible  que  par  la 
communauté  des  biens  et  la  permanence  de  Tunion, 
par  conséquent  par  un  contrat  :  c'est  par  là  que  le 
mariage  suppose  l'intervention  de  la  société  civile.  • 

On  est  encore  conduit  à  celle-ci  par  la  considération 
des  enfants  issus  de  la  famille.  Ils  foui  d'abord  partie 
intime  de  la  famille.  Ils  sont  l'amour  mutuel  des  époux, 
devenu  de  subjectif  objectif,  c'est-à-dire  extérieure- 
ment réalisé  et  vivant.  Mais  bientôt  l'unité  de  la  fa- 
mille se  rompt.  L'individualité  des  enfants  se  sépare 
de  celle  des  parents,  se  pose  même  en  face  de  la  leur. 
De  plus  chacun  s'oppose  aux  autres  et  veut  vivre  pour 
soi.  Us  resteraient  à  l'état  de  dispersion  et  d'isolement 
sans  le  besoin  qui  les  unit.  La  satisfaction  des  exi- 
gences les  plus  pressantes  du  besoin  amène  un  pro- 
grès d'intelligence  et  celui-ci  rend  possible  la  division 

4 


s. 


o4  INTRODUCTION    IIISTOHIQUE 

du  travail,  par  où  la  dépendance  de  l'individu  vis-à- 
vis  dé  la  société  se  trouve  solidement  établie.  Il  y 
gagne  en  revanche  une  valeur  nouvelle  par  sa  partici- 
pation à  une  production  plus  abondante  de  richesses 
et  d'idées,  surtout  par  l'estime  et  la  dignité  que  lui 
vaut  son  travail,  utile  à  tous.  La  conscience  généralisée 
des  rapports  réciproques  de  ces  individus,  dans  le  tra- 
vail et  la  possession,  fonde  la  loi.  Il  y  a  des  lois  dans 
tout  être  de  nature^  les  animaux  aussi  bien  que  les 
astres.  Mais  ces  lois  ne  sont  pas  connues  de  ceux 
qu'elles  régissent.  Au  contraire  la  loi  pour  Thomme 
n'existe  qu'autant  qu'elle  est  à  quelque  degré  connue 
de  lui.  Elle  est  en  lui  à  la  fois  idée  et  mode  essentiel 
d'existence. 

Cependant,  en  raison  de  leur  généralité  même,  les 
lois  ne  peuvent  tout  prévoir  ;  le  conflit  des  intérêts 
exige  Tintervention  d'une  force  collective  supérieure. 
D'ailleurs  l'intérêt  est  toujours  égoïste  ;  il  faut  que 
des  sentiments  plus  puissants  obligent  les  individus  à 
sortir  d'eux-mêmes  en  vue  d'un  grand  objet  qui  les 
unisse  tous  :  sans  quoi  la  société,  née  des  besoins, 
va  se  dissoudre.  Cette  force  coercitive  et  cet  attrait 
se  trouvent  dans  l'Etat.  «  Il  est  la  substance  sociale 
arrivée  à  la  conscience  d  elfe-même  {Philosophie  de 
respritj  trad.  Vera,  vol.  II,  p.  319).  »  Sa  fin  est  plus 
haute  que  celle  de  Tassocialion  civile.  Dans  celle-ci 
les  individus  peuvent  encore  poser  leur  intérêt  comme 
but  de  l'action  commune,  d'où  il  suit  que  le  lien  com- 
mun est  arbitraire  et  dépend  de  ceux  qu'il  unit. 
Ici  l'union  à  elle  seule  et  pour  elle  seule  est  la  fin; 
conserver  la  famille,  maintenir  les  droits  de  l'associa- 


HEGEL  S5 

tion  civile,  TEtat  doit  le  faire,  mais  il  doit  aussi  briser 
les  résistances  qui  lui  pourraient  venir  de  ces  splières 
inférieures  dans  la  réalisation  de  son  œuvre. 

Les  aspirations  subjectives  de  chacun  vers  l'unité 
entrent  dans  le  domaine  de  la  réalité  par  l'action  du 
gouvernement,  lequel,  représentant  la  volonté  de 
l'Etat,  en  est  le  point  culminant,  en  pénètre  toutes 
les  parties  et  en  figure  l'unité  vivante.  C'est  lui  qui 
pourvoit  au  concert  des  différents  pouvoirs  ;  sans 
son  initiative  ceux-ci  s'opposeraient  incessamment 
les  uns  aux  autres  dans  un  balancement  stérile  ; 
c'est  lui  qui  crée  parmi  les  activités  particulières 
les  différenciations  nécessaires  aux  jeux  de  Torga- 
nisme,  et  c'est  à  lui  que  ces  activités  diverses 
aboutissent  comme  à  leur  suprême  résultat.  C'est 
cette  différenciation  qui  rend  l'égalité  absolue  chi- 
mérique comme  la  liberté  absolue  :  ces  deux  pré- 
tentions sont  faites  pour  dissoudre  le  plus  solide  des 
Etats.  Néanmoins,  ce  que  les  citoyens  ont  de  liberté 
et  d'égalité,  c'est  de  l'Etat  qu'ils  le  reçoivent,  puisque 
l'un  et  l'autre  sont  impossibles  sans  la  loi,  œuvre  de 
l'Etat.  La  limite  seule  des  concessions  est  assez  diffi- 
cile à  fixer  d'une  manière  générale  ;  elle  s'écarte  ou 
se  rapproche  suivant  les  mœurs,  les  circonstances, 
l'esprit  de  la  législation.  Plus  FElat  est  fort,  plus  les  ci- 
toyens sont  libres,  et  réciproquement.  En  principe,  au- 
cune loi  ne  vaut  par  sa  lettre  seule.  Ce  qui  en  détermine 
la  portée,  ce  sont  les  habitudes  plus  ou  moins  con- 
scientes des  individus.  La  constitution  d'un  peuple,  plus 
que  tous  les  autres  groupes  de  lois,  reçoit  sa  réalité  de 
cette  sorte  d'influences;  on  ne  la  fait  pas,  elle  se  fait; 


56  INTRODUCTION    HISTORIQUE 

mieux  encore,  elle  est.  Tout  changement  dans  la  con- 
stitution suppose  déjà  une  constitution,  puisque  ce 
changement  est  un  acte  collectif  que  l'Etat  ne  peut 
accomplir  s'il  n'est  assis  déjà  sur  certaines  bases. 
«  Cest  lesprit  immanent  des  peuples  et  Vhistoire  qui 
ont  fait  et  qui  font  les  constitutions.  »  Ils  les  défont 
aussi,  d'une  manière  également  insensible,  quand  Tin- 
dividu  social  subit  la  loi  de  toute  vie  et  meurt,  ayant 
achevé  son  œuvre. 

L'unité  nationale  se  manifeste  surtout  dans  les  rap- 
ports d'un  peuple  avec  les  autres.  C'est  là,  c'est  dans 
cette  opposition  violente  que  l'individualité  de  l'Etat 
se  détermine  et  affirme  son  caractère  absolu  ;  à  l'ex- 
térieur, en  brisant  les  obstacles  qui  s'opposent  à  son 
indépendance,  à  l'intérieur  en  absorbant  les  existences 
individuelles  dans  la  sienne  propre.  La  guerre  est  «  le 
moment  où  TEtat  atteint  à  son  unité  idéale,  à  son 
idéalité,  en  ce  que  toutes  les  autres  fins,  tous  les  autres 
biens,  la  propriété  et  la  vie  elles-mêmes,  viennent 
se  concentrer  et  s'absorber  en  lui  (Op.  cit.,  p.  417). 

Mais  quelle  est  cette  idée  en  qui  une  société  prend 
conscience  d'elle-même  comme  Etat?  C'est  ici  que 
réapparaît  la  notion  de  l'absolu,  mais  transportée  de 
l'individu  à  la  société.  Le  pouvoir  collectif,  expression 
de  la  conscience  et  de  la  volonté  commune,  représente 
un  moment  de  la  manifestation  de  l'absolu,  et  tant  que 
la  pensée  n'a  pas  dépassé  ce  moment,  tant  que  les 
contradictions  qu'il  renferme  inévitablement  n'ont  pas 
apparu  aux  yeux ,  il  doit  passer  pour  l'absolu  lui- 
même.  De  là  le  caractère  divin  de  l'Etat.  L'Etat  est 
un  Dieu  réel.  Cependant  ce  qu'il  y  a  de  divin  en  lui 


HEGEL  57 

n'est  pas  l'organisation  concrète  par  laquelle  il  exerce 
son  action,  c'est  l'esprit  collectif  d'où  il  émane.  Et  cet 
esprit  prend  conscience  de  lui-même  comme  concep- 
tion religieuse  avant  de  se  déterminer  sous  forme 
d'Etat.  La  séparation  absolue  que  Ton  tente  d'établir 
entre  les  sentiments  religieux  d'un  peuple  et  sa  con- 
stitution politique  part  d'une  «  erreur  monstrueuse 

Il  ne  peut  y  avoir  deux  consciences  :  une  conscience 
religieuse  et  une  conscience  sociale  »  (Op.  cit-,  p.  434). 
—  «  L'idée  de  Dieu  constitue  la  base  sur  laquelle 
repose  toute  nationalité.  De  la  religion  découle  fatale- 
ment la  forme  de  l'Etat  et  sa  constitution,  et  cela  à 
tel  point  que  la  constitution  politique  d'Athènes  et  de 
Rome  n'est  possible  qu'avec  le  paganisme  particulier 
de  ces  peuples...  Le  génie  d'un  peuple  est  un  génie 
déterminé,  individuel,  qui  prend  conscience  de  son 
individualité  en  différentes  sphères  :  il  en  prend 
conscience  par  son  art ,  par  sa  religion ,  par  sa 
science.  »  La  pensée  de  Schelling  est  la  même  sur 
ce  point,  puisqu'on  a  pu  se  demander  si  les  lignes 
précédentes  ne  sont  point  un  écho  de  son  enseigne- 
ment, déjà  prêt  à  cette  époque,  sur  la  Philosophie  des 
mythes  (4). 

Ce  qu'il  y  a  d'essentiel  et  de  vraiment  personnel  dans 
la  philosophie  sociale  de  Hegel,  c'est  la  synthèse  des 
deux  doctrines  dont  nous  venons  de  voir  l'opposition 
se  manifester  pendant  le  dix-septième  et  le  dix-hui- 
tième siècle.  D'une  part  l'Etat  était  considéré  comme 


(1)  Voir  Schelling,  Leçons  sur  la  Philosophie  de  la  Mythologie,  I, 
p.  107  (aU.)>  et  Uïïx  MuLLER,  Science  des  religions,  p.  77  de  latrad.  franc. 


S8  INTRODUCTION    HISTORIQUE 

un  être  vivant  soumis  aux  lois  biologiques,  et  dont 
l'élude  appelait  la  méthode  même  des  sciences  natu- 
relles ;  d'autre  part  il  était  regardé  comme  un  produit 
de  rartifice  humain,  comme  une  œuvre  arbitraire  de 
la  volonté  individuelle,  soumis  en  tant  que  conception 
de  l'esprit  aux  lois  absolues  de  la  lugiipie,  et  formant 
en  dehors  de  la  nature  un  monde  à  part.  Hegel  fait 
sentir  pleinement,  en  vertu  de  son  principe  de  Tiden- 
tité  de  ridée  et  de  Têtre,  de  la  logi(|ue  et  de  la  vie, 
que  TEtat,  notion  abstraite  dans  chaque  intelligence, 
est  en  même  temps  principe  d'action  et  source  de 
vie  pour  les  volontés  conspirantes,  en  sorte  que 
les  individus  ont  à  la  rigueur  leur  réalité  en  lui,  et 
qu'ils  forment  en  lui  un  tout  organique,  un  corps  à 
la  fois  intelligible  et  naturel.  Bref,  la  société  humaine 
apparaît  comme  un  organisme  concret,  mais  en  même 
temps  comme  un  organisme  moral.  C'est  une  con- 
science vivante  dont  le  fond  substantiel  est  une  réci- 
procité de  penchants  et  de  besoins,  mais  dont  l'épa- 
nouissement suppose  chez  tous  ses  membres  la 
volonté  plus  ou  moins  définie  de  ne  plus  faire  qu'un 
dans  une  seule  idée.  Ainsi  se  trouve  levée  l'opposition 
radicale  qui  semblait  exister  entre  l'individu  et  TEtat. 
Ainsi  se  trouve  ramené  à  une  direction  unique,  par  un 
retour  à  la  conception  d'Aristote,  le  double  mouvement 
que  nous  venons  de  suivre. 

Bien  que  professant  une  métaphysique  toute  diffé- 
rente, l'école  antirévolutionnaire  française  obéissait, 
dans  sa  lutte  contre  Rousseau,  à  des  tendances  sem- 
blables. Joseph  de  Maistre  nous  en  fournira  l'expres- 
sion la  plus  complète. 


DE  BIAISTRB  59 

C'est  très  vraisemblablement  à  Vico  que  celui-ci 
a  emprunté  ses  idées.  Vico  (1668-1744.  —  La  science 
nouvelle  est  de  1725),  antérieur  à  Montesquieu,  mais 
presque  ignoré  de  ses  contemporains,  ne  mérite 
pas  d'occuper  une  placg  distincte  dans  Thistoire  de 
la  philosophie  sociale  :  à  l'époque  où  il  a  commencé 
à  être  connu ,  il  était  déjà  de  beaucoup  dépassé  ; 
son  obscurité  est  si  grande  que  ce  qu'on  admire  chez 
lui,  ce  que  l'on  cite  d'ordinaire,  à  savoir  sa  théorie 
des  âges  et  des  ricorsi^  n'est  pas  ce  qu'il  a  de  plus 
original,  ni  même  ce  à  quoi  il  tient  le  plus.  J/idée 
fondamentale  de  ses  ouvrages  est  la  restauration 
du  fait,  c'est-à-dire  de  l'expérience  dans  la  science 
sociale  à  la  place  qu'avait  usurpée  la  raison  a  priori. 
Nettement  opposé  à  Descartes,  il  aspire  à  remplacer 
les  conceptions  abstraites,  géométriques,  dont  se 
nourrissait  déjà  la  spéculation  dans  les  sciences  ju- 
ridiques et  morales,  par  les  données  concrètes  do 
ce  qu'il  appelle  la  philologie,  c'est-à-dire  de  Thistoire. 
La  société  n'est  pas  l'œuvre  de  la  raison  explicite  à 
laquelle  le  cartésianisme  veut  tout  subordonner;  elle 
n'est  pas  l'œuvre  du  sens  individuel.  Elle  résulte  de  la 
sagesse  inconsciente  et  collective  qui  se  manifeste  dans 
les  institutions  même  des  peuples  primitifs  et  qui 
n'est  que  Texpression  des  nécessités  sociales.  Pour 
exister,  une  société  doit  être  régie  par  des  coutumes 
appropriées  à  son  état;  ces  coutumes,  la  Providence, 
c'est-à-dire  la  nature,  les  produit  sans  que  personne 
les  invente  expressément,  sans  que  ceux  qui  les 
observent  sachent  même  quel  en  est  le  but.  «  Sans 
doute  les  hommes  ont  fait  eux-mêmes  le  monde  social, 


60  INTRODUCTION    HISTORIQUE 

c'est  le  principe  essentiel  de  la  science  nouvelle; 
mais  ce  monde  n'en  est  pas  moins  sorti  d'une  intelli- 
gence qui  souvent  s'écarte  des  fins  particulières  que 
les  hommes  s'étaient  proposées,  qui  leur  est  quelque- 
fois contraire  et  toujours  supérieure.  Ces  fins  bornées 
sont  pour  elle  des  moyens  d'atteindre  les  fins  plus 
nobles  qui  assurent  le  salut  de  la  race  humaine  sur 
cette  terre.  »  (P.  384  de  la  trad.  Michelet.)  Bref,  la 
société  est  Toeuvre  dune  raison,  mais  d'une  raison 
instinctive,  implicite,  non  d'une  raison  réfléchie  et 
savante;  les  lois  ne  sont  que  la  tardive  expression 
des  conditions  d'existence  de  chaque  société.  Telle  est 
l'idée  fondamentale  de  Vico;  on  va  voir  que  c'est  celle 
de  Joseph  de  Maistre.  Si  le  parallèle  ofl^rait  plus  d'inté- 
rêt, nous  verrions  que  la  pensée  des  deux  auteurs  coïn- 
cide jusque  dans  les  détails  ;  mais  celle  du  plus  récent 
est  de  beaucoup  plus  précise  et  dans  le  fond  et  dans  la 
forme.  Elle  a  eu  de  plus  un  grand  retententissement 
au  commencement  de  ce  siècle.  Voilà  pourquoi  nous 
nous  y  attachons  surtout. 

Joseph  de  Maistre  s'élevait  vigoureusement  contre 
la  méthode  chère  à  l'auteur  du  Contrat  social.  11  n'y  a, 
suivant  de  Maistre,  qu'une  bonne  méthode  en  poli- 
tique, la  méthode  expérimentale;  «  toute  question 
sur  ja  nature  de  la  société  doit  se  résoudre  par  l'his- 
toire. »  (Œuvres inédites. Vaton frères, éd. ,  Paris,  4870.) 
—  «  Si  un  être  d'un  ordre  supérieur  entreprenait 
Vhistoire  naturelle  de  l'homme,  certainement  c'est 
dans  l'histoire  des  faits  qu'il  chercherait  ses  instruc- 
tions. Quand  il  saurait  ce  que  l'homme  est  et  ce  qu'il 
a  toujours  été,  ce  qu'il  fait  et  ce  qu'il  a  toujours  fait,  il 


DE  MAISTRE  6i 

écrirait,  et  sans  doute  il  repousserait  comme  une  folie 
l'idée  que  l'homme  n'est  pas  ce  qu'il  doit  être  et  que 
son  état  est  contraire  aux  lois  de  la  création.  » 

Cette  méthode  est  peut-être  plus  nécessaire  dans 
l'étude  des  corps  politiques  que  partout  ailleurs  en 
raison  de  la  complexité  de  leur  structure  et  de  la  déli- 
catesse de  leurs  organes.  En  effet,  s'il  s'agit  ici  d'un 
édifice  soumis  aux  lois  de  l'équilibre  comme  tous  les 
autres,  si  a  au  physique  et  au  moral  les  lois  sont  les 
mômes  »,  cependant  il  ne  faut  pas  oublier  que  les  lois 
de  la  société  diffèrent  des  autres  lois,  a  Dans  le  monde 
physique  nous  sommes  sans  doute  entourés  de  mer- 
veilles, mais  les  ressorts  sont- aveugles  et  les  lois 
.raides.  Dans  le  monde  moral  et  politique,  l'admi- 
ration s'exalte  jusqu'au  ravissement  lorsqu'on  réflé- 
chit que  les  lois  de  cet  ordre  non  moins  sûres  que 
les  lois  physiques  ont  en  même  temps  une  souplesse 
qui  leur  permet  de  se  combiner  avec  l'action  des 
agents  libres.  C'est  une  montre  dont  toutes  les  pièces 
varient  continuellement  dans  leurs  forces  et  leurs  di- 
mensions et  qui  marque  toujours  l'heure  exactement.  » 
En  raison  de  cette  variabilité  des  phénomènes  et 
de  cette  flexibilité  des  lois  de  la  vie  sociale,  l'obser- 
vateur désireux  d'obtenir  des  résultats  précis  est  con- 
traint de  se  contenter  de  moyennes,  partageant  en 
cela  le  sort  de  l'astronome  lui-même.  «  Par  quelle 
bizarrerie  ne  veut-on  pas  employer  dans  l'étude  de 
la  politique  la  même  manière  de  raisonner  et  les 
mêmes  analogies  générales  qui  nous  conduisent 
dans  l'étude  des  autres  sciences?  Toutes  les  fois 
qu'il   s'agit    dans   les    recherches    physiques    d'es- 


62  INTRODUCTION    HISTOUIQUE 

limer  une  force  variable,  on  la  ramène  à  une  quantité 
moyenne.  Dans  l'astronomie  en  particulier  on  parle 
toujours  de  distance  moyenne  et  de  temps  moyen. 
Pour  juger  le  mérile  d'un  gouvernement  il  faut 
opérer  de  même.  Do  cette  façon,  on  voit  que  les 
corps  politiques  ont  une  durée  moyenne  suivant  leur 
genre;  qu'ils  naissent,  se  développent  et  meurent 
a  au  pied  de  la  lettre  »  comme  les  corps  vivants. 

Bien  plus,  ils  ont  une  àme  commune  en  qui  réside 
leur  individualité.  Ils  sont  doués  d'une  véritable  unité 
morale.  Mais,  pas  plus  que  l'être  vivant  ne  se  donne 
à  lui-même  le  principe  qui  l'anime,  la  nation  ne  se 
constitue  elle-même  de  toutes  pièces,  après  une 
délibération  explicite,  par  le  vote  d'une  assemblée. 
Œuvre  de  la  nature,  c'est-à-dire  de  Dieu,  elle 
«  germe  presque  toujours  insensiblement  comme  une 
plante,  par  le  concours  d'une  infinité  de  circonstances 
que  nous  nommons  fortuites.  »  —  «  La  constitution 
naturelle  des   nations   e?t  toujours   antérieure  à    la 

constitution  écrite    et    peut  s'en   passer Toute 

constitution  proprement  dite  est  une  création  datis 
toute  la  force  du  terme,  et  toute  création  passe  les 
forces  de  l'homme.  »  L'art  humain  y  a  contribué, 
puisque  tout  ce  à  quoi  travaille  l'homme  est  un  pro- 
duit de  l'art;  mais  Vart,  cest  la  nature  de  Vhomryie 
(p.  189)...  L'homme,  avec  toutes  ses  alTections, 
toutes  ses  connaissances,  tous  ses  arts,  est  vérita- 
blement Vhomme  de  la  nature,  et  la  toile  du  tisse- 
rand est  aussi  naturelle  que  celle  de  l'araignée  . 
«  Le  castor,  l'abeille  et  d'autres  animaux  déploient 
bien  aussi  un  art  dans  la  manière  dont  ils  se  logtMit  et 


DE  MAISTRE  63 

se  nourrissent  :  faudra-il  aussi  faire  des  livres  pour 
distinguer  dans  chacun  de  ces  animaux  ce  que  la  vo- 
lonté divine  a  fait  de  ce  qu'a  fait  Tart  de  Taninial? 
Suivez  ce  raisonnement  (le  raisonnement  de  Rousseau  : 
que  Tactivilé  humaine  viole  les  lois  de  la  nature  en 
modifiant  Tordre  des  phénomènes),  et  vous  verrez 
que  c'est  un  abus  de  faire  cuire  un  œuf.  Dès  qu'on 
oppose  l'art  humain  à  la  nature,  on  ne  sait  plus  où 
s'arrêter  :  il  y  a  peut-être  aussi  loin  de  la  caverne  à 
la  cabane  que  de  la  cabane  à  la  colonne  Corin- 
thienne, et  comme  tout  est  artificiel  dans  Thomme 
en  sa  qualité  d'être  intelligent  et  perceptible,  il  s'en- 
suit que,  en  lui  ôtant  tout  ce  qui  tient  à  Tart,  on  lui 
ôte  tout.  » 

La  souveraineté  n'a  donc  point  une  origine  extra- 
naturelle ;  elle  fait  partie  de  la  structure  native  des 
sociétés.  «  Il  est  aussi  impossible  de  se  figurer  uno 
société  humaine ,  un  peuple  sans  souverain  qu'une 
ruche  ou  un  essaim  sans  reine  :  car  l'essaim,  en  vertu 
des  lois  éternelles  de  la  nature,  existe  de  cette  manière 
ou  n'existe  pas.  »  Les  sauvages  eux-mêmes  sont  gou- 
vernés, et  ils  le  sont  d'une  manière  conforme  à  leur 
état  ;  leur  gouvernement  ne  nous  conviendrait  pas  à 
nous,  ni  le  nôtre  à  eux.  Il  n'y  a  pas  de  gouvernement 
absolument  bon  (p.  197).  Il  est  absurde  de  chercher 
le  meilleur  gouvernement.  «  Le  meilleur  gouverne- 

• 

ment  pour  chaque  nation  est  celui  qui,  dans  l'espace 
de  terrain  occupé  par  cette  nation,  est  capable  de 
procurer  la  plus  grande  somme  de  bonheur  et  de 
force  possible  au  plus  grand  nombre  d'hommes 
possible,  pendant  le  j^lus  longtemps  possible.  »   Ce 


64  INTRODUCTION    HISTORIQUE 

n'est  pas  qu'il  n'y  ait  de  mauvais  gouvernements , 
mais  ils  ne  tardent  pas  à  périr  par  leurs  excès, 
parce  que  la  souveraineté  est  de  sa  nature  in- 
coercible, si  ce  n'est  par  les  lois  naturelles  qui  inter- 
disent à  toute  force  de  dépasser  ses  propres  limites 
et  d'ailleurs  la  raison  individuelle  qui  prétendrait 
les  détruire  pour  en  fabriquer  de  nouveaux,  comme 
l'horloger  fabrique  une  montre  (p.  212),  échoue- 
rait misérablement  dans  cette  entreprise  insensée.  La 
vie  d'un  corps  politique  repose  sur  des  préjugés  com- 
muns à  une  multitude  d'hommes  ;  la  raison  indivi- 
duelle qui  analyse  et  discute  ces  croyances  ne  produit 
que  divergences  et  conflits.  «  Qu'est-ce  que  la  philo- 
sophie dans  le  sens  moderne  ?  C'est  la  substitution  de 
la  raison  individuelle  aux  dogmes  nationaux.  » 
Or,  partout  où  la  raison  individuelle  domine,  il  ne 
peut  exister  rien  de  grand  :  le  scepticisme  est  le  dis- 
solvant universel «  Si  l'on  veut,  dans  Tordre  poli- 
tique, bâtir  en  grand  et  bâtir  pour  des  siècles,  il  faut 
s'appuyer  sur  une  croyance  large  et  profonde;  » 
«  La  foi  et  le  patriotisme  sont  les  deux  grands  thau- 
maturges de  ce  monde.  Tous  les  deux  sont  divins. 
N'allez  pas  leur  parler  d'examen,  de  choix,  de  discus- 
sion...., ils  disent  que  vous  blasphémez  ;  ils  ne  savent 
que  deux  mots  :  soumission  et  croyance  ;  avec  ces  deux 

letiers,  ils  soulèvent  l'univers Mais  ce  feu  sacré 

qui  anime  les  nations,  est-ce  toi  qui  peux  Tallumer, 
homme  imperceptible?  Quoi  !  tu  peux  ne  faire  qu'une 
volonté  de  toutes  les  volontés  ?  les  réunir  sous  tes  lois  ? 
les  serrer  autour  d'un  centre  unique?  donner  ta  pen- 
sée aux  hommes  qui  n'existent  pas  encore?  te  faire 


DE  MAISTBE  63 

obéir  par  les  générations  futures  et  créer  ces  coutumes 
vénérables,  ces  préjugés  conservateurs,  pères  des  lois 
et  plus  forts  que  les  lois  ?  —  Tais  toi.  »  (1). 

Nous  n'avons  pas  à  examiner  si,  poussée  jusqu'à 
cette  conséquence,  la  théorie  ne  renferme  pas  déjà 
quelque  contradiction  ;  car  la  raison  commune  ne  se 
forme  que  des  pensées  individuelles,  et  un  préjugé  a 
toujours  commencé  par  quelque  jugement.  Même  à 
regarder  les  conséquences  politiques  que  de  Maistre  a 
tirées  de  sa  doctrine,  il  semble  bien  près  de  mériter 
à  son  tour  le  reproche  qu'il  adresse  à  Rousseau;  s  il 
n*est  pas  vrai  que  la  moitié  de  son  livre  soit  consacrée 
à  réfuter  l'autre ,  il  lui  arrive  du  moins  d'exprimer 
dans  une  même  page  des  idées  fort  opposées.  Mais 
nous  ne  nous  occupons  ici  que  des  problèmes  géné- 
raux de  philosophie  sociale.  La  solution  que  nous  ve- 


(i)  W  faut  rapprocher  des  doctriDes  de  Joseph  de  Maislre,  oulre  celles 
de  Booald  et  de  Ballanche,  celles  qui  se  trouvent  exposées  dans  le  livre 
iûtitulé  :  Restauration  de  la  science  politique,  ou  Théorie  de  l'état  social 
naturel  opposée  à  la  fiction  d'un  état  civil  factice,  par  Charles-Louis  DE 
HalLER,  1824,  3  vol.  iD-80. 

«  Voici,  dit  Tauteur,  les  véritables  principes  de  ma  théorie  que  je  ne 
crains  pas  d'énoncer  en  peu  de  motH*.  —  Le  prétendu  abandon  de  Pétat 
de  nature,  la  formation  d^un  contrat  social  arbitraire  ou  factice,  soit  qu'on 
le  considère  comme  un  fait,  comme  une  hypothèse  ou  comme  un  idéal^ 
n'est  qu'une  chimère  fausse,  impossible  et  contradictoire.  —  La  nature^ 
au  contraire,  produit  par  IMuégalité  des  moyens  et  des  besoins  naturels 
divers  rapports  sociaux  entre  les  hommes,  tels  que  nous  en  voyons  tous  les 
jours.  —  Dans  chacun  d'eux  (de  ces  rapports)  elle  assigne  l'empire  au 
plus  puissant  et  la  dépendance  ou  le  service  volontaire  au  plus  faible^ 
c'est-à-dire  à  celui  qui  a  besoin  de  secours.  —  Cet  empire  ou  cette  puis- 
sance a  pour  règle  de  son  exercice  une  loi  naturelle  de  justice  ou  de 
charité,  la  même  qui  Cët  donnée  à  tous  les  hommes  sans  exception.  — 
La  nature  seule  fournit  assez  de  moyens  de  faire  respecter  celle  loi  et 
d'empêcher  les  abus  de  pouvoir  en  tant  que  le  comporte  la  condition 
humaine.  —  Les  Etats  ne  se  distinguent  des  autres  rapports  sociaux  que 


66  INTRODUCTION    HISTORIQUE 

nons  de  retracer  est  assurément  sinon  Tune  des  plus 
complètes,  du  moins  Tune  des  plus  profondes  qu'on 
en  ait  présentées  avant  les  grands  systèmes  que  nous 
devons  analyser  tout  à  Theure.  Et  c'est  àniotre  avis  un 
fait  très  significatif  que  cette  adhésion  de  l'école  théo- 
logique à  la  doctrine  qui  fait  de  la  société  un  être  de 
nature  et  veut  qu'on  applique  à  ce  grand  objet  la  mé- 
thode expérimentale.  Rien  ne  montre  mieux  le  faible 
lien  qui  rattache  telle  conception  sociale  théorique  à 
telle  métaphysique  d'une  part,  et  d'autre  part,  tant  que 
la  science  n'est  pas  organisée,  à  telle  politique.  Mais 
rien  ne  montre  mieux  surtout  que  cette  doctrine,  en 
possession  dès  lors  de  tout  ce  qui  pouvait  séduire 
les  esprits  les  plus  fidèles  aux  traditions  religieuses, 
était  à  la  veille  d'être  acceptée  presque  universelle- 
ment. Aucun  de  ceux  qui  seraient  tentés  de  l'attaquer 

par  plii3  de  puissance  et  de  liberté,  par  rindépendaDce  de  leur  chef.  — 
Celle  iudépeudauce  edl  le  comble  de  la  fortune  {summa  fortuna)  à  laquelle 
rtiomnic  puisse  atteindre  ;  elle  c^t  le  résultai  naturel  de  la  pui^:^ance  re- 
lative, et  peut  appartenir  soit  h  un  individu,  soil  à  une  torpomUon.  Dans 
le  premier  cai,  (pii  est  beaucoup  plus  fréquent,  on  voit  naître  des  ino* 
narchies;  dans  le  second,  des  républiques.  —  EitÛn,  les  dri»its  des  [triuces 
sont  comme  ceux  des  autres  hommes,  fonil«'>s  sur  leur  liboiti^  ou  sur  leur 
propriété,  et  leurs  obligations  sur  les  devoirs  comumns  à  tous.  Cet 
principes  bculs  sont  la  base  de  notre  syslênie;  ils  deviendront  la  itro* 
fession  de  foi  de  tous  ceux  qui  comh'iH<nt  le  jncob  nisme  avec  les  arvies 
de  la  science...,.  Quelque  &iui|)It's  qu'ils  paraissent,  et  ipi'ils  soient  ea 
etTet,  ils  reufermenl  néanniuius  la  v»^rilable  contre-nrolution  de  la  icience, 
et  ce  uV:^t  pa;t  ma  f.uile  si  mes  recherchas  ni\)iit  conduit  à  des  rt'sull'ilt 
diamétralement  opposés  aux  doctrines  révolulionnniies  de  nos  jours.» 
(l)iscuurs  préliminaire,  p.  .\lvij.) 

Louis  dii  Hiller,  iielil-lils  du  célèbre  phy.-iologi.tp  de  ce  nom,  attaché 
Bims  la  Restauration  au  ministère  des  atTaires  étrangères,  se  convertit  aa 
catholicisme  (1 708-1 85(;.  On  voit  que  son  système  se  rapproche  beaucoup 
de  celui  de  Spinoza.  C*est ,  pour  la  politique,  un  Spinoza  royaliste  et 
chrétien. 


LINGUISTIQUE  67 

comme  contraire  aux  intérêts  moraux  de  rhumanité  no 
devra  dans  l'avenir  oublier  que  cette  parole  hardie  : 
«  Ce  ne  sont  pas  seulement  les  individus  qui  constituent 
la  société,  mais  la  société  qui  constitue  le's  individus, 
puisque  les  individus  n'existent  que  dans  et  pour  la 
société  »,  a  été  prononcée  par  le  vicomte  de  Bonald. 


III 


0 


A  partir  de  ce  moment  aucune  contribution  nouvcli 
de  quelque  importance  ne  viendra  plus  vivifier  la 
théorie  nominaliste  de  la  société.  Elle  semble  maî- 
tresse des  esprits,  et  porte  dans  le  domaine  des  faits 
ses  conséquences  heureuses  ou  malheureuses  ;  mais 
elle  perd  en  profondeur  ce  qu'elle  gagne  en  surface. 
Bientôt  une  infiltration  lente  emplit  le  langage  d'ex- 
pressions conformes  à  la  théorie  adverse  ;  puis  le  cou- 
rant se  détermine  et  s'accélère  :  tandis  que  la  pensée 
dans  les  siècles  précédents  n'était  parvenue  au  point 
où  nous  venons  de  nous  arrêter  avec  Hegel  que  par 
des  voies  divergentes,  à  travers  des  oppositions  pins  ou 
moins  décidées,  c'est,  en  ce  siècle,  par  des  voies  con- 
vergentes, partant  à  la  fois  de  tous  les  points  de  l'hori- 
zon intellectuel,qu'elle  tend  à  la  confirmation  desmêmes 
principes  désormais  de  moins  en  moins  contestés. 

La  linguistique  est  la  première  des  sciences  histo- 
riques qui  soit  venue  dévoiler  Tune  des  fnces  de  l'or- 
ganisme social.  Elle  5j  montré  que  les  pliénomènes  du 
langage  sont  soumis  à  des  lois  naturelles,  et  elle  a  dé- 
terminé quelques-unes  de  ces  lois.  Elle  a  exposé  le 


68  INTRODUCTION  HISTORIQUE 

mode  de  formation  des  langues  qui  évoluent  à  partir 
de  racines  élémentaires  toujours  simples  et  flottantes, 
jusqu'à  ce  qu'elles  constituent  des  agrégats  volumineux 
de  mots  complexes  et  définis  ;  et  elle  a  comparé  cette 
œuvre  d'une  raison  qui  s'ignore  elle-même  à  une  vé- 
gétation, à  un  processus  organique.  Elle  a  su  découvrir 
que  cette  manifestation  partielle  de  la  raison  d'un 
peuple  se  lie  à  toutes  les  autres  et  peut  en  quelque 
sorte  s'en  déduire,  comme  on  peut,  étant  donné  un 
type  zoologique ,  déduire  d'un  seul  organe  tous  les 
autres.  L'histoire  littéraire  et  esthétique  a  adopté  les 
mêmes  principes.  Elle  a  montré  les  arts  et,  parmi  eux, 
la  poésie  elle-même  se  développant  au  sein  d'un  peuple 
en  vertu  de  ses  caractères  ethniques  et  des  influences  de 
son  habitat,  en  connexion  avec  les  événements  de  sa 
vie,  son  langage,  ses  institutions,  ses  mœurs  et  ses 
croyances.  L'histoire  proprement  dite,  enfin,  était,  dès 
avant  le  commencement  du  siècle,  entrée  dans  cette 
voie.  Elle  avait  d'abord,  elle  aussi,  proclamé  le  déter- 
minisme des  faits  sociaux  dans  le  temps,  y  compris 
ceux  qui  émanent  de  la  liberté  humaine,  a  Comme 
l'homme,  avait  dit  Herder ,  dans  l'ordre  des  choses 
naturelles  ne  s'enfante  pas  lui-même,  il  est  tout  aussi 
loin  de  se  donner  l'être  quand  il  s'agit  de  ses  qualités 
intellectuelles.  Chacun  de  nos  développements  est  ce 
que  l'ont  fait  être  le  temps,  le  lieu,  l'occasion,  toutes 
les  circonstances  de  la  vie.  C'est  sur  ce  principe  que 
repose  l'histoire  de  l'humanité.  C'est  lui  qui  fait  que 
l'histoire  du  genre  humain  est  nécessairement  un  tout, 
c'est-à-dire  une  chaîne  de  traditions  depuis  le  premier 
anneau  jusqu'au  dernier.  »  Le  déterminisme  des  faits 


HISTOIRE  69 

posé,  il  en  fallait  chercher  les  lois.  C'est  ce  que  les 
historiens  de  ce  siècle  ont  fait  avec  plus  ou  moins  de 
succès.  Tous  cependant  croient  à  l'existence  des  lois, 
et  les  plus  grands  attribuent  à  la  nouveauté  de  cette 
recherche,  au  petit  nombre  des  faits  comparés,  Tin- 
suflisance  des  résultats  (Macaiilay).  La  moins  contestée 
des  lois  de  l'histoire  est  celle  du  progrès.  Ses  origines 
sont  déjà  anciennes.  Pascal  l'a  formulée,  Leibniz  l'a 
justifiée  a  priori  indirectement,  Condorcet  l'a  vérifiée 
par  un  rapide  examen  des  faits.  Les  historiens  plus 
modernes  n'ont  eu  qu'à  la  recueillir,  peut-être  sans 
l'examiner  assez  sévèrement  dans  ses  conséquences 
les  plus  étendues.  Ainsi  donc  la  durée  des  nations  est, 
pour  la  plupart  de  ceux  qui  écrivent  leur  histoire,  une 
succession  d'états  dont  le  désir  du  mieux  est  le  secret 
principe;  c'est  un  mouvement,  une  marche  vers  un 
idéal,  c'est  une  véritable  vie.  Et  si  cette  marche  est  ré- 
glée, si  cette  vie  a  ses  conditions,  on  ne  peut  dire  que  la 
loi  empêche  la  spontanéité,  ni  que  la  liberté  détruise  la 
loi.  Michelet,  celui  des  historiens  français  qui  est  le  plus 
pénétré  de  l'idée  que  chaque  événement  a  ses  causes,  et 
que  ces  causes  sont  générales,  salue  en  maint  endroit 
de  ses  œuvres  le  génie  de  la  France  dont  la  spontanéité 
se  révèle  à  travers  la  trame  des  événements.  11  re- 
pousse également  le  fatalisme  historique  qui  explique 
tout  par  les  influences  extérieures,  et  cette  méthode 
biographique  qui  fait  tout  dépendre  des  impulsions 
isolées  des  individus,  comme  si  un  homme  pouvait  être 
grand  autrement  que  pour  participer  en  quelque  chose 
à  l'àme  de  la  patrie  !  La  Grèce,  la  France,  sont  pour 
lui  des  organismes,  des  êtres  animés,  des  personnes 

5 


70  INTRODUCTION    HISTORIQUE 

collectives.  La  vie  en  toute  chose  est  sa  passion,  et  on 
n'est  pas  surpris  de  le  voir*,  lui  qui  l'avait  étudiée  dans 
les  manifestations  les  plus  hautes,  la  rechercher  dans 
ses  foyers  les  plus  humbles,  jusque  dans  l'oiseau, 
jusque  dans  Tinsecte.  Ce  grand  historien  a  parlé  de  la 
famille  animale  comme  personne  ne  Tavait  aussi  bien 
fait  avant  lui.  Avec  lui  déjà  l'histoire  penche  évidem- 
ment vers  les  sciences  naturelles.  Qu'il  se  rencontre 
un  historien  philosophe,  et  il  comprendra  où  vont  les 
tendances  de  l'histoire  en  ce  siècle,  je  veux  dire  à  un 
naturalisme  élevé,  aussi  convaincu  des  droits  de  la 
science  que  respectueux  de  la  dignité  humaine.  <k  Une 
grande  nation,  dira-t-il,  est,  comme  le  corps  humain, 
une  machine  admirablement  pondérée  et  équiUbrée  ; 
elle  se  crée  les  organes  dont  elle  a  besoin,  et,  si  elle 
les  a  perdus,  elle  se  les  redonne.  »  Elle  a,  ajoutera-t-il, 
le  a  tempérament  »  délicat,  et  il  y  a  une  chose  surtout 
qu'elle  ne  peut  supporter,  c'est  que  les  principes  de  sa 
vie  soient  mis  un  seul  instant  en  question.  Il  en  résulte 
pour  elle  une  angoisse  semblable  à  celle  de  l'homme  qui 
se  verrait  fermer  les  voies  de  la  respiration  :  moment  de 
convulsion  et  de  fureur.  Il  est  aussi  insensé  qu'impie  de 
faire  dépendre  d'un  vote  incessamment  renouvelable 
les  destinées  d'une  nation .  Son  homogénéité  est,  comme 
celle  du  corps  vivant,  le  produit  de  l'habitude  et  de 
l'hérédité.  Il  faut,  pour  qu'elle  subsiste,  qu'elle  s'im- 
pose insensiblement  aux  volontés  et  les  domine,  au 
lieu  d'implorer  de  leur  assentiment  une  existence  pré- 
caire. Sans  cela,  la  société  ressemble  à  ces  amas  de 
poussière  que  le  vent  déplace  incessamment.  Seul,  un 
matérialisme  à  courte  vue  peut  concevoir  le  pacte 


HISTOIRE  71 

social  sous  la  forme  d'une  convention  réfléchie  où 
aucun  Tôle  n'est  réservé  à  Taction  du  temps.  «  Aux 
yeux  d'une' philosophie  éclairée,  la  société  est  un 
grand  fait  providentiel,  établi  non  par  l'homme,  mais 
par  la  nature  elle-même,  afin  qu'à  la  surface  de  notre 
planète  se  produise  la  vie  intellectuelle  et  morale  » 
(M.  Renan,  Revue  des  Deux- Mondes,  i"  nov.  4869). 

La  société  est  donc  un  organisme  dont  les  fonctions 
sont  liées  l'une  à  l'autre  et  s'engendrent  l'une  l'autre. 
Mais  quel  est  le  primum  moifens  d'entre  ces  organes  ? 
M.  Fustel  de  Coulanges  s'est  chargé  d'établir  par  des 
faits  ce  qui  n'était  qu'une  vue  de  l'esprit  chez  Hegel  : 
pour  lui  l'impulsion  première,  la  fonction  dominante, 
génératrice,  appartient  dans  le  corps  social  à  l'idée 
religieuse.  11  a  pu  clore  ses  recherches  sur  la  cité 
antique  par  ces  paroles  significatives  (Cité  antiquey 
p.  431)  :  «  Nous  avons  fait  l'histoire  d'une  croyance. 
Elle  s'établit:  la  société  humaine  se  constitue.  Elle 
se  modifie  :  la  société  traverse  une  série  de  révolu- 
tions. Elle  disparait  :  la  société  change  de  face.  Telle 
a  été  la  loi  des  temps  antiques.  »  M.  Maine  en  An- 
gleterre arrivait  en  même  temps  aux  mêmes  conclu- 
sions. 

Mais  si  les  croyances  diffèrent  d'une  manière  essen- 
tielle dans  les  différents  groupes  humains,  la  consti- 
tution de  ces  groupes  doit  offrir  les  mêmes  et  profondes 
différences.  Chacun  d'eux  doit  être  construit  en  vertu 
du  mode  de  conception  fondamental  de  ses  membres 
sur  un  plan  spécial,  sans  que  cependant  le  nombre  de 
ces  plans  puisse  être  infini.  Bref,  il  doit  y  avoir  des 
types  généraux   auxquels   toute   nation  individuelle 


74  INTRODUCTION   HISTORIQUE 

puisse  se  rapporter.  La  classification  des  langages,  des 
races,  des  gouvernements,  des  religions  a  été  en  effet 
maintes  fois  tentée.  Jusqu'à  quel  point  de  telles  ten- 
tatives ont  réussi,  c'est  ce  qu'il  ne  nous  appartient 
aucunement  de  déterminer;  nous  nous  bornons  à 
enregistrer  cet  essai  comme  l'indice  d'une  croyance 
générale  à  l'existence  de  types  sociaux.  Du  moins,  une 
science  récente  a-t-elle  obtenu  des  résultats  incon- 
testables au  sujet  de  l'histoire  du  groupe  social  le  plus 
restreint,  la  famille.  On  a  déterminé  avec  précision 
les  différents  systèmes  de  parenté  suivis,  soit  dans 
les  sociétés  anciennes,  soit  dans  les  sociétés  rudi- 
mentaires  actuelles ,  et  on  a  ramené  les  différents 
systèmes  à  un  petit  nombre  de  types  constants  et  gé- 
néraux (1). 

Il  restait  à  l'histoire  de  prendre  conscience  du 
nouvel  esprit  de  sa  méthode.  Elle  n'y  a  pas  manqué. 
*  Un  contemporain,  abordant  vers  la  fin  de  sa  carrière 
d'historien  l'étude  de  la  nature,  est  tout  surpris  de 
voir  que  celle-ci  procède  dans  son  développement  sui- 
vant les  mêmes  lois  que  l'humanité.  «  L'idée  me  vint, 
dit  Quinet,  que  si  l'histoire  de  la  nature  éclaire 
l'histoire  de  l'homme,  réciproquement  l'histoire  de 
l'homme  peut  éclairer  celle  de  la  nature,  puisqu'après 
tout  l'une  et  l'autre  font  partie  d'un  même  ensemble. 
La  même  loi  doit  présider  au  développement  de  l'une 
et  de  Tautre.  »  Et  il  constate  que,  si  l'idée  de  loi  et  de 
type  est  passée  des  sciences  naturelles  aux  sciences 

(1)  BAcnoFKN,  Das  Muttfrrecht,  186!  ;  Mac-Lenn\n,  Primitive  Marriage, 
1865;  UoHG AS,  Sfjitem  ofconsnnf/uinttyf  187!  ;  GiRAL'D-TtULON,  Us  Ori^ 
gines  de  la  Famille,  1874;  Lubboce,  Les  Origines  de  la  Civilisation. 


PHYSIQUE    SOCIALE  73 

historiques,  l'idée  de  progrès  est  passée  des  sciences 
historiques  aux  sciences  naturelles.  Fait  étonnant,  cet 
échange  s'est  opéré  par  des  voies  souterraines  presque 
à  rinsu  des  deux  parties.  «  D'un  côté,  la  famille  des 
historiens,  de  l'autre,  celle  des  naturalistes  ont  fait 
chacune  leur  œuvre  à  part,  sans  se  connaître  ni  s'en- 
tendre mutuellement,  et  il  se  trouve  que  cette  œuvre 
est  la  rnême!...Les  naturalistes  et  les  historiens  se 
sont  emprunté  instinctivement  leur  esprit  ;  la  méthode 
des  uns  est  devenue  la  méthode  des  autres.  Osons  le 
dire,  cette  rencontre  est  le  plus  grand  événement  intel- 
lectuel  de  notre  temps.  »  {La  Création^  vol.  4",  p.  73 
et  54.  ) 

Pendant  que  l'histoire  se  préparait  à  formuler  ces 
conclusions,  des  sciences  dont  l'objet,  partiel  et  frag- 
mentaire, est  encore  mal  défini,  l'anthropométrie,  la 
démographie  et  l'économie  politique,  sciences  que  nous 
désignons  dans  leur  ensemble  sous  le  nom  de  sciences 
sociales,  s'acheminaient  au  même  but  avec  plus  de  pré- 
cision à  la  fois  et  plus  de  hardiesse.  De  1835  à  18-48  pa- 
raissent en  Belgique  une  série  d'ouvrages  faisant  suite 
aux  travaux  de  Condorcet,  un  Essai  de  physique  so- 
ciale (1835),  une  Lettre  sur  la  théorie  de  probabilités 
appliquées  aux  sciences  morales  et  politiques  (1846), 
enfin  un  traité  Du  système  social  et  des  lois  qui  le 
régissent  (1848).  L'idée  dominante  de  leur  auteur, 
M.  Quételet,  était  non  l'application  des  mathéma- 
tiques au\  faits  sociaux  (il  ne  faisait  en  cela  que  suivre 
d'illustres  devanciers),  mais  la  recherche,  au  moyen 
de  la  mesure,  d'un  ordre  défini,  d'une  harmonie  en 
quelque  sorte  géométrique  entre  les  divers  groupes  de 


74  INTRODUCTION   HISTORIQUE 

ces  phénomènes.  Il  était  pénétré  de  la  croyance  que 
tous  les  corps  naturels  ayant  leurs  proportions  et  ne 
se  maintenant  qu'en  vertu  d'un  certain  équilibre  con- 
stant de  leurs  parties,  les  corps  sociaux  devaient  aussi 
offrir  des  phénomènes  non  seulement  réguliers,  mais 
harmoniques,  et  avoir  une  certaine  constitution  qui 
les  conservât  dans  leur  intégrité. 

C'est  dans  cet  esprit  qu'il  aborda  l'étude  des  faits 
sociaux.  11  ne  tarda  pas  à  s'apercevoir  qu'en  effet  ils 
présentaient  une  certaine  fixité;  que  d'une  année  à 
l'autre  les  nombres  qui  les  résument ,  pourvu  qu'ils 
fussent  suffisamment  considérables,  ne  variaient  pas 
d'une  manière  sensible  ;  bref,  qu'ils  oscillaient  au  delà 
et  en  deçà  d'un  nombre  moyen.  La  moyenne  est  une 
fiction,  mais  qui  permet  à  l'esprit  de  se  représenter  en 
abrégé  beaucoup  de  nombres  particuliers  dont  les 
différences  encombreraient  inutilement  la  mémoire  ; 
c'est  ainsi  que  l'idée  générale,  qui  n'existe  nulle  part  en 
dehors  de  nous,  embrasse,  tout  en  les  effaçant,  les  cas 
particuliers.  Mais  l'idée  générale  comporte  des  varia- 
tions quelconques  dans  les  cas  particuliers  qu'elle  ré- 
sume, et  ceux-ci  n'en  peuvent  être  tirés.  Ne  serait-il  pas 
possible,  au  contraire,  de  tirer  du  nombre  moyen  les 
nombres  particuliers  qui  y  sont  contenus  puisqu'ils  en 
constituent  les  matériaux  premiers?  En  d'autres  termes, 
n'y  a-t-il  pas  entre  les  éléments  d'une  moyenne  un  rap- 
port tel  qu'on  puisse  en  quelque  sorte  en  dérouler  la 
série  a  priori,  du  sein  du  nombre  moyen  qui  les  enve- 
loppe? Quételet  trouva  cette  belle  loi.  Il  montra  que  les 
oscillations  en  deçà  et  au  delà  de  la  moyenne  sont 
régulières  aussi,  qu'elles  suivent  une  courbe  géomé- 


QUÉTBLBT  75 

trique  et  qa'on  peut  les  en  déduire  à  priori  sans 
craindre  d'être  démenti  par  les  faits.  Il  y  a  une  con- 
dition cependant  :  c'est  que  les  éléments  qui  ont  servi 
à  former  le  nombre  moyen  soient  puisés  dans  un 
milieu  homogène,  c'est  que  les  faits  mesurés  appar- 
tiennent à  un  ensetnble  naturel.  Car  entre  les  faits 
empruntés  partie  à  une  nation^  partie  à  une  autre,  il 
ne  faudrait  pas  s'attendre  à  rencontrer  une  har- 
monie. 

La  loi  est  ingénieuse  ;  mais  qu'il  nous  soit  permis 
d'insister  surtout,  conformément  à  notre  dessein,  sur 
cette  dernière  condition. 

Entre  les  faits  pris  au  hasard  il  n'y  a  pas  d'har- 
monie. Il  y  en  a  une  et  des  plus  étonnantes  entre  des 
faits  empruntés  à  l'un  de  ces  touts  de  formation  spon- 
tanée, l'individu,  la  famille,  la  citQ,  la  nation,  ensem- 
bles dont  les  parties  sont  liées  par  la  corrélation  de 
leur  croissance  et  les  nécessités  de  leur  équilibre. 
C'est  que  les  moyennes  ne  sont  pas  absolument  con- 
stantes, mais  qu'elles  se  déplacent  elles-mêmes  gra- 
duellement dans  la  suite  des  temps,  quand  on  consi- 
dère une  longue  série  de  nombres.  Ce  fait  révèle  dans 
l'objet  étudié  une  force  de  développement  qui  ne  peut 
être  que  la  vie.  Les  corps  sociaux  naturels  sont  vivants, 
Quételet  le  reconnaît,  «c  Un  peuple  ne  doit  donc  pas 
être  considéré  comme  un  assemblage  d'hommes 
n'ayant  aucun  rapport  entre  eux  ;  il  forme  un  ensemble, 
un  corps  des  plus  parfaits ,  composé  d'éléments  qui 
jouissent  des  propriétés  les  plus  belles  et  les  mieux 

coordonnées  (Anthropométrie y  p.  413) La  vie  d'un 

Etat  est  comme  la  vie  d'un  simple  particulier;  elle  a 


7d  INTRODUCTION    HISTORIQUE 

sa  jeunesse,  son  âge  mur,  elle  atteint  le  développement 
de  sa  puissance  et  de  sa  richesse  en  même  temps  que 
se  produit  lé  complet  épanouissement  des  arts,  des 
sciences,  des  lettres  ,  qui  est  assez  généralement  l'in- 
dice de  sa  prochaine  réforme.  »  —  a  Les  caractères 
de  la  jeunesse,  de  Tàge  mur,  de  la  décrépitude  se 
dessinent  dans  ce  grand  corps  avec  autant  d'énergie 
que  chez  les  différents  êtres  de  la  création.  Un  pareil 
corps  a  sa  physiologie  spéciale  »  {Du  Système  social  et 
des  lois  qui  le  régissent  y  Préface,  p.  xii  et  xiii). 
Des  lois  spéciales  président  à  son  développement  et 
règlent  ses  destinées.  Et  cependant  un  objet  aussi 
distinct  n'a  pas  sa  science  propre!  a  L'économie  poli- 
tique sp  borne  à  rechercher  comment  les  richesses 
se  produisent,  se  distribuent  et  se  consomment.  Elle 
examine  la  plupart  des  grands  problèmes  qui  touchent 
à  la  vie  matérielle  des  peuples.  Mais  aucune  science 
jusqu'à  présent  n'a  recherché  les  principes  d'équilibre 
et  de  mouvement  et  surtout  les  principes  de  conserva- 
tion qui  existent  entre  les  diiïérentes  parties  du  sys- 
tème social  »  (loc.  cit.). 

Quételet  va  plus  loin.  11  sait  que  tout  déterminisme 
suppose  un  mécanisme  caché.  Aussi  a-t-il  tenté,  mais 
seulement  en  passant  et  sous  forme  d'hypothèse  timitle, 
de  réduire  les  phénomènes  sociaux  où  la  volonté  se 
déploie  à  de  simples  applications  de  la  force.  Cette 
analogie  l'avait  séduit  ;  il  se  contente  de  l'indiquer  sans 
en  poursuivre  la  preuve.  D'autres  la  développeront. 

Ces  vues  hardies  devaient  rencontrer  des  objec- 
tions. Aussi  Quételet  a  t-il  pris  soin  de  les  réfuter  par 
avance. 


QUÉTELET  *  77 

On  accorde  que  les  faits  d'ordre  physique  concernant 
le  corps  social  se  prêtent  à  une  mesure  exacte.  Rien 
ne  s'oppose  à  ce  qu'on  mesure  la  taille  d  un  homme 
ou  son  poids.  Mais  les  faits  qui  émanent  de  Tactivité 
morale,  s'ils  se  prêtent  à  la  mesure  en  eux-mêmes, 
ne  nous  apprennent  rien  sur  la  cause  dont  ils  sont 
les  efiets.  Il  n'y  a  entre  eux  et  elle  aucun  rapport 
direct  réductible  à  une  formule.  En  mesilrant  les  uns 
on  ne  mesure  donc  pas  l'autre  :  les  qualités  morales 
échappent  à  toute  détermination  numérique.  —  Que- 
telet  ne  le  nie  pas;  sans  se  demander  quel  rapport 
absolu  unit  les  qualités  morales  aux  mouvements 
qu'elles  engendrent,  persuadé  seulement  qu'il  y  a 
entre  ces  deux  termes  un  rapport,  puisque  l'un  sort  de 
l'autre,  il  cherche  à  obtenir  du  premier  par  le  second 
une  mesure  toute  relative.  Se  trouve-t-il  par  là  en  de- 
hors des  conditions  ordinaires  de  la  science?  Nulle- 
ment, et  il  ne  fait  que  subir  des  conditions  qui  lui  sont 
communes  avec  le  physicien,  a  Nous  devons  procéder 
comme  le  physicien  qui,  pour  les  phénomènes  élec- 
triques, ne  peut  donner  également  que  des  valeurs 
relatives  et  se  trouve  réduit  à  juger  des  causes  par 
leurs  effets.  Nous  ne  percevons  pas  plus  ce  qui  donne 
naissance  au  phénomène  moral  que  ce  qui  a  produit 
le  phénomène  électrique.  Nous  ne  voyons  que  l'effet 
lui  même  et  c'est  cet  effet  que  nous  cherchons  à  appré- 
cier »  (Du  système  social j  p.  74). 

Mais  une  pareille  méthode  ne  supprime  t-elle  pas  la 
liberté,  trait  essentiel  des  activités  morales?  Que  de- 
vient le  libre  arbitre  emprisonné  dans  des  nombres  qui 
lui  tracent  d'avance  les  étroites  limites  où  il  se  peut 


78  '  INTRODUCTION   HISTORIQUE 

mouvoir?  Il  résulte  par  exemple  de  statistiques  anté- 
rieures qu'il  y  a  par  an  tant  de  suicides,  tant  de  vols, 
tant  d'assassinats  dans  une  population  donnée  ;  faut-il 
considérer  comme  libres  les  hommes  qui  commettent 
de  tels  actes  au  sein  de  cette  population  dans  le  cou- 
rant de  cette  année,  alors  qu'ils  doivent  les  commettre 
nécessairement  puisque  leur  nombre  est  déjà  compté? 
Quételet  présente  à  cette  question  plusieurs  réponses. 
11  recourt  d'abord  pour  expliquer  la  liberté  à  ce  qu'il 
reste  d'alea  dans  les  évaluations  de  la  statistique  sur 
les  phénomènes  à  venir.  Jamais  l'action  de  l'individu 
n'est  prévue  ni  ne  peut  l'être.  Un  joueur  a,  dans  une 
suite  de  parties,  des  chances  qui  sont  déterminées  par 
le  calcul.  Cependant  nul  ne  peut  dire  quand  il  s'assied 
à  la  table  de  jeu  quelle  sera  l'issue  de  cette  partie. — On 
peut  répliquer  que  cela  prouve,  non  pas  l'indétermina- 
tion de  la  partie,  mais  notre  ignorance  de  ses  condi- 
tions spéciales.  Il  en  est  de  même  de  l'action  de  l'indi- 
vidu dans  un  ensemble  de  faits  sociaux.  Si  on  ne  peut 
la  prévoir,  ce  n'est  pas  qu'elle  soit  indéterminée,  c'est 
parce  que  nous  ignorons  le  détail  de  ces  déterminations 
ou  conditions.  —  Quételet  recourt  donc  à  une  autre 
théorie  pour  sauver  la  liberté  telle  qu'on  l'entend  d'or- 
dinaire. La  liberté,  dit-il,  apporte  dans  les  nombres  un 
élément  de  variation  et  d'irrégularité  et  «  joue  le  rôle 
d'une  catise  accidentelle  »  (Du  système  social^  p.  69)... 
Nous  en  usons  rarement  (Du  système  social^  p.  104), 
et  «  il  arrive  alors  que,  en  faisant  abstraction  des  in- 
dividus et  en  ne  considérant  les  choses  que  d'une  ma- 
nière générale,  les  edets  de  toutes  les  causes  acciden- 
telles doivent  se  neutraliser  et  se  détruire  mutuellement 


QUÉTELET  79 

de  manière  à  ne  laisser  prédominer  que  les  véritables 
causes  en  vertu  desquelles  la  société  existe  et  se  con- 
serve. j>  Ces  causes  sont  en  quelque  sorte  instinctives. 
m  L'homme  possède  avant  tout  son  individualité  ;  mais 
il  est  éminemment  sociable  et  son  individualité  se 
trouve  engagée  dans  celle  d'un  grand  corps  qui  a  sa  vie 
et  sa  volonté  propres.  i>  Cette  volonté  pèse  sur  lui 
d'autant  plus  lourdement  qu'il  en  aperçoit  moins 
l'efTet;  elle  l'enveloppe  d'influences  tyranniques  et 
invisibles;  ses  moindres  actions,  ses  coutumes,  ses 
promenades,  ses  discours,  ses  plaisirs,  les  heures 
de  ses  repas  et  de  son  sommeil;  comme  les  plus  im- 
portantes :  le  moment  de  son  mariage,  le  choix  de  sa 
compagne,  le  mode  jl'éducation  de  ses  enfants,  etc., 
ont  pour  régulateur  non  plus  son  vouloir  seul,  mais 
celui  du  peuple  auquel  il  appartient.  Sa  liberté  consis- 
terait à  s'en  affranchir  dans  des  cas  exceptionnels.  — 
Cette  théorie  qui  confine  la  liberté  dans  ce  qui  reste 
d'indéterminé  et  de  hasardeux  au  sein  des  mouvements 
sociaux,  qui  la  réprésente  comme  luttant  contre  le 
courant  des  forces  inconscientes  avec  un  si  mince 
succès  que  son  effet  ne  compte  pas  dans  la  résultante 
totale,  cette  théorie  ne  pouvait  satisfaire  Quételet  tout 
le  premier.  D'ailleurs  n'avait-il  pas  lui-même  montré 
que  ces  variations  de  la  cause  accidentelle  sont  elles- 
mêmes  a  groupées  symétriquement  autour  de  la 
moyenne  d  et  soumises  à  une  loi  qu'il  a  précisément 
appelée  la  loi  des  causes  accidentelles?  (Préf.,  p.  viii). 
Et  les  différences  individuelles,  loin  d'être  le  propre 
de  la  liberté,  ne  se  rencontrent-elles  pas  aussi  dans 
les  faits  les  moins  volontaires  comme  la  taille  et  le  poids 


80  INTRODUCTION    HISTORIQUE 

du  cgrps,  comme  les  décès?  Il  fallait  renoncer  à  cette 
explication.  —  La  vraie  pensée  de  Quételet  et  la  plus 
profonde  est  que  le  libre  arbitre  est  en  réalité  soumis, 
quant  à  ses  effets  extérieurs,  à  la  mesure  et  à  la  prévi- 
sion comme  toutes  les  autres  forces.  «  L'homme,  dit-il, 
est  donc  pour  les  facultés  morales  comme  pour  les 
facultés  physiques  soumis  à  des  écarts  plus  ou  moins 
grands  autour  d'un  état  moyen,  et  les  oscillations  qu'il 
subit  autour  de  cette  moyenne  suivent  la  loi  générale 
qui  régit  toutes  les  fluctuations  que  peut  subir  une 
série  de  phénomènes  sous  l'influence  des  causes  acci- 
,dentelles  »  (Système  social,  p.  92).  Eh  quoi!  il  n'y  a  au- 
cune différence  entre  l'action  de  la  volonté  et  celle  des 
autres  forces!  Il  y  en  a  une.  L'action  de  la  volonté  est 
plus  régulière.  Plus  rationnelle,  elle  est  plus  calcu- 
lable, elle  produit  des  effets  plus  constants.  C'est  la 
force  aveugle  qui  est  perturbatrice,  parce  qu'elle  est 
irrationnelle.  «  Bien  loin  de  jeter  des  perturbations 
dans  la  série  des  phénomènes  qui  s'accomplissent  avec 
cette  admirable  régularité,  le  libre  arbitre  les  empêche 
au  contraire  dans  ce  sens  qu'il  resserre  les  limites  entre 
lesquelles  se  manifestent  les  variations  de  nos  diffé- 
rents penchants.  L'énergie  avec  laquelle  notre  libre 
arbitre  tend  à  paralyser  les  effets  des  causes  acciden- 
telles est  en  quelque  sorte  en  rapport  avec  Ténèrgie  de 
notre  raison.  Quelles  que  soient  les  circonstances  dans 
lesquelles  il  se  trouve,  le  sage  ne  s'écarte  que  peu  de 
Tétat  moyen  dans  lequel  il  croit  devoir  se  resserrer. 
Ce  n'est  que  chez  les  hommes  entièrement  aban- 
donnés à  la  fougue  de  leurs  passions  qu'on  voit  ces 
transitions   brusques,    fidèles    reflets    de   toutes   les 


QUÉTELET  81 

causes  extérieures  qui  agissent  sur  eux.  Ainsi  donc  le 
libre  arbitre,  loin  de  porter  obstacle  à  la  production 
régulière  des  phénomènes  sociaux,  la  favorise  au  con- 
traire. Un  peuple  qui  ne  serait  formé  que  de  sages 
offrirait  annuellement  le  retour  le  plus  constant  des 
mêmes  faits.  Ceci  peut  expliquer  ce  qui  semblait  d'a- 
bord un  paradoxe,  c'est-à-dire  que  les  phénomènes 
sociaux,  influencés  parle  libre  arbitre,  procèdent  d'an- 
née en  année  avec  plus  de  régularité  que  les  phéno- 
mènes purement  influencés  par  des  causes  matérielles 
et  fortuites  »  {Système  socialj  p.  96,  97). 

La  méthode  que  nous  venons  d'exposer,  par  laquelle 
Quételet  s'efforce  de  découvrir  les  harmonies  qui  unis- 
sent les  divers  groupes  de  faits  tirés  d'un  organisme 
social  humain  ne  s'applique  pas  seulement  selon  Tau- 
teur  à  l'humanité.  Les  sociétés  animales  devraient 
être  étudiées  au  même  point  de  vue  et  ne  manque- 
raient pas  de  donner  les  mêmes  résultats.  La  loi  de 
proportion  qu'il  a  découverte  comporte  la  plus  grande 
généralité  (Anthropométrie ^  p.  414). 

L'économie  polique,  sans  doute  en  raison  du  carac- 
tère particulier  de  son  objet,  a  le  plus  souvent  négligé 
ces  vues  générales.  Cependant  l'un  de  ses  premiers 
principes  a  été,  comme  nous  l'avons  vu,  que  la  société 
économique  s'organise  de  la  manière  la  plus  avanta- 
geuse sans  requérir  l'intervention  d'une  autorité  poli- 
tique extérieure.  Le  principe  implique  lui-même  la 
reconnaissance  des  lois  naturelles  qui  résultent  d'une 
certaine  communauté  de  sentiments  et  d'idées  anté- 
rieure à  toute  délibération.  C'est  par  là  que  les 
économistes  ont  été  conduits  à  se  servir  d'expressions 


82  DITRODOCTION    HtSTORIQUE 

comme  celles  de  corps  social,  d*organisme  social,  de 
physiologie  sociale,  expressions  qui  trahissent  toutes 
ridée  d'un  consensus  d'autant  plus  harmonieux  qu'il 
est  moins  expressément  volontaire.  C'est  sur  cette 
idée   que  repose    le   principe   que  les  économiste» 
ont  poussé  si  loin,  du  laissez  faire  et  du  laissez  passer. 
Il  n'est  donc   pas  étonnant  que  les  sciences  natu- 
relles aient  rencontré  dans  les  sciences  économiques 
la  matière  d'importants  emprunts.  On  sait  que  la  loi 
de  la  division  du  travail  a  trouvé  dans  la  biologie  des 
applications  fécondes.  Et  c*est  aussi  à  Tun  des  plus 
illustres  économistes  qu'est  due  l'observation  d*un  fait 
si  souvent  invoqué  par  les  biologistes  modernes,  le  fait 
de  la  concurrence  pour  la  vie.  D'autre  part,  la  science 
des  êtres  vivants  n'a  pas  manqué  de  rendre  à  l'Eco- 
nomie les  services  qu'elle  avait  reçus  d'elle.  De  tout 
temps,  les  vrais  économistes,  instruits  par  le  spec- 
tacle de  la  lente  croissance  des  corps  naturels,  ont  su 
distinguer  l'évolution  de  la  révolution,  et  tout  en  pro- 
clamant la  nécessité  du  progrès,  ont  banni  les  coups 
de  théâtre  de  la  vie  sociale.  Enfin  plusieurs,  renonçant 
aux  traditions  de  leurs  devanciers,  ont  soutenu  que 
la  science  économique  était  à  la  fois  l'une  des  sciences 
naturelles  et  l'une  des  sciences  sociales,  c  N'est-ce 
pas,  a  dit  l'un  d'eux,  une  partie  des  études  du  natura- 
liste et  l'une  des  plus  intéressantes  d'observer  les  tra- 
vaux de  l'abeille  au  sein  d'une  ruche,  d'en  étudier 
l'ordre,  les  combinaisons  et  h  marche.  Eh  bien  !  l'éco- 
nomiste fait  exactement  de  môme  par  rapport  à  cette 
abeille  intelligente  qu'on  appelle  l'homme  :  il  observe 
l'ordre,  la  marche  et  la  combinaison  de  ces  travaux. 


BIOLOGIE  83 

Les  deux  études  sont  absolument  de  mime  nature  o 
(CoQUEUN,  Dictionnaire  d^ Economie  politique).  De 
tels  échanges  d'idées  indiquent  assurément  une  ten- 
dance de  l'économie  politique  à  considérer  comme  un 
être  vivant  la  société,  objet  de  son  étude;  mais  cette 
tendance  ne  devait  pas  aboutir  à  une  théorie  expresse 
de  la  nature  du  corps  social  avant  l'apparition  d'une 
science  qui  pût  embrasser  dans  son  ensemble  un  si 
vaste  objet,  la  Sociologie. 

Toutefois,  avant  ce  progrès  décisif,  la  vie  elle-même 
et  les  êtres  vivants  devaient  être  mieux  connus.  Lu 
biologie  et  la  zoologie,  qui  étudient,  Tune  les  conditions 
générales  de  la  vie,  l'autre  les  êtres  vivants  réels,  sont 
comme  les  degrés  que  l'esprit  humain  devait  franchir 
avant  d'aborder  définitivement  l'étude  expérimentale 
des  groupes  sociaux  supérieurs. 

La  biologie  a  établi  trois  propositions  importantes 
qui  forment  à  elles  seules  une  science  sociale  en  rac- 
courci, bien  que  dans  les  limites  de  l'individu.  Il  est 
maintenant  hors  de  doute  :  1'  que  l'individu  est  une 
société,  c'est-à-dire  que  tout  vivant  est  lui  même  un 
composé  de  vivants  ;  2*  que  l'individualité  du  composé, 
loin  d'exclure  celle  des  éléments  composants,  la  suppose 
au  contraire  et  croit  avec  elle  ;  3*  que  la  composition 
organique  comporte  un  nombre  indéterminé  de  degrés 
superposés  (ou  mieux  de  sphères  concentriques). 

1®  L'individu  est  une  société.  En  effet,  tout  vivant 
est  organisé.  Or  la  notion  d'organisation  se  réduit  à 
celle  d'une  association  de  parties  diverses  accomplis- 
sant des  fonctions  distinctes.  Les  dernières  de  ces 
parties,  physiologiquement  irréductibles,  bien  qu'elles 


8i  INTRODUCTION   HISTORIQUE 

ne  le  soient  pas  chimiquement,  portent  le  nom  d'élé- 
ments anatomiques.  Leur  extrême  petitesse  n'ôte  rien 
à  leur  individualité.  Ce  sont  des  animaux  doués  d*une 
forme  propre,  de  véritables  infusoireSy  que  Ton  classe 
comme  les  animaux  qui  se  développent  à  Tétat  libre, 
hors  de  l'organisme.  L'œil,  aidé  du  microscope,  les 
distingue  ;  la  physiologie  leur  assigne  des  fonctions 
spéciales.  Us  empruntent  à  l'organisme  un  milieu  fa- 
vorable à  leur  développement  :  «  chaque  élément  ana- 
tomique,  dit  M.  Robin,  se  comporte  à  Tégard  du  sang 
comme  l'organisme  entier  par  rapport  aux  milieux 
ambiante  où  il  puise  ses  éléments  et  où  il  rejette  ses 
excrétions.  »  Mais,  hors  de  cet  organisme,  ils  accom- 
plissent encore  leurs  fonctions  sous  l'influence  d'exci- 
tants appropriés.  La  fibre  musculaire  isolée  se  con- 
tracte sous  l'action  de  l'électricité.  Les  organes 
globulaires  du  sang  sont  empoisonnés  par  l'oxyde  de 
charbon  dans  une  éprouvette  comme  dans  les  canaux 
sanguins.  L'organisme  est-il  virtuellement  détruit  par 
la  mort  récente,  il  suffit  que  les  milieux  partiels  sub- 
sistent quelque  temps  pour  que  les  fonctions  de  chaque 
groupe  d'organes  élémentaires  suivent  encore  leur  pro- 
cessus normal.  Le  bulbe  pileux  donne  naissance^  chez 
le  cadavre,  à  ses  produits  spéciaux.  Le  foie  fabrique  du 
sucre.  Dans  la  mort  causée  par  le  choléra,  l'éréthisme 
du  grand  sympathique  cessant,  les  tissus  reprennent 
un  instant  leur  activité  et  le  corps  se  réchaulTe.  Il 
y  a  plus,  qu'on  enlève  un  groupe  d'éléments  anato- 
miques superficiels  à  leur  miUeu  natal  et  qu'on  les 
transplante  dans  un  milieu  analogue,  ils  continueront 
de  vivre,  et  quelquefois  avec  une  nouvelle  intensité. 


BIOLOGIE  88 

Les  expériences  de  greffe  animale  sont  trop  connues 
pour  que  nous  y  insistions  ici.  La  transfusion  du  sang 
est  un  fait  de  môme  ordre  encore  plus  frappant  peut- 
être.  Qu'est-ce  d* ailleurs  que  le  fait  de  la  génération 
chez  les  animaux  supérieurs  si  ce  n'est  l'acte  par  le- 
quel un  ou  plusieurs  éléments  anatomiques  émis  hors 
de  leur  milieu  natal  passent  d'un  individu  dans  un  autre 
et  vont  chercher  un  milieu  nouveau  où  leur  évolution 
s'achèvera?  Ces  derniers  éléments  passent  normale- 
ment, disons-nous,  d'un  organe  dans  un  autre  et  sont 
par  conséquent  mobiles  ;  mais,  quoique  le  mouvement 
soit  lé  signe  de  Tindépendance,  il  ne  la  fait  pas  seul, 
et  elle  résulte  avant  tout  de  la  spécialité  des  fonctions. 
Si  les  leucocytes  et  les  globules  sanguins  voyagent,  eux 
aussi,  dans  les  liquides  où  ils  sont  baignés,  les  autres 
éléments  anatomiques,  fixés  dans  les  tissus  solides, 
restent  immobiles.  Aucun  d'eux  cependant  ne  se  con- 
fond avec  son  voisin  ;  a  ils  s'unissent  et  restent  dis- 
tincts comme  des  hommes  qui  se  donneraient  la 
main  X»  (Cl.  Bernard).  Chacun  réagit  en  effet  pour 
son  compte  sous  les  excitations  qu'il  reçoit  du  milieu 
commun.  Chacun  a  son  histoire  séparée,  naît  et  périt 
à  son  heure.  Chacun  réunit  en  lui,  à  un  degré  éminent, 
les  caractères  qui  constituent  l'individu. 

2'  Mais  cette  individualité  des  éléments  anato- 
miques ne  rompt  psts  l'individualité  du  vivant  formé 
de  leur  réunion.  Au  contraire.  Dans  l'espace  actuel 
comme  dans  les  temps  successifs,  leur  conspiration 
universelle  et  incessante  est  précisément  ce  qui  pro- 
duit l'unité  de  la  vie.  Leur  indépendance  montre  assez 
qu'ils  y  travaillent  comme  d'eux-mêmes,  et  que  d'eux- 

6 


86  INTRODUCTION  HISTORIQUE 

mêmes  ils  fournissent  à  Tactivité  générale  les  forces 
nécessaires  à  l'exercice  de  sa  suprématie.  Certes,  les 
fonctions  supérieures  de  commandement  et  de  pré- 
voyance sont  dévolues  à  celles-ci  ;  mais  les  fonctions 
les  plus  humbles  et  les  plus  intimes,  comment  y  sau- 
rait-elle pourvoir,  complexes  et  multiples  comme  elles 
sont?  Elles  ont  donc  dû  rester  confiées  aux  organismes 
élémentaires  qui  s'en  acquittent  spontanément  avec 
un  accord  et  une  régularité  irréprochables  (Bert). 
Il  n*est  pas  un  seul  d'entre  eux  qui  n'ait  besoin  du 
concours  de  tous  les  autres  et  ne  puisse  en  efTet 
compter  sur  ce  concours.  Chargés  comme  ils  le  sont 
chacun  d'une  fonction  différente,  leur  existence  com- 
mune repose  sur  la  plus  étroite  solidarité.  Mais  ce  qui 
décèle  l'unité  la  plus  parfaite,  ce  sont  les  correspon- 
dances de  leurs  processus  divers  à  travers  les  temps. 
De  sa  naissance  à  sa  mort,  l'individu  total  traverse  une 
multitude  de  phases  tant  spécifiques  que  personnelles 
en  vue  desquelles  les  organismes  composants  évo- 
luent tous  à  point  nommé,  et  dans  chacune  desquelles 
ils  ont  som  en  quelque  sorte  de  représenter  ce  qu  ont 
été  et  ce  que  seront  toutes  les  autres.  Et  plus  ils  sont 
eux-mêmes  complexes  dans  leur  structure,  c'est-à-dire 
plus  leur  individualité  est  décidée,  plus  leur  conspi- 
ration est  énergique,  plus  par  conséquent  est  élevé 
dans  l'échelle  fêtre  total  qui  en  résulte.  «  Plus  au  con- 
traire lorganisme  d'un  animal  est  simple,  plus  simple 
est  aussi  la  constitution  de  chacun  des  ordres  d'élé- 
ments anatomiqucs  dont  ses  tissus  sont  formés  è 
(  Robin  ) ,  plus  par  conséquent  est  faible  l'individua- 
lité de  ces  éléments.  En  d'autres  termes,  loin  qu'il 


BIOLOGIE  87 

y  ait  opposition  entre  le  tout  et  les  parties  sous  le  rap- 
port de  rindivîdualité,  Funité  organique,  la  division 
du  travail,  la  dillérenciation  des  individus  sont  dans 
tout  le  domaine  de  la  vie  en  raison  directe  les  uns  des 
autres. 

3^  Si  la  vie  est  composition,  groupement,  associa- 
tion, il  est  difficile  d'admettre  que  les  a  millions  de 
milliards  de  petits  êtres  s>  (  Claude  Bernard  )  qui 
composent  un  vivant  supérieur  soient  directement 
subordonnés  à  son  activité  centrale  :  des  intermé- 
diaires doivent  nécessairement  exister  de  ceux-là  à 
celle-ci.  D'après  les  doctrines  généralement  admises 
en  France,  les  éléments  anatomiques  commencent 
par  se  grouper  efn  tissus^  puis  les  tissus  s'entre- 
lacent pour  ainsi  dire  de  manière  à  former  des  or- 
ganeSj  et  les  organes  se  fédéralisent  en  appareils 
qui  constituent  Vindiuidu.  Les  organes,  il  est  vrai, 
jouissent  d'une  notable  individualité.  Le  cœur  par 
exemple  continue  à  se  contracter  sous  les  excitants 
convenables  quand  la  vie  générale  s'est  retirée ,  les 
systèmes  nerveux  partiels  entrent  pareillement  en 
action  sous  l'influence  de  l'électricité.  Mais  les  tis- 
sus répondent-ils  aussi  bien  à  ce  que  nous  enten- 
dons par  une  unité  organique,  un  tout  vivant?  Et 
que  faut-il  penser  de  Tunité  des  appareils?  (1)  Certains 
biologistes  ont  cru  pouvoir  envisager  autrement  les 
rapports  des  parties  élémentaires  au  tout.  Suivant  eux 

(I)  •  Quelque  grandes  que  soient  les  complications  et  les  divisions  du 
travail  que  noua  offrent  ensuite  les  appareils  digestif  et  circulatoire  chez 
les  êtres  placés  au  sommet  de  l'échelle  animale,  ces  appareils  ne  nous 
représentent  toujours  qu'un  mécanisme  deiliné  à  servir  d^intermédiaire 


88  INTRODUCTION    HISTORIQUE 

le  mode  de  constitution  attribué  jusqu'ici  aux  seuls 
invertébrés  se  retrouverait,  quoique  moins  apparent 
de  beaucoup,  chez  les  vertébrés.  Certains  animaux 
inférieurs  sont,  comme  on  le  sait,  composés  de  par* 
ties  qui  se  suffisent  plus  ou  moins  à  elles-mêmes,  et 
sont  déjà  chacune  un  animal  distinct  (métamère). 
Cette  proposition  ne  fait  pour  personne  Tobjet  d'un 
doute,  a  Chez  les  annelés,  chaque  ganglion  corres- 
pond à  un  segment  du  corps  formé  souvent  de  plu- 
sieurs anneaux,  comme  par  exemple  chez  la  sangsue, 
dont  toutes  les  parties  se  répètent  de  cinq  en  cinq 
anneaux  (1).  »  Et  même,  d'après  Graliolet,  chez  les 
annelés  placés  très  bas  dans  l'échelle,  à  chaque  an- 
neau correspond  un  ganglion  distinct  :  il  en  est  ainsi 
dans  le  lombric  terrestre.  «  Chaque  segment  possède 
ainsi,  outre  son  ganglion,  une  portion  semblable  des 
principaux  appareils,  même  parfois  des  appareils  des 
sens...  Ces  segmente  séparés  ont  été  appelés  des 
zoonites  par  Moquin-Tandon.  Ce  professeur  considé- 
rait les  animaux  de  cet  embranchement  comme  for- 
més chacun  de  plusieurs  animaux  élémentaires  placés 
les  uns  à  la  suite  des  autres  »  (  Vulpian,  Leçons  de 
physiologie  générale  du  système  nerveux).  C'est  cette 


•Dire  les  élémenU  anitomiqaes  et  le  milieu  eitérieur;  méctDisme  dool 
le  foDcUonnement,  eu  rai^o  même  de  lou  perfeclioDoement ,  derient 
inditpeoAable,  mait  qui  uéuninoioa  ne  prétente  rien  d'essentiel  dans  let 
phénomènes  de  la  wie  :  les  éléments  analomiqoes,  par  leurs  propriétés, 
août  seuU  le  si^ge  de  ce*  phéuomènes  eséenlieis.  •  (G.  Berhard,  Bevuê 
des  Cours  scient, figues,  1875,  p.  778  ) 

(1)  DciU!iD  DK  Ghos.  Les  Tues  de  M.  Durand  de  Gros  aur  la  eontti- 
ttttion  des  étraa  vivants  nous  pmraiMent  de  la  plus  haute  importaoca 
pour  U  science  sociale. 


BIOLOGIE  89 

conception  que  certains  naturalistes  philosophes  ont 
tenté  d'appliquer  aux  vertébrés  supérieurs  malgré 
l'unité  apparente  de  leur  organisme.   Gratiolet  in- 
clina vers  celte  doctrine.  «  Les  vertèbres,  dit-il,  sont 
à  Tensemble  du  squelette  ce  que  sont  les  anneaux 
au  corps  des  articulés.  Or,  de  même  que  la  définition 
d'un  cylindre  se  retrouve  dans  toutes  les  sections 
de  ce  cylindre  parallèles  à  sa  base,  de  même  dans 
une  seule  vertèbre  se  retrouve  l'idée  du  tout  entier, 
en  un  mot  une  vertèbre  est  au  tronc  ce  que  Tunité 
est  au  nombre  dans  une  quantité  concrète  homo- 
gène. Ainsi  il  y  a  des  segments  dans  le  squelette  ;  il 
y  a  des  segments  dans  les  muscles.  Les  nerfs  péri- 
phériques s'accommodent  à  leur  tour  à  cette  segmenta- 
tion, et  l'observation  démontre  qu'il  y  a  également  des 
segments  dans  le  système  nerveux  central...  Mais 
cette  partie,  ce  segment  idéal  est- il  un  segment  réel? 
Y  a-t-il  pour  chaque  vertèbre  un  ganglion  nerveux 
central?  Cette  question  importante,  Gall  a  essayé  Tun 
des  premiers  de  1^  résoudre.  Il  pensait  avoir  vu  dans 
la  moelle  des  renflements  successifs  au  niveau  de 
chaque  vertèbre.  Cette   proposition  est  surtout  fort 
évidente  dans  la  moelle  épinière  des  oiseaux.  M.  de 
Blainville  avait  accepté  cette  opinion  de  Gall  à  laquelle 
les  expériences  de  Legallois,  de  Marshall  Hall  et  de 
Mûller  semblaient  avoir  donné  beaucoup  de  force  ; 
et  en  effet  si  Ton  accepte  les  idées  de  ces  deux  der- 
niers physiologistes  sur  la  force  excito- motrice  de  la 
moelle,  il  semble  que  la  division  de  l'axe  médullaire 
en  segments   distincts  s'ensuive  nécessairement.  y> 
Mais  Gratiolet,  tout  en  admettant  que  l'excitabilité 


90  INTRODUCTION    HISTORIQUE 

automatique  appartenait  aux  différents  segments  de  la 
moelle,  leur  refusait  la  sensibilité  et  attribuait  au  cer- 
veau cette  dernière  fonction,  la  seule  dont  dépende 
à  ses  yeux  l'unité  de  l'être.  D'autres  physiologistes 
sont  allés  plus  loin.  Il  y  a  chez  tous  les  expérimenta- 
teurs contemporains  une  tendance  marquée  à  dépouil- 
ler les  organes  centraux  de  chaque  fonction  du  privi- 
lège exclusif  de  pourvoir  à  cette  fonction,  et  à  signaler 
la  participation  active  que  prennent  à  son  accomplis- 
sement toutes  les  autres  parties  du  même  système.  Le 
cœur  semblait  le  seul  organe  de  la  circulation  ;  mais 
on  a  examiné  de  plus  près  les  artères  et  on  a  vu 
qu'elles  sont  aussi,  quoique  à  un  moindre  degré,  con- 
tractibles,  qu'elles  sont,  comme  le  cœur,  dilatées  et 
rétrécies  par  des  nerfs  spéciaux  et  que  par  conséquent 
elles  jouent  un  rôle  actif  dans  la  circulation.  Ce  ne  sont 
point  des  ce  tubes  inertes  »  où  la  seule  impulsion  du 
cœur  chasserait  le  courant  sanguin.  «  La  circulation 
générale  n'est  que  la  source  d'une  série  de  cirada- 
lions  locales  bien  plus  importantes  à  connaître  et  bien 
plus  difficiles  à  étudier  »  (  Cl.  Bernard,  Revue  scien- 
tifiquey  1875,  p.  779  ).  Lavoisier  pensait  que  les  pou- 
mons étaient  la  source  unique  de  la  chaleur  animale  ; 
mais  un  examen  plus  attentif  a  montré  que  Tinti- 
mité  des  tissus  était  le  théâtre  de  combinaisons  chi- 
miques tout  aussi  importantes,  et  que  la  chaleur  était* 
produite  en  une  foule  de  points  de  l'organisme.  La 
respiration  n'est  plus  attribuée  seulement  aux  pou- 
mons ;  on  a  reconnu  l'existence  d'une  respiration  cu- 
tanée, répandue  sur  toute  la  surface  du  corps  en 
contact  avec  l'air  ambiant.   Pourquoi  refuserait-on 


BIOLOGIE  91 

d'appliquer  au  système  nerveux  cette  loi  de  diffusion  si 
généralement  acceptée  pour  les  autres  systèmes  d'or- 
ganes? On  comprendrait  alors,  disent  les  physiolo- 
gistes dont  nous  interprétons  les  tendances,  comment 
chaque  segment  du  vertébré  peut  avoir  non  seulement 
sa  circulation,  mais  encore  son  innervation  locale,  et  se 
suffire  à  lui-même,  si  ce  n*est  quant  aux  fonctions  supé- 
rieures de  la  vie  de  relation,  celles-ci  ayant  été  confiées 
au  segment  terminal  pour  qull  soit  le  guide  ou  le  repré- 
sentant de  tous  les  autres.  C'est  ce  que  semblent 
confirmer  l'embryologie  et  la  tératologie,  c  J'ai  pu  me 
convaincre,  dit  un  savant  contemporain,  qui  a  donné 
à  la  tératologie  une  forme  systématique,  du  défaut  de 
solidaiité  des  diverses  parties  de  l'organisme  dans  les 
premiers  temps  de  son  existence.  Il  semble  qu'alors 
chacune  des  parties  de  l'organisme  existe  pour  son 
propre  compte  et  qu'elle  puisse  se  développer  isolé- 
ment et  d'une  manière  indépendante  comme  les  diffé- 
rentes parties  de  l'organisme  des  végétaux  (1).  »  Le 
passage  suivant  du  docteur  Carpenter  résume  assez 
bien  ce  qui  résulte  de  ces  considérations  diverses  : 

(1)  Dareste,  Origine  et  mode  de  formation  des  monstres  omphalo^ 
eiies  (Comi^tes-reDdut  de  l'Académie  des  sciences,  série  de  Tannée  lfi65). 
Voici  un  exemple  des  faits  d*où  ces  induclioos  eonl  Urées  :  «  Nous  avons 
eu  déjà  plusieurs  fois  roccasion  de  signaler  des  moiislruoéilés  du  genre 
de  celle  dont  M.  Depaul  place  un  spécimen  sous  les  yeux  de  PAcadémie. 
Cest  un  fœtus  n'ayant  ni  télé  ni  membres  supérieurs;  les  cavilés  tbora- 
ciqne  et  abdominale  sont  rudimentaires  ;  la  place  du  crâne  est  marquée 
à  rextrémîté  du  tronc  par  nue  houppe  de  cheveux  ;  le  cuir  chevelu  est 
réduit  k  celte  simple  trace.  11  résulte  de  Texameu  du  placenta  que  cet 
être  informe  était  greffé  sur  un  coin  du  placenta,  dans  une  cavité  secon- 
daire, sans  communication  avec  la  grande  cavité  amniotique  contenant 
un  fÎGBtot  normal  et  qui  a  vécu.»  (Compte-rendu  de  T Académie  des 
sciences,  15  mars  1875.) 


92  INTRODUCTION    HISTORIQUE 

V  Le  cerveau  et  la  moelle  épinière  de  rhomme  dans 
laquelle  se.termine  la  très  grande  partie  des  nerfs  aHé- 
rents  et  de  laquelle  naissent  presque  tous  les  nerfs 
moteurs  peuvent  être  considérés  comme  formés  par 
l'agglomération  d'un  certain  nombre  de  centres  gan- 
glionnaires distincts,  dont  chacun  a  ses  attributions 
propres  et  se  rattache  à  des  troncs  nerveux  qui  lui 
sont  particuliers.  Commençant  par  la  moelle  épinière, 
nous  trouvons,  en  la  comparant  à  la  chaîne  ganglion- 
naire des  animaux  articulés,  qu'elle  consiste  réelle- 
ment en  une  série  de  ganglions  disposés  suivant  une 
ligne  longitudinale  et  qui  se  sont  soudés  Tun  à  l'autre, 
et  dont  chacun  constitue  le  centre  du  circuit  nerveux 
propre  à  tout  segment  vertébral  du  tronc  (1).  »  Si 
cette  hypothèse  prévalait,  si  la  vue  d'ensemble  adoptée 
universellement  pour  la  composition  des  invertébrés 
était  reconnue  applicable,  avec  les  restrictions  et  les 
atténuations  voulues,  aux  vertébrés  eux-mêmes,  on 
obtiendrait  une  idée  systématique  de  la  composition 
des  êtres  vivants.  Chaque  segment  vertébral  serait 
considéré  comme  un  vivant  intimement  lié  aux  autres, 
quoique  distinct,  comme  une  province  dans  un  em- 
pire, et  lui-même  comprendrait  des  organes  doués  à 
un  moindre  degré  d'individualité  et  d'autonomie,  jus- 
qu'à ce  que  l'on  arrivât  aux  éléments  organiques, 
atomes  biologiques  au-dessous  desquels  s'ouvre  le  do- 
maine de  la  chimie.  Une  telle  hypothèse  ne  pourra 
s^imposer  aux  esprits  que  quand  elle  aura  reçu  la  con- 
sécration expérimentale  ;  mais,  sans  même  recourir  à 

(1)  CarPCtter,  Manuel  of  human  phyiology,  cité  par  M.  Doraiifi  de 
Gros,  Origines  animales  dt  rhomme,  p.  10. 


BIOLOGIE  93 

cette  hypothèse,  la  théorie  actuelle  justifie  suffisam- 
ment la  proposition  d*où  nous  sommes  partis  et  où 
nous  aboutissons;  à  savoir  que  les  individualités  di- 
verses dont  se  compose  un  tout  organique  ne  sont  pas 
absolues  ni  fermées,  mais  s'ouvrent  en  quelque  sorte 
les  unes  sur  les  autres,  celles  qui  sont  moins  corn- 
préhensives  sur  celles  qui  le  sont  davantage,  et  qu'elles 
forment,  pour  ainsi  parler,  un  ensemble  de  sphères 
concentriques  communiquant  par  de  larges  voies. 
Cette  proposition  établie,  on  conçoit  que  Tindividu 
total  lui-même  soit  devenu  pour  certains  biologistes 
l'élément  initial  d'une  nouvelle  composition.  Plusieurs 
en  effet  inclinent  à  considérer  l'espèce  comme  con- 
stituée par  un  couple,  c'est-à-dire  par  un  individu 
double.  Mais  arrêtons-nous  ;  nous  entrerions  par  là  pré- 
maturément sur  le  terrain  de  la  science  des  sociétés. 
La  biologie  a  donc,  en  établissant  les  trois  propo- 
sitions essentielles  précédentes,  fondé  une  véritable 
science  sociale  des  éléments  anatomiques,  et  en  effet 
elle-même  n'est  pas  autre  chose  depuis  que  les  élé- 
ments anatomiques  ont  été  découverts.  Ses  affinités 
avec  la  science  sociale  proprement  dite  ont-elles  été 
constamment  senties  par  les  biologistes  des  écoles  les 
plus  diverses.  Haeckel  a  écrit  :  a  Les  cellules  qui  com- 
posent un  organe  vivant  sont  donc  comparables  aux 
citoyens  d'un  Etat  qui  remplissent  les  uns  telle 
fonction,  les  autres  telle  autre;  celte  division  du  tra- 
vail et  le  perfectionnement  organique  qui  en  est  la 
suite  permettent  à  l'Etat  l'accomplissement  de  cer- 
taines œuvres  qui  seraient  impossibles  pour  les  indi- 
vidus  isolés.  Tout  organisme    vivant,  composé   de 


94  INTRODUCTION   HISTORIQUE 

plusieurs  cellules,  est,  de  même,  une  sorte  de  répu- 
blique capable  d'accomplir  certaines  fonctions  orga- 
niques dont  ne  pourrait  s'acquitter  une  seule  cellule 
ou  amœbe,  ou  une  plante  monocellulaire.  »  Et  notre 
Claude  Bernard  :  o  Le  système  circulatoire  n'est  autre 
chose  qu'un  ensemble  de  canaux  destinés  à  conduire 
l'eau,  l'air,  les  aliments  aux  éléments  organiques  de 
notre  corps,  de  même  que  des  routes  et  des  rues 
innombrables  sentiraient  à  mener  les  approvisionne- 
ments aux  habitants  d'une  ville  immense  (1).  » 

La  zoologie  a  préparé  plus  directement  encore 
l'avènement  de  la  science  sociale  par  l'étude  des  asso- 
ciations entre  individus  dans  le  règne  animal.  Parmi 
les  zoologistes  qui  se  sont  acquittés  de  cette  lâche, 
nous  citerons  :  Cuvier  (Georges  et  Frédéric),  Hubert 
père  et  fils,  MM.  de  Qualrefages,  Milne  Edwards, 
Lacaze-Duthiers,  Houzeau  et  Giard.  Les  uns  ont 
étudié  les  associations  formées  par  les  animaux  infé- 
rieurs de  la  classe  des  radiés,  les  autres  ont  déterminé 
l'organisation  sociale  des  insectes  vivant  en  groupes  ; 
enfin  une  foule  de  naturalistes  et  de  voyageurs  ont 
recueilli  les  phénomènes  par  lesquels  se  manifeste 
la  vie  de  relation  chez  les  animaux  supérieurs,  phéno- 
mènes qui  ont  été  présentés  en  un  vaste  tableau 
dans  le  bel  ouvrage  de  Brehm.  Nous  ne  pourrions 
sans  anticiper  sur  le  corps  de  cet  ouvrage  exposer, 
même  sommairement,  les  résultats  de  tant  de  re- 
cherches ;  qu'il  nous  suffise  de  dire  que  si,  pour  la  bio- 

(l)  Revue  liet  Deux-Mondes,  !•»  septembre  1864.  Nous  poorrioni  citer 
des  passages  oA  Virchow  et  Milne  Edwards  tê  servent  presque  des  mérots 
termes. 


ZÛOLÛGIK  95 

logie  ,^1  n'y  a  entre  les  associations  d'éléments  anato- 
miques  qui  forment  l'individu  et  les  sociétés  animales 
composées  d'individus  qu'une  lointaine  analogie,  la 
zoologie  tend  à  établir  entre  les  premières  et  les  se- 
condes mieux  qu'une  comparaison  et  semble  dispo- 
sée ,  en  présence  des  nombreuses  transitions  qui  les 
unissent,  aies  embrasser  dans  un  seul  système  (1). 

Ainsi  donc,  depuis  le  commencement  de  ce  siècle, 
trois  groupes  de  sciences,  la  linguistique,  l'histoire  et 
la  paléontologie  d'une  part,  —  d'autre  part  la  statis- 
tique et  l'économie  politique,  —  enfin,  la  biologie  et 
la  zoologie  ont  convergé  spontanément  vers  un  même 
but.  Chacune  d*elles  a  apporté  pour  sa  part  et  suivant 
son  point  de  vue,  quelque  contribution  à  la  théorie 
aristotélicienne  qui  fait  de  la  société  un  organisme 
naturel,  soumis  aux  mêmes  lois,  développant  les 
mêmes  énergies  que  les  autres  corps  vivants.  Mais 
avant  que  ces  diverses  sciences  aient  atteint  le  terme 
jusqu'où  nous  nous  sommes  plu  à  les  suivre,  un  philo- 
sophe français  est  venu  coordonner  ces  mouvements 
et  leur  imprimer  une  direction  déterminée.  Le  pre- 
mier il  a  cherché  à  fixer  d'une  manière  systématique 
l'objet  et  la  méthode  de  la  science  sociale,  et  il  Ta  fait 
de  telle  sorte  que,  depuis,  cette  tentative  n'a  jamais  été 
renouvelée  à  l'étranger  si  ce  n'est  à  partir  de  lui,  et  en 
quelque  sorte  sous  les  auspices  de  son  nom.  Nous  ne 


(1)  Voir  JjCGER,  Manuei  de  zooiogie,  et  M"*  Clémence  Rotkh,  De  la 
Sation  dans  fhumanité  et  dans  la  série  organique.  De  ces  deux  ou- 
Trages,  le  eecood  n'a  paru  qae  le  1*'  iiovembre  1875  dans  la  Hevue 
éeonomiqtie;  le  premier  n*a  été  connn  de  nous  que  quand  notre  travail 
était  presque  achevé.  (Voir  l'appendice  de  ce  volume.) 


96  INTRODUCTION   HISTORIQUB 

pouvons  donc  échapper  à  la  nécessité  de  prononcer  ce 
nom  et  d'exposer  celte  doctrine. 

A.  Comte  n'existe  plus  depuis  bientôt  vingt  ans.  Son 
œuvre  appartient  à  Thistoire.  Le  vaste  monument 
qu'il  a  laissé  comprend  une  religion,  une  métaphysique 
négative,  une  méthodologie.  La  fondation  religieuse 
qu'il  a  tentée  est  de  sa  part  un  fait  pathologique  qui 
8'expli((ue  peut-être  suffisamment  par  l'incroyable 
tension  intellectuelle  à  laquelle  il  s'était  condamné 
dans  son  désir  d'embrasser  tout  le  savoir  humain.  La 
métaphysique  négative  qu'il  a  soutenue,  nous  n'avons 
pas  à  la  discuter  ici;  elle  n'est  pas  plus  de  notre  sujet 
que  celle  de  Spinoza  et  celle  de  HégeL  Quant  à  sa 
méthodologie,  nous  sommes  engagé  à  y  entrer,  sur- 
tout en  ce  qui  touche  la  place  attribuée  à  la  science 
sociale  dans  l'ensemble  des  sciences  et  les  principes 
sur  lesquels  il  l'a  fondée. 

Avant  de  commencer  l'exposition  de  cette  doctrine,in- 
diquons  de  quelle  condition  elle  relève.  Â.  Comte  se  rat- 
tache au  xviir  siècle  par  Saint-Simon  qui  avait  eu  pour 
précepteurd'Alembert  II  appelle  souvent  Condorcet  «on 
principal  précurseur.  Tout  d'abord  son  ambition  se  bor- 
nait à  a  élever  les  sciences  morales  au  rang  des  sciences 
physiques.  »  Mais  bientôt  ses  vues  s'élargirent  et  il 
comprit  que  la  science  de  Thumanité  devait  être  la  fin 
et  le  couronnement  de  toutes  les  autres.  Sa  pensée  se 
porta  d'elle-même  à  cette  hauteur;  mais  elle  y  fut  ai- 
dée très  certainement  par  le  commerce  du  philosophe 
dont  les  principes  sont  constamment  invoqués  dans  la 
Politique  positive,  «  riNCOMPARABLE  Aristote.  » 


A.   COIITfi  !>7 

L*homme  pressé  parle  besoin  ne  peut  agir  utilement 
sur  la  nature  que  s'il  en  connaît  les  lois.  Cette  con- 
naissance, d'abord  toute  fragmentaire  et  bornée  aux 
nécessités  des  arts  les  plus  humbles,  a  pris  en  s'ac- 
croissant  une  indépendance  de  plus  en  plus  grande 
par  rapport  à  la  pratique,  et  s'est  organisée  en  groupes 
distincts.  Aujourd'hui  ces  groupes  sont  au  nombre  de 
six,  correspondant  à  des  existences  d'ordre  essen- 
tiellement différent.  Les  mathématiques  qui  étudient 
les  idées  abstraites  de  nombre  et  de  grandeur  tirées 
des  mouvements  concrets;  l'astronomie  qui  mesuio 
les  mouvements  concrets  des  astres;  la  physique  qui 
détermine  les  lois  des  changements  extérieurs  des 
corps  ;  la  chimie  qui  pénètre  les  changements  intérieurs 
de  leurs  molécules,  la  biologie  qui  observe  ce  qu'il  y 
a  de  constant  dans  les  phénomènes  de  la  vie,  la 
sociologie  qui  recherche  à  quelles  conditions  en  géné- 
ral les  corps  sociaux  se  maintiennent  et  se  développent. 
De  Tun  à  l'autre  de  ces  groupes  de  phénomènes  aucun 
passage  n'est  possible.  Ils  sont  irréductibles  les  uns 
aux  autres.  C'est  une  chimère  que  de  vouloir  ramener 
les  phénomènes  sociaux  aux  phénomènes  vitaux,  les 
phénomènes  biologiques  à  leurs  conditions  physico- 
chimiques, les  phénomènes  chimiques  aux  phénomènes 
physiques,  et  ceux-ci  aux  faits  élémentaires  de  la  mé- 
canique; mais  ce  n'est  pas  à  dire  qu'il  n'y  ait  aucun 
ordre  entre  ces  groupes  d'événements  dissemblables. 
  commencer  par  le  mouvement  pour  finir  aux  faits 
sociaux  on  parcourt  une  série  dont  les  termes  sont 
de  plus  en  plus  complexes,  de  plus  en  plus  particuliers 
et  de  plus  en  plus  nobles.  Enfin,  et  c'est  ce  qui  importe 


9S  INTRODUCTION    HISTORIQUE 

le  plus,  la  connaissance  de  chacun  de  ces  termes  n*est 
possible  qu'après  et  par  celle  du  terme  immédiatement 
antérieur  :  la  science  la  plus  élevée,  la  plus  particu- 
lière et  la  plus  complexe  ne  peut  être  abordée  utile- 
ment que  la  dernière  de  toutes,  après  que  tous  les  degrés 
inférieurs  de  cette  longue  échelle  ont  été  franchis. 
Et  cet  ordre  spéculatif  se  trouve  confirmé  par  deux 
faits  éclatants,  Tun  tiré  de  Thistoire  des  sciences, 
l'autre  de  l'histoire  du  monde.  D'une  part,  en  effet,  les 
différentes  sciences  ont  opéré  leur  avènement  dans 
l'ordre  même  où  nous  venons  de  les  voir  rangées  ;  et 
d'autre  part,  les  existences  qui  offrent  à  l'étude  les 
groupes  d'avènements  correspondants  sont  apparus 
suivant  une  loi  de  succession  identique,  c'est-à-dire 
les  plus  imparfaites,  les  plus  étendues  et  les  plus 
simples  précédant  toujours  les  plus  nobles,  les  plus 
spéciales  et  les  plus  complexes,  et  par  suite  leur  impo- 
sant leurs  lois  (  Sytitème  de  politique  positive.  Paris, 
1851,  p.  597).  Que  les  existences  supérieures  et 
les  sciences  corrélatives  aient  existé  en  germe  simul- 
tanément aux  existences  et  aux  sciences  inférieures. 
Comte  ne  le  nie  pas;  mais  il  soutient  que  le  plein 
achèvement  de  chaque  science,  comme  Tépanouisse- 
ment  de  chaque  existence,  ne  s'est  produit  qu'après 
Taccomplissement  du  groupe  antérieur  de  faits  et  de 
doctrines  qui  en  est  la  condition. 

S'il  en  est  ainsi,  il  n*est  pas  surprenant  que  la 
science  des  faits  sociaux,  ébauchée  dans  ses  grands 
traits  par  la  sagesse  antique  au  déclin  do  son  pre- 
mier essor,  ait  attendu  dins  les  temps  modernes  jus- 
qu'au milieu   du  xix*  siècle  la  main  qui  devait  lui 


1.  oovn  i0 

tracer  ses  limites  et  la  oonstitQer  déânilÎTeiDent  li 
fallait  en  effet  qoe  la  biologie  accomplit  auparavant  son 
évolution,  il  fallait  qu*elle  lui  pût  transmetîf^  sa  mé- 
thode élaborée  et  les  vérités  e>sentielles  qui  devaient 
lui  servir  de  base.  Bref  la  société  ne  pouvait  être  con- 
nue avant  les  lois  générales  de  Torganisation.  Et  d'nutre 
part  il  était  nécessaire  que  la  société  humaine  atteint 
une  pleine  conscience  de  son  unité  au  moins  dans  ses  x 
parties  les  plus  avancées  pour  que  la  science  pût 
concevoir  TEtre  social  dans  son  ensemble  et  se  le  pro- 
poser comme  objet  d^étude  distinct.  Ck>mment  la  con- 
naissance devancerait-elle  le  fait  auquel  elle  s*applique? 
Mais  cette  inévitable  préparation  une  fois  terminée, 
la  science  sociale  apparaît  dans  son  indépendance  et  sa 
supériorité.  Elle  a  pour  objet  cet  «  immense  organisme  » 
(op.  cit. ,  p.  329),  €  le  plus  vivant  des  êtres  connus  > 
(p.  335),  qui  se  compose  :  l^de  tous  les  hommes  actuelle- 
ment vivants,  2"  de  tous  les  hommes  disparus  qui  vivent 
dans  la  pensée  de  leurs  descendants  et  y  développent 
une  action  égale  à  l'ascendant  de  leur  souvenir.  Cet  être 
est  le  plus  composé  de  tons,  en  ce  sens  d*abord  qu*il 
embrasse  dans  sa  conscience  actuelle  les  générations 
passées  comme  la  génération  présente,  ce  que  ne  fait 
aucun  être  vivant;  mais  en  ce  sens  aussi  qu'il  est  con- 
stitué par  une  réunion  «d'êtres  à  la  rigueur  séparables, 
qui  ne  restent  unis  en  lui  que  par  les  liens  de  Tamour 
mutuel,  tandis  que  les  autres  êtres  composés  (tous  les 
vivants  le  sont)  sont  faits  de  parties  matériellement 
unies  qui  ne  peuvent  un  seul  instant  se  dissocier  sans 
périr.  Enfin  cet  être  est  le  plus  spécial  de  tous  ;  car  de 
même  qu'un  petit  nombre  de  corps  chimiques  s'unis- 


iOO  LYTRODUCnON  HISTORIQUE 

sent  pour  former  les  corps  vivants,  de  même  un  petit 
nombre  d'entre  les  êtres  vivants  s'unissent  pour  for- 
mer des  sociétés  :  le  mode  de  vie  sociale  n'est  possible 
dans  la  série  organique  que  là  où  les  sexes  sont  dis- 
tincts, et  il  ne  s*épanouit  que  là  où  il  existe  un  lan- 
gage articulé.  L*être  collectif  humain  est  à  ces  titres 
le  plus  variable  de  tous.  Il  subit  l'action  de  la  nature 
entière,  soumis  qu'il  est,  comme  habitant  de  cette  pla- 
nète, aux  phénomènes  mécaniques,  sidéraux,  phy- 
siques, chimiques  et  biologiques,  soumis  de  plus  aux 
phénomènes  sociaux  développés  dans  son  sein  par  le 
contre-coup  de  tous  les  autres  et  les  rapports  d'or- 
gane à  organe.  Aussi  est-ce  celui  de  tous  les  êtres  qui 
peut  le  plus  énergiquement  réagir  sur  le  monde  et  agir^^ t^^; 
sur  lui-même.  Nul  n'est  capable  d'un  progrès  aussi*  ^Sij 
vigoureux,  ni  (par  cela  même  que  seul  il  domine  le  *^  '%- 
temps)  aussi  continu.  En  résumé  l'être  qui  est  Tobjet 
de  la  science  sociale  diffère  de  ceux  qui  sont  l'objet  de 
la  biologie,  ce  qui  sufQt  pour  établir  la  distinction  de 
ces  deux  sciences. 

Mais  peut  être  l'humanité  n'est-elle  qu'une  con- 
ception de  l'esprit,  une  idée?  Bien  au  contraire,  c'est 
l'homme  qui  n'existe  que  comme  abstraction  dans  la 
pensée  des  philosophes .  *«  il  n'y  a  au  fond  de  réel  que 
V Humanité.  »  Non  qu'il  faille  voir  en  elle  une  entité 
ou  cause  inaccessible  à  Texpérience!  Elle  est  con- 
stituée par  un  groupe  de  phénomènes  irréductibles  à 
tout  autre;  ces  phénomènes  ont  leurs  lois;  et  c'est 
assez  pour  constituer  une  existence  aux  yeux  de  la 
philosophie  positive.  On  peut  objecter,  il  est  vrai,  avec 
une  apparence  de  raison,  que  Thumanité  dans  sa  tota- 


A.  comB  101 

lité  existera  peut-être  un  jour,  mais  n'existe  pas  encore. 
Cette  objection  n'empêche  pas  que  Thumanité  n'existe 
au  moins  dans  Fesprit  de  ceux  qui  la  conçoivent 
comme  réalisable,  et  ne  soit  par  conséquent  pour 
ceux-là  un  objet  de  désirs,  de  travaux,  de  sacrifices. 
Si  peu  nombreux  qu'ils  soient,  ils  forment  déjà  Thu- 
manité,  et  par  la  solidarité  qui  les  unît  à  travers 
l'espace,  et  par  la  tradition  qui  les  enchaîne  à  travers 
les  temps.  Mais  ce  n'est  pas  assez  dire  ;  l'unité  sociale 
humaine  est  sortie  depuis  longtemps  de  la  région  de  la 
pensée  pour  entrer  dans  le  domaine  des  faits  et  de 
l'histoire.  Plusieurs  fois  déjà  cette  réalisation  a  été 
tentée  dans  la  partie  la  plus  avancée  de  l'humanité  et 
non  sans  succès.  Témoin  le  grand  effort  du  moyen- 
âge.  Quoi  qu'il  en  soit,  il  n'est  pas  nécessaire  que  l'or- 
ganisme social  ait  atteint  son  unité  pour  qu'il  y  ait  une 
science  sociale.  Appliquée  à  l'un  des  centres  les  plus 
minimes,  pourvu  que  ce  centre  se  suffise  à  lui-même,  la 
science  sociale  y  découvre  les  mêmes  lois  d'équilibre 
et  d'évolution  que  dans  un  corps  qui  comprendrait 
toute  l'humanité.  Elle  a  pour  objet  tout  aussi  bien  les 
sociétés  partielles  et  temporaires  que  la  société  uni- 
verselle appelée  à  régner  un  jour  définitivement  sur 
le  globe  ;  et  si  l'on  refuse  la  réalité  à  celle-ci,  du  moins 
sera-t-on  forcé  de  l'accorder  à  celle-là. 

En  possession  d'un  objet  distinct,  la  science  sociale 
mérite  une  appellation  distincte.  Comte  propose  de 
lui  donner  le  nom  de  Sociologie.  —  Un  nom  nouveau 
n'est  rien  en  lui-même;  mais  c'est  une  chose  qui  n'est 
point  à  mépriser  quand  ce  mot  détermine  une  réalité 
nouvelle.  Or,  par  ce  nouveau  terme.  Comte  a  distingué 


i02  INTRODUCTION  HISTORIQUE 

la  science  qui  nous  occupe  de  celles  qui  envisagent  le 
même  objet  sous  un  point  de  vue  plus  restreint  :  l'His- 
toire, TEconomie  politique,  la  Statistique,  la  Physique 
et  TÂrithmétique  sociales.  Il  Ta  distinguée  de  la  poli- 
tique, terme  autrefois  général,  mais  employé  dans  les 
temps  modernes  pour  désigner  bien  plutôt  l'art  du 
gouvernement  que  la  science  des  phénomènes  so- 
ciaux ;  à  quoi  il  faut  ajouter  que  la  politique  ne  s* ap- 
pHque  qu'à  l'humanité,  tandis  que  la  sociologie  peut 
s'appliquer,  s'il  y  a  lieu,  aux  faits  sociaux  partout  où 
ils  se  présentent.  Certes,  ce  mot  n'est  pas  sans  re- 
proches du  côté  de  la  structure;  Comte  ne  se  l'est  pas 
dissimulé.  Mais  il  est  court;  il  évite  les  périphrases; 
mais  (et  ceci  est  une  raison  que  nous  avons  pour  l'adop- 
ter, que  Comte  ne  pouvait  avoir),  le  voilà  consacré  par 
l'usage.  En  France  et  en  Angleterre,  tous  ceux  qui  ont 
poursuivi  les  mêmes  recherches  dans  le  même  esprit  se 
sont  servis  du  même  terme,  l'un  d'entre  eux  avec  éclat. 
Reste  la  question  de  méthode.  Comte  l'avait  d*abord 
tranchée  comme  ses  prédécesseurs  en  disant  que  la 
sociologie,  l'une  des  sciences  naturelles,  devait  être 
étudiée  comme  les  sciences  naturelles  par  l'observa- 
tion et  l'induction.  Mais,  parvenu  au  milieu  de  sa 
carrière  philosophique,  il  se  rangea  à  un  avis  tout 
différent.  La  sociologie  expérimentale  fondée  sur  la 
mesure  précise  des  phénomènes  et  la  détermination 
de  leurs  rapports  constants  ne  pouvait  être  même 
ébauchée  par  un  seul  homme.  Une  élaboration  même 
incomplète  des  lois  principales  de  cette  science  deman- 
dait, en  raison  de  l'infmie  complexité  des  phénomènes, 
le  concours  de  plusieurs  générations  d'observateurs. 


A.   COMTE  103 

Comte  devait-il  donc  renoncer  à  la  constituer  dans 
ses  lignés  essentielles,  comme  c'était  le  rêve  de  ses 
jeunes  années?  L'humanité  elle  même  devait-elle  at- 
tendre pour  agir  et  pour  vivre,  l'achèvement  de  la 
sociologie  expérimentale  ?  Comte  coi&prit,  et  c'est  là 
un  mérite  que  des  travaux  ultérieurs  plus  parfaits  ne 
pourront  effacer,  que  la  vie  des  nations  ne  repose  pas  sur 
des  théories  explicites  entièrement  revêtues  du  carac- 
tère démonstratif.  Que  faudrait-il,  en  effet,  pour  cela? 
Il  faudrait  d'abord  que  la  théorie  abstraite  de  Tétat  sta- 
tique et  de  l'essor  dynamique  des  sociétés  en  général 
fût  achevé,  travail  immense.  Mais  est-ce  là  tout?  En. 
aucune  façon;  car,  en  supposant  cette  théorie  abstraite 
accomplie,  il  faudrait  encore  que  la  théorie  particulière 
de  chaque  groupe  de  sociétés,  puis  de  chaque  société, 
puis  de  chaque  série  de  phénomènes  sociaux,  eût  été 
déduite  à  la  lumière  des  faits  de  la  théorie  générale.  A 
défaut  de  la  solution  de  ces  problèmes,  nulle  prévision 
scientitique  des  faits,  et  partant  nulle  action  systéma- 
tique conforme  aux  procédés  du  laboratoire,  n'est  pos- 
sible pour  la  science  sociale.  Or,  pour  quel  ordre  de 
faits  demande-t-on  un  pareil  travail?  Pour  celui  qui, 
de  Taveu  de  tous,  offre  une  complication  et  un  enche- 
vêtrement inouïs,  et  qui  dépasse  à  ce  titre  Tordre  des 
phénomènes  vitaux  autant  que  celui-ci  dépasse  Tordre 
des  phénomènes  physico-chimiques,  a  Les  six  ordres 
d'influences  (mathématique,  astronomique,  physique, 
chimique,, biologique  et  sociologique)  concourant  en 
effet  toujours  à  de  tels  résultats,  Tomission  d'une  seule 
ferait  avorter  la  construction  ou  n'y  permettrait  qu'une 
iusulfisante  réalité  »  (Vol.  I,  pag.  430). 


104  LXTRODUCnON    HISTORIQUB 

Mais  ce  qu'on  demande  ici  pour  les  phénomènes 
sociologiques,  a-t-il  du  moins  été  obtenu  pour  les 
ordres  de  phénomènes  inférieurs?  Bien  rarement,  à 
coup  sûr;  car,  dans  les  cas  mécaniques  excessivement 
simples,  créés  par  notre  propre  intervention,  les  ten- 
tatives de  précision  exacte  échouent  d'ordinaire  misé- 
rablement, c  Alors  même  surgissent  d'énormes  dé- 
ceptions, comme  celles  que  le  tir  eflectif  des  projectiles 
présente  aux  orgueilleux  calculs  des  géomètres.»  Il  est 
donc  d'une  sagesse  élémentaire  de  ne  pas  requérir, 
pour  la  science  la  plus  haute  et  la  plus  complexe,  une 
détermination  concrète  à  laquelle  il  faut  renoncer 
même  pour  les  sciences  les  plus  humbles  et  les  plus 
simples.  «  J'ose  aujourd'hui  garantir,  dit  Comte,  que 
les  sciences  vraiment  concrètes  resteront  toujours 
interdites  à  notre  faible  intelligence  »  (vol.  I,  p.  431). 

Il  convient  donc,  pour  la  science  sociale  encore  plus 
que  pour  les  autres,  de  se  borner  à  la  construction 
de  la  théorie  abstraite,  qui  suffît  d'ailleurs  à  la  direction 
de  notre  activité.  «  Nos  besoins  théoriques  n*exigent 
au  fond  que  la  science  abstraite,  qui  seule  nous  est 
accessible  (  loc.  cit.  ).  o  En  quoi  consiste  mainte- 
nant la  spéculation  abstraite  sur  un  sujet  donné?  La 
mécanique  et  la  physique  nous  le  montrent.  On  a 
obtenu  une  connaissance  vraiment  générale  du  mou- 
vement en  négligeant  l'étude  des  forces  accessoires  qoi 
viennent  dans  la  réalité  modifier  profondément  les 
mouvements  les  plus  simples,  a  Cest  ainsi  que  nous 
ignorerions  encore  les  lois  dynamiques  de  la  pesan- 
teur, si  nous  n*avions  pas  fait  d'abord  abstraction  de  la 
résistance  et  de  l'agitation  des  milieux  0  (vol.  I,  p.  426). 


À.  coms  1(15 

De  même,  pour  construire  la  sociologie  abstraite,  il 
faut  savoir  négliger  les  complications  infinies  des  cas 
particuliers  et  s'élever  à  la  conception  des  lois  essen- 
tielles qui  président  au  concours  des  individus  dans 
les  êtres  composés.  Bref,  à  une  analyse  expérimentale, 
minutieux  effort  d'érudition  à  peu  près  impossible  et 
stérile  la  plupart  du  temps,  la  sociologie  doit  substituer, 
surtout  à  son  début,  une  synthèse  d'ordre  tout  dif- 
férent, dont  les  résultats,  prochainement  accessibles, 
suffiront  à  régler  l'action  des  sociétés  et  celle  des 
individus. 

L'emploi  de  cette  méthode  est  urgent.  L'anarchie 
règne  avec  la  méthode  analytique,  non  seulement  dans 
la  sociologie,  mais  dans  tout  le  domaine  des  sciences. 
Chacun,  se  cantonnant  dans  son  étude  de  prédilection, 
refuse  de  reconnaître  les  rapports  qui  l'unissent  aux 
autres  études.  Bien  plus,  égaré  par  l'orgueil,  chaque 
savant  s'efforce  de  ramener  les  sciences  supérieures 
aux  sciences  inférieures  qu'il  cultive  ;  tendance  fatale 
et  qui  conduit  à  un  matérialisme  sans  issue.  Enfin, 
l'ivresse  de  la  spéculation  individuelle  pousse  la  plu- 
part des  esprits  à  méconnaître  le  rôle  social  de  la 
science.  lisse  croient  destinés  à  penser  pour  eux  seuls 
et  par  eux  seuls;  comme  si  leur  pensée  ne  trouvait 
pas  son  meilleur  aliment  dans  les  découvertes   de 
leurs  devanciers,  comme  s'ils  n'étaient  pas  redevables 
à  l'humanité  des  secours  qu'ils  ont  reçus  d'elle!  Le 
particularisme  scientifique  engendre  donc  Tégolsme 
pratique  :  il  déprave  le  savant  en  même  temps  qu'il 
rabaisse  la  science.  Bientôt  même  Tardeur  scientifique 
va  s'éteindre,  imparfaitement  soutenue  par  l'amour- 


100  ilNTRÛDUCTION  HISTORIQUE 

propre.  Si  seulement  la  pensée,  ainsi  dévoyée,  se 
bornait  à  se  détruire  elle-même  !  Mais  elle  se  re- 
tourne contre  les  autres  puissances  de  notre  nature, 
et,  par  son  analyse  négative,  détruit  tout  ce  qu'elle 
touche.  La  critique  paralyse  l'action  comme  elle 
dessèche  le  sentiment.  Nulle  puissance  n'est  aussi 
destructive  que  celle  de  l'esprit,  quand  une  fois  il 
s'est  insurgé  contre  le  cœur.  Qu*il  triomphe,  et  l'unité 
des  consciences  individuelles  fera  place  comme  l'har- 
monie des  sociétés  à  une  incohérence  grosse  de 
conflits. 

L'esprit  ne  peut  trouver  en  lui-même  un  principe 
régulateur  :  où  le  trouvera-t-il?  C'est  ici  que  nous 
assistons  à  un  spectacle  singulier  :  le  fondateur  du 
positivisme  abandonnant  la  tradition  du  xviii*  siècle 
pour  se  rapprocher  sciemment  de  Pascal  et  des 
mystiques  du  moyen-âge. 

Le  cœur  seul  a  en  lui  une  source  d'impulsion  qui 
lui  est  propre.  Seul  il  est  capable  de  ramener  à  l'unité 
les  tendances  divergentes  qui  constituent  l'être  hu- 
main. ((  Privées  de  cette  excitation,  l'intelligence  et 
l'action  s'épuisent  chez  l'individu  en  tentatives  stériles 
et  désordonnées.  »  Et  dans  la  vie  sociale  les  êtres 
indépendants  appelés  à  former  par  leur  concours  un 
être  unique  ne  sortiraient  jamais  d'eux-mêmes  s'ils 
n'étaient  poussés  les  uns  vers  les  autres  par  une  sym- 
pathie aveugle  mais  irrésistible,  antérieure  à  toute 
spéculation  comme  à  toute  volonté  (vol.  I,  p.  15, 16 
et  17).  Eh  bien!  cette  force  qui  est  dans  la  réalité  le 
point  de  départ,  le  primum  movens  de  notre  indivi- 
dualité et  de  notre  cohésion  sociale,  c'est  elle  qui  nous 


A.   COMTE  107 

fournira  le  principe  de  la  systématisation  théorique 
que  nous  cherchons.  Posons  comme  clef  de  voûte  de 
rédifice  des  sciences  l'amour  universel,  et,  au  som- 
met de  la  hiérarchie  des  êtres,  plaçons  Thumanité  dont 
Tamour  cimente  et  renouvelle  incessamment  les  in- 
nombrables organes.  Que  ce  soit  là  un  acte  de  con- 
viction plus  que  d'intelligence^  ne  discutons  pas  ce 
point  initial  ;  mais  cette  concession  une  fois  faite  à  la 
prépondérence  du  cœur,  examinons  attentivement  ce 
qui  va  en  résulter  pour  la  conduite  de  la  pensée  et  de 
la  vie. 

Certes  la  voie  nouvelle  ne  manque  pas  d'écueils. 
Signalons  le  principal  avant  de  la  parcourir.  Il  faut  se 
garder  avant  tout,  en  effet,  de  renouveler  les  tentatives 
de  la  raison  métaphysique  pour  attendre  les  causes  des 
phénomènes.  La  méthode  bien  entendue  ne  recherche 
que  les  lois.  On  évitera  facilement  cet  écueil  si  Ton 
comprend  que,  pour  se  subordonner  au  cœur,  Tesprit 
n'abdique  aucun  de  ses  droits  essentiels.  «  L'esprit 
doit  toujours  être  le  ministre  du  cœur,  jamais  son 
esclave.  » 

La  science  qui  prend  l'homme  comme  point  de 
départ  et  peut  s'appeler  à  ce  titre  subjective,  ne  s'op- 
pose pas  radicalement  à  la  science  qui  prend  au  con- 
traire pour  point  de  départ  le  monde  et  porte  le  nom 
d'objective  :  la  première  complète  l'autre  et  combat 
ses  tendances  dispersives,  mais  elle  ne  la  contredit  pas. 
Bien  au  contraire,  elle  trouvera  dans  ses  analyses  les 
bases  nécessaires  pour  soutenir  les  constructions  syn- 
thétiques qu'elle-même  édifie.  «  Aucune  vérité  ne 
saurait  être  définitivement  établie  qu'après  avoir  été 


108  INTRODUCTION    HISTORIQUE 

démontrée  par  les  deux  méthodes,  quelle  que  soit  celle 
dont  elle  émane  d'abord  »  {vol.  I,  p.  449). 

Examinons  maintenant  les  avantages  qu*o(Tre  l'em- 
ploi de  la  méthode  subjective.  Tout  d'abord  on  voit 
^comment  le  cœur,  pris  pour  principe,  ordonne  toutes 
les  puissances  de  notre  nature.  L'intelligence,  il  la 
tourne  tout  entière  à  la  recherche  des  moyens  par 
lesquels  on  peut  servir  l'humanité  ;  l'action  se  trouve 
par  lui  consacrée  à  l'accomplissement  de  ces  moyens 
mêmes.  L'être  humain  constitue  donc  une  unité,  mais 
qui  ne  se  détermine  qu'en  se  liant  seulement  avec 
d'autres  unités  de  même  sorte  dans  un  organisme 
commun.  Ce  n'est  pas  à  l'humanité  que  va  l'amour, 
de  son  premier  élan  ;  c'est  à  une  partie  de  l'humanité  : 
la  famille  est  ainsi  constituée,  et  la  solidarité  s'étend  de 
proche  en  proche  jusqu'à  son  terme  extrême  qui  est 
l'union  de  toutes  les  parties  de  l'humanité  sur  la  pla- 
nète terrestre.  Et  ce  qui  est  vrai  de  l'individu  simple 
est  vrai  de  l'individu  composé  ;  en  lui  l'action  doit  être 
employée  par  l'intelligence  à  satisfaire  le  sentiment, 
c'est-à-dire  que  les  conditions  du  milieu  social  étant 
données,  l'intelligence  sociale  doit  s'appliquer  à  les 
connaître,  sans  jamais  oublier  que  son*but  unique  est 
de  réagir  favorablement  sur  le  milieu  qui  l'environne, 
par  cela  même  qu*elle  agit  convenablement  sur  elle- 
même,  a  D'abord  émanée  de  la  vie  active,  la  systéma- 
tisation finale  y  revient  avec  un  surcroît  d'énergie  » 
(vol.  I,  p.  322). 

Le  particularisme  scientifique  est  du  même  coup 
aboli.  Chaque  science  ayant  deux  faces,  Tune  par 
laquelle  elle  regarde  la  science  inférieure  et  subit  les 


A.   COMTE  109 

conditions  objectives  que  celle-ci  lui  transmet,  l'autre 
par  laquelle  elle  regarde  la  science  supérieure  et  se 
rattache  à  la  destination  subjective  qu'elle  y  puise,  on 
voit  aussitôt  Tensemble  des  connaissances  humaines 
converger  vers  Tbomme  et  la  vie  sociale  comme  en  un 
centre  vivant  d'attraction,  et  former  ainsi  un  seul  orga- 
nisme. A  vrai  dire,  il  n'y  a  qu'une  science  :  la  science 
de  rhumanité,  dont  les  autres  sciences  ne  sont  que 
les  préliminaires,  parce  qu'il  n'y  a  qu'un  art  suprême  : 
la  vie  sociale,  dont  tous  les  antres  arts  ne  sont  que 
les  semteurs.  Bornoqs-nous  à  montrer  ce  que  devient 
la  biologie  envisagée  à  ce  point  de  vue  synthétique. 
SUl  est  vrai  que  les  plus  hautes  propriétés  vitales,  la 
pensée  et  l'amour,  ont  pour  condition  les  propriétés 
les  plus  basses,  s*il  est  vrai  que  le  moindre  change- 
ment dans  ces  conditions  objectives  altérerait  pro- 
fondément toute  notre  économie  morale  qui  repose 
sur  cette  base  fragile,  on  n'en  peut  pas  moins  affirmer 
que  l'esprit  est  d'une  nature  hétérogène  à  ses  instru- 
ments, et  dépasse  les  conditions  du  sein  desquelles  il 
surgit  :  «  Nous  ne  saurons  jamais  pourquoi  l'oxygène, 
Thydrogène,  Tazote  et  le  carbone  sont  susceptibles  de 
vivre,  tandis  que  le  chlore,  le  souffre,  Tiode  ne  vivent 
aucunement.  »  L'esprit  ou  l'àme  est  donc  par  rapport 
a  ses  organes  corporels,  non  un  effet,  une  simple  ré- 
sultante, mais  bien  plutôt  un  but,  une  raison  d'être, 
la  seule  suffisante. 

En  effet,  si  le  corps  ne  constituait  pour  chacun  des 
membres  de  l'organisme  social  une  individuahté  indé- 
pendante, le  concours  organique  y  serait  impossible, 
puisqu'il  a  pour  caractère  essentiel  l'existence  distincte 


UO  INTRODUCTION   HISTORIQUE 

de  ses  éléments.  Point  de  concours  sans  indépendance 
préalable;  c'est  la  grande  loi  de  la  vie  collective, 
établie  à  jamais  par  la  Politique  d'Aristote.  Et  en 
second  lieu,  si  la  vie  corporelle  n'imposait  à  chacun 
des  membres  la  mort,  l'être  collectif  composé  d'élé- 
ments éternels  ne  saurait  se  renouveler,  et  le  progrès 
lui  serait  interdit.  Enfin,  si  Findividu  passager  n'était 
soumis  à  la  nécessité  de  recevoir  et  de  perpétuer  la 
vie  par  la  génération,  les  lois  de  l'hérédité  ne  lui 
seraient  point  applicables,  et  la  source  de  la  continuité 
historique  serait  tarie  dans  le  carps  social  ;  même  un 
organisme  social  engendrant  un  autre  organisme  n'au- 
rait point  de  tradition  à  lui  léguer.  La  chaîne  des  états 
successifs  serait  perpétuellement  rompue  dans  l'hu- 
manité. Ainsi,  la  biologie  prépare  la  sociologie,  la 
vie  physiologique  pose  par  une  sorte  de  destination 
intentionnelle  le  fondement  de  la  vie  morale.  De 
môme,  la  science  plus  concrète  des  espèces  animales 
ou  zoologie,  nous  montre  en  germe  la  vie  sociale  chez 
les  êtres  inférieurs  à  l'homme.  D'abord,  nous  voyons 
chez  les  plus  élevés  l'énergie  des  appareils  nutritifs 
(laquelle  exige  la  conquête  d'une  proie  vivante)  en- 
traîner un  développement  correspondant  des  facultés 
intellectuelles  (vol.  I,  p.  597),  ce  qui  produit  un  pou- 
voir croissant  de  discerner  les  conditions  dfe  milieu  et 
de  s'adapter  à  leurs  exigences.  «  Par  là,  l'être  vivant, 
jusqu'alors  solitaire,  ouvre  des  rapports  habituels  avec 
tout  ce  qui  l'entoure  »  (vol.  I,  p.  598).  Mais  en  s' élevant 
ainsi  au  dessus  de  la  vie  végétative,  il  entre  nécessaire- 
ment, par  la  participation  à  des  sensations  et  à  des 
mouvements  réciproques ,  eiï  communauté  avec  ses 


A.   COMTE  lil 

semblables,  surtout  dans  les  intervalles  où,  échappant 
à  l'étreinte  dés  besoins,  il  vit  d'une  existence  moins 
intéressée,  partant  moins  égoïste.  C'est  surtout  dans 
la  reproduction  que  ce  renoncement  à  l'individualité 
absolue  devient  nécessaire,  ce  Les  espèces  même  les 
plus  égoïstes  se  trouvent,  alors,  modifiées  par  une  sa- 
tisfaction qui ,  quoique  individuelle ,  suppose  ailleurs 
quelque  assentiment  volontaire.  »  On  voit  ainsi  la  vie 
de  relation  se  rapprocher  davantage  de  la  sociabilité 
(vol.  I,  p.  601).  L'éducation  des  petits  l'en  rapproche 
bien  plus  encore;  elle  appelle  la  mère  d'abord  seule, 
puis  le  père  avec  elle,  à  un  échange  continu  d'informa- 
tions et  de  services  entre  eux  et  avec  leur  progéniture, 
d'où  résulte  ((  une  ébauche  de  la  vie  de  famille.  »  Dans 
la  continuité  inévitable  de  la  vie  domestique,  une  cer- 
taine prévoyance  ne  tarde  pas  à  venir  lier  l'avenir  au 
passé,  en  même  temps  que  les  nécessités  communes 
plient  les  membres  de*  la  famille  à  une  sorte  de  disci- 
pline, déjà  morale  en  quelque  degré,  puisque  l'affection 
la  rend  parfois  volontaire.  «  L'animal,  même  mâle, 
offre  souvent  d'admirables  exemples  de  la  plus  tou- 
chante abnégation  personnelle  pour  mieux  assurer  la 
conservation  des  siens  »  (vol.  I,  p.611).  Ce  n'est  pas  tout 
cependant.  La  vie  en  troupe  nous  montre  une  exten- 
sion considérable  de  la  famille,  soit  qu'elle  ait  pour 
but  la  défense  comme  chez  les  espèces  herbivores, 
soit  qu'elle  ait  pour  but  l'attaque  comme  chez  certaines 
espèces  carnassières.  Ces  lignes  sont  l'effet  de  l'incli- 
nation sociale  proprement  dite;  d'autres  sont  dues  à 
une  inclination  que  Georges  Leroy  a  distinguée  fort  à 
propos  de  la  première,  l'inclination  domestique  (dômes- 


Mi  INTRODUCTIOiN  HISTORIQUE 

tication),  celle-ci  étant  toute  individuelle  et  acciden- 
telle, celle-là  spécifique  et  normale.  La  part  de  la 
contrainte  n'y  est  pas  toujours  aussi  considérable  qu*on 
le  pense;  il  est  naturel  que  Tanimal  aspire  à  vivre 
plutôt  avec  un  être  dont  il  sent  à  tant  de  marques  la 
supériorité  qu'avec  ses  égaux.  Cette  subordination, 
en  grande  partie  volontaire,  de  Tanimal  à  Thomme 
est  le  plus  haut  point  où  Tanimal  parvienne  dans  la 
voie  de  la  sociabilité  ;  car  c'est  là  que  l'indépendance 
se  concilie  le  mieux  pour  lui  avec  le  concours,  a  Tous 
les  principaux  caractères  que  l'orgueil  et  l'ignorance 
érigent  en  privilèges  absolus  de  notre  espèce  se  mon- 
trent donc  aussi  à  l'état  plus  ou  moins  rudimentaire 
chez  la  plupart  des  animaux  supérieurs,  d  La  zoologie 
offre  ainsi  une  ébauche  de  sociologie.  Mais  ces  mêmes 
phénomènes  seraient  pour  elle  autant  d'énigmes  si  la 
sociologie  complète  ne  lui  en  prétait  la  clef.  Il  en  est 
de  même  des  autres  sciences  situées  au  dessous  d'elle 
dans  la  hiérarchie  signalée  plus  haut.  La  méthode 
synthétique,  en  faisant  rayonner  sur  les  sciences  infé- 
rieures les  clartés  qu'elle  puise  dans  la  science  de 
Thumanité,  donne  donc  à  ces  sciences  leur  complément 
indispensable  et  leur  imprime  la  seule  unité  dont  elles 
soient  susceptibles.  Dès  lors,  le  matérialisme  étroit  qui 
veut  rabaisser  toute  connaissance  à  ses  conditions  et 
réduit  finalement  toute  existence  à  des  nombres  et  à 
des  figures  n'est  plus  un  seul  instant  possible.  Tout 
progrès  dans  une  branche  quelconque  du  savoir  hu- 
main se  trouve  rattaché  au  progrès  de  ce  savoir  dans 
son  ensemble  et,  par  conséquent,  à  la  marche  de  la 
civilisation  tout  entière,  depuis  le  plus  lointain  passé. 


A.  COMTE  113 

L'humanité  apparaît  comme  la  mère  de  toute  cul- 
'ture,  par  suite,  de  tout  bien-être;  et  l'investigation 
scientifique,  loin  d'être  tentée  de  porter  sur  ses  di- 
vers organes  :  la  patrie,  la  cité,  la  famille,  une  cri- 
tique destructive,  se  trouve  invitée  à  de  pieux  eflorts 
pour  les  consolider  et  les  servir. 

Ainsi  ressort  pleinement  la  signification  morale  de 
cette  doctrine  qui,  suivant  son  auteur,  a  a  l'amour 
pour  principe,  l'ordre  pour  base,  et  le  progrès  pour 
but.  »  Quel  qu'ait  pu  être  le  point  de  départ  de  Comte, 
on  ne  peut  nier  qu'il  a  su  porter  à  quelque  hauteur 
son  «  nouveau  spiritualisme,  i»  C'est  une  noble  pensée 
que  celle  qu'il  exprime  dans  les  lignes  suivantes  : 
«  Quand  même,  dit-il,  la  terre  devrait  être  bientôt  bou-^ 
'  leversée  par  un  choc  céleste,  vivre  pour  autrui,  subor- 
donner la  personnabilité  à  la  sociabilité,  ne  cesserait 
pas  de  constituer  jusquau  bout  le  bien  et  le  devoir  su- 
prêmes »  (vol.  I,  p.  507).  Et  quant  à  la  politique  qui 
résulte  de  la  sociologie,  elle  rompt  entièrement  avec  les 
tendances  révolutionnaires  de  l'école  de  Rousseau. 
Loin  d'admettre  avec  Fichte  que  le  rôle  du  gouverne- 
ment est  de  se  rendre  inutile,  elle  proclame  que  ïcv- 
ganismo  social  ne  peut  agir  qu'en  s'incorporant  dans 
une  personnalité  individuelle;  elle  établit  de  plus  que 
l'action  centrale  doit  croître  en  raison  de  Tindépen- 
dance  et  de  la  vitalité  des  membres  composants.  Une 
nation  est  d'autant  plus  gouvernée  qu'elle  est  plus  libre. 
Une  part  considérable  est  aussi  laissée  par  cette  poli- 
tique à  l'esprH  de  continuité  et  de  tradition. 

L'influence  que  Locke  avait  exercée  sur  les  théo- 
riciens politiques  français  au  xviii*  siècle,  Comte  Ta 


il4  INTRODUCTION    HISTORIQUE 

exercée  en  ce  siècle,  peut-être  dans  une  plus  large 
mesure,  sur  les  théoriciens  politiques  de  Tautre  côté 
du  détroit.  Stuart  Min  lui  accorda  de  son  vivant  même 
une  adhésion  tellement  complète,  que  nous  pouvons 
nous  dispenser  de  faire  ici  à  ce  penseur  plus  exact 
qu'original,  une  place  à  part  dans  notre  étude.  Vint 
ensuite  M.  Spencer  qui,  tout  en  rejetant  le  couronne- 
ment du  système ,  en  adopta  les  lignes  fondamentales 
et  en  fit  les  assises  de  sa  vaste  construction  (1). 

Ce  qu'il  y  a  d'original  et  à  notre  avis  de  profond 
dans  la  philosophie  de  Comte,  prise  intégralement, 
c'est  la  tentative  qu'il  a  faite  pour  marier  deux  élé- 
ments d'ordinaire  séparés  dans  les  autres  systèmes  : 
la  pensée  et  l'amour,  l'esprit  et  le  cœur,  la  science  et 
la  moralité.  La  pente  du  siècle  portait  ailleurs  tous  les 
savants,  ses  contemporains  ;  partout  on  entendait  dire 
que  les  conséquences  morales  d'une  doctrine  ne  de- 
vaient compter  pour  rien  dans  le  jugement  qu'on  eu 
portail,  que  la  spéculation  était  une  chose,  la  pratique 
une  autre,  que  la  vérité  n'avait  rien  à  voir  avec  nos 
désirs  et  que,  pourvu  que  ses  déductions  fussent 
exactes,  le  philosophe  n'avait  pas  à  se  préoccuper  de 
ses  conclusions,  dussent-elles  engendrer  le  chaos.  Ce 

(1)  M.  Speucer  a  iui-môine  exposé  que  ses  coDceptioos  ne  )K>ni  pas 
|)uiëécs  que  dans  les  ouvrages  de  Comte  et  ont  une  tout  autre  origiue. 
Il  admettrait  seulement  que  le  positivisme  français  a  influé  sur  sa  pensée, 
et  encore  à  son  insu,  par  la  résistauce  continue  qu'il  a  dû  lui  opposer 
dans  son  développeuienl  original.  On  comprend  que  l'antagonisme  au 
{letu  d*uue  doctrine  commune  puisse  imprimer  même  aux  divergences 
un  caractère  de  symétrie  et  de  solidarité.  Quoiqu'il  en  aoil,  nous  devons 
«Jt^i-Iarcr  ici  nettement  que,  si  nous  établissons  un  lien  entre  les  doctrines 
de  Comte  et  cell^  t\f  M-  Spencf^r,  il  b'iwtii  d'un  rapport  logique  et  non 
d'une  filiation. 


SPBNCBU  il5 

zèle  pour  la  science  objective  avait  un  bon  côté;  car 
il  ne  faut  pas  que  la  science  soit  asservie  par  de  mes- 
quines préoccupations  d*utilité  immédiate  ;  la  spécula- 
tion doit  garder  une  indépendance  relative  dans  sa 
sphère.  Cependant  il  ne  faut  pas  oublier  non  plus  que 
la  science  n'a  pas  sa  fin  elle-même;  qu'à  côté  de  la 
pensée  qui  voit  le  monde  tel  qu'il  est,  il  y  a  en  nous 
la  volonté  qui  aspire  non  seulement  à  le  conserver, 
mais  encore  à  le  façonner  de  manière  à  ce  qu'elle  s'y 
développe  plus  au  large  ;  qu'enfin  Tesprit  ne  scrute  si 
àprement  la  réalité  que  pour  en  tirer  en  définitive  un 
peu  plus  de  joie.  La  spéculation  est  donc  subordonnée 
à  la  pratique  ;  et  c'est  l'art,  depuis  ses  plus  hautes 
jusqu'à  ses  plus  humbles  manifestations,  qui  est  le  vrai 
maître  de  la  vie.  Avec  Kant,  mieux  que  Kant  peut-être, 
notre  compatriote  a  compris,  je  ne  dis  pas  cette  sou- 
veraineté du  point  de  vue  moral,  mais  ses  rapports 
profonds  avec  le  point  de  vue  scientifique.  Malheu- 
reusement ces  deux  éléments  sont  si  intimement  unis 
dans  son  système  final,  qu'ils  paraissent  quelquefois 
confondus  et  que  la  clarté  en  soufire.  De  plus,  après 
avoir  frayé  cette  voie  nouvelle^  Comte  ne  s'en  sert  que 
pour  conduire  son  lecteur  à  des  conceptions  religieuses 
tout-à-fait  inattendues,  qu'il  annonce  sur  un  ton  pro- 
phétique bien  propre  à  déconcerter  les  savants.  Aussi 
un  grand  nombre  qui  l'avaient  suivi  volontiers  d'abord, 
se  sont-ils  écartés  de  lui  à  mesure  que  cette  seconde 
phase  de  son  évolution  intellectuelle  s'avançait  ;  cou- 
pant ainsi  arbitrairement  son  système  en  deux  parts 
pour  rejeter  celle  à  laquelle  le  maître  tenait  le  plus. 
C'est  ce  qu'a  fait  M.  Spencer,  quand  sa  pensée  déjà 


il<$  INTRODUCTION   HISTORIQUE 

adulte  rencontra  celle  de  Comte.  Répudiant  cette  dua* 
lité  de  la  doctrine  positive,  il  en  accepta  toute  la  partie 
philosophique  ou  mieux  scientifique  ;  la  partie  reli- 
gieuse, il  préféra  rignorer.  Pour  lui,  point  de  différence 
entre  la  sociologie  et  les  autres  sciences,  du  moins 
quant  à  la  forme  et  à  la  méthode  :  le  fait  que  nous 
sommes  les  acteurs  en  même  temps  que  les  spectateurs 
des  faits  sociaux  (Polit,  pos  ,  vol.  II,  p.  68),  loin  de 
nous  aider  à  résoudre  les  difficultés  de  cette  science,  les 
augmente  à  ses  yeux  en  une  fâcheuse  proportion. 
Mais,  nous  avons  tort  de  dire  que  M.  Spencer  repousse 
le  côté  moral  de  la  doctrine  et  en  conserve  le  côté 
spéculatif;  car  ici  encore  il  y  introduit  des  change- 
ments considérables. 

1^  On  a  vu  que  Comte,  pour  mieux  établir  que  les 
sciences  ne  peuvent  recevoir  leur  unité  que  d*un  prin- 
cipe supérieur  à  elles,  insiste  vivement  dans  son 
ouvrage  fondamental  sur  leur  discontinuité.  Chaque 
mode  d'existence  est,  suivant  lui,  radicalement  dif- 
férent des  modes  qui  le  précèdent  et  qui  le  suivent,  en 
sorte  que  nulle  synthèse  purement  scientifique  ne 
peut  embrasser  ces  divers  domaines.  M.  Spencer 
rompt  les  barrières  élevées  par  Comte.  Chaque  mode 
d'existence  lui  apparaît  comme  le  développement  du 
mode  antérieur  et  le  germe  du  mode  postérieur.  Notre 
esprit  seul  marque  des  temps  et  des  Umites  dans  les 
divers  degrés  de  celte  évolution  continue.  Â  tous  les 
degrés  de  l'ensemble  des  êtres,  la  science  a  sa  tâche 
bornée  à  une  seule  fonction  :  dégager  la  formule  con- 
stante d'une  grande  quantité  de  faits  variables.  Mais 
cette  première  opération  achevée,  la  science  ne  s'ar- 


SPENGBR  117 

réte  pas  là;  il  lui  faut  dégager  d'un  certain  nombre 
de  formules^  renfeimant  encore  quelque  variabilité, 
une  formule  plus  compréhensive  et  plus  constante  :  et 
ainsi  de  suite,  jusqu'à  ce  qu'on  arrive,  si  cela  est  pos- 
sible, à  une  formule  d'une  fixité  absolue  et  qui  em- 
brasse tous  les  cas  sans  exception.  Or,  celte  simpli- 
fication de  l'expérience  a  été  réalisée.  Tous  les  faits 
observés,  quels  qu'ils  soient  et  à  quelque  ordre  qu'ils 
appartiennent,  ont  ce  trait  commun  qu'ils  obéissent 
aux  lois  du  mouvement,  qu'ils  sont  des  mouvements 
eux-mêmes.  Il  faut  donc  bien  reconnaître  qu'il  n'y  a 
qu'une  seule  science,  laquelle  comporte  seulement  des 
degrés  de  complication  divers  et  cela  presque  à  l'infini. 
Ck)mment  les  mouvements  se  combinent-ils  pour 
former  tels  ou  tels  faits  qui  se  révèlent  à  nos  sens  par 
des  propriétés  spéciales,  c'est  ce  que  la  science  entre- 
voit pour  quelques-uns,  c'est  aussi  ce  qu'elle  est  ap- 
pelée à  découvrir  successivement  pour  tous.  En  effet, 
les  origines  ne  sont  obscures  pour  nous  que  parce 
qu'elles  sont  reculées  dans  les  temps  lointains  ou  con- 
finées dans  les  espaces  infinimenls  petits ,  mais  elles 
ne  sont  comme  tout  le  reste  que  des  connexions  de 
phénomènes  plus  ou  moins  complexes  et  rien  n'em- 
pêche d'en  saisir  la  formule  que  d^s  obstacles  tem- 
poraires. Ainsi  donc  une  synthèse  intellectuelle  sans 
limites  assignables  est  en  voie  de  développement  depuis 
que  la  science  du  monde  a  commencé;  elle  travaille 
sans  relâche  à  absorber  cet  univers  depuis  les  plus 
simples  jusqu'aux  plus  composées  de  ses  manifes- 
tations; elle  sort  de  la  science  seule,  ou  plutôt  elle  est 
la  science  même,  et  toute  la  science,  car  celle-ci  ne 

8 


H 8  INTRODUCTION    HISTORIQUE 

connaît  pas  deux  procédés  ;  elle  est  la  même  depuis 
ses  débuts  les  plus  humbles  jusqu'à  sa  plus  large 
extension.  Elle  aboutit  à  un  mécanisme  universel  de 
mieux  en  mieux  démontré  :  mécanisme  dont  Tunité 
résulte  de  l'impulsion  qui  en  ébranle  successivement 
toutes  les  pièces  et  non  du  but,  de  la  destination  où 
elles  tendent.  Les  sociétés  humaines,  comme  toutes 
les  masses  agrégées,  vont  prochainement  être  soumises 
aux  Ibis  de  ce  mécanisme  par  l'intermédiaire  de  la 
biologie,  qui  n'est  elle-même  qu'un  cas  plus  complexe 
des  mouvements  physico-chimiques. 

Les  preuves  de  cette  conception  sont  trop  étendues 
pour  que  nous  les  rapportions  ici  dans  leur  détail  : 
qu'il  nous  suffise  d'en  indiquer  l'esprit.  Si  tous  les 
phénomènes  sont  réductibles  au  mécanisme,  les  phé- 
nomènes de  la  pensée  le  sont  aussi.  Non  qu'ils  puissent 
se  prêter  à  cette  réduction  en  eux-mêmes,  en  tant  que 
subjectifs,  c'est-à-dire  en  tant  qu'états  de  conscience; 
mais  ils  doivent  rentrer  sous  les  lois  universelles  en 
tant  que  modifications  du  système  nerveux,  sans  lequel 
nulle  pensée  ne  se  produit;  c'est-à-dire  en  tant  que 
phénomènes  objectifs.  C'est  cette  démonstration  que 
M.  Spencer  a  tentée  dans  ses  Principes  de  psychologie. 
Il  y  est  établi  que  le  système  nerveux  est  un  effet  et  un 
cas  particulier  du  mécanisme,  en  d'autres  termes 
qu'il  est  dans  sa  structure  et  ses  fonctions  le  produit 
des  impulsions  exercées  par  le  milieu  sur  la  matière 
vivante  faiblement  organisée.  Pour  la  première  fois,  il 
a  été  tenté  dans  cet  ouvrage  d'expliquer  mécanique- 
ment la  genèse  et  le  fonctionnement  des  nerfs  dans 
l'organisme.  Voici  comment.  La  loi  essentielle  de  la 


SPENCER  119 

pensée  est  que  la  tendance  possédée  par  l'antécédent 
de  tout  changement  psychique  à  être  suivie  par  son 
conséquent  est  d'autant  plus  forte  que  les  objets  exté- 
rieurs dont  chacun  de  ces  changements  est  le  symbole 
se  sont  montrés  plus  fréquemment  unis.  En  d'autres 
termes,  la  constance  des  associations  d'idées  est  en 
raison  directe  de  la  constance  des  connexions  de 
faits  qu'elles  expriment.  Or,  si  on  examine  les  orga- 
nismes élémentaires  encore  dénués  de  système  ner- 
veux, on  peut  concevoir  comment  la  répétition  des 
mêmes  actions  mécaniques  exercées  par  le  milieu  y 
introduit  une  tendance  parallèle  à  réagir  semblable- 
ment  sous  des  actions  semblables.  Etant  donné,  en 
effet,  un  choc  répété  en  un  point  quelconque  de  la 
masse  du  protoplasma  qui  constitue  l'être  rudimen- 
taire,  les  molécules  du  protoplasma  doivent  nécessai- 
rement se  trouver  plus  disposées  à  laisser  passer  les 
répercussions  suivant  une  direction  que  suivant  une 
autre,  et  il  y  a  un  point  extérieur  de  la  masse  où 
le  courant  d'ébranlements  moléculaires  doit  aboutir 
plutôt  qu'en  d'autres  points.  Car  en  aucune  masse  de 
matière  les  éléments  ne  sont  à  l'état  d'homogénéité  et 
d'uniformité  absolue  :  bien  moins  encore  ceux  d'une 
masse  vivante,  faite  de  composés  éminemment  in- 
stables. Mais  ce  passage  d'un  courant  d'ébranlements 
rend  les  mêmes  molécules  qui  lui  ont  ouvert  une  voie 
quoique  difficilement,  plus  incapables  de  résister  au 
passage  d'un  second  courant.  Si  donc  une  seconde  fois 
le  choc  a  lieu,  la  résistance  étant  moindre,  il  y  aura 
encore  plus  de  raisons  pour  que  le  courant  nouveau 
suive  la  même  direction  et  aboutisse  au  même  point. 


liO  INTRODUCTION  HISTORIQUE 

De  plus,  les  molécules  subiront  dans  la  succession  des 
ondes  d'ébranlement  des  changements  intimes  de  plus 
en  plus  marqués,  et  ces  changements  intimes  auront 
pour  résultat  d'en  faire  des  réservoirs  de  force  latente 
toujours  prêts  à  déverser  dans  le  courant,  à  son  passage, 
les  impulsions  qu'elles  auront  ainsi  en  quelque  sorte 
enmagasinées.  Le  courant  croîtra  dans  sa  marche  en 
volume  et  en  rapidité.  De  tels  changements  favorise- 
ront de  plus  en  plus  le  passage  et  exclueront  de  plus 
en  plus  le  passage  par  une  autre  voie  ;  en  sorte  que  le 
point  terminal  deviendra  un  lieu  d'appel  de  plus  en 
plus  énergique  et  transmettra  au  dehors  le  choc  initial, 
non  plus  seulement  sans  déperdition,  mais  même  avec 
accroissement.  Il  y  aura  ainsi  dans  la  masse  un  sys- 
tème de  communication  tel  que,  si  en  un  point  du 
mouvement  est  reçu,  en  un  autre  point  du  mouvement 
sera  dégagé.  Et  la  connexion  des  ébranlements  en  ces 
deux  points,  au  moyen  de  cette  chaîne  de  molécules 
maintenant  spécialisées  à  un  tel  usage,  sera  d'autant 
plus  forte  que  le  choc  extérieur  aura  été  plus  répété. 
Ainsi  s'établit  la  correspondance  la  plus  simple  de 
l'être  sentant  avec  le  monde  extérieur  par  le  plus 
rudimentaire  des  filaments  nerveux.  Nous  n'avons  pas 
dessein  de  suivre  Tauteur  dans  l'exposé  très  étendu 
des  complications  successives  par  lesquelles  ce  fila- 
ment se  transforme  en  un  système  de  ganglions  à 
ramifications  multiples,  et  devient  propre  à  la  pensée 
réfléchie.  Mais  ces  quelques  mots  suffisent  pour  indi- 
quer la  méthode  suivie  :  on  tire  la  pensée,  considérée 
comme  la  fonction  d'un  système  nerveux  composé, 
comme  une  action  réflexe  d*un  degré  supérieur,  de  la 


SPENCER  121 

fonction  d'un  élément  nerveux  rudimen taire,  d'une 
action  réflexe  simple  ;  et  celles-ci,  avec  la  structure 
matérielle  correspondante,  des  actions  mécaniques 
exercées  par  le  milieu  sur  une  masse  de  protoplasma. 
La  constance  des  associations  d'idées  ainsi  obtenues 
est  donc  bien  le  résultat  de  la  constance  des  phéno- 
mènes de  la  nature.  Bien  entendu,  cette  cohésion  qui 
unit  dans  l'esprit  les  groupes  d'expériences  les  plus 
généraux  et  les  plus  constants  ne  s*est  pas  réalisée  dans 
chaque  individu  ;  propre  à  la  race  tout  entière,  elle  est 
le  fruit  de  Thérédité  ;  Taccumulation  immense  qui  l'a 
produite  remonte  même  a  travers  nos  premiers  ancê- 
tres à  des  organismes  moins  parfaits  que  le  nôtre  qui 
en  ont  déjà  reçu  les  premières  réserves  des  organis- 
mes inférieurs.  Mais  cela  ne  fait  que  confirmer  la 
conctusion  précédemment  énoncée  ;  que  la  pensée  est 
le  produit  des  actions  du  milieu  cosmique  de  qui  elle 
tient  sa  structure  et  son  contenu.  L'homme  est  donc 
en  dernière  analyse  une  machine  pensante.  Mais  si  tel 
est  l'homme  individuel,  élément  de  la  société,  la  société 
sera-t-elle  autre  que  ses  éléments  ?  Rien  n'autorise  à 
le  penser.  Tout  agrégat  d'éléments  est  soumis  aux 
mêmes  lois  que  les  éléments  eux-mêmes.  On  dresse 
un  mur  droit  avec  des  pierres  de  taille,  une  pyramide 
avec  des  boulets,  un  amas  informe  avec  des  cailloux 
oblongs;  et  ces  formes  spéciales  s'imposent  dans 
chaque  cas  à  l'ensemble  en  raison  de  la  forme  de 
ses  parties.  Chaque  sorte  de  cristaux  revêt  une  forme 
toujours  la  même  qui  dépend  de  celle  des  éléments. 
De  même  la  société  dépend  dans  sa  structure  et  ses 
fonctions  de  la  nature  des  êtres  qui  la  composent. 


m  INTRODUCTION    HISTORIQUE 

Les  phénomènes  sociaux  ne  sont  donc  que  des  phéno- 
mènes mécaniques,  infiniment  plus  compliqués  seule- 
ment que  les  phénomènes  organiques  et  psychiques 
individuels.  La  sociologie  est  une  science  physique 
comme  toutes  les  autres.  Inobservation  aidée  du  cal- 
cul est  son  point  de  départ.  La  réduction  de  ses  lois 
aux  lois  universelles  du  mouvement  est  son  point  d'ar- 
rivée, terme  encore  lointain  de  ses  efforts.  Et  qu'on  ne 
dise  pas  que  le  rapprochement  entre  les  phénomènes 
sociaux  et  les  phénomènes  du  mouvement  est  une 
comparaison,  une  analogie.  Ces  rapprochements  veu- 
lent être  «  interprétés  Uttéralement.  »  Les  phéno- 
mènes psychiques  collectifs,  désirs,  passions,  senti- 
ments, sont  comme  les  phénomènes  individuels  en 
toute  réalité  des  phénomènes  mécaniques,  du  moins 
sous  le  point  de  vue  objectif,  le  seul  par  où  ils  puissent 
être  connus  scientifiquement,  a  La  pression  de  la  faim 
est  une  force  réelle.  »  Pascal  s'indignait  de  voir 
Descartes  réduire  les  émotions  à  des  chocs  mécani- 
ques, et  ne  pouvait  se  persuader  que  le  plaisir  soit  un 
phénomène  semblable  à  un  coup  de  pierre.  Qu'on  s'en 
étonne  ou  non,  c'est  bien  la  théorie  du  coup  de  pierre, 
c'est  bien  le  mécanisme  cartésien  que  M.  Spencer  vient 
de  rajeunir  et  de  consolider. 

2^  Un  enchaînement  sans  fin  de  chocs  chaotiques 
ne  fait  pas  un  monde.  C'est  le  consensus  de  ces  mou- 
vements, c'est  leur  évidente  conspiration,  c'est  en  un 
mot  l'ordre  du  Cosmos  qui  détournait  Comte  d'accepter 
le  mécanisme  vers  lequel  il  avait  maintes  fois  incliné. 
On  le  voit  souvent  revenir  à  ce  principe  de  la  persis- 
tance de  la  force  dont  le  philosophe  anglais  devait  faire 


SPENCBR  Ii3 

la  clef  de  voûte  de  son  système.  L'habitude  n'eu  est 
pour  lui  que  rapplication.  Mais,  préoccupé  de  faire 
dériver  Tunité  d'une  source  morale,  il  résista  aux 
séductions  du  mécanisme  et  maintint  la  discontinuité 
des  différents  ordres  de  phénomènes.  C'est  ainsi  qu'il 
aboutit  à  une  sorte  de  finalité  toute  nouvelle,  qu'on 
pourrait  appeler  une  finalité  sans  Dieu.  On  ne  voit  pas 
pourquoi  le  monde  dans  son  système  met  tant  de 
bonne  volonté  à  préparer  le  règne  humain,  Dieu 
n^étant  pas  là  pour  y  pourvoir.  M.  Spencer  qui  pro- 
clame la  continuité  absolue  des  phénomènes  avec  tant 
de  décision  rencontre  devant  lui  la  même  difficulté, 
mais  cette  fois  bien  autrement  aggravée.  Il  ne  peut, 
en  effet,  être  question  pour  lui  de  finalité,  de  tendance 
à  la  perfection  ;  ni  l'un  ni  l'autre  de  ces  mots  ne  se 
trouve  une  seule  fois  dans  le  plus  considérable  de  ses 
ouvrages  ;  ce  sont  des  solutions  auxquelles  il  a  défini- 
tivement renoncé.  Il  semble  donc  qu'il  se  soit  fermé 
toute  issue.  Mais  voici  que,  par  une  tactique  toute 
nouvelle,  il  va  sortir  du  mécanisme  brut  en  dégageant 
du  mouvement  même  les  lois  d'harmonie  et  de  déter- 
mination qu'on  avait  jusqu'alors  rapportées  à  une  tout 
autre  origine.  La  grande  loi  de  l'Evolution  explique  la 
genèse  de  toutes  les  existences  concrètes  et  cette  loi 
dérive  elle-même  du  principe  dernier  de  toute  philo- 
sophie naturelle,  la  Persistance  de  la  force.  Nous 
devons  renoncer  à  expliquer  cette  dérivation,  résumée 
d'ailleurs  à  la  fin  des  Premiers  principes;  mais  nous 
devons  dire  du  moins  quelques  mpts  de  la  loi  même 
de  l'Evolution.  Toute  existence,  organique  et  inorga- 
nique, étant  constituée  par  une  masse  de  matière  et 


i2i  INTRODUCTION    HISTORIQUE 

un  ensemble  correspondant  de  mouvements,  son  his- 
toire consiste  dans  la  suite  de  redistributions  de 
matière  et  de  mouvements  qui  s'accomplissent  en  elle, 
depuis  le  moment  où  elle  devient  perceptible  jusqu'au 
moment  où  elle  cesse  de  l'être.  Une  concentration  de 
matière  la  rend  perceptible,  une  diffusion  de  matière 
la  fait  redevenir  insaisissable.  Le  mouvement  suit  un 
ordre  correspondant.  Tandis  que  la  matière  se  con- 
centre, la  masse  dégage  du  mouvement  et  croit  en 
énergie  active;  tandis  que  la  matière  se  disperse,  la 
masse  reçoit  du  mouvement  et  décroit  en  énergie, 
devient  de  plus  en  plus  passive.  Ce  double  processus 
résume  l'histoire  de  tout  ce  qui  est,  des  parties  d'un  tout 
quelconque  comme  de  ce  tout  lui-même.  Poursuivons- 
en  les  conséquences.  Pendant  que  le  premier  processus 
s'accomplit,  les  parties  de  la  masse,  d'abord  homogènes, 
deviennent  de  plus  en  plus  dissemblables,  mais  non 
sans  qu'un  ordre  préside  à  cette  différenciation.  En 
effet,  les  parties,  dissemblables  par  rapport  au  tout, 
doivent  nécessairement  ressembler  en  quelque  degré 
les  unes  aux  autres.  Les  semblables  se  réunissent  iné- 
vitablement sous  l'action  de  causes  semblables,  et 
les  dissemblables,  inévitablement  aussi,  se  séparent. 
Au  bord  de  la  mer,  les  vagues  fortes  font  une  ligne 
de  gros  galets,  les  vagues  moindres  une  autre  ligne 
de  petits  cailloux,  les  vagues  faibles  une  autre  ligne 
de  sable  fin.  Il  en  est  de  même  dans  tout  agrégat. 
A  mesure  qu'il  devient  plus  hétérogène,  les  parties 
se  groupent  en  ensembles  de  plus  en  plus  distincts. 
Mais  cette  distribution  de  la  masse  totale  en  masses 
distinctes  diversement    groupées  lutte   précisément 


SPEiNCER  12S 

contre  les  effets  dispersifs  de  la  complexité  croissante  ; 
elle  amène  une  unité  et  une  détermination  croissantes  ; 
l'ensemble  de  la  masse  devient  de  mieux  en  mieux 
défini,  constituée  qu'elle  est  par  un  petit  nombre  de 
grandes  parties  où  les  ressemblances  générales  sont 
résumées  et  dont  l'arrangement  est  de  plus  en  plus 
simple.  C'est  ainsi  que  la  surface  terrestre  s*est  peu  à 
peu  divisée  en  larges  mers  et  en  vastes  continents,  et 
que  les  continents  se  sont  distribués  en  un  petit  nombre 
de  bassins  étendus,  ayant  entre  eux  des  relations  pré- 
cises. C'est  ainsi  que  dans  une  société  la  population 
se  groupe  en  classes  et  que  se  dessinent  des  ordres 
politiques  comme  la  noblesse,  le  clergé,  le  tiers-étal, 
nettement  coordonnés  les  uns  par  rapport  aux  autres. 
Donc  «  à  côté  d'un  progrès  allant  de  la  simplicité  à  la 
complexité^  il  se  fait  un  progrès  allant  de  la  confusion 
à  Tordre,  d'un  arrangement  indéterminé  à  un  déter- 
miné. »  Et  tout  cela  s* accompagne  de  dégagements  de 
forces  de  plus  en  plus  considérables  et  de  mieux  en 
mieux  concertés  dont  l'accord  produit  sur  les  masses 
environnantes  des  réactions  de  plus  en  plus  vigou- 
reuses. L'être  est  à  son  plus  haut  point  de  démarca- 
tion avec  tout  ce  qui  l'entoure.  Son  individualité  est 
constituée.  Le  processus  formalif  atteint  son  apogée. 
Alors,  en  effet,  les  forces  incidentes  exercées  par  le 
milieu  sont  contrebalancées  par  les  forces  émanant  de 
la  masse  agrégée  ;  il  y  a  équilibre.  C'est  l'ensemble  des 
phases  par  lesquelles  passe  un  être  quelconque  pour 
atteindre  l'équilibre  que  M.  Spencer  appelle  Evolution. 
Mais  l'équilibre  ne  saurait  durer  longtemps.  Pendant 
même  que  les  parties  se  groupent  d'une  manière  dis- 


126  INTRODUCTION    HISTOBIQUB 

tincte  et  tendent  à  des  rapports  définis,  il  se  fait  en 
elles  un  travail  inverse.  Ce  travail  que  nous  ne  sui- 
vrons pas,  mais  qui  a  pour  effets  évidents  d'une  part  la 
confusion  et  la  désagrégation  des  parties,  d'autre  part 
la  diminution  incessante,  Tépuisement  des  forces  accu- 
mulées, jusqu'à  ce  que,  l'équilibre  étant  finalement 
rompu,  la  masse  soit  résorbée  dans  le  milieu  d'où  elle 
est  sortie,  ce  travail  c'est  la  Dissolution.  Evolution  et 
Dissolution,  ces  deux  mots  sont  la  formule  qui  em- 
brasse toutes  les  existences  concrètes,  depuis  la  vague 
qui  parait  et  disparait  en  un  instant  sur  la  surface  de 
l'eau,  jusqu'à  la  société  la  plus  hautement  organisée 
dont  l'accroissement  et  la  décadence  occupent  des 
siècles,  jusqu'à  la  terre  et  aux  systèmes  sidéraux  dont 
les  phases  énormes  et  les  immenses  proportions,  non 
moins  que  l'infinie  complexité,  dépassent  absolument 
les  limites  de  notre  intelligence.  L'univers  est  compris 
dans  cette  formule  et  elle  en  fait  un  Cosmos.  Où  est, 
encore  une  fois,  la  raison  de  cette  harmonie?  Dans  la 
nature  même  de  la  force  qui  en  est  l'universel  instru- 
ment. Si  la  finalité  gouverne  le  mécanisme,  c'est 
qu'elle  en  sort. 

3"  Nous  pouvons  entrevoir  maintenant  (  et  sans 
l'exposé  précédent  cela  eut  été  absolument  impossible) 
ce  qu'est  une  société  pour  M.  Spencer.  Une  société 
est  un  fragment  de  ce  Cosmos  partout  à  la  fois  méca- 
nique et  organique;  c'est  un  épisode,  semblable  en 
nature  à  tous  les  autres,  de  l'évolution  universelle. 
M.  Spencer  divise  assez  volontiers  les  existences  en 
trois  grands  groupes,  les  existences  inorganiques,  les 
existences  organiques,   et  les  existence  superorga- 


SPKXGBR  IS7 

niques.  Les  dernièfes  se  iDanirestent  par  t  des  faits 
que  nul  corps  oi^anisé.  pris  isolément  ne  présente, 
mais  qui  résultent  des  actions  que  ces  corps  organi- 
sés agrégés  exercent  les  uns  sur  les  autres.»  (Spcncer, 
Premiers  principes,  p.  386,  tr.  franc.)  Mais  on  sent 
combien  ces  divisions  sont  au  fond  conventionnelles 
quand  on  envisage  la  nature  intime  des  existences  ainsi 
classées.  Un  cristal,  une  couche  géologique,  aux  yeux 
de  la  philosophie  de  l'évolution,  sont  organiques  non 
pas  au  môme  degré  mais  au  même  titre  qu'un  arbre, 
un  animal,  une  société,  t  Que  les  parties  composantes 
soient  contiguës  ou  séparées,  dès  qu  un  objet  est  com- 
posé de  parties  ne  formant  qu'un  tout,  on  observe  en 
lui  ordination  et  subordination.  Cette  condition  est 
inhérente  à  la  constitution  même  des  êtres  vivants. 
Mais  les  êtres  inanimés  eux-mêmes  présentent  des 
traces  d'une  ordination  et  comme  un  accord.  ]»  (Aris- 
TOTE,  Polit.,  1,2,9.)  On  ne  peut  s'empêcher  de  se  rap- 
peler ces  paroles  d'Aristote  à  propos  de  l'idée  que  l'on  se 
fait  actuellement  de  l'organisation  dans  Técole  positive 
anglaise.  Les  Grecs  n'avaient  qu*un  mot  pour  désigner 
la  chose  qui  sert  à  une  fin  et  Têlre  vivant  qui  s'y  pUe 
de  lui-même;  les  deux  étaient  des  organes.  Depuis,  la 
pensée  moderne  avait  nettement  distingué  l'instru- 
ment de  l'organe.  .Voici  que  la  théorie  de  révolution 
tend  à  effacer  de  nouveau  toute  démarcation  essen- 
tielle entre  ces  deux  idées.  Animées  ou  inanimées, 
dès  qu'elles  sont  composées  de  parties  conspirantes, 
les  choses  participent  de  l'organisme,  seulement  à  des 
degrés  divers.  La  société  humaine  y  participe  à  un 
degré  plus  haut  que  les  autres  existences  planétaires  ; 


i28  INTRODUCTION    HISTORIQUE 

voilà  tout  ce  qui  l'en  distingue.  Quant  aux  lois  qui  la 
régissent,  elles  sont  les  mêmes  que  celles  qui  régis- 
sent Tamibe  au  fond  des  mers,  aussi  simples,  aussi 
belles. 

En  résumé,  le  point  de  vue  le  plus  général  auquel  la 
philosophie  sociale  soit  maintenant  parvenue  en  An- 
gleterre est  le  suivant.x  L'association  ou  le  groupement 
est  la  loi  générale  de  toute  existence  organique  ou 
inorganique.  La  société  proprement  dite  n'est  qu'un 
cas  particulier,  le  plus  complexe  et  le  plus  élevé,  de 
cette  loi  universelle.  Un  être,  social  ou  autre,  est 
donc,  non  quelque  chose  d'absolu,  d'indivisible,  mais 
quelque  chose  d'essentiellement  relatif  et  multiple  : 
c'est  le  point  d'application  d'un  faisceau  de  forces 
conspirantes,  point  instable  dans  la  nature  inorga- 
nique, plus  stable  à  mesure  qu'on  monte  dans  l'échelle 
de  la  vie,  mais  toujours  susceptible  de  se  résoudre  en 
des  points  multiples  si  la  cohésion  diminue,  ou  de  se 
rattacher  à  de  nouveaux  centres  si  la  cohésion  s'ac- 
croit.  11  n'y  a  donc  pas,  à  proprement  parler,  des  êtres 
dans  la  nature,  mais  de  l'être  à  des  degrés  divers  de 
concentration.  Même  au  point  de  vue  de  la  conscience 
l'être  est  frappé  de  relativité.  Une  conscience  est 
plutôt  un  nous  qu'un  moi.  En  elle-même  elle  est  un 
agrégat,  susceptible,  suivant  le  nombre  de  ses  éléments, 
d'accroissement  et  de  diminution  ;  elle  peut,  en  raison 
de  leurs  dispositions  diverses,  s'élever  à  des  degrés 
divers  d'intensité.  I^ans  ses  rapports  avec  d'autres 
consciences,  elle  peut,  sortant  de  ses  limites  idéales, 
s'unir  avec  elles  et  former  ainsi  une  conscience  plus 
compréhensive,  plus  une  et  plus  durable,  de  qui  elle 


SPENCBR  i  29 

reçoit  et  à  qui  elle  communique  la  pensée,  comme  un 
astre  emprunte  et  communique  du  mouvement  au  sys- 
tème auquel  il  appartient.  C'est  pourquoi  il  est  très  dif- 
ficile de  fixer  nettement  les  démarcations  entre  les  dif- 
férentes sciences,  particulièrement  entre  la  biologie  et 
la  sociologie.  Les  sociétés  animales  rentrent-elles  <:lans 
la  sociologie?  C'est  ce  que  M.  Spencer  n'a  pas  dit.  A 
quel  degré  de  concentration  organique  et  de  division 
du  travail  un  être  composé  devient-il  objet  de  socio- 
logie, c'est  ce  qu'il  a  encore  omis  de  spécifier  jusqu'à 
présent.  Ces  omissions  mêmes  sont  significatives;  elles 
montrent  à  quel  pointée  philosophe  esl  plus  préoccupé 
d'unir  que  de  séparer  les  éléments  de  son  système 
comme  les  êtres  de  l'univers ,  voulant  les  embrasser 
tous  sous  une  seule  loi. 

Ce  sec  résumé  ne  peut  donner  une  idée  de  la  fécon- 
dité de  développements  que  M.  Spencer  tire  de  celte 
loi  en  ce  qui  concerne  l'esprit  de  Thomme  et  les  so- 
ciétés humaines.  Il  y  a  une  incontestable  ampleur  dans 
le  déploiement  d'exemples  auquel  il  se  livre  pour  ex- 
pliquer chacune  des  phases  de  l'évolution  sociale.  Le 
principe  posé,  nous  ne  pouvons  le  suivre  dans  toutes 
ses  applications.  Indiquons  seulement  les  plus  remar- 
quables d'entre  les  notions  sociologiques  qui  dérivent 
de  la  théorie  de  l'évolution.  A)  D'abord  la  classifica- 
tion des  sciences,  et  par  conséquent  la  place  de  la  socio- 
logie dans  le  système,  ne  peut  être  Ja  même  pour 
M.  Spencer  et  pour  Comte.  Le  premier  se  refuse  à  voir 
dans  leur  progrès  une  filiation  en  série  linéaire,  con- 
ception chère  au  philosophe  français.  Le  savoir  humain 
est  un  organisme  et  son  évolution  se  fait  comme  toutes 


130  INTRODUCTION    HISTORIQUE 

les  autres  à  partir  d'un  germe  où  tout  est  confondu 
jusqu'à  un  ensemble  mieux  défini ,  dont  les  parties 
sont  distinctes  et  de  plus  en  plus  interdépendantes. 
La  sociologie  a  donc  existé  de  tout  temps,  seulement 
à  rélat  rudimentaire,  et  elle  n*est  pas  née  de  toutes 
pièces  dans  le  cerveau  du  fondateur  du  positivisme.  B) 
Secondement,  Comte  a  négligé  Tune  des  sciences  sans 
lesquelles  la  sociologie  est  impossible,  la  Psychologie 
expérimentale.  Il  est  vrai  que  de  nombreuses  vues 
psychologiques,  et  quelques  unes  profondes,  se  ren- 
contrent dans  ses  ouvrages  ;  mais  enfin  il  a  nié  l'exis- 
tence distincte  de  la  psychologie  ;  ce  qui  est  une  lacune 
considérable  de  son  système.  Si  la  nature  de  l'agrégat 
est  déterminée  en  sociologie  comme  en  biologie  par 
la  nature  des  éléments,  si  la  société  repose  sur  des 
combinaisons  d'états   de  conscience,  sentiments  ou 
idées,  rétude  de  l'homme  individuel  en  tant  que  ca- 
pable de  représentation  est  de  la  plus  haute  impor- 
tance :  c'est  la  préparation  dernière,  immédiate  à  l'étude 
de  la  sociologie.  C)  Cette  erreur  a  été  inspirée  à  Comte 
par  la  conviction  où  il  était  que  la  méthode  synthétique 
convenait  seule  à  la  sociologie  et  que  le  point  de  départ 
de  cette  science  était  la  considération  de  l'humanité 
tout  entière.  Sauf  l'emploi  des  hypothèses,  commun  à 
toutes  les  sciences,  la  sociologie  doit  être  étudiée  par 
Tanalyse  expérimentale.  A  ce  point  de  vue  Thomme 
^  individuel  ^t  un  être  réel,  puis  les  groupements  ac- 
tuels d'individus  :  l'humanité  n'existe  pas,  son  inté- 
gration n'étant  pas  assez  complète.  D)  Cette  concep- 
tion d'une  humanité  en  marche  qui  va  s'arrêter  dans 
un  état  définitif  dès  qu'elle  connaîtra  le  système  posi- 


SPENCER  13! 

tiviste  et  pratiquera  la  religion  nouvelle  est  radicale* 
ment  contraire  à  la  loi  de  l'évolution.  Nul  équilibre 
n*est  absolu,  ni  par  conséquent  déGnitif.  De  nouveaux 
réarrangements  de  la  matière  se  préparent  pendant 
même  qu'un  arrangement  s'établit.  L'humanité  a  donc 
des  destinées  limitées,  en  dépit  de  la  longue  durée  des 
temps  pendant  lesquels  elles  s  accompliront  :  l'huma- 
nité  cessera  de  penser,  comme  la  terre  cessera  de 
tourner,  comme  le  soleil  cessera  de  rayonner.  L'éter- 
nité n'appartient  qu'à  Tunivers.  En  revanche,  si  l'ave- 
nir de  l'humanité  s'abrège  suivant  la  doctrine  de  l'évo- 
lution, son  passé  se  recule  ;  car  elle  a  des  racines  plus 
profondes  (]ue  ne  le  pense  le  positivisme  français.  Le 
Darwinisme,  nié  préventivement  par  Comte,  M.  Spen- 
cer l'accepte  formellement  comme  une  dérivation  de  son 
système.  Quand  donc  M.  Spencer  étudie  à  la  fin  de  ses 
Principes  de  Psychologie  les  sociétés  animales,  il  n'y  voit 
pas  une  annonce  figurative,  symbolique  de  la  société 
humaine  :  il  en  fait  une  préparation  effective,  histo- 
rique de  cette  société,  les  instincts  sociaux  dont  il  décrit 
la  naissance  devant  se  transmettre  et  s'accroître  par  l'hé- 
rédité jusqu'à  l'organisme  humain,  continuateur  d'une 
lointaine  lignée.  E)  Enfin,  —  et  c'est  une  dernière  diffé- 
rence dans  l'analogie,  —  si  A.  Comte  est  conservateur 
en  politique,  M.  Spencer  pousse  la  même  tendance  au 
point  de  paraître  immobiliste.  Dans  l'immense  orga- 
nisme social,  l'action  volontaire  individuelle  joue  sui- 
vant lui  un  rôle  presque  nul.  L'évolution  de  l'ensemble 
est  déterminée  par  des  habitudes  inconscientes,  les- 
quelles reposent  sur  des  conformations  organiques  hé- 
réditaires et  que  chaque  individu  subit  nécessaire- 


132  INTRODUCTION    HISTORIQUE 

ment.  Il  est  donc  loin  de  se  montrer  favorable  aux 
tentatives  de  réformation  brusque  ;  il  ne  fait  pas  appel 
comme  Comte  à  un  dictateur  qui  préside  à  la  période 
transitoire  entre  Tanarcbie  et  l'ordre  définitif:  toute 
entreprise  isolée  de  changement  lui  parait  déraison- 
nable, et  les  fondations  politiques  et  religieuses  que 
son  prédécesseur  rêvait  d'accomplir  dans  Tespace  de 
quelques  années  Vont  fait  sans  doute  plus  d'une  fois 
sourire.  Le  gouvernement  même  influe  à  son  avis 
beaucoup  moins  qu'on  ne  pense  en  mal  et  surtout  en 
bien  sur  les  destinées  d'une  société.  Il  est  vrai  que 
nulle  société  véritable  ne  se  forme  sans  qu'une  démar- 
cation ne  s'établisse  entre  les  parties  gouvernantes  et 
les  parties  gouvernées.  Mais  les  organes  régulateurs 
puisent,  comme  le  système  nerveux  le  fait  au  sein  des 
liquides  de  l'organisme,  leur  vie  môme  et  leur  mouve- 
ment au  sein  des  organes  soumis  à  leur  action,  et  s*ils 
réagissent  sur  eux,  ce  n'est  qu'avec  les  forces  qu'ils  eu 
reçoivent.  En  sorte  que  le  point  de  départ  du  mou- 
vement dans  un  corps  politique,  l'arbitre  de  ses  des- 
tinées est  toujours  le  tempérament  de  la  population 
elle-même,  c'est-à-dire  l'ensemble  de  tendances  et 
d'habitudes  inconscientes  liées  à  la  constitution  orga- 
nique de  celte  population. 

Sans  nous  arrêter  à  la  doctrine  du  Nihilisme  admi^ 
nistratif  que  M.  Huxley  reproche  à  M.  Spencer  de  pro- 
fesser (1),  c'est  sur  cette  formation  en  quelque  sorte 


(I)  Voir,  Fortnightly  A<fi*t>io,  deux  intéresMuU  articles  :  Van  Je 
M.  Huxley,  ooTenibre  1871  ;  Taulre,  de  Cairues,  janvier  1875.  M  Huxley, 
tout  en  rëpugoant  à  »e  servir  de  Tanalogie  entre  les  corps  Tivauls  et 
lei  sociétés  pour  bâtir  des  théories  politiques ,  énonce  cependant  Tidée 


SPBTfCBB  133 

inconsciente  de  Toi^anisme  social  que  nous  deTons 
insister  encore  quelques  instants.  M.  Spencer  s*est  senri 
pour  le  désigner  d*un  mot  (growth)  qui  s* appliquerait 
aussi  bien  à  la  croissance  du  végétal  et  qui,  par  consé- 
quent, semble  exclure  toute  intervention  délibérée  des 
individus  dans  la  destinée  collective.  L'expression  a 
paru  choquante.  Essayons  de  bien  comprendre  la  doc- 
trine. Il  serait  absurde  de  dire  en  effet  que  les  actes  par 
lesquels  la  vie  sociale  est  entretenue  sont  absolument 
inconscients,  qu'il  s'agisse  non  pas  seulement  des 
hommes,  mais  même  des  animaux.  La  vie  de  relation 
suppose  dans  toutes  les  occasions  où  elle  s'exerce  un 
rapport  établi  à  distance  entre  des  êtres  distincts  et 
ce  rapport  ne  peut-être  établi  que  par  la  représenta- 
tion. Il  y  a  donc  représentation,  c'est-à-dire  pensée, 
c'est-à-dire,  et  nécessairement,  conscience  dans  tous 
les  actes  de  la  vie  sociale,  chez  les  animaux  comme 
chez  rhomme.  Mais  d*abord  cette  conscience  est  sus- 
ceptible de  décroître  insensiblement,  jusqu'à  se  con- 
fondre presque  avec  l'absence  même  de  conscience, 
sous  l'influence  de  l'habitude.  La  fréquence  de  l'acte 
change  peu  à  peu  par  le  processus  que  nous  avons 
indiqué  plus  hauf  l'état  du  système  nerveux  sur  le 
point  correspondant,  eu  sorte  que  l'appareil  nécessaire 
à  la  fonction  s'étantfixé,  toute  résistance  fmissant  par 
disparaître,  aucune  oscillation,  aucun  conflit  de  pen- 
chants en  sens  divers  n'accompagne  plus  l'acte  pro- 


qae  cette  analogie  serait,  saivant  lui,  toute  en  faveur  de  la  concentration 
du  gouvernement.  «  Le  fait  est,  dit-il,  que  le  souverain  pouvoir  du  corps 
pense  pour  l'organisme  physiologique,  agit  pour  lui  et  régit  les  Qompo- 
lants  individaela  avec  une  règle  de  fer.  b 

9 


134  INTRODUCTION  HISTORIQUE 

posé.  Au  lieu  de  se  faire  après  des  hésitations  qui  né- 
cessitent des  appels  de  renseignements,  c'est-à-dire 
des  envois  de  décharges  nerveuses  dans  les  différents 
organes  sensoriels,  il  se  fait,  comme  on  dit,  tout  seul. 
Il  est  automatique,  ou  mieux,  réflexe.  Si  maintenant 
on  suppose  1*  appareil  nerveux  dont  cet  acte  est  la  fonc- 
tion transmis  de  génération  en  génération  à  des  êtres 
qui  Texécutent  de  plus  en  plus  fréquemment,  on  com- 
prendra que  la  conscience  en  sera  de  plus  en  plus 
oblitérée,  en  même  temps  que  Texécution  en  deviendra 
de  plus  en  plus  nécessaire.  Il  ne  requerra  bientôt  plus 
aucun  apprentissage  :  il  sera  instinctif.  Uest  une  autre 
raison  pour  laquelle  les  actes  sociaux  peuvent  être  dits 
inconscients.  Un  des  éléments  de  la  claire  conscience 
d'un  acte,  c'est  la  représentation  du  but  où  il  tend, 
c'est-à-dire  de  ses  effets  possibles.  Mais  il  est  évident 
qu'étant  donné  un  acte  aussi  clairement  conscient 
qu'on  veuille  le  supposer,  une  partie  considérable  de 
ses  conséquences  ultérieures  échappe  à  l'agent  ;  car 
c'est  une  des  propositions  importantes  des  Premiers 
principes  que  les  effets  d*un  mouvement  se  multiplient 
à  l'infini  à  mesure  qu'ils  s'en  éloignent.  Ces  consé- 
quences cependant  entreraient  dans  la  conception  du 
but  et  l'examen  des  motifs,  si  elles  étaient  connues. 
Donc  un  acte  est  toujours  conscient  en  ce  sens  que 
les  plus  immédiates  de  ses  conséquences  sont  visées 
dans  la  décision  qui  Tamène  ;  mais  il  est  toujours  in- 
conscient en  ce  sens  que  quelques-unes  de  ces  consé- 
quences (les  plus  importantes  sans  doute,  en  vertu  du 
principe  de  la  multiplication  des  effets)  échappent  à 
celui  qui  en  est  l'auteur,  et  restent  sinon  en  opposi- 


snxMM  ISS 

lion  avec  sa  volonté ,  da  moins  en  dehors  d^eile  (1). 
Grâce  à  ce  nouveau  groupe  d*actes  inconscients, 
c'est-à-dire  d'actes  ayant  un  tout  autre  résultat  que 
celui  que  l'agent  en  attend,  un  consensus  orga- 
nique peut  s'établir  dans  un  ensemble  d'éléments  qui 
paraissent  uniquement  occupés  de  leur  fin  propre. 
Directement,  chacun  d'eux  se  veut  lui-même  à  l'exclu- 
sion de  tous  les  autres,  indirectement  et  par  le  jeu  de 
lois  générales  absolument  ignorées  de  lui^  il  veut  sans 
le  savoir  tout  son  groupe  ou  toute  son  espèce.  Ces 
deux  sortes  d'inconscience  se  retrouvent  dans  la  crois- 
sance en  quelque  sorte  végétative  de  l'organisme  so- 
cial. C'est  tout-à-fait  à  l'insu  de  chaque  animal  d'une 
horde  qu'une  *  correspondance  s'est  établie  dans  son 
organisme  entre  certaines  émotions  et  certains  gestes 
ou  certains  cris.  Cette  correspondance  est  organique, 
c'est-à-dire  dépend  d'une  structure  particulière  de 
son  système  nerveux,  hérité  de  ses  ancêtres.  De  même 
c'est  tout-à-fait  à  notre  insu  que  s'est  établie  en  nous 
la  correspondance  entre  certains  spectacles,  comme  la 
vue  d'un  acte  de  barbarie,  et  les  sentiments  de  dou- 
loureuse indignation  qui  en  résultent.  Cette  corres- 
pondance est,  elle  aussi,  organique;  nous  naissons 
avec  une  structure  nerveuse  telle  que  cette  liaison  est 
en  nous  inévitable.  11  se  trouve,  il  est  vrai,  que  dans 
l'un  et  l'autre  cas  ces  dispositions  sont  des  plus  utiles, 

(1}  Voir  le  chap.  de  Hartmann  :  rinconscient  dans  Thistoire,  t.  I  de  la 
Phil.  de  Pineonscience,  On  sait  que  nous  ne  prenons  pas  le  mot  inconscient 
dans  le  même  sens  que  lui.  L'inconscient,  pour  nous,  signifie  le  dernier 
degré  de  la  conscience.  Mais  le  fait  que  les  peuples  souvent  veulent  une 
chose  et  en  exécutent  nne  autre  est  abondamment  démontré  dans  ce 
drapitre. 


136  INTRODUCTION   HISTORIQUE 

d'une  part  à  Texistence  de  la  horde,  d'autre  part  à 
Telistence  d'une  société  humaine,  car  la  disposition  à 
produire  certains  cris  d'avertissement  en  présence  de 
dangers  indéterminés  assure  le  salut  de  tout  le  trou- 
peau, et  les  progrès  de  la  sympathie  font  que  tout 
homme  est  pour  son  semblable  une  chose  sacrée.  Mais 
est-ce  que  dans  l'un  et  l'autre  cas  l'individu  veut  ex- 
pressément la  conservation  du  groupe  dont  il  fait  partie? 
En  aucune  façon,  et  ce  sont  des  lois  générales,  igno- 
rées de  l'individu,  quoique  résultant  de  son  action, 
qui  produisent  ces  effets  en  apparence  aussi  intention* 
nels  qu'harmoniques.  C'est  de  ce  point  de  vue  que 
M.  Spencer  se  croit  autorisé  à  représenter  la  vie  des 
sociétés  humaines  comme  une  croissance  naturelle 
spontanée.  C'est  en  se  fondant  sur  ces  observations 
qu'il  rend  à  l'involontaire  la  place  considérable  à 
laquelle  il  a  droit  et  que  les  philosophes  des  xvii*  et 
xviii^  siècles  lui  avaient  refusée  dans  leurs  théories 
politiques  (1). 


(1)  Avant  de  clore  cette  revue  des  différents  systèmes  de  philosophie 
sociale,  nous  devons  rappeler  quel  est  le  point  de  vue  auquel  nous  doqs 
sommes  placé.  Nous  avons  cherché  à  déterminer  quelles  explicatioDs 
ont  été  proposées  dans  le  cours  de  l'histoire  du  fait  même  de  la  société 
humaine;  nous  avons  voulu  savoir  quelle  était,  d*après  les  plus  grandi 
philosophes,  la  nature  de  celte  société  :  href,  nous  nous  sommes  de- 
mandé  comment  ou  avait  répondu  depuis  Aristote  jusqu'à  nos  jours  à 
cette  question  :  quVst-ce  qu*uue  société,  quelle  est  son  essence?  Noua 
avons  donc  dû  omettre  volontairement  les  théories  d'ordre  politique  qui, 
bien  que  voisines  de  cette  question,  en  sont  nettement  différentes.  Par 
exemple,  nous  n'avons  pas  même  mentionné  la  théorie  d^Aristote  sur  le 
rôle  des  classes  moyennes  dans  l'Etat ,  ni  sa  classification  des  formes  de 
gouvernement.  De  même,  dans  les  temp:»  modernes,  nous  avons  dû 
laiâser  de  cdté  dans  notre  examen  historique  de  belles  et  importantes 
conceptions  qui  ont  contribué  très  efficacement  aux  progrès  de  l'art  po- 


CONCLUSION  137 

On  peut  donc  considérer  le  problême  posé,  il  y  a 
plus  de  2000  ans,  par  les  sophistes  comme  résolu,  ou 
plutôt  comme  dépassé.  Il  n'y  a  rien  hors  de  la  nature, 
et  comme  les  impulsions  organiques  qui  assurent  la 
vie  de  l'individu  par  leur  concours,  les  conventions 
expresses,  les  actes  volontaires  par  lesquels  les  socié- 
tés s'organisent  sont  des  mouvements  naturels  soumis 
aux  lois  de  la  vie  dans  leur  évolution.  Et  même  l'oppo- 


liliqne,  mais  qui  o'oot  eu  q'a'une  influeuce  indirecte  snr  la  philosophie 
sociale.  Ainsi,  la  question  des  rapports  de  l'iadividu  et  de  llStat  a  pas- 
sionné les  esprits,  les  uns  Toulant  accorder  beaucoup  à  TEtat,  les  autres 
défendant  les  droits  de  la  liberté  individuelle,  tous  8*eff6rçant  de  tracer 
une  limite  précise  *\m  pût  servir  de  règle  à  Faction  des  Etats  et  des 
parlieuliers.  D*un  côté  figurent,  pour  ne  parler  que  des  écoles  les  plus 
récentes,  les  socialistes  (Saint-Simon,  Owen,  Fourrier,  Pierre  Leroux  et 
Proudhou);  de  Tautre,  les  politiques  qu'on  pourrait  appeler  les  indivi- 
dualistes (Tocque ville,  Miil,  Bastiat),  combattus  en  dehors  des  rangs  du 
socialisme  par  un  apologiste  éminent  de  la  centralisation,  M.  Dupont 
White.  Mais  nous  ne  pourrions,  sans  sortir  de  notre  sujet,  dresser  même 
un  tableau  rapide  de  ce  vaste  mouvement;  nous  devons  nous  borner  à 
l'histoire  d'un  seul  problème  plus  général  :  qu'est-ce  que  la  société?  {*) 

{*)  Noos  UissoDi  cette  Introdaction  telle  qu'elle  a  été  écrite  de  février  à  mai  1875. 
Depais,  deax  ouvrages  importants  ont  ru  le  jour  :  U  Sociologie  de  Spencer  et  le  livre 
de  M.  Sehaffle  intitulé  Structure  et  Vie  du  corps  focial  {Bau  und  Leben  des  iocialen 
Kmrpen.  Tubingen  1875).  —  Le  premier  de  ces  ouvrages  ne  contieut,en  fait  de  prin- 
cipe», rien  qai  ait  échappé  à  notre  analyse.  Cependant  nous  y  relevons  les  remarques 
aÛTaotes.  Entre  Tobjet  de  la  biologie  et  celui  de  la  sociologie,  il  y  a,  dit  Tauteur 
CM  deoz  différences  :  1*  que  •  les  parties  d*un  animal  forment  un  tout  vraiment  con- 
cret, tandis  qu*one  société  n*est  qu'un  tout  discret.  Les  unités  composantes  sont,  d'an 
c6té,  soadées  entre  elles;  de  l*aatre,  elles  sont  plus  ou  moins  dispersées,  libres  et 
sans  contact;  >  t'qne  c  chez  Tanimal  U  conscience  est  concentrée  dans  un  sensorium, 
e'est-ft-dire  dans  une  petite  partie  de  l'agrégat;  le  reste  en  est  dépourvu  ou  à  peu 
prés;  dans  une  société,  la  conscience  est  répandue  partout:  tous  les  membres  sont  ca- 
pables de  bonheur  et  de  souffrance  au  même  degré,  pu  peu  s'en  faut  :  il  n*y  a  pas  de 
MAMn'iim  social.  >  La  première  objection  qui  tendrait  à  écarter  les  analogies  entre 
le  corps  social  ot  Torganisme  a  été  également  présentée  par  Hartmann  dans  sa  Philoso- 
pkië  de  l'inconicient.  Hartmann  croit  que  l'essaim  d'abeilles  réunit  toutes  les  condi- 
tions de  Tanité  organique  sauf  une,  i  savoir  la  cohésion  et  la  contiguïté  des  éléments 
composants  et  il  lui  semble  que  l'absence  de  cette  condition  suffit  ponr  rendre  illusoire 
tout  rapprochement  entre  l'unité  orgauiqne  et  l'unité  sociale  :  l'one  est  individuelle, 
l'aatre  ne  l'est  pas.  Spencer  répond  à  cette  objection  que  les  individus  qui  composent 
urne  sodété  sont  liés  étroitement  par  la  vie  de  relation  :  nul  d'entre  eux  ne  saurait  éproa- 


138  INTRODUCTION    HISTORIQUE 

sition  entre  ces  deux  groupes  de  faits  n*a  plus  de  rai- 
son d'être,  puisqu'on  s'accorde  à  reconnaître  une  part 
dUntention  dans  les  faits,  sociaux  les  moins  réfléchis 
qui  se  rencontrent  chez  l'animal  comme  chez  Thomme, 
et  une  part  de  spontanéité,  d'inconscience  dans  les 
faits  sociaux  les  plus  délibérés  par  lesquels  les  nations 
s'organisent  et  se  gouvernent.  De  Tun  à  l'autre  groupe 
il  u^y  a  plus  qu'une  différence  de  degré  ;  ou  plutôt  ils 

▼«r  ai  effet  qaeleooqae  tans  que  les  autres  ne  le  ressentent  par  contre-coup  plus  ou 
moins  Tiremeut  et  sur  une  surface  plus  on  moins  étendue.  M.  Sch«ffle  a  traité  spé- 
etalement  cette  question  et  il  a  montré  que  les  cellules  dans  le  corps  rivant  ne  sont  pei 
toujours  contiguëi,  qu'elles  sont  liées  les  unes  aux  autres  par  une  substance  moins  hao- 
tement  organisée  qu'il  appelle  substance  iotercellulaire  (sérum  du  sang,  nérroglie),  et 
que,  de  même,  la  matière  appropriée  aux  besoins  de  la  rie  de  relation  (routes,  Toies 
ferrées,  télégraphes,  et  en  général  toute  la  richesse  d'une  nation)  établissait  an  liea 
entre  les  individus  d'une  société,  joue  par  rapport  à  eux  le  rôle  de  tobstanee  intercel- 
Inlaire.)  Voir  dans  son  Introduction  le  chap.  III,  ^  2,  intitulé  :  Analogies  et  différences 
entre  les  organes,  les  tissus,  les  cellules  et  les  substances  intercellulaires  des  plantes» 
des  animaax  et  des  sociétés,  p.  53  ;  et  dans  le  corps  du  lirre,  |r«  Section,  iii*  divisloo: 
La  richesse  comme  substance  intercellulaire  sociale,  p.  93.  On  serait  surpris  que  des 
philosophes,  sachant  combien  Tidée  de  distance  est  une  idét  relative,  s*arrltasseot  à 
cette  distinction.  Car  c'est  une  question  s'il  n'y  a  pas  une  distance  entre  les  atomes,  au 
point  que  certains  chimistes  cherchent  à  mesurer  cet  intervalle  !  Qu'importe  donc  la 
distance  entre  les  éléments  qui  composent  une  substance  organisée,  du  moment  que 
cette  distance  est  comblée  par  l'action  réciproque  des  éléments?  La  vraie  continuité 
est  celle  de  la  transmission  des  forces  ;  quand  une  force  ne  peut  pénétrer  dans  un  mi« 
lieu  sans  se  faire  sentir  dans  toute  son  étendue,  ce  milieu  est  un  et  concret,  quel  que 
toit  le  vide  apparent  qui  sépare  les  corps  qui  y  sont  placés.  Reste  la  seconde  objection. 
11  serait  possible  que  ce  défaut  partiel  d'analogie  entre  la  société  et  l'organisme,  au  lieu 
de  détruire  l'analogie  en  général,  révélât  seulement  dans  la  physiologie  actuelle  ane 
faasse  appréciation  de  la  manière  dont  la  sensation  se  produit  ehes  l'individu.  Nous  l*a* 
Tons  déjà  remarqué;  apréi avoir  assigné  à  chacune  des  grandes  fonctions  un  organe  spé- 
cial comme  siège  exclusif,  on  commence  à  comprendre  que  tout  l'appareil  participe  è 
cette  fonction,  dont  l'organe  centrai  —  cœur,  poumon,  etc.,  —  n'est  plus  que  rageai 
principal.  M.  Lewes  a  établi  dans  son  livre  sur  la  Base  physique  de  l'eeprU  que  les 
nerfs,  souvent  réduits  au  rôle  de  simples  voies  de  transmission,  étalent  au  contraire 
des  générateurs  de  force  nerveuse  au  travers  desquels  l'excitation  s'accroît  en  se  pro- 
pageant ;  il  a  été  plus  loin  et  il  a  montré  que  la  sensibilité  appartient  encore,  sons  des 
formes  différentes,  à  d'autres  parties  qu'au  système  nerveux.  {The  pfcystcal  batù  ef 
mind ,  Action  without  nerre-centres,  p.  SOI  et  suiv.)  c  Ce  n'est  pu  le  cerveau,  c'est 
l'homme  qui  pense  et  qui  sont,  •  tel  pourrait  être  le  résnmè  de  sa  doctrine.  Si  eetta 
vue  est  acceptée,  le  cerveau  sera  considéré  comme  concentrant  en  lui  à  aa  très  beat 
degré  une  propriété  qui  est  répandue  partout  à  l'état  diffus  dans  l'organisme  riveat. 
Dès  lors  on  voit  tomber  l'opposition  entre  le  corps  sudal  et  le  corps  individuel  fondée 
sur  ce  que  toutes  les  parties  de  l'an  sont  sensibles  tandis  que  certaines  parties  de 
l'autre  jouisseat  seules  de  cette  propriété.  Du  reste  on  sait  que  tootas  les  parties  du 


CONCLUSION  139 

ne  forment  tous  les  deux  qu'un  seul  ensemble  régi 
par  leS  mêmes  lois  qui  sont  celles  de  l'évolution  bio- 
logique. La  sociologie,  comme  science  générale,  a  donc 
trouvé  sa  méthode  et  parait  constituée,  puisqu'elle  est 
cultivée  dans  les  difTérents  pays  et  dans  les  difTérents 
groupes  scientifiques  par  les  mêmes  procédés,  à  partir 
de  certaines  données  fondamentales  qu'il  devient  de 
plus  en  plus  oiseux  de  discuter.  Ce  n'est  pas  que  les 

eorps  social  aa  mbI  pas  également  aceeisiblet  aax  émotieni  politiques  :  et  quelques- 
imes  même  sont  presque  indifférentes  à  leurs  suprêmes  intérêts,  surtout  dans  des  socié- 
tés peu  ciriliséet.  On  sait  TiulpassilHlité  des  Orientaux  en  présence  de  la  mort.  Et  on 
trovre  encore  en  Europe  des  hommes  qui,  comme  les  condottieri,  s'exposent  à  la  mort 
pour  une  somme  d'argent.  Sans  prétondre  soutenir  cette  thèse  absurde  que  les  per- 
aonnes  humaines  et  les  orgaaites  ooeupent.dans  l'échelle  de  la  rie  le  même  niveau  — 
cela  est  contraire  au  fond  même  de  notre  théorie  des  sociétés,  —  nous  pouvons  donc 
ndaaettre  que  les  uaes  et  les  autres  sont  vivants  et  parties  de  vivants,  seulement  que  les 
différentes  personnes  d'une  même  société  et  les  différents  orgaaites  d'un  même  corps 
soat  des  foyers  d'activité  vitale  d'intensité  fort  diverse.  —  L'ouvrage  de  Spencer  est 
tout  entier  consacré  à  établir  expressément  que  les  sociétés  sont  des  organismes. 

Le  livre  de  M.  Sclueffle  ne  renferme  rien  qu'il  soit  nécessaire  de  rappeler  ici  avec 
quelque  détail,  hormis  cette  idée  que  nous  venons  d'indiquer,  sur  la  richesse  comme 
tttbstaaee  intereellulaire  sociale.  Nous  avons  émis  cette  idée  nous-méme  à  la  soiite- 
nanee  de  la  présente  thèse  -^  juin  1876  »  avant  de  connaître  le  livre  de  M.  Schcflle. 
Qttnnt  an  contenu  de  ce  volume  de  850  pages  ia-S*,  on  y  trouvera  un  admirable 
eompléoseni  aux  travaux  de  Spencer.  Tandis  que  le  philosophe  anglais  étudie  l'évolu- 
tion sociale,  ou  les  sociétés  dans  leur  devenir  et  dans  leur  formation,  l'économiste  alle- 
mand s'attache  à  ra&alyse  des  sociétés  actuelles  et  décrit  par  le  menu  avec  uois  infa- 
tigable attention  la  prodigieuse  complexité  de  leurs  ressorts.  Les  vues  philosophiques  et 
ayntbétiquessont  loin  de  manquer  dans  ce  tableau.  La  plus  originale  est  la  théorie  très 
eoBq»léto,  neuve,  nous  le  croyons,  de  ce  que  l'auteur  appelle  die  Gikler  der  Dantêllung 
«ad  MiUkeUung,  c'est-à-dire  de  ces  combinaisons  et  appareils  qui  servent  à  l'expres- 
ikm.  à  rechange  et  i  la  tradition  des  idées,  biens  sans  lesquels  aucun  progrés  n'est 
possible.  L'ouvrage  comprend,  après  une  introduction  de  60  pages,  six  sections  dont 
Toid  les  titres  :  i*  Les  éléments  du  corps  social  ou  les  conditions  de  son  milieu  et  ses 
parties  constitutives  essentielles  (nature,  ressources,  population).  2»  La  famille  comme 
onitê  vitale  élémentaire  du  corps  social  (cellule  sociale).  3»  Les  arrangements  sociaux 
taseatiols  ou  les  tissus  du  corps  social.  Science  des  principaux  tissus  sociaux  (histolo- 
lofie  sociale).  4*  Faits  psychiques  de  la  vie  sociale  et  leur  connexion  traités  en  géné- 
ral, oa  phénomènes  généraux  de  l'âme  sociale  (  partie  générale  d'une  esquisse  de  psy- 
cologie  sociale)  &•  Perception  sociale,  direction  motrice  sociale  (exécutif).  Activité 
sociale  intelleetnelle,  sensitive  et  volontaire.  &»  Structure  organique  des  sociétés  (orga- 
nographie).  On  voit  que  le  champ  parcouru  est  des  plus  vastes.  Celui  qui  aurait  le  cou- 
rage d'osceuter  la  traduction  de  ce  volume  rendrait  un  service  signalé  à  la  sociologie 
eft  France.  Noos  ne  connaisssons  pas  l'ouvrage  de  M.  de  Lilienfeld  :  Réflexiom  tur  la 
scicace  éodalê  de  Vavenir.  Nous  savons  seulement  qu'il  est  conçu  dans  le  même  esprit 
et  antérieur  à  celui  de  M.  Schasffle  qui  le  cite  dans  sa  préface. 


440  INTRODUCTION   HISTORIQUE 

problèmes  particuliers  les  plus  importants  de  cette 
science  soient  pour  cela  résolus;  nous  ne  voulons  pas 
dire,  par  exemple,  que  Ton  sache  par  cela  même  mieux 
qu'auparavant  à  quoi  s'en  tepir  sur  les  rapports  à  éta- 
blir entre  l'individu  et  l'Etat  dans  telle  nation  ou  dans 
telle  autre,  sur  les  limites  que  la  loi  doit  imposer  à  de 
grandes  associations  qui  tendent  à  une  existence  indé- 
pendante au  sçin  des  états  modernes,  sur  le  fonde- 
ment du  droit  de  punir,  etc.  ;  nous  pensons  seulement 
qu'un  certain  accord  s'est  établi  sur  les  principes  mê- 
mes de  la  science  et  sur  la  méthode  qu'il  convient 
d'employer  à  son  étude  :  le  reste  est  affaire  de  temps 
et  demandera  de  longues  recherches  expérimentales 
qui  ne  pourront  elles-mêmes  être  bien  interprétées 
qu'après  de  longues  discussions.  Ainsi  à  l'heure  qu'il 
est,  en  Angleterre,  au  sein  même  de  l'école  évolution- 
niste,  les  uns  soutiennent  que  le  progrès  en  matière 
de  gouvernement  consiste  dans  Tamoindrissement  de 
l'action  centrale,  tandis  que  d'autres  croient  qu'il  con- 
siste dans  son  extension  croissante.  Loin  donc  que  les 
solutions  précédemment  exposées  soient  de  nature  à 
clore  immédiatement  les  débats  des  politiques,  elles 
leur  ouvrent  une  vaste  carrière.  Seulement  un  terrain 
commun  est  trouvé,  un  terrain  scientifique  où  les  dis- 
cussions peuvent  avoir  lieu  utilement  à  l'avenir  :  étant 
bien  entendu  que  la  science  sociale  ne  recherche  ce 
qui  doit  être  qu'après  avoir  étudié  ce  qui  est,  qu'elle 
ne  peut  guider  la  pratique  qu'après  avoir  soigneuse- 
ment examiné  les  faits  et  leurs  lois,  qu'en  un  mot  elle 
est  une  science  expérimentale  comme  toutes  les  autres 
et  atteint  la  vérité  par  ces  procédés  admirables,  con- 


CONCLUSION  141 

nus  et  éprouvés  depuis  trois  siècles  dans  Tinvestiga- 
tion  de  la  nature. 

Et  non  seulement  les  livres  traitant  des  sciences  so- 
ciales se  pénètrent  de  plus  en  plus  d'expressions  déri- 
vées des  solutions  que  nous  venons  d'exposer  (1), 
mais  la  pratique  elle-même  a  recours  de  plus  en  plus 
régulièrement  à  des  procédés  qui  en  impliquent  Fac- 
ceptation  générale.  Il  n'est  pas  un  parlement  européen 
qui  voulût  trancher  une  des  questions  particulières 
qui  lui  sont  soumises  sans  s'éclairer  des  données  de 
la  statistique.  La  démographie  ou  statistique  des  faits 
concernant  les  mouvements  de  la  population  est,  dans 
les  assemblées,  d'un  perpétuel  usage  (2),  et  il  n'est  pas 
téméraire  de  croire  que  des  questions  particulières 
cet  usage  sera  petit  à  petit  étendu  à  des  questions 
plus  générales.  Or  se  donnerait-on  la  peine  de  consta- 
ter avec  des  déterminations  numériques  Tordre  des 
phénomènes  passés  si  l'on  n'était  assuré  que  les  phé- 
nomènes à  venir  se  succéderont  suivant  les  mêmes 
proportions  et  conformément  aux  mêmes  lois  ? 

Cependant  on  ne  saurait  nier  sans  aveuglement  que 
de  telles  doctrines  ne  froissent  encore  les  idées  qui 
ont  cours  assez  généralement  en  France  en  dehors  des 


(i)  Voir  le  Dictionnaire  politique  de  M.  Block,  articles  Société  et 
^ience  sociale,  p.  91 5.  Les  titres  des  ouvrages  de  M.  M.  Ducamp  :  Paris  et 
ses  organes,  Les  convulsions  de  Paris,  sont  curieux  à  ce  point  de  vue. 

(S)  On  peut  citer  comme  exemples  d'applications  partielles  de  cette 
méthode  le  rapport  de  M.  Roussel  à  TAsemblée  nationale  sur  le  travail 
des  enfants  (1874),  et  l'admirable  rapport  de  M.  Bert  sur  la  création  de 
nouTelIes  Facultés  de  médecine  (môme  année).  M.  Sainte-Claire  Deville  a 
présenté  en  1872  à  TAcadémie  des  sciences  une  étude  sur  l'Influence 
de  rintemat  dans  l'éducation  conçue  dans  le  même  esprit.  Le  nom  de 
M.  Bertilloa  et  celui  de  la  Démographie  sont  inséparables. 


142  nfTBODocnoN  uistobiqub 

milieux  scientifiques  proprement  dits.  Ces  idées  re- 
posent presque  toutes  sur  un  principe  contraire  aux 
vues  dont  nous  venons  de  retracer  le  développement  : 
à  savoir  que  Findividu  est  par  son  âme  une  force  en- 
tièrement indépendante  et  constitue  un  monde  à  part. 
Ouvert  par  le  côté  où  il  touche  à  l'infini  d^où  il  émane, 
et  recevant  par  là  ses  principes  de  conduite  sous  forme 
de  prescriptions  absolues,  il  est  fermé  du  côté  de  la 
société,  et  ne  se  rattache  à  elle  que  par  les  modifica- 
tions accidentelles  qu'il  en  reçoit.  Il  y  a  dès  conces- 
sions que  l'on  est  assez  disposé  à  faire  aux  tendances 
nouvelles.  Ainsi,  on  admet  assez  volontiers  que  la  con- 
ception suivant  laquelle  la  société  est  un  artifice  hu- 
main se  concilie  avec  cette  autre  conception  qui  fait  de 
la  société  l'ouvrage  de  la  nature.  Car  on  sent  de  divers 
côtés  que  la  nature  est  artiste  elle  aussi,  et  que  le  temps 
est  venu  d'eiïacer  des  démarcations  surannées  entre 
le  travail  de  ces  artisans  invisibles  dont  Tanimal  et  le 
végétal  sont  composés  et  l'industrie  des  êtres  humains. 
Le  premier  des  arts  et  le  plus  étonnant  de  tous  est  celui 
par  lequel  chaque  organisme  se  construit  suivant  un 
plan  toujours  le  même,  avant  de  construire  sa  demeure 
ou  ses  engins  de  chasse  avec  des  matériaux  et  suivant 
un  plan  déterminés  aussi,  en  général ,  selon  l'espèce. 
Que  l'art  soit  plus  ou  moins  conscient,  qu'il  s'applique 
à  un  objet  ou  à  un  autre,  il  n^en  est  pas  moins  au  fond 
le  même,  et  on  sait  trop  ce  qu'il  y  a  d'inconscient  dans 
le  génie  pour  le  séparer  entièrement  du  procédé  ordi- 
naire de  la  nature  dans  l'élaboration  de  ses^lus  belles 
œuvres.  On  admet  encore  sans  peine  que  la  société 
change  et  que  son  changement  est  une  véritable  vie. 


aXKLJDSKSi  143 

Pnisqu'eDe  n'est  pas  cmnme  ces  produits  de  Fart  qui 
une  fois  sortis  de  la  main  de  FouTrier  restent  à  jamais 
inertes,  puisqu'elle  subit  incessanunent  les  remanie- 
ments des  artistes  épiis  d'idéal  qui  la  composent  en 
même  temps  qu'ils  la  construisent,  elle  participe  donc 
à  leur  mouvement,  elle  marche  avec  eux,  et  sa  marche 
est  un  progrès.  On  va  encore  plus  loin  ;  on  ne  nie  pas 
que  ce  progrès  ne  soit  réglé  et  que  les  lois  n'en  soient 
plus  ou  moins  difficilement  saisissables.  Et  même  c'est 
une  vérité  généralement  reçue  que  la  connaissance 
de  ces  lois  est  nécessaire  à  ceux  qui  veulent  agir  sur 
la  marche  des  nations  :  quelques-uns  iraient  peut-être 
jusqu'à  les  regarder  comme  conciliables  dans  leur  in- 
flexible nécessité  avec  la  liberté  humaine  bien  enten- 
due. De  tous  côtés  la  science  et  le  langage  politiques 
sont  envahis  par  l'idée  d'organisation,  qui  est  la  même 
que  celle  de  vie.  Mais  il  est  un  domaine  où  de  telles 
habitudes  de  pensée,  si  sympathiques  et  presque  inévi- 
tables ailleurs  comme  on  vient  de  le  voir,  sont  repous- 
sées encore  par  une  fin  de  non  recevoir  absolue,  c'est 
celui  de  la  morale  traditionnelle,  fondée  elle-même  sur 
la  métaphysique  intuitive  (à  priori).  Sans  entrer  dans 
la  discussion  des  mérites  intrinsèques  de  la  sociologie 
moderne,  montrons  qu'elle  ne  mérite  pas  d'être  ainsi 
rejetée  au  préalable  à  cause,  en  quelque  sorte,  de  son 
aspect  même  et  par  ses  dehors  seuls,  au  nom  de  la  plus 
haute  autorité  qu'il  y  ait  dans  le  monde  après  Tévi- 
dence,  je  veux  dire  au  nom  de  la  conscience  morale. 
On  lui  reproche  d'abord  d'être  une  doctrine  exclusi- 
vement positiviste.  Mais  l'exposé  historique  qui  pré- 
cède  aiu*a,  nous  l'espérons,  dissipé  cette  prévention  ;  on 


i44  INTRODUCTIOxN    HISTORIQUE 

y  a  VU  en  eflet  les  théories  sociales  dont  Comte  et  Spen- 
cer se  sont  faits  en  ce  siècle  les  promoteurs  énergiques 
défendues  antérieurement  par  Aristote,  par  Kant  et 
par  Joseph  de  Maistre,  sans  qu'aucun  de  ces  penseurs 
spiritualistes  à  divers  degrés  ait  cru  devoir  renoncer 
en  les  acceptant  à  ses  croyances  essentielles.  On  y  a  vu 
également  que,  si  ces  théories  s* accommodent  de  la 
métaphysique  de  Spinoza,  elles  ne  se  concilient  pas 
moins  aisément  avec  la  métaphysique  de  Leibnitz. 
Pour  nous,  nous  avouons  ne  pas  comprendre  pourquoi, 
après  que  Joseph  de  Maistre  (esprit  clairvoyant  sans 
aucun  doute  autant  que  convaincu),  a  cru  nécessaire 
de  les  accepter  pour  échapper  aux  théories  du  r4ontrat 
social,, pourquoi,  disons-nous,  un  spiritualiste  de  nos 
jours,  théiste  ou  chrétien,  se  montrerait  plus  difficile? 
Il  s'agit  apparemment  de  maintenir  en  tout  état  de  cause 
la  possibilité  de  Faction  divine  sur  la  société  humaine  ; 
or,  si  cette  action  ne  s'exerce  plus  au  moyen  de  telle 
ou  telle  personnalité  privilégiée,  ne  peut -elle  pas 
s'exercer  par  l'ensemble  môme  des  mouvements  spon- 
tanés qui  animent  les  multitudes  et  les  conduisent  par 
des  transformations  insensibles  au  résultat  marqué  ? 
Le  mouvement  de  l'histoire,  dit  Schiller,  se  déroule 
«  sous  le  regard  perçant  d'une  sagesse  qui  voit  de  loin, 
qui  sait  enchaîner  les  caprices  déréglés  (?)  delà  liberté 
aux  lois  d'une  nécessité  directrice  et  faire  servir  les 
fins  particulières  que  poursuit  l'individu  à  la  réalisation 
inconsciente  du  plan  général.  j>  (Vol.  VII,  p.  29  ail.) 
C'est  du  reste,  au  témoignage  de  Hartmann,  l'idée  com- 
mune de  tous  les  philosophes  depuis  Kant.  L'action 
divine  ne  se  manifeste  pas  dans  la  nature  (dans  la 


CONCLUSION  145 

croissance  d'un  arbre,  par  exemple)  par  l'intervention 
extérieure  d'une  volonté  réfléchie.  C'est  sur  les  forces 
élémentaires  cachées  au  sein  du  végétal  qu'elle  se  fait 
sentir  sans  doute,  puisqu'il  n'y  en  a  pas  d'autres  dans 
cet  être  dépourvu  de  conscience  centralisée.  Pourquoi 
ne  pourrait-elle  se  faire  sentir  de  même  au  plus  pro- 
fond des  âmes  collectives^  dans  la  région  inconsciente 
d'où  naissent  les  tempêtes  sociales  mais  où  germent 
aussi  ces  salutaires  résolutions  par  lesquelles  une  na- 
tion se  régénère  ?  Que  si  on  juge  nécessaire  de  croire 
aux  hommes  providentiels,  encore  sera-t-on  forcé 
d'admettre  que  leurs  desseins  ne  peuvent  se  réaliser 
sans  le  concours  de  circonstances  favorables  et  recon- 
naitra-t-on  que  les  populations  devront  être  préparées 
par  la  Providence  à  saluer  leur  avènement.  Mais  dès 
lors  il  faut  encore  assimiler  les  organismes  sociaux  aux 
organismes  naturels  sur  lesquels  l'action  de  la  Provi- 
dence s'exerce  en  quelque  sorte  par  le  dedans  et  qui 
déploient  une  puissance  de  développement  spontanée. 
C'est  de  la  même  façon  que  le  caractère  à  priori  des 
prescriptions  de  la  conscience  peut  se  concilier  avec 
l'origine  historique  que  la  sociologie  assigne  aux  sen- 
timents dont  elles  donnent  la  formule  abstraite.  La 
doctrine  qui  attribue  à  une  inspiration  divine  la  voix 
de  la  conscience  et  les  idées  de  la  raison  n'est  point 
intéressée  à  ce  que  cette  sorte  de  révélation  se  fasse 
d'une  façon  ou  d'une  autre.  Les  lois  nécessaires  de 
l'existence  sociale  s'imposant  à  T esprit  par  la  trans- 
mission héréditaire,  par  l'éducation,  par  les  influences 
inévitables  du  milieu,  ne  pourraient-elles  pas  être  re- 
gardées comme  la  volonté  de  Dieu  même  qui  se  ma- 


146  llfTRODUCTION  HISTORIQUE 

nifesterait  à  nous  par  Fintermédiaire  de  la  nature? 
C'est  ainsi  queVico  et  Joseph  de  Maistre  l'entendaient. 
Car  suivant  les  dispositions  des  esprits,  là  où  les  uns 
ne  voient  que  Taction  de  la  nature,  les  autres  préfè- 
rent voir  l'action  d'une  Intelligence  qui  se  sert  de  la 
nature  pour  arriver  à  ses  fins.  A  moins  qu'on  ne  veuille 
soutenir  que  cette  Intelligence  ne  réalise  jamais  ses 
desseins  que  par  une  infraction  formelle  aux  lois  qu'elle 
a  établies,  rien  n*empéche  de  la  considérer  comme 
l'auteur  des  arrangements  sociaux  qui  prévalent  tour 
à  tour  et  des  croyances  morales  sur  lesquelles  ces  ar- 
rangements sont  fondés.  Il  est  beau  par  exemple  de 
croire  qu'en  se  livrant,  suivant  une  impulsion  hérédi- 
taire, aux  affections  domestiques  et  patriotiques,  on 
conspire  avec  la  Providence  pour  la  réalisation  de 
Tordre  universel  et  le  développement  de  la  civilisation. 
Mais,  dira-t-on,  les  prescriptions  de  la  morale  sont 
absolues  ;  celles  de  la  politique,  dont  vous  voulez  en 
somme  faire  dériver  les  devoirs  individuels,  sont  essen- 
tiellement relatives,  a  Plaisante  justice  qu'une  rivière 
borne  !  d  Nous  n'essayerons  pas,  comme  il  nous  serait 
facile  de  le  faire,  de  repousser  l'objection  en  faisant 
ressortir  les  divergences  incontestables  qui  existent 
en  fait  à  l'heure  qu'il  est  entre  les  diverses  conceptions 
du   droit  tant  privé   que  public   des   innombrables 
nations  ou  peuplades  qui  couvrent  la  surface  de  la 
terre.  Nous  n'invoquerons  pas  davantage  les  variations 
que  la  connaissance  du  devoir  a  subies  et,  il  faut  le 
dire,  les  progrès  qu'elle  a  réalisés  depuis  les  temps 
primitifs.  Et  nous  n'insisterons  pas  sur  les  diverses 
manières  d'agir  que  le  même  homme  ou  le  même  gou- 


CONCLUSION  i  47 

vernement  est  contraint  d'adopter  suivant  qu'il  entre 
en  rapport  avec  des  hommes  civilisés  ou  avec  des  sau- 
vages, suivant  qu'il  est  placé  dans  des  circonstances 
normales  ou  dans  des  circonstances  exceptionnelles. 
Nous  aimons  mieux  reconnaître  que,  en  dépit  de  ces 
variations  dans  le  temps  et  dans  l'espace,  la  morale 
s'est  toujours  en  effet  composée  d'un  petit  nombre  de 
principes  essentiels,  conditions  essentielles  de  la  vie 
sociale,  qui  forment  en  quelque  sorte  le  thème  fonda- 
mental de  la  moralité,  et  qui  se  développent  suivant  les 
milieux  et  les  circonstances  en  prescriptions  par- 
ticulières plus  ou  moins  précises  et  plus  ou  moins 
étendues.  Mais  quelle  doctrine  est  plus  autorisée  à 
affirmer  cette  universalité  et  cette  immutabilité  des 
principes  fondamentaux  de  la  morale,  celle  qui  fait 
reposer  le  discernement  du  juste  et  de  l'injuste  sur  une 
révélation  transcendante  instantanée,  ou  celle  qui  la  fait 
reposer  sur  la  constitution  tant  organique  qu'intel- 
lectuelle de  l'individu,  dont  la  race  et  le  milieu  social 
sont  les  principaux  facteurs?  Si  en  efiet  la  science 
montre  à  un  point  de  vue  tout  objectif  que  les  obliga- 
tions varient  avec  les  rapports  sociaux,  au  point  do  vue 
subjectif  et  dans  la  vie  pratique,  comme  il  ne  dépend 
pas  de  nous  de  changer  nos  sentiments  les  plus  pro- 
fonds et  la  structure  même  de  nos  organes  à  laquelle 
les  aspirations  de  notre  conscience  sont  peut-être  liées 
et  depuis  des  siècles,  les  obligations  sont  absolues  dans 
tout  le  sens  du  mot,  c'est-à-dire  que  nous  ne  pouvons 
admettre  un  seul  instant  que  notre  caprice  ou  notre 
intérêt  nous  en  puissent  relever.  Le  monde  serait 
réservé  à  une  ruine  prochaine,  la  société  dont  nous 


148  INTRODUCTION   HISTORIQUE 

faisons  partie  devrait  avec  nous  s'abîmer  dans  le 
néant  demain,  ce  soir,  sur  l'heure  même,  nous  ne  nous 
sentirions  pas  moins  tenus  par  nos  devoirs,  en  tant 
qu'ils  dérivent  de  la  nature  des  choses  et  des  croyances 
implantées  en  nous  par  l'éducation  et  l'hérédité. 

C'est  là  le  grand  avantage  des  théories  que  nous 
avons  présentées.  Elles  ne  font  plus  de  l'action  morale 
une  marque  de  déférence  en  quelque  sorte  platonique 
vis-à-vis  d'une  loi  abstraite  (formalisme  qui  est  le  vice 
fondamental  de  la  morale  de  Kant),  ou  une  sorte  de 
précaution  intéressée  en  vue  d'une  satisfaction  per- 
sonnelle plus  ou  moins  lointaine  (elles  demandent  le 
plus  souvent  des  sacrifices  sans  compensation),  elles 
en  font  un  service,  une  fonction  normale  dont  le  but 
est  le  développement  de  la  vie  dans  la  société  dont 
on  est  membre  :  elles  lui  communiquent  une  raison 
d'être  tirée  des  intérêts  de  l'univers,  que  le  pessimiste 
seul  ou  le  nihiliste  peuvent  négliger.  Un  éminent 
penseur  écrivait  récemment  ceci  :  a  Si  on  remonte 
aux  principes,  je  pense  que  le  mot  de  mal  ne  peut 
avoir  qu'un  sens  en  philosophie,  à  savoir  un  prin- 
cipe  de  destruction  ;  et  le  bien ,  au  contraire ,  est 
un  principe  de  conservation.  Hors  de  là,  il  n'y  a 
qu'arbitraire  et  fantaisie.....  Un  peuple  voué  à  l'anar- 
chie ajoutait-il,  se  dissout  nécessairement  ou  est  ab- 
sorbé par  de  plus  puissants  que  lui.  »  {Causes  finales, 
p.  743,  M.  P.  Janet.  )  Nous  voudrions  qu'il  nous  fut 
permis  de  nous  approprier  cette  pensée  et  d'en  faire 
le  résumé  de  notre  philosophie  sociale.  Elle  seule 
donne  aux  règles  de  la  moralité  un  sens  plein,  une 
valeur  réelle,  sans  rien  leur  enlever  de  leur  dignité. 


CONCLUSION  149 

La  vertu  ne  saurait  être  un  vain  mot  dès  qu'elle  est  la 
condition  d'existence  du  groupe,  dès  qu'elle  devient 
en  vérité  le  fondement  de  l'édifice  social.  Il  a  suffi  que 
les  sociétés  en  aient  un  obscur  sentiment  pour  qu'elles 
lui  attribuent  un  caractère  sacré. 

Du  reste,  il  serait  inexact  de  croire  que  la  philoso- 
phie de  l'utilité  tende  inévitablement  à  diminuer  1* au- 
torité de  la  conscience  et  à  lui  substituer  le  seul  empire 
de  la  science,  agissant  conformément  aux  lois  de  la 
sociologie.  Il  en  serait  ainsi  dans  le  cas  où  la  socio- 
logie méconnaîtrait  la  part  qu'ont  l'instinct  et  l'habitude 
dans  les  déterminations  humaines  ;  mais  l'une  des  pre- 
mières vérités  que  cette  science  nous  enseigne,  c'est, 
nous  l'avons  vu,  le  caractère  spontané  et  irréfléchi  de  la 
plupart  de  nos  croyances  et  de  nos  actions.  Il  sera  donc 
en  tout  temps  désirable  que  Thomme  veuille  le  bien  en 
raison  de  ses  tendances  natives  ou  contractées,  plutôt 
qu'en  raison  de  ses  idées  abstraites.  Les  sentiments, 
les  affections,  la  sympathie  et  la  pitié  seront  toujours 
les  véritables  sources  du  bien  moral  en  chacun  de 
nous.  La  science  sociale  suit  la  conscience  d'un  pas 
lent.  Elle  ne  peut  étudier  que  ce  qui  est;  et  la  cons- 
cience seule  dans  ses  obscurs  mouvements  donne 
naissance  à  de  nouvelles  formes  de  société,  à  de  nou- 
veaux sentiments  moraux.  Une  société  n'est  pas  un 
mécanisme  formé  d'un  nombre  de  rouages  défini,  tou- 
jours le  même;  c'esl  un  corps  en  voie  de  renouvelle- 
ment perpétuel;  chacun  de  ses  états  est  plein  du 
passé,  mais  aussi  gros  de  l'avenir.  Ce  qui  dégage 
l'avenir  et  l'appelle  à  l'existence,  c'est  Vidée  plus  ou 

moins  définie  que  les  peuples  s'en  font  d'heure  en 

10 


150  INTRODUCTION   HISTORIQUE 

heure  ;  ce  sont  surtout  les  ardents  désirs  que  cette  idée 
suscite  dans  les  cœurs,  impatients  de  goûter  les  joies 
que  sa  réalisation  leur  promet.  Kidéal  a  donc  des 
droits  à  déterminer  les  actions  des  hommes,  qu'aucune 
doctrine  sociale  ne  devra  méconnaître.  Il  est  le  prin- 
cipe et  le  ressort  de  la  vie  morale  individuelle  dans 
rhumanité.  Mais  il  ne  faut  pas  non  plus  que  les  aspi- 
rations irréfléchies  et  les  rêves  poétiques  prétendent 
s'ériger  en  règles  objectives  absolues.  De  ce  qu'un 
mode  d'action,  de  ce  qu'une  forme  de  société  a  semblé 
belle  à  un  homme,  il  n'est  pas  par  cela  seul  autorisé  à 
les  déclarer  obligatoires  et  à  les  imposer  à  ses  sem- 
blables. C'est  ici  que  la  science  intervient  pour  con- 
trôler Tidéal,  pour  en  apprécier  la  valeur  pratique 
au  moyen  de  lois  connues,  pour  dire  s'il  est  ou  non 
contraire  aux  conditions  actuelles  d'existence  d'une 
société  donnée.  L'impulsion,  on  le  voit,  vient  de  la 
conscience  ou  du  cœur;  mais  la  règle  et  la  mesure 
viennent  de  la  science.  Sans  l'amour  de  la  vie,  d'une 
vie  qui  promet  d'être  de  plus  en  plus  intense  et  de  plus 
en  plus  douce,  étant  partagée  par  un  nombre  toujours 
plus  grand  d'êtres  sympathiques,  il  n'y  aurait  pour  la 
société  ni  existence,  ni  progrès;  sans  la  conception 
scientifique  de  la  loi,  c'est-à-dire  de  rapports  cons- 
tants entre  les  phénomènes,  sans  la  connaissance  de 
l'ordre  social  reposant  sur  l'ordre  de  la  nature,  la 
société  irait  sans  guide  à  la  poursuite  d'irréalisables 
chimères.  L'induction  est-elle  autre  chose  que  la  forme 
supérieure  des  combinaisons  d'idées  par  lesquelles 
tout  être  intelligent  s'adapte  aux  conditions  du  milieu? 
Et  peut-on  concevoir  qu'un  être  aussi  complexe  que  la 


CCmCLUSION  I5t 

société  humaine,  ayant  des  rapports  avec  on  milieu 
aussi  varié  et  aussi  étendu,  puisse  subsister  sans  pour- 
voir de  la  manière  la  plus  précise  à  cette  adaptation  ? 
Il  serait  imprudent  de  reprocher  à  la  science  expé- 
rimentale avec  trop  de  sévérité  ses  erreurs  passées  ou 
présentes.  Ceux  qui  ont  prétendu  dicter  au  nom  de 
Tidéal  des  constitutions  aux  gouvernements  et  des 
devoirs  aux  particuliers  na  sont  pas  exempts  de  mé- 
prises analogues.  Si  Aristote  justifie  l'esclavage,  mo- 
mentanément nécessaire  à  la  cité  grecque,  Platon  rêve 
d'abolir  la  famille  et  la  propriété,  conditions  étemelles 
de  la  vie  sociale  civilisée.  En  fait  de  folies  sanglantes 
ou  ridicules,  les  visionnaires  ne  le  cèdent  en  rien  aux 
empiriques.  Et  les  empiriques  qui  se  livrent  à  Tutopie 
le  font  précisément  parce  qu'ils  abandonnent  la  mé- 
thode scientifique  et  recherchent  ce  qui  doit  être  sans 
tenir  compte  de  ce  qui  est.  Non  que  la  science  atteigne 
la  vérité  du  premier  coup  ;  t'erreur  est  pour  elle  une 
épreuve  inévitable  ;  mais  le  temps  juge  les  hypothèses 
et  tôt  ou  tard  les  faits  parlent  assez  haut  pour  faire 
taire  les  dissentiments  individuels.  Certes  il  vaudrait 
mieux  pour  nous  avoir  sous  la  main  la  vérité  toute  faite 
que  d'être  obligés  de  la  chercher  ainsi  péniblement  à 
la  lumière  de  l'expérience  ;  mais  comme  les  moralistes 
et  les  politiques  qui  ont  les  yeux  fixés  sur  l'idéal  nous 
en  présentent  une  multitude  infinie  de  copies  très 
différentes  les  unes  des  autres,  il  nous  faudra  donc 
aussi  nous  livrer  à  un  long  et  difficile  examen  afin  de 
savoir  quelle  est  la  vraie.  Entre  les  unes  et  les  autres, 
c'est  l'expérience  qui  dorénavant  sera  juge  en  dernier 
ressort. 


152  INTRODUCTION    HISIORIQCB 

Un  dernier  reproche  a  été  élevé  contre  la  philoso- 
phie sociale  qui  prend  pour  base  Tobservation  de  la 
nature.  Elle  abaisserait  Thomme  au  niveau  de  rani- 
mai. Dans  cette  comparaison  de  Torganisation  de  la 
cité  humaine  avec  Torganisation  de  la  cité  animale^ 
ruche  ou  fourmilière,  Tindépendance  et  la  dignité  de 
la  personne  humaine  seraient  inévitablement  compro- 
mises. Il  en  serait  ainsi,  en  effet,  si  l'on  prétendait 
transporter   les   loi3   des   sociétés   animales,    telles 
quelles,  dans  les  sociétés  humaines,  et  si  le  résultat 
d'une  étude  comparée  des  unes  et  des  autres  devait 
être  une  identification  des  deux  objets.  Mais  nous  pro- 
testons contre  une  pareille  conjecture.  D'abord,  ce  ne 
serait  que  des  sociétés  des  mammifères  supérieurs 
qu'il  conviendrait  de  rapprocher  les  plus  dégradées 
des  sociétés  humaines  ;  ensuite  ce  rapprochement  ne 
servirait  qu'à  montrer   la    supériorité   des   sociétés 
humaines.  Que  si  les  lois  de  la  vie  sociale  et  les  lois  de 
l'organisation  prises  en  (jénéral  peuvent  être  rame- 
nées à  des  formules  semblables,  qu'on  se  rassure  sur 
les  conséquences  politiques   et  morales   d'une  telle 
synthèse.  La  physique  peut  expliquer  par  la  même 
formule  les  premiers  rayons   de  l'aube  et  la  pleine 
lumière  du  jour  sans  pour  cela  confondre  l'aurore 
avec  le  midi.  Quand  la  sociologie  animale  sera  faite, 
on    trouvera  que   les  lois  essentielles  de  la  société 
humaine,  le  respect  du  droit  et  la  valeur  absolue  con- 
férée à  l'individu,  que  l'on  se  préoccupe  de  défendre 
comme  si  elles  couraient  un  réel  péril,  sont  au  con- 
traire puissamment  confirmées  par  les  observations 
des  naturalistes.  Comment?  C'est  que  les  sociétés  ani- 


a»axsw!f  133 

maies  n'existent,  elles  aossi,  que  par  ces  lois  mêmes. 
Des  sociétés  les  plus  humbles  aox  plus  élevées  noos 
constaterons  sans  peine  on  progrès  continu  des  senti- 
ments affectueux,  aboutissant  de  txmne  heure  à 
éveiller  en  chaque  membre  du  groupe  une  soUicitude 
presque  aussi  vive  pour  les  autres  que  pour  soi.  En 
fait,  beaucoup  d*animaux  sociables  supérieurs  se  con- 
duisent les  uns  vis  à  vis  des  autres  comme  si  la  per- 
sonne de  chaque  membre  du  groupe  avait  pour  les 
autres  une  valeur  absolue.  Et  puisque  Torganisation 
sociale  est  soumise  aux  mêmes  lois  (mutatis  mutandis) 
que  l'organisation  physique,  ne  sait-on  pas  qu  un  oi^- 
nisme  ne  peut  vivre  et  prospérer  que  dans  la  mesure 
où  la  vitalité  des  éléments  qui  le  composent  se  main- 
tient et  s'accroît  ?  Loin  que  la  lutte  pour  Texistence, 
loin  que  l'écrasement  de  l'individu  soit  le  trait  caracté- 
ristique de  la  vie  dans  les  limites  d'un  même  corps  et 
d'une  même  société,  c'est  la  coalition  pour  mieux  sou- 
tenir cette  lutte,  c'est  le  respect  de  l'individu  qui  en  est 
la  première  condition  et  le  caractère  dominant. 

Pourquoi  veut-on  que  tous  les  philosophes  qui  relè- 
vent les  analogies  entre  Thomme  et  Tanimal  sociable 
n'aient  d'autre  but  que  de  sacrifier  ce  qu'il  y  a  de 
meilleur  dans  l'homme  pour  exalter  ce  qu'il  y  a  de 
pire  dans  l'animal  î  II  nous  semble  au  contraire  inévi- 
table que  la  majeure  partie  des  sociologistes  concluent 
comme  le  fait  souvent  Platon  dans  les  Lois,  c'est-à-dire 
en  demandant  à  l'homme  d'égaler  au  minimum  la 
vertu  de  l'animal  sur  les  points  où  il  s'approche  de 
nous,  mais  surtout  de  le  surpasser  et  aussi  (puisque 
la  civilisation  est  aussi  loin  de  l'état  sauvage  que  l'état 


154  LNTRODUCnON   HISTORIQUE 

sauvage  l'est  de  ranimalité)  de  se  surpasser  incessam- 
ment lui-même.  Rappelons  les  paroles  de  Platon  : 
«  Puisque  nous  en  sommes  venus  jusque-là  sur  cette 
loi  et  que  la  corruption  des  mœurs  d'aujourd'hui  nous 
a  jetés  dans  l'embarras  à  ce  sujet,  je  dis  que  nous  ne  de- 
vons plus  balancer  un  moment  à  la  publier  et  à  décla- 
rer à  nos  citoyens  qu'il  ne  faut  pas  qu'en  ce  point  les 
oiseaux  et  les  autres  animaux  aient  l'avantage  sur  eux. 
Plusieurs  de  ces  animaux,  au  milieu  des  plus  grands 
troupeaux,  se  conservent  purs  et  chastes  et  ne  con- 
naissent point  les  plaisirs  de  l'amour,  jusqu'au  temps 
marqué  par  la  nature  pour  engendrer:  ce  temps  venu, 
le  mâle  choisit  la  femelle  qui  lui  plait  et  la  femelle  son 
mâle  ;  et  étant  ainsi  accouplés,  ils  vivent  désormais  con- 
formes aux  lois  de  la  saintetéetde  la  justice,  demeurant 
fermes  dans  leurs  premiers  engagements.  Or  il  faut  que 
nos  habitants  l'emportent  à  cet  égard  sur  les  animaux.» 
(Lois,  vol.  II,  trad.  Chauvct  et  Saisset,  p.  405)  (1). 
Nous  ne  voyons  pas  ce  que  les  défenseurs  les  plus 
jaloux  de  la  dignité  humaine  auraient  à  reprendre  à  de 
telles  vues  s'appliquant  aux  manifestations  diverses  de 
l'activité  humaine  dans  la  société:  Pour  nous  qui 
n'avons  pas  moins  souci  que  qui  que  ce  soit  de  la 
noblesse  et  des  destinées  de  notre  race,  si  nous  enten- 
dions quelqu'un  après  la  lecture  de  notre  étude  dire 
semblablement  :  Eh  quoi!  dans  plusieurs  sociétés  ani- 

(1)  Ce  pasMge  est  un  de  ceux  où  le  Daturalisme  de  Platon  corrige  heu- 
reusemeut  les  excès  de  son  idéaliâme.  Mais  la  contradiction  entre  ce  pas- 
sage des  Lois  et  la  République  n*eât  pas  absolue  ;  et  il  semble  que  Platon 
ne  considère  l'union  exclusive  et  permanente  décrite  ici  que  comme  un 
minimum  de  vertu.  !/Idéal,  c'est  la  haras  humaiu  de  la  République,  (Voir 
notre  thèse  latine}. 


coefoxsiocc  1S5 

maies  les  faibles  sont  prot^és,  les  jeanes  s«3Qt  élevés 
avec  soin,  les  vieux  même  sont  parfois  seoDums.  lee^ 
membres  d*ane  même  peuplade  et  d*une  même  famille 
sont  prêts  à  se  sacrifier  les  uns  pour  les  autres  sans 
la  plus  légère  espérance  d*une  compensation;  et  il 
se  peut  que  certains  bommes  en  «>ient  encore  à 
se  demander  si  ce  sont  là  des  vertus  !  nous  ne  pour.- 
rions  qu'applaudir  à  un  tel  langage.  Relever  les  socié- 
tés animales,  c*est  relever  du  même  coup  la  société 
humaine  qui  les  surpasse  de  si  loin  et  les  domine  de 
si  haut.  Nous  croyons  servir  plus  efficacement  la  cause 
de  la  civilisation  en  montrant  que  l'humanité  est  le 
dernier  terme  d'un  progrès  antérieur  et  que  son  point 
de  départ  est  un  sommet,  qu'en  Tisolant  dans  le  monde 
et  en  la  faisant  régner  sur  une  nature  vide  d'intelli- 
gence et  de  sentiment. 


DES 


SOCIÉTÉS  ANIMALES 


SECTION  PREMIÈRE 

associations  ou  sociétés  accidentelles  entre  animaux 

d'espèces  différentes  : 

Parasitée,  Commensaux,  Mutualistes. 


Le  coocoars,  trait  essentiel  de  toute  société,  suppose  Taffinité  orga- 
nique; cependant  des  sociétés  imparfaites  peuvent  s'établir  acciden- 
tellement entre  des  êtres  plus  ou  moins  diâsemblableâ.  —  Du  parasi- 
tisme, comme  de  Tune  des  formes  de  la  concurrence  vitale;  animaux 
qui  la  manifestent.  —  Du  commensalisme  et  de  ses  transitions  à  la 
mutualité;  régions  de  Tanimalité  où  ils  se  rencontrent;  leurs  causes. 
—  De  la  domestication  de  Tanimal  par  Thomme  comme  d*un  cas  de 
mutualité  avec  subordination  ;  origines  probables  de  ce  fait.  —  De  la 
domestication  des  pucerons  par  les  fourmis;  tentative  d'explication 
psychologique  :  de  Tintelligence  non  réfléchie,  ou  raisonnement  du 
particulier  au  particulier.  —  Généralité  de  ces  observations. 

L'idée  de  société  est  côUe  d'un  concours  permanent 
que  se  prêtent  pour  une  même  action  des  êtres  vivants 
séparés.  Ces  êtres  peuvent  se  trouver  amenés  par  les 
conditions  où  leur  concours  s'exerce  à  se  grouper  dans 
l'espace  sous  une  forme  déterminée,  mais  il  n'est  nul- 


i58  SOCIÉTÉS  ACClDEiNTBLLES 

lement  nécessaire  qu'ils  soient  juxtaposés  pour  agir  de 
concert,  partant  pour  former  une  société.  Une  réci- 
procité habituelle  de  services  entre  activités  plus  ou 
moins  indépendantes,  voilà  le  trait  caractéristique  de 
la  vie  sociale,  trait  que  ne  modifie  point  essen- 
tiellement le  contact  ou  Téloignement,  le  désordre 
apparent  ou  la  régulière  disposition  des  parties  dans 
l'espace. 

Deux  êtres  peuvent  donc  former  pour  les  yeux  une 
masse  unique  et  vivre,  non  seulement  en  contact  l'un 
avec  l'autre,  mais  même  à  l'état  de  pénétration  réci- 
proque sans  constituer  une  société.  Il  suffit  pour  qu'on 
les  regarde  en  ce  cas  comme  entièrement  distincts, 
que  leurs  activités  tendent  à  des  buts  opposés,  ou  seu- 
lement différents.  Si  leurs  fonctions,  au  lieu  de  con- 
courir, divergent,  si  le  bien  de  l'un  est  le  mal  de  l'autre, 
quelle  que  soit  l'intimité  de  leur  contact,  aucun  lien 
social  ne  les  unit. 

Mais  la  nature  des  fonctions  et  la  forme  des  organes 
sont  inséparables.  Si  deux  êtres  sont  doués  de  fonc- 
tions nécessairement  conspirantes,  ils  sont  doués  aussi 
d'organes  sinon  semblables  du  moins  correspondants. 
Or  les  êtres  doués  d'organes  semblables  ou  corres- 
pondants sont  ou  de  la  même  espèce  ou  d'espèces 
très  rapprochées.  La  société  ne  peut  donc  exister 
qu'entre  animaux  de  la  même  espèce  dans  la  généra- 
lité des  cas. 

Cependant  il  peut  se  rencontrer  des  circonstances 
où  deux  êtres  doués  d'organes  différents  et  apparte- 
nant à  des  espèces  môme  éloignées  soient  fortuite- 
ment et  sur  un  point  utiles  l'un  à  l'autre.  Une  corres- 


pondance  habituelle  peut  par  là  s'établir  entre  leurs 
activités,  mais  sur  ce  point  seulement  et  dans  les 
limites  de  temps  où  Tutilité  subsiste.  H  y  a  donc  li 
roccasioQ  sinon  d'une  société,  du  moins  d'une  asso- 
ciation,  c'est-à-dîre  qu'une  union  moins  nécessaire, 
moins  étroite,  moins  durable  pourra  naître  d'une  telle 
rencontre.  En  d*autres  termes,  à  côté  de  sociétés  nor- 
males formées  d'éléments  semblables  spécifiquement  et 
qui  ne  peuvent  vivre  les  uns  sans  les  autres,  il  y  aura 
place  pour  des  groupements  accidentels,  formés  d'élé- 
ments spécifiques  plus  ou  moins  dissemblables  que  la 
convenance  unit  et  non  la  nécessité.  Nous  commen- 
cerons par  l'étude  de  ceux-ci. 

Entre  deux  êtres  vivants,  les  rapports  les  plus  étran- 
gers à  la  société  qui  puissent  se  produire  sont  ceux  du 
prédateur  et  de  la  proie.  En  général,  le  prédateur  est 
plus  volumineux  que  sa  proie,  puisqu^il  -la  terrasse  et 
l'engloutit;  cependant  il  arrive  que  de  plus  petits  s'at- 
taquent à  de  plus  gros,  sauf  à  les  dévorer  par  parcelles 
et  à  les  laisser  vivre  pour  en  vivre  eux-mêmes  aussi 
longtemps  que  possible.  Dans  ce  cas  ils  sont  forcés  de 
demeurer  pendant  un  temps  plus  ou  moins  long  atta- 
chés au  corps  de  leur  victime,  portés  par  elle  partout 
où  les  conduisent  les  vicissitudes  de  sa  vie.  De  tels  ani- 
maux ont  reçus  le  nom  de  parasites.  Le  pai-asitisme 
forme  la  ligne  en-deçà  de  laquelle  notre  sujet  com- 
mence; car  si  on  s'imagine  que  le  parasite,  au  lieu  de 
prendre  sa  nourriture  sur  l'animal  dont  il  tire  sa  sub- 
sistance, se  contente  de  vivre  des  débris  de  ses  repas, 
on  se  trouvera  en  présence,  non  pas  encore  d'une 
société  véritable,  mais  de  la  moitié  des  conditions  de 


160  SOCIÉTÉS  ACCIDBXTBLLBS 

la  société  :  à  savoir  un  rapport  entre  deux  êtres  tel 
que,  tout  antagonisme  cessant,  l'un  des  deux  soit 
utile  à  l'autre.  Tel  est  le  commensalisme.  Cependant 
cette  association  n'offre  pas  encore  l'élément  essentiel 
à  toute  société,  le  concours.  11  y  a  concours  quand 
le  commensal  n'est  pas  moins  utile  à  son  hôte  que 
celui-ci  ne  l'est  au  commensal  lui-même,  quand  les 
deux  sont  intéressés  à  vivre  en  relation  réciproque  et 
à  développer  leur  double  action  dans  des  voies  cor- 
respondantes vers  un  seul  et  même  but.  On  a  donné  à 
ce  mode  d'action  le  nom  de  mutualisme.  La  domesti- 
cité, comme  nous  le  verrons,  n'en  est  qu'une  forme. 
Le  parasitisme,  le  commensalisme,  la  mutualité, 
existent  chez  les  animaux  parmi  les  espèces  différentes. 
Exposons  brièvement  les  faits  et  cherchons  à  en  dé- 
couvrir la  signification  au  point  de  vue  de  la  philoso- 
phie sociale. 

La  première  difficulté  consiste  à  déterminer  avec 
exactitude  le  fait  même  du  parasitisme.  M.  Van  Bene- 
den  nous  parait  avoir  laissé  quelque  chose  à  faire  sur 
ce  point  :  la  limite  qu'il  établit  entre  le  commensa- 
lisme et  le  parasitisme  est  variable  et  incertaine.  Si 
nous  considérons  le  parasitisme  comme  un  cas  par- 
ticulier de  la  lutte  pour  l'existence,  c'est-à-dire  comme 
un  fait  d'hostilité  entre  deux  activités  divergentes  (i), 
il  nous  apparaîtra  comme  le  cas  le  plus  grave  de  tous. 


(1)  «Tant  que  rezislence  d'une  partie  est  rendue  nécessaire  par  celle 
des  autres  parties,  tant  que  cette  partie  sera  utile  aux  autres  d*nne  ma- 
nière quelconque ,  on  ne  saurait  la  nommer  parasite  :  elle  le  sera  do 
moment  qu'elle  deviendra  étrangère  ou  nuisible  au  corps.  »  (Virchow, 
Pnth.  cellulaire,  p.  &8«,  ch.  xxi.) 


PÂRAsmsiŒ  46  i 

après  celui  d'absorption  totale  du  faible  par  le  fort. 
L'acte  de  manger  la  proie  en  détail  et  vivante  ne  le 
cède  qu'à  cette  autre  de  Tégorger  pour  s'en  nourrir  en 
une  fois.  De  ce  point  de  vue,  la  démarcation  est  facile 
à  tracer  entre  Tun  et  l'autre  groupe  de  phénomènes. 
Dès  qu'un  animal,  au  lieu  de  séjourner  dans  les  tis^^us 
d'un  autre  animal  ou  dans  les  cavités  de  son  corps,  au 
lieu  de  s'établir  même  provisoirement  à  la  surface  de 
ses  organes,  c'est-à-dire  au  lieu  de  se  nourrir  de  sa 
substance^  vit  constamment  en  dehors  de  lui  et  se  con- 
tente d'une  partie  des  aliments  qu'il  a  réunis  ou  aban- 
donnés, il  cesse  d'être  parasite  pour  devenir  commen- 
sal; la  concurrence  vitale  est  dans  le  second  cas 
beaucoup  moins  énergique  et  passe  de  Thostilité  qui 
menace  la  vie,  quoique  plus  ou  moins  sourdement,  à 
la  rivalité  qui  la  stimule  ;  parfois  même  elle  s'eflace 
tout  à  fait  pour  faire  place  à  la  mendicité. 

Examinons  les  faits  de  plus  près.  Il  y  a  deux  grandes 
classes  de  parasites,  les  entozoaires  et  les  épizoaircs. 
M^s  avant  de  parler  des  uns  et  des  autres  nous  de- 
vons mentionner  ceux  qui  vivent  des  œufs  d'une  autre 
espèce.  Il  est  évident  que  c'est  le  fait  qui  se  rapproche 
le  plus  de  la  simple  chasse,  puisque  entre  détruire  un 
animal  dans  l'œuf  et  le  détruire  une  fois  éclos  la  diffé- 
rence est  légère.' C'est  le  même  acte  acconipU  à  des 
moments  plus  ou  moins  avancés  du  développement. 
Le  singe  et  la  couleuvre  qui  mangent  des  œufs  d'oi- 
seaux ne  sont  donc  pas  des  parasites,  ce  sont  des  pré- 
dateurs  véritables.  Une  Hirudinée  qui  séjourne  sous 
la  queue  des  homards  au  milieu  même  de  leurs  œufs 
ne  joue  pas  un  autre  rôle.  Laissons  donc  €es  faits  où 


162  SOCIÉTÉS  ACCIDENTELLES 

la  guerre  atteint  instantanément  son  maKimum  d'in- 
tensité par  la  mort  et  Tabsorption  de  la  victime,  et 
occupons-nous  de  ces  autres  faits  où  la  guerre,  moins 
redoutable  d'ordinaire,  devient  durable  parce  qu'elle 
est  intestine  et  utilise  la  proie  vivante.  Les  larves 
d'Ichneumons  qui  rongent  la  graisse  et  les  muscles'  de 
la  chenille  du  Piéride  nous  conduisent  tout  près  du 
parasitisme.  Les  entozoaires  nous  le  montrent  dans 
toute  sa  force.  Ils  habitent  ou  les  tissus  ou  les  cavités. 
Citons  parmi  les  premiers  les  Arachnides  et  les  Crusta- 
cés lernéens  qui  pénètrent  dans  les  tissus  et  viscères 
desTuniciers  et  y  causent  les  plus  graves  désordres  (1); 
d'autres  Crustacés  lernéens  qui  s'enfoncent  jusque 
dans  les  os  de  nos  poissons  d'eau  douce  (2) ,  d'autres 
encore  qui  plongent  comme  des  racines  dans  la  peau 
et  même  dans  l'œil  des  Cétacés  et  des  Squales  ;  des  Dis- 
tomes qui  demeurent  enfoncés  les  uns  dans  le  foie 
des  ruminants,  les  autres  dans  celui  de  la  baleine  ;  un 
Cysticerque  qui  se  loge  dans  le  péritoine  du  bœuf  et 
du  porc  ;  un  Strongle  qui  habite  dans  le  rein  du  che- 
val, du  chien  et  quelquefois  de  l'homme  ;  un  Filaire 
qu'on  trouve  parfois  dans  le  cœur  des  chiens  au 
nombre  de  douze  individus  :  on  ne  peut  nier  que  de 
telles  pénétrations  ne  portent  de  mortelles  atteintes. 
Quant  aux  seconds,  pour  habiter  les  eavités,  ils  ne  sont 
pas  toujours  inoffensifs  (3);  leur  présence  constitue  à 


(t)  GiARD,  Thèse  sur  tes  S»/nascidies,  1872,  p.  5^,  55  et  56. 

(2)  Van  Deneden,  Parasites  et  Commensaux,  passim.  Voir  p.  94  où  det 
caâ  analogues  sout  éouméréâ  en  grand  nombre;  Tauteur  n*y  yeat  Toir 
que  (Icâ  accidenta. 

(3)  Voir  BoucnuT,  Matadiet  de  Venfance^  p.  557  et  toi?. 


PARASITISME  463 

coup  sûr  une  maladie  au  moins  imminente.  En  tout  cas 
il  est  hardi  d*afûrmer  qu'ils  sont  utiles  à  leur  hôte. 
Aux  orifices  ils  interceptent  les  aliments  ou  causent 
par  leur  multiplication  des  troubles  notables,  soit 
"locaux,  soit  sympathiques.  Viennent  enfm  les  épi- 
zoaires.  Us  font,  dit-on,  la  toilette  des  animaux  qui  les 
portent,  parce  qu'ils  se  nourrissent  de  leurs  sécrétions 
cutanées.  Telles  sont  les  Caliges  qu'on  trouve  en  très 
grande  quantité  sur  la  peau  des  poissons  de  mer , 
tels  encore  les  Ricins  qui  se  multiplient  en  nombre 
immense  sur  les  oiseaux.  Nous  ne  pensons  pas  que 
les  poissons  souffrent  des  mucosités  normales  qui  leur 
couvrent  la  peau;  en  revanche  nous    ne  pouvons 
croire  que  le  cabillaud,  par  exemple,  ne  souffre  pas  de 
la  présence  des  Caliges  qui  sont,  dit  M.  Van  Beneden, 
plus  nombreux  sur  son  corps  que  les  écailles.  Les  oi- 
seaux sont-ils  incommodés  par  leurs  sécrétions  cuta- 
nées ?  Cela  parait  douteux  ;  mais  ils  le  sont  sans  aucun 
doute  par  leurs  parasites;  nous  en  voyons  un  grand 
nombre  se  rouler  dans  la  poussière  pour  s'en  débar- 
rasser; d'autres,  comme  la  grue,  s'enduisent  de  terre 
glaise  au  moment  de  la  ponte,  c'est-à-dire  quand  elles 
vont  être  condamnées  à  une  immobilité  prolongée, 
et  partant  plus  exposées  à  leurs  attaques.  Dira-t-on 
que  les  mammifères  trouvent  un  secours  dans  leurs 
parasites  extérieurs?  A  quelles  manœuvres  cependant 
ne  se  livrent-ils  pas  pour  les  repousser  ou  les  détruire? 
Les  porcs  et  les  rhinocéros  se  couvrent  de  boue,  les 
buffles  se  plongent  jusqu'au  nez  dans  des  mares  qu'ils 
creusent  exprès,  les  chiens  et  les  chats  les  chassent 
avec  leurs  dents,  le  singe  avec  ses  ongles,  les  rennes 


164  SOCIÉTÉS  ACCIDBNTKLLES 

émigrent  au  loin.  (Brehm,  vol.  II,  p.  486).  A  en 
juger  par  les  effets  qu'ils  produisent  sur  rhomme^  on 
peut  dire  que,  s'ils  rendent  des  services,  ce  sont  des 
services. chèrement  payés.  Concluons  donc  que  le  pa- 
rasitisme n'est  inoffensif  qu'accidentellement  et  que^ 
son  effet  normal  est  de  nuire.  Il  faut  par  conséquent 
considérer  comme  aussi  éloigné  que  possible  de  l'union 
sociale  tout  être  qui  se  nourrit  de  la  substance  d'un 
autre.  Au  point  de  vue  physiologique,  sa  fonction  est 
en  opposition  avec  celles  de  sa  victime;  au  point  de 
vue  psycologique ,  il  n'entre  dans  la  sphère  de  sa 
conscience  que  pour  y  causer  de  la  douleur,  autre 
signe  non  moins  manifeste  d*oppQsition.  Il  appartient 
à  un  optimisme  plus  courageux  que  clairvoyant  de 
chercher  une  harmonie  au  sein  de  la  plus  âpre  con- 
currence. 

Mais  le  parasitisme  ne  nuit  pas  seulement  à  la  vic- 
time, il  nuit  au  parasite  lui-même,  sinon  immédiate- 
ment dans  l'individu,  du  moins  par  accumulation,  dans 
l'espèce.  Ceux  d'entre  eux  qui  se  fixent  dans  les  tissus 
y  subissent  des  dégradations  telles  qu'il  a  été  souvent 
difficile  de  reconnaître  leurs  véritables  affinités  zoolo- 
giques. La  vie  de  relation  étant  suspendue  chez  eux, 
puisqu'ils  n'ont  plus  à  chercher  leur  nourriture  mais 
la  reçoivent  toute  préparée,  les  organes  correspon- 
dants se  sont  atrophiés.  Quelques  Crustacés  lernéens, 
libres  pendant  une  partie  de  leur  existence,  descen- 
dent soudain  dans  Téchelle  animale  dès  que  la  phase 
parasitique  a  commencé  pour  eux.  (V.  Bexeden,  op. 
cit.,  p.  135.)  Reconnaissons  à  ce  nouveau  trait  l'anti- 
pode de  la  vie  sociale  :  celle-ci  est  caractérisée  par  un 


PABASmSMB  185 

profit  et  un  perfectionnement  matnels  ;  le  parasitisme 
a  pour  effet  une  diminution  corrélative  de  puissance 
vitale  chez  l'animal  qui  le  subit  et  de  complexité  orga- 
nique chez  l'animal  qui  le  pratique. 

Si  nous  cherchons  de  nouvelles  lumières  sur  la  na- 
ture de  ce  fait  dans  sa  distribution  et  son  origine,  nous 
verrons  que  sa  distribution  tout  d'abord  n*est  soumise 
à  aucune  loi  harmonique.  De  ce  que  certains  Anne- 
lides  vivant  sur  des  mammifères  ont  une  organisation 
plus  élevée  que  d'autres  vivant  sur  des  animaux  infé- 
rieurs, on  n'en  saurait  inférer  une  loi  générale  qui 
établirait  un  rapport  direct  de  complexité  organique 
entre  le  parasite  et  sa  victime.  Les  conditions  d'exis- 
tence diverses  expliquent  suffisamment  ce  fait  parti- 
culier; et  on  trouve  une  multitude  d'autres  faits  en 
opposition  avec  lui.  Les  mammifères  logent  des  para- 
sites de  tout  grade ,  depuis  la  cellule  cancéreuse , 
depuis  les  Arachnides  les  plus  dégénérés  jusqu'aux 
Pulicidés  les  plus  agiles.  Une  seule  loi  ressort  avec  quel- 
que netteté  de  la  distribution  générale  des  parasites, 
c'est  que  les  espèces  les  plus  faibles  et  les  moins  volu- 
mineuses s'en  sont  prises  comme  au  hasard  aux  espèces 
plus  fortes  et  plus  grosses  qni  étaient  à  leur  portée  (1). 
A  partir  de  Tembranchement  des  poissons  les  faits  de 
parasitisme  deviennent  rares  si  on  monte  l'échelle^  ils 
deviennent  de  plus  en  plus  fréquents  si  on  la  descend. 


(1)  a  Let  Sporoc};9tes,  les  Rédies  et  les  Cerctires,  libres  ou  enkystées^ 
se  trooTeat  presque  exciusÎTemeQt  chez  des  aaimanx  invertébrés,  tandis 
que  les  Trétnatodes  correspondants  se  rencontrent  chez  les  animaux  ver- 
tébrés qui  font  lear  proie  de  ces  invertébrés.»  (Huxlet,  Elémenti 
d'anatomie  comparée  des  animaux  invertébrés,  p.  115,  trad.  française.) 

il 


i66  SOCIÉTÉS  ACCIDENTELLES 

Les  espèces  vaincues  dans  la  concprrence  vitale  sous 
sa  forme  la  plus  apparente  ont  donc  essayé  de  la  sou- 
tenir sous  une  forme  dissimulée,  mieux  appropriée  à 
leur  faiblesse.  De  là  celte  universelle  et  permanente 
insurrection  des  plus  infimes  animaux  contre  leurs 
rivaux  victorieux  :  insurrection  gênante  souvent,  mena- 
çante toujours.  La  civilisation  en  vient  à  bout,  mais  elle 
a  ses  revanches,  témoin  l'invasion  de  trichinose  de  ces 
années  dernières,  à  laquelle  il  faudra  peut-être  joindre 
les  épidémies  de  variole,  de  choléra,  de  typhus,  sans 
parler  des  afTections  charbonneuses.  Mais  là  où  la  ci- 
vilisation faiblit^  les  petits  ennemis  deviennent  redou- 
tables. On  sait  combien  il  arrive  souvent  sur  les  bords 
africains  de  la  Méditerranée  que  des  enfants  perdent 
la  vue  par  Tattaque  réitérée  des  mouches.  Au  Mexi- 
que, à  Cayenne  (1),  au  Brésil  des  mouches,  à  la 
Guyane  un  Pulex,  au  pôle  comme  dans  les  pays  chauds 
des  moustiques  tiennent  en  échec  les  animaux  et 
l'homme.  La  tselsé  maintiendra  longtemps  encore  cer- 
taines régions  de  l'Afrique  centrale  à  l'état  de  soU- 
tudes.  Je  laisse  les  cas  de  concurrence  indirecte,  ceux 
où  des  adversaires,  quelquefois  invisibles,  envahissent 
non  plus  les  vivants,  mais  les  productions  nécessaires 
à  la  vie  :  est- ce  que  les  sauterelles  jie  font  pas  périr 
autant  d'hommes  qu'une  guerre  ?  Mais  ceci  touche  au 
commensalisme.  Le  sens  sociologique  du  parasitisme 
ressort  donc  ici  avec  une  suffisante  netteté  ;  il  est  le 
prolongement  de  la  lutte  pour  l'existence  que  soutien- 


(1)  GiiURJ),  Mélamorphoie  des  imecles ,  p.  S09  :  Lucilia  haminivora. 
Cepeddant  celte  mouche  n'est  parasite  qu'accideotelleinenl. 


l€7 

nent  contre  les  espèces  noorelles  sopéneores  les  inle- 
rieares  depuis  longtemps  en  possesaon  de  la  terre.  Lai 
manière  dont  il  s*est  développé  n  a  rien  de  mystérieux. 
Quoi  d*èlonnant  si  le  scolex  da  lièTre  et  da  lapin 
devient  ténia  dans  les  intestins  du  cliien^  â  le  scolex 
de  la  brebis  devient  ténia  dans  les  intestins  du  loap  et 
du  chien,  si  le  scolex  de  la  souris  devient  ténia  dans  les 
intestins  du  chat?  (1)  Le  contraire  seul  serait  étrange. 
Ce  mode  de  succession  né  des  circonstances  varie  avec 
elles  (2).  Qu*un  autre  organisme  ingère  habituellement 
les  mêmes  viandes  à  Tétat  de  crudité  ou  de  cuisson 
imparfaite,  il  sera  lui-même  affecté  habituellement  des 
mêmes  parasites.  Cest  ainsi  que  Tintestin  de  Thomme 
devient  le  siège  accidentel  ou  même  normal  de  ténias 
qui  ne  lui  semblaient  pas  destinés.  Les  entozoairessont 


(1}  c  Les  Tert  rnbanés  De  se  trooreBl  pas  i  U  (oU  à  PéUt  cysliqne  et 
à  Félat  cestoîiie  chei  le  méaie  aoiuial,  maU  U  fonne  cjstiqiie  m  rea- 
coDtre  chez  qaelqoe  animal  qui  sert  de  proie  à  ranimai  chez  leqael  se 
présente  la  foime  ceslolde.  (Huilet,  Elém.  dTamat.  comp.  des  animmix 
itwertébrét,  p  iM.)  Et  il  donne  le  tablean  soÎTant  : 

Forme  Ctstmde, 

Tesia  solitaire  :  bonae. 
Teaia  deatelé  :  cUee,  resaH. 
Teaia  erassicoUe  :  chat. 
Ténia  cœaare  :  diieo. 
Teaia  echÎAoeoqoe  :  ekien. 


Forme  eyttùpÊe. 

Cjstieerqae  da  tiaia  eoojoACtif  :  lapin 
Cjffîeerqoe  ptfiforme  :  U|Ha. 
Cyitîeerqtie  baciolaire  :  rats  et  tooris. 
Coranre  cérébral  :  eerreaa  da  moaton. 
Bdûnoooqae  des  rétérinaires  :  hommes, 
ongulés  domestiques. 


(î)  c  Chaque  parasite  a  son  hôte ;  mais  cela  ne  Teat  pas  dire  que 

s*il  ne  trooTe  pas  sa  demeure  il  doit  périr.  Il  peot  Tivre  quelque  temps 
aux  dépens  d*nn  Toiâin  et  passer  pour  son  parasite.  >  Il  y  a  des  parasites 
cosmopolites.  •  V Ascaride  lombricoîde,  si  commun  chez  les  enfants,  se 
loge  éf  alement  chez  le  bœuf,  le  cheral,  Tâoe  ou  le  cochon.  Le  Distomm 
hepaticum,  qui  est  bien  le  parasite  propre  du  mouton,  peut  s*égarer  dans 
le  foie  de  l'homme  ou  dans  celui  du  lièTre,  du  lapin,  de  Técureuil,  de 
Tâne,  du  cochon,  du  bœuf,  du  cerf,  du  cheTreuil  et  de  diverses  anti- 
lopes, etc.  »  (V.  Bbnedkn,  Parasites  et  Commensaux,  p.  91.)  Que  devient, 
en  présence  de  tels  faits,  le  plan  préconçu  invoqué  par  Tautenr? 


168  SOCIÉTÉS  ACCIDENTELLES 

donc  comme  tous  les  animaux  qui  se  saisissent  d'une 
proie  quand  ils  en  trouvent  une  à  leur  gré  ;  ils  ont,  il 
est  vrai,  comme  les  autres  animaux  leurs  répugnances  ; 
il  y  a  des  milieux  pour  lesquels  ils  se  trouvent  mieux 
adaptés  que  pour  d'autres  ;  mais  il  ne  leur  est  pas  im- 
possible sous  le  coup  de  la  nécessité  de  s'adapter  à  de 
nouveaux  milieux.  «  Qui  donc,  dit  M.  Van  Beneden, 
en  parlant  du  cestode  de  la  souris  qui  achève  son 
évolution  dans  le  chat,  qui  donc  a  tracé  cet  itinéraire 
et  a  indiqué  la  voie,  la  seule  par  laquelle  ce  parasite 
peut  espérer  entrer  en  possession  de  son  logis?  Ce 
n'est  ni  le  ténia,  ni  le  chat  évidemment?  »  Es  y  sont  ce- 
pendant pour  quelque  chose  sans  doute,  et  il  n'est  pas 
téméraire  de  penser  que  de  génération  en  génération 
le  chat  en  mangeant  la  souris,  le  ténia  en  s' accrochant 
dans  les  intestins  du  chat  pour  y  revêtir  commodé- 
ment sa  dernière  forme,  ont  contribué  selon  leur  part 
à  cet  arrangement,  du  reste  fort  simple.  L'instinct 
est  réduit  là  à  son  minimum  de  complexité. 

Dès  que  le  parasitisme ,  abandonnant  les  tissus  et 
les  cavités,  se  rapproche  des  orifices  et  devient  par 
conséquent  de  moins  en  moins  nuisible,  il  se  confond 
de  plus  en  plus  avec  le  commensalisrae.  Entre  le  com- 
mensal et  son  pourvoyeur,  la  différence  est  générale- 
ment moins  grande  qu'entre  le  parasite  et  sa  proie. 
Celui-ci,  en  effet,  est  toujours  incapable  de  rechercher 
sa  proie  par  lui-même,  dénué  qu'il  est  des  organes  de 
la  vie  de  relation.  Le  commensal,  au  contraire,  ne 
reçoit  sa  nourriture  qu'à  demi  préparée;  il  doit  déjà 
exercer  pour  la  conquérir  certaines  facultés  de  dis- 
cernement et  de  locomotion  ;  par  là  il  se  rapproche  de 


169 

l'être  capable  de  pourvoir  loi-même  i  ses  besoins  aa- 
qael  il  emprunte  sa  noorritore.  Pourtant  dans  ces  rap- 
ports entre  deux  êtres  où  Tavantage  est  tout  d*an  côté, 
alors  même  qae  de  Fantre  ancon  dommage  n*est  res- 
senti, il  n'y  a  place  encore  poar  ancone  société. 

Les  plos  nuisibles  des  commensaux  sont  ceux  qui  se 
nourrissent  à  leur  naissance  des  aliments  déposés  par 
la  prévoyance  maternelle  i  côté  des  orafs  de  certains 
insectes,  mais  le  plus  grand  nombre  est  moins  redon-* 
table.  Dans  les  profondeurs  de  la  mer,  les  faits  de  com- 
mensalisme  n*ont  pu  être  encore  qu'imparfaitement 
observés  ;  l'hôte  porte  avec  lui  son  paraâte  quand  on 
le  retire  de  l'eau  ;  il  n'en  est  pas  de  même  du  pour- 
voyeur et  de  son  commensal.  Cependant  certains  voisi- 
nages permanents  ont  été  signalés,  comme  celui  du 
pilote  et  du  requin,  du  Pagure  et  de  son  Ànnélide,  qui 
ne  paraissent  pas  avoir  d'autre  cause.  Plusieurs  ani- 
maux, entre  autres  des  Crustacés,  vivent  des  excrétions 
des  poissons  et  purgent  les  eaux  de  ces  impuretés 
comme  le  font  sur  terre  certains  insectes  pour  les 
excréments  de  mammifères.  On  trouve  dans  les  four- 
milières un  certain  nombre  d'insectes  dont  la  présence 
ne  soulève  aucun  tumulte  et  n'est  cependant  justifiée 
par  aucun  service  apparent  (certains  cloportes  blancs 
sont  les  plus  remarquables).  Il  y  a  assurément  pour 
eux  un  intérêt  à  vivre  en  compagnie  des  fourmis,  sans 
qu'on  soit  parvenu  à  savoir  lequel.  Mais  où  l'on  re- 
cueille en  plus  grand  nombre  les  faits  de  commensa- 
lisme,  c'est  dans  l'embranchement  des  oiseaux.  On 
connaît  ces  oiseaux  de  rivage,  les  Stercoraires,  qui 
courent  sus  jtux  Mouettes,  aux  Lummes,  aux  Sternes 


170  SOCIÉTÉS  ACGIDBNTELtES 

et  aux  Thalassidromes  pour  leur  faire  rendre  leur  proie 
et  la  dévorer.  La  frégate  agit  de  même  à  Tégard  du 
fou.  Le  milan  vit  des  débris  des  repas  du  faucon,  et  celui- 
ci  est  souvent  dépossédé  du  fruit  de  sa  pêche  par  l'Aigle 
à  tête  blanche.  Le  Pagophile  est  le  fidèle  commensal 
des  morses.  Des  marsouins,  poursuivant  des  brèmes, 
se  voient ,  au  témoignage  de  Raulin ,  enlever  leur 
proie  par  des  mouettes  qui  les  épient.  Le  Pluvian  fait 
la  chasse  dans  la  gueule  même  du  crocodile  aux  para- 
sites qui  y  logent  ;  le  Buphago  africa  rend  aux  élé- 
phants un  service  analogue;  15  à  20  de  ces  oiseaux 
blancs  se  jouent  sur  le  dos  de  l'énorme  animal,  pico- 
rant ses  parasites.  Notre  étourneau,  le  commandeur  et 
TAlecto  des  buffles  ont  les  mêmes  habitudes  ;  mais  déjà 
TAlecto  qui  doit  à  la  longanimité  du  buffle  cette  pitance 
quotidienne,  non  content  de  lui  rendre  service  par  le 
fait  même,  Taide  encore  en  lui  signalant  l'approche 
d'un  ennemi.  L'Ani  fait  de  même  pour  le  rhinocéros. 
L'association  efi'ective  commence  ici  avec  la  mutualité. 
Mentionnons  seulement,  avant  d'aborder  ce  nouveau 
groupe  de  faits,  les  commensaux  des  •carnassiers  :  le 
chacal,  le  vautour,  et  enfin  les  nombreux  commensaux 
de  rhomme,  depuis  le  Dermeste  du  lard  jusqu'au  chat 
et  à  la  souris. 

A  là  lutte  pour  l'existence  d'abord  directe,  puis  indi- 
recte, va  faire  place  la  coalition  pour  l'existence,  le 
plus  souvent  destinée  à  mieux  soutenir  la  lutte  même. 
Ici  se  présente  quelque  chose  de  nouveau;  les  con- 
sciences, séparées  par  le  parasitisme  et  le  commensa- 
lisme  à  des  degrés  divers,  s'unissent  dans  la  mutualité 
par  l'identité  des  représentations  qui  entraine  à  son 


VOCàUIK  171 

tour  ]a  commnnanté  des  craintes  et  des  espérances. 
(Test  dire  que  ie  dernier  groupe  des  phénomènes  ne 
peut  se  produire  avec  quelque  constance  que  chez  les 
espèces  supérieures,  capables  d'opérations  inteiiec- 
tuelles  déjà  complexes.  Exposons  les  £ûts  connus. 

Toutes  les  fois  qu*nn  même  milieu  rassemble  ^u- 
sieurs  espèces  douées  d'habitudes  semblables,  des  rap- 
ports ne  manquent  jamais  de  s'établir  entre  celles  qui 
n'ont  rien  à  redouter  les  unes  des  antres  et  ont,  au 
contraire,  à  redouter  les  mêmes  ennemis.  Les  oiseaux 
des  plaines  et  des  bosquets  s'unissent  Tokmtiers  en 
bandes,  les  bruants  avec  les  alouettes,  les  pinsons  et 
les  litomes,  la  Spizelle  du  Canada  a?ec  les  pinsons  et 
les  bruants,  le  Plectrophane  de  Laponie   aTec  les 
alouettes,  la  pie  a?ec  les  corbeaux  et  les  corneilles,  les 
grives  avec  les  merles,  les  roitelets  avec  le  torchepot, 
les  mésanges ,  les  pinsons  et  les  uiHmettes ,  le  Pic 
épeiche  avec  les  grimpereaux  et  aussi  avec  les  mésan- 
ges et  les  roitelets.  Les  oiseaux  des  marais  :  Téchasse 
et  Tavocette,  les  hérons,  les  bihoreaux,  les  garzettes 
et  les  blongios  ;  les  oiseaux  de  rivage  :  les  barges  avec 
les  pluviers  et  les  bécasseaux  forment  également  des 
groupes  permanents  hors  de  la  saison  des  amours. 
Voici  la  cause  de  ces  réunions.  Chacun  de  ces  oiseaux 
comprend  plus  ou  moins  clairement  que  sa  vigilance 
sera  puissamment  aidée  par  celle  de  ses  compagnons  ; 
pour  surveiller  les  alentours,  les  sens  de  plusieurs 
oiseaux  tous  également  tendus  en  des  directions  diver- 
ses leur  paraissent  ofifnr  une  meilleure  garantie  que 
les  sens  d'un  seul,  et  pour  lutter  s'il  le  faut  contre  un 
ennemi,  les  moyens  de  défense  de  tous  réunis  leur  sem- 


172  SOCIÉTÉS  ACCIDENTELLES 

blent  supérieurs  aux  armes  d'un  seul.  Il  n'est  besoin 
pour  les  engager  à  de  telles  associations  d* aucune  con- 
trainte ni  d'aucun  pacte  ;  chacun  accourt  spontané- 
ment au-devant  de  ses  voisins  et  la  bande  se  trouve 
formée  ;  nous  verrons  plus  tard  ce  qui  cimente  ces  liens. 
Quand  le  renard  est  en  chasse^  les  geais,  les  merles  et 
les  pies  poussent  un  cri  qui  exprime  spontanément 
leurs  émotions  à  la  vue  du  carnassier.  Mais  les  autres 
oiseaux,  entendant  ce  cri  d'alarme,  en  cherchent  la 
cause  et,  l'ennemi  découvert,  se  mettent  à  leur  tour  sur 
leurs  gardes.  Que  ce  fait  se  répète  plusieurs  fois  :  la 
liaison  entre  le  cri  des  avertisseurs  et  la  représentation 
du  péril  deviendra  de  plus  en  plus  étroite  dans  leurs 
consciences;  ils  fuiront  de  confiance  au  premier  signal. 
Les  Tocks  rendent  en  Afrique  le  même  service  aux 
autres  oiseaux,  quand  un  serpent  ou  un  léopard  parais- 
sent. L'antilope  elle-même  recueille  avec  attention 
leurs  avis.  De  même  le  cri  du  vanneau  est  entendu  de 
tous  les  oiseaux  d'un  même  rivage  et  immédiatement 
mis  à  profit.  L'autruche  est  admise  comme  vigilante 
gardienne  dans  les  troupeaux  de  gazelles,  de  .zèbres 
et  de  Couaggas  ;  et  le  Daman  d' Abyssinie  protège,  sans 
le  savoir,  en  se  gardant  lui-même ,  un  lézard  et  un 
Ichneumon  attentifs  à  tous  ses  mouvements.  Ces  der- 
niers faits  ne  peuvent  donner  naissance  à  des  sociétés, 
puisqu'ils  ne  sont  pas  réciproques.  L'avertisseur,  mieux 
doué  que  ses  protégés,  n'a  que  faire  le  plus  souvent 
de  leur  concours,  et  d'ailleurs  ceux-ci  peuvent  avoir 
eux-mêmes  quelque  chose  à  redouter  de  lui,  comme 
c'est  le  cas  de  nos  petits  oiseaux  vis-à-vis  de  la  pie 
vulgaire.  Mais  que  les  mêmes  faits  se  produisent  entre 


MCTCiUTÉ  173 

oiseaux  qui  tous  ont  besoin  les  uns  des  autres  sans 
avoir  rien  à  redouter  les  uns  des  autres,  ils  s^aniront 
inévitablement.  L'habitude  fera  le  reste.  Sans  cesse 
occupés  à  se  regarder,  à  s^écoater  mutueUement.  ayant 
associé  dans  leur  pensée  ces  représentations  aux  sen- 
timents de  sécurité  qu'elles  leur  inspirent,  ils  ne  pour- 
ront se  séparer  de  leurs  compagnons  sans  perdre  qud- 
que  chose  d'eux-mêmes,  et  seule  l'action  plus  puissante 
du  penchant  sexuel  pourra  les  disperser  au  printemps 
nouveau  (4). 

n  est  difficile  que  plusieurs  êtres  vivent  habituelle- 
ment groupés  sans  que  des  différences  ne  se  manifes- 
tent entre  eux  et  que  leurs  rapports  d'abord  uniformes 
ne  se  spécialisent  suivant  les  aptitudes  des  individus. 
Aussi  voyons-nous  plusieurs  de  ces  bandes  offrir  un 
commencement  d'organisation.  Nous  n'en  donnerons 
qu'un  seul  exemple.  Les  barges  qui  forment  une  troupe 
avec  de  plus  petits  oiseaux  de  rivage  exercent  toujours 


(1)  On  Terra  qae  doos  distingaons  pins  Urd  deax  causes  principales 
coDcoorant  à  la  formatioa  des  sociétés,  FiDlérèt  oa  ratililé  plas  on  moins 
ressentie,  c'est-à-dire  l'instinct  de  conservation  d^one  part  et  d*anire  part 
la  sympathie.  Ici,  dans  les  sociétés  accidentelles,  c*e3t  l'inlérét  qai  a,  ce 
semble^  le  rôle  prépondérant;  la  sympathie  ne  (ait  que  consolider  les  liens 
qu'il  a  établis.  Elle  s*oppose  anssi  à  ce  qoc  des  sociétés  se  forment 
entre  des  élres  quelconques  :  ceux-là  seuls  &*nnisBent  d*nne  manière  du- 
rable et  étroite,  parmi  ceux  qui  ont  intérêt  à  le  Caire,  qui  sont  capables 
d'éprouver  de  la  sympathie  les  uns  pour  les  autres.  Autrement,  on  ver* 
rait  les  associations  les  plus  étranges.  Quant  aux  sociétés  normales  entre 
animaux  de  même  espèce,  nous  avons  cm,  au  contraire,  devoir  donner 
le  premier  rôle  à  la' sympathie  dans  les  explicalions  que  nous  en  avons 
tentées,  n'admettant  l'instinct  de  conservation  que  comme  un  élément 
qui  les  consolide.  Du  reste,  la  sympathie  n'a  d*antre  raison  d'être  que  son 
utilité  future,  bien  qu'ignorée  des  êtres  qui  se  sentent  ainsi  attirés  les  uns 
vers  les  antres  ;  et  elle  se  rattache  ainsi  à  la  loi  de  l'évolution.  De  plut, 
au  moment  où  elle  est  ressentie,  elle  détermine  un  besoin  pressant. 


174  '   SOCIÉTÉS  ACCIDBNTBLLBS 

sur  leurs  compagnons  une  sorte  d'autorité.  Ce  que  fait 
le  barge,  les  autres  l-imitent;  ses  mouvements  et  ses 
cris  guident  la  troupe  tout  entière.  La  seule  difîérence 
qu'il  y  ait  entre  cette  forme  d'association  et  la  précé- 
dente  consiste  en  ce  que,  grâce  à  la  supériorité  du 
barge,  les  représentations  et  les  sentiments  des  autres 
oiseaux,  au  lieu  d'être  seulement  réciproques,  sont 
simultanés  et  se  rapportent  tous  à  la  fois  au  même 
membre  de  la  troupe.  Quant  aux  sentiments  de  satis- 
faction d'un  ordre  tout  spécial  que  le  barge  éprouve  à 
exercer  cette  hégémonie,  qu'il  nous  soit  permis  d'en 
différer  l'explication  jusqu'à  un  moment  plus  favorable. 
Signalons  seulement  la  fréquence  de  tels  sentiments 
parmi  les  animaux  domestiques.  Il  n'est  pas  de  volière 
qui  n'ait  son  maître,  quelque  diflérents  qu'en  soient 
les  hôtes.  C'est  môme  sur  cette  propension  des  uns  à 
la  domination,  des  autres  à  la  subordination  que  repose 
l'usage  que  l'on  fait  à  la  Guyane  de  l'agami  pour  diri- 
ger les  oiseaux  domestiques,  en  Afrique,  de  la  grue 
cendrée  pour  conduire  un  troupeau  de  moutons,  dans 
tout  le  monde,  du  chien  pour  gouverner  le  bélail  grand 
et  petit  (i). 

La  domesticité  elle-même  est  une  forme  du  mutua- 
lisme,  la  plus  élevée  qui  soit  possible  entre  espèces 
différentes,  parce  qu'elle  suppose  la  subordination. 
Subordination  et  organisation,  c'est  même  chose. 
L'association  est  ici  volontaire  de  part  et  d*autre  ; 
c'est  là  le  fait  élémentaire  de  toute  mutualité  ;  mais 


(1)  Oo  verra  plas  bas,  Bect.  iv,  quel  parti  on  en  peut  tirer  pour  «Murtr 
la  protection  des  petits  singes  dans  les  ménageries. 


imiBSIICATlOIl  173 

elle  comporte  de  plus  une  autorité  exercée  par  Tun 
des  membres  de  cette  association,  et  cette  autorité 
pleinement  acceptée  des  autres  lui  permet  de  faire 
tourner  Tassociation  entière  à  son  profit.  U  en  est  le 
chef  et  la  fin. 

Quand  nous  disons  que  la  domestication  est  une  asso- 
ciation volontaire,  nous  ne  voulons  pas  dire  qu'elle  le 
soit  au  début.  On  ne  sait  pas  d'une  manière  certaine 
comment  les  espèces  actuellement  domestiques  ont 
été  conquises  à  Torigine  ;  on  ne  le  saura  jamais.  Mais 
nous  pouvons  nous  représenter  ce  moment  décisif 
dans  les  destinées  de  l'humanité  d'après  des  analo* 
gies.  Certaines  espèces  sont  encore  à  demi  domes- 
tiques, à  demi  sauvages^  et  l'empire  de  Thomme  sur 
elles,  toujours  contesté,  doit  toujours  être  raffermi.  On 
ne  peut  s'empêcher  de  penser  que  les  moyens  dont 
celui-ci  se  sert  actuellement  pour  consoUder  ou  renou- 
veler sa  domination  sont  peu  différents  de  ceux  dont 
il  s'est  servi  jadis  pour  l'établir.  Or  nous  voyons  que 
toute  tentative  de  domestication  débute  de  nos  jours 
par  un  acte  de  contrainte  et  de  coercion.  L'homme, 
avec  sa  ruse  audacieuse,  parvient  à  Uer  même  l'élé- 
phant, puis  une  fois  en  son  pouvoir,  il  l'intimide  et  le 
châtie  jusqu'à  ce  qu'il  en  obtienne  Tobéissance.  Cest 
ainsi  qu'il  a  pour  les  premières  fois  pu  recueillir  le 
lait  des  animaux  sauvages;  de  nos  jours  le  Lapon  ne 
trait  la  femelle  du  renne  à  demi  domestique  qu'en  la 
maîtrisant  avec  le  lasso  (V.  Brehm;  eiDAKvas, Voyage 
autour  du  monde  j  p.  162).  En  Australie  on  attire  les 
vaches  en  leur  présentant  leurs  veaux  dans  une  sorte 
de  travail  où  elles  sont  immobilisées  et  où  elles  revien- 


176  '   SOCIÉTÉS  ACClDINTEaBS 

nent  bientôt  d'elles-mêmes  pour  se  débarrasser  de 
leur  lait  (De  Castella,  Tour  du  monde,  4861,  p.  416). 
Mais  cette  conquête  de  l'individu  n'assure  pas  l'avenir; 
elle  est  toujours  à  recommencer.  La  domestication 
de  l'éléphant  en  est  à  peu  près  restée  là.  La  véritable 
domestication  commence  avec  l'élevage.  Cest  un  fait 
commun  dans  nos  fermes  voisines  des  bois  que  l'appri- 
voisement des  jeunes  loups  et  des  marcassins.  Cette 
idée  de  prendre  un  animal  jeune  et  de  l'élever,  si  fré- 
quente en  pleine  civilisation,  n'a  pas  dû  être  étrangère 
aux  esprits  des  hommes  primitifs.  Elle  a  dû  surtout 
agréer  aux  femmes,  à  qui  elle  offrait  une  satisfaction 
en  forme  de  jeu  des  instincts  maternels.  L'animal  en 
grandissant  devenait-il  féroce?  il  était  sacrifié.  Mais 
s'il  avait  pu  s'accoupler  et  devenir  fécond  soit  avec  ses 
setnblables  restés  sauvages,  soit  avec  quelque  com- 
pagnon de  captivité,  un  certain  nombre  de  générations 
ont  pu  rester  ainsi  au  pouvoir  de  l'homme  et  accepter 
de  plus  en  plus  volontiers  son  joug.  Vieux,  il  est  pro- 
bable qu'il  se  refusait  à  tout  commerce  comme  il  ar- 
rive en  Corse  au  mouflon  captif  :  mais  ce  fait,  qui  se 
produit  même  dans  les  troupeaux  libres  où  les  vieux 
mâles  vivent  presque  toujours  à  l'écart,  n'empêchait 
pas  de  plus  jeunes  déjà  adultes  de  rendre  h  l'homme 
les  services  intermittents  et  irréguliers  que  celui-ci 
réclamait  d'eux.  La  contrainte  a  donc  été  exercée  très 
probablement  par  l'homme  à  l'origine  sur  les  animaux 
devenus  depuis  domestiques,  tantôt  sur  les  animaux 
adultes,  tantôt  et  plus  efficacement  sur  les  jeunes. 
Les  habitants  du  Kamtschatka  sont  forcer  de  domp- 
ter  pour  ainsi  dire  chaque   génération   des   chiens 


DOMESTICATION  177 

qu'ils  emploient  aux  traîneaux  :  ils  les  jettent  à  peine 
nés  avec  leurs  mères  dans  une  fosse  profonde  où 
ils  les  replongent  pendant  longtemps  après  chaque 
course. 

Mais^  après  que  les  volontés  sont  ainsi  vaincues, 
commence  une  tâche  nouvelle  ;  il  faut  que  l'homme  se 
les  concilie.  Il  s'appuie  pour  cela  sur  une  tendance 
héréditaire  très  puissante  que  Ton  rencontre,  à  Tétat 
libre,  chez  tous  tes  animaux  devenus  domestiques,  je 
veux  dire  Tinstinct  de  subordination  volontaire  aux 
plus  intelligents  et  aux  plus  forts.  Sauf  le  chat  qui  est 
resté,  en  effet,  plutôt  le  commensal  que  le  serviteur  de 
l'homme,  tous,  chiens,  moutons,  chèvres,  bœufs, 
rennes,  chevaux,  sangliers,  éléphants  vivent  en  troupes 
organisées  plus  pu  moini  étendues,  soumises  à  un 
chef.  Retrouvant  à  un  plus  haut  degré  chez  leur  nou- 
veau maître  l'ascendant  qu'ils  étaient  disposés  à  subir 
de  la  part  de  leurs  congénères,  ils  n'ont  pas  eu  de  peine 
à  se  soumettre  à  lui.  Quand  l'homme  a  eu  en  sa  pos- 
session un  certain  nombre  d'entre  eux,  il  est  devenu 
naturellement  le  chef  de  leur  bande,  se  substituant 
ainsi  au  chef  que  cette  bande  eût  suivi,  ou  même  obte- 
nant de  lui  tout  le  premier  une  obéissance  imitée  de 
tout  le  troupeau.  On  ne  sait  pas  jusqu'à  quel  point  l'in- 
timité peut  aller  entre  le  gardien  d'un  troupeau  et  ses 
bêtes,  soit  au  sein  de  notre  civilisation,  inattentive  à 
ces  faits  d'ordre  inférieur,  soit  surtout  sur  les  confins 
de  la  civilisation  et  de  la  barbarie,  a  Quelle  vie  est  la 
leur  !  dit  Brehm  (liv.  II,  p.  486)  des  Lapons  des  Qelds 
conducteurs  de  rennes  ;  ils  n'ont  point  par  eux-mêmes 
de  volonté  ;  ce  sont  leurs  troupeaux  qui  les  mènent.  Les 


178  SOCIÉTÉS  ACCIDBNTBLLES 

rennes  vont  où  ils  veulent,  les  Lapons  les  suivent.  Le 
lapon  des  Qelds  est  un  véritable  chien.  Pendant  des 
mois  entiers,  il  reste  presque  toute  la  journée  en  plein 
air,  souffrant  en  été  des  moustiques,  en  hiver  du  froid, 
contre  lequel  il  ne  peut  se  défendre...  Souvent  il  en- 
dure la  faim,  car  il  s'est  plus  éloigné  qu'il  ne  le  vou- 
lait.... Il  ne  se  lave  jamais;  il  se  nourrit  des  aliments 
les  plus  grossiers...  son  genre  de  vie  le  rend  à  moitié 
anitnal.  i>  Je  me  tais  sur  des  pratiqués  dont  la  pensée 
fait  horreur;  mais  qui  sont  de  nos  jours  fréquentes 
chez  les  sauvages  de  la  Nouvelle-Calédonie,  comme 
elles  l'ont  été  chez  les  anciens  juifs  (1).  Assurément 
rien  n'autorise  à  croire  que  de  tels  faits  aient  jamais 
revêtu  un  caractère  normal  ;  mais  ils  indiquent  au 
prix  de  quelle  communauté  d'existence  avec  les  ani- 
maux l'homme  a  pu  leur  faire  accepter  son  empire. 
S'il  a  réussi  à  gouverner  leur  société,  déjà  existante  à 
côté  de  la  sienne,  c'est  à  la  condition  d'y  entrer  lui- 
même  comme  membre  prépondérant  (2). 
Cette  expUcation  n'est  valable  que  si  les  animaux 


(l)  Jacobs,  rOcéanie,  p.  166  ;  DeutéroDome,  xivii,21.—  c  L*uDe  de  celles 
(ded  paathèreâ)  qui  sont  actuellement  à  la  méuagerie,  naturel lemeot  mé- 
chaole,  se  laisse  approcher  quand  elle  est  en  amour,  et  cherche  à  être 
flattée.  C'est,  du  reste,  ce  qui  arrive  à  la  plupart  des  animiax  féroces.  » 
(Leuret  et  Oratiolet,  Anatomi^.  comp.  du  syfi   nerv.,  vol.  1,  p.  478.) 

(i)  Frédéric  Cuvier,  cité  par  Flourens,  et  Boulet,  inspecteur  général 
des  écoles  vétériuaires.  Revue  scientifique,  i  mai  1874.—  c  Ceux  qui,  à  Tétai 
de  nature,  vivent  en  société,  sont  en  général  plus  faciles  A  apprivoiser 
que  les  autres.  Cependant,  on  apprivoise  Tours,  le  lion,  le  glouton,  etc. 
qui  sont  des  animaux  solitaires,  et  on  n'apprivoise  pas  le  couagga  qui  vit 
en  troupes,  o  (Oratiolet  et  Leuret,  p.  545  )  Le  rapport  serait  pent-étre 
plutôt  avec  Tintelligence  qu'avec  la  sociabilité  ;  seulement  il  y  aurait  sou- 
vent coïncidence,  parce  que  les  plus  intelligents  sont  en  général  les  plut 
social)les. 


DOMBsncinoK  179 

sont  capables  de  reconnaitre  en  effet  la  supériorité  de 
rhomme.  Elle  devient  excell«[ite  s'il  est  établi  qae  ce 
qu'il  y  a  de  confas  dans  la  représentation  de  cette  su- 
périorité raccrott  encore  et  revêt  celui  à  qui  elle  est 
attribuée  d'un  véritable  prestige.  Or  Tanimal  sauvage, 
oiseau  ou  mammifère,  témoigne  très  nettement,  par  le 
luxe  de  précautions  qu'il  prend  à  notre  égard,  qu  il 
sait  le  pouvoir  de  nos  armes.  Il  suffit  d*avoir  traversé, 
un  fusil  à  la  main,  des  prairies  coupées  de  peupliers  et 
de  saules  pour  savoir  à  quel  point  les  pies,  les  cor- 
beaux, les  geais,  les  pics,  les  ramiers  et  les  oiseaux  de 
proie  de  nos  contrées  sont  en  défiance  contre  ses  effets« 
EIn  revanche,  le 'chien  de  chasse  qui  voit  son  maître 
sortir  armé  manifeste  assez  bruyamment  ce  qu'il 
attend  de  cette  expédition.  Et,  à  vrai  dire,  dans  la 
plupart  des  cas,  l'arme  n'est  pas  tant  redoutée  que 
celui  qui  la  porte  habituellement.  Pour  Tanimal  comme 
pour  le  sauvage,  l'instrument  ne  fait  qu'un  avec  celui 
qui  s'en  sert  ;  ce  n'est  pas  Kengin  de  chasse,  c'est  le 
chasseur  qui  foudroie  à  distance.  De  là,  dans  certaines 
contrées  de  l'Afrique  et  de  l'Amérique  où  les  Euro- 
péens seuls  portent  d'ordinaire  des  armes  à  feu,  la 
frayeur  causée  au  loin  par  leur  présence  dans  certaines 
sociétés  d^oiseaux,  tandis  que  nul  ne  se  soucie  de  la 
présence  des  indigènes  même  armés  (Brehm,  vol.  I, 
642;  II,  510,  645,  647).  Les  instruments  de  l'homme 
primitif  ont  certainement  produit  sur  les  animaux 
des  impressions  analogues;  aidés  surtout  qu  ils  étaient 
par  divers  moyens  d'intimidation  employés  sur  les 
animaux  en  captivité  ,  comme  par  exemple  le  sé- 
jour dans  l'obscurité,  la  privation  de  nourriture,  l'im- 


180  SOClÉitS  ÀGGIDENTSaBS 

mobilité  par  contrainte.  Les  corrections  d'ailleurs, 
et  d'autre  part  les  aliments  favoris,  toujours  reçus  de 
cette  même  main  qui  sait  châtier,  ont  imprimé  de 
tout  temps  dans  les  consciences  neuves  des  animaux 
pris  jeunes  une  empreinte  inefiTaçable,  leur  appre- 
nant que  l'homme  est  un  être  dont  ils  peuvent  tout 
craindre  et  tout  espérer,  leur  faisant  sentir  qu'ils 
sont  pour  ainsi  dire  dans  sa  main.  Qu'on  ajoute  à  cela 
l'expression  de  bonté  suprême  et  d'énergie  concen- 
trée manifestée  si  éloquemment  dans  les  gestes,  dans 
les  traits,  dans  la  voix  de  Tun  et  de  l'autre  sexe  hu- 
main, et  Ton  comprendra  que  Tanimal  intelligent 
regarde  l'homme  comme  un  être  infiniment  supérieur 
à  lui,  dont  l'association  mérite  d'être  recherchée  par 
dessus  toutes  les  autres.  C'est  ce  qui  explique  les  effu- 
sions passionnées  de  tendresse  comme  les  témoignages 
d'humilité  sans  réserve  que  prodiguent  à  leur  maître 
ceux  d'entre  eux  à  qui  le  don  d'expression  a  été  dé- 
parti en  quelque  mesure.  On  croit  trop  généralement 
que  le  chien  est  seul  capable  de  telles  manifestations. 
Le  chat,  élevé  à  force  de  bontés  du  rang  de  commensal 
à  celui  de  compagnon,  étonne  parfois  par  le  caractère 
expressif  de  ses  mouvements.  On  Ta  vu,  accroupi  sur 
les  genoux  d'une  personne,  embrasser  de  droite  et  de 
gauche  le  corps  de  cette  personne  avec  ses  pattes  et, 
inclinant  la  tête,  Ten  frapper  à  petits  coups.  Le  singe 
donne  de  véritables  baisers  et  enlace  de  ses  bras  les 
genoux  de  qui  le  menace.  Le  chimpanzé  dédaigne  les 
autres  singes,. mais  témoigne  à  l'homme  un  véritable 
respect  (Brehm,  Revue  scientifique,  1874,  p.  973).  A 
rélat  sauvage ,  plusieurs  simiens  ont  des  gestes  de 


DOMBsncànogi  181 

supplication  pour  détourner  le  coup  de  Tarme  à  feu 
qui  les  vise.  Domptés ,  les  félios  les  plus  féroces  se 
traînent  aux  pieds  de  leur  vainqueur.  Les  oiseaux  eux- 
mêmes  se  livrent  à  des  gestes  analogues.  Laissons 
les  perroquets  et  les  perruches  qui  sont  sous  les  yeux 
de  tous;  l'œdicnéme  criard,  au  témoignage  de  Nau- 
mann,  ne  trouve  pas  pour  exprimer  Tespèce  d'ado- 
ration qu'il  ressent  pour  l'homme  d'autres  moyens  que 
ceux  qui  lui  servent  au  temps  des  amours  pour  faire 
fête  à  sa  femelle.  U  exécute  autour  de  lui  une  véritable 
saltation  accompagnée  de  petits  cris.  La  gr^e  en  capti- 
vité danse  de  même  avec  des  inclinations  et  des  batte- 
ments d'ai]es  devant  celui  qui  la  nourrit.  Que  si  les 
sentiments  ainsi  exprimés  obtiennent  en  retour  des 
témoignages  d'affection,  ils  s'exaltent  chez  certaines 
espèces  d'une  manière  extraordinaire.  Si  au  contraire 
c'est  à  d'autres  que  vont  ces  témoignages  tant  désirés, 
une  jalousie  ardente  en  résulte.  Plusieurs  chiens  ont 
mordu  cruellement  de  jeunes  enfants  à  qui  Ton  don- 
nait sous  leurs  yeux  des  caressses  qu'il  eussent  sou- 
haité obtenir  seuls  ;  d'autres,  délaissés  pour  de  petits 
chats,  se  sont  presque  laissés  mourir  de  faim  ;  on  ra- 
conte mille  traits  de  jalousie  des  singes  ;  le  chat  mon- 
tre dans  les  mêmes  circonstances  une  maussaderie 
morne  vraiment  comique.  Et  ces  faits  sont  d'autant 
plus  remarquables  que  jamais,  en  dehors  des  relations 
sexuelles,  les  animaux  n'ont  laissé  voir  de  jalousie  à 
l'égard  d'autres  animaux.  L'homme  est  donc  pour  les 
plus  élevés  des  vivants  qui  viennent  après  lui  un  être 
à  part,  vraiment  royal  et  en  quelque  sorte  surnaturel. 
Il  n'est  pas  surprenant  qu'ils  acceptent  volontiers  son 

12 


i82  SOCll^ltS  ÀGCIDBNTELLBS 

joug.  En  fait,  malgré  les  abus  qui  signalent  le  pouvoir 
dont  il  dispose  sur  ses  serviteurs,  on  ne  voit  guère 
ceux-ci  tenter  de  révolte,  même  partielle  et  isolée.  La 
rage  seule,  et  encore  à  son  dernier  période,  jette  le  chien 
contre  son  maître;  sa  fureur  s'exerce  longtemps  sur 
les  autres  chiens  avant  d'en  venir  à  cette  extrémité. 
Si  Tintelligence  des  uns  assure  leur  coopération 
volontaire  à  notre  activité,  Tinintelligence  des  autres 
explique  leur  résignation  à  la  servitude.  Certes  si  la 
claire  pensée  du  sort  qui  les  attend  pouvait  se  présen- 
ter aux  moutons  et  aux  bœufs  de  nos  prairies,  nous 
pourrions  craindre  de  leur  part  une  insurrection  géné- 
rale qui  ne  laisserait  pas  que  d'être  embarrassante,  au 
moins  pendant  un  instant.  Mais  si  tout  animal  redoute 
les  coups  et  surtout  la  faim,  il  n'en  est  point  qui  redoute 
vraiment  la  mort,  parce  que  nul  d'entre  eux  ne  sait 
ce  qu'elle  est  :  comment  la  concevraient-ils  quand 
l'homme  primitif  n'y  réussit  que  si  difficilement?  à  plus 
forte  raison  les  ruminants,  qui  ne  sont  pas  les  plus  in- 
telligents des  mammifères,  ont-ils  dû,  même  à  l'origine, 
avant  Tabàtardissement  qui  suit  la  domesticité  prolon- 
gée, comprendre  à  peine  la  disparition  de  leurs  compa- 
gnons. En  tous  cas,  ils  l'ont  vite  oubliée  en  présence  de 
la  crèche  chaque  jour  bien  garnie.  Qu'est-ce  qu'un  mal, 
fût-ce  le  dernier  de  tous,  dès  qu'on  l'ignore?  D'ailleurs 
il  n'est  pas  démontré  que  quand  la  domestication  de  ces 
espèces  a'commencé,  elle  ait  eu  pour  but  la  possession 
plutôt  de  leu  r  chair  que  de  leur  lait  ou  de  leur  toison  (i  ). 


(1)  Noud  ue  parloDd  pas  des  sociétéd  par  trop  accideotellea  formées 
enlre  individus  de  l*aniinal  h  l'homme,  et  qui,  loin  de  dépasser  U  généra- 


DOMESTICATION  183 

Une  objection  nous  attend  ici.  Comment  se  fait-il, 
si  le  propre  de  la  société  est  de  procurer  à  tous  ceux 
qui  la  contractent  un  perfectionnement  réciproque, 
que  la  domestication  de  certaines  espèces  ait  précipité 
leur  décadence  ?  Remarquons  d*abord  que  nous  n'exa- 
minons que  des  sociétés  imparfaites,  qu'il  ne  s'agit 
ici  que  de  mutualité,  c'est-à-dire  de  services  récipro- 
ques partiels.  Deux  êtres  se  trouvent  exercer  deux 
fonctions  non  pas  semblables,  non  pas  même  corres- 
pondantes,  mais  accidentellement  convergentes  ;  ils  le 
remarquent  et  utilisent  d'une  manière  durable  cette 
rencontre  qui  leur  rend  la  lutte  pour  l'existence  plus 
facile  ;  il  y  a  là,  nous  l'avons  dit,  quelque  chose  de 
plus  que  le  commensalisme,  mais  rien  qui  soit  d'un 
autre  ordre.  C'est  un  commensalisme  bilatéral.  La 
communauté  de  conscience,  aussi  bien  que  la  commu- 
nauté d'intérêts,  reste  toujours  limitée  à  l'exercice 
commun  des  deux  fonctions  qui  ont  donné  lieu  à  l'ac- 
cord, sans  permettre  une  identification  véritable  de 
deux  êtres  en  un  seul.  Si  donc  l'une  de  ces  deux  fonc- 


tion où  8*e8t  produit  le  phénomène,  excluent  la  plaporl  du  temps  la 
reproduction  ou  en  détruisent  les  fruits.  11  n'est  pour  ainsi  dire  pas  un 
animal  qui  ne  puisse  être  dompté  et  amené  soit  par  la  crainte,  soit  par  la 
douceor,  à  force  d*insislance  ou  de  soins,  à  nous  rendre  quelque  service. 
L'éléphant  est  le  type  de  ces  animaux.  On  sait  à  quels  résultats  arrivent 
certains  dompteurs  pour  les  bétes  féroces^  les  charmeurs  de  serpents  et 
les  instructeurs  d'oiseaux^  et  on  n'a  pas  oublié  ces  puces  à  qui  on  avait 
réussi  à  enseigner  certaines  manœuvres.  Lubbock  a  montré  une  guêpe 
qn*il  avait  apprivoisée  et  M.  Rouget  a  familiarisé  un  nid  de  frelons.  Ces 
faits  isolés  ou  du  moins  discontinus  ne  méritent  pas  d'être  étudiés  comme 
foits sociaux;  ils  méritent  d'être  mentionnés  comme  expliquant  les  ori' 
gines  de  la  domestication.  Il  n'est  guère  d'espèce  intelligente  qui  n'ait  été 
soumise  à  de  pareils  essûs,  essais  poursuivis  avec  plus  ou  moins  de  per* 
sévérance  euivant  le  profit  espéré  et  les  résultats  obtenus. 


184  SOCIÉTÉS  ACCIBBNTBLLBS 

tioDS  entraine  un  certain  développement  de  la  vie  de 
relation,  comme  par  exemple  celle  de  pourvoir  à  la 
protection  et  à  la  nourriture  d'autrui,  et  que  l'autre 
ne  mette  aucunement  en  jeu  l'activité  cérébrale  comme 
est  celle  do  se  reproduire  et  de  croître  pour  servir 
d'aliment,  non  seulement  la  fonction  végétative  se  su- 
bordonnera inévitablement  à  la  fonction  intelligente, 
mais  encore  la  différence  ira  croissant  avec  le  temps, 
et  la  mutualité,  sans  dispai*aitre,  dégénérera  en  servi- 
tude. Cependant,  par  cela  même  que  l'homme  est  de 
plus  en  plus  capable  de  penser  grâce  à  cette  associa- 
tion et  aux  loisirs  qu'elle  lui  crée,  de  même,  et  par  la 
même  cause,  l'animal  qui  sert  d'aliment  est  de  plus  en 
plus  capable  de  se  reproduire  et  de  croître.  Les  deux 
fonctions  associées  se  favorisent  en  effet  l'une  l'autre. 
Sur  le  point  précis  ou  il  y  a  eu  association,  consciente 
ou  non,  chacun  des  deux  membres  du  groupe  ainsi 
constitué  a  gagné  incontestablement.  Jamais  les  bœufs, 
les  moutons  ni  les  porcs,  jamais  les  lapins  ni  les  vo- 
lailles n'auraient  eu  comme  espèces  vivantes,  au  point 
de  vue  physique,  les  destinées  prospères  que  la  civili- 
sation leur  a  faites,  s*ils  n'avaient  pas  été  domestiqués. 
Il  est  certain  aussi  qu'ils  n'eussent  pas  varié  autant 
qu'ils  l'ont  fait.  S'ils  y  ont  perdu  en  intelligence,  c'est 
que  ce  n'est  pas  à  titre  d'êtres  intelligents  qu'ils  sont 
entrés  en  association  avec  Thomme;  le  chien,  sous 
l'empire  de  la  même  loi,  devient  déplus  en  plus  intel- 
ligent, parce  que  c*est  pour  cette  faculté  même  que 
l'homme  a  fait  de  lui  son  allié  :  et  les  diverses  espèces 
de  chiens  sont  développées  de  ce  côté  dans  la  mesure 
où  la  destination  qu'elles  ont  reçue  sollicite  leur  discer- 


DOMESTICATION  185 

nement  (1).  En  résumé  la  domestication  est  un  fait  de 
mutualité  ;  c'est  une  société  où  les  services,  û,u  lieu 
d'être  unilatéraux  comme  dans  le  commensalisme, 
sont  réciproques  ;  mais  comme  cet  échange  de  services 
est  partiel,  ne  porte  que  sur  une  fonction,  comme 
cette  fonction  est  seule  favorisée,  Fanimal  domestiqué 
n'y  gagne  que  partiellement,  à  moins  que  la  fonction 
mise  en  commun,  appartenant  des  deux  parts  à  la  vie 
de  relation,  ne  nécessite  remploi  des  facultés  céré- 
brales les  plus  complexes.  Dans  ce  cas  l'organisme  y 
gagne  tout  entier.  Voilà  pourquoi  nos  serviteurs  occu- 
pent des  grades  si  différents  et  forment  une  échelle 
descendante  qui  montre  à  son  sommet  celui  qu'on 
a  appelé  Tami  de  Thomme,  à  son  dernier  échelon 
cet  être  qui  n'est  plus  qu'une  cuisine  vivante,  et  aux 
places  intermédiaires  l'éléphant,  le  cheval,  l'âne,  le 
renne,  la  chèvre,  le  mouton,  le  lapin,  les  oiseaux  de 
basse-cour,  etc.  Voilà  pourquoi  les  uns  sont  devenus 
plus  parfaits,  tandis  que  les  autres  ont  dégénéré  (2). 

Une  société  ne  peut  s'organiser  que  grâce  à  une 
direction  d'une  part,  à  une  subordination  de  l'autre. 
Aussi  hors  de  l'humanité  les  cas  de  mutualisme  véri- 


(1)  Dans  les  lies  PolyoésteaDes  et  en  Chine,  où  le  chien  est  élevé  pour 
■errir  de  noarriture,  on  le  signale  comme  un  animal  fort  stupide.  Darwin, 
Variation  des  animoux  et  des  plantes,  trad.,  vol.  Il,  p.  233. 

*  (t)  Animaux        [  ^^°9®*  ^^^^^  ^^  salon^  cabiai,  chat,  marmotte, 
asaociéi  à  l'homme  \  o"®*»*^  familiers  :  paon,  pie,  corbeau,   eigogne, 
pour  I       «'^"®»  perroquet, 

le  convictus        ]  oiseaux   chanteurs  :  serin,    pinson,    sansonnet; 

^*  v^^^^^^t       I      merle,  etc. 
et  lomement;      | .       *       .       i. 

'      \  msectes  phosphorescents. 

,     ,  I  chien,  furet,  loutre, 

pour  la  chasse      Lheyal,  éléphant. 

cl  pour  la  pèche  ;    }  ..„.„„^  Pnrmnr.n 


paucon,  cormoran. 


186  SOCIÉTÉS  ACCIDENTELLES 

table  sont-ils  rares.  Le  parasitisme  ne  requiert  que  la 
moindre  des  actions  réflexes  :  se  jeter  sur  la  proie  à 
son  passage  et  s'y  tenir  accroché  tant  qu'elle  n'est  pas 
dévorée.  Le  commensalisme  suppose  déjà  quelque 
complexité  de  représentation.  Cependant  les  dangers 
signalés  par  l'avertisseur  ne  sont  pas  de  toute  néces- 
sité clairement  représentés  dans  l'esprit  .de  celui  qui 
entend  son  signal  et  le  voit  fuir.  C'est  en  quelque  sorte 
machinalement,  c'est-à-dire  en  vertu  de  mouvements 


pour  la  garde      t 

des  troupeaux,      jchieu,  grue,  agami, 
des  jardins;        |  tortue,  hérisson. 

,    ,  ^.       (chien lapon, 

pour  la  locomotion  Lane,  cheval,  âo6,  bœuf, 
et  la  traction,       j  dromadaire,  chameau,  vigogne,  lama,  éléphant. 

IlapiO;  porc,  vache,  mouton,  chèvre,  cheval,  (lait 
de  jument}, 
poule,  pintade,  canard,  oie,  dinde,  faisan,  pigeon, 
casoar. 
ver  à  soie,  abeilles. 

Nous  donnons  cette  liste  incomplète  et  qui  n'a  rien  de  systématique, 
comme  un  aperçu  sommaire  des  motifs  qui  ont  déterminé  de  la  part  de 
l'homme  la  domestication  des  espèces  alliées  et  par  conséquent  des  fonc- 
tions développées  par  lui  chez  ces  difTèrentes  espèces.  —  M.  Anquelil 
{Aventures  et  chasses  dans  VEtréme  Orient ,  1^»  part.,  p.  74)  raconte  une 
singulière  chasse  au  coq  de  bruyère,  où  les  poules,  à  ce  moment  eu  train 
de  couver,  étaient  découvertes  par  une  couleuvre  h  collier  dressée  à  cet 
effet.  Une  dame  Birmane  la  lAcbait,  et  elle  se  glissait  sous  les  fourrés 
faisant  retentir  un  grelot  qu'elle  avait  au  cou.  Quand  elle  avait  décou- 
vert un  nid,  sa  maîtresse  la  rappelait  en  frappant  dans  ses  mains,  mais 
elle  n'écoutait  pas  toujours  ce  signal  et,  pour  manger  les  œufs,  attaquait  la 
poule  qui  les  défendait  avec  un  dévouement  admirable.  La  plupart  du 
temps  cette  couleuvre  extraordinaire  revenait  an  signal  et  on  Tencapu- 
chonnait  comme  un  faucon  jusqu'à  ce  qu*on  ait  rencontré  un  nouvel 
endroit  favorable.  F.  Keller-f.euzinger  {Tour  du  Monde^  1874  )  assure  que 
sur  les  rives  de  l'Amazone  des  couleuvres  apprivoisées  circulent  libre- 
ment dans  les  maisuns  et  y  rendent  de  grands  services  en  détruisant  la 
vermine.  • 


DOMESTICATION  187 

peu  éloignés  des  réflexes,  quoique  compliqués,  que 
celui  qui  voit  fuir  se  trouve  entraîné  à  fuir  à  son  tour- 
L'impulsion  résulte  de  la  représentation  seule  du  fait 
imité,  comme  nous  ne  pouvons  plonger  notre  regard 
au  fond  d*un  précipice  sans  éprouver  le  vertige  qui  , 
nous  y  attire.  De  là  chez  les  foules  la  soudaineté  des 
explosions  de  sentiment.  L'émotion  s'y  répand  par 
l'oreille  et  la  vue  avant  que  les  motifs  en  puissent  être 
connus.  C'est  ce  qui  se  passe  la  plupart  du  temps  dans 
les  bandes  d'oiseaux  d'espèces  différentes  et  dans  tous 
les  groupes  que  nous  avons  signalés.  On  les  voit  agi- 
tés de  mouvements  soudains  ;  le  moindre  coup  d'aile, 
le  moindre  bond  y  dégénère  en  panique.  Des  facultés 
plus  hautes  sont  la  condition  de  la  mutualité  organisée, 
ou  domestication.  Elle  suppose,  chez  celui  qui  la  pro- 
voque, la  représentation  d'avantages  futurs  plus  ou 
moins  éloignés,  et  la  conception  des  moyens  plus  ou 
moins  complexes  par  lesquels  peut  être  assurée  la 
possession  de  ces  avantages.  Cette  opération  intellec- 
tuelle, qui  consiste  à  réunir  en  un  groupe  les  faits 
passés  de  façon  à  ce   qu'ils  contiennent  les  faits  à 
venir,  cette  combinaison  de  moyens  en  vue  d'une  fin 
médiate  mérite  un  nom  nouveau  ;  ce  ne  sont  plus  des 
mouvements  réflexes,  mais  des  pensées  réfléchies. 
Voilà  sans  doute  la  cause  de  la  rareté  des  faits  de  do- 
mestication dans  l'animalité.  Mais  ce  qui  est  extraor- 
dinaire ,  ce  qui  touche  à  la  merveille,  c'est  que  le  seul 
cas  qu'il  nous  ait  été  possible  de  recueillir  se  rencontre  . 
à  un  degré  fort  inférieur  de  l'échelle  animale,   en 
dehors  des  vertébrés,  chez  les  insectes  !  Oui,  ce  fait 
qui  exige,  comme  nous  venons  de  le  Wir,  les  facultés 


188  SOCIÉTÉS  ACCIDENTELLES 

tout  humaines  de  réflexion  et  de  combinaison ,  ne  se 
rencontre  hors  de  l'humanité  que  chez  les  fourmis. 
Avec  nous,  seules  entre  tous  les  êtres  vivants,  elles 
ont  domestiqué  d'autres  animaux  :  elles  élèvent  des 
pucerons  dans  leurs  nids  !  Comment  expliquer  ce  fait 
vraiment  extraordinaire? 

Reconnaissons  d'abord  que  les  explications  données 
jusqulci  ne  peuvent  s'appliquer  à  ce  nouveau  cas. 
Quand  nous  disions  que  les  antilopes,  les  gazelles,  les 
zèbres  se  plaisent  à  voir  au  milieu  d'eux  l'autruche  au 
long  cou  dont  les  yeux  perçants  surveillent  pour  eux 
les  alentours,  nous  leur  attribuions  un  mode  de  penser 
qui  appartient  à  l'homme,  mais  que  le  lecteur  leur  a 
sans  aucun  doute  concédé  facilement.  Beaucoup  de 
faits  de  la  vie  mentale  des  mammifères  et  des  oiseaux 
s'expliquent  très  naturellement  si  on  leur  accorde  une 
intelligence  comme  la  nôtre,  quoique  moins  étendue, 
si  on  leur  prête  notre  esprit,  diminué.  Les  opérations 
intellectuelles  sur  lesquelles  se  fonde  le  mutualisme 
ordinaire  ne  semblent  en  aucune  façon,  suivant  le 
même  point  de  vue,  dépasser  la  capacité  de  l'animal. 
Il  n'en  est  pas  de  même  de  celle  que  suppose  la  mu- 
tualité organisée,  ou  domestication.  Attribuer  à  l'ani- 
mal, même  au  mammifère^  une  prévision  aussi  étendue 
et  des  combinaisons  de  moyens  aussi  délicates,  serait 
déjà  contraire  aux  opinions  les  plus  généralement 
admises  sur  la  puissance  de  son  intelligence.  Qu'est-ce 
dont  quand  il  s'agit,  non  plus  d'un  mammifère,  mais 
d'un  insecte  !  Il  serait  téméraire  d'investir  ce  cerveau 
presque  microscopique  de  fonctions  semblables  à  celles 
qu'accomplit  le  nôtre. 


MMESnCftlK»  189 

Essayons  de  résoudre  ce  malaisé  problème;  mais 
auparavant  efforçons-nous  d*en  bien  poser  les  termes. 

Le  fait  ne  se  montre  pas  brusquement  à  son  mom^it 
le  plus  accompli.  Cela  serait  contraire  à  ce  que  nous 
savons  de  la  marche  générale  des  phénomènes,  réglée 
partout  et  toujours  par  le  principe  de  continuité.  11  est 
précédé,  au  témoignage  de  Huber,  par  une  série  de 
faits  analogues,  beaucoup  moins  étonnants,  qui  nous 
conduisent  pas  à  pas  au  dernier  stade.  La  fourmi  est, 
dans  certains  cas,  la  simple  commensale  des  pucerons. 
Errant  sur  les  rameaux  des  plantes  à  la  recherche  d'une 
nourriture,  elle  rencontre  des  pucerons  dont  Fabdo- 
men  distille  une  goutte  de  liquide  épais  ;  sucer  ce  li- 
quide dont  elle  connaît  la  saveur  et  qu'elle  a  déjà, 
comme  plusieurs  autres  insectes  le  font,  léché  sur  les 
feuilles  où  le  puceron  le  rejette,  y  revenir  parce  qu'il 
a  été  trouvé  agréable ,  prendre  Thabitude  de  cet  acte 
de  génération  en  génération,  taudis  que  le  puceron 
éprouve  de  plus  en  plus  le  besoin  d'être  débarrassé 
par  elle  d'une  sécrétion  devenue  plus  abondante,  ce 
sont  là  des  phénomènes  étroitement  liés,  qui  sortent 
naturellement  les  uns  des  autres  et  qui  nous  con- 
duisent pas  à  pas  à  la  limite  où  le  commensalisme 
finit,  où  la  mutuaUté  commence.  Maintenant  voici 
un  cas  plus  surprenant,  c  Je  découvris  un  jour ,  dit 
Huber,  un  tithymale  qui  supportait  au  milieu  de  sa 
tige  une  petite  sphère  à  laquelle  il  servait  d'axe; 
c'était  une  case  que  les  fourmis  avaient  construite 
avec  de  la  terre.  Elles  sortaient  par  une  ouverture 
fort  étroite  pratiquée  dans  le  bas,  descendaient  le 
long  de  la  branche  et  passaient  dans  la  fourmiUère 


190  SOCIÉTÉS  ACCIDENTELLES 

voisine.  Je  démolis  une  partie  de  ce  pavillon  con- 
struit presque  en  l'air,  afin  d'en  étudier  Tintérieur; 
c'était  une  petite  salle  dont  les  parois,  en  forme  de 
voûte  étaient  lisses  et  unies  ;  les  fourmis  avaient  profité 
de  la  forme  de  cette  plante  pour  soutenir  leur  édifice  ; 
la  tige  passait  donc  au  centre  de  l'appartement^  et  des 
feuilles  en  composaient  toute  la  charpente.  Cette  re- 
traite renfermait  une  nombreuse  famille  de  pucerons 
auprès  desquels  les  fourmis  venaient  paisiblement 
faire  leur  récolte  à  l'abri  de  la  pluie,  du  soleil  et  des 
fourmis  étrangères.  ]»  Huber  a  vu  une  autre  de  ces 
étables  sur  une  petite  branche  de  peuplier,  à  cinq  pieds 
au-dessus  du  sol  ;  mais  la  hauteur  n'a  ici  que  peu  d'im- 
portance. Comment  rattacher  ce  fait  à  ceux  qui  précè- 
dent et  dont  il  diffère  déjà  sensiblement?  Le  patient 
observateur  nous  l'indique  lui-môme.  Les  fourmis 
étrangères,  c'est-à-dire  habitant  des  nids  plus  éloignés, 
venaient,  elles  aussi,  recueillir  la  miellée  au  grand  mé- 
contentement de  celles-ci,  qui,  habitant  au  pied  de  la 
plante,  rattachées  à  la  colonie  de  pucerons  par  une  file 
non  interrompue  d'allantes  et  de  venantes,  pouvaient 
la  considérer  comme  leur  propriété.  Il  fallait  donc  la 
protéger  contre  les  incursions  des  étrangères.  Un 
moyen  se  présentait,  déjà  à  demi  exécuté  sans  doute  ; 
les  fourmis  ont  coutume  de  conduire  leurs  galeries 
aussi  loin  qu  elles  vont  elles-mêmes,  partout  du  moins 
où  elles  ont  établi  des  communications  régulières  per- 
manentes. Ces  galeries  venaient  sans  doute  jusqu'au 
pied  de  la  plante  ;  peu  à  peu  elles  ont  été  conduites 
jusqu'à  l'endroit  où  vivaient  les  pucerons.  La  transfor- 
mation de  la  galerie  en  une  chambre  aérienne  a  pu  se 


DOMESTICATION  i91 

faire  insensiblement ,  sous  l'action  spontanée  de  tant 
de  travailleurs  obéissant  à  cette  même  pensée  :  mettre 
à  Fabri  les  botes  nourricières.  Maintenant  si  la  tige  est 
un  peu  haute^  les  fourmis,  sollicitées  par  un  beau  so- 
leil, pourront  apporter  leurs  larves  dans  la  chambre 
aux  pucerons  ;  le  nid  sera  en  partie  transporté  en  l'air; 
c'est  ce  qu'a  vu  Huber,  sur  une  tige  de  chardons.  Mais 
si  la  tige  n'est  pas  élevée,  ou  si  la  pluie  menace  de 
détruire  le  frêle  édifice,  ou  si  on  redoute  une  attaque, 
quoi  de  plus  simple  que  de  prendre  en  même  temps 
que  les  œufs  ces  précieux  auxiliaires  et  de  les  trans- 
porter au  nid  souterrain?  Cependant  cela  n'est  pas 
toujours  nécessaire,  les  pucerons  se  rapprochant  d'eux- 
mêmes  dans  certains  cas  des  orifices  du  souterrain 
qu'il  suffit  alors  de  voûter.  «  11  est  encore  des  fourmis, 
dit  Hùber,  qui  trouvent  leur  nourriture  auprès  des 
pucerons  du  plantin  vulgaire  ;  ils  sont  fixés  ordinaire- 
ment au-dessous  de  sa  fleur  ;  mais  lorsqu'elle  vient  à 
passer  et  que  sa  tige  se  dessèche,  ce  qui  lui  arrive  à  la 
fin  d'août,  les  pucerons  se  retirent  sous  les  feuilles 
radicales  de  la  plante  ;  les  fourmis  les  y  suivent  et  s'en- 
ferment alors  avec  eux,  en  murant  avec  de  la  terre  hu- 
mide tous  les  vides  qui  se  trouvent  entre  le  sol  et  les 
bords  de  ces  feuilles  ;  elles  creusent  ensuite  le  terrain 
en  dessous,  afin  de  se  donner  plus  d'espace  pour  ap- 
procher de  leurs  pucerons  et  peuvent  aller  de  là  jus- 
qu'à leur  habitation  par  des  galeries  couvertes.  »  N'ou- 
blions pas  que  les  pucerons,  loin  d'éviter  les  fourmis, 
les  recherchent  ;  que  ceux  qui  ont  des  ailes  et  peuvent 
fuir  restent  volontairement  au  milieu  d'elles.  Si  donc 
ces  espaces  libres  à  fleur  du  sol  de  la  prairie  sont  tra- 


193  SOCIÉTÉS  AGGIDBNTELLBS 

versés  par  les  racines  des  plantes  herbacées,  ils  trou- 
veront sur  ces  racines  d'excellentes  conditions  d'exis- 
tence et  y  demeureront  volontiers.  C'est  ce  qui  arrive 
en  effet.  Huber  se  demandait  de, quoi  vivent  les  four- 
mis qu'on  ne  voit  jamais  sortir  à  la  provende,  c  Un 
jour,  ayant  retourné  la  terre  dont  leur  habitation  était 
composée,  je  trouvai,  dit-il,  les  pucerons  dans  leur 
nid  ;  j'en  vis  sur  toutes  les  racines  des  grameus  dont 
la  fourmilière  était  ombragée  ;  ils  y  étaient  rassemblés 
en  familles  assez  nombreuses  etde  différentes  espèces. . . 
Je  ne  tardai  pas  à  voir  que  les  fourmis  jaunes  étaient 
fort  jalouses  de  leurs  pucerons;  elles  les  prenaientsou- 
vent  à  la  bouche  et  les  emportaient  au  fond  du  nid  ; 
d'autres  fois  elles  les  réunissaient  au  milieu  d'elles  ou 
les  suivaient  avec  sollicitude.  7>  Nous  touchons  enfin  à 
l'acte  caractéristique  de  la  domestication,  l'élevage. 
Les  pucerons,  vivipares  en  été,  sont  ovipares  en  au- 
tomne. Les  œufs  déposés  dans  la  fourmilière  y  devien- 
nent l'objet  de  soins  en  tout  semblables  à  ceux  que 
les  fourmis  donnent  à  leurs  propres  œufs.  Comme  les 
leurs,  elles  les  descendent  dans  les  profondeurs  de  la 
fourmilière,  quand  le  dessus  est  découvert;  comme 
les  leurs,  elles  les  vernissent  et  les  humectent  de  leur 
salive.  Voilà  la  domestication  complète.  On  le  voit, 
nous  y  sommes  conduits  par  une  série  de  faits  voisins 
les  uns  des  autres,  dont  chacun  demande  un  certain 
effort  d'intelligence,  mais  moindre  assurément  que  si 
le  dernier  de  tous,  le  plus  extraordinaire,  devait  être 
accompli  en  une  fois.  Est-ce  ainsi  que  les  choses  se 
sont  passées  dans  la  réalité?  Nous  ne  le  prétendons 
pas,  quoique  les  fourmis  qui  élèvent  les  œufs  de  puce- 


DOMBSTICATION  i93 

roDS  soient  précisément  ces  mêmes  fourmis  jaunes  qui 
tiennent  vers  la  fin  de  la  mauvaise  saison  les  pucerons 
rassemblés  dans  leur  nid,  quoique  chaque  saison  voie 
le  passage  de  Fun  de  ces  faits  à  l'autre  se  renouveler, 
c'est-à-dire  des  fourmis  tenir  leurs  nourriciers  au  pied 
des  plantes  voisines  de  la  fourmilière  dans  le  prolon- 
gement de  leurs  couloirs,  puis  les  emporter  au  fond 
de  l'habitation,  les  y  réunir  et  y  recueillir  leurs  œufs. 
Nous  ne  le  prétendons  pas,  parce  qu'il  n'y  aurait  aucun 
moyen  de  contrôler  notre  assertion  ;  nous  voulions 
seulement  montrer  que  rien  ne  répugne  à  ce  que  les 
observations  d'Huber  soient  placées  dans  un  ordre  sa- 
tisfaisant pour  l'esprit,  et  par  là  préparer  l'explication 
psychologique  que  nous  allons  en  tenter. 

On  pourait  attribuer  à  la  sélection  l'évolution  pré- 
cédemment décrite.  Celles  des  fourmis  qui  disposent 
le  plus  à  leur  gré  des  pucerons^  qui  en  savent  réunir 
le  plus  grand  nombre  dans  leur  nid  auraient  été  * 
par  là  favorisées  d'un  avantage  considérable  n'ayant 
plus  à  courir  les  chemins  pour  y  conquérir  une  proie 
incertaine,  et  auraient  d'abord  prospéré,  tandis  que 
celles  de  leurs  congénères,  qui  n'auraient  point  su 
inventer  la  même  industrie,  auraient  d'abord  dépéri  et 
finalement  succombé.  C'est  ainsi  que  Darwin  explique 
les  instinct  esclavagistes  des  fourmis  (Origine  des 
espèces f  trad.  de  Clém.  Royer,  p.  277).  Mais  cette 
théorie  souffre  des  objections  diverses.  D'abord  on  ne 
voit  pas  que  des  fourmilières  où  l'élevage  des  pucerons 
n'a  pas  lieu  aient  dû  périr  faute  de  cette  industrie  ;  car 
elles  ont  pu  en  développer  d'autres,  comme  l'escla- 
vage, la  chasse  aux  insectes  ou  l'emmagasinement  des 


494  SOCIÉTÉS  ACCIDENTELLES 

graines,  qui  ne  les  eussent  pas  moins  favorisées.  De  fait, 
il  n'y  a  guère  que  quatre  ou  cinq  espèces  qui  se  livrent 
à  rélevage  des  pucerons.  Ensuite,  la  sélectioù  étant 
admise  rencontrerait  de  grandes  difficultés  dans  .les 
premiers  commencements  du  phénomène.  Un  puce- 
ron emporté  par  une  fourmi  dans  l'intérieur  de  la  four- 
milière constituait  pour  elle  un  bien  chétif  avantage  ;  cet 
avantage  pouvait  à  ce  moment  là  même  être  compensé 
par  une  multitude  d'inconvénients  venant  d'autre  part 
et  l'évolution  être  ainsi  arrêtée  dans  son  germe.  Je 
sais  bien  que  la  nature  procède  par  actions  lentes  et 
insensibles  ;  mais  encore  faut-il  montrer  la  raison  de 
leur  persistance  et  de  leur  conservation  :  les  esprits  les 
moins  prévenus  répugnent  à  tenir  compte  des  influen- 
ces infmiment  petites,  presque  négligeables  à  force 
d'être  minimes,  quand  on  ne  leur  explique  pas  pour- 
quoi ces  influences,  au  lieu  d'être  combattues  par 
d'autres  variations  en  sens  contraire,  comme  il  y  a 
mille  chances  que  cela  arrive,  ont  été  pour  ainsi  dire 
précieusement  recueillies  et  patiemment  confirmées. 
Or  de  ce  qu'une  fourmi  neutre  a  une  fois  emporté  un 
puceron  dans  la  demeure  commune,  s'ensuivra-t-il 
une  tendance  chez  les  fourmis  neutres  de  la  génération 
suivante  à  renouveler  cette  tentative,  et  cette  tendance 
ira-t-elle  se  confirmant  de  génération  en  génération? 
C'est,  on  l'avouera,  une  inférence  qui  n'est  pas  d'une 
nécessité  absolue.  En  tous  cas,  —  et  c'est  là  le  point 
décisif  de  l'objection,  —  le  fait  initial  lui-même  de- 
mande à  être  expliqué  :  emporter  un  puceron  dans  les 
galeries  souterraines,  recueillir  surtout  ses  œufs  et  les 
soigner  pendant  un  hiver,  voilà  le  fait  sur  lequel  repose 


DOMESTICATION  195 

la  théorie,  fait  dont  la  sélection  explique  ou  n'explique 
pas  la  répétition  habituelle  et  héréditaire,  mais  qu'elle 
n'explique  assurément  pas  en  lui-môme.  Toute  accu- 
mulation d'instincts  en  vertu  de  la  survivance  des  plus 
aptes  suppose  un  premier  acte  d'initiative  et  le  dis- 
cernement qu'il  faut  lui-môme  qualifier  d'instinctif, 
puisqu'il  n'est  pas  explicable  par  les  procédés  connus 
de  notre  propre  intelligence.  L'élément  avec  lequel  on 
construit  cette  théorie  de  l'instinct  renferme  donc  l'ins- 
tinct lui-môme,  c'est-à-dire  le  mode  d'intelligence  dont 
la  théorie  a  pour  but  d'expliquer  la  genèse.  C'est  là,  si 
nous  ne  nous  trompons,  un  véritable  cercle  où  la  ques- 
tion sert  de  solution  à  la  question  même.  Pour  ces 
raisons,  il  nous  semble  préférable  de  chercher  ailleurs 
l'explication  désirée  ;  c'est  à  ce  fait  initial  de  discerne- 
ment qu'il  faut  nous  attacher;  c'est  ce  mode  spécial 
d'intelligence  qu'il  faut  tâcher  de  définir.  Cet  éclair- 
cissement obtenu,  nous  verrons  peut-être  l'évolution 
tout  entière  de  l'institution  sociale  qui  nous  occupe  en 
sortir  par  voie  de  progrès  continu,  en  vertu  des  mêmes 
principes  qui  en  expliquent  le  germe. 

11  est  évident  qu'un  mode  d'intelligence,  quel  qu'il 
soit,  ne  peut  être  compris  de  nous  que  si  nous  en 
trouvons  l'analogue  dans  notre  propre  intelligence. 
C'est  là  une  condition  de  la  psychologie  animale  qu'il 
faut  accepter  résolument.  Ou  la  conscience  animale 
ne  nous  est  pas  accessible,  ou,  si  elle  l'est,  elle  ne  nous 
est  connue  qu'en  fonction  de  la  nôtre.  En  fait  de  con- 
science, plus  encore  qu'en  tout  ordre  de  connaissance, 
ce  que  nous  ne  sommes  pas,  nous  n'avons  aucun 
moyen  de  le  connaître  ;  en  d'autres  termes,  ici  connais- 


496  SOCIÉTÉS  ACCIDENTELLES 

sance  et  conscience  c'est  la  même  chose.  Si  donc  nous 
prétendons  expliquer  les  fait  exposés  tout  à  l'heure, 
.dans  leur  sens  psychologique,  ce  ne  peut  être  que 
pour  les  avoir  rencontrés  dans  Tintelligence  humaine. 
Or,  nous  croyons  que  le  mode  de  penser  employé  ici 
par  la  fourmi  est  en  effet  fréquent  chez  l'homme,  bien 
qu'inaperçu.  Les  psychologues  se  font  à  l'égard  de 
nos  opérations  intellectuelles  une  singulière  illusion. 
Depuis  qu'Aristote  a  analysé  le  raisonnement,  ils  ont 
pris  le  syllogisme  pour  la  forme  exclusive,  pour  le  type 
unique  de  nos  connexions  d'idées  concluantes,  et  ont 
semblé  ignorer  qu'elles  en  puissent  revêtir  aucune 
autre.  Cependant,  dès  le  dix-septième  siècle,  nous 
voyons  des  doutes  s'élever  à  l'endroit  de  ce  préjugé 
scolastique.  D'après  Descartes,  la  vérité  ne  s'obtenait 
que  par  a  ces  longues  chaînes  de  raisons  toutes  simples 
et  toutes  faciles  j>  qui  s' entresuivent  à  partir  d'un  prin- 
cipe unique.  Pascal  comprit  que  les  hommes  se  con- 
vainquent eux-mêmes  et  persuadent  les  autres  plus 
facilement  sans  ces  longues  chaînes  de  raisonnement 
que  par  elles,  et  il  reconnut  l'instantanéité  de  chacune 
de  nos  inférences,  du  moins  au  moment  où  elles  sont 
conçues.  Ce  n'est  pas  seulement  au  terme  d'une  longue 
suite  de  répercussions  sur  une  série  de  miroirs  conve- 
nablement disposés  que  la  lumière  de  la  vérité  nous 
arrive,  elle  illumine  soudainement  l'esprit  à  chacun  de 
ses  actes  et  à  chaque  fois  par  un  principe  nouveau. 
Souvent  même  ces  principes  épars  projettent  sur  nos 
pensées  une  lueur  dont  la  source  nous  reste  inconnue  ; 
et  ce  qui  nous  détermine  à  croire,  ce  ne  sont  pas  les 
pensées  que  nous  voyons,  mais  d'autres  qui  sont  situées 


DOMESTICATION  197 

plus  profondément  et  que  nous  ne  voyons  pas.  Les 
conclusions  n'en  sont  pas  moins  légitimes.  Cette  péné- 
trante analyse  de  notre  mode  le  plus  ordinaire  de 
penser  n'eut  pas  de  continuateurs  en  France.  Mais 
récemment  elle  vient  d'être  reprise  en  Angleterre. 
M.  Spencer  a  bien  vu  que  le  syllogisme,  avec  ses  pro- 
positions explicites  multipliées,  n'est  usité  le  plud 
souvent  que  pour  vérifier  une  inférence  acquise,  que 
cette  inférence  est  même  déjà  impliquée  dans  la  dé- 
couverte du  moyen  terme,  enfin  que  l'esprit  omet 
presque  toujours  la  proposition  générale  qui  semble  le 
nœud  de  tout  syllogisme,  et  même  passe  directement 
du  particulier  au  particulier  {iy  Les  faits  nous  pa- 
raissent confirmer  cette  vue  nouvelle.  Il  ne  faut  pas 
oubliei"  que  la  pensée  a  toujours  pour  fin  une  action 
en  qui  elle  se  vérifie.  Tout  ce  qui  s'interpose  entre 
l'observation  d'un  mouvement  extérieur  et  le  mouve- 
ment volontaire  correspondant,  généralisation,  classi- 
fication, induction,  syllogisme,  n'a  d'autre  raison  d'être 
que  de  préparer  pour  l'avenir  des  actions  mieux  ap- 
propriées quand  le  même  phénomène  réapparaîtra,  et 
de  nous  permettre  des  combinaisons  de  moyens  plus 
étendues,  plus  exactes,  plus  variées  :  la  spéculation 
n'est  pas  sa  fin  à  elle  même.  Maintenant,  quelques 

(1)  Voir  Leibniz,  De  anima  brutorum,  et  les  Essais  IV,  ivii;  St.  Mill, 
Logique,  Irad.  L.  Peisse,  11,  chap.  m;  Hartmann,  tout  le  chapitre  intitulé 
V Inconscient  dans  la  pensée,  et  Lew&î,  The  physical  basis  of  Mind,  p,  358, 
(aDgl.)  «  The  feeling  which  détermines  an  action  ia  operative  althoughl 
it  may  net  be  discreminated  from  simultaneous  feelings.  When  this  is  the 
case,  we  aay  tbe  feeling  U  unconscious,  but  Ihis  no  more  meana  that  it  is 
a  porely  physical  process  taking  place  outside  the  sphère  of  sentience, 
ihan  the  immoral  conduct  of  a  man  would  be  said  to  be  mechanical,  and 
not  the  coadact  of  a  moral  agent.  » 

13 


198  SOCIÉTÉS  ACCIDBNTBLLBS 

ressources  que  ces  opérations  de  synthèse  et  d'analyse 
communiquent  à  l'activité,  tant  que  l'action  reste  re- 
lativement simple,  elles  ne  lui  sont  pas  indispensables  : 
leur  défaut  n'empêche  pas  l'adaptation  ;  les  combinai- 
sons qui  l'obtiennent  sont  seulement  plus  courtes,  plus 
hésitantes  et  plus  restreintes  en  nombre.  C'est  le  spec- 
tacle que  nous  offre  l'intelligence  de  l'enfant.  Dénué 
d'idées  générales,  il  sait  néanmoins  combiner  ses  mou- 
vements en  raison  des  circonstances  pour  maintenir 
son  équilibre,  pour  saisir  sa  nourriture,  pour  tendre 
les  bras  à  qui  le  caresse,  pour  obtenir  ce  qu'il  souhaite, 
pour  écarter  ce  qui  le  contrarie  ou  ce  qui  le  blesse  (1). 
A  chaque  sollicitation  du  monde  extérieur,  il  corres- 
pond dans  tous  ces  cas  par  une  série  de  mouvements 
convenables,  d'une  façon  immédiate,  sans  passer  par 
des  réflexions  dont  il  est  incapable  encore.  C'est  le 
spectacle  que  nous  offre  de  même  Tart  primitif  de  l'hu- 
manité. Croit-on  que  le  levier,  le  javelot,  les  pratiques 
comme  celles  de  se  laver  et  de  laver  les  aliments,  de 
cuire  ceux-ci,  de  fendre  les  os,  de  dépecer  la  viande 
avec  des  cailloux,  qu'en  un  mot  les  découvertes  les 
plus  humbles  et  les  plus  essentielles  aient  été  dues  à 
des  raisonnements  fondés  sur  des  idées  générales?  Si 
nous  ne  nous  trompons,  la  théorie  mécanique  du  boo- 
merang, cet  instrument  de  chasse  qui  revient,  après 
avoir  touché  le  but,  vers  celui  qui  l'a  lancé,  embarras- 


(1)  Noua  avons  vu  un  eufant  de  Irois  moU  dont  on  approchait  une 
lumière  taudis  qu*il  était  couché  dans  son  berceau,  blessé  sans  doute  du 
trop  lit  éclat  de  cette  lumière,  tirer  peu  à  peu  sa  couvertore  par  des 
moufements  mal  concertés  jusque  sur  ses  yeux,  et  s*en  cacher  entière- 
ment. 


DOMESTICATION  199 

serait  nos  savants  actuels.  II  a  fallu  de  longs  efforts  pour 
expliquer  théoriquement  les  procédés  chimiques  dont 
rhumanité  se  sert  depuis  dés  temps  immémoriaux 
dans  la  préparation  des  métaux,  du  vin,  du  laitage,  etc.; 
l'horticulture  a  précédé  la  botanique,  et  c'est  aux  éle- 
veurs que  Darwin  a  emprunté  l'idée  de  sélection,  loin 
que  ceux-ci  la  tiennent  de  lui.  La  pratique  partout  à 
devancé  la  théorie.  En  d'autres  termes,  Faction  s'est 
partout  adaptée  aux  circonstances  sans  le  secours  de 
la  pensée  abstraite.  La  combinaison  de  moyens  con- 
crets particuliers  en  vue  de  fins*  également  concrètes 
et  spéciales  est  donc  possible  ;  elle  domine  la  vie  sau- 
vage et  compte  encore  pour  une  bonne  part  dans  la  vie 
civilisée.  Il  y  a  des  inférences  qui  se  font  sans  concepts 
généraux,  il  y  a  un  mode  de  conclusions  qui  se  passe 
de  la  raison,  du  moins  dans  les  cas  simples  et  pour  les 
combinaisons  courtes.  Mais  la  raison,  c'est-à-dire  l'en- 
semble de  ces  opérations  abstraites  dont  nous  parlions 
tout  à  l'heure,  c'est  la  condition  de  la  conscience,  et 
en  un  sens,  c'est  la  conscience  même.  L'homme  peut 
donc  penser  utilement  sans  conscience,  ou  plutôt  avec 
un  très  faible  degré  de  conscience.  La  plus  grande 
partie  de  sa  vie,  la  plus  inaperçue  naturellement,  ap- 
partient à  l'instinct. 

Une  pré  vision,  môme  assez  éloignée,  n'est  pas  exclue 
parce  mode  d'action.  Il  n'est  pas  nécessaire,  pour  pré- 
voir môme  à  distance,  de  se  guider  d'après  une  règle  gé- 
nérale .  Laissons  de  côté  les  pressentiments  ;  ce  qui  nous 
est  arrivé  une  fois  dans  certaines  circonstances,  nous 
le  redoutons  ou  l'espérons  quand  les  mêmes  circon- 
stances réapparaissent.  Mais  même  en  l'absence  de  ces 


200  SOCIÉTÉS  ACCIDENTELLES 

circonstaaces,  par  cela  même  que.  nous  l'avons  éprouvé 
une  fois,  nous  l'attendons  ou  le  redoutons  encore, 
même  en  dépit  des  raisonnements  explicites  qui  nous 
en  démontrent  l'impossibilité .  A  plus  forte  raison  quand 
nous  ne  raisonnons  pas  clairement  et  nous  abandon- 
nons à  nos  impulsions.  Il  suffit  dans  ce  cas  qu'un  fait 
ait  été  représenté  confusément  comme  possible  pour 
qu'il  devienne  l'objet  d'une  attente  ou  d'un  effroi  per- 
sistants. Inévitablement,  cette  anticipation  suggère  des 
actes  destinés  à  provoquer  ou  à  conjurer  son  appari- 
tion. Et  ces  trois  phénomènes,  représentation  confuse 
d'un  fait  agréable  ou  redouté,  attente  de  son  appari- 
tion, activité  déployée  pour  y  correspondre  ne  feront 
pour  ainsi  dire  qu'un  seul  et  même  fait  dont  les  diffé- 
rentes parties  seront  liées  par  une  sorte  d'immédia- 
tion  organique.  On  peut  même  aller  plus  loin  et  soute- 
nir qu'une  attente  est  provoquée  parfois  et  des  actes 
correspondants  suggérés  en  l'absence  de  toute  repré- 
sentation d'un  fait  possible.  Est-ce  que  l'expérimenta- 
teur dans  son  laboratoire  ne  tourmente  pas  la  matière 
de  mille  façons  sans  toujours  savoir  ce  qu'il  attend  de 
ses  expériences  ?  Est-ce  que  plusieurs  des  plus  impor- 
tantes découvertes  ne  résultent  pas  de  ces  tentatives 
qui  ont  été  faites  pour  voir?  Est-ce  que  l'enfant  el  le 
sauvage  n'exécutent  pas  sur-le  champ  toutes  les  combi- 
binaisons  de  mouvements  qui  sollicitent  leur  fantaisie? 
Ne  sait-on  pas  quelle  surveillance  est  nécessaire  pour 
prévenir  les  effets  des  idées  bizarres  qui  peuvent  pas- 
ser par  la  tête  des  enfants  dans  nos  demeures  pleines 
de  substances  et  d'instruments  dangereux?  Il  se  dé- 
pense dans  ces  deux  états  de  l'humanité  une  somme 


DOMESTICATION  201 

inouïe  de  forces  en  tâtonnements  multipliés  dirigés  à  la 
fois  dans  tous  les  sens.  Que  si  ces  tâtonnements  réus- 
sissent, comme  cela  arrive,  il  ne  faut  pas  en  faire  hon- 
neur au  hasard  seul.  Une  raison  cachée  détermine  ces 
succès.  C'est  l'idée  très  indéterminée  qu'il  y  a  un  parti 
à  tirer  des  phénomènes .  de  ce  monde,  idée  née  de 
trouvailles  antérieures.  Il  n'est  pas  besoin  que  cette 
idée  ait  été  formulée  en  une  règle  :  toute  confuse  et 
obscure  qu'elle  est,  elle  explique  ces  reconnaissances 
désordonnées  poussées  incessamment  par  les  activités 
ignorantes  d'elles-iidêmes  dans  toutes  les  voies  qui 
leur  sontouvertes  et  même  dans  le  champ  de  l'avenir  où 
nulle  route  n'est  frayée. 

Supposons  que  Tune  de  ces  mille  et  mille  tentatives 
ait  été  suivie  de  succès.  L'acte  agréable  sera  répété; 
il  n'est  pas  besoin  de  raisonnement  pour  cela.  Nous 
répétons  sans  raison  apparente  les  actes  même  indif- 
férents. Sommes-nous  entrés  une  fois  dans  un  magasin, 
sommes-nous  descendus  à  un  hôtel,  de  deux  routes 
indifférentes  avons-nous  suivi  Tune,  c'est  assez  pour 
nous  déterminer  à  y  revenir  de  préférence  au  prochain 
besoin  que  nous  en  aurons.  Aplus  forte  raison  les  actes 
agréables  seront-ils  réitérés,  et  de  plus  en  plus  néces- 
cessairement.  Mais  s'ils  sont  réitérés  par  un  seul  sans 
raisonnement,  sans  plus  de  raisonnement  ils  seront 
imités  par  les  autres.  Nous  avons  remarqué  que  la 
seule  vue  d'un  acte  entraîne  un  commencement  d'exé- 
cution de  cet  acte,  parce  que  nous  ne  pouvons  nous  le 
représenter  sans  le  refaire,  pour  ainsi  dire,  en  nous- 
mêmes.  De  là  l'inévitable  extension,  au  sein  d'un 
groupe  quelconque  d'êtres  humains,  du  mode  d'action 


20%  SOCIÉTÉS  ACCIDENTELLES 

inauguré  par  Tinitiative  inconsciente  d'un  individu.  Et 
si  plusieurs  Timitent,  chacun  d'eux  sera  entraîné  par 
l'impulsion  signalée  tout  à  l'heure,  c'est-à-dire  par  une 
attente  vague  d'un  avantage  inconnu,  à  le  varier  de 
mille  manières,  jusqu'à  ce  que  l'activité  ainsi  dépensée 
soit  mieux  adaptée  aux  circonstances  où  elle  se  déve- 
loppe. Par  cela  môme  qu'il  sera  imité,  l'acte  en  ques- 
tion sera  donc  peu  à  peu  corrigé,  précisé,  étendu, 
ramifié  de  proche  en  proche  en  opérations  partielles, 
perfectionné  en  un  mot.  La  raison  expresse  syllogis- 
tique  est  si  peu  nécessaire  à  un  tel.  progrès  que  le  lan- 
gage lui-même  n'y  semble  pas  indispensable.  En  fait, 
dans  les  origines  de  l'humanité,  comme  chez  les  sau- 
vages actuels,  des  améliorations  semblables  ont  été 
réalisées  par  des  hommes  dont  le  langage  était  inca- 
pable d'exprimer  les  connexions  rigoureuses,  logiques 
de  la  pensée.  Viennent  ensuite  l'habitude  et  l'hérédité  ; 
elles  consolident  ces  modes  d'action  nouveaux  dans 
l'individu,  puis  dans  la  race,  sans  qu'il  soit  nécessaire 
d'invoquer  le  secours  ni  de  la  fatalité  sélective,  ni  de 
la  liberté  rationnelle  ;  l'instinct  étant,  de  l'aveu  de  tous, 
intermédiaire  entre  le  mécanisme  aveugle  et  la  claire 
intelligence. 

En  résumé,  il  y  a  dans  l'homme,  si  les  faits  que  nous 
avons  cités  sont  exacts  et  bien  interprétés,  un  mode 
d'intelligence  inconscient  ou  mieux  subconscient,  ca- 
pable d'adapter  nos  actes  à  des  circonstances  même 
en  quelque  degré  complexes  et  éloignées.  C'est  ce 
mode  d'intelligence  que  nous  croyons  pouvoir  attribuer 
à  l'animal  dans  la  plupart  des  cas.  C'est  une  solution 
grossière  du  problème  de  Tinstinct  que  de  le  présenter 


DOMESTICATION  203 

sans  plus  d'explication,  comme  un  moindre  degré 
d'intelligence.  Comme,  en  effet,  on  a  toujours  devant 
les  yeux,  quand  on  parle  de  l'intelligence  humaine, 
l'intelligence  explicite  ou  la  raison,  on  réunit  ainsi  deux 
conceptions  contradictoires,  car  un  moindre  degré  de 
raison  semble  supposer  toujours  la  pleine  conscience 
qui  accompagne  la  raison,  tandis  que  ce  qui  caracté- 
rise l'activité  de  l'animal  inférieur,  c'est  précisément 
l'absence  de  conscience.  C'est  dire  que  cet  animal  réflé- 
chit alors  qu'évidemment  il  ne  réQéchit  point.  De  là  le 
facile  triomphe  de  ceux  qui  veulent  maintenir  une  sé- 
paration radicale  entre  son  mode  de  penser  et  le  nôtre. 
Si,  au  contraire,  il  était  reconnu,  comme  nous  le  de- 
mandons, qu'il  y  a  dans  Thomme  même  une  sorte  d'in- 
telligence différente  de  l'intelligence  rationnelle  et  qui, 
tout  en  étant  un  moindre  degré  de  compréhension,  est 
en  même  temps,  vu  l'intervalle,  une  forme  inférieure 
de  compréhension,  la  difficulté  serait  levée  et  l'adver- 
saire réduit  dans  son  dernier  retranchement.  Rien  ne 
s'opposerait  à  ce  que  cette  sorte  d'intelligence  soit  attri- 
buée à  l'animal,  même  inférieur,  même  doué  d'organes 
très  imparfaits,  car  si  nous  avons  un  cerveau  si  déve- 
loppé, c'est  surtout  pour  des  fonctions  de  réflexion  et 
d'expression  sans  lesquelles  la  vie,  quoique  moins 
énergique  et  moins  variée,  serait  encore  possible  dans 
ses  fonctions  essentielles.  Bref  l'humanité  accomplit 
ses  premiers  stades  d'évolution,  —  dans  l'individu  et 
dans  l'espèce,  —  invente  et  perfectionne  ses  premiers 
arts  sans  manifester  la  raison  sous  sa  forme  analytique 
et  explicite;  pourquoi  l'animal  ne  ferait- il  pas  de  même 
pendant  son  évolution  tout  entière? 


204  SOCIÉTÉS  ACCIDENTELLES 

Il  semble  qu'après  cela  le  fait  de  domestication  que 
nous  nous  proposions  d'expliquer  soit  beaucoup  moins 
extraordinaire.  Otons  a  la  fourmi  toutes  les  facultés  de 
réflexion  et  d'expression  par  lesquelles  l'humanité  est 
caractérisée  à  un  si  haut  point;  il  pourra  lui  rester  des 
facultés  d'adaptation  et  de  correspondance  par  rapport 
aux  circonstances  extérieures  qui  ressembleront  aux 
nôtres  dans  leur  mode  le  plus  humble  et  dans  leurs 
résultats  les  plus  modestes.  Ces  actes  successifs,  dans 
lesquels  se  résout  le  fait  total  de  la  domestication  des 
pucerons,  ne  sont-ils  pas,  chacun  pris  à  part,  à  la  por- 
tée d'une  intelligence  des  moins  développées  ?  Quand 
la  fourmi  ne  dispose  que  d'un  seul  moyeu  dç  défense 
ou  de  protection  perrtanehte,  à  savoir  construire  un 
mur  de  terre,  qu'y  a-t-il  d'étonnant  à  ce  qu'elle  l'em- 
ploie pour  mettre  en  sûreté  les  pucerons,  d'abord  sur 
la  branche,  ensuite  sous  les  feuilles  de  plantin  ?  Quand 
elle  transporte  chaque  jour  ses  œufs  et  ses  nymphes 
d'un  endroit  à  l'autre  de  la  fourmilière,  qu'y  a-t-il 
d'étonnant  à  ce  qu'elle  ait  l'idée  de  transporter  les 
pucerons  dans  ses  galeries  au  moment  où  elle  s'y 
retire  elle-même  ?  Quand  elle  soigne  ses  propres  œufs 
dans  ces  galeries,  qu'y  a-t-il  d'étonnant  à  ce  qu'elle 
s'avise  de  rendre  les  mêmes  soins  aux  œufs  des  puce- 
rons pour  voir  et  qu'ayant  réussi  elle  continue  cette 
industrie  en  la  perfectionnant  ;  si  bien  que  peu  à  peu 
ils  soient  réunis  en  une  sorte  de  couvoir  commun? 
Il  faut  songer  que  TinteUigence  dépensée  ici  n'est  pas 
celle  d'une  fourmi  individuelle,  mais  celle  d'une  mul- 
titude considérable  qui  vient  s'ajouter  dans  le  détail 


DOMESTICATION  20S 

des  actes  aux  efTorts  de  chacune,  multipliant  les  tâton- 
nements, accumulant  les  corrections,  ne  laissant  rien 
perdre  de  tout  ce  qui  réussit  et  l'imitant  aussitôt  pour 
l'améliorer  (1).  Il  faut  se  dire  que  tout  cela  se  passe 
probablement  comme  dans  un  rêve,  sans  une  cons- 
cience plus  nette  que  la  promenade  d'un  somnambule 
au  bord  d'un  toit,  et  que  cependant  cela  touche  au  but 
par  le  même  motif,  à  savoir  qu'il  n'est  pas  besoin  de 
syllogismes  à  la  faculté  mentale  pour  adapter  les  mou- 
vements aux  exigences  du  besoin.  Il  n'est  pas  inutile 
enfin  de  rappeler  que  les  pucerons  vont,  pour  ainsi 
dire,  au-devant  de  la  servitude,  et  que  les  circonstances 
sont  aussi  favorables,  j'allais  dire  aussi  tentantes  que 
possible  ;  d'autres  espèces  les  eussent  rencontrées, 
elles  en  eussent  sans  doute  profité,  pourvu  toutefois 
qu'elles  fussent  sociales  elles-mêmes  ;  car,  assurément, 
l'intelligence  individuelle  n'eût  pas  suffi  à  de  pareils 
effets. 

« 

Nous  en  avons  fini  avec  les  groupes  composés  d'ani- 
maux d'espèces  différentes.  Nous  remarquerons  seu- 
lement, avant  de  clore  ce  chapitre,  que  les  trois  sortes 
de  groupes  étudiés  ici  ont  des  limites  flottantes  dont 


(1)  Des  fourmis  que  j'ai  observées  {Formica  emarginaia),  en  allant  à  la 
découverte j  comme  elles  le  font  sans  cesse,  sur  les  plantes  d'une  petite 
cour,  se  sont  aperçues  que  les  sépales  d'un  Géranium  macrorrhizon  sécré- 
taient une  liqueur  douce  et  sont  venues  en  foule  boire  ce  liquide  et  môme 
brouter  le  bord  des  sépales.  Pendant  plusieurs  jours  le  géranium  avait  été 
en  fleurs  avant  qu'elles  ne  s'avisassent  de  cettre  trouvaille.  Un  autre 
géranium  de  la  môme  espèce,  daus  un  jardin  très -vaste,  ne  recevait 
aucune  visite  de  ce  genre.  Un  cactus  en  fleurs  fut  aussi,  au  bout  de 
quelques  jours,  visité  de  môme  pour  le  liquide  que  contenait  sa  corolle 
profonde.  Ni  Tun  ni  l'autre  n'avaient,  bien  entendu,  été  toujours  dans 
cette  cour^  L*mstinct  avait  donc  ici  dû  commencer. 


206     .  SOCIÉTÉS  ACCIDENTELLES 

nous  reconnaissons  le  caractère  incertain.  Nous  avons 
dû  cependant  forcer  les  lignes,  comme  il  arrive  à  tous 
ceux  qui  font  des  classifications.  Qu'il  soit  donc  bien 
entendu  que  le  parasitisme  et  le  commensalisme,  le 
commensalisme  et  la  mutualité  sont,  de  notre  aveu,  en 
certains  cas  intermédiaires,  très  difficiles  à  distinguer 
les  uns  des  autres  ;  la  difficulté  nous  parait  cependant 
devoir  être  moins  grande,  si  l'on  veut  bien  nous  suivre 
et  adopter  les  défmitions  précises  que  nous  avons 
essayé  d'en  donner. 

Nous  allons  maintenant  étudier  les  sociétés  nor- 
males. Nous  retrouverons  les  fourmis  à  leur  place  dans 
réchelle  des  animaux  sociables;  ce  n'est  pas  sans  des- 
sein que  nous  nous  sommes  étendu,  à  propos  de  la 
domestication  des  pucerons,  sur  la  question  de  Tins- 
tînct  ;  nous  espérons  que  le  lecteur  se  rappellera  ces 
quelques  pages  et  qu'il  appliquera  ce  point  de  vue  au 
jugement  des  faits  du  même  ordre  qu'il  rencontrera  en 
grand  nombre  dans  le  cours  de  cette  étude. 


SECTION  II 

FONCTION  DE  NUTRITION 

SOCIÉTÉS  NORMALES  ENTRE  ANIMAUX  DE  MÊME  ESPÈCE 
InfiiaoirMi,  ZoophytM.  Tnniolers,  Vers. 


Sociétés  nonnales ,  leur  définition.  Il  y  en  a  de  troU  sortes.  De  celles 
qui  ont  pour  but  raccomplissement  en  commun  de  la  fonction  de 
nutrition;  leur  caractère. —  Question  préalable:  où  commence  le 
domaine  de  la  sociologie?  limites  qui  la  séparent  de  la  biologie.  — 
§  l«r.  Sociétés  de  nutrition  sans  communications  Tasculaires;  les 
Infusoires;  nature  et  cause  de  ces  groupements.  —  §  !2.  Sociétés  de 
nutrition  présentant  une  communication  vasculaire.  A^  les  Polypes; 

*  B,  les  Molluscoldes  ;  G,  les  Vers.  Interprétation  de  ces  diverses  struc- 
tures au  point  de  vue  sociologique.  —  De  la  Zygose  et  de  la  cou- 
crescence  ;  passage  aux  sociétés  de  reproduction. 


Nous  appelons  normales  des  sociétés  telles  que  leurs 
membres  ne  peuvent,  à  la  rigueur,  exister  sans  l'aide 
les  uns  des  autres.  Le  concours  est  ici  réciproque  à  ce 
point  que  les  êtres  conspirants  développent  à  vrai  dire 
une  seule  vie  à  plusieurs.  L'hôte  du  parasite  se  pas- 
serait de  son  importun  visiteur  ;  et  le  parasite  vivrait 
sans  son  hôte,  puisqu'il  en  change..  Les  commensaux 
peuvent  sans  inconvénient  grave  se  séparer,  et  pourvu 
que  la  transition  soit  ménagée,  la  mutualité  serait 


208  SOCIÉTÉS  NORMALES 

rompue  sans  entraîner  la  perte^  des  contractants.  Au 
contraire,  dès  que  deux  êtres  de  la  môme  espèce  exé- 
cutent en  commun  Tune  des  fonctions  vitales  essen- 
tielles,  ils  deviennent  indispensables  l'un  à  l'autre.  La 
chair  et  le  sang  les  unissent.  De  tels  liens  sont  indis- 
solubles. 

J-es  fonctions  vitales  vraiment  essentielles  à  l'exis- 
tence sont  la  nutrition  et  la  reproduction.  Il  semble- 
rait donc  que  nous  ne  devons  reconnaître  que  deux 
sortes  de  sociétés  normales.  Mais  nous  verrons  que  les 
fonctions  de  relation  sont  le  lien  d'une  troisième  sorte 
de  sociétés  que  noué  avons  placées,  sous  le  nom  de 
peuplades,  au-dessus  des  sociétés  domestiques.  C'est 
que  dans  la  peuplade,  en  effet,  la  sécurité  est  assurée 
et  la  vie  sauvegardée  par  l'échange  des  services  mu- 
tuels ;  c'est  que  surtout  tous  les  membres  de  la  peu- 
plade sont  unis  entre  eux  par  les  liens  du  sang,  sinon 
actuellement,  du  moins  dans  le  passé  en  tant  qu'issus 
des  mêmes  ancêtres,  et  dans  l'avenir  en  tant  que 
membres  possibles  de  sociétés  domestiques.  Tous  ceux 
de  sexe  différent  peuvent  contracter  et  contractent  en 
effet  au  sein  du  groupe  des  unions  conjugales  :  chez 
les  animaux,  il  est  rare  qu'aucune  alliance  se  produise 
en  dehors  de  la  horde  ;  même  dans  Thumanité  les 
mariages  ont  lieu  au  sein  de  la  même  nation  en  nom- 
bre incomparablement  plus  nombreux  qu'au  dehors. 
Et  de  même  qu'une  masse  d'hommes  d'origines  di- 
verses ne  forme  pas  un  groupe  cohérent,  organisé, 
avant  que  ces  éléments  disparates  soient  fondus  par 
les  alliances,  avant  que  l'agglomération  ait  commencé 
à  constituer  une  race  (le  Yankee  par  exemple  aux 


CARACTÈRES  ESSENTIELS  209 

Etats-Unis  ).  de  même  un  troupeau  formé  d'animaux 
de  provenances  diverses  est  loin  de  mériter  aussitôt 
le  nom  de  peuplade  et  de  montrer  l'organisation  pro- 
pre à  ce  genre  de  sociétés.  Plus  encore  que  dans 
la  société  humaine,  l'union  physiologique  doit  inter- 
venir ici  pour  façonner,  grâce  au  mélange  des  sangs, 
des  organismes  similaires,  doués  d'aptitudes  et  de  ten- 
dances communes,  et  pour  désigner  les  chefs  qui  sont 
ou  de  vieux  mâles  ou  des  mères  expérimentées.  Mais 
la  société  de  reproduction  repose  à  son  tour,  comme 
nous  le  verrons,  sur  la  société  de  nutrition  et  s'y  rat- 
tache étroitement.  Quand  donc  une  société  normale 
se  fonde  sur  le  partage  de  la  vie  de  relation,  elle  s'élève 
sur  une  base  organique,  elle  suppose  entre  ses  mem- 
bres une  véritable  communauté  ou  correspondance 
d'organes.  Elle  est  toujours  greffée  sur  la  société  de 
reproduction,  laquelle  est  greffée  elle-même  suria 
société  de  nutrition.  Aucune  société  accidentelle  n'a 
ce  caractère,  puisque  les  êtres  qui  forment  les  plus 
unies  d'entre  elles  n'appartiennent  pas  à  la  même 
espèce  et  ne  peuvent  par  conséquent  contracter  entre 
eux  de  ces  alliances  physiologiques  qui  font  de  toute 
société  normale  un  seul  vivant  dans  toute  la  force 
du  terme, 

Les  sociétés  normales  ainsi  caractérisées,  on  peut 
les  diviser  en  deux  groupes.  Ouïes  êtres  associés  pour 
une  fonction  essentielle  se  trouvent  en  naissant  unis 
organiquement  et  mis  en  communication  soit  par 
.leurs  tissus,  soit  par  leurs  cavités,  —  ou  bien  cette 
union  ne  se  fait  que  plus  tard,  et  la  communication 
des  tissus  ou , des  cavités  ne  s'établit  que  postérieure- 


210  SOCIÉTÉS  NORMALES 

ment  à  la  naissance.  Nous  sommes  par  là  autorisés 
à  classer  les  sociétés  normales  en  sociétés  primitives 
ou  natives  ou  en  sociétés  consécutives  ou  adventives. 
Disons  tout  de  suite  que  les  sociétés  natives  sont  pré- 
cisément celles  où  généralement  la  fonction  exercée 
en  commun  est  Tune  des  fonctions  de  nutrition,  tandis 
que  la  fonction  de  reproduction  (et  d  fortiori  la  vie  de 
rela^on)  sert  en  général  de  lien  aux  sociétés  adventi- 
ves,. qu'on  peut  à  ce  point  de  vue  appeler  aussi  élec- 
tive^, en  raison  du  choix  qui  intervient  nécessairement 
en  quelque  degré  dans  leur  formation. 

Nous  ne  nous  dissimulons  pas  ce  qu'ont  d'abstrait 
ces  premiers  linéaments  de  notre  classification,  et  nous 
allons  nous  hâter  de  leur  donner  un  corps,  en  entrant 
dans  le  détail  des  sociétés  concrètes  qu'ils  renferment. 
Mais  nous  sommes  arrêtés  par  une  difficulté  préalable 
qu'il  faut  écarter  avant  de  passer  outre.  Où  devons- 
nous  faire  commencer  l'étude  des  sociétés?  La  ques- 
tion est  délicate,  comme  on  va  le  voir. 

Si  nous  examinons  le  point  le  plus  élevé  où  l'on  ait 
placé  la  limite  inférieure  du  domaine  sociologique, 
nous  rencontrons  l'opinion  de  M.  Guarin  de  Vitry  qui 
n'est  que  celle  de  M.  Spencer,  plus  vigoureusement 
accentuée.  Selon  cet  auteur,  la  société  humaine  mérite 
seule  le  nom  de  société.  La  sociologie  a  essentielle- 
ment l'humanité  pour  objet.  Les  manifestations  de  la 
vie  sociale  qui  se  rencontrent  chez  l'animal  (trou- 
peaux, vols,  meutes,  ruches,  fourmilières)  ne  peuvent 
donner  lieu  qu'à  une  étude  préliminaire  ou  présociO'. 
logie.  Le  principe  de  cette  délimitation  est  exprimé 
dans  la  phrase  suivante  :  «  Bien  qu'au  fond  il  n'y  ait 


UMITBS  DE  LA  SOCKHjOGIE  211 

que  de  simples  différences  de  degrés  dans  les  diverses 
manifestations  de  la  vie,  nous  devons,  pour  acquérir  la 
connaissance  scientifique  de  chacune  d'elles  et  de  leur 
ensemble,  considérer  chaque  ordre  de  phénomènes  à 
son  maximum  de  développement  et  l'étudier  dans  la 
catégorie  où  il  se  produit  avec  le  plus  d'ampleur  et 
d'intensité  (4).  »  Nous  ne  nions  pas  que  l'ordre  indi- 
qué ici  ne  soit  avantageux,  mais  à  une  condition,  c'est 
que  les  clartés  recueillies  dans  l'examen  des  formes 
parfaites  soient  appliquées  ensuite  a  l'étude  des  formes 

transitoires  par  lesquelles  celles-là  sont  préparées, 
car  enfin  une  forme  inférieure  ne  cesse  pas,  pour  être 
telle,  de  mériter  une  place  dans  la  science.  Il  y  a  ici 
deux  extrêmes  à  éviter.  Il  serait  fâcheux  de  prendre  en 
un  sens  exclusif  le  beau  précepte  d'Âristote,  opposé  à 
celui-là  :  «  Etudier  les  phénomènes  de  la  vie  en  com- 
mençant par  les  rudiments  premiers,  c'est  suivre,  en 
politique  comme  dans  toutes  les  sciences,  la  meilleure 
méthode.  »  Rien  de  plus  juste  que  ce  principe,  si  l'on 
veut  y  voir  un  des  moments  essentiels  de  la  méthode  ; 
rien  de  plus  faux,  si  l'on  veut  réduire  à  ce  moment  la 
méthode  tout  entière.  L'objet  de  la  science,  c'est  l'évo- 
lution totale  de  chaque  groupe  de  phénomènes,  à 
partir  de  l'instant  où  il  devient  perceptible  jusqu'à 
l'instant  où  il  cesse  de  l'être.  Or,  les  faits  sociaux  sont 
trop  notables  dès  le  règne  animal  pour  qu'on  n'y  cher- 
che pas  les  premières  phases  de  l'évolution  sociologi- 
que. Il  serait  tout  à  fait  arbitraire  de  les  exclure  sous 

(t)  Revue  de  philosophie  positive,  mai-jain  1875.  Le  même  auteur  est 
revenu  sur  cette  question  dans  un  article  écrit  à  Toccasion  du  présent 
ouvrage  et  inséré  dans  la  même  revue^  nov.-déc.  1877. 


212  SOCIÉTÉS  NORMALES 

prétexte  qu'ils  ne  sont  qu'un  rudiment,  comme  aussi 
il  serait  arbitraire  d'exclure  de  la  science  sociale  les 
nations  civilisées  pour  ne  s'occuper  que  des  sociétés 
primitives.  Mais,  dit  M.  Guarin  de  Vitry,  les  sociétés 
animales  ne  se  distinguent  ni  du  monde  extérieur  ni 
des  autres  sociétés;  elles  n'ont  pas  d* elles  mêmes  une 
conscience  définie  qui  leur  permette  de  s'opposer 
nettement  à  ce  qui  n'est  pas  elles.  —  D'abord,  exiger 
qu'une  société  ait  une  conscience  distincte  pour  éten- 
dre jusqu'à  elle  les  limites  de  la  science,  c'est  peut-être 
exclure  de  la  science  les  sociétés  de  sauvages  ;  ensuite, 
est-il  nécessaire  que  la  conscience  sociale  aille  jus- 
qu'à se  donner  un  nom  et  à  se  conserver  dans  une 
tradition  pour  exister?  La  conscience  collective  n'est- 
elle  pas,  comme  la  conscience  individuelle,  susceptible 
de  degrés?  Cesse-t-elle  d'exister  pour  être  obscurcie, 
et  si  elle  subsiste  là  où  elle  s'oublie,  pourquoi  renon- 
cerait-on à  rétudier  là  où  elle  se  cherche?  Il  nous 
semble  donc  que  Tétude  des  sociétés  animales  forme 
non  pas  un  chapitre  préliminaire,  mais  le  premier 
chapitre  de  la  sociologie. 

C'est  en  vain  que  l'auteur  assure  que  si  la  limite 
qu'il  offre  n'est  pas  acceptée  il  nous  faudra  descendre 
jusqu'aux  sociétés  de  plantes  et  jusqu'aux  sociétés 
d'astres.  Que  si  un  observateur  exact  réussissait  à 
montrer  dans  les  rapports  des  plantes  entre  elles  ou 
dans  les  rapports  des  parties  d'une  même  plante  des 
traces  de  concours,  nous  ne  verrions  aucune  difficulté 
à  ce  que  ces  études  entrent  dans  le  corps  même  de  la 
science  sociale,  et  nous  ne  doutons  pas  qu'on  n'y 
trouve   appliqués    les  principes  généraux    de  cette 


LIMITES  DB  LA  SOCIOLOGIE  213 

science.  En  fait/  plusieurs  des  phénomènes  que  nous 
allons  rapporter  appartiennent  aussi  bien  au  règne  vé- 
gétal qu'au  règne  animal,  puisque  plusieurs  infusoires 
sont  d'une  nature  ambiguë.  Des  discussions  sur  le  vrai 
sens  du  mot  mdividu  et  des  termes  par  lesquels  des 
collections  d'individus  sont  désignées,  —  bourgeon, 
provirij  souche j  etc., —  ont  été  soulevées  par  les  bota- 
nistes avant  de  l'être  par  les  zoologistes  (1).  Quant  aux 
astres,  ils  ne  sont  pas  des  êtres  vivants.  Masses  de 
matière  inorganique,  aucune  réciprocité  de  fonctions 
ne  peut  les  unir;  à  moins  qu'on  n'abuse  du  langage 
jusqu'à  appeler  de  ce  nom  la  gravitation  universelle. 

La  sociologie  comprend  donc,  à  titre  de  moments  di- 
vers d'une  même  évolution,  les  faits  sociaux  manifestés 
par  l'animal  comme  ceux  manifestés  par  Thomme.  De 
même  que  Ton  doit  comprendre  dans  l'étude  biologique 
de  l'être  humain  la  vie  fœtale,  sans  que  la  démarcation 


(1)  Voir  M.  de  Quâtrefages,  Métamorphoses  de  V homme  et  des  ani- 
mauXy  p.  Î29  et  suiv.,  et  Hartmann,  Philosophie  de  r Inconscient,  vol.  II, 
p.   ICO.  Après  un  réâumô  des  diverses  opiDions  des  bolanistes  sur  ce 
sujet,  le  philosophe  alleniaDd  conclut  en  ces  ternies  :  «  Chacune  de  ces 
opinions  peut  s'appuyer  sur  de  solides  raisons.  Chacune  est  vraie  en  tant 
qu'elle  ''onsidère  telle  ou  telle  partie  comme  individu^  mais  est  fausse  en 
tant  qu*elle  conteste  les  autres  affirmations.  H  u*est  pas  question  ici  de  se 
prononcer  d'une  manière  exclusive  sur  tel  ou  tel  élément^  mais  de  les 
affirmer  également  comme  des  individus.  Non-seulement  la  plante  entière, 
mais  chaque  racine  et  chaque  pousse,  comme  chaque  feuille  et  chaque 
cellule,  réunissent  en  soi  toutes  les  unités  que  nous  avons  reconnues  plus 
haut  nécessaires  pour  constituer  Tindividualilé.  Cette  manière  de  voir  a 
trouvé  de  plus  en  plus  de  partisans.  Aussi  de  Candolle  distingue  cinq 
classes  d'individus  dans  le  végétal  (la  cellule,  le  bourgeon,  le  provin,la 
souche,  l'embryon) ,  Schleiden,  trois  (la  cellule, le  bourgeon,  la  souche); 
Hœckel^siz  (la  cellule,  Torgane,  lesegmeut  [antimère],  l'acticle  [métamère], 
le  rejeton,  la  souche  [cormus).  »  On  va  voir  que  la  question  s'est  posée 
pour  nous  dans  les  mêmes  termes  et  que  nous  l'avons  résolue  de  la  même 
manière. 

14 


214  SOCIÉTÉS  NORMALBS 

entre  cette  phase  de  la  vie  et  les  autres  cesse  d'être 
nettement  tranchée  ;  de  même,  sans  cesser  de  voir  dans 
la  société  humaine  Tépanouissement  de  la  vie  sociale, 
on  doit  en  étudier  les  rudiments  dans  les  sociétés  in- 
férieures. 

Faut-il  aller  plus  loin  ?  Faut-il  comprendre  dans  la 
sociologie  les  phénomènes  de  groupement  permanent 
qui  nous  sont  offerts  par  les  éléments  organiques  con- 
stituant l'individu?  Nous  le  croyons  encore.  Si  la 
netteté  de  la  conscience,  si  Topposition  de  soi  au 
monde,  si  la  mémoire  et  la  prévision  sont  les  caractères 
distinctifs  de  la  société  dans  la  cité  humaine,  pourquoi 
ces  mêmes  attributs  seraient-ils  exclusifs  de  l'associa- 
tion dans  rindividu  humain?  Et  de  fait,  nous  èommes 
composés  de  millions  de  petits  êtres  dont  le  concours  a 
été  comparé  par  les  plus  illustres  physiologistes  (l)au 
travail  des  ouvriers  dans  une  vaste  usine,  des  habitants 
dans  une  ville  immense,  les  artères  étant  comme  les 
routes  et  les  canaux  qui  portent  les  aliments  aux  dif- 
férents quartiers,  tandis  que  les  flerfs  ressemblent  aux 
fils  télégraphiques  qui  transmettent  les  informations  et 
les  impulsions  des  parties  au  centre,  du  centre  aux 
parties.  Aucun  fait  biologique  n'est  mieux  établi  que 
la  composition  de  l'individu. 

Les  objections  sérieuses  ne  peuvent  venir  que  du 


{\)  HfCKEL,  Histoire  naturelle  de  la  création^  p.  292.  —  YiRcaow, 
Pathologie  cellulaire,  chap.  iv:  vie  des  élémcuU,  migralioD  et  mobilisa- 
tion des  celluled,  voracité,  etc.^  p.  8(9  et  suiv.  —  C.  Bernard,  B^vue  des 
cours  scientifiques^  1864,  1*'  sept  ,  et  1875,  p.  778  —  ROBiN,  d^s  Eléments 
anatomtques,  p.  2,  etc.^MiuiB  Edwards,  leçons  de  physiologie ,  vol.  VIII, 
p.  4^0.  »  Beht,  Conférence  faite  ù  Auxerre,  citée  par  Gaétan  Delaunay, 
Programme  de  sociologie. 


UMITBS  DE  LA  SOCIOLOGIE  215 

côté  de  la  psychologie.  Il  semble,  en  effet,  que  le  nom 
d'individu  implique  l'existence  d'atomes  spirituels, 
d'êtres  absolument  simples.  Sans  parler  de  l'individua- 
lité humaine  qui  reste  en  dehors  de  notre  sujet,  que 
faut-il  penser  de  l'individualité  animale?  Assurément, 
elle  n'a  rien  d'absolu  ;  elle  est  relative  aux  différents 
états  du  sujet,  aux  différentes  phases  de  son  existence. 
Pendant  le  sommeil  elle  est  beaucoup  moins  décidée 
qu'àl'élat  de  veille  ;  les  anesthésiques  la  dépriment,  les 
excitants  l'exallent  ;  dans  le  jeune  âge,  mais  surtout 
avant  la  naissance,  elle  est  toute  virtuelle,  au  point  que 
le  fœtus  peut  devenir  un  monstre  double  où  la  con- 
science est  partagée  comme  le  senties  fonctions  vitales. 
Que  penser  de  la  simplicité  de  la  conscience  chez  un 
chien  empoisonné  par  le  curare,  sur  lequel  on  pratique 
la  respiration  artificielle?  Qu'on  arrête  le  mécanisme 
qui  entretient  la  respiration,  les  fonctions  cessent  de 
concourir,  s'isolent  en  quelque  sorte  l'une  après  l'au- 
tre ;  le  chien  va  mourir  :  qu'on  maintienne  ce  méca- 
nisme en  activité,  le  chien  vivra,  grâce  au  rétablisse- 
ment progressif  de  leur  concours.  Dans,  l'un  et  l'autre 
cas,  c'est  aussi  sa  conscience  qui  se  disperse  et  se 
ressaisit  avec  sa  vie.  Par  là  section  des  diverses  parties 
de  l'encéphale,  on  peut  diminuer  à  volonté  la  concen- 
tration delà  conscience.  Que  l'animal  soit  sacrifié,  une 
partie  de  son  corps  greffée  sur  un  autre  corps  entrera 
dans  la  sphère  de  la  conscience  de  ce  nouvel  hôte,  en 
sorte  qu'elle  aura  participé  successivement  à  deux 
consciences;  chose  impossible,  si  la  conscience  est 
indivisible.  Qu'y  a-t-il  de  commun,  qu'y  a-t-il  de  dis- 
tinct entre  la  conscience  de  la  mère  et  celle  du  fœtus 


216  SOCIÉTÉS  NORMALES 

chez  les  mammifères?.  Question  fort  embarrassante 
encore  si  le  principe  qui  anime  chacun  d'eux  est  un 
atome  psychique.  A  quelle  individualité  rattacher  les 
spermatozoaires  qui,  séparés  du  corps  du  mâle,  mènent 
ime  existence  indépendante  dans  le  sac  spermatique 
des  bourdons  et  des  guêpes,  dans  Thectocotyle  de  cer- 
tains céphalopodes  (Argonautes,  Philonexis^  Tremoc- 
fopus)?  (Sur  l'individualité,  voir  Spencer,  Biologie^ 
vol.  I,  p.  251.)  Enfin,  la  même  question  sera  posée  au 
sujet  des  animaux  qui,  dans  l'échelle  zoologique,  oc- 
cupent un  rang  inférieur,  précisément  parce  que  leur 
système  nerveux  (et  partant  leur  conscience)  est  formé 
de  centres  épars  dont  chacun  se  suffit,  comme  par 
exemple  les  lombrics  et  d'autres  annéUdes.  Il  est  donc 
plus  conforme  aux  données  de  l'expérience  de  consi- 
dérer la  conscience  animale  comme  un  tout  de  coali- 
tion que  comme  une  chose  absolument  simple.  Dans  ce 
qu'on  appelle  ordinairement  l'individu  animal,  comme 
dans  la  société  composée  d'individus,  l'individualité 
est  susceptible  de  degrés,  et  suppose  partout  l'as- 
.sociation  dont  elle  est  en  un  sens  la  cause,  en  un 
sens  le  résultat.  A  ce  point  de  vue  encore,  l'individu, 
simple  en  apparence,  rentre,  en  tant  que  constitué 
lui-même  par  d'autres  individus,  dans  le  cadre  de  la 
sociologie.  Plusieurs  des  questions  dont  il  est  l'objet 
se  rencontrent  au  seuil  de  la  science  sociale. 

Certaines  considérations  morphologiques ,  c'est-à- 
dire  tirées  de  l'aspect  des  êtres  vivants,  jouent  un  rôle 
prépondérantdans  notre  conception  del'individu.  Nous 
nous  prenons  nous-mêmes  comme  types  de  l'indivi- 
dualité et  la  refusons  à  tout  être  qui  s'écdrte  de  ce  type. 


LIMITES  DE  LA  SOCIOLOGIE  217 

Dès  qu'un  vivant  cesse  d'offrir  des  contours  définis  et 
de  jouir  du  mouvement  indépendant,  il  cesse  de  nous 
paraître  un  comme  nous  le  sommes.  Cependant  il  n'y 
a  aucune  raison  de  croire  que  nous  soyons  la  mesure 
absolue  des  choses.  L'homme  même  no  cesse  pas 
d'être  individuel  quand  sa  forme  extérieure  vient  à 
être  mutilée  et  sa  faculté  locomotrice  suspendue.  Un 
cul-de-jatte  idiot  est  encore  un  individu,  quoique  à  un 
moindre  degré.  Un  animal  greffé  sur  un  autre,  comme  . 
le  mâle  de  certains  crustacés  parasites  l'est  sur  sa 
femelle,  est  encore  individuel  ;  il  l'est  moins  seulement 
que  d'autres  animaux  à  forme  plus  définie  et  à  mouve- 
ments plus  indépendants.  Un  fragment  de  Ténia  ou  de 
Myrianide  à  bandes  offre  ces  mêmes  caractères  encore 
atténués.  Nous  arrivons  ainsi  jusqu'au  polype  qjii  est 
.fixe,  qu'on  peut,  dans  certains  cas,  couperet  retourner 
de  mille  manières  sansquesachétive  unité  vitale  cesse' 
de  subsister;  jusqu'à  l'éponge,  jusqu'à  l'amibe.  Il  ne 
faut  donc  pas  dire  que  telle  forme  déterminée,  tel 
degré  de  moUUlé  indépendante  est  le  type  absolu  de 
l'individualité.  Mieux  vaut  reconnaître  que  ces  deux 
caractères  sont  susceptibles  de  degrés  infiniment  nom- 
breux et  placer  l'individualité  commençante  là  où  l'un 
ou  l'autre  commencent  à  se  montrer.  Or,  c'est  la  cel- 
lule simple,  mobile  ou  non  mobile,  qui  est  le  plus  bas 
degré  d'unité  organique,  comme  peut-être  d'unité  psy- 
chique. C'est  donc  aux  premiers  groupements  de  cel- 
lules que  la  sociologie  doit  commencer.  Or  tout  indivi- 
du complexe  est  un  groupement  de  cellules  ou  d'autres 
éléments  organiques  ;  par  là  l'individu  est  un  genre 
particulier  de  société  qui  relève  de  la  sociologie. 


218  SOCIÉTÉS  NOBMALBS 

Le  cadre  de  cette  science  comprendrait  donc  d'abord 
les  sociétés  à  conscience  définie  et  à  traditions  cons- 
tantes, c'est-à-dire  les  sociétés  humaines  sapérienres, 
pois,  soit  dans  le  règne  humain,  soit  dans  le  règne  ani- 
mal, les  sociétés  à  conscience  confuse  et  à  traditions 
éphémères,  enfin  la  série  tout  entière  des  individus 
composés,  depuis  ceux  capables  de  conscience  et  de 
réflexion,  jusqu'à  ceux  où  le  concours  des  éléments 
organiques  constitue  une  individualité  de  plus  en  plus 
afiaiblie.  Mais  cette  conception  souflre  une  objection 
nouvelle.  Ne  semble-t-il  pas  en  eflet  qu'ainsi  comprise 
la  sociologie  se  confonde  dans  les  régions  inférieures 
de  son  domaine  avec  la  biologie?  Cette  dernière  science 
n'apparait-elle  pas^  depuis  quelques  années,  comme 
l'étude  des  formes  et  des  fonctions  des  organismes  élé- 
mentaires, en  d'autres  termes  l'histologie  n'y  prend- 
elle  pas  une  place  de  plus  en  plus  prépondérante?  Les 
lois  qui  régissent  le  groupement  de  ces  éléments  vi- 
taux irréductibles  ne  sont-elles  pas  l'objet  de  ses  plus 
actives  recherches,  et  dire  que  la  sociologie  a  aussi 
ces  lois  pour  objet,  n'est-ce  pas  lui  proposer  un  em- 
piétement aussi  téméraire  qu'inutile? 

Nous  répondrons  à  cette  objection  d'abord  que  les 
sciences  supérieures  se  forment  toujours,  comme  on 
l'a  dit,  d'un  résidu  de  la  science  plus  vaste  et  plus 
simple  qui  les  a  logiquement  précédées.  La  biologie, 
constituée  avant  la  sociologie,  ne  peut  être  achevée 
sans  son  secours.  Elle  constate  en  effet  les  groupe- 
ments des  organismes  élémentaires  et  même  elle  en 
fixe  les  lois  partielles  ;  mais  jusqu'ici  elle  a  été  impuis- 
sante à  trouver  la  loi  générale  qui  les  explique.  Quand 


LIMITES  DE  LA  SOCIOLOGIE  219 

les  plus  éminents  biologistes  comparent,  comme  nous 
l'avons  vu  tout  à  l'heure,  l'association  de  ces  organis- 
mes à  une  colonie,  à  une  usine,  à  un'e  cite,  ils  obéis- 
sent au  besoin  de  trouver  une  formule  plus  haute  qui 
coordonne  les  faits  biologiques  en  les  embrassalit  tous  ; 
et  leur  accord  spontané  dans  le  choix  de  cette  simili- 
tude permet  de  lui  attribuer  la  valeur  d'un  rapproche- 
ment scientifique.  Dès  4827,  M.  Milne  Edwards  l'en- 
tendait ainsi.  Seulement,  tout  en  admettant  que  cer- 
taines lois  de  la  société  humaine  se  trouvent  observées 
dans^le  groupement  des  éléments  organiques,  on  ne 
voyait  pas  par  quel  passage  ces  deux  mondes  pouvaient 
être  unis.  Depuis  Comte,  on  le  comprend  mieux.  Les 
sociétés  animales  forment  le  lien  entre  les  sommités 
de  la  sociologie  et  la  biologie  proprement  dite,  celle-ci 
offrant  (ir^tot  défailles  linéaments  les  phénomènes  que 
l'animalité  d'abord,  puisrhumanité,  nous  montrent  sous 
une  forme  plus  accusée.  Il  n'est  donc  pas  étonnant  que 
les  comparaisons  citées  se  rencontrent  si  naturellement 
sous  la  plume  des  biologistes  ;  mais,  dès  lors,  il  faut 
reconnaitre  qu'elles  confirment  nos  vues,  et  que  plus 
elles  sont  justes,  plus  elles  ouvrent  à  la  sociologie  de 
jours  sur  la  science  de  la  vie.  Non  que  le  détail  des 
phénomènes  et  des  lois  biologiques  appartienne  à  la 
science  sociale  :  la  connaissance  humaine  veut  des 
limites  entre  ses  différentes  provinces,  quelque  incer- 
taines qu'en  soient  souvent  les  frontières  naturelles. 
Mais  on  comprend  que  sans  se  confondre  ces  deux 
sciences  puissent  s'accompagner  quelque  temps,  l'une 
sortant  de  l'autre,  comme  une  branche  latérale  quel- 
que temps  parallèle  au  rameau  qu'elle  doit  dépasser. 


2i0  SOCIÉTÉS  NORMALES 

D*ailleurs,  si  la  sociologie  étudie  certains  groupes  de 
faits  concurremment  avec  la  biologie,  c'est  à  un  point 
de  vue  tout  diflérent.  Plusieurs  propriétés  appartien- 
nent aux  corps  organisés.  La  nutrition  et  la  reproduc- 
tion sont  les  plus  importantes.  La  sociologie  n'étudie 
ni  Tune  ni  l'autre  ;  elle  ne  s'attache  qu'à  une  propriété 
plus  générale,  celle  de  se  grouper  pour  concourir  à 
l'une  ou  à  l'autre  de  ces  actions,  ce  qui  lui  assigne  un 
rôle  spécial  dans  l'étude  des  phénomènes  mêmes  où 
elle  se  rencontre  avec  la  science  de  la  vie.  On  verra 
bientôt  d'une  manière  plus  précise  dans  quelles  limites 
cette  étude  est  circonscrite:  elle  ne  peut,  en  effet, 
comprendre  que  ce  que  les  phénomènes  de  groupe- 
ment offrent  de  plus  général,  sans  quoi  elle  entrerait 
dans  l'économie  des  fonctions  vitales  elles-mêmes  et 
sortirait  de  son  domaine.  C'est  par  la  pratique  des 
sciences  plus  que  par  des  considérations  abstraites  que 
ces  questions  de  frontières,  toujours  délicates,  veulent 
être  tranchées. 

Nous  allons  donc  commencer  l'examen  des  sociétés 
normales  par  celles  où  des  éléments  organiques  sim- 
ples se  trouvent  assemblés.  Nous  considérons  ces  der- 
niers, d'après  les  raisons  exposées  ci-dessus,  comme 
étant  les  vrais  individus,  les  seuls  qui  méritent  ce  nom 
dans  toute  sa  rigueur.  (Schleiden  a  adopté  ce  critérium 
pour  la  plante.  Voir  Spencer,  Biologie^  vol.  I,  chap.  vi, 
p.  251  de  la  trad.  française).  M.  Robin  a  nettement 
établi  ce  caractère.  Entre  la  matière  organisée  et  la 
molécule  inorganique,  il  y  a,  suivant  lui,  les  différences 
suivantes.  D'abord  la  matière  organisée  se  coagule  et 
ne  se  cristallise  jamais.  Ensuite  elle  donne  naissance  à 


LA  CEIXPLE,  INDIVIDU  VÉRITABLE  22i 

des  éléments  anatomiques  dont  chacun  possède  une 
individualité,  en  ce  sens  qu'il  a  ses  caractères  propres 
par  lesquels  il  se  distingue  de  tous  ceux  de  son  espèce. 
Tous  les  cristaux  qui  se  forment  dans  un  composé  chi- 
mique ont  les  angles  égaux,  tandis  qu'aucun  des  élé- 
ments anatomiques  appartenant  à  un  même  tissu  n'est 
identique  aux  autres.  Enfîn,  l'élément  anatomique  est 
le  résultat  d'un  mode  particulier  d'Association  entre  des 
principes  chimiques  appartenant  à  trois  groupes  dis- 
tincts, temporairement  indissolubles.  C'est  à  ce  mode 
d'association  que  la  notion  d'organisation  peut  être 
réduite.  Une  suffît  pas,  en  effet,  que  ces  trois  principes 
soient  réunis,  il  faut  qu'ils  soient  unis,  associés  d'une 
certaine  façon  pour  que  le  composé  qu'ils  forment  soit 
organique.  Ainsi,  dans  le  véritable  individu  organique, 
l'analyse  ne  peut  rien  trouver  de  plus  simple  qui  soit  de 
la  même  sorte  ;  elle  en  obtient,  quand  elle  le  détruit, 
non  d'autres  vivants  dont  il  serait  composé,  mais  des 
principes  chimiques  incapables  dans  l'état  actuel  de 
revêtir  spontanément  les  propriétés  qui  lui  sont  inhé- 
rentes. Il  est  donc  bien  l'atome  biologique,  l'élément 
vital  au-dessous  duquel  le  domaine  de  la  biologie  finit 
et  celui  de  la  chimie  commence.  Qu'on  l'appelle  élé- 
ment anatomique,  cellule,  organisme  élémentaire,  or- 
ganite,  plastide  ou  d'autres  noms,  peu  importe,  son 
caractère  irréductible,  primitif,  n'est  nié  par  personne. 
Le  domaine  de  la  sociologie  commence  donc  à  ses 
premiers  groupements. 

Mais,  —  il  y  a  encore  cette  difficulté,  —  est-ce  que 
cet  organite  existe  quelque  part  non  groupé,  hors  d'un 
corps  vivant?  Commence-t-il  donc  par  nous  apparaître 


222  SOCIÉTÉS  NORMALES 

a  rétat  libre?  Assurément  ;  car  la  cellule  par  laquelle 
tout  individu  composé  se  manifeste  d* abord,  Tutricule 
primordial  d'où  sort  tout  être  vivant  est  un  organite 
et  n'est  que  cela.  Quelque  innombrables  que  devien- 
nent les  organites  qui  constituent  Tun  des  animaux 
supérieurs,  ils  sont  tous  engendrés  par  ce  premier 
germe.  Ce  fait,  qui  est  universel,  sufTit  pour  nous 
autoriser  à  rapprocher  les  organites  engagés  dans  un 
organisme  quelconque  des  cellules  libres  qui  vivent 
dans  les  eaux  pour  la  plupart,  et  portent  le  nom  d'In- 
fusoires  (1).  Bien  qu'en  effet  les  animalcules  des  deux 
sortes  n'aient  pas  les  mêmes  destinées,  ils  sont  de  la 
même  nature  au  point  de  vue  sociologique  comme  au 
point  de  vue  biologique.  Ils  naissent  également  au  sein 
du  protoplasma,  ils  s'accroissent  et  se  multiplient  sui- 
vant certains  modes  semblables  (ex.  :  la  Segmentation). 
D  n'y  a  donc  pas  lieu  de  faire  dans  notre  étude  une 
place  à  part  à  ce  que  l'on  désigne  d'ordinaire  sous  le 
nom  d'individus  :  ce  sont  des  organismes  polycellu- 
laires,  et  ils  doivent  être  rapprochés  des  groupements 
de  cellules  beaucoup  moins  parfaits  qui  ont  Ueu  dans 


(1)  «  Les  614meDt8  hUlologiques  da  corps  hooiaîQ  susceptibles  de  mo- 
bilisalion  sont,  outre  les  cellules  lympatbiques  et  les  globules  blancs  du 
sang,  toutes  celles  de  formation  connective  ou  épitbéliale.  Etant  connue 
cette  propriété,  on  peut  assigner  à  un  certain  nombre  de  ces  cellules  de 
véritables  fonctions.  Une  fois  mobilisées,  elles  se  comportent  comme  les 
amibes  et  les  autres  organismes  unicellulaires  et  rentrent  dans  la  classe 
des  monadps  de  Hseckel.  Elles  ont  toutes  les  apparences  de  corps  libres 
et  indépendants  et  représentent  dans  toute  la  force  de  l'acception  rindi- 
vidualité  cellulaire  »  (ViRcnow,  Pathologie  cellulaire^  p.  S50).  Voir  la 
même  idée,  Hoxley,  Anatomie  comparée  des  Invertébrés,  p.  77.  On  a  tu 
dans  notre  introduction  que  la  plupart  des  biologistes  tendent  à  consi- 
dérer comme  des  individus  tous  les  éléments  bistologiques,  mobiles  ou 
non. 


LA  CELLULE,  INDIVIDU  VÉRITABLE  S23 

les  derniers  rangs  du  règne  animal.  Nous  ne  préten- 
dons pas  qu'une  filiation  directe  existe  des  plus  hum- 
bles aux  plus  élevés,  cette  question  étant  étrangère  à 
notre  sujet  ;  nous  soutenons  seulement  que  ces  divers 
groupements  sont  de  mâme  nature  et  s'expliquent  par 
les  mêmes  lois  générales. 

M.  Giard  (4)  voudrait  que  l'on  réservât  le  noiîi  d'in- 
dividu pour  les  êtres  composés  d'organes,  lesquels  à 
leur  tour  seraient  composés  d'éléments  histologiques 
(plastides).  Ce  système  de  dénomination  a  l'avantage  de 
rester  d'accord  avec  le  langage  commun,  et  cet  avan- 
tage n'est  pas  à  dédaigner.  Mais  il  nous  parait  impossi- 
ble de  rester  d'accord  à  la  fois  avec  les  faits  et  avec  le 
langage  commun.  La  logique  veut,  ce  semble,  qu'on 
aille  et  plus  haut  et  plus  bas  que  cette  limite  idéale.  La 
nation,  d'une  part,  est  un  ind^^du.  Tout  ce  livre  n'a 


(1)  Des  nfnamfiies,  p.  M.  Voir  Spencer,  Biologie,  ch.  vi  du  vol.  ï, 
de  nndividualilé.  —  Hartmann,  Philosophie  de  V Inconscient ,  t.  II, 
p.  i56,  définit  riDdividualité  de  la  façon  suivante  :  «  L'indmdu  est  Tétre 
qui  réunit  en  soi  les  cinq  espèces  possibles  d^unité  :  1»  Tunilé  dans  Tes- 
pace  (la  forme);  2«  Tunilé  dans  le  temps  (la  conliouité  de  l'action); 
S«  l'unité  de  la  cause  (interne)  ;  4«  l'unité  de  la  fin;  5»  l'unité  de  la  réci- 
procité d'action  entre  les  diverses  parties  (en  tant  qu'il  y  a  diverses  par- 
ties, autrement  la  dernière  condition  est  supprimée).  là  où  manque 
Punitéde  la  forme,  comme  dans  un  essaim  d'abeilles,  les  autres  unités  ont 
bean  être  réunies  au  plus  haut  degré,  on  ne  parle  pas  d'individus.  »  Par 
où  Ton  voit  que  Hartmann  ne  pense  comme  nous  qu'en  ce  qui  concerne 
les  colonies  on  agrégats  par  masse  continue.  Il  dit,  un  peu  plus  loin,  à 
propos  des  Pjrophores  décrits  par  Vogt,  et  à  propos  des  observations 
de  Virchow  :  o  Celui  qui  ne  croit  pouvoir  attribuer  l'individualité  qu'à 
telle  ou  telle  partie,  sera  sans  doute  embarrassé  par  de  tels  exemples... 
Pour  nous,  le  tout  n'est  qu'un  individu  d'ordre  supérieur  qui  comprend 
'en  soi  tous  les  autres  individus.  Dans  l'association  des  abeilles  et  des 
fourmis,  nous  regarderions  aussi  le  tout  comme  uu  individu  d'ordre 
supérieur,  si  l'unité  dans  l'espace,  c'est-à-dire  la  continuité  de  la  formei 
se  montrait  à  nous.  Nous  la  trouvons  ici,  voilà  pourquoi  nous  n'hésitons 
pas  à  parler  d'individu  »  (p.  165,  vol.  II.) 


224  SOCIÉTÉS  NORMALES 

point  d*autre  but  que  de  démontrer  indirectement  cette 
proposition.D'autrepart,  àTautreextrémité  deréchelle, 
l'élément  histologique  jouit  vraiment  d'une  individualité 
propre,  bien  que  le  langage  la  lui  refuse  ;  et  cette  auto- 
nomie atteint,  comme  nous  venons  de  le  voir,  un  haut 
degré  dans  tous  les  êtres  vivants,  si  l'on  considère  le 
moment  décisif  de  la  première  naissance.  A  ce  moment, 
la  cellule  primitive  n'est  pas  une  partie  composante  ; 
elle  est  un  tout,  un  animal  dans  toute  la  force  du  terme, 
et  cet  animal  est  monocellulaire.  Pourquoi  dès  lors  ne 
le  mettrait-on  pas  sur  le  même  rang  que  les  autres  ani- 
maux monocellulaires?  Nous  savons  que  MM.  Clapa- 
rède  et  Lachmann  répugnent  à  voir  dans  les  infusoires 
de  simples  cellules.  La  plupart  sont,  suivant  eux,  trop 
compliqués  dans  leur  structure  pour  se  prêter  à  cette 
assimilation.  Des  cellules  qui  sont  munies  d'une  bou- 
che, d'un  pharynx,  d'une  cavité  digestive,  d'un  anus, 
des  cellules  qui  nagent,  qui  rampent  et  qui  courent, 
quoi  de  plus  bizarre,  disent-ils.  Ils  refusent  d'assimiler 
à  la  cellule  simple  même  les  Amœba,  car  ce  qu'on  ap- 
pelle nucléus  au  centre  deTamibc  n'a  rien  de  commun 
à  leurs  yeux  avec  le  nucléus  de  la  cellule  ;  ce  n'est  pas 
autre  chose  qu'une  glande  sexuelle,  embryogène  ;  de 
plus,  Tamibe  a,  comme  tous  les  infusoires,  cette  tache 
claire  qui  se  contracte  à  intervalles  à  peu  près  égaux 
et  qui  est,  suivant  les  vues  de  ces  auteurs,  l'analogue 
du  cœur  chez  les  organismes  plus  élevés.  «  La  vésicule 
contractile  est  un  organe  bien  embarrassant  à  loger 
dans  une  simple  cellule  (1).  d  Nous  laissons  débattre 

(1)  Des  infiamres,  p.  4S0.  Voir  TopiDion  de  Haxlcy  sur  le  rôle  de  la 
véàicale  coDtraclile  dans  CAnatomie  compat-ée  des  animaux  invertébrés^ 


U   CELLULE,  JNDIVIDU  VÉRITABLE  225 

aux  micrographes  la  question  de  savoir  si  le  nucléus  de 
toute  cellule  ne  pourrait  être  assimilé,  comme  celui  des 
amibes,  à  une  glande  embryogène.  Mais  nous  pouvons 
remarquer,  avec  MM.  Claparède  et  Lachmann  eux- 
mêmes,  que  la  solution  du  débat  sur  la  monocellularité 
des  infusoires  dépend  en  effet  de  la  définition  qu'on 
donne  de  la  cellule.  Pour  nous,  nous  nous  bornons  à 
appeler  de  ce  nom  tout  organisme  dans  lequel  aucun 
élément  défini  plus  simple  n'est  sai^issable.  Or,  ils  re- 
connaissent eux-mêmes  qu'avec  les  moyens  d'observa- 
tion doi\t  nous  disposons  aucun  élément  histologique 
plus  simple  ne  peut  être  saisi  chez  les  infusoires.  Quand 
un  infusoire  disparait  sous  Taclion  d'un  acide,  il  ne  se 
divise  pas  en  éléments  figurés,  il  se  dissout  véritable- 
ment. Dans  l'état  actuel  de  la  science,  Tinfusôire  est 
donc  bien  Tanalogue  des  éléments  histologiques  qui 
constituent  les  organismes  polycellulaires  (4)  ;  comme 
eux  il  est  un  atome  biologique,  c'est-à-dire  au-dessous 
duquel  il  n'y  a  rien  que  la  substance  chimique,  pri- 
vée des  attributs  de  la  vie.  Nous  n'attribuons  donc  pas 
à  ce  mot  de  cellule  un  sens  trop  rigoureux  ;  nous  l'em- 
ployons faute  d'autre,  et  nous  reconnaissons  que  la 
cellule  est  susceptible  d'oflrir,  tout  en  gardant  son  ca- 
ractère d'élément  vital  irréductible,  des  configuratipns 
et  des  degrés  d'organisation  très  divers.  Ce  que  nous 


p.  4  de  la  Iradaction  française.  Il  y  croit  voir  plutôt  un  organe  de  respi- 
ration et  d'excrétion. 

(1)  «  En  laissant  de  cdté  la  Tésicale  contractile,  la  ressemblance  d*im 
amœbe  aux  points  de  vue  de  la  structure,  de  la  manière  de  se  nourrir, 
àTec  un  corpuscule  blanc  du  sang  de  Tun  des  animaux  plus  élevés,  est 
particulièrement  digne  de  remarque  »  (Huxley,  Anatomie  comparée  des 
Invertébrés^  p.  19). 


St6  SOCIÉTÉS  DB  aruTRinoN 

avançons  se  réduit  à  ceci  :  c*est  que  les  éléments  histo- 
logiques  des  corps  hautement  organisés  nous  offrent, 
comme  les  organismes  élémentaires  irréductibles  à 
rétat  libfe,  un  point  de  départ  défini  pour  Tétude  des 
groupements  ultérieurs  ;  c*est  que  les  infusoires  simples 
peuvent  être  placés  au  point  de  vue  sociologique  sur  le 
même  rang  que  la  vésicule  germinative  et  que  les  sper- 
matozoaires  par  où  commence  l'évolution  de  tout  indi- 
vidu composé.  Nous  ne  prétendons  pas  donner  à  cette 
limite  un  caractère  absolu.  Si  Tobservation  venait  à  dé- 
couvrir dans  les  infusoires  et  dans  la  vésicule  germina- 
tive des  éléments  vitaux  définis  plus  simples  encore, 
la  sociologie  devrait  étendre  jusqu'à  eux  son  do- 
maine ;  mais  jusqu'à  présent,  elle  ne  peut  dépasser  ce 
que  Mi  Milne  Edwards  appelle  Torganite,  que  cet  or- 
ganite  d'ailleurs  soit  libre  ou  engagé  dans  un  tissu.  Si 
le  véritable  individu  physiologique  est  celui  qui  se  suffit 
à  lui-même  pour  l'accomplissement  des  fonctions 
vitales  essentielles,  c'est  ici  que  se  réalise  pour  la 
première  fois  dans  cette  sphère  le  type  de  rindi\i- 
dualité. 

Sociétés  de  nutrition.  —  Nous  avons  vu  que  les 
sociétés  de  nutrition  ont  ce  caractère  commun  que  les 
individus  qui  les  composent,  attachés  les  uns  aux  au- 
tres d'une  manière  permanente  sont  ainsi  ultachés  dès 
leur  naissance  et  n'ont  jamais  vécu  Ubres.  C'est  le  fait 
même  de  leur  mode  de  naissance  qui  les  constitue  en 
sociétés.  Dujardin  a  le  premier  établi  cette  loi,  qui  a 
reçu  depuis  des  corrections  légères,  mais  n'a  pas  été 
infirmée.  Voici  les  paroles  de  Dujardin  (Jn/tisoires, 


SANS  COMMUNICATION  VASCULAIRB  227 

4841,  p.  28,  en  note)  :  «  Entre  des  animaux  primitive- 
ment séparés,  on  n'a  point  observé  d'une  manière  po- 
sitive de  soudure  organique.  Je  crois  que  les  soudure^ 
des  polypes  sont  le  résultat  de  la  gemmation,  et  non  le 
produit  de  la  réunion  de  plusieurs  animaux.  Si  les 
jeunes  ascidies  composées  qu'on  a  vues  nager  libre- 
ment ne  sont  pas  déjà  des  réunions  de  plusieurs  jeunes 
animaux,  je  n'en  conclus  pas  cependant  que  les  ani- 
maux primitivement  séparés  se  soient  soudés  pour 
former  des  amas,  mais  bien  plutôt  que  ces  amas  pro- 
viennent d'une  gemmation  continuelle,  puisqu'on 
trouve  toujours  dans  la  même  masse  des  individus  de 
tous  les  âges.  »  Et  il  ne  perd  pas  une  occasion  de  com- 
battre les  vues  de  ceux  qui  veulent  élever  au  rang  de 
fait  normal  les  réunions  d'infusoires.  Selon  lui,  cette 
juxtaposition  est  toujours  fortuite  et  n'intéresse  jamais 
l'intimité  des  tissus.  Ici,  son  affirmation  est  trop  éten- 
due, comme  nous  le  verrons  à  la  fin  de  ce  chapitre  ; 
mais  nous  pouvons  dire  avec  lui  que  dans  l'immense 
majorité  des  cas  les  sociétés  de  nutrition  sont  compo- 
sées non  d'individus  primitivement  séparés,  mais  d'in- 
dividus né3  ensemble  ou  successivement  d'une  môme 
masse  ou  sur  une  même  souche. 

§  I".  Sociétés  de  nutrition  sans  communication  vas- 
culairCy  ou  par  accrescence.  —  L'individualité  est  le 
caractère  dominant  dans  les  derniers  rangs  du  règne 
animal,  l'individualité  en  quelque  sorte  absolue.  Des 
êtres  d'espèces  multiples,  et  dont  le  nombre  est  prodi- 
gieux, vivent  dans  les  eaux,  sur  la  terre  et  sur  les  au- 
tres animaux  à  l'état  d'isolement  complet.  Un  grand 


S28  SOCIÉTÉS  DB  NUTRITION 

nombre  de  Foraminifères,  dont  les  carapaces  ont  formé 
des  continents,  sont  isolés  physiologiquement.  De  tels 
êtres  sont  faibles,  non  seulement  parce  qu'ils  sont 
petits,  mais  encore  parce  qa*ils  sont  seuls.  Cependant, 
dès  les  premiers  degrés  de  Técbelle  de  la  vie,  Tasso- 
ciation  apparaît.  Elle  se  montre  encore  dès  la  première 
pbase  de  la  croissance  individuelle  cbez  tous  les  ani- 
maux supérieurs. 

Plusieurs  Foraminifères  sont  agrégés.  «  Les  sque- 
lettes les  plus  simples  sont  sphériques  ou  piriformes 
et  uniloculaires;  telle  est  Tespèce  appelée  à  cause  de  sa 
forme  Lagena.  Mais  ils  se  compliquent  par  l'addition 
de  nouveaux  compartiments  qui  tantôt  se  disposent  en 
série  linéaire  (Nodosaria)^  tantôt  forment  des  spires 
superposées  de  diverses  manières  (Discorbina),  tantôt 
enûn  se  groupent  irrégulièrement.  Ce  n'est  pas  tout; 
les  nouvelles  chambres  peuvent  recouvrir  plus  ou 
moins  celles  déjà  formées  et  les  intervalles  qui  sépa- 
rent les  parois  de  ces  loges  peuvent  se  remplir  à  divers 
degrés  de  dépôts  secondaires,  jusqu'à  ce  qu'il  en  ré- 
sulte des  corps  aussi  volumineux  et  d'apparence  aussi 
compliqués  que  les  Nummulites.  »  (Huxley,  op.  cit. 
p.  12.) 

Les  infusoires  se  reproduisent  de  plusieurs  manières. 
La  plus  simple  est  le  fractionnement;  le  plus  souvent, 
le  fractionnement  opéré,  la  cellule  qui  en  résulte  s'é- 
loigne et  mène  une  vie  indépendante.  D'autres  fois, 
et  le  cas  est  relativement  rare,  la  cellule  engendrée 
reste  attachée  à  la  cellule  mère  et  le  fractionnement 
continuant,  un  groupe  de  cellules  juxtaposées  ne  tarde 
pas  à  se  former.  Ce  groupe,  simple  agglomération 


INFUSOIRES  229 

mûriforme,  se  revêt  ailleurs  de  cils  qui  lui  permettent 
de  se  mouvoir.  Telles  sont  les  Synamibes  de  Haeckel 
(Monadiens  agrégés  de  Dujardin).  «  A  l'île  de  Eis-oe, 
près  de  Bergen,  dit  le  naturaliste  allemand  (Histoire 
de  la  création,  trad.  française,  p.  380),  je  trouvai  na- 
geant à  la  surface  de  la  mer  des  petites  sphères  très 
élégantes  composées  de  trente  à  quarante  cellules  piri- 
formes  et  ciliées^  se  réunissant  toutes  en  étoiles  par 
leur  extrémité  amincie  au  centre  de  la  sphère.  Au  bout 
d'un  certain  temps,  la  masse  se  désagrège  ;  les  cellules 
vaguent  isolément  dans  l'eau  à  la  manière  de  certains 
infusoires  ciliés.  Elles  coulent  ensuite  au  fond,  et  peu 
à  peu  prennent  la  forme  d'une  amibe  rampante.  Elles 
se  revêtent  ensuite  d'une  membrane,  puis,  par  une 
scission  réitérée,  elles  se  divisent  en  un  grand  nombre 
de  cellules,  tout  à  fait  comme  l'ovule  se  segmente.  » 
Ce  mode  de  développement  appartient  à  toute  la  fa- 
mille des  Volvocinés  (Claparède  et  Lachmann,  2*  mé- 
moire, p.  52).  Mais  déjà  ici,  un  certain  perfectionne- 
ment s'est  opéré.  Presque  toujours  la  division  des 
cellules  s'accomplit  à  l'abri  d'une  enveloppe  commune 
ou  Kyste.  C'est  le  cas  du  moins  chez  les  Stephanos^ 
phœra.  a  Chaque  Stephanosphœra  se  compose  norma- 
lement de  huit  individus  associés  en  famille  dans  une 
enveloppe  glutineuse  commune.  Une  triple  division 
binaire  (2,  4,  8)  s'effectue  chez  chaque  individu,  de 
manière  que   l'enveloppe  commune  se  trouve  ren- 
fermer huit  groupes  de  chacun  huit  individus.  Chacun 
de  ces  groupes  sort  par  une  déchirure  de  l'enveloppe 
commune  et  forme  une  nouvelle  famille.  Parfois  aussi 

les  individus  quittent  isolément  +a  famille  et  mènent 

15 


230  SOCIÉTÉS  DE  NUTRITION 

chacun  pour  son  compte  une  vie  errante  (Glaparède 
et  Lachmann,  loc.  cit.)  »  (Etiglena  viridiSj  «  qui  pour- 
rait toutefois  être  un  végétal  »,  dit  Huxley).  «Les 
Euglènes  s'enkystent  dans  une  capsule  incolore,  résis- 
tante. Dans  ce  kyste  s*opère  une  multiplication  fissi- 
pare  suivant  la  série  2,  4,  8,  46,  32,  etc.  »  (Id.,  p.  47.) 
Le  Volvox  proprement  dit  {Volvox  globator^  «  qu'on 
s'accorde  généralement  aujourd'hui  à  regarder  comme 
une  plante  »  Spencer,  Biologie)  présente  les  mêmes 
faits.  Il  est  composé  par  un  agrégat  de  cellules  dont 
l'union  est  constante,  a  Parfois  certains  individus  d'une 
famille  deviennent  excessivement  gros....  Bientôt  ces 
sphères  s'entourent  d*une  substance  gélatineuse,  pré- 
sentantdes  pointes  coniques  diversement  découpées..» 
(Id.,  p.  50.)  La  famille  parente  meurt  alors  et  le  kyste 
passe  immobile  au  fond  des  eaux  Thiver  ou  la  saison 
sèche  pour  se  résoudre  ensuite  en  individus  qui  de- 
viendront des  familles.  Les  jeunes  Grégarines  s'enkys- 
tent de  même  dans  le  corps  des  mollusques,  où  elles 
vivent  en  parasites  (Van  Beneden,  Parasites  et  com- 
mensauXy  p.  145.)  Chez  les  Radiolaires  sociaux  l'enve- 
loppe commune  atteint   la  solidité  d'une  carapace 

(H.-ECKEL,  p.389.) 

Ce  fractionnement  d'une  cellule  mère  en  un  nombre 
considérable  de  celljiles  se  présente  à  Torigine  de  tous 
les  animaux  supérieurs  ;  il  est  connu  sous  le  nom  de 
segmentation.  Comme  les  infusoires  que  nous  avons 
cités,  l'animal  supérieur,  avant  d'apparaître  même  à 
l'état  d'embryon,  offre  l'aspect  d'une  mûre  ou  d'une 
framboise,  c'est-à-dire  d'une  sphère  garnie  de  mam- 
melonnements  d'abord  mal  définis,  mais  qui  revêtent 


rNFUSOIRES  23i 

de  plus  en  plus  les  caractères  de  la  cellule.  Les  insec- 
tes, les  araignées  et  quelques  crustacés  sont,  si  nous 
en  croyons  M.  M.  Edwards,  les  seuls  chez  lesquels 
la  segmentation  n*ait  pas  lieu  ou  se  produise  avec 
un  caractère  beaucoup  moins  décidé  (  Physiologie^ 
vol.  VIII,  p.4(M.)  Cependant,  d'après  Huxley,  le  carac- 
tère conamun  de  tous  les  Métazoaires,  c'est-à-dire  des 
animaux  invertébrés  autres  que  les  infusoires ,  est  la 
production  d'un  blastoderme  par  le  fractionnement 
de  cette  cellule  nucléée  primitive. 

Nous  n'avons  vu  jusqu'ici  que  des  groupements  par 
simple  juxtaposition.  Des  groupements  où  chaque  in- 
dividu composant  serait  porté  par  un  pédoncule  dis- 
tinct et  rattaché  ainsi  aux  autres  membres  de  la  so- 
ciété dénoteraient  une  organisation  un  peu  plus  élevée. 
La  forme  générale  qui  en  résulterait  serait  soit  ra- 
meuse, soit  sphérique.  La  forme  rameuse  est  en  effet 
réalisée  chez  les  Vorticelles,  désignées  par  MM.  Cla- 
parède  et  Lachmann  sous  les  noms  de  DendrosomeSy 
à'Epistylis,  de  Carchesium  et  de  Zoothamnium  (pages 
441, 151-153, 160,  2'  mémoire.)  ce  L'arbre  d'Epistylis 
présente  toujours  des  ramifications  dichotomiques 
parfaitement  régulières.  Celles-ci  croissent  toutes  avec 
la  même  rapidité  et  les  indiviclus  sont  par  suite  tous 
et  toujours  portés  à  la  même  hauteur,  de  façon  à  se 
trouver  dans  un  même  plan  horizontal.  Il  résulte  delà 
qu'une  famille  d'Epistylis  présente  une  forme  compa- 
rable à  ce  qu'on  appelle  en  botanique  une  inflorescence 
en  corymbe.  »  (  Fait  général  chez  les  Zoothamnium, 
1"  mémoire,  p.  103).  Les  tiges  sont  vivantes  comme 
les  corps,  s'accroissent  avec  eux  et  se  contractent  tou- 


S32  SOCIÉTÉS  DE  NUTRITION 

tes  OU  isolément  quand  la  colonie  est  menacée.  (Voir, 
pour  ce  qui  concerne  la  famille  des  Vorticellines,  ce 
premier  mémoire,  à  partir  de  la  page  94.)  Les  Vorti- 
celles,  bien  qu'immobiles,  sont  placées,  sans  conteste, 
au  premier  rang  des  infusoires.  Aucun  animal  ne  sem- 
ble reproduife  cette  forme  rameuse  dans  son  dévelop- 
pement primitif.  La  forme  sphérique  est  nettement  ac- 
cusée par  les  Volvox  adultes.  Des  cordons  distincts 
partant  de  chaque  individu  lient  ensemble  tous  les 
membres  de  la  famille ,  qui  nagent  de  conserve  au 
moyen  de  cils  appartenant  à  chacun  d'eux.  (Clap.  et 
Lach.,  p.  57.) 

Chez  les  Gonium,  ces  cordons  sont  produits  par  des 
prolongements  en  pointe  de  chaque  individu  (loc. 
cit.,  p.  57.)  Cela  les  rapprocherait  des  Synamibes  qui 
sont,  comme  on  Ta  vu,  réunis  par  leur  extrémité  amin- 
cie au  centre  de  la  sphère,  et  prennent  également,  en 
raison  de  celte  structure,  une  apparence  étoilée,  si  les 
Gonium  ne  présentaient  une  disposition  qui  les  place, 
au  point  de  vue  social,  au-dessus  des  Volvox  eux- 
n.êmes.  En  effet,  leur  accrescence  est  tabulaire  et  non 
sphérique.  «  Un  Gonium  se  compose  de  seize  indivi- 
dus réunis  en  famille  sous  une  forme  tabulaire  dans 
une  enveloppe  gélatineuse  (Id.,  p.  54.)  »  Le  tout  est 
doué  de  mouvement  comme  les  Volvox.  Nous  pensons 
que  ce  type  de  disposition  sur  un  plan  est  supérieur 
aux  autres,  parce  qu'il  se  rapproche  de  la  disposition 
linéaire  dont  nous  chercherons  bientôt  à  étabUr  la  su- 
périorité sur  tous  les  autres  types,  a  On  voit  les  Go- 
nium se  balancer  avec  grâce,  pirouetter,  se  tourner  en 
avant,  en  arrière,  se  ployer  majestueusement;  ils  for- 


INFUSOIRBS  233 

ment  une  chaîne  qui  se  promène  en  décrivant  toutes 
sortes  de  figures.  »  (Turpin  cité  par  Cl.  et  L.,  2« 
mémoire,  p.  55.) 

Maintenant  en  quoi  consiste  T unité  sociale  de  ces 
différents  groupes  d'individus  élémentaires?  Il  faut  le 
reconnaître,  le  concours  qu'ils  se  prêtent  mutuelle- 
ment est  à  peine  discernable.  Ils  gagnent  sans  doute 
par  leur  association  un  plus  gros  volume,  avantage  ap- 
préciable dans  ce  monde  des  infusoires  où  la  voracité 
des  appétits  condamne  les  plus  petits  à  être  dévorés  ; 
ils  gagnent  une  enveloppe  plus  ou  moins  résistante, 
autre  mpyen  de  protection.  Ils  gagnent,  grâce  aux  cils 
qui  garnissent  chez  les  Synamibes  les  cellules  exté- 
rieures, une  motilité  plus  vigoureuse  et  plus  variée 
peut-être  ;  et  quant  aux  Vorticelles,  comme  il  est  pro- 
bable que  la  proie  digérée  par  l'individu  profite  à  tous 
les  autres,  c'est  un  avantage  encore  pour  elles  que 
d'occuper  un  espace  plus  grand  et  que  d'étendre  ainsi 
Taire  d'embuscades  commune.  Néanmoins,  combien 
ce  concours  est  encore  faible  et  mal  défini  !  Il  ne  peut 
en  être  autrement  là  où  la  division  du  travail  physio- 
logique est  aussi  peu  avancée.  Tous  les  membres  de 
ces  sociétés  rudimentaires  n'ont-ils  pas  ou  peu  s'en 
faut  le  même  emploi?  Voilà  pourquoi  l'unité  collective 
peut  être  presque  dans  tous  ces  cas  rompue  impuné- 
ment quand  les  individus  se  séparent  pour  se  repro- 
duire. La  soudure  organique,  le  lien  matériel  qui  les 
attache  ne  saurait  fonder  une  société  quelque  peu  re- 
levée tant  que  les  individus  composants  ne  sont  pas 
physiologiquement  solidaires. 

SiTunité  du  tout  est  faible,  l'individualité  des  parties 


tu  SOCIÉTÉS  DE  xcntmo!! 

ne  Test  pas  moins:  rime  est  en  raisou  directe  de 
Tautre.  En  effet,  par  cela  même  que  chacune  des 
parties  peut  se  suffire  à  elle-même,  ce  qui  parait  en 
un  sens  le  plus  haut  degré  d'individualité,  elle  ne  se 
distingue  des  autres  par  aucun  caractère  propre,  ce 
qui  en  est  le  plus  bas  degré  à  un  autre  point  de  vue. 
Pour  rester  indépendantes  toutes  restent  à  peu  près 
similaires  ;  c*est  Tindividualité  du  grain  de  sable. 

Quelle  peut  être  la  cause  de  ces  groupements  au  plus 
bas  degré  de  Tanimalité  ?  Nous  sommes  ici  réduits  à 
des  conjectures.  En  somme,  ce  qu  il  s'agit  de  découvrir, 
c'est  ce  qui  détermine  la  partie  d'une  cellule  qui  Vvi  se 
détacher  d'elle  par  scissiparité  à  rester  unie  avec  la 
partie  mère,  et  cela  non  pas  seulement  une  fois,  mais 
autant  de  fois  qu'il  y  a  de  membres  dans  l'agrégat. 
Certes,  si  l'on  admet  qne  cette  duplication  répétée  est 
avantageuse,  la  sélection  tendra  à  la  conserver  :  ici,  en 
effet,  la  sélection  naturelle  jouera  uu  rôle  indispensa- 
ble en  l'absence  de  tout  discernement.  Mais  ici  encore 
si  la  sélection  peut  expliquer  la  fixation  de  Thabituda 
sociale,  elle  ne  peut  en  expliquer  la  naissance.  Faut-il 
admettre  que  dans  certains  cas,  sous  Tinfluence  des 
circonstances,  la  scission  des  cellules  a  été  retardée  en 
quelque  sorte  par  hasard  et  que  pendant  le  peu  de 
temps  qu'a  duré  cefte  union,  les  avantages  en  ont  pu 
se  manifester?  Cela  est  douteux.  Faut-il  croire  qu'au 
contraire  la  prolifération  a  été,  toujours  en  un  cas  for- 
tuit, grâce  à  un  excès  de  nutrition  par  exemple,  telle- 
ment rapide  qu'elle  a  prévenu  les  effets  de  la  scissipa- 
rité et  que  dès  lors  l'avantage  obtenu  a  assuré  la  survi- 
vance de  la  colonie?  Le  champ  reste  ouvert  aux  hypo- 


A  VAISSEAUX  COMMUNIQUANTS  23S 

thèses.  La  sociologie  naît  en  ce  moment  ;  nous  croyons 
mieux  servir  la  science  nouvelle  en  signalant  ce  pro- 
blème qu'en  le  déclarant  prématurément  résolu. 

Quant  à  la  forme  de  ces  sociétés,  elle  semble  suffi- 
samment justifiée  par  l'absence  de  raisons  qui  en  dé- 
termineraient une  autre.  Les  Synaraibes  et  les  Volvox 
sont  sphériques,  parce  que  les  cellules  qui  les  com- 
posent se  disposent  ainsi  nécessairement  dans  leur 
fractionnement  successif.  Et  si  chacune  de  ces  cellules 
s'étoile,  c'est  en  se  pressant  comme  cela  est  inévitable 
contre  ses  voisines.  Les  grains  de  raisins  serrés  l'un 
contre  l'autre  sur  une  grappe  bien  fournie  prennent 
la  même  apparence.  Mais  pourquoi  les  Vorlicelles  ont- 
ils  adopté  la  forme  rameuse?  Peut-être  en  verrons- 
nous  une  raison  suffisante  dans  ce  fait  que  les  individus 
de  cette  famille  sont  pourvus  d'une  bouche  et  d'un 
anus,viventdeproie,etont  par  conséquent  une  activité 
nutritive  assez  intense,  ce  qui  les  force  à  être  quelque 
peu  éloignés  les  uns  des  autres.  De  là  la  naissance  du 
pédoncule.  Chez  les  Synamibes,  au  contraire,  et  les 
Volvox,  les  individus  se  nourrissent  par  imbibition  et 
ne  se  nuisent  pas  parleur  proximité. 

§  2.  Sociétés  de  nutrition  présentant  une  commu- 
nication vasculaire.  —  A.  Les  Polypes.  —  Nous  voici 
donc  en  présence  d'une  première  sorte  d'individus 
composés.  Si  nous  supposons  que  ces  individus  s'agrè- 
gent à  leur  tour  et  forment  un  tout  permanent,  nous 
concevrons  la  possibilité  d'une  individualité  d'espèce 
nouvalle,  à  savoir  composée  d'individus  déjà  composés, 
bref,  d'un  second  degré  de  composition  sociale.  Tel 


230  SOCIÉTÉS  DE   NUTRITION 

est,  en  effet,  le  mode  d'association  réalisé  par  les  Po- 
lypes. 

La  loi  posée  par  Dujardin  s'applique  encore  à  ce 
groupe  d'animaux  agrégés.  Ils  naissent  tels,  et  leur 
expansion  la  plus  large  a  toujours  pour  point  de  départ 
non  des  animaux  multiples  qui  se  seraient  agglomérés, 
mais  un  seul  germe  (larve  née  d'un  œuf  ou  bourgeon) 
qui  s'est  accru  de  proche  en  proche.  Cette  loi  est  de  la 
plus  haute  importance  ;  nous  la  verrons  se  traduire  en 
une  loi  analogue  dans  l'étude  des  faits  de  reproduc- 
tion. 

Entre  les  Infusoires  et  lés  Polypes,  entre  les  sociétés 
(lu  premier  et  cellps  du  second  degré  de  composition, 
il  n'y  a  pas  de  transition  à  signaler  parmi  les  animaux 
complètement  développés.  Seuls  les  Spongiaires  sem- 
blent en  offrir  une  ;  mais  leur  développement  étant 
encore  mal  connu  (Revue  scientifiquey  3  juillet  1875), 
nous  nous  bornerons  à  les  mentionner.  Il  faut  donc 
recourir  aux  formes  larvaires  des  Polypes  pour  trouver 
le  passage  exigé  par  le  principe  de  continuité.  Qu'une 
cavité  se  creuse  dans  le  Synamibe,  qu'une  ouverture  se 
fasse  à  l'une  de  ses  extrémités,  que  l'outre  ainsi  formée 
prenueune  forme  ovale  et  se  fixe  par  l'extrémité  opposée 
à  l'ouverture,  qu'enfin  des  cils  naissent  à  la  surface  des 
cellules  internes,  nous  obtenons  le  Polype  simple.  Il  ne 
nous  restera  plus  pour  concevoir  la  forme  typique  des 
Polypes  agrégés  qu'à  imaginer  que  le  premier  Polype 
se  scinde  à  demi  en  deux  parties  dont  chacune  s'ouvre 
sur  une  cavité  commune  (MiLNEEDWARDSjCorflZ/fatres, 
vol.I,  p.  14).  Le  procédé  différent  du  bourgeonnement 
aboutit  au  môme  résultat.  La  seconde  forme  d'associa- 


A  VAISSEAUX  COMMUNIQUANTS  237 

tion  est  donc  constituée  par  l'agrégation  d'individus 
composés,  qui  sont  unis  non  seulement  par  la  juxtapo- 
sition de  leurs  éléments  et  la  soudure  de  leurs  tissus, 
mais  encore  par  Tabouchement  permanent  de  leurs 
cavités.  Le  vrai  lien  social  est  ici  par  conséquent  le 
liquide  qui  va  de  l'un  à  l'autre,  chargé  d'éléments  or- 
ganiques ou  cellules  à  l'état  libre,  dont  la  fonction  est 
d^céroitre  et  de  renouveler  sans  cesse  les  éléments  do 
chaque  iijdividu  composé  (1). 

Nous  proposons  pour  ce  genre  de  sociétés  le  nom  de 
b/asfodémes,  l'appliquant  indifféremment  soit  aux  réu- 
nions d'individus,  soit  aux  individus  composés  d'or- 
ganes plus  ou  moins  distincts,  pourvu  que  les  parties 
composantes  soient  nées  sur  une  même  souche  et  res- 
tent normalement  soudées  entre  elles.  Cette  division 
correspondexactement  à  ce  que  le  naturaliste  allemand 
Jaeger  appelle  individualités  mor})hologiques  et  a  beau- 
coup de  rapports  avec  les  Bions  de  Haeckel.  Par  le 
terme  de  Bions,  Ha)ckel  désigne  toutes  les  formes  ter- 
minales auxquelles  aboutissent  vers  la  fin  de  leur  dé- 
veloppement les  individus  ou  réunions  d'individus. 
Nous  préférons  le  mot  de  Blastodéme  en  raison  de  sa 
clarté  et  de  sa  signification  sociologique  précise. 

(1)  Sûpppsona  qu'à  un  moment  donné  de  la  croissance  d*un  polype 
primitivement  simple,  deux  centres  d*aclivité  vitale  viennent  à  s^établir 
Fun  à  côté  de  Taulre  au  milieu  du  disque  tentaculifère  et  continuent  à 
déployer  parallèlement  des  forces  égales  :  l'individu  primitivement  unique 
sera  bientôt  partagé  en  deux  moitiés  tout  à  fait  semblables  entre  elles. 
Chacune  de  ces  portions  tendra  à  se  compléter  comme  individu,  et  si 
elles  se  séparaient,  elles  constitueraient  deux  polypes  complètement  dis- 
tincts; mais  la  séparation  ne  se  fait  jamais  chez  les  coralliaires  suivant 
toat€  la  longueur  de  ranimai,  et  la  fissiparité  donne  toujours  lieu  à  un 
corailiaire  composé  dont  les  divers  polypes  sont  réunis  au  moins  par  la 
base  et  ont  un  pied  commun  »  (M.  Edwards,  Corail.,  ^  p.  75). 


238  SOCIÉTÉS  DE  NUTBITION 

Dans  aucun  des  trois  ordres  déterminés  par  M.  Milne 
Edwards,  Acalèphes,  Zoanlhaires  et  Coralliaires,  (Hy- 
drozoaires,  Actinozoaires  et  Coralligènes  de  Huxley  ; 
parmi  les  Cœlentérés,  lesCténophores  seuls  ne  donnent 
jamais  naissance  par  gemmation  à  des  organismes 
composés),  dans  aucun  île  ces  trois  ordres,  disons- 
nous,  quel  que  soit  le  nombre  des  Polypes,  quelle  que 
soit  la  forme  des  polypiers,  il  n'est  dérogé  à  ce  prin- 
cipe. Sans  nous  étendre  sur  toutes  les  diverses  modi- 
fications du  type  essentiel,  qui  sont  suffisamment  con- 
nues et  relèvent  de  la  biologie,  nous  allons  décrire  les 
principales,  d'après  le  naturaliste  allemand  Jœger,  qui 
a  donné  dans  son  Manuel  de  Zoologie  une  très  savante 
étude  des  Individualités,  tant  biologiques  que  morpho- 
logiques. (Voir  à  TAppendice.)  Ensuite  nous  déter- 
minerons la  signification  sociologique  des  matériaux 
que  la  biologie  nous  livre. 

Suivant  Jaeger,  la  réunion  d'individus  dans  le  groupe 
des  Cœlentérés  se  forment  parles  procédés  génétiques 
suivants  :  1°  par  bourgeonnement  latéral  ;  2<'par  scis- 
sion transversale  incomplète  (strobilisation)  ;  3*  par 
division  longitudinale. 

1**  Par  bourgeonnement  latéral.  A  partir  d'un  indi- 
vidu primaire  ou  axe  principal,  des  individus  secon- 
daires ou  axes  supplémentaires  bourgeonnent  de  divers 
côtés  plus  ou  moins  irrégulièrement,  en  sorte  que 
l'ensemble  forme  une  trochée  à  laquelle  on  a  donné  le 
nom  de  Cormus.  Ce  procédé  est  le  même  que  celui  par 
lequel  se  forment  les  organes  de  l'animal,  et  il  est  très 
difficile  de  distinguer  pour  cette  raison  les  individus 
secondaires  des  organes.  A  notre  sens,  il  n'y  a  même 


POLYPES  239 

pas  lieu  la  plupart  du  temps  de  chercher  à  établir  cette 
distinction.  Quand  les  individualités  ou  organes  ainsi 
formés  sont  semblables,  le  cormus  est  dit  monomorphe  ; 
quand  ils  diffèrent,  le  cormus  est  dit  alors  polymorphe. 
Ce  polymorphisme,  qui  atteste  une  division  supérieure 
du  travail  physiologique,  se  manifeste  de  différentes 
façons.  Tantôt  les  individualités  terminales  offrent  seu- 
lement une  différence  d'élévation  ;  tantôt  les  unes  sont 
cylindriques,  tandis  que  les  autres  sont  foliacées  ;  tantôt 
les  unes  se  groupent  pour  former  un  appareil  com- 
plexe, les  autres  restant  simples  et  isolées.  Les  Hydro- 
zoaires  montrent  de  très  curieux  exemples  de  ce  grou- 
pement ultérieur  d'individus  nés  sur  une  même  souche 
à  laquelle  ils  restent  encore  attachés  par  le  pied.  Quatre 
ou  huit  individus  disposés  en  cercle  se  soudent  parleurs 
bords  pour  former  un  périgoniiim  :  un  auti'e,  situé  au 
centre,  demeure  libre  et  joue  le  même  rôle  que  le 
pistil  et  l'ovaire  dans  un  végétal.  L'ensemble  forme  une 
véritable  fleur  animale.  Une  nouvelle  différenciation 
nous  montre  chez  les  Siphonophores  des  fleurs  sexuées 
et  des  fleurs  asexuées,  ces  dernières  connues  sous  le 
nom  de  cloches  natatoires.  Il  arrive  souvent  que  les 
fleurs  fécondes,  après  avoir  vécu  sur  le  cormus,  comme 
la  fleur  sur  la  plante,  se  détachent,  et  que,  comme  elles 
peuvent  se  nourrir,  elles  croissent  en  volume  et  mènent 
une  vie  indépendante.  On  a  vu  là  un  phénomène  de 
génération  alternante.  Metschnikoff  et  après  lui  Huxley 
n'y  voient  qu'une  dissociation  de  parties  analogue  à  la 
fructification  végétale,  et  considèrent  les  médusoïdes 
(méduses  à  yeux  nus)  comme  des  organes  générateurs 
(gonophores)  détachés  de  l'hydrosome,  capables  seu- 


240  SOCIÉTÉS  DE  NUTRITION 

lemcnt  de  mener  une  existence  indépendante.  Nous 
souscrivons  avec  M.  Jaegél*  à  cette  opinion,  pourvu 
qu'il  soit  entendu  que  ces  fruits  de  médusaires  sont 
aussi  bien  des  individus  que  des  organes  et  qu'il  n'y  a 
pas  une  opposition  véritable  à  établir  entre  ces  deux 
formes  de  la  vie. (Huxley,  Anatomie  comparée,^.  75, 
trad.  franc.).  Un  fait  analogue  se  rencontre  à  un  degré 
plus  élevé  de  l'échelle  zoologique  ;  Thectocotyle  de  cer- 
tains Mollusques  se  détache  ainsi  de  l'organisme  mâle  : 
mais  il  ne  représente  qu'un  sexe  et  ne  peut  se  nourrir; 
il  n'a  presque  plus  aucun  titre  au  nom  d'individu. 

^  Par  division  transversale  incomplète.  Les  seuls 
exemples  de  cette  formation  d'un  cormus  en  chaîne 
chez  les  Cœlentérés  se  trouvent,  suivant  Jaeger,  parmi 
les  Hydrozoaires,  et  nous  sont  fournis  par  les  méduses 
Lucemaires  et  la  plupart  des  Discophores  à  un  état 
passager  de  leur  développement.  Le  premier  individu, 
fixé  au  sol,  se  divise  transversalement  par  une  série 
d'étranglements  en  un  certain  nombre  de  disques  à 
huit  franges  qui  ne  sont  plus  unis  entre  eux  que  par 
une  adhérence  légère.  Bientôt  ces  disques  se  détachent 
les  uns  après  les  autres  de  la  tige  qui  leur  a  donné  nais- 
sance, et  ils  mènent  une  vie  séparée.  Ce  sont  les  vraies 
méduses.  Ce  mode  de  formation  a  reçu  le  nom  expressif 
de  strobilisation.  L'auteur  que  nous  suivons  en  ce  mo- 
ment rattache  au  procédé  génétique  ainsi  nommé  la 
formation  des  cormus  en  chaîne  qui  constituent  les  Vers 
rubanés.  Cette  assimilation  nous  paraît  problématique, 
l'accroissement  des  cormus  se  faisant  dans  les  deux 
cas  par  ordre  inverse,  chez  les  Discophores  du  pôle 
aboral  au  pôle  oral,  chez  les  Vers  rubanés  de  la  tête  a 


POLYPES  241 

Textrémité  opposée.  Remarquons  avant  de  passer  à  la 
troisième  catégorie  que  les  faits  cités  ici  sont  d'ordre 
éminemment  transitoire  et  ne  peuvent  guère  servir  à 
caractériser  un  groupe  distinct  de  sociétés. 

3"  Par  division  longitudinale  incomplète.  Ce  carac- 
tère est  bien  plus  constant  et  général.  Tantôt  les  ra- 
meaux ainsi  formés  bifurquent,  tantôt  ils  restent  unis 
en  faisceaux  (fasciés).  Les  Madrépores  nous  offrent  des 
cas  de  fasciation  remarquable.  La  bifurcation  se  voit 
chez  un  grand  nombre  de  coraux  qui  sont  alors  arbo- 
rescents. Les  rameaux  se  distinguent  de  ceux  formés 
par  bourgeonnement  latéral  en  ce  qu'ils  se  développent 
d*une  manière  absolument  irrégulière  et  ne  se  laissent 
pas  distinguer  en  individualités  primaires,  secondaires 
et  terminales.  Tous  ont  la  même  valeur  morphologique 
et  biologique  (1). 

Si  nous  cherchons  d'abord  quelle  est  de  toutes  ces 
sociétés  de  même  ordre  la  plus  parfaite,  nous  verrons 
du  premier  coup  d'œil  que  les  éponges  doivent  être 
placées  au  dernier  rang,  quel  que  puisse  être  d'ailleurs 
le  résultat  des  investigations  4ont  elles  sont  maintenant 
l'objet.  Les  Polypes  qui  les  composent  ressemblent  aux 
infusoires  pour  la  pauvreté  de  leur  organisation  et  la 
transparence  de  leurs  tissus.  Aucune  autre  division  du 


(i)  Ce  passage,  où  nous  prenons  pour  guide  M.  Jœger^  ne  se  trouvait 
pas  dans  notre  première  édition.  Nous  n'avons  connu  sou  chapitre  sur 
les  iodividualiiés,  et  même  sou  nom  et  son  existence,  qu*au  moment  où 
la  plus  grande  partie  de  notre  tr.ivail  était  achevée.  Les  coïncidences 
qui  se  renconlreut  ainsi  entre  ses  conceptions  et  les  nôtres  sont  donc 
bien  faites  pour  montrer  que  la  sociologie,  telle  que  nous  Tentendons, 
est  un  fruit  naturel  de  la  science  contemporaine.  Du  reste,  le  lecteur 
trouvera  en  appendice  le  chapitre  de  son  Manuel  où  il  traite  ces  ques- 
tions. 


242  SOCIÉTÉS  DE  NUTRITION 

travail  ne  s'observe  dans  leur  groupement  que  celle 
qui  s'établit  entre  les  parties  munies  de  cils  ;  les  unes 
attirent  Teau  de  mer  dans  les  pores  de  l'éponge,  les 
autres  l'en  expulsent,  sans  que  du  reste  les  courants 
aient  rien  de  régulier.  La  circulation  qui  s'ensuit  est, 
comme  on  le  voit,  assez  étrange:  ce  n'est  pas  celle 
d'un  liquide  propre  à  l'animal,  préparé  dans  ses  ca- 
vités et  contenu  par  elles;  c'est  celle  d'un  liquide 
étranger  et  elle  n'a  pas  d'autre  but  que  d'amener  les 
aliments  à  la  portée  de  membres  de  la  colonie.  En 
somme,  l'unité  collective  est  problématique,  parce  que 
les  individualités  partielles  sont  à  peines  définies  (1)  : 
on  pourrait  discuter  longtemps  sur  la  question  de  sa- 
voir si  cette  unité  est  individuelle  ou  non,  sans  aboutir 
à  aucun  résultat.  Il  en  est  tout  autrement  des  Acalè- 
pbes  sociaux  dont  le  Physophore  sera  pour  nous  le 
type.  Celui-ci  présente  une  division  du  travail  assez 
notable.  Les  colonies  qu'il  compose  sont  formées  de 
trois  sortes  de  parties  distinctes  ;  les  unes  qui  se 
nourrissent,  les  autres  qui  attaquent,  les  autres  enfin 
qui  propagent  l'espèce,  celles-ci  doubles  déjà.  De  plus, 
le  ruban  auquel  ces  diverses  parties  sont  attachées  est 
le  siège  d'une  circulation  à  laquelle  les  fils  individuels 
participent,  et  la  colonie  tout  entière  est  suspendue  au 
sein  des  eaux  par  Taction  d'une  outre  gonflée  d'air 
située  en  tète  de  la  rangée,  tandis  que  des  cloches 


(1)  c  LMndividualilé  de  ces  animaux  est  si  peu  prouoncée  que  deux 
tpongil/es',  amenées  eu  cotUact  Tuac  avec  Tautre',  ue  tardent  pas  à  se 
fusionner  en  une  seule  ;  taudis  qu'elles  peuvent  se  diviser  spootaDémeot 
ou  être  séparées  arliQcielleaient  en  différentes  portions,  doot  ch«cune 
conservera  son  exi.^lence  indépendante.  »  (Huxley,  op.  cit.,  p.  50). 


POLYPES  243 

natatoires  lui  servent  à  se  diriger.  Chez  les  Prayas, 
cette  division  du  travail  vraiment  remarquable  est  en- 
core soumise  à  une  organisation  plus  parfaite  ;  les  fils 
reproducteurs  et  les  fils  urticants,  au  lieu  d*être  dissé- 
minés sur  le  ruban  principal,  se  trouvent  joints  aux 
individus  nourriciers  et  sont  placés  en  quelque  sorte 
sous  leur  dépendance  ;  chaque  groupe  enfin  a  sa  vessie 
natatoire  et  s'abrite  sous  une  plaque  protectrice  spé- 
ciale. Ce  sont  là  des  caractères  assez  relevés.  Les  Co- 
ralliaires  cependant,  surtout  les  Côralliaires  à  polypier 
(Sclérodermes,  M.  Edwards),  bien  que  fixés  au  sol  et 
n'offrant  qu'une  seule  espèce  d'individus  sans  organes 
sexuels  extérieurs,  soutiennent  la  comparaison  grâce  à 
trois  avantages  considérables  :  1°  le  support  pierreux 
qui  les  protège;  2°  l'aspect  défini  de  leurs  éléments 
histologiques  ;  3®  et  surtout,  la  haute  organisation  de 
leur  système  circulatoire.  Le  corail  algérien  ne  nous 
parait  pas  avoir  de  rivaux  sous  ce  rapport  dans  Tordre 
des  Polypes  tout  entier,  du  moins  parmi  les  Polypes 
sociaux.  Chez  les  seuls  Alcyonnaires  en  effet  (  dont  le 
corail  fait  partie),  se  rencontrent  cette  tunique  de  vais- 
seaux réguliers  environnant  l'arbre  pierreux  et  servant 
à  son  développement  en  même  temps  qu'à  la  circula- 
tion générale,  et  ce  lacis  capillaire  de  petits  vaisseaux 
irréguliers  dont  les  branches,  se  répandant  partout 
dans  la  substance  du  tissu  mou,  y  vont  porter  de  toutes 
parts  le  fluide  nourricier. 

Insistons  ici  sur  deux  considérations  qui,  comme  on 
va  le  voir,  ont  une  portée  assez  étendue. 

On  regarde  trop  souvent  la  faculté  de  se  mouvoir 
librement  comme  conférant  à  ceux  qui  en  sont  doués 


244  SOCIÉTÉS  DE  NUTRITION 

une  supériorité  décisive  sur  ceux  qui  en  sont  dépour- 
vus. Un  des  plus  curieux  exemples  de  cette  opinion 
se  rencontre  dans  les  ouvrages  de  M.  Paul  de  Jou- 
vencel.  Racontant  le  développement  de  Tépon^ge,  il  ne 
peut  constater  qu'elle  se  fixe  après  avoir  voyagé,  sans 
se  sentir  pris  de  pitié  pour  elle.  «  Cette  destinée  des 
Spongiaires,  dit-il,  inspire  une  sorte  de  terreur.  En  eux 
les  choses  marchent  à  rebours.  A  peine  l'être  doué  de 
mouvement  a-t-il  manifesté  la  supériorité  de  son  type 
animal  qu'une  catastrophe  subite  le  frappe  d'immobi- 
lité ;  et  aussitôt  ce  corps  est  en  proie  à  un  travail  de 
dégradation  proportionnel  à  son  développement.  Il 
retombe  bien  au-dessous  de  la  plante.  Il  ressemble  à 
un  paquet  de  filasse  embrouillée,  reste  de  la  décom- 
position d'un  végétal  mort.  Dans  sa  chute  qui  se  con- 
tinue, il  descend  encore  plus  bas  ;  il  tend  à  devenir 
pierre,  il  s'incruste  de  chaux,  de  silice  pas  même  cris- 
tallisée. C'est  effrayant!  »  Apparemment  le  sort  du 
corail  n'inspirerait  pas  à  l'auteur  d'autres  sentiments 
que  celui  de  l'éponge.  Et  pourtant  ni  l'un  ni  l'autre  ne 
méritent  tant  de  pitié.  Il  est  vrai  que  la  perfection 
vitale  semble  en  raison  directe  du  mouvement  dé- 
ployé; mais  le  mouvement  est  susceptible  d'applica- 
tions diverses,  et  la  seule  manière  de  l'exercer  n'est 
pas  le  changement  de  lieu.  Un  organisme  sédentaire 
peut  dépenser  autant  de  mouvement  qu'un  organisme 
mobile.  Seulement,  dans  ce  cas,  le  mouvement  sera 
interne  et  l'organisation  gagnera  ce  que  la  faculté  loco- 
motrice aura  perdu.  Les  êtres  sociaux  surtout  ne  pa- 
raissent que  pouvoir  difficilement  se  constituer  hors 
des  conditions  de  la  vie  sédentaire.  Il  y  a  précisément 


POLYPES  245 

dans  la  formation  d'un  tout  social  un  travail  d'organi- 
sation qui  attire  à  l'intérieur  toutes  les  forces  de  la 
masse  agrégée  et  ne  souffre  pas  qu'aucune  partie  en 
soit  distraite  pour  tout  ce  qui  n'est  pas  directement 
nécessaire  à  cette  formation.  C'est  du  moins  ce  qui 
arrive  pour  la  plupart  des  Polypes.  On  ne  sait  pas  en- 
core les  lois  de  cette  transformation  des  mouvements, 
mais  le  fait  même  ne  parait  pas  douteux.  Il  suffit  pour 
nous  autoriser  à  regarder  les  Coralliaires,  bien  que 
fixés,  comme  supérieurs  aux  Âcalèphes  flottants.  Si 
Ton  veut  apprécier  d'ailleurs  ce  principe  d'après  lequel 
une  colonie  sédentaire  serait  inférieure  dans  tous  les 
cas  à  une  colonie  errante,  on  n'a  qu'à  le  transporter 
des  sociétés  animales  rudimentaires  aux  sociétés  hu- 
maines :  est-ce  que  les  tribus  voyageuses  qui  parcou- 
rent de  vastes  territoires  de  chasse  sont  supérieures 
par  ce  fait  seul  aux  populations  fixées  ? 

Il  est  un  autre  point  sur  lequel  une  méprise  est  à 
éviter  .lu  sujet  de  l'économie  organique  des  Coralliai- 
res. Le  critérium  de  la  perfection  vitale  accepté  géné- 
ralement par  les  physiologistes  anglais  c'est  le  degré 
où  a  été  poussée  dans  chaque  être  la  division  du  tra- 
vail ou  la  spécialisai  ion  des  fonctions.  M.  Spencer  lui- 
même  a  cru  d'abord  que  ce  fait  était  le  fait  essentiel 
de  toute  évolution  vitale.  (Premiers  principes,  trad.  Ca- 
zelles,  p.  359.)  A  ce  titre  les  Acalèphes  et  les  Physo- 
phores  en  particulier  devraient  être  placés  assez  haut 
dans  l'échelle  des  sociétés,  car,  au  témoignage  de 
Haeckel,  ils  offrent  «  une  division  du  travail  réellement 
prodigieuse.  »  Mais  ce  passage  du  simple  au  composé 
ne  résume  pas  à  lui  seul  le  progrès  vital.  M.  Spencer 

16 


246  SOCIÉTÉS  DE  NUTRITION 

l'a  compris  en  y  réfléchissant  davantage ,  et  à  cette 
première  condition  il  en  a  ajouté  une  seconde  qa*il 
appelle  le  passage  d'une  homogénéité  indéfinie,  inco- 
hérente, à  une  hétérogénéité  définie,  cohérente.  En 
d'autres  termes  la  cohésion,  l'unité,  la  concentration 
organique  bii  paraissent  devoir  accompagner  la  diffé- 
renciation des  parties.  L'exemple  présent  est  une 
preuve  de  la  nécessité  de  cette  correction.  Supposons 
que  le  Physophore  ait  encore  des  parties  plus  haute- 
ment différenciées,  si  ces  parties  restent  presque  indé- 
pendantes les  unes  des  autres,  si  l'organe  spécial 
chargé  d'en  rapporter  l'action  à  une  fin  unique  reste 
le  siège  d'une  activité  faible,  l'unité  de  l'ensemble  sera 
mal  définie  et  la  société  entière  vivra  d'une  vie  dis- 
persive,  incohérente.  Le  Coralliaire  au  contraire  est 
constitué  essentiellement  par  un  arbre  solide,  enve- 
loppé d'un  tissu  qui  le  fabrique  ;  ce  tissu  est  le  siège 
d'une  circulation  active  et  les  polypes  particuliers  y 
prennent  naissance.  «  A  côlé  de  la  vie  propre  indivi- 
duelle des  polypes,  il  en  est  une  autre,  indépendante 
de  l'individualité  de  chaque  habitant  de  la  colonie,  et 
qui  appartient  à  tout  le  zoanthodème  qu'on  peut  re- 
garder alors  comme  un  seul  être...  Comment  ne  pas 
voir  que  l'individu  isolé  perd  ses  droits  devant  ceux  de 
la  communauté^  quand  il  lui  a  fourni  sa  part  d'action  ?  » 
(M.  Lacâze  Duthiers,  Le  Corail,  p.  81.)  Là  est  à 
notre  avis  la  supériorité  des  Coralliaires,  et  particuliè- 
rement des  Alcyonnaires  sur  les  Acalèphes.  On  peut 
dire  il  est  vrai  qu'elle  n'est  obtenue  que  par  une  diffé- 
renciation nouvelle  ;  mais  le  point  sur  lequel  porte  la 
division  du  travail  n'est  pas  indifférent.  Eût-il  porté 


POLYPES  247 

sur  les  individus  comme  chez  le  Physophore,  le  résul- 
tat social  eût  été  mince.  C'est  parce  qu'il  porte  ici  sur 
l'organe  central  qu'il  place  la  société  à  un  échelon  su- 
périeur. Et  si  l'on  y  regarde  de  près,  on  verra  que  cet 
organe  composé ,  non  de  polypes  eux-mêmes  compo- 
séSy  mais  de  cellules  simples,  d'éléments  histologiques 
directement  agrégés  en  une  masse  continue,  est  en 
un  sens  un  individu  lui  aussi,  auquel  les  autres  sont 
subordonnés,  puisque  leur  vie  dépend  de  lui  plus  que 
la  sienne  ne  dépend  de  chacun  d'eux.  En  effet  le  zoan- 
thodème  peut  se  passer  d'un  nombre  considérable  de 
polypes  ;  aucun  polype  ne  peut  se  passer  du  zoantho- 
déme  duquel  ils  reçoivent  le  liquide  nourricier.  Et  l'in- 
dividualité de  la  société  tout  entière  est  précisément 
en  raison  directe  de  celle  de  l'organe  central  qui  la 
représente,  j'allais  dire  qui  la  personnifie.  En  sorte 
que  ce  qu'il  faut  considérer,  si  l'on  veut  apprécier  ici 

• 

le  degré  de  perfection  vitale  (ou  le  degré  de  perfection 
sociale),  c'est  moins  la  somme  de  la  division  du  travail 
que  le  sens,  la  direction  de  cette  division.  Il  y  a  une 
complexité  organique  qui  est  une  déchéance,  il  y  en  a 
une  autre  qui  est  un  progrès.  Disons  donc  que  si  le 
corail  est  intéressant  à  considérer  comme  société,  c'est 
qu'il  offre  une  délégation  ou  concentration  du  travail 
vital  pour  l'accomplissement  d'une  fonction  essentielle 
à  la  vie,  et  qu'il  présente  ainsi  les  premiers  linéaments 
de  Tindividualité  collective.  Si  nous  suivions  cette  dé- 
légation du  travail  vital  dans  toute  l'étendue  du  do- 
maine sociologique,  nous  la  verrions  s'accentuer  à 
mesure  qu'on  monte  dans  l'échelle  des  sociétés.  Son 
dernier  terme  dans  Tordre  des  sociétés  que  nous  étu- 


348  SOCIÉTÉS  DE   NUTRITION 

(lions  en  ce  moment,  à  savoir  les  sociétés  de  nutrition, 
c'est  le*  cerveau  des  mammifères  supérieurs. 

B.  Les  Molliiscoïdes.  —  Les  Bryozoaires  et  les  Tuni- 
ciers  nous  semblent  appartenir  au  même  groupe  social 
que  les  Polypes,  bien  qu'une  partie  d'entre  les  Tuni- 
ciers  offre,  avec  des  arrangements  spéciaux,  le  plus 
haut  degré  de  complication  dont  ce  type  de  société 
soit  susceptible.  Le  lien  commun  qui  unit  les  individus 
partiels  est  encore  la  circulation  vasculaire,  c'est-à- 
dire  la  communication  de  cavités  où  circule  un  même 
liquide  nourricier.  Ici  encore,  sauf  le  cas  que  nous 
venons  de  signaler^  la  composition  sociale  existe  à 
deux  degrés  ;  elle  copiprend  premièrement  les  élé- 
ments bistologiques  réunis  en  touts  jusqu'à  un  certain 
point  distincts,  auxquels  la  fonction  de  digestion  est 
dévolue,  secondement  ces  touts  eux-mêmes,  réunis  en 
un  ensemble  organique  plus  vaste  auquel  est  déléguée 
la  fonction  circulatoire.  Comme  chez  les  Polypes,  c'est 
Tagrégation  qui  est  la  règle  et  Tisolement  l'exception. 
Il  faut  remarquer  enfin  que  comme  chez  les  Polypes 
qui  donnent  naissance  aux  Méduses  libres,  certains 
molluscoïdes  (les  Salpes,  par  exemj)le)  ne  vivent  en 
société  que  pendant  un  temps,  puis  se  dispersent  pour 
se  reproduire  sous  la  forme  sexuée  (1).  Celte  inter- 
ruption de  la  société  qui  est,  nous  l'avons  vu,  normale 
chez  les  infusoires  agrégés,  ne  se  présentera  plus  dé- 

(!)  Le  rapprochement  n>àt  jadte  qu*en  ce  qui  concerne  le  caractère 
temporaire  des  cormua  deA  HyJrozoairea  et  des  connue  des  Salpea  ;  le 
mode  de  formation  est  différent  ;  luodiâ  que  les  premiers  sont  le  ré»ultAl 
d*nne  scission  transversale  (  slrobilisalion  );  les  second»,  d*après  Jœger, 
naissent  par  bourgeonnement  Inléral  sur  nn  ovniro  qui  doit  être  considéré 


MOLLUSCOÎDES  249 

sormais  dans  toute  la  série  que  nous  parcourons  en  ce 
moment,  c'est-à-dire  dans  les  sociétés  dont  le  lien  est 
la  fonction  de  nutrition,  et  qui  sont  unies  par  la  conti- 
nuité des  tissus  et  des  cavités.  A  mesure  qu*on  monte 
dans  Téchelle,  la  cohésion  des  individus  est  plus 
forte  parce  que  la  part  de  travail  organique  déléguée 
est  plus  considérable. 

Chez  les  Bryozoaires  les  individus  partiels  sont  plus 
parfaits  que  ceux  du  polypier.  L'économie  de  leurs 
sociétés  doit  donc  être  plus  parfaite  aussi,  si  la  loi 
posée  par  M.  Spencer  est  vraie^  à  savoir  a  que  la  na- 
ture de  Tagrégat  est  déterminée  par  les  caractères  des 
unités  qui  les  composent.  »  Et  en  effet  deux  caractères 
distinguent  cet  agrégat  :  1^  la  dépendance  des  mouve- 
ments des  parties  par  rapport  à  ce  qu'on  pourrait  ap- 
peler métaphoriquement  la  volonté  totale  de  Tanimal 
composé;  2''  la  régularité  de  la  circulation.  La  Flustra 
avicularia  porte,  comme  son  nom  le  rappelle,  des  ap- 
pendices qui  accompagnent  chaque  individu,  mais 
dont  le  mouvement  ne  dépend  que  de  la  colonie,  a  Je 
n'ai  pas  le  moindre  doute,  dit  Darwin  dans  son  Voyage 
(page  217),  que  dans  toutes  leurs  fonctions  ces  appen- 
dices ne  soient  plutôt  Ués  à  l'ensemble  des  branches 
qu'aux  polypes  qui  occupent  les  cellules.  Chacune  des 
têtes  de  vautour  se  meut  d'ordinaire  indépendamment 
des  autres;  mais  quelquefois  celles  d'un  côté  seule- 


comoM  on  organe  de  l*individaalité  maternelle  :  ou  bien  cet  ovaire  chargé 
d'indiTidualités  secondaires  demeure  uni  à  l'individu  mère  pour  former 
un  même  connus  (  Doliolum  ]  ou  bien  il  se  détache,  et  la  chaîne  est  formée 
de  cet  organe  formateur  des  germes,  et  des  individus  secondaires.  (Voir 
Tappendice.) 


9S0  SOCIÉTÉS  DE  NUTRITION 

ment  se  meavent  successivement  chacune  après  sa 
voisine.  i>  Et  Dumortier  (1)  décrit  ainsi  les  mouvements 
du  sang  chez  les  mêmes  animaux  :  «  En  examinant  au 
microscope  un  Bryozoaire  bien  développé,  on  voit  le 
sang  monter  dans  la  cavité  individuelle,  se  porter  vers 
les  bras  et  redescendre  de  l'autre  côté ,  tandis  qu'une 
partie  entre  dans  les  bras,  s'y  met  en  contact  avec  le 
système  respiratoire,  s'y  oxygène  et  redescend  ensuite 
dans  le  torrent  de  la  circulation.  i>  M.  Lacaze  Duthiers 
qui  a  observé  si  minutieusement  le  corail  n'y  a  rien 
découvert  de  semblable. 

Les  Tuniciers  agrégés  offrent  à  la  Sociologie  un 
sujet  d'étude  des  plus  intéressants,  mais  difficile.  Les 
Salpes  sont  généralement  connues;  les  Synascidies  le 
sont  moins.  On  ne  se  représente  pas  sans  peine  ces 
animaux  quand  on  ne  les  a  jamais  vus  et  les  figures 
en  donnent  une  insuffisante  idée.  Disons  seulement 
qu'ils  sont  constitués  par  une  enveloppe  plus  où  moins 
dure  en  forme  de  cône  plus  ou  moins  allongé,  sur 
laquelle  se  dressent  de  petits  cylindres  en  nombre 
variable  percés  de  bouches  en  collerettes,  et  dans 
laquelle  s'ouvrent  un  ou  plusieurs  orifices  excréteurs 
servant  à  toute  la  colonie.  Les  Botrylles  paraissent 
être  les  plus  parfaits  des  Synascidies  (2). 

Ces  sociétés  se  forment  par  épigénèse  ;  c'est-à-dire 
que  leur  accroissement  est  successif  à  partir  d'une 
larve  qui  se  fixe  tôt  et  croît  rapidement.  Quelques 


(1)  Buiietin  de  V Académie  de  Bruxelles,  tome  II,  p.  4S5,  cilè  d*dprè^ 
M.  Milne  Edwards. 

(S)  La  thèse  de  M.  Giard  et  ses  très  obligeantes  communications  ont  ^té 
uot  guides  dans  cette  partie  «le  notre  tAche  (thèse  Je  187t}. 


MOLLUSGObES  28| 

observateurs  avaient  même  cru  voir  les  rudiments  des 
animaux  composants  jusque  dans  l'œuf,  sous  forme 
radiée.  Les  choses  ne  se  passent  pas  ainsi.  Quand  le 
bourgeonnement  commence  dès  Tœuf,  les  individus 
qui  naissent  ainsi,  au  lieu  d'être  également  développés, 
accusent  par  l'inégalité  de  leur  croissance  leur  appari- 
tion successive.  Un  premier  animal  en  produit  immé- 
diatement  deux  autres  par  bourgeonnement  direct, 
puis  le  phénomène  se  répète  pour  chacun  d'eux,  mais 
d'un  seul  côté,  en  même  temps  que  se  développe  la 
membrane  commune.  Dans  la  cavité  circonscrite  par 
cette  membrane  chacun  des   individus    composants 
envoie  un  tube  excréteur  ;  des  canaux  entrecroisés  les 
unissent  et  sont  le  siège  d'une  circulation  oscillatoire 
c'est-à-dire  suivant  alternativement  l'un  et  l'autre 
sens.  Tantôt  les  individus  composants  sont  nombreux 
et  irrégulièrement  disposés,  tantôt  ils  le  sont  moins  et 
se  placent  alors  régulièrement  '  mais  quelle  que  soit 
Tabondance  et  la  direction  de  cette  prolifération  gem- 
mipare,  elle  a  toujours  lieu  dans  le  même  ordre  suc- 
cessif par  épigénèse.  Il  est  exceptionnel  (si  même  cela 
arrive  jamais),  que  des  individus  nés  de  larves  se  ren- 
contrent dans  un  système.  Ceux  donc  qui  sont  ainsi 
conjugués  tiennent  pour  ainsi  dire  à  une  seule  souche 
mère  et  n'ont  jamais  cessé  d'y  être  attachés.  C'est  leur 
naissance  qui  les  appelle  à  la  vie  spciale.   Cela  est 
important  à  remarquer,  d'abord  parce  que  cela  établit 
nettement  la  parenté  des  Synascidies  avec  les  sociétés 
que  nous  appelons  de  Nutrition,  ensuite  parce  que 
c'est  Tapplication  d'une  loi  que  nous  formulerons  plus 
tard.  (Voir  notre  conclusion.) 


252  SOCIÉTÉS  DE  NUTRITION 

Les  individus  composants  une  fois  nés,  l'individu 
composé  n'est  encore  qu'en  puissance;  il  faut  qu'il  soit 
leur  œuvre.  Ils  commencent  donc  la  plupart  du  temps 
par  s'unir,  en  soudant  leurs  parties  similaires  ;  puis 
comme  en  certains  points  de  l'enveloppe  commune 
une  ou  deux  ouvertures  cloacales  ont  dû  se  former,  ils 
semblent  subir  une  sorte  d'attraction  de  ce  côté,  et  les 
plus  voisins  ne  tardent  pas  à  envoyer  vers  ses  bords 
des  languettes  anales  convergentes,  munies  de  filets 
nerveux.  L'ensemble  ainsi  formé  a  reçu  le  nom  de 
Connus. 

Voici  comment  se  développe  et  s'achève  l'individua- 
lité centrale  ainsi  constituée.  Les  animaux  composants 
ont  déjà,  on  l'a  vu,  en  commun  la  circulation  et  la 
station,  mais  une  série  de  besoins  collectifs  va  faire 
surgir  des  organes  collectifs  correspondants.  Pour  parer 
au  danger  d'être  déchirée  ou  arrachée  de  son  support, 
la  membrane  commune  se  durcit  au  moyen  de  spicules. 
Mais  cette  armure  protectrice  a  l'inconvénient  d'em- 
pôcher  les  mouvements  du  cloaque:  les  détritus  ne 
peuvent  donc  pas  être  toujours  facilement  expulsés, 
surtout  quand  un  accident  a  changé  la  colonie  de  si- 
tuation. De  plus  les  parasites  assiègent  la  cavité  ainsi 
ouverte.  Le  seul  recours  qu'aient  les  Syuascidies  à  peau 
dure  contre  ce  dernier  danger  consiste  à  rétrécir  l'ou- 
verture cloacale;  mais  ce  remède  contre  un  mal  ne  fait 
qu'empirer  l'autre.  Un  autre  type  d'association  avait 
plus  de  chances  de  succès.  Dans  celui-ci  l'enveloppe 
reste  flexible;  seulement  les  individus  se  rapprochent 
de  rorifice  excréteur.  En  se  rapprochant,  ils  doivent 
nécessairement  diminuer  de  nombre,  à  mesure  que  le 


MOLLUSCOÎDES  283 

cercle  se  resti'eint.  Par  cela  même  leur  disposition  de- 
.vient  plus  régulière.  C'est  ainsi  que  se  forme  l'étoile 
des  Botrylles.  Ainsi  rapprochés,  ils  envoient  au  centre 
des  filaments  nerveux  et  des  fibres  musculaires  plus 
énergiques  ;  en  sorte  que  non  seulement  le  cloaque  est 
doué  de  mouvements  plus  forts  pour  Texcrétion  et 
peut  se  fermer  dès  qu'il  n'est  plus  nécessaire  qu'il  soit 
ouvert,  mais  qu'encore  il  devient  sensible  au  toucher 
et  de  plus  capable  de  communiquer  l'impression  à  tous 
tes  membres  du  système.  Si  donc  un  parasite  tente 
l'entrée,  le  moindre  attouchement  entraine  l'occlusion 
de  toutes  les  ouvertures.  En  fait,  les  Botrylles  sont  les 
moins  infestés  de  ces  hôtes  dangereux.  Nous  obser- 
vons ici,  porté  à  un  plus  haut  degré,  le  processus  que 
nous  avons  observé  chez  les  Goralliaires.  Un  appareil 
central  se  forme  non  pas  seulement  par  division,  mais 
par  délégation  du  travail  organique.  Ici  plus  encore  que 
dans  tous  les  cas  étudiés  antérieurement,  la  solidarité 
des  éléments  sociaux  s'établit  par  leur  incorporation 
en  un  représentant  central  qui  prend  tous  les  caractères 
d'un  individu. 

Qu'on  juge,  en  effet,  combien  en  présence  de  tels 
phénomènes  nos  distinctions  verbales  deviennent  flot- 
tantes! Les  individus  composants,  réduits  à  un  rôle 
surbordonné  par  rapport  au  cormus,  mis  dans  l'impos- 
sibilité de  vivre  sans  le  cloaque  central  auquel  ils  sont 
intimement  unis  plus  encore  par  les  nécessités  fonc- 
tionnelles que  par  leur  adhésion  organique,  prennent 
l'aspect  de  simples  organes.  Et  d'autre  part,  le  cloaque 
qui  n'était  qu'un  organe  collectif,  environné  mainte- 
nant d'un  appareil  nerveux  qui  commande  le  mouve- 


254  SOCIÉTÉS  DE  NUTRITION. 

ment  à  toute  la  communauté,  revôt  l'aspect  d'un  indi- 
vidu, mais  d'un  individu  dont  les  animaux  composants 
ne  seraient  que  les  parties.  Supposons  que  l'organi- 
sation dont  nous  sommes  ici  témoins  se  fasse  non  plus 
autour  d'un  cloaque,  mais  autour  d'une  bouche,  et 
nous  comprendrons  comment  une  société  de  nutrition 
devient  un  individu  unique  dans  le  sens  ordinaire  du 
mot.  C'est  ce  que  nous  verrons  tout  à  l'heure  dans  un 
autre  ordre  de  sociétés. 

Chez  les  Synascidies  le  processus  sociogénique  ne  va 
pas  plus  loin.  Les  systèmes  étoiles  qui  ont  reçu  le  nom 
de  Ccsnobiums  envoient  des  stolons  à  quelque  distance 
et  ceux-ci  forment  des  cœnobiums  nouveaux  soumis  à 
la  même  loi  de  naissance  épigénétique.  Les  différents 
cloaques  du  cormus  ainsi  formé  cherchent  bien  à  se 
réunir  par  des  canaux  comme  cela  a  lieu  chez  les  Bo- 
trylloîdes,  mais  nul  centre  d'attraction  ne  surgit  pour 
coordonner  ces  différents  systèmes. 

Telles  sont  les  circonstances  sous  l'empire  desquelles 
l'unité  collective  des  Synascidies  se  constitue  et  se 
confirme.  Les  même  circonstances  ou  du  moins  des 
circonstances  nuisibles  comme  celles-là,  mais  à  un  plus 
haut  degré,  la  désagrègent.  Si,  en  cilet,  Ton  plonge 
un  cormus  dans  la  liqueur  d'Owen,  les  animalcules 
se  disjoignent.  De  môme  si  des  communautés  s'éta- 
bUssent  sur  des  algues  frêles  vivement  agitées  par 
les  flots,  l'excès  de  l'agitation  devient  enfin  nuisible  et 
empêche  comme  chez  les  Circinalium  la  cohésion, 
d'abord  des  cœnobiums ,  puis  des  individus  eux- 
mêmes.  Cependant  cette  même  agitation  modérée 
exerce  sur  les  Botrylles  une  sélection  progressive.  On 


MOLLUSGOÏDBS  2tttS 

peut  donc  dire  que  Thostilité  du  milieu  poussée  jus- 
qu'à un  certain  degré  favorise  la  cohésion  sociale 
en  suscitant  des  efforts  convergents  plus  énergiques, 
mais  qu'elle  a,  au  delà  de  ce  degré,  des  effets  destruc- 
teurs. 

Jusqu'à  quel  point  l'intelligence  intervient-elle  dans 
la  formation  de  ces  sociétés  ?  Que  la  forme  des  cœno- 
biums  et  des  cormus  soit  le  résultat  du  mode  de 
bourgeonnement  des  individus  composants,  c'est  ce 
qui  n'est  vrai  que  partiellement,  car,  comme  on  vient 
de  le  voir,  la  nature  du  lien  social  dépend  à  la  fois  des 
circonstances  extérieures  et  des  améliorations  inven- 
tées en  quelque  sorte  par  les  animaux  sous  la  pression 
de  ces  circonstances.  La  nécessité  qui  les  détermine  ici 
serait  donc  une  nécessité  sentie,  acceptée,  non  plus 
extérieure  ou  mécanique,  mais  intérieure  ou  psychi- 
que. Il  est  aussi  diflQcile  de  nier  le  caractère  psychique 
de  ces  phénomènes  que  de  l'établir.  D'une  part,  en 
effet,  un  système  nerveux  aussi  rudimentaire  ne  peut 
être  l'instrument  de  combinaisons  bien  variées  ;  d'au- 
tre part,  la  présence  même  d'un  rudiment  de  système 
nerveux  permet  d'admettre  l'existence  d'une  pensée 
correspondante,  si  humble  qu'elle  soit.  La  question  se 
réduirait,  si  l'on  s'en  tenait  à  cette  seconde  hypothèse, 
à  savoir  si  la  pensée  a  besoin  d'être  réfléchie  pour 
adapter  les  mouvements  aux  sollicitations  des  circon- 
stances. Car  évidemment,  dans  le  Botrylle,  elle  n'est 
pas  réfléchie.  Nous  serions  portés  à  répondre  par 
la  négative.  Quand  on  se  promène  au  bord  de  la  mer 
à  marée  basse,  il  arrive  que  le  pied  fasse  jaillir  entre 
les  rochers  des  fusées  d'eau  de  mer  en  pressant  sur 


256  SOCIÉTÉS  DE  NUTRITION 

des  corps  mous.  Ce  sont  des  Actinies  qui,  en  prévision 
du  long  temps  pendant  lequel  elles  sont  exposées  à 
Tair  et  au  soleil,  se  sont  pourvues  d'une  certaine 
quantité  de  liquide.  Comment  expliquer  ce  fait  de 
prévision  sans  une  certaine  intelligence  immanente 
préexistant  même  à  toute  trace  de  système  nerveux? 
Nous  ne  pouvons  nous  empêcher  de  croire,  sans 
obliger  personne  à  partager  notre  croyance,  puis- 
que nous  manquons  de  preuves,  que  la  concen- 
tration des  Ajscidies  en  un  individu  collectif  est  un 
fait  d'intelligence  du  même  ordre,  quoique  déjà  su- 
périeur. 

C.  Les  Vers.  —  Revenons  à  la  structure  essentielle 
du  Polype  :  il  est  constitué,  avons-nous  dit,  par  une 
poche  formée  d'éléments  anatomiques  juxtaposés,  et 
offrant  une  ou  deux  ouvertures.  Nous  avons  vu  les  Po- 
lypes et  les  MoIIuscoides  qui  sont  construits  sur  ce 
type  s'agréger  pour  former  des  société»  permanentes 
dont  les  cavités  communiquent.  Mais  tandis  que  ces 
sociétés  se  forment  et  subissent  dans  leur  évolution 
une  différenciation  et  une  coordination  progressives, 
les  individus  qui  les  composent  subissent  des  modifi- 
cations semblables,  c'est-à-dire  que  leurs  éléments 
histologiques  cellulaires  se  distinguent  les  uns  des  au- 
tres et  se  groupent  entre  eux  suivant  les  mêmes  lois. 
C'est  ce  qui  a  lieu  chez  les  Echinodermes  et  les  Mol- 
lusques. On  n'est  plus  fondé  à  nous  objecter  mainte- 
nant que  les  parties  constitutives  des  Mollusques  et 
des  Echinodermes  ne  sont  pas  des  individus,  mais  des 
organes.  Car  nous  savons  que  l'organe  et  l'individu  ne 


VERS  257 

sont  que  deux  degrés  d'une  même  puissance  (i).  Un 
organe  est  un  groupe  d'éléments  histologiques  suffi- 
samment ditférenciés  accomplissant  une  seule  fonc- 
tion ;  quand  cette  fonction  est  celle  par  laquelle  la  nu- 
trition commence  (préhension  et  ingestion  des  ali- 
ments), nous  sommes  portés  à  donner  le  nom  d'individu 
au  groupe  qui  l'exerce  ;  nous  nous  prenons,  nous  et 
les  mammifères  supérieurs,  comme  types  absolus  et 
jugeons  de  ce  que  nous  sommes  des  individus  céphalés 
que  tout  ce  qui  a  une  tète  est  individuel.  Mais  nous 
avons  vu  le  rôle  d'individu,  c'est-à-dire  d'organisme 
central  et  directeur,  dévolu  à  des  groupes  vitaux  tout 
diOérents,  particulièrement  chez  les  Ascidies  ;  en  sorte 
que  notre  appréciation  de  l'individualité  est  devenue 
beaucoup  plus  libre.  Que  si  nous  jugeons  l'individua- 
lité d'après  les  formes,  nous  avons  remarqué  que  des 
parties  à  formes  définies,  isolées,  comme  les  organes 
urticants  et  les  organes  reproducteurs  des  Physophores 
ne  sont  pas  aussi  individuelles  qu'elles  le  paraissent. 
Nouvelle  raison  pour  nous  inviter  à  un  emploi  beau- 
coup plus  large  de  cette  dénomination.  Nous  dirons 
donc  que  dans  la  constitution  de  l'Echinoderme  et  du 
Mollusque,  la  nature  fait  absolument  le  même  travail 
que  dans  la  formation  du  zoanthodème  et  du  connus  ; 
d'autant  plus  que  certaines  parties  de  l'Echinoderme 

(1)  «  Il  exUte  des  passages  par  gradations  insensibles  entre  les  per- 
800068  et  les  organes,  l^  première  personne  d*une  colonie  de  Pyrosooaa 
devient  un  organe,  le  cloaque  commun  du  cormus.  Les  diverses  person- 
nes d*un  cormus  de  Syphonophores  ont  aussi  le  plus  souvent  la  valeur  de 
sio'ples  organes.  Dans  celte  question  de  Tindividualilé,  la  nature  procède 
par  transitions  infiniment  petites  et  jamais  par  sauts  »  (M.  Giaro,  Préface 
à  VAnatomie  comparée  de  Huxley,  XVI).  Voir,  dans  Tappcndice,  sur 
Pantbogénèse  chez  lesEchinodermes  un  très  curieux  passage  de  JsBger,  §Si4. 


258  SOCIÉTÉS  DB   NUTRITION 

jouissent  d'une  existence  hautement  individuelle  ;  les 
rayons  de  Tétoile  des  Astéries  en  sont  un  exemple.  La 
concentration  se  fait  ici  autour  d'une  bouche  au  lieu 
de  se  faire  autour  d'un  cloaque,  voilà  toute  la  difië- 
rence.  Nous  aurions,  par  conséquent,  à  examiner  au 
point  de  vue  sociologique,  les  rapports  des  divers  or- 
ganes dans  l'unité  vitale  des  animaux  dont  nous  venons 
de  parler,  si  cette  étude  n'était  déjà  faite  par  les  biolo- 
gistes. La  physiologie  de  M.  Milne  Edwards  contient 
les  traits  essentiels  de  ce  tableau. 

On  sait  que  ces  deux  classes  n'offrent  aucun  exem- 
ple de  sociétés  deux  fois  composées,  ayant  pour  lien 
la  fonction  de  nutrition.  Des  individus  du  second  de- 
gré, une  fois  formés,  se  suffisent  à  eux-mêmes  pour 
Taccomplissement  de  cette  fonction;  la  fonction  de 
reproduction  seule  les  sollicite  (et  pas  universellement) 
à  se  rencontrer.  Pourquoi  un  mode  de  composition 
organique  si  fréquent  dans  les  régions  inférieures 
cesse-t-il  dès  ce  moment  de  se  montrer?  C'est  ce  qu'il 
est  difficile  de  dire  avec  certitude.  On  pourrait  expli- 
quer cette  différence  chez  les  Mollusques  par  la  pré- 
sence des  coquilles,  qui  empêche  toute  communica- 
tion vasculaire  entre  les  divers  individus.  Mais  il  y  a 
des  Mollusques  nus,  et  ils  ne  s'unissent  pas  de  la  sorte. 
Ce  qu'il  y  a  de  plus  vraisemblable  à  alléguer,  c'est 
que  la  division  du  travail  organique  est  poussée  dès 
lors  trop  loin  pour  que  la  fissiparité  soit  possible,  et 
que  les  forces  vitales,  absorbées  parce  travail,  ne  lais- 
sent pas  assez  d'excédant,  même  pour  la  gemmiparité. 
Lablastogénèse,  en  effet,  semble  être  en  raison  inverse 
.  de  la  perfection  organique. 


VERS  259 

Quoi  qu'il  en  soit,  les  Entomozoaires  sont  eux-mêmes 
des  blastodèmes,  ou  sociétés  de  nutrition  à  deux  de- 
grés. Tous  les  articulés  sont  composés  d'anneaux  qui 
sont  pourvus  d'un  certain  nombre  d'organes  essentiels 
et  peuvent,  ceux  du  moins  des  genres  inférieurs, 
pourvu  qu'ils  soient  groupés  en  petit  nombre,  se  suf- 
fire à  eux-mêmes.  Un  seul  proglottis  de  Ténia  se  suf- 
fit, et  pour  la  nutrition  et  pour  la  reproduction.  Chacun 
de  ces  anneaux  ou  groupe  d'anneaux  a  reçu  le  nom 
de  Zoonite.  Mais  quand  nous  parlons  d'anneaux  nous 
supposons  une  chaîne  dont  ils  puissent  faire  partie. 
En  effet,  la  forme  linéaire  est  le  type  morphologique 
de  tout  cet  embranchement.  Examinons  les  consé- 
quences de  ce  fait  au  point  de  vue  de  la  science  sociale. 

Dans  une  série  d'anneaux,  il  y  en  a  toujours  deux 
qui  diffèrent  essentiellement  des  autres  par  leur  posi- 
tion, ce  sont  les  deux  extrêmes.  Les  conditions  de 
leur  vie,  s'il  s'agit  d'une  chaîne  vivante,  sont  toutes 
spéciales.  D'abord  ils  sont  l'un  et  l'autre  Tune  des  ex- 
trémités de  la  cavité  commune  servant  à  la  nutrition  ; 
à  ce  titre  ils  doivent  renfermer  les  organes  nécessaires 
à  l'occlusion  et  à  l'ouverture  des  orifices.  L'une  des 
deux,  celle  par  où  entre  l'aliment,  devra  être  capable 
de  le  saisir,  de  le  saisir  de  vive  force,  si  l'aliment  est 
une  proie.  De  plus  la  même  extrémité  se  trouvant 
dans  la  nécessité  d'agir  en  pareil  cas  pour  toute  la  com- 
munauté devra  posséder  les  appareils  nécessaires  au 
discernement  des  objets  et  des  circonstances  favora- 
bles ou  défavorables  (1).  Ajoutons  que  tant  qu'il  n'existe 

(1)  Voir  tur  la  Morphologie  des  vers  le  2«  volume  de  la  Biologie  de 
Speacer.  En  général,  on  pourrait  ramener  à  trois  les  causes  qui  déter- 


âtfO  SOCIÉTÉS  DE  NUTRITION 

pas  d*organes  pour  la  marche  attachés  aux  anneaux 
médians,  les  deux  extrêmes  doivent  encore  pourvoir  à 
cette  fonction.  Que  si  Tanimal  ne  marche  pas  et  de- 
meure fixé,  l'appareil  protecteur  qu'il  sera  amené  à  se 
construire  ne  pourra  être  l'œuvre  que  de  l'une  des 
mêmes  extrémités.  Combien  seront-elles  toutes  deux, 
mais  l'une  surtout,  plus  occupées  que  les  autres  par- 
ties du  blastodème  !  Que  la  nature  se  soit  chargée  de 
leur  donner  en  une  fois  les  appareils  nécessaires  à 
leurs  fonctions,  ou  bien  qu'elles  aient  dû  les  acquérir 
elles-mêmes  lentement  sous  la  pression  des  circons- 
tances, par  accumulation  héréditaire,  c'est  ce  qui  ne 
nous  importe  que  fort  indirectement  ;  toujours  est-il 
qu'elles  les  ont,  et  que  cela  donne  à  la  première,  à 
celle  qui  se  saisit  des  aliments,  une  dignité  vitale  bien 
plus  haute  qu'aux  autres  anneaux.  En  effet,  sans  elle 
ceux-ci  ne  peuvent  exister,  à  moins  qu'ils  ne  la  rem- 
placent en  érigeant  l'un  d'eux  à  la  même  dignité.  Ils 
lui  sont  subordonnés,  et  ils  ont  beau  garder  par  devers 
eux  un  cœur,  un  cerveau  ou  ganglion  nerveux,  un  tube 
digestif  muni  de  deux  orifices  distants,  il  y  a  quelque 
chose  qui  leur  manque,  ce  sont  les  fonctions  de  pré- 
hension et  de  discernement  sans  lesquelles  ces  organes 
n'ont  qu'une  vitalité  virtuelle,  conditionnelle.  En  re- 
vanche, sauf  en  des  cas  exceptionnels,  le  premier  an- 
neau ne  peut  se  passer  des  autres.  Il  y  a  donc  entre 


mioent  la  forme  d'au  aoimal  :  !•  la  forme  de  ses  parties  composantes 
élémentaires;  i«son  mode  de  formation, fldsiparité,bourueouDement,etc- 
^o  la  didtributiun  dcâ  forces  incideutes  en  raison  de  son  genre  de  vie.  — 
Nous  devons  citer  comme  une  exception  à  ce  que  nous  avancions  de  la  gé- 
néralité des  vers  et  comme  un  cas  difTicile  à  expliquer  les  Polyophtalmes 
(annélides)  qui  ont  dos  yeux  doubles  à  chaque  se(;me[it  du  corps. 


VERS  201 

eux  tous  une  solidarité,  un  concours  étroit,  traits  ca- 
ractéristiques de  la  société.  Seulement,  ce  concours 
ne  les  laisse  pas  sur  un  même  plan  pour  ainsi  dire,  ils 
sont  solidaires  dans  et  par  Tanneau  céphalique  ;  et  leur 
cohésion  sociale  repose  sur  la  délégation  confiée  à 
rindividu  qui  en  est  le  symbole,  qui  en  résume  en  lui 
toute  l'unité. 

Cette  solidarité  ne  détruit  pas  la  distinction  des  an- 
neaux, elle  la  suppose  au  contraire.  Plus  l'article  anté- 
rieur sera  individuel  à  Torigine,  plus  il  se  prêtera  fa- 
cilement à  la  spécialisation  que  sa  situation  requiert. 
Plus  les  autres  seront  individuels,  eux  aussi,  plus  ils 
laisseront  le  premier  à  ses  fonctions  propres,  étant 
eux-mêmes  plus  propres  à  accomplir  les  leurs.  Il  arri- 
vera nécessairement  qu'ils  se  coaliseront  pour  atteins 
dre  ce  but.  Une  sorte  d'attraction  s'exercera  dans  cer- 
tains groupes  autour  d'un  point  qui  deviendra  un  centre 
d'activité  ;  et  il  y  aura  là  des  délégations  partielles. 
Mais  elles  ne  feront  que  mieux  assurer  l'hégémonie  de 
la  délégation  première.  De  la  sorte,  des  individualités 
mieux  prononcées  s'étabUrônt,  loin  que  celles  qui 
existaient  à  l'origine  puissent  s'affaiblir.  Il  est  vrai  que 
l'interdépendance  croîtra  dans  toute  la  chaîne  ;  on  ne 
pourra  plus,  dès  lors,  séparer  impunément  les  diffé- 
rents individus  ni  même  les  différents  groupes  ;  mais 
nous  l'avons  déjà  vu,  l'indépendance  prise  dans  le 
sens  de  l'aptitude  à  l'isolement  absolu  n'est  pas  la  même 
chose  que  l'individualité  ;  c'en  est  le  caractère  inférieur. 
L'individualité  supérieure  est  riche  en  fonctions,  c'est 
un  foyer  d'activité  vitale  énergique,  et  par  cela  même 
elle  soutient  des  rapports  nombreux  nécessaires  avec 

17 


2G2  SOCIÉTÉS  DE  NUTRITION 

d'autres  foyers  de  vie,  d'autres  individualités.  Ce  n'est 
pas  une  déchéance,  c'est  un  progrès  pour  un  individu 
de  devenir  organe  par  rapport  à  un  tout  vivant  plus 
étendu. 

La  forme  linéaire  se  prête  merveilleusement  à  la  vie 
de  relation.  Elle  est  éminemment  transitive.  Tandis 
que  chez  les  sociétés  polypoïdales  Timmobilité  est  la 
règle  et  le  mouvement  l'exception,  c'est  le  contraire 
qui  a  lieu  pour  les  articulés.  Au  lieu  de  venir  s'éteindre 
au  sein  d'une  masse  sphérique  ou  rameuse,  les  impul- 
sions fournies  par  chaque  élément  prennent  ici  une 
direction  déterminée  et  c'est  la  première  articulation 
qui  est  appelée  à  la  tracer.  Pour  cela  il  faut  qu'elle  ex- 
plore incessamment  les  localités  variées  à  travers  les- 
quelles l'agitation  inquiète  de  la  communauté  la  pousse. 
De  là  une  multiplication  des  sensations  et  des  repré- 
sentations qui  ne  peut  qu'augmenter  encore  l'impor- 
tance du  ganglion  céphalique.  De  là,  comme  on  le 
verra,  une  signification  nouvelle,  d'une  portée  sociale 
considérable,  donnée  aux  rapports  sexuels  des  êtres 
de  la  même  espèce  et  la  naissance  de  tout  un  ordre 
nouveau  de  phénomènes  d'agrégation. 

La  conscience  est  comme  la  vie.  Ici  elle  est  multiple 
comme  elle,  et  comme  elle  ne  cosse  pas  pour  cela 
d'iUre  une.  On  sait  qu'on  peut  couper  en  plusieurs 
morceaux  les  Annélides  et  les  Helminthes  sans  abolir 
la  vie  des  fragments;  mais  ce  qu'il  faut  remarquer, 
c'est  que  chacun  de  ces  fragments  a  dès  lors  une  cons- 
cience unique,  comme  l'animal  total  dont  il  faisait 
partie.  Si,  chez  une  sangsue,  on  coupe  ou  on  lie  en 
avant  et  en  arrière  d'un  ganglion  les  cordons  qui  l'u- 


VERS  263 

nissent  avec  ses  deux  voisins,  le  zoonite  de  ce  ganglion 
conserve  sa  sensibilité  ;  mais  on  a  donné  naissance  à 
un  animal  isolé,  placé  entre  deux  animaux  multiples  : 
les  piqûres  que  Ton  fait  éprouver  à  cet  animal  ne  sont 
senties  que  par  lui  seul.  On  ne  peut  démontrer  d'une 
manière  plus  évidente  Tindividualité  psychique  de 
chaque  zoonite.  Des  expériences  analogues  ont  été 
faites  chez  les  insectes,  sur  la  Mante  par  exemple,  et 
ont  abouti  à  des  résultats  tout  aussi  frappants.  Ainsi  à 
l'état  normal,  quand  l'individu  est  complet,  chaque 
zoonite  est  le  siège  d'une  conscience  distincte  ;  mais 
cela  n'empêche  pas  l'animal  entier  d'avoir  la  sienne  qui 
embrasse  les  consciences  partielles  en  tant  qu'elle  est 
composée  en  grande  partie  d'impressions  que  celles- 
ci  lui  envoient.  Cela  est  vrai  de  l'immense  quantité 
des  invertébrés  ;  en  sorte  qu'il  est  visible  que  si  l'on 
regarde  la  nature  dans  son  ensemble,  la  conscience 
morcelée  y  a  plus  de  place  que  la  conscience  qui  se 
croit  simple.  Mais  non  seulement  l'unité  psychique 
générale  n'exclut  pas  les  centres  partiels  ;  elle  les  sup- 
pose :  et  on  peut  dire  que  plus  les  consciences  par- 
tielles sont  développées,  plus  les  zoonites  divers  sont 
capables  de  sensations  et  de  mouvements  propres, 
plus  la  conscience  directrice  est  elle-même  riche  d'at- 
tributions, pourvu  que  le  groupement  et  les  relations 
des  consciences  partielles  s'établissent  dans  l'ordre 
convenable. 

L'usage  du  monde  extérieur  commence  à  ce  degré 
d'organisation  sociale.  Il  n'y  a  pas  d'industrie  propre- 
ment dite  chez  le  Polype  ;  on  ne  peut  donner  ce  nom 
sans  confondre  les  termes  à  l'acte  par  lequel  les  élé- 


264  SOCIÉTÉS  DE  NUTRITION 

inents  histologiques  des  Goralliaires,  des  Bryozoaires 
et  des  Tuniciers  se  construisent  un  appui  ou  un  abri 
dans  Tintiroité  des  tissus  ;  les  seuls  actes  qui  méritent 
ce  nom  sont  ceux  par  lesquels  un  blastodème  édifie 
extérieurement  quelque  portion  de  matière  à  son 
usage,  par  un  mouvement  non  chimique,  mais  méca- 
nique auquel  toute  la  communauté  prend  part.  Plu- 
sieurs annélides  (ex.  :  Tèrebella  conchilega)  et  une 
grande  quantité  de  crustacés  et  d'insectes  sont  capa- 
bles d'industrie.  Citons  seulement  les  demeures  des 
Tubicoles.  Les  autres  cas  liés  pour  la  plupart  à  la  fonc- 
tion de  reproduction  trouveront  leur  place  dans  les 
chapitres  prochains.  Quelle  est  la  quantité  d*intelli- 
gence  qui  intervient  dans  l'acte  des  Tubicoles?  Nous 
ne  possédons  pas  de  mesure  qui  puisse  la  déterminer; 
mais  à  coup  sûr  elle  est  notable.  Choisir  des  matériaux 
convenables,  les  disposer  en  leur  place  suivant  leur 
forme,  c'est  là  une  œuvre  qui  demande  sans  aucun 
doute  du  discernement,  et  beaucoup  plus  que  la  for- 
mation des  spicules,  même  si  l'on  remarque  qu'elle  se 
fait  chez  le  polype  en  des  points  et  suivant  un  ordre  dé- 
terminés. L'intelUgence  des  Annélides  Tubicoles  n'est 
pas  de  nature  purement  réflexe  et  uniforme  dans  ses 
effets  ;  des  combinaisons  multiples  s'oflrent  inévita- 
blement à  ces  animaux  dansTexécution  de  leur  œuvre; 
il  faut  qu'ils  décident  entre  ces  diverses  représenta- 
tions ou  suggestions  :  la  pensée  s'élève  ici  au-dessus 
de  la  nécessité  nue  dont  elle  semblait  n'être  jusqu  ici 
(pie  la  traduction  intérieure. 

Là  où  la  blastogénèse  s'exerce  encore  dans  l'embran- 
chement* des  Articulés,  c'est-à-dire  chez  les  Annélides 


VERS      •  265 

et  les  Helminthes,  il  ne  peut  y  avoir  aucune  société 
entre  les  différentes  parties  ainsi  produites.  Car  de 
deux  choses  Tune  :  ou  la  série  d'anneaux  produits  sera 
trop  étendue  et  elle  se  séparera  de  la  souche  mère,  ou 
elle  pourra  continuer  à  lui  rester  unie  et  elle  soutien- 
dra avec  elle  les  mêmes  relations  que  les  autres  séries 
d'anneaux.  C'est  le  cas  de  la  Myrianide.  Jusqu'à  leur 
séparation  les  zoonites  issus  du  bourgeonnement  res- 
semblent aux  autres  ;  après,  ils  sont  absolument  sé- 
parés de  la  mère.  Les  Articulés  ne  forment  donc  pas 
de  sociétés  à  double  composition  comme  les  Tuniciers; 
c'est  à-dire  que  chez  eux  le  cœnobium  ne  s'élève  ja- 
mais jusqu'au  cormus,  ou  plutôt  que  les  deux  restent 
toujours  équivalents. 

Chez  certaines  espèces  plusieurs  articles  se  réunis- 
sent pour  former  un  zoonite  composé  et  les  ganglions 
de  chaque  article  se  soudent  en  un  seul.  C'est  un  fait 
à  remarquer  que  ces  zoonites  composés  rudimentaires 
sont  détruits  par  la  déchéance  parasitaire  chez  les 
Helminthes  et  certains  Arthropodes.  Le  parasitisme 
est  donc  contraire  à  la  vie  sociale  et  provoque  une  dé- 
sagrégation des  parties.  Il  semble  résulter  de  là  que 
Ma  vie  libre,  dans  un  milieu  varié,  avec  l'activité  inces- 
sante qui  en  est  la  condition,  soit  un  des  plus  puis- 
sants aiguillons  de  la  vie  sociale.  Il  ne  serait  pas  bon 
pour  une  société  d'être  dispensée  des  soins  qu'entraî- 
nent la  recherche  des  aliments  et  la  défense  de  la  vie  ; 
car  ce  sont  ces  soins  qui  provoquent  en  elle,  avec  la 
différenciation  et  la  coordination  des  organes,  le  véri- 
table perfectionnement  organique. 

Nous  nous  arrêterons  aux  frontières  du  règne  des 


266  SOCIÉTÉS  DE  NUTRITION 

Vertébrés,  que  les  Entomozoaires  annoncent  par  la 
symétrie  bilatérale  de  leurs  formes  et  la  disposition 
linéaire  de  leurs  parties.  Nous  ne  voulons  pas  com- 
promettre les  résultats  acquis  jusqu'ici  en  essayant  de 
les  étendre  plus  loin.  Faut-il  considérer  le  corps  des 
poissons,  des  reptiles,  des  oiseaux  et  des  mammi- 
fères comme  un  blastodème  métamérique,  c'est-à-dire 
comme  une  société  composée  de  zoonites  très  diffé- 
renciés et  très  intimement  unis,  lesquels  à  leur  tour 
seraient  composés  d'organes  et  ceux-ci  d'éléments 
histologiques  ou  plastides?  Nous  laissons  à  la  science 
zoologique  le  soin  de  répondre  ultériem*ement  à  cette 
question  dont  la  solution  n'est  pas  mûre.  Nous  nous 
bornerons  à  citer  le  passage  suivant  de  M.  Carpenler 
sur  l'animal  qui  occupe  le  dernier  degré  de  l'échelle 
des  vertébrés,  l'Amphioxus. 

«  Un  fait,  dit  M.  Carpenter,  qui  n'est  pas  d'un  mé- 
diocre intérêt,  c'est  que  Taxe  cranio-spinal  qui  repré- 
sente chez  les  animaux  vertébrés  le  système  nerveux 
des  invertébrés...  se  rencontre  dépourvu  de  tout  cou- 
ronnement chezle  plus  bas  de  tous  les  vertébrés  connus, 
et  y  suffit  à  l'exercice  de  toutes  les  fonctions,  nous 
voulons  parler  du  curieux  Amphioxus,  petit  poisson 
qui  n'offre  pas  le  moindre  vestige  de  cerveau  ni  de 
cervelet  et  chez  lequel  les  ganglions  sensoriaux  eux- 
mêmes  ainsi  que  les  organes  des  sens  spéciaux  sont  pu- 
rement rudimentaires  ;  chez  lequel,  enfin^  la  moelle  épi- 
nière  se  compose  d'une  série  de  gangliotis  véritablement 
distincts  bien  que  très  rapprochés  les  uns  des  autres(i).  » 

(1)  Principles  of  human  phy^iohgy,  1«  édit,  p.  5Ï4.  HartmBnn  a  traité 
ce  point  (Philosophie  de  Clnconsnicnt,  vol.  II,  p.  167  de  la  traJ.  frauçahse.) 


l'individualité  composée  267 

Mais  quelque  opinion  que  Ton  adopte  sur  ce  sujet, 
nous  n'en  avons  pas  moins  le  droit  de  conclure  en  ce 
qui  concerne  les  invertébrés,  qu'ils  sont,  et  ceux  qu'on 
appelle  des  colonies  (1),  et  ceux  qu'on  appelle  des  indi- 
vidus, de  véritables  sociétés.  Les  colonies  sont  indivi- 
duelles comme  les  animaux  qui  sont  réputés  simples; 
seulement  leur  individualité  est  composée  à  plusieurs 
degrés  :  les  animaux  simples  d'autre  part  —  les  infu- 
soire^  non  sociaux  exceptés  —  sont  aussi  des  colonies, 
seulement  leur  association  est  moins  complexe  et  leurs 
parties  composantes  sont  mieux  fondues  en  une  seule 
unité  vitale.  Toule's  ces  sociétés  ont  cela  de  commun 
qu'elles  reposent  sur  la  participation  de  plusieurs  grou- 
pes d'éléments  histologiques  à  une  même  circulation  ; 
mais  les  plus  hautes  joignent  à  l'exercice  collectif  de 
cette  première  fonction  une  solidarité  plus  étroite,  celle 
du  système  nerveux,  c'est-à-dire  des  informations  et 
des  mouvements.  Nous  venons  de  voir  s'évanouir  peu 
à  peu  devant  nous  le  caractère  absolu  accordé  trop 
souvent  à  ce  terme  jusqu'ici  mystérieux  d'individu;  et 
nous  nous  sommes  convaincu  que  sa  valeur  varie  en 
degré  selon  la  concentration  de  l'ensemble  organique 
auquel  on  l'applique.  Il  désigne  un  mode  de  l'existence 
plutôt  qu'un  être,  une  qualité  variable  plutôt  qu'une 
entité  sui  gerieris  sans  plus  ni  moins.  Ce  mode, 
cette  qualité,  c'estla  participation  de  plusieurs  éléments 
vitaux  à  une  même  fonction  essentielle  ;  c'est  le  con- 


Voir  aussi  Durand  de  Gros;  Origines  animales  de  rhomme,  G.  Bailliere, 
1871.  Qu'on  veuille  bien  aussi  se  reporter  à  noire  inlroduction. 

(1)  Nous  employons  ce  mot  à  cause  de  Tusage  fréquent  qu'on  eu  a  fait; 
nous  le  restreindrons  plus  tard  à  sa  véritable  signification. 


868  sfjaÈïtè  h€  5mfcmw 

cours  biologique.  On  le  réserre  à  tort  pour  les  cas  où 
c^  concours  parait  s*opérer  dans  les  même  conditions 
r|u'au  sein  de  notre  propre  organisme  :  il  y  a  un  indi- 
vidu partout  où  il  y  a  un  groupe  d'êtres  Tivants  soli- 
daires; mais  par  cela  même,  sauf  la  restriction  indi- 
quée, partout  où  il  y  a  un  individu,  il  y  a  une  société. 
Les  cas  ne  différent  que  par  le  mode  de  groupement 
des  parties.  La  conscience  qui  résulte  de  ce  concours 
est  aussi  la  même  en  nature  chez  la  société  et  chez 
llndividu  dans  tout  Tordre  des  faits  que  nous  venons 
de  parcourir.  Comme  Tindividualité ,  elle  est  essen- 
tiellement multiple  et  suppose  une  pluralité  d'impres- 
sions ramenée  à  Tunité  par  Tidentité  du  but.  Quant 
aux  lois  qui  président  au  développement  de  Tune  et  de 
Tautre,  nous  les  avons  signalées  chemin  faisant.  Mais 
les  faits  étudiés  ne  sont  pas  encore  assez  nombreux 
pour  que  nous  puissions  dès  ce  chapitre  les  formuler 
avec  certitude;  nous  le  ferons  à  la  fin  de  cette  revue, 
quand  notre  base  expérimentale  sera  assez  élargie. 
Maintenant  nous  pouvons  passer  à  l'étude  des  socié- 
tés formées  par  l'union  des  individus  déjà  composés 
dont  nous  venons  de  retracer  la  structure.  Cette  union 
qui  constitue  un  degré  supérieur  d'association  se  fait 
sous  l'impulsion  de  l'attrait  sexuel.  Elle  entraîne  en- 
core, comme  nous  allons  le  voir,  dès  qu'elle  atteint 
ses  conditions  normales,  une  communication  des  ca- 
vités, cette  fois  momentanée,  entre  les  parents.  Mais 
la  fonction  sur  laquelle  elle  ne  cesse  pas  de  reposer  se 
subordonne,  à  mesure  qu'on  monte  dans  l'échelle,  à 
d'autres  fonctions  de  nature  plus  relevée,  en  sorte 
que  l'association  familiale  finit  par  entraîner  la  récipro- 


l'individualité  composée  269 

cilé  d'action  des  cerveaux,  de  même  que  la  société  de 
nutrition  finit  par  entraîner  la  solidarité  des  centres 
nerveux  partiels. 

Nous  devons  cependant,  avant  d'aborder  cette  étude, 
signaler  un  passage  préparé  par  la  nature  entre  le 
premier  groupe  de  faits  et  le  second.  Quelques-uns 
des  organismes  passés  en  revue  dans  le  présent  cha- 
pitre ont  l'étonnante  faculté  de  s'unir  après  avoir  vécu 
séparés  et  forment  une  société  de  nutrition  sans  être 
nés  sur  la  même  souche.  C'est  là  l'exception  que  nous  x 
avons  signalée  tout  d'abord  à  la  loi  de  Dujardin.  Ce  fait 
s'observe  même  au-dessous  des  infusoires.  Nous  lisons 
dans  VAnatomie  comparée  des  Animaux  Invertébrés 
de  Huxley,  p.  8  :  «  Enfin  dans  le  Protomyxa  (HiECKEL) 
on  voit  une  alternance  de  la  forme  mastigopôde  (la- 
bellifère)  à  la  myxopode,  comme  chez  le  Protomonas  ; 
mais  chaque  myxopode  ne  s'enkyste  pas  isolément.  Au 
contraire,  un  certain  nombre  d'individus  s'unissanten- 
semble  finissent  par  se  fusionner  en  un  plasmodium 
sphéroïdal,  qui  n'offre  aucune  trace  de  leur  séparation 
primitive.  Leplasmodiums'entourelui-mêmed'un  kyste 
anhyste,  se  divise  en  nombreuses  portions  qui,  après 
s'être  converties  en  mastigopodes  flagellés  finissent  par 
revenir  à  l'état  myxopode...  Il  se  peut  que  la  fusion 
de  Myxodictya  et  de  Protomyxa  séparés  en  un  plas- 
modium constitue  un  mode  de  conjugaison  sexuelle.  » 
De  même  les  infusoires  s'incorporent  pour  ainsi  dire 
les  uns  dans  les  autres,  «  au  point,  disent  MM.  Clapa- 
rède  et  Lachmann,  que  la  cavité  du  corps  de  l'un  des 
individus  communique  directement  avec  celle  de  l'au- 
tre et  qu'il  n'y  a  plus,  en  réaUté,  qu'une  seule  cavité.  » 


270  SOCIÉTÉS  DE  NUTRITION       x 

(Deuxième  mémoire,  p.  225).  A  ce  moment,  ils  ne  for- 
ment plus  qu'un  seul  animal;  du  moins,  Kœlliker  as- 
sure qu'il  a  suivi  Fembrassement  de  deux  infusoires 
jusqu'au  moment  où  ils  n'ont  plus  été  qu'un  seul  indi- 
vidu, plus  gros  du  double  que  ses  deux  composants.  Les 
Noctiluques  se  mettent  par  exemple  en  contact  deux  à 
deux  :  les  tentacules  se  détachent,  puis  les  deux  corps 
se  confondant  peu  à  peu  fmissent  par  se  fusionner  en 
un  seul.  Des  observations  semblables  ont  été  recueillies 
au  sujet  des  Âcinètes.  Balbiani  a  également  assisté  à 
l'accouplement  des  Paramœcies  ;  au  bout  de  cinq  ou 
six  jours  après  Taccouplement,  il  a  vu,  comme  Stein  et 
F.  Cohn,  des  germes  ou  embryons  quitter  le  corps  de 
la  mère  sous  forme  d' Acinètes  qui  bientôt  ont  fini  par 
revêtir  complètement  la  forme  maternelle,  et  sont  de- 
venus à  leur  tour  des  Paramœcies  (Journal  de  Phy^ 
Biologie, tome  V%  1858).  Enfin,  MM.Dallinger  et  Drys- 
dale  ont  vu  deux  Hétéromita  s'accoupjer,  se  confondre 
et  ne  former  qu'une  seule  masse,  de  laquelle  sont  sor- 
ties des  particules  vivantes  extrêmement  petites.  Ils 
ont  suivi  le  développement  de  ces  particules  :  c'étaient 
de  jeunes  Hétéromita.  (Revue  scientifique  du  8  juillet 
1876).  Ou  appelle  ce  phénomène  Conjugaison  ou  Zy- 
gose.  La  zygose  n'est  point  fortuite  ;  elle  est  bien  vo- 
lontaire, car  deux  individus  portés  sur  un  pédoncule 
doivent  quelquefois  prendre  une  position  tout  à  fait 
anormale  pour  l'exécuter,  et  ne  l'exécutent  pas  moins 
(loc.  cit.,  p.  229).  Les  Vorticelles  qui  sont,  comme  on 
Ta  vu,  pédonculées,  ont  été  de  la  part  de  MM.  Clapa- 
rède  et  Lachmann  le  sujet  d'observations  très  précises 
qui  ne  laissent  pas  le  moindre  doute  sur  le  caractère 


CONJUGAISON  OU  ZTGOSE  271 

volontaire  de  ce  phénomène.  Chez  elles,  quand  la  con- 
jugaison est  achevée^  le  zygozoïte  se  détache  et  jouit 
d'une  existence  indépendante.  Quelquefois  ce  n'estpas 
seulement  deux  individus  qui  s'accouplent  ainsi,  mais 
trois,  quatre,  et  même  sept!  Un  phénomène  analogue 
s'observe  chez  les  polypes.  Non  seulement  les  indivi- 
dualités terminales  d'un  même  cormus  d'hydrozoaires 
se  joignent,  comme  on  l'a  vu,  pour  former  une  fleur 
terminale  (Anthogénès)  et  concourir  ainsi  à  la  repro- 
duction au  bénéfice  de  la  société  tout  entière  ;  il  y  a 
plus,  on  rencontre  des  soudures  qui  se  forment  en 
des  points  quelconques,  d'abord  entre  deux  branches 
d'un  même  polypier,  ensuite  entre  deux  polypiers  de 
la  même  espèce.  Il  y  a  lutte  pour  l'existence  entre 
deux  zoanthodèmes  d'espèces  différentes,  l'un  ou  l'au- 
tre doit  périr.  Il  n'en  est  plus  de  même  entre  deux 
zoanthodèmes  spécifiquement  semblables,  a  Quand 
deux  zoanthodèmes  de  corail  viennent  à  se  rencontrer, 
dit  M.  Lacaze  Duthiers,  ils  se  soudent  et  se  confondent 
absolument  comme  le  font  les  branches  d'un  même 
individu.  Il  y  a  greffe  par  approche  comme  dans  un 
végétal.  »  M.  Giard  a  enfin  signalé  le  même  fait  chez 
les  Synascidies  et  il  y  a  trouvé  un  sûr  moyen  de  recon- 
naître les  espèces,  car  deux  Synascidies  d'espèces  diffé- 
rentes vivent  côteàcôte  sans  que  leurs  tissus  se  soudent 
nique  leurs  cavités  s'abouchent.  Ce  même  observateur 
a  donné  à  un  tel  phénomène  le  nom  de  concrescence  : 
il  tend  à  lui  accorder  une  importance  considérable, 
puisqu'il  remarque  que  chez  le  Circinalium  concres- 
cenSj  quand  plusieurs  oozoïtes  de  la  forme  simple  se 
fixent  côte  à  côte,  et  se  soudent  en  grandissant,  leur 


27t  SOCIÉTÉS  DE  NCTRinOX 

union  forme  un  cœnobium  et  constitue  une  espèce 
nouvelle  d*Âscidies  sociales.  Cependant  il  ne  semble 
pas  que  ce  fait  ait  une  si  grande  importante,  puisque 
en  somme,  M.  Giard  lui-même  le  déclare  exceptionnel 
et  maintient  la  loi  générale  suivant  laquelle  le  cormus 
est  formé  par  épigénèse.  Au  delà  des  Ascidies,  ni  chez  ^ 
les  Mollusques,  ni  chez  les  Entomozoaires,  on  ne  le 
retrouve  (1).  Nous  ne  verrons  donc  dans  ce  fait  de  la 
zygosc  ou  concrescence  qu'un  fait,  sinon  anormal,  du 
moins  accidentel. 

Quelle  en  est  la  signification  ?  Il  semble  qu'il  doive 
être  rapproché  de  Tunion  sexuelle,  dont  il  serait  comme 
la  première  annonce  dans  les  régions  inférieures  du 
règne  animal.  Certaine  ou  du  moins  très  probable  en 
ce  qui  concernes  les  Infusoires  et  les  Médusaires,  cette 
solution  souffre  encore  des  difficultés  en  ce  qui  con- 
cerne les  Coralliaires  et  les  Molluscoldes.  Il  faudrait 
savoir  quels  sont  les  effets  de  la  greffe  par  approche 
chez  les  Coralliaires  pour  émettre  là-dessus  une  opi- 
nion mieux  fondée.  Si  elle  avait  pour  résultat  de  com- 
muniquer aux  rameaux  ainsi  confondus  une  vitalité 
plus  énergique,  et  préludait  à  leur  multiplication,  les 
conjectures  que  Cohn,  que  MM.  Claparède  et  Lach- 
mann,  qu'Huxley  lui-même,  ne  sont  pas  loin  d'adop- 


(I)  Noos  irooTons  cependant  quelques  Teâtiges  du  fait  chez  les  vers 
«  Le  Tremalode  singulier  à  double  corps,  Dif^iozoon  paradoxunij  résulte 
d*une  sorte  de  conjugaison  entre  deux  individus  d'un  trématode  (jui,  à 
l'état  isolé,  a  été  désigné  sous  le  nom  de  Diporpe.  Les  diporp»s  n*acqiiiè- 
rent  des  organes  sexuels  pleinement  développés  qu*aprèâ  cette  union.  • 
Les  diporpes  dont  diolques.  Dans  une  autre  espèce  de  trématodes  oio- 
nolques,  le  m&le  et  la  femelle  vivent  constamment  par  couples,  la  femelle 
demeurant  enfermée  dans  une  sorte  de  fourreau  que  lui  forme  le  corps 
dn  mAle. 


CONJUGAISON  OU  ZYGOSE  273 

ter,  revêtiraient  plus  de  vraisemblance.  Il  ne  paraît 
pas  que  des  observations  aient  été  faites  en  ce  sens 
par  MM.  Milne  Edwards  et  Lacaze  Duthiers. 

Si  cette  conjecture  était  acceptée,  la  zygose  et  la 
concrescence,  première  application  de  la  grande  loi 
d'attraction  du  même  au  même,  nous  conduiraient  na- 
turellement à  l'union  sexuelle.  Elles  seraient  un  inter- 
médiaire excellent  entre  les  sociétés  de  nutrition  et 
les  sociétés  de  reproduction,  et  nous  montreraient 
clairement  que  ces  dernières  ne  sont  possibles  que. là 
où  les  éléments  anatomiques  sont  assez  semblables 
pour  se  fusionner  de  la  sorte. 


SECTION  III 

FONCTION    DE    REPRODUCTION 

CHAPITRE  PREMIER 
De  la  Famille  :  Société  oonjagale. 


Sociétés  qui  onl  pour  bul  la  rcproductioD  ;  trait  distinctif  eD  opposition 
avec  les  sociétés  du  groupe  précédent.  Trois  phases  de  la  société 
domestique  :  les  sociétés  conjugale,  materaclle,  paternelle.  —  De  la 
société  conjugale.  Origine  des  sexes;  point  de  vue  physiologique, 
attrait  sexuel;  point  de  vue  psychologique.  Etude  de  cinq  classes  de 
phénomènes  esthétiques  destinés  ù  assurer  la  société  conjugale  chez 
les  animaux;  nature  du  couple  ainsi  formé;  des  combats  de  noces. 
InsufÛsance  de  ces  phcnoinènes  à  ex[iliquer  la  société  domestique. 


Soient  deux  animaux  formés  chacun  par  une  société 
d'éléments  histologiques  groupés  en  organes  ;  si  ces 
deux  animaux  sont  de  sexes  différents  et  s'unissent, 
leur  union  constitue  une  société  d'un  degré  supérieur. 
C'est  cette  société  que  nous  allons  étudier.  Elle  se  dis- 
tingue de  la  précédente  en  ce  que  la  contiguïté  des 
tissus  et  raboucliement  des  cavités  sont  momentanés 
au  lieu  d'être  permanents,  première  différence  ;  mais 
surtout  en  ce  que  les  êtres  ainsi  rapprochés  ont  com- 
mencé par  être  indépendants,  seconde  différence  plus 


CARACTÈRES    DISTINCTIFS,  275 

importante  encore.  Car,  tandis  qu'il  n'est  besoin  de 
chercher  aucune  raison  qui  explique  l'adhérence  des 
Polypes  à  la  souche  où  ils  ont  crû,  il  en  faudra  trouver 
une  pour  expliquer  la  jonction  de  deux  individus  de 
sexe  'différent.  Et  comme  cette  raison  ne  peut  résider 
qu'en  chacun  d'eux  et  implique  dans  chacun  d'eux  la 
connaissance  et  le  discernement  de  l'autre,  la  société 
qu'ils  forment  se  trouve  ainsi  reposer  sur  une  repré- 
sentation, c'est-à-dire  sur  une  pensée  :  elle  est  psy- 
chique en  même  temps  qu'organique.  Mais  dans  la 
plupart  des  cas  une  autre  union  aura  été  possible  ;  et 
il  faudra  expUquer  pourquoi  l'un  des  deux  sexes  s'est 
uni  à  tel  individu  plutôt  qu'à  tel  autre.  La  société  nou- 
velle devra  être  considérée  à  ce  titre,  non  plus  comme 
native  et  nécessaire,  mais  comme  élective,  puisqu'elle 
sera  née  d'un  choix  réciproque.  Enfin  si,  comme  cela 
arrive  souvent,  les  individus  réunis  par  l'attrait  sexuel 
restent  unis  par  le  désir  commun  d'élever  leur  progé- 
niture, ou  si  seulement  l'un  des  deux  parents  garde 
avec  lui  les  jeunes,  la  société  domestique  ainsi  accrue 
durera  et  se  perpétuera  pendant  un  temps  plus  ou 
moins  long  sans  que  son  unité  soit  interrompue.  Elle 
sera  ainsi,  non  plus  seulement  simultanée,  mais  suc- 
cessive :  nouveau  caractère  qui  lui  est  propre.  Telles 
sont  les  marques  auxquelles  on  reconnaît  la  société  de 
reproduction  ou  famille,  et  qui  établissent  sa  supério- 
rité dans  l'échelle  sociale  sur  la  société  de  nutrition  ou 
blastodème  qu'elle  se  subordonne  (1). 

(l)  Remarquons,  loutefo's,  que  le  dernier  de  ces  caractères  lui  est 
commun  en  quelque  degré  avec  la  société  de  nutrition.  Elle  aussi  est 
composée  d'individus  successifs,  puisque  les  éléments  histologiques  se 


â76  SOCIÉTÉS  CONJUGALES 

Il  y  a  trois  sortes  de  sociétés  domestiques  dont  cha- 
cune, de  la  première  à  la  troisième,  est  la  condition 
de  la  suivante.  Deux  animaux  de  sexe  diiTérent  doi- 
vent d'abord  ne  former  physiologiquement  qu'un  seul 
être  momentané,  sans  quoi  (sauf  en  des  cas  rares,  li- 
mités aux  derniers  rangs  du  règne  animal,  —  parthé- 
nogenèse) la  mère  ne  peut  procréer  de  jeunes.  En  se- 
cond lieu,  pour  que  le  père  reste  en  société  constante 
avec  la  mère,  il  faut  que  celle-ci  reste  elle-même  pen- 
dant longtemps  unie  avec  ses  petits.  Il  y  a  dans  l'ani- 
malité des  régions  où  les  trois  modes  de  groupement 
se  fondent  les  uns  dans  les  autres  et  se  superposent. 
Mais,  en  général,  on  peut  dire  qu'ils  se  présentent 
d'abord  isolément  et  successivement  dans  l'ordre  même 
où  nous  venons  de  les  énumérer;  c'est  celui  que  nous 
suivrons  pour  les  décrire . 

a  Le  phénomène  de  la  fécondation  est  au  fond  une 
conjugaison  entre  l'amibe  ouïes  amibes  formés  par  les 
spermatozoïdes  introduits  dans  l'ovule  et  nourris  de 
la  couche  superficielle  de  cet  ovule,  et  l'amibe  ovulaire 
sorti  à  ce  moment  de  son  état  d'enkystement  »  (Giard). 
Que  sont  maintenant  les  éléments  qui  concourent  à  ce 
phénomène?  Des  produits  de  nutrition,  comme  tous 
les  autres  éléments  histologiques.  Depuis  la  fissipa- 
rité  jusqu'au  bourgeonnement  et  à  la  parthénogenèse 


remplacent  sans  cesse  les  uns  les  autres^  les  plus  jeunes  éliiuiDaiit  les  plus 
anciens.  Mais  il  reste  encore  celte  différence  que  Tunitt^  vitale  du  zoan- 
Ihodème,  par  exemple,  reposant  sur  la  ciiculation,  suppose  une  oooimu- 
nication  actuelle,  continue  de  Hudividu  avec  l'organisme  commun,  laodi< 
((ue,  à  mesure  qu^on  monte  dans  Téchelle  zoologique,  même  saas  sortir 
des  invertébrés,  Tunité  de  la  famille  embrasse  des  individus  toujours 
plus  distants  les  uns  des  antres  dans  la  durée. 


GARAGTÈBES  DISTINGTIFS  277 

une  gradation  insensible  unit  les  phénomènes  de  nu- 
trition aux  phénomènes  de  reproduction.  «  Il  n'y  a 
pas,  dit  très  bien  Hartmann,  de  différence  essentielle 
dans  l'œuvre  de  l'activité  organogénique,  soit  que  ra- 
nimai reproduise  les  parties  de  son  corps  qu'il  a  per- 
dues, soit  qu'il  forme  des  bourgeons  pour  se  multi- 
plier. ))  {Phil.  de  V Incoyiscient ,  trad.,  vol.  II,  p.  253.) 
Dans  certains  cas  en  effet  le  bourgeon  est  une  simple 
cellule,  très  semblable  à  la  cellule  ovulaire^  et  qui  se 
comporte  absolument  comme  un  œuf  (Ascidies  du 
groupe  des  Pseudodidemniens).  Que  ce  bourgeon  se 
développe  à  l'intérieur  du  corps,  dans  une  cavité  spé- 
ciale, au  lieu  de  se  détacher  d'un  point  indifférent  de 
Torganisme  et  nous  sommes  en  présence  de  la  parthé- 
nogenèse. Celte  parenté  de  la  parthénogenèse  avec  les 
procédés  de  l'accroissement  nutritif  est  clairement 
établie  par  ce  fait  que  l'abondance  de  la  nourriture  la 
favorise  et  que  sa  diminution  la  restreint.  Ainsi  les 
chenilles   de  certains  lépidoptères ,   nourries  d'une 
façon  surabondante,  donnent  parfois  naissance  à  des 
femelles  parthénogénétiques.  Les  larves  mal  nourries 
donnent  le  plus  souvent  naissance  à  des  papillons 
mâles  (4).  On  voit  donc  que  le  passage  est  facile  des 
sociétés  de  nutrition  aux  sociétés  de  reproduction  ;  il  ne 
nous  reste  plus  qu  à  montrer  la  possibihté  d'un  pas- 
sage à  partir  de  la  génération  agame  jusqu'à  la  géné- 
ration sexuée,  et  nous  aurons  établi  la  continuité  des 
deux  groupes  si  distincts  de  phénomènes  sociaux. 


(1)  Voir  GuRD,  Principes  généraux  de  la  biologie,  Introduction  à  la 
traducUoa  française  de  VAnaiomie  comparée  des  Invertébrés  de  Huxley. 

18 


278  SOCIÉTÉS   CONJUGALES 

Chez  les  êtres  inférieurs,  les  produits  nécessaires  à 
la  génération  par  voie  sexuée  naissent  sur  ce  qu'on  est 
convenu  d'appeler  un  seul  individu.  Renfermés  la  plu- 
part du  temps  dans  des  enveloppes  qui  se  déchirent 
au  moment  opportun,  ils  se  mêlent,  soit  au  dehors  de 
l'individu,  soit  au  dedans  de  lui,  presque  au  hasard. 
Même  chez  quelques  espèces  des  Nématoides  les  tubes 
ovariens  contiennent  des  spermatozoaires  d'abord,  des 
œufs  ensuite.  De  même  dans  Y  Ascaris  nigrovenosa  qui 
habite  en  parasite  dans  les  poumons  de  grenouilles  et 
de  crapauds,  les  spermatozoaires  imprègnent  les  œufs 
dans  le  tube  ovarien.  On  ne  peut  voir  là  qu'une  diffé- 
renciation des  éléments  cellulaires  dans  une  partie  dé- 
terminée du  corps  de  Thermaphrodite .»  Mais  quand 
ces  deux  groupes  si  divers  d'éléments  histologiques  se 
trouvent  réunis  sur  des  individus  capables  de  mouve- 
ment et  renfermés  dans  des  organes  spéciaux,  il  arrive 
un  moment  où  la  distinction  même  des  organes  de 
l'une  et  de  l'autre  sorte  s'oppose  à  la  rencontre  des 
produits.  Des  individus  hermaphrodites  sont  ainsi 
amenés  à  s'unir,  l'organe  mâle  de  Tun  avec  Torgane 
femelle  de  l'autre,  et  réciproquement.  Dans  ce  cas  ils 
ne  forment  bien  réellement  qu'un  seul  vivant,  puisque 
leurs  organes  sont  le  siège  d'une  circulation  double 
comme  les  organes  dublastodème.  Ce  qui  diffère,  c'est 
la  nature  des  éléments  histologiques  échangés  et  la 
durée  de  l'échange.  Pour  tout  le  reste,  le  phénpmène 
est  analogue  à  une  circulation.  Mais  supposons  que  le 
même  individu  ne  puisse  jouer  le  rôle  du  mâle  vis-à- 
vis  de  celui  pour  qui  lui-môme  est  femelle  ;  un  troi- 


LIENS   PHYSIOLOGIQUES  279 

sièhie  animal  devra  jouer  ce  rôle  ;  ainsi  se  formera  une 
chaîne  d'animaux  dont  chacun  sera  mâle  pour  son 
voisin  de  droite  par  exemple,  et  femelle  pour  son  voisin 
de  gauche.  C'est  ce  qui  a  lieu  chezles  Lymnées  (Huxley), 
différant  en  cela  des  colimaçons  ordinaires,  qui  sont 
simples  androgynes.  Allons  plus  loin  et  admettons 
(comme  cela  se  présente  en  effet  chez  certains  mollus- 
ques) que  chez  le  même  individu  les  organes  des  deux 
sexes  ne  deviennent  actifs  que  Tun  après  l'autre  ;  il  y 
aura  une  époque  de  l'année  où  l'animal  ne  sera  que 
femelle,  une  autre  époque  où  il  ne  sera  que  mâle.  «  De 
là  à  la  séparation  complète  des  sexes,  il  n'y  a  qu'un 
pas  à  faire  »  (Milne  Edwards,  Physiologie,  iomeYlïly 
p.  370).  Comment  ce  pas  a-t-il  été  franchi  histori- 
quement, 'c'est  ce  que  nous  n'avons  pas  à  rechercher  ; 
il  nous  suffit  de  savoir  que  la  séparation  des  sexes  n'est 
théoriquement  intelligible  qu'à  partir  de  leur  union 
par  un  simple  progrès  de  la  division  du  travail.  Leur 
attrait  s'explique  donc  ainsi  bien  naturellement.  Cha- 
cun est  en  toute  rigueur  une  moitié  virtuelle  de  l'autre 
et  tend  vers  cette  seconde  partie  de  soi  par  un  pen- 
chant organique.  Chacun  appelle  l'autre  comme  la  con- 
dition absolue  de  son  existence  spécifique,  disons 
mieux,  comme  la  condition  de  sa  pleine  existence  ac- 
tuelle. Dans  l'un  et  dans  l'autre,  les  fonctions  de  nu- 
trition s'accomplissent  entièrement  (1),  mais  ni  dans 

(1)  Cependant,  en  certains  cas,  le  mâle  est  attaché  à  sa  femelle  et  yit 
à  ses  dépens.  Huxley  {Anat.  comp.  des  Invert.,  p.  157)  cite  le  m&le  de 
la  Booellie  (groupe  des  Géphyrées)  :  «  Toute  celte  famille  des  Abdomi- 
nalia  (Cirripèdes)  a  les  sexes  séparés,  et  les  mâles,  comparativement  fort 
petits,  sont  attachés  deux  à  deux  au  corps  de  chaque  femelle.  »  Van 
Bbnedrn,  Commemaux  et  parasites,  p.  59.  Sur  les  Diplozoon  et  les  Syn- 


280  .SOCIÉTÉS   CONJUGALES 

Tun  ni  dans  Fautre,  la  fonction  de  reproduction  (sans 
laquelle  nul  être  ne  remplit  les  conditions  essen- 
tielles de  la  vie)  ne  saurait  s'achever.  Ils  n'ont  donc 
qu'une  seule  vie  à  deux  dans  toute  la  précision  de  ces 
termes. 

Nous  n'insisterons  pas  sur  les  preuves  physiologi- 
ques de  cette  unité  vitale  embrassant  un  double  orga- 
nisme. Nous  nous  bornerons  à  signaler  dans  toute 
l'étendue  du  règne  animal  sexué  la  correspondance 
vraiment  merveilleuse  des  organes,  la  communication 
des  cavités  et  le  passage  des  éléments  fécondants  qui 
en  résultent,  la  corrélation  des  mouvements  réflexes 
nécessaires,  enfin  la  subordination  de  toutes  les  fonc- 
tions individuelles  à  la  fonction  reproductrice  chez  l'un 
et  l'autre  sexe  au  moment  où  entre  en  activité  la  vie 
spécifique.  On  sait  que  sous  l'empire  des  sentiments 
qu'elle  développe  certains  animaux  négligent  le  soin 
de  leur  conservation  et  méconnaissent  le  danger,  que 
d'autres  oublient  de  se  nourrir,  qu'enfin  d'autres  sont 
entièrement  dépourvus,  durant  la  dernière  de  leurs 
métamorphoses,  des  organes  nécessaires  à  la  préhen- 
sion desahments.' 

Il  est  vrai  que  cette  union  n'est  pas  aussi  intime  à 
tous  les  degrés  de  l'échelle  zoologique.  Mais  elle  est 
plus  généralement  nécessaire  qu'on  ne  le  croit.  On 

games,  voir  même  ouvrage,  p.  39.  —  «  11  est  aussi  à  noter,  dit  liilDe 
Etlw.irdd,  Phys.,  vol.  IX,  p.  iC7,  (pie  chez  qnclqneâ-uns  de  ces  parasites 
(Ex.  Diphzoon  pnradoxum,  némato>le)  la  totalité  de  la  cavité  vi:«cénile 
était  occupée  par  les  testicuied,  et  que  M.  Darwiu  u'a  pu  y  découvrir  au- 
cune trace  «Korganes  digestifs.  »  Vau  Beneden  liit  qu'ils  sont  réduits  tu 
rôle  de  spermatophorcs.  «  Le  mAle  des  Synîrames  (  uématode  )  6*efface  si 
bien  qu'il  n'est  plus  qu'un  testicule  vifaut  sur  la  femelle  »  (  p.  93  op.  cit.} 
Ce  sout  là  des  faits  du  dégén('>resreiico  parosilique. 


LIENS  PHYSIOLOGfQUES  281 

vient  de  voir  ce  qu'elle  est  chez  la  plupart  des  mollus- 
ques céphalés.  Les  Annélides  et  les  Vers  s'accouplent 
aussi,  bien  qu'androgynes ,  et  demeurent  plusieurs 
heures  enroulés.  Les  Insectes  ont  des  organes  sexuels 
plus  compliqués  que  ceux  de  certains  vertébrés.  Parmi 
les  poissons  eux-mêmes,  les  Plagiostomes  et  quelques- 
uns  des  poissons  osseux  s'unissent  pour  une  féconda- 
tion intérieure.  Les  Plagiostomes  et  les  Chimères  sont 
même  doués  d'organes  préhenseurs  que  l'on  a  compa- 
rés à  une  paire  de  grandes  tenailles.  Il  est  vrai  que 
chez  la  majorité  des  poissons  la  fécondation  de  l'œuf  se 
fait  à  l'extérieur  ;  mais  l'absence  de  copulation  n'em- 
pêche pas  le  raj^prochement.  D'après  les  expériences 
de  M.  Coste,  les  œufs  déposés  par  les  femelles  des 
poissons  seraient  perdus  s'ils  n'étaient  fécondés  moins 
de  cinq  minutes  après  la  ponte  ;  et  d'autre  part,  la  vi- 
talité des  corpuscules  fécondateurs  ne  persiste  dans 
l'eau,  leur  véhicule  naturel,  que  durant  quelques  mi- 
nutes (M.  Blanchard,  Poissons  des  eaux  douces  de  la 
France^  p.  140  et  suiv.).  Il  faut  donc  que  le  mâle  suive 
la  femelle  de  très  près  et  nage  avec  elle  de  conserve 
pendant  tout  le  temps  de  la  ponte.  Un  observateur 
exact  des  mœurs  des  animaux  (M.  Bertrand  Antonin) 
nous  a  raconté  le  rapprochement  des  brochets  dont  il 
a  été  témoin.  Debout  sur  le  tronc  incliné  d'un  saule, 
au-dessus  d'une  mince  lame  d'eau  courant  sur  les 
prairies  inondées,  il  a  vu,  à  la  fin  de  février,  un  matin, 
une  femelle  de  brochet  appeler  par  quelques  coups  de 
queue  vigoureux  trois  ou  quatre  prétendants  cachés 
jusque-là  dans  l'eau  profonde,  puis  ceux-ci  s'approcher, 
se  frotter  contre  la  femelle,  la  presser  par  dessous 


/ 


282  SOCIÉTÉS  CONJUGALES 

en  s'agitant  tumultueusement  et  montrer  même  à  plu- 
sieurs reprises  dans  ces  évolutions,  destinées  sans 
doute  à  lancer  la  liqueur  sur  les  œufs  à  leur  passage, 
les  écailles  blanches  de  leur  ventre.  Quant  aux  autres 
animaux,  leur  mode  de  rapprochement  est  trop  connu 
pour  qu'il  soit  besoin  de  le  rappeler  ici.  Tout  le  monde 
sait  que  chez  les  batraciens  les  sexes  s'unissent  étroi- 
tement, bien  que  la  fécondation  ait  lieu  hors  du  corps 
de  la  femelle,  et  que  chez  les  reptiles  ils  forment  un 
couple  où  les  deux  individus  sont  entortillés  et  se  re- 
gardent nez  à  nez. 

Mais  bien  que  le  rapprochement  matériel  soit  la  con- 
dition première  de  la  société  domestique  chez  les  ani- 
maux, il  n'en  est  pas  le  lien  le  plus  énergique.  En  effet 
s'il  en  était  ainsi,  les  sociétés  les  plus  étroites  seraient 
celles  où  les  sexes  resteraient  le  plus  profondément  et 
le  plus  longtemps  unis  ;  et  les  hermaphrodites  qui  s'ac- 
couplent mériteraient  a  cet  égard  le  premier  rang. 
L'absurdité  de  cette  conséquence  réfute  suffisamment 
le  principe.  Ce  qui  fait  la  solidité  de  l'union  domestique, 
même  à  ne  considérer  que  les  rapports  sexuels  des 
parents,  ce  sont  les  phénomènes  psychiques  qui  la 
proparent,  et  qui  la  renouvellent  si  des  causes  mécani- 
ques la  rompent.  Il  y  a  plus  :  ce  sont  ces  phénomènes 
mômes  qui  la  créent  la  plupart  du  temps  ;  car  sans  eux 
elle  serait  exposée  au  hasard  des  rencontres  :  combien 
peu  de  chances  lui  resteraient  do  jamais  se  former? 
Nous  allons  donc  examiner  les  causes  toutes  psychiques 
qui  provoquent  et  consolident  cette  union  en  dévelop- 
pant chez  les  individus  des  deux  sexes  des  représen- 
tations, et  partant,  des  désirs  corrélatifs,  de  manière  à 


*  LIEiNS  PHYSIOLOGIQUES  ^3 

ce  qu'ils  participent  à  une  npême  conscience  en  même 
temps  qu'aune  même  vie. 

S'il  est  juste  de  dire  que  les  deux  sexes  se  désirent, 
il  ne-  l'est  pas  autant  de  dire  qu'ils  se  cherchent,  du 
moins  ostensiblement.  Le  mâle  seul,  dans  la  grande 
majorité  des  cas,  semble  chercher  la  femelle.  D'abord 
cette  nécessité  lui  est  imposée  par  le  grand  nombre 
de  rivaux  dont  il  lui  faut  soutenir  la  concurrence  pen- 
dant un  temps  restreint.  Ensuite,  il  peut  seul,  dans 
plusieurs  cas,  se  livrer  àlapoursuite,  étant  seul  pourvu 
d'organes  de  locomotion.  On  ne  connaît  chez  les  in- 
sectes aucun  mâle  qui  soit  aptère,  tandis  que  sa  femelle 
est  ailée,  mais  le  contraire  arrive  assez  souvent.  Enfin, 
à  mesure  qu'on  s'élève  dans  la  série  animale,  la  femelle 
semble  de  plus  en  plus  animée  de  deux  désirs  contrai- 
res :  celui  de  recevoir  le  mâle  et  celui  de  l'écarter.  Le 
premier  désir  ne  se  manifeste  qu'à  de  certains  mo- 
ments avec  lesquels  la  recherche  de  l'autre  sexe  ne 
coïncide  pas  toujours;  mais  môme  en  ces  moments 
favorables,  les  refus  sont  fréquents  et  persistants.  Cette 
disposition,  si  contraire  en  apparence  au  vœu  de  la 
nature,  n'a  point  reçu  jusqu'ici  d'explication  suffisante. 
Chez  les  insectes,  la  mort  est  souvent  le  prix  delà  ma- 
ternité; on  pourrait  alléguer,  pour  justifier  ici  les  hé- 
sitations de  la  femelle,  une  prévision  de  cette  destinée; 
mais  la  même  chose  pourrait  être  dite  du  mâle.  Peut- 
être  trouverait-on  une  justification  plus  plausible  du 
fait  dans  l'embarras  où  se  trouve  une  intelligence  bor- 
née de  prendre  une  décision  quelconque  dans  un  cas 
dont  la  gravité  est  obscurément  sentie.  De  violents  dé- 
sirs font  attendre  à  la  femelle  du  mâle  qu'elle  accep- 


284  SOCIÉTÉS  CONJUGALES 

tera,  certaines  qualités,  certains  avantages  :  nous  en 
donnerons  la  preuve  tout  à  Fheure  en  décrivant  les 
efforts  tentés  par  l'autre  sexe  pour  réaliser  ces  condi- 
tions. N'est-il  pas  naturel  qu'au  moment  de  se  livrer, 
toute  pressée  qu'elle  est  par  le  penchant  organique, 
elle  hésite  anxieusement,  ne  les  trouvant  pas  remplies 
à  son  gré?  C'est  une  chose  remarquable  que  le  senti- 
ment  du  refus  est  d'autant  plus  vif  en  chaque  espèce 
que  les  charmes  déployés  sont  plus  apparents*.  Ainsi, 
les  Lépidoptères  sont  bien  connus  pour  la  longueur 
de  leurs  préliminaires,  et  ce  sont  ceux  qui,  dans  toute 
la  classe  des  insectes,  sont  le  plus  évidemment  parés 
en  vue  de  la  séduction.  Les  oiseaux  chanteurs  et  les 
oiseaux  dansants,  les  mammifères  les  plus  brillamment 
ornés  et  les  plus  capables  de  démonstrations  amoureu- 
ses, sont  précisément  l'objet  des  dédains  les  plus  ob- 
stinés de  la  part  de  leurs  femelles.  Du  reste,  sans  ces 
refus,  les  aptitudes  séductrices  n'auraient  ni  le  temps 
de  se  manifester  ni  l'occasion  de  naître.  Il  y  a  donc 
dans  la  conscience  de  la  femelle  chez  les  animaux  su- 
périeurs, et  même  chez  certains  invertébrés,  une  sorte 
d'idéal  que  le  mâle  ne  lui  semble  jamais  réaliser  assez 
complètement,  et  dont  la  recherche  tient  en  suspens 
son  propre  choix.  La  mouche  de  nos  appartements,  qui 
est  au  bas  de  l'échelle  des  insectes,  n'y  met  pas  tant 
de  façons,  parce  qu'elle  n'est  pas  capable  de  représen- 
tations :  celle  qui  ne  choisit  pas  n'hésite  pas  et  ne  sau- 
rait se  refuser.    Il  faut  ajouter  une  autre  raison  à 
celle-ci.  Il  est  impossible  que  la  poursuite  du  mâle 
ne  soit  pas  accompagnée  chez  la  femelle  d'une  repré- 
sentation plus  ou  moins  confuse  de  l'union  sexuelle 


LÎENS  PHYSrOLOGIQUES  288 

qu'elle  tend  à  provoquer.  Cette  poursuite  est  donc  déjà 
par  elle  seule  un  plaisir,  et  nous  ne  manquons  pas 
dans  le  règne  animal  d'exemples  de  plaisirs  volontai- 
rement prolongés  et  même  suspendus  pour  laisser 
place  à  une  attente  savoureuse.  On  sait  comment  le 
chat  joue  avec  la  souris,  la  loutre,  le  cormoran  avec 
le  poisson.  S'ils  renouvellent  volontairement  la  pour- 
suite de  la  proie,  c'est  qu'elle  leur  semble  au  moins 
pendant  quelques  instants  aussi  agréable  que  la  déglu* 
tition  même  de  cette  proie.  Pour  la  môme  raison,  la 
femelle  repousse  le  mâle  partout  où  elle  est  capable 
de  sentir  le  plaisir  d'être  recherchée  et  de  souhaiter 
la  prolongation  de  ce  plaisir.  On  peut  donc  dire  qu'ici 
la  pudeur  touche  de  près  à  la  coquetterie,  pourvu, 
qu'on  entende  ce  dernier  mot  dans  un  sens  sérieux  et 
qu'on  y  reconnaisse  l'une  des  voies  les  plus  actives  de 
la  sélection.  Comme  on  va  le  voir,  en  effet,  si  la  femelle 
se  refuse  pour  qu'on  la  recherche,  cette  recherche 
éveille  chez  les  mâles  une  multitude  de  facultés  qui 
seraient  restées  sans  ces  refus  à  jamais  endormies. 
Tout  ce  processus  est  gouverné  par  des  nécessités 
harmonieuses.  Au  point  de  vue  social  particulière- 
ment^ avec  quelle  puissance  l'image  des  deux  sexes 
n'est-elle  pas  gravée  dans  la  conscience  de  l'un  et  de 
l'autre  parla  longueur  de  la  poursuite  et  l'exaspération 
des  désirs  ! 

Cinq  classes  de  phénomènes  servent  à  préparer 
l'union  sexuelle,  et  partant  la  société  domestique; 
premièremeht  des  attouchements  excitateurs,  les  plus 
humbles  de  tous  ces  phénomènes,  c'est-à-dire  ceux 
qui  se  rapprochent  le  plus  de  Tordre  physiologique  ; 


S86  SOCIÉTÉS   CONJUGALES 

secondement,  les  odeurs;  troisièmement,  les  couleurs 
et  les  formes  ;  quatrièmement,  les  bruits  et  les  sons  ; 
cinquièmement,  les  jeux  ou  mouvements  de  toutes 
sortes. 

lo  Des  attouchements  excitateurs.  —  Nous  ne  vou* 
Ions  point  parler  des  organes  par  lesquels  Tanimal 
saisit  et  maintient  sa  femelle  ;  nous  nous  bornerons  à 
signaler  ces  mouvements  par  lesquels  il  excite  ses 
ardeurs  d'une  manière  en  quelque  sorte  mécanique, 
directe.  Les  colimaçons  sont  munis  d^une  sorte  de 
dard  ou  appendice  calcaire  rigide  que  les  deux  her- 
maphrodites se  fichent  dans  la  peau  près  de  la  vulve 
avant  leur  double  accouplement.  Le  dard  reste  sou- 
vent dans  les  tissus  et  y  détermine  l'excitation  que  l'i- 
magination seule  suffit  à  produire  chez  les  animaux 
plus  élevés.  Une  grosse  limace  grise  que  Ton  trouve 
la  nuit,  l'été,  dans  les  cours  humides,  mordille  le  bord 
du  pied  de  Tautre  limace  en  glissant  de  la  tête  •à  la 
queue  et  fait  ainsi  le  tour  du  corps.  Chez  les  mollus- 
ques, comme  chez  bien  d'autres  animaux,  l'adhérence 
des  surfaces  munies  de  papilles  tactiles  est  un  puis- 
sant moyen  d'excitation.  Sans  entrer  dans  le  détail 
quant  aux  autres  embranchemen  ts,  mentionnons  les  pe- 
lotes formées  par  certains  reptiles  et  certains  batra- 
ciens, les  passades  des  poissons  au  moment  du  frai, 
les  caresses  enfin  que  se  prodiguent  certains  vertébrés 
supérieurs  :  les  oiseaux  tels  que  les  perruches,  les  Do- 
nacoles,  les  Loxigelles,  les  Panures,  les  Hédydipnes, 
les  Colaptes,  les  pigeons,  les  Spatules,  les  Aïx  de  la 
Caroline,  et  beaucoup  de  mammifères 


ODEUBS  287 

2**  Des  odeurs.  —  L'odeur  joue  certainement  un 
rôle  important  dans  le  rapprochement  d'un  grand 
nombre  d'insectes.  C'est  par  l'odeur  que  sont  guidés 
ces  multitudes  de  lépidoptères  mâles  qui  se  rassem- 
blent par  moments  autour  d'une  ou  de  plusieurs  fe- 
melles. L'expérience  est  facile  à  faire  avec  une  femelle 
de  Bombyx.  Placée  au  centre  d'une  ville,  les  mâles 
viennent  la  rejoindre  en  grand  nombre.  M.  Trimen, 
dit  Darwin,  exposa  dans  l'île  de  Wight  une  boîte  où 
une  femelle  de  Lasiocampa  avait  été  enfermée  la  veille, 
et. bientôt  cinq  mâles  tentèrent  d'y  pénétrer.  M.  Ver- 
reaux,  en  Australie,  ayant  placé  la  femelle  d'un  Bombyx 
de  petite  taille  dans  une  boîte  et  la  boite  dans  sa  poche, 
fut  suivi  par  une  multitude  de  mâles  telle  que  200  en- 
viron entrèrent  avec  lui  dans  la  maison.  Plusieurs  au- 
tres sortes  d'insectes  exhalent  des  odeurs  qui  nous  sont 
perceptibles,  mais  auxquelles  on  ne  sait  si  la  même 
destiaation  doit  être  attribuée. 

Il  ne  paraît  pas  que  l'odorat  ait  le  moindre  rôle  à 
jouer  dans  le  rapprochement  des  sexes  chez  les 
oiseaux  ;  mais  il  n'en  est  pas  de  même  chez  les  mam- 
mifères dont  lès  narines  presque  toujours  molles  sont 
capables  de  perceptions  délicates.  On  peut  dire  que 
tous  ont  une  odeur  caractéristique  ;  et  il  n'est  pas  dou- 
teux que  cette  odeur  développée  surtout  au  temps  des 
amours  ne  prête  aux  deux  sexes,  dans  la  grande  géné- 
ralité des  cas,  un  moyen  de  correspondre  l'un  avec 
l'autre.  Les  chiens  qui  sont  le  plus  fréquemment  sou- 
mis à  notre  observation  offriront  à  quiconque  voudra 
considérer  attentivement  leurs  mœurs  la  matière  de 


288  SOCIÉTÉS    CONJUGALES 

curieuses  remarques.  On  est  surpris  de  les  voir  répan- 
dre leurs  excrétions  à  chaque  instant  partout  où  leur 
odorat  leur  révèle  l'existence  d'excrétions  précédem- 
ment répandues  par  leurs  semblables  :  cette  habitude 
n'a  pas  d'autre  but  que  de  semer  leur  route  de  traces 
reconnaissables  pour  les  individus  de  Tautre  sexe,  le 
flair  de  ces  traces  étant  accompagné  sans  aucun  doute 
d'une  excitation.  Les  ânes  et  les  chevaux  ont  des  habi- 
tudes  analogues.  Le  fait  suivant  donne  une  idée  de  la 
finesse  de  leur  odorat  :  «  Pendant  mon  séjour  au  Texas, 
dit  Houzeau,  le  cheval  d'un  de  mes  voisins  qui  paissait 
devant  sa  porte,  les  pieds  embarrassés  dans  des  entra- 
ves, disparut  soudainement.  Nous  le  cherchâmes  pen- 
dant plusieurs  heures  sans  pouvoir  le  retrouver.  L'ho- 
rizon était  libre  jusqu'à  plusieurs  kilomètres  de  distance 
et  nous  étions  certailis  qu'il  n'était  point  passé  de  trou- 
peaux de  chevaux.  En  parcourant  les  environs  nous 
découvrîmes  enfin  l'animal  auprès  d'une  jument  en 
rut,  à  4400  mètres  de  l'habitation.  »  (Houzeau,  Eludes 
sur  les  facultés  mentales  des  animaux  comparées  à 
celles  de  Vhomme,  Mons,  1872,  tome  I,  p.  279.)  Nous 
avons  vu  nous-méme  en  Corse  trois  ânes  s'arrêter  su- 
bitement sur  une  route  maculée  par  le  passage  d'un 
autre  âne,  lever  la  tête  en  l'air,  retrousser  les  lèvres, 
et  ouvrir  les  yeux  tout  grands  avec  une  expression  des 
plus  comiques,  puis  se  mettre  à  braire  dans  un  état 
d'exaltation  indescriptible.  «  En  Amérique,  les  che- 
vaux sauvages,  dit  Brehm,  cherchent  les  routes  pour 
y  déposer  leurs  excréments;  et,  comme  tous  les  che- 
vaux ont  l'habitude  de  flairer  les  crottins  de  leurs  sem- 
blables et  d'y  ajouter  les  leurs,  les  tas  qui  résultent  de 


ODEURS  •  289 

cette  habitude  forment  souvent  de  véritables  monti- 
cules (Brehm,  vol.  II,  p.  312.)  Les  guanacos,  écrit-il 
ailleurs,  ont  la  curieuse  habitude  de  déposer  toujours 
leurs  excréments  en  un  tas,  et  quand  ce  tas  est  tro^ 
grand,  ils  en  font  un  autre  à  côté.  »  (Brehm,  vol.  II, 
p.  454.)  Chez  d'autres  mammifères  la  division  du  tra- 
vail organique  a  provoqué  la  formation  de  glandes 
spéciales  très  proches  d'ordinaire  des  organes  de  la 
génération  et  renfermant  des  substances  à  odeur  très 
forte.  Les  castors  d'Une  localité  répandent  tous  en  un 
même  endroit  le  castoréum  et  leur  urine  ;  les  Moschi- 
dés  s'appellent  de  fort  loin  par  leurs  émanations.  Les 
Blactocères  des  pampas  mâles  exhalent  à  l'époque  du 
rut  une  odeur  que  Thomme  distingue  à  un  quart  de 
lieue  ;  et  Audubon  a  vu  quatre  cerfs  de  Virginie  passer 
successivement  parla  même  piste,  à  des  intervalles  de 
15  à  30  minutes.  L'odeur  ainsi  développée  acquiert 
chez  certaines  espèces  un  tel  degré  d'intensité  que, 
sans  cesser  d'être  un  moyen  d'appel  pour  les  sexes 
différents,  elle  a  pu  devenir  un  sérieux  instrument  de 
défense  contre  les  autres  animaux.  Les  chevaux,  les 
chiens,  l'homme  même  sont  forcés  de  s'écarter  des 
Mouffettes  et  des  autres  Viverridés  sous  peine  d'être 
suffoqués.  Cependant  la  même  odeur  infecte  plait 
aux  femelles  puisqu'elle  est  plus  développée  chez  les 
mâles.  Quant  aux  quadrumanes,  ils  ne  paraissent 
présenter  qu'à  un  faible  degré  les  mêmes  phéno- 
mènes ;  c'est  surtout  la  vue  et  l'ouïe  qui  prêtent 
chez  eux  un  langage  aux  individus  de  l'un  et  l'autre 
sexe. 
Si  maintenant  nous  cherchons  la  signification  socio- 


290  SOCIÉTÉS  CONJUGALES 

logique  des  faits  que  nous  venons  de  mentionner,  nous 
trouverons  que  les  émanations  des  deux  sexes  déter- 
minent chez  l'un  et  chez  l'autre  des  émotions  profondes 
et  provoquent  dans  tout  leur  organisme  de  puissantes 
excitations.  Par  là  ils  sont  intimement  attachés  Tun  à 
l'autre,  leur  conscience,  toute  occupée  de  cette  im- 
pression mutuelle,  entre  en  correspondance  étroite, 
plus  peut-être  que  les  différents  individus  d'un  poly- 
pier qui  participent  à  la  même  circulation;  c'est  en 
vain  que  la  distance  les  sépare  et  que  l'obligation  leur 
est  imposée  de  pourvoir  isolément  à  leur  nourriture  : 
il  y  a  un  moment  où  ils  ne  font  qu'un,  attachés  qu'ils 
sont  l'un  à  l'autre  à  travers  l'espace  par  les  subtiles 
exhalaisons  que  le  vent  leur  amène. 

3^  Des  couleurs  et  des  formes.  —  Là  où  manque  ce 
moyen  de  communication,  mais  souvent  aussi  là  même 
où  il  est  développé,  les  animaux  des  deux  sexes  sont 
rapprochés  par  l'image  visible  qu'ils  présentent  les 
uns  aux  autres  et  surtout  par  certaines  particularités 
do  couleur  et  de  forme.  Les  insectes,  qui  forment  un 
monde  à  part  et  qui  ont  poussé  très  loin  le  progrès  or- 
ganique malgré  Timperfection  de  leur  type,  nous  mon- 
trent de  remarquables  exemples  d'ornements  qui  ont 
évidemment  pour  but  l'attraction  sexuelle.  On  se  re- 
fuse à  croire  que  les  brillantes  couleurs  dont  se  parent 
les  Lépidoptères  et  les  Coléoptères  soient  sans  but. 
Les  fleurs  elles-mêmes  ne  sont  si  brillantes  que  pour 
attirer  les  insectes,  c'est  un  fait  maintenant  certain. 
Ce  fait  prouve  et  que  l'éclat  des  couleurs  a  sa  raison 
d'être  dans  les  productions  de  la  nature,  et  que  les  in- 


COULBURS  ET  FORMES  291 

sectes  en  particulier  sont  capables  de  les  discerner  (1). 
Il  est  vrai  que  certains  animaux  inférieurs  sont  peints 
des  teintes  les  plus  vives  et  qu'on  ne  saurait  rattacher 
ce  cas  à  la  même  cause,  puisque  les  sexes  chez  de  tels 
animaux  sont  ou  absents  ou  réunis  sur  le  même  sujet. 
Mais  nous  ne  prétendons  pas  que  tous  les  tissus  colo- 
rés le  soient  en  vue  de  la  reproduction  ;  nous  disons 
seulement  que  parmi  les  causes  diverses  de  la  colora- 
tion des  tissus  la  sélection  sexuelle  a  une  place  impor- 
tante dès  que  les  sexes  apparaissent.  Ce  qui  le  prouvé- 
es est  que  souvent  l'un  des  sexes  seul  porte  cet  orne- 
ment. «  Aucun  langage,  dit  Darwin,  ne  peut  décrire 
la  splendeur  des  rââles  de  quelques  espèces  de  lépi- 
doptères tropicaux.  »  Il  en  est  de  même  de  papillons 
européens  {Apatura  iris  et  Anthocaris  cardamines). 
Les  Morphos  de  la  Guyane,  qui  servent  d'ornement 
depuis  quelques  années  à  la  coiffure  des  dames,  offrent 
la  même  différence  ;  les  femelles  sont  à  peine  connues, 
elles  ne  quittent  presque  jamais  le  haut  des  arbres  et 
sont  d'une  couleur  fauve  qui  n'approche  en  rien  de  la 
parure  de  leurs  splendides  époux.  Dans  de  tels  cas  la 
couleur  nous  paraît  hautement  significative.  Il  en  est 
de  même  chez  certains  Névroptères  énumérés  par 
Darwin,  parmi  lesquels  les  Agrionides  méritent  sur- 
tout d'être  cités.  Parmi  les  Hyménoptères  les  mâles 
des  Ichneumons  et  des  abeilles  sont  aussi  bien  plus 
brillamment  colorés  que  les  femelles.  Parfois  c'est  le 
contraire  qui  a  lieu,  mais  avec  une  signification  sem- 


(t)  Ces  réflexions  s'appliquent  également  à  la  phosphorence  des  insectes 
lumineux. 


292  SOCIÉTÉS   CONJUGALES 

blable,  comme  chez  certaines  libellules,  et  parmi  les 
coléoptères,  chez  quelques  Priouides  exotiques.  Les 
poissons  mâles  sont  en  grand  nombre  mieux  parés 
que  les  femelles,  soit  en  tout  temps,  soit  surtout  au 
temps  des  amours.  Parmi  les  poissons  d'eau  douce  on 
peut  citer  les  Vairons,  les  Epinoches,  les  Perches,  les 
Roches  et  les  Rolengles,  les  Bouvières,  les  Brèmes  et 
les  Saumons.  On  sait  que  le  Saumon  ne  revêt  sa  livrée 
brillante  qu'à  partir  de  Tépoque  où  il  commence  à 
^frayer;  jusque-là  les  deux  sexes  sont  semblables. 
Ajoutons  les  Cyprins  des  fleuves  de  Tlnde,  les  Cypri- 
nodontes  et  les  Chromides  de  ^'Amérique  du  Sud. 
Parmi  les  poissons  de  mer,  le  Labre  est  le  plus  remar- 
quable sous  ce  rapport,  mais  il  n'est  pas  le  seul  qui  ait 
donné  lieu  à  de  semblables  observations,  bien  que  le 
milieu  les  rende  particulièrement  difficiles.  Daiwin 
cite  le  Callionymus  lyra^  le  Cottus  scorpius  auxquels 
il  faut  joindre  les  poissons  labyrinthiformes  observés 
par  M.  Carbonnier.  A  la  saison  des  amours,  le  mâle 
est  superbement  rayé  de  bandes  assez  lArges  alterna- 
tivement rouge  et  azur  ;  les  rayons  extérieurs  de  ses 
nageoires  abdominales  sont  vivement  colorés.  La  fe- 
melle est  également  rayée  ;  mais  ses  couleurs  sont  uni- 
formément rayées  de  brun  et  excessivement  ternes  par 
rapport  à  celles  du  mâle.  Cependant  elles  s'avivent 
beaucoup,  surtout  sur  les  bords  des  nageoires  quand 
arrive  l'époque  de  la  ponte.  Le  mâle  se  montre  très 
empressé  auprès  de  la  femelle,  lui  fait  une  véritable 
cour,  étale  devant  elle  avec  complaisance  son  énorme 
nageoire  caudale  et  frémit  alors  comme  un  paon  qui 
fait  la  roue.  On  sait  que  les  Anglais  appellent  le  Labre 


COULEURS  £T  FORMES  *  293 

poisson  paon.  Il  n*y  a  là  du  reste  rien  de  plus  extraor- 
dinaire que  ce  qu'on  peut  observer  chez  l'épinoche 
commune  et  chez  le  vairon  de  nos  ruisseaux .  Ce  qui 
rend  de  tels  faits  dignes  d'intérêt,  c'est  précisément 
qu'ils  n'ont  rien  d'exceptionnel.  Mieux  connus  ils  ces- 
seront d'étonner,  chez  les  poissons  comme  chez  les 
oiseaux.  Est-il  en  effet  besoin  d'insister  sur  cette  loi 
si  générale  que  Toiseau  mâle  est  plus  brillamment  orné 
que  la  femelle  et  que  la  naissance  de  sa  livrée  est  con- 
temporaine de  ses  amours?  Cette  loi  ne  se  vérifie- t-elle 
pas  chez  les  mammifères  ?  Ei>  sorte  que  nous  pouvons 
dire  avec  certitude  que  les  couleurs  dans  tout  le  règne 
animal  sexué  jouent  un  rôle,  capital  comme'  moyen 
d'attrait  entre  les  sexes,  mais  qu'à  mesure  qu'on  s'é- 
lève dans  réchelle,  le  mâle  en  est  plus  exclusivement 
paré.  C'est  dire  qu'à  mesure  aussi  la  condition  de  plaire 
aux  yeux  lui  est  imposée  plus  sévèrement  et  que  le 
désir,  c'est-à-dire  un  ensemble  de  phénomènes  de 
conscience,  est  le  lien  de  plus  en  plus  fort  qui  rappro- 
che les  membres  de  la  société  domestique. 

Ce  qui  élabUt,  du  reste,  le  caractère  psychique  de  ces 
phénomènes,  non  seulement  chez  les  femelles  qui  les 
voient,  mais  chez  les  mâles  qui  les  manifestent,  c'est 
la  liaison  découverte  par  M.  Pouchet  entre  les  phéno- 
mènes de  coloration  qui  ont  la  protection  pour  but  et 
l'action  des  centres  nerveux  volontaires  (1).  Une  puis- 
Ci)  t  Le  tégument  (des  Céphalopodes)  est  pourvu  de  Chromatophores 
qui  coostitueut  des  sacs  à  parois  élastiques,  remplis  de  pigment  et  munis 
Je  muscles  rayonnes,  sous  Taction  desquels  ils  peuvent  prendre  des 
dimensions  bien  des  fois  supérieures  à  celles  qu'ils  possèdent  dans  leur 
état  de  contraction.  Quant  ils  sont  dilatés,  la  couleur  propre  au  pigment 
coQteou  devient  parfaitement  visible,  tandis  que  dans  leur  état  de  cou- 

19 


294  *  SOCIÉTÉS  CONJUGALES 

santé  analogie  nous  engage  à  considérer  les  phénomènes 
de  coloration  servant  d'attraits  sexuels  comme  dépen- 
dant de  la  même  action  et  rentrant  par  là  dans  la  sphère 
de  la  conscience.  Il  est  à  remarquer  que  dans  plusieurs 
cas  la  coloration  de  certaines  parties  du  corps  s'avive 
au  moment  de  l'excitation:  ainsi  la  crête  du  coq  et  les 
plaques  brillantes  dont  certains  singes  sont  ornés 
(Darwin,  Expression  des  émotions,  p.  450)  deviennent 
phis  éclatantes  sous  Faction  de  la  colère  ou  de  la  pas- 
sion erotique.  Les  épinoches  et  les  poissons  de  combat 
observés  en  Cochinchine^rourrfumonde,4875),  étince- 
lants  pendantle  combat,  deviennent  ternes,  les  premiers 
après  la  défaite,  les  seconds  vaincus  ou  vainqueurs, 
dès  qu'ils  sont  au  repos.  On  conçoit  que  des  excitations 
passagères  se  produisant  d'une  manière  périodique 
aient  déterminé  dans  les  espèces  dont  nous  avons 

traction,  iU  apparaissent  comme  de  simples  taches  sombres.  C'est  ce  jen 
allcmatif  (]*expan.<tioD  et  de  contraction  ({ui  produit  ces  effets  mHgnifiqued 
de  roloratiou  que  Ton  adnnre  sur  la  pean  des  Ct^plialopodes  vivants.  • 
(Ilrxi.F.Y,  Anntomie  comparée  (/ex  Invertébrés  ^  p.  tlC.  )  Les  Céptinlopodes 
parta;;eul  celle  fonction  chromatique  avec  certaines  espèces  de  poissons 
tels  que  le.-*Turtjids,  le  Cann'dj^on  et  cerlains  crustacés,  en  pailicnli<r  le 
Palemon  Serratns.  i  M.  Poncliel  a  d<^monlré  que  les  cellnlfs  pigmeo- 
taires  sont  sous  la  dépendance  directe  du  sy^lèine  nerveux  et  doivent 
♦^Ire  ajoutées  à  la  liste  de;îélém»M)lsanatoiniques  dans  les(pîels  Texcitation 
nerveuse  se  lr.ln^rornle  en  travail  mécanique.  Les  u^rfs  déterminent  la 
conlractilité  des  cliromntophores  aw^si  bien  que  celle  des  muscles  volon- 
taires et  des  fibres-cellules  des  muscles  de  la  vie  végétative.  Chei 
les  TurlfOts,  M.  (î.  Poucbet  supprime  la  fonction  cbronialique  en  prati- 
quant rublalion  du  globe  oculaire  ou  simplement  la  section  do  neif 
optique.  L*nniinal  aveuglé  penl  la  facullc  de  modifier  le  ton  de  sa  pean 
suivant  que  le  fond  sur  lequel  il  est  [dacé  est  clair  ou  obscur.  Chez  le 
Palémon,  la  môme  mutdalion  enttuino  le  munie  phénomène  au  moinj 
jusqu'à  la  régéuéralion  des  organes  de  la  vue.  L'auteur  en  conclut  que  les 
cliangements  de  coloration  constituent  de  véritables  actes  réflexes  ayant 
leur  Centre  dans  le  système  nerveux  central  et  leur  [loint  de  départ  «tans 
les  imiiressions  rétiniennes.  »  (Robin,  rapp.  h  l'Ac.  des  se.,  1875). 


COULEURS  ET  FORMES  295 

parlé  plus  haut  des  turgescences,  périodiques  aussi, 
dont  quelques-unes  seraient  devenues  permanentes.  Du 
reste  ce  serait  une  question  à  examiner  par  le  menu  ; 
elle  pourrait  être  résolue ,  ce  semble ,  par  la  cotnpa- 
raison  de  ces  divers  ornements  aux  divers  moments  de 
Tannée  et  dans  les  divers  états  que  déterminent  les  sen- 
timents des  animaux  qui  les  possèdent. 

Un  grand  nombre  de  Lépidoptères  et  de  Coléoptères 
mâles  diffèrent  des  femelles  sous  le  rapport  de  la  forme, 
non  seulement  en  ce  qu'ils  sont  quelquefois  plus 
petits,  mais  encore  en  ce  qu'ils  portent  des  appendices 
dont  celles-ci  sont  dépourvues.  Plusieurs  papillons 
femelles  sont  aptères,  les  Hétérogynis,  lesOrgyes,  cer- 
taines phalènes  (genres  Hiherniay  Larentia  elNyssia)  ; 
quant  aux  coléoptères,  tantôt,  comme  chez  les  Oryctes 
et  les  Lucanes,  les  mâles  portent  des  cornes  ou  des 
mandibules  que  les  femelles  ne  montrent  qu'à  l'état 
rudimentaire,  tantôt,  comme  chez  les  Longicornes,  la 
différence  ne  consiste  que  dans  la  longueur  des  anten- 
nes :  celles  du  mâle  paraissent  démesurées.  Darv^rin  a 
signalé  chez  les  poissons  des  appendices  de  nature 
analogue — JCallionymus  lyra^  Cottus  scorpius^Xipho- 
j)horus  Hellerii,  Plecoslomus  barbaius ,  Monacanthus 
scopaSy  Chimœra  monstrosa  —  qui  n'ont  évidemment 
pas  d'autre  rôle  que  d'attirer  l'attention  et  de  décider 
les  préférences  de  la  femelle.  La  bouvière  de  nos  eaux 
douces,  que  nous  avons  vue  si  brillamment  colorée  au 
moment  des  amours,  se  ])are  encore  de  plus  en  ce 
moment  de  bourrelets  de  chair,  au  nombre  de  8  à  12, 
qui  s'élèvent  de  chaque  côté  de  la  mâchoire  inférieure 
et  disparaissent  quand  la  saison  du  frai  est  terminée. 


296  SOCIÉTÉS  CONJUGALES 

Nous  n'avons  rien  à  ajouter  aux  faits  cités  par  Danvin 
en  ce  qui  concerne  les  Reptiles,  les  Oiseaux  et  les 
Mammifères;  ces  appendices  de  toutes  sortes  (proémi- 
nen(5es,  crêtes,  jabots,  huppes,  plumes,  cornes,  cri- 
nières, barbes,  etc.)  sont  si  bizarres  qu'ils  échappent 
à  toute  description;  nous  aimons  mieux  renvoyer  le 
lecteur  aux  figures  que  le  naturaliste  anglais  en  a  don- 
nées dans  son  livre  sur  la  sélection  sexuelle.  Du  reste, 
les  animaux  supérieurs  sont  mieux  connus  sous  ce 
rapport.  On  pourrait  croire  seulement  que  ces  orne- 
ments ne  sont  pas  des  attributs  sexuels  ;  mais  une 
expérience  a  été  faite  qui  ne  laisse  subsister  aucun 
doute  sur  leur  véritable  rôle;  les  cerfs  châtrés  n'ont 
pas  de  bois.  Nous  en  savons  assez  pour  conclure  que 
dans  presque  tout  le  règne  animal  les  formes  du  mâle 
se  modifient  en  vue  de  frapper  l'imagination  de  la 
femelle,  ce  qui  établit  que  la  conscience  de  Tune  et  de 
Tautre  est  le  théâtre  de  représentations  correspon- 
dantes. Cette  représentation  réciproque  a  une  haute 
importance  selon  notre  sentiment  dans  la  validité  des 
affections  conjugales  des  animaux  supérieurs.  Pour 
que  deux  oiseaux,  comme  l'aigle  à  tête  bbnche  et  sa 
femelle,  s'attachent  l'un  à  Tautre,  il  faut  qu'ils  aient 
présente  à  la  conscience  l'image  Tun  de  l'autre.  Si  cela 
était  vrai,  le  degré  d'aptitude  représentative  corres- 
pondrait au  degré  de  sociabilité.  Telle  est,  en  effet,  la 
loi  qui  semble  présider  aux  rapport  sexuels  des  ani- 
maux. Ce  serait  pour  cette  raison  que  des  mammifères 
stupides,  comme  le  Tatou,  seraient  incapables  d'affec- 
tion  et  par  conséquent  de  société.  «  Le  mâle  et   la 
femelle,  dit  Brehm  du  Tatou,  se  rencontrent  par  hasard, 


BRUITS  ET  SONS  297 

se  flairent  mutuellement,  s'accouplent  et  se  séparent 
ensuite  avec  la  plus  grande  indifférence.  »  Le  rapport 
entre  l'intelligence  et  la  sociabilité  est  donc  général  ; 
mais  il  est  modifié  par  d'autres  rapports  qui  masquent 
la  loi.  Par  exemple,  les  instincts  carnassiers,  quand  ils 
sont  hautement  développés,  peuvent  combattre  les 
effets  de  la  représentation  réciproque,  et,  dans  ce  cas, 
des  animaux  même  intelligents  peuvent  être  incapables 
d'affection  sexuelle.  Telles  sont  les  araignées  dont  les 
mâles  ont  tant  à  redouter  de  la  voracité  des  femelles. 
Ici,  comme  chez  beaucoup  d'autres  espèces,  la  repré- 
sentation de  l'autre  sexe  est  tenue  en  échec  dans  ses 
résultats  favorables  à  la' sociétér  par  la  représentation 
des  dangers  encourus  d'une  part,  des  attraits  de  la 
proie  vivante  d'autre  part.  Nous  reviendrons  sur  cette 
considération  en  étudiant  les  rapports  des  parents  avec 
les  jeunes. 

4°  Des  bruits  et  des  sons.  —  La  représentation  de 
l'odeur  et  de  l'image  visible  est  très  souvent  accompa- 
gnée de  celle  des  sons  produits  par  l'animal  de  sexe 
différent.  Ici  l'intelligence  inventive  joue  un  rôle  consi- 
dérable dans  l'acquisition  de  la  faculté  de  produire  des 
sons.  La  plupart  du  temps,  il  est  vrai,  cette  faculté 
tient  à  la  possession  d'organes  que  l'individu  ne  peut 
créer  de  toutes  pièces,  mais  le  développement  de  cette 
faculté  et  le  perfectionnement  des  organes  correspon- 
dants sont  dus,  même  dans  ce  cas,  en  grande  partie  à 
l'exercice  répété  de  la  fonction,  et  peuvent  passer  par 
conséquent,  jusqu'à  un  certain  point,  pour  volon- 
taires. Souvent  enfin  cejn'est  pas  un  organe  préexis- 


298  SOCIÉTÉS  CONJUGALES 

tant  qui  est  approprié  à  cet  usage  spécial,  c'est  un 
corps  étranger  dont  la  sonorité  a  été  remarquée  qui 
sert  à  produire  le  bruit  et  dont  l'animal  se  fait  volon- 
tairement un  instrument,  comme  nous  nous  servons  du 
tambour  et  de  nos  autres  instruments  de  musique.  La 
variété  des  moyens  employés  à  cette  destination  est 
presque  incroyable  ;  elle  montre  que  la  production  des 
sons  n'est  pas  due  à  ce  qu'on  appelle  un  plan  de  la 
nature  qui  impliquerait  l'emploi  des  mômes  moyens  en 
vue  d'un  même  effet  dans  tout  le  règne  animal,  mais 
(lu' elle  a  pour  cause  immédiate  le  besoin  plus  ou  moins 
clairement  senti  par  les  animaux  d'entrer  en  commu- 
nication avec  leurs  semblables  de  l'autre  sexe.  Ce  but 
posé,  les  moyens  d'y  atteindre  ont  dû  varier  suivant  les 
aptitudes  de  chacun  et  suivant  le  hasard  des  circon- 
stances. On  le  voit,  nous  inclinons  encore  ici  à  expli- 
quer les  manifestations  de  la  vie  animale  non  par  une 
sélection  inconsciente,  mais  par  la  représentation  con- 
sciente à  quelque  degré  d'un  avantage  à  obtenir.  11  a 
fallu,  en  effet,  que  les  animaux  les  plus  humbles,  enten- 
dant le  bruit  produit  par  leurs  organes,  sachent  obscu- 
rément que  ce  bruit  serait  entendu  de  leurs  semblables 
de  l'autre  sexe,  pour  arriver  à  s'en  servir  intentionnel- 
lement. Et  même  on  pourrait  remonter  plus  haut,  car 
cola  mémo  implique  qu'ils  avaient  remarqué  les  effets 
des  bruits  extérieurs  avantageux  ou  nuisibles  sur  leurs 
propres  organes  auditifs,  pensée  que  Ton  peut  faire 
aussi  obscure  qu'on  le  voudra,  mais  qui  a  été  néces- 
sairement le  principe  détiirminant  de  leur  action.  La 
sélection  est  intervenue  ensuite  pour  la  fixer  dans  l'es- 
pèce et  en  faire  une  liabitude  congénitale. 


BRUITS  ET  SONS  299 

Commençons  par  les  bruiU  produits  au  moyen  d'un 
choc  sur  des  corps  retentissants.  Les  insectes  qui  les 
font  entendre  sont  rares  ;  nous  ne  pouvons  citer  que 
les  Anohium  ou  vrillettes,  petits  coléoptères  appelés 
presque  partout,  en  raison  de  ce  fait,  horloges  de  la 
mort,  et  la  famille  du  Moluris  striata  du  cap  de  Bonne- 
Espérance,  s'il  faut  en  croire  le  récit  contesté  de  La- 
cordaire.  Chez  les  oiseaux,  plusieurs,  pics  choisissent 
nne  branche  sèche  et  sonore  et  la  frappent  de  leur  bec 
pour  appeler  leur  femelle.  Celle-ci  est-elle  présente, 
ils  frappent  encore  pour  la  charmer.  Ce  bruit  est  si 
bien  lié  dans  leur  esprit  à  Tidée  de  la  possession  de 
leur  compagne  qu  ils  entrent  eïi  fureur  dès  qu'un  autre 
mâle  le  fait  entendre.  Or,  qu'il  s'agisse  des  insectes 
dont  nous  venons  de  parler  ou  des  pics,  n'est-il  pas 
évident  que  dans  l'un  et  l'autre  cas  une  intelligence 
s'est  servie  de  bruits  produits  soit  fortuitement,  soit 
pour  une  autre  fin,  et  les  a  employés  intentionnellement 
pour  une  destination  nouvelle? 

D'autres  animaux  se  servent  de  différentes  parties  de 
leur  corps,  comme  les  timbalistes  et  les  violonistes  de 
leur  instrument.  Il  y  a  des  insectes  chez  lesquels  des 
bruits  sont  produits  par  le  frottement  des  cuisses  ou 
des  jambes  postérieures  contre  les  bords  latéraux  des 
élytres  ;  ce  sont  les  moins  communs  de  tous  (Mega- 
cephala  chalybeay  Etiprosopiis  quadrinotatus,  Coxij- 
cheila  tristis,  Cacicits  americanus,  et  le  genre  Acri- 
dium).  D'autres,  plus  nombreux,  produisent  des  sons 
semblables  en  frottant  les  derniers  arceaux  supérieurs 
de  leur  abdomen  contre  les  élytres  (Trox,  Necropho- 
rus  y  Pœlobhis  hermani,  Copris^  certains  Scarabées, 


300  SOCIÉTÉS  CONJUGAf^S 

S.  acteon,  S.  pan,  S.  Philodetes^  plusieurs  Lamelli- 
cornes exotiques).  Maintenant  que  Ton  imagine  que  le 
pédoncule  du  mésothorax  rentre  dans  le  prothorax  en 
frottant  contre  sa  paroi,  le  frottement  produira  un  bruit 
analogue  aux  précédents  et  dont  l'animal  pourra  songer 
à  se  servir  comme  moyen  d'appel.  C'est  ce  qui  a  lieu 
en  effet  chez  un  grand  nombre  d'insectes  (Lema,  Do- 
naciaf  Megalopus,  Hispa^  Reduvius)  (Lacordaire,  I, 
p.  268  et  suiv.).  Le  même  effet  peut  être  et  est  en  réa- 
lité obtenu  par  le  frottement  du  premier  article  de  la 
jambe  contre  le  bord  de  la  cavité  où  il  s'emboîte  (G^o- 
trtfpis).  Nous  ne  poursuivrons  pas  plus  loin  cette  revue. 
Darwin  a  étudié,  au  point  de  vue  physiologique,  les 
stridulations  des  nécrophores,  des  grillons,  des  cigales 
et  des  sauterelles;  et  ses  recherches  ne  font  que  con- 
firmer notre  vue  ;  à  savoir  que  l'insecte  quelquefois 
mâle  et  femelle,  le  plus  souvent  le  mâle  seulement  se 
sert  d'un  bruit  produit  accidentellement  par  le  frotte- 
ment des  parties  cornées  de  son  corps  les  unes  contre 
les  autres  pour  en  faire  un  signal  intentionnel.  En- 
suite l'exercice  répété  de  la  fonction  concourt  avec  la 
sélection  pour  perfectionner  de  génération  en  généra- 
tion l'organe  stridula.teur.  D'autres  faits  empruntés  à 
des  régions  plus  élevées  du  règne  animal  viennent  sou- 
tenir l'hypothèse.  C'est  ainsi  que  la  cigogne  s'est  fait 
avec  le  claquement  de  son  bec  tout  un  langage,  surtout 
employé  par  elle  au  temps  des  amours  et  lors  de  la 
construction  du  nid.  C'est  ainsi  que  le  butor,  ayanl  re- 
marqué que  sa  voix  est  modifiée  par  l'eau  et  y  retentit 
davantage,  y  plonge  son  bec  pour  faire  entendre  sa 
chanson  d'amour  (Brehm;. 


BRUITS  ET  SONS  301 

Les  bruits  et  sons  produits  par  les  poissons  méritent 
une  attention  spéciale.  Ils  ont  été  étudiés  avec  une  sû- 
reté de  méthode  vraiment  remarquable  par  M.  Dufossé. 
Nous  nous  bornons  à  analyser  son  travail.  Il  divise  les 
signes  acoustiques  usités  chez  les  poissons  en  deux 
classes  :  1**  les  bruits,  qui  sont  produits  tantôt  par  frot- 
tement, tantôt  par  émission  de  gaz;  2"  les  sons,  qui 
sont  produits  tantôt  par  des  muscles  indépendants  de 
la  vessie,  tantôt  par  un  appareil  vésico-pneumanique. 
De  simples  bruits  ont  été  remarqués  chez  les  Saurels, 
qui  les  font  entendre  au  moyen  du  frottement  de  leurs 
os  pharyngiens,  —  ici  le  phénomène  aurait  un  carac- 
tère social  plutôt  que  sexuel,  le  Saurel  vivant  habituelle- 
ment en  troupe,  comme  tous  les  poiaeons  bruyants  de 
nos  mers,  —  et  chez  les  loches  d'étang,  les  meuniers 
et  les  barbeaux  qui  les  produisent  en  expulsant  Tair 
par  l'anus,  quand  ils  viennent  en  foule  se  jouer  à  la 
surface  de  l'eau.  Ces  bruits  sont  très  variés,  parait-il, 
mais  ils  ne  sont  pas  musicaux.  Les  Trigles  et  les  Ma- 
larmats  émettent  de  véritables  sons,  les  mâles  avec  plus 
d'intensité  que  les  femelles,  et  au  printemps  qui  est  la 
saison  du  frai.  Ce  sont  donc  bien  des  phénomènes 
acoustiques  d'appel  entre  les  sexes,  tels  que  ceux  que 
nous  sommes  en  train  de  relever  dans  tout  le  règne 
animal  à  partir  des  insectes,  les  mollusques  écartés.  Ils 
sont  produits  par  la  contraction  des  muscles.  Le 
Cottus  scorpius  (chaboisseau  vulgaire)  et  le  Cottus 
bubalus  frémissent  de  même  en  contractant  les  mus- 
cles de  la  paroi  inférieure  de  la  bouche  ;  la  tète,  qui 
est  très  grosse,  renforce  les  sons.  Mais  les  plus  musi- 
caux des  poissons  sont  les  Maigres  et  les  Ombrines, 


302  SOCIÉTÉS  CONJUGALES 

grands  animaux,  les  uns  (les  seconds)  de  un  mètre,  les 
autres  de  deux  mètres  de  longueur,  auxquels  il  faut 
joindre  les  Perlons,  beaucoup  plus  petits.  C'est  surtout 
au  temps  du  frai  qu'on  voit  les  Maigres  et  les  Ombri- 
nés,  rassemblés  en  troupes  très  nombreuses  et  quel- 
quefois en  véritable  banc.  Par  une  contraction  des 
muscles  autour  de  la  vessie  qui  sert  d'organe  résonna- 
teur,  ils  produisent  dans  ces  moments  des  sons  qui, 
monotones  pris  à  part,  ont  quelque  chose  de  frappant 
par  la  combinaison  de  leurs  timbres  divers.  On  les  en- 
tend à  dix-huit  mètres  de  profondeur.  Après  une  étude 
minutieuse  de  ces  phénomènes  et  de  l'organe  assez 
compliqué  qui  sert  à  les  produire,  M.  Dufossé  conclu^ 
ainsi  :  «  Quand  on  se  représente  le  grand  nombre  et 
la  disposition  des  organes  qui  concourent  à  la  compo- 
sition de  l'instrument  physiologique  musical  que  j'ai 
étudié  chez  les  Maigres  ;  quand  on  remarque  que  ces 
organes  et  ceux  de  la  phonation  chez  les  autres  ver- 
tébrés en  général  suivent  dans  leur  développement 
une  marche  semblable  ;  quand  on  a  égard  au  degré  de 
perfectionnement  qu'offrent  les  organes  de  l'audition 
chez  les  Sciénoïdes  dont  il  s'agit  ici  ;  quand  on  observe 
que  ces  poissons  produisent  dans  ralmosphôre  ainsi 
qu'au  sein  des  eaux  des  sons  dont  la  puissante  intensité 
est  imposante,  qu'ils  ne  font  un  usage  fréquent  de  ces 
sons  que  dans  lo  cas  où  les  oreilles  de  leurs  congénères 
peuvent  les  percevoir,  que  c'est  principalement  au 
temps  du  frai  qu'ils  en  sont  prodigues,  quand  enlin  on 
réfléchit  à  toute  la  portée  de  cet  argument  qu'on  no 
peut  douter  que  ces  sons  ne  soient  complètement  sou- 
mis à  la  volonté  du  poisson,  on  est  conduit  à  se  deman- 


BRUJTS  ET  SONS  303 

der  si  tous  ces  nombreux  organes  qui  contribuent  à  la 
formation  des  sons  et  les  phénomènes  acoustiques 
commensurables  qui  en  résultent  sont  sans  utilité  au- 
cune, ou  si  ces  derniers  ne  sont  pas  employés  par  les 
Maigres  à  communiquer  aux  individus  de  leur  espèce 
les  besoins  instinctifs  qu'ils  ressentent,  comme  le  fait 
tout  animal  doué  de  la  faculté  de  produire  des  sons 
volontaires  »  (Annales  des  sciences  naturelles,  t.  XX, 
p.  116).  De  tels  faits,  il  faut  le  dire,  sont  rares,  puis- 
qu'on ne  compte  que  cinquante-deux  espèces  de  pois- 
sons bruyants  sur  trois  mille  que  la  classe  renferme  ; 
m^s  d'abord  la  recherche  est  nouvelle  et  le  nombre 
peut  s'étendre  (V.  Lablanchère,  Esprit  des  poissons^ 
p.  107);  ensuite  il  les  faut  considérer  comme  d'autant 
plus  significatifs  qu'ils  sont  plus  rares;  il  est  frappant, 
en  effet,  de  voir  les  poissons,  manquant  des  moyens 
les  plus  ordinairement  employés  par  les  animaux 
qui  vivent  dans  l'air  pour  produire  des  bruits,  à  savoir 
la  stridulation  et  la  voix,  obtenir  les  mêmes  résultats 
par  des  moyens  détournés  et  se  servir  à  cette  fin  du 
frémissement  de  leurs  muscles,  le  seul  bruit  dont  leur 
organisme  soit  capable.  Chaque  animal  a  fait  en  quel- 
que sorte  ce  qu'il  a  pu  pour  attirer  sur  lui  Tattenlion 
de  ses  semblables  de  l'autre  sexe,  le  poisson  comme 
les  autres,  mais  avec  un  moindre  succès,  parce  qu'il 
avait  de  plus  chétifs  moyens  à  sa  disposition. 

Les  privilégiés  sonl  ceux  qui  ont  pu  se  servir  de  la 
voix,  c'est-à-dire  ceux  dont  l'organisme  était  fait  de 
telle  sorte  que  l'air  servant  à  la  respiration  pût  vibrer 
à  son  issue  des  orifices.  Dès  la  classe  des  insectes  nous 
rencontrons  de  nombreux  exemples  d'émissions  vo- 


304  SOCIÉTÉS  CONJUGALES 

cales  expressives.  Ceux  qui  bourdonnent  en  volant  (la 
plupart  des  Hyménoptères,  des  Diptères,  etc.)  ont  en 
effet  a  une  véritable  voix  dont  les  organes  producteurs, 
c'est-à-dire  les  stigmates,  correspondent  au  larynx  des 
vertébrés,  de  même  que  les  trachées,  par  leurs  fonc- 
tions et  leur  structure  annulaire,  rappellent  la  trachée- 
artère  »  (Lacordaire,  I.  p. 273).  Cest, paraît-il,  parla 
trompe  que  le  Sphynx  Âthropos  fait  entendre  ce  cri 
très  distinct  qui  lui  est  propre.  Nous  n'insisterons  pas 
sur  ces  phénomènes,  parce  qu'il  n'est  pas  encore  établi 
qu'ils  jouent  un  rôle  dans  les  relations  des  sexes  ;  ce- 
pendant il  est  des  cas  où  il  est  difficile  -de  ne  pas  sup- 
poser que  le  bourdonnement  sert  d'appel  ou  d'avertis- 
sement, celui-ci,  par  exemple,  rapporté  par  M.  Girard, 
à  propos  d'un  névroptère  de  Provence,  l'Ascalaphe 
méridional  (M.  Girard,   Métamorph.   des   insectes^ 
p.  150)  :  «  Les  mâles,  à  la  recherche  des  femelles,  vo- 
lent avec  la  plus  grande  vélocité  le  long  du  versant  des 
collines  arides,  au  plus  ardent  du  soleil.  La  femelle 
s'élève  verticalement  quand  le  mâle  vient  à  passer  au- 
dessus  d'elle,  comme  une  pierre  lancée  avec  force.  » 
Mais  ce  sont  les  oiseaux  qui  sont  les  chanteurs  par 
excellence  dans  le  règne  animal.  Nous  n'en  connais- 
sons pas  qui  soient  dépourvus  de  voix,  et  bien  que  les 
mammifères  aient  presque  tous  des  cris  d'appel,  ils 
sont  loin  d'égaler  la  variété,  Vétendue  et  la  puissance 
d'expression  de  leurs  manifestations  musicales.  Fait 
digne  de  remarque,  et  qui  établit  d'une  manière  déci- 
sive le  caractère  sexuel  de  ces  facultés,  ce  n'est  que 
pendant  la  saison  des  amours  qu'ils  font  entendre  leurs 
voix:  quand  ce  temps  est  passé,  à  moins  qu'ils  ne  vi- 


JEUX  ET  PARADES  305 

vent  en  sociétés,  de  même  qu'ils  perdent  leur  parure, 
ils  perdent  leur  inspiration. 

5°  Des  jeux  et  parades.  —  Plus  on  monte  dans  l'é- 
chelle animale,  plus  les  mouvements  deviennent  libres 
et  variés  chez  les  êtres  vivants.  Ces  mouvements  de- 
vaient donc  servir  aux  mâles  de  moyens  de  séduction 
et  se  joindre  aux  autres  attraits  déjà  décrits  dans  les 
pages  précédentes  pour  les  faire  valoir  en  quelque 
sorte,  et  en  rehausser  Tagrément.  Les  insectes  se  li- 
vrent presque  tous  autour  de  leur  femelle,  soit  en  cou- 
rant, soit  en  volant,  à  un  manège  significatif  qui  prend, 
dans  plus  d'un  cas,  le  caractère  d'un  véritable  jeu.  Des 
mouches  dorées,  posées  à  quelque  distance  sur  les 
troncs  d'arbres  dans  les  bois,  s'élancent  en  bourdon- 
nant très  fort  l'une  après  l'autre,  entremêlent  leurs 
courses  pendant  un  instant,  puis  se  reposent  et  recom- 
mencent sans  fin.  On  sait  les  danses  interminables  des 
Tipulaires  et  des  papillons  diurnes;  celles  des  fourmis 
au  moment  où  elles  sont  pourvues  d'ailes.  Les  Libel- 
lules se  livrent,  avant  l'accomplissement,  à  de  longues 
évolutions.  On  voit  pendant  l'été,  dans  l'herbe,  les 
Grillons  accompagner  leurs  chants  de  poursuites  per- 
sistantes auxquelles  la  femelle  se  dérobe  derrière  les 
tiges,  comme  pour  prolonger  l'aubade.  Le  mâle  de 
certaines  araignées  (Epeires)  se  suspend  à  un  long  fil 
au  bout  duquel  il  se  balance  pour  atteindre  la  femelle 
à  charjue  oscillation,  sans  qu'on  puisse  dire  si  c'est  jeu 
ou  précaution.  «  Ces  rapports  (sexuels)  deviennent  déjà 
très  variés  et  souvent  très  intimes  chez  les  crustacés 
et  chez  les  insectes,  et  quiconque  a  eu  soin  d'observer 


306  SOCIÉTÉS  CONJUGALES 

les  amours  des  limaçons  ne  saurait  mettre  en  doute  la 
séduction  déployée  dans  les  mouvements  et  les  allures 
qui  préparent  et  accomplissent  le  double  embrasse- 
ment  de  ces  hermaphrodites.  »  (Agassiz,  De  V Espèce^ 
p.  106.)  Nos  observations  personnelles  confirment  plei- 
nement ce  témoignage  en  ce  qui  concerne  les  limaces 
grises  dont  nous  avons  parlé  et  les  Hélix.  Les  pois- 
sons se  livrent  au  moment  où  ils  sont  le  plus  bril- 
lamment colorés,  c'est-à-dire  au  moment  des  amours, 
à  des  passes  rapides,  à  des  sauts  brusques  qui  sem- 
blent destinés  à  faire  valoir  Téclat  miroitant  de  leur 
parure.  Quant  aux  oiseaux  ils  exécutent  de  vérita- 
bles danses.  Ces  faits  sont  mal  connus  et  méritent 
d'être  énumérés.  Il  y  a  ici  une  difficulté  qui  tient  au 
grand  nombre  même  des  espèces  appelées  à  trouver 
place  dans  cette  revue  ;  mais  au  risque  de  nous  ex- 
poser à  des  répétitions,  nous  tenons  à  établir  la  gé- 
néralité du  fiut.  Parmi  les  passereaux,  nous  rencon- 
trons d'abord  l'Erythrospize  du  Canada  :  «  En  chan- 
tant, dit  Brehm,  ces  oiseaux  prennent  les  attitudes  les 
plus  comiques  ;  ils  dansent  l'un  autour  de  l'autre  et 
sont  dans  une  agitation  continuelle.  Lorsque  le  mâle 
poursuit  la  femelle,  il  redresse  le  corps,  ouvre  large- 
ment les  ailes,  on  dirait  qu'il  veut  serrer  dans  ses  bras 
l'objet  de  son  amour.  »  Il  en  est  de  môme  du  Serin 
méridional.  «  11  implore  sa  femelle  par  les  chants  les 
plus  tendres;  comme  un  coucou,  il  s'accroupit  sur  la 
branche,  s'aplatit  en  quelque  sorte,  hérisse  les  plumes 
de  sa  gorge,  élargit  sa  queue,  se  tourne,  se  retourne, 
se  dresse  tout  à  coup,  s'élève  dans  les  airs,  volette 
d'une  façon  .singulière,  décousue,  comme  une  chauve- 


JEUX  ET  PARADES  .  307 

souris,  se  jette  à  droite  et  à  gauche,  puis  revient  à  sa 
place  pour  continuer  son  chant...  Le  mâle  du  Gros- 
bec  vulgaire  se  complaît  dans  son  chant,  car  il  prend 
toutes  les  postures  imaginables  pour  exprimer  sa  pro- 
pre satisfaction...  Les  témoignages  d'amour  des  Sper- 
mestes  sont  particuliers  et  parfois  comiques.  Souvent 
ils  sont  l'un  à  côté  de  l'autre,  se  pressant  mutuelle- 
ment. Ils  se  caressent  les  plumes  en  «'appelant  sans 
cesse.  Par  moments,  le  mâle  croasse,  le  bec  légère- 
ment ouvert  et  se  dandine  en  suivant  la  mesure  de  son 
chant.  Au  plus  fort  de  l'excitation,  il  interrompt  cette 
danse  pour  sauter  de  côté  sur  le  dos  de  la  femelle  ;  il 
s'y  tient  un  instant,  saute  de  l'autre  côté,  -se  tourne  à 
droite,  à  gauche,  lui  caresse  la  tête,  puis  recommence 
le  même  maûége  cinq  ou  six  fois  avant  l'accouple- 
ment...  Le  Prayer  d'Europe  prend,  en  chantant, 'les 
postures  les  plus  extraordinaires,  et  cherche  à  rempla- 
cer par  des  gestes  les  notes  qu'il  ne  peut  émettre... 
Lors  de  Taccouplement,  le  Lulu  des  bois  fait  montre 
do  toute  sa  gentillesse.  11  court  autour  de  sa  femelle, 
levant  la  queue,  redressant  sa  petite  huppe,  faisant 
les  révérences  les  plus  charmantes  pour  lui  témoigner 
son  amour.  »  Presque  toutes  les  espèces  d'alouettes 
se  livrent,  du  reste,  à  un  manège  analogue  à  celui  de 
notre  alouette  commune,  qu'il  n'est  pas  besoin  de  dé- 
crire. Les  Cassiques,  oiseaux  moqueurs,  se  servent, 
pour  faire  leur  cour,  des  bribes  d'airs  qu'ils  ont  réussi 
à  imiter  :  a  En  même  temps  qu'il  imite  ces  sons,  l'oi- 
seau prend  les  postures  les  plus  singuUères  ;  il  tourne 
et  retourne  sa  tète,  son  cou,  son  corps  tout  entier,  et 
tout  cela  d'une  façon  si  comique  que  je  ne  pouvais  re- 


308   .  SOCIÉTÉS  CONJUGALES 

tenir  un  éclat  de  rire.  »  Les  Mil  vidés,  comme  presque 
tous  les  prédateurs,  cherchent  tous  à  captiver  leurs  fe- 
melles par  des  exercice^  de  haut  vol  qu'elle  partage 
quelquefois  avec  eux.  C*est  vraiment  un  joli  spectacle 
de  voir,  à  Dijon,  par  le  ciel  clair  et  les  grands  vents  de 
mars,  les  crécerelles  se  jouer  au  plus  haut  des  airs, 
autour  de  la  flèche  de  la  cathédrale,  faisant  front  à  la 
tempête,  a  Le  Faucon  de  Virginie  mâle  s'élève  tout  à 
coup  à  plusieurs  centaines  de  mètres  en  criant  tou- 
jours plus  fort;  puis,  les  ailes  à  demi  repliées,  il  se 
laisse  retomber  obliquement...  Le  spectacle  est  des 
plus  intéressants  quand  plusieurs  mâles  se  réunissent 
et  luttent  de  grâce  et  d'agilité  devant  une  femelle.  » 
L'Engoulevent,  lui-même,  qui  n'est  rien  moins  que 
gracieux,  cherche  à  le  paraître  en  manœuvrant  de  la 
même  façon.  Parmi  les  Chanteurs,  de  Brehm,  nous 
rencontrons  le  Benteveo  et  les  Rupicoles  orangés. 
Ceux-ci,  très  brillamment  parés,  exécutent  des  pas  et 
des  mouvements  extraordinaires  au  milieu  d'une  ving- 
taine de  leurs  semblables  réunis  en  assise  solennelles. 
Le  Saxicole,  vulgairement  traquet  motteux,  pratique 
une  sorte  de  voltige  semblable  à  celle  de  l'alouette. 
Les  Pétrocincles  sont  des  danseurs  terrestres  :  «  Au 
temps  des  amours,  le  mâle  chante  avec  la  plus  grande 
ardeur.  Il  danse,  le  corps  droit,  les  ailes  et  la  queue 
frottant  contre  le  sol,  les  plumes  du  dos  hérissées,  la 
tête  rejetée  en  arrière,,  le  bec  largement  ouvert,  les 
yeux  presque  fermés.  »  Ainsi  des  moqueurs  :  «  Le  mâle 
cherche,  par  tous  les  moyens,  à  charmer  la  femelle. 
Il  étale  la  queue,  laisse  pendre  ses  ailes,  et  se  promène 
ainsi,  grave  et  fier,  sur  le  sol  ou  sur  une  branche  ;  ou 


JEUX  ET  PARADES  309 

bien  il  voltige  autour  de  sa  compagne  en  battant  des 
ailes  comme  un  papillon  ;  il  danse  littéralement  dans 
Tair,  il  exprime  ses  sentiments  de  mille  façons.  »  Parmi 
les  Sylviadés,  les  Pyrophtalmes  mâles  se  tiennent  d'or- 
dinaire à  un  endroit  élevé,  hochent  la  queue,  hérissent 
les  plumes  de  leur  cou,  se  baissent  et  saluent  à  plu- 
sieurs reprises.  Le  Phragmite  des  joncs  monte  dans 
les  airs  par  coups  d'ailes  cadencés,  puis  plonge  en  chan- 
tant, les  plumes  hérissées.  Le  Pipi  des  arbres  a  des 
évolutions  un  peu  différentes.  Celles  de  TAccenteur 
des  Alpes  se  rapprochent  de  celles  de  l'alouette.  Un 
roitelet  saule  autour  de  sa  femelle  en  hérissant  sa 
huppe,   et  le  Lophophane,  ainsi  que  les  Mésanges 
bleues,  «  cherchent  par  toutes  sortes  de  postures  et  de 
gestes  à  se  rendre  aimables.  »  On  se  rappelle  que  les 
Pics,  suivant  Texpression  de  Brehm,  tambourinent 
leur  chanson  d'amour.  Chez  un  des  Picidés,  le  Co- 
lapte,  les  mâles  se  réunissent  au  nombre  de  douze  en- 
viron pour  exécuter  cette  chanson  de  concert,  puis  ils 
«  s'approchent  de  la  femelle,  baissent  la  tête,  étalent 
la  queue,  avancent,  reculent,  prennent  les  postures 
les  plus  diverses  et  se  donnent  mille  peines  pour  la 
convaincre  de  la  violence  et  de  la  sincérité  de  leur 
amour.  »  Le  Bucorax  se  Uvre  aux  mêmes  démons- 
trations que  notre  dindon  domestique,  sdiul  \e  pouhh  ! 
si  caractéristique  que  celui-ci  lance  de  temps  en  temps. 
Tous  ceux  qui  observent,  même  superficiellement,  les 
mœurs  de  nos  oiseaux  ont  été  témoins  des  révérences 
que  font  nos  pigeons  quand  ils  se  pressent  à  plusieurs 
mâles  autour  d'une  femelle  sur  la  crête  d'un  toit.  Le 
Tétras  exhale  son  ardeur  au  moyen  d'un  exercice  in- 

30 


310  SOCIÉTÉS  CONJUGALES 

descriptible  qui  rappelle  sans  doute  les  mouvements 
et  le  bruit  de  la  roue  du  rémouleur,  puisqu'on  dit  qu'il 
remoud.  Après  des  danses  analogues  à  celles  que  nous 
avons  décrites,  le  Lyrure  n  applique  son  bec  à  terre, 
frottant  et  usant  les  plumes  du  menton.  En  même 
temps,  il  bat  des  ailes  et  tourne  sur  lui-même.  Â  la 
fin,  on  croit  voir  un  animal  complètement  fou.  »  Ce 
sont  encore  des  oiseaux  dansants  que  le  faisan  et  la 
perdrix  rouge,  quand  ils  sont  sous  Tempire  de  la  même 
excitation.  M.  Hardy  a  décrit  le  mâle  de  l'Autruche 
dans  cet  état  :  a  11  s'accroupit  devant  sa  femelle  sur  les 
jarrets,  puis  balance  pendant  huit  à  dix  minutes,  d'une 
manière  cadencée,  la  tête  et  le  cou  ;  se  frappe  alterna- 
tivement avec  le  derrière  de  sa  tête  le  corps  de  chaque 
côté,  en  avant  des  ailes.  Ses  ailes  s'agitent  en  mesure 
par  dei^ mouvements  fébriles,  tout  son  corps  frémit; 
il  fait  entendre  une  sorte  de  roucoulement  sourd  et 
saccadé  ;  tout  son  être  paraît  en  proie  à  un  délire  hys- 
térique. »  Le  Nandou  exécute  debout  des  danses  non 
moins  singulières,  tlhoz  certains  écliassiers,  comme 
l'Outarde,  la  Canepetière,  rŒnicdème  criard,  la  danse 
se  réduit  à  une  marche  ou  course  plus  ou  moins  ryth- 
mée; mais  chez  d'autres,  comme  le  Syphéotide  du 
Bengale  et  le  Pluvier,  la  cour  est  accompagnée  des 
évolutions  aériennes  les  plus  variées.  Les  exercices 
de  haut  vol  de  la  Bécassine  mâle  ont  été  décrits  par 
Nauman.  La  Guignette  les  égale  presque.  Le  Jabiru 
danse;  les  Grues  de  différentes  espèces  mêlent  à  des 
danses  et  à  une  mimique  des  plus  actives  les  mêmes 
exercices,  tandis  que  l'Agami  saute  comme  un  clown. 
Arrêtons  ici  cette  liste  déjà  longue,  mais  qu'on  aurait 


ESTHÉTIQUE   ANIMALE  3H 

pu  allonger  encore  de  faits  analogues  empruntés  à  la 
classe  des  mammifères,  et  venons  aux  questions  phi- 
losophiques qili  s'en  dégagent. 

Le  trait  commun  de  tous  les  faits  cités,  qu'ils  appar- 
tiennent à  l'une  ou  à  l'autre  de  nos  trois  dernières  ca- 
tégories (parures,  sons,  mouvements),  est  de  présenter 
un  caractère  agréable  et  d'avoir  pour  fin  de  plaire.  Cet 
agrément  est-il  de  même  ordre  que  l'émotion  esthéti- 
que ?  Il  nous  parait  difficile  de  le  nier  quand  on  voit 
l'homme  se  servir  de  la  parure  et  delà  voix  de  l'animal 
pour  charmer  ses  semblables  et  lui-même.  Je  ne  parle 
pas  des  odeurs  empruntées  aux  sécrétions  des  Mos- 
chidés  qui  sont  chez  l'homme  mis  en  usage  par  les 
deux  sexes  comme  un  attrait  d'ordre  inférieur;  les 
papillons  et  les  coléoptères  ne  font-ils  pas  chez  les  peu- 
ples civilisés  partie  de  la  toilette  des  femmes  comme 
les  coquilles  chez  les  peuples  sauvages  ?  Les  plumes 
des  oiseaux  ne  figurent-elles  pas  à  titre  d'embellisse- 
ment dans  la  coiffure  des  élégantes,  sur  le  chapeau  des  * 
soldats  et  sur  les  dais  de  nos  dignitaires  ecclésiastiques  ? 
Les  aigrettes  et  les  crinières  n'ajoutent-elles  pas  quel- 
que chose  à  la  beauté  des  casques?  Les  fourrures 
n'ornent- elles  pas  les  vêtements  qu'elles  bordent  et 
les  appartements  qu'elles  tapissent?  Et  si  les  hommes 
enfants  n'avaient  pas  trouvé  quelque  charme  au  chant 
même  des  insectes,  lui  auraient-ils  comparé  les  chants 
des  poètes  et  les  discours  des  vieillards?  Les  auraient- 
ils  tenus  en  cage  pour  jouir  de  leur  musique  monotone, 
comme  les  Africains  l'ont  fait  pour  les  Grillons,  les 
Grecs  anciens  et  les  Chinois  pour  les  Cigales?  En  au- 
raient-ils fait  de  même  pour  les  oiseaux  chanteurs  de 


312  SOCIÉTÉS    CONJUGALES 

toute  espèce?  Auraient-ils  consacré  tant  d'efforts  ingé- 
nieux au  développement  de  leur  faculté  musicale?  Non, 
il  n'est  pas  de  distinction  psychologique,  si  savante 
qu'elle  soit,  qui  nous  empêche  de  croire  que  le  chant 
du  rossignol,  par  une  nuit  de  printemps,  est  vraiment 
beau.  Maintenant,  nous  reconnaîtrons  sans  peine  que 
la  manière  dont  la  femelle  du  rossignol  entend  la  beauté 
en  général,  et  sent  la  beauté  des  chansons  de  son  mâle 
en  particulier,  diffère  considérablement  de  la  manière 
dont  nous  sentons  Tune  et  comprenons  Vautre.  Il  en 
est  du  sentiment  delà  beauté  dans  l'animal  comme  des 
opérations  de  l'intelligence;  la  réflexion  analytique 
leur  fait  défaut,  c'est-à-dire  qu'ils  sont  composés  d'un 
bien  moins  grand  nombre  d'éléments  distincts  et  liés 
à  un  bien  moins  grand  nombre  d'autres  sentiments  et 
d'autres  pensées;  mais  il  en  est  de  même  des  senti- 
ments et  des  idées  du  sauvage  par  rapport  aux  senti- 
ments et  aux  idées  de  l'homme  civilisé.  Cette  diffé- 
rence de  clarté  et  d'extension  dans  la  conscience 
n'empêche  pas  la  similitude  fondamentale  des  actes 
ou  états  de  cette  conscience.  Du  reste ,  une  telle  si- 
militude de  nature  peut  à  peine  être  l'objet  d'une  dis- 
cussion ;  elle  est  le  postulat  nécessaire  de  toute  psy- 
chologie comparée.  C'est  aux  résultats  qu'il  faut 
juger  la  science  qui  la  rejette  et  la  science  qui  la  re- 
pousse. L'une  reste  nécessairement  confinée  dans  le 
moi  humain  et  encore  dans  une  partie  de  ce  moi, 
l'entendement  scientifique  ;  l'autre,  en  ouvrant  le  moi 
pour  y  faire,  en  quelque  sorte,  entrer  tout  ce  qui 
vit,  acquiert  l'explication  de  toute  conscience  en 
dehors  de  nous,  et  en  nous  de  tous  les  états  de  la 


ESTHÉTIQUE  ANIMALE  313 

conscience ,  même  les  plus  rudimentaires  et  les  plus 
obscurs  (4). 

Il  était  inévitable  que  les  phénomènes  par  lesquels 
les  animaux  s'appellent  et  se  lient  moralement  les  uns 
aux  autres  revêtissent  le  caractère  esthétique.  Tout 
d'abord  ils  ne  servent  pas  directement  à  l'accomplis- 
sement d'une  fonction  ;  ils  la  préparent,  mais  de  loin,  et 
seulement  en  ce  qu'ils  la  représentent.  Ils  constituent 
donc  une  sorte  de  jeu,  une  fiction.  Ce  vaste  langage, 
aux  formes  ihfinimenC  multiples  ,  mime  et  symbolise 
l'amour  avant  sa  consommation.  Mais  c'est  qu'en  réa- 
lité il  est  dû  dans  son  principe  aux  mouvements  pro- 
duits chez  le  mâle  par  Vexcitation  erotique  s'irradiant 
dans  toutes  les  parties  de  l'organisme,  et,  à  ce  point  de 
vue,  il  est  le  préambule  de  l'union  sexuelle  ;  il  en  cons- 
titue le  premier  acte.  Par  lui  l'image  du  mâle  se  grave 
dans  la  conscience  de  la  femelle  et  l'imprègne  en  quel- 
que sorte  pour  déterminer  chez  elle,  à  mesure  que  les 
effets  de  cette  représentation  descendent  dans  les  pro- 
fondeurs de  son  organisme,  les  modifications  physio- 
logiques nécessaires  à  la  fécondation.  Ainsi,  d'une  part 


(1)  Nous  a^oDs  le  regret  d'être  dans  tout  ce  chapitre  en  disseotimeot 
avec  uo  des  plus  illustres  de  nos  maîtres,  M.  Lévèque.  C'est  dans  son 
article  sur  le  sens  du  beau  chez  les   bêtes  {Revue  des  Deux- Mondes, 
sept.  1873)  qu'il  faut  chercher  les  arguments  les  plus  forts  contre  la 
thèse  que  nous  soutenons  ici.  Nous  saisissons  cette  occasion  pour  rap- 
peler que  si  les  plus  importants  ouvrages  de  philosophie  sociale  qui  aient 
été  publiÀs  dans  l'école  spiritualisle  pendant  ces  dernières  années,  celui 
de  M.  Janet  sur  VHistoire  de  la  science  politique  et  celui  de  M.  Caro  : 
Problèmes  de  morale  sociale^  n'ont  pas  dans  notre  introduction  la  place 
considérable  qu'ils  y  devraient  occuper,  c'est  que  cette  introduction  faisait 
primitivement  partie  d'une  thèse  pour  le  doctorat  et  qu'il  nous  était 
interdit  par  les  plus  simples  convenances  d'y  critiquer  ou  d'y  louer  ceux 
qui  devaient  être  nos  juges. 


314  SOCIÉTÉS   CONJUGALES 

les  phéacmènes  que  nous  venons  de  passer  en  revue 
sont  des  symboles,  d'autre  part  ce  sont  aussi  des  phé- 
nomènes biologiques.  Comme  tels,  ils  devaient  subir  la 
loi  de  tout  processus  organique.  Il  n'est  donc  pas  éton« 
nant,  dès  lors,  qu'ils  montrent  de  l'ordre,  de  Tharrao- 
nie,  de  la  beauté  en  un  mot.  Car  qu'est-ce  que  la 
beauté,  sinon  l'organisation  rendue  sensible,  la  vie  ma- 
nifestée? Par  exemple,  les  insectes  chanteurs  devaient, 
en  vertu  de  la  loi  biologique  du  rythme,  loi  qui  régit 
les  contractions  des  muscles,  les  mouvements  du  sang, 
les  émissions  du  souffle,  etc.,  procéder,  eux  aussi,  par 
sons  détachés,  à  intervalles,  et  par  groupes  de  sons, 
coupés  d'intervalles  plus  prolongés.  De  là  une  certaine 
variété  et  une  certaine  unité,  bref,  de  l'harmonie.  Les 
sons  émis  par  les  oiseaux,  sortant  d'un  organisme 
plus  complexe,  devaient  être  plus  complexes  aussi  et 
plus  variés.  Mais  aussi  ils  devaient  être  partagés  par 
des  intervalles  plus  distincts  et  plus  habilement  ryth- 
més, former  des  airs  en  un  mot.  lien  est  de  même  des 
évolutions  et  des  jeux.  Les  danses  des  oiseaux  ne  sont 
pas  autre  chose  que  des  mouvements  de  marche  exé- 
cutés sur  place  et  participant,  mais  à  un  plus  haut 
degré,  à  la  cadence  de  la  marche  :  ainsi  des  battements 
d'ailes.  La  grâce  qu'ils  déploient  dans  leurs  exercices 
de  haut  vol  n'est  que  la  puissance  même  et  l'aisance 
de  ce  vol  rendues  plus  sensibles,  parce  que,  à  ces 
moments,  il  n'a  pas  d'autre  but  que  lui-même  et  qu'il 
est  favorisé  par  une  surabondante  émission  de  forces. 
On  pourrait  suivre  tous  les  degrés  d'harmonie  et  de 
beauté  croissantes  dans  les  chants,  à  partir  du  grésil- 
lement des  criquets  jusqu'au  chaut  du  rossignol,  dans 


ESTHÉTIQUE  ANIMALE  31S 

les  mouvements,  à  partir  des  battements  d'ailes  décou- 
sus  du  papillon  blanc  jusqu'aux  spirales  majestueuses 
des  aigles,  des  milans  et  des  condors  ;  on  trouverait 
toujours  les  productions  esthétiques  parallèles  aux 
ressources  de  la  vie.  Les  manifestations  de  l'amour 
sont  comme  les  organismes  d'où  elles  émanent  et 
suivent  en  général  dans  leur  richesse  et  leur  éclat  la 
même  progression  que  ceux-ci  dans  leur  complexité. 
Cette  théorie,  il  est  vrai,  souffre  plusieurs  difficultés, 
celle-ci  entre  autres.  Comment  est-il  possible  que  les 
seules  lois  qui  régissent  le  processus  biologique  dans 
la  formation  des  organes  expliquent  aussi  le  processus 
du  langage  animal  sous  toutes  ses  formes,  alors  que  ce 
langage  offre  des  caractères  esthétiques  si  éminenls, 
si  supérieurs  à  toutes  les  autres  manifestations  de  la 
vie?  Pourquoi  cette  concentration  de  la  beauté  sur 
certains  points  et  ce  dénùment  esthétique  sur  certains 
autres?  Comment  rendre  compte  d'effets  aussi  diffé- 
rents en  s'appuyant  sur  les  mêmes  principes?  Si  la 
beauté  est  la  vie,  pourquoi  tout  organe  vivant  n'est-il 
pas  également  beau?  On  peut  répondre  que  les  attri- 
buts sexuels  sont  la  floraison  de  la  vie  en  chaque  indi- 
vidu, qu'ils  en  résument  plus  ou  moins  complètement 
les  caractères,  et  cela  parce  qu'ils  sont  destinés  à 
l'exprimer  tout  entière  pour  ainsi  dire  en  raccourci. 
Exprimer,  c'est  résumer  et  concentrer.  Le  sort  de 
l'animal  comme  reproducteur  dépend  de  l'idée  qu'il 
donnera  de  lui  à  la  femelle  dans  ce  court  moment  de 
la  poursuite  sous  la  forme  d'expression  qu'il  a  adoptée. 
La  nécessité  s'impose  à  lui  de  présenter  de  lui-même 
un  symbole  qui  contienne,  élevée  à  la  plus  haute  puis- 


316  SOCIÉTÉS  CONJUGALES 

sance  possible,  ce  qu'il  y  a  en  lui  de  vitalité.  Un  or- 
gane parfois  inutile  en  soi  représente  donc  à  lui  seul 
tout  l'organisme  :  il  n*est  pas  surprenant  qu'il  ait  au 
plus  haut  degré  cette  variété  et  cette  unité,  cette  har-  ^ 
monie  en  un  mot  qui  est  le  propre  de  toute  organisa- 
tion vivante. 

Mais,  objectera-t-on  encore,  d'où  vient  la  diversité 
de  ces  moyens  d'expression?  Tout  simplement  des 
différences  d'organisation  qui  rendent  les  uns  plus 
aptes  à  une  démonstration,  les  autres  à  une  autre.  Eh 
quoi  !  les  animaux  se  sont-ils  donné  à  eux-mêmes  ces 
attributs  et  facultés  si  dignes  d'admiration  ?  N'est-ce 
pas  outrager  le  Créateur  que  de  le  prétendre?  Nous 
répondrons  que  la  science  ne  nie  en  rien  une  inter- 
vention transcendante  dans  les  choses  de  la  nature 
quand  elle  s'efforce  de  rattacher  un  phénomène  à  un 
autre  phénomène.  A  ce  compte,  toute  explication  na- 
turelle des  phénomènes  serait  un  outrage  à  la  divinité, 
et  il  serait  impie  au  physicien  de  ne  pas  se  borner  à 
dire  que  c'est  Dieu  qui  tonne.  Qu'on  veuille  bien  re- 
marquer d'ailleurs  qu'attribuer  à  l'action  divine  sans 
plus  d'explication  les  instincts  des  oiseaux  chanteurs, 
ce  n'est  rien  dire  en  dernière  analyse  ;  car  si  Dieu  fait 
tout,  ce  qui  est  évident  par  définition,  il  est  tout  à 
fait  superflu  de  répéter  à  propos  de  chaque  chose 
qu'elle  vient  de  lui.  Le  seul  point  intéressant  par  oii 
la  science  peut  s'accroître  est  d'expliquer  comment 
chaque  chose  se  fait,  c'est-à-dire  quel  est  l'enchaîne- 
ment de  phénomènes  (psychiques  ou  mécaniques)  qui 
la  produit.  Une  théorie  des  instincts  est  toute  dans  le 
déterminisme  de  leurs  conditions.  —  Mais  alors  il  faut 


ORIGINE  DBS  MOYENS  D'eXPRESSION  317 

recourir  au  Darwinisme  qui  seul  leur  attribue  une 
genèse?  —  Il  est  certain  qu'une  philosophie  qui' nie 
révolution  et  pour  qui  les  espèces  sont  nées  de  toutes 
pièces,  pourvues  de  tous  leurs  caractères  tant  esthéti- 
ques qu'organiques,  ne  souffre  aucune  recherche  sur 
l'origine  des  instincts.  D'autre  part  nous  sommes  bien 
forcés  de  reconnaître  que  l'acquisition  progressive  des 
facultés  symboliques  des  animaux  supérieurs,  en  tant 
que  ces  facultés  dépendent  directement  de  leur  vo- 
lonté, n'a  rien  que  d'aisément  intelligible.  Chaque 
printemps  nous  pouvons  voir  les  efforts  inouïs  faits 
par  certains  oiseaux  chanteurs,  les  rossignols  par 
exemple,  pour  se  surpasser  et  surpasser  leurs  rivaux. 
Il  n'est  pas  possible  que  cette  ardente  compétition  ne 
perfectionne  pas  les  facultés  musicales  de  ces  oiseaux. 
Brehm  constate  qu'à  l'automne  les  jeunes  rossignols 
livrés  à  eux-mêmes  sont  inhabiles;  c'est  au  printemps 
suivant  qu'inspirés  par  la  passion  et  entourés  d'habiles 
modèles  qu'ils  cherchent  à  vaincre,  ils  atteignent  la 
perfection  dont  ils  sont  capables.  Chaque  individu  ac- 
complit donc  un  progrès  dans  le  cours  de  sa  vie  :  pour- 
quoi l'espèce  n'aurait-elle  pas  eu  à  parcourir  les  mêmes 
stades  ?  Un  autre  fait  établit  en  ce  sens  une  forte  pré- 
somption :  «  la  localité,  dit  Brehm,  exerce  une  grande 
influence  sur  le  chant.  Les  jeunes  rossignols  ne  peu- 
vent être  formés  que  par  les  vieux  qui  habitent  les 
mêmes  endroits  ;  il  en  résulte  que  dans  un  canton  il 
y  aura  d'excellents  chanteurs  tandis  que  dans  un  autre 
on  n'en  trouvera  que  de  médiocres.  »  Il  y  a  donc  des 
milieux  esthétiques  formés  par  la  réunion  d'un  certain 
nombre  de  chanteurs,  ici  plus,  ailleurs  moins  favora- 


318  SOCIÉTÉS   CONJUGALES 

bles  au  développement  des  facultés  musicales.  Qu'en 
conclure  si  ce  n'est  que  ces  facultés  sont  dans  un  per- 
pétuel devenir,  qu'elles  diffèrent  suivant  les  individus, 
les  saisons,  les  milieux?  Mais  dès  lors  nous  sommes 
autorisés  à  croire  que  les  mêmes  eObrts  et  les  mêmes 
circonstances  qui  favorisent  maintenant  le  progrès  de 
ces  naïfs  talents  ont  pu  à  l'origine  les  susciter,  et  que 
ce  sont  les  rossignols  eux-mêmes  qui  les  ont  acquis 
sous  l'aiguillon  du  désir,  pour  séduire  des  femelles 
d'oreille  de  plus  en  plus  délicate.  Comment,  en  effet, 
la  naissance  d'un  groupe  de  phénomènes  serait-elle 
d'autre  sorte  que  sa  croissance,  dont  elle  est  la  pre- 
mière phase  ? 

Il  nous  parait  qu'on  peut,  sans  pécher  contre  la  lo- 
gique, étendre  cette  conclusion  à  toutes  les  attribu- 
tions esthétiques  sexuelles  qui  rentrent  dans  le  domaine 
de  la  conscience  et  de  la  volonté.  11  reste  à  expliquer 
celles  qui  échappent  par  leur  nature  à  la  conscience. 
Le  cas  est  plus  difficile.  Cependant  les  changements 
de  coloration  de  certains  animaux  aquatiques  suivant 
la  couleur  du  J'ond  sur  lequel  ils  vivent,  changements 
qui  sont  instantanés  chez  le  poulpe,  nous  indiquent 
que  la  vision  y  joue  un  rôle  et  par  conséquent  les  cen- 
tres nerveux  principaux.  C'est  une  représentation  en 
définitive  qui  détermine  cette  modification  des  tissus 
cutanés.  Les  phénomènes  de  cet  ordre  commencent 
seulement  à  être  mieux  connus  ;  nous  ne  doutons  pas 
qu'en  suivant  la  voie  indiquée  par  M.  Pouchet  on  n'ar- 
rive à  en  déterminer  la  cause.  La  découverte  du  nerf 
qui  produit  telle  turgescence,  telle  sécrétion,  telle  co- 
loration, et  la  détermination  dos  centres  avec  lesquels 


\ 


ORIGINE  DES  MOYENS  D'BXPRESSION  3i9 

ce  nerf  est  en  .rapport,  nous  apprendra  pour  chaque 
phénomène  s'il  est  le  résultat  d'une  action  réflexe  lo- 
cale, consécutive  à  la  maturité  des  organes  sexuels,  ou 
s'il  ne  provient  pas  plus  ou  moins  directement  de  l'ac- 
tivité cérébrale  consciente  et  volontaire  (4). 

Voilà  donc  cinq  classes  de  phénomènes  qui  attirent 
en  général  les  sexes  l'un  vers  l'auti^e;  mais  nous 
n'avons  pas  encore  cherché  ce  qui  détermine  tel 
mâle  à  poursuivre  telle  femelle,  et  telle  femelle  à 
accepter  tel  mâle,  bref  quelle  est  la  cause  des  pré- 
férences individuelles.  Nous  ne  nous  arrêterons  pas  à 
établir  qu'elles  existent  ;  car  si  nul  choix  n'interve- 
nait dans  les  unions  des  animaux  de  sexe  différent,  les 
attributs  que  nous  venons  d'énumérer  perdraient  toute 
raison  d*étre  et  toute  rencontre  serait  immédiatement 
suivie  d'un  rapprochement:  hypothèses  aussi  absurdes 
l'une  que  l'autre.  Car  le  rôle  sexuel  des  attributs  énu- 
mérés  plus  haut  est  indubitable,  et  d'autre  part  comme 
un  grand  nombre  d'animaux  sont  réunis  dans  les 
((  places  de  rut  »,  il  faut  bien  qu'il  y  ait  une  raison  qui 
détermine  au  sein  de  ces  foules  la  formation  des 
couples. 

Une  première  cause  est  l'état  physiologique  de  l'un 

(1)  a  La  seule  difScuUé,  dit  M.  Pouchet,  est  de  spécifier  la  part  que 
prend  à  ces  modiScatious  la  volonté  de  l'animal.  Est-ce  par  un  acte  to- 
lontaire  quMl  fonce  sa  peau  sous  l'iofluence  d'une  inquiétude?  ou  bien 
est-ce  chez  lui  un  acte  involontaire*,  comme  la  contraction  et  la  dilata- 
tion des  capillaires  de  la  peau  qui  amène  la  pâleur  et  la  rougeur  sur 
le  vidage  de  Thomme?»  Et  il  conclut  :  volontaire.  (Rapport  sur  une 
mission  scientifique  aux  viviers  de  Concameau^  par  M.  G.  Pouchel.  Im- 
prim.  Nationale,  mars  1874.)  —Peut-être  de  ce  que  cette  fonction  est  sous 
rinflueuce  du  système  nerveux,  ne  8*ensuit-il  pas  qu^elle  soit  pleinement 
volontaire.  Nous  pouvons  nous  efforcer  de  ne  pas  rougir.  Il  y  a  un  nombre 
infini  de  degrés  entre  la  pleine  con^science  et  le  zéro  de  conscience. 


320  SOCIÉTÉS  CONJUGALES 

et  de  l'autre  individu  à  l'heure  où  ils  se  rencontrent. 
On  sait  que  Téveil  des  appétits  sexuels  est  attaché 
à  certaines  conditions  d'âge,  d'époque,  de  santé,  de 
nutrition  et  que  l'état  de  l'organisme  influe  beaucoup 
sur  les  organes  de  la  génération.  Si  par  exemple  un 
animal  jeune  rencontre  un  autre  sujet  de  son  espèce 
vieux,  malade  et  infirme,  il  y  a  peu  de  chances  pour 
qu'ils  s'accouplent.  La  même  chose  se  produira  si 
l'époque  du  rut  a  commencé  pour  l'un  et  non  pour 
l'autre,  toutes  choses  étant  égales  d'ailleurs.  Il  y  a  des 
assemblées  d'oiseaux  qui  durent  plus  d'un  mois  :  pour 
qu'un  couple  s'y  forme  il  faut  qu'il  y  ait  coïncidenpe 
d'excitation  chez  deux  individus;  ceux  qui  son.t  excités 
au  début  du  mois  ne  peuvent  s'unir  à  ceux  chez 
lesquels  Texcitation  ne  commence  qu'à  la  fm.  Règle 
générale,  les  deux  organismes  considérés  doivent 
donc  se  trouver  à  l'unisson,  et  les  probabilités  sont 
assurément  le  plus  fortes  pour  l'agrément  réciproque 
quand  ils  se  rencontrent  tous  deux  en  bonne  santé,  à 
l'époque  de  l'année  la  plus  favorable,  à  l'heure  pré- 
cise où  l'excitation  atteint  chez  l'un  et  chez  l'autre  son 
maximum  d'intensité.  Nous  avons  vu  que  les  femelles 
sont'  plus  lentes  à  ressentir  l'excitation  ;  les  mâles  sont 
au  contraire  toujours  prompts  à  la  poursuite.  Les 
causes  physiologiques  que  nous  signalons  ici  sont  donc 
décisives  pour  eux  :  l'autre  sexe  se  gouverne  surtout 
par  une  seconde  classe  de  motifs. 

Nous  voulons  parler  des  préférences  déterminées 
par  les  attributs  sexuels  esthétiques.  Il  faut  bien  ad- 
mettre que  là  où  le  mâle  est  doué  de  certains  attributs 
sexuels,  la  femelle  à  laquelle  ces  attributs  s  adressent 


ORIGINE  DES  MOYENS  d'EXPIiESSION  321 

les  juge  (sans  quoi  ils  ne  s'expliqueraient  en  aucune 
façon)  plus  ou  moins  conformes  à  ses  secrets  désirs 
et  se  laisse  gagner  par  ceux  qui  font  sur  elle  la  plus 
profonde  impression.  Ce  second  ordre  de  motifs  n'ex- 
clut pas  le  premier,  mais  il  le  domine.  On  a  de  nom- 
breux exemples  d'accouplements  rejetés  avec  persis- 
tance alors  que  les  conditions  physiologiques  étaient 
remplies  sans  doute  possible.  Les  animaux,  disent  les 
éleveurs,  ont  des  caprices  comme  l'homme;  disons 
plutôt  qu'ils  ont  comme  nous  des  préférences  très  mo- 
tivées, et  qui  résultent  (sans  qu'ils  s'en  rendent  compte 
assyrément)  du  prix  qu'ils  attachent  à  tel  ou  tel  attri-' 
but  sexuel  présent  chez  l'un,  absent  chez  l'autre  des 
compagnons  qu'on  leur  présente.  Nous  n'avons  rien  à 
ajouter  à  ce  que  Darwin  a  écrit  sur  ce  sujet  dans  son 
étude  sur  la  sélection  sexuelle.  Il  a  prouvé  que  les 
mâles  eux-mêmes  éprouvent  dans  certaines  espèces 
de  la  prédilection  pour  des  femelles  déterminées.  Des 
chiens  de  même  sexe  sont  capables  d'amitié,  nous  en 
avons  constaté  plusieurs  exemples  ;  pourquoi  des  chiens 
de  sexe  différent  ne  seraient-ils  pas  capables  de  pré- 
férences réciproques?  Ces  préférences  peuvent  les  dé- 
terminer à  des  efforts  persévérants  dont  on  a  de  nom- 
breux témoignages;  nous  avons  vu  un  chien  fouir 
pendant  douze  heures  le  dessous  d'une  porte  de  jardin 
pour  parvenir  auprès  d'une  chienne  qui  était  attachée 
à  quelque  distance. 

Est-ce  ici  la  ressemblance  des  deux  individus  qui  les 
pousse  à  se  rechercher  mutuellement?  L'attraction  a- 
t-elle  lieu  du  même  au  même  ou  la  différence  y  joue- 
t-elle  un  rôle  ?  Il  serait  difficile  de  le  dire  ;  les  obser- 


332  SOCIÉTÉS   CONJUGALES 

valions  ne  sont  pas  sur  ce  point  assez  nombreuses.  La 
question  n'a  pas  même  lieu  d'âtre  posée  là  où  les  ca- 
ractères sexuels  mettent  entre  le  mâle  et  la  femelle 
une  différence  considérable  et  normale.  Il  est  probable 
cependant  que  l'agitation  des  animaux  dans  les  assem- 
blées d'amour  a  les  mêmes  effets  que  l'agitation  d'ob- 
jets quelconques;  elle  doit  rapprocher  les  semblables; 
les  plus  beaux,  les  plus  agiles,  les  plus  forts,  les  plus 
brillamment  colorés,  les  plus  habiles  chanteurs  doi- 
vent être  appelés  à  s'unir  presque  inévitablement,  et 
ainsi  ce  tumulte  apparent  aurait  pour  résultat  d'opérer 
une  sorte  de  triage  entre  les  plus  remarquables  des  in- 
dividus sous  le  rapport  des  dons  naturels  propres  à 
l'espèce.. . 

Fixons  le  point  où  nous  sommes  parvenus.  Entre  le 
mâle  et  la  femelle,  il  y  a,  dans  toute  la  partie  sexuée  du 
règne  animal,  des  rapports  préliminaires  autres  que  les 
rapports  physiologiques  :  ces  rapports  préliminaires 
sont  psychologiques  surtout  et  le  sont  davantage  à 
mesure  qu'on  s'élève  dans  Téchell).  Ils  consistent 
généralement  en  des  manifestations  d'ordre  esthétique 
adressées  parle  mâle  à  la  femelle,  lesquelles  supposent 
une  correspondance  entre  les  facultés  de  représenta- 
tion de  celle-ci  et  les  facultés  d'expression  de  celui-là. 
D'une  part,  chez  le  mâle,  des  caresses,  des  émana- 
tions odorantes,  une  parure,  des  chants  et  des  mouve- 
ments, quehjuefois  séparés,  quelquefois  réunis  pour 
exprimer  le  désir  amoureux;  d'autre  part,  chez  la 
femelle,  des  sens  plus  ou  moins  subtils,  toucher,  odo- 
rat, vue,  ouïe,  correspondant  à  ces  diverses  manifes- 
tations du  désir  et  invitant  à  y  répondre  celle  qui  les 


LEUR   UNITÉ  383 

perçoit;  sans  qu'on  puisse  cependant  nier  que  souvent 
aussi  les  manifestions  viennent  de  la  femelle  et  que  le 
mâle  doit  être  pourvu  des  sens  correspondants,  car,  à 
leur  défaut,  il  ne  comprendrait  pas  môme  ses  propres 
avantages  et  ne  chercherait  pas  à  les  acquérir.  Le  mâle 
et  la  femelle,  sans  cesse  occupés,  pendant  un  temps  de 
Tannée  tout  au  moins,  de  représentations  dont  ils  sont 
l'objet  réciproque,  ont  donc  à  proprement  parler  une 
seule  et  même  conscience  en  deux  foyers  correspon- 
dants. La  correspondance  de  ces  deux  foyers  conjugués 
est  le  lien  qui  fait  de  ces  deux  individualités  partielles, 
incomplètes,  une  individualité  déjà  plus  capable  de 
se  suffire,  laquelle  les  embrasse  toutes  deux,  du  moins 
momentanément.  C'est  l'extension  de  cette  société  aux 
jeunes  issus  d'elle  qui  l'achèvera  et  la  scellera  en  la 
perpétuant. 

Mais  avant  de  passer  à  cette  seconde  partie  de  notre 
travail,  décrivons  les  phénomènes  par  lesquels  la 
société  conjugale,  après  s'être  formée  d'une  manière 
positive,  se  constitue  négativement  en  quelque  sorte, 
non  plus  par  les  attraits  réciproques  de  ses  membres, 
mais  par  la  répulsion  plus  ou  moins  partagée  de  ce 
qui  n'est  pas  elle,  non  plus  par  l'amour,  mais  par  le 
combat. 

Il  n'est  pas  téméraire  de  croire  que  plus  un  animal 
désire  s'unir  avec  sa  femelle,  plus  il  repousse  ardem- 
ment dans  sa  pensée  les  rivaux  qui  peuvent  empêcher 
cette  union.  Une  association  étroite  lie  ces  deux  pas- 
sions Tune  à  l'autre  et  confond  dans  un  même  état  de 
trouble  l'attente  delà  possession  et  l'angoisse  du  refus, 
l'amour  et  la  haine.  Aussi  n'est-il  pas  rare  de  voir  les 


32 i  SOCIÉTÉS  CONJUGALES 

prétendants,  non  contents  de  rivaliser  entre  eux  par 
l'étalage  de  leurs  attraits,  en  venir  à  un  véritable  com- 
bat qui  décide,  en  dépit  des  préférences  de  la  femelle, 
du  succès  de  l'un  des  deux  compétiteurs.  Darwin  a 
signalé  ces  habitudes  guerrières  chez  un  grand  nom- 
bre d'insectes  et  même  chez  quelques  poissons.  Elles 
sont  presque  universelles  chez  les  oiseaux  et  régnent 
également  chez  les  mammifères.  Elles  ne  se  rattachent 
qu'indirectement  à  notre  sujet;  nous  n'y  insisterons 
donc  point.  Nous  ferons  remarquer  seulement  un  trait 
curieux  de  ces  phénomènes  de  compétition.  On  croit 
trop  généralement  que  les  animaux  mâles  qui  combat- 
tent pour  la  possession  d'une  femelle  combattent  à 
mort  et  dans  les  sentiments  où  sont  deux  hommes  qui 
en  viennent  aux  mains.  On  ne  remarque  pas  que,  même 
dans  Thumanité,  les  combats  ne  sont  pas  toujours 
sérieux,  du  moins  chez  les  enfants  et  chez  les  sauvages, 
auxquels  les  animaux  ont  été  souvent  comparés,  et  que 
bien  souvent  les  champions  cherchent  autant  à  s'ef- 
frayer qu'à  se  détruire.  Dans  ranimalité  les  combats 
sérieux  sont  ceux  qui  se  livrent  entre  animaux  d'es- 
pèces différentes,  dont  l'un  a  besoin  de  manger  l'autre 
pour  vivre.  Mais  il  en  est  autrement  des  combats  entre 
prétendants;  c'est  par  exception  qu'ils  sont  mortels.  Il 
s'agit  le  plus  souvent  de  savoir  lequel  est  le  plus  fort 
ou  le  plus  fougueux,  et  le  plus  faible  ou  le  moins  hardi 
s'éloigne  presque  toujours  avant  que  sa  perte  soit 
consommée.  D'abord  les  oiseaux  et  les  mammifères, 
avons-nous  dit,  combattent  presque  tous;  or  un  grand 
nombre  sont  dépourvus  d'armes  capables  de  faire  de 
graves  blessures.  Leur  lutte  n'est  donc  qu'une  assez 


COMBATS  DE  NOCES  325 

vaine  démonstration.  Il  n'y  a  que  les  becs  et  les  griffes 
des  carnassiers  qui  tuent.  Ensuite  les  premiers  coups, 
même  d'armes  meurtrières  de  cette  sorte  ne  sont  pas 
toujours  mortels;  ils  abajttent  au  plus  l'ennemi  sans 
Tachever.  Le  vainqueur  s'empresse  de  fuir  avec  sa 
conquête  et  le  vaincu  peut  se  relever  pour  recom- 
mencer  de  nouveaux  combats  après  quelques  jours  de 
régime.  Certains  herbivores  sont,  il  est  vrai,  terrible- 
ment armés,  mais  on  peut  dire  que  c'est  contre  leurs 
ennemis  mortels  les  carnassiers  qu'ils  ont  acquis  ces 
armes,  non  contre  leurs  rivaux.  Combien  parmi  les 
cornes  des  ruminants  sont,  je  ne  dirai  pas  inoffen- 
sives, mais  du  moins  relativement  peu  redoutables,  si 
Ton  considère  surtout  les  fronts  massifs  contre  lesquels 
elles  sont  appelées  à  se  heurter!  Ce  sont  moins  des 
armes  que  des  ornements  guerriers.  Quelques-unes 
même  sont  embarrassantes  pour  leurs  possesseurs,  au 
point  de  changer  accidentellement  en  duel  fatal  aux 
deux  combattant^  ce  qui  n'était  d'abord  sans  doute 
possible  qu'un  simple  tournoi.  C*est  ce  qui  arrive  assez 
souvent  pour  les  cervidés  quand  leurs  bois  s'enche- 
vêtrent les  uns  dans  les  autres.  Ce  n'est  pas  en  effet 
une  bataille  véritable  qu'il  se  livrent  d'ordinaire  ;  le 
nom  de  tournoi  convient  beaucoup  mieux  à  leurs 
luttes.  La  place  en  est  en  quelque  sorte  fixée  d'avance;  - 
ils  y  reviennent  chaque  année.  Il  en  est  de  même  des 
oiseaux  en  apparence  les  plus  belliqueux  de  tous  :  - 
ceux  qu'on  appelle  les  Combattants  et  qu'on  appellerait 
plus  exactement  les  jouteurs.  A  une  place  marquée, 
fréquentée  aussi  par  les  femelles,  les  mâles  viennent 
chaque  matin  ornés  de  leur  parure  de  noces.  Deux 

21 


326  SOCIÉTÉS    CONJUGALES 

d'entre  eux  s'avancent  Tun  contre  l'autre  tout  trem- 
blants; ils  se  frappent  à  coups  redoublés,  mais  jamais 
leur  sang  ne  coule  :  c'est  à  peine  si  une  plume  vole  ça 
et  là.  Leur  bec  long  et  flexible  est  incapable  d'entamer 
la  peau  de  l'adversaire.  C'est  une  lutte  à  armes  cour- 
toises, une  sorte  de  fantasia  brillante.  Un  chasseur 
racontait  à  M.  Poussielgue  (voyage  en  Floride,  Tour 
du  monde^  18G9, 1^^^  sem.,  p.  126)  qu'il  avait  vu  une 
nuit  des  coqs  à  fraise  {Tétras cupido)  lutter  avec  achar- 
nement sur  une  de  ces  arènes  d'honneur  (Scratching 
places)  où  ils  se  réunissent  en  grand  nombre  pendant 
que  les  femelles  couvent,  et  que  d'un  coup  de  feu  il 
avait  dispersé  les  combattants.  «  Qu'eussent-ils  fait, 
demanda  le  voyageur,  si  vous  ne  les  aviez  pas  troublés? 
—  Ils  auraient,  fut-il  répondu,  passé  la  nuit  à  se  battre 
ainsi  en  mesure  sans  se  faire  grand  mal,  se  seraient 
quittés  au  soleil  levant  en  se  faisant  mille  politesses  et 
le  lendemain  soir  ils  auraient  recommencé.  »  Nous 
trouvons  des  faits  analogues  dans  la  classe  des  insectes. 
M.  de  La  Brûlerie  nous  raconte  une  rixe  interminable 
entre  deux  coléoptères  armés,  ce  semble,  de  manière 
à  donner  lamortdu  premier  coup,  deux  Scarites géants, 
c  J'.eu  vis  deux,  dit-il  (1),  qui  se  battaient  peut-être  pour 
la  possession  d'une  femelle.  C'était  plaisir  de  les  voir 
prendre  champ  et,  dressés  sur  leur  première  paire  de 
pattes  raides  en  avant,  se  menacer  de  la  dont.  Tous 
deux  ensemble  ils  s'élancent,  enlacent  leurs  mandi- 

(1)  Annaies  de  la  société  entomologiqitÈ,  année  1800,  p.  521.  Qu'il  nouà 
soit  peniiià  de  donner  ici  un  regret  à  notre  ami  Cliarles  de  la  Brûlerie, 
mort  à  31  ans,  au  moment  où  il  réalisait  iW^X  leâ  brillantes  espôranced 
que  ses  premiers  écrits  avaient  fait  concevoir. 


COMBATS  DE  NOCES  327 

bules,  serrent  et  secouent  avec  rage.  L'un  et  l'autre 
fait  d'inutiles  elTorts  pour  blesser  son  adversaire  ou  le 
forcer  à  lâcher  prise.  Grâce  aux  armes  et  aux  cuirasses 
égales  des  deux  champions,  cette  première  attaque 
reste  sans  résultat.  Ils  se  séparent,  reculent  de  quel- 
ques pas  et  s'élancent  de  nouveau.  Tous  deux  étaient 
sur  leurs  gardes,  aussi  bien  des  attaques  furent-elles 
parées.  Enfin  l'un  saisit  l'autre  et  l'enleva  de  terre...» 
On  croit  le  combat  terminé  ?  Point  du  tout.  Après  bien 
des  péripéties,  la  joute  en  est  au  même  point  ;  aussi 
l'observateur  se  lasse-t-il  plus  vite  de  l'examiner 
qu'eux  do  la  poursuivre.  «  Malgré  mon  désir  de  voir 
rissue  définitive  de  la  lutte,  je  ne  pouvais  rester  à  la 
même  place  toute  la  journée  et  je  les  laissai  dans  cette 
position.  »  Nous  ne  voudrions  pas  qu^on  donnât  à  ces 
remarques  une  extension  universelle  qu'elles  ne  com- 
portent pas  ;  nous  savons  que  chez  les  bovidés  on  a 
constaté  que  de  jeunes  mâles  ayant  les  jambes  brisées 
sont  restés  sur  place  et  y  sont  morts  de  faim ,  et  que 
chez  les  espèces  les  plus  inoffensives  le  combat  devient 
quelquefois  mortel,  comme  chez  les  Moufflons,  les 
Chamois  et  les  Bouquetins  qui,  combattant  au  bord 
des  précipices,  y  tombent  parfois  précipités  par  leurs 
adversaires;  mais  nous  pensons,  après  un  examen 
attentif,  que  les  luttes  en  l'honneur  des  femelles  sont 
généralement  des  démonstrations  d'ordre  esthétique 
où  se  déploie  la  fière  beauté  des  mâles  plutôt  que  des 
duels  décisifs  où  le  vaincu  perd  nécessairement  la  vie. 
Le  moment  de  la  pariade  est  toujours  marqué  chez 
les  animaux  par  une  grande  agitation.  Un  grand  nom- 
bre éprouvent  à  ce  moment  le  besoin  de  se  réunir  en 


328  SOCIÉTÉS  CONJUGALES 

assemblées  tumultueuses,  dont  le  but  est  sans  doute 
de  se  rencontrer  et  de  se  choisir,  mais  aussi  de  satis- 
faire leur  excitation  en  la  multipliant  par  la  vue  de 
leurs  semblables,  excités  comme  eux.  C'est  en  de 
telles  assemblées  que  se  déploient  les  plus  saillants 
des  attributs  sexuels  que  nous  venons  d'énumérer.  Une 
espèce  d'oiseaux  australiens  va  même  jusqu'à  cons- 
truire pour  ce  moment  comme  un  temple  d'amour  en 
forme  de  berceau,  orné  de  plumes  et  d'objets  brillants, 
où  les  mâles  et  les  femelles  passent  et  repassent  avec 
un  air  de  joie.  Ce  berceau  n'est  pas  un  nid,  caries  nids 
sont  construits  plus  tard  par  les  couples  une  fois  for- 
més. Il  sert  seulement  de  théâtre  aux  évolutions  ga- 
lantes qui  précèdent  la  pariade,  et  cela  pour  plusieurs 
couples.  Mais  les  assemblées  dont  nous  parlons  ici  ne 
sont  pas  des  sociétés  véritables  ;  elle  ne  sont  pas  per- 
manentes, elles  ne  sont  pas  organisées.  Les  plus  dura- 
bles sont  celles  que  forment  les  poissons  au  moment 
du  frai,  quand  les  eaux  chaudes  de  la  mer,  eu  se  dé- 
plaçant, les  entraînent  avec  elles  loin  des  parages  où 
elles  se  sont  formées.  Les  migrations  bien  connues  des 
harengs  ne  nous  paraissent  pas  avoir  d'autre  cause. 
Bientôt  les  ennemis  qui  pressent  le  banc  de  toutes  parts 
l'obligent  à  se  resserrer  ;  de  plus,  la  fonction  même 
de  la  fécondalion  rapproche  les  individus  qui  la  com- 
posent ;  ils  forment  ainsi  une  niasse  plus  ou  moins 
compacte  et  sans  ordre,  du  moins  où  nul  ordre  n'a  été 
observé. 

Le  choix  accompli  dans  ces  réunions  Icuiporaircs, 
les  deux  membres  de  la  société  naissante  aspirent  aus- 
sitôt à  se  séparer  de  leurs  sremblables.  Un  petit  nombre 


ASSEMBLÉES  329 

d'oiseaux  et  de  mammifères  restent  en  bande  après  ce 
moment  ;  mais  plus  des  deux  tiers  de  ceux  qui  vivent 
en  société  s'isolent  après  la  pariade.  L'instinct  est  tel- 
lement invétéré,  qu'il  survit  même  à  des  siècles  de 
domestication.  Ainsi,  dans  nos  troupeaux  de  bœufs, 
les  vaches  en  rut  sont  suivies  par  le  taureau  dans  un 
coin  écarté  du  pré,  et  les  deux  bêtes  restent  ainsi 
isolées  jusqu'à  l'accouplement.  Par  là,  les  animaux 
effacent  de  leur  esprit  toute  autre  image  que  celle  de 
leur  compagnon  préféré,  et  cette  exclusion  ne  tend 
pas  moins  que  Tamour  même  à  resserrer  leurs  liens 
réciproques. 

D'ordinaire,  quand  il  y  a  lutte,  la  victoire  n'assure 
pas  seulement  au  vainqueur  la  possession  momentanée 
de  la  femelle;  le  vaincu  est  définitivement  écarté  de  la 
localité  ;  s'il  s'aventure  dans  les  environs,  il  aura  à  en- 
courir de  nouvelles  rigueurs,  cette  fois  des  deux  époux. 
Ceci  n'est  vrai  que  pour  les  unions  conjugales  qui  du- 
rent au  moins  une  saison,  mais  est  vrai  de  presque 
toutes.  Rare  chez  les  insectes  et  chez  les  poissons,  le 
fait  devient  très  fréquent  chez  les  oiseaux  et  les  mam- 
mifères. Nous  en  traiterons  plus  complètement  quand 
nous  étudierons  les  relations  de  la  société  domestique 
avec  le  sol  qu'elle  occupe.  Dès  maintenant  nous  pou- 
vons comprendre  que  les  deux  membres  qui  la  fondent 
éprouvent,  une  fois  unis,  non  seulement  une  affection 
mutuelle,  mais  des  répulsions  communes,  en  même 
temps  qu'ils  se  représentent  tous  les  deux  comme  liés 
à  leur  personne  et  indispensables  à  leur  activité  cer- 
tains objets  ceints  de  limites  définies. 
Cependant,  quelle  que  soit  la  correspondance  de  re- 


330  SOCIÉTÉ  CONJUGALES 

présentations  et  de  désirs  qui  unit  la  conscience  d'anî* 
maux  de  sexe  différent  à  la  saison  des  amours,  cette 
correspondance  ne  fonde  qu'une  société  éphémère, 
quand  elle  n'est  pas  corroborée  par  le  partage  d'autres 
fonctions.  Aussi  voit-on  chez  une  infmité  d'espèces 
animales  inférieures  les  unions  conjugales  limitées  au 
temps  nécessaire  pour  déterminer  l'accouplement, 
sans  que  le  mâle  et  la  femelle  une  fois  séparés  aient 
chance  de  se  rencontrer  jamais.  Souvent  môme  comme 
chez  beaucoup  d'insectes,  le  mâle  meurt  dès  que  l'acte 
de  la  fécondation  est  accompli.  Il  est  nécessaire  pour 
qu'une  société  durable  s'établisse,  non  seulement  — 
ce  qui  est  évident  —  que  le  mâle  survive  â  l'accouple- 
ment, mais  aussi  que  la  femelle  survive  à  la  ponte 
assez  longtemps  pour  voir  éclore  sa  progéniture  et 
former  un  groupe  permanent  avec  eux.  Dans  ce  cas, 
le  mâle  pourra  prendre  part  avec  elle  à  l'éducation  des 
jeunes,  et  la  société  domestique  véritable  sera  fondée. 
Nous  sommes  par  là  invité  à  étudier  d'abord  les  so- 
ciétés formées  par  les  mères  et  les  jeunes;  tel  sera  le 
sujet  du  prochain  chapitre. 


MÊME  SECTION 

FONCTION  DE  REPRODUCTION  {Suite) 

CHAPITRE  II 
Société  domestique  maternelle  :  la  Famille  chez  les  Insectas. 


Importance  croissante  de  la  vie  de  relation  dans  l'organisme  social 
domestique.  —  Discussion  sur  Torigine  de  l'amour  maternel.  —  Ses 
manifestations  chez  les  animaux  inférieurs  :  soins  donnés  aux  œufs  par 
la  femelle  des  mollusques,  des  annélides  et  des  insectes  autres  que  les 
hyménoptères.  Hyménoptères  non  sociaux.  —  Familles  où  la  fonction 
maternelle  est  partagée  entre  plusieurs  individus  :  hyménoptères 
sociaux.  —  Généralités  sur  l'organisation  sociale  et  sur  l'industrie  col- 
lective des  hyménoptères.  ^  Les  guêpes  et  leurs  sentinelles.  —  Les 
abeilles  :  explication  de  plusieurs  détails  de  leur  économie.  —  Les 
fourmis  :  la  fourmilière  est-elle  un  état  ou  une  famille?  Supériorité 
de  leur  constitution  sociale  et  raisons  de  cette  supériorité;  leur  indus- 
trie. Des  fourmilières  mixtes;  comment  le  concours  des  individus 
est-il  possible  dans  les  expéditions  et  les  travaux?  Unité,  continuité 
sociales  qui  en  résultent.  —  Des  fractionnements  accidentels  de 
rindividualité  collective.  Conclusion.  —  Des  termites  :  constitution  et 
industrie. 


La  société  conjugale  ainsi  formée  est  la  condition  de 
la  famille,  mais  non  la  famille  môme.  Germe  de  la  so- 
ciété domestique,  elle  doit  subir  dans  son  développe- 
ment des  différenciations  successives  et  la  conden- 


332  SOCIÉTÉS  DOMESTIQUES  MATBRIŒLLBS 

sation  croissante  qui  conduit  tout  germe  à  son  achè- 
vement. Sans  ces  modiûcations,  elle  se  dissoudrait 
rapidement;  car. si  les  couples  doués  d'une  haute 
faculté  de  représentation  se  trouvent  par  là  disposés  à 
un  attachement  réciproque  et  forment,  grâce  à  cette 
faculté,  une  conscience  unique  quelque  peu  durable, 
les  besoins  de  la  vie  individuelle  ne  tarderaient  pas 
cependant  à  provoquer  leur  séparation  lorsque  le  be- 
soin sexuel  serait  satisfait,  et  à  changer  même  leur 
concours  en  rivalité.  La  fonction  qui  consoUde  Tunion 
des  parents  en  spécialisant  leurs  activités  et  en  ren- 
dant par  là  leur  concours  nécessaire,  est  l'éducation  des 
jeunes  issus  de  leur  rencontre.  Nous  nous  proposons 
d'étudier  dans  les  deux  chapitres  suivants  comment 
la  famille  animale  est  constituée  sous  l'influence  de 
cette  fonction. 

Nous  ne  devons  pas  oublier  tout  d'abord  que  les 
jeunes  sont  une  partie  de  l'organisme  des  parents. 
Le  bourgeonnement,  comme  nous  l'avons  vu,  se  sub- 
stitue peu  à  peu  à  la  scissiparité,  et  l'oviparité  au  bour- 
geonnement; la  fonction  reproductrice  apparaît  dès 
lors  comme  une  spécialisation  de  la  fonction  nutritive 
et  le  germe  n'est  qu'une  colonie  de  cellules  qui  se  dé- 
veloppe en  un  point  particulier  de  l'organisme,  suivant 
les  mômes  lois  que  les  autres  cellules  bien  que  sous 
d'autres  conditions.  A  ce  point  de  vue,  le  jeune  est 
bien  réellement  une  continuation,  un  prolongement 
des  organismes  producteurs  et  une  émanation  du  tout 
vivant  momentané  qu'ils  forment  par  leur  union.  Mais 
cette  communauté  de  substance,  quelque  essentielle 
qu'elle  soit  pour  expliquer  l'hérédité  physiologique,  ne 


UNITÉ  DE  CONSCIENCE  DANS  LA  FAMILLE  333 

suffit  pas  pour  constituer  la  famille  qui  est  un  organisme 
moral.  Il  faut  pour  cela  que  la  communauté  des  sub- 
stances se  change  en  une  communion  des  consciences 
et  que  les  organismes  divers  qui  composent  la  so- 
ciété domestique,  après  s'être  séparés  matériellement, 
se  rattachent  de  nouveau  les  uns  aux  autres  par  des 
liens  spirituels,  c'est-à-dire  par  des  idées  et  des  sen- 
timents réciproques.  L'histoire  de  la  famille  animale 
est  l'histoire  de  ce  processus  corrélatif  des  consciences 
individuelles  vers  la  formation  d'une  conscience  uni- 
que. 

La  nature  spirituelle  de  cette  unité  la  rend,  comme 
on  le  verra,  susceptible  d'une  concentration  à  laquelle 
l'unité  physiologique  ne  se  prèle  pas  au  même  degré. 
En  effet,  les  divers  êtres  issus  les  uns  des  autres  ne 
peuvent  avoir  ensemble  de  communication  biologique 
durable.  Ils  sont  successifs  comme  ils  sont  distincts. 
Par  exemple  les  jeunes  d'une  famille  de  mammifères 
peuvent  être  nourris  un  certain  temps  par  leurs  pa- 
rents et  de  leur  substance  même  ;  mais  enfin,  au  bout 
de  quelques  mois,  il  faut  bien  qu'ils  vivent  d'une  vie 
individuelle,  du  moins  physiologiquement.  Le  tout  or- 
ganique dont  ils  faisaient  partie  se  trouve  alors  rompu. 
Par  la  vie  de  relation  au  contraire  ces  différentes  con- 
sciences sont  rattachées  les  unes  aux  autres  à  partir  du 
moment  même  où  les  différents  organismes  se  séparent. 
La  génération  en  voie  de  croissance  doit  pour  se  dé- 
velopper recevoir  les  enseignements  de  celle  qui  s'en 
va; ^celle-ci  de  son  côté  n'a  plus  qu'un  but  :  la  vie  de 
ceux  qu'elle  a  procréés  ;  et  ainsi  tous  ne  forment 
qu'une  conscience  dont  le  centre  invisible  embrasse 


334  SOCIÉTÉS  DOMESTIQUES  MATERNELLES 

une  période  plus  OU  moins  longue  de  mois  ou  d'années. 
Non  seulement  la  distance  dans  i'espace  se  trouve 
supprimée  par  ce  consensus  d'émotions  et  de  repré- 
sentations ;  les  intervalles  dans  le  temps  sont  grâce 
à  lui  comblés  du  môme  coup  :  effets  que  Tunion  phy- 
siologique constante  eût  rendus  absolument  impos- 
sibles. 

Une  difTiculté  presque  insurmontable  nous  arrête  au 
début  de  tout  cet  ordre  de  questions.  Si  le  mâle  et  la 
femelle  demeurent  unis,  avons-nous  dit,  c'est  grâce  â 
leur  amour  commun  pour  leur  progéniture  ;  mais  le 
mâle,  devons-nous  ajouter,  n'entre  dans  la  famille 
d'une  manière  constante  que  vers  les  régions  supé- 
rieures du  règne  animal  ;  jusque-là  la  femelle  noue 
seule  société  avec  les  jeunes,  et  c'est  quand  cette  so- 
ciété est  formée  déjà  que  le  mâle  se  présente  pour  en 
faire  partie.  Il  faut  donc,  pour  rendre  compte  de  la 
famille,  expliquer  tout  d'abord  l'amour  maternel.  Or 
c'est  précisément  cette  explication  qui  nous  paraît  des 
plus  épineuses.  Le  lecteur  va  en  juger. 

Le  problème  se  présente  à  nous  dans  toute  sa  diffi- 
culté. Résolus  à  suivre  l'ordre  môme  que  nous  pré- 
sente réchelle  zoologique  depuis  son  plus  bas  degré 
jusqu'à  son  sommet,  ce  n'est  pas  à  l'amour  maternel 
chez  les  mammifères,  c'est-à-dire  chez  des  êtres  ca- 
pables d'intelligence  et  partant  de  sympathie  que  nous 
avons  affaire  tout  d'abord  (nous  verrons  que  la  ques- 
tion est  plus  abordable  de  ce  côté)  ;  c'est  à  des  ôlres 
dépourvus  d'hitelligence  ou  tout  au  moins  chez  lesquels 
la  présence  de  rintoUigence  est  très  douteuse,  aux  In- 


DE  l'amour  maternel  338 

vertébrés  les  plus  imparfaits  comme  organisation. 
Voici,  par  exemple,  des  Mollusques  (voir  plus  loin)  qui 
protègent  leurs  œufs  sous  une  enveloppe  de  sable  fin 
agglutiné,  et  d'autres  qui  portent  leurs  œufs  sous  leur 
pied  et  les  traînent  ainsi  sans  les  blesser  partout  où  ils 
vont;  voici  des  Astéries,  des  Rotifères  femelles  qui 
transportent  leurs  œufs  adhérents  à  leurs  corps  !  Que 
penser  d'un  pareil  acte  chez  des  êtres  incapables  non 
seulement  de  toute  prévision,  mais,  ce  semble  aussi, 
de  toute  intelligence  ?  Montons-nous  un  peu  plus  haut 
dans  réchelle,  jusqu'à  l'insecte  ?  La  difficulté  ne  fait 
que  croître  ;  car  ici  Tœuf  survit  à  la  mère  qui  elle- 
même  est  née  d'un  œuf  survivant  aux  parents,  et  ne 
sait  en  aucune  façon  de  qui  elle  sort.  Ce  n'est  pas  tout. 
Quand  ceux-ci  naîtront,  ils  seront  entièrement  diffé- 
rents d'elle,  en  raison  des  métamorphoses  qu'ils 
doivent  traverser.  Et  enfin  il  arrive  fréquemment  que 
la  mère  leur  assure  par  le  lieu  où  elle  les  pond,  ou 
môme  leur  prépare  à  grand  peine  une  nourriture  en- 
tièrement différente  de  celle  qui  lui  convient  à  elle- 
même.  On  se  trouve  donc  en  présence  des  impossi- 
bilités suivantes  accumulées  comme  a  plaisir  :  1°  Prévoir 
l'avenir  d'après  un  passé  inconnu;  2°  Reconnaître  sa  pro- 
pre forme  dans  un  être  qui  a  une  forme  tout  à  fait  diffé- 
rente et  même  n'a  aucune  forme  vivante  ;  3**  Pourvoir 
aux  besoins  d'un  être  dont  on  no  peut  prévoir  l'exis- 
tence, alors  que  ces  besoins  seront  de  nature  telle  que 
l'agent  ne  peut  d'après  ses  besoins  personnels  s'en 
faire  aucune  idée. 

Evidemment  si  le  problème  ne  pouvait  être  posé  en 
d'autres  termes,  il  serait  inutile  d'en  chercher  la  solu- 


336  SOCIÉTÉS  DOMESTIQUES  MATERNELLES 

tien.  Tout  refïortde  ceux  qui  aspirent  à  le  résoudre  doit 
donc  porter  sur  les  termes  mêmes  dans  lesquels  il  a 
été  présenté  jusqu'ici,  et  ce  sont  ces  termes  qu'il  faut 
changer  résolument.  On  est  obligé  de  se  demander  si 
les  conditions  d'existence  des  diverses  espèces  citées 
plus  haut  ne  sont  pas  postérieures  à  la  naissance  de 
l'amour  maternel,  qui  serait  resté  le  même  alors  que 
les  circonstances  où  il  s'exerce  auraient  varié.  Et  on 
doit  admettre  au  moins  comme  une  hypothèse  possible 
que  ces  espèces  n'ont  pas  toujours  été  ce  qu'elles  sont 
aujourd'hui.  C'est  à  cette  seule  condition  que  le  pro- 
blème peut  être  agité  avec  quelque  chance  de  succès. 
De  ce  point  de  vue,  la  plus  effrayante  dçs  difficultés 
est  assez  aisément  écartée.  Le  genre  de  vie  des  insectes 
parfaits  n'est  pas  le  même  que  celui  des  larves,  soit  : 
mais  les  insectes  ont -ils  eu  de  tout  temps  des  méta- 
morphoses aussi  complètes  qu'aujourd'hui  ?  On  en 
peut  douter.  S'il  est  vrai  que  les  métamorphoses  ac- 
tuelles de  chaque  individu  représentent,  plus  ou  moins 
abrégées,  les  destinées  successives  de  l'espèce,  il  y  a 
eu  un  moment  où  l'insecte  se  reproduisait  à  l'état  de 
larve.  Parmi  les  plus  imparfaits  des  insectes,  les  Dip- 
tères, nous  trouvons  une  Muscide,  la  Cécidomye  qui 
partage,  dit  M.  Milne  Edwards,  cette  faculté  avec  plu- 
sieurs animaux  de  môme  ordre.   Plusieurs  femelles 
aptères,  les  vers  luisants  par  exemple,  ressemblent 
encore  à  des  larves,  n'ayant  pas  suivi  les  mâles  dans 
le  progrès  de  leurs  métamorphoses.  11  n'est  donc  pas 
du  tout  impossible  qu'en  une  période  reculée  de  This- 
toire  de  la  vie,  les  femelles  des  insectes  eu  question 
soient  devenues  mères  alors  qu'elles  avaient  ces  ins- 


DE  l'amouh  matehnel  337 

tincls  carnassiers  et  ces  armes  meurtrières  qui  carac- 
térisent encore  maintenant  les  larves  de  quelques  unes 
d'entre  elles,  qu'elles  aient  à  cette  époque  préparé  à 
leurs  futures  larves  une  nourriture  semblable  à  la  leur, 
qu'enfin  elles  aient  légué  cette  habitude  enracinée  dans 
leur  organisme  à  teurs  descendants  actuels,  bien  qu'a- 
donnés à  un  tout  autre  genre  dévie.  Ceux-ci  obéiraient 
à  cette  habitude  comme  tous  les  êtres  qui  obéissent 
aux  habitudes  de  leurs  ancêtres,  c'est-à-dire  sans  en 
savoir  la  raison.  Quant  au  changement  qui  s'est  fait 
en  eux  pour  tout  le  reste,  la  sélection  sexuelle  ou  toute 
autre  cause  serait  appelée  à  l'expliquer  ;  il  n'y  a  là 
rien  d'extraordinaire,  puisque  plusieurs  insectes  ne 
prennent  aucune  nourriture  à  l'état  parfait.  La  der- 
nière métamorphose  n'est  souvent  que  le  revêtement 
de  la  livrée  des  amours,  la  forme  adoptée  pour  l'accom- 
plissement d'une  fonction  spéciale,  en  vue  de  laquelle 
des  forces  ont  été- accumulées  antérieurement  (1). 

Une  première  impossibité  résultant  de  la  différence 
de  régime  entre  la  mère  et  sa  progéniture  serait  donc 
ainsi  supprimée.  Il  en  resterait  d'autres,  et  tout  d'abord 
celle-ci  :  comment  la  femelle  de  l'insecte  peut-elle  être 
amenée  à  donner  des  soins  à  jin  œuf  comme  à  un  être 
vivant  et  surtout  quelle  cause  peut  la  déterminer  à  lui 
préparer  de  la  pâtée  ou  des  aliments  quelconques? 
Une  réponse  analogue,  mais  cette  fois  moins  autorisée 

(1)  Par  exemple,  le  grand  capricorne  {Cerambyx  héros)  reste  pendant 
tout  riiiver  dans  Tiulérieur  de  l'arbre  où  sa  larve^  après  de  longs  mois 
d'une  existence  voracc,  &*e8t  transformée  en  nymphe.  Au  printemps,  il 
sort  de  sa  galerie  profonde,  mais  absorbé  par  d'autres  soins,  il  ne  songe 
guère  à  manger,  et  quand  il  meurt,  on  peut  afûrmer  qu'il  est  resté  au 
moins  six  mois  sans  nourriture. 


338  SOCIÉTÉS  DOMESTIQUES  MATERNELLES 

de  la  doctrine  évolutioniste  telle  qu'elle  est  générale* 
ment  adoptée,  nous  permettrait  d'éclaircir  ce  point  si 
obscur.  II  suffirait  de  supposer  que  les  insectes  ont  à 
Torigine  mis  au  jour  leurs  jeunes,  non  pas  encore  à 
rétat  d'œufs  mais  à  l'état  de  larves,  bref,  par  une  sorte 
de  viviparité  ou  de  gemmiparité  interne.  Nous  venons 
de  voir  que  cette  gemmiparité  interne  est  un  procédé 
intermédiaire  entre  le  mode  fissipare  et  le  mode  ovi- 
pare, que  le  bourgeon  est  parfois  très  semblable  à  un 
œuf^  et  que  cela  se  rencontre  précisément  chez  les 
Ascidies  proches  parents  des  Vers.  On  s'expliquerait 
ainsi  les  cas  de  parthénogenèse  qui  se  présentent  dans 
la  classe  des  insectes  et  dont  les  pucerons  nous  offrent 
le  plus  favorable  exemple,  puisqu'ils  se  reproduisent 
par  œufs  à  un  moment  de  l'année  et  par  bourgeons 
internes  à  un  autre.  Les  Muscides  enfantent  des  larves 
vivantes.  Et  c'est  précisément  chez  les  moins  haute- 
ment organisés  des  insectes,  c'est-à-dire  chez  ceux 
qui  ont  les  métamorphoses  les  plus  abrégées  et  les  plus 
rapides ,  que  nous  voyons  les  mères  donner  encore 
leurs  soins  aux  jeunes  une  fois  éclos.  Chez  certains  Or- 
thoptères les  jeunes  revêtent  dès  leur  sortie  de  l'œuf 
une  forme  semblable  dans  son  ensemble  à  celle  de 
l'adulte  et  sont  de  la  part  de  la  mère  l'objet  de  soins 
assidus  ;  on  peut  citer  la  Blatte  qui  traîne  après  elle 
sa  capsule  ovigùre  et  aide  ses  petits  à  en  sortir ,  la 
Forficule  qui  couve  en  quelque  sorte  ses  œufs  et  ras- 
semble sous  elle  ses  jeunes  après  l'éclosion,  la  Cour- 
tiliière  ([ui  tient  les  siens  dans  la  chambre  d'incu- 
bation et  va,  dit-on,  leur  chercher  de  la  nourriture. 
(MM.BLAXcnARD,iU(f/amor/;/ioses,elc.,p.  570;  Gjraiid, 


DE  l'amour  maternel  339 

id.  p.  323-33G.)  N'y  aurait-il  pas  là  trace  d'un  passage 
entre  une  prolifération  vivipare  qui  aurait  été  accom- 
pagnée de  soins  donnés  aux  jeunes  et  une  prolifération 
ovipare  où  celte  habitude  se  serait  conservée  en  vertu 
de  l'impulsion  organique  et  sans  réflexion,  pour  de  là 
être  transmise  même  aux  insectes  à  métamorphoses 
nombreuses  et  prolongées.  Nous  ne  sommes  pas  la 
premier  à  remarquer  que  le  progrès  des  procédés  de 
génération  suit  chez  les  les  mammifères  et  chez  les  in- 
sectes un  ordre  inverse;  chez  les  mammifères,  ce  sont 
les  plus  élevés  dans  l'échelle  zoologique  qui  mettent 
au  jour  des  petits  plus  développés  et  plus  semblables 
à  eux  ;  chez  les  insectes,  c'est  le  contraire  qui  arrive,  et 
plus  on  s'élève,  plus  on  rencontre  de  métamorphoses 
diverses  entre  la  forme  adulte  des  parents  et  celle  des 
jeunes.  On  serait  donc  ainsi  conduit  à  admettre  que 
les  deux  formes  adultes,  maintenant  rapprochées  de 
plus  en  plus  dans  les  rangs  inférieurs  de  la  classe  des 
insectes,  coïncidaient  d'ordinaire  à  l'origine  etqiie  les 
jeunes  vivaient  pendant  un  temps  à  côté  de  leur  mère, 
sans  doute  hermaphrodite  ;  une  seconde  impossibilité 
serait  encore  de  la  sorte  exclue  des  termes  du  pro- 
blème; ce  qui  paraît  de  nos  jours  une  prévision  serait 
le  souvenir  inconscient  et  organique  d'une  expérience 
reculée  dans  le  passé  de  la  race  :  les  partisans  de  l'évo- 
lution admettant  d'ailleurs  sans  peine  que  les  instincts 
naissent  d'habitudes  héritées. 

Nous  voudrions  que  cette  explication  fût  possible, 
elle  nous  donnerait  le  plaisir  de  comprendre  d'après  des 
données  scientifiques  un  phénomène  réputé  jusqu'ici 
mystérieux.  Malheureusement  (nous  l'avons  dit  tout 


340  SOCIÉTÉS  DOMESTIQUES  MATERNELLES 

d'abord),  la  doctrine  de  révolution  elle-même  n'auto- 
rise que  difficilement  une  telle  hypothèse.  D'après  elle, 
les  insectes  seraient  nés  des  vers  ou  tout  au  moins  ils 
formeraient  un  rameau  parallèle  né  sur  la  même  bran- 
che, et  les  vers  primitifs  selon  les  uns,  les  rotifères 
selon  les  autres,  seraient  les  ancêtres  communs  des 
Vers  modernes  et  des  Arthropodes.  Or  les  Ânnélides 
ge  reproduisent  déjà  par  œufs,  et  quelques-uns  don- 
nent des  soins  à  ces  œufs  qu'ils  quittent  avant  Téclo- 
sion;  enfin,  les  femelles  des  Rotifères  eux-mêmes  sont 
ovipares  et  portent  leurs  œufs  avec  elles  !  D'autre  part, 
les  mêmes  faits  se  rencontrent  chez  des  Mollusques, 
chez  des  Echinodernes,  et  il  ne  parait  pas  que  là  ils 
soient  susceptibles  de  la  même  expUcation.  Du  moins 
nous  ne  voyons  pas  comment  ils  pourraient  y  être  ra- 
menés. Pour  tout  dire,  l'hypothèse  n'offre  que  l'avan- 
tage de  simplifier  les  données  du  problème,  elle  ne  le 
résout  pas.  Supposons  les  jeunes  des  insectes  contem- 
porains de  la  mère  et  produits  directement  par  elle 
sous  une  forme  semblable  à  la  sienne,  il  restera  à  dire 
pourquoi  elle  ressent  de  la  sympathie  pour  eux  et  pour- 
quoi elle  est  portée  à  les  protéger  et  à  les  nourrir.  Le 
problème  ne  sera  plus  absurde,  mais  il  subsistera 
encore . 

Nous  ne  pensons  donc  pas  l'avoir  résolu  par  les  con- 
sidérations précédentes  ;  notre  but  était  seulement  de 
montrer  premièrement  qu'il  exige  une  solution,  sans 
quoi  la  sociologie  manque  de  base,  secondement,  qu'il 
faut  avant  tout  le  ramener  à  des  données  intelligibles. 
Tout  problème  ne  mérite  pas  de  figurer  dans  la  science  ; 
celui-là,  sous  la  forme  où  on  le  pose  d'ordinaire,  est  un 


ORDRE  A  SUIVRE  3 il 

pur  non-sens.  Peut-être  d'autres  psychologues  Tagi- 
teront-ils  après  nous  dans  le  même  esprit  et  seront-ils 

• 

plus  heureux.  Du  reste,  nous  n'avons  pas  dit  notre 
dernier  mot  à  ce  sujet;  nous  y  reviendrons  à  propos 
de  l'amour  maternel  chez  les  vertébrés  ;  le  lecteur  ju- 
gera si,  en  rapprochant  les  deux  passages,  il  ne  peut 
pas  en  tirer  quelque  lumière  (1). 

Cette  lacune  signalée,  exposons  les  principales  ma- 
nifestations de  l'amour  maternel  dans  le  règne  animal, 
et  voyons,  en  les  passant  en  revue,  comment  la  famille 
gagne  par  elles  dans  le  temps  et  dans  l'espace  une 
unité  croissante.  La  division  la  plus  rationnelle  qui 
puisse  présider  à  cet  exposé  est  celle  qu'on  tirerait  de 
la  complication  croissante  de  la  fonction  ;  on  exami- 
nerait d'abord  les  groupes  où  la  mère  et  le  père,  égale- 
ment indifférents  à  leurs  œufs,  ne  reçoivent  de  leur 
rapport  avec  leur  progéniture  aucune  autre  spécialisa- 
tion que  celle  des  organes  reprodticteurs.  Puis,  on 
parcourrait  les  différents  degrés  de  spécialisation  ré- 
sultant d'une  intervention  de  plus  en  plus  active  de  la 
mère  :  premièrement,  le  choix  d'un  emplacement  fa- 
vorable à  l'éclosion  des  œufs;  secondement,  le  choix 
d'un  emplacement  favorable  à  leur  conservation  ;  troi- 
sièmement, l'invention  des  moyens  destinés  à  les  fixer 
ou  à  les  enfouir  ;  quatrièmement,  la  construction  d'un 
véhicule  ou  d'un   abri  distinct;   cinquièmement,  la 


(1)  Le  problème  semble  iosoluble  à  Darwin.  Voir  The  descent  of  Man^ 
vol.  I,  p.  80  :  a  Wilh  respect  to  tbe  origin  of  the  pateroal  and  filial 
affections,  wich  apparently  lie  at  the  basis  of  the  social  affections,  it  is 
kopelesâ  to  speculate.  » 

22 


342  SOCIÉTÉS  DOMESTIQUES  MATERNELLES 

ponte  près  d'une  substance  capable  de  nourrir  les 
larves  ou  jeunes  une  fois  éclos  ;  sixièmement,  la  con- 
struction d'un  abri  et  la  préparation  d'une  nourriture 
spéciale  pour  ces  mêmes  jeunes  ;  septièmement,  leur 
élevage  par  l'apport  d'une  nourriture  dégorgée  ou  sim- 
plement offerte.  C'est  alors  seulement  que  le  père 
peut  intervenir  et  que  la  différenciation  commence. à 
l'atteindre.  Tel  est  l'ordre  théorique,  et  il  est  difficile 
que  la  logique  des  ch(i3es,  si  conforme  ailleurs  à  celle 
de  l'esprit,  s'écarte  beaucoup  d'un  plan  aussi  ration- 
nel. Mais  comme  ce  plan  est  poursuivi  d  la  fois  dans 
plusieurs  groupes  d'êtres  vivants,  jusqu'à  des  degrés 
d'achèvement  fort  divers,  comme,  le  langage  ne  peut 
suivre  ces  différents  processus  dans  leur  simultanéité, 
et  que,  obligé  de  mentionner,  comme  appartenant  à  la 
môme  catégorie,  plusieurs  groupes  naturels  de  la  clas- 
sification, puis  d'y  revenir  pour  la  catégorie  suivante, 
nous  ne  manquerions  pas  de  tomber  dans  une  confu- 
sion sans  remède,  nous  préférons  adopter  résolument 
l'ordre  linéaire  et  suivre  successivemeyit,  au  point  de 
vue  qui  nous  occupe,  chaque  classe  d'animaux,  depuis 
les  plus  humbles  jusqu'aux  plus  élevés. 

Commençons  par  les  Mollusques.  Nous  ne  trouvons 
guère  parmi  eux  que  les  Çalyptries,  genre  voisin  des 
Patelles,  qui  témoignent  quelque  intérêt  à  leur  progé- 
niture. La  Calyptrie  dépose  ses  œufs  sous  son  ventre 
et  les  conserve  comme  empiisonnés  entre  son  pied  et 
le  corps  étranger  auquel  elle  adhère  (1).  Les  jeunes, 

(1)  Le»  Astéries  (Ecliinoderiues)  font  de  mùine:  noua  avions  renconln'î 
ce  fait  dans  nos  lectures,  mais  nous  n'avions  [xas  cru  devoir  le  mcntiou- 
uer,  taut  il  nous  avait  paru  invraisembable.  M.  Giard  nous  Ta  confirmé 


ANNÉLIDES  343 

une  fois  éclos,  se  développent  à  l'abri  de  la  coquille  ma- 
ternelle et  ne  la  quittent  que  lorsqu'ils  sont  prêts  à  se 
fixer  et  munis  eux-mêmes  d'une  coquille.  Les  Tarets 
portent  leurs  œufs  collés  en  anneaux  autour  de  leur 
corps.  Les  colimaçons  les  déposent  fréquemment 
dans  la  terre  humide  ou  dans  quelque  trou  d'arbre. 
Enfin  les  Céphalopodes  les  fixent  par  grappes  aux 
plantes  marines.  Mais  tous  les  autres  Mollusques  aban- 
donnent leurs  œufs  aux  hasards  des  circonstances; 
leur  nombre  immense  les  préserve  seul  d'une  destruc- 
tion totale. 

Parmi  les  AnnéUdes,  les  sangsues  terrestres  forment 
autour  de  l'extrémité  de  leur  corps  fixée  au  sol  une 
sorte  ^e  gaine  où  elles  laissent  leurs  œufs.  En  dehors 
de  cet  exemple,  nous  constatons  dans  toute  cette  classe, 
comme  à  plus  forte  raison  dans  celle  des  Helminthes, 
une  indifférence  universelle  des  parents  pour  leur  pro- 
géniture. Les  Crustacés  portent  leurs  œufs  pour  la  plu- 
part sousleurqueuejusqu'àl'éclosion. Mais  ces  diverses 
classes  d'animaux  sont  de  beaucoup  inférieures  pour 
la  fonction  qui  nous  occupe  à  celle  des  araignées.  Si  le 
mâle  reste  encore  ici  étranger  aux  préoccupations  ma- 


depuis.  M.  Perrler  a  bien  voula  nous  faire  savoir  qu'il  doit  ôlre  reslreinl 
aux  Cribrelles.  Nous  devons  à  son  obligeance  rindicalion  des  faits  suivants: 
En  ce  qui  concerne  les  Mollusques,  les  Pedicellioes  (Bryozoaires),  le- 
TJiéridies  (Brackiopodes),  les  Anodontes  (Acéphales)  couvent  véritables 
meut  leurs  œufs.  Parmi  les  Gastéropodes,  les  Cymbrioes,  certaines  Hélix 
sont  vivipares.  —  Les  Janthries  construisent  pour  leOr  progéniture  un 
curieux  flotteur.  —  Les  Troques  agglutinent  à  leurs  œufs  du  sable  fin  qui 
les  dissimule  d'une  manière  remarquable. — Quelques-uns  ont  une  véri- 
table industrie;  certains  Troques  agglutinent  à  leur  coquille  tout  ce  qn*iU 
trouvent  autour  d'eux  ;  les  Limes  (Acéphales)  se  construisent  une  sorte 
de  nid... 


3i4  SOCIÉTÉS  DOMESTIQUES  MATERNELLES 

ternelles,  il  eu  est  de  même  chez  la  grande  majorité 
des  insectes  :  ce  que  les  araignées  nous  permettent 
d'observer  n'est  pas  très  fréquent  même  chez  eux  : 
la  femelle  continuant  ses  soins  aux  œufs  longtemps 
après  la  ponte,  les  enfermant  dans  une  boule  de  fils  en 
forme  de  cocon,  les  portant  partout  avec  elle  ainsi 
enveloppés,  et  prenant  la  peine,  au  moment  précis  de 
Téclosion,  de  délivrer  les  jeunes  un  à  un  de  ce  berceau 
qui,  sans  elle,  leur  deviendrait  une  prison.  La  Neme- 
sia  Eleanora  (Moggridge)  vit  même  quelque  temps 
dans  son  nid  à  trappes,  avec  ses  petits,  au  nombre  de 
vingt-quatre  à  quarante-un. 

Nous  arrivons  aux  insectes  proprement  dits.  Nous 
avons  cité  quelques  Orthoptères  dont  une  espèce  offre 
Texemple  d'une  sollicitude  analogue  à  celle  de  la  poule 
pour  ses  poussins.  Les  Acridiutn  et  les  genres  voisins, 
qui  sont  les  plus  remarquables  de  Tordre,  déposent 
leurs  œufs  en  paquets  dans  la  terre  où  ils  creusent  un 
trou  peu  profond  qu'ils  recouvrent  ensuite  quand  la 
ponte  est  finie.  Le  reste  de  Tordre  n'offre  rien  de  par- 
ticulier à  signaler.  Les  Termites  exceptes,  les  Névrop- 
teres  se  contentent  de  déposer  leurs  œufs  dans  Teau 
où  doivent  se  développer  leurs  larves.  Les  Hémiptères 
aquatiques  font  de  même  ;  d'autres  ont  des  tarières 
(cigales)  avec  lesquelles  ils  introduisent  leurs  œufs 
dans  le  bois  mort.  Les  cochenilles  (Coccus)  fout  de 
leur  corps  une  sorte  de  toit  qui  recouvre  les  œufs  et  les 
protège  contre  l'intempérie  des  saisons;  une  espèce 
enfin,  la  Petitatoma  grisca,  mérite  une  mention  spé- 
ciale. <(  Elle  ne  couve  pas,  il  est  vrai,  ses  œufs,  et  ne 
protège  pas  ses  petits  de  son  corps  comme  la  Forficule, 


ANNÉLIDES  345 

mais  ceux-ci,  qui  sont  ordinairement  de  trente  à  qua- 
rante, la  suivent  sans  cesse;  dès  qu'elle  commence  à 
marcher,  ils  se  mettent^ en  mouvement  et»se  rassem- 
blent autour  d'elle  quand  elle  s'arrête.  Elle  ne  s'envole 
môme  pas  quand  un  danger  vient  à  la  tnenacer,  elle  et 
ses  petits,  ce  qu'elle  fait  promptement  en  toute  autre 
circonstance»  (LACORDAiRE,i?î/rocîwchon,v.II,p.480). 
On  sait  avec  quelle  perspicacité  les  mouches  décou- 
vrentles  objetsoùleur  ponte  peut  utilement  s'effectuer. 
Elles  sont,  de  plus,  remarquables  par  quelques  faits  de 
parasitisme  ingénieux  analogues  à  celui  des  Ichneu- 
monides,  par  l'art  avec  lequel  les  Culicides  fabriquent 
pour  leurs  œufs  des  nacelles  insubmersibles,  enfin  par 
l'instinct,  jusqu'ici  inexplicable,  qui  pousse  les  Œs- 
tres à  choisir  pour  leur  ponte  les  seuls  endroits,  dit-on, 
que  peut  atteindre  la  langue  de  la  bote  qui  sera  l'hôte 
de  leurs  larves.  Les  Coléoptères  se  bornent  d'ordinaire 
à  déposer  leurs  œufs  dans  la  terre  aux  endroits  que  la 
larve  préfère  pour  son  développement.  Cependant  on 
doit  distinguer  les  Nécrophores  dont  l'industrie  est  bien 
connue,  un  Hydrophile  qui  enveloppe  ses  œufs  dans  un 
cocon  en  forme  de  bateau,  et  les  Coprophages,  si  ha- 
biles à  construire  et  à  rouler  les  boules  où  sont  déposés 
leurs  œufs.  Ici  paraît  quelque  chose  de  tout  nouveau. 
On  dit  que  les  Araignées  maçonnes  et  les  Argyvo- 
mètes  aquatiques  vivent  avec  les  mâles  :   le  fait  est 
douteux  ;  mais  il  n'est  pas  douteux  que  les  Nécrophores 
mâles  aident  leurs  femelles  à  enfouir  l'animal  mort  où 
seront  déposés  les  œufs  ;  il  n'est  pas  douteux  non  plus 
que  VAteuchiis  encourage  sa  femelle  à  rouler  sa  boule 
et  que  la  femelle  s'arrête  dans  son  travail  des  que, 


346  SÛCIÈIÉS  DOMSnQCES  MAinCŒLLB 

robservateur  ayant  enlevé  le  mâle,  celui-ci  cesse  de 
faire  entendre  ses  stridulations.  Ce  n*estpas  tout  :  et 
les  Nécrophores  et  les  Ateuchus  s'entr  aident  quand 
leurs  travaux  présentent  quelque  difliculté  insolite, 
non  seulement  d'un  sexe  à  l'autre,  mais  d*un  individu 
quelconque  à  un  autre.  Rien  à  remarquer  chez  les 
Lépidoptères,  si  ce  n'est  le  choix  des  substances  aux- 
*quelies  les  mères  confient  leurs  œufs  et  la  précaution 
que  prennent  quelques-unes  de  recouvrir  les  leurs  d'un 
toit  formé  de  poils  ou  d*une  coque  glutineuse.  Ce  sont 
les  Hyménoptères  qui  vont  nous  offrir  les  faits  de  so- 
ciété domestique  de  Tordre  le  plus  haut  auquel  puisse 
s'élever  la  classe  tout  entière  des  insectes. 

Voici  d'abord  les  Hyménoptères,  dits  solitaires  ;  les 
Tenthrédines,  les  Urocères,  les  Gallicoles,  dont  les  fe- 
melles, munies  dç  tarières,  déposent  dans  des  enUiilles 
faites  aux  différentes  parties  des  végétaux  un  œuf  ac- 
compagné d'une  liqueur  corrosive,  et  déterminent 
ainsi  des  excroissances  variées,  séjour  de  la  larve; 
les  Ichneumonides,  dont  on  connaît  Fétonnante  ma- 
nœuvre, fléau  des  autres  insectes  ;  les  Sphex,  les  Pom- 
piles,  les  Ammophilesdes  sables,  les  Philanthes,  etc., 
qui  creusent  dans  le  sable  des  trous  où  elles  introdui- 
sent avec  Tœuf  la  nourriture  de  la  larve  encore  à  naî- 
tre ;  les  BemheXj  qui  nourrissent  la  leur  de  victimes 
récentes  sans  cesse  renouvelées;  d'autres  espèces  de 
la  môme  famille  des  Fouisseurs  (Pelopœus,  Chlorion^ 
CrabrOy  Ceramia,  Odynera,  Eumene  coarctatay  etc.), 
qui  confectionnent  avec  de  la  terre  des  loges  à  cellules 
plus  ou  moins  nombreuses  dans  des  situations  diver- 
ses; les  Mellifiqucs,  enfin,  dont  l'organisation  acquiert 


HYMÉNOPTÈRES  SOLÏTAIRES  347 

un  perfectionnement  nouveau  de  la  plus  haute  impor- 
tance, et  qui  joignent  à  leur  rôle  de  mère  celui  de 
nourrices.  Dès  lors,  la  matière  offerte  aux  larves 
n'est  plus  un  produit  de  la  chasse,  conquis  le  plus 
souvent  au  prix  de  mille  dangers,  c'est  une  substance 
végétale  que  la  mère  recueille  sans  péril  et  conserve 
toujours  prête.  Mais  ce  qu'il  y  a  de  remarquable  dans 
cette  différenciation  nouvelle,  c'est  qu'elle  peut,  trans- 
portée de  rindividu  à  la  société,  donner  lieu  à  un 
concours  harmonique.  Imaginons  en  effet  qu'une  caté- 
gorie d'individus  garde  la  faculté  procréatrice,  tandis 
qu'une  autre  acquière,  en  devenant  stérile,  l'aptitude 
nourricière ,  la  société  domestique  maternelle  sera 
fondéeparleur  collaboration.  Mais  tous  les  Mellifiques 
ne  se  sont  pas  élevés  jusqu'à  ce  degré  d'organisation 
sociale  ;  les  Anthophores,  les  Andrènes,  les  Colletés, 
les  Mégachiles,  les  Anthidies,  les  Xylocopes  et  les  Os- 
mies  fabriquent  elles-mêmes  la  miellée  au  pollen 
qu'elles  confient  à  des  constructions  délicates  pour  le 
jour  où,  elles  mortes,  leurs  larves  écloront. 

C'est  ce  partage  des  attributions  maternelles  en  deux 
fonctions  conspirantes,  c'est,  en  un  mot,  l'apparition 
des  neutres  qui  a  produit  les  grandes  sociétés  d'hymé- 
noptères. En  d'autres  termes,  elles  sont  constituées 
par  une  différenciation  au  sein  de  l'organisme  repro- 
ducteur, de  l'organe  féminin,  jusqu'ici  unique,  en  deux 
organes  distincts,  nécessairement  appelés  à  concourir. 
Les  observations  qui  sont  le  plus  propres  à  faire  com- 
prendre cette  vue  sont  celles  que  M.  Forel  a  recueil- 
lies sur  l'appareil  dont  se  servent  les  fourmis  pour  dé- 
gorger les  sucs  nourriciers  à  leurs  compagnes  et  à  leurs 


348  SOCIÉTÉS  DOBfESTIQUES  MATERNELLES 

larves.  Il  a  découvert  et  décrit  avec  soin  cet  appareil 
qu'il  appelle  le  jabot,  et  qui  est  situé  dans  l'abdomen  ; 
il  a  vu  une  fourmi,  qu'il  savait  gorgée  de  miel  teint  en 
bleu,  le  dégorger  en  faveur  d'une  autre  et  son  ventre 
se  dégonfler,  pâlir,  tandis  que  celui  de  la  seconde  se 
distendait  de  liquide  bleuâtre.  Et  la  conclusion  qu'il 
tire  de  ce  fait  a  une  grande  portée  :  <c  On  peut,  dit-il, 
diviser  le  canal  intestinal  des  fourmis  en  une  partie 
antérieure  qui  sert  plus  à  la  communauté  qu'à  l'indi- 
vidu, et  une  partie  postérieure  spécialement  réservée 
à  la  nutrition  de  ce  dernier  »  (Fottrmis  de  la  Suisse^ 
p.  111).  Il  est  vrai  que  chez  les  trois  sexes  le  canal  di- 
gestif a  la  même  structure  ;  mais,  quel  que  soit  le  sens 
de  ce  fait  qui  relève  sans  doute  de  l'hérédité,  il  n'en  est 
pas  moins  vrai  que  les  femelles  et  les  neutres  mani- 
festent seuls  la  fonction  correspondante,  et  que  c'est 
cette  fonction  qui  constitue  le  trait  distinctif  des  im- 
menses sociétés  qu'elles  renferment.  On  pourrait  ima- 
giner des  neutres  chassant  pour  les  larves  et  dépour- 
vus de  la  faculté  de  dégorger  des  sucs  ;  certains  Né- 
vroptères  sociaux  offrent,  dit-on,  —  bien  que  la  chose 
nous  paraisse  encore  des  plus  douteuses,  —  un  exem- 
ple de  ce  mode  d'élevage;  aussi  ne  prétendons-nous 
pas  que,  sans  la  faculté  mellifique,  les  sociétés  d'insectes 
les  plus  parfaites  eussent  été  impossibles.  Nous  croyons 
seulement  que  cette  faculté  a  favorisé  au  plus  haut  point 
laformation  de  telles  sociétés,  et  qu  elle  est  pour  celles 
que  nous  connaissons  une  attribution  fondamentale.  Ce 
sont  des  sociétés  dont  l'élevage  est  la  raison  d'être,  des 
sociétés  maternelles,  comme  nous  les  avons  appelées. 
La  famille  y  atteint  une  de  ses  phases  essentielles,  sans 


APPARITION  D£S  NEUTRES     •  349 

t 

cependant  s'y  élever  (et  il  s'en  faut  de  beaucoup)  à  son 
plus  haut  point  de  perfectionnement,  qui  suppose  l'ac- 
cession active  des  mâles.  Or  ici  les  maies  sont  réduits 
à  la  fonction  physiologique,  et,  dans  certains  cas,  re- 
çoivent la  mort  des  membres  femelles  auxiliaires  aux- 
quels leur  faiblesse  et  leur  inintelligence  les  subor- 
donne d'une  manière  absolue.  A  plus  forte  raison  ne 
méritent-elles  pas  les  noms  de  monarchies  et  de  répu- 
bliques qu'on  leur  a  donnés;  encore  une  fois,  ce  ne 
sont  pas  même  des  familles  complètes,  comment  pour- 
raient-elles scientifiquement  passer  pour  des  cités  ou 
des  Etats?  Il  y  manque,  pour  qu'elles  justifient  ces 
appellations,  deux  caractères  essentiels  qui  ne  seront 
acquis  que  beaucoup  plus  tard,  dans  la  série  que  nous 
parcourons,  par  des  sociétés  infiniment  plus  com- 
plexes :  premièrement,  d'être  composées  d'individus 
groupés  en  familles  distinctes  ;  secondement,  de  pré- 
senter un  gouvernement.  La  prétendue  reine  n'exerce 
dans  la  ruche  aucun  pouvoir  ;  centre  auquel  tout  abou- 
tit, aucune  action  ne  retourne  d'elle  aux  abeilles 
nourrices,  et  elle  se  borne  à  leur  fournir  en  pondant 
la  matière  de  leurs  travaux.  Comme  toutes  les  femelles 
des  sociétés  d'hyménoptères,  elle  est,  non  pas  la  reine, 
mais  une  mère,  et  les  ouvrières  sont,  par  rapport  à 
elle,  non  des  sujets,  mais  des  mères  auxiliaires  ou  des 
éleifeuses;  toute  autre  dénomination  est  de  la  plus 
entière  inexactitude  au  point  de  vue  sociologique  ;  la 
poésie  peut  seule  s'en  accommoder. 

Nous  sommes  malheureusement,  pour  ces  nouveaux 
effets  de  l'amour  maternel,  comme  pour  sa  première 
origine,  dépourvus  d'une  explication  rationnelle.  Mais 


S50  50CJÉ1ÉS  U»E?7KCE3  MXTEXSOJlES 

la  sociologie,  pis  plas  que  la  biologie,  n'est  FœuTre 
d'un  joar  et  d'un  homme,  c'est  ane  des  qualités  de 
Tesprit  scientifique  que  de  saToir  ignorer.  Ce  que  nous 
pouvons  constater  dés  maintenant,  c*est  la  notable 
unité  de  conscience  réalisée  dans  l'espace  et  dans  le 
temps  par  les  sociétés  d'hyménoptères,  en  d'autres 
termes,  la  solidarité  et  la  continuité  qui  unissent  entre 
eux  les  individus  multiples  et  successifs  qui  les  com- 
posent. 

Une  représentation  réciproque  unit'les  deux  sexes 
dans  toute  la  classe  des  insectes  ;  mais,  dès  que  oette 
représentation  a  produit  ses  effets,  elle  s'efface,  et  le 
mâle  écarté,  la  femelle  l'oubliej  tandis  qu'il  meurt. 
Puis,  une  représentation  plus  persistante,  bien  que 
plus  confuse,  unit  la  mère  à  sa  progéniture,  mais  la 
plupart  du  temps,  comme  nous  l'avons  vu,  la  mère 
meurt  à  son  tour,  avant  la  naissance  de  ses  jeunes  :  en 
sorte  que  ces  rudiments  de  la  société  domestique  ne 
parviennent  à  former  qu'une  conscience  fragmentaire 
ot  dispersée.  Ici,  bien  que  les  mâles  subsistent  quelque 
temps,  ils  n'entrent  d'ordinaire  dans  la  pensée  des  fe- 
melles que  pour  y  être  honnis  comme  compromettant 
l'entreprise  commune  ;  d'autres  fois,  ils  sont  même 
ignorés.  Mais  la  mère,  les  nourrices,  et  les  jeunes  à 
mesure  qu'ils  naissent,  ces  derniers  au  nombre  do 
plusieurs  milliers ,  se  connaissent,  éprouvent  les 
mêmes  émotions,  aiment  et  haïssent  les  mêmes  objets, 
participent,  en  un  mot,  à  une  même  conscience.  Il  n'est 
pas  un  de  ces  membres  de  la  communauté  qui  ne  porte 
en  lui  l'image  de  ses  compagnons  et  de  la  mûre  com- 
mune, pas  un  chez  lequel  cette  image  ne  soit  prépon- 


HYMÉNOPTÈRES    SOCIAUX  351 

dérante  au  point  de  lui  faire  oublier  entièremeut,  dans 
ses  appréhensions  comme  dans  ses  désirs,  dans  son 
concours  pacifique  ou  périlleux,  la  représentation  de 
soi.  On  sait  combien  les  abeilles,  les  guêpes  et  les 
fourmis  méprisent  toute  fatigue  et  négligent  tout  dan- 
ger personnel  dès  que  les  intérêts  de  la  société  sont 
en  jeu;  comment,  d'autre  part,  la  mère  morte  ou  dis- 
parue, toute  ardeur  au  travail,  tout  goût  de  vivre  leur 
est  enlevé.  Ainsi  donc  les  menibres  des  sociétés  que 
nous  étudions  ne  font<ju'un  dans  la  mère,  et  cela, 
grâce  à  la  représentation  simultanée  des  espérances 
qu'ils  fondent  sur  elle  ;  à  eux  tous,  elle  comprise,  ils 
n'ont  qu'une  seule  vie  et  forment  un  même  être,  un 
organisme  moral  unique.  Les  éléments  qui  composent 
cet  organisme  sont  plus  étroitemant  cohérents  que  les 
éléments  constitutifs  d'un  organisme  individuel  (blas- 
todéme),  car  les  feuilles  d'un  arbre,  les  polypes  d'un 
polypier,  une  fois  séparés,  ne  se  retrouvent  pas  et  ne 
se  rejoignent  plus;  moins  encore  pourraient-ils  ra- 
nimer leur  circulation  si  elle  était  abolie  ;  tandis  que 
les  hyménoptères  sociaux  les  plus  élevés  savent  non 
seulement  se  rallier  après  une  dispersion  accidentelle, 
mais  encore  se  susciter  une  Mère  en  qui  renaisse, 
comme  le  dit  Réaumur,  Yâme  de  la  ruche. 

Mais  sans  qu'il  soit  besoin  de  recourir  à  ces  réso- 
lutions singulières,  la  durée  normale  des  sociétés  ma- 
ternelles pourvues  de  neutres,  durée  considérable  si 
on  les  compare  aux  rudiments  de  famille  où  la  femelle 
féconde  est  seule,  montrent  assez  quelles  conquêtes 
une  telle  organisation  peut  réaliser  sur  le  temps.  Les 
femelles  auxiliaires,  grâce  aux  provisions  amassées  ou 


352  SOCIÉTÉS  DOMESTIQUES  MATERNELLES 

à  quelque  autre  effort  du  travail  collectif,  peuvent  fran- 
chir rhiver  ;  elles  vivent  en  moyenne  de  dix  à  dix-huit 
mois,  en  sorte  que,  nées  au  milieu  d'un  été,  elles  se 
retrouvent  prêtes  au  printemps  suivant  à  continuer 
les  travaux  et  à  communiquer  les  traditions.  Non-seu- 
lement, par  cette  survivance  annuelle  d'un  nombre 
plus  ou  moins  grand  d'ouvrières,  la  famille  subsiste 
pendant  bien  des  maternités  successives,  mais  même 
les  souvenirs  s'y  perpétuent.  La  mémoire  n'y  atteint 
pas  certes  la  concentration  qu'elle  atteint  dans  l'huma- 
nité ;  toute  comparaison  de  ce  genre  est  déplacée  ;  car 
qu'y  a-t-il  de  moins  scientifique  que  de  confondre 
ainsi  les  degrés  les  plus  distants  de  la  vaste  échelle  des . 
êtres  ?  Mais  on  peut  affirmer  qu'il  y  a  quelques  indices 
non  douteux  de  représentations  conservées  et  de  ren- 
seignements transmis  pendant  de  longues  années  à 
travers  des  générations  d'insectes.  Je  n'en  citerai  qu'un 
exemple  emprunté  à  Vogt  {Animaux  utiles  et  nuisù 
blés,  p.  250),  celui  de  fourmis  se  rendant  pendant  des 
années  à  travers  plusieurs  rues  fréquentées,  à  une 
distance  de  600  mètres,  dans  la  cave  d'un  pharmacien 
où  se  trouvait  un  grand  vase  de  sirop,  sans  cesse  rempli 
depuis  le  même  temps.  Ce  fait,  auquel  on  pourrait  en 
joindre  un  grand  nombre  d'autres,  établit  non  seule- 
ment la  durée  matérielle  des  sociétés  qui  n'est    pas 
douteuse,  mais  Texistence  d'une  certaine  continuité 
daas  leur  conscience  à  travers  les  repos  rythmés  aux- 
quels le  retour  régulier  des  nuits  et  des  hivers  la  con- 
traignent (1).  Partout  du  reste  où  il  y  a  des  consciences , 

(1)  On  pourrait  objecter  que  ce  n'est  pas  là  un  acte  de  môuioire,  parce 
que  les  individud  de  la  rouriuilière  ec  sont  renouvelés  chaque  année; 

ê 


HYMÉNOPTÈRES  SOCIAUX  353 

leur  concentration  et  leur  continuité  sont  en  raison 
directe  Tune  de  Tautre. 

Le  but  unique  de  tous  les  actes  comme  de  toutes  les 
représentations  des  insectes  sociaux,  c'est Télevage  des 
jeunes  ;  mais  si  le  but  est  unique,  les  moyens  sont  nom- 
breux. Une  des  nécessités  de  l'élevage,  c'est  la  con- 
struction d'un  abri  et  d'un  refuge  :  de  là  le  dévelop- 
pement de  l'industrie  dans  les  sociétés  maternelles 
d'insectes.  Ce  n'est  pas  que  des  phénomènes  de  ce 
genre  soient  propres  aux  sociétés  ;  il  n'est  pas  un  être 
vivant,  si  solitaire  qu'il  soit,  qui  ne  sache  au  besoin  se 
pourvoir  d'une  enveloppe,  et  c'est  là  en  somme  le 
commencement  de  l'industrie,  si  ce  commencement  ne 
se  trouve  pas  dans  la  formation  de  l'organisme  lui- 
même  (1).  Et  sans  parler  des  Annélides  tubicoles,  des 
Mollusques  à  coquille  et  des  Mollusques  lithophages, 
des  chenilles  tisseuses  et  enfin  des  araignées,  déjà  les 
Hyménoptères  non  sociaux  nous  offrent  avec  beaucoup 
d'autres  insectes  des  exemples  d'un  emploi  fort  indus- 
trieux de  la  matière.  Mais  il  n'en  est  pas  moins  incon- 
testable que  dès  l'apparition  des  sociétés  dont  l'élevage 
est  le  but,  l'industrie  prend  un  essor  rapide  et  produit 
des  merveilles  inattendues.  C'est  alors  qu'on  la  voit 
renoncer  décidément  à  ses  procédés  habituels  pour  en 
adopter  de  nouveaux.  En  effet  jusque-là  c'est  en  grande 

maia  dans  le  cerveau  d^ua  mammifère ,  est-ce  que  ce  sout  les  cellules 
mêmes  qui  ont  reçu  la  perception  qui  s'en  souviennent?  ne  sont-elles  pas 
elles  aussi  remplacées  au  bout  d*un  certain  temps? 

(1)V.  Hartmann  :  «  Les  soins  que  l'instinct  maternel  apporte  au  déve- 
loppement du  petit  jusqu'au  moment  où  il  pourra  se  suffire  à  lui-même 
sont  différents  par  la  forme,  mais  non  au  foud,  de  la  formation  de  rem« 
bryon  au  sciu  de  la  mère.  »  Ex  :  Marsupiaux,  etc.  {Phii,  de  V Inconscient , 
vol.  I,  p.  236.) 


3%i  iîOCîtSÉS  DOXeSIIQCES  KiTBUELLES 

pirtie  à  la  subitance  mèm?  de  lear  corps  que  les  ani- 
maux inférieurs  ont  emprunté  la  matière  de  leurs  abris 
et  de  leurs  engins.  L'abri  Q*était  qa*on  prolongement 
de  l'organisme  dont  il  était  issu  ;  l'engin,  comme  celui 
de  l'araignée,  n'était  qu  une  extension  de  Tanimal  qui 
en  occupe  le  centre.  Si  nous  examinons  au  contraire 
les  produits  de  T industrie  sociale  nous  les  trouvons 
construits  as'ec  des  matériaux  de  plus  en  plus  étran- 
gers à  la  substance  de  rouvrier,  élaborés  extérieure- 
ment par  des  moyens  de  plus  en  plus  exclusivement 
mécaniques.  Il  en  résulte  que  le  corps  vivant  n'est 
plus  aussi  directement  intéressé  à  la  conservation  de 
Tœuvre,  qu'il  peut  presque  indéfîniment  en  varier  la 
3lructure,  la  réparer  et  la  reconstruire,  bref  qu'au  lieu 
d'être  un  organe  elle  tend  à  devenir  un  instrument. 
Tel  était  le  résultat  inévitable  dj  la  vie  de  relation  qui^ 
essentiellement  transitive  et  impliquant  une  commu- 
nication entre  plusieurs  êtres  séparés,  devait  néces- 
sairement soulever  la  matière  extérieure  et  l'organiser 
suivant  les  fins  de  la  vie.  Mais  devons-nous  considérer 
SOS  eiïets  comme  entièrement  différents  do  ceux  de  la 
vie  physiologi(iae?  11  semble  que  non,  si  on  pense  aux 
transitions  insensibles  quiunissent  le  travail  inconscient 
([ui  produit  l'organe  au  travail  conscient  qui  produit 
rinstrumcnt.  A  vrai  dire  le  gâteau  de  cire  où  sont  les 
larves  d'abeilles  attendant  leur  nourriture  quotidienne, 
(îxloriour  il  est  vrai  à  chaque  individu  de  la  ruche,  est 
intérieur  à  la  société  tout  entière,  en  tant  qu'elle  forme 
connue  nous  venons  de  le  voir  une  conscience  unique, 
une  individualilé  collective.  Une  fonction  commune  est 
en  (luelque  sorte  Tàme  de  la  ruche  ;  un  appareil  com- 


INDUSTRIE  355 

mun  est  en  quelque  sorte  son  corps:  l'un  n'est  que  la 
traduction  matérielle  de  Tautre,  et  l'instrument  raconte 
la  fonction  aussi  fidèlement  que  l'organe.  On  peut  même 
aller  plus  loin  et  soutenir  que  l'instrument  est  organe, 
dans  le  sens  plein  du  mot,car  la  fonction  qu'il  est  dostiné 
à  servir,  fonction  vitale  pour  la  communauté,  subit 
toutes  les  altérations,  profite  de  tous  les  accroissements 
que  les  circonstances  lui  apportent.  La  domestication 
masque  cette  vérité  pour  les  abeilles  ;  elle  reste  facile- 
ment vérifiable  en  ce  qui  concerne  l'appareil  d'élevage 
des  fourmis.  En  résumé  l'industrie  n'est  donc  que  l'éla- 
boration de  l'organisme  social  et,  comme  tout  organis- 
me, elle  est  l'expression  exacte  de  la  fonction  ;  elle  est  la 
fonction  visible.  L'art  nous  apparaît  de  ce  point  de  vue 
dans  le  règne  animal  comme  une  extension  de  la  vie, 

0 

et  Tun  et  l'autre  doivent  être  régis  par  les  mêmes  lois. 
Une  seule  différence  essentielle  distingueleurs  œuvres; 
elle  résulte  de  ce  que  les  œuvres  de  l'un  sont  le  produit 
d'une  intelligence  plus  ou  moins  consciente,  tandis  que 
les  œuvres  de  l'autre  sont  le  produit  d'une  force  incon- 
sciente, bien  qu'il  y  ait  sans  doute  encore  quelque 
intelligence  en  elle.  Cette  différence,  la  voici  :  l'organe, 
comme  par  exemple  la  coquille  du  Mollusque,  le  four- 
reau delaSerpule,le  tégument  de  l'insecte,  est  composé 

d'éléments  matériels  dont  le  nombre  comme  l'arran- 

• 

gement  est  indéterminé,  ou  plutôt  indéterminable  (ce 
qui  revient  au  même  pour  nous)  ;  —  et  c'est  ce  qui 
faisait  dire  à  Leibnilz  que  toute  matière  vivante  enve- 
loppe un  infini  actuel,  —  tandis  que  l'instrument  est 
composé  de  parties  en  nombre  défini  dont  Tagence- 
mentpeut  être  compris  dans  un  système  limité  dldées. 


356  SOCIÉTÉS  DOSfESriQUES  MATERIELLES 

Seulement  cette  différence  s'évanouit  a  mesure  que  le 
microscope  aidé  du  calcul  nous  découvre  la  formule 
des  structures  organiques  les  plus  délicates. 

Examinons  maintenant  une  à  une  les  sociétés  sur 
lesquelles  nous  venons  d'émettre  les  considérations 
générales  qui  précèdent;  nous  le  ferons  brièvement, 
car  notre  but  est  plutôt  de  les  interpréter  que  de  les 
faire  connaître,  et  nous  nous  contenterons  d'attirer 
l'attention  chemin  faisant  sur  les  faits  les  plus  propres 
à  élucider  la  théorie. 

Il  est  difficile  de  fixer  le  rang  que  doivent  occuper 
les  unes  par  rapport  aux  autres  les  sociétés  d'hymé- 
noptères ;  elles  ne  forment  pas  une  série  linéaire,  mais 
des  séries  divergentes  douées  d'attributions  malai- 
sément comparables.  Nous  rencontrons  d'abord  les 
Anthophores  qui  vivent  à  côté  les  unes  des  autres  sans 
entretenir  aucun  commerce  entre  elles.  L'observateur 
qui  les  étudie  n'a  à  redouter  que  celle  qu'il  moleste. 
Viennent  ensuite  les  Andrénides  (genres  Halictes  et 
Panurge)  que  Ton  rencontre  quelquefois  seules,  quel- 
«luefois  établies  au  nombre  de  8  à  10  dans  un  même 
nid,  pourvu  d'une  entrée  unique.  L'entrée  seule  est- 
elle  commune,  ou  bien  lenidrest-il  aussi?  est-il  édifié 
en  commun?  c'est  ce  qu'on  ignore.  Reconnaissons,  en 
tous  cas,  que  les  deux  dispositions  sont  voisines  et  que 
Tune  peut  aisément  conduire  à  Tautre  desinsectes  dont 
le  genre  de  vie  ne  suscite,  entre  les  divers  individus, 
(juc  de  rares  occasions  de  rivalité.  Immédiatement 
après  se  présentent  les  espùces  à  neutres  qu'on  peut 
considérer,  pourétablir  entre  lesfuits  un  lien  théorique, 


GUÊPES  âS7 

comme  constituées  par  des  femelles  nidifiant  en  com- 
mun chez  la  plupart  desquelles  les  organes  sexuels  se 
seraient  atrophiés  (1),  mais  qui  auraient  gardé  leurs 
habitudes  d'architectes  et  de  nourrices.  Deux  séries 
commencent  ici  à  diverger,  celle  des  Apiens  et  celle 
des  Vespides.  Cette  dernière  paraît,  dans  son  ensem- 
ble, un  peu  inférieure  à  Tautre,  caria  division  du  tra- 
vail y  est  portée  moins  loin,  et  en  Europe,  les  sociétés 
sont  moins  durables,  elles  ne  vivent  qu'un  an.  En 
revanche,  le  nid  est  généralement  d'une  architecture 
plus  complexe,  bien  que  les  Mélipones,  qui  sont  des 
Apiens,  suspendent  aussi  leurs  nids  aux  arbres  et  les 
entourent  aussi  d'une  enveloppe.  Quoi  qu'il  en  soit, 
commençons  par  les  Vespides. 

Les  sociétés  de  Polistes  construisent  un  nid  dépourvu 
d'enveloppe,  comprennent  un  petit  nombre  d'ouvrières 
(15  à  20)  et  ne  durent  qu'un  an.  Le  miel  qu'eHes  pro- 
duisent ne  parait  pas  servir.  Cependant  elles  ne  se 
bornent  pas  à  la  fabrication  de  ce  nid  en  forme  de  coupe 
que  Ton  voit  fréquemment  attaché  aux  plantes  ;  quel- 
ques-unes, observées  à  Dijon  par  M.  Rouget  (2),  éta- 
blissent leur  demeure  dans  l'intervalle  des  laves,  sur 
les  toits  des  murs  de  clôture,  obtenant  ainsi  un  abri 
plus  sûr  et  plus  chaud;  elles  sont  aussi  plus  nom- 
breuses et  plus  actives;  d'autres,  observées  également 
à  Dijon  par  le  même  naturaliste,  ont  eu  la  pensée  d'uti- 
liser pour  leur  nid  de  vieilles  timbales  et  des  cafetières 

(1)  Cette  atrophie  a  pu  proyenir  soit  de  la  rareté  des  mâles,  soit  de 
l'impossibilité  de  nourrir  la  progéniture  de  tant  de  femelles  fécondes 
réunies,  etc. 

(2)  Mémoires  de  l' Académie  de  Dijon,  1872-73,  Coléoptères  parasites 
des  Vespides. 

23 


l>ç>ssaé>srs,  jetb££  {.d^TBii  ks  îrT.Tfôaikes,  habitudes  qui 
ufAA  éU  r€^i:i4»cîtrée§  nulle  po^rt  ailleurs,  variatioDs 
touîcrs  IjO^  ic  l'iikftiiict.  De  Lk^  îi:us  passons  natu- 
rdiecù^rut  à  la  fois  aux  guêpes  qui  fi>iil  leur  uid  dans 
la  terre  eu  reu^îrou-ai^t  de  iLoosie.  les  unes  normale- 
meot  (l'etpa  luljarut.  les  autres  accideutellement 
(  V.  crabro  et  Vapa  fyheitriêi,  et  à  celles  qui  le  sus- 
peudeut;  soit  aux  arfcres«  soit  au  Lord  des  toits  et  le 
garautissseDt  également  d'une  couche  papyracée.  Cer- 
tains Polisles  joignent  un  second  rang  au  premier ,  les 
guêpes  font  ordinairement  ainsi,  liant  (complication 
nouvelle;  les  rayons  l'un  à  Tautre  par  des  piliers  qui 
les  consolident.  L'enveloppe  des  nids  terrestres,  d'à* 
bord  simple,  devient  elle-même  plus  complexe  à 
mesure  que  la  colonie  augmente,  et  se  compose  de 
plusieurs  couches.  La  division  du  travail  est  poussée 
assez  loin  dans  les  sociétés  des  guêpes  frelons  (Vespa 
crabro)  qui  nous  montrent  pour  la  première  fois  cer- 
tains individus  occupés  exclusivement  à  veiller  pour 
le  salut  commun.  Le  nid  est  gardé  par  des  sentinelles 
qui  veillent  aux  abords,  rentrent  lors  du  danger  et  aver- 
tissent les  guêpes  qui  sortent  en  colère  et  piquent  les 
agresseurs.  Nous  verrons  ce  fait  se  reproduire  doré- 
navant dans  toutes  les  sociétés  organisées.  Examinons- 
le  un  instant  ainsi  que  d'autres  particularités  oiTertes 
par  les  mœurs  des  Vespides. 

Première  question  :  comment  les  sentinelles  peuvent- 
elles  avertir  leurs  compagnesde  la  présence  d'un  enne- 
mi? Disposent-elles  donc  d'un  langage  assez  précis 
pour  communiquer  des  renseignements?  On  ne  voit 
pas  les  guêpes  se  servir  de  leurs  antennes  pour  se 


GUÊPES  3S9 

communiquer  leurs  impressions  d'une  manière  aussi 
délicate  que  les  fourmis;  mais,  dans  le  cas  donné,  tout 
langage  précis  leur  est,  comme  on  va  le  voir,  inutile.  Il 
suffit,  pour  Texplication  du  fait,  que  nous  concevions 
comment  une  émotion  d'alarme  et  de  colère  se  com- 
munique d'unindividuàrautre.  Chaque  individu,  remué 
soudain  par  cette  impressioji  rapide,  s'élancera  au 
dehors  et  suivra  l'élan  général;  il  se  précipitera  môme 
sur  la  première  personne  venue,  de  préférence  sur 
celle  qui  fuit.  Tous  les  animaux  sont  entraînés  par 
l'aspect  du  mouvement.  Il  ne  reste  donc  plus  qu'à  dire 
comment  les  émotions  se  communiquent  à  toute  la 
masse.  Par  le  seul  spectacle,  répondons-nous,  d'un 
individu  irrité.  C'est  une  loi  universelle  dans  tout  le 
domaine  de  la  vie  intelligente,  que  la  représentation 
d'un  état  émotionnel  provoque  la  naissance  de  ce 
même  état  chez  celui  qui  en  est  le  témoin.  Au-dessous 
des  régions  où  commence  l'intelligence,  il  faut  que  les 
circonstances  extérieures  agissent  isolément  sur  chaque 
individu  d'une  manière  simultanée  pour  qu'il  y  ait 
accord  dans  les  impressions,  ressenties  ;  mais,  dès  que 
la  représentation  est  possible,  il  suffit  qu'un  seul  soit 
ébranlé  par  les  circonstances  extérieures  pour  que 
tous  le  soient  également  presque  aussitôt.  En  effet, 
Tindividu  alarmé  manifeste  extérieurement  son  état  de 
conscience  d'une  manière  énergique;  la  guêpe,  par 
exemple,  bourdonne  d'une  manière  significative  cor- 
respondant chez  elle  à  un  état  de  colère  et  d'inquiétude  ; 
les  autres  guêpes  l'entendent  et  se  représentent  ce 
bruit  :  mais  elles  ne  peilvent  se  le  représenter  sans  que 
les  fibres  nerveuses  qui,  chez  elles,  le  produisent  d'or- 


3G0  SOCIÉTÉS  DOMESTIQUES  MATERNELLES 

dinaire,  ne  soient  plus  ou  moins  excitées.  Ccstun  fait 
psychologique  facile  à  observer  chez  les  animaux  supé- 
rieurs que  toute  représentation  d'un  acte  eptraine  un 
commencement  d'exécution  de  cet  acle  ;  la  chèvre  à 
<iui  on  présente  un  morceau  de  sucre,  le  cliien  à  qui  on 
présente  un  morceau  de  viande,  se  lèchent  les  lèvres 
et  salivent  aussi  abondamment  que  s'ils  l'avaient  dans 
la  bouche.  L'enfant  et  le  sauvage  miment  la  scène  qu'ils 
racontent.  Et  M.  Chevreul  a  montré  qu'en  l'état  de  repos 
parfait  il  suffit  qu'un  homme  adulte,  un  savant,  d'es- 
prit rassis,  ait  l'idée  d'un  mouvement  possible  de  son 
bras  pour  que  ce  mouvement  commence  à  s'effectuer, 
même  à  son  insu.  Nous  ne  pensons  pas  seulement  avec 
notre  cerveau,  mais  avec  tout  notre  système  nerveux, 
et  l'image,  envahissant  d'emblée,  avec  le  sens  qui  per- 
çoit, les  organes  qui  correspondent  d'ordinaire  à  la 
perception,  y  provoque  inévitablement  des  mouve- 
ments appropriés  qu'un  contre-ordre  énergique  peut 
seul  parvenir  à  suspendre.  Plus  la  concentration  de  la 
pensée  est  faible,  plus  les  mouvements  nés  de  cette 
sorte  suivent  impétueusement  leur  cours.  Nos  guêpes 
voyant  l'une  des  leurs  entrer  dans  le  nid,  puis  en 
sortir  d'un  vol  rapide,  seront  donc  elles-mêmes  tirées 
au  dehors,  et  au  bruit  produit  par  elle,  leur  bourdon- 
nement répondra  à  l'unisson.  De  là  une  effervescence 
générale  de  tous  les  membres  de  la  société.  Et  celte 
agitation  ne  sera  pas  un  vain  semblant  de  colère  ; 
Tctat  émotionnel  suit  les  actes  qui  rexprinient,  alors 
même  (jue  ces  actes  sont  des  démonstrations  toutes 
fictives.  De  même  que  Thomme  qui  tient  un  fleuret  dans 
un  assaut  courtois  s'anime  au  jeu  et  éprouve  quelque 


GUÊPES  361 

chose  des  sentiments  qu'il  aurait  dans  une  véritable 
lutte,  de  mêrae  que  le  sujet  magnétisé  passe  par  tous 
les  états  correspondant  aux  postures  qu'on  lui  fait 
prendre,  s' enorgueillissant  quand  on  le  dresse,  s^humi- 
iiant  quand  on  l'accroupit,  de  naôme  les  animaux 
éprouvent  rapidement  les  émotions  dont  ils  repro- 
duisent les  signes  extérieurs.  Le  singe,  le  chat,  le  chien 
en  viennent  vite,  en  simulant  le  combat  dans  leurs 
jeux,  à  une  véritable  colère,  tant  il  y  a  de  connexion 
entre  les  acteset  les  attitudes  qui  expriment  d'ordinaire 
un  état  de  conscience  et  cet  état  de  conscience  lui- 
même,  tant  ces  deux  moitiés  d'un  seul  et  même  phé- 
nomène s'engendrent  facilement  Tune  l'autre.  Les 
guêpes  seront  donc  toutes  au  bout  d'un  instant,  non 
seulement  agitées  et  bruyantes,  mais  véritablement 
irritées. 

J'ajoute  que  cette  colère  croîtra  avec  leur  nombre. 
Les  effets  du  nombre  sur  les  êtres  vivants  sont  très 
singuliers.  On  sait  maintenant  que  l'homme  isolé  ne 
sent  ni  ne  pense  comme  le  même  homme  transporté 
au  sein  d'une  foule  ;  et  c'est  une  observation  souvent 
répétée  par  un  célèbre  critique  qu'authéâtre  la  réunion 
seule  des  spectateurs  les  rend  tout  autres  qu'ils  ne 
seraient  chacun  en  leur  particulier.  Examinons  ce  qui 
se  passe  dans  une  assemblée  devant  laquelle  parle  un 
orateur.  Je  suppose  que  l'émotion  ressentie  par  lui 
puisse  être  représentée  par  le  chiffre  10  et  qu'aux  pre- 
mières paroles,  au  premier  éclat  de  son  éloquence,  il 
en  communique  au  moins  la  moitié  à  chacun  de  ses 
auditeurs  quiserontSOO,  si  vous  le  voulez  bien.  Chacun 
réagira  par  des  applaudissements  ou  par  un  redouble- 


362  SOCIÉTÉS  DOMESTIQUES  MATERNELLES 

ment  d'attention  ;  il  y  aura  dans  Tattitude  de  chacun 
je  ne  sais  quoi  de  tendu,  de  tragique,  et  l'ensemble  de 
ces  attitudes  soudainement  manifestées  produira  ce 
qu'on  appelle  dans  les  comptes  rendus  un  mouvement 
(sensation).  Mais  ce  mouvement  sera  ressenti  par  tous 
à  la  fois,  car  l'auditeur  n'est  pas  moins  préoccupé  de 
l'auditoire  que  de  l'orateur  et  son  imagination  est  sou- 
dainement envahie  par  le  spectacle  de  ces  trois  cents 
personnes  frappées  d'émotion  :  spectacle  qui  ne  peut 
manquer  de  produire  en  lui,  d'après  la  loi  énoncée 
tout  à  l'heure,  une  émotion  réelle.  Admettons  qu'il  ne 
ressente  que  la  moitié  de  cette  émotion  et  voyons  le 
résultat.  La  secousse  ressentie  par  lui  sera  représentée 
non  plus  par  5,  mais  par  la  moitié  de  5  multipliée  par  300, 
c'est-à-dire  par  750.  Que  si  on  applique  la  même  loi 
à  celui  qui  est  debout  et  parle  au  milieu  de  cette  foule 
silencieuse,  ce  ne  sera  pas  le  chiffre  de  750  qui  expri- 
merasonagitationintérieure, mais  300fois-j-,  puisqu'il 
est  le  foyer  où  toute  celte  foule  profondément  remuée 
renvoie  les  impressions  qu'il  lui  communique.  C'est  ce 
qui  fait  que  tant  d'orateurs  encore  mal  aguerris  sont 
arrêtés  à  leur  premier  élan,  précisément  par  le  succès 
de  leur  parole  ;  l'effet  qu'ils  produisent  revient  à  eux 
tellement  accru  qu'ils  en  sont  pour  ainsi  dire  accablés. 
Mais,  quand  l'orateur  réussit  à  vaincre  son  émotion  et 
réagit  sur  la  foule,  on  voit  quelle  répercussion  de  chocs 
électriques  doit  s'établir  entre  lui  et  son  auditoire  et 
comment  l'un  et  l'autre  sont  en  quelques  instants  em- 
portés bien  au  delà  de  leur  diapason  moral  accoutumé. 
Il  en  est  do  même  dans  une  réunion  quelconque  d'ê- 
tres sentants,  quels  qu'ils  soient  ;  non  seulement  l'émo- 


GUÊPES  363 

lion  d'un  seul  se  communique  à  tous,  mais  encore,  plus 
Tagglomération  est  considérable,  plus  rémoliori  com- 
mune croît  en  intensité.  Seulement,  ce  n'est  que  dans 
des  cas  fort  rares  que  la  communication  s'établit  ainsi 
de  tous  à  un  seul  et  présente  ce  caractère  de  concen- 
tration organique.  La  plupart  du  temps  le  concours  est 
tumultueux,  en  sorte  qu'une  grande  partie  des  émo- 
tions, faute  d'être  visibles  à  tous  dans  leurs  effets,  res- 
tent sans  écho.  Dans  ces  cas,  qui  sont  les  plus  fréquents, 
rintensité  de  l'émotion  n'offre  plus  le  même  rapport 
avec  le  nombre  des  assistants,  l'accélération  des  mou- 
vements passionnés  est  beaucoup  moins  rapide.  Mais 
la  loi  générale  n'en  subsiste  pas  moins.  Les  observa- 
tions de  M.  A.  Forel  en  sont  une  vérification  éclatante. 
«  Le  courage  de  toute  fourmi,  écrit-il  (page  249),  aug- 
mente chez  la  même  forme  en  raison  directe  de  la 
quantité  de  compagnes  ou  amies  qu'elle  sait  avoir  et 
diminue  en  raison  directe  de  l'isolement  plus  grand  où 
elle  se  trouve  de  ses  compagnes.  Chaque  habitant 
d'une  fourmilière  très  peuplée  est  beaucoup  plus  hardi 
qu'une  ouvrière  exactement  semblable  d'une  très 
petite  peuplade.  La  même  ouvrière>  qui  se  fera  tuer 
dix  fois  lorsqu'elle  est  entourée  de  ses  compagnes,  se 
montrera  extrêmement  timide,  évitantle  moindre  dan- 
ger, même  une  fourmi  beaucoup  plus  faible  qu'elle, 
lorsqu'elle  sera  isolée,  à  vingt  mètres  de  son  nid.  » 
C'est  par  le  même  principe  que  s'expliquent  les  faits 
relatés  par  M.  Rouget  au  sujet  des  Vespides.  Plus  les 
frelons  qu'il  a  observés  étaient  nombreux,  plus  il  les  a 
trouvés  irritables.  L'ensemble  de  ces  remarques  fera 
comprendre  comment  les  sentinelles  peuvent  commu- 


364  SOCIÉTÉS  DOMBSTIQDBS  MATBRNEUES 

niquer  à  toute  la  société  des  frelons  non  seulement 
leur  agitation  y  mais  l'irritation  dont  elles  sont  transpor- 
tées, et  comment  en  peu  d'instants  la  colère  de  tous  ces 
animaux  une  fois  avertis  peut  prendre  des  proportions 
redoutables. 

Mais  il  reste  à  savoir  de  qui  ces  sentinelles  tiennent 
leur  fonction.  Voilà  uçi  partage  d'attributions  remar- 
quable. Quelle  en  est  Torigine,  et  quelle  est  l'origine 
en  général  des  différenciations  jusqu'ici  opérées  dans 
l'organisation  des  sociétés  maternelles?  Il  est  très  pro- 
bable qu'elles  sont  toutes  spontanées.  Nul  ordre  n*est 
transmis  de  la  mère  aux  ouvrières.  Celles-ci  prennent 
chacune  la  tâche  qui  leur  parait  le  plus  utile  à  tous  et 
le  plus  agréable  à  elles-mêmes.  Le  concours  a  son  point 
de  départ  dans  l'initiative  absolue  de  chaque  individu. 
Nous  voyons  se  dessiner  ici  plus  nettement  la  loi  que 
nous  n'avions  fait  qu'entrevoir  en  examinant  la  forma- 
tion du  cormus  d'Ascidies.  Toute  société  est  formée  par 
épigénèse,  c'est-à-dire  par  apparition  successive  et 
adjonction  spontanée  de  chacune  de  ses  parties.  La 
mère  ne  fait  dans  le  cas  présent  que  produire  les  élé- 
ments matériels  de  la  société;  ce  n'est  qu'ensuite  que 
ces  éléments  se  différencient  et  se  groupent  de  ma- 
nière à  produire  un  organisme.  Une  société  est  donc 
toujours  le   produit  de   sa  propre  activité;  elle  se 
fait  ensuite  elle-même  et  suscite  les  énergies   qui 
concourent  à  sa  formation;   tout  organisme  suit  la 
même  loi. 

Les  sociétés  de  guêpes  ne  durent  qu'un  an  dans  nos 
pays;  cependant  M.  Blanchard  assure  que  les  gros 
nids  ne  cessent  pas,  même  pendant  l'hiver,  d'être  ha- 


GUÊPES  365 

biles  par  un  certain  nombre  d'ouvrières  (4)  ;  et  Lacor- 
(laire  a  observé  à  Cayenne  des  sociétés  qui  durent 
plusieurs  années,  par  où  l'on  voit  que  ce  qui  arrête  le 
développement  de  celles  de  nos  pays,  ce  n'est  pas  l'in- 
suffisance de  leur  structure  mais  le  froid  de  nos  hivers. 
Les  nids  de  ces  guêpes  exotiques  témoignent  aussi 
d'une  industrie  bien  supérieure  à  celle  des'nôtres,  cor- 
rélative à  la  durée  supérieure  de  leur  existence.  C'est 
que  l'économie  de  leur  organisation  permet  aux  guêpes, 
en  général,  d'atteindre  dans  des  circonstances  favora- 
bles le  même  développement  social  que  les  abeilles. 
Elle  est  fondée  en  effet  sur  un  principe  déjà  fort  élevé  : 
la  délégation  de  la  fonction  commune  à  un  seul  indi- 
vidu. Une  seule  guêpe  ayant  gardé  la  fécondité,  toutes 
les  autres  (dont  le  nombre  va  jusqu'à  vingt  et  vingt- 
cinq  mille),  font  concourir  leur  activité  au  service  de 
la  sienne,  en  sorte  qu  elle  est  le  centre  visible  de  la 
société  tout  entière.  Nous  avons  Vu  qu'une  telle  délé- 
gation d'une  fonction  essentielle  est  la  condition  de 
tout  progrès  social.  La  mère  personnifie  l'individualité 
collective  formée  par  le  concours  de  ces  milliers  d'in- 
dividus; «  lorsque  la  femelle  fondatrice  vient,  dit 
M.  Rouget,  à  être  tuée  ou  à  périr  au  dehors  par  acci- 
dent, la  colonie  diminue  rapidement,  et  ses  habitants, 
qui  perdent  alors  unS  grande  partie  de  leur  activité, 
disparaissent  peu  de  temps  après  Téclosion  des  der- 
nières nymphes  renfermées  dans  les  cellules  »  (Op. 
cit.,  p.  180). 
Les  Bourdons,  les  Mélipones  et  les  Abeilles  mar- 

(1)  M.  Rougel  Die  formellement  que  cela  soit  possible. 


366  SOCIÉTÉS  D03il£STIQOBS  MATBRXBLLBS 

quent  trois  phases  progressives  d*uQ  même  plan  social. 
De  même  que  les  Vespides  inférieurs  sont  moins  nom- 
breux, que  leur  industrie  est  moins  complète  et  leur 
union  moins  capable  de  durée,  de  môme  les  Bourdons 
ne  s'élèvent  guère  en  moyenne  au-delà  du  nombre  de 
deux  cents  individus  qui  construisent  des  loges  isolées 
ou  grossièrement  agglomérées  et  périssent  tous  au 
bout  d'un  an^  sauf  les  femelles  fécondées.  Les  abeilles 
ont  en  général  la  même  organisation  sociale  que  les 
guêpes  ;  mais  soit  qu'elles  aient  été  mieux  observées, 
soit  qu'en  effet  elles  soient  supérieures,  elles  doivent 
aux  particularités  suivantes  un  rang  certainement  plus 
élevé  dans  nos  classifications. 

1"  Premièrement,  on  a  remarqué  chez  les  abeilles 
un  degré  de  division  du  travail  dont  les  Vespides  n'of- 
frent pas  d'exemple,  du  moins  à  en  croire  le  silence 
des  études  les  plus  complètes.  Non  seulement  en  effet 
des  sentinelles  gardent  l'entrée  de  la  ruche  (Huber, 
vol.  II,  p.  413),  mais  les  ouvrières  se  distinguent  en 
deux  classes,  les  cirières  et  les  nourrices,  dont  les 
premières  se  chargent  spécialement  de  la  construction, 
les  secondes  de  l'élevage.  On  ne  sait  jusqu'ici  si  les 
individus  composant  ces  deux  groupes  adoptent  ces 
deux  genres  de  travaux  successivement,  en  sorte  que 
la  même  abeille,  d'abord  nournce,  devienne  ensuite 
cirière,  ou  si  les  divers  individus  gardent  toute  leur 
vie  la  môme  fonction  une  fois  adoptée.  La  première  de 
ces  hypothèses  ne  parait  devoir  être  accueillie  qu  avec 
défiance. 

.  2^  Secondement,  la  mère  n*est  pas,  dans  la  ruche, 
unique  dès  l'origine,  elle  le  devient  par  son  triomphe 


ABEILLES  367 

sur  des  rivales,  et  ce  triomphe  ne  peut  être  obtenu  que 
par  une  certaine  sélection.  La  femelle  la  plils  vigou- 
reuse, la  plus  adroite,  la  plus  tôt  apparue  a  des  chan- 
ces de  l'emporter  sur  ses  rivales.  Ce  fait  est  encore 
une  preuve  du  caractère  spontané  de  toute  organisa- 
tion. Nul  pouvoir  central  n'existe  encore  qui  provoque 
ce  combat  pour  Futilité  générale  ;  les  femelles  s'y  li- 
vrent d'elles-mêmes,  poussées  par  un  mobile  qui  leur 
est  propre,  j'allais  dire  personnel,  la  jalousie  (Huber, 
V.  I,  p.  4G8).  Parla  elles  servent  d'une  manière  pres- 
que consciente  leur  intérêt  particulier,  et  d'une  manière 
absolument  inconsciente  l'intérêt  de  la  société.  C'est 
de  môme  spontanément  que  les  ouvrières  exécutent 
tous  leurs  travaux.  Loin  de  recevoir  les  ordres  décolles 
qu'on  a  appelées  les  reines,  elles  exercent  souvent  une 
sorte  de  pression  sur  leurs  actes,  soit  quand  celles-ci 
sont  molles  au  combat,  soit  quand  elles  veulent  indû- 
ment détruire  les  nymphes  prêtes  à  éclore.  En  toutes 
choses  ces  mêmes  ouvrières  ont  l'initiative ,  dans  le 

• 

choix  d'un  emplacement,  dans  la  construction  des 
cellules;  dans  l'élevage  des  larves,  dans  le  massacre 
des  màles,  jusque  dans  la  fixation  de  l'heure  ou  les 
jeunes  femelles  fécondes  peuvent  sortir  de  leurs  cel- 
lules. SinguUer  État  en  vérité  que  celui  où  il  n'y  a  pas 
Tombre  de  gouvernement!  L'amour  maternel,  égale- 
ment fort  chez  toutes  les  ouvrières,  et  l'intérêt  person- 
nel, tels  sont  les  deux  mobiles  (le  second  subordonné 
au  premier)  qui  obtiennent  sans  aucune  contrainte  de 
ces  milliers  d'individus  la  plus  harmonieuse  conspira- 
tion. 11  résulte  de  ces  remarques  deux  choses,  l'une 
que  le  consensus  social  est  obtenu  de  plus  en  plus  à 


308  SOCIÉitS  DOXESnQCBS  MiTBBNELLES 

mesure  qa  on  s^élève  dans  Téchelle  des  sociétés  par  la 
coopérafion  spontanée  des  individus,  en  sorte  que  Tor- 
ganisme  collectif  se  crée  lui-même  bien  plus  qu'il 
n'est  produit,  —  l'autre  que  cette  coopération  n'a  pas 
besoin  d'être  expressément  voulue  pour  être  efficace, 
car  ce  n'est  pas  le  seul  cas  où  la  prospérité  collective 
est  assurée  par  des  efforts  tentés  sinon  à  rencontre, 
du  moins  en  dehors  des  intérêts  communs. 

3*  Des  observations  nombreuses  ont  montré  que 
l'intelligence  a  une  part  considérable  dans  l'organisa- 
tion sociale  des  abeilles.  Des  idées,  ou  (si  le  mot  con- 
vient mieux)  des  représentations  sont  les  ressorts  de 
tous  ces  mouvements  concertés  dont  se  compose  la  vie 
d'une  ruche.  D'abord  il  est  certain  que  les  ouvrières 
se  connaissent  entre  elles  ;  un  jour  qu'il  était  né  dans 
une  ruche  observée  par  Huber  des  ouvrières  noirâtres, 
d'aspect  singulier,  elles  furent  toutes  massacrées  et 
leurs  corps  jetés  hors  de  la  ruche.  Ensuite  elles  con- 
naissent la  mère;  leur  en  donne-t-on  une  autre  dans 
les  premières  heures  qui  suivent  l'enlèvement  de  la 
première,  elles  lui  refusent  toute  coopération  et  l'é- 
touffent  sous  leur  masse.  Non  seulement  elles  la  con- 
naissent, mais  encore  elles  ne  cessent  d'avoir  son 
image  présente,  car  si  on  la  leur  ravit,  une  heure  n'est 
pas  écoulée  que  la  ruche  est  en  ébullition.  La  raison 
de  ce  trouble  est  que  d'ordinaire  la  mère  est  en  com- 
munication constante  par  ses  antennes  avec  un  grand 
nombre  d'ouvrières  et  que  celles-ci  à  leur  tour  tran- 
quillisent par  leur  attouchement  leurs  compagnes  plus 
éloignées.  La  société  tout  entière  se  sent  donc  pour 
ainsi  dire  dans  son  unité  de  moment  en  moment  ;  ce 


ABEILLES  369 

contact  vient-il  à  être  rompu,  la  source  de  ces  com- 
munications vient-elle  à  manquer,  c'est  en  vain  que  la 
femelle  féconde  sera  là  au  milieu  d'elles  ;  si  elle  ne 
peut  se  faire  comprendre  au  moyen  de  ses  antennes, 
le  désordre  est  jeté  rapidement  dans  la  foule  des  tra- 
vailleuses. Cette  communication  n'est  d'ailleurs  pas  la 
seule  qui  unisse  celles-ci  à  la  femelle  mère.  A  certains 
moments  la  mère  fait  entendre  comme  un  chant  par- 
ticulier ;  aussitôt  les  ouvrières  s'arrêtent,  restent  im- 
mobiles et  paraissent  frappées  de  stupeur.  C'est  encore 
une  représentation  de  qui  dépend  l'avenir  de  la  société 
quand,  la  mère  commençant  à  pondre  des  œufs  de 
mâles  et  annonçant  ainsi  son  départ  prochain,  les 
ouvrières  se  mettent  aussitôt  à  élargir  quelques  cel- 
lules pour  y  élever  les  femelles  qui  la  remplaceront. 
C'est  une  représentation  enfin  qui  détermine  le  départ 
d'un  essaim  après  que  la  vieille  mère  a  parcouru  en 
tous  sens  la  ruche  en  manière  d'avertissement.  Ainsi 
les  liens  qui  unissent  les  divers  membres  de  cette 
société  domestique  sont  ceux  d'une  connaissance  réci- 
proque et  d'une  espérance  commune  ;  bien  que  la  mère 
représente  l'unité  collective  et  que  la  fonction  sociale 
ait  en  elle  sa  personnification,  la  ruche  tout  entière 
n'en  forme  pas  moins  un  organisme  moral,  une  véri- 
table conscience  dont  la  mère  n'est  que  la  partie  pré- 
pondérante, «  ridée  directrice  ». 

4^  Le  rôle  considérable  attribué  à  l'intelligence  dans 
la  constitution  sociale  des  abeilles  fait  de  l'organisme 
qui  en  résulte  le  plus  souple,  le  mieux  résistant  que» 
nous  ayons  examiné  jusqu'ici.  L'organe  essentiel  vient • 
il  a  être  enlevé,  des  mesures  sont  prises  aussitôt  pour 


370  SOCIÉTÉS  DOMESTIQUES  MATERNELLES 

le  remplacer,  et,  pourvu  qu'il  y  ait  lieu  d'espérer  le 
succès,  quinze  jours  peuvent  s'écouler  avant  réclusion 
des  nymphes  «  royales  »  sans  que  le  découragement 
pénètre  dans  la  ruche.  La  vie  de  l'organisme  que  nous 
considérons  est  donc  suspendue  à  une  idée,  à  la  repré- 
sentation d'un  fait  à  venir;  quel  organisme  purement 
physiologique  serait  capable  de  franchir  ainsi  l'inter- 
valle qui  séparerait  la  suspension  de  sa  fonction  essen- 
tielle du  rétablissement  de  cette  fonction?  C'est  grâce 
à  de  telles  ressources  que  les  sociétés  d'abeilles  durent, 
même  dans  nos  pays,  en  quelque  sorte  indéfiniment» 
tandis  que  celles  des  guêpes  ne  vivent  qu'une  année. 
L'essaimage  dépend  lui  aussi  de  cette  faculté  de  revi- 
viscence et  il  assure  à  l'espèce  des  chances  éminem- 
ment favorables  dans  le  combat  pour  la  vie.  On  sait 
que  les  sociétés  de  guêpes  en  sont  incapables. 

En  résumé,  les  sociétés  d'abeilles  offrent,  par  rap- 
port à  ces  dernières,  une  organisation  sociale  à  la  fois 
plus  concentrée  et  plus  différenciée,  plus  individuelle 
par  conséquent,  plus  cohérente  et  plus  durable.  Les 
fourmis  présentent  un  type  social  très  différent  quoi- 
que appartenant  au  même  groupe.  Examinons-le  briè- 
vement. 

La  grande  différence  entre  la  fourmilière  et  la  ru- 
che, c'est  que  celle-ci  ne  contient  jamais  qu'une  mère 
fécondée  et  pondant,  tandis  que  celle-là  en  contient 
fréquemment  plusieurs.  Les  mâles  restent  indifférents 
aux  travaux  de  la  société,  et  les  neutres  sont  encore 
ici  des  femelles  stériles  ;  mais  l'organe  maternel  fécond 
n'est  plus  unique;  lui-même  est  sinon  différencié,  du 
moins  multiplié  en  plusieurs  individus,  d'ailleurs  pou 


FOURMIS  371 

nombreux  par  rapport  aux  ouvrières.  Les  ouvrières 
ont  ici  une  importance  croissante  :  les  ouvrières,  c'est- 
à-dire  la  partie  intelligente  et  agissante  de  la  société. 
Les  femelles,  s'il  faut  en  croire  M.  A.  Forel,  auraient, 
dans  la  fondation  d'une  colonie,  une  part  beaucoup 
moins  active  que  celle  qu'on  leur  attribue  d'ordinaire. 
On  croit  généralement,  en  effet,  qu'elles  s'arrêtent 
dans  quelque  coin  propice,  s'arrachent  les  ailes,  se 
font  un  nid,  y  pondent  ety  soignent  elles-mêmes  leur 
progéniture.  Suivant  cet  exact  observateur,  une  fe- 
melle serait  incapable,  à  elle  seule,  de  suffire  à  l'éle- 
vage des  larves  ;  elle  réussit,  il  est  vrai,  à  creuser  une 
petite  galerie  pour  y  déposer  ses  œufs,  mais  elle  ne  peut 
aller  plus  loin  et  ne  laisse  point  de  postérité.  Un  seul 
animal  ne  peut  exécuter  les  travaux  multiples  et  si- 
multanés que  suppose  l'élevage  d'un  certain  nombre 
de  larves  (M.  Forel,  op.  cit.,  p.  253).  Tout  l'avenir, 
comme  la  naissance  même  d'une  fourmilière,  dépend 
donc  des  ouvrières  ;  bien  que  les  femelles  fécondes  se 
mêlent  quelquefois  à  leurs  travaux,  c'est  sur  ces  fe- 
melles stériles  que  tout  repose,  puisque  si  elles  ne  re- 
tenaient pas  les  femelles  fécondes  la  communauté 
périrait.  A  parler  comme  Rousseau,  un  certain  arti- 
fice se  superpose  donc  ici  à  la  «  nature  ».  La  fonction 
reproductive  se  subordonne  à  la  vie  de  relation.  L'ac- 
tivité intelligente  prend  de  plus  en  plus  le  rang  de  fin, 
la  fonction  physiologique  celui  de  moyen. 

Mais  si  cette  multiplicité  des  mères  dans  une  société 
ne  fait  pas  descendre  les  fourmis  au-dessous  des  so- 
ciétés d'abeilles,  fautil  y  voir  un  caractère  assez  im- 
portant pour  que  la  société  où  il  se  manifeste  mérite  le 


372  SOCIÉTÉS  DOMESTIQUES  MATERNELLES 

nom  d'Etat?  (1)  M.  JîBger,  naturaliste  allemand,  divise 
à  pou  près  comme  nous  Pavons  fait  —  et  cette  coïnci- 
dence nous  est  précieuse  —  les  groupes  permanents 
d'êtres  vivants  en  trois  ordres.  L'individu  collectif, 
formé  d'éléments  anatomiques  continus,  pour  lequel 
nous  avons  proposé  le  nom  de  blastodème,  il  l'appelle, 
avec  Hîekel,  bion.  Il  voit,. comme  nous,  dans  la  fa- 
mille, l'individualité  collective  secondaire;  elle  est 
formée  de  bions  j  suivant  son  degré  de  concentration, 
il  la  divise  en  famille  acéphale  et  en  famille  céphalée. 
Enfin,  l'individualité  collective  tertiaire, /brm^e  des /o- 
milles,  est  l'Etat.  Elle  est  caractérisée  par  une  division 
du  travail  souvent  assez  avancée  pour  entraîner  des 
différences  morphologiques  ;  elle  comporte  différents 
métiers.  Selon  lui,  les  sociétés  d'abeilles  et  de  fourmis  i 
constituent  de  véritables  Etats.  Nous  ne  pouvons  nous 
ranger  à  cet  avis.  La  ruche  n'est  évidemment  compo- 
sée que  d'une  seule  famille,  puisqu'il  n'y  a  qu'une  seule 
mère.  Quant  aux  fourmilières,  bien  qu'il  y  ait  plusieurs 
mères,  et  que,  par  ce  fait,  le  type  essentiel  de  la  famille 
soit  nécessairement  modifié,  comme  les  œufspondus 
par  ces  mères  multiples  y  sont  soignés  et  les  larves 
([ui  en  proviennent  élevées  indifiéremment  par  toutes 
les  femelles  stériles,  comme  entre  les  femelles  fécon- 
des et  les  mâles  il  n'y  a  pas  de  société  conjugale  per- 
manente, comme  enfin  il  y  a  dans  beaucoup  de  sociétés 

'1)  V.  Maur.  Girard,  Métamorphoses,  p.  174  :  «Nous  avons  la  manie 
i]*dlTubler  les  animaux  de  dos  gouverocmeuts.  La  rucbe  n'est  ni  une 
monarchie ,  ni  nue  république ,  c'est  une  communauté  de  trois  sortes 
d'individus  d'une  utilité  forcée  pour  la  reproduction  et  chez  qui  tous  les 
instants  de  l'existence  concourent  à  ce  but  avec  la  plus  parfaite  concor- 
dance harmonique,  o 


FOURMIS  373 

domestiques  des  différences  morphologiques  tout  aussi 
grandes  entre  le  mâle  et  la  femelle  qu'entre  les  neu- 
tres et  les  individus  sexués,  nous  nô  pouvons  recon- 
naître en  elles  des  sociétés  politiques.  Elles  ne  forment 
qu'une  seule  famille,  bien  que  monstrueuse  en  ses  pro- 
portions, et  par  conséquent  n'atteignent  pas,  d'après  la 
définition  même  de  M.  Jaeger,  le  troisième  degré  de  l'é- 
volution sociale.  Autrement,  il  faudra  donner  le  nom 
d'Etat  à  tous  les  groupes  permanents  où  il  y  a  plus 
d'une  femelle,  ce  qui  est  évidemment  contraire  aux 
habitudes  de  langage  et  de  pensée  les  mieux  établies. 
M.  Forel  a  trouvé  dans  le  Simplon  (page  257),  sous 
une  pierre,  une  cinquantaine  de  fourmis  femelles  fé- 
condées {Formica  rufa)  agglomérées  étroitement; 
ailleurs,  dans  le  Tessin,  à  Loco,  une  fourmilière  de 
Formica  fusca,  dont  une  moitié  se  composait  de  fe- 
melles aptères  et  l'autre  moitié  seulement  d'ouvrières. 
Faut-il  voir  dans  ce  double  fait  une  figure  de  ce  qui 
s'est  passé  à  l'origine  lorsque,  dans  un  groupe  nom- 
breux de  femelles,  la  division  du  travail  s'est  progres- 
sivement établie,  les  unes  gardant  la  faculté  reproduc- 
trice, les  autres  la  perdant  pour  devenir  plus  aptes 
aux  travaux  de  l'élevage?  C'est  ce  que  nous  ne  sau- 
rions affirmer.  Des  observations  ultérieures  sur  des 
faits  de  même  sorte  viendront  sans  doute  jeter  quelque 
lumière  sur  cette  question  si  obscure  des  origines. 
Quoi  qu'il  en  soit,  si  le  partage  des  attributions  mater- 
nelles entre  plusieurs  individus  met,  ce  semble,  la 
fourmiUère  au-dessous  de  la  ruche  quant  à  la  concen- 
tration organique,  les  fourmis  ont  sur  les  abeilles  un 
considérable  avantage  quant  à  la  souplesse  de  leur 

24 


374  SOCIÉTÉS  DOVESnQCES  VATCB^IBLLES 

organisation  sociale,  à  la  variété  de  leurs  traraux,  à 
rénergie  de  leur  coopération.  Leur  supériorité  est 
attestée  du  reste  par  le  jugement  le  plus  décisif  de 
tous  :  celui  du  combat.  En  Amérique,  les  fourmis  Elci- 
tones  attaquent  fréquemment,  au  témoignage  de  Bâ- 
tes (l)y  les  nids  de  guêpes  dont  Forganisation  est  la 
même  que  celle  des  abeilles,  et  malgré  une  défense 
furieuse,  emportent  leurs  œufs  et  leurs  larves  ;  la  vic- 
toire est  complète. 

Ce  qui  donne  aux  fourmis  cette  supériorité,  c'est 
qu'elles  ont  des  habitudes  terrestres.  L'assertion  peut 
sembler  paradoxale ,  mais  qu'on  songe  aux  avantages 
exceptionnels  qu'offre  pour  le  développement  des  fa- 
cultés intellectuelles  le  milieu  terrestre  comparé  au 
milieu  aérien.  Dans  Tair,  de  longues  routes  sans  acci- 
dent, des  courses  étourdies  loin  des  objets  réels,  une 
instabilité,  un  vagabondage,  un  oubli  sans  fin  des  cho- 
ses et  de  soi-même.  Sur  terre,  au  contraire,  pas  un 
mouvement  qui  ne  soit  un  contact  et  n'apporte  un  en- 
seignement précis,  pas  une  marche  qui  ne  laisse  ses 
souvenirs  ;  et  comme  les  courses  sont  limitées,  il  est 
inévitable  qu'une  partie  du  sol  occupé  se  peigne  avec 
ses  ressources  et  ses  dangers  dans  Timaginalion  de 
ranimai  qui  le  traverse  incessamment.  De  là  une  com- 
munication beaucoup  plus  directe  et  plus  étroite  avec 
le  monde  extérieur.  Mais  de  plus,  l'usage  de  la  matière 
est  beaucoup  plus  facile  à  l'animal  terrestre  qu'à  Tani- 

th  Cité  par  BlandiarJ,  H'iiue  des  Deux-Monfief ,  15  ool.  1875,  p.  809. 
Le  docteur  Morioe  affirme  qu'aurun  insecte  oe  peut  lutter  cootre  le« 
fourmis  reiioulables  qaM  a  observées  en  Cochinchine;  elle  sont  mattrc53e« 
de  Tarbre  qu*elled  ocoupeot.  lu  mammifère  attaché  '.j^iuge,  veau,  etc.] 
succombe  à  lemrs  morsures. 


FOURMIS  375 

mal  aérien.  Faut-il  construire?  Celui-ci  devra  sécréter 
comme  rabeille  la  matière  de  son  nid  ou,  comme  Ta- 
beille  encore  quand  elle  récolte  la  propolis,  comme  la 
guêpe  quand  elle  recueille  les  éléments  de  son  papier, 
Taller  chercher  au  loin.  L'animal  terrestre  a  près  de 
lui  les  matériaux  de  son  travail,  et  comme  ces  maté- 
riaux sont  variés,  son  architecture  pourra  Télre  aussi. 
C'est  donc  vraisemblablement  à  leur  habitat  que  les 
fourmis  doivent  leur  supériorité  sociale  et  industrielle. 
S'il  y  a  eu  une  fourmi  qui  la  première  a  eu  l'idée  de 
se  débarrasser  de  ses  ailes  en  les  tordant  pour  travail- 
ler plus  aisément  sur  le  sol,  elle  a  rendu  à  sa  race  un 
immortel  service.  Mais  il  n'est  pas  probable  que  les 
choses  se  soient  passées  ainsi,  pas  plus  dans  ce  cas  que 
dans  d'autres. 

Ce  sont  les  fourmis  qui  nous  fournissent  le  premier 
exemple  de  propriété.  Les  animaux  inférieurs  ne  pos- 
sèdent que  le  sol  qu'ils  occupent  ;  les  fourpais,  en  sil- 
lonnant incessamment  de  leurs  convois  un  vaste  ter- 
rain, se  l'approprient  sans  l'occuper  d'une  manière 
permanente.  Ce  terrain  est  leur,  parce  qu'elles  y  sont 
fixées  et  qu'elles  y  ont  leur  demeure.  La  propriété 
nous  apparaît  donc  d'abord  comme  un  effet  direct, 
puis  comme  une  extension  de  l'industrie.  Le  champ 
où  les  ouvrières  circulent  régulièrement  en  longues 
files  porte  en  quelque  sorte  l'empreinte  affaiblie  de 
l'organisation,  imprimée  si  nettement  sur  toutes  les 
parties  du  nid.  Ce  champ  est  un  instrument  à  l'usage 
des  fourmis,  comme  le  nid  lui-même,  quoique  à  un 
moindre  degré.  En  effet,  les  sentiers  battus  sont  la 
suite  des  galeries  et,  comme  les  galeries,  les  fourmis 


376  SOCIÉTÉS  DOMESTIQUES  MATERNELLES 

sont  prêtes  à  les  défendre  contre  les  incursions  étran- 
gères. Comme  les  différentes  parties  du  nid  communi- 
quent entre  elles,  de  même  un  courant  non  interrompu 
d'informations  unit  les  sentiers  à  la  fourmilière.  C'est 
ainsi  que  l'activité  animale  conquiert  le  sol  et  Tincor- 
pore  à  son  organisme.  Nous  étudierons  dans  la  suite  le 
développement  de  ce  fait  curieux  qui  se  présente  à 
nous  pour  la  première  fois. 

Tandis  que  les  guêpes  et  les  abeilles  des  différentes 
espèces  n'exécutent  qu'un  petit  nombre  de  travaux 
presque  toujours  semblables,  les  fourmis  appliquent 
leur  activité  d'une  manière  presque  indéfiniment  varia- 
ble à  toutes  les  circonstances  qui  se  présentent.  Les 
unes  creusent,  les  autres  sculptent,  les  autres  bâtissent^ 
les  autres  accumulent,  un  grand  nombre  chassent, 
quelques-unes  récoltent  et  emmagasinent  (4),  celles-ci 
sucent  le  suc  des  fleurs,  celles-là  broutent  leur  corolle, 
nous  les  voyons  ici  se  faire  esclavagistes,  là  élever  des 
pucerons,  et  tous  ces  actes  divers  sont  susceptibles  de 
modifications  sans  limites,  suivant  les  tendances  héri- 
tées et  les  circonstances  particulières.  Il  résulte  de 
cette  aptitude  de  leur  activité  à  varier  ses  effets  que  la 


(1)  Nous  D^dvoDs  pa3  voulu  parler  daiiâ  noire  première  étlition  de  c**i 
f  )urmiâ  agricoles  (agricuUural  anls)  qui,  disait-on,  sèmenl  clleâ-iU(>uies 
lt*5  graines  pour  eu  recoller  le  produit.  M.  Couk  les  a  récemmeut  ob:^r- 
vôes  au  Texas.  Elles  ne  sèment  pas  volouluiremcnt  les  graines;  on  pouvait 
ê'y  attendre.  En  les  allant  chercher  dans  les  environs,  elles  eu  laissent 
seulement  tomber  par  mégarde  un  certain  nombre.  Mais  voici  ce  cpril  y 
a  de  curieux  dans  leur  instinct  :  dès  que  les  jeunes  pousses  apparaissent 
mtMées  à  d'autres  végétaux,  elles  coupent  avec  leurs  mandibules,  tout  au- 
tour de  leur  nid,  toutes  les  autres  espèces  de  plantes,  ne  laissant  croître 
que  l'espèce  dont  elles  emmagasinent  les  graines.  Nous  devons  ces  dé- 
tails à  Tobligeaucc  de  M.  Forel ,  qui  les  lient  directement  de  l'obser- 
vateur. 


FOURMIS  377 

division  du  travail  doit  être,  dans  une  fourmilière  don- 
née,  poussée  beaucoup  plus  loin  que  dans  une  ruche. 
En  efiet,  on  pourrait,  en  examinant  une  fourmilière  au 
travail, déterminer  plusieurs  catégories  de  travailleuses; 
mais(et  c'est  là  le  propre  d'un  organisme  élevé) la  divi- 
sion du  travail  n'a  rien  de  rigide  et  n'entraîne  des 
modifications  organiques  que  chez  un  nombre  d'espè- 
ces relativement  restreint.  M.  Forel,  corrigeant  Lacor- 
daire,  montre  que,  parmi  les  fourmilières  indigènes, 
une  très  petite  proportion  présente  la  différenciation 
morphologique  en  quatre  sortes  d'individus  :  mâles, 
femelles,  ouvrières  et  soldats.  Il  ne  Ta  observée  que 
chez  la  P/ieidoZepusîZZa.  Mais  il  assure  que  ces  soldats 
n'exercent  qu'une   action  individuelle  et  ne  jouent 
jamais  le  rôle  de  chefs.  <(  Huber,  dit-il,  a  déjà  montré 
que  les  fourmis  n'ont  jamais  de  chefs,  et  que  même  les 
Formica  fuscaj  auxiliaires  des  Polyergusrufescens^  ne 
subissent  pas  la  moindre  contrainte.  Je  ne  puis  que 
confirmer  son  opinion  ;  je  n'ai  jamais  vu  une  fourmi 
jouer  envers  ses  semblables  un  rôle  prééminent  » 
(page  355).  Il  est  vrai  que  Lacordaire,  après  Lund, 
assure  avoir  vu  de  ses  yeux  les  soldats  des  Ecitones  se 
comporter  à  la  Guyane  et  au  Brésil  en  véritables  offi- 
ciers dans  une  marche  en  colonne  de  ces  fourmis 
{Introd.,  t.  II,  p.  499).  Cela  suffit  pour  étabUr  que  la 
société  des  fourmis  peut  atteindre  une  différenciation 
morphologique  aussi  marquée  que  la  société  d'abeilles 
(car  cette  différenciation  est  plus  marquée  que  celle 
des  ouvrières  d'une  ruche  en  cirières  et  en  nourrices), 
sans  cependant  qu'on  puisse  en  inférer  la  supériorité 
des  premières,  vu  le  peu  de  généraUté  du  fait. 


378  SOCIÉTÉS  DOUBSnQUES  HATERNELLES 

Un  autre  fait,  bien  connu  maintenant,  nous  parait 
autoriser  cette  conclusion  ;  c'est  Taptitude  des  fourmis 
à  se  soumettre  comme  on  dit  des  esclaves.  On  va  voir 
que  la  différenciation  obtenue  ainsi  et  le  partage  d'at- 
tributions qui  en  résulte  dépassent  de  beaucoup  les 
faits  d'ordre  analogue  observés  chez  les  abeilles,  et 
placent  à  ce  point  de  vue  les  fourmis  bien  au-dessus 
d'elles. 

Mais  nous  devons  nous  arrêter  un  instant  sur  ce  fuit 
pour  lui  donner  sa  véritable  signification  sociologique. 
Ce  ne  sont  pas,  en  effet,  des  esclaves  que  s'adjoignent 
les  fourmis  Pohjergusrufescens  et  Formica  sanguinea. 
«  Les  P.  rufescens,  dit  M.  Forel  (p.  308),  sont,  comme 
Hubcr  Ta  montré,  dans  une  dépendance  absolue  de 
leurs  auxiliaires.  Ils  ne  savent  ni  maçonner,  ni  soigner 
leurs  larves,  ni  même  manger  cnx-mànes.  »  S'il  y  a 
des  tentatives  de  contrainte  exercées  par  les  unes  sur 
les  autres,  c'est  par  des  fourmis  conquises  sur  leurs 
conquérantes  et  non  par  celles-ci  sur  celles-là.  Nous 
avons  vu  nous-même  certaines  amazones  rentrant  à 
vide  d'une  expédition,  mal  accueillies  et  houspillées 
par  des  ouvrières  noir  cendrées  ;  Huber  avait  constaté 
le  fait  (p.  21  i).  M.  Forel  raconte  qu'au  premier  départ 
de  Tannée  C4  juillet)  les  amazones  furent  tiraillées  pai* 
les  Fusca  et  même  que  celles-ci  couraient  après  leurs 
compagnes  de  l'autre  espèce,  puis  les  chargeaient  sur 
leur  dos  et  les  ramenaient  â  la  fourmilière  commune. 
Nées  en  cette  saison  même,  elles  n'avaient  jamais  vu 
d'expédition  et  ramenaient  ainsi  au  niJ  celles  qu'elles 
prenaient  pour  des  fugitives  (p.  311  ).  Le  même  obser- 
vateur a  vu  aussi  les  mêmes  Fusca  pendant  des  jour- 


FOURMIS  379 

nées  de  grande  sécheresse,  importunées  des  sollicita- 
tions des  amazones  à  qui  elles  n'avaient  plus  rien  à  dé- 
gorger, se  jeter  sur  elles,  les  mordre  et  les  tirailler 
vivement  jusqu'à  ce  que  celles-ci  se  servissent  de  leurs 
terribles  mandibules.  Rien  de  tout  cela  ne  ressemble 
à  la  conduite  d'esclaves.  Il  est  donc  fâcheux  que  l'on 
se  soitservi,  cette  fois  comme  tant  d'autres,  d'un  terme 
poétique  pour  désigner  le  phénomène  au  lieu  de  cher- 
cher un  mot  scientifique  qui  en  exprime  la  véritable 
nature.  Eu  général,  ces  assimilations  des  faits  présentés 
par  l'animalité  inférieure  avec  les  faits  manifestés  par 
la  société  humaine  sont  périlleuses.  La  distance  entre 
les  mobiles  qui  déterminent  les  uns  et  les  autres  est  si 
énorme  que,  môme  lorsque  les  faits  revêtent  la  même 
apparence,  il  n'ont  pas  la  môme  nature.  A  plus  forte 
raison,  doit-on  se  garder  de  réunir  sous  une  même 
appellation  des  faits  aussi  dissemblables.  La  confusion 
des  termes  entraîne,  dans  de  tels  cas,  une  durable 
confusion  d'idées.  Il  nous  semble  donc  que  cette  mé- 
taphore qui  fait  de  l'une  des  deux  espèces  cohabitant 
dans  une  fourmilière  une  esclave  de  l'autre,  métaphore 
peut-être  inévitable  au  début  de  la  science  sociologi- 
que, doit  être  soigneusement  évitée. 

Reste  à  savoir  quelle  idée  nous  devons  concevoir 
du  fait  lui-même  et,  par  conséquent,  quel  nom  nous 
devons  lui  donner.  Si  nous  pouvions  remonter  à  son 
origine  nous  en  connaîtrions  la  nature.  Ici  encore  nous 
repoussons  le  hasard,  qui  n'est  cause  de  rien.  Ce  ne 
sont  pas,  d'ailleurs,  des  possibilités  indéterminées  qu'il 
convient  à  la  science  d'invoquer,  mais  des  vraisem- 
blances positives,  tirées  de  faits  réels,  aussi  analogues 


380  SOCIÉTÉS  DOMESTIQUES  MATERNELLES 

que  possible  au  fait  inexpliqué.  Or  M.  Fore!  a  noté  un 
certain  nombre  de  cas  qui  nous  conduisent  bien  près 
de  l'établissement  d'une  fourmilière  où  deux  espèces 
hostiles  servent  chacune  la  communauté  suivant  son 
génie.  «Croirait-on,  dit-il  (p.  371),  que  des  espèces  de 
fourmis  fort  différentes,  ennemies  naturelles,  et  qui  à 
l'ordinaire  vivent  en  fourmilières  simples,  des  fourmis 
chez  lesquelles  on  n'a  jamais  observé  d'instincts  escla- 
vagistes se  trouvent  dans  certains  cas  fort  rares  former 
entre  elles  des  fourmilières  mixtes  ?»  Et  il  cite  cinq 
observations  décisives  par  lesquelles  une  union  intinoe 
a  été  constatée  entre  des  Formica  exsecta  et  des  F. 
fuscay  entre  des  Tapinoma  et  des  BolriomyrmeXy 
entre  des  F.  fusca  et  des  F.  truncicola^  entre  des  F. 
prateiisis  y  enfin  y  et  encore  d'autres  F.  fusca.  Ces  obser- 
vations prouvent  déjà  que  le  fait  d'annexion  n'est  pas 
exclusivement  propre  à  une  ou  deux  espèces,  qu'il 
n*est  pas  chez  elle  un  attribut  natif  et  pour  ainsi  dire 
fatal,  bref  qu'il  ne  résulte  pas  d'un  instinct  spécifique 
immuable  (1),  mais  qu'il  se  produit  çà  et  là  sur  Tinvi- 
tationdes  circonstances  dans  des  fourmilières  quelcon- 
ques. Quelles  sont  les  circonstances  où  peut  naître 
une  telle  habitude?  Il  y  en  a  plusieurs.  En  vertu  de  la 
loi  qui  veut  que  Tanimosité  des  combattants  soit  pro- 
portionnée à  leur  nombre,  les  individus  des  espèces 
les  plus  hostiles,  réduits  à  un  petit  groupe,  s'allient  et 
travaillent  en  commun.  M.  Forel  a  retiré  du  milieu  de 


(I)  n  II  y  a  des  F.  sanguinea  qni  n'ont  pas  d'esclaves  du  tout  et  êlèvonl 
elU»ji-mt>me^  leur?  larves.»  ;Forf.l,  p.  359.}..  Ailleurs  :  «j*ai  vu  an  col  de 
Mallojffid  des  fourmilièreâ  sanguiftea  sans  esclaves  et  d*dutres  qui  eo 
avaient  beaucoup.  •» 


FOURMIS  381 

deux  armées  de  F.  pratensis^  engagées  dans  une  mê- 
lée ardente,  sept  individus,  dont  quatre  d'un  camp  et 
trois  de  Fautre  :  mises  dans  un  bocal,  elle  se  traitèrent 
amicalement  (page  269).  Donc,  première. circonstance 
favorable  :  réduction  de  deux  fourmilières  ou  de  deux 
fractions  de  fourmilières  à  un  petit  nombre  ;  en  voici 
une  seconde.  On  sait  que  des  espèces  sont  très  friandes 
des  cocons  d'autres  espèces.  Les  Formica  sanguinea 
mangent  avidement  des  cocons  de  F.  fiisca  et  de  F. 
ruftbarbis.,.  Lorsqu'on  donne  à  des  F.pratensis  ou  ex- 
secta  des  cocons  de  F.  fusca,  elles  les  mangent  toujours. 
Enfin  les  cocons  de  ces  mêmes  F.  pralensis  sont  un 
mets  de  choix  pour  les  Sanguinea.  Or  les  espèces  qui 
forment  pour  la  plupart  (1)  des  fourmilières  mixtes 
sont  précisément  celles-là,  c'est-à-dire  celles  qui  man- 
gent les  cocons  avec  celles  dont  les  cocons  sont  man- 
gés. L'expérience  a  du  reste  été  faite  et  a  parfaitement 
réussi.  Des  Sanguinea^  ayant  déjà  noué  une  alliance 
avec  des  Rufibarbis  ou  des  Fusca  et  à  qui  M.  Forel  a 
offert  des  cocons  de  F.  pratensis,  tantôt  les  ont  mangés, 
tantôt  les  ont  fait  éclore  pour  s'allier  avec  les  produits, 
tantôt  en  ont  mangé  une  partie  et  ont  élevé  l'autre 
(p.  321).  Il  est  démontré  par  cette  expérience  que  les 
fourmilières  qui  pUlent  les  cocons  des  fourmilières 
voisines  pour  les  manger  ont  pu,  si  elles  y  ont  trouvé 


(1)  Nou9  di30D3  pour  la  plupart;  la  vérilé  nous  oblige  à  recoonallrc 
quMl  y  a  certaines  fourmilières  mixtes  où  l'espèce  paresseuse  est  ac- 
tuellement incppable  de  piller  Tautre  (Forel);  par  exemple  celles  qui 
sont  composées  de  Tetramorium  et  de  Stronyyloguathus,  Les  neutres  de 
Tespèce  paresseuse  (les  itrongylognathus)  sont  en  train  de  disparaître. 
Il  y  aurait  là  comme  uue  dégénérescence  sociale  résultant  du  parasi- 
tisme U^jà  fort  ancien. 


382  SOCIÉTÉS  DOMESTIQUES  MATERNELLES 

un  avantage  et  l'ont  compris,  les  piller  pour  les  faire 
éclore.  Il  faut  remarquer  en  effet  que  les  fourmis  dites 
esclavagistes  devaient  nécessairement,  au  moment  où 
elles  ont  commencé  à  le  devenir,  élever  leurs  larves  et 
délivrer  elles-mêmes  leurs  nymphes  de  leurs  cocons  : 
le  sentiment  maternel  était  donc  en  elles  très  déve- 
loppéy  et  il  est  difficile  de  croire  qu'en  présence  des 
cocons  pillés  comme  un  aliment,  ce  sentiment  n'ait  pas 
lutté  contre  la  faim.  On  n'a  plus  dès  lors  à  se  mettre  en 
grands  frais  d'imagination  pour  deviner  dans  quel  cas 
il  a  triomphé.  Mais  voici  une  troisième  et  une  qua- 
trième circonstances  non  moins  favorables  que  les  pré- 
cédentes à  la  naissance  des  fourmillières  mixtes.  Deux 
fourmilières  ennemies  (F.  sangninea  et  pralensis)  en- 
levées subitement  de  leurs  nids  bouleversés  et  mises 
dans  un  même  sac,  y  restent  une  heure;  après  ce 
temps  on  les  fait  descendre  dans  un  appareil.  11  y  a 
des  morts  qui  indiquent  comment  l'heure  a  été  em- 
ployée ;  mais  les  survivants^  après  quelques  tiraille- 
ments et  quelques  démonstrations  hostiles,  prennent 
le  parti  de  déménager  ensemble  leurs  cocons  dans  le 
logement  qu'on  leur  offre.  L'alUance  est  définitivement 
scellée  (page  279).  Les  situations  désespérées  sont 
donc  propices  aux  alliances  inattendues.  Les  fourmis 
qui  viennent  d'éclore,  d'autre  part,  apprennent  d'abord 
les  travaux  domestiques  et  le  soin  des  larves  ;  elles 
n'arrivent  que  plus  tard  à  distinguer  un  ami  d'un  en- 
nemi et  à  se  conduire  en  conséquence.  M.  Forela  dis- 
posé une  expérience  pour  démontrer  le  fait;  elle  est 
concluante.  En  confiant  des  cocons  de  diverses  espèces 
à  déjeunes  fourmis  également  de  diverses  espèces,  il 


FOURMIS  883 

eut,  dit-il,  le  plaisir  de  voir  naître  sous  ses  yeux  une 
fourmilière  on  ne  peut  plus  artificielle,  composée  de 
cinq  espèces  vivant  toutes  dans  la  meilleure  intelli- 
gence (page  262).  Par  conséquent,  si  le  fait  s'est  pré- 
senté dans  la  nature  une  fourmilière  mixte  a  pu  en 
résulter.  On  remarquera  qu'il  se  présente  quotidienne- 
ment dans  les  fourmilières  qui  pillent  pour  les  manger 
les  cocons  d'autres  fourmilières,  puisque  de  jeunes 
fourmis  y  sont  en  contact  avec  des  cocons  étrangers 
dont  elles  ne  savent  pas  la  provenance.  Le  lecteur 
choisira  entre  ces  diverses  sortes  de  circonstances  fa- 
vorables; la  question  est  de  savoir  laquelle  a  dû  le  plus 
souvent  naître  jlu  concours  des  événements.  Mais  quoi 
qu'on  en  puisse  penser,  on  voit  avec  clarté  par  quelle 
sorte  de  rapports  ont  pu  être  unies  les  fourmis  des 
différentes  espèces  que  les  circonstances  ont  amenées 
à  cohabiter.  Ces  rapports  ne  sont  pas  ceux  de  maî- 
tresses à  esclaves,  mais  ceux  de  nourrices  à  nourrices 
empressées  autour  d'une  même  mère  et  d'une  même 
progéniture.  Toutes,  aussitôt  réunies,  obéissent  à  leur 
penchant  maternel  et  se  mettent  à  soigner  les  larves  de 
la  communauté  avec  une  égale  sollicitude  ;  toutes 
s'empressent  de  dégorger  leur  miel  dans  la  bouche  de 
leurs  nouvelles  compagnes  ou  de  les  porter  sur  leur 
dos,  comme  elles  se  portent  entre  elles.  C'est  donc  bien 
une  association  qui  résulte  de  ces  mélanges  d^espèces. 
Une  nuance  légère  la  rapproche  de  la  domestication, 
puisque  la  contrainte  est  à  l'origine  ;  mais  ce  premier 
moment  passé,  —  alors  la  fourmi  n'est  pas  encore 
éclose,  —  il  y  a  incorporation  réciproque  des  deux 
familles.  Seulement  chacune  suit  ses  aptitudes  et  ap- 


384  SOCIÉTÉS  DOMESTIQUES  MATERNELLES 

porte  à  la  communauté  le  concours  le  plus  conforme  à 
sa  tendance  et  à  ses  moyens  naturels.  Les  guerrières 
deviennent  de  plus  en  plus  exclusivement  guerrières, 
les  autres  donnent  carrière  de  plus  en  plus  à  leurs 
goûts  pacifiques  et  vaquent  avec  une  préférence  de 
plus  en  plus  marquée  aux  travaux  intérieurs.  De  là  une 
division  du  travail  toute  spontanée  qui  devait  produire 
les  résultats  qui  sont  sous  nos  yeux. 

Ce  n'est  pas,  disions-nous  tout  à  l'heure,  la  différen- 
ciation des  formes,  mais  aussi  et  surtout  la  différen- 
ciation des  actes  et  des  fonctions  qui  atteste  la  supé- 
riorité d'un  organisme  social.  Or,  à  ce  point  de  vue,  le 
rôle  de  chaque  individu  est  chez  les  fourmis  des  plus 
frappants.  Il  faut,  pour  le  bien  comprendre,  les  observer 
soi-même  ou  lire  quelqu'un  de  ces  recueils  d'observa- 
tions minutieuses  auxquels  nous  empruntons  ici  tant 
de  faits  intéressants.  Dans  les  espèces   supérieures 
l'individu  développe  une  initiative  étonnante.  On  sait 
maintenant  comment  débutent  les  travaux,  les  expé- 
ditions ou  les  migrations  des  fourmis.  Il  n'y  a  pas  entre 
elles  la  moindre  trace  de  consultation  ni  de  résolution 
collective.  La  seule  éloquence  que  ces  animaux  aient 
à  leur  service,  c'est  l'éloquence  d'action  ;  je  veux  dire 
que,  quand  un  individu  désire  persuader  aux  autres  de 
Taider  dans  quelque  projet,  il  commence  simplement 
par  exécuter  lui-même  ce  projet  sous  leurs  yeux  après 
en  avoir  heurté  le  plus  grand  nombre  possible  pour 
attirer  leur  attention,  (le  fameux  langage  antennal,  sin* 
lequel  on  a  fait  tant  de  conjectures,  se  réduit  à  des 
différences  dans  la  manière  dont  se  rencontrent  deux 
corps  délicats  pourvus  de  nerfs  nombreux.  L'altouche- 


FOURMIS  385 

ment  léger  est  une  caresse  ou  une  prière  :  le  batte- 
ment est  un  avertissement  d'autant  plus  grave  qu'il 
est  plus  fort,  plus  pressé  qu'il  est  plus  rapide.  Avec 
cela  et  le  penchant  à  l'imitation  fondé  sur  les  raisons 
psycho -physiologiques  exposées  plus  haut,  on  peut 
expliquer  toutes  les  démarches  des  fourmis.  Nous 
avons  nommé  les  principales  :  examinons-les.  Une 
fourmi  veut-elle  émigrer?  l'habitude  où  elle  est  de 
vivre  avec  ses  compagnes  a  engendré  un  besoin  cor- 
respondant; elle  ne  peut  émigrer  seule.  Elle  va  donc 
auprès  des  autres  fourmis,  les  frappe  de  ses  antennes, 
et  part.  Refuse-t-on  de  la  suivre?  elle  recommence 
son  manège.  La  vue  du  mouvement,  avons-nous  dit, 
entraîne  le  mouvement;  une  ou  deux  la  suivent;  puis 
celles-ci  se  joignent  à  la  première  pour  déterminer 
les  autres  et  peu  à  peu  l'émigration  devient  générale. 
Au  besoin  on  porte  les  récalcitrantes  ;  c'est  un  moyen 
simple  à  l'usage  des  intelligences  obtuses  (M.  Forel, 
p.  333).  Du  reste  le  seul  exemple  est  presque  toujours 
compris.  Nous-mêmes  ne  .le  comprenons-nous  pas 
quand  un  chien  jappe  et  bondit  avec  insistance  dans 
la  même  direction,  regardant  alternativement  le  maître 
qu'il  appelle  et  le  point  où  il  veut  l'appeler?  Le  chat 
fait  de  même  ;  il  miaule  et  il  marche,  revenant  et  re- 
commençant jusqu'à  ce  qu'on  le  suive.  C'est  sur  des 
indications  semblables  qu'une  personne  dont  le  témoi- 
gnage est  pour  nous  absolument  certain  suivit  un  chat 
à  travers  un  long  corridor  et  une  cour  jusque  dans  une 
pièce  éloignée,  près  d'un  placard  qu'elle  ouvrit  et  où 
elle  trouva  au  milieu  d'une  abondante  fumée  des  Unges 
en  feu.  Rien  ne  s'oppose  à  ce  que  nous  accordions  aux 


38G  SOCIÉTÉS  DOMESTIQUES  MATERNELLES 

fourmis,  sauf  la  voi^,  le  même  mode  de  commmiication. 
Il  suffit  à  expliquer  les  migrations  ;  il  suffit  de  même 
à  expliquer  les  expéditions  des  Amazones  et  des  San-' 
guinea.  Faut-il  rendre  compte  de  l'assurance  avec  la- 
quelle l'armée  s'engage  dans  une  direction  qu'elle  n'a 
jamais  parcourue?  Plusieurs  observations  y  pourvoient 
^de  la  manière  la  plus  satisfaisante.  On  a  vu  maintes 
fois  des  amazones,  marchant  par  saccades,  à  l'aventure, 
explorer  les  environs  de  leur  fourmilière  en  assez  grand 
nombre  et,  à  plus  de  trente  pas  de  leur  nid,  inspecter 
les  retraites  des  F.  fusca  pour  en  trouver  les  ouver- 
tures (pages  308-321).  Que  ces  éclaireurs  spontanés 
veuillent  entraîner  le  soir  même  ou  le  lendemain  leurs 
compagnons  à  une  expédition  générale ,  rien  de  plus 
naturel.  Mais  dans  ce  cas,  la  rectitude  (d'ailleurs  sou- 
vent fort  imparfaite)  de  la  marche  collective  dépendra 
de  la  netteté  des  souvenirs  de  ces  éclaireurs.  Il  faut 
que  dans  certains  cas  les  souvenirs  ds  ces  éclaireurs 
soient  bien  précis,  car  les  armées  montrent  parfois  une 
très  ferme  résolution.  Nous  avons  vu  en  septem- 
bre 1872  une  forte  colonne  d'amazones  aller  en  droite 
ligne,  avec  de  très  courtes  hésitations,  jusqu'à  un  es- 
carpement de  sable  de  deux  mètres  au  moins  de  pro- 
fondeur qui  descendait  à  pic  d'abord,  puis  se  creusait 
au-dessous  en  une  assez  profonde  cavité.  Elle  était  â 
plus  de  dix  mètres  du  nid  et  nous  croyions  l'expédition 
manquée,  puisqu'elle  rencontrait  par  là  le  vide  devant 
elle,  quand  nous  vîmes  le  flot  continuer  sa  marche  vers 
l'escarpement  et  y  disparaître.  Descendant  nous-méme 
au  plus  vile,  nous  vîmes  l'armée  tout  entière  qui  se 
laissait  choir  en  pluie  de  toute  la  hauteur  de  cette  ter- 


FOURMIS  387 

rasse.  Le  saut  terminé,  elle  alla  encore  à  Vingt  mètres 
de  là  piller  un  nid  deFusca.  Puis  elle  revint  par  le  même 
chemin,  grimpant  Tescarpement  malgré  la  charge  et 
les  chutes.  Certes  il  fallait  que  le  chemin  fût  bien  connu 
de  quelques-unes  de  ces  fourmis  pour  qu'elles  déter- 
minassent la  troupe  à  de  pareilles  évolutions.  On  ob- 
jecte que  la  direction  ue  peut  être  donnée  par  une 
seule  amazone,  puisque  la  tète  de  la  colonne  est  au 
bout  de  quelque  temps  dépassée  et  forme  bientôt  la 
queue.  D'abord,  ce  n'est  pas  une  seule  amazone,  mais 
plusieurs  qui  entraînent  la  troupe.  Ensuite,  quand  l'im- 
pulsion donnée  par  l'une  d'elles  s'épuise,  en  admettant 
qu'il  n'y  en  ait  point  d'autres  capables  de  la  renouveler 
d'instant  en  instant,  une  hésitation  devra  se  produire 
à  la  tète  de  la  colonne,  et  c'est  ce  qui  arrive  en  effet 
très  fréquemment  ;  mais,  au  bout  d'un  certain  temps, 
le  mouvement  incessant  de  tête  en  queue  ramène  au 
premier  rang  les  éclaireurs  et  l'armée  reprend  sa  mar- 
che. Mais  comment  comprendre  que  les  explorateurs 
puissent  avertir  leurs  compagnes  qu'il  y  a  une  expé- 
dition à  tenter?  n'est-il  pas  nécessaire  d'admettre  ici 
une  résolution  prise  en  commun?  Pas  davantage.  Ici 
encore  une  observation  de  M.  Forel  tranche  la  difficuté. 
Il  suffit  d'admettre  une  trépidation  de  quelques-unes 
accompagnée  de  coup  d'antennes  et  suivie  de  départ 
pour  expliquer  Tirruption  de  l'armée  hors  du  nid  et 
son  ébranlement.  On  peut  en  effet  provoquer  ce  départ 
artificiellement  en  passant  simplement  le  doigt  au 
milieu  des  amazones  qui  errent  sur  le  nid.  L'émotion 
qui  se  répand  de  proche  en  proche  est  prise  pour  uu 
signal  d'expédition  :  tant  il  est  vrai  que  le  langage  des 


388  SOCIÉTÉS  DOMESTIQUES  MATERNELLES 

fourmis  consiste  bien  plutôt  en  impulsions  tactiles  de 
signification  très  générale  qu'en  signes  doués  d'un 
sens  précis.  Il  nous  reste  à  expliquer  par  ce  même 
principe  de  l'initiative  individuelle  suivie  d'imitation 
les  travaux  des  fourmis.  Nous  pouvons  présenter  sur 
ce  point  notre  propre  témoignage.  Nous  avons  vu  par 
une  nuit  d'été,  à  la  lumière  d'une  lampe,  la  fourmi  des 
jardins  exécuter  en  se  servant  de  brins  d'herbe  pour 
charpente  ses  délicates  constructions.  Y  a-t-il  un 
arceau  à  bâtir  sur  un  brin  d'herbe,  une  seule  des  tra- 
vailleuses commence  certainement  à  en  avoir  l'idée  ; 
toute  possédée  de  son  projet,  elle  apporte  activement 
les  grains  de  terre  pour  le  réaliser,  sans  prendre  garde 
qu'elle  les  enlève  parfois  aux  constructions  de  ses  voi- 
sines. Les  autres  n'accordent  d'abord  aucune  attention 
à  ce  qu'elle  fait.  Bientôt  cependant  une  fourmi 
inoccupée  qui  passe  se  joint  à  elle ,  puis  deux,  puis 
trois  :  évidemment  l'idée  a  été  comprise,  et  les  voilà  qui 
travaillent  ensemble,  déterminées  par  le  seul  exemple 
de  la  première  à  l'exécution  d'une  même  œuvre.  Les 
observations  des  deux  Huber  et  de  M.  Forel  ne  laissent 
sur  ce  point  aucun  doute.  C'est  ainsi  que  sont  accomplis 
tous  les  travaux  des  hyménoptères  vivant  en  société. 
Kst-ce  à  dire  que  les  imitateurs  du  mouvement  initial 
ne  modifient  pas  les  vues  de  finventeur  alors  qu'ils  s'y 
associent? Bien  au  contraire,  et  non  seulement  ils  doi- 
vent le  modifier,  mais  en  le  modifiant  ils  le  perfection- 
neront. Car  ils  ne  peuvent  le  comprendre  sans  le 
comprendre  à  leur  point  de  vue,  ni  combiner  leurs 
différents  points  de  vue  sans  que  la  meilleure  direc- 
tion possible  ne  soit  par  là  imprimée  à  leurs  edorls. 


FOURMIS  389 

L'intelligence,  bien  qu'on  ne  le  croie  pas  communé- 
ment, même  en  des  individus  différents,  est  susceptible 
d'addition  et  d'accumulation,  et  il  est  impossible  que 
chacune  des  pensées,  si  rudimentaîres  qu'on  les  sup- 
pose, d'une  grande  multitude  s'applique  aux  détails 
d'une  œuvre  collective  sans  apporter  dans  l'exécution  de 
ces  détails  des  variations  sans  nombre  et,  par  suite,  sans 
que  l'ensemble  n'en  profite.  C'est  ce  que  font  les  four- 
mis à  un  plus  haut  point  que  les  abeilles.  L'individu, 
chez  elles,  apporte  dans  la  construction  des  abris  une 
bien  plus  grande  liberté  de  conception  que  les  abeilles. 
Celles-ci,  l'imagination  attachée  à  une  forme  régulière, 
ne  savent  s!en  départir  qu'exceptionnellement  quand 
on  leur  suscite  des  obstacles  ;  et  encore  plus  dans  la 
position  que  dans  la  forme  des  alvéoles.  Les  fourmis 
sont  aflranchies,  pour  ainsi  dire,  de  toute  régularité  géo- 
métrique ;  elles  n'ont  pour  mobile  que  la  particularité 
des  circonstances,  et  c'est  ce  qui  fait  la  dignité  de  leur 
industrie.  C'est  par  cette  puissance  inventive  qu'elles 
ont  conquis  le  sol  sur  une  si  vaste  étendue,  car  partout 
où  h  culture  n'a  pas  pénétré  il  leur  appartient.  On  le 
voit,  pourvu  qu'on  accorde  aux  hyménoptères  sociaux 
un  peu  d'intelligence,  les  phénomènes  qu'ils  manifes- 
tent s'expliquent  sans  grande  difficulté.  Ils  n'ont  rien 
de  merveilleux.  Ils  ne  passent  pour  des  prodiges  qu'au- 
près de  ceux  qui  ôtent  à  ces  animaux  toute  faculté  de 
penser  ou  de  ceux  qui  leur  accordent  étourdiment 
autant  de  réflexion  qu'à  l'homme  même.  La  plupart 
de  ces  contempteurs  ou  de  ces  admirateurs  à  outrance 
n'ont  sans  doute  que  peu  observé  les  animaux  ou 
n'ont  que  peu  analysé  leurs  mobiles.  Plus  on  le  fait, 

25 


390  SOCIÉTÉS  DOMESTIQUES  MATEHNELLES 

plus  on  se  convainc  de  la  vérité  de  cette  sage  parole 
d'Huber  jeune  :  «  Ainsi  le  grand  secret  de  Tharmonie 
qu'on  admire  dans  ces  républiques  n'est  point  un  mé- 
canisme aussi  compliqué  qu'on  le  suppose  :  c'est  dans 
leur  affection  réciproque  qu'il  faut  lechercher  »(p.l38). 
Je  dirais  plutôt  dans  leur  commune  affection  pour  leurs 
larves,  et  j'ajouterais  (car  à  côté  de  la  fin  il  faut  indi- 
quer le  moyen)  dans  la  faible  dose  d'intelligence  indi- 
viduelle dont  jouissent  les  hyménoptères,  multipliée 
par  les  lois  d'imitation  et  d'accumulation  que  nous  avons 
invoquées. 

Si  la  division  du  travail  est  poussée  à  ce  point  dans 
les  fourmilières,  si  les  individus  qui  les  composent  y 
manifestent  ce  degré  d'initiative  personnelle,  l'individu 
total  qui  résulte  de  leur  concours  doit  offrir  une  con- 
centration énergique;  son  unité  sociale  doit  être  plus 
marquée  qu'aucune  de  celles  que  nous  avons  étudiées 
jusqu'ici,  malgré  le  nombre  considérable  de  ses  élé- 
ments intégrants  (1).  Cette  unité  se  révèle  dans  la 
forme  définie  du  dôme,  véritable  appareil  d'éclosion  et 
d'élevage,  dans  le  concert  des  travaux,  dans  la  solida- 
rité des  travailleurs,  dans  toutes  les  manifestations,  en 
un  mot,  de  la  vie  sociale,  mais  surtout  dans  l'opposi- 
tion de  chacune  des  familles  avec  les  familles  voisines, 
même  entre  fourmilières  de  la  mCme  espèce,  même 
entre  métropoles  et  colonies  (page  285).  La  conscience 
commune  est  une  conscience  fermée,  par  cela  même 


(I)  Voir  le  calcul,  flabli  sur  des* observations  po^ilivos,  «raiir^s  lequel 
M.  Forci,  qu'où  ne  trouve  nulle  part  enrlin  ;i  l'exaijrralion,  attribue  à  une 
fourmilière  de  F.  fimtensis  400,000  individu?,  p.  zcw. 


FOURMIS  391 

qu'elle  est  une  conscience  définie.  Il  faut  pour  l'enta- 
mer des  circonstances  exceptionnelles,  des  vicissitudes 
inouïes.  Certaines  fourmilières  sont  doubles,  en  ce  sens 
que  dans  l'épaisseur  même  des  parois  d'un  grand  nid 
vivent  de  petites  fourmis  qui  n'ont  avec  les  grosses  que 
des  rapports  d'inimitié;  le  voisinage  ne  fait  qu'exas- 
pérer les  haines.  Aucun  fait  ne  montre  mieux  cette 
vigueur  de  haine  que  le  suivant,  provoqué  par  M.  Forel 
dans  un  appareil;  deux  fourmilières  ayant  été  placées 
successivement  dans  cet  espace  resserré,  la  seconde 
assiégea  la  première,  bien  qu'elle  fût  de  la  môme  es- 
pèce (Tapinoma  erraticum),  avec  un  acharnement  qui 
n'eut  d'égal  que  l'acharnement  de  la  défense;  des  murs 
eu  terre  élevés  par  les  assiégés  furent  percés  par  les 
assiégeants,  puis  rétablis  plus  loin  et  de  nouveau  pé- 
nétrés pendant  un  mois  et  demi,  jusqu'à  ce  que,  l'ap- 
pareil ayant  été  exposé  au  soleil  de  mai,  les  assiégés, 
réduits  à  un  étroit  espace,  furent  forcés  dans  leurs  re- 
tranchements et  annexés  à  la  fourmilière  victorieuse. 
Ils  étaient  restés  un  mois  et  demi  sans  manger.  Que 
l'on  compare  cette  expérience  aux  perpétuels  mélanges 
de  ruches  que  raconte  Huber,  on  verra  que  l'énergie 
avec  laquelle  l'individualité  de  la  conscience  collective 
s'affirme  dans  l'une  et  dans  l'autre  famille  varie  consi- 
dérablement. 

Mais,  dira-t-on,  quelle  conscience  est-ce  donc  que 
celle  que  l'on  peut  scinder  en  deux  parties,  ou  annexer 
à  une  autre  conscience?  Qu'est-ce  qu'une  individua- 
lité qu'on  fractionne  ou  qu'on  augmente?  Ce  sont 
assurément,  répondrons-nous,  une  conscience  et  une 
individualité    inférieures,   mais  qui  ne  perdent  pas 


392  SOCIÉTÉS  DOMESTIQUES  MATEftNELLES 

cependant  leur  droit  à  porter  de  tels  noms.  La  trans- 
fusion du  sang  qui  rend  à  un  anémique  désespéré  l'a- 
bondance des  pensées  et  le  plein  sentiment  du  moi, 
alors  que  l'instant  d'avant  sa  conscience  s'évanouissait, 
à  peine  traversée  ça  et  là  de  pensées  rares  et  confuses, 
n'empêche  pas  plus  l'individualité  d'exister  que  ne  le 
fait  une  blessure  par  où  le  sang  s'échappe,  entraînant 
par  sa  perte  des  phénomènes  opposés  ;  l'unité  du  moi 
est  seulement  raftermie  dans  un  cas,  aiïaiblie  dans 
l'autre  cas.  Il  en  est  de  même  de  Tindividualité  sociale; 
elle  est,  elle  aussi,  susceptible  de  plus  ou  de  moins. 
Mais  une  conscience  aflaiblie  est  une  conscience  disper- 
sée. Il  ne  faut  donc  pas  s'étonner  de  trouver  dans  les 
régions  inférieures  de  l'échelle  des  sociétés  des  indivi- 
dualités collectives  dont  les  éléments  mal  liés  peuvent 
se  désagréger  et  s'adjoindre  à  des  touts  différents. 
Nous  verrons  bientôt  que  toutes  les  sociétés  n'ont  pas 
le  même  et  insuffisant  degré  de  concentration  :  il  en 
est  au  sommet  de  Téchellc  dont  les  éléments  ne  peu- 
vent se  désagréger  sans  périr  ni  sans  entraîner  la  perte 
de  Tensemble.  Deux  fœtus  peuvent,  dans  le  sein  de 
leur  mère,  se  fondre  en  un  seul;  mais  les  mêmes 
êtres  arrivés  à  l'état  adulte  restent  invinciblement 
séparés. 

Tout  est  relatif  :  malgré  cette  infériorité,  les  familles 
d'hyménoptères  nous  montrent  déjà  un  type  élevé  d'or- 
ganisation sociale,  si  on  envisage  le  point  de  départ  de 
la  série  tout  entière.  Deux  êtres  vivants  sont,  au  dé- 
but, une  proie  l'un  pour  l'autre,  rien  de  plus.  Ici  nous 
voyons  les  jeunes  soignés  avec  sollicitude  et  l'individu 
qui  transmet  la  vie  entouré  d'attentions  inquiètes  par 


TERMITES  393 

une  immense  multitude  d'individus  dénués  de  ce  pou- 
voir, mais  étroitement  unis  dans  un  même  sentiment 
d'amour  maternel.  Nous  trouvons  dans  de  telles  socié- 
tés des  preuves  de  dévouement,  aveugle  encore,  mais 
absolu.  Des  fourmis  malades  sont  portées  par  leurs 
compagnes  (M.  Forel,  p.  367).  A  côté  d'exécutions 
impitoyables,  on  voit  parfois  des  ennemis  affamés  se- 
courus en  dehors  du  feu  de  la  bataille  (Id.,  page  277). 
Des  affamées  de  quatre  jours  s'empressent  de  dégorger 
à  des  compagnes  de  jeûne  le  miel  qu'on  leur  offre,  et 
celles  qui  ont  reçu  ainsi  l'aumône  d'une  goutte  de  miel 
se  tournent  vers  les  autres  pour  leur  en  doiiner  leur 
part  (M.  Forel).  Quelque  chose  comme  de  la  bonté  et 
de  la  pitié  semble  donc  déjà  apparaître  ici.  Pour  re- 
trouver des  familles  offrant  des  traits  aussi  relevés, 
nous  devrons  remonter  pendant  longtemps  l'échelle  des 
formes  animales,  dès  que  nous  aurons  quitté  la  classe 
des  insectes.  La  série  qui  leur  succède  prend  naissance 
à  un  point  beaucoup  plus  bas  de  l'arbre  de  là  vie;  elle 
doit,  il  est  vrai,  monter  beaucoup  plus  haut. 

Mais  avant  de  quitter  la  classe  des  insectes,  disons 
un  mot  des  névroptères  sociaux,  les  Termites.  Ils  sont 
mal  connus.  Nous  ne  pouvons  affirmer  d'eux  que  trois 
particularités;  la  première  est  des  plus  étranges  et  de- 
meure inexpliquée  :  des  larves  aident  des  nymphes  à  se 
débarrasser  de  leur  peau  lors  de  l'éclosion  !  L'instinct 
maternel  paraît  ici  chez  des  neutres  avant  que  ceux-ci 
aient  revêtu  la  forme  adulte  !  La  seconde  leur  est  com- 
mune  avec  les  fourmis  Ecitones,  les  Alla  cephalotes, 
les  Pheidole  et  les  Colobopsis;  la  différenciation  mor- 


394  SOCIÉTÉS  DOMESTIQCES  yATEAXELLES 

pkologique  aboutit  chez  eux  à  la  création  de  quatre 
types  concourant  aux  travaux  de  la  communauté,  à 
savoir  :  1®  les  mâles  ;  2*  les  femelles  (il  y  en  a  de  deux 
tailles);  3^  les  ouvriers  (1);  4*  les  soldats.  La  troisième 
particularité  est  propre  aux  Termites  :  tandis  que  chez 
les  fourmis  les  efforts  sont  coordonnés,  chez  les  Termites 
ils  sont  subordonnés;  les  soldats  jouent,  suivant  le  té- 
moignage de  M.  de  Quatrefages,  le  rôle  de  chefs  et  de 
surveillants,  t  Je  les  voyais,  dit-il,  en  petit  nombre, 
mêlés  aux  ouvriers,  toujours  isolés  et  ne  travaillant 
jamais  eux-mêmes.  Par  moments,  ils  faisaient  avec  le 
corps  entier  une  sorte  de  trémoussement  et  frappaient 
le  sol  avec  leurs  pinces;  aussitôt,  tous  les  ouvriers 
voisins  exécutaient  le  même  mouvement  et  redou- 
blaient d'activité  »  {Souvenirs  rf'wn  naturalistey  vol.  II, 
p.  405).  Nous  renonçons  à  chercher  la  philosophie  de 
ces  faits,  puisque  l'ensemble  de  la  vie  des  Termites 
n  est  pas  suffisamment  exploré.  Nulle  synthèse  ne  peut 
avantageusement  précéder  Tanalyse  expérimentale. 
Contentons-nous  de  signaler  ce  qu'il  y  a  d'extraordi- 
naire à  voir  Tordre  le  plus  infime  des  insectes  offrir 
une  société  aussi  complexe  et  aussi  puissamment  or- 
ganisée. 

Jetons  enfin  un  coup  d'œil  sur  l'industrie  des  Ter- 
miles,  mais  en  la  comparant  à  celle  des  sociétés  qui 
nous  ont  paru  inférieures  à  la  leur.  Nous  pouvons  divi- 
ser les  habitations  des  insectes  sociaux  en  deux  grandes 
classes  :  les  édifices  suspendus  et  les  trous  creusés 


{\)  SU',  et  non  ouvrières.  Lea  neutrcà  sont  ioi  non  plus  des  femellett, 
nuiâ  dc-i  mûlcd  donl  les  organes  ont  subi  un  arrêt  de  d'veloppcmeDt. 


TERMITES  39S 

dans  le  bois  ou  la  terre.  Les  premiers  nous  montrent 
des  nids  peu  complexes,  ceux  des  Polistes,  puis  des 
nids  qui  le  sont  davantage,  ayant  une  enveloppe,  ceux 
des  frelons.  A  une  place  intermédiaire  entre  les  habi- 
tations aériennes  et  les  demeures  creusées,  nous  trou- 
vons les  guêpes  communes,  les  bourdons  et  les  abeil- 
les, dont  le  nid  est  caché  dans  la  terre  ou  dans  le  bois, 
mais  construit  avec  des  matériaux  apportés  d'ailleurs. 
Les  gâteaux  des  abeilles  n'offrent  que  deux  sortes  de 
cellules,  complication  à  laquelle  il  faut  ajouter  les 
portes  de  propolis,  organe  accidentel.  Vient  ensuite  la 
série  des  trous  proprement  dits.  Les  larves  de  plu- 
sieurs espèces  s'en  creusent  de  très  simples.  Les  Ody- 
nères,  à  demi  sociales,  ajoutent  à  leur  trou  un  tube 
extérieur.  Certaines  araignées  des  bords  de  la  Médi- 
terranée ferment  leur  trou  tapissé  avec  une  trappe  à 
charnière;  quelques-unes  dont  le  tube  est  recourbé, 
presque  bifurqué,  ajoutent  une  trappe  intérieure  à 
celle  qui  clôt  Torifice.  Les  courtilières  creusent  des 
galeries  souterraines  au  milieu  desquelles  s'étend  une 
chambre  d'incubation.  Les  fourmis  mineuses  ont,  avec 
de  nombreuses  galeries,  des  chambres  d'incubation  et 
savent  fermer  aii  besoin  les  ouvertures  de  leur  nid  avec 
de  la  terre  ou  les  défendre  par  des  entonnoirs  à  pa- 
rois croulantes.  Le  dôme  extérieur  est  une  complica- 
tion nouvelle,  il  sert  de  chambre  d'incubation  en  même 
temps  que  de  toit.  Au  dôme  extérieur  et  aux  galeries 
souterraines  peuvent  se  joindre,  chez  certaines  espèces, 
soit  des  chambres  d'approvisionnement  profondément 
cachées,  soit  des  chemins  couverts  «extérieurs  et  des 
pavillons  pour  la  conservation  des  Aphis.  Enfin,  la 


à96  S0CIÉT6S  DOMESTIQUES  MATERNELLES 

complication  semble  atteindre  son  summum  quand  ces 
travaux  essentiels  sont,  comme  dans  le  cas  cité  par 
M.  Forel(page  170)^  multipliés  sur  un  vaste  espace,  au 
nombre  de  vingt,  trente,  cent  nids  reliés  par  des 
galeries  entrecroisées.  Les  Termites  vont  pourtant 
plus  loin  ;  ils  construisent  d'énormes  demeures  où.  avec 
les  galeries  profondes  et  les  chemins  couverts,  avec  les 
chambres  d'incubation,  se  voit  une  chambre  de  ponte, 
séjour  de  la  femelle,  et  une  voûte  libre  qui  couronne 
le  tout,  destinée  sans  doute  à  rafraîchir  Tair  de  ce 
vaste  nid  (1).  On  le  voit,  cette  énumération  rapide  des 
œuvres  se  trouve  parallèle  à  l'énumération  des  socié- 
tés, et  confirme  la  loi  générale  que  nous  avons  indi- 
quée, à  savoir  que  dans  Téchelle  des  sociétés  la  per- 
fection de  rindustrie  correspond  à  la  perfection  de 
l'organisme. 

(1)  Voir,  sur  les  Termites,  II.  de  Qualrefages,  op.  ciL,  et  Armales  det 
Sciences  naturelles,  4«  série,  Zoologie,  t.  V,  1836;  —  Cb.  Lespés,  Organi- 
ialion  el  mœurs  du  Termite  lucifUje, 


MÊME  SECTION 

FONCTION  DE  REPRODUCTION   {Suite) 

CHAPITRE  III 

Société  domesUqae  paternelle  :  la  Famille  ohes  les  Poissons, 
les  Reptiles,  les  Oiseaux  et  les  BCammiféres. 


Accession  du  mÂle  dans  k  famille,  son  rdie  exclusif  d^abonl,  particu- 
lièrement chez  les  poissons;  tentative  d'explication  du  fait;  la  solution 
proposée  convient  également  à  Tamour  maternel;  conGrmation  de 
l'hypothèse.  —  Batraciens  et  Reptiles.  —  La  famille  chez  les  oiseaux  : 
les  variations  en  apparence  capricieuses  de  leurs  mœurs  rendent  les 
généralisations  périlleuses.  Oiseaux  polygames,  oiseaux  monogames. 
Pourquoi  le  mâle  revient  ou  séjourne  auprès  de  la  femelle  dans  les 
dififérents  cas;  solidarité  des  consciences  et  continuité  des  traditions 
dans  la  famille  d'oiseaux;  industrie  collective;  territoire;  comparaison 
de  la  famille  d'oiseaux  avec  celle  des  insectes.  —  Rôle  du  mâle  dans 
la  famille  des  mammifères;  les  monogames,  les  polygames;  valeur 
relative  des  deux  types;  de  l'industrie  des  mammifères;  elle  est  le 
plus  souvent  individuelle. 


L'accession  du  mâle  marque  une  phase  nouvelle 
dans  le  développement  de  la  société  domestique  chez 
les  animaux.  Cette  complication  commence  avec  l'em- 
branchement des  Vertébrés  et  dès  la  classe  des  Pois- 
sons on  en  trouve  de  curieux  exemples  ;  mais  elle  n'a 
pas  dès  l'abord  toute  la  signification  dont  elle  est  capa- 


398  SOCIÉTÉS  DOMESTIQUES  PATERNELLES 

bJe.  Le  mâle  en  effet,  en  entrant  dans  la  famille,  y 
joue  un  rôle  tellement  prépondérant  qu*il  vajusqu^à 
remplacer  la  femelle  dans  les  soins  donnés  à  la  progé- 
niture ;  de  cette  façon  son  apparition,  loin  d'introduire 
dans  l'organisme  social  reproducteur  une  plus  grande 
variété  de  fonctions,  lui  interdit  au  contraire  celle  qu'il 
avait  manifestée  chez  les  plus  élevés  des  Invertébrés, 
car  il  n'y  a  point  de  neutres  au-dessus  des  insectes. 
Réduit  à  un  individu  unique  qui  à  lui  seul  assure  par  sa 
sollicitude  l'avenir  des  jeunes  une  fois  éclos,  l'organe 
paternel  absorbe  donc,  pour  ainsi  dire,  la  famille  tout 
entière  dus  qu'il  y  entre.  Ce  n'est  que  postérieurement, 
non  plus  chez  les  Poissons,  mais  chez  les  Batraciens 
et  surtout  chez  les  Oiseaux,  que  la  femelle  ayant  repris 
SCS  attributions  ordinaires  et  se  chargeant  de  l'élevage, 
le  secours  du  mâle  peut  apporter  à  la  famille  un  réel 
avantage  en  y  développant  une  variété  de  fonctions 
jusqu'alors  inconnue. 

II  est  vrai  que  partout  où  il  y  a  des  sexes  séparés  le 
mâle  et  la  femelle  sont,  nous  l'avons  vu,  au  moins  mo- 
mentanément rattachés  l'un  à  l'autre  par  des  représen- 
tations réciproques  et  que  cette  réciprocité  de  pensées 
accompagnée  d'une  réciprocité  de  sentiments  corres- 
pondante fait  de  leur  couple  une  conscience  commune. 
Mais  nous  avons  remarqué  combien  ce  concours  do 
représentations  et  de  désirs  était  limite  dans  le  temps  ; 
nous  avons  vu  que  le  mùlo,  disparaissant,  comme  cela 
arrive  si  fréquemment  chez  les  insectes,  aussitôt  après 
la  copulation  ou  ne  vivant  que  pour  végéter  sans 
prendre  part  aux  travaux  de  la  famille,  la  femelle  de- 
venait (lès  lors  le  centre  de  l'orgunisme  reproducteur 


POISSONS  399 

et  constituait  par  ses  rapports  avec  les  jeunes  comme 
un  second  épisode  de  la  vie  domestique  où  le  mâle 
n'avait  aucune  part.  Ainsi  coupé  en  deux  fragments 
successifs  tels  que  de  Fun  à  l'autre  aucune  autre  com- 
munication n'était  possible  que  celle  des  influences 
héréditaires  organiques,  le  groupe  que  nous  étudions 
restait  dépourvu  de  cette  continuité  de  conscience  qui 
fuit  l'individualité  véritable.  De  quelle  concentration,  au 
contraire,  ne  sera-t-il  pas  capable  et  en  même  temps 
de  quelle  continuité,  quand  la  société  conjugale  sera 
sans  intervalle  suivie  de  la  société  domestique  et  con- 
firmée par  les  rapports  communs  des  parents  avec  les 
jeunes  ! 

Mais,  avant  d'en  venir  à  cette  perfection  relative,  la 
famille  traverse  plusieurs  états  inférieurs  que  nous 
devons  signaler  rapidement  :  celui  tout  d'abord, 
disons-nous,  où  les  rôles  sont  confondus  et  la  place  de 
la  femelle  usurpée  par  le  mâle.  Ce  sont  les  Poissons 
qui  nous  présentent  cette  anomalie.  Dans  l'immense 
majorité  des  espèces,  les  jeunes  des  poissons  éclosent 
sans  le  secours  des  parents  et  dès  leur  naissance  savent 
se  suffire.  Les  parents  se  contentent  de  déposer  les 
œufs  en  des  localités  favorables  :  quelques-uns  seuls 
les  agglutinent  et  les  fixent.  Ce  n'est  que  dans  quel- 
ques rares  espèces,  dont  le  nombre,  il  est  vrai,  aug- 
mente tous  les  jours,  qu'on  a  découvert  des  exemples 
d'amour  paternel.  Les  Syngnathes  et  les  Hippocampes 
mâles  portent,  dit-on,  les  œufs  dans  une  poche  incu- 
batrice;  les  Hippocampes  assistent  à  la  ponte  le  corps 
enroulé  autour  de  celui  de  la  femelle.  Le  Saumon  et  la 
Truite  creusent  une  dépression  dans  le  sable  pour  y 


400  SOCIÉTÉS  DOMESTIQUES  PATERNELLES 

déposer  leurs  œufs  ;  ici  le  mâle  et  la  femelle  travaillent 
ensemble.  On  ne  sait  auquel  des  deux  sexes  il  faut 
attribuer  le  nid  de  sargasses  du  Chironectes  pictus  et 
le  nid  d'algues  de  la  Vieille,  du  Crénilabre,  de  la  Bien- 
nie  et  de  la  Spinachie  :  même  incertitude  au  sujet  du 
Cotte  noir,  gardien  si  vigilant  de  ses  œufs.  Mais  on 
sait  que  c'est  le  mâle  du  Cotte  d'eau  douce  qui  mani- 
feste des  habitudes  identiques,  que  c'est  le  mâle  du 
couple  formé  par  les  Lompes  qui  veille  sur  les  œufs 
pondus  par  sa  compagne  et  emporte  les  jeunes  sur  son 
dos  à  la  haute  mer,  que  ce  sont  les  mâles  des  Epino- 
ches  et  des  Epinochettes  qui  construisent  les  nids,  qui 
y  poussent  les  femelles  pleines,  et  qui  y  font  rentrer 
les  jeunes  en  cas  de  péril.  Un  Labyrinthiforme  observé 
par  M.  Carbonnier  (Rainbowfish,  poisson  arc-en-ciel 
ou  Gourami)  aide  comme  l'hippocampe  sa  femelle  dans 
la  ponte  et  dépose  les  œufs  sur  un  nid  de  bulles  flot- 
tantes qu'il  accompagne  et  répare  jusqu'à  l'éclosion. 
«  Il  y  a,  dans  les  parages  de  Ceylan,  des  poissons  qui 
couvent  réellement  leurs  œufs  dans  la  cavité  de  la 
bouche,  et  nous  en  avons  vu  au  Musée  d'Edimbourg, 
étiquetés  sous  le  nom  de  Arius  Bookei,  Agassiz  a  fait 
la  même  observation  sur  un  poisson  de  l'Amazone,  ce 
qui  a  été  reconnu  également  par  Jettreys  Wiman  »  (Van 
Beneden,  Parasites  et  commensaux^   p.  21).  Voici 
enfin  un  autre  poisson  non  moins  original,  le  Chromis 
paterfamilias  du   lac  de  Tibériade,  qui  protège   et 
nourrit  jusqu'à  deux  cents  alevins  dans  la  gueule  et  la 
cavité  branchiale.  D'après  les  études  de  M.  Lorlet, 
lorsque  la  femelle  a  déposé  ses  œufs  dans  une  dépres- 
sion sablonneuse  du  sol  ou  entre  les  touffes  des  joncs, 


POISSONS  401 

le  mâle  s'approche  et  les  fait  passer  par  aspiration  dans 
la  cavité  buccale.  De  là  il  les  fait  cheminer  entre  les 
feuillets  des  branchies.  La  pression  exercée  sur  les 
œufs  par  les  lamelles  branchiales  suffit  pour  les  main- 
tenir. Là  au  milieu  des  organes  respiratoires,  les  œufs 
subissent  leurs  métamorphoses;  les  petits  prennent 
rapidement  un  volume  considérable  et  paraissent  bien 
gênés  dans  leur  étroite  prison.  Ils  en  sortent  par  l'ou- 
verture qui  fait  communiquer  la  cavité  branchiale  avec 
la  bouche  et  non  par  les  ouïes.  Ils  restent  dans  la  bou- 
che, pressés  les  uns  contre  les  autres  comme  les  grains 
d'une  grenade  mûre.  La  bouche  du  père  nourricier  est 
alors  tellement  distendue  que  les  mâchoires  ne  peu- 
vent se  rapprocher...  On  ne  sait  à  quelle  époque  de 
leur  vie  les  petits  quittent  la  bouche  paternelle  (Compies 
rendus  de  V Académie  des  sciences^  séance  du  20  dé- 
cembre 1875).  C'en  est  assez  pour  nous  permettre  de 
croire  qu'en  effet,  chez  les  poissons,  le  mâle  joue  d'em- 
blée un  rôle  prépondérant  dans  l'éducation  là  où  les 
petits  ne  sont  pas  abandonnés  à  eux-mêmes.  Cherchons 
la  signification  sociologique  do  ce  fait. 

Nous  nous  sommes  demandé  quelle  était  la  cause 
de  l'affection  maternelle  chez  les  Invertébrés  et  nous 
avons  dû  renoncer  à  la  découvrir.  Nous  n'avons  pu  ad- 
mettre ni  que  chaque  insecte  comprît  le  besoin  qu'ont 
de  son  secours  des  œufs  qu'il  ne  doit  jamais  voir  éclore 
ni  que  la  race  tout  entière  reçût  par  voie  d'hérédité 
une  impulsion  appropriée,  alors  que  les  progéniteurs 
possibles  ne  présentaient  aucune  des  conditions  né- 
cessaires à  la  naissance  d'un  tel  instinct.  La  question 
se  présente  à  nous  encore  une  fois  en  des  termes  nou- 


402  SOCIÉTÉS  DOMESTIQUES  PATEltNBLLBS 

veaux.  Ce  n'est  pas  seulement  la  femelle,  c'est  le  mâle 
dont  il  faut  expliquer  l'affection.  On  pourrait  ici  re- 
courir à  une  influence  héréditaire  qui  aurait  transmis 
aux  deux  sexes  un  penchant  d'abord  propre  à  l'un 
d'eux  ;  mais  pour  que  cela  fût  possible,  il  faudrait  que 
rhéritage  de  linslinct  maternel  fût  possible  dans  la 
classe  thème  des  Poissons.  Or  si  nous  en  croyons  le 
représentant  le  plus  autorisé  des  doctrines  zoologiques 
nouvelles,  Haeckel,  les  premiers  des  Poissons,  les 
Vertébrés  acraniens  se  sont  séparés  des  Vers  à  une 
période  très  peu  avancée  du  développement  de  ces 
derniers,  et  il  est  infiniment  peu  probable  qu'à  ce  mo- 
ment les  Versaient  pu  éprouver  les  sentiments  et  con- 
cevoir les  représentations  que  suppose  la  naissance 
de  l'amour  maternel.  La  voie  est  donc  fermée  encore 
de  ce  côté  :  c'est  ailleurs  qu'il  nous  faut  chercher  une 
cxphcation  rationnelle  des  instincts  qui  fondent  la 
famille.  Il  nous  semble  certain  que  ces  instincts  n'ont 
pas  été  produits  en  une  fois  dans  la  série  organique 
pour  y  être  ensuite  seulement  étendus  et  affermis. 

Une  autre  voie  s'ouvre  dans  une  direction  tout  à  fait 
différente,  bien  qu'encore  sur  le  terrain  de  l'évolution. 
On  se  demande  si  les  soins  donnés  aux  jeunes  ne  sont 
l)as  l'effet  d'impulsions  organiques  qui  auraient  tou- 
jours été  telles,  c'est-à-dire  qui  n'auraient  jamais  été 
l'effet  d'une  volonté  en  quelque  degré  intelligente.  Des 
modifications  avantageuses  aux  œufs  ou  aux  jeunes  se 
seraient  produites  dans  l'organisme  de  Tun  ou  de 
Tautredes  parents  au. moment  où  ils  se  débarrassaient 
des  produits  de  la  génération  ;  ces  modifications 
auraient  été  développées  par  la  sélection  naturelle,  et 


AMOUR  PATERNEL  403 

c'est  ainsi  qu  un  besoin  impérieux  pousserait  actuel- 
lement les  parents  à  tel  ou  tel  acte  d'où  dépend  lu 
préservation  de  leur  progéniture  ;  ils  y  seraient  con- 
traints par  le  jeu  même  de  leur  organisme.  Ainsi,  les 
œufs  ou  les  nids  de  plusieurs  poissons  (1)  sont  agglu- 
tinés avec  des  mucosités  sécrétées  par  eux  à  ce  seul 
moment  de  la  ponte  ou  de  Télevage;  il  est  certain  que 
la  sécrétion  ne  dépend  pas  à  Torigine  de  leur  volonté, 
car  elle  exige  un  arrangement  organique  préétabli, 
héréditaire.  Dès  lors  elle  devient  un  besoin  inné  qui 
s'impose  à  la  volonté  même  et  qui  lui  imprime^  à  un 
moment  donné,  une  certaine  direction.  11  en  est  de 
même  des  organes  par  lesquels  l'incubation  est  favo- 
risée chez  les  oiseaux.  Une  certaine  fièvre  se  déve- 
loppe en  eux  au  moment  de  la  ponte  ;  fièvre  générale, 
mais  ayant  surtout  son  siège  dans  le  plexus  de  vais- 
seaux sanguins  situé  sous  le  ventre  et  qui  a  reçu  le 
nom  de  plexus  incubateur.  Cette  fièvre  doit  leur  im- 
poser  le  repos  et  leur  faire  un  besoin  de  la  sensation 
rafraîchissante  (2)  que  les  œufs  leur  procurent.  Elle 
les  dispense  également  de  nourriture.  Les  petits  sont- 
ils  éclos  ?  plusieurs  espèces  leur  dégorgent  une  sub- 
stance sécrétée  parfois  dans  le  gosier  du  mâle  comme 
dans  celui  de  la  femelle,  et  ce  que  nous  avons  dit  de  la 
sécrétion  des  poissons  s'applique  à  celle-ci  :  elle  est  un 
besoin.  C'est  par  un  acte  mécanique  en  quelque  sorte 
ou  du  moins  réflexe  que  les  oiseaux  s'en  débairassent 


(1)  Œufâ  de  mollusques,  œufs  dea  crabes,  œufi  de  la  perche,  œufs  des 
batraciens;  presque  tous  les  nids  cités  plus  haut. 

(t)  M.  JoLY,  thèse  sur  rimtinct,  prem.  édil.,  p.  69.  —  A-t-on  songé 
que  cette  sensation  doit  durer  bien  peu  de  temps? 


404  SOCIÉTÉS  DOMESTIQUES  PATERNELLES 

en  faveur  de  leurs  jeunes.  La  sécrétion  avec  laquelle 
les  salanganes  construisent  leurs  nids  est  soumise  à  la 
même  loi.  Du  reste,  les  femelles  des  mammifères  eux- 
mêmes  y  obéissent  quand  elles  donnent  le  sein  à 
leurs  petits.  L'amour,  dans  toutes  ces  circonstances, 
est  un  accompagnement  possible  du  phénomène ,  il 
n'en  constitue  pas  la  cause  déterminante.  C'est  lui,  au 
contraire,  qui  résulte  des  actes  réflexes  dont  nous  ve- 
nons de  parler,  comme  l'amour  sexuel  naît  du  penchant 
physique  qui  pousse  les  sexes  l'un  vers  l'autre  dès  que 
le  jeu  des  organes  reproducteurs  cesse  de  pouvoir 
s'accomplir  isolément. 

Cette  théorie  dont  malheureusement  la  preuve  n*a 
pas  été  poursuivie  dans  le  détail  des  faits  pour  tous  les 
groupes  du  règne  animal  parait  reposer  sur  des  fon- 
dements plus  solides.  Un  mouvement  organique  initial 
est  le  plus  souvent,  en  effet,  la  cause  déterminante  du 
processus  mental  destiné  à  le  servir.  Et  il  est  difficile, 
pour  ne  pas  dire  impossible,  d'expliquer  par  des  repré- 
sentations la  constitution  même  de  l'organisme,  en  tant 
qu'il  assure  dans  ses  premières  phases  la  reproduction 
de  l'espèce.  Que  la  sélection  naturelle  ou  une  création 
spéciale  soit  invoquée  pour  expliquer  la  conformation 
(les  organes,  celle-ci  exige  indubitablement  une  autre 
cause  que  l'intelligence  des  sujets  qui  en  sont  doués, 
car,  au  moins  dans  les  dernières  régions  du  règne  ani- 
mal, chez  les  Ascidies,  par  exemple,  qui  gardent  leurs 
œufs  sous  leur  manteau,  et  chez  les  Astéries  qui  leur 
font  une  place  sous  la  partie  centrale  de  leur  corps, 
aucune  représentation  déterminée ,  encore  moins 
aucune  prévision  ne  peut  être  raisonnablement  admise 


AMOUR  PAl'BRNEL  405 

à  expliquer  le  phénomène.  Cependant  quelle  que  soit  la 
part  du  mécanisme  inconscient  dans  la  première  nais- 
sance des  organes  reproducteurs  et  des  appareils  auxi- 
liaires, nous  ne  croyons  pas  que  cette  part  puisse  être 
légitimement  étendue  dans  le  reste  du  règne  animal 
au  point  de  bannir  toute  action  de  l'intelligence.  Il  y  a 
dans  la  croissance  de  tout  animal  d'organisation  quel- 
que peu  complexe  deux  époques,  Tune  où  sa  conser- 
vation est  assurée  comme  sa  naissance  par  un  pro- 
cessus de  phénomènes  plus  ou  moins  exclusivement 
organiques,  l'autre  où  son  développement  est  protégé 
par  un  processus  de  phénomèues  plus  ou  moins  intel- 
lectuels ou  représentatifs,  et  où  la  vie  de  relation. joue 
un  grand  rôle.  Le  plus  souvent  même  et  dans  la  pre- 
mière époque  et  dans  la  seconde,  les  deux  groupes  de 
phénomènes  physiologique  et  psychologique  concou- 
rent à  l'exercice  de  la  fonction  de  reproduction  d'une 
manière  simultanée,  bien  que  dans  des  proportions 
variables.  Ainsi  (nous  croyons  l'avoir  suffisamment 
prouvé),  dès  la  classe  des  insectes,  les  manifestations 
esthétiques  exercent  une  action  considérable  dans  le 
rapprochement  des  sexes,  et  inversement  les  nécessités 
physiologiques  exercent  une  action  considérable  dans 
le  développement  de  l'amour,  sinon  du  père,  du  moins 
de  la  mère  pour  ses  jeunes,  même  chez  les  Vertébrés  , 
supérieurs.  Il  y  a  donc  là,  quant  à  l'importance  relative 
des  deux  ordres  de  phénomènes,  une  question  de  degré 
que  l'examen  de  chaque  groupe  zoologique  peut  seul 
résoudre  définitivement.  Mais  nous  pouvons  dès  main- 
tenant affirmer  que  le  second  groupe  de  phénomènes, 
les  phénomènes  psychologiques,  croît  en  importance 

26 


406  SOCIÉTÉS  DOMESTIQUES  PAIERNELLES 

à  mesure  qu*on  s'élève  dans  l'échelle  des  organismes 
sociaux  et  que  la  solidarité  des  consciences  y  efface  de 
plus  en  plus  la  correspondance  des  organes  dans  les 
rapports  qui  unissent  les  diiTéi*ents  membres  de  la 
famille.  L'industrie  collective,  telle  qu'elle  vient  denous 
apparaître  dans  les  sociétés  d'hyménoptères,  n'est 
certainement  pas  Teffet  d'impulsions  automatiques; 
elle  n'a  rien  de  leur  rigidité  et  de  leur  monotonie.  Que 
sera-ce  quand  nous  aborderons  l'étude  des  sociétés 
supérieures?  Peu  à  peu,  si  nous  ne  nous  faisons  illu- 
sion, le  lecteur  sentira  naître  en  lui  cette  conviction 
que  les  divers  procédés, d'élevage  et  d'éducation,  loin 
d'être  de  pures  combinaisons  mécaniques,  sont  eux- 
mêmes  la  source  de  modifications  organiques  nouvelles 
et  que  si  l'organe  ébauche  la  fonction,  la  fonction  peu 
à  peu  achève  l'organe  et  le  modèle  par  l'habitude  qu'elle 
lui  impose.  C'est  là  la  cause  déterminante  d'un  grand 
nombre  d'attributs  esthétiques  sexuels  ;  c'est  la  cause 
aussi  d'un  grand  nombre  de  perfectionnements  acces- 
soires apportés  dans  l'échelle  des  organismes  à  la  fonc- 
tion de  reproduction.  On  peut  se  demander  si  au  lieu 
que  la  sécrétion  des.  pigeons  engendre  en  eux  Tamour 
maternel,  ce  n'est  pas  l'amour  maternel  qui  développe 
on  eux  la  sécrétion  nutritive,  à  l'origine  purement  auto- 
matique. On  peut  se  poser  la  même  question  à  propos 
de  la  lactation  (1),  et  ici  la  tendance  de  notre  Lamarck 
ne  nous  paraît  pas  devoir  le  céder  à  celle  de  DarAvin 


(I)  Ou  sait  qun  celle  fonction  8c  perd  ot  que  l'or^rauc  corrcspoDdanl 
is*atrophie  faute  d'exercice.  Les  clu>vre8,  rendues  à  la  vie  cauvage,  ont 
des  mamelles  beaucoup  moins  Tolumincuscs.  —  Une  femelle  de  Torcol 
à  <{ui  ou  enleva  sou  œuf  ressentit  de  nouveau  rexcilalion  amoureiiiie. 


AMOUR  PATERNEL  407 

dans  les  luttes  ultérieures  entre  les  différentes  écoles 
zoologiques. 

Qu'on  ne  se  méprenne  pas  d'ailleurs  sur  notre  pen- 
sée. En  invoquant  dans  une  large  mesure  les  influen- 
ces psychiques,  nous  ne  faisons  pas  appel  à  des  forces 
occultes  qui  n'auraient  rien  de  commun  avec  Texpé- 
rience.  La  question  est  seulement  de  savoir  si  les 
adaptations  qui  assurent  la  croissance  des  jeunes  au 
milieu  de  circonstances  de  plus  en  plus  variées  et  de 
plus  en  plus  périlleuses  sont  produites  par  immédia- 
tion et  grâce  à  une  liaison  directe  entre  le  jeu  d'un 
organe  et  le  jeu  d'un  autre,  ou  bien  si  elles  sont  l'effet 
d'un  organe  intermédiaire  (la  masse  nerveuse  centrale 
ou  du  moins  l'un  des  centres  principaux)  lequel  serait 
chargé  d'établir  la  correspondance  entre  le  monde  et 
les  fins  de  la  vie  d'une  manière  infiniment  plus  com- 
plexe et  détournée,  mais  beaucoup  plus  intelligible  pour 
nous  dans  ses  résultats  généraux.  Bref^  le  concours 
entre  les  individus  dans  le  règne  animal  est-il  seule- 
ment l'œuvre  d'un  mécanisme  prodigieux  dont  nous 
ne  pouvons,  en  beaucoup  de  cas,  nous  faire  aucune 
idée,  ou  est-il  en  même  temps  l'œuvre  de  la  pensée 
agissant  par  des  procédés  qui  sont  en  grande  partie  les 
nôtres  et  qui  sont  par  conséquent  accessibles  à  de 
prudentes  investigations?  Dans  ces  termes  notre  doc- 
trine n'est  faite  pour  étonner  ni  les  psychologues  spi- 


puis,  le  second  œuf  pondu,  cessa  de  rechercher  le  mâle,  et  ainsi  de  suite, 
plus  de  vingt  fois,  jusqu'à  ce  qu'elle  mourût.  L'enlèvement  de  Tœuf  ne 
déterminait-il  pas  ici  le  retour  de  Tezcitation  amoureuse  par  le  moyen 
d'une  représenUlioii,  d'une  idée?  (Fait  cité  par  Hartmann,  Phil.  de  fin- 
conscient,  y.  I,  p.  91.) 


408  SOCIÉTÉS  DOMESTIQUES  PATERN^IXBS 

ritualistes  qui  tendent  à  expliquer  partout  Tinférieur 
par  le  supérieur  et  la  nature  par  ses  uns,  ni  les  physio- 
logistes qui  ne  nient  pas,  que  je  sache,  la  réalité  des 
phénomènes  psychiques,  bien  qu'ils  s'appliquent  sur- 
tout à  en  découvrir  les  conditions.  Si  ces  derniers  pou- 
vaient dans  l'explication  des  phénomènes  qui  nous  occu- 
pent remonter  jusqu'à  leurs  plus  délicates  conditions, 
la  science  serait  achevée  sur  ce  point  ;  mais  le  peuvent- 
ils  et  le  pourra-t-on  prochainement  ?  Dans  cette  situa- 
tion l'esprit  humain  n'est  pas  sans  ressources;  par 
exemple^  il  est  certain  que  l'historien  ne  doit  pas  pen- 
ser à  analyser  les  mouvements  physiologiques  d*où 
dérivent  les  événementsde  l'histoire  ;  mais,  en  prenant 
ces  événements  comme  des  résultats,  en  bloc,  tels  qu'ils 
:^e  présentent  à  l'esprit,  il  est  encore  parfaitement  en 
état  de  déterminer  leur  ordre  de  succession,  de  les 
rattacher  ainsi  les  uns  aux  autres  d'une  manière  néces- 
saire, bref,  de  les  expliquer  scientiGqucment.  lien  est 
de  même  du  statisticien  ;  et  le  biologiste  lui-même, 
quand  il  fixe  le  nombre  moyen  d'œufs  ou  de  jeunes 
produits  dans  chaque  espèce,  quand  il  détermine  le 
poids  moyen  des  organes  dans  le  corps  de  Thomme, 
ou  la  force  moyenne  de  propulsion  du  cœur  chez  tel 
et  tel  animal,  s'en  lient  le  plus  souvent  à  des  phéno- 
mènes généraux,  à  des  sonwies  qu'il  est  encore  inté- 
ressant de  constater.  Peut-être  môme  tous  les  phéno- 
mènes sont-ils  pour  nous  de  véritables  sommes  de  phé- 
nomènes plus  délicats,  car  la  matière  est  d'une 
complication  infinie,  même  dans  ses  qualités  les  plus 
simples,  et  on  sait  que  toutes  nos  sensations  sont  des 
composés  de  sensations  élémentaires.  T.es  phénomènes 


AMOUR  PATERNEL  409 

psychiques  ne  seraient,  d'après  ce  point  de  vue,  que  des 
sommes  plus  complexes  de^  phénomènes  mécaniques 
dont  la  complexité  nous  échappe,  et,  à  ce  titre,  ils  au- 
raient le  môme  droit  que  tous  les  autres  à  figurer  dans 

la  science. 

Nous  ne  nous  dissimulons  pas  que  le  mode  général 
d'expUcation  proposé  ici  échoue  dans  la  plupart  des 
cas  présentés  par  les  animaux  inférieurs.  Là,  le  méca- 
nisme semble  régner  seul  ;  mais  aussi  l'industrie  est 
presque  nulle.  Mais  à  mesure  qu'on  s'élève,  il  devient 
de  plus  en  plus  insuffisant.  Si  la  sécrétion  avec  laquelle 
les  poissons  mâles  agglutinent  leurs  œufs  trouve,  pour 
une  part,  son  explication  dans  la  sélection  naturelle, 
rindustrie  qu'ils  manifestent  ne  s'explique  en  aucune 
façon  par  les  mêmes  principes.  Construire  un  nid  par- 
fois compliqué,  y  amener  la  femelle,  y  garder  long- 
temps les  œufs  après  leur  fécondation,  produire  in- 
cessamment auprès  de  ces  œufs  des  courants  d'eau 
vive  qui  les  empêchent  de  s'altérer,  ce  sont  là  des  actes 
qui  s'élèvent  de  beaucoup  au-dessus  de  l'automatisme, 
non  pas  seulement  de  Tautomatisme  cartésien,  qui  n'a 
plus  que  des  partisans  timides,  mais   au-dessus  de 
l'automatisme  darwinien  qui,  fondé  sur  l'utilité,  prête 
aux  phénomènes  organiques  les  plus  aveugles  quelque 
chose  d'intentionnel  fait  pour  séduire.  Quelque  admi- 
rables effets  qu'on  lui  attribue,  nous  ne  pouvons  nous 
empêcher  de  croire,  en  présence  d'habitudes  comme 
celle  que  nous  venons  de  rappeler,  que  la  combinaison 
est  d'un  autre  ordre  et  se  rattache  à  une  autre  cause. 
Il  faut  que  l'utiUté  à  laquelle  il  est  pourvu  ici  par  des 
moyens  aussi  complexes  soit  ressentie  à  quelque  degré  ; 


410  SOCIÉTÉS  DOMESnOCES  PATER5EULES 

aatrement  ranimai  ne  s^emploierait  pas  à  la  servir  avec 
cette  unité  de  vues,  avec  celte  persévérance  de  volonté. 
Ainsi  nous  arrivons,  à  propos  de  Tamour  paternel  des 
poissons,  à  une  conclusion  qui  s'appliquerait  aussi 
bien  à  l'amour  maternel  des  insectes  si  les  insectes 
pouvaient  ou  avaient  pu  jadis  voir  la  naissance  de  leurs 
larves,  car  je  sentiment  est  le  même  dans  les  deux 
sexes.  Celte  conclusion,  la  voici  :  les  parents  des  ani- 
maux, même  en  dehors  des  oiseaux  et  des  mammifères, 
savent  quelque  chose  de  ce  que  renferme  Toeuf,  et  c^est 
là  le  motif  déterminant  des  actes  complexes  par  les- 
quels se  manifeste  leur  amour. 

Eh  quoi  !  des  poissons  nés  de  Tannée  précédente 
savent  que  de  leurs  œufs  d'autres  poissons  doivent 
naître  !  Nous  ne  le  prétendons  pas  ;  nous  voudrions 
seulement  qu'on  admit  avec  nous  les  deux  points  sui- 
vants :  i^  que  ces  animaux  ressentent  un  puissant 
intérêt  pour  les  œufs  qu'ils  ont  fécondés  ;  2^  qu'ils  ont 
une  obscure  idée  que  ces  œufs  sont  vivants  comme  ils 
le  sont  eux-mêmes  et  demandent  des  soins  détermi- 
nés. Nous  ne  pouvons  expliquer  sur  quoi  repose  cet 
intérêt  et  cette  idée  qu'en  revenant  aux  résultats  de  nos 
premiers  chapitres. 

On  se  rappelle  qu'un  être  vivant  quelconque  nous 
est  apparu  comme  une  société.  La  substance  fécon- 
dante, d'une  part,  les  œufs  de  l'autre,  ont  appartenu 
au  corps  des  parents  ;  ils  en  ont  été  partie  inté- 
grante ;  ils  ont  compté  au  nombre  de  ces  éléments 
dont  chacun  est  vivant  au  môme  titre  que  le  tout. 
Quand  leur  séparation  d'avec  l'organisme  total  s'est 
ciTectuée,  et  avant  même,  pendant  que  cette  sépara- 


AMOUR  PATERNEL  411 

tion  se  préparait,  un  trouble  général  s*est  emparé  de 
toute  la  société,  et  ce  trouble  a  été  profondément  res- 
senti. Qu'on  se  rappelle  l'état  d'extraordinaire  exal- 
tation où  est  la  poule  qui  vient  de  pondre  et  chante, 
éperdue,  sur  son  nid.  Si  donc  l'ensemble  des  éléments 
vitaux  composants  est  ordonné  de  manière  à  ce  que 
les  perturbations  des  parties  aient  leur  écho  dans  un 
centre  (et  les  poissons  sont  dans  ce  cas,  ayant  un  sys- 
tème nerveux  déjà  développé),  au  moment  de  l'expul- 
sion des  œufs  comme  des  corpuscules  fécondants,  les 
uns  et  les  autres  doivent  être  l'objet  de  l'attention  de 
l'animal.  Celui-ci  doit  voir  en  eux  une  partie  de  lui- 
même  et  comme  tels  les  poursuivre  en  quelque  sorte 
de  sa  sollicitude.  L'intérêt  qu'il  a  pour  lui-même  et 
pour  les  différentes  parties  de  son  corps  restées  asso- 
ciées, il  l'éprouve  pendant  quelque  temps  à  un  degré 
presque  égal  pour  ces  éléments  qui  se  sont  détachés 
de  lui  sans  lui  être  étrangers  encore.  Mais  l'intérêt 
qu'il  a  pour  lui-même,  il  le  satisfait  en  pourvoyant  à 
ses  besoins,  comment  Tintérêt  qu'il  porte  à  ses  œufs  ne 
se  traduirait-il  pas  par  des  services  analogues  ?  ïDe  là 
peut-être  (tout  ceci  n'est  qu'une  hypothèse,  nous  le 
reconnaissons),  quelque  essai  de  plus  en  plus  heureux 
d'élevage,  un  abri  creusé,  un  nid  tissé,  des  périls  écartés; 
l'intelligence  est  là  au  commencement  de  ce  processus, 
elle  ne  manquera  pas  de  génération  en  génération  à 
son  rôle  universel  de  variation  et  de  perfectionnement. 
Vienne  l'éclosion  ;  les  mêmes  soins,  avec  la  nutrition 
en  plus,  pourront  être  continués  si  le  jeune  ne  s'af- 
franchit pas  dès  l'abord  en  témoignant  de  son  indé- 
pendance par  rapport  à  l'organisme  paternel.  Telle 


412  SOCIÉTÉS  DOIfESTIQUES  PATERNELLES 

serait,  suivant  nous,  la  cause  de  Tamour  paternel  des 
poissons  cités  plus  haut  :  le  père  s'intéresse  aux  œufs 
fécondés,  parce  qu'il  les  considère  comme  une  partie 
de  son  propre  corps,  et  il  les  soigne  parce  qu'il  les  sait 
vivants.  Bref,  notre  théorie  de  l'amour  paternel  se 
rattache  à  notre  théorie  de  l'individu  ;  et  la  société 
domestique  ne  nous  semble  possible  que  comme  un 
développement  delà  société  organique  individuelle  (1). 
Cette  hypothèse  n'est  qu'une  grossière  ébauche. 
Elle  soutient  cependant  assez  bien  l'épreuve  des  faits. 
Pourquoi  au-dessous  des  insectes  ne  trouve-t-on  que 
peu  ou  point  de  témoignages  d'intérêt  accordés  à  leurs 
œufs  par  les  parents  ?  Parce  que  le  consensus  orga- 
nique est,  dans  ces  régions,  trop  faible  pour  que  Tex- 
pulsion  des  produits  de  la  génération  sollicite  l'activité 
générale  et  provoque  de  sa  part  un  mouvement  d'at- 
tention à  l'égard  de  ses  produits.  Pourquoi  le  mâle 
des  insectes  est-il  si  indifférent  à  sa  progéniture?  parce 
qu'il  y  a  chez  les  insectes  fécondation  intérieure  et  que 
le  mâle  ne  peut  suivre  à  Tintérieur  du  corps  de  la 
femelle  le  sort  de  ces  éléments  organiques  colonisants. 
La  femelle,  au  contraire,  qui  suit  sans  difficulté  ses 

(t)  On  a  essayé  de  rattacher  les  faiU  d'affeclioD  paternelle  et  mater- 
nelle &  ceux  de  parusilUme.  Nous  ne  croyons  pas  celte  assimilation  légi- 
lime.  Le  parasite  est  Tennemi  de  son  hôte,  ou  du  moins  il  le  devient  dès 
qu*il  cesse  de  vivre  du  superflu  qu'il  lui  emprunte  et  s*en  prend  doo 
plus  seulement  à  sa  subsistance,  mais  à  sa  substance.  La  conscience  de 
Tun  se  développe  en  opposition  avec  celle  de  l'autre  ;  or,  ni  l'œuf,  ni  le 
jeune  mammifère  ne  sont  les  ennemis,  si  ce  n'est  en  des  cas  exception- 
nels, de  l'organisme  maternel.  Ou  objecte  que  le  parasite  devient,  au 
besoin,  commensal  et  que  le  commensalUme  confine  à  la  mutualité.  Nons 
ne  serions  plus  opposé  à  cette  vue,  puisque  la  mutualité  entre  individo* 
de  même  espèce  c'est  le  concours,  et  que  le  concours,  c'est  la  société. 
La  gestation  diffère  encore  du  parasitisme  par  son  caractère  normal. 


AMOUR  PATERNEL  413 

œufs  une  fois  pondus,  leur  accorde  presque  toujours 
quelques  soins.  Pourquoi  le  mâle  des  poissons  est-il  le 
plus  souvent  chargé  du  rôle  qui  ailleurs  appartient  à 
la  mère?  Parce  que  c'est  lui  qui  le  dernier  répand  son 
produit  générateur  sur  les  œufs  et  que  la  femelle  qui 
en  est  par  là  écartée  ne  peut  plus  les  reconnaître  dans 
le  milieu  instable  où  ils  sont  projetés.  La  théorie  con- 
corde donc  avec  les  faits  dans  les  classes  d'animaux 
étudiés  jusqu'ici  ;  on  va  la  voir  chemin  faisant  confir- 
mée par  quelques  faits  nouveaux. 

Il  nous  reste  à  élucider  une  difficulté  d'ordre  psy- 
chologique. On  se  demande  en  effet  de  quelle  nature  est 
la  connaissance  qu'ont  les  parents  des  liens  étroits  qui 
les  attachent  à  leurs  œufs  et  à  leurs  jeunes,  et  quelle 
sorte  d'idée  les  leur  représente  comme  vivants  (1). 
Assurément  ces  connaissances  ne  sont  pas  de  même 
sorte  que  les  connaissances  les  plus  explicites  dont 
l'esprit  de  l'homme  est  capable.  Mais  elles  confinent 
de  très  près  à  certaines  connaissances  que  l'on  observe 
aussi  dans  l'intelligence  humaine.  Depuis  plusieurs 
années  les  recherches  de  la  psychologie  expérimentale 
ont  suffisamment  établi  dans  l'homme,  à  côté  des  com- 
binaisons réfléchies  d'idées  abstraites,  l'existence  de 
combinaisons  directes  d'idées  concrètes.  Entre  les  pre- 
mières et  les  secondes  il  y  a  une  différence  de  degré 


(1)  On  remarquera  que  les  animaux  n'ont  aucun  moyen  de  se  repré- 
senter un  être  non  vivant;  ils  ne  connaissent  qu^eux-mêmes  et  par  eux 
tout  le  reste.  On  sait  que  les  enfants  personnifient  tout  :  le  feu>  la  che- 
minée^ la  voiture,  etc.  «  La  conception  scientifique  d*uue  matière  inerte, 
insensible,  dit  Lewes,  ne  s*obtiént  que  par  une  longue  éducation  qui  rend 
Tespril  capable  d'abstraire  ;  très  certainement  les  animaux  et  les  sau- 
vages n'y  atteignent  jamais.  »  {The  physical  basis  of  mind,  p.  308.) 


414  SOCIÉTÉS  DOMESTIQUES  PATERNELLES 

dans  la  complexité  et  la  précision,  c*est-à-diFe  une  dif- 
férence de  mode  qu'on  a  prise,  faute  de  connaître  les 
intermédiaires,  pour  une  différence  de  nature.  Les 
idées  et  sentiments  qui  touchent  au  sexe  et  à  la  pa- 
renté sont  précisément  chez  l'homme  le  plus  semblables 
à  ceux  dont  nous  supposons  en  ce  moment  l'existence 
chez  l'animal  même  inférieur.  L'analyse  que  Longus 
a  faite  des  phénomènes  psychiques  sexuels  montre 
par  quelles  voies  obscures  la  nature  plie  à  ses  fms  les 
intelligences  les  moins  prévenues  de  ses  projets.  Nous 
ne  doutons  pas,  d'autre  part,  qu'une  femme  près  de 
devenir  mère,  livrée  à  elle-même  dans  la  plus  profonde 
ignorance  des  conseils  de  l'art,  ne  sache  se  délivrer  et 
nourrir  son  enfant  (1).  Qu'on  songe  au  caractère  des 
pensées  qui  président  à  de  telles  actions  et  qu'on  me- 
sure la  distance  qui  les  sépare  des  connexions  d'idées 
scientifiques!  Nous  sommes,  a-t-on  dit,  des  intelli- 


(1)  Le  fait  que  uoas  préseulions  ici  comme  vraisemblable  a  élé  constaté. 
Nous  empruntons  les  lignes  suivantes  à  l*ouvragc  de  M.  H.  Mandsley, 
professeur  de  médecine  légale  au  collège  de  rUniversité  de  Londres: 
Body  and  mind,  p.  47  :  a  Le  D'  Carpcnter  signale  le  cas  d'une  jeune  fille 
idiote  qu'un  misérable  avait  séduite  et  qui,  quand  elle  fut  délivrée,  dé- 
chira de  ses  dents  le  cordon  ombilical  comme  le  font  les  animaux.  Et  le 
DrCrIcbton  (du  West  Riding  asylum]  relève  uu  cas  semblable  chez  une  jeune 
femme  qui  u*élaît  pas  idiote  naturellement,  mais  qui  était  tombée  en 
démence  complète  après  une  attaque  de  folie.  Elle  avait  l'habitude  de 
s'échapper  de  la  maison  et  de  vivre  dans  la  solitude  des  bois,  se  nour- 
rissant de  fruits  sauvages  ou  de  ce  qu'elle  pouvait  obtenir  en  mendiaiil 
dans  quelques  fermes,  et  dormant  dans  les  broussailles.  Elle  a  fréquem- 
ment vécu  de  cette  façon  quinze  jours  de  suite.  Pendant  l'une  de  ces 
absences,  elle  donna  le  jour  à  deux  jumeaux.  Elle  avait  chorrhé  un  crenx 
abrité,  et  là,  revenant  à  un  instinct  primitif,  avait  coupé  avec  ses  dents 
le  cordon  onibilii!al.  Les  jumeaux  étaient  pleins  de  vie  quand  on  les 
trouva  deux  jours  après  la  naissance;  mais  la  mère  était  dans  un  étnt 
d'épuisement  extrême ,  n'ayant  eu  depuis  sa  délivrance  ni  nourriture 
ni  vêtements.  » 


REPTILES  418 

gences  servies  par  des  organes  ;  le  mot  est  juste,  mais 
il  arrive  aussi  que  sur  certains  points  nous  soyons  des 
intelligences  au  service  de  l'organisme,  et  que  môme 
les  plus  hautes  de  nos  opérations  aient  à  traverser 
d'abord  d'humbles  états  pour  émerger  par  des  degrés 
insensibles  de  l'activité  réflexe,  inconsciente,  à  l'acti- 
vité consciente  et  réfléchie. 

L'hypothèse  que  nous  venons  de  proposer  sur  la 
cause  de  l'amour  paternel  veut  que  partout  où  la  fé- 
condation est  extérieure  et  où  l'espèce  est  douée  d'un 
certain  degré  d'intelligence  le  mâle  prenne  part  aux 
soins  de  l'élevage.  C'est  ce  qui  arrive  en  effet  chez  les 
Batraciens.  Plusieurs  aident  la  femelle  à  expulser  ses 
œufs  du  cloaque  et  montrent  pour  ces  œufs  une  re- 
marquable sollicitude.  «  Chez  le  crapaud  accoucheur ^ 
où  les  œufs  sont  réunis  en  chapelet  glaireux,  le  mâle 
s'en  empare  à  mesure  que  la  ponte  s'effectue,  entor- 
tille ce  cordon  autour  de  ses  pattes  postérieures  et  le 
transporte  avec  lui  à  sec  jusqu'au  moment  où  l'éclosion 
doit  avoir  lieu;  mais  alors.il  se  plonge  dans  l'eau... 
Le  Pipa^  ou  crapaud  de  Surinamy  présente  sous  ce 
rapport  des  particularités  encore  plus  remarquables  ; 
le  mâle  aide  la  femelle  à  accouchef  et  place  les  œufs 
sur  le  dos  de  celle-ci»..;  chacun  se  trouve  bientôt  logé 
dans  une  espèce  d'alvéole.  Le  dos  de  la  femelle  se 
creuse  ainsi  d'une  cinquantaine  de  petites  loges  qui 
sont  autant  de  chambres  incubatrices  dans  lesquelles 
les  embryons  se  forment  et  se  développent.  »  (M,  Milne 
Edwards,  Physiologie^  tome  VIII,  p.  496  et  suiv.)  Au 
contraire,  les  Batraciens  urodèles  qui  fécondent  les 
œufs  dans  le  corps  de  la  femelle  n'ont  point  jusqu'ici 


416  SOCIÉTÉS  DOMESTIQUES  PATERNELLES 

donné  lieu  à  de  telles  observations.  «  Les  Reptiles  pro- 
prement dits  ne  forment  point  d'union  durable,  dit 
M.  Duméril  (Erpétologie^  p.  213),  le  seul  besoin  de 
la  reproduction  est  une  nécessité  instinctive  qu'ils  sa- 
tisfont ;  c'est  pour  l'un  et  pour  l'autre  une  excrétion  à 
opérer...  aussi  cette  fonction  naturelle  ne  semble-t- 
elle  pas  avoir  exercé  la  moindre  influence  sur  l'état 
social  des  individus...  Il  est  très  rare  que  les  mâles  se 
joignent  à  la  femelle  afin  de  préparer  un  nid  ou  une 
place  convenable  pour  y  déposer  les  œufs.  Comme  les 
reptiles  ne  développent  pas  de  chaleur,  ils  ne  les  cou- 
vent pas.  Quelquefois  la  mère  cherche  à  protéger  les 
petits  dans  le  premier  âge  ;  mais  ceux-ci  qui  naissent 
agiles  et  peuvent  déjà  subvenir  eux-mêmes  à  leurs 
premiers  besoins  paraissent  bientôt  ne  plus  la  recon- 
naître et  lui  deviennent  à  elle-même  fort  indifférents.» 
Il  nous  semble  -que  si  Duméril  admet  ici  quelques  ex- 
ceptions, c'est,  comme  il  l'ajoute  plus  loin,  parce  qu'il 
comprend  sous  ce  nom  de  reptiles,  avec  les  Ophidiens, 
les  Batraciens,  les  Sauriens,  les  Crocodiliens  et  les 
Chéloniens  eux-mêmes.  Ces  différents  ordres  ont  en 
effet  des  mœurs  différentes.  Les  Sauriens  vivent  par 
paires.  Les  femelles  des  Crocodiles  conduisent  avec 
elles  leurs  petits.  Plusieurs  Ophidiens  femelles,  no- 
tamment certains  serpents  aquatiques  de  Cochinchine 
observés  par  le  docteur  Morice,  font  de  même  (Her- 
peton  y  Homalopsis).  Le  Cobra  capello  femelle  défend 
ses  œufs  avec  dévouement  (Tour  du  Monde  1875). 
Enfin  les  Chéloniens  inaugurent  d'une  manière  dé- 
cidée le  régime  familial  dont  les  oiseaux  ont  fourni  le 
type.  Si  proches  des  oiseaux  par  leurs  affinités  zoolo- 


OISEAUX  41 7 

giques  et  particulièrement  leur  embryologie,  ils  sont 
comme  eux  très  ardents  au  moment  des  amours  ; 
comme  le  mâle  des  oiseaux,  le  mâle  de  certaines  tor- 
tues (Iles  Gallapagos)  fait  entendre  des  sons  bruyants 
que  Darwin  compare  à  un  mugissement  ;  comme  les 
oiseaux,  les  deux  sexes  forment  un  couple.  La  femelle 
vient  sur  les  plages  sablonneuses  au  moment  de  la 
ponte,  accompagnée  du  mâle,  et  construit  un  nid  en 
forme  de  four  où  la  chaleur  du  soleil  fait  éclore  les 
œufs.  On  sait  que  plusieurs  oiseaux  ont  des  habitudes 
semblables.  Nous  sommes  donc  amenés  par  les  rap- 
ports naturels  de  cet  ordre  de  reptiles  avec  la  classe 
des  oiseaux  à  traiter  des  nombreuses  sociétés  domes- 
tiques que  celle-ci  nous  présente,  non  sans  remarquer 
que  cette  fois  les  ressemblances  d'organisation  corres- 
pondent à  des  ressemblances  sociçlogiques.  Chez  les 
Tortues,  chez  les  Crocodiliens  et  chez  les  Ophidens,  la 
fécondation  des  œufs  se  fait  avant  leur  expulsion  ;  il 
n'est  donc  pas  étonnant  que  ce  soit  la  femelle  qui  leur 
accorde  des  soins  (i).  ^ 

Deux  faits  très  saillants,  dont  la  portée  échappe  par- 
fois précisément  parce  qu'ils  sont  bien  connus,  donnent 
aux  familles  des  oiseaux  et.  à  quelques-unes  de  celles 
que  nous  venons  de  passer  en  revue  leur  véritable  ca- 
ractère. D'abord  les  œufs  sont  en  petit  nombre  :  tandis 


(1)  Uq  cerlaiu  nombre  de  serpeDts,  Eutœnia  sirtaiis,  Eutœnia  saurita, 
Caudisona  hoiTida,  et  généralemenl  loua  les  serpents  du  genre  Crotale^ 
ont  riiabitude  de  donner  à  leurs  petits  un  refuge  temporaire  dans  leur 
gorge,  d'où  ils  sortent  ensuite  quand  le  danger  est  passé.  Un  lézard, 
Zooloca  vivipara,  ferait  de  même.  Il  y  a  sur  te  sujet  un  travail  de 
M.  Brown  Goode. 


418  SOCIÉTÉS  DOMESTIQUES  PATERNELLES 

que  les  poissons  qui  restent  indiiïérents  au  sort  de 
leur  progéniture  répandent  leurs  œufs  par  centaines 
de  mille,  les  poissons  incubateurs  et  constructeurs, 
puis  les  Batraciens  accoucheurs,  enfin  les  Tortues  et 
les  Crocodiles  ne  pondent  qu'un  petit  nombre  d*œufs. 
Le  nombre  des  œufs  est  donc  en  raison  inverse  de  la 
sollicitude  et  de  Tintelligence  des  parents.  Traduisons 
cette  loi  en  d'autres  termes  :  nous  pouvons  dire  que  le 
sort  des  jeunes  est  confié,  dans  certains  cas  dès  la 
classe  des  poissons  et  toujours  dans  celle  des  oiseaux, 
non  plus  à  des  lois  physiques  dont  les  eflfets  sont  sou- 
vent contrariés  par  le  conflit  d'autres  lois,  mais  à  des 
combinaisons  variées,  à  des  prévisions  ingénieuses,  à 
des  soins  persévérants.  L'intelligence  reprend  donc 
dans  l'organisme  social  des  Vertébrés  toute  Timpor- 
tance  qu'elle  a  eue  dans  Torganisme  social  des  Insectes  ; 
et  cette  importance  s'est  accrue  encore.  Car  ici  (et 
c'est  là  le  second  fait  que  nous  devons  signaler)  les 
jeunes  ne  se  suffisent  pas  à  eux-mêmes  ;  après  l'incu- 
bation, rélevage  est  nécessaire,  et  surtout  après  l'éle- 
vage, réducation.  Ce  n'est  donc  pas  assez  pour  les 
parents  de  les  mettre  au  jour,  il  leur  faut  les  accom- 
pagner, les  guider,  les  défendre  pendant  quelque 
temps.  Le  père  a  dès  lors  un  rôle  tout  nouveau  qui  est 
(le  présider  aux  relations  de  la  famille  entière  avec  le 
monde  extérieur.  Ce  trait  nous  paraît  être  la  véritable 
caractéristique  de  l'ordre  de  sociétés  dont  nous  com- 
mençons l'étude.  Par  là  la  vie  individuelle  se  trouve 
subordonnée  pendant  sa  première  phase  et  rattachée 
pendant  les  autres  par  des  liens  étroits  à  la  vie  so- 
ciale ;  en  sorte  que  si  l'on  veut  embrasser  l'histoire 


OISEAUX  419 

des  êtres  vivants  dans  son  ensemble,  il  faut  faire  à 
la  «sociologie  une  place  indépendante  au-dessus  de  la 
biologie. 

Un  grave  embarras  nous  attend  ici  :  il  n'y  a  pas  de 
classirication  de  la  classe  des  oiseaux,  du  moins  il  n'y 
en  a  pas  qui  soit  universellement  acceptée.  Brehm  eu 
compte  vingt-cinq  et  en  propose  une  vingt-sixième, 
qui  ne  paraît  pas  définitive.  Il  faut  croire  que  la  tâche 
est  difficile,  car  Haeckel  n'a  pu  remarquer  d'un  groupe 
à  l'autre  aucune  différence  qui  lui  permit  de  les  dis- 
poser suivant  un  ordre  généalogique.  «  Cette  classe, 
dit-il,  s'est  adaptée  de  mille  manières  aux  conditions 
du  milieu  extérieur,  sans  pour  cela  s'écarter  notable- 
ment du  type  héréditaire  de  la  structure  anatomi- 
que  {Histoire  de  la  création^  p.  530).  »  Si  un  ordre  ra- 
tionnel est  à  ce  point  difficile  à  établir  parmi  les  oiseaux 
au  point  de  vue  zoologique,  il  faut  nous  attendre  à  ce 
que  leur  organisation  sociale  soit  elle-même  très  va- 
riée, sans  que  ces  variations  se  laissent  ramener  à  de 
grandes  lignes.  Et  ce  n'est  pas  assez  dire  ;  car  Inorga- 
nisation sociale  dépendant  de  l'intelligence,  qui  se 
comporte  différemment  en  présence  de  circonstances 
différentes  sans  que  les  organes  qui  la  servent  subis- 
sent aucune  modification  apparente,  l'organisation 
sociale,  disons-nous,  doit,  dans  l'enceinte  des  limites 
que  la  constitution  anatomique  lui  impose,  varier  bien 
plus  encore  que  celle-ci.  En  sorte  que  même  les  groupes 
naturels  établis  par  les  zoologistes  d'après  la  confor- 
mation du  bec  et  des  pieds  doivent  offrir  d'espèce  à 
espèce  les  habitudes  les  plus  diverses.  C'est  ce  qui 
arrive  en  effet.  Ainsi,  pour  ne  prendre  qu'un  exemple 


420  SOCIÉTÉS  DOMESTIQUES  PATERNELLES 

(une  énumératioQ  'complète  de  ces  difTérences  serait 
fastidieuse)  si  nous  examinons  les  Pulvérulateurs  .de 
Bretim,  groupe  zoologîque  assez  naturel,  nous  y  trou- 
vons les  Gangas,  les  Syrrhaptes,  qui  vivent  par  paireSi 
à  côté  des  Tétras,  dont  les  mâles  sont  insociables  en 
quelque  temps  que  ce  soit,  tandis  que  les  Lyrures  des 
bouleaux,  tout  proches  voisins  des  Tétras,  vivent  en 
troupes  permanentes.  La  Gelinotte  des  bois,  autre 
Tétraonidé,  ce  diffère  notablement  du  précédent  par  ses 
mœurâ  et  son  genre  de  vie  ;  c'est  un  gallinacé  mono- 
game. »  (Brehm,  V.  II,  p.  325.)  Poursuivons-nous,  nous 
rencontrons  dans  le  Lagopède,  encore  un  prétendu 
gallinacé,  un  fidèle  époux  et  un  père  assidu.  Les  per- 
drix, dira-t-on,  bien  que  rangées  par  Brehm  parmi  les 
Pulvérulateurs,  ne  sont  pas  de  vrais  gallinacés  ;  les 
Hoccos  pas  davantage  (M.  Gervais,  dans  sonManuel de 
Zoologie,  dit  le  contraire),  mais  dans  un  même  groupe 
que  de  différences,  si  nous  comparons  la  caille  au  colin 
et  à  la  perdrix  !  Nous  verrions  de  môme,  dans  d'autres 
familles,  les  mœurs  varier  d'espèce  à  espèce.  Nous 
sommes  donc  tenu  à  la  plus  grande  réserve  dans  les 
généralisations  que  nous  serons  appelé  à  tenter  sur 
les  rapports  sociaux  des  oiseaux  entre  eux.  A  vrai  dire, 
aucune  ne  peut  être  parfaitement  exacte  dans  l'état  ac- 
tuel de  la  classification  ;  mieux  vaut  s'en  tenir  à  une 
distribution  logique  des  faits  appuyée  de  nombreux 
exemples. 

La  femelle  redevient,  à  partir  des  oiseaux,  d'une 
manière  normale  le  centre  de  la  famille  ;  sauf  en  des 
cas  très  rares  (autruches),  c'est  elle  qui  se  charge  de 
l'incubation,  qui  donne  les  [iremiers  soins  aux  jeunes 


OISEAUX  421 

une  fois  éclos,  et  les  défend  contre  tous  les  dangers 
avec  une  intrépidité  qui  ne  tient  pas  compte  des  forces 
de  l'adversaire.  Désireux  de  ne  pas  allonger  outre  me- 
sure notre  exposition,  nous  éviterons  de  donner  ici  des 
exemples  de  l'amour  maternel  chez  les  vertébrés  supé- 
rieurs ;  il  n'est  personne  qui  n'ait  dans  la  mémoire  des 
f^its  de  ce  genre  en  assez  grand  nombre  pour  rendre 
toute  démonstration  inutile.  (Voir  le  livre  de  M.  Me- 
nault  sur  V Amour  maternel  chez  les  animaux^  Biblio- 
thèque des  Merveilles).  Autour  de  ce  centre  s'organisent 
peu  à  peu  les  diilérents  éléments  de  la  société  domes- 
tique ;  les  jeunes  d'abord,  puis  le  mâle.  Nous  exami- 
nerons ultérieurement  les  premiers.  Celui-ci  nous  in- 
téresse davantage  en  ce  moment  ;  il  s'agit  de  savoir 
comment  il  est  arrivé  à  vivre  avec  la  femelle  au-delà  de 
la  saison  des  amours,  après  l'accouplement,  alors  que 
la  fécondation  étant  intérieure  et  la  ponte  non  immé- 
diate, il  ne  semble,  d'après  notre  hypothèse,  avoir 
aucune  raison  de  ressentir  pour  ses  jeunes  quelque 
sollicitude . 

Énumérons  rapidement  les  faits.  Dans  de  rares  es- 
pèces, le  mâle  se  tient  toujours  éloigné  de  la  famille. 
Aussitôt  après  l'accouplement,  le  Tétras,  par  exemple, 
et  le  coucou  se  remettent  à  errer  en  quête  de  nou- 
veaux adversaires  et  de  nouvelles  compagnes.  Chez 
d* autres  espèces,  le  *màle,  qui  a  quitté  la  femelle  soit 
quand  elle  a  commencé  à  construire  le  nid,  soit  quand 
elle  s'est  mise  à  couver,  revient  auprès  d'elle  au  mo- 
ment de  réclosion,  ou  quand  les  petits  sont  déjà  assez 
agiles  pour  la  suivre,  et  dès  lors  reste  avec  la  famille. 
Telles  senties  habitudes  de  plusieurs  gallinacés.  Enfm, 

27 


422  SOCIÉTÉS  DOMESTIQUES  PATERNELLES 

un  troisième  groupe  d'espèces  (et  celui-ci  contient, 
sauf  les  exceptions  précitées,  presque  tous  les  oiseaux: 
perroquets,  passereaux,  rapaces,  grimpeurs,  échas- 
siers,  palmipèdes)  nous  montre  le  mâle  aux  côtés  de  la 
femelle  pendant  toute  la  belle  saison,  père  aussi  vigi- 
lant qu'époux  assidu.  Au  delà,  la  famille  ne  peut  plus 
chez  les  oiseaux  que  croître  en  durée,  sans  changer 
de  type.  Mais  hâtons-nous  de  quitter  ces  généralités 
pour  entrer  dans  le  détail  des  causes. 

Les  oiseaux  mâles  qui  abandonnent  leur  femelle 
aussitôt  après  l'accouplement  sont  précisément  les 
moins  intelligents  de  tous.  D'une  part,  ils  sont  entraî- 
nés loin  d'elle  par  l'ardeur  inassouvie  de  leurs  passions; 
d'autre  part,  ils  ne  peuvent,  dans  le  temps  trop  court 
d'une  poursuite  brutale,  se  graver  son  image  assez 
profondément  pour  que  cette  image  les  attache  à  elle 
et  les  détermine  à  imiter  ses  démarches  quand  elle 
commence  le  nid.  Enfin,  leur  extrême  agitation,  la 
fièvre  erotique  qui  les  anime  ne  leur  permet  pas  de 
se  livrer  aux  travaux  pacifiques  de  la  ponte  et  de  Té- 
levage.  L'immobilité  de  la  femelle  et  les  soins  minu- 
tieux auxquels  elle  s'astreint  les  ennuient.  Plus  tard, 
quand  leur  fièvre  s'est  amortie,  le  penchant  social 
peut  reprendre  sur  eux  quelque  empire,  à  moins  que, 
comme  chez  les  Tétras,- une  humeur  batailleuse  et  in- 
constante n'y  mette  un  perpétuel  obstacle.  Ils  revien- 
nent auprès  des  femelles  après  réclosion  des  jeunes. 
Celles-ci,  d'ailleurs,  ne  les  recevraient  pas  toujours 
avant  ce  moment,  l'amour  paternel  étant  si  faible  chez 
([uelques-uns  (les  dindons,  par  exemple)  qu'ils  dévo- 
rent les  œufs  et  obligent  la  femelle  à  les  cacher.  Telles 


OISEAUX  423 

sont  donc  les  causes  qui  prolongent  jusqu'à  Téclosion 
l'absence  du  mâle.  Auprès  de  quelle  femelle  revient-il? 
C'est  ce  qu'on  ignore  :  car  il  a  .dû  en  visiter  plusieurs 
durant  ses  courses  amoureuses.  On  sait  seulement  que 
quand  il  revient,  c'est  pour  se  faire  chef  de  bande, 
c'est-à-dire  pour  régner  en  maître' sur  une  famille 
qu'il  est  prêt,  en  revanche,  à  protéger  au  prix  de  sa 
vie.  11  est  moins  dès  lors  un  père  qu'un  maître,  et 
c'est  ce  qui  nous  explique  sa  présence.  L'amoflr  ne 
semble  y  avoir  aucune  part  ;  le  temps  en  est  passé,  et 
nul  animal  plus  que  le  gallinacé  ne  subit  l'influence 
des  saisons  ;  son  amour  tout  physique  croît  et  décroît 
avec  l'ardeur  du  soleil.  Ce  n'est  pas  cette  impulsion 
temporaire,  c'est  un  penchant  permanent  qui  explique 
son  séjour  auprès  de  ses  jeunes.  Ce  penchant,  c'est 
celui  qui  se  manifeste  chez  tous  les  oiseaux  forts  et 
querelleurs  placés  dans  une  volière  avec  d'autres  oi- 
seaux. Non  seulement  ils  veulent  s'assurer  la  meil- 
leure place  auprès  de  la  mangeoire  pour  le  présent  et 
pour  l'avenir,  mais  ils  aspirent  à  la  domination  en  vue 
de  la  domination  elle-même.  La  poule,  moins  bien 
armée,  les  poussins,  qui  ne  le  sont  pas  du  tout,  s'em- 
pressent d'accepter  cette  domination  qui  leur  promet 
un  appui.  Et  en  effet,  le  coq  s'attache  à  eux  comme  à 
des  créatures  qui,  dépendant  de  lui,  sont  à  lui^  et  les 
protège  comme  étant  des  parties  de  sa  propre  per- 
sonne. De  là  cette  condescendance  et  cette  bonté,  de  là 
cet  empressement  du  coq  à  signaler  ses  trouvailles,  à 
courir  contre  l'ennemi.  Une  société  organisée  se  forme 
ainsi,  cimentée  par  le  sentiment  de  la  force,  par  l'a- 
mour de  soi,  par  l'instint  de  domination,  c'est-à-dire 


424  SOCIÉTÉS  DOMESTIQUES  PATERNELLES 

par  des  penchants  égoïstes;  résultat  qu*on  est  tenté 
de  trouver  merveilleux,  mais  nécessaire  en  définitive  : 
avec  quoi  Tamour  d'autrui  peut-il  être  obtenu,  si  ce 
n'est  avec  l'amour  de  soi?  Ex  nihilo  nihil. 

Faut-il  encore  rattacher  au  même  ordre  de  senti- 
ments la  compagnie  de  femelles  que  Tautruche  mâle 
et  le  faisan  se  constituent  au  moment  même  des 
amours?  11  est  probable  que,  en  raison  même  de 
l'heure  où  se  forme  cette  compagnie,  il  se  mêle  dans 
une  proportion  large  aux  sentiments  orgueilleux  que 
nous  venons  de  décrire  Tinfluence  du  penchant  sexuel. 
La  polygamie  est  sans  doute  chez  -cet  oiseau  comme 
chez  le  sauvage  un  effet  à  la  foi  d'instincts  domina- 
teurs et  d'une  sorte  d* avidité  de  possession.  Il  esta 
remarquer  que  l'autruche  mâle  après  ce  séjour  quel- 
que peu  prolongé  avec  les  femelles  prend  part  à  l'incu- 
bation. Aucun  coq  ne  va  jusque-là. 

Mais  la  plupart  des  oiseaux  sont  monogames.  Ceux 
dont  l'union  est  la  plus  étroite  sont  certains  Passe- 
reaux, certains  Rapaces,  certains  Echassiers,  et  les 
Perroquets.  Diverses  causes  favorisent  dans  ces  diffé- 
rentes familles  la  restriction  de  l'attachement  réci- 
proque qu'éprouvent  les  deux  sexes  à  une  seule  tête, 
Quand  un  grand  nombre  de  couples  s'établissent  à 
petite  distance  les  uns  des  autres,  les  tentatives  des 
mâles  même  appariés  sur  d'autres  femelles  que  la  leur 
doivent  être  fréquentes,  à  plus  forte  raison  celles  des 
mâles  qui  n'ont  point  trouvé  de  compagne  et  qui  res- 
tent auprès  de  leurs  congénères  avec  lesquels  ils  sont 
accoutumés  à  vivre.  Les  espèces  faibles  ne  peuvent 
pas  toujours  dans  les  luttes  qui  s'ensuivent  protéger 


OISEAUX  425 

efficacement  leur  domaine.  Mais  les  espèces  bien  ar- 
mées et  belliqueuses,  ayant  du  reste  besoin  d'un  vaste 
espace  pour  y  exercer  leurs  rapines  (Leroy,  Lettres, 
p.  60),  vivent  solitaires  au  milieu  d'un  territoire  éten- 
du :  d'où  il  résulte  que  les  couples  ainsi  constitués  ne 
peuvent  manquer  d'être  étroitement  unis.  D'autre  part, 
le  genre  de  vie  des  rapaces  développe  leur  intelligence, 
et  leur  imagination  est  dominée  pour  ainsi  dire  par 
l'image  de  leur  compagne  au  point  de  n'en  pas  admet- 
tre d'autre  facilement.  Il  est  vrai  que  les  instincts  san- 
guinaires d'un  petit  nombre  doivent  lutter  contre  leurs 
instincts  domestiques.  «  Entre  eux,  ditBrehm,  les  As- 
turidés  ne  se  témoignent  pas  plus  d'attachement  qu'ils 
n'en  témoignent  aux  autres  animaux.  L'amour  parait 
être  chez  eux  un  sentiment  inconnu.  La  femelle  mange 
son  mâle,  le  père  ou  la  mère  dévore  ses  petits  et  ceux- 
ci  une  fois  qu'ils  sont  devenus  assez  forts  dévorent 
leurs  parents.  »  Mais  si  ce  penchant  destructeur  est 
assez  fort  pour  empêcher  la  plupart  des  rapaces  de 
s'unir  à  d'autres  couples,  il  faut  croire  qu'il  ne  l'est  pas 
assez  pour  rompre  les  liens  de  la  famille  d'une  manière 
aussi  constante  que  les  expressions  de  Brehm  le  font 
supposer.  Autrement,  comment  l'espèce  aurait -elle 
résisté  à  cette  extermination  générale?  Elle  aurait 
disparu   depuis  longtemps.    Presque    tous  les  pré- 
dateurs, y  compris  les  vautours,  les  plus  farouches  et 
les  moins  intelligents  d'entre  eux,  sont  monogames 
pendant  plus  d'une  année,  plusieurs  pendant  toute  la 
vie.  Les  Pics  et  les  Mar tins-pêcheurs  ont  pour  les 
mêmes  causes  des  habitudes  pareilles.  Il  n'est  pas 
nécessaire  d'invoquer  ces  causes  extérieures  (vie  soli- 


426  SOCIÉTÉS  DOMESTIQUES  PATERNELLES 

taire  et  prédatrice)  pour  expliquer  dans  tous  les  cas  les 
affections  exclusives.  Les  Perroquetsqui  vivent  en  vastes 
communautés  sont  aussi  monogames;  mais  il  suffit 
d'avoir  observé  un  perroquet  en  captivité  pour  admet- 
tre sans  peine  que  chez  de  tels  oiseaux  les  liens  formés 
par  la  représentation  réciproque  peuvent  lutter  avan* 
tageusement  contre  les  inconvénients  du  voisinage. 
Beaucoup  d'entre  eux,  d'ailleurs,  se  séparent  au  moment 
des  amours  pour  vivre  à  deux  dans  là  solitude.  Quant 
aux  Echassiers,  ce  sont  aussi  des  animaux  fort  sagaces 
(Aristote  et  Platon  l'avaient  remarqué),  et  plusieurs, 
comme  nous  l'avons  vu,  servent  de  guides  et  d'avertis- 
seurs aux  autres  oiseaux  :  aussi  leur  union  conjugale 
est-elle  en  général  étroite  et  fidèle.  La  famille  des 
Poules  d'eau  est  un  modèle-  de  concorde  ;  «  grands  et 
petits,  jeunes  et  vieux,  ces  oiseaux  ne  font  tous  qu'un 
cœur  et  qu'une  âme  si  je  puis  m'exprimer  ainsi  » 
(Brehm).  Les  Cygnes  offrent  parmi  les  Lamellirostres 
un  exemple  assez  isolé  de  constance  et  d'affection  pa- 
ternelle; dans  tout  ce  groupe  la  sociabilité  est  d'ordi- 
naire tellement  développée,  les  nids  tellement  voisins 
qu'en  l'absence,  sans  doute,  d'obstacles  représentatifs 
assez  forts  il  règne  souvent  entre  eux  une  certaine 
promiscuitéjusqu'aumomentde  la  ponte.  Aussi  le  père 
chez  les  canards  est-il  fort  indillérent  à  sa  progéniture; 
il  ne  partage  ni  les  soins  de  Tincubation,  ni  ceux  de 
l'éducation.  Nous  pouvons  établir  cette  loi,  qu'il  serait 
facile  de  soutenir  si  nous  ne  craignions  de  dépasser 
toute  mesure  par  un  nombre  plus  considérable  de 
faits,  à  savoir,  que  toutes  choses  égales  d'ailleurs,  le 
développement  de  la  société  domestique  chçz  les  oiseaux 


OISEAUX  427 

est  en  raison  directe  de  leur  faculté  de  représentation 
et  de  discernement.  Là  où  en  présence  d'une  intelli- 
gence marquée  la  société  fait  défaut,  c'est  qu'une  cause 
accidentelle  apporte  quelque  obstacle  à  sa  formation  ; 
ces  exceptions,  qui  sont  rares,  ne  sont  pas  de  nature 
à  infirmer  la  loi. 

Ce  rapport  général  constaté,  montrons  dans  leur 
détail  les  faits  psychologiques  sur  lesquels  il  repose. 
Nous  avons  vu  dans  l'un  des  chapitres  précédents  à 
quelles  démonstrations  se  livrent  les  mâles  devant  les 
femelles  pendant  la  saison  des  amours.  Chez  les 
gallinacés  polygames  cette  poursuite  est  tellement 
ardente  qu'elle  paralyse  les  facultés;  un  Tétras  qui 
rémoud,  c'est-à-dire  qui  siffle  devant  sa  femelle  en 
balançant  la  tête  comme  un  ours  blanc,  perd  cons- 
cience de  ce  qu'il  fait  et  de  ce  qui  passe  autour  de 
lui;  il  n'entend  rien,  ne  voit  rien;  un  coup  de  fusil  ne 
l'effraie  pas.  La  plupart  du  temps  ses  congénères- bru- 
talisent la  femelle  au  lieu  de  se  soumettre  à  ses  choix. 
L'amour  est  chez  eux  plutôt  un  délire  des  sens  qu'un 
sentiment  affectueux.  Tel  n'est  pas  le  caractère  de  l'a- 
mour  chez  la  plupart  des  espèces  d'oiseaux.  C'est  un 
sentiment  plus  doux  quoique  non  moins  profond  et 
plus  durable.  Il  se  traduit  par  des  chants,  des  caresses, 
des  postures  suppliantes  ou  des  mouvements  rythmés  ; 
pendant  ce  temps  les  deux  sexes  apprennent  à  se  re- 
connaître, à  se  tenir  unis  dans  la  pensée  au  point  de  ne 
plus  pouvoir  se  séparer  l'un  de  l'autre.  On  connaît  les 
Perruches  dites  inséparables,  qui  ont  été  si  fort  à  la 
mode.  Mais  la  classe  des  oiseaux  nous  offre  un  certain 
nombre  d'exemples  du  même  attachement,  a  Quand 


4S8  SOCIÉTÉS  DOMESTIQUES  PATERNELLES 

mourait,  dit  un  observateur  cité  avec  confiance  par 
Brehm,  quand  mourait  Tun  des  Hypolaîs  des  saules  qui 
avaient  ainsi  vécu  ensemble  pendant  deux  ou  trois  ans, 
son  compagnon  lui  survivait  à  peine  un  mois.  Sous  ce 
rapport  THypolaïs  des  saules  se  rapproche  tout  à  fait 
des  Perruches  inséparables.  »  «  Ces  oiseaux,  dit  des 
Panures  le  comte  de  Gourcy,  ont  Tun  pour  l'autre  une 
grande  tendresse.  Le  mâle  et  la  femelle  sont  toujours 
perchés  l'un  à  côté  de  l'autre;  et  lorsqu'ils  s'endor- 
ment, l'un  d'eux,  le  mâle  d'ordinaire,  recouvre  sa 
compagne  de  son  aile.  La  mort  de  l'un,  ajoute  Brehm, 
amène  sûrement  celle  de  l'autre.  »  En  liberté,  THédy- 
dipne  métallisé  vit  aussi  étroitement  uni  avec  sa  fe- 
melle qui  l'accompagne  de  fleur  en  fleur.  Il  est  pro- 
bable que,  réduit  en  captivité,  il  en  serait  de  lui  comme 
du  Colapte  doré.  Le  Colapte  est  un  grimpeur,  et  nous 
savons  que  ces  oiseaux  s'appellent  en  frappant  sur  les 
branches.  «La  femelle,  dit  le  frère  de  Brehm  d*un  cou- 
ple qu'il  avait  en  cage,  la  femelle  tomba  malade  et 
mourut...  Rien  ne  fut  plus  touchant  alors  que  la  con- 
duite du  mâle.  Pendant  toute  la  journée,  il  ne  cessait 
d'appeler  sa  femelle;  il  tambourinait,  manifestant  ainsi 
son  deuil  comme  quelque  temps  auparavant  il  avait 
manifesté  son  amour.  La  nuit  même  ne  lui  apportait 
pas  de  repos.  Peu  à  peu  il  devint  plus  calme  :  mais  il  ne 
retrouva  plus  son  ancienne  gaîté,  et  maintenant  que 
tous  ses  compagnons  ont  péri,  il  est  devenu  complé- 
ment silencieux.  »  Même  attachement  entre  le  mâle  et 
la  femelle  de  la  Tourterelle.  «  L'un  vient-il  à  périr?  la 
douleur  de  l'autre  est  immense.  Je  tuai  une  femelle, 
raconte  mon  père,  le  mâle  so  réfiigiu  dans  la  forêt; 


OISEAUX  429 

mais,  comme  sa  femelle  ne  le  suivait  pas,  il  revint  et 
se  mit  à  roucouler  pour  l'appeler.  Ce  pauvre  isolé  me 
fit  pilié  (4).  »  Gurney  dit  du  Jabiru,  un  échassier,  due 
la  plus  grande  fidélité  règne  entre  le  mâle  et  la  femelle, 
et  qu'ils  se  charment  mutuellement  par  une  sorte  de 
danse.  L'un  d'eux  est-il  tué?  l'autre  reste  longtemps 
solitaire  et  s'accouple  très  difficilement  à  nouveau.  Ces 
faits  établissent  suffisamment  que  les  oiseaux  mono- 
games éprouvent  l'un  pour  l'autre  une  affection  désin- 
téressée qui  survit  à  l'entraînement  des  premières 
rencontres  et  qui  prolonge  bien  au  delà  la  durée  de 
leur  union.  Un  attachement  de  cette  nature  est  tout 
entier  fondé  sur  l'idée  que  les  deux  oiseaux  se  font 
l'un  de  l'autre;  il  est  surtout  intellectuel  ;  et  cependant 
il  tient  aux  fibres  les  plus  profondes  ;  rompu,  il  entraîne 
la  mort. 

Suffirait-il  pour  fonder  la  famille  ?  Aucun  des  exem- 
ples cités  plus  haut  ne  nous  autorise  à  l'affirmer.  La 
plupart  des  oiseaux  que  nous  venons  de  signaler  pour 
leur  attachement  n'étaient  sans  doute  unis  à  ce  point 
que  pour  avoir  élevé  ensemble  une  couvée  :  mais  une 
affection  aussi  vigoureuse  suffit  à  expliquer  l'assiduité 
du  mâle  auprès  de  la  femelle,  du  moinsjusqu'à  la  ponte 
et  môme,  quand  la  ponte  est  déjà  effectuée,  jusqu'à 
l'éclosion  des  jeunes.  C'est  lui  et  lui  seul  qui  justifie 
l'empressement  avec  lequel  les  mâles  aident  pour  la 
plupart  les  femelles  dans  la  confection  du  nid,  leur  ap- 
portant les  matériaux  qu'elles  emploient  ou  les  dispo- 
sant  eux-mêmes.  C'est  lui  et  lui  seul  qui  nous  donne  un 

(i)  VoirBREHM,  vol.  I,  p.  721,  771;  vol.  II,  p.  71,  262;  et  d'autres  pas- 
sages non  cités,  I,  p.  49,  76,  116,  etc.  (ara,  liootte,  cardiual,  bec  croisé). 


430  SOCIÉTÉS  DOMESTIQUES  PATEBNBIXBS 

motif  plausible  de  leur  présence  pendant  rincubation, 
des  chants  ou  des  évolutions  aériennes  par  lesquels  ils 
charment  l'inaction  de  leur  compagne,  de  la  complai- 
sance enfin  avec  laquelle  ils  la  nourrissent  pendant  ce 
temps  ou  la  remplacent.  Comprennent-ils  ce  qui  se 
prépare  dans  les  limites  où  la  femelle  semble,  comme 
nous  l'avons  dit,  le  comprendre?  Il  n'est  pas  nécessaire 
de  le  supposer.  Même  il  y  a  des  faits  qui  paraissent 
indiquer  le  contraire  :  ainsi  ce  n'est  pas  le  mâle,  c'est 
la  femelle  qui  construit  les  parties  les  plus  délicates  du 
nid,  la  couche  molle  où  doit  reposer  un  être  vivant. 
Dans  plusieurs  cas  le  mâle  apporte  les  matériaux  et  la 
femelle  les  met  en  œuvre.  On  voit  de  plus,  dans  bien 
des  cas,  la  femelle  appeler  le  mâle  à  grands  cris  pour 
qu'il  prenne  sa  place  sur  les  œufs.  Quel  motif  le  déter- 
mine alors  en  dépit  de  son  peu  d'empressement?  C'est 
sans  doute  la  prière  et  la  lassitude  de  la  femelle,  bien 
plus  que  le  sentiment  paternel  si  rare,  même  chez 
rhomme,  avant  la  naissance  des  jeunes.   L'amour 
sexuel  nous  semble  donc  être  le  premier  lien  de  la 
famille,  jusqu'à  Tapparition  de  la  progéniture.  Celle-ci 
une  fois  née,  le  père  ne  peut  manquer  d'éprouver  pour 
les  petits  les  sentiments  que  nous  avons  décrits  plus 
haut.  Mais  alors  ces  sentiments  corroborent  ceux  qu'il 
éprouve  pour  la  mère  :  tous  deux  ne  peuvent  éprou- 
ver pendant  de  longs  mois,  pour  les  objets  de  leur 
tendresse  commune,  tant  de  craintes  et  tant  de  dé- 
sirs ,  tant  d'émotions  joyeuses  ou  inquiètes  sans  en 
être  encore  plus  intimement  unis. 

Est-il  besoin  d'insister  sur  les  liens  qui  unissent  les 
jeunes  à  leurs  parents?  Non  seulement  ils  ont  tout  à  en 


OISEAUX  431 

attendre  et  meurent  s'ils  sont  séparés  d'eux,  mais,  à 
mesure  qu'ils  grandissent,  ils  sentent  cette  dépendance 
et  correspondent  de  toutes  leurs  forces  aux  désirs  de 
leurs  guides.  Une  véritable  éducation  peut  donc  se 
développer  dans  la  famille  des  Oiseaux  :  commerce 
incessant  de  signaux  (1),  d'avertissements,  d'encou- 
ragements et  de' reproches,  dans  lequel  les  jeunes 
réagissent  pour  leur  part  avec  énergie.  Les  parents  les 
instruisent  avec  une  patience  inépuisable.  Un  rapace, 
le  Pygargue  à  tète  blanche,  porte  les  siens  sur  son  dos 
pour,  du  haut  des  airs,  les  exercer  au  vol  :  plusieurs 
oiseaux  d'eau  font  de  même  en  nageant  ;  les  Héliornes 
de  Surinam,  les  Cygnes,  les  Eiders  et  les  Grèbes.  Ces 
derniers  «  lorsqu'un  danger  menace  leurs  petits,  les 
prennent  sous  leurs  ailes  et  disparaissent  avec  eux  sous 
l'eau  ;  il  leur  arrive  même  de  les  cacher  au  milieu  des 
plumes  de  la  poitrine  et  de  les  emporter  dans  leur  vol.  » 
La  bécasse  fait  de  même  quelquefois  (  Catalogue  des 
Oiseaux  de  la  Côte-d'Or,  Marchanb,  1869).  Au  sujet 
de  ces  mêmes  Grèbes,  Jaeckel  nous  rend  témoins  d'une 
scène  d'éducation  assez  curieuse.  Au  commencement, 
les  parents  mettaient  toujours  la  nourriture  sur  l'eau 
devant  les  poussins;  vers  le  huitième  jour  de  leur  exis- 
tence commença  leur  éducation.  «  Le  vieux  nagea  encore 
deux  ou  trois  fois  devant  les  petits  qui  voulaient  s'em- 
parer immédiatement  de  la  nourriture  et  plongea  avec 
le  poisson  pour  les  engager  à  le  suivre.  Cependant, 


(1)  Voir  une  intéressaDte  étude  sur  le  langage  de  la  poule  à  ses  pous- 
sins, dans  Touvrage  de  M.  Houzeau,  Paculiëi  mentales  des  animaux,  t.  II, 
p.  346.  Sur  l'éducation  chez  les  animaux,  voir  encore  Hartmann,  Pkii. 
de  l'Inconscient,  vol.  I,  p.  837.  Nous  ne  lui  aTons  rien  emprunté. 


432  SOCIÉTÉS  DOMESTIQUES  PATERNELLES 

comme  ils  étaient  encore  trop  maladroits,  il  leur  tendit 
la  nourriture  de  loin.  Il  appela  les  jeunes  avec  de 
bruyants  quony  qiwny;  ils  vinrent  alors  en  ramant 
sur  la  surface  et  franchirent  une  assez  grande  distance  ; 
le  meilleur  nageur  obtint  le  poisson  comme  récom- 
pense. »  On  sait  que  chez  les  gallinacés  les  petits 
obéissent  aux  signaux  de  la  mère  et  savent  se  raiser 
à  terre  si  bien  qu'on  ne  les  retrouve  quelquefois  plus 
malgré  les  plus  actives  recherches.  Mais  nous  n'avons 
pas  l'intention  de  raconter  les  phénomènes  dans  leur 
infinie  variété.  En  voilà  iissez  pour  nous  autoriser  à 
dire  qu'une  double  chaîne  invisible  attache  les  pa- 
rents aux  jeunes  et  que  cette  communication  inces- 
sante, ce  partage  constant  de  toutes  les  fonctions  in- 
tellectuelles, cette  solidarité  étroite  d'émotions,  de 
pensées  et  de  désirs  fait  de  la  famille  des  oiseaux  un 
organisme  moral  individuel,  une  seule  et  même  con- 
science. De  ce  point  de  vue  ce  n'est  pas  un  groupe 
d'êtres,  mais  un  être. 

La  solidarité  de  plusieurs  êtres  successifs  suppose 
dans  celui  qui  les  embrasse  tous  une  durée,  et  cette 
durée  une  tradition  ;  la  conscience  collective  ne  peut 
être  douée  à  ce  point  d'unité  sans  jouir  aussi  de  quel- 
que continuité  de  souvenir.  Les  leçons  des  parents 
transmises  aux  jeunes  font  profiter  ceux-ci  de  l'expé- 
rience acquise  par  leurs  devanciers  immédiats  et  on 
voit,  en  effet,  que  les  modifications  d'industrie  ou  de 
tactique  inventées  par  les  premiers  se  perpétuent  dans 
les  seconds.  Les  perdrix  ont,  depuis  quelques  années, 
pris  dans  nos  pays  l'habitude  de  se  garder  au  moyen  de 
sentinelles;  les  jeunes,  dès  la  première  année,  se  li- 


OISEAUX  433 

vrent  à  cette  pratique  dans  la  compagnie  même  dirigée 
par  leurs  parents.  C'est  ainsi  que  l'indication  des  dan- 
gers à  redouter  se  communique  des  vieux  aux  jeunes  : 
les  ouvrages  des  ornithologistes  abondent  de  passages 
décisifs  où  est  constaté  le  changement  d'allures  'des 
oiseaux  en  présence  de  nouveaux  périls.  Partout  la 
présence  de  l'homme,  d'abord  accueillie  avec  indiffé- 
rence et  curiosité  développe  au  bout  de  peu  de  temps 
une  défiance  justifiée  par  la  portée  de  ses  armes  (1). 
La  confiance  se  développe  inversement  par  les  effets 
de  l'éducation  ;  c'est  ainsi  que  dans  un  jardin  public 
récemment  ouvert  au  milieu  d'une  grande  ville  les 
moineaux  deviennent  peu  à  peu  de  plus  en  plus  fami- 
liers et  que  les  pigeons  se  laissent  approcher  dans  les 
rues  à  moins  de  deux  mètres  ;  c'est  ainsi  encore  que 
nos  pies  sont  devenues  en  peu  d'années  indifférentes 
au  bruit  des  trains  au  point  de  poser  leurs  nids  sur  les 
talus  de  nos  voies  ferrées.  Des  lièvres  se  blottissent 
souvent  dans  les  fosses  d'emprunt  de  la  ligne  ;  eux  si 
timides,  ils  se  sont  accoutumés  au  fracas  de  la  loco- 
motive qu'ils  savent  inoffensif.  Plus  les  couvées  sont 
fréquentes,  plus  la  transmission  des  enseignements  de 


(1)  De  Castella,  Tour  du  Monde,  1861,  p.  81.  —  DARWIN,  Voyage  du 
Beagie,  p.  48,  214,  420,  430  de  la  IraductioQ  française.  C*est  une  étude 
complète  sur  ia  question.  Eu  voici  le^  conclusions  :  «Ces  faits,  dit  Darwin, 
nous  permelleut,  je  crois,  de  conclure  :  l»  que  la  sauvagerie  des  oiseaux 
vis-â  vis  de  Tbomme  est  un  insfinct  particulier  dirigé  contre  lui  (  doue 
chaque  danger  exige  une  éducation  spéciale)  ;  instinct  qui  ne  dépend  en 
aucune  façon  de  Texpérience  qu*ils  ont  pu  acquérir  contre  d*autre8 
sources  de  danger;  S»  que  les  oiseaux  n'acquièrent  pas  individuellement 
cet  instinct  en  peu  de  temps,  môme  quand  on  les  pourchasse  beau- 
coup, mais  que  daus  le  cours  des  générations  successives  il  devient 
hôrédilaire.  »  Voir  encore  Livingstone,  Missionary  travels,  passim. 


\ 


434  SOCIÉTÉS  DOMESTIQUES  PATERNELLES 

Texpérience  est  rapide,  plus  les  jeunes  restent  long- 
temps dans  la  compagnie  de  leurs  parents  et  de  leurs 
aines,  plus  elle  est  sûre.  Quelquefois,  comme  chez  les 
Perroquets,  ces  deux  avantages  sont  réunis  (Br£HM| 
V.  I,  page  49).  Mais  si  la  société  conjugale  dure  toute 
la  vie  de  ses  membres,  la  société  domestique  est  le  plus 
souvent  bornée  à  la  durée  d'un  an,  et  je  ne  sais  guère 
que  les  poules  d'eau  où  elle  comprend  deux  couvées 
à  la  fois,  formant  un  groupe  distinct.  Au-delà  de  ces 
limites,  la  famille  est  absorbée  par  la  société  d'ordre 
supérieur  que  plusieurs  groupes  forment  en  s' unissant. 
Dans  un  couple  pris  à  part,  la  société  familiale  com- 
plète finit  à  chaque  automne  pour  recommencer  à  chaque 
printemps. 

Celte  continuité,  toute  intermittente  et  sporadique 
qu'elle  paraisse,  suffit  à  expliquer  le  perfectionnement 
qu'a  reçu  l'industrie  animale  dans  la  classe  des  oiseaux. 
Puisque  la  tradition  des  enseignements  de  l'expérieuce 
est  possible  dans  une  certaine  mesure  des  parents  aux 
jeunes,  on  comprend  qu'il  y  ait  eu  dans  la  race  accu- 
mulation de  lumières  sur  les  avantages  à  retirer  ou  les 
périls  à  craindre  du  commerce  avec  le  monde  extérieur 
et,  par  conséquent,  amélioration  progressive  de  la  tacti- 
que comme  de  Tindustrie.  Dans  des  régions  entières  de 
la  France  la  tactique  des  perdrix  s'est  améliorée, comme 
s'est  améliorée  dans  toutes  les  régions  visitées  par 
l'homme  la  tactique  des  animaux  exposés  à  ses  coups. 
Tous  ceux  quiphassent  depuis  vingt  ans  dans  les  dépar- 
tements du  centre  assurent  que  la  perdrix,  (jui  s'envo- 
lait jadis,  surtout  au  début  de  la  chasse,  par  individus 
isolés  et  sous  le  nez  du  chien,  s*envole  mainlenaul  par 


OISEAUX  435 

compagnies  et  à  une  grande  distance  du  chasseur  (4). 
A  la  Plata,  le  même  progrès  n'a  pas  été  réalisé  ;  «  ces 
oiseaux,  dit  Darwin,  ne  vont  pas  en  compagnies  et  ne 
se  cachent  pas  comme  en  Angleterre  ;  c'est  au  con- 
traire un  animal  fort  stupide.  Un  homme  à  cheval  n'a 
qu'à  décrire  autour  de  ces  perdrix  un  cercle  ou  plutôt 
une  spirale  qui  le  rapproche  d'elles  chaque  fois  davan- 
tage pour  en  assommer  à  coups  de  bâton  autant  qu'il 
en  peut  désirer.  Un  enfant  monté  sur  un  cheval  tran- 
quille peut,  avec  un  nœud  coulant  au  bout  d'un  bâton, 
en  attraper  30  ou  40  en  un  seul  jour  »  (Voyage,  etc., 
page  48).  Ce  qui  a  eu  lieu  dans  ces  dernières  années 
pour  cette  espèce  dans  nos  contrées  s'est  produit  cer- 
tainement partout  vis-à-vis  de  chaque  ennemi  dont  les 
oiseaux  ont  dû  éviter  les  atteintes,  de  chaque  circon- 
stance dont  ils  ont  été  invités  à  profiter,  de  chaque 
nécessité  qui  les  a  poursuivis.  Quand  on  voit  par  exem- 
ple les  corbeaux,  pour  briser  les  mollusques  à  coquille 
trop  dure,  s'élever  jusqu'au  sommet  d'une  falaise  et  les 
laisser  retomber  sur  les  rochers,  les  vautours  se  servir 
du  même  moyen  pour  briser  des  os  ou  la  carapace  des 
tortues,  et  cela  toujours  sur  la  même  pierre,  les  goé- 
lands, enfin,  en  user  de  même  avec  les  mollusques  et 
les  crustacés  dont  ils  font  leur  nourriture,  les  Torche- 


(1)  Nous  avous  vu  des  perdrix  que  nous  avions  acculées  le  soir,  vers 
rheure  du  rappel,  tout  près  d*une  route  couverte  de  voitures  et  de  pié- 
tons, au  moment  où  nous  allions  parvenir  k  portée  de  fusil,  s'élever  ver- 
ticalement jusqu'à  une  grande  hauteur,  et  là,  en  vol  serré,  parcourir 
comme  l'eussent  fait  des  canes  pétières  plusieurs  kilomètres  d*an  seul 
trait.  A  une  lieue  de  là,  dans  une  chas^  gardée,  d'autres  compagnies 
ne  s'envolaient  qu'à  quelques  mètres  du  chasseur,  et  presque  horixon- 
taiement,  suivant  les  habitudes  autrefois  caractéristiques  de  l'espèce. 


436  SOCIÉTÉS  DOMESTIQUES  PATERNELLES 

pots  se  servir  d*uii  trou  creusé  exprès  dans  un  arbre 
pour  casser  toutes  leurs  noisettes  et  déposer  çà  et  là 
dans  les  fentes  des  vieux  troncs  des  provisions  quUIs 
savent  retrouver,  les  Mélanerpes  garnir  des  troncs  de 
pins  de  glands  fichés  dans  des  trous  exactement  taillés 
pour  les  recevoir,  les  Colaptes  du  Mexique  emmaga- 
siner pour  rhiver,  dans  les  tubes  creux  des  hampes 
d'agave,  des  glands  qu'ils  vont  chercher  à  dix  lieues  de 
la,  on  ne  peut  s'empêcher  de  croire  que  des  actions 
aussi  précises,  répondant  à  des  besoins  divers,  aient 
leur  origine  dans  une  invention  partielle^  transmise 
ensuite  de  génération  en  génération  par  renseigne- 
ment direct.  C'est  ainsi  que  les  nids  eux-mêmes  se 
sont  perfectionnés.  On  sait  que  les  qids  diffèrent  en 
perfection  suivant  Tàge  des  individus  qui  les  ont  cons- 
truits, a  On  ne  peut,ditLeroy(Op.cit.,  page  89), obser- 
ver avec  quelque  attention  et  quelque  suite  les  nids  des 
oiseaux  sans  s'apercevoir  que  ceux  des  jeunes  sont  la 
plupart  mal  façonnés  ot  mal  placés  ;  souvent  même  les 
jeunes  femelles  pondent  partout  sans  avoir  rien  prévu.» 
Mais  les  nids  ne  diffèrent  pas  seulement  suivant  l'âge 
des  individus  ;  ils  diffèrent  encore  dans  la  même  es- 
pèce, d'un  individu  à  Tautre.  suivant  les  facultés  in- 
ventives et  rhabileté  d'exécution  des  constructeurs, 
comme  aussi  suivant  les  circonstances  extérieures  et 
les  traditions  reçues  dans  la  localité.  M.  Pouchet  a  re- 
marqué, parmi  les  nombreux  nids  d'hirondelles  qui 
couvrent  les  vieux  édifices  tle  Rouen,  une  amélioration 
récente,  qui  est  propre  aux  nids  de  ce  pays.  Brehm 
rapporte  une  grande  (|uantité  de  modifications  ih»  ce 
LÇenre,  la  plupart  «lues  à  l'iiivil  ilioii  îles  circonslanci's 


INDUSTRIE  437 

et  généralisées  en  raison  de  leurs  avantages  dans  un 
district  plus  ou  moins  étendu.  En  voici  un  exemple  (1), 
entre  cinquante  dont  il  est  inutile  d'encombrer  cette 
exposition.  «  Le  nid  des  Baltimores  est  diversement 
construit  et  plus  ou  moins  chaudement  rembourré  sui- 
vant les  localités.  L'oiseau  le  suspend  à  une  branche 
et  le  tisse  avec  beaucoup  d'art.  Dans  les  États  du  sud  de 
l'Amérique  du  nord,  ce  nid  est  fait  exclusivement  de 
la  mousse  d'Espagne  et  les  parois  en  sont  très  lâches, 
ce  qui  permet  à  l'air  de  circuler  très  facilement  du 
dehors  au  dedans  et  réciproquement.  L'intérieur  n'est 
tapissé  par  aucune  substance  chaude  ;  bien  plus,  le  nid 
est  d'ordinaire  exposé  au  couchant.  Dans  les  États  du 
nord,  le  nid  est  tourné  de  façon  à  recevoir  les  rayons 
du  soleil  et  il  est  tapissé  des  matériaux  les  plus  fins  et 
les  plus  chauds.  On  voit  que  l'oiseau  s'accommode 
parfaitement  au  climat.  »  Du  reste,  les  seules  diffé- 
rences qu'offrent  entre  elles  les  constructions  des  di- 
verses espèces  ne  favorisent-elles  pas  l'hypothèse  d'un 
enseignement  par  les  yeux  transmis,  non  sans  des 
accroissements  successifs,  de  génération  en  génération. 
Les  types  de  nids  sont  fort  divers  comme  on  sait  ;  cha- 
cun d'eux  offre  une  gradation  de  complexité  telle,  de 
l'une  à  l'autre  des  formes  qui  s'y  rattachent,  que  l'idée 
de  passage  insensible  s'insinue  irrésistiblement  dans 
Tesprit  lorsqu'on  les  contemple.  Les  nids  de  Salanganes 
sont  les  uns  composés  de  salive  pure,  les  autres  de 


(1)  Vol.  I,  p.  237.  Sur  les  adaptalioos  de  rinstinct  aux  circoDstances 
particulières^  voir  la  démonstraliou  si  complète  de  Hartmann  ,  Phil.  de 
Vlnconsc.y  Irad.  Nolen,vol.  I,  p.  94;  et  Vignoli,  Délia  lege  fondamentale 
delC  intelligenza  nel  regno  animale, 

â8 


4â8  SOCIÉUËS  DOMESTIQUES  PATERNELLES 

salive  mêlée  de  différents  matériaux  dans  des  propor- 
tions graduées  en  série  continue.  Depuis  les  oiseaux 
qui,  comme  TEITraie,  déposent  leurs  œufs  dans  un  coin 
sur  le  sol  jusqu'à  ceux  qui  élèvent  des  monticules  de 
feuilles  ou  de  terre  pour  les  y  faire  éclore  spontané- 
ment, depuis  ceux  qui  logent  dans  la  première  crevasse 
venue  jusqu'à  ceux  qui  creusent,  dans  les  parois  de 
terre  meuble  ou  dans  les  arbres,  des  cavités  précédées 
de  couloirs  et  tapissées  de  substances  molles,  depuis 
ceux  qui  font  éclore  leurs  jeunes  sur  des  poignées  de 
brindilles  ou  de  branchages  mal  jointes  jusqu'à  ceux 
qui  leur  préparent  une  couche  moelleuse  en  fonne  de 
coupe  composée  de  plusieurs  étages  de  matériaux  di- 
vers, ou  une  boule  fermée  de  toutes  parts  parfois  munie 
d'un  couloir  d'entrée,  ou  même  une  habitation  com- 
plète composée  de  plusieurs  chambres,  on  peut  trouver 
des  intermédiaires  nombreux  et  des  transitions  ména- 
gées. Faut- il  expliquer  le  nid  double  ou  triple  des 
Tisserins,  on  remarque  que  le  mâle  se  construit  tout 
près  de  la  femelle  une  demeure  de  plaisance  où  il  chante 
pour  la  charmer,  et  ou  se  demande  si  ces  deux  nids, 
en  se  rapprochant  peu  à  peu,  n'ont  pas  fini  par  n'en 
former  qu'un  seul.  Aucun  Je  ces  intermédiaires  ne  se 
rencontre-t-il?  en  présence  d'un  nid  comme  celui  de 
rOmbrette,  qui  est  composé  de  trois  chambres  dis- 
tinctes el  assez  solide  pour  porter  le  poids  d'un  homme, 
l'esprit  se  refuse  à  croire  que  celte  savante  construc- 
tion soit  sortie  en  une  fois,  de  toutes  pièces,  de  la  tête 
d'un  seul  oiseau.  On  se  dit  que,  si  des  observations  di- 
rectes ont  constaté  des  perfectionnements  dans  la  tac- 
tique et  dans  l'art  d'un  si  grand  nombre  d'individus 


PROPRIÉTÉ  CHEZ  LES  OISEAUX  439 

OU  de  races  locales,  il  est  probable  que  dans  toute  la 
classe  rindustrie  et  la  ruse  ont  suivi  un  développement 
successif  grâce  à  la  faculté  que  possède  chaque  géné- 
ration de  laisser  ses  enseignements  à  celle  qui  la  suit. 
Mais  cette  évolution,  bien  que  presque  certaine,  ne 
mérite  pas  le  nom  de  progrès  dans  le  sens  où  ce  mot  a 
été  appliqué  à  Thistoire  de  l'Humanité  ;  elle  est  par- 
tielle; elle  est  confinée  non  seulement  aux  limites  de 
l'espèce,  mais  aux  limites  de  la  variété  et  même  de  la 
race.  L'accumulation  des  effets  de  Tintelligence  res- 
semble, dans  la  classe  des  oiseaux,  à  Taccumulation  de 
la  pluie  dans  des  flaques  fermées  et  indépendantes  : 
l'eau  remplit  inégalement  chacune  d'elles  suivant  l'é- 
tendue de  la  dépression  dont  elle  est  le  centre  ;  mais 
elle  ne  forme  point  un  courant  unique  capable  d'un 
accroissement  indéfini. 

Ainsi  donc  la  communauté  de  conscience  qui  unit 
les  membres  de  la  famille  s'exprime  au  dehors  dans 
une  portion  de  matière  qu'elle  organise  au  service  de 
ses  fins.  Mais  l'accommodation  du  monde  extérieur 
aux  besoins  d'une  société  domestique  s'étend  jusqu'aux 
limites  en  deçà  desquelles  elle  a  exploré  les  lieux, 
prévu  les  dangers  à  redouter,  découvert  les  ressources 
disponibles,  fait  rayonner,  en  un  mot,  son  activité, 
c'est-à-dire  jusqu'aux  limites  d'un  domaine  qu'elle 
s'approprie.  La  propriété  d'un  territoire  est  un  fait 
constant,  presque  universel  chez  les  familles  d'oiseaux. 
Ici  encore  le  nombre  même  des  exemples  que  nous 
avons  recueillis  nous  interdit  de  les  reproduire  tous. 
Remarquons  seulement  que,  comme  on  devait  s'y  at- 
tendre, le  domaine  est  mieux  circonscrit  et  plus  éner- 


440  SOCIÉTÉS  DOMBSnQUES 

giquement  défendu  quand  il  appartient  à  un  Carnivore 
ou  à  un  pêcheur  et  correspond  à  un  territoire  de 
chasse.  La  chasse  ou  la  pêche  ofTreut-elIes  dans  la 
localité  des  produits  d'une  telle  abondance  qu'ils  sont 
en  quelque  sorte  inépuisables,  les  limites  tendent  à  se 
confondre  et  la  surveillance  faiblit.  La  délimitation  d*un 
domaine  chez  les  oiseaux  n'a  donc  pas  seulement  pour 
but  de  marquer,  par  l'opposition  avec  d'autres  famil- 
les, l'individualité  d'une  famille  donnée  ;  ce  n'est  pas 
seulement  une  prise  de  possession  symbolique  du  théâ- 
tre de  son  activité;  c'est  une  appropriation  réelle,  et  la 
jouissance  du  revenu  qui  en  résulte  est  dans  bien  des 
cas  suffisamment  assurée  vis-à-vis  des  voisins  par  le 
respect  réciproque  des  droits.  Du  reste,  l'idée  de  pro- 
priété se  manifeste  encore  par  d'autres  actes  dans  la 
classe  que  nous  étudions;  ainsi,  sans  revenir  aux  geais, 
qui  font  des  provisions,  les  craves,  les  pies,  les  Poly- 
borus,  les  Anomalocorax,  les  Ptylonorrynques  et  les 
Chiamydères  thésaurisent  certains  objets  auxquels  ils 
attachent  manifestement  un  grand  prix  quoiqu'ils  n'en 
tirent  aucune  utilité;  mais  ce  phénomène,  bien  que 
frappant  au  point  de  vue  psychologique,  est  loin  d'avoir 
au  point  de  vue  sociologique  la  même  importance  que 
le  fait  de  propriété  territoriale.  L'unité  de  la  famille  se 
montre  par  là  manifestement;  sa  continuité  ne  s'y  ré- 
vèle pas  moins  clairement  quand,  d'année  en  année,  la 
demeure  commune,  ainsi  qu'on  le  voit  par  exemple 
chez  les  rapaces,  les  échassiers  et  les  fissirostres,  est 
réparée  ou  augmentée  par  un  même  couple,  et  le  même 
territoire  occupé  par  lui. 
Si  nous  comparons  la  famille  des  oiseaux  supérieurs 


CONCLUSION  441 

à  celle  des  insectes,  nous  trouverons  de  Tune  à  l'autre 
rne  distance  considérable.  Il  semble  que  la  préémi- 
nence appartienne  à  la  plus  nombreuse  et  que  les 
formes  multiples  qui  la  composent  relèvent  à  un 
haut  degré  de  perfection.  Mais  la  famille  de  l'oiseau 
offre  des  caractères  d'une  bien  autre  valeur.  D'abord, 
si  elle  n'est  pas  nombreuse,  elle  est  susceptible  de  for- 
mer, en  se  réunissant  à  d'autres  familles,  des  sociétés 
considérables  dont  elle  est  l'élément  :  le  nombre  ne 
manque  pas  aux  bandes  des  oiseaux  migrateurs  ni  aux 
assemblées  des  oiseaux  de  mer.  Ensuite,  si  elle  ne 
renferme  pas  de  neutres,  c'est  qu'elle  n'en  a  pas  be- 
soin, car  le  mâle  et  la  femelle,  qui  sont  réduits  chez 
les  hyménoptères  à  une  fonction  purement  physiolo- 
gique, ont  ici  un  rôle  des  plus  actifs  ;  vu  le  petit  nom- 
bre des  œufs,  ils  suffisent  à  l'élevage  et  à  l'éducation. 
Quant  aux  jeunes,  tandis  que  chez  les  fourmis,  par 
exemple,  ils  sont  jusqu'à  leur  éclosion  absolument 
passifs,  chez  les  oiseaux,  ils  répondent  aux  soins  de 
leurs  parents  de  tous  leurs  efforts,  les  imitent  et  leur 
obéissent.  La  différenciation  des  formes  organiques 
n'est  pas  l'unique  critérium  de  la  perfection  organique  ; 
il  faut  que  les  formes  différenciées  soient  unies  entre 
elles  par  un  certain  consensus,  et  que  la  concentration 
s'impose  aux  éléments  plus  ou  moins  épars.  Or,  les 
différents  membres  de  la  ruche  sont  mus  par  des  im- 
pulsions qui  se  communiquent  de  proche  en  proche, 
d'individu  à  individu,  sans  que  nulle  part  quelque 
chose  comme  un  conseil,  comme  un  concours  délibéré, 
puisse  leur  être  attribué.  Les  émotions  désordonnées 
qui  les  agitent  ressemblent  aux  mouvements  de  l'eau 


142  SOCIÉTÉS  DOMESTIQUES  PATEhNELLES 

qui  se  répandent  ainsi  de  proche  de  proche.  II  n*en  est 
pas  ainsi  dans  la  compagnie  formée  par  une  famille 
d'oiseaux.  De  perpétuels  signaux  échangés  entre  eux 
resserrent  incessamment  les  liens  de  leur  conscience 
commune^  et  quand  la  femelle  et  les  jeunes  ne  sont 
pas  ensemble  subordonnés  au  mâle,  les  jeunes,  du 
moins,  sont  toujours  subordonnés  à  leur  mère.  Cette 
concentration  toute  nouvelle ,  avec  réciprocité  d'ac- 
tion, est  un  fait  social  d'ordre  supérieur.  Pour  la  réa- 
liser, il  a  fallu  que,  les  deux  attributs  jadis  répartis 
en  trois  classes  d'êtres  (les  mâles,  la  femelle  et  les 
neutres)  rentrant,  pour  ainsi  dire,  les  uns  dans  les 
autres ,  l'intelligence ,  apanage  des  seuls  neutres 
dans  la  famille  d'insectes,  fût  attribuée  aux  deux 
sexes  avec  une  vie  plus  longue  et  des  organes  plus 
développés.  Des  effets  sociaux  beaucoup  plus  com- 
plexes et  variés  sont  donc  produits  avec  des  moyens 
plus  simples;  c'est  là  la  marque  de  la  supériorité 
organique. 

Cependant,  en  raison  même  de  sa  perfection,  le 
type  social  des  oiseaux  n'a  que  peu  d'avenir.  La  fa- 
mille monogame  est  fermée,  pour  ainsi  dire.  Elle  peut 
entrer  comme  élément  dans  une  société  plus  étendue, 
mais  elle  ne  se  prête  à  aucune  organisation  collective  ; 
elle  n'est  capable  que  d'une  juxtaposition  et  d'une  ré- 
pétition indéfinies.  Or,  une  agglomération  d'éléments 
sociaux  n'est  pas  une  société.  Pour  qu'une  société 
véritable  soit  possible  entre  plusieurs  sociétés  domes- 
tiques, il  est  nécessaire  que  le  type  familial  des  oiseaux 
soit  abandonné,  et  qu'un  type  différent  se  substitue  à 
lui,  inférieur  d'abord,  mais  capable  de  perfectionne- 


MAMMIFÈRES.  443 

ments  des  plus  favorables  au  développement  social,  je 
veux  dire  le  type  polygame. 

Quelque  classification  que  Ton  consulte,  celles  qui 
sont  proposées  par  les  transformistes  comme  celles 
qui  sont  adoptées  par  leurs  adversaires,  on  doit  recon- 
naître qu'aucun  ordre  régulier  n'est  suivi  dans  le  pro- 
grès de  la  société  parmi  les  mammifères.  Des  anoma- 
malies  piquantes  se  présentent,  au  contraire,  qui 
rendraient  toute  classification  impossible  dans  cette 
classe,  si  l'on  n'était  résolu  à  les  négliger  comme  acci- 
dentelles et  si  Ton  n'admettait  que  le  rapport  général 
qui  existe  entre  la  perfection  organique  et  Taptitude 
sociale  (1)  peut  varier  largement  sous  l'action  de 
causes  accidentelles.  Ainsi,  à  suivre  la  classification 
généalogique  proposée  par  Haeckel,  l'hippopotame,  qui 
se  rattacherait  aux  ongulés,  est  probablement  mono- 
game, tandis  que  les  ancêtres  qu'on  lui  attribue  sont 
polygames:  les  cerfs,  proches  parents  des  chevreuils, 
et  tout  au  moins  frères  du  cariacou  de  Virginie  et  du 
renne  offrent  avec  eux,  mais  inversement,  la  même 
différence;  le  pécari  à  mâchoires  blanches  vit  par 
troupes, tandis  que  le  pécari  à  collier  va  par  paires;  le 
babiroussa  n'a  pas,  sur  ce  point,  les  mêmes  mœurs 
que  le  sanglier,  son  congénère  ;  à  côté  des  hamsters 
et  des  rats,  dont  le  mâle  ne  reste  qu'un  moment  avec 
sa  femelle,  les  campagnols  forment,  du  moins  le  plus 


(1)  Voir  Leurkt  et  Gratiolet,  1839  1857,  p.  461,  vol.  I  :  «  La  plupart 
des  groupes  établis  d*après  la  conformité  des  circonvolutioDS  cérébrales 
sont  en  rapport  avec  la  conformité  des  facultés  intellectuelles,  et  la  base 
de  la  division  organique  devient  jusqu'à  un  certain  point  celle  de  la  di- 
vision psychique.  » 


444  SOCIÉTÉS  DOMESTIQUES  PATERNELLES 

souvent,  des  couples  assez  unis.  Ces  variations  des 
aptitudes  sociales  entre  animaux  si  rapprochés  par 
leur  organisation  physique  générale  sembleraient  indi- 
quer que  celle-ci  n'est  point  la  cause  de  celles-là,  et . 
que  les  premières  dépendent  de  légères  modifications 
fonctionnelles  de  l'appareil  cérébral.  Mais  ces  modi- 
fications peuvent  se  rencontrer  simultanément  chez 
les  diverses  espèces  de  groupes  naturels  assez  éten«- 
dus  et,  dans  leur  ensemble  ,  elles  accompagnent, 
quoique  d'assez  loin,  la  voie  tracée  par  le  progrès 
organique. 

Partout,  chez  les  mammifères  comme  chez  les 
oiseaux,  l'amour  maternel  est  la  pierre  angulaire  de  la 
famille;  et  nous  comprenons  maintenant  sans  qu'il 
y  ait  besoin  d'insister  la  raison  de  cette  loi  générale. 
La  femelle,  au  moment  où  elle  met  au  jour  ses  petits, 
cette  fois  semblables  à  elle,  n'a  aucune  peine  à  re- 
connaître en  eux  la  «  chair  de  sa  chair  »  ;  le  sentiment 
qu'elle  éprouve  pour  eux  est  fait  de  sympathie  et  de 
pitié  comme  nous  l'avons  indiqué,  mais  on  ne  peut  en 
exclure  une  idée  de  propriété  qui  est  le  plus  solide 
soutien  de  la  sympathie.  Elle  sent  et  comprend  jus- 
qu'à un  certain  point  que  ces  jeunes  qui  sont  elle- 
même  sont  en  même  temps  à  elle;  Tamour  de  soi 
étendu  à  ceux  qui  sortent  de  soi  change  Tégoïsme 
en  sympathie  et  Tinstinct  do  propriété  en  impul- 
sion affectueuse.  De  même  que  l'amour  sexuel  im- 
plique ridée  de  propriété  réciproque ,  de  même 
l'amour  maternel  suppose  celle  de  propriété  subor- 
donnée. C'est  parce  que  cet  autre  soi  est  si  débile 
que  l'intérêt  ressenti  pour  lui  prend  la  forme  de  la 


MAMMIFÈRES  445 

pitié  (1).  Le  but  de  nos  efforts  doit  donc  être,  ce 
point  de  départ  admis,  de  déterminer  et  d'expliquer 
le  rôle  du  mâle  dans  la  famille  des  mammifères. 

Ce  rôle  est  petit  chez  la  plupart  des  espèces.  Une 
grande  quantité  d'animaux  de  cette  classe  ne  s'accou- 

(1)  Nous  De  prétendoDS  pas  que  cea  opératious  d'esprit  et  les  seDti* 
ments  correspondanU  se  produisent  soudaiDemeut  tout  entiers  dans 
chaque  individu  ;  elles  ont  dû,  au  contraire,  se  développer  lentement  de 
génération  en  génération,  et  raccumulation  y  a  sans  doute  une  grande 
part.  Ce  qui  le  prouve^  c'est  que  les  femelles  sont  capables  de  montrer 
de  raffectiou  à  des  jeunes  qui  ne  sont  pas  les  leurs^  aussi  bien  chez  les 
oiseaux  que  chez  les  mammifères.  Dans  les  immenses  sociétés  d'incuba- 
tion que  forment  les  oies,  chacune  cherche  à  voler  des  œufs  à  ea  voisine. 
Brehm  raconte  quelque  part  qu'une  femelle  d'oiseau  tenue  en  captivité 
avec  un  couple  qui  élevait  des  petits  venait  leur  donner  la  becquée^  mal- 
gré les  efforts  des  parents,  pour  ainsi  dire  en  cachette,  cherchant  par  là 
à  satisfaire  un  instinct  maternel  devenu  organique.  On  connaît  la  bonne 
volonté  avec  laquelle  la  poule  se  laisse  tromper  quand  on  lui  donne  des 
œufs  de  cane  à  couver.  Parmi  les  mammifères,  les  mules  nous  four- 
nissent un  très  curieux  exemple  de  cet  attachement  aveugle,  absolument 
irrationnel.  «  La  femelle  des  chevaux  sauvages  du  Paraguay  a  souvent  à 
combattre  contre  les  mules  chez  lesquelles  se  manifeste  de  temps  en 
temps  une  sorte  d'amour  maternel.  Celles-^îi  cherchent  alors  à  enlever 
un  poulain  soit  par  ruse ,  soit  par  force ,  et  le  malheureux  poulain  ne 
tarde  pas  à  périr  »  (6.,  Il,  310).  11  est  démontré  par  là  que  dans  chaque 
femelle  l'affection  maternelle  est  en  quelque  sorte  virtuelle,  toute  prête 
à  se  manifester  quand  vient  l'heure  marquée  par  l'évolution  organique. 
Cette  disposition  est  congénitale,  puisque  l'hérédité  la  transmet  même 
à  des  métis  inféconds;  mais  elle  n'a  pas  d'autre  origine  possible  que  les 
accroissements  reçus  autrefois  de  chaque  individu.  C'est,  en  effet,  par 
des  contributions  individuelles  qu'elle  se  perpétue;  les  circonstances 
viennent-elles  à  suspendre  l'apport  continuel  par  qui  elle  est  entretenue, 
elle  s'affaiblit ,  puis  disparaît.  C'est  ainsi  que  l'amour  maternel  a  peu  à 
peu  perdu  de  sa  vigueur  chez  les  vaches  domestiques ,  moins  dans  les 
troupeaux  libres ,  davantage  dans  les  animaux  tenus  h  l'étable ,  tandis 
qu'il  a  presque  disparu  chez  les  brebis.  Cet  ensemble  de  phénomènes 
offrent  la  contre-partie  de  ceux  que  nous  avons  cités  plus  haut  et  vérifient 
notre  explication.  L'instinct  n'est  pas  une  constante  spécifique,  mais  une 
variable  dépendant  de  deux  forces  :  les  influences  héréditaires  et  les 
influences  du  milieu.  Quand  les  secondes  viennent  à  manquer,  les  pre- 
mières, fruit  du  temps,  s'affaiblissent  avec  le  temps;  reprennent-elles 
leur  empire ,  les  penchants  oblitérés  reparaissent  et  vont  se  confirmant 
de  plus  en  plus. 


446  SOCnMS  DOMESTIQUES  PATERNELLES 

plent  que  pour  un  instant.  Les  Tatous,  parmi  lesEden- 
tés,  nous  offrent  le  plus  humble  degré  de  la  série  sociale 
chez  les  mammifères.  Une  rencontre  qui  semble  due 
au  hasard»  nul  refus  et  partant  nulle  instance,  puis  une 
séparation  définitive,  telle  est  l'histoire  de  l'union  des 
sexes  chez  les  Tatous.  La  mère,  du  reste,  n'a  pour  ses 
jeunes  que  des  soins  brutaux;  veut-elle  les  cacher, 
elle  les  met  en  sang.  Il  est  vrai  que  les  Monotrèmes 
semblent  montrer  quelque  chose  de  la  fidélité  et  de  la 
tendresse  des  oiseaux  avec  lesquels  ils  ont  de  si  étranges 
affinités;  et  il  ne  faut  pas  omettre  de  rappeler  que  le 
Pangolin  vit  à  Ceylan  dans  un  terrier  profond  avec  sa 
femelle  et  ses  petits.  Mais,  en  haut  comme  en  bas  de 
r échelle,  chez  les  singes  comme  chez  les  marsupiaux, 
les  monogames  sont  rares  (1).  Tandis  que  chez  les 
oiseaux  un  grand  nombre  de  couples  sont  formés  pour 
toute  la  vie  et  mettent  au  monde,  d'année  en  année, 
sans  cesser  d'être  unis,  de  nombreuses  générations  — 
semblables  à  un  arbre  qui  s'élèverait  à  une  grande 
hauteur  en  s'environnant  de  distance  en  distance  d'un 
vert  bouquet  de  feuillage,  —  l'attachement  réciproque 
exclusii  est  ici  l'exception  et  ne  dure  en  tout  cas  que 
bien  rarement  au  delà  d'une  année.  Les  carnassiers 
sont  ceux  qui  en  offrent  peut  être  les  plus  nombreux 
exemples;  le  loup,  le  renard,  le  lion  surtout,  restent 
assez  longtemps  avec  leur  femelle  et  reviennent  auprès 
d'elle  pendant  l'éducation  des  jeunes  à  laquelle  ils 
prennent  une  part  active.  Joignons  à  cette  catégorie 

(1)  Leuret  et  Gratiolet,  p.  5U  :  «  Plusieurs  mammifères  restent  anb 
toute  la  vie,  le  même  mÂle  avec  la  même  femelle.  Le  chevreuil  et  les 
cétacés  sont  dans  ce  cas,  et  peut-être  le  loup  (?)  et  le  phoque.  » 


MAMMIFÈRES  447 

assez  homogène  des  faits  de  même  sorte  empruntés  à 
des  groupes  fort  disparates;  des  couples  d'une  certaine 
durée  se  rencontrent  chez  les  tapirs  (Roulin),  les 
morses,  les  baleines,  les  chamois,  les  petites  antilopes, 
les  chevreuils,  les  bisons,  les  castors,  les  lapins,  le  porc- 
épie,  le  hérisson,  l'ours,  la  belette  et  les  singes  nicti- 
pilhèques.  «  Le  gorille  et  le  chimpanzé,  assure  M.  To- 
pinard  dans  sa  récente  Anthropologie  {p.  ^163),  sont  mo- 
nogames, très  soucieux  de  la  fidélité  de  leurs  épouses, 
et  attentionnés  pour  elles.  s>  Cependant  il  semble 
établi  par  de  soUdes  témoignages  que,  comme  dans 
rhumanilé,  certains  chimpanzés  sont  monogames,  d* au- 
tres polygames.  Mais  souvent  la  mère,  chez  les  grands 
chats,  est  obligée  de  soustraire  à  son  mâle  les  jeunes 
pendant  leurs  premiers  jours,  de  peur  qu'il  ne  voie  dans 
ces  petits  êtres  encore  informes  une  proie  à  dévorer.  La 
chevrette  fait  de  même,  redoutant  sans  doute  la  brus- 
^  querie  et  la  pétulance  de  son  mâle.  Ainsi  donc  dans  les 
espèces  monogames,  quand  le  mâle  revient  auprès  de 
la  femelle,  rappelé  par  le  souvenir  persistant  qu'il  en 
a  gardé,  c'est  pour  devenir  chef  de  bande  et  non  pour 
obéir  à  une  prétendue  voix  du  sang  tout  à  fait  muette 
en  lui. 

Cependant  chez  les  monogames  cette  bande  est  tou- 
jours restreinte,  et  de  la  famille  ainsi  formée,  dès  que 
les  jeunes  seront  adultes,  rien  ne  restera.  C'est  la  fa- 
mille à  femelles  multiples  qui  nous  offrira  le  seul  type 
capable  de  se  prêter  à  une  organisation  sociale  éten- 
due, centralisée,  durable. 

Les  animaux  chez  lesquels  la  société  domestique 
revêt  cette  dernière  forme  sont  les  phoques,  les  mou- 


448  SOCIÉTÉS  DOMESTIQUES  PATERNELLES 

fions,  les  lamas,  les  chevaux,  les  éléphants  et  les  singes, 
a  Chez  les  Arctocéphales  (nous  laissons  la  parole  à 
Brehm)  le  mâle  a  toujours  plusieurs  femelles  et  nom- 
bre de  ces  sultans  ont  un  harem  de  trente  à  quarante 
beautés.  Très  jaloux  vis-à-vis  des  autres  mâles....  il 
reste  avec  ses  femelles,  ses  fils  et  ses  filles,  même  avec 
ceux  d'un  an  et  qui  ne  sont  pas  encore  accouplés  :  une 
famille  peut  ainsi  compter  jusqu'à  cent  vingt  indi- 
vidus »  (vol.  II,  p.  788,  789).  —  «  Les  moutons  à  man- 
chettes (mouflons  de  l'Atlas)  ne  viventpas  en  troupeaux 
comme  les  autres  ovidés  ;  ce  n'est  qu'au  moment  du 
rut,  en  novembre,  que  quelques  femelles  ayant  à  leur 
tête  unbéUer  se  réunissent  pour  un  certain  temps.  ]»  Il 
en  est  de  même  pour  les  mouflons  d'Europe  :  «  à  l'épo- 
que du  rut  ils  se  séparent  en  petites  familles,  compo- 
sées ordinairement  d'un  mâle  et  de  quelques  femelles 
qu'il  a  conquises  dans  les  combats.  y>  —  Chez  les  lamas 
guanacos,  ce  chaque  troupe  se  compose  de  plusieurs 
femelles  et  d'un  seul  mâle  ;  celui-ci  ne  souffre  dans  sa 
troupe  que  de  jeunes  mâles  encore  incapables  de  se 
reproduire.  Dès  qu'ils  ont  atteint  un  certain  âge  com- 
mencent les  batailles  à  la  suite  desquelles  les  plus  fai- 
bles, obligés  de  céder  la  place  aux  plus  forts,  se  réunis- 
sent à  leurs  égaux  et  avec  déjeunes  femelles.  Le  chef 
paît  à  quelques  pas  de  la  troupe  et  surveille  les  alen- 
tours. Au  moindre  indice  de  danger,  il  pousse  un  bêle- 
ment assez  semblable  à  celui  du  mouton  et  aussitôt  les 
têtes  se  lèvent,  regardent  de  çà  de  là  :  puis  toute  la 
bande  part...    Les   femelles  et  les  jeunes   courent 
devant,  le  mâle  les  suit  et  les  pousse  souvent  avec  sa 
tète  »  (vol.  II,  p.  453).  Même  témoignage  au  sujet  du 


MAMMIFÈRES  449 

lama  vigogne  avec  des  particularités  plus  significatives 
encore,  a  Les  femelles  récompensent  la  vigilance  de 
leur  guide  par  une  fidélité  et  un  attachement  des  plus 
rares.  Est-il  blessé  ou  tué,  elles  courent  autour  de  lui 
en  sifflant  et  se  laissent  toutes  tuer  sans  prendre  la 
fuite.  Mais  si  la  balle  atteint  d'abord  une  femelle,  toute 
la  bande  décampe.  Les  femelles  de  guanacos  se  disper- 
sent au  contraire  quand  leur  mâle  est  tué  »  (vol.  II, 
p.  458).  —  «  On  voit  toujours  les  tarpans  (chevaux  sau- 
vages d'Asie)  en  troupes  de  plusieurs  centaines  d'indi- 
vidus. Chaque  troupe  se  subdivise  en  petites  familles 
à  la  tête  de  chacune  desquelles  se  trouve  un  étalon. 
Celui-ci  est  le  chef  de  la  bande  ;  il  veille  à  sa  sécurité, 
il  exige  Tobéissance.  Il  chasse  les  jeunes  mâles,  et  tant 
que  ceux-ci  n'ont  pas  réuni  quelques  juments  autour 
d'eux  ils  sont  condamnés  à  ne  suivre  la  bande  que  de 
loin.  S'il  flaire  quelque  danger,  il  hennit  bruyamment 
et  toute  la  bande  s'enfuit  au  galop,  les  juments  en 
avant,  les  étalons  fermant  la  marche  et  protégeant  la 

retraite d  Et  ailleurs  :  a  un  étalon  vigoureux  est 

nécessaire  à  l'existence  du  troupeau  ;  s'il  est  tué,  les 
juments  se  dispersent  et  leur  chasse  devient  facile,  car 
elles  ne  sont  pas  aussi  vigilantes  que  les  étalons  d  (v.  II, 
p.  406).  Les  éléphants  mènent  avec  leurs  allures  pro- 
pres une  existence  analogue,  sauf  en  ce  que'  la  famille 
ne  paraît  pas  avoir  dans  le  troupeau  d'existence  dis- 
tincte. «  La  famille  »  (le  sens  de  ce  mot  est  incertain) 
«  la  famille  forme  un  tout  bien  circonscrit  ;  aucun  autre 
éléphant  n'y  est  admis  ;  l'éléphant  le  plus  prudent  est 
le  chef  de  la  bande.  C'est  tantôt  un  mâle,  tantôt  une 
femelle.  »   Ce  guide  jouit   d'une  autorité   effective. 


450  SOCIÉTÉS  DOMESTIQUES  PATERNELLES 

<c  Tous  les  éléphants  sauvages  sont  très  craintifs  et 
très  prudents  ;  mais  l'éléphant  conducteur  Test  encore 
dix  fois  plus.  Ses  fonctions  sont  pénibles  ;  il  est  conti- 
nuellement en  exercice  ;  par  contre,  ses  subordonnés  lui 
obéissent  sans  réserve...,  il  va  et  les  autres  le  suivent, 
même  à  leur  perte  »  (vol.  II,  p.  712).  Voici  enfin  ceque 
Brehm  dit  des  familles  de  singes,  quant  à  la  primauté 
du  mâle,  ce  Le  mâle  le  plus  fort  de  la  bande  en  devient 
le  conducteur,  le  guide,  mais  ce  n'est  pas  le  suffrage 
des  autres  individus  qui  lui  confère  cet  honneur. 
L'empire  est  au  plus  fort  ;  le  plus  sage  est  celui  qui  a 
les  plus  longues  dents.  Cela  s'explique  du  reste  par  ce 
fait  que  les  singes  les  plus  forts  sont  généralement  les 
plus  âgés,  et  les  jeunes  sont  bien  obligés  de  se  recon- 
naître inexpérimentés  devant  eux.  Le  guide  exige  une 
obéissance  absolue,  et  il  l'obtient  dans  toutes  les  cir- 
constances. Sultan  jaloux  et  brutal  il  s'arroge  un  droit 
exclusif  sur  toutes  les  femelles,  éloignant  celles  qui 
s'oublient;  aussi  peut-on  dire  qu'il  est  le  père  de  sa 
bande...  Le  guide  exerce  son  emploi  avec  beaucoup 
de  dignité.  L'eslime  qu'il  a  su  conquérir  exaltant  son 
amour-propre  lui  donne  une  certaine  assurance  qui 
manque  à  ses  sujets  ;  ceux-ci  lui  font  toujours  la  cour. 
On  voit  même  des  femelles  s'elTorcer  de  recevoir  de  lui 
la  plus  grande  faveur  qu'un  singe  puisse  accorder  ou 
obtenir.  Elles  mettent  tout  leur  zèle  à  débarrasser  son 
pelage  des  parasites  incommodes,  et  il  se  prête  à  cette 
opération  avec  une  grotesque  majesté.  En  retour,  il 
veille  fidèlement  au  salut  commun.  Aussi  est-il  de  tous 
le  plus  circonspect  ;  ses  yeux  errent  constamment  de 
côté  et  d'autre  ;  sa  méfiance  s'étend  sur  tout,  et  il  ai'- 


MAMMIFÈRES  481 

rive  presque  toujours  à  découvrir  à  temps  le  danger  qui 
menace  la  bande  »  (vol.  I,  p.  8  et  9). 

Nous  n'avons  plus  besoin  de  nous  appesantir  sur  de 
tels  faits  :  ce  que  nous  avons  dit  des  gallinacés  (p.  421 
du  présent  volume),  les  éclaircit  suffisamment  à  notre 
gré.  Y  a-t-il  là  plus  qu'une  famille?  Pas  encore.  Car  il 
n'y  a  rien  de  plus  que  ce  que  nous  a  montré  la  famille 
des  oiseaux  construite  sur  le  même  type,  celle  des 
Brévipennes,  par  exemple.  Seulement  ici  la  femelle, 
au  lieu  d'être  suppléée  par  le  mâle,  garde  sa  fonction 
normale  qui  est  celle  de  nourrice  (fonction  que  ses  or- 
ganes propres  lui  assignent)  et  le  mâle  est  exclusive- 
ment consacré  à  la  direction  de  la  bande  :  c'est  par  lui 
que  s'établissent  les  rapports  de  l'organisme  social 
avec  le  monde  extérieur.  Cette  différence  nous  ex- 
plique pourquoi,  tandis  que  chez  les  oiseaux  nous 
avons  placé  la  famille  polygame  au  bas  de  l'échelle, 
nous  lui  avons  donné  ici  le  premier  rang.  En  soi  elle 
n'a  pas  plus  de  valeur  que  la  famille  monogame  ;  peut- 
être  même  en  a-t-elle  moins;  elle  est  fondée  en  effet 
plus  sur  la  force  que  sur  l'amour;  mais  comme  forme 
de  transition,  au  point  où  nous  sommes  de  la  série 
zoologique,  elle  atteint  une  importance  considérable. 
C'est  elle,  et  non  l'autre  qui  se  rapproche  le  plus  de  la 
société,  non  plus  domestique,  mais  ethnique  :  c'est 
d'elle  que  nous  pouvons  le  plus  aisément  passer  de  la 
famille  à  la  peuplade.  Elle  ne  mérite  pas  encore  ce 
nom,  puisque  c'est  la  passion  sexuelle  du  mâle  qui  lui 
donne  naissance  ;  mais  qu'on  imagine  plusieurs  fa- 
milles de  même  nature  réunies,  on  sera  en  présence 
de  la  horde,  et  de  la  horde  organisée. 


4S3  SOCIÉTÉS  DOMESTIQUES  PATERNELl£S 

Les  mammifères,  en  raison  de  la  supériorité  de  leur 
organisation,  croissent  lentement.  Certains  ours  sont 
adultes  à  6  ans,  certains  singes  à  12,  les  éléphants 
à  16.  C'est  là  la  cause  principale  de  la  durée  de  la  fa- 
mille. L'éducation  est  longue,  et  comme  le  petit  être 
revêt  bientôt  tous  les  caractères  extérieurs  de  l'espèce, 
avec  une  nuance  de  faiblesse  et  de  fragilité,  toutes 
les  conditions  sont  réunies  pour  que  le  mâle  unique  ou 
les  mâles  éprouvent  à  son  égard  les  sentiments  de  sym- 
pathie et  de  pitié  qui  fondent  Tamour  paternel  (  Spen- 
cer, Psychologie  y  vol.  II,  sub  fine).  Autour  de  ces 
jeunes  encore  débiles,  on  verra  donc  les  parents  ri- 
valiser de  soins  pendant  des  années.  Mais  comment 
de  fortes  sympathies  ne  s'étabUraient-elles  pas  entre 
des  animaux  intelligents  liés  ainsi  par  une  communauté 
d'affections  pour  le  même  objet  pendant  aussi  long- 
temps et  unis  de  saison  en  saison  par  les  incUnations 
sexuelles?  De  là  Vhomogénéité  et  la  continuité  de  la 
famille  chez  les  mammifères. 

Si  Tindustrie  est,  comme  nous  l'avons  observé  jus- 
qu'ici, en  raison  directe  de  l'intelligence,  elle  doit  être 
dans  les  sociétés  domestiques  de  mammifères  bien  plus 
développée  quedans  les  sociétésdomestiques  d'oiseaux. 
Et,  en  effet,  les  demeures  atteignent  ici  une  complexité 
de  structure  et  de  parties  qui  accusent  un  degré  supé- 
rieur d'évolution  organique.  Cependant,  presque  par- 
tout, le  mâle  et  la  femelle,  au  lieu  de  travailler  en 
commun,  comme  cela  se  voit  chez  les  oiseaux,  à  une 
même  habitation ,  en  construisent  une  chacun  de 
son  côté  ;  celle  de  la  femelle  étant  seulement  plus 
complexe,  puisque,  en  outre  des  autres  chambres. 


MAMMIFÈRES,  INDUSTRIE  4S3 

celle-ci  en  ouvre  une  où  sera  déposé  le  berceau  de 
ses  petits.  Mais  cette  absence  d'homogénéité  des  deux 
demeures  ne  nous  étonnera  point,  puisque  les  deux 
existences  sont  si  souvent  séparées.  Ici  encore  l'in- 
dustrie reflète  exactement,  avec  le  degré  d'intelli- 
gence de  ses  auteurs,  le  caractère  de  leurs  mœurs  et 
apparaît  comme  l'expression  extérieure  de  leur  âme 
même. 

Les  mammifères  peuvent,  à  ce  point  de  vue,  se  di- 
viser en  deux  groupes  :  les  nidifiants  et  constructeurs 
d'une  part,  les  fouisseurs  de  l'autre.  La  souris  naine 
construit  un  nid  quelque  peu  semblable  à  celui  des 
oiseaux  ;  des  feuilles  de  roseau  lui  servent  à  le  tisser, 
et  la  forme  en  est  sphérique.  ce  L'intérieur  est  tapissé 
avec  le  duvet  des  épis  de  roseaux,  avec  des  chatons, 
des  pétales  de  fleurs.  Les  vieilles  femelles  construisent 
des  nids  plus  parfaits  que  les  jeunes.  »  Le  muscardin 
s'abrite  l'hiver  dans  une  pelotte  faite  de  matériaux 
chauds  et  moelleux,  fermée  de  toutes  parts.  L'écureuil 
fait  servira  la  confection  de  sa  demeure  les  matériaux 
arrachés  à  celles  des  oiseaux  ;  cette  habitation  est  cou- 
verte d'un  toit  imperméable  à  la  pluie,  et  elle  a  deux 
ouvertures,  Tune,  dans  la  partie  inférieure,  qui  sert  à 
l'entrée  dans  les  cas  ordinaires,  l'autre,  percée  au  tra- 
vers du  toit  et  qui  favorise  la  fuite  en  cas  de  surprise. 
Un  sanglier,  au  Bengale,  coupe  avec  ses  dents,  aussi 
nettement  qu'avec  une  faux,  une  graminée  de  1  mètre 
à  1  mètre  25  et  se  fait  une  meule  énorme,  avec  une 
galerie  à  laquelle  viennent  aboutir  de  petits  regards  ou 
fenêtres  qui  lui  servent  à  observer  les  en  virons. Les  chim- 
panzés et  les  orangs  se  construisent  un  nid  élevé  sur  les 

29 


454  SOCIÉTÉS  DOMESTIQUES  PATERNELLES 

arbres  ;  celui  des  premiers  est  muni  crun  toit  en  parasol. 
Les  constructions  deTodontara  et  du  castor  sont  inter- 
médiaires entre  le  terrier  et  la  hutte.  Celles  de  Todon- 
tara,  comme  celles  de  beaucoup  de  rongeurs,  ont  des 
couloirs  qui  servent  à  déposer  les  ordures,  et  d'autres 
par  où  l'animal  va  chercher  sous  terre  ses  aliments. 
La  demeure  du  castor  est  plus  compliquée.  Elle  a,  outre 
son  dôme,  un  plancher,  avec  chambre  de  résidence  et 
chambre  de  provisions  ;  le  bas  des  murs,  plongeant 
dans  l'eau,  est  construit  de  matériaux  particuliers. 
Presque  tous  les  rongeurs  ont  des  terriers  composés 
de  parties  plus  variées  encore.  Nous  y  trouvons  des 
trous  à  ordures  quelquefois  nombreux,  plusieurs  cham- 
bres de  provisions,  une  chambre  de  résidence  et  une 
d'élevage,  tapissées  de  substances  moelleuses,  enfin, 
des  couloirs,  dont  les  uns  servent  à  l'entrée,  d'autres 
à  la  fuite,  d'autres,  enfin,  à  Tacration.  Le  renard  et  le 
blaireau  ont  des  habitations  analogues ,  mais  plus 
vastes.  Les  couloirs  y  sont  multipliés,  et  les  ouvertures 
sont  à  la  fois  éloignés  les  unes  des  autres  et  fort  dis- 
tantes du  centre,  lequel  se  trouve  quelquefois  à  4,  à  .j 
mètres  au-dessous  du  sol.  Ce  centre  porte  le  nom  de 
donjon.  Chez  le  renard,  à  côté  du  donjon  du  mâle,  au 
moment  de  la  vie  conjugale,  la  femelle  a  sa  chambre 
et  les  petits  la  leur,  sans  préjudice  du  garde-manger 
où  la  famille  conserve  des  provisions  et  d'une  sorte 
(le  guérite  située  près  de  l'une  des  nombreuses  entrées 
où  ranimai  vient  de  temps  à  autre  se  placer  en 
observation.  Un  renard  se  construit  plusieurs  ter- 
riers. Nulle  part,  dans  le  règne  animal,  riiidustrie  n'a 
été  portée  plus  loin,  si  ce  n'est  chez  la  taupe.  Lue  li- 


MAMMIFÈRES,  INDUSTRIE  485 

gure  peut  seule  faire  comprendre  la  complexité  des 
voies  qui  composent  un  seul  terrier,  surtout  l'habile 
intrication  de  celles  qui  environnent  le  donjon.  Il  s'y 
ajoute  un  puits,  ou,  si  l'eau  est  trop  loin,  une  citerne 
que  remplissent  les  eaux  pluviales.  Maintenant,  si  nous 
montons  plus  haut  dans  la  série  des  mammifères,  nous 
ne  trouvons  plus  aucun  fait  de. la  même  importance. 
A  quoi  tient  cette  disparition  de  l'industrie,  et  faut-il 
croire  qu'elle  cesse  d'accompagner  le  progrès  de  la 
société  ?  Remarquons  d'abord  que  dans  certains  ordres, 
comme  les  ongulés ,  aucune  industrie  n'était  possible, 
faute  d'organes.  Ensuite,  les  animaux  qui  ne  cons- 
truisent pas  n'ont  pas  pour  cela  renoncé  à  employer 
leur  intelligence  ;  seulement  ils  l'ont  employée  autre- 
ment. Les  solitaires  (il  n'y  en  a  pas  de  véritablement 
tels,  nous  le  savons)  sont  des  carnassiers  qui  déploient 
leurs  ruses  dans  la  rapine  ou  la  défense.  Les  sociaux 
ont  dépensé  leurs  ressources  intellectuelles  dans  l'éta- 
blissement de  la  société  même  ;  l'organisme  social 
n'est-il  pas  une  œuvre  aussi,  et  la  tactique  variée  que 
demande  sa  conservation  ne  mérite-t-elle  pas  l'atten- 
tion autant  que  les  galeries  souterraines  et  les  chambres 
multiples?  Mais  nous  reviendrons  à  ces  phénomènes 
en  un  endroit  plus  favorable  à  leur  interprétation. 

Dès  maintenant  nous  pouvons  signaler  un  fait  qui 
est  propre  aux  mammifères,  c'est  le  caractère  mobile, 
momentané  de  certains  de  leurs  procédés  industrieux. 
Roulin  raconte  que  la  femelle  d'un  couple  de  babi- 
roussas  observé  en  captivité  allait  chaque  soir  couvrir 
le  mâle  d'une  couche  de  paille  disposée  avec  soin.  Une 
femelle  d'orang-outang  se  faisait  chaque  soir  son  lit 


456  SOCIÉTÉS  DOMESTIQUES  PATERNELLES 

avec  du  foin,  l'entassant  en  botte  sous  sa  tête  en  forme 
d'oreiller  (Brehm),  et  une  jeune  femelle  de  chimpanzé 
(Soko),  observée  par  Livingstone,  «  s'entourait  de  feuil- 
les et  d'herbes  pour  faire  son  lit  et  ne  permettait  pas 
qu'on  touchât  à  sa  propriété.  »  Chacun  des  chiens  du 
Levant,  habitant  au  voisinage  des  villes  égyptiennes,  a, 
dit  Brehm^  deux  trous,  Tun  à  l'est,  l'autre  à  l'ouest,  et 
ils  vont  trois  fois  de  l'un  à  l'autre,  suivant  les  différentes 
heures  de  la  journée,  a  La  montagne  est-elle  orientée 
de  telle  sorte  que  les  deux  trous  soient  exposés  au 
vent  du  nord,  le  chien  s'en  creuse  un  troisième  sur  le 
versant  opposé  ;  mais  il  ne  l'habite  que  lorsque  le  vent 
trop  froid  lui  rend  incommode  le  séjour  de  l'un  des 
deux  autres.  »  Le  hérisson  bouche  son  terrier,  Técu- 
reuil  son  nid,  quand  le  vent  vient  les  troubler.  L'Alac^ 
taga-flèche  dissimule  toutes  les  ouvertures  de  son  ter- 
rier une  fois  qu'il  y  est  entré,  et  les  Psammomys, 
comme  les  souris  naines,  recouvrent  leurs  petits  de 
paille  quand  elles  les  quittent.  Les  singes  nidifiants 
dressent  leur  hutte  de  feuillage  à  l'endroit  où  ils  se 
trouvent  chaque  soir,  et  on  a  vu  un  orang  blessé  se 
faire  avec  des  branchages  un  lit  en  même  temps  qu'une 
sorte  de  rempart  pour  y  passer  la  nuit  (Wallace).  Ce 
sont  là  des  mesures  qui  témoignent  d'une  assez  haute 
faculté  de  combinaison  intellectuelle  dans  Tindividu. 
C'est  en  effet  par  le  développement  de  l'individu  que 
la  plus  grande  partie  des  mammifères  se  recommande 
à  Tatteiition  du  psychologue  ;  et  cela  vient  précisément 
de  ce  (jue  l'éducation,  soit  par  les  deux  parents,  suit 
par  la  femelle  seule  développe  chez  eux  plus  que  chez 
les  oiseaux  rexpcrience  et  la  rotloxion.  Chacun  d*eu.x, 


MAMMIFÈRES,  INDUSTRIE  457 

en  effet,  a  été  compris  pendant  son  jeune  âge  dans  un 
groupe  organisé,  et  pendant  que  seul,  ou  avec  ses 
frères,  il  recevait  de  la  mère  l'alimentation  première, 
il  a  nécessairement  profité  de  ses  leçons.  Ici  encore, 
par  conséquent,  l'individu  isolé  puise  dans  l'individu 
collectif  les  éléments  de  sa  personnalité.  C'est  la  vie 
sociale  qui  développe  en  lui  le  germe  de  la  conscience 
comme  le'germe  de  l'organisme. 


\ 


SECTION  IV 


VIE    DE    RELATION 


La  Peuplade. 


FoDclioDs  tout  intellectuelles  sur  lesquelles  repose  la  peuplade.  — 
RéuDÎODs  accidentelles  involontaires.  —  Réunions  Tolontaires  mo- 
mentanées :  mobiles  qui  les  provoquent.  —  Sociétés  volontaires  dn- 
rables,  permanentes;  rapport  de  la  Peuplade  et  de  la  Famille;  nature 
du  lien  social;  sympathie,  intérêt?  —  Peuplades  d'oiseaux.  —  Pourquoi 
les  oiseaux  de  mer  se  réunissent  précisé  m  i*nt  au  moment  où  le  plus 
grand  nombre  de^  autres  oiëeanx  se  séparent  en  familles?  Decrés  diven 
d'organisation  et  de  coiueutration ,  1*  dans  les  penj'^.jdes  d'oiseaux; 
i<  dans  les  peuplaios  de  maii  mifères.  Liu^aje.  iudustrie  collective 
et  laoUjiie.  —  De  la  nai?<anoe  oi  de  Ta-  r  isj-ement  lîe  !a  peuplade; 
di'  son  extinction.  —  Point  de  ilèjarl  et  pjinl  -l'arrivée  de  dos  re- 
iberv.îies. 


Vivre,  c'est  ilabord  se  nxîi  rir  et  se  perpétuer  comme 
espace.  lVe>t  à  ci  tte  .i.vjl  !.j  thi  que  C'jn>pireiU  tous  les 
phêiKMiièiîe>  i  •.li.iiès  ;\:5.r.:ic:.  Ma:>  .]u  .ui  '/«"-îre  vivant 

atteint  ::::  h.-;::  .î^^^iv  ,:\  :\:.\:  i>A::  :;.  il  est  en  rapport 

*  »  • 

••^ncei*e  s..:  ;.i<  e:/.: wJe  .1;  :./..'.-:  ::s:A:le5 et assAÎllie 


RÉUNIONS  ACCIDENTELLES  INVOLONTAIRES  489 

essentielles  se  trouvent  dès  lors  soumises  au  développe- 
ment de  Tactivité  psychique  et  la  vie  de  relation  prend 
le  pas  d'une  manière  de  plus  en  plus  décidée  sur  les 
besoins  qu'elle  a  d'abord  été  appelée  à  satisfaire.  C'est 
ainsi  que  nous  avons  vu  la  société  domestique,  bien 
que  reposant  toujours  sur  l'union  des  sexes  et  se  pro- 
posant toujours  pour  but  essentiel  l'éducation  des 
jeunes,  trouver  son  unité  dans  un  échange  d'idées, 
d'affections  et  de  services.  A  mesure  que  nous  nous 
sommes  élevés  dans  l'échelle  des  sociétés,  à  mesure 
aussi  Tactivité  physiologique  s'est  trouvée  plus  com- 
plètement engagée  dans  la  sphère  de  l'activité  psychi- 
que, à  mesure  le  consensus  organique  a  été  subor- 
donné à  la  conscience.  Celle-ci  a  eu  bientôt  l'initiative 
et  la  garde  des  individualités  collectives  dont  la  fonc- 
tion de  reproduction  était  la  fin  essentielle,  et  elle  a 
suscité  une  multitude  d'habitudes  et  de  tendances  qui 
ont  été  enfin  cultivées  pour  elles-mêmes  indépendam- 
ment de  leurs  résultats.  De  ce  nombre  sont  les  deux 
penchants  sans  lesquels  nulle  société  domestique  com- 
plète ne  serait  possible  :  la  sympalhie  et  le  double  ins- 
tinct de  domination  et  de  subordination.  Il  n'est  plus 
besoin,  remarquons-le,  pour  que  ces  deux  sortes  de 
liens  unissent  différents  individus,  que  ceux-ci  difl'èrent 
physiologiquement  et  soient  pourvus  d'organes  de  re- 
production correspondants,  mais  dissemblables.  Entre 
des  individus  quelconques  delà  même  espèce,  ils  peu- 
vent former  une  société,  pourvu  qu'il  y  ait  à  cela  une 
raison  suffisante.  Cette  raison  ne  peut  être  qu'un  in- 
térêt, car  nul  être  ne  fait  rien  qui  ne  lui  soit  ou  ne  lui 
paraisse  avantageux,  et  tous  les  intérêts  se  ramènent 


460  VIE  DE  liEUTION 

en  dernière  analyse  au  développement  de  la  vie  phy- 
siologique. Mais  il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  dans  ce 
cas  d'abord  ce  ne  sera  pas  pour  vivre,  mais  pour  dé- 
fendre et  améliorer  la  vie,  pour  la  charmer  surtout —  Iç 
seul  intérêt  ressenti  dans  bien  des  cas  est  la  satisfaction 
des  besoins  sympathiques  —  que  les  relations  sociales 
seront  entretenues;  et  qu'ensuite  le  point  de  départ  du 
mouvement  social  ne  se  trouvera  dans  aucun  organe 
spécial  affecté  à  Tune  ou  à  Pautre  des  fonctions  biolo- 
giques essentielles.  Les  sociétés  ainsi  constituées  for- 
meront donc,  en  dépit  des  transitions  nécessaires,  un 
ordre  nouveau  qui  se  superposera  aux  ordres  infé- 
rieurs, puisqu'il  les  embrassera  en  les  dépassant.  Il 
aura  pour  caractères  propres  de  pouvoir  se  prêter  à 
des  combinaisons  en  quelque  sorte  indéfinies,  puisque 
aucune  particularité  organique  ne  lui  imposera  une 
structure  déterminée,  et  d'être  susceptible  d'accroisse- 
ments très  étendus,  puisqu'il  aura  pour  bornes  en  ce 
sens  non  la  capacité  du  corps  maternel,  mais  la  faculté 
de  représentation  de  l'espèce,  très  larji^ement  perfec- 
tible. C'est  ce  nouvel  ordre  de  sociétés,  différent 
des  deux  autres  en  ce  (lu'il  ne  suppose  entre  les 
membres  composants  aucune  communication  des 
tissus  ni  des  cavités,  mais  seulement  une  correspon- 
dance des  mouvements  cérébraux,  que  nous  allons 
étudier  ici. 

Mais  si  tels  sont  les  caractères  des  plus  élevées  de 
ces  sociétés,  leur  apparition  est  précédée  et  comme 
annoncée  dans  toute  la  série  animale  par  une  multi- 
tude de  groupements  analogues.  Nous  devons  les  com- 
prendre dans   notye  exposition.  Nous  distinguerons 


RÉUNIONS  ACCIDENTELLES  INVOLONTAIRES  461 

trois  classes  de  sociétés  ethniques  ou  de  peuplades  : 
1''  Les  réunions  accidentelles  involontaires;  2»  les  réu- 
nions volontaires  momentanées;  3°  les  agrégats  volon- 
taires permanents. 

Passons  rapidement  sur  les  premières.  Elles  sont 
dues  à  deux  sortes  de  causes,  soit  à  l'action  simultanée 
des  forces  physiques  sur  des  organismes  simples,  soit 
aux  hasards  de  la  naissance  qui  réunissent  dans  un 
même  lieu  un  nombre  considérable  d'individus.  La 
mer  est  fréquemment  le  théâtre  de  phénomènes  de  ce 
genre.  Certains  animaux  dits  pélagiques  forment  des 
bandes  énormes.  Elle  n'ont  pour  raison  d'être  que  la 
température  des  différentes  couches  d'eau  qui  convient 
à  la  fois  à  tous  les  individus  de  cette  bande,  la  direction 
des  courants  qui  les  entraînent  tous  ensemble,  et  peut- 
être  aussi  l'abondance  en  certains  endroits  d'aliments 
recherchés  par  eux.  Les  membres  de  telles  agglomé- 
rations sont  le  plus  souvent  les  Noctiluques,  les  Mé- 
duses, les  Cténophores,  les  Sagitta,  les  Crustacés  copé- 
podes,  les  Mysis,  les  Mollusques  ptéropodes,  les  Poly- 
cistines.  Les  tout  jeunes  poissons  peuplent- les  eaux 
de  la  mer  par  myriades  et  paraissent  réunis  par  les 
mêmes  causes.  Les  Actinies  et  plusieurs  mollusques, 
parmi  lesquels  les  plus  connus  sont  les  moules  et  les 
huîtres,  vivent  en  bancs  pressés  les  uns  contre  les 
autres.  Le  mode  de  reproduction  de  ces  espèces  expli- 
que une  telle  disposition.  C'est  encore  à  la  naissance 
ici  successive,  là  simultanée  en  un  même  lieu,  qu'il 
faut  attribuer  les  agglomérations  des  pucerons,  des 
cochenilles,  les  paquets  de  chenilles  du  paon  de  jour 
sur  nos  orties,  du  bombyx  sur  nos  arbres,  les  nuées 


1     Z.     F'     T"  Ç 


"     T:»!'*^^^ 


*  • . 


r  la 


■  *  ■  t  *  ! 


■—     -    — =r-_Il-    l'.iIlC. 


»-.  .• 


*  .■ 


T    ^ 


—  »  tT"  J 


/         ''• 


f  .  .  .    . 


*""      *■   ,'• 


•       - 


T  se  séi-ire 
à  Tuii  passe 


RÉUNIONS  VOLONTAIRES  MOMENTANÉES  463 

rhiver  en  commun.  Au  printemps,  toutes  ces  larves 
plus  grandes  et  plus  voraces  ne  sauraient  trouver  sur 
le  même  point  une  nourriture  suffisante  ;  elles  se  sé- 
parent alors  et  chacune,  se  creusant  une  galerie  parti- 
culière, remonte  vers  la  surface  du  sol  jusqu'à  la  région 
des  racines  »  (M.  de  Quatrefages,  Métamorph,,  etc., 
p.  81).  Nous  trouvons  donc  dans  ces  agglomérations 
à  l'origine  fortuites  quelque  chose  de  volontaire  et 
comme  une  conspiration  intentionnelle.  On  a  cherché 
des  raisons  métaphysiques  à  l'ordre  géométrique  ob- 
servé par  quelques-unes  d'entre  elles.  La  plupart  du 
temps,  cette  régularité  n'a  pas  d'autre  cause  que  Tab- 
sence  de  motifs  qui  pourraient  justifier  une  disposition 
différente.  La  régularité  des  loges  chez  les  abeilles  est 
due,  comme  Buffon  l'a  bien  vu,  à  cette  même  condi- 
tion et,  à  ce  titre,  mérite  beaucoup  moins  notre  admi- 
ration que  la  liberté  de  plan  que  montrent  dans  leurs 
constructions  d'autres  hyménoptères  comme  les  four- 
mis. Nous  n'analyserons  que  deux  exemples  de  ce  fait. 
Au  bord  de  la  Manche,  on  trouve  fréquemment  des 
Patelles  (Lépas)  sur  lesquels  desBalanes  forment  des 
cercles  réguliers  montant  le  long  du  cône  jusqu^au 
sommet.  Tout  d'abord  le  dessin  de  ces  guirlandes 
concentriques  étonne  ;  mais,  en  réfléchissant,  on  s'aper- 
çoit que  des  larves  de  Balanes,  glissant  le  long  de  la 
pente  du  cône,  ont  dû  s'arrêter  à  son  bord  inférieur 
en  aussi  grand  nombre  que  la  place  disponible  l'a  per- 
mis, que  les  suivantes,  une  fois  le  premier  rang  formé, 
n'ont  'pu  s'empêcher  de  faire  de  même  et  d'en  dessiner 
un  second.  Cette  régularité  n'a  rien  de  mystérieux,  et 
toutes  les  fois  que  la  nature  se  plie  aux  figures  géomé- 


M4  7TE  as  3EXjkTn»i 

trii-pies  Lês  pins  Hmoleâ.  c'est,  comme  eace  cas^  parce 
'jii'eile  ai  p:ia   ie   nism    le   5'ea   affiranchir.  Les 
Scolyt»^  sont  les  coléoptères  .pii  causent  d'assez  graTes 
'ii^^atâ  ians  nos  fort^ts.  Li  femelle   s'introdaït   sous 
l'écocce  «le^i  arbres,  y  creose  un  sillon  loogitndinal  i 
bord:^  nettement*  coupés,  et  «le  distance  en  distance 
dépose  un  œuf  <Lins  ce  sillon.  Puis  elle  s'envole  et  les 
larve:5  naissent.  Celles-ci  vivent  aux  dépens  da  bois 
qu'elles  entament  facilement  de  leurs  vigoureoses  man- 
dibules. Aussitôt  nées,  elles  se  mettent  à  cheminer 
sou.^  l'écorce.  EHles  ne  peuvent  s'avancer  dans  le  sens 
de  la  ^^aierie  maternelle  où  elles  ne  trouveraient  que  le 
vide:  elles   s'avancent  donc    perpendiculairement  à 
elle.  Mais  comme  chaipie  larve,  si  elle  dirigeait  obli- 
quement ses  travaux,  rencontrerait  la  rainure  où  tra- 
vaille sa  voisine,  elle  est  amenée  â  suivre  une  voie 
parallèle  ;  toutes  font  de  même  ;  si  ce  n'est  que  celles 
de  chaque  extrémité,  étant  moins  serrées,  divergent 
en  rayonnant  â  partir  de  leur  point  de  départ.  Rien  de 
plus  nécessaire  que  toute  cette  géométrie.  Cependant, 
quand  on  découvre  le  bois  ou  les  Scolytes  ont  travaillé, 
on  est  en  présence  d'une  figure  vraiment  gracieuse 
dans  sa  simplicité,  qui  ressemble  au  dessin  d'une  main 
intelligente  (1). 

I^e  phénomène  de  l'agrégation  prend  un  caractère 
diiïérent  quand  il  est  manifesté  par  des  animaux  pri- 
mitivement séparés  et  qu'il  est  déterminé  par  la 
recherche  commune  d'une  commune  ulilité.  Les  mi- 


'D  On  H\ippli4iue  auâsi  bien  aux  galeries  des  Hylésines  el  des  Bo»- 
ricliiM.  f  Atlas  d'entomotof/ie  foralière.  Nancy,  1869,  pi.  xiv  et  xv.) 


RÉUNIONS  VOLONTAIRES   MOMENTANÉES  468 

grations  des  criquets  présentent  déjà  à  un  certain  degré 
ce  caractère.  Celles  des  oiseaux  sont  déterminées  par 
des  causes  diverses,  mais  peuvent  toutes  se  rattacher 
à  la  présente  catégorie.  Tantôt  rabaissement  de  la  tem- 
pérature les  provoque,  tantôt  la  disette.  Pourquoi  elles 
se  font  en  aussi  grand  nombre  et  réunissent  d'abord 
tous  les  individus  d'un  même  district,  puis  tous  ceux 
d'une  contrée,  puis  tous  ceux  d'un  même  continent  au 
bord  d'une  mer  à  traverser,  c'est  ce  qui  se  conçoit  fa- 
cilement, si  on  veut  admettre  chez  l'oiseau  une  idée 
confuse  du  long  voyage  qu'il  se  prépare  à  accomplir 
et  des  dangers  dont  le  moindre  est  de  s'égarer  en 
route.  Les  incertaines  lumières  de  l'individu  font  alors 
appel  aux  lumières  plus  sûres  d'une  bande  considé- 
rable où  les  chances  d'erreur  se  détruisent  l'une  par 
l'autre,  où  l'ignorance  des  jeunes  s'appuie  sur  les  sou- 
venirs des  plus  anciens.  Les  migrations  des  mammi- 
fères rongeurs  (lemmings),  ou  ruminants  (bisons,  an- 
tilopes), s'expliquent  de  même.  D'autres  réunions  ont 
pour  cause  le  penchant  sexuel  agissant  simultané- 
ment sur  un  grand  nombre  d'individus.  Nous  avons 
signalé  ce  fait  chez  plusieurs  poissons  et  plusieurs  oi- 
seaux. Les  mammifères  nous  montrent  des  cassemble- 
ments  analogues  ;  le  cerf,  par  exemple,  a  des  «  places 
de  rut  »  où  il  revient  d'année  en  année  provoquer  ses 
rivaux.  D'autres  groupes  se  forment  pour  un  but  dé- 
terminé de  défense  ou  d'attaque.  On  sait  quel  effet 
produit  sur  les  oiseaux  de  jour  l'apparition  d'un  hibou, 
l'étonnement  et  l'indignation  qu'ils  ressentent  à  sa  vue. 
Un  très  grand  nombre  d'oiseaux  se  réunissent  comme 
le  font,  chezles  insectes,  les  nécrophores  et  les  Ateuchus 


466  VIE  DE  RELATION 

pour  repousser  un  intrus,  combattre  un  ennemi,  s'em- 
parer d'une  proie.  Les  corbeaux  réunis  attaquent  des 
lièvres,  des  agneaux,  de  jeunes  gazelles,  qu'ils  ne  pour- 
raient capturer  seuls.  Les  loups  se  réunissent  de  même 
pour  des  expéditions  difficiles.  Mais  le  fait  est  d'ailleurs 
assez  rare  ;  il  est  probable  que,  dans  les  cas  ou  l'action 
concertée  est  d'ordinaire  utile  à  un  groupe,  ce  groupe 
devient  permanent.  Ainsi,  les  chiens  qui  chassent  en 
meute  restent  constamment  unis.  Les  plus  extraordi- 
naires des  réunions  temporaires  sont  celles  qui  ontliea 
entre  les  oiseaux  d'une  môme  contrée  dans  le  seul  but  de 
se  trouver  ensemble  et  de  satisfaire  le  besoin  de  la  vie 
sociale  indépendamment  de  tout  autre.  Ce  fait  éclaire 
tous  les  autres  d'une  vive  lumière  en  ce  qu'il  nous  mon- 
tre chez  les  oiseaux  un  penchant  social  latent,  toujours 
prêt  à  se  manifester  quand  nul  autre  penchant  ne  le 
combat,  à  plus  forte  raison  quand  un  but  utile  peut  être 
poursuivi  en  commun.  Ainsi,  le  matin,  à  la  lisière  des 
bois,  on  voit  tous  les  oiseaux  non  carnivores  des  alentours 
s'attrouper  ot  saluer  joyeusement  Taurore.  a  Vers  le 
soir,  dit  Brehm  des  corneilles,  elles  se  réunissent  en 
grand  nombre  à  des  endroits  déterminés  pour  se  com- 
muniquer, les  impressions  de  la  journée...  elles  ne  s'y 
rendent  qu'avec  une  prudence  extraordinaire  et  après 
avoir  eu  soin  d'envoyer  plusieurs  fois  des  espions  pour 
inspecter  la  localité  »  (vol.  I,  p.  293).  Nous  avons  vu 
à  Dijon,  chaque  hiver,  des  bandes  immenses  de  cor- 
neilles (l)se  rendre  tous  les  soirs,  à  la  nuit  tombante, 

(1)  Certaines  haïKlcâ  comjilaieL'l  plus  de  cim]  ccntâ  oUeaux  ;  ras^eiu- 
hléc  eu  (ompreiiait  plus  de  dix  mille.  IMu<i(Mird  bandes  devaient  fraucliir 
au  muiiid  15  kilum.  pour  alteiodrc  le  lieu  de  réuuiou. 


RÉUNIONS  VOLONTAIRES  MOMENTANÉES  467 

de  tous  les  points  de  rhorizon  vers  le  Parc  des  Condé 
et,  là,  se  livrer  au  plus  haut  des  airs  à  de  majestueuses 
évolutions  accompagnées  de  grandes  clameurs,  avant 
de  s'endormir.  Vers  la  fin  de  l'hiver,  elles  firent  au  mi- 
lieu de  la  journée  les  mêmes  exercices  ;  à  partir  de  ce 
moment  (1),  les  rassemblements  devinrent  chaque  jour 
moins  nombreux  pour  cesser  bientôt  tout  à  fait.  «  Dès 
que  les  jeunes  étourneaux  sont  éclos,  les  deux  parents 
s'occupent  de  les  nourrir  et  le  père  n'a  plus  le  temps 
de  faire  entendre  sa  voix.  11  sait  cependant  dérober  une 
heure  à  ses  devoirs  paternels,  et,  vers  le  soir,  on  voit 
les  mâles  se  réunir  et  chanter  de  concert  (I,  p.  244).  » 
Au  Havre,  les  passereaux  de  tout  le  quartier  du  port  se 
donnent  rendez- vous  chaque  soir  par  milliers  sur  un 
bouquet  d'arbres,  devant  le  théâtre,  à  une  place  où  nul 
aliment  ne  peut  les  tenter,  et  là,  ou  immobiles,  ou  sau- 
tillant de  branche  en  branche,  poussent  des  cris  assour- 
dissants jusqu'à  la  nuit  :  ils  recommencent  le  lende- 
main dès  l'aube  avant  de  se  séparer.  Un  très  grand 
nombre  d'oiseaux  qui  vivent  épars  pendant  le  jour  se 
réunissent  ainsi  le  soir  et  chantent,  puis  conversent 
encore  quelque  temps  le  matin.  (Ex  :  serins  des  Ca- 
naries, Meinas,  Paleornis,  Parasididés,  Streptopé- 
lies.)  Dans  la  haute  Guinée,  les  chimpanzés  font  de 
même  (p.  20).  Les  gibbons  qui  vivent  en  troupes 
poussent  tous  ensemble  de  grands  cris  au  lever  et  au 
coucher  du  soleil.  Le  Semnopilhèque  nasique  a  la 
même  habitude.  Houzeau  raconte  qu'il  a  vu,  «dans  un 

(1)  29  février  1876.  Nous  avons  assisté  au  même  speclacle  sur  la  rivière 
de  Morlaix^  au  poiut  du  jour,  en  janvier  1873.  Le  nombre  des  oiseaux 
ainsi  assemblés  dépasse  l'imaginHliou. 


468  y\K  DE  RELATIOn 

seulement  du  Texas,  les  jeunes  chieuâ  des  coloas  se 
réunir  à  la  même  place,  tous  les  jours  dans  Taprés- 
midi,  pour  se  livrer  à  leurs  exercices  et  à  lears  jeux. 
Après  une  heure  et  demie  ou  deux  d* absence,  chaque 
animal  retournait  chez  lui.  Les  chiens  adultes  ne  pre- 
naient aucune  part  à  ces  assemblées  »  (vol.  Il,  p.  67). 

La  périodicité  de  ces  réunions  nous  conduit  à  celles 
qui  durent  un  certain  temps,  comme  un  mois  ou  une 
saison  de  Tannée,  d^une  manière  continue.  Une  seule 
promenade  dans  nos  campagnes,  à  rapproche  de 
rhiver,  montre  à  qui  veut  y  prêter  quelque  attention, 
les  bandes  d'étourneaux  et  d^alouettes  qui  se  forment 
dès  le  mois  de  septembre  ;  les  roitelets  eux-mémes-se 
rapprochent  au  nombre  de  6  ou  de  8  ;  ainsi  font  les 
pa.s3ereaux,  les  mésanges  et  bien  d'autres.  Mais  nous 
avons  déjà  touché  en  passant  un  trop  grand  nombre 
de  faits  analogues  pour  que  nous  nous  y  arrêtions 
ici. 

Ce  sont,  dans  toutes  les  classes,  les  jeunes  qui  se 
forrnont  le  plus  facilement  en  bandes.  Nous  en  ver- 
rons tout  à  l'heure  la  raison.  Les  sociétés  quelque  peu 
durables  composées  de  tels  éléments  sont  très  com- 
munes chez  les  oiseaux.  Tandis  que  les  grands  cor- 
beaux adultes  vivent  par  paires,  les  jeunes  forment 
dtiS  bandes;  ainsi  des  jeunes  hiboux,  des  jeunes  Télé- 
phones, etc.  ;  mais  il  est  inutile  de  prolonger  cette  énu- 
Hiération,  puisque  tous  les  oiseaux  dits  sociables  (1) 


'I,  Non»  s'Tons  forc«  <ïft  donner,  couformônieDt  ;i  l'usage,  le  nom  Je 
Hor.i.'iMe»  aux  uuiniaux  qui  vivnit  en  ijuiidcs  jjreynrioui  des  Ani;Ui<i',, 
WiKiï  que,  rtiiivaut  nous,  ceux  ifui  lui  vivent  qu*eii  familles  fonueiil  n\x^*i 

rioriél»'*. 


RÉUNIONS  VOLOxNTAlRES  DURABLES  469 

qui  ne  prennent  pas  leur  livrée  d'amour  dès  la  pre- 
mière année,  et  se  séparent  par  paires  du  printemps 
jusqu'à  rautomne,  sont  évidemment  dans  ce  cas,  les 
jeunes  restant  seuls  et  unis  ensemble  toute  la  belle 
saison.  Plusieurs  jeunes  mammifères  manifestent  les 
mêmes  habitudes,  particulièrement  chez  les  cervidés, 
et  aussi  les  vieux  mâles.  Dans  certaines  espèces  d'oi- 
seaux et  de  mammifères,  les  femelles  fécondées  for- 
ment de  grandes  troupes  d'où  les  autres  individus  sont 
exclus.  Chez  les  chauves-souris,  les  mâles,  sauf  le 
court  moment  de  Taccouploment,  vivent  toujours  sé- 
parés des  femelles.  Mais  en  général,  dans  les  espèces 
sociales,  après  la  naissance  des  petits,  la  peuplade  se 
reforme  au  complet  sous  l'empire  des  penchants  étudiés 
plus  haut. 

Nous  voici  arrivé  en  présence  de  la  peuplade ,  le 
plus  élevé  des  groupes  sociaux  qu'il  nous  soit  donné 
d'observer  chez  les  animaux.  Elle  est,  ce  semble,  com- 
posée de  familles.  Nous  devons  chercher  tout  d'abord 
quels  rapports  la  société  ethnique  soutient  avec  la 
société  domestique  dans  l'ensemble  de  la  série  zoolo- 
gique  au-dessous  de  l'humanité. 

Nous  nous  efforcerons  d'établir  les  trois  propositions 
suivantes  : 

1°  Le  seul  passage  qu'il  y  ait  de  la  famille  à  la  peu- 
plade se  trouve  non  dans  les  relations  du.  père  avec  la 
mère  et  de  ceux-ci  avec  les  jeunes,  mais  dans  les  rela- 
tions des  jeunes  entre  eux  ; 

2°  Même  à  l'origine,  la  famille  et  la  peuplade  sont 
antagoniques;  elles  se  développent  en  raison  inverse 
l'une  de  l'autre  ; 

30 


470  PEUPLADES 

3"  Le  véritable  élément  de  la  peuplade  est  Tindividu; 
et  Tamour  d'un  être  pour  ses  semblables  en  tant  que 
tels,  ou  la  sympathie,  y  est  la  source  de  la  conscience 
collective. 

!•  Si  l'on  se  demande  par  quelle  voie  on  peut  passer 
de  la  famille  à  la  société  supérieure,  on  s'aperçoit, 
non  sans  quelque  surprise,  que  tant  que  la  famille  sub- 
siste il  ne  s'en  trouve  aucune.  En  effet,  d'jipres  ce 
que  nous  avons  essayé  de  démontrer,  le  père,  en  géné- 
ral, est  surtout  attaché  à  la  mère,  et  la  mère  à  ses 
jeunes.  Or,  la  possession  sexuelle  réciproque  ne  peut 
être  étendue  qu'à  un  petit  nombre  d'individus  ;  elle 
est  nécessairement  jalouse,  de  la  part  du  mâle  tout 
au  moins,  et  cela  suftit  pour  clore  la  famille  de  ce 
côté.  Celui-ci  ne  peut  manquer  de  déchaîner  sa  colère 
contre  toute  atteinte  portée  au  droit  qu'il  s'attribue, 
et,  comme  il  a  la  force,  la  femelle  est  condamnée  par 
sa  volonté  à  lui  rester  unie.  On  comprend  qu'elle  se 
résigne  à  partager  son  privilège  avec  un  certain  nom- 
bre de  compagnes;  maits  enfui  ce  nombre  est  néces- 
sairement limité,  et  le  fùt-il  moins,  la  nature  du  lien 
qui  unit  ces  femelles  multiples  au  mâle  reste  la  même, 
quelle  que  soit,  son  étendue.  Donc,  Tafloction  récipro- 
que du  mâle  et  de  la  femelle  ne  soufTre  point  de  par- 
toge  dans  la  plupart  des  cas,  et  quand  elle  en  admet, 
ce  n'est  que  d'un  côté  et  dans  des  Umites  assez  étroi- 
tes. D'autre  part,  la  mère  ne  peut  suffire  à  Téducation 
que  d'un  petit  nombre  de  jeunes.  De  même  que  les 
forces  du  màlo  restreignent  le  nombre  des  femelles  sur 
lescjuelles  il  s'arroge  Tempire,  de  même  les  forces  de 
la  femelle  limitent  le  nombre  des  petits  qu'elle  peut 


RAPPORTS  AVEC   LA  FAMILLE  471 

élever.  Et  quand  le  nombre  des  petits  est  multiplié  en 
cas  de  polygamie  par  celui  des  femelles,  bien  que  la 
bande  ainsi  formée  soit  plus  considérable,  le  lien  qui 
unit  les  parents  aux  jeunes  ne  change  pas  pour  cela  de 
nature;  nous  sommes  toujours  en   présence   d'une 
famille,  bien  que  cette  famille  soit  composée.  Que  si  la 
femelle  et  le  mâle  s'attachent  à  d'autres  individus  de  la 
même  espèce,  ce  ne  peut  être,  par  conséquent,  que  le 
temps  des  amours  passé,  et  sous  l'empire  de  penchants 
qui  n'auront  rien  de  commun  avec  les  sentiments 
domestiques.  Quant  aux  jeunes,  ils  forment  en  effet 
entre  eux  une  société  qui  ne  repose  sur  aucun  lien  ni 
de  sexe,  ni  de  filiation,  et  qui  n'a  point  la  reproduction 
pour  but  ;  les  affections  qui  la  cimentent  peuvent 
s'étendre  sans  obstacle  à  un  nombre  bien  plus  con- 
sidérable d'individus,  et  ainsi  on  conçoit  que,  quand  la 
famille  se  dissout,  une  peuplade  puisse  naître  des  fruits 
qu'elle  laisse  après  elle. 

2**  Suivons  maintenant  cette  agglomération  des 
jeunes,  germe  du  groupe  ethnique.  Jusqu'à  ce  que  les 
individus  qui  la  composent  deviennent  adultes,  la 
société  subsistera,  du  moins  les  sentiments  domes- 
tiques n'y  auront  mis  aucun  obstacle.  Mais  que  va-t-elle 
devenir  à  ce  moment?  La  jalousie,  comme  un  dissol- 
vant énergique  y  pénétrera  ;  elle  y  suscitera  entre  les 
mâles  des  batailles  furieuses  ;  elle  séparera  les  femelles 
pour  les  unir  à  des  mâles  ennemis.  Les  couples  une 
fois  formés,  les  besoins  de  la  famille  croissant  avec  le 
nombre  de  ses  membres,  la  recherche  des  aliments 
allumera  entre  eux  de  nouvelles  hostilités.  Un  territoire 
de  plus  en  plus  étendu  ne  tardera  pas  à  les  séparer.  La 


472  PEUFUDES 

peuplade  sera  dispersée  au  moins  pendant  un  temps, 
et  cela  précisément  sous  Faction  des  affections  domes- 
tiques. C'est  par  ces  causes  que,  comme  nous  Favons 
dit,  les  deux  tiers  des  sociétés  d'animaux  sont  rompues 
pendant  la  belle  saison.  Quant  aux  espèces  qui  ne  sont 
pas  sociables  du  tout,  c'est  le  plus  souvent  encore 
parce  que  la  voracité  des  jeunes  étend  le  territoire  de 
chasse  des  parents  et  fait  la  solitude  autour  d'eux.  Chez 
les  mammifères,  même  antagonisme  entre  la  famille 
et  la  société.  Il  n'est  pas  parmi  eux  une  bande  com- 
posée de  familles  qui  ne  soit  troublée  et,  sinon  tou- 
jours dissoute,  au  moins  relâchée  par  les  effets  de 
l'amour  et  les  nécessités  de  l'éducation.  Et  là  où  la 
famille  est  étroitement  unie,  nous  ne  voyons  pas  de 
peuplade  se  former,  du  moins  le  cas  est-il  rare  et  sup- 
pose-t-il  des  circonstances  éminemment  favorables, 
entre  autres  l'absence  du  régime  carnassier.  Living- 
stone  {Journal)^  raconte  qu'une  espèce  de  chimpanzé, 
appelée  Soko  par  les  naturels,  forme  des  peuplades 
de  dix  ou  douze  couples  monogames.  Au  contraire,  les 
peuplades  s'établissent  en  quelque  sorte  naturelle- 
ment là  où  règne  soit  la  promiscuité,  soit  la  polygamie. 
Les  peuplades  de  singes  polygames  sont  beaucoup 
plus  nombreuses  que  celles  dont  nous  venons  de  par- 
ler. Nous  voyons  donc  que  partout  la  cohésion  de  la 
famille  et  les  probabilités  pour  la  naissance  des  socié- 
tés sont  inverses.  Il  faut,  pour  que  la  horde  prenne 
naissance,  que  les  liens  domestiques  se  soient  déten- 
dus en  (pielquo  sorte  et  que  Tindividn  ait  repris  sa 
liberté.  C'est  pouninoi  les  peuplades  organisées  sont 
si  rares  chez  les  oiseaux.  Les  familles  juxtaposées,  eu 


ORIGfNE  DE    LA  PEUPUDE  473 

nombre  immense  quelquefois,  s'y  rencontrent  souvent  ; 
mais  nulle  paré  elles  ne  montrent  hiérarchie  ni  gou- 
vernement. En  revanche,  c'est  parmi  les  mammifères 
que  nous  trouvons  des  sociétés  quelque  peu  organi- 
sées, précisément  parce  que  dans  cette  classe  l'indi- 
vidu ne  se  laisse  pas  absorber  par  la  famille.  On  com- 
prend, du  reste,  que  les  affections  domestiques  liées  de 
si  près  à  Tamour  de  soi  aient  les  mêmes  effets ,  par 
rapport  à  la  formation  de  sociétés  plus  amples,  que 
régoïsme  individuel,  ou  mieux,  des  effets  plus  énergi- 
ques, Uégoïsme  domestique  est  d'autant  plus  impérieux 
qu'il  a  pour  centre  un  moi  plus  compréhensif  et  qu'il 
y  a  en  lui  du  dévouement.  La  conscience  collective  de 
la  peuplade  ne  peut  donc  pas  avoir  à  sa  naissance  de 
plus  grande  ennemie  que  la  conscience  collective  de  la 
famille.  N'hésitons  pas  à  le  dire  :  si  une  société  supé- 
rieure à  la  famille  s'est  établie,  ce  ne  peut  être  qu'en 
s'incorporant  des  familles  profondément  altérées,  sauf 
à  leur  permettre  plus  tard  de  se  reconstituer  dans 
son  sein  à  l'abri  de  conditions  infiniment  plus  favo- 
rables. 

3"  Ce  n'est  donc  pas  à  l'origine  le  couple  ni  la  famille 
en  qui  nous  devons  voir  l'élément  essentiel  d'une  so- 
ciété supérieure.  Il  est  certain  que  si  l'individu  qui 
entre  comme  élément  dans  une  peuplade  n'était  pas 
sexué  (hypothèse  absurde,  car  comment  existerait-il 
comme  individu  sans  exister  comme  espèce?)  la  peu- 
plade ne  pourrait  durer  au  delà  de  sa  vie.  Il  est  certain 
—  et  cette  raison  est  plus  sérieuse  —  que  si  les  jeunes 
n'étaient  façonnés  dès  leur  naissance  par  leur  éducation 
commune  à  la  vie  sociale,] amais  ils  ne  se  fussent  con- 


474  PEUPUDES 

stitués  en  peuplade  sur  aucun  point  de  la  série  zoolo- 
gique. On  ne  soutient  donc  pas  que  la  société  ethnique 
eût  pu  se  former  sans  être  précédée  de  Torganisation 
domestique  ;  on  ne  nie  pas  que  la  famille  soit  la  con- 
dition prochaine  de  la  peuplade.  Ce  qu'on  soutient, 
c'est  que,  quand  l'individu  se  trouve  amené  à  vivre  avec 
ses  frères,  à  former  avec  eux  un  groupe  permanent,  ce 
n'est  ni  le  penchant  sexuel,  ni  Tun  des  sentiments  qai 
attachent  les  parents  aux  jeunes  et  les  jeunes  aux 
parents  qui  l'y  pousse,  mais  une  disposition  qui  n'attend 
pas  l'âge  des  amours  pour  se  manifester,  qui  dure  après 
que  cet  âge  est  passé,  une  disposition,  enfin,  qui  ren- 
contre le  plus  souvent  dans  les  affections  domestiques, 
non  des  appuis,  mais  des  obstacles.  Mais,  dira-t-on, 
c'est  de  l'amour  fraternel  qu'il  s'agit  ;  n'est-ce  pas  une 
affection  domestique?  Nous  répondrons  que  l'amour 
fraternel  lui-même  doit  son  existence  à  la  disposition 
que  nous  venons  de  signaler,  qu'il  en  est  un  effet. 
L'affection  des  frères  les  uns  pour  les  autres  ne  résulte 
pas  des  lieyis  dxi,  sang  :  ces  liens  sont  ignorés  des  ani- 
maux. Un  jeune  d'une  autre  famille  élevé  avec  les 
petits  d'une  famille  de  même  espèce  sera  considéré  par 
eux  comme  un  frère  sans  aucune  restriction.  L'in- 
fluence de  la  famille  dans  la  formation  de  la  société  se 
réduit  donc  à  assurer  pour  les  premiers  temps  qui 
suivent  la  naissance  la  vie  eu  commun  à  un  certain 
nombre  déjeunes;  quant  à  la  disposition  qui  se  déve- 
loppe pendant  ce  temps  et  d'où  doit  sortir  la  société, 
elle  se  manifeste  en  dehors  de  la  famille  comme  en 
elle,  elle  unit  tout  animal  avec  son  semblable.  C'est  en 
effet  en  raison  de  leur  ressemblance  seule  que  deux 


ORIGINE  DE   LA  PEUPUDE  475 

organismes  suffisamment  centralisés  et  capables  de  re- 
présentation réciproque  sont  nécessairement  attirés 
l'un  vers  l'autre.  S'il  est  vrai  que,  comme  nous  l'avons 
déjà  supposé,  la  représentation  s'exécute  au  moyen 
non  du  cerveau  seul,  mais  de  tout  le  système  nerveux 
et  du  corps  tout  entier,  en  sorte  que  l'être  intelligent 
qui  imagine  une  attitude,  qui  reproduit  en  lui-même 
idéalement  un  son,  commence  toujours  en  quelque 
degré  à  prendre  cette  attitude,  à  proférer  ce  son,  la 
représentation  la  plus  facile  à  chaque  animal  doit  être 
celle  d'un  animal  semblable  à  lui.  La  plus  facile  est  en 
même  temps  la  plus  agréable  (1).  C'est  donc  un  plaisir 
pour  tout  être  vivant  d'avoir  présents  autour  de  lui  des 
êtres  semblables  à  lui,  et  ce  plaisir  fréquemment  res- 
senti ne  peut  manquer  de  créer  un  besoin.  Plus  ce  be- 
soin sera  satisfait,  plus  il  deviendra  impérieux,  et  la 
sympathie  se  développera  davantage  à  mesure  qu'elle 
sera  plus  cultivée.  Le  ressort  de  toute  société  normale 
dépassant  la  famille  est  donc  la  sympathie.  C'est  elle 
qui  explique  et  que  les  sociétés  permanentes  se  soient 
presque  toutes  formées  entre  animaux  de  même  es- 
pèce et  que  quelques-uns  aient  pu  prendre  naissance 
entre  animaux  d'espèces  voisines.  C'est  elle  qui  nous 
donne  la  raison  des  faits  exprimés  tout  à  l'heure  et  qui 
nous  apprend  pourquoi,  dans  certaines  espèces,  les 
jeunes  s'unissent  aux  jeunes,  les  mâles  aux  mâles,  les 
femelles  fécondées  avec  les  femelles  fécondées.  C'est 


(1)  Uq  animal  intelligeot  a  d*aataDt  plus  de  peine,  partant  de  déplaisir^ 
à  se  représenter  un  autre  animal ,  qne  celui-ci  est  plus  éloigné  de  lui 
dans  Téchelle  (pourvu  que  la  comparainon  reste  po88ii)le)  ;  ainsi,  un  singe 
montre  en  présence  d'un  caméléon  la  terreur  la  plus  comique. 


476  PEUPLADES 

elle  enfin  qui  nous  permettra  de  comprendre  comment 
plusieurs  consciences  n'en  font  qu'une  seule  et  com- 
ment une  société  composée  d'individus  ne  cesse  pas 
d'être  individuelle,  bien  que  ces  individus  n'aient  en- 
tre eux  aucune  communication  physiologique. 

Est-ce  à  dire  que  le  lien  social  est  pour  nous  exclu- 
sivement intellectuel?  Tel  serait,  en  effet,  son  caractère 
si  l'intelligence  et  l'affection  étaient  deux  puissances 
séparables.  Mais  elles  sont  au  contraire  étroitement 
unies.  Le  monde  extérieur  n'est  représenté  dans  une 
conscience  que  comme  utile  ou  nuisible,  c'est-à-dire 
dans  son  rapport  avec  les  fins  de  l'individu.  A  toute 
représentation  correspond  donc  un  désir  ou  une  im- 
pulsion. Cette  différence  entre  les  deux  ordres  de 
phénomènes  psychiques  est,  chez  les  mammifères 
supérieurs  et  probablement  chez  tous  les  vertébrés,  la 
même  qui  existe  entre  les  nerfs  afférents  et  les  nerfs 
efférents,  entre  les  appareils  sensitifs  et  les  appareils 
moteurs.  Dans  la  conscience  comme  dans  l'organisme 
cette  différence  implique  une  corrélation.  Les  phéno- 
mènes par  lesquels  un  être  vivant  se  trouve  lié  à 
d'autres  êtres  sont  donc  doubles,  c'est-à-dire  à  la  fois 
représentatifs  et  appétitifs;  ils  appartiennent  à  la  fois 
à  Tordre  de  la  pensée  et  à  l'ordre  du  sentiment.  Trans- 
portés dans  rhumanité,  on  dirait  d'eux  qu'ils  relèvent 
du  cœur  comme  de  l'esprit.  La  sympathie  peut  donc 
croître  avec  l'intelligence  et  la  sociabilité  avec  l'apti- 
tude représentative,  sans  cesser  d'être  rangées  parmi 
les  incHnations  ;  car  on  ne  sait  ce  que  serait  un  désir 
qui  se  développerait  indépendamment  de  la  connais- 
sance de  son  objet  au  moins  le  plus  immédiat. 


ORIGINE  DE   LA   PEUPLADE  477 

Cependant  cette  corrélation  nécessaire  peut  être  en- 
suite voilée  aux  yeux  et  en  apparence  suspendue  sous 
l'action  de  l'hérédité.  Une  représentation,  maintes  fois 
répétée  dans  les  expériences  individuelles  de  la  race, 
peut  finir  par  engendrer  une  conformation  spéciale  de 
l'appareil  nerveux,  en  sorte  que  les  jeunes  individus 
héritent  en  naissant  du  fruit  de  ces  expériences  sans 
avoir  eu  à  les  recueillir  eux-mêmes.  Dans  ce  cas,  la 
seconde  partie  du  processus  double  indiqué  plus  haut 
subsiste  seule  ;  l'activité  de  l'être  se  trouve  sollicitée 
par  des  impulsions  appropriées  aux  circonstances  et 
répond  aux  excitations  venues  de  l'extérieur  par  des 
combinaisons  de  mouvements  convenables,  et  pourtant 
son  intelligence  n'a  pu  recueillir  les  renseignements, 
enchaîner  les  vues  qu'exigent  de  telles  combinaisons. 
En  faut-il  conclure  que  l'intelligence  en  est  absente? 
Assurément  non  ;  puisque  l'activité  n'a  été  sollicitée 
et  le  besoin  ressenti  que  grâce  aux  effets  des  opérations 
antérieures.  L'intelligence  est  là,  dans  les  organes 
qu'elle  a  façonnés,  dans  l'inConscient  qu'elle  a  éclairé, 
dans  le  mécanisme  qu'elle  a  semé  d'intentions.  Telle 
est  la  sympathie;  née  de  la  représentation,  elle  devient, 
dans  l'individu  d'abord,  dans  la  race  ensuite,  un  pen- 
chant de  plus  en  plus  confirmé  par  les  causes  qui  lui 
ont  donné  naissance  ;  et  quand  le  psychologue  l'envi- 
sage, elle  ressemble  à  un  désir  irrationnel,  aune  incli- 
nation irréductile  :  la  rupture  semble  définitive,  en 
cette  occurence  comme  en  tant  d'autres,  entre  l'enten- 
dement et  la  sensibilité. 

La  sympathie  se  trouve  dans  la  famille  mêlée  en  une 
large  proportion  à  tous  les  penchants  qui  relient  entre 


478  PBUPUDES 

eux  les  parents  et  ceux-ci  aux  jeunes,  mais  elle  n'est 
pas  le  ressort  principal  de  cette  association.  Elle  y 
apparaît  comme  le  couronnement,  comme  la  forme 
ultime  de  tous  les  sentiments  domestiques  ;  elle  n*est 
pas  un  sentiment  domestique  proprement  dit.  Au  con- 
traire, elle  est  la  cause  première  essentielle  de  la  so- 
ciété ethnique.  C'est  sur  ce  fond  commun  que  se  dessi- 
nent les  sentiments  particuliers  qui  sont  propres  à 
chacun  des  membres  de  la  peuplade  selon  sa  fonction. 
Nous  allons  en  étudier  les  déterminations  Variées. 

Les  oiseaux  nous  offrent  d'abord  deux  sortes  de 
peuplades  bien  différentes,  les  unes  qui  ne  durent  que 
pendant  le  temps  de  Tamour  et  de  l'élevage,  les  autres 
qui  ne  durent  qu'en  dehors  de  ce  temps.  La  première 
catégorie  ne  comprend  que  les  sociétés  d'oiseaux  de 
mer  ;  toutes  les  autres  sociétés  de  la  classe  rentrent 
dans  la  seconde  catégorie.  On  sait  quel  singulier  spec- 
tacle offrent  quelques  points  des  côtes  continentales 
(surtout  au  nord  de  TEurope  et,  dans  les  contrées  du 
sud,  partout  où  Thomme  n'a  que  peu  ou  point  pénétré) 
et  les  îles  inhabitées.  Le  nombre  des  oiseaux  de  mer 
qui  pondent  leurs  œufs  et  élèvent  leurs  petits  en  ces 
endroits  dépasse  l'imagination.  Les  espèces  qui  pré- 
sentent cette  particularité  do  mœurs  sont  les  Lummes, 
les  Mergulos,  les  Macareux,  les  Alques,  les  Manchots, 
les  Bernaches,  les  Eiders,  les  Sternes,  les  Goélands, 
les  Risses  Iridactyles,  les  Chroïcocéphales,  les  Fous, 
les  Frégates  et  les  Cormorans.  Nulle  organisation  ne 
préside  à  ces  sociétés  qui  sont  presque  toujours  des 
juxtapositions  de  familles  innombrables.  Le  seul  con- 


OISEAUX  479 

cours  général  que  se  prêtent  les  membres  a  pour  but 
la  défense  commune  contre  les  oiseaux  de  proie  ;  mais 
leurs  principaux  ennemis  sont  les  grands  poissons 
contres  lesquelesilsne  peuvent  rien.  Certaines  espèces 
donnent  l'exemple  d'un  concours  plus  restreint,  mais 
plus  efficace.  Ainsi,  les  jeunes  de  certains  plongeurs, 
qui  ont  perdu  leurs  parents  sont  élevés  par  d'autres 
couples  ;  chez  les  lummes  les  femelles  se  suppléent 
pour  l'incubation,  et  chez  les  eiders  elles  pondent  et 
couvent  à  plusieurs  dans  le  même  nid.  Chez  les  man- 
chots, en  revanche,  Jes  femelles  voisines  s'enlèvent  les 
œufs  de  vive  force,  ce  qui  engage  les  mâles  à  se  fixer  sur 
le  nid  aussitôt  qu'elles  le  quittent.  L'avantage  de  la  so- 
ciété est,  dans  ce  cas,  fort  douteux.  Les  même  manchots 
nous  offrent  un  exemple  curieux  de  l'attraction  du 
même  au  même,  ce  Ceux  qui  sont  sur  terre,  dit  Bennet, 
(Brehm,  vol.  II,  p.  893)  sont  organisés  comme  un  ré- 
giment de  soldats,  et  rangés,  non  seulement  en  lignes, 
mais  d'après  leur  âge.  Les  jeunes  sont  à  une  place, 
les  adultes,  les  couveuses  et  les  femelles  libres  à  l'autre. 
Le  triage  est  fait  si  rigoureusement  que  chaque  caté- 
gorie repousse  impitoyablement  les  oiseaux  des  autres 
catégories.  »  On  ne  voit  pas  quel  profit  ils  peuvent 
tirer  de  cette  habitude.  Tels  sont  les  faits  :  si  nous  cher- 
chons quelle  conclusion  on  en  doit  tirer  au  sujet  de 
l'origine  de  ces  sociétés,  il  ne  semble  pas  que  l'asser- 
tion de  Brehm  puisse  être  acceptée  sans  réserve. 
«  S'ils  forment,  pour  nicher,  dit-il  en  parlant  des 
sternes,  des  sociétés  nombreuses,  c'est  probablement 
qu'ils  ont  conscience  de  pouvoir  mieux  résister  à  leurs 
ennemis  en  réunissant  leurs  forces  qu'en  agissant  iso- 


480  PEUPLADES 

lément  »  (Brehm,  II,  p.  788).  Nous  ne  nions  pas  que, 
chez  les  sternes  particulièrement,  l'association  n'ait 
cet  effet  ;  et  quand  le  même  auteur  affirme,  par  exem- 
ple, que  les  Chroïcocéphales  adultes  sont  continuelle- 
ment occupés  à  prévenir  les  dangers  qui  menacent 
leurs  petits,  quand  il  nous  dit  que  tout  autre  oiseau  de 
proie  qui  paraît  dans  le  lointain  cause  une  agitation 
dans  la  colonie,  qu'il  s'en  élève  aussitôt  d'épouvanta- 
bles clameurs,  et  qu'on  voit  d'épaisses  phalanges  s'é- 
lancer à  l'instant  pour  fondre  sur  l'ennemi,  son  témoi- 
gnage est  assurément  incontestable  :  il  suffit  à  établir 
que  la  coopération  défensive  est  pratiquée  dans  une 
telle  société.  Mais  il  en  est  tout  autrement  de  la  ques- 
tion de  savoir  si  cette  coopération  est  le  résultat  ou  la 
cause  du  groupement  de  tant  de  couples  sur  les  «  mon- 
tagnes d'oiseaux.  »  Il  est  probable,  d'abord,  que  rocca- 
sion  en  a  été  rencontrée  dans  des  circonstances  fortuites 
qui  ont  amené  simultanément  un  grand  nombre  de  ces 
animaux  à  nicher  en  des  lieux  favorables,  falaises  ou 
rochers,  non  loin  les  uns  des  autres  ;  ils  ne  pouvaient, 
en  effet,  nicher  sur  la  vague,  et  devant,  pour  subvenir 
à  leur  alimention,  rester  près  de  la  mer,  ne  trouvaient 
sur  les  côtes  qu'un  nombre  restreint  de  places  avan- 
tageuses. Quanta  la  cause  déterminante  de  leur  rap- 
prochement progressif,  c'est  encore  à  notre  avis  cette 
attraction  du  même  au  mùine  qui  a  opéré  petit  à  petit 
entre  les  bandes  de  manchots  le  triage  dont  nous  avons 
été  témoins  tout  à  l'heure.  Ces  animaux  ont  pris  plaisir 
à  vivre  réunis  parce  (jue  nulle  représentation  n'est 
aussi  agréable  à  un  être  vivant  que  celle  de  son  sem- 
blable. A  mesure  qu'ils  ont  été  rapprochés  de  la  sorte, 


OISEAUX  481 

chaque  individu  a  senti  l'idée  qu'il  avait  de  sa  force 
accrue  par  l'idée  qu'il  a  prise  de  la  force  de  ses  sem- 
blables, et  c'est  ainsi  que  l'habitude  de  la  coopération 
défensive  s'est  établie  chez  quelques-uns  d'entre  eux. 
Entre  la  dispersion  primitive  et  le  concours  normal,  la 
sympathie  nous  semble  offrir  un  intermédiaire  indis- 
pensable. Aussi  voyons-nous  ce  dernier  sentiment 
cultivé  par  eux  avec  une  sorte  de  passion.  Les  cris 
qu'ils  poussent  constamment  tous  ensemble  sur  des 
tons  variés,  les  évolutions  simultanées,  les  stations  en 
lignes  aux  endroits  favoris  occupent  dans  leur  exis- 
tence une  bien  plus  grande  place  que  les  opérations 
défensives,  nécessairement  espacées.  On  voit  que  c'est 
un  besoin  pour  eux  de  se  sentir  vivre  côte  à  côte  et 
qu'hidépendamment  de  tout  autre  but  ils  cherchent 
pour  lui-même  le  plaisir  correspondant.  Du  reste,  il 
serait  peu  dangereux  d'insister  trop  vivement  sur  les 
différences  qui  séparent  des  phénomènes  psychiques 
éminemment  complexes  et  toujours  si  voisins  les  uns 
des  autres.  Quelle  part  le  sentiment  d'un  accroisse- 
ment de  sécurité  a-t-il  eue  dans  Tagglomération  pre- 
mière de  ces  oiseaux,  c'est  ce  qu'il  serait  aventureux 
de  vouloir  déterminer  avec  une  entière  exactitude  ;  qu'il 
nous  suffise  de  constater  que  le  sentiment  sympathique 
a  très  promptementété  cultivé  pour  lui-même  et  qu'il 
a  contribué  pour  une  large  part  au  développement  des 
autres. 

C'est  un  principe  très  juste  que  celui  si  souvent 
invoqué  par  Darwin  que  nul  être  ne  revêt  un  attribut 
nouveau  si  ce  n'est  un  attribut  avantageux  à  l'espèce. 
Et  pour  le  cas  présent  on  voit  que  nous  ne  contestons 


482  PEUPLADES 

pas  les  résultats  avantageux  de  la  sympathie.  Cepen- 
dant il  arrive  très  fréquemment  :  d'abord,  que  Tattribut 
nouvellement  acquis,  bien  qu'utile  pour  ravenir,  soit 
acquis  sous  Tempire  de  motifs  tout  autres  que  celui  de 
l'utilité  ;  ensuite,  que  cet  attribut,  utile  en  général  et 
dans  un  grand  nombre  de  circonstances,  soit  défavo- 
rable dans  des  circonstances  particulières.  Ainsi,  il 
n'est  certainement  pas  avantageux  aux  eiders  de  nicher 
en  masse  dans  des  lieux  voisins  des  habitations  hu- 
maines où  ils  sont  exploités,  non  pas  seulement  pour 
leur  duvet,  mais  aussi  pour  leur  chair  et  pour  leurs 
œufs  ;  et  il  n'est  pas  avantageux  aux  mergules  de  s'at- 
trouper en  groupes  tellement  compactes  sous  le  fusil 
du  chasseur  que  celui-ci  peut  en  abattçe  trente-deux 
d'un  seul  coup.  Mais  le  penchant  social  n'a  pas  été  cul- 
tivé en  vue  de  ces  résultats  ;  il  leur  survit  cependant. 
De  même,  les  pingouins  de  l'île  Saint-Paul  n'ont  pas 
pris  l'habitude  de  nicher  sur  le  haut  des  rochers,  où  ils 
ne  se  hissent  qu'à  grand'peine  et  où  ils  sont,  eux  et 
leurs  jeunes,  une  proie  facile  pour  les  oiseaux  carnas- 
siers, en  vue  de  subir  ces  inconvénients  :  Thabilude 
demeure  en  dépit  d'eux.  Il  est  donc  possible  que  les 
nécessités  de  la  défense  collective  ne  soient  venues 
qu'en  seconde  ligne  parmi  les  causes  qui  ont  déterminé 
les  mœurs  sociales  des  oiseaux  de  mer  :  sans  cela  pour- 
quoi leur  union  ne  subsisterait-elle  pas  toute  raniiée? 
Nous  inclinons  à  admettre  que  Toc-casion  fournie  par  le 
rapprocherneul  inévitable  des  nids  a  contribué  pour 
beaucoup  à  les  faire  naître,  puis,  que  la  sympathie  crois- 
sante née  de  ces  circonstances  favorables  a  resserré  lus 
agglomérations  et  qu'ainsi  elles  n'ont  servi  que  plus 


OISEAUX  483 

tard  à  une  action  concertée  qui  n'a  pu  se  produire  tout 
d'un  coup.  En  tout  cas,  il  n'est  pas  besoin  de  recourir, 
pour  expliquer  la  fixation  de  cette  habitude,  à  une  éli- 
mination des  peuplades  où  elle  n'aurait  pas  existé  ;  il 
en  est  qui  ne  la  manifestent  à  aucun  degré  et  qui  n'en 
prospèrent  pas  moins  dans  les  lieux  où  l'homme  n'est 
pas  établi. 

D'autres  sociétés  également  temporaires  ne  durent, 
avons-nous  dit,  qu'en  dehors  du  temps  consacré  à  la 
reproduction.  Cette  opposition  est  remarquable,  et 
nous  devons  tenter  de  l'expliquer.  Remarquons  d'abord 
que  les  aliments  ne  se  présentent  pas  au  milieu  des 
continents  avec  la  même  prodigalité  qu'au  bord  des 
mers  poissonneuses.  Rien  ne  s'oppose  à  ce  que  les 
oiseaux  de  mer  nichent  en  aussi  grandes  quantités 
qu'ils  peuvent  le  souhaiter  sur  le  même  rivage  ;  les 
poissons,  les  mollusques  ne  leur  manquent  jamais,  quel 
que  soit  le  nombre  des  couvées  à  nourrir.  De  même 
certains  pécheurs,  qui  vivent  solitaires  sur  nos  rivières 
épuisées  et  près  des  bords  où  les  armes  à  feu  reten- 
tissent souvent,  habitent  par  joyeuses  bandes  les  rivages 
à  demi  solitaires  du  Nil  (Céryle-pie).  Il  n'en  est  pas  de 
même  au  milieu  des  terres,  où  la  nourriture,  en  pro- 
portions restreintes,  est  ardemment  disputée.  Il  n'est 
donc  pas  étonnant  que  les  oiseaux  continentaux  aient 
des  habitudes  différentes  sur  ce  point  de  celles  des 
oiseaux  maritimes,  quand  on  songe  surtout  qu'un 
grand  nombre  d'entre  eux,  qui  se  nourrissent  de 
graines  pendant  l'hiver,  se  nourrissent  d'insectes  pen- 
dant la  saison  des  amours.  Ace  moment,  force  leur  est 
donc  de  s'écarter  les  uns  des  autres,  sans  préjudice 


484  PEUPLADES 

des  autres  motifs  qui  les  invitent  à  s*isoler  et  que  nous 
avons  signalés  ailleurs.  L'oiseau  est-il  petit,  les  ali- 
ments sont-ils,  relativement  à  ses  besoins,  abondants, 
ou  les  couples  se  poseront  à  petite  distance,  comme  le 
font  les  alouettes,  ou  ils  cesseront  de  s'écarter  et,  lais- 
sant libre  carrière  à  leurs  sentiments  sympathiques, 
ne  formeront  qu'une  seule  sociétéw  Du  reste,  cette 
cause  n'agit  pas  seule,  comme  on  le  devine.  De  telles 
généralisations  sont  toujours  dangereuses,  et  il  con- 
vient de  revenir  aux  faits  pour  s'en  tenir  le  plus  près 
possible. 

Les  oiseaux  qui  nichent  par  couples  et  se  réunissent 
en  bandes  le  reste  du  temps  sont  en  majorité  les  pas- 
sereaux et  les  perroquets,  auxquels  il  faut  ajouter 
quelques  échassiers.  Un  certain  nombre  de  passereaux 
errent  Thiver  en  familles  composées  des  vieux  et  des 
jeunes  de  l'année  ;  nous  n'avons  plus  à  nous  en  occu- 
per ici.  D'autres  errent  en  grandes  bandes,  souvent 
môlées  d'espèces  différentes,  souvent  aussi  composées 
d'oiseaux  d'une  seule  espèce.  Ces  peuplades  n'offrent 
rien  de  remarquable  comme  organisation.  L'imitation, 
fruit  de  la  sympathie,  entraîne  d'une  manière  presque 
fatale  la  simultanéité  des  mouvements.  Les  perroquets 
n'offrent  pas,  du  moins  si  nous  en  croyons  une  lecture 
attentive  de  Brehm,  un  état  social  plus  élevé.  Dans  de 
telles  bandes,  les  yeux  de  chaque  individu  incessam- 
ment fixés  sur  ses  compagnons  et  ses  oreilles  inces- 
samment tendues  vers  leurs  cris  le  rivent  en  quelque 
sorte  à  la  masse  mobile  dont  il  fait  partie,  et  de  même 
la  masse  est  attachée  à  chaque  individu.  La  cohésion 
n'est  pas  toujours  aussi  forte.  Mais  le  nombre  n'est  pas 


OISEAUX  48o 

petit  des  sociétés  où  les  liens  de  la  représentation 
réciproque  sont  si  étroits  qu'ils  donnent  aux  actes  de 
leurs  membres  toutfe  l'apparence  d'un  dévouement 
absolu.  En  voici  des  exemples  empruntés  à  différents 
groupes.  Audubon  témoigne  que,  quand  on  a  frappé 
quelques  individus  dans  une  bande  de  perroquets,  les 
autres  se  lèvent,  crient,  volent  en  cercle  pendant  cinq 
ou  six  minutes,  reviennent  près  des  cadavres  de  leurs 
compagnons,  les  entourent  en  poussant  des  cris  plain- 
tifs et  tombent  eux-mêmes  à  leur  tour,  victimes  de  leur 
amitié  (Brehm,  vol.  I,  p.  42).  Wilson  ajoute  (I,  p.  54) 
que,  dans  de  telles  circonstances,  les  coups  répétés  des 
chasseurs  semblent  surexciter  le  dévouement  des  per- 
ruches et  qu'elles  s'approchent  de  plus  en  plus  de 
celles  qui  ont  succombé.  On  en  tue  ainsi  des  centaines. 
«  Ce  qui  domine  tout  son  être,  dit  Brehm  du  bouvreuil, 
c'est  l'amour  de  ses  semblables.  Un  d'eux  est-il  tué, 
tous  les  autres  se  lamentent,  ne  peuvent  se  décider  à 
quitter  le  lieu  où  gît  leur  compagnon  ;  ils  veulent  l'em- 
mener avec  eux»  (p.  93).  Même  témoignage  au  sujet 
des  Sizerins,  des  Mésangeais,  des  Cardinaux,  des  Orites 
à  longue  queue,  etc.  Ces  faits,  bien  que  limités  à 
quelques  espèces,  expriment  aux  yeux  en  quelque 
sorte  l'unité  de  conscience  qui  tient  attachés  en  un  seul 
tout  ces  êtres  inconstants,  mais  capables  de  représen- 
tation et  hantés  de  l'image  de  leurs  congénères. 

L'organisation,  toute  faible  qu'elle  est  en  de  telles 
bandes,  n'est  pas  entièrement  absente.  Les  perroquets 
et  les  passereaux  vulgaires  ont  des  gardes  à  l'imitation 
desquels  toute  la  peuplade  picore  en  paix  ou  s'enfuit 
précipitamment.  Ces  fonctions  toutes  spontanées  et  qui 

31 


486  PEUPLADES 

n'impliquent  aucun  commandementsont,paraît-il,rein- 
plies  chez  les  perroquets  parles  plus  âgés.  Il  y  a  aussi 
chez  ces  derniers  oiseaux  une  certaine  entente,  puis- 
qu'ils savent,  au  moment  où  ils  dévastent  les  récoltes, 
étouffer  tous  ensemble  leurs  cris,  d'ordinaire  si  épou* 
vantables,  de  sorte  que  l'on  n'entend  que  le  bruit  des 
graines  qui  tombent  à  terre.  Mais  les  échassiers  sont 
passés  maîtres  en  ce  genre  de  précautions  et  leurs 
peuplades  sont  bien  mieux  organisées.  Les  vanneaux 
rendent  toute  chasse  impossible  ;  ils  servent  d'avertis- 
seurs non  seulement  à  leurs  semblables,  mais  à  tous 
les  oiseaux.  Ils  savent  agir  de  concert  :  «  Des  van- 
neaux, attaquant  une  buse,  un  milan,  un  corbeau  ou 
un  aigle,  offrent  un  spectacle  des  plus  divertissants. 
Dans  ces  circonstances  les  vanneaux  se  prêtent  mu- 
tuellement secours,  et  leur  courage  augmente  avec 
leur  nombre.  L'oiseau  de  proie  en  est  tellement  har- 
celé que,  de  guerre  lasse,  il  fmit  par  abandonner  la 
partie  »  (vol.  II,  p.  567).  La  grue  mérite  d'être  prise 
comme  type  de  la  famille  tout  entière  au  point  de  vue 
où  nous  sommes  en  ce  moment.  «  Réunie  à  ses  sem- 
blables, elle  pose  toujours  des  sentinelles  qui  ont  à 
veiller  au  salut  commun  ;  a-t-cUe  été  dérangée  d*un 
endroit,  elle  y  envoie  des  éclaireurs  avant  d'y  retour- 
ner. En  Afrique,  lorsqu'elles  eurent  connu  nos  procé- 
dés hostiles,  elles  envoyaient  un  éclaireur,  puis  plu- 
sieurs; ceux-ci  examinaient  tout,  cherchaient  s'il  n'y 
avait  plus  rien  de  suspect,  revenaient  vers  la  commu- 
nauté qui  n'avait  pas  toujours  pleine  confiance;  alors 
d'autres  éclaireurs  étaient  envoyés  comme  pour  con- 
trôler leurs  rapports;  puisenfinla  bande  arrivait»  (vol. II, 


OISEAUX  487 

p.  575).  Si  Ton  demande  à  quoi  tient  cette  supério- 
rité sociale  des  échassiers  sur  les  perroquets,  qui  pour 
le  reste  ne  leur  cèdent  en  rien,  peut-être  le  trouvera-t-on 
dans  le  régime  de  ces  oiseaux  :  les  seconds  sont  arbo- 
ricoles et  se  nourrissent  de  substances  végétales;  ils 
sont,  à  rétat  libre,  bruyants  et  étourdis;  les  premiers 
sont  des  marcheurs;  ils  pèchent  des  poissons  méfiants 
ou  chassent  de  petits  mammifères  agiles  ;  pour  sur- 
prendre les  uns  et  les  autres,  ils  sont  forcés  de  rester 
de  longues  heures  silencieux  et  ainsi  s'instruisent  à 
l'observation.  Leurs  démarches  doivent  être  plus  posées 
et  plus  réfléchies. 

De  telles  coutumes  sont  évidemment  profitables  et 
nous  ne  doutons  pas  que  les  avantages  ainsi  obtenus 
ne  soient  de  puissants  motifs  pour  le  développement 
de  la  société.  Cependant  il  ne  faut  pas  oubUer  que 
l'agglomération  n'est  pas  toujours  un  avantage  et  qu'à 
suivre  le  principe  Darwinien  de  l'utilité  directe  les 
oiseaux  cités  plus  haut  auraient  parfois  le  plus  grand 
intérêt  à  y  renoncer,  et  y  renonceraient  en  effet,  si  le 
penchant  sympathique  ne  les  tenait  enchaînés.  Ainsi, 
il  ne  peut  être  profitable  aux  perroquets  pas  plus  qu'à 
certains  passereaux  de  se  laisser  massacrer  jusqu'au 
dernier  quand  l'un  d'eux  est  tombé  sous  le  premier 
coup  du  chasseur,  ce  Leurs  instincts  de  sensibilité  les 
perdent,  dit  Brehm  des  Sizerins;  l'un  d'entre  eux  est-il 
pris,  il  attire  les  autres  qui  se  font  prendre  à  leur 
tour  »  (I,  p.  118).  D'autre  part,  si  la  société  limitée 
éveille  la  prudence,  comme  elle  augmente  la  sécurité, 
elle  doit  inspirer  en  proportion  une  confiance  de 
plus  en  plus  marquée  :  l'oiseau  se  repose  sur  ses 


488  PEUPLADES 

compagnons.  Qu'onsuppose,  dès  lors,  la  société  étendue 
jusqu'à  un  nombre  considérable,  ses  membres  devront 
éprouver  une  sotte  confiance  en  leur  nombre  et  oublier 
toute  précaution.  Les  Loriquets  d'Australie  nous  en 
fournissent  un  exemple  :  les  Toucans,  bien  que  diffé- 
rents des  perroquets,  nous  en  présentent  un  autre  qui 
peut  trouver  place  ici  :  «  Ils  sont  curieux  comme  les 
corneilles  dont  ils  paraissent  avoir  le  régime  ;  ils  pour- 
suivent en  commun  les  oiseaux  de  proie  et  se  réunis- 
sent en  grand  nombre  pour  harceler  leurs  ennemis  » 
(I,  p.  29).  Voilà  donc  des  oiseaux  habiles  à  Faction 
concertée.  Cependant,  s'il  faut  en  croire  Bâtes,  «  crain- 
tifs et  défiants  tant  qu'ils  sont  en  petites  sociétés,  ils 
perdent  toute  prudence  lorsqu'ils  sont  réunis  en  grand 
nombre  »  (Vol.  II,  p.  203).  Et  en  dehors  des  familles 
citées  jusqu'ici,  on  sait  à  quel  degré  de  stupidité  arri- 
vent les  pigeons,  quand  ils  traversent  l'Amérique,  for- 
mant ces  bandes  immenses  qu'Audubon  a  décrites. 
Ainsi  donc,  la  nombreuse  société  n'est  pas  toujours  une 
garantie  de  sécurité  à  elle  seule,  et  quand  elle  se  pro- 
duit sans  être  accompagnqe  d'une  organisation  capable 
de  la  régir,  c'est  sans  doute  plutôt  à  un  autre  motif 
qu'à  celui-là  qu'elle  doit  son  existence;  car  alors  elle 
irait  trop  évidemment  contre  son  but. 

Les  peuplades  dont  les  membres  restent  toujours 
réunis  ne  sont  pas  à  beaucoup  près  aussi  fréquentes 
que  les  précédentes  :  mais  elles  occupent  le  sommet 
d'une  série  dont  plusieurs  formes  sociales  intermé- 
diaires marquent  les  degrés.  Il  ne  manque  pas  de  so- 
ciétés où  les  couples  sont  assez  rapprochés  pour  ne  pas 
se  perdre  de  vue  môme  pendant  le  temps  consacre  à 


OISEAUX  .  489 

la  reproduction  :  les  combats  entre  les  mâles,  les  né- 
cessités de  rélevage  troublent  ces  sociétés  et  les  relâ- 
chent sans  parvenir  à  triompher  complètement  du 
penchant  qui  les  a  formées.  Telles  sont  les  sociétés 
d'alouettes  et  d'Embérizidés  (bruants).  Les  hirondelles 
de  rivage  et  nos  martinets,  certains  perroquets,  les 
Céryles,  les  Guêpiers,  les  Coccolarynx  construisent 
déjà  leurs  nids  plus  rapprochés  ;  les  hérons  placent  le 
leur  sur  des  arbres  voisins  et  plusieurs  passereaux 
ainsi  que  les  ibis  sur  le  même  arbre. 

Quand  les  nids  sont  juxtaposés,  certaines  modifica- 
tions peuvent  résulter  de  leur  voisinage,  soit  dans  la 
part  que  chaque  oiseau  prend  à  la  construction,  soit 
dans  l'architecture  du  nid  lui-même.  Les  Salanganes 
présentent  ce  fait  curieux  que,  comme  chez  les  abeilles, 
chaque  oiseau  travaille  indifféremments  à  tous  les  nids 
de  la  peuplade,  ou  peut-être  seulement  aux  nids  voi- 
sins du  sien  propre.  Le  Républicain  social  construit  un 
nid  ou  plutôt  un  amas  de  nids  recouverts  d'une  toiture 
commune.  L'Alecto  de  Dinemelli,  oiseau  assez  petit 
(20  centimètres  de  longueur),  dispose  également  sur 
des  arbres  des  branches  de  mimosas  en  si  grandes 
quantités  qu'elles  forment  un  monceau  de  un  mètre  50 
à  deux  mètres  de  diamètre.  A  rintérieur  de  ce  buisson 
artificiel  une  peuplade  peu  nombreuse  de  trois  à  huit 
couples  établit  des  couches  moelleuses  où  les  œufs  sont 
disposés  (Brehm,  vol.  II,  p.  190).  Tels  sont  les  spéci- 
mens les  plus  accomplis  de  l'industrie  collective  chez 
les  oiseaux  (1).  Si  l'industrie  d'une  société  est  le  miroir 

(1)  Citons  encore  les  dindes,  les  Leipoaa  et  le  Mégapodes;  couvaison 
en  common  naturelle  ou  artificielle. 


490  PEUPUDES 

fidèle  des  relations  réciproques  entretenues  par  ses 
membres,  il  faut  reconnaître  que  celles-ci  sont  ché- 
tives  du  moins  pendant  le  temps  des  amours.  C*est  en 
effet  le  moment  où  même  chez  les  peuplades  qui  ne  se 
dispersent  jamais  les  relations  sont  le  plus  faibles.  A 
d'autres  époques,  on  voit  les  vols  d'oiseaux  adopter 
certaines  formes  géométriques  qui  expriment  en  effet 
la  nature  de  leur  coopération  :  il  s'agit  pour  eux  de  voir 
loin  et  de  voler  longtemps  (1).  Les  pintades  marchent 
à  la  file.  Les  manchots  et  les  autruches,  oiseaux  dont 
l'aile  est  atrophiée,  ont  des  sentiers  battus,  aplanis,  au- 
tour de  leur  demeure  (2).  Mais  tous  ces  phénomènes 
ne  constituent  aux  peuplades  d'oiseaux  que  des  titres 
médiocres  au  point  de  vue  sociologique.  Aggloméra- 
tions assez  cohérentes,  et  capables  d'une  coopération 
dont  le  but  est  d'assurer  le  salut  commun,  elles  n*of- 
frent  pas  d'autres  partages  des  fonctions  que  celui  d'où 
résultent  les  familles  et  celui  qui  suscite  les  sentinelles 
ou  éclaireurs.  Nulle  part  on  ne  trouve  un  chef  com- 
mandant la  troupe.  Aucune  délégation  d'autorité,  par- 
tant aucune  véritable  organisation  sociale.  Du  reste, le 
langage  dont  se  servent  les  oiseaux,  d'autant  plus 
bruyant  et  plus  tumultueux  d'ordinaire  que  la  société 
est  plus  nombreuse  et  plus  cohérente,  ne  semble  en  au- 
cune façon  se  prêter  à  l'expression  d'idées  précises. 
Bon  à  chanter  l'amour,  il  paraît  pauvre  en  inflexions 
explicites.  A  moins  qu'il  ne  soit  considéré   dans  la 

(1)  IbU,  grues,  oies  sauvages,  cygnes  noirs,  etc. 

(2)  L'attaque  concertée  d*uu  lii^vre  par  deux  corbeaux  aux  deux  boncbes 
d'un  couloir  souterrain  où  il  s'était  réfugié  (Bkehm),  lapêclie  en  cercle  de« 
pélicans,  la  première  accidentelle,  la  seconde  normale,  se  rattocbeot  à 
ce  groupe  de  faits. 


MAMMIFÈRES  491 

famille  comme  moyen  de  communication  entre  la  mère 
et  les  petits,  chez  la  poule  domestique,  par  exemple, 
il  est  destiné  plutôt  à  faire  sentir  aux  membres  d'une 
peuplade  la  présence  de  leurs  compagnons  qu'à  leur 
transmettre  des  représentations  ou  des  sentiments 
distincts.  Pour  toutes  ces  raisons,  la  société  ethnique 
semble  chez  les  oiseaux,  en  dépit  du  grand  nombre 
d'individus  qu'elle  embrasse  quelquefois,  fort  loin 
d'acquérir  la  perfection  dont  elle  est  capable.  Du 
reste,  si  la  loi  que  nous  avons  posée  quant  aux  rapports 
de  la  famille  et  de  la  peuplade  est  vraie,  la  classe  d'a- 
nimaux où  la  famille  est  le  plus  hautement  organisée 
devait  être  celle  où  la  société  supérieure  le  serait  le 
moins. 

L'organisation  de  la  peuplade  est  un  peu  plus  élevée 
chez  les  mammifères ,  mais  non  pas  dans  les  espèces 
où  la  famille  est  elle-même  organisée.  Les  grands  car- 
nassiers ne  vivent  jamais  réunis.  La  plupart  des  chiens 
se  groupent  en  meutes  à  l'état  sauvage,  et  ce  sont  préci- 
sément ceux  dont  les  sexes  ne  forment  que  des  paires 
momentanées.  11  est  à  remarquer  que  ces  penchants  de 
sociabilité  si  prononcés,  et  auxquels  l'homme  a  dû  de 
réussir  presque  partout  dans  la  domestication  de  cet 
animal,  sont  accompagnés  chez  le  chien  d'une  fécon- 
dité extrême,  certaines  femelles  ayant  de  quatre  à 
neuf  et  même  quinze  petits  en  une  seule  portée.  Pour 
former  des  meutes  de  cinquante  à  soixante  individus, 
il  suffit  donc  d'un  petit  nombre  de  ces  groupes  naturels, 
accoutumés  dès  le  jeune  âge  à  l'action  concertée  sous 
la  direction  de  la  mère.  Les  Colsuns  {Canis  primœvu8)j 


492  PEtJPUDES 

qui  habitent  le  Dekhan,  viennent  à  bout,  grâce  à  cet 
esprit  de  combinaison,  des  proies  les  plus  redoutables. 
Ils  coupent  la  retraite  au  cerf  et  au  léopard,  et  tandis 
que  les  uns  attaquent  le  sanglier  par  devant,  d'autres 
le  saisissent  par  les  côtés.  Ils  livrent  des  combats  au 
tigre  même  et  à  Tours,  combats  où  les  individus  sont 
plus  ou  moins  maltraités,  mais  où  la  meute  est  sou- 
vent victorieuse.  La  bande  formée  par  les  Colsuns 
n'atteint  que  le  nombre  de  huit  à  douze  individus,  en 
sorte  qu'on  ne  peut,  faute  de  témoignages  précis,  déci- 
der si  elle  est  famille  ou  peuplade.  Celles  des  chiens 
errants  en  Egypte  sont  bien  plus  considérables;  elles 
montrent  une  certaine  cohésion  comme  le  témoignent 
les  luttes  soutenues  de  Tune  à  l'autre,  ce  Malheur  au 
chien  qui  s'égare  sur  le  territoire  d'un  voisin  !  J'ai  vu 
bien  des  fois  les  autres  chiens  se  ruer  sur  le  malheu- 
reux et  le  déchirer,  à  moins  qu'une  prompte  fuite  ne  le 
mît  à  l'abri  »  (Brkhm,  d'après  Hacklaînder).  Quartier 
par  quartier,  nos  chiens  domestiques  laissent  voir  de 
faibles  traces  de  cette  solidarité.  La  plupart  des  ron- 
geurs sociaux,  étant  monogames,  sont  incapables  d*une 
organisation  collective  centralisée.  Les  maimottes  se 
gardent  au  moyen  de  sentinelles  et  confient  ce  soin  aux 
mâles;  les  chiens  des  prairies (Cynomys  ludovicianus) 
font  de  même  et  vivent  en  étroites  relations  les  uns 
avec  les  autres  ;  les  lapins  de  garenne  montrent  des 
habitudes  analogues;  les  couloirs  des  différents  couples 
sont  rehés  entre  eux.  La  Viscache  construit  des  ter- 
riers plus  centralisés  où  huit  ou  dix  familles  vivent 
tout  près  les  unes  des  autres  au  fond  de  couloirs  qui 
débouchent  au  dehors  par  une  cinquantaine  d'ouver- 


MAMMIFÈRES  493 

tures,  chaque  groupe  restant  distinct  des  autres  au  sein 
d'une  vaste  agglomération.  La  Gerboise  et  TAlactaga 
forment  des  peuplades  moins  nombreuses,  mais  dont 
l'économie  est  la  même.  Enfin,  les  castors,  bien  que 
séparés  par  famille  (chaque  hutte  en  contient  une), 
construisent  en  commun  ces  digues  étonnantes  où  se 
révèle  l'unité  de  conscience  de  chaque  peuplade.  Cette 
opération  complexe  nécessite  la  convergence  des  vo- 
lontés et  des  intelligences  pour  une  multitude  d'actions 
préparatoires  dont  la  plus  remarquable  est  le  choix, 
rincision,  le  transport  et  la  disposition  des  grosses 
branches  qui  forment  les  pièces  essentielles  de  Tédi- 
fice.  Là  se  borne,  du  reste,  la  coopération  dans  ce 
groupe  de  mammifères.  Les  fourmis  des  bois  semblent 
les  égaler  par  leur  industrie  ;  mais  il  ne  faut  pas  oublier 
la  différence  capitale  qui  sépare  les  invertébrés  les  plus 
parfaits  des  vertébrés  sous  le  rapport  qui  nous  occupe  : 
les  premiers  constituent  des  sociétés  domestiques  con- 
fuses dans  lesquelles  les  mâles  ne  jouent  qu'un  rôle 
physiologique;  les  seconds  constituent  des  peuplades 
dans  lesquelles  les  familles  ont  une  existence  distincte 
et  manifeslent,  chacune  prise  à  part,  une  organisation 
élevée.  Enfin,  la  texture  des  parois  dans  les  huttes  des 
castors  est  autrement  compliquée  que  celle  des  murs 
dans  la  fourmilière ,  sans  parler  du  caractère  spécial 
que  présentent  nécessairement  des  substructions  aqua- 
tiques. Ajoutons  que  les  peuplades  de  castors  ont  été 
beaucoup  moins  exactement  observées  que  les  familles 
de  fourmis.  La  prudence  avec  laquelle  les  mammifères 
savent  se  soustraire  à  nos  investigations  est  à  elle  seule 
un  témoignage  de  l'économie  supérieure  de  leurs  so- 


494  PEUPLADES 

ciétés.  Ce  sont  les  plus  parfaites,  et  par  conséquent  les 
plus  intéressantes,  sur  lesquelles  nous  avons  le  moins 
de  renseignements  (1). 

C'est  encore  un  fait  sur  lequel  il  convient  d'insister 
que  le  changement  d'habitudes  des  castors  partout  où 
rhomme  envahit  leur  domaine.  Dans  ce  cas,  ils  ne 
tardent  pas,  comme  on  le  sait,  à  transformer  leurs  con- 
structions ostensibles  en  terriers  semblables  à  ceux  de 
la  loutre  et  creusés  comme  les  siens  isolément  dans  la 
berge  des  fleuves.  Un  assez  grand  nombre  de  faits  de  • 
cette  nature  ont  été  recueillis.  Il  en  résulte  que,  si  le 
danger  modéré  resserre  au  premier  abord  les  liens 
sociaux,  le  péril  extrême  les  relâche  et  quelquefois  les 
rompt  tout  à  fait.  Ainsi,  les  perdrix  ont  appris  à  se  garder 
sous  la  pression  des  poursuites  hostiles  de  l'homme, 
mais  sont-elles  trop  vivement  pressées,  elles  se  déban- 
dent ;  et  Ton  sait  que  c'est  le  premier  point  de  la  tactique 
des  chasseurs  que  de  viser  à  ce  résultat.  Les  peuplades 
des  Kittes  de  la  Chine,  en  présence  de  la  brusque  atta- 
que d'un  oiseau  de  proie,  se  dispersent  à  un  signal, 
puis,  le  danger  disparu,  se  reforment  en  s'appelànt  de 
tous  côtes.  Les  femelles  des  Anis  qui  couvent  en  com- 
mun dans  de  grands  nids,  au  nombre  de  trois  ou  qua- 
tre, au  milieu  de  la  sécurité  profonde  que  leur  offrent 
les  savanes  de  la  Guyane,  renoncent  à  cette  habitude 
dans  les  régions  habitées  du  Brésil.  Il  est  probable  que 
plusieurs  espèces  solitaires  qui  appartiennent  à  des 

(l)  Voir  un  article  que  M.  Wandt  a  caniacré  à  Tcxaraen  de  noire  ou- 
vrage dans  le  Vierteljahrsschn'ft  fur  wissenschnftiiche  Philosophie,  soiu 
ce  tilre  :  «De  l'élat  actuel  de  la  psychologie  animale.  »  Il  reconnaît  Tin* 
Bullljanco  ded  reoseignements  dont  dispose  la  psychologie  animale,  no- 
tamment en  ce  qui  concerne  les  singes. 


MAMMIFÈRES  495 

familles  sociables  ont  perdu  leur  penchant  à  la  socia- 
bilité sous  la  pression  de  semblables  circonstances.  Les 
conditions  les  plus  favorables  à  la  société  tant  ethnique 
que  familiale  sont  donc  celles  qui  assurent  aux  ani- 
maux, doués  d'ailleurs  de  facultés  intellectuelles  suffi- 
santes, une  sécurité  relative.  La  raison  première  de 
cette  loi  est  que  la  crainte  des  derniers  périls  absorbe 
les  facultés  de  l'individu,  et  lui  interdit  tout  effort  pol- 
lectif.  On  ne  s'associe  paspour  mourir,  mais  pour  vivre 
et  pour  améliorer  la  vie.  Un  poète  contemporain  a 
exprimé  cette  pensée  dans  un  beau  vers  : 

0  Et  chacun  se  sentant  mourir,  on  était  seul » 

Il  s'y  joint  cette  autre  raison  que  le  penchant  social 
a  besoin  pour  subsister  d'être  entretenu  par  la  vie  en 
commun  en  dehors  des  moments  où  se  produit  la  co- 
opération active.  Des  jeux,  des  évolutions  simultanées, 
la  jouissance  paisible  des  émotions  sympathiques-son t 
indispensables  au  développement  de  ce  penchant. 
Comment  ces  conditions  seraient-elles  réaUsées  là  où 
chaque  individu  ne  peut  se  montrer  sans  avoir  à 
redouter  des  cqjips  inévitables?  A  côté  des  sociétés 
humaines  aucune  société  ne  peut  subsister  que  celles 
que  rhomme  épargne  volontairement. 

C'est  pourquoi  les  peuplades  de  ruminants,  de  che- 
vaux et  de  singes  ne  se  rencontrent  plus  que  dans  les 
vastes  espaces  de  l'Asie,  de  l'Australie,  de  l'Afrique  et 
du  Nouveau-Monde  où  l'homme  ne  s'est  point  encore 
multiplié.  Les  bovidés  vivent  en  troupes  considérables 
qui  comprennent  des  femelles  et  des  jeunes  en  grand 
nombre  et  aussi  des  mâles.  C'est  parmi  ceux-ci  que  se 


496  PEUPLADES 

recrutent  par  voie  de  compétition  violente  les  chefs  ou 
guides,  ceux  qui  veillent  à  la  sécurité  de  la  peuplade 
et  sont  suivis  spontanément  par  les  individus  plus  fai* 
blés.  Les  gouvernants  ne  sont  pas  non  plus,  ici,  inves- 
tis d'une  action  directe  très  marquée  sur  les  gouvernés  ; 
il  semble  que  leur  initiative  se  borne  à  imposer  leur 
autorité  à  ceux-là  seulement  qui  ambitionnent  le  même 
pouvoir  ;  le  reste  se  range  à  la  suite  du  vainqueur. 
Cependant  jamais  la  primauté  n'est  exercée  sans  con- 
teste pendant  longtemps,  et  les  chefs  vieillis  voient 
surgir  à  côté  d'eux  dans  les  jeunes  plus  robustes  des 
rivaux  capables  de  les  surpasser.  Dès  que  le  combat  en 
a  jugé,  les  vieux,  incapables  de  subir  la  domination 
qu'ils  ont  exercée,  s'exilent  du  troupeau;  ils  vivent  à 
l'écart  et  deviennent  redoutables  à  l'homme  (1).  Les 
bisons  ne  se  prêtent  que  difficilement  à  des  observa- 
tions suivies  ;  mais  ces  faits  sont  constatés  tous  les 
jours  dans  les  troupeaux  de  bœufs  à  demi  sauvages  de 
l'Australie  et  de  l'Amérique.  Darwin,  parlant  de  la 
manière  dont  l'industrie  de  l'élevage  est  pratiquée  sur 
les  bords  de  la  Plata,  expose  ainsi  l'un  des  procédés 
qu'elle  emploie  :  (c  Le  principal  travail  que  nécessite 
une  estancia  est  de  rassembler  le  bétail  deux  fois  par 
semaine  en  un  lieu  central  pour  l'apprivoiser  un  peu  et 
pour  le  compter.  On  pourrait  penser  que  celte  opéra- 
tion présente  de  grandes  difficultés,  quand  12  à  15,000 

(1)  Il  ea  est  de  môme  des  vieux  mâles  cbez  les  bisons,  les  éléphaDli, 
les  hippopotames.  Dans  Tlnde  anglaise  on  donne  des  primes,  dit  An- 
quetii ,  à  ceux  qui  débarrassent  la  contrée  de  ces  redoutables  élépbanti 
solitaires.  Nous  ne  savons  si  le  fait  est  exact.  Mais  il  est  certaia  qu*ila 
sont  très  redoutés,  en  Afrique  et  en  Asie,  pour  leur  caractère  faroache 
et  irritable. 


MAMMIFÈRES  497 

têtes  sont  réunies  dans  le  même  endroit.  On  y  arrive 
cependant  assez  facilement  en  se  basant  sur  ce  principe 
que  les  animaux  se  classent  eux-mêmes  en  petites 
troupes  de  40  à  100  individus.  Chaque  petite  troupe  se 
reconnaît  à  quelques  individus  qui  portent  des  marques 
particulières  ;  or  le  nombre  de  têtes  dans  chaque 
troupe  étant  connu,  on  s'aperçoit  bien  vite  si  un  seul 
bœuf  manque  à  l'appel  au  Ynilieu  de  10,000  autres  » 
(Darwin,  Voyage,  p.  155).  Darwin  ne  dit  pas  comment 
chaque  animal  réussit  à  reconnaître  sa  bande.  Un  ob- 
servateur qui  a  visité  les  pâturages  d'Australie,  M.  de 
Castella,  a  exposé,  dans  le  Tour  du  Monde^  la  raison 
de  ce  groupement  volontaire.  Comme  les  bœufs  de  la 
Plata  proviennent,  ainsi  que  ceux  de  TAustraliè,  de 
races  européennes  jadis  soumises  au  joug  uniforme  de 
la  domestication,  nous  pouvons,  sans  forcer  l'analogie, 
appliquer  aux  unes  ce  qu'on  nous  rapporte  ici  des  au- 
tres. Il  s'agit  d'un  colon  qui  fait  faire  un  long  voyage  à 
un  grand  troupeau  de  bœufs  et  se  trouve  au  bout  d'un 
certain  temps  plus  conduit  par  eux  qu'ils  ne  le  sont 
par  lui.  a  Les  animaux  comme  les  hommes  reconnais- 
sent des  chefs.  Après  quelques  jours  de  route,  l'œil 
exercé  du  squatter  remarquait  facilement  les  bêtes  in- 
fluentes parmi  les  autres,  ceux  qu'on  appelle  les  lea- 
ders, les  conducteurs.  Quand  tout  le  troupeau  avaitété 
dispersé,  il  suffisait  de  s'assurer  de  la  présence  de 
ceux-ci  pour  savoir  qu'il  était  bien  au  complet.  Si  quel- 
qu'un de  ces  conducteurs  manquait,  commeiln'étaitcer- 
tainement  pas  seul,  il  fallait  s'arrêter  et  passer  trois  ou 
quatre  jours  à  chercher  les  fugitifs  d  {Toxir  du  Monde^ 
1861,  p.  122).  Ainsi,  c'est  moins  sa  bande  que  son 


498  PEUPUDES 

chef  que  chaque  animal  reconnaît;  c'est  ce  chef  qui  fait 
Tunité  du  groupe.  La  réunion  de  plusieurs  chefs  con- 
stitue le  gouvernement  de  l'immense  troupeau  ;  mais 
là  s'arrête  la  concentration  de  la  peuplade  ;  entre  les 
têtes  prépondérantes,  il  n'y  a  point  et  il  ne  peut  y 
avoir  d'accord  organisé. 

Les  antilopes,  excepté  au  temps  des  migrations, 
vivent  plutôt  par  familles  que  par  peuplades  ;  en  dehors 
de  ce  temps,  quand  plusieurs  familles  se  réunissent, 
la  cohésion  n'est  jamais  bien  forte.  Des  seatinelles, 
cependant,  gardent  toujours  un  troupeau  qui  paît  ou  se 
repose,  et  quand. un  animal  a  fini  sa  faction  un  autre 
se  lève  pour  le  remplacer.  Les  mâles  jouent  partout  le 
rôle  de  guides.  Les  rennes,  qui  se  séparent  par  couples 
distincts  au  moment  des  amours,  forment,  le  reste  de 
Tannée,  des  peuplades  assez  considérables  de  300  à  400 
têtes.  Même  pendant  cette  saison,  les  jeunes  restent 
unis  sous  la  conduite  d'animaux  plus  âgés.  Ce  sont  les 
doyens  d'âge  qui  conduisent  aussi  la  grande  troupe. 
c(  Quand  tous  les  autres  sont  à  se  reposer  ou  à  rumi- 
ner, le  conducteur  est  debout,  en  sentinelle.  Se  cou- 
che-t-il,  un  autre  aussitôt  se  relève  et  prend  sa  place  i 
(Breiim,  vol.  II,  p.  483).  Il  exerce  une  sorte  de  gou- 
vernement. Dans  leur  expédition  au  pôle  nord,  les 
hommes  de  la  Germania  furent  témoins  de  la  scène  sui- 
vante. Pendant  que  les  voyageurs  faisaient  halte  eux- 
mêmes,  une  troupe  de  20  ou  30  rennes  vint  se  reposer 
sur  une  plaine  de  glace.  Quand  les  hommes  reprirent 
leur  route,  Tavant-garde  des  rennes  se  releva  et  se  re- 
mit en  chemin.  Mais  le  gros  du  troupeau  restait  couché. 
Le  conducteur  a  fit  signe  aux  premiers  d'arrêter,  re- 


MAMMIFÈRES  499 

broussa  chemin  vers  les  retardataires  et,  les  frappant  un 
à  un  avec  ses  cornes,  il  n'eut  point  de  répit  que  tous 
ne  se  fussent  relevés  et  remis  en  route  comme  une  file 
d'oies  vers  les  pâtis  nouveaux  »  (Tour  du  monde^  1874, 
2*  sem.,  p.  107).  Ici,  ce  n'est  donc  pas  la  force,  mais  la 
prudence  qui  appelle  au  pouvoir  tels  individus  plutôt 
que  tels  autres  ;  et  cela  se  conçoit  dans  une  peuplade 
qui  ne  peut  compter  au  même  degré  que  les  bœufs 
sauvages  sur  la  résistance  ouverte  et  doit  mettre  tous 
ses  soins  à  éviter  Tennemi.  Les  lamas  sont  utilisés  au 
Pérou  en  troupes  considérables  pour  le  transport  de 
lourds  fardeaux;  mais  cet  emploi  ne  leur  enlève  pas,  à 
vrai  dire,  leur  liberté;  la  bande  garde  ses  allures  natu- 
relles dans  les  longs  voyages  qu'elle  fait  à  travers  les 
montagnes.  Elle  est  dirigée  par  un  seul  mâle  richenflent 
caparaçonné,  qui  porte  une  clochette  au  cou  et  un 
drapeau  sur  la  tête.  Les  chevaux  sauvages  forment  des 
peuplades  douées  d'une  certaine  cohésion.  La  volonté 
des  mâles  résolus  à  garder  les  femelles  sous  leur  do- 
mination, quand  d'autres  étalons  tentent  de  les  leur 
enlever,  est  le  lien  extérieur  qui  maintient  l'unité  des 
bandes.  Là  se  trouve,  en  même  temps  que  les  phéno- 
mènes ordinaires  d'obéissance  et  de  protection  spon- 
tanées, un  phénomène  d'un  ordre  un  peu  plus  élevé  et 
qui  touche  au  gouvernement.  L'organisation  sociale  des 
éléphants  n'est  pas  complètement  connue.  «  Un  mâle, 
dit  Brehm, a  d'ordinaire  avec  lui  huit  femelles»,  et  ail- 
leurs il  estime  que  les  troupeaux  sont  de  30  à  50  indi- 
vidus. Mais  que  sont  ces  individus?  Des  jeunes  ou  des 
adultes?  Si  les  observations  de  M.  Th.  Anquetil  (Aven- 
tures et  chasses  dans  Vextrême  Orient,  vol.  II)  sont 


SOO  PEUPLADES 

exactes,  la  peuplade  serait  bien  caractérisée,  puisque 
certains  troupeaux  s'élèveraient  en  Birmanie  à  cent  ou 
cent  cinquante  individus.  Il  a  vu  un  troupeau  moins 
nombreux  se  livrer  en  sécurité  à  ses  ébats  sous  la  garde 
attentive  de  deux  énormes  mâles,  placés  sur  les  flancs 
de  la  bande  aux  extrémités  de  la  clairière  (p.  150). 
Aperçu,  ce  sont  eux  qui  Font  attaqué  successivement; 
les  autres  prirent  la  fuite,  quand  deux  balles  explosi- 
bles  eurent  jeté  bas  les  conducteurs. 

Parmi  tous  les  animaux  que  nous  venons  de  passer 
en  revue,  il  n'en  est  aucun  qui  possède  le  don  d'expri- 
mer différentes  émotions  avec  quelque  souplesse.  Le 
chien  sauvage  aboie,  mais  il  n'aboie  que  pour  chasser 
(Colsun,  Dingo).  Les  autres  animaux  sociables  se  bor- 
nent, pour  avertir  leurs  semblables  d'un  péril,  soit  à 
fuir  eux-mêmes,  soit  à  frapper  la  terre  de  leurs  pieds. 
Le  singe  est  capable,  au  contraire^  d'émettre  des  sons 
variés,  et  c'est  sur  cette  faculté  que  repose  le  dévelop- 
pement de  ses  aptitudes  sociales.  Plusieurs  espèces 
cultivent  cette  faculté  vocale  pour  elle-même  dans  des 
réunions  qui  n'ont  pas  d'autre  but.  «  Ils  se  réunissent, 
dit  Livingstone  des  Sokos,  espèce  de  chimpanzés,  et 
tambourinent,  —  les  gens  du  pays  disent  que  c'est  avec 
des  arbres  creux,  —  puis  tous  ensemble  poussent  des 
hurlements  fort  bien  imités  par  les  indigènes  dans  leur 
musique  embryonnaire  »  (  Journal,  Tour  du  Monde^ 
1875,  2*  sem.,  p.  55).  Un  gibbon  produit  une  octave 
complète  (v.  Darwin,  Expression  des  émotions).  Mais 
quelle  est  Toriginc  de  ce  perfectionnement  de  la  voix 
môme,  si  ce  lï'est  Tintelligence?  Nous  n'avons  pas  a 
rechercher  la  cause  qui  fait  du  singe  le  plus  intelligent 


MAMMIFÈRES  501 

(les  mammifères.  Certes  sa  main  sert  beaucoup  au  dé- 
veloppement de  son  discernement,  car  elle  lui  donne 
de  chaque  objet  des  représentations  beaucoup  plus 
nettes  que  celles  qu'un  ruminant  peut  recueillir  avec 
ses  lèvres  et  son  pied  rigide.  Mais  n'est-il  pas  d'une 
science  superficielle  d'expliquer  un  ensemble  de  faits 
aussi  étendu  par  un  détail  aussi  mince,  et  ne  con- 
vient-il pas  mieux  de  dire  que  toute  l'organisation  du 
singe  e^t  sinon  la  cause,  du  moins  la  condition  né- 
cessaire de  son  développement  intellectuel?  La  main 
et  le  cerveau,  les  sensations  précises  et  l'esprit  qui 
les  combine  ne  sont  certainement  pas  produits  suc- 
cessivement et  à  part;  ces  deux  ordres  de  faits  sont 
connexes  et  ont  dû  prendre  naissance  ensemble, 
puis  s'accroître  parallèlement,  grâce  à  un  mutuel 
concours.  Quoi  qu'il  en  soit,  c'est  sans  aucun  doute 
à  cette  intelligence  supérieure  que  sont  dus  et  les 
signes  multiples  par  lesquels  ces  animaux  commu- 
niquent entre  eux  et  la  haute  organisation  de  leurs 
sociétés.  Celle-ci  à  son  tour  a  réagi  utilement  sur  leur 
intelligence. 

Parmi  les  singes,  les  uns  vivent  en  familles  restrein- 
tes, les  autres  en  bandes  nombreuses.  D'où  vient  cette 
différence,  c'est  ce  qu'on  ne  pourrait  dire  sans  une 
connaissance  approfondie  des  mœurs  de  chaque  espèce, 
et  (si  la  théorie  darwinienne  est  admissible)  des  mœurs 
des  espèces  souches.  Peut-être  un  plus  grand  nombre 
étaient-ils  sociaux  autrefois,  dans  des  circonstances 
plus  favorables;  les  gorilles,  par  exemple,  qui  habitent 
des  forêts  sillonnées  continuellement  par  les  excursions 
de  nombreuses  tribus  nègres,  vivent  seuls  ou  en  petites 

32 


502  PEUPLADES 

familles,  et  les  chimpanzés  paraissent  avoir  été  vus  en 
troupes  tantôt  plus,  tantôt  moins  nombreuses,  selon  le 
degré  de  sécurité  dont  ils  jouissaient;  une  espèce  (Soko, 
des  indigènes  )  forme  des  bandes  permanentes  de  plu- 
sieurs couples  monogames,  et  on  a  trouvé  au  sein  des 
forêts  tranquilles  qu'ils  habitent,  jusqu'à  cinq  de  leurs 
nids  à  parasols,  ou  huttes  de  feuillage,  réunis  sur  un 
même  arbre.  Il  est  certain,  d'ailleurs,  que  la  grande 
taille  du  gorille  le  réduit  à  l'isolement  par  l'énorme 
quantité  d'aliments  végétaux  de  nature  spéciale  qu  elle 
lui  rend  nécessaires.  Enfin,  ce  singe  parait  le  moins 
intelligent,  et  de  beaucoup,  des  quatre  espèces  anthro- 
poïdes. Mais  nous  nous  sommes  déjà  trop  longtemps  ar- 
rêté à  ces  conjectures  ;  mieux  vaut  attendre,  pour  agiter 
cette  question  complexe,  de  plus  amples  informations. 

Ce  qui  distingue  les  troupes  de  singes  de  celles  des 
autres  animaux,  c'est  premièrement  le  concours  que 
chaque  individu  y  apporte  aux  autres,  ou  la  solidarité 
de  ses  membres,  secondement,  Tobcissance  de  tous, 
mùme  des  màlos,  à  un  seul  chef  chargé  de  veiller  au 
salut  commun,  ou  l^isubordinalion, 

La  solidarité  ne  se  manifeste  pas  ici  par  des  travaux 
élevés  en  commun,  mais  par  des  secours  directs  accor- 
dés par  chacun  aux  personnes  mûmes  de  ses  compa- 
gnons. Ainsi,  les  singes  se  débarrassent  réciproque- 
ment de  la  vermine;  ils  s'enlèvent,  après  une  course  à 
travers  les  buissons,  les  épines  qui  se  sont  attachées  à 
leur  peau;  ils  forment  une  chaîne  pour  franchir  le  vide 
entre  deux  arbres  ;  ils  s'unissent  à  plusieurs  pour  lever, 
au  besoin,  une  pierre  trop  lourde;  les  adultes  défendent 
tous  indistinctement  les  jeunes,  dont  l'éducation  est  très 


MAMMIFÈRES  S03 

longue  (1).  Lorsque  les  ouistitis  sont  réunis  en  captivité 
et  que  Tun  d'eux  tombe  malade,  les  autres  s'empres- 
sent autour  de  lui,  et  il  est  vraiment  touchant  de  les 
voir  lui  prodiguer  leurs  soins.  Aucun  animal  n'est 
capable  de  prêter  secours  à  ses  semblables,  comme  le 
fait  celui-ci,  parce  qu'aucun  ne  possède  les  instruments 
de  préhension  dont  celui-ci  dispose.  Houzeau  a  observé 
plusieurs  fois  l'indifférence  absolue  avec  laquelle  une 
vache  voit  sa  compagne  tomber  dans  la  vase  au  bord 
des  fleuves;  et,  en  effet,  comment  un  penchant  secou- 
rable  aurait-il  pu  se  développer  en  l'absence  de  tout 
moyen  capable  de  le  satisfaire?  Il  est  vrai  que  les  trou- 
peaux de  chevaux  et  de  ruminants  concourent  sou- 
vent à  la  défense  commune  ;  mais ,  impuissant  en 
beaucoup  de  cas  comme  celui  que  nous  venons  de  citer, 
leur  instinct  de  solidarité  ne  s'élève  nulle  part  aussi 
haut  que  celui  du  singe.  En  voici  un  exemple  :  Un 
grand  aigle  avait  attaqué  un  petit  Cercopithèque. 
«  Aussitôt,  dit  Brehm,  toute  la  bande  se  mit  sur  pied, 
et  en  moins  d'une  minute  l'aigle  se  vit  entouré  d'une 
dizaine  de  grands  singes,  qui  se  jetèrent  sur  lui  avec 
des  grimaces  horribles  et  en  poussant  de  grands  cris  ; 
saisi  de  tous  côté,  le  ravisseur  avait  oublié  sa  capture 
et  ne  cherchait  qu'à  sortir  du  mauvais  pas  dans  lequel 
il  se  trouvait  engagé.  Les  singes  tenaient  bon  et  l'au- 
raient étranglé  si,  après  de  grand  efforts,  il  n'avait 
fini  par  échapper  à  leur  étreinte.  Il  s'envola  rapide- 
ment, et  de  nombreuses  plumes  qui  voltigèrent  dans 

(1)  Au  Muàéain,  un  jeune  papion,  dont  la  mère  était  morte,  était  l'objet 
de  soins  très  attentifs  de  la  part  de  son  père,  et  dormait  chaque  nuit 
entre  ses  bras.  //  avait  déjà  trou  ans,  (Leur,  et  Grat.,  I,  p.  538.) 


soi  PEUPLADES 

l'air  témoignèrent  qu'il  avait  payé  cher  sa  liberté.  Je 
doute  que  cet  aigle  ait  jamais  depuis  attaqué  des 
singes  »  (Vol.  I,  p.  02).  Danvin  a  emprunté  à  Brehm  le 
récit  d'un  acte  de  dévouement  accompli  par  un  vieux 
Cynocéphale  pour  sauver  un  petit  de  sa  bande  des  dents 
des  chiens.  Les  Cynocéphales  vont  jusqu'à  tenir  en  res- 
pect, par  leur  étroite  solidarité,  le  léopard  et  le  lion(l). 
L'homme  lui  même,  sans  armes  à  feu,  trouverait  en 
eux  de  redoutables  adversaires  :  dans  les  vallées  en 
pente  où  ils  se  tiennent,  ils  lâchent  tous  ensemble 
d'énormes  pierres  qui  font  courir  un  sérieux  danger  à 
Tagresseur  ;  souvent  même,  quand  le  chasseur  n'est 
pas  armé,  ils  se  précipitent  de  plusieurs  côtés  contre 
lui  (2),  comme  nous  avons  vu  les  Cercopithèques  le  faire 
contre  un  aigle.  Nous  avons  montré  la  famille  de  singes 
obéissant  à  un  chef;  la  peuplade  est  aussi  fortement 
organisée.  Chaque  mère  s'occupe  de  son  petit  (3), 
mais  le  chef  veille  sur  tous;  et  les  mâles  qui  sont  la 
partie  militante  de  la  troupe,  règlent  tous  leurs  mouve- 
ments sur  les  siens.  Le  commandement  s'exerce  parla 


(1)  BunTON,  Tour  du  Monde,  1860,  p.  381.  «  Depx  de  ces  sinpes  noirs 
vieuuent  faollemcnt  à  bout  d'un  lioa ,  car  taudis  que  Tuu  attaque  rani- 
mai en  tâtc,  l'autre  lui  saisit  les  jarrets  et  les  brise  »  {Rev,  scient,  da 
20  nov.  1873). 

(â)  Brehm,  I,  p.  83.  a  Quant  aux  chimpanzés,  ce  n^est  que  dans  le  ras 
où  le  chasseur  a  tué  un  des  membres  de  la  bande  que  tous  les  m&le?  se 
précipitent  sur  lui,  et  malheur  au  chasseur  si  la  bande  est  nombreuse  » 
(B.,  p.  28). 

(3)  Duvaucel,  a  ayant  tiré  et  atteint  près  du  cœur  une  femelle  qui  por- 
tiit  un  jeune  sur  son  dos,  vit  cette  pauvre  bête  réunissant  le  peu  de 
forces  qui  lui  restaient  saisir  son  petit,  raccrocher  à  une  branche  et, 
oprès  cet  acte,  tomber  morte  à  ses  pieds  »  (Brehm,  vol.  I,  p.  52).  Voir 
plus  loin  un  fait  analogue  raconté  par  M.  IM.  André,  au  sujet  ci*uue  fe- 
melle de  siugc  hurleur^  dans  le  Tour  du  Monde  de  celte  aouée. 


MAMMIFÈRES  80S 

voix  :  «  De  temps  en  temps,  dit  Brehm  des  Cercopi- 
thèques, le  guide  prudent  monte  au  sommet  d'un 
grand  arbre  et  du  haut  de  cet  observatoire  examine 
chaque  objet  d'alentour  ;  lorsque  le  résultat  de  Texamen 
est  satisfaisant,  il  l'apprend  à  ses  sujets  en  faisant 
entendre  des  sons  gutturaux  particuliers;  en  cas  de 
danger,  il  les  avertit  par  un  cri  spécial  »  (Breiim,  vol.  I, 
p.  62).  Ainsi,  nous  atteignons  le  plus  haut  degré  d'or- 
ganisation collective  dont  une  troupe  d'animaux  soit 
capable  :  entre  les  membres,  une  solidarité,  non  pas 
seulement  passive,  comme  celle  des  antilopes,  mais 
active  comme  celle  des  chiens,  des  chevaux  et  des 
bisons,  une  solidarité  coopérante,  se  manifestant  d'une 
manière  beaucoup  plus  constante  encore,  dans  des 
cas  plus  variés,  —  et  une  subordination  obtenue  non 
pas  seulement  par  l'imitation  des  mouvements,  mais 
par  la  transmission  des  pensées  au  moyen  de  signes, 
subordination  exigée  d'ailleurs  par  un  chef  qui  com- 
mande en  même  temps  qu'il  conduit,  et  par  qui  s'éta- 
blissent les  communications  les  plus  complexes  et  les 
plus  difficiles  que  la  bande  ait  à  soutenir  avec  le  monde 
extérieur. 

A  défaut  de  la  voix,  la  mimique  seule  suffirait  pres- 
que à  la  transmission  des  idées  entre  les  membres 
d'une  même  peuplade.  Le  singe  a  une  physionomie 
individuelle  et  cette  physionomie  reflète  avec  vivacité 
ses  impressions  (Darwin,  Expression  des  émotions), 
La  mesure  de  cette  puissance  expressive  nous  est  four- 
nie par  ses  effets  sur  l'homme  même.  Les  passages 
suivants  empruntés  à  diff'érents  chasseurs  de  singes 
en  sont  la  preuye  manifeste.  «  Il  m'est  arrivé,  dit 


S06  PEUPLADES 

Brehm  (vol.  I,  p.  01),  en  chassant  des  singes  ce  qui 
est  arrivé  à  beaucoup  de  mes  prédécesseurs  :  je  fus  un 
jour  radicalement  dégoûté  de  cette  chasse.  Je  venais  de 
tirer  sur  un  Cercopithèque  qui  tournait  la  face  de  mon 
côté  ;  il  fut  atteint,  tomba  sur  le  sol,  resta  tranquille- 
ment assis,  et  essuya,  sans  pousser  le  moindre  cri,  le 
sang  qui  coulait  de  ses  nombreuses  plaies.  Il  y  avait 
en  ce  moment  quelque  chose  de  si  humain,  de  si  noble 
et  de  si  calme  dans  son  regard  que  j'en  fus  ému,  au 
point  que  je  me  précipitai  sur  le  pauvre  animal  pour 
lui  passer  mon  couteau  de  chasse  à  travers  le  corps 
et  mettre  ainsi  fin  à  ses  souffrances.  Depuis,  je  n'ai  plus 
tu*é  sur  de  petits  singes  et  j'en  détourne  ceux  que  des 
travaux  scientifiques  ne  forcent  pas  à  le  faire.  Il  me 
semblait  toujours  que  je  venais  de  tuer  un  homme  et 
l'image  du  singe  mourant  m'a  réellement  poursuivi, 
quoique  j'eusse  déjà  tué  maint  et  maint  animal  ». 
«  A  l'issue  du  repas,  écrit  le  capitaine  Jonhson,  je  pris 
mon  fusil  pour  aller  chasser  les  singes  et  j'en  tirai  un 
qui  se  sauva  rapidement  au  milieu  des  branches,  où 
il  s'assit  en  essayant  d'arrêter  avec  ses  mains  et  de 
faire  coaguler  le  sang  qui  coulait  de  ses  plaies.  Ce  spec- 
tacle me  causa  une  grande  émotion  et  me  fit  perdre 
toute  envie  de  continuer  ma  chasse  ».  Quand  à  la  mi- 
mique muette  s'ajoute  la  voix  désolée  de  l'animal,  l'effet 
est  irrésistible;  Schomburk,  qui  avait  sacrifié  des  êtres 
vivants  sans  nombre  dans  ses  longues  excursions  de 
naturaliste,  éprouve  une  émotion  semblable  :  «  A  la 
vue  de  ces  animaux,  je  voulus  naturellement  essayer 
aussitôt  ma  chance  de  chasseur.  Je  tuai  un  maie  et 
une  femelle,  mais  je  ne  pus  m'empôcher  de  le  regretter 


MAMMIFÈRES  B07 

en  entendant  les  gémissements  plaintifs  de  la  femelle 
que  je  n'avais  que  fortement  blessée.  Ces  plaintes  res- 
semblaient à  celles  d'un  enfant  »  (BREHM,p.  118).  L'im- 
pression de  M.  Ed.  André  est  la  même  :  a  Sur  les 
cédrèles  et  les  jacarandas,  de  grands  singes  hurleurs 
riaient  et  grimaçaient  à  l'envi.  Ils  appartenaient  à 
Tespèce  au  pelage  noir  (Stentor  niger),  la  plus  grande 
des  Alouates.  L'un  d'eux  nous  a  laissé  un  souvenir 
empreint  de  tristesse.  C'était  une  femelle  qui  allaitait 
son  petit.  Au  lieu  de  fuir  devant  nous,  elle  s'assit  à 
Tenfourchement  d'un  Cecropia  et  nous  regarda.  Les 
naturalistes  sont  sans  pitié  :  une  balle  vint  frapper  la 
pauvre  mère  en  pleine  poitrine...  Au  lieu  de  s'accro- 
cher à  la  branche  par  la  main  ou  par  la  queue,  comme 
presque  tous  ses  congénères  blessés  à  mort,  elle  serra 
son  petit  sur  son  cœur,  étendit  les  bras,  poussa  un 
cri  déchirant  et  tomba.  Ce  sanglot  d'agonie  a  longtemps 
retenti  à  mes  oreilles  »  (Voyage  dans  V Amérique 
équinoociale ^  Tour  du  Monde  1878,  1"  semestre, 
p.  133).  Et  à  propos  d'un  Cercopithèque  fort  attaché  à 
un  petit  singe  qu'il  avait  adopté  et  qui  venait  de 
mourir  :  «  Sans  cesse,  dit  Brehm,  il  s'efforçait  de  rani- 
mer l'être  qu'il  venait  de  perdre,  mais  en  vain,  et 
il  recommençait  ses  plaintes  et  ses  gémissements. 
La  douleur  l'avait  ennobli  et  il  nous  avait  tous  pro- 
fondément émus  »  (Brehm,  p.  74).  De  telles  mani- 
festations de  sentiments  tristes  ou  gais  constamment 
échangées  d'un  individu  à  l'autre  de  la  peuplade  éta- 
blissent entre  ses  différents  membres  une  communauté 
étroite  d'émotions  et  de  pensées;  on  peut  donc  dire 
que  l'unité  sociale,  si  nettement  représentée  par  le 


808  PEUPLADES 

chef,  est  une  unité  de  conscience  dont  les  rapports 
physiologiques  ne  sont  que  la  condition  :  c'est  une  véri- 
table individualité.  Nous  n'avons  plus  besoin  d'établir 
par  de  longs  développements  et  il  nous  suffit  de  remar- 
quer que  le  penchant  qui  unit  les  membres  d'une  telle 
peuplade  est  la  sympathie  telle  que  nous  l'avons  défi- 
nie, diversifiée  en  deux  penchants  plus  spéciaux,  d'une 
part  le  penchant  de  subordination  du  faible  au  fort, 
d'autre  part  le  penchant  à  la  domination  du  fort  sur  le 
faible  (1).  Tels  sont  les  liens  purement  psychiques  par 
lesquels  cet  organisme  social  est  constitué.  Les  pen- 
chants domestiques  y  exercent  leur  empire;  mais 
seulement  pour  constituer  au  sein  de  l'organisme  total 
les  groupes  partiels  qui  entrent  dans  sa  composition. 
Ils  affermissent  la  base  d'un  édifice  vivant  dont  la  sym- 
pathie occupe  le  sommet. 
Ici,  plus  rien  de  géométrique.  L'intelligence  cstpar- 


(1)  «  C^est  une  cliosc  assez  8ingulièrn  que  la  manière  dont  les  nou- 
veaux venus  acquièrent  le  droil  de  domicile  dans  la  vasle  ca^^e  où  les 
singes  de  la  ménagerie  se  réunissent  pour  jouer.  Presque  lous  cherchent 
querelle  à  celui  qu'ils  voient  pour  la  première  fois;  cependant,  ce  n'est 
pas  sans  prendre  quelque  précaution,  celle,  par  exemple,  de  savoir  s'il 
est  fort  et  si  ses  dents  sont  longues.  Uu  de  leurs  premiers  mouvements 
est  d'ouvrir  leurs  lèvres  pour  montrer  leurs  dents,  et  il  est  arrivé  qu>n 
présence  du  gardien  un  bonnet  chinois  est  allé  lui-même  écarter  les 
lèvres  d'un  arrivant,  pour  juger  s'il  fallait  le  respecter  ou  le  battre.  Celle 
habitude  des  singes  obligerait  à  tenir  les  petits  constamment  éluigués 
des  autres,  si  quelques  singes  des  plus  forts,  les  papions  et  les  hamadryas, 
ne  se  faisaient  les  protecteurs  des  plus  faibles.  Les  cynocéphales,  quoique 
niturellonient  cruels,  aiment  beaucoup  les  petits  et,  comme  ils  sont  de 
nature  changeante ,  ils  préfèrent  les  nouveaux  venus  à  ceux  qu'ils  con- 
naissent déjà.  On  protlte  de  cette  disposition  et  on  place  avec  eux  pour 
dormir  dans  la  même  case  les  singes  auxquels  il  faut  un  protecteur. 
Leur  connaissance  est  bientôt  faite,  et  on  peut  les  laisser  aller  ensemble 
sans  rien  craindre  pour  les  plus  faibles  »  (Leuret  et  Ghatiolet,  toI.  I, 
p.  336). 


MAMMIFÈRES  S09 

tout  et  varie  à  l'infini  les  combinaisons  des  individus 
dans  la  marche,  l'attaque  et  la  défense,  suivant  les  exi- 
gences variées  du  milieu.  Un  grand  nombre  de  mam- 
mifères vont  à  la  file  dans  leurs  marches  comme  le  font, 
parmi  les  oiseaux,  les  pintades  et  aussi  les  oies  sau- 
vages qui  volent  en  file  double.  Ce  sont  les  Kanguroos 
qui  sautent  en  colonne  (1),  les  Ichneumons  d'E- 
gypte (2),  les  loups,  les  cariacous  de  Virginie  qui  se 
suivent  de  même  un  à  un.  Les  buffles  se  défendent  en 
formant  un  cercle  au  milieu  duquel  se  placent  les  jeu- 
nes, et  les  chevaux  adoptent  la  même  tactique.  Mais  les 
mammifères  qui  tracent  des  chemins  (éléphants,  hip- 
popotames) ne  leur  font  suivre  aucun  plan  régulier  :  et 
dans  les.  peuplades  de  singes,  si  le  chef  marche  sou- 
vent le  premier,  sa  vigilance  l'appelle  aussi  ailleurs  : 
chacun  suit,  sous  sa  garde,  ses  convenances  person- 
nelles. L'unité  de  la  peuplade  n'est  jamais  visible  aux 
yeux  sous  une  forme  concrète  géométrique;  elle  ne  se 
révèle  qu'à  Tesprit,  quand  il  envisage  la  cohésion  con- 
tinue du  groupe. 


(1)  De  Castrlla^  Tour  du  Monde,  1861,  p.  107.  «L*homme  marche  en 
avaDt,  portanl  ses  arineâ  Beulomenl  ;  la  femme  vieDt  ensuite ,  puis  Ua 
enfants  par  rang  de  taille,  tous  les  uns  derrière  les  autres,  comme  font 
les  kanguroos  et  les  cygnes  noirs.  Sans  doute  cet  usage  vient  aux  natifs 
de  la  crainte  des  serpents,  car  où  un  premier  a  passé,  les  autres  peuvent 
marcher  sans  danger.  Jamais  on  ne  rencontre  plusieurs  noirs  de  front, 
môme  quand  ils  sont  très  nombreux.  Lorsque  toute  la  tribu  voyage  à 
travers  les  plaines,  on  voit  de  loin  une  longue  file  noire  se  mouvoir  au- 
dessus  des  hautes  herbes.  » 

(2)  En  été  on  voit  i'ichneumon  rarement  seul,  mais  presque  toujours 
accompagné  de  sa  famille.  Le  mâle  marche  le  premier,  puis  vient  la 
femelle,  derrière  laquelle  arrivent  les  petits  Tun  après  l'autre,  et  de  si 
près  qu^on  dirait  que  la  bande  ne  forme  qu*uD  seul  animal,  une  sorte  de 
long  serpent.  (Brehu.) 


510  PEUPUDBS 

Cette  cohésion  s'affirme  par  des  luttes,  non  pas  seu- 
lement contre  des  ennemis  comme  les  chiens  et  les 
léopards,  mais  contre  d'autres  peuplades  de  singes. 
Dans  les  montagnes  abyssiniennes,  les  Géladas  et  les 
Hamadryas  ne  se  rencontrent  jamais  sans  en  venir 
aux  mains.  Du  reste,  les  mêmes  conflits  existent  entre 
les  troupeaux  de  chevaux  tartares  pour  la  possession 
des  femelles  et  entre  les  troupeaux  de  bisons  en  Amé- 
rique. Cependant,  il  faut  reconnaître  que  les  instincts 
destructeurs  sont  de  beaucoup  effacés  chez  les  singes 
par  les  instincts  sociaux.  Certains  d'entre  eux  se  mê- 
lent spontanément  à  d'autres  groupes,  par  exemple 
les  Sajous,  tels  que  les  Capucins  et  les  Appelles.  On 
sait  ce  qui  se  passe  dans  une  ménagerie  où  l'on  a 
enfermé  plusieurs  singes;  une  certaine  camaraderie 
ne  tarde  pas  à  s'établir  entre  eux,  et  le  plus  fort  exige 
bientôt  des  plus  faibles  la  même  obéissance  qu'il  obtien- 
drait de  ses  pareils  dans  une  peuplade  de  formation 
naturelle.  «  En  captivité,  dit  Brehra,  toutes  les  espèces 
vivent  en  bonne  amitié,  et  on  observe  alors  les  mêmes 
lois  de  domination  que  dans  une  colonie  libre  ».  Les  es- 
pèces anthropoïdes,  le  chimpanzé  surtout,  considèrent 
les  autres  animaux,  même  les  singes,  comme  leurs  in- 
férieurs :  vis-à-vis  de  l'homme,  il  est  tout  différent;  il  lui 
témoigne  autant  de  considération  qu'il  a  de  mépris 
pour  les  autres  animaux.  Le  singe  s'attache  à  tous  les 
mammifères  domestiqués  comme  lui,  surtout  aux  jeu- 
nes ;  l'instinct  de  sociabiUté  ne  saurait  être  poussé  plus 
loin  et  suppose,  arrivé  à  ce  développement,  une  cul- 
ture très  avancée  et  très  généralisée  des  sentiments 
sympathiques.  Mais,  par  là,  nous  sommes  ramené  aux 


PHASES  DE  SA  VIE  511 

phénomènes  qui  furent  notre  point  de  départ,  à  savoir 
les  rapports  entre  animaux  d'espèces  différentes.  Le 
cercle  de  nos  études  se  trouve  donc  parcouru. 

Si  les  individualités  collectives  sont  des  êtres  vivants, 
elles  doivent  être  limitées  dans  leur  durée  et  offrir  des 
phases  diverses  de  naissance  ,  d'accroissement ,  de 
décadence  et  de  mort.  De  tels  faits  sont  peu  manifestes 
dans  les  réunions  accidentelles  ;  ils  le  deviennent  davan- 
tage dans  les  sociétés  périodiques  et  davantage  encore 
dans  les  sociétés  permanentes.  Mais  celles-ci  ont  été 
rarement  observées  à  ce  point  de  vue.  Ce  qui  s'y  op- 
pose surtout,  c'est  la  longue  durée  des  individualités 
collectives  qu'un  même  homme  voit  rarement  naître 
et  mourir.  On  a  recueilli  cependant  un  petit  nombre 
de  cas.  Une  colonie  de  choucas  a  été  vue  naissant  d'un 
seul  couple  et  une  colonie  de  cormorans  de  quatre. 
Chaque  fois  qu'un  troupeau  domestique  se  forme  au 
moyen  d'un  couple  unique,  le  fait  se  reproduit,  mais 
dans  des  conditions  toutes  spéciales  où  il  perd  une 
grande  partie  de  sa  signification.  A  l'état  libre,  on  sait 
que  les  peuplades  nouvelles  de  chevaux  prennent  nais- 
sance en  raison  de  la  nécessité  ou  se  trouvent  les  jeunes 
mâles  de  se  constituer  une  famille  en  dehors  des  peu- 
plades existantes  où  les  vieux  ne  les  souffrent  plus. 
Chez  les  singes,  lorsqu'une  peuplade  devient  trop  nom- 
breuse, une  partie  s'en  détache  sous  la  direction  d'un 
autre  mâle,  devenu  assez  fort  pour  lutter  avec  le  chef, 
et  une  nouvelle  lutte  commence  pour  la  direction  gé- 
nérale des  intérêts  de  la  bande  qui  vient  de  se  former 
(Brehm,  vol.  I,  p.  9).  On  peut  donc  dire  que  les  peu- 


512  PEUPLADES 

plades  nouvelles  ou  colonies  (le  mot  devrait  être  ré- 
servé pour  celte  seule  acception)  se  forment  comme 
les  colonies  de  polypes  par  épigénèse,  c'est-à-dire  que 
du  sein  d'une  masse  non  organisée  surgissent  une  à 
une  et  s'ajoutent  les  unes  aux  autres  les  diverses  par- 
ties d'un  organisme  nouveau,  qui  jamais  ne  naît  con- 
stitué mais  doit  se  pourvoir  lui-même  successivement 
de  ses  organes.  L'évolution  dynamique  de  l'individu 
composé  suit  donc  la  même  loi  que  celle  de  l'individu 
simple  :  il  ne  doit  qu'à  lui-même  son  unité;  quant  aux 
premiers  matériaux  qui  font  sa  substance  ainsi  qu'à 
l'impulsion  directrice  sans  laquelle  ces  matériaux  ne 
sauraient  l'ordonner,  il  les  reçoit  d'un  organisme 
antérieur. 

Reste  l'extinction  des  peuplades  :  sur  ce  point  les 
renseignements  font  défaut.  On  sait  comment  sous  la 
pression  de  circonstances  défavorables  elles  se  disper- 
sent ou  disparaissent.  Ainsi  les  «  villages  »  des  chiens 
des  prairies  {Cijnomys  ludoviciamis)  sont  parfois 
dépeuplés  par  les  serpents  à  sonnettes.  «  Au  bord  de 
la  rivière  Jeton,  dit  Geyer  (1),  à  vingt-cinq  milles  envi- 
ron de  son  confluent  avec  le  Missouri  se  trouvait  un 
grand  village  de  chiens  des  prairies...  Je  fis  le  voyage 
pour  m'en  convaincre...  Les  reptiles  venimeux  avaient 
complètement  détruit  les  habitants».  Ainsi  les  chèvres 
disparaissent  bientôt  dans  les  îles  de  peu  d'étendue  ou 
on  lâche  des  chiens.  L'homme  est,  comme  on  Ta  vu, 
le  plus  terrible  ennemi  des  sociétés  animales,  non 
seulement  par  les  poursuites  incessantes  qu'il  dirige 

(1)  Lire  tout  ce  passage,  (Brerm,  toI.  H,  p^  74.) 


PHASES  DE  SA  VIE  513 

contre  elles,  mais  encore  et  surtout  par  l'extension 
progressive  de  ses  cultures.  Mais  ce  n'est  pas  là  ce 
qu'il  est  intéressant  de  connaître;  on  voudrait  savoir  si 
les  peuplades  se  désorganisent  et  meurent  d'elles- 
mêmes  au  terme  d'une  période  limitée  comme  les 
individus  plus  simples  qui  les  composent.  Nous  n'avons 
pu  recueillir  aucune  observation  qui  l'établisse.  Un 
petit  nombre  de  faits  indiquent  seulement  que  quand 
une  société  quelconque,  famille  ou  peuplade,  entre  en 
décadence,  la  division  du  travail  y  décroît.  Ainsi  les  nids 
d'hyménoptères  sociaux  en  voie  de  dépérissement  ne 
contiennent  plus  que  des  mâles.  Quant  à  la  cause  du 
dépérissement  même,  elle  reste  inconnue  et  peut  être 
extérieure,  tandis  que  l'individu  vivant  simple  ne  dure 
qu'un  nombre  déterminé  d'années,  quelque  favora- 
bles que  puissent  être  ses  conditions  extérieures  d'exis- 
tence. 


CONCLUSION 


S  1.  Lois  des  faits  sociaux  dans  l'animalité.  —  S  3-  !>•  !■  natnra 
des  sociétés  animales.  —  $  3.  De  la  moralité  des  animaux. 


L'exposition  des  faits  présentés  par  les  sociétés  ani- 
males est  maintenant  terminée.  Il  nous  reste  d'abord 
à  recueillir  ceux  d'entre  eux  qui  offrent  un  certain 
degré  de  généralité  et  de  constance,  pour  les  proposer 
à  part  sous  forme  de  lois.  Les  lois  une  fois  connues, 
nous  aui'ons  à  fixer  la  nature  de  Tétre  chez  lequel  elles 
se  manifestent  ;  et  nous  pourrons  résoudi'e  alors  les 
problèmes  posés  au  début  de  notre  essai  :  Qu'est-ce 
qu'une  société  animale?  Comment,  dans  l'animalité, 
une  conscience  collective  est-elle  possible?  Cela  fait, 
nous  n'aurons  plus  qu'à  montrer  comment  la  nature 
de  la  société  est  le  principe  des  actes  habituels  des 
animaux  qui  la  composent,  en  d'autres  termes  le 
principe  de  leurs  mœurs  et,  si  le  mot  convient,  de  leur 
moralité. 


LOIS  DES  FAITS  SOCIAUX  815 

§    1" 
Lois  des  faits  sociaux  dans  l'animalité. 

Les  lois  que  nous  cherchons  ne  sont  pas  celles  dont 
l'activilé  de  Thomme  a  besoin  pour  s'éclairer  dans  son 
commerce  avec  les  animaux.  Notre  but  n'est  pas  d'ap- 
prendre aux  éleveurs  comment  ils  peuvent  former  un 
troupeau,  aux  chasseurs  comment  ils  doivent  attaquer 
celles  de  leurs  proies  qui  vivent  en  bandes.  C'est  le 
rôle  de  lois  particulières  propres  à  des  espèces  déter- 
minées. Nous  voudrions,  au  contraire,  saisir,  s'il  se 
peut,  un  certain  nombre  de  lois  générales  dont  Tusage 
—  car  toute  théorie  aboutit  directement  ou  indirecte- 
ment à  une  pratique  —  serait  d'éclaircir  les  rapports 
de  la  Sociologie  animale  avec  la  Biologie  d'une  part, 
avec  la  Politique  de  l'autre.  Ces  aperçus  synthétiques 
méritent-ils  le  nom  de  lois  ?  Il  semble  qu'on  ne  puisse 
guère  leur  en  donner  d'autres  ;  car  bien  que  les  lois 
physico-chimiques  revêtent  avec  la  rigueur  numérique 
leur  plus  haut  degré  de  précision  et  d'utiUté,  cepen- 
dant quelques-unes  d'entre  elles  retiennent  encore  le 
caractère  de  relation  quaUtative  ;  telles  sont  les  propo- 
sitions suivantes  :  que  le  son  ne  se  transmet  point  dans 
le  vide,  que  la  lumière  se  propage  en  ligne  droite,  que 
le  rouge  et  le  vert  sont  des  couleurs  complémentaires, 
que  l'électricité  tend  vers  les  pointes  à  vaincre  la  résis- 
tance de  l'air.  Toutes  ont  offert  ce  même  caractère  à 
leur  origine  et  elles  le  reprennent  dès  qu'elles  sont 
résumées  en  vues  très  compréhensives,  comme  dans 


516  CONCLUSION 

le  principe  de  la  transformation  des  forces.  Plusieurs 
des  vérités  les  plus  essentielles  de  la  Biologie  sont 
dénuées  de  tout  élément  numérique,  surtout  quand 
ces  vérités  sont  générales  comme  celles  que  M.  Milne 
Edwards  a  émises  au  début  de  sa  Physiologie.  Il  en  est 
de  même  en  sociologie  ;  et  si  la  statistique  y  est  indis- 
pensable, on  n'en  est  pas  moins  forcé,  si  on  veut  con- 
stituer cette  science  systématiquement,  d'y  envisager 
de  haut  les  phénomènes  et  de  ne  retenir  que  leurs 
rapports  les  plus  compréhensifs.  Cela  est  surtout  né- 
cessaire alors  que  cette  branche  des  connaissances 
humaines  en  est  encore  à  ses  premiers  rejetons.  C'est 
donc  ainsi  que  nous  allons  procéder,  cherchant  les 
faits  ou  mieux  les  relations  de  faits  les  plus  étendues, 
mais  sans  sortir  un  seul  instant  des  sociétés  animales 
auxquelles  ce  que  nous  dirons  s'appliquera  exclusive- 
ment. 

I.  —  Concours.  —  Tout  corps  social  est  un  tout 
organisé,  c'est-à-dire  fait  de  parties  différentes,  dont 
chacune  concourt  par  un  genre  particuUer  de  mouve- 
ments à  la  conservation  du  tout.  Le  concours  est  pure- 
ment physiologique  dans  la  première  classe  de  socié- 
tés ;  il  est  obtenu  par  la  connexion  d'organes  continus. 
Il  est  demi-physiologique  et  demi-psychologique  dans 
la  seconde  classe  ;  la  famille,  qui  n'existerait  pas  sans 
des  connexions  organiques,  commence  et  s'achève  par 
l'action  correspondante  de  centres  nerveux  situés  à 
distance  dans  des  individus  distincts.  Enfin,  ce  même 
concours  est  purement  psychologique  dans  la  peu- 
plade. Mais  quelles  que  soient  les  sociétés,  elles  repo- 
sent invariablement  sur  la  solidarité  et  la  conspii^ation 


LOIS  DES  FAITS  SOCIAUX  817 

des  parties  ;  elles  sont  toutes  organisées^  les  plus  éle- 
vées étant  seulement  mieux  organisées  que  les  autres. 

II.  —  Distinction  des  parties  (a)  simultanées.  — 
Tout  corps  social  est  composé  de  parties  organisées 
ou  d'organismes.  Au  plus  bas  degré,  chez  les  Infu- 
soires,  la  société  est  composée  d'organismes  élémen- 
taires irréductibles  ;  mais  à  mesure  que  Ton  monte 
dans  l'échelle,  les  organismes  composants  sont  eux- 
mêmes  de  plus  en  plus  composés,  sans  que  leur  indivi- 
dualité souffre  de  cette  composition,  pas  plus,  du  reste, 
que  ne  souffre  de  sa  composition  l'individualité  du  tout. 
Là  où  chaque  type  social  atteint  son  entier  développe- 
ment, on  peut  même  dire  que  l'individuaUté  du  tojut 
est  en  raison  de  l'individualité  des  parties  et  que  mieux 
l'unité  de  celles-ci  est  définie,  plus  leur  action  est  in- 
dépendante, mieux  l'unité  du  tout  et  Ténergie  de  son 
action  sont  assurées.  L'individualité  des  sociétés,  loin 
d'exclure  la  composition,  la  suppose  donc  et  a  pour 
condition  l'individualité  de  leurs  éléments.  Cette  loi 
s'applique  à  celles  qui  ont  pour  but  l'exercice  en  com- 
mun de  la  vie  de  relation  comme  aux  autres  :  et  l'on 
peut  dire  des  consciences  qui  les  composent  ce  que 
nous  venons  de  dire  des  organismes  intégrants  en 
général.  —  (b)  successives.  —  Ce  qui  est  vrai  de  la 
composition  dans  Tespace  est  vrai  de  la  composition 
dans  le  temps.  Tout  organisme  social  est  non  seule- 
ment plusieurs,  mais  plusieurs  fois  plusieurs  successi- 
vement. Et  plus  il  a  ce  caractère  à  un  haut  degré,  plus 
son  identité  (unité  dans  le  temps)  demeure,  plus  il  est 
capable  de  progrès. 

in.  — Formation  par  épigénèse.  —  Toute  société  se 

33 


SI  8  CONCLUSION 

forme  par  épigénèse,  c'est-à-dire  par  accessions  suc- 
cessives entièrement  spontanées.  En  d'autres  termes, 
il  serait  inexact  de  croire  que,  dansla  nature,  les  sociétés 
se  forment  de  toutes  pièces  de  fragments  de  sociétés 
antérieures  déjà  complètement  organisées  ;  non,  elles 
naissent  d'abord  à  l'état  de  germe  et  ne  sont,  comme 
tout  germe,  qu'une  petite  masse  de  matière  confuse, 
douée  seulement  d'une  virtualité  cachée.  Bientôt,  au 
sein  de  cette  masse,  des  parties  mieux  définies  surgis- 
sent çà  et  là,  les  parties  essentielles  apparaissent  les 
premières  et  le  travail  de  l'organisation  commence  (1). 
Ce  travail  est  entièrement  spontané  de  la  part  de  cha- 
que élément.  Il  n'y  a  ici  rien  qui  ressemble  à  une  action 
mécanique,  à  une  fabrication  extérieure,  à  une  compo- 
sition artificielle.  Quand  chaque  élément  apparaît,  il 
apporte  avec  lui  des  tendances  définies,  propres  a  le 
diriger  dans  l'accompUssement  de  sa  fonction,  et,  bien 
que  ces  activités  soient  toutes  convergentes,  chacune 
8* exerce  comme  si  elle  était  seule j  ne  se  proposant,  en 
apparence,  qu'elle-même  pour  but.  Ainsi,  tout  corps 
social  commence  par  se  faire  lui-même,  comme  y  est 
obligée  chacune  de  ses  parties,  par  un  développement 
autonome,  par  une  croissance  (growth)  successive  et 
spontanée  à  partir  d'un  germe. 

IV.  —  Division  du  travail.  —  Dans  cette  évolution, 
le  concours  ultérieur  a  pour  première  condition  le  par- 


(1)  c  Ainsi,  la  société  humaine  dans  cette  race(Grec4}  n*a  pas  grandi  à 
la  façon  d'un  cercle  qui  8*élargirait  peu  à  peu ,  gaguant  de  procbe  eo 
proche.  Ce  sont,  au  contraire,  de  petits  groupes  qui,  constitués  longlempii 
à  Tavance,  se  sont  agrégés  les  uns  les  autres  (Db  Coulanges,  Cit^  an- 
tique, p.  147).  Ainsi  natt  une  langue  par  la  convergence  deè  patoîj. 


LOIS  DBS  FAITS  SOCIAUX  519 

tage  de  la  fonction  commune  en  un  certain  nombre  de* 
fonctions  diverses^  ou,  comme  on  Ta  dit,  la  division  du 
travail.  Mais  si  cette  condition,  maintenant  bien  con- 
nue, est  nécessaire,  elle  n'est  pas  suffisante.  Division, 
c'est  dispersion  :  le  concours  exige  le  groupement. 
Celle-ci  s'opère  en  deux  phases  successives. 

V.  —  Attraction  des  parties  similaires  et  coordina- 
tion. —  Premièrement,  le  concours  s'obtient  par  la 
réunion  des  parties  semblables.  C'est  une  loi  très  gé- 
nérale dans  les  sociétés  que  l'attraction  du  même  au 
même.  Dans  les  sociétés  purement  organiques,  la  rai- 
son de  cette  attraction  est  simple.  Pourquoi  les  spicules 
du  corail  se  réunissent-elles  toutes  pour  former  le  sque- 
lette du  polypier?  Pourquoi  les  cellules  de  chaque 
sorte  se  groupent-elles,  ailleurs,  par  masses  contiguës? 
C'est  sans  doute  parce  que  chaque  élément  histologique 
est  produit  par  ses  semblables  et  reste  lié  nécessaire- 
ment à  ceux  qui  lui  ont  donné  naissance.  Mais,  dans  les 
sociétés  psychologiques,  la  cause  de  l'attraction  est  plus 
complexe*  Elle  réside  d'abord  dans  la  sympathie,  c'est- 
à-dire  dans  la  plus  grande  facilité  qu'a  tout  être  capa- 
ble de  représentation  de  se  représenter  son  semblable 
et  dans  la  conscience  d'une  augmentation  d'activité 
(plaisir)  qui  en  résulte.  Mais  le  rapprochement  des 
semblables  a  encore  sa  raison  dans  la .  loi  qui  fait  que 
les  mêmes  causes  produisent  sur  des  êtres  analogues 
des  effets  identiques  et  qui  amène  plusieurs  intelli- 
gences à  tirer  de  circonstances  extérieures  analogues 
des  conclusions  concordantes.  Ce  premier  groupement 
peut  prendre  le  nom  de  Coordination.  On  le  voit,  de 
même  que  l'intelligence  ne  s'oppose  en  rien  à  la  divi- 


520  CONCLUSION 

sien  du  travail,  mais  s'y  plie,  au  contraire^  plus  aisément 
que  Torganisme  matériel,  en  variant  presque  indéfini- 
ment les  fonctions  que  les  structures  organiques  con- 
damneraient à  une  sorte  d'immobilité,  de  même  l'intel- 
ligence favorise  la  coordination  au  lieu  delà  combattre, 
puisqu'elle  permet  à  des  éléments  dispersés  et  distants 
de  s'unir  dès  qu'ils  peuvent  voir  leurs  ressemblances. 
La  loi  d'attraction  du  même  au  même  est  donc  géné- 
rale et  s'applique  aux  sociétés  représentatives  comme 
aux  sociétés  physiologiques 

VI.  — Délégation  des  fonctions  et  subordination.  — 
Le  concours  s'obtient  en  second  lieu  par  la  délégation 
des  fonctions.  Il  n'est  pas  possible  qu'un  grand  nom- 
bre d'individus,  se  partageant  des  fonctions  diverses, 
remplissent  tous  des  fonctions  d'importance  égale.  Â 
l'un  ou  à  plusieurs  d'entre  eux  devra  échoir  la  fonction 
prépondérante,  essentielle,  dominante.  Plus  il  la  rem- 
plira, mieux  il  devra  s'en  acquitter  ;  et  ainsi  elle  se 
retirera  peu  à  peu  des  régions  les  plus  éloignées  de 
l'organisme  social  pour  se  fixer  en  un  centre.  C'est 
ainsi  que,  même  sans  que  les  autres  individus  ou 
groupes  d'individus  l'aient  voulu  délibérément,  un  in- 
dividu ou  un  groupe  d'individus  central  deviendra  pré- 
pondérant et  se  subordonnera  tous  les  autres.  Dès  lors 
il  représentera  à  lui  seul  le  corps  tout  entier,  dont  la  vie 
sera  comme  résumée  en  lui.  Les  destinées  de  tous 
seront  attachées  à  la  sienne  et.  en  raison  de  la  solida- 
rite  organique,  il  recevra  l'écho  de  toutes  les  modifi- 
cations des  parties,  de  même  que  les  parties  recevront 
le  contre-coup  de  toutes  ses  modifications  :  de  plus, 
s'il  réagit,  il  sera  centre  de  mouvement,  comme  il  est 


LOIS  DES  FAITS  SOCIAUX  531 

centre  d'impressions.  C'est  là  le  plus  haut  degré  du 
concours.  Mais  cette  loi,  comme  les  précédentes,  loin 
de  ne  s'appliquer  qu'aux  corps  sociaux  composés  d'or- 
ganes contigus,  s'étend  aux  corps  sociaux  composés 
d'individus  capables  de  représentation,  et  y  trouve  une 
confirmation  nouvelle.  C'est  là  que  le  concours  atteint 
son  summum^  grâce  à  une  délégation  formelle  (peu- 
plades de  ruminants,  de  pachydermes,  de  singes)  et  à 
la  facilité  avec  laquelle  le  chef,  avant  de  réagir  sur  le 
monde  extérieur  quand  il  en  a  reçu  une  impression, 
réagit  sur  les  membres  subordonnés  de  sa  troupe. 

VIL  —  Spontanéité  des  impulsions  dirigeantes.  — 
La  partie  dirigeante  n'est  elle-même  qu'un  organe. 
Son  action  est  donc  spontanée  et  se  soumet  comme 
celle  des  autres  organes  à  la  loi  de  différenciation  et 
de  concentration  progressives.  Mais  à  mesure  qu'on 
monte  dans  l'échelle,  elle  est  plus  considérable  et  la 
réflexion  y  a  plus  de  part.  C'est  donc  celle    qui  se 
découvre  le  plus  facilement  à  nous.  Il  doit  donc  y  avoir 
une  tendance  chez  celui  qui  l'observe  à  ne  voir  qu'elle 
et  à  négliger  les  actions  spontanées  moins  conscientes 
et  moins  énergiques  prises  isolément,  qui  se  subor* 
donnent  à  elle.  Mais,  bien  que  cette  action  centrale 
paraisse  indépendante  des  autres,  bien  qu'elle  res- 
semble, aux  yeux  d'un  observateur  inattentif,  à  celle 
d'une  pièce  maîtresse  qui  imprime  le  mouvement  aux 
rouages  inertes  d'un  mécanism'e,  cependant  dans  tous 
les  cas  la  partie  dirigeante  fait  corps  avec  l'organisme  ; 
elle  emprunte  aux  parties  subordonnées  le  mouve- 
ment qu'elle  leur  distribue.  Dans  la  limite  où  les  peu- 
plades les  plus  élevées  ont  l'apparence  de  machines,  ce 


522  CONCLUSION 

sont  elles  qui  se  donnent  cette  apparence  ;  en  sorte 
que,  si  la  contrainte  y  joue  un  rôle,  ce  sont  toujours, 
en  somme,  les  volontés  individuelles  qui  le  lui  attri- 
buent. La  vie  sociale  diffère  donc  profondément  par  sa 
spontanéité  (1)  du  jeu  d'un  appareil  artificiel  :  l'activité 
plus  ou  moins  réfléchie  par  laquelle  elle  se  gouverne 
repose  elle  même  sur  les  impulsions  inconscientes 
de  qui  résulte  la  délégation  du  commandement. 

VIII.  —  Caractère  organique  de  V industrie  ou  des 
œuvres.  —  Les  forces  disponibles  dans  un  organisme 
collectif  se  manifestent  de  trois  manières  :  tantôt  par 
la  constitution  même  du  corps  social,  tantôt  par  Tac- 
commodation  d'une  portion  de  matière  aux  fins  commu- 
nes, tantôt  par  diverses  actions  appropriées  qui  ne 
laissent  sur  la  matière  aucune  trace.  Plus  les  manifes- 
tations se  conforment  à  des  figures  régulières,  géomé- 
triques, moins  l'activité  commune  est  capable  de 
variété,  de  souplesse  et  d'invention,  plus  en  un  mot 
l'organisme  est  inférieur.  Mais,  quoi  que  fasse  un  corps 
social,  qu'il  se  constitue  lui-mômé,  qu'il  se  construise 
un  instrument  ou  qu'il  adapte  son  action  par  la  pensée 
aux  circonstances  diverses,  il  ne  peut  que  suivre  les 
lois  de  l'organisme,  et  ainsi  toute  œuvre  sociale  porte 
lo  sceau  de  l'organisation  comme  la  société  qui  Ta  créée. 
Si  la  pensée  est  pour  quelque  chose  dans  cette  œuvre, 
celle-ci  aura  le  môme  caractère  à  un  plus  haut  degré, 
c'est-à-dire  qu'elle  offrira,  avec  une  variété  plus  riche. 


(l)  La  spoDtanéilé  siguifte  pour  nous  non  la  créalion  absolue  du  moa- 
vemenl,  mais,  par  opposition  au  déplacement  résultant  d'une  impul«ion 
extérieure,  remploi  de  forces  de  tension  préalablement  élaborées  au 
•eiu  de  rorganisme. 


LOIS  DBS  FAITS  SOCIAUX  533 

une  concentration  plus  énergique,  en  un  mot,  plus 
d'harmonie,  plus  d'ordre,  plus  de  beauté. 

IX.  —  Progrès  du  type  social.  —  La  loi  est  le  rap- 
port constant  des  phénomènes  successifs,  le  type,  le 
rapport  constant  des  formes  simultanées.  Au  plus  bas 
degré  de  l'échelle  des  sociétés  les  formes  typiques  sont 
figurées  dans  l'espace  ;  mais  à  mesure  qu'on  monte,  le 
type  n'est  plus  que  le  rapport  idéal  des  parties  ou  la 
constitution  sociale.  Cette  constitution  offre  une  grande 
fixité.  Il  ne  semble  pas  qu'une  société  puisse  modifier 
sa  structure  fondamentale^  bien  qu'elle  soit  capable  de 
perfectionnements  partiels.  Tous  les  perfectionnements 
qu'elle  réalise  la  poussent  plus  avant,  en  quelque  sorte, 
dans  le  même  sens  et  accentuent  les  caractères  qui  la 
séparent  des  autres .  Plus  deux  sociétés  dissemblables 
se  développent,  plus  elles  divergent.  On  ne  peut  donc 
ranger  les  sociétés  suivant  une  série  linéaire,  et  l'ex- 
pression d'échelle  que  nous  employons  quelquefois 
pour  les  désigner  dans  leur  ensemble  n'est  pas  aussi 
juste  qu'elle  est  fréquemment  usitée.  On  tirerait  de  la 
disposition  des  branches  dans  un  arbre  une  comparai- 
son plus  exacte.  En  effet,  de  l'une  à  l'autre  des  struc- 
tures essentielles  il  n'y  a  pas  de  passage  ;  et  il  faut, 
quand  on  atteint  l'extrémité  d'un  de  ces  rameaux  qui 
s'est  développé,  comme  nous  venons  de  le  dire,  en 
divergeant  et  en  montant  le  plus  possible, il  faut  redes- 
cendre beaucoup  plus  bas  pour  reprendre  à  son  ori- 
gine le  rameau  supérieur.  Cependant,  à  l'extrémité  de 
chacun  de  ces  rameaux  des  ressemblances  doivent  se 
produire  si  les  sociétés  obéissent  aux  mêmes  lois  dans 
leur  développement;  et,  en  effet,  il  y  a  des  analogies, 


5^4  CONCLUSION 

mais  seulement  des  analogies,  entre  les  trois  groupes 
de  sociétés  que  nous  avons  décrits  :  blastodèmes,  famil- 
les et  peuplades.  Par  exemple,  la  société  des  abeilles, 
qui  est  purement  domestique,  prend  en  raison  de  son 
haut  développement  l'apparence  d'une  peuplade.  Ces 
analogies  suffisent  pour  qu'une  comparaison  de  l'une 
à  l'autre  soit  possible,  surtout  si  Fon  choisit  des  points 
éloignés  de  la  série  sociologique  comme  termes  de 
comparaison.  Envisagée  dans  son  ensemble,  cette  série 
manifeste  un  progrès,  c'est-à-dire  une  accentuation 
constante  des  caractères  que  nous  estimons  bons  pour 
les  êtres  vivants  en  général,  à  savoir  la  complexité 
organique  et  la  puissance  d'action  qui  en  résultent. 
La  classification  est  une  hiérarchie. 

X.  —  Nombre  des  éléments.  —  Le  nombre  est  une 
cause  d'énergie  dans  le  concours,  à  une  condition, 
c'est  que  la  structure  organique  corresponde  au  nom- 
bre des  éléments.  Chaque  structure  en  comporte  un 
nombre  déterminé.  Cette  limite  dépassée,  l'augmen- 
tation en  volume  du  corps  social  lui  devient  préjudi- 
ciable. Il  y  a  donc  un  rapport  étroit  entre  le  nombre 
des  éléments  et  l'économie  de  l'organisme  social.  Non 
seulement  la  forme  des  sociétés  est  déterminée  par 
.  le  type,  mais  encore,  en  des  limites  assez  larges,  le 
volume. 

XL  —  Universalité  du  fait  social,  —  Si  l'on  excepte 
les  êtres  vivants  les  plus  infimes,  tous  les  animaux  sont 
à  divers  degrés  des  sociétés  ou  des  éléments  de  so- 
ciétés. La  série  ou  classification  zoologique  ne  se  com- 
pose donc  pas  en  réalité  de  types  individuels,  mais  de 
types  sociaux.  C'est  ce  que  les  naturaUstes  ont  impli- 


LOIS  DES  FAITS  SOCIAUX  525 

citement  admis  eux-mêmes  quand  ils  ont  fait  entrer  le 
couple  sexué  dans  la  définition  de  Tespèce.  «  Les 
séries  spécifiques,  dit  M.  de  Qaatrefages,  ne  nous  ap- 
paraissent plus  comme  composées  seulement  d'indi- 
vidus, mais  bien  comme  formées  de  familles  qui  se 
succèdent  et  dont  chacune  provient  d'une  ou  de  deux 
familles  précédentes.  »  Là  où  existent  des  peuplades, 
c'est-à-dire  en  général  dans  les  régions  supérieures  de 
Tanimalité,  ce  sont  elles  qui  méritent  plus  que  les  fa- 
milles de  figurer  dans  les  séries  spécifiques.  En  effet, 
nul  être  ne  peut  se  perpétuer  comme  espèce  en  dehors 
de  son  groupe  naturel.  Ses  mœurs  font  partie  de  lui- 
même,  au  point  que  Latreille  veut  qu'on  divise  les 
fourmis  suivant  leurs  mœurs  et  que  M.  Rouget  dit  la 
même  chose  des  guêpes,  Brehm  des  oiseaux.  Mais  les 
rapports  des  individus  avec  leur  milieu  social  consti- 
tuent la  part  la  plus  importante  de  leurs  mœurs;  ces 
rapports  déterminent  donc  aussi  bien  que  les  particu- 
larités de  structure  organique  le  rang  spécifique  de 
chacun  des  animaux. 

Xn.  —  Phases  de  la  vie.  —  Toute  société,  se  déve- 
loppant à  partir  d'un  germe,  naît  et  grandit;  les  analo- 
gies et  un  certain  nombre  de  faits  nous  engagent  à 
croire  que  toute  société  meurt  après  une  décadence 
inévitable.  Mais  on  ne  sait  quelles  sont  les  limites  de 
temps  entre  lesquelles  s'accompUt  cette  évolution.  Cer- 
taines familles  sont  annuelles,  et  d'autres  durent  un 
peu  plus  longtemps,  et  quelques-unes  vivent  plusieurs 
années.  Mais  la  durée  de  la  peuplade  n'est  point  con- 
nue. Il  est  certain  seulement  qu'elle  est  de  beaucoup 
plus  longue  que  la  vie  des  individus. 


526  CONCLUSION 

XÏII.  —  Déterminisme  des  faits.  —  Les  sociétés 
B'ont  pas  toujours  existé,  puisque  Tapparition  des  es- 
pèces a  été  successive.  Leur  évolution  prise  dans  son 
ensemble  n'estpas  moins  nécessaire  que  l'évolution  de 
chacune  d'elles.  De  même  que  les  phénomènes  parti- 
culiers que  manifeste  une  société  particulière  obéissent 
à  un  déterminisme  rigoureux^  bien  que  plus  ou  moins 
voilé  par  l'aptitude  de  Tintelligence  à  des  actes  divers 
et  le  libre  essor  qui  semble  propre  à  l'amour,  de  même 
les  phénomènes^  qui  dans  l'histoire  de  la  vie  ont  pro- 
voqué leur  formation,  ont  été  soumis  à  un  détermi- 
nisme que  l'apparente  irrégularité  des  formes  ne  doit 
pas  nous  dissimuler.  Nous  avons  signalé  quelques- 
unes  des  causes  qui  font  que  la  société  ici  se  borne  à  la 
famille,  là  s'étend  jusqu'à  la  peuplade,  ici  est  perma- 
nente, là  reste  momentanée,  et  Âristote  avait  ouvert 
cette  voie  en  montrant  que  toutes  les  espèces  préda- 
trices sont  relativement  solitaires  ;  ce  travail  sera  con- 
tinué à  mesure  que  la  sociologie  animale  sera  cultivée 
plus  efficacement  ;  mais  dès  maintenant  le  déterminisme 
des  faits  sociaux,  évident  s'il  s'agit  de  leur  succession 
actuelle,  peut  être  avec  une  suffisante  certitude  affirmé 
deleur  genèse.  Du  reste,  comment  les  lois  qui  sont  vraies 
du  mode  d'existence  d'un  être  quelconque  ne  le  se- 
raient-elles pas  de  son  mode  d'apparition  :  la  naissance 
est-elle  donc  autre  chose  que  l'existence  même  à  sa 
première  phase? 


NATURE  DES  SOCIÉTÉS  ANIMALES  527 


§2 

De  la  nature  des  sociétés  animales. 

Si  telles  sont  les  lois  des  sociétés^  il  n'est  pas  difficile 
de  dire  quelle  est  leur  nature.  Sans  aucun  doute  ce 
sont  des  êtres  vivants.  Mais  cette  première  solution 
n'est  pas  entièrement  satisfaisante,  car  il  n'est  guère 
admissible  '  qu'il  n'y  ait  aucune  différence  entre  les 
organismes  matériels  et  les  organismes  sociaux  et  que 
la  sociologie  soit  un  simple  prolongement  de  la  bio- 
logie. Ce  n'est  pas  assez  de  dire  qu'une  société  est  un 
être  vivant,  il  faut  chercher  quel  être  vivant  elle  con- 
stitue et,  par  suite,  en  quoi  la  sociologie  diffère  de  la 
science  immédiatement  inférieure. 

Or,  si  l'on  examine  de  plus  près  ce  que  deviennent 
les  lois  que  nous  venons  d'exposer  (lesquelles  sont 
exactement  les  lois  de  l'organisation)  quand  on  les 
applique  aux  sociétés  les  plus  élevées  du  règne  animal^ 
on  ne  tarde  pas  à  voir  qu'elles  prennent  un  aspect 
nouveau  sans  changer  complètement  de  nature.  Â 
mesure,  en  effet,  que  l'on  s'éloigne  des  commence- 
ments de4a  vie,  on  voit  les  groupements  d'êtres  vivants 
s'accomplir  non  plus  sous  l'impulsion  des  forces  phy- 
sico-chimiques ou  des  excitations  physiologiques,  mais 
sur  l'invitation  de  penchants  de  plus  en  plus  ressentis 
et  d'attraits  de  plus  en  plus  remarqués.  On  passe 
insensiblement  du  dehors  au  dedans,  d'un  jeu  de  mou- 
vements plus  ou  moins  compliqué  (la  vie  est-elle  autre 
chose?)  à  une  correspondance  de  représentations  et  de 


5S8  CONCLUSION 

désirs,  à  la  conscience.  Encore  une  fois,  si  on  examine 
les  rapports  de  ces  phénomènes,  rien  n'est  changé;  ils 
se  groupent  suivant  les  mêmes  lois  que  les  éléments 
de  l'organisme  et  n'ont,  comme  les  phénomènes  vitaux, 
pas  d'autre  but  que  la  conservation  et  le  développe- 
ment de  Tétre  collectif  ;  mais  ces  phénomènes  qu'une 
même  harmonie  enchaîne  ne  sont  plus  de  même  ordre 
et  ne  sont  pas  connus  de  nous  de  la  même  manière. 
Chaque  phénomène  organique  est  connu  directement 
par  un  sens  approprié  ;  les  phénomènes  intérieurs  ou 
psychiques  ne  sont  connus  que  par  interprétation  et 
doivent,  pour  ainsi  dire,  être  traduits  en  fonction  de  la 
conscience  après  avoir  été  recueillis  sous  leur  aspect 
matériel.  Si  nous  ne  nous  reconnaissons  pas  capables 
d'en  être  les  auteurs,  si  nous  ne  les  pouvons  réduire 
en  termes  intelligibles  à  notre  propre  conscience,  ils 
n'existent  pas  pour  nous.  En  un  mot,  nous  constatons 
les  uns  tels  qu'ils  nous  apparaissent,  nous  comprenons 
les  autres  par  analogie,  d'après  ce  que  nous  savons  de 
notre  moi.  Par  cela  même,  les  termes  par  lesquels  nous 
désignons  les  deux  ordres  de  faits  diffèrent  notablement  : 
là  nous  ne  parlons  que  d'attraction  et  de  répulsion,  de 
cohésion  et  de  dissipation  des  molécules;  ici  il  est 
question  seulement  d'intelligence  et  d'amour.  En  pas- 
sant d'un  ordre  à  l'autre,  le  consensus  organique  de- 
vient solidarité,  l'unité  organique  figurée  dans  l'espace 
devient  conscience  invisible,  la  continuité  devient  tra- 
dition, la  spontanéité  du  mouvement  devient  invention 
d'idées,  la  spécialisation  des  fonctions  reprend  le  nom 
de  division  du  travail,  la  coordination  des  éléments  se 
change  en  sympathie,  leur  subordination  en  respect  et 


NATURE  DES  SOCIÉTÉS  ANIMALES  529 

en  dévouement,  la  détermination  elle-même  des  phé- 
nomènes devient  décision  et  libre  choix.  Ainsi  tout 
prend  une  face  nouvelle  :  du  sein  de  l'organisme  ma- 
tériel nous  voyons  surgir  tout  un  monde,  régi  par  les 
mêmes  lois  que  l'autre,  mais  bien  différent  de  lui; 
monde  vraiment  distinct,  puisque  des  idées  ou  des  re- 
présentations y  remplacent  les  figures  et  que  les  désirs 
y  jouent  le  rôle  des  mouvements.  Eh  bien  !  ce  monde 
est  celui  de  la  société  :  la  vie  de  relation  en  trace  les 
contours  ;  partout  où  des  êtres  peuvent  échanger  des 
impressions  il  y  a  place  pour  la  société,  et  réciproque- 
ment partout  où  naît  une  société  on  peut  dire  qu'il  y  a 
un  commerce  de  représentations.  Faut-il  donc  exclure 
du  tableau  de  la  vie  sociale  la  première  classe  de  grou- 
pements que  nous  avons  décrite?  oui,  si  Ton  y  cherche 
la  société  épanouie,  arrivée  à  son  développement  nor- 
mal; non,  si  l'on  se  contente  d'y  avoir  une  ébauche, 
une  préparation  de  ce  qui  sera  plus  tard  la  société 
môme  ;  préparation  essentielle  d'ailleurs,  assise  néces- 
saire de  l'édifice  au  sommet  duquel  s'est  placée  l'hu- 
manité. La  sociologie  se  développe  parallèlement  à  la 
psychologie  ;  mais,  comme  elle,  elle  a  ses  racines  dans 
la  biologie  dont  elle  est  suffisamment  distincte.  Le  but 
de  notre  livre  est  de  montrer  leurs  rapports  ;  on  pour- 
rait se  placer  à  un  autre  point  de  vue  et  insister  sur 
leurs  différences.  Il  n'est  pas  une  seule  science  qui  ne 
puisse  être  ainsi  l'objet  de  deux  thèses  opposées,  à 
propos  des  rapports  qu'elle  soutient  avec  ses  voisines. 
Ces  deux  thèses  sont  vraies  toutes  deux  suivant  le 
point  de  vue  d'où  l'on  envisage  les  sciences  connexes; 
ce  qui  revient  à  dire  qu'absolument  parlant  elles  se- 


530  CONCLUSION 

raient  fausses  toutes  les  deux.  Mais  quel  esprit  n'a  pas 
son  point  de  vue  propre?  Et  comment  s'abstraire,  à 
moins  à' être  plus  qu'homme,  comme  dit  Descartes,  des 
tendances  dominantes  dans  le  milieu  scientifique  con- 
temporain? L'absolu  n'est  pas  de  notre  domaine  :  sui- 
vant l'excès  qui  tendra  à  prévaloir,  ce  seront  par  oppo* 
sition,  tantôt  les  afSnités,  tantôt  les  différences  que  l'on 
sera  porté  à  faire  ressortir.  L^équilibre  exact,  s'il  doit 
jamais  s'établir,  sera  le  résultat  d'une  longue  série 
d'oscillations  en  sens  contraire. 

Corrigeant  donc  notre  première  définition,  nous 
dirons  qu'une  société  est,  il  est  vrai^  un  être  vivant, 
mais  qui  se  distingue  des  autres  en  ce  qu'il  est  avant 
tout  constitué  par  une  conscience.  Une  société  est  une 
conscience  vivante,  ou  un  organisme  d'idées.  Nous 
échappons  par  là  à  un  reproche  mérité  par  plusieurs 
sociologistes,  celui  d'expliquer  un  mode  d'existence 
supérieur  par  le  mode  d'existence  inférieur.  Au  lieu 
d'essayer  de  rendre  compte  de  la  conscience  par  l'or- 
ganisme matériel,  nous  serions  plutôt  tenté  d'expliquer 
l'organisme  matériel  par  la  conscience.  Car  toute 
explication  part  de  nous-mêmes  et  consiste  à  projeter 
la  lumière  saisie  au  clair  foyer  de  l'esprit  sur  l'obscu- 
rité croissante  qui  nous  environne.  Quant  aux  lois  qui 
régissent  l'un  et  l'autre  ordre  de  phénomènes,  surtout 
la  partie  des  phénomènes  sociaux  manifestée  par  l'ani- 
malité, elles  ne  peuvent  être  autres  pour  la  conscience 
que  pour  la  vie  ;  car,  de  même  qu'il  n'y  a  qu'un  seul 
univers,  il  ne  peut  y  avoir  qu'une  seule  loi  fondamen- 
tale, celle  de  l'évolution. 

Cette  solution  renferme,  nous  le  savons,  une  contra- 


NATURE  DES  SOCIÉTÉS  ANIMALES  531 

diction  apparente.  D'une  part,  en  effet,  quand  on  pro- 
clame que  l'évolution  est  la  loi  de  toute  existence,  on 
emprunte  à  la  science  de  la  vie  la  clef  des  rapports  qui 
unissent  les  phénomènes  de  la  pensée,  on  explique, 
en  un  mot,  l'esprit  parla  nature  ;  et,  d'autre  part,  quand 
on  dit  que  la  société  même  la  plus  humble  ressemble 
plus  à  la  conscience  qu'à  toute  autre  chose,  on  penche 
à  chercher  dans  la  pensée  le  secret  de  la  vie,  on  expli- 
que la  nature  par  l'esprit  de  l'homme.  Mais  cette  con- 
tradiction peut  être  levée  par  une  distinction  déjà  an- 
cienne et  qu'il  ne  nous  faut  pas  oublier.  Tout  être  offre 
deux  aspects  :  d'un  côté  il  est  une  suite  de  phénomènes 
se  succédant  suivant  une  loi,  de  l'autre  il  est  une  vir- 
tualité efficace  d'où  ces  phénomènes  émanent  inces- 
samment. Il  soulève  donc  deux  sortes  de  questions  ;  les 
premières  se  résument  en  celle-ci  :  comment,  selon 
quel  mode  nous  apparait-il  et  se  manifeste-t-il  à  nous 
(t^  iroToy)  ?  les  secoudos  se  résument  en  cette  autre  : 
qu'est-il?  par  quel  étatj'de  notre  moi  pouvons-nous 
nous  le  représenter  dans  l'intimité  de  sa  nature  (t^  ti)  ? 
Les  premières  questions  ont  donné  naissance  à  la  Phy- 
sique prise  dans  son  sens  le  plus  général,  et  la  réponse 
a  été,  depuis  Descartes,  en  s'éclaircissant  de  plus  en 
plus  ;  la  Physique  moderne  est  de  plus  en  plus  résolu- 
ment mécaniste.  Les  secondes  questions  ont  donné 
naissance  à  la  Métaphysique»  et,  comme  nous  ne  pou- 
vons nous  représenter  l'intérieur  d'un  être  que  par 
notre  conscience,  la  Métaphysique  a  été  de  tout  temps 
et  est  déplus  en  plus,  malgré  les  apparences,  idéaliste. 
Avec  Aristote,  avec  Leibniz,  elle  a  même  été  jusqu'à 
prêter  notre  nature  aux  existences  évidemment  aveu- 


532  CONCLUSION 

gles  et  inconscientes  commes  les  forces  inanimées. 
Mais  si  c'est  là  une  belle  témérité^  ce  n'est  pas  ceux  à 
qui  elle  sourit  qui  se  plaindront  de  nous  voir,  sans  rien 
retrancher  de  plus  aux  lois  du  mécanisme  que  ne  Fa 
fait  l'auteur  du  système  des  monades,  définir  la  société 
même  animale,  par  son  analogie  avec  la  conscience 
humaine. 

Mais  comment  une  conscience  multiple  est-elle  pos- 
sible ?  Il  nous  tarde  d'aborder  de  front  ce  problème, 
car  tout  ce  qui  précède  le  suppose  résolu  ;  mais  nous 
ne  pouvions  non  plus  le  résoudre  avant  d'avoir  sous  les 
yeux  l'exposé  de  faits  que  nous  venons  d'achever. 
Qu'on  veuille  bien  le  remarquer  tout  d'abord  :  nous  ne 
visons  qu'à  une  interprétation  de  ces  faits:  il  ne  s'agit 
ici  que  des  animaux  sociables.  Nous  n'avons  donc  pas 
à  nous  demander  si,  en  effet,  les  traces  d*une  fusion 
de  consciences  multiples  en  une  seule  se  rencontrent 
dans  l'humanité,  si  l'amour  dans  la  famille,  si  le  patrio- 
tisme dans  l'Etat,  si  le  mélange  des  sangs,  des  tradi- 
tions, des  idées,  réalisent  entre  les  âmes  des  hommes 
une  communication  effective  et  concentrent  les  acti- 
vités éparses  en  foyers  distincts,  capables  à  leur  tour 
de  se  renvoyer  leurs  rayons  :  tel  n'est  pas,  ici,  notre 
sujet.  A  ne  considérer  que  les  sociétés  animales,  voici 
ce  que  nous  trouvons.  Premièrement,  et  même  chez 
les  animaux  qu'aucun  lien  organique  n'a  jamais  réunis, 
chez  les  membres  d'une  même  peuplade,  par  exemple, 
une  telle  solidarité  de  sentiments  que  la  crainte  d'un 
extrême  péril  ne  réussit  pas  toujours  à  en  empêcher  la 
manifestation.  Leur  attachement  va  jusqu'à  la  mort. 
Ne  voit-on  pas  que  cet  entraînement  irréfléchi  serait 


NATURE  DES  SOCIÉTÉS  ANIMALES  533 

impossible  si  le  moi  de  chacun  n'embrassait  véritable- 
ment celui  de  tous  les  autres,  si  le  sentiment  que 
chacun  a  de  lui-même  n'était  dominé  par  le  sentiment 
qu'il  a  de  la  communauté?  C'est  qu'en  effet  la  cons- 
cience chez  les  animaux  n'est  pas  une  chose  absolue, 
indivisible.  C'est  une  réalité,  au  contraire,  capable  de 
diffusion  et  de  partage.  Elle  est  composée  de  deux 
groupes  de  phénomènes,  les  représentations  et  les  im- 
pulsions, et  ces  deux  sortes  de  phénomènes  sont  au  plus 
haut  degré  communicables.  L'intelligence  s'ajoute  à 
elle-même  ;  nous  en  avons  vu  de  nombreux  exemples. 
Une  perception  passe  par  les  signes  d'une  conscience 
en  une  autre  et  c'est  ainsi  que  les  animaux  sociables  ont 
en  effet  beaucoup  plus  d'idées  ou  d'images  que  les 
animaux  solitaires,  toutes  choses  étant  égales  d'ail- 
leurs. Mais  même  le  discernement  s'accumule,  chaque 
opération  mentale  passant,  par  ses  effets  extérieurs, 
dans  l'intelligence  de  ceux  qui  en  sont  les  témoins  et 
s'y  ébauchant  tout  au  moins  pour  y  servir  de  point  de 
départ  à  des  opérations  nouvelles.  C'est  ainsi  qu'une 
société  comme  celle  des  fourmis  manifeste  au  total  un 
nombre  infiniment  plus  grand  d'actes  adaptés  aux 
exigences  du  milieu  et  de  combinaisons  variées  qu'une 
égale,  quantité  d'insectes  dits  solitaires  pris  au  hasard. 
Une  fourmilière  est,  à  vrai  dire,  une  seule  pensée 
en  action  (bien  que  diffuse),  comme  les  diverses  cel- 
lules et  fibres  d'un  cerveau  de  mammifère.  D'autre  part, 
les  émotions  et  impulsions  ne  s'accumulent-elles  pas? 
N'avons-nous  pas  vu  la  sympathie  et  l'antipathie,  la 
satisfaction  et  la  colère,  la  sécurité  et  l'inquiétude, 
l'élan  vers  un  but  désiré  ou  l'entraînement  de  la  fuite 

34 


534  CONCLUSION 

passer  de  proche  en  proche  dans  les  individus  d'une 
agglomération  permanente  ou  s'y  répandre  instanta- 
nément sur  le  signe  d'un  chef?  Et  Ténergie  de  ces 
tendances  comme  des  émotions  qui  les  accompagnent 
n'est-elle  pas  en  raison  directe  du  nombre  et  de  la 
cohésion  organique  de  la  société?  L'intensité  de  ces 
phénomènes  appétitifs  n'est-elle  pas,  comme  l'étendue 
et  la  précision  des  phénomènes  perceptifs,  l'efTet  d'une 
sorte  de  répercussion,  analogue  à  celle  de  Técho,  dans, 
plusieurs  foyers  successifs  de  représentation  et  de 
volonté?  Mais  si  les  éléments  essentiels  de  la  con- 
science s'ajoutent  et  s'accumulent  d'une  conscience  à 
l'autre,  comment  la  conscience  elle-même,  prise  dans 
^on  ensemble,  ne  serait-elle  pas  l'objet  d'une  partici- 
pation  collective  ?  Rappelons-nous,  d'ailleurs,  que, 
comme  nous  l'avons  indiqué  en  plusieurs  passages,  la 
conscience  croit  comme  l'organisme  et  parallèlement 
à  lui,  renfermant  des  aptitudes,  des  formes  prédéter- 
minées de  pensée  et  d'action  qui  sont  des  émanations 
indirectes  de  consciences  antérieures,  éclipsées  un 
instant,  il  est  vrai,  dans  l'obscurité  de  la  transmission 
organique,  mais  réapparaissant  au  jour  avec  des  carac- 
tères de  ressemblance  non  équivoques,  bientôt  de  plus 
en  plus  confirmés  par  l'exemple  et  l'éducation.  Une 
génération,  c'est  un  phénomène  de  scissiparité  trans- 
porté dans  la  conscience.  Tout  concourt  donc  à  nous 
pénétrer  de  cette  idée  que  la  pensée  en  général  et 
Timpulsion  éclairée  par  elle  sont,  comme  les  forces  de 
la  nature,  susceptibles  de  diffusion,  de  transmission,  de 
partage,  et  peuvent,  comme  elles,  ici  dormir  latentes  si 
elles  restent  éparses,  là  s'aviver  et  s'exalter  par  leur 


NATURE  DES  SOCIÉTÉS  ANIMALES  835 

concentration.  Ce  sont  des  monades  sans  doute  que  les 
êtres  doués  de  tels  attributs  ;  mais  ces  monades  sont  ou- 
vertes et  communiquent;  elles  ont  jour  les  unes  sur  les 
autres  et  par  là  se  renvoient,  tantôt  par  minces  rayons, 
tantôt  en  larges  ondes  la  lumière  et  le  mouvement. 
Eh  quoi!  dira-t-on,  n'y  a-t-il  donc  rien  de  plus  dans 
la  conscience  de  chaque  animal  que  ces  modifications 
superficielles  qui  passent  si  facilement  de  cette  con- 
science dans  une  autre?  Que  deviendra  l'idée  de  Tin- 
dividualité?  Les  moi  eux-mêmes  ne  vont-ils  pas,  si 
cette  doctrine  est  acceptée,  s'échanger  en  quelque 
sorte,  se  transformer  les  uns  dans  les  autres,  et  se 
confondre  au  milieu  d'une  promiscuité  absolue?  N'y  a- 
t-il  pas  là  une  flagrante  absurdité?  Comme  si  un  moi 
pouvait  à  la  fois  rester  lui-même  et  endosser  un  autre 
moi  !  comme  si  un  individu  pouvait  passer  dans  un 
autre  individu!  —  Assurément,  il  y  a  dans  chaque  ani- 
mal quelque  chose  de  plus  que  ces  modifications  com- 
mimicables  ;  il  y  a  une  substance  permanente  qui  lui 
appartient  en  propre  et  qui  ne  peut  être  considérée 
comme  un  objet  d'échange  sans  une  évidente  contra- 
diction. Mais  cette  substance  n'est  pas  ce  je  ne  sais  quoi 
des  scolastiques,  cet  être  mystérieux  qui  se  tient  ca- 
ché sous  les  phénomènes  et  qu'en  effet  nul  n'a  jamais  vu. 
Car  de  deux  choses  l'une,  ou  cette  substance  est  par- 
ticulière à  chaque  individu,  et  alors  c'est  un  composé 
d'attributs  déterminés,  saisissables  à  l'observation, 
bref,  un  groupe  de  phénomènes  extérieurs  ou  psychi- 
ques; ou  elle  est  la  même  chez  tous  et,  au  lieu  d'être 
une  source  de  distinction  entre  les  êtres,  elle  n'est  plus 
qu'un  fond  commun  en  qui  tous,  sans  démarcation  de 


636  CONXLUSION 

groupes,  de  races,  d'espèces  et  même  de  règnes,  trou- 
vent une  même  nature  et  finissent  par  s'absorber  con- 
fondus (1).  Ce  n'est  donc  point  de  cette  substance  qu'il 
s'agit;  c'est  d'abord  du  fond  d'idées  et  de  tendances  in- 
conscientes qui,  sous  les  diverses  conditions  imposées 
par  les  influences  héréditaires  et  les  circonstances 
extérieures,  ont  pris  dans  chaque  individu  un  pli  parti- 
culier, une  tournure  propre.  Ces  aptitudes  individuel- 
les permanentes  ne  se  transmettent  point  par  la 
représentation  aussi  facilement  que  les  modifications 
momentanées  qui  font  l'objet  d'incessantes  communi- 
cations dans  un  groupe  social.  C'est  ensuite  et  plus 
profondément  la  structure  organique  elle-même  qui, 
sous  les  mêmes  conditions,  inévitablement  spéciales  à 
chacun  des  individus,  s'est  déterminée  d'une  certaine 
manière  pour  toute  la  vie  de  chacun  d'eux.  Voilà  ce 
qui  leur  appartient  en  propre;  voilà  ce  qui  fait  leur 
moi.  Encore  ne  faut-il  pas  exagérer  la  part  de  l'individu  ; 
car  la  structure  organique  et  les  penchants  instinctifs 
hérités  sont  en  une  mesure  considérable  des  éléments 
spécifiques  ou  des  caractères  de  race,  en  sorte  que  s'ils 
sont  actuellement  incommunicables  d'un  organisme  à 
l'autre  et  d'une  conscience  à  l'autre,  ils  sont,  grâce  aux 


(1)  M.  Lacfielier,  De  Vindudion,  p.  31.  V.  SrHELLlNG ,  Système  de 
VIdéalisme  transcernf entai,  pag.  317,  318,  cité  par  Harlmann,  p.  136  du 
vol.  H  de  la  Phii.  de  l'Inc,  «  Celui  qui  dit  qu'il  ne  peut  concevoir  au- 
cune action  sans  uu  substratum  avoue  par  là  même  que  ce  substratom 
prétendu,  que  sa  pensée  couçoit,  n'est  qu'un  produit  pur  de  son  imagi- 
nation. C'est  sa  propre  pensée  qu'il  est  forcé  de  supposer  indéfiniment 
derrière  les  choses  comme  ayant  une  réalité  propre.  Par  une  pure  illa- 
sion  de  l'imagination ,  après  qu'on  a  dépouillé  un  objet  des  seuls  pré- 
dicats qu'il  possède ,  on  afiirme  qu^  quelque  chose  subsiste  encore ,  on 
no  sait  quoi.  » 


NATURE   DES  SOCIÉTÉS  ANIMALES  S37 

croisements  dans  la  race  et  dans  l'espèce,  l'objet  d'un 
lent  échange  et  deviennent  à  la  longue,  sinon  iden- 
tiques, du  moins  fortement  semblables,  mettant  ainsi 
à  l'unisson,  dans  un  groupe  donné,  les  impressions 
les  plus  obscures  et  les  mouvements  les  plus  involon- 
taires. 

Si  c'est  là  ce  qu'il  faut  penser  des  consciences  ani- 
males, tant  dans  les  sociétés  que  dans  les  individus,  et 
si,  qu'elles  restent  éparses  ou  qu'elles  se  concentrent, 
elles  n'ont  pas  d'autres  substratum,  en  dernière  analyse, 
que  les  organismes  où  elles  se  manifestent,  il  semble 
que  cette  solution  doive  miner  tout  notre  édifice.  En 
effet,  nous  avons  fait  reposer  sur  la  conscience  et 
ses  harmonies  toute  notre  théorie  des  sociétés  ani- 
males, et  voici  que  la  conscience  ne  repose  sur  rien, 
n'est  rien  et  s'évanouit  dans  le  mécanisme  qui  la  sup- 
porte. Il  n'en  va  pas  ainsi,  et  non  seulement  la  con- 
science est  pour  nous  quelque  chose  de  réel,  mais  elle 
est  plus  réelle  que  tout  le  reste  et  prête  à  tout  le  reste 
sa  réalité. 

Qu'est-<5e  que  la  réalité,  en  effet?  C'est  le  caractère, 
tout  d'abord,  que  revêtent  les  phénomènes  sensibles, 
non  pas  quand  les  sensations  qu'ils  nous  font  éprouver 
sont  énergiques,  —  le  rêve,  l'hallucination  seraient,  à  ce 
compte,  les  meilleurs  juges  de  la  réalité,  —  mais  quand 
les  représentations  que  nous,  en  obtenons  sont  liées 
avec  les  représentations  puisées  ailleurs  et  peuvent 
entrer  dans  le  système  de  nos  connaissances  sans  y 
créer  de  disparates.  Et  encore  serions-nous  seuls  au 
monde,  ce  critérium  ne  serait  peut-être  pas  assez  sur; 
mais  quand   nous  voyons   notre  connaissance  d'un 


538  CONCLUSION 

groupe  de  phénomènes  se  lier  régulièrement  avec  la 
connaissance  que  les  autres  hommes  ont  du  reste  de 
la  nature  et  trouver,  pour  ainsi  dire,  sa  place  toute  prête 
dans  rœuvre  de  la  raison  commune,  c'est  alors  que 
nous  croyons  à  la  réalité  de  ces  phénomènes.  Que  si 
quelque  trouble  survient  dans  nos  pensées,  si  la  vio- 
lence de  la  passion  ou  l'effort  de  la  maladie  en  altère 
les  rapports  et  que  nous  le  sentions  confusément,  c'est 
sur  la  raison  collective  que  nous  nous  appuyons  pour 
retrouver  notre  équilibre  intellectuel.  Divers  témoi- 
gnages venant  coïncider  pour  nous  peindre  une  situa- 
tion sous  les  mêmes  couleurs,  divers  conseils  se  ren- 
contrant pour  nous  représenter  une  action  comme 
seule  accommodée  aux  circonstances,  l'unanimité  et  la 
constance  des  jugements  d'autrui,  telles  sont  les  bar- 
rières qui  contiennent  en  nous  la  fantaisie  prête  à 
prendre  essor  et  qui  forment  en  quelque  sorte  la  règle 
dernière  de  nos  jugements  sur  le  monde.  Qu'est-ce  qui 
fait,  par  exemple,  l'erreur  des  hommes  affectés  de  dal- 
tonisme, si  ce  n'est  l'unanimité  des  témoignages  con- 
traires de  la  part  du  genre  humain?  Ainsi  donc,  être 
regardés  commes  conformes  à  Texpérience  et  à  la  rai- 
son collectives  dans  Thumanité,  voilà  le  signe  sans  le- 
quel des  phénomènes  ne  peuvent  pas  être  tenus  pour 
réels.  Mais  n'est-ce  pas  là  un  caractère  insuffisant,  et 
ne  peut-on  concevoir  une  réalité  plus  intime  que  celle- 
là?  Il  semble  que  si  un  être  au  lieu  d'être  seulement 
pour  autrui  est  pour  soi,  c'est-à-dire  au  lieu  d'être 
connu  par  une  conscience  autre  que  la  sienne  se  con- 
naît et  se  possède  dans  sa  propre  conscience,  cet  être 
jouit  d'une  réalité  mieux  fondée.  En  effet,  il  n'a  pas 


NATURE  DES  SOCIÉTÉS  ANIMALES  S39 

besoin^  pour  exister,  d'attendre  qu'il  soit  perçu  (au- 
paravant^ qu'on  y  songe  en  effet,  son  existence  n'est 
que  possible)  ;  il  trouve  en  lui-même  l'attestation  de  sa 
vie  et  le  sentiment  de  ses  puissances  :  quand  même 
toutes  les  intelligences  seraient  abolies,  il  ne  cesserait 
pas  de  s'affirmer,  d'être,  en  un  mot.  Au  premier  carac- 
tère de  conformité  avec  les  faits  et  les  lois  qui  résu- 
ment l'expérience  de  l'humanité,  il  faut  donc,  pour 
constituer  à  nos  yeux  une  existence  réelle,  qu'on  en 
joigne  un  second,  celui  d'exister  pour  soi;  sans  cela, 
qui  nous  garantit  que  les  phénomènes  même  réguliers 
qui  se  manifestent  à  nous  ne  sont  pas  un  vain  décor, 
un  trompe-l'œil,  mais  permanent  et  derrière  lequel  il 
nous  serait  défendu  de  pénétrer  ? 

De  ce  double  point  de  vue,  les  sociétés  nous  appa- 
raissent comme  aussi  réelles  que  possible.  En  effet, 
nous  avons  vu  qu'elles  sont  constituées  pour  nous  par 
un  vaste  ensemble  de  phénomènes  réguliers,  établis 
par  d'universels  témoignages,  autorisant  la  prévision 
et  la  confirmant  depuis  des  siècles,  régis  par  des  lois 
cohérentes  avec  celles  de  la  vie  et  de  la  pensée.  Loin 
d'être  une  anomalie  dans  la  nature,  elles  forment  une 
transition  nécessaire  entre  l'individu  physiologique  et 
la  société  pleinement  organisée.  A  ce  titre,  elles  mé- 
ritent d'être  l'objet  d'une  science  à  part,  comme  tous 
les  autres  groupes  de  phénomènes  naturels  ;  et  il  n'y  a 
pas  plus  de  raison  pour  leur  refuser  ce  droit  que  pour 
le  refuser  aux  phénomènes  chimiques  et  biologiques. 
Mais  les  sociétés  sont  plus  réelles  encore  que  ces  grou- 
pes de  phénomènes;  car,  à  partir  des  Ascidies  compo- 
sées, elles  manifestent  une  concentration  d'impressions 


540  CONCLUSION 

et  d'impulsions  suffisante  pour  révéler  à  nos  yeux  un 
commencement  de  conscience.  Dès  lors,  les  consciences 
sociales  deviennent  de  plus  en  plus  concentrées  et  de 
plus  en  plus  énergiques.  Elles  existent  pour  elles- 
mêmes  et,  parla,  doivent  êtres  comptées  parmi  les  plus 
hautes  des  réalités.  Descartes  voit  dans  la  conscience 
que  le  moi  humain  a  de  lui-même  la  preuve  irrécusable 
de  notre  existence,  c'est-à-dire  que,  pour  lui,  l'être  qui 
se  pense  est  le  seul  vraiment  réel.  Pourquoi  ce  qui  est 
vrai  de  l'homme  ne  le  serait-il  pas  de  l'animal  ?  Il  faut 
reconnaître  que  nous  ne  pénétrons  pas  dans  la  con- 
science sociale  des  animaux  et  que  c'est  du  dehors 
que  nous  la  jugeons  capable  de  se  penser.  Mais  l'erreur 
n'est  guère  possible  en  présence  des  phénomènes  si 
manifestes  que  nous  avons  énumérés.  Si  les  différents 
individus  qui  composent  les  sociétés  n'étaient  pas  pré- 
sents à  la  pensée  les  uns  des  autres,  ils  ne  vivraient 
pas  agglomérés:  l'idée  est,  comme  nous  l'avons  vu,  la 
force  qui  tient  unis  ces  éléments  épars.  Non  seulement, 
donc,  les  sociétés  sont  réelles  comme  ensemble  de  phé- 
nomènes réguliers,  mais  elles  sont  réelles  encore 
comme  consciences  existant  en  elles-mêmes  et  pour 
elles-mêmes. 

J'ajoute  que  si  elles  ne  sont  pas  réelles,  rien  ne  l'est. 
Car,  nous  l'avons  vu,  excepté  chez  les  derniers  des 
infusoires  et  chez  les  peuplades,  toute  conscience  indi- 
viduelle fait  partie  d'une  conscience  individuelle  supé- 
rieure. Si  donc,  dans  les  plus  hautement  organisées 
des  consciences  collectives  (peuplades),  on  nie  la  réalité 
du  moi  social,  on  se  trouvera  en  présence  de  nouvelles 
consciences  collectives  (familles),  désormais  seules 


NATURE  DBS  SOCIÉTÉS  ANIMALES  541 

réelles.  Mais  en  vertu  du  môme  principe  il  faudra  leur 
refuser  encore  la  réalité,  Teicistence  substantielle  ;  on  en 
viendra  donc  aux  individus  (blastodèmes)  que  Ton  sera 
tenté  de  considérer,  cette  fois,  comme  les  seuls  êtres 
véritablement  existants.  Cependant,  on  ne  le  pourra 
pas  davantage.  La  conscience  de  ces  derniers,  en  effet, 
est  (nous  Favons  démontré)  un  tout  de  coalition,  une 
unité  muliple  dont  la  vie  des  éléments  histologiques 
et  des  organes  forme  le  contenu.  Nouveau  pas  à  faire 
dans  la  voie  de  l'analyse  et  de  la  négation.  Ce  pas 
franchi,  la  conscience  collective  du  blastodème  (c'est- 
à-dire  de  r individu,  au  sens  ordinaire  de  ce  mot)  une 
fois  réduite  à  Tétat  de  pure  abstraction,  il  ne  restera 
plus  que  les  organes  etorganites  à  qui  je  ne  pense  pas 
qu'on  accorde  plus  volontiers  l'existence  substantielle, 
car  d'abord  il  est  douteux  qu'ils  soient  des  consciences, 
et  ensuite  leur  fonctionnement  se  ramène  trop  facile- 
ment au  jeu  des  forces  physico-chimiques  pour  qu'on 
ne  soit  pas  poussé  à  les  confondre  avec  la  matière  en- 
vironnante. N'existant  pas  pour  soi,  ils  n'existeront 
pas  du  tout,  en  sorte  que  rien  n'existera  réellement. 
Il  faut  donc  choisir  :  ou  accorder  la  réalité  aux  con- 
sciences collectives  supérieures  et  obtenir  ainsi  le 
droit  de  l'attribuer  aux  consciences  collectives  infé- 
rieures, aux  simples  individus,  ou  le  refuser  aux  unes 
et  aux  autres  également  comme  à  des  abstractions  réa- 
lisées et,  par  là,  s'engager  à  ne  rien  voir  dans  le  monde 
vivant  au-dessous  de  l'homme  que  des  unités  artifi- 
cielles et  nominales. 

Si,  maintenant,  dans  une  société  donnée,  nous  cher- 
chons à  déterminer  la  valeur  de  chaque  élément  par 


842  CONCLUSION 

rapport  au  tout,  nous  voyons  que  l'unité  sociale  ne 
subsiste  que  par  les  individus  qui  la  composent,  mais 
que  ceux-ci  empruntent  pour  une  plus  large  part  au 
tout  lui-même  ce  qu'ils  ont  de  réalité.  En  effet,  les 
individus  changeant,  celui-ci  demeure  identique  tant 
que  le  rapport  qui  unit  les  éléments  reste  le  même.  Et 
c'est  en  lui  que  les  individus  puisent  les  impulsions, 
tant  organiques  que  psychiques,  par  lesquelles  ce  rap- 
port est  entretenu  ;  car  les  impulsions  organiques  sont 
transmises  par  la  génération  qui  a  lieu  au  sein  du 
groupe  social;  quant  aux  impulsions  psychiques,  dont 
le  germe  est  déposé  également  en  chacun  par  la  même 
voie,  elles  sont  en  dernier  lieu  développées  par  l'édu- 
cation et  l'exemple,  donnés  encore  au  sein  du  groupe. 
L'individu  est  donc  l'œuvre  bien  plus  que  l'auteur  de 
la  société  ;  car  l'action  qu'il  exerce  sur  elle  compte 
pour  un,  tandis  que  les  modifications  qu'il  en  reçoit 
sont  représentées  par  le  nombre  des  autres  membres. 
De  plus,  l'action  individuelle  est  limitée  à  un  temps 
fort  court,  tandis  que  l'action  collective  pèse  sur  Tin- 
dividu  de  tout  le  poids  des  instincts  acquis  et  des  chan- 
gements de  structure  obtenus  pendant  tout  le  passé 
de  la  race. 

Faut-il  donc  comprendre  dans  un  seul  et  même  tout 
organique  tous  les  représentants  d'une  espèce  (4)? 
S'il  s'agit  de  la  société  polypoïdale,  la  société  se  limite 

(1)  DuUROiNy  Infasoires  :  f  Oq  pourra  imaginer  tel  infusoire  comme 
une  partie  aliquote  d'ua  iafasoire  semblable  qui  aurait  Tëcn  des  années 
ou  même  des  siècles  auparavant  et  dont  les  subdivisions  par  deux  se 
aéraient^  continuant  À  vivre,  développées  successivement».  A  ce  compte, 
chaque  espèce  ne  serait  qu'un  individu^  et,  si  la  théorie  de  Darwin  est 
vraie,  tout  le  règne  animal   Ce  point  de  vue  est  faux  selon  nous. 


MORALITÉ  DES  ANIMAUX  543 

facilement  à  Tarbre  développé  sur  une  même  souche  ; 
autant  d'arbres,  autant  de  sociétés.  S'il  s'agit  de  la 
famille,  les  unions  annuelles  sont  autant  de  sociétés 
distinctes  séparées  comme  les  individus  distincts  par  le 
germe  qui  les  doit  perpétuer  ;  les  unions  durables  ont 
une  individualité  aussi  nettement  définie.  Quant  aux 
peuplades,  nous  avons  vu  à  quel  moment  elles  com- 
mencent ;  c'est  quand  elles  méritent  le  nom  de  colonies, 
je  veux  dire  de  sociétés  fondées  à  quelque  distance  des 
anciennes  par  des  éléments  qui  se  sont  détachés  de 
l'une  d'elles.  Il  est  donc  visible  que  ni  l'espèce,  ni 
même  la  race  ou  la  variété  ne  sont  des  entités  réelles 
chez  les  animaux.  Elles  peuvent  le  devenir  chez  des 
êtres  capables  de  conserver  de  longues  traditions  et  de 
former  des  consciences  sociales  très  compréhensives. 
L'étendue  et  la  durée  des  sociétés  sont  en  rapport  avec 
la  perfection  organique  de  leurs  éléments  ;  et  on  conçoit 
une  société  qui  serait  aux  plus  hautes  peuplades  ce  que 
sont  celles-ci  aux  infusoires  agrégés. 


§3 

De  la  moraUté  des  animaux. 

Et  cependant,  si  nous  mesurons  le  chemin  parcouru, 
quel  progrès  réalisé  de  l'infusoire  aux  peuplades  de 
mammifères!  Là,  Textrême  férocité  et  l'extrême  im- 
puissance, une  dépendance  absolue  vis-à-vis  des  in- 
fluences extérieures.  Ici,  un  commencement  de  domi- 
nation sur  la  matière,  la  défense  assurée  et  les  instincts 


544  CONCLUSION 

destructeurs  vaincus,  dans  une  sphère  étendue  d'acti- 
vité,par  les  instincts  sympathiques.Or,  si  nous  résumons 
ce  qui  aété  dit  de  chacune  des  impulsions  qui  ont  amené 
ce  progrès,  nous  voyons  que  c'est  l'amour  de  soi  qui 
les  a  toutes  suscitées;  Tamour  de  soi,  disons-nous, 
mais  développé  par  une  harmonieuse  nécessité,  de 
telle  sorte  que  Tamour  d' autrui  en  est  devenu  insépa- 
rable. 

Aux  derniers  échelons  du  règne  animal,  la  lutte  pour 
l'existence  est  universelle  et  incessante.  Dans  ces 
régions,  l'être  vivant  ne  se  montre  allié  qu'avec  ses 
propres  parties  non  détachées  de  sa  substance  et  avec 
lesquelles  il  entretient  des  rapports  physiologiques.  Si 
l'on  admettait  que  dans  chaqu.e  partie  de  telles  agglo- 
mérations se  cache  un  sentiment  quelconque  du  mot, 
il  lui  faudrait  bien  accorder  en  même  temps  un  senti- 
ment du  nousy  puisqu'une  soudure  enchaîne  en  une 
même  masse  continue  les  différentes  parties  du  tout. 
A  un  degré  plus  haut  d'organisation,  deux  êtres  primi- 
tivement séparés  peuvent  faire  trêve  un  instant  à  la 
concurrence  vitale,  mais  à  h  condition  de  constituer 
deux  moitiés  d'un  tout  physiologique  qu'ils  doivent 
reformer  pour  obtenir  satisfaction  de  besoins  indivi- 
duels; ici  encore,  l'amour  d' autrui  et  l'amour  de  soi  ne 
font  qu'un,  une  communauté  organique  aussi  étroite 
que  courte  absorbant  les  deux  moi  sexués  en  un  seul 
nous.  Considêre-t-on  les  produits  de  cette  union,  si 
l'attention  de  plus  en  plus  marquée  et  de  plus  en  plus 
durable  qu'ils  obtiennent  des  parents  restreint  de  plus 
en  plus  le  domaine  de  la  concurrence  vitale,  c'est  parce 
qu'ils  ont  été  pendant  quelque  temps  partie  intégrante 


MORALITÉ  DES  ANIMAUX  K45 

de  ces  organismes  créateurs  et  que  ceux-ci  n'ont  pu 
s'aimer  eux-mêmes  sans  embrasser  dans  1q  même 
amour  la  portion  d'eux-mêmes  qui  venait  à  peine  d'être 
expulsée  de  leur  corps.  L'impulsion  qui  attache  les 
jeunes  aux  organes  nourriciers  relève  de  la  même 
origine  :  la  mère  représente  pour  eux,  avant  tout,  l'ali- 
ment et  la  protection.   Sortons-nous  de  la  famille, 
montons-nous  d'un  degré  dans  la  série  sociologique, 
nous  trouvons  que  des  êtres  vivants  peuvent  s'unir 
sans  y  être  contraints  par  les  insuffisances  mutuelles 
de  leurs  organismes,  à  une  condition  cependant,  c'est 
que  les  êtres  ainsi  unis  soient  de  même  espèce  ou 
d'espèces  voisines,  c'est-à-dire  puissent  reconnaître  et 
embrasser  en  autrui  leur  propre  image,  et  jouir  d'eux- 
mêmes  en  la  contemplant  :  telle  est  la  plus  durable  et 
la  plus  étendue  des  barrières  opposées  à  la  concur- 
rence vitale  ;  elle  est  fondée  encore  sur  l'amour  de  soi  ; 
mais  plutôt  sur  l'amour  de  sa  propre  idée  que  sur  l'a- 
mour de  son  organisme,  bien  que  les  avantages  qui  en 
résultent  ne  manquent  pas  de  la  consolider.   Mais 
s'aimer  dans  son  image,  c'est  aimer  tous  ceux  qui  la 
reproduisent,  tous  ceux,  du  moins,  en  qui  on  peut  la 
reconnaître;  tous  les  membres  de  la  peuplade  font 
donc  partie  du  moi  de  chacun,  ou  plutôt  il  n'y  a  pas 
de  moi  distinct  pour  eux,  il  n'y  a  qu'un  nous.  Ainsi 
donc  l'évolution  des  sentiments  sociaux  est  essentielle- 
ment une  transformation  croissante  de  l'égoîsme  en 
altruisme  ou  de  l'amour  du  moi  en  amour  du  nous. 

Ce  qui  prouve,  d'ailleurs,  la  pénétration  du  moi  et  du 
nous  et  la  diffusion,  en  quelque  sorte,  du  premier  dans 
le  second,  c'est  qu'il  n'est  pas  un  nous  qui  ne  soit,  lui 


846  CONCLUSION 

aussi,  limité  et  antagonique  par  rapport  à  un  autre 
nous  y  en  sorte  que  l'on  voit  par  là  clairement  qu'il  n'est 
qu'un  moi  étendu.  Les  affections  sympathiques  les 
mieux  définies  ont  pour  conséquence  la  baine  des  êtres 
où  l'image^  bien  que  voisine,  n'est  pas  reconnue  comme 
semblable  et  leur  exclusion  du  moi  collectif.  Et  on 
peut  affirmer  comme  une  loi  générale  que  la  netteté 
avec  laquelle  se  pose  une  conscience  sociale  est 
en  raison  directe  de  la  vigueur  de  ses  haines  pour 
l'étranger.  L'altruisme  est  donc  bien  vraiment  un 
égoisme  étendu,  et  la  conscience  sociale  une  cons- 
cience individuelle. 

S'il  en  est  ainsi  au  point  de  vue  de  la  représentation, 
il  doit  en  être  de  môme  au  point  de  vue  de  l'action. 
Puisque  l'amour  de  soi,  loin  d'être  exclusif  de  Tamour 
des  autres,  comprend  naturellement  cet  amour  (dans 
des  limites  définies,  bien  entendu),  ce  que  chacun  fait 
pour  les  autres,  il  le  fait  d'abord  pour  soi.  Leibniz  a 
bien  vu  que  chaque  individu  est  pour  soi  le  centre  du 
monde  et  qu'il  ne  peut  puiser  qu'en  lui-môme  le  prin- 
cipe de  son  activité.  Une  action  pour  autrui  n'est  pos- 
sible que  là  où  plusieurs  moi  sont  fondus  en  un  seul. 
Or,  dans  toute  société,  les  actes  qui  sont  nécessaires  à 
l'existence  du  nous  s'imposent  à  Findividu  aussi  impé- 
rieusement que  les  actes  nécessaires  à  Texistence  du 
moi.  S'y  soustraire  est  aussi  difficile  pour  les  individus 
engagés  dans  une  conscience  sociale  qu'il  leur  est  diCfi- 
elle  de  se  soustraire  aux  actes  d'où  dépend  leur  propre 
conservation.  Ils  veulent  leur  société  comme  ils  se 
veulent  eux-mêmes,  en  vertu  d'une  impulsion  primi- 
tive par  le  seul  fait  de  leur  constitution  essentielle  : 


MORALITÉ  DES  ANIMAUX  547 

être  et  vouloir  persévérer  dans  son  être  ne  faisant 
qu'un,  être  collectivement  et  vouloir  persévérer  dans 
son  existence  collective,  vouloir,  en  un  mot,  le  bien 
de  la  société,  ne  font  également  qu'un  seul  et  même 
acte. 

On  peut  aller  plus  loin  et  soutenir  qu'en  vertu  de  la 
même  impulsion  un  membre  d'une  société  animale 
hautement  organisée  est  plus  attaché  à  la  conscience 
collective  et  à  sa  prospérité  qu'à  sa  propre  conscience 
et  à  son  intérêt.  En  effet,  si  on  songe  à  la  continuité  de 
la  vie  en  commun  et  au  nombre  des  pensées  qui  repré- 
sentent ses  différentes  manifestations  dans  la  con- 
science individuelle  on  sera  surpris  du  petit  volume 
qu'y  occupent  les  images,  les  fins  et  les  actes  afférents 
à  l'individu  seul.  Une  conscience  aussi  peu  développée 
que  celle  de  l'animal  est  sans  cesse  hors  d'elle-même, 
et  où  veut-on  qu'elle  soit  attachée  si  ce  n'est  aux  com- 
pagnons de  l'animal  sans  cesse  présents  à  tous  ses 
sens  ?  Il  n'est  donc  pas  étonnant,  si  l'action  et  la  pensée 
sont  corrélatives,  que  les  penchants  dont  la  société  est 
le  terme  aient  une  importance  égale.  Les  penchants 
sociaux  doivent  donc  l'emporter  de  beaucoup,  dans  la 
plupart  des  cas,  sur  les  penchants  individuels,  les 
inclinations  généreuses  sur  les  inclinations  intéres- 
sées. 

Là  est  le  principe  de  ce  qu'Âgassiz,  dont  on  con- 
naît la  circonspection  habituelle,  n'a  pas  craint  d'ap- 
peler la  morale  des  animaux,  a  Qui  a  pu  voir,  dit-il,  le 
Sun-fish  (Pomotis  vulgaris)  se  balançant  sur  ses  œufs 
et  les  protégeant  pendant  des  semaines,  ou  le  chat 
marin  (Pimelodus  cattJis)  se  mettant  en  mouvement 


548  CONXLUSION 

avec  ses  petits  comme  une  poule  avec  ses  poussins, 
sans  demeurer  convaincu  que  le  sentiment  qui  les  guide 
dans  ces  actes  est  de  la  même  nature  que  celui  qui  at- 
tache la  vache  à  son  nourrisson  ou  la  mère  à  Tenfant? 
Quel  est  l'observateur  qui,  après  avoir  constaté  cette 
analogie  entre  certaines  facultés  de  Thomme  et  cer- 
taines facultés  des  animaux  supérieurs,  peut,  dans 
l'état  actuel  de  nos  connaissances,  se  dire  prêt  à  tracer 
la  limite  où  cesse  ce  qu'il  y  a  de  naturellement  commun 
aux  uns  et  aux  autres?...  La  gradation  des  facultés 
morales  dans  les  animaux  supérieurs  et  dans  l'homme 
est  tellement  imperceptible  que,  pour  dénier  aux  pre- 
miers un  certain  sens  de  responsabilité  et  de  conscience  y 
il  faut  exagérer  outre  mesure  la  différence  qu'il  y  a 
entre  eux  et  l'homme  »  (De  VEspèce,  p.  90).  Nous  ne 
sommes  pas  surpris  de  voir  Agassiz,  qui,  comme  natura- 
liste, connaissait  tous  les  faits  passés  en  revue  dans  cette 
étude  et  bien  d'autres  qu'il  avait  été  à  même  d'obser- 
ver, affirmer  avec  autant  d'assurance  la  moralité  des 
animaux  supérieurs.  S'il  est  vrai  qu'ils  exécutent  des 
actes  qui  sont  avantageux  à  leur  groupe,  même  à  leur 
propre  détriment,  et  s'ils  sont  sollicités  à  de  tels  actes 
par  une  impulsion  psychique  impérieuse  que  les  fonc- 
tions de  nutrition  et  de  reproduction  n'expUquent  à 
aucun  degré,  comment,  en  effet,  ne  seraient-ils  pas  des 
êtres  moraux?  Seulement,  nous  ne  croyons  pas  que  le 
sentiment  de  la  responsabilité  puisse  leur  être  attribué 
avec  la  même  certitude.  C'est  à  peine  si  les  animaux 
domestiques  les  plus  intelligents  en  manifestent  qiiel- 
que  trace,  et  encore  est-il  difficile,  dans  la  plupart  des 
cas,  de  le  distinguer  de  la  crainte  du  châtiment.  Même 


MORALrTÉ  DES  Af^IMAUX  8i9 

on  trouverait  sans  peine  parmi  les  sauvages  actuels  des 
exemples  d'actes  coupables  accompagnés  d'un  très 
faible  sentiment  de  responsabilité  (1).  La  moralité  dont 
il  s'agit  est  donc  une  moralité  rudimentaire,  qui  n'est 
pas  accompagnée  du  cortège  de  sentiments  et  d'idées 
qui  caractérisent  la  moralité  dans  la  conscience  actuelle 
de  l'humanité  civilisée  et  reste  à  une  énorme  distance 
de  la  faculté  que  Kant  a  si  excellemment  décrite. 

Dans  tout  acte,  on  peut  considérer  deux  choses,  la 
matière  et  la  forme,  l'objet  de  Tacte  et  ses  effets  d'une 
part,  d'autre  part  la  nature  de  la  déterminatioh  qui  le 
provoque.  Examinons  d'abord  ce  second  point. 

Le  caractère  que  tout  le  monde  attribue  à  l'activité 
de  l'animal,  c'est  la  spontanéité  ou  l'irréflexion.  Les 
motifs  de  ses  déterminations  ne  sont  pas  nettement 
distingués  dans  sa  conscience,  et  cela  parce  qu*il  lui 
manque  deux  choses  :  d'abord,  de  se  représenter  le  but 
ultime  auquel  tendent  ses  actes,  ensuite,  de  concevoir 
avec  une  généralité  suffisante  les  diverses  catégories 
de  motifs  qui  peuvent  entraîner  sa  volonté.  Mais  il 
s'agit  de  savoir  si  la  olaire  vue  des  résultats  possibles 
d'un  acte  jusqu'en  ses  conséquences  les  plus  loin- 

(1)  «  Les  maris  (pays  du  Grand-Bassan,  sur  la  côte  d*Afrique)  ont  le 
droit  de  vie  et  de  mort  sur  leurs  femmes;  ils  en  font  souvent  abus.  Je 
Tii  an  chef  rasé;  c*est,  en  général,  un  signe  de  deuil.  Je  lui  demandai 
pourquoi  il  s*éiait  fait  couper  led  cheveux;  il  me  répondit  avec  une 
tranquillité  parfaite,  en  continuant  à  tresser  un  panier  de  pécbe  :  «J'ai 
tué  ma  femme.  »  Je  reculai  de  trois  pas  :  il  n*avait  nulle  conscience  de 
ton  crime.  Il  me  dit  en  manière  d*acquit  :  «  Elle  a  fait  périr  mon  fils  par 
maléfices.»  C'était  faux  :  ce  fils,  appartenant  à  une  autre  feœme^  avait 
été  soigné  par  la  victime  avec  la  tendresse  d'une  mère.  Je  le  lui  dis;  il 
le  nia.  «Après  tout,  où  est  le  mal?  me  dit-il...;  elle  était  vieille,  elle 
ne  pouvait  plus  avoir  d*enfants!  »  (L*amiral  db  Langlb,  Croisières  à  la 
côte  d* Afrique,  cité  par  Compiègne,  Afrique  équut.^  p.  61.) 

36 


550  CONCLUSION 

taines  est  nécessaire  pour  imprimer  le  caractère  de 
la  moralité  sur  les  déterminations  de  l'agent.  On  en 
peut  douter,  car  en  aucun  cas  ces  conséquences  qui  se 
prolongent  et  qui  se  multiplient  de  proche  en  proche 
à  l'infini  ne  peuvent  être  prévues  au-delà  d'un  certain 
temps  et  d'une  certaine  distance,  et  cette  limite  est 
assez  rapprochée  même  si  l'on  considère  les  détermi- 
nations]des  plus  grands  génies  politiques  dans  Thuma- 
nité.  Pour  le  commun  des  hommes  et  surtout  pour  les 
ignorants  et  les  simples,  le  but  visé  est  un  but  immé- 
diat. Cependant,  leurs  actes  ne  servent  pas  moins 
utilement  les  intérêts  du  groupe  dont  ils  font  partie. 
C'est  une  ruse  fréquemment  employée  par  la  nature 
(ou  plutôt  c'est  un  de  ses  procédés  sélectifs  très  ordi- 
naires) que  de  plier  au  développement  de  la  société  des 
instincts  acquis  en  apparence  sans  raison  ou  du  moins 
pour  de  tout  autres  fins,  en  sorte  que  l'égoisme  entre 
normalement  comme  facteur  dans  des  combinaisons 
hautement  harmoniques  et  d'une  étonnante  opportu- 
nité. Des  actes  non  plus  égoïstes,  mais  inspirés,  au 
contraire,  par  l'affection  et  le  dévouement  n'ont  donc 
pas  besoin,  à  plus  forte  raison,  d'être  accompagnés  de 
la  représentation  de  leur  fin  et  de  leur  utilité  sociales 
pour  prendre  le  caractère  de  services  sociaux,  d'actes 
bien  intentionnés,  bons,  en  un  mot,  moralement.  C'est 
ainsi  que  les  hommes  primitifs  ont  été  formés  à  ce 
qu'il  a  fallu  de  vertu  sociale  pour  que  la  famille  et  la 
tribu  subsistassent,  c'est  ainsi  encore  que,  dans  les  so- 
ciétés civilisées,  beaucoup  sont  de  bons  citoyens  sans 
savoir  que  leur  conduite  est  un  des  éléments  de  l'ordre 
universel,  ou  même  de  l'ordre  social;  leurs  instincts 


MORALITÉ  DES  ANIMAUX  KSi 

sympathiques,  leurs  sentiments  de  douceur  et  de  dé- 
férence au  pouvoir  les  guident  pas  à  pas  et  d'instant 
en  instant.  Il  en  est  de  même  des  animaux  supérieurs. 
La  raison  dernière  de  leurs  actes  de  dévouement,  à 
savoir  la  conservation  du  groupe  dont  ils  font  partie, 
ils  l'ignorent  sans  aucun  doute  ;  ils  n'en  travaillent  pas 
moins  à  ce  résultat,  poussés  par  des  sentiments  qui 
sont  bons  puisqu'ils  y  conduisent  et  que  les  sentiments 
contraires  seraient,  au  point  de  vue  du  groupe,  détes- 
tables et  pernicieux.  L'humanité  n'a  pas  coutume  d'ho- 
norer moins  les  vertus  spontanées  que  les  vertus  réflé- 
chies, et  on  ne  peut  s'empêcher  de  remarquer,  en  effet, 
que  l'élan  irrésistible  qui  entraîne  l'homme  de  bien  au 
secours  de  ses  semblables  est  plus  sûr  dans  ses  effets 
que  la  délibération  qui  discute  et  qui  hésite.  Lequel  est 
le  plus  vraiment  vertueux  de  l'homme  qui  balance  entre 
deux  résolutions^  l'une  intéressée,  l'autre  généreuse, 
ou  de  rhomme  qui  ne  conçoit  même  pas,  qui  ne  soup- 
çonne pas  un  moment  la  possibilité  de  la  résolution 
intéressée  et  suit,  par  conséquent,  inévitablement  son 
penchant  à  Pabnégation?  Ce  n'est  donc  pas  une  raison 
suffisante,  de  ce  qu'un  acte  est  dû  plutôt  à  une  impul- 
sion de  sentiment  et  à  la  vue  bornée  d'une  satisfaction 
sympathique  qu'aune  prévision  lointaine  de  ses  effets, 
pour  lui  refuser  à  quelque  degré  le  caractère  moral.  — • 
Si  maintenant  nous  examinons  le  degré  de  généralité 
atteint  par  les  conceptions  morales  de  l'animal,  nous 
trouverons  qu'il  ne  faut  pas  songer  à  lui  prêter  des 
motifs  abstraits,  des  principes  généraux  d'action. 
Aucun  de  ceux  qui  nous  ont  lu  attentivement  ne  nous 
attribuera  la  pensée  de  mettre,  à  cet  égard,  sur  la  même 


SS3  CONCLUSION 

ligne  rhomme  et  l'animal  (quel  homme,  d'ailleurs,  et 
quel  animal ?).Ces  paradoxes  à  la  Montaigne  sont  on  ne 
peut  plus  déplacés  dans  les  ouvrages  qui  aspirent  à 
quelque  précision  scientifique.  Depuis  de  longs  siècles 
rhomme  s*est  élevéà  la  conception  du  bien  pour  le  bien 
comme  motif  dominant  de  ses  actes  et  il  a  opposé  net- 
tement dans  sa  conscience  ce  motif  conçu  sous  sa  plus 
haute  généralité  à  un  certain  nombre  d^autres  motifs 
généraux  classés  méthodiquement  ;  et  si  de  nombreuses 
fractions  de  l'humanité  sont  restées,  à  cet  égard, 
dans  un  état  d'inconscience  relative,  les  parties  les  plus 
éclairées  ont  pris  ces  mêmes  motifs  comme  règles  de 
leurs  actions  dans  la  pratique  quotidienne.  L'enfant 
n'analyse  point  ses  motifs  et  ne  sait  pas  les  abstraire  les 
uns  des  autres  pour  les  ériger  en  principes  ;  mais  enfin, 
il  est  appelé  à  le  faire  dès  qu'il  deviendra  adulte  et  dès 
qu*ii  aura  été  mis  à  même  par  l'éducation  de  profiter 
de  la  longue  élaboration  des  idées  morales  dans  les 
générations  antérieures.  Il  n'en  est  pas  de  même  pour 
l'animal  même  supérieur,  même  domestiqué.  Cette 
limite  qui  sépare  l'action  spontanée,  non  réfléchie,  de 
l'action  en  quelque  sorte  méthodique  et  régie  par  des 
.  principes  abstraits,  cette  limite  que  l'humanité  a  fran- 
chie  une  fois  et  que  les  individus  comme  les  peuplades 
encore  attardées  franchissent  incessamment,  aucun 
animal  ne  la  dépasse  et  ne  la  dépassera  jamais.  Nous 
ne  croyons  pas  cependant  qu'il  en  faille  conclure  qu'il 
est  au-dessous  de  la  moralité;  car  le  fait  qu'un  homme 
conçoit  sous  une  forme  abstraite  ses  principes  d*ac- 
tion  ne  fait  pas  seul  de  lui  un  être  moral;  et  le  rôle 
de  Tintelligence  méthodique,  de  la  pensée  savante  dans 


MORALITÉ  DES  ANIMAUX  558 

la  moralité  est  moins  prépondérant  qu'on  ne  le  croit. 
Môme  dans  les  raisons  les  plus  hautes,  le  progrès 
moral  se  fait  surtout  sous  l'impulsion  du  sentiment; 
c'est  elle,  ce  sont  des  tendances  plus  ou  moins  aveu- 
gles, anciennes  dans  la  race,  héréditaires,  qui,  som- 
meiUant  jusque  là  au  plus  profond  de  la  conscience,  se 
réveillent  à  de  certains  moments  dont  l'intelligence  ne 
fait  que  signaler  l'opportunité,  et  qui,  sans  rien  devoir 
au  raisonnement,  entraînent  l'action  avec  une  puis- 
sance souveraine.  La  société  progresse  grâce  à  une 
extension  croissante  des  sentiments  sympathiques  et, 
à  moins  que  l'intéi^ôt  ne  parle  haut,  il  faut  que  la  pitié, 
la  générosité,  l'amour  interviennent  constamment  pour 
faire  faire  un  pas  en  avant  à  la  solidarité  humaine. 
L'intelligence  peut  frayer  la  voie,  elle  ne  fournit  pas 
l'impulsion  ;  toute  vertu  est  spontanéité  dans  sa  racine. 
L'idée  même  du  droit,  c'est-à-dire  celle  de  la  justice  et 
de  l'égalité,  qui  est  dans  la  morale  son  œuvre  propre, 
n'aboutirait  sans  l'affection  qu'à  d'interminables  con- 
flits, en  supposant  qu'elle  puisse  naître  sans  son  se- 
cours. Il  faut  donc  reconnaître  que  les  premières  lueurs 
de  la  moralité  peuvent  se  montrer  bien  au-dessous  de 
cette  limite  que  nous  indiquions  tout  à  l'heure,  et  avant 
que  l'analyse  ait  dégagé  les  principes  généraux  de 
l'activité  morale. 

Un  principe  d'action  est  un  motif  distinctement 
conçu  et  érigé  en  loi  ou  règle  universelle  ;  l'animal, 
même  élevé  dans  l'échelle,  ne  nous  offre  rien  de  tel,  otil 
est  probable  que  chacune  de  ses  déterminations  a  pour 
cause  uneimpulsion particulière,  un  sentiment.  Les  con- 
flits même  qui  ont  lieu  dans  sa  conscience  entre  des  im- 


/ 


554  CONCLUSION 

pulsions  diverses  ne  sont  qu'un  rudiment  de  délibéra- 
tion parce  que  n'ayant  point  converti  ces  impulsions 
diverses  en  idées  abstraites  ou  principes,  il  est  plutôt 
le  théâtre  de  leurs  luttes  qu'il  n'en  est  l'instigateur  et 
l'arbitre.  Son  intelligence  lui  représente  à  peine  avec 
quelque  clarté  les  diverses  manières  d'agir  possibles 
en  chaque  cas;  encore  moins  sait-elle  attribuer  chacune 
de  ces  manières  d'agir  possibles  à  diverses  catégories. 
Cependant  nous  pouvons,  nous,  après  avoir  examiné 
en  détail  les  actes  de  l'animal  et  présenté  des  conjec- 
tures sur  la  cause  la  plus  probable  de  ces  actes,  cher- 
cher à  en  dégager  le  principe  le  plus  général  :  nous 
allons  voir  combien  il  se  rapproche  de  ce  que  nous 
appelons  un  principe  moral,  non  pas  chez  un  Kant  ou 
un  Franklin,  mais  chez  un  enfant  ou  un  sauvage. 

On  peut  distinguer  ici  trois  sortes  d'impulsions  :  le 
besoin  physiologique  gui  crée  Funion  sexuelle  chez 
les  êtres  inférieurs  et  attache  les  jeunes  aux  parents 
comme  aussi  dans  certains  cas  (lactation)  les  parents 
aux  jeunes,  —  la  sympathie  fondée  sur  le  plaisir  de  la 
représentation  réciproque,  —  et  l'intérêt  qui  résulte 
d'expériences  consolidées  d'avantages  obtenus  grâce 
aux  relations  sociales.  Or,  si  le  lecteur  veut  se  rappeler 
nos  recherches  particulières  sur  chaque  groupe  d'ani- 
maux, il  verra  combien  il  serait  inexact  de  déclarer 
en  général  que  tel  ou  tel  de  ces  principes  d'action  est 
la  source  exclusive  des  actes  qui  annoncent  la  moralité 
dans  la  série  zoologique.  Chacun  contribue  pour  sa 
part  à  faire  naître  ce  commencement  de  vie  morale 
dans  des  proportions  qui  diffèrent  suivant  les  espèces 
et  leur  degré  de  perfection  organique.  Ainsi  la  sym- 


PRINCIPES  d'action  CHEZ  LES  ANIMAUX  558 

pathie,  loin  d'exclure  les  relations  nées  du  besoin, 
commence,  grâce[à  elles,  à  s'afTirmer  dans  les  espèces 
capables  de  représentations  quelque  peu  distinctes  et 
durables,  à  l'occasion  des  relations  sexuelles.  C'est 
ensuite  la  sympathie  qui  orne  la  famille  animale  de  ses 
plus  nobles  attributs,  c'est  elle  qui  fonde  la  peuplade. 
Mais  elle  n'empêche  pas  l'intervention  de  l'intérêt,  qui 
vient  cimenter  les  liens  qu'à  lui  seul  il  n'aurait  sans 
doute  pas  réussi  à  former.  Les  expériences  où  sont 
notés  des  avantages  recueillis  dans  la  vie  sociale  ont 
dû,  en  effet,  suivre  l'établissement  de  la  vie  sociale 
elle-même,  et  quand  bien  même  ces  deux  phénomènes 
seraient,  comme  cela  est  possible,  simultanés,  la  vue 
de  l'utilité  est  une  représentation  trop  analytique,  trop 
abstraite,  en  quelque  sorte,  pour  influer  d'un  manière 
durable  sur  l'activité  d'êtres  aussi  primesautiers  que 
les  animaux  ;  il  faut  y  joindre  la  sympathie,  sentiment 
plus  profond  et  plus  impulsif,  force  plus  concrète  et 
partant  plus  permanente,  là  surtout  où  l'exercice  ordi- 
naire delà  pensée  n'est  pas  encore  possible.  Les  seules 
associations  dont  l'intérêt  soit  le  principe  dominant  sont 
vraisemblablement  celles  dont  nous  avons  parlé  au  dé- 
but de  cet  ouvrage  et  que  nous  avons  appelées  acciden- 
telles, parce  qu'elles  n'ont  pas  lieu  entre  individus  de 
la  même  espèce.  C'est  bien  l'intérêt  qui  a  déterminé 
les  relations  des  fourmis  avec  les  pucerons  et,  en  géné- 
ral, tous  les  faits  de  mutualité.  Mais  on  peut  remarquer 
que  ces  associations  sont  le  plus  souvent  temporaires, 
partielles,  incomplètes,  et  que  là  où  la  sympathie  est 
impossible,  là  où  elle  ne  vient  pas  coiTiger  par  ses 
charmes  désintéressés  la  rigueur  du  calcul  utilitaire,  le 


556  CONCLUSION 

concours  se  change  presque  toujours  en  exploitation, 
le  plus  fort  finissant  toujours  par  se  subordonner  le 
plus  faible  et  par  abuser  de  lui.  Telle  est  devenue 
chez  l'homme  même  la  domestication  des  animaux 
trop  éloignés  de  lui  pour  qu*il  sympathise  avec  eux.  Le 
mutualisme,  ne  l'oublions  pas,  nous  est  apparu  comme 
la  forme  du  concours  qui  vient  immédiatement  au-des- 
sus des  formes  adoucies  de  concurrence,  le  parasitisme 
inoffensif  et  le  commensalisme.  Au  fond  de  tout  com- 
merce auquel  la  sympathie  ne  mêle  pas  sa  douceur,  il 
y  a  un  antagonisme  latent.  Donc,  sans  vouloir  effacer  le 
rôle  des  autres  mobiles,  nous  ne  pouvons  refuser  à 
oelui-ci  la  première  place  parmi  les  agents  de  la  socia- 
bilité et  de  Faction  bienveillante  chez  les  animaux.  La 
sympathie  est  agréable,  il  est  vrai;  mais  il  ne  s'easuit 
pas  qu'elle  soit  intéressée,  sans  quoi  il  faudra  dire  que 
chez  l'homme  la  vertu  trouve  sa  perte  dans  la  satisfac- 
tion qu'elle  produit,  ce  qui  serait  manifestement  ab- 
surde. Certes,  elle  est  utile  ;  sans  elle,  aucune  société 
ne  subsisterait  et  aucun  des  avantages  si  nombreux  et 
si  importants  que  la  vie  sociale  procure  à  ceux  qui 
la  partagent  ne  leur  serait  assuré  ;  cela  n'empêche  pas 
que  les  animaux  capables  de  sympathie  ne  Texercent 
souvent  indépendamment  de  toute  vue  d'utilité  person- 
nelle. Car  il  ressort  clairement  des  exemples  contenus 
dans  notre  exposition  que  les  actes  les  plus  remarqua- 
bles provoqués  par  lasympathie  sont  utiles  non  à  celui 
qui  les  accomplit,  mais  à  celui  qui  en  est  l'objet,  et 
qu'ils  sont  souvent  pour  le  premier  une  occasion  de 
travail,  de  souffrance  ou  de  péril.  Si  l'idée  d'échange 
et  le  calcul  utilitaire  pouvaient  entrer  dans  Tintelligence 


PRINGIPBS  d'action  CHEZ  LES  ANIMAUX  161 

des  oiseaux  et  des  mammifères  sociables,  on  serait 
fondé  à  leur  attribuer  l'espoir  de  services  réciproques 
qu'ils  comptent  obtenir  de  leurs  compagnons  en  retour 
de  leur  dévouement  actuel.  Mais  on  sait  que  cette  idée 
des  avantages  futurs,  problématiques,  de  la  solidarité 
est  de  beaucoup  au-dessus  de  leurs  facultés  mentales, 
et  d'ailleurs  elle  ne  trouverait  aucune  application  au 
sein  de  la  famille,  où  de  toutes  façons  la  sollicitude  des 
parents  est  gratuite  en  raison  de  la  dispersion  pro- 
chaine des  jeunes.  11  n'y  a  pas  même  lieu  d'invoquer 
ici  la  recherche  d'une  utilité  pour  le  groupe,  puisque 
nous  venons  de  voir  que  chez  la  plupart  les  instincts 
sympathiques  sont  acquis  en  vue  d'une  utilité  ulté- 
rieure, d'un  progrès  spécifique,  et  que  les  animaux 
sociables  n'ont  aucun  soupçon  du  parti  que  la  nature 
en  tirera  pour  la  race,  dans  un  avenir  plus  ou  moins 
éloigné.  On  peut  appUquer  ici  la  remarque  si  souvent 
faite  au  sujet  des  facultés  ou  organes  dont  la  sélection 
est  appelée  intempestivemenkà  expliquer  l'origine.  Au 
moment  où  ces  instincts  se  développent  dans  une  es-* 
pèce,  ils  sont  si  faibles  qu'ils  ne  sauraient  être  encore 
d'une  utilité  appréciable  et  quelquefois  ils  peuvent 
nuire  accidentellement.  Il  semble  donc  que,  sinon 
dans  tous  les  actes  des  animaux  sociables,  du  moins 
dans  certains  actes  de  dévouement  des  vertébrés  su- 
périeurs, la  sympathie  soit  exercée  pour  elle-même  et 
qu'elle  s'élève  à  ce  que  nous  appelons  de  la  honte  pure 
ou  de  V abnégation. 

Il  faut  remarquer,  enfin,  qu'au  moment  où  ce  tno- 
bile  désintéressé  pèse  sur  l'agent,  il  a  le  caractère 
d'une  impulsion  impérieuse,  nécessitante  à  laquelle  il 


558  CONCLUSION 

est  extrâmement  difficile  de  résister.  Il  est  devenu  une 
habitude  native,  un  penchant  instinctif;  il  n'y  a  pas 
lieu  pour  l'agent  d'en  rechercher  la  valeur,  il  est,  en 
un  sens  tout  particulier,  absolu.  Et  cependant  ce  n'est 
point  une  impulsion  purement  mécanicfue,  puisqu'il 
est  connu,  au  moins  obscurément,  et  que  son  opposi- 
tion avec  les  penchants  égoïstes  est  plus  ou  moins  net- 
tement ressentie.  Ainsi  donc,  une  impulsion  désinté^ 
resséej  à  quelque  degré  consciente  quoique  non  réfléchie, 
connus  comme  impérieuse^  mais  n'allant  pas  jusqu'à 
la  contrainte  et  laissant  subsister  y  bien  qu'à  un  faible 
degré j  la  possibilité  d'un  refusj  telle  est  la  forme  essen- 
tielle de  l'obligation  qui  règle  Vactivité  animale  en  vue 
de  la  société.  Si  ce  résultat  nous  est  accordé,  il  sera 
difficile  de  trouver  un  autre  mot  pour  la  qualifier  que 
celui  d'activité  morale,  à  moins  qu'on  ne  soit  entière- 
ment certain  que  ce  genre  d'activité  ne  comporte  pas 
de  degrés  et  se  rencontre  partout  où  il  apparaît  tel 
qu'il  est  dans  la  conscience  d*un  philosophe  moderne, 
ou  n*est  absolument  pas. 

L'examen  de  la  matière  de  ces  actes  achèvera  d'en 
éclaircir  la  nature.  Quels  sont-ils  et  à  quoi  lendent-ils? 
Tout  d'abord  ils  ont  pour  effet  d'imposer  à  l'animal  le 
respect  de  la  vie  chez  Tanimal  de  sexe  différent  auquel 
il  veut  s'unir  ou  vient  de  s'unir.  Les  araignées  femelles 
ne  s'élèvent  point  jusque-là  puisqu'elles  mangent  leur 
mâle  ;  les  instincts  destructeurs  tiennent  encore  ici  les 
instincts  moraux  en  échec.  Dans  presque  toute  la 
classe  des  insectes,  c'est  au  contraire  un  progrès  acquis 
définitivement.  Cependant  les  abeilles  neutres  tuent 
les  mâles;  mais  cette  exécution  utile  a  la  société  a 


PRINCIPES  d'action  CHEZ  LES  ANIMAUX  559 

quelque  chose  des  caractères  d'un  devoir.  Il  n'y  a  pas 
que  des  devoirs  de  douceur  dans  la  vie  sociale  et,  même 
au  sein  de  l'humanité,  la  suppression  violenté  d'un 
groupe  d'individus  peut  devenir  un  acte  vertueux  dans 
des  circonstances  données.  A  partir  de  ce  moment,  on 
voit  le  respect  réciproque  du  mâle  et  de  la  femelle 
aller  croissant  ;  nous  avons  montré  ce  respect  se  trans- 
formant en  amour  et  obtenant  des  époux  non  seulement 
des  services  mutuels,  mais  une  fidélité  durable  et  un 
absolu  dévouement.  La  fidélité  conjugale  est  une  des 
manifestations  les  plus  curieuses  à  étudier  de  cette  part 
de  l'activité  animale  qui  se  rapproche  de  la  moralité, 
parce  qu*elle  est  évidemment  combattue  chez  certaines 
espèces  d'oiseaux  par  des  désirs  contraires,  et  tantôt 
succombe,  tantôt  l'emporte.  Mais,  nous  l'avons  vu,  ces 
devoirs,  d'un  ordre  tellement  élevé  que  certains  hom- 
mes ne  les  soupçonnent  point,  ne  sont  observés  que  là 
où  la  famille  annuelle  atteint  le  plus  haut  développe- 
ment dont  elle  soit  capable^  c'est-à-dire  chez  les  plus 
intelligents  des  oiseaux.  Les  vertus  conjugales  ne  se 
montrent  donc  dans  leur  perfection  que  là  où  les  afïec- 
tions  maternelles  et  paternelles  exercent  déjà  leur  em  - 
pire.  La  mère,  à  l'origine,  reconnaît  seule  que  certaines 
obligations  l'attachent  à  sa  progéniture  ;  le  père,  sur- 
tout chez  les  mammifères,  reste  encore  çà  et  là  vis-à-vis 
d'eux  à  l'état  de  «  nature  »,  c'est-à-dire  d'hostilité  sans 
merci  ;  il  les  mange  si  la  mère  ne  peut  les  soustraire 
à  sa  voracité.  Cependant,  dans  d'autres  embranche- 
ments, le  père  joue  le  rôle  d'une  mère  dévouée  et  n'a 
point  de  souci  plus  cher  que  l'éducation  des  jeunes. 
Chez  les  oiseaux  seuls,  le  père  et  la  mère  préparent  en- 


860  CONCLUSION 

semble  le  nid  et  élèvent  ensemble  leur  progéniture, 
également  pénétrés  des  mêmes  obligations.  Ces  obli- 
gations en  entraînent  d'autres  :  l""  celle  d'un  travail 
(Quelquefois  très  pénible  (construction,  incubation/ re- 
cherche de  la  nourriture,  conduite,  etc.)  ;  2"  celle  d*une 
défense  souvent  très  périlleuse.  Tout  le  monde  a  assisté 
à  l'hésitation  douloureuse  d'une  hirondelle  ou  d'une 
autre  femelle  d*oiseau  à  qui  l'on  enlève  ses  petits,  qui, 
d'une  part,  craint  pour  elle-même  et,  d'autre  part,  se  sent 
obligée  de  les  assister  autant  qu'elle  le  peut.  Nous  sa- 
vons par  ce  qui  précède' jusqu'où  va  le  dévouement  des 
oiseaux  pour  leur  progéniture.  Le  trait  suivant,  raconté 
par  Schombùrgk(BREHM.  vol.  I,  p*  1 14),  parle  assez  haut 
par  lui-même  en  faveur  du  dévouement  maternel  des 
mammifères  supérieurs.  Il  a  cela  de  particulier  qu'on 
y  voit  les  deux  mobiles»  égoïste  et  affectueux,  en  conflit, 
et  le  premier  vaincu  finalement  par  le  second,  c  J'ai 
été  témoin  (c'est  Schomburgk  qui  parle)  d'un  trait 
touchant  d'amour  maternel  dans  une  circonstance  ana- 
logue. J'allais  regagner  mon  bateau,  lorsque  la  voix 
craintive  d'un  jeune  singe  abandonné  par  sa  mère  dans 
sa  fuite  désordonnée  se  fit  entendre  sur  un  arbre  au- 
dessus  de  ma  tète.  Un  de  mes  Indiens  y  grimpa.  Dès 
que  le  singe  vit  cette  figure  qui  lui  était  étrangère,  il 
jeta  les  hauts  cris,  auxquels  répondirent  bientôt  ceux 
de  sa  mère  qui  revenait  chercher  son  petit.  Celui-ci 
poussa  alors  un  cri  nouveau  tout  particulier  qui  trouva 
un  nouvel  écho  chez  la  mère.  Un  coup  de  feu  blessa 
celle-ci;  elle  prit  immédiatement  la  fuite,  mais  les  cris 
de  son  petit  la  ramenèrent  aussitôt.  Un  seA)nd  coup 
tiré  sur  elle,  mais  qui  ne  l'atteignit  point,  ne  l'empêcha 


PRINCIPES  d'action  CHEZ  LES  ANIMAUX  S61 

pas  de  sauter  pénibiement  sur  la  branche  où  se  tenait 
son  petit  qu'elle  mit  rapidement  sur  son  dos.  Elle  allait 
s'éloigner  avec  lui,  lorsqu'un  troisième  coup  de  feu  tiré 
malgré  ma  défense  l'atteignit  mortellement.  Elle  serra 
encore  son  nourrisson  dans  ses  bras  pendant  les  con- 
vulsions de  l'agonie  et  tomba  sur  le  sol  en  essayant  de 
se  sauver.)»  Si  l'éducation  résume  en  quelque  sorte 
tous  les  devoirs  des  parents,  l'obéissance  et  la  con- 
fiance sont  les  devoirs  des  jeunes.  On  voit  chez  les 
chats,  par  exemple,  des  manquements  à  ces  devoirs 
sévèrement  réprimés  par  les  parents.  Les  corrections 
paternelles  ou  maternelles  ne  sont  pas  rares  non  plus 
chez  les  ours  (l)et  chez  les  singes.  Par  où  il  est  évident 
que  les  parents  estiment  que  lesjeunes  doivent  se  consi- 
dérer comme  obligés  en  quelque  chose  vis-à-vis  d'eux. 
Dans  les  peuplades,  les  devoirs  des  individus  subor- 
donnés sont  analogues  à  ceux  des.  jeunes  dans  la  fa- 
mille, et  ceux  du  chef  analogues  à  ceux  des  parents  :  les 
uns  savent  qu'il  faut  obéir,  l'autre  met  tous  ses  soins 
au  gouvernement  de  la  troupe.  Mais  tous  ensemble  sont 
unis  par  les  liens  de  la  sympathie  et  du  dévouement, 
de  la  sympathie  qui  les  oblige  à  un  respect  mutuel,  du 
dévouement  qui  les  jette  au  devant  de  la  mort,  le  chef 
avant  tous  les  autres,  pour  sauver  la  communauté.  En 
général,  même  les  carnassiers,  le  plus  souvent  soli« 

(1)  «Ua  jour  les  oursood  se  battaient  (deux  oureoDs  de$  Pyréoées)  ;  la 
mère  impatientée  leur  douoa  uu  vigoureux  coup  de  patte  qui  les  sépara. 
Si  elle  est  mécontente  d*eux,  elle«grogne  et  les  bat;  quoiqu'elle  soit 
maintenant  plus  faible  qu'eux,  ils  ne  se  défendent  pas  contre  elle  » 
(Lburet  et  Gratiolet,  vol.  I,  p.  433).  Voir,  dans  l'ouvrage  d*Anquetil 
déjà  cité,  le  récit  d'une  leçon  de  natation  donnée  par  une  femelle  d'élé- 
phant à  son  petit  et  les  corrections  que  la  résislauce  de  ce  dernier  lui 
attirait  (  Vol.  II,  p.  106). 


862  CONCLUSION 

taires,  respectentleur  image  dans  les  individus  de  même 
espèce  qu'eux,  en  dehors  du  temps  des  amours,  à  une 
condition  toutefois,  c'est  qu'ils  n'empiéteront  pas  sur 
le  territoire  de  chasse.  Un  grand  nombre  d'animaux 
connaissent,  en  effet,  la  propriété  et  savent  quelles 
obligations  son  acquisitioa  et  sa  défense  leur  imposent. 
En  général,  les  limites  d'un  territoire  et  les  provisions 
amassées  sont  respectées  des  individus  voisins  de  la 
même  espèce,  comme  le  nid  lui-même.  On  se  dérobe 
bien  çà  et  là  des  matériaux;  on  tente  quelque  incursion 
sur  les  territoires  occupés;  mais  la  construction  ache- 
vée, le  domaine  défini,  les  forces  et  les  convoitises  se 
font  équilibre  :  chacun  reste  chez  soi  paisiblement, 
respectant,  en  quelque  sorte,  le  droit  d'autrui. 

Ainsi  donc  le  respect,  puis  le  dévouement  récipro- 
que des  époux,  la  constance  dans  l'affection  privilégiée, 
l'éducation  des  petits,  le  travail,  l'épargne,  le  courage; 
l'obéissance  chez  le  faible,  la  sollicitude  chez  le  fort;  le 
sacrifice,  enfin,  chez  tous,  c'est-à-dire  l'abnégation  du 
moi  individuel  pour  le  bien  du  moi  collectif,  telles  sont 
les  ébauches  de  vertus  auxquelles  l'animal  est  appelé 
par  la  vie  sociale  et  qu'il  pratique  en  effet  sous  l'empire 
des  sentiments  qu'elle  lui  a  inspirés,  parfois  à  son  insu. 
Ces  vertus  lui  accordent  quelque  dignité,  mais  elles  ne 
sont  pas  un  vain  ornement  ;  gardons-nous  de  voir  en 
elles  autre  chose  que  les  conditions  d'existence  des 
sociétés  mêmes  où  elles  se  manifestent,  et  n'oublions 
pas  que  si  elles  cessaient  d'être  exercées,  les  sociétés 
et  avec  elles  les  races  mêmes  disparaîtraient  du  même 
coup. 


APPENDICE  I 


Pendant  que  le  présent  volume  était  sous  presse,  M.  Carrau 
a  publié  son  excellente  traduction  de  «  la  Philosophie  de  l'His- 
toire en  France  et  en  Allemagne  »,  par  Robert  Flint  (Paris, 
Grermer-Baillière,1878).  Les  deux  volumes  sont,  pour  la  biblio- 
graphie du  sujet  et  l'analyse  exacte  des  nombreuses  théories 
émises  en  France  et  en  Allemagne  sur  la  vie  de  l'humanité, 
bien  supérieurs  à  notre  Introduction.  Mais,  comme  M.  Robert 
Flint  se  place  à  un  point  de  vue  différent  du  nôtre  et  qu'il 
n'a  pu,  d'ailleurs,  que  malaisément,  encombré  qu'il  était  des 
détails  sans  nombre  que  comporte  une  étude  aussi  complète  et 
gêné  par  son  mode  d'exposition  fragmentaire,  montrer  le  déve- 
loppement de  la  science  sociale  dans  son  ensemble  et  sa  suite, 
nous  croyons  que  notre  essai  ne  fait  pas  double  emploi  avec  son 
œuvre.  En  général,  les  informations  si  précises  de  M.  Robert 
Flint  confirment  nos  indications  sommaires;  il  est  un  point,  ce« 
pendant,  où  notre  revue  ofifre  (nous  le  savions)  une  lacune  re-» 
grettable  que  le  livre  anglais  nous  eût  permis  de  combler  si  nous 
l'avions  connu  plus  tôt.  Je  veux  parler  de  la  philosophie  sociale  de 
Krause  (1781-1832),  disciple  indépendant  de  Schelling.  11  faut 
croire  que  cette  philosophie  sociale  n'a  pas  joué  un  rôle  aussi 
important  que  le  pense  M.  Flint,  puisque  Schœfïle  n'en  parle 
pas  dans  son  Introduction  :  l'obscurité  de  la  langue  où  cette 
philosophie  est  exposée,  obscurité  telle,  que  les  Allemands  les 
plus  instruits  ont  déclaré  ne  pas  la  comprendre  mieux  que  le 


S64  APPENDICE  1 

sanscrit  ou  l'arabe,  a  certainement  contribué  à  retarder  sa  dif- 
fusion. Mais  elle  se  répand  de  plus  en  plus  de  nos  jours,  propa- 
gée par  des  disciples  éminents  de  Krause,  comme  Ahrens,  pro- 
fesseur de  philosophie  et  de  science  politique  à  Leipzig,  qui 
fit  jadis  un  cours  à  Paris  (1836-38),  le  baron  Leonhardi,  pro- 
fesseur à  Prague,  et  les  élèves  que  Julio  Sans  del  Rio  a  laissés 
dans  rUniversité  de  Madrid  où  il  Ta  enseignée  pendant  près  de 
vingt  ans  (destitué  en  1868).  Krause  prétend  construire  la  phi- 
losophie de  l'histoire  à  priori,  comme  Schelling  et  Hegel  ;  et  il 
dérive  sa  théorie  de  l'organisme  social  d'une  métaphysique 
nébuleuse  quoique  puissante,  d'un  caractère  monistique  pro- 
noncé. Mais,  tandis  que  les  prétendus  récits  de  notre  Rousseau 
sur  l'origine  de  la  civilisation  sont  des  conceptions  tout  à  foit 
arbitraires,  il  arrive,  au  contraire,  comme  nous  l'avons  déjà  vu 
pour  Hegel ,  que  les  prétendues  constructions  a  priori  de 
Krause  sont  souvent  des  inductions  très  heureuses,  tirées  de 
vues  historiques  sommaires.  Le  monde  reproduit  à  sa  &çon  la 
vie  divine  et  il  est  organisé  dans  toutes  ses  parties  comme  dans 
son  ensemble.  Les  sociétés  sont  des  n  totalités  organiques  b, 
c'est-à-dire  des  êtres  vivants.  Nous  empruntons  ici  deux  pas- 
sages de  M.  Robert  Flint.  Ils  suffiront  pour  montrer  ce  qu'il  y 
avait  de  vague  et  de  chimérique  dans  les  idées  du  philosophe 
allemand,  malgré  le  principe  vrai  qui  en  faisait  le  fond. 

t  Krause  nous  montre  l'humanité  remplissant  de  sa  vie  tout 
l'espace  et  toute  la  durée  (?)  ;  elle  est  composée  d'une  infinité 
d'âmes  individuelles,  dont  le  nombre  ne  peut  être  ni  augmenté 
ni  diminué  et  dont  chacune  doit  atteindre  sa  destinée  ration- 
nelle; à  chaque  moment  elle  réalise  parfaitement  sa  nature, 
mais  seulement  de  la  manière  qui  est  appropriée  à  ce  moment; 
elle  est  une  vaste  société,  dont  l'humanité  terrestre  tout  entière 
n'est  qu'un  membre,  vivant  actuellement  dans  une  relation 
qu'elle  ignore  avec  des  sociétés  supérieures  (?) .  Chaque  individu 
a  pour  mission  de  réaliser  à  sa  façon  l'idée  totale  de  l'homme  ; 
chacun  est  en  soi  une  fin;  tous  sont  essentiellement  égaux. 


APPENDICE  1  165 

Néanmoins,  Tindividu  ne  peut  entrer  en  possession  de  son 
véritable  moi  et  remplir  sa  destinée  que  par  l'association  et  le 
commerce  avec  ses  semblables.  —  D'autre  part,  la  société  en- 
tière du  genre  humain  doit  être  considérée  comme  un  seul 
grand  individu,  et  chaque  société  plus  restreinte  comme  un 
individu  moindre.  La  fin  de  ces  sociétés,  personnes  morales 
collectives,  c'est  de  développer,  de  cultiver  tous  les  éléments  de 
la  nature  humaine  et  de  réaliser  toutes  les  aspirations  de  la  vie 
humaine  avec  ordre  et  harmonie.  L'humanité  de  l'univers  et, 
par  suite,  l'humanité  terrestre  doivent  devenir  de  plus  en  plus 
organisées  et  prendre  une  conscience  de  plus  en  plus  claire  de 
leur  unité  sociale.  Toutes  les  nations  du  globe  uniront  par  être 
reliées  entre  elles  par  les  liens  étroits  de  l'association  et  de  la 
fédération. 

c  Notre  auteur  passe  ensuite  à  l'analyse  et  à  la  description 
de  l'organisme  interne  de  la  société.  Une  société  est  ccmposée 
de  sociétés  plus  restreintes;  une  association,  d'associations.  Il  y 
a  deux  principales  sortes  d'associations;  celles  dont  les  fins 
sont  générales  et  celles  dont  les  fins  sont  spéciales,  et,  comme 
ces  dernières  peuvent  se  diviser  en  deux  classes,  on  peut  dire 
qu'il  y  a  trois  séries  d'associations.  La  famille,  la  communauté 
des  amis,  le  groupe  formé  par  les  habitants  d'une  même  contrée, 
la  race  elle-même  appartiennent  à  la  première  série,  et  leur 
fin  n'est  rien  moins  que  d'aider  l'individu  à  réaliser  la  destinée 
de  son  être.  Il  y  a  ainsi  de  nombreuses  sphères,  de  plus  en 
plus  générales  et  compréhensives,  et  telles  que  les  individus 
qu'elles  enferment  leur  appartiennent,  pour  ainsi  dire,  par 
toutes  les  facultés  de  leur  être  et  que  leur  coopération  n'a  pas 
seulement  pour  objet  quelque  fin  spéciale  et  déterminée,  mais 
toutes  les  fins  supérieures  *de  la  vie.  Il  y  a  une  autre  classe 
d'associations  ;  ce  sont  celles  qui  existent  expressément  pour 
accomplir  certaines  œuvres  imposées  à  l'humanité  :  par  exem- 
ple, l'éducation,  la  science,  l'art.  Enfin,  il  y  a  ou  il  devrait  y 
avoir  une  troisième  classe  d'associations,  correspondant  à  toutes 

36 


866  APPENDICE  1 

les  phases  essentielles  de  la  vie  humaine,  à  toutes  les  fins  dis- 
tinctes de  notre  nature  :  la  justice,  la  moralité,  la  beauté  et  la 
religion.  Ces  trois  sériés  d'associations  ne  sont  pas  simplement 
juxtaposées  dans  le  monde,  qui  présenterait  ainsi  le  spectacle 
d'une  confusion  inextricable;  les  associations  de  la  première 
série  sont  unies  les  unes  aux  autres  comme  formant  des  degrés 
successiGs  dans  l'évolution  de  l'humanité  collective,  mais,  de 
plus,  elles  comprennent  les  associations  des  autres  séries,  et 
toutes  sont  unies  et  coordonnées  par  leur  relation  avec  l'homme 
et  avec  la  fin  suprême  de  l'humanité,  de  telle  sorte  que  le  dé- 
veloppement harmonieux  de  la  vie  est  assuré.  Krause  termine 
cette  partie  de  son  ouvrage  par  une  exposition  de  ses  idées  sur 
deux  grandes  associations  qui  ont  respectivement  pour  objet  de 
réaliser  la  justice  et  la  religion  :  c'est  l'Etat  et  l'Eglise  (Recht- 
bund  et  Gottinnigkeitbund...)  (p.  236). 

«  Krause  a  vu  qu'il  y  avait  la  liaison  la  plus  étroite  entre  la  vie 
et  l'histoire,  entre  la  science  de  l'une  et  celle  de  l'autre.  Il  a  vu, 
il  a  proclamé  expressément  et  à  plusieurs  reprises  que  la  théo* 
rie  de  l'histoire  doit,  pour  une  grande  part,  être  comprise  dans 
une  théorie  générale  de  la  vie,  que  la  philosophie  de  l'histoire 
doit  être  édifiée  sur  la  large  base  de  la  biologie  universelle 
(allgemeine  Biotik).  Il  était  réservé  à  un  philosophe  contem- 
porain de  populariser  cette  idée  ;  mais  il  ne  l'a  pas  embrassée 
d'une  manière  plus  compréhensive  et  plus  énergique  et  il  n'en 
a  pas  mieux  senti  toute  l'importance.  Krause  a  vu  aussi  claire- 
ment et  il  a  répété  avec  autant  de  force  que  M.  Spencer  que  le 
progrès  de  la  vie  et  le^progrès  de  la  société  sont  des  processus 
parallèles  et  même  identiques  et  que  les  pages  de  l'histoire 
doivent  rester  en  grande  partie  indéchiffrables  et  inexplicables, 
tant  qu'on  n'en  a  pas  trouvé  la  clef  dans  la  nature  et  les  lois  de 
la  vie.  Selon  moi,  M.  Spencer  n'a  fait  entrer  dans  l'idée  de  la 
vie  rien  qui  en  ait  été  exclu  par  Krause.  Celui-ci,  on  n'en  sau- 
rait douter,  a  compris  parmi  les  lois  générales  de  la  vie,  que 
présuppose,  à  l'en  croire,  une  philosophie  de  l'histoire,  les  véri- 


/ 


At^PENDIGB  I  867 

tés  sur  lesquelles  M.  Spencer  a  le  plus  insisté  :  par  exemple, 
que  le  développement  de  toute  vie  implique  une  série  de  chan- 
gements successifs  et  une  pluralité  de  changements  simultanés  ; 
—  que  ce  développement  va,  d*un  côté,  par  un  processus  de 
division  et  de  différenciation,  de  la  simplicité  à  la  complexité 
et|  d*un  autre  côté,  par  un  processus  de  combinaison  ou  d'inté- 
gration, de  l'indétermination  à  la  détermination;  qu*il  y  a,  enfin, 
une  corrélation  qui  s'établit  continuellement  entre  les  états 
internes  ou  facultés  de  l'être  vivant  et  son  milieu.  Il  est  vrai 
que  Krause  a  mêlé  confusément  ces  vérités  avec  d'autres  et 
aussi  avec  des  erreurs  et  de  pures  fantaisies,  et  à  peine  peut- 
on  dire  qu'il  en  ait  donné  une  preuve  digne  de  ce  nom  ;  tandis 
que  M.  Spencer  les  a  distinguées  et  définies  avec  précision;  il 
les  a  vérifiées  et  démontrées  par  des  exemples  avec  une  mer- 
veilleuse abondance  de  connaissances  scientifiques  »  (p.  248). 
Malgré  ces  éloges  donnés  à  la  tendance  générale  de  Krause 
et  de  Spencer,  H.  Flint  repousse  toute  assimilation  entre  l'or- 
ganisme et  la  société  (1),  et  sa  philosophie  est  plutôt  nominaliste 
que  réaliste  &  l'endroit  de  la  conscience*  sociale. 


(t)  A  ce  sajet  on  consaltera  avec  intérêt  le  Programme  de  Sociologie  ou 
cT Histoire  naturelle  des  Sociétés,  publié ,  eu  1872,  par  M.. Gaétan  Dela^- 
nay  (Paris,  Hurlau,  galerlea  de  l'Odéon  ;  32  pages).  L'idée  que  a  la  Socio- 
logie n'est  que  la  Biologie  des  sociétés  »  y  est  exposée  sommairement  dans 
ses  conséquences  principales  avec  une  grande  rigneur  de  déduction  :  Fau- 
teur a,  lui  aussi,  devancé  la  Sociologie  de  Spencer;  mais  les  discussions 
et  les  preuves  ne  pouvaient  trouver  place  dans  son  esquisse.  M.  Gaétan 
Delaunay  appartenait  au  groupe  où  s'est  formée  la  Société  de  Sociologie, 
sous  la  présidence  de  II.  Littré  (voir,  dans  la  Revue  positive,  le  Program- 
me de  Sociologie  présenté  à  celte  société  par  son  président). 


APPENDICE   IP'> 


THÉORIE  DES   INDIVIDUALITÉS 


A)  Individtialitéi  morphologiques. 


§  tiS. 


Par  le  mot  indimdu^  on  a  désigné  d'abord  l'unité  organique 
à  laquelle  parvient  une  espèce  animale  ou  végétale  au  plus 
haut  degré  de  son  développement.  En  créant  ce  mot,  on  avait 
surtout  en  vue  les  animaux  supérieurs  et  l'homme;  de  là  l'ex- 
pression individuum^  indivisible.  Mais  dès  qu'on  veut  étendre 
cette  désignation  à  l'ensemble  du  monde  organique,  il  faut 
écarter  aussitôt  l'idée  de  l'indivisibilité  de  l'individu.  La  repro- 
duction par  scissiparité,  si  habituelle  chez  les  organismes  uni- 
cellulaires  et  existant  aussi  chez  les  Cœlentérés,  Echinodermes, 
Vers,  puis  ce  fait  que  nombre  d'animaux  peuvent  impunément, 
durant  toute  leur  existence,  subir  des  divisions  nombreuses, 
enfin,  les  expériences  de  transplantation  qui  réussissent,  même 
chez  les  animaux  les  plus  élevés  (transport  d'un  os  d'un  animal 
dans  le  corps  d'un  autre,  etc).,  voilà  autant  de  motifs  qui  néces- 
sitent un  changement  dans  l'idée  de  l'individualité. 


(i)  Les  pages  qui  suivent  soDt  extraites  du  Manuel  de  loologie  de 
II.  Jœger,  qui  a  biea  voulu  nous  autoriser  à  les  publier.  Noos  noos 
félicitons  de  pouvoir  donuer  ici  la  traduction  ((n'en  a  faite  un  natu- 
raliste éminent,  M.  Giard,  professeur  à  la  Faculté  des  sciences  de  Lille. 


APPENDICE    II  569 

Les  progrès  de  la  morphologie  ont  montré  d'une  façon  non 
douteuse  que  la  forme  finale  à  laquelle  arrive  une  espèce 
animale  ou  végétale  après  avoir  parcouru  les  diverses  phases 
de  son  développement  est  d'une  valeur  mof phologique  très 
inégale.  Si,  par  exemple,  nous  appelons  individu^  au  sens 
morphologique,  la  forme  finale  des  animaux  supérieurs,  nous 
devons  appeler  cette  forme  finale  une  réunion  d'individus,  une 
société  chez  un  grand  nombre  de  Cœlentérés  et  de  Protentérés. 
Cette  absence  de  correspondance  morphologique  entre  les 
formes  finales  des  animaux  et  des  végétaux  nous  force  à  créer 
une  désignation  morphologique  d'ordre  plus  élevé,  embrassant 
à  la  fois  toutes  les  formes  terminales,  individus  ou  réunions 
dlndividus.  Hœckel  a  créé  le  mot  Bien  (forme  de  vie). 

Si  nous  voulons  pousser  plus  loin  cet  essai  de  classification, 
Tunité  de  la  nature  organique  nous  oppose  des  difficultés  qui 
sont  réellement  insurmontables,  constatation  qui,  pour  le  natu- 
raliste penseur,  n'a  rien  d'afQigeant,  car  l'unité  de  la  nature 
est  chose  plus  importante  que  la  systématique.  Zoologistes  et 
botanistes^  les  uns  après  les  autres^  se  sont  efforcés  avec  plus 
ou  moins  de  succès  à  jeter  quelque  lumière  sur  cette  classifi- 
cation. La  tentative  la  plus  récente,  celle  de  Hseckel,  a  fort 
étendu  nos  connaissances.  Je  ne  puis,  toutefois,  l'accepter  que 
partiellement.  D'un  autre  côté,  la  nature  même  de  cet  ouvrage, 
qui  n'est  qu'un  Manuel,  me  contraint  de  donner  simplement 
ma  manière  de  voir,  sans  discuter  et  rectifier  les  opinions  de 
Hœckel  :  le  désaccord  est  d'ailleurs  fort  peu  considérable. 

La  difficulté  consiste  en  ceci  :  les  formes  de  vie  ne  pré- 
sentent pas  seulement  les  composés  que  nous  appelons  réunion 
d'individus,  mais  bien  tous  les  autres  composés  possibles  (de 
cellules,  de  tissus,  etc.).  Nous  devons  donc  d'abord  établir 
comment  les  individus  composés  se  distinguent  des  individus 
réunis. 

On    devrait  réserver  l'expression  réunion  d'individus  : 

1<>  Pour  les  réunions  qui  se  forment  parla  loi  de  ramification 


870  APPENDICE    11 

et  chez  lesquelles  les  parties  constituantes  prennent  un  égal 
degré  d'organMatioriy  ont  la  môme  valeur  morphologique. 
Cette  remarque  permet  de  les  distinguer  suffisanunent  des 
animaux  composés  d'organes  nés  par  bourgeonnement,  car, 
chez  ces  derniers,  le  corps  présente  un  degré  d'organisation 
bien  supérieur  à  celui  de  l'organe.  Toutefois,  nous  ne  devons 
pas  cacher  que  les  différences  d'organisation  peuvent  parcourir 
tous  les  degrés  possibles,  de  sorte  qu'il  doit  exister  des  cas 
douteux  où  il  est  impossible  de  distinguer  si  l'on  a  affaire  à 
un  individu  composé  d'organes  ou  à  une  colonie  d'individus 
formée  d'un  tronc  et  d'individus  secondaires; 

2«  Pour  les  réunions  linéaires  d'unités  organiques  chez 
lesquelles  les  parties  constituantes  ont  encore  le  même  degré 
d'organisation  et  où,  de  plus,  se  présente  une  circonstance 
qui  démontre  la  nature  calicule  :  cette  circonstance  est  que  la 
réunion  est  temporaire  et  qu'il  se  produit  facilement  une  sépa- 
ration des  parties  constitutives.  Naturellement^  ici  encorCi  il  se 
présente  des  tas  douteux  où  l'on  se  demande  si  l'on  a  sous  les 
yeux  une  chaîne  d'individus  ou  un  individu  composé  de  méta- 
mères.  Mais  l'existence  de  ces  cas  difficiles  résulte  de  l'unité 
de  la  nature  organique. 

Nous  pouvons  opposer  à  ces  réunions  d'individus  l'individu 
isolé  morphologique,  pour  lequel  je  conserve  l'expression 
individuurny  et  cela,  qu'il  fasse  partie  d'une  suite  d'individus 
ou  reste  indépendant.  Voici  sa  caractéristique  :  Toutes  les  parties 
essentielles  qui  le  composent  sont  disposées  d*une  façon  con- 
centrique. Les  parties  qui  ne  sont  pas  dans  ce  cas  ont  un  degré 
inégal  d'organisation.  Ce  degré  peut  varier  dans  de  larges 
limites,  et,  comme  il  s^élève  en  comprenant  des  unités  mor- 
phologiques de  plus  en  plus  élevées,  nous  devons  ajouter 
quelques  mots  pour  rattacher  cette  notion  de  l'individu  mor- 
phologique aux  diverses  unités  morphologiques  que  nous  avons 
étudiées  pré  cédemment. 

Un  individu  peut  être  ; 


APPENDICE    II  571 

l*Un  eytode  (p.  e.  Rhizopodes).  Beaucoup  de  rhizopodes 
sont  des  réunions  d'individus; 

2*  Une  cellule;  tous  les  organismes  dits  unicellulaires 
(Unicellulata,  p.  e.  les  Amibes); 

3**  Un  complexe  de  cellules,  et  ici  commence  une  diversité 
étonnante  suivant  le  nombre,  Tordre,  le  mode  d'union  des  cel- 
lules ;  cette  diversité  est  surtout  très  grande  chez  les  végétaux. 
Chez  les  am'maux,  il  sufOt  d'opposer  les  complexes  de  cellules 
mal  définis  (considérés  comme  réunions  d'individus)  aux  com- 
plexes de  cellules  disposées  en  couches,  lesquels  s'élèvent  au 
rang  d'individus; 

4*  Une  nouvelle  complication  nous  amène  aux  réunions  de 
complexes  de  cellules  stratifiées  :  ces  réunions  peuvent  encore 
se  faire  de  telle  façon  que  l'ensemble  mérite  le  nom  de  réunion 
d'individus  ou  constitue  un  individu  unique.  Dans  ce  dernier 
cas,  nous  appelons  chaque  complexe  isolé  un  segment,  Hœckel 
emploie  le  mot  personne  pour  désigner  les  deux  sortes  de 
réunions  de  complexes  cellulaires,  n  désigne  sous  le  nom  de 
personnes  frutescentes  les  complexes  réunions  d'individus 
pour  les  distinguer  des  personnes  proprement  dites,  qui  ont 
la  valeur  d'individus.  Je  ne  puis  accepter  ces  désignations,  car 
le  mot  personne  me  paraît  mieux  s'appliquer  seulement  aux 
réunions  ayant  le  caractère  d'individus,  c'est-à-dire  aux 
animaux  dont  le  corps  est  stratifié  et  segmenté. 

Ces  distinctions  bien  établies,  nous  pouvons  étudier  main- 
tenant les  différentes  formes  de  réunions  d'individus. 


§«4. 

Les  réunions  d'individus,  ordinairement  appelées  aussi 
cormus  d'individus,  se  forment  par  les  procédés  génétiques 
suivants  : 

!•  Par  bourgeonnement  latéral  (cormus    de  bourgeon- 


1 


572  APPENDICE    II 

nement),  c'est-à-dire  par  le  môme  processus  qui  donne  nais- 
sance à  une  partie  des  organes.  Cela  explique  pourquoi,  en 
certains  cas,  il  est  impossible  de  trouver  une  différence  entre 
un  organe  et  une  individualité  d'un  cormus.  Les  connus  formés 
par  bourgeonnement  latéral  présentent  un  individu  primaire 
et  des  individus  secondaires.  L'individu  primaire  constitue  ce 
qu'on  appelle  axe  principal  du  cormus,  les  individus  secon- 
daires produiseutjes  axes  supplémentaires  et  les  rameaux^ 
Par  suite  d'un  bourgeonnement  latéral  répété,  il  y  a  des 
rameaux  de  1*%  2«,  3°  ordre,  etc.  Dans  ce  cas,  il  faut  encore 
donner  un  nom  spécial  aux  rameaux  de  dernier  ordre,  et  les 
appeler  individus  terminaux.  Si  toutes  ces  individualités  ter- 
minales sont  de  même  forme,  le  cormus  est  dit  monomorphe; 
si,  au  contraire,  elles  sont  de  forme  différente,  le  cormus  est 
dit  alors  polymorphe. 

Ce  polymorphisme  peut  se  manifester  des  trois  différentes 
façons  : 

a)  Par  une  différence  d'élévation  dans  l'organisation  des 
individualités  terminales  :  par  exemple,  chez  les  unes  la  cavité 
digestive  s'ouvre  à  l'extérieur  par  une  bouche  apicale;  ches 
les  autres  cela  n'existe  pas.  Ou  bien  encore  un  individu  peut 
présenter  un  organe  qui  manque  à  d'autres  individus  de  la 
même  espèce. 

h)  Par  une  simple  diQérence  de  forme  :  un  individu  est  cylin- 
drique, un  autre  foliacé. 

c)  La  différence  la  plus  frappante  se  produit  quand  une  partie 
des  individualités  terminales  forme  un  complexe,  les  autres  de- 
meurant simples.  L'exemple  le  plus  connu  nous  est  fourni  par 
les  plantes  phanérogames,  chez  lesquelles  l'individualité  termi- 
nale, la  feuille,  forme  par  agrégation  une  individualité  com- 
posée d'ordre  plus  élevé,  la  fleur.  Deux  groupes  d'animaux 
nous  présentent  aussi  ce  même  processus. 

d)  Les  hydrozoaires  où,  chez  beaucoup  d'espèces,  plusieurs 
individualités  terminales  (généralement  quatre  ou  huit)  dispo- 


APPENDICE    II  573 

sées  en  cercle,  se  soudent^  par  leurs  bords,  pour  former  un 
perigonium.  Un  individu  situé  au  centre  demeure  libre  et  joue, 
morphologiquement  etphysiologiquement,  le  même  rôle  que  le 
pistil  et  Tovaire  dans  un  végétal.  Cette  forme  composée  d'indi- 
vidualités terminales,  ce  cercle  d'individus  mérite  aussi,  mais 
chez  les  animaux,  le  nom  de  fleur. 

Cette  fleur  animale  présente  les  mêmes  distinctions  que  les 
fleurs  végétales  ;  notamment,  il  existe  des  fleurs  sexuées  et  des 
fleurs  asexuées.  Ces  dernières  se  composent  uniquement  d'un 
périgone,  Tindividualité  sexuée  centrale  fait  défaut.  Elles  se 
trouvent,  là  où  on  les  rencontre  surtout  (chez  beaucoup  de 
Siphonophores,  par  exemple),  auprès  des  fleurs  fertiles  sur  un 
seul  et  même  cormus,  et  on  les  a  d'abord  désignées,  en  raison 
de  leur  fonction,  sous  le  nom  de  cloche  natatoire.  Parmi  les 
fleurs  animales  sexuées,  nous  en  trouvons  (fui  ont  le  périgone 
très  développé,  d'autres  qui  ont  le  périgone  très  réduit  et  même 
manquant  complètement.  Chez  ces  dernières,  l'individu  sexué 
central  reste  aussi  généralement  peu  développé  (sans  cavité 
digestive  et  sans  bouche).  Les  premières,  à  périgone  très  déve- 
loppé, montrent,  au  contraire,  la  disposition  suivante  qui  ne  se 
voit  pas  chez  les  plantes.  L'individu  sexué  possède  une  bouche 
apicale  et  présente  ainsi  une  organisation  supérieure  à  celle 
des  individus  du  périgone.  Puis,  la  fleur  se  détache  du  cormus, 
et,  comme  elle  peut  se  nourrir,  elle  prend  un  accroissement  et 
une  vie  indépendants;  elle  devient  un  Mon.  Ces  fleurs  ani- 
males autonomes  ont  été  reconnues  bien  longtemps  avant  qu'on 
pût  comprendre  leur  formation  ;  on  les  regardait  comme  une 
des  manifestations  de  la  génération  alternante.  Nous  verrons, 
dans  la  partie  embryogénique  de  ce  livre,  qu'il  faut  modifier 
l'ancienne  manière  de  voir  :  nous  ferons  seulement  remarquer  ici 
qu'avant  de  connaître  la  vraie  théorie  de  ces  fleurs  indépen- 
dantes on  leur  a  donné  le  nom  de  Méduses;  maintenant  on  doit 
les  appeler  fruits  de  médusaires,  et  j'ai  proposé  pour  le 
processus  qui  leur  donne  naissance  le  nom  d'anthogénèse. 


574  APPENDICE    11 

L'anthogénèse  me  parait  encore  exister  chez  d'autres  ani- 
maux pour  lesquels  on  recourait  jusqu'ici  à  des  explications 
d'une  tout  autre  nature.  Je  veux  parler  des  Echinodermes, 
dont  la  forme  sexuée  finale  bourgeonne  sur  une  lanre.  Cette 
larve  porte  tous  les  caractères  d'un  protentéré  et  se  comporte, 
par  rapport  à  TEchinoderme  qui  bourgeonne  sur  elle»  absolu- 
ment comme  les  cormus  d'Hydraires  par  rapport  aux  Méduses, 
avec  cette  différence  que  la  larve  d'Echinoderme  n'est  pas  un 
cormus,  mais  un  individu,  puisque  cette  larve  ne  produit 
qu'une  seule  fleur  (il  y  a  peut-être  exception  pour  quelques 
Stellérides).  Enfin,  en  règle  générale,  après  la  formation  de 
l'Echinoderme,  la  larve  périt,  même  avant  que  celui-ci  soit 
détaché,  parce  que  l'Echinodcrme,  dont  le  bourgeonnement 
forme  le  perigastrium,  traverse  la  couche  cutanée  de  la  larve 
et,  de  plus,  s'approprie  Testomac  de  cette  dernière,  lui  enlevant 
ainsi  toute  possibilité  de  continuer  son  existence.  Ce  fait  seul 
que,  chez  quelques  Etoiles  de  mer,  la  larve  continue  à  vivre 
après  la  séparation  de  l'Echinoderme  prouve  déjà  que  Ton  est 
autorisé  à  établir  une  comparaison  entre  la  formation  de  ces 
animaux  et  la  fructification  des  Médusaires.  Cette  comparaison 
est  encore  justifiée  par  l'accord  qui  existe  dans  la  constitution 
morphologique  de  la  Méduse  et  de  TEchinoderme.  Tous  deux 
sont  des  cercles  d'individus  ;  seulement,  chez  les  Echinodermes, 
il  n'y  a  pas  d'individu  central,  mais  seulement  un  périgone 
formé  d'individus  tous  sexués.  Toutefois,  cette  différence  elle- 
même  s'amoindrit,  si  l'on  considère  les  Ophiures  et  les  Cri- 
noîdes,  chez  lesquels  il  y  a  une  opposition  si  marquée  entre  le 
disque  central  et  les  bras  périphériques,  opposition  qui,  au 
point  de  vue  de  la  sexualité,  est  aussi  marquée  que  chez  les 
Méduses  ;  car,  ou  bien  l'individualité  centrale  est  sexuée  et  le 
périgone  asexué  (Ophiures,  la  plupart  des  Méduses),  ou  bien  le 
contraire  a  Heu  (Crinoides).  On  ne  peut  objecter  non  plus  qu'il 
y  ades  Echinodermesqui  sortent  directement  de  l'œuf  sanspasser 
par  les  formes  larvaires  intermédiaires,  car  le  même  fait  parait 


APPENDICE    11  578 

aussi  observé  chez  quelques  Méduses.  C^est  un  fait  qui  s'ex- 
plique de  la  manière  suivante  :  à  l'une  des  deux  extrémités  de 
la  série,  il  y  a  des  hions  chez  lesquels  le  connus  (ou,  pour 
parler  plus  spécialement,  la  larve)  prédomine  de  beaucoup 
sur  la  fleur.  Cette  dernière  reste  sans  périgone.  A  partir  de  là, 
commence  une  prépondérance  croissante  de  la  fleur  sur  le  cor- 
mus  ou  la  larve,  jusqu'à  ce  que  cette  dernière  ne  joue  plus  que 
le  rôle  d'un  embryon  très  éphémère  et  devienne  si  complète- 
ment éliminée  4e  l'évolution  individuelle  qu'il  ne  nous  est  peut- 
être  plus  possible  d'en  saisir  la  trace. 

Quoi  qu'il  en  soit,  cette  façon  de  comprendre  TEchinoderme 
se  recommande  encore  par  ce  fait  que  l'accord  morphologique 
entre  les  Echinodermes  et  les  Méduses,  qui  a  depuis  si  long- 
temps reçu  son  expression  en  systématique,  peut  être  ramené 
à  une  cause  morphologique  commune,  Tanthogénèse,  et  que, 
par  là,  un  besoin  scientifique  se  trouve  satisfait.  La  différence 
essentielle  qui  persiste  encore  entre  les  deux  groupes  consiste 
en  ce  que  chez  les  Méduses  cormus  et  fleurs  sont  cœlentérés, 
tandis  que  chez  les  Echinodermes  la  larve  et  le  fruit  sont 
pourvus  d'un  tube  digestif  :  de  plus,  les  individualités  d'une 
Méduse  ne  sont  pas  composées  de  métamères  et  ont,  par  con- 
séquent, la  valeur  d'un  segment;  celles  des  Echinodermes  sont 
articulées  et  ont  la  valeur  d'une  personne. 


§  «15. 


2*  Il  peut  encore  y  avoir  une  formation  de  cormus  par  divi- 
sion transversale  incomplète  (Ck>rmus  en  chaîne),  c'est-à-dire 
par  le  même  processus  qui  produit  les  métamères  ;  il  en  résulte 
que  dans  certains  cas  il  est  difficile  de  distinguer  si  l'on  a 
affaire  à  un  métamère  ou  à  une  individualité  d'un  cormus. 
C'est  ce  qui  arrive,  par  exemple,  chez  les  Vers  rubanés-.Cequi 
fait  que  dans  ce  cas  on  doit  se  prononcer  pour  une  chaîne 


876  APPENDICE    11 

d'individus,  c'est  d'abord  que  ces  animaux  sont  en  tout  et  en 
partie  constitués  de  la  môme  façon;  ensuite,  lorsqu'ils  se  sé- 
parent sous  forme  de  proglottis,  ces  anneaux  mènent  encore 
quelque  temps  l'existence  indépendante  de  véritables  hion$  : 
enGn,  il  y  a  une  certaine  opposition  entre  les  animaux  et  l'in- 
dividualité primaire,  la  tète,  qui  est  le  point  de  départ  de  la  for- 
mation de  la  chaîne  et  le  point  où  cette  chaîne  s'accroît.  Des 
cormus  en  chaîne  bien  évidents  et  même  des  cormus  de  per- 
sonnes nous  sont  fournis  par  beaucoup  de  vers,  chez  lesquels 
il  se  produit  un  accroissement  intercalaire  suivi  d'une  séparation 
de  la  chaîne  de  segments  d'une  seule  personne  en  deux  par- 
ties :  l'une,  antérieure,  se  complète  par  la  formation  de  seg- 
menta terminaux;  l'autre,  postérieure,  par  la  formation  de 
segments  céphaliques.  Les  deux  personnes  sont  alors  unies 
de  telle  façon  que  la  tète  de  l'une  est  soudée  à  l'anus  de  l'autre. 
Souvent,  on  compte  3,  4  et  jusqu'à  5  personnes  unies  de  cette 
façon.  Toutefois,  les  cormus  formés  de  cette  façon  ne  sont  pas 
durables  et  les  personnes  qui  les  composent  sont  destinées  à  se 
séparer  complètement  plus  tard. 

Il  en  est  de  même  des  chaînes  d'individus  qui  représentent 
un  état  passager  de  révolution  des  Méduses  acraspèdes  (celles 
dont  les  yeux  sont  cachés  dans  une  cavité  de  Tombrelle).  Le 
premier  individu  fixé  au  sol,  polypiforme,  montre  une  forma- 
tion progressive  de  métamères  allant  du  pôle  oral  jusqu'au  pôle 
aboral  et  résultant  de  ce  que  le  périsome  se  couvre  de  créne- 
lures  en  forme  d'anneaux.  Les  métamères  situés  entre  les  cré- 
nelures  prennent,  par  rapport  aux  enfoncements  qui  les  sépa- 
rent, une  section  si  considérable  qu^ils  forment  une  chaîne  de 
disques  frangés  dont  les  points  médians  ne  sont  plus  unis  entre 
eux  que  par  un  pont  très  mince  de  substance.  Enfin,  les  méta- 
mères se  détachent  les  uns  après  les  autres  et  deviennent  des 
hions  sexuéSy  des  Méduses.  On  a  appelé  sirobUisation  ce  pro- 
cessus  de  formation  des  hions. 

Il  faut  remarquer  ici  que  ce  qu'on  appelle  les  chaînes  des 


APPENDICE    II  877 

Salpa  ne  sont  pas  des  cormus  en  chaîne  y  formés  ps^r  division 
transversale;  elles  sont  produites  par  bourgeonnement  latéral 
sur  un  ovaire  qui  doit  être  considéré  comme  un  organe  deTin- 
dividualité  maternelle  :  ou  bien  cet  ovaire,  chargé  d'individua- 
lités secondaires,  demeure  uni  à  l'individu  mère  pour  former 
un  môme  cormus  (doliolum)^  ou  bien  il  se  détache  et  la  chaîne 
est  formée  de  cet  organe  formateur  des  germes  et  des  indi- 
vidus secondaires. 

§  tl6. 

3**  Enfin,  il  peut  y  avoir  formation  de  cormus  par  division 
longitudinale  incomplète^  c'est-à-dire  par  le  même  processus 
qui  donne  naissance  aux  paramères.  Une  confusion  avec  les 
paramëres  n'est  cependant  pas  possible:  en  effet,  la  scission  se 
fait  toujours  en  deux  parties  (dans  la  formation  de  paramères, 
il  y  a  toujours,  au  contraire,  plusieurs  plans  sécants  qui  se 
croisent)  ;  de  plus,  les  deux  individualités  reposent  sur  une 
partie  basilaire  commune.  Nous  appellerons  bifurcation  la 
forme  de  division  longitudinale  incomplète  qui  se  présente 
quand  les  individus  sont  réunis  par  la  partie  basilaire  seule- 
ment. Il  y  a  fasciation  dans  le  cas  où  les  deux  individualités 
demeurent  unies  par  toute  leur  partie  latérale  (Madrépores). 
Entre  ces  deux  formes,  il  y  a  tous  les  passages.  La  fasciation 
produit  les  cormus  en  éventail  ou,  quand  elle  a  lieu  dans  plu- 
rieurs  directions,  les  cormus  hémisphériques.  La  bifurcation 
produit  les  cormus  arborescents,  qui  se  distinguent  des  cormus 
de  même  genre  produits  par  bourgeonnement  latéral  en  ce 
qu'ils  n'offrent  pas  la  distinction  entre  individualités  primaires, 
secondaires  et  terminales. 


578  APPENDICE    H 


B)  Thiforie  des  individwdUés  biologiques. 

§Î17. 

Celles-ci  se  composent  d'individualités  morphologiques  (bions) 
et  se  distinguent  de  ces  dernières  en  ce  que  leur  association 
n'est  pas  morphologique,  mais  biologique.  Toutefois,  aucune 
limite  bien  nette  ne  les  sépare  des  individualités  morphologi- 
ques, comme  on  le  verra  plus  tard.  Les  processus  génétiquesqui 
les  produisent  sont  désignés  sousie  nom  de  reproduction  et  se- 
ront étudiés  dans  la  partie  de  ce  livre  qui  traite  de  la  propa- 
gation des  animaux. 

§ii8. 

L'individualité  biologique  primaire  estla|>atre.  On  l'observe 
seulement  chez  les  animaux  à  sexes  séparés;  chez  les  animaux 
bisexués,  cette  individualité  biologique  se  confi>nd  avec  l'indivi- 
dualité morphologique  (le  bien).  La  même  chose  a  lieu  pour 
les  cormus  et  les  chaînes  d'individus  chez  lesquels  le  connus 
est  bisexuel  :  mais  l'identité  cesse  pour  le  cas  où  les  cormus 
ont  des  sexes  séparés. 

Au  point  de  vue  biologique,  nous  distinguons  : 

1*  d'après  la  durée  : 

a)  La  paire  temporaire  :  c'est  le  cas  où  les  deux  individus 
sexués  n'ont  de  rapports  ensemble  que  pendant  le  temps  de 
l'accouplement  ;  encore  ces  rapports  ont-ils  uniquement 
pour  objet  la  conservation  de  l'espèce  et  nullement  celle  de 
rindividu. 

h)  La  paire  copulée  :  les  deux  individus  demeurent  unis 
pour  toute  la  durée  de  l'existence,  et  le  but  de  leur  réunion  est 
le  plus  souvent  non  seulement  de  conserver  l'espèce,  mais  de 
protéger  l'individu. 


APPENDICE    11  579 

2*  D'après  le  nombre  des  individus  qui  se  réunissent  : 

a)  La  paire  monogame,  composée  d'une  seule  femelle  et 
d'un  mâle. 

h)  Lbl  paire  polygame  :  l'un  des  sexes  est  représenté  par 
plusieurs  individus.  Le  cas  le  plus  fréquent  est  celui  de  plu- 
sieurs femelles  accouplées  à  un  mâle  ;  il  y  a  alors  une  copula- 
tion prolongée,  comme,  par  exemple,  chez  les  poules.  Dans  le 
cas  contraire,  où  le  nombre  des  mâles  surpasse  celui  des  fe- 
melles (beaucoup  de  poissons  et  d'amphibies),  la  réunion  est  le 
plus  souvent  temporaire  et  a  pour  but  l'accouplement  (les  amas 
de  grenouilles  à  l'époque  des  amours). 

3<*  Au  point  de  vue  morphologique,  nous  distinguons  : 

a)  La  paire  homomorphey  dans  laquelle  les  deux  sexes  dif- 
fèrent seulement  par  l'appareil  générateur,  c'est-à-dire  parles 
caractères  sexuels  primaires. 

b)  La  paire  allomorphe^  dans  laquelle  les  deux  sexes  diffè- 
rent en  outre  par  d'autres  signes  distinctifs  (caractères  sexuels 
secondaires).  Ces  derniers  sont  de  nature  très  variée  et  se  rap- 
portent à  des  différences  dans  la  forme,  la  couleur,  la  présence 
d'organes  spéciaux  (crêtes,  éperons,  bois  des  cerfs),  ou  dans  la 
structure  différente  de  certains  organes,  des  différences  de 
grandeur,^  etméme  dans  l^s  cas  extrêmes  des  différences  dans 
le  degré  d'organisation.  L'un  des  sexes  peut  être  dégradé,  sou- 
vent même  dans  une  large  mesure.  Une  différence  plus  grande 
encore  à  deux  points  de  vue  peut  se  produire  dans  la  paire 
allomorphe  : 

a)  L'un  des  sexes,  et  il  semble  que  ce  soit  uniquement  le 
sexe  femelle,  peut  être  représenté  par  deux  ou  même  trois  for* 
mes  différentes  dont  souvent  l'une  (la  plus  rare  des  deux)  se 
distingue  du  mâle  par  des  caractères  sexuels  secondaires.  Ce 
cas,  qui  a  été  observé  jusqu'ici  particulièrement  chez  les  papil- 
lons, a  reçu  le  nom  de  Polymorphisme  ou  Dimorphisme  des 
sexes.  ^ 

P)  Un  cas  analogue  s'observe  quand  aux  deux  sexes  qui 


S80  APPENDICE    II 

entrent  en  rapport  pour  l'accouplement  se  joint  une  troisième 
forme  neutre  ou  nourrice,  qui  est  Tancètre  de  la  paire.  La 
nourrice  produit,  en  effet,  sans  accouplement,  et  cela  souvent 
après  plusieurs  générations  de  nourrices,  une  paire  à  sexes 
séparés  (pucerons,  daphnies).  L'individualité  biologique  peut 
même  devenir  encore  plus  compliquée  lorsque  deux  formes  de 
nourrices  se  présentent  :  une  primaire  (grand'nourrice)  et  une 
nourrice  secondaire,  comme  chez  les  Trématodes.  On  a  même 
observé  des  cas  où  il  y  a  trois  sortes  de  nourrices. 

L'individualité  biologique  secondaire  est  la  famille.  Elle  se 
compose  d'une  réunion  de  btonA  qui  ont  entre  eux  des  rapports 
génétiques,  les  uns  étant  les  parents,  les  autres  la  progéniture. 
Nous  distinguons  : 

i?  La  familU  acéphale  (sans  chef;»  dans  laquelle  tous  les  in- 
dividus sont  entre  eux  dans  le  rapport  de  coordination  :  c'est  ce 
que  nous  appelons  une  troupe.  C'est  un  mode  d'association  ex- 
traordinairement  commun  chez  les  animaux  inférieurs  et  même 
chez  ceux  qui  sont  beaucoup  plus  élevés  (corneilles,  oiseaux 
aquatiques),  ou  comme  ces  énormes  bandes  d'animaux  marins 
(crabes,  mollusques,  polycistines),  auxquelles,  à  cause  de  leur 
étendue  de  plusieurs  milles,  on  a  souvent  donné  le  nom  de  banc 
d'animaux  (bancs  d'huîtres,  de  coraux  ;  la  mer  Jaune,  en  Chine» 
doit  sa  couleur  aux  Polycistines).  Tantôt  ces  bancs  sont  formés 
d'une  seule  espèce,  tantôt  de  plusieurs  espèces.  Ces  derniers 
doivent  s'appeler  des  troupes  agrégées.  Il  faut  remarquer  que 
les  troupes  de  beaucoup  d'insectes  (cantharides,  criquets)  ne 
sont  pas  formées  par  plusieurs  générations  ;  les  individus  ont 
bien  une  origine  commune,  mais  ils  sont  tous  du  même  âge. 

2"  La  famille  céphalée  (horde,  peuple,  meute,  compagnie), 
qù  il  y  a  à  la  tète  de  la  société  un  chef  de  bande  (animal 
conducteur)  vis-à-vis  duquel  tous  les  autres  sont  en  rapport 


APPENDICE    il  881 

de  subordination  ;  ce  chef  de  bande  est  presque  toujours  un 
mâle  (patriarchie),  plus  rarement  (par  exemple,  chez  les  oies) 
une  femelle  (matriarchie).  Chez  les  familles  céphalées  qui  se 
forment  seulement  pour  la  durée  d'une  génération  et  qui  se 
composent  seulement  des  parents  et  de  leurs  enfants 
(perdrix),  le  chef  de  bande  est  Tun  des  deux  parents.  Chez 
les  familles  céphalées  et  de  plus  longue  durée  (grues,  oies  sau- 
vages, éléphants,  etc.),  qui  comprennent  plusieurs  générations, 
le  chef  de  bande  est  choisi  en  partie  à  l'ancienneté,  en  partie 
aussi  d'après  les  dispositions  dont  il  a  fait  preuve  pour  la 
conduite  de  la  troupe. 

L'individualité  biologique  tertiaire  qui  se  forme  à  l'aide 
de  l'individualité  secondaire  de  famille  est  VEtat.  Son  carac- 
tère essentiel  est  la  division  du  travail  dans  le  sein  de  la  société, 
ce  qui  entraîne  souvent  aussi  une  différence  morphologique. 
Chaque  spécialité  de  travail  porte  le  nom  de  métier.  Cette 
espèce  d'individualité  biologique  se  rencontre  seulement  chez 
certains  insectes  (termites,  fourmis,  abeilles)  et  chez  l'homme. 

Deux  cas  sont  à  distinguer  très-nettement  dans  la  formation 
des  Etats  : 

a)  L'Etat  se  forme  à  la  suite  de  l'accroissement  numérique 
de  la  famille  par  la  reproduction  :  c'est  ce  que  nous  appe- 
lons des  Etats  de  génération,  La  forme  la  plus  inférieure  de 
ces  Etats  est  l'Etat  sexuel;  la  forme  la  plus  élevée  et  qui  se 
rencontre  seulement  chez  l'homme  est  l'Etat  national. 

b)  L'Etat  peut  aussi  se  former  par  le  concours  en  un  même 
lieu  d'individus  qui  n'ont  entre  eux  aucun  rapport  de  proche 
parenté  et  qui  présentent  des  différences  plus  ou  moins  consi- 
dérables. Cette  sorte  d'Etat  se  rencontre  seulement  parmi  les 
hommes  et  porte  le  nom  d*Etat  international  ou  d'agrégation 
(Amérique,  Suisse). 

37 


581  APPBIfDICB   II 

Les  Etats  par  génération  sont  les  plus  naturels»  puisque  le 
principe  régulateur  de  toute  organisation,  la  subordination,  y 
existe  déjà  par  la  présence  d*ancétres  de  divers  degrés.  Les 
Etats  agrégés  ont  beaucoup  plus  de  peine  à  acquérir  une 
organisation,  parce  que  leurs  parties  constituantes  sont,  au 
début,  simplement  coordonnées  et  que  le  principe  d'ancienneté 
y  est  tout-à-fait  sans  action.  En  se  développant,  les  Etats  par 
agrégation  présentent  les  stades  suivants  : 

a)  VEtat  bilatéral  ou  départis  (Amérique),  puissance  à  l'ex- 
térieur, lutte  à  l'intérieur,  situation  anxieuse  pour  l'individu. 

b)  VOligarchiey  souveraineté  seigneuriale  exercée  d'abord 
par  une  aristocratie  d'argent  qui,  par  l'hérédité,  se  trans- 
forme en  aristocratie  de  naissance  que  nous  nommons  Patri- 
ciat  (républiques  classiques,  Suisse).  Si  un  pareil  Etat  ne  périt 
pas  prématurément,  il  atteint  le  stade  de  tyrannie  pour  suivre 
ensuite  le  chemin  de  toute  chair. 


âtti. 

En  opposition  au  précédent  et  bien  plus  élevé  se  trouve 
Y  Etat  de  génération  formé  de  familles  céphalées  et  dont  tous 
les  membres  sont  unis  par  les  liens  de  parenté  sanguine. 
Nous  rencontrons  déjà  cette  forme  d'Etat  chez  les  animaux, 
et  nous  pouvons  partager  de  la  manière  suivante  les  stades 
d'évolution  qu'elle  présente  : 

1^  VEtat  sexuel,  qui  comprend  deux  métiers  :  le  métier  de 
reproducteurs  (individus  sexués)  et  le  métier  de  travailleurs 
(individus  asexués).  Le  premier  métier  assure  la  conservation 
de  Tespèce,  le  second  celle  de  l'individu.  Cet  Etat  présente  les 
variétés  suivantes  :  a)  Le  métier  reproducteur  est  la  partie  pri- 
maire dominante  de  l'Etat  :  les  travailleurs  sont  dans  un  rapport 
de  dépendance  (beaucoup  de  fourmis,  bourdons,  etc.).  Cet  Etat 
passe  rapidement  à  un  autre  opposé.  —  b)  Les  travailleurs 


APPENDICE    II  B83 

arrivent  matérieUement  à  la  dominationi  mais  Beulement  dans 
le  même  sens  qu'on  dit  qu'un  maître  devient  l'esclave  de  ses 
domestiques. 

D'autres  différences  proviennent  :  a)  Des  divers  rapports 
relatifs  des  sexes  à  l'intérieur  de  la  Société  :  ou  bien  il  n'y  a 
qu'une  seule  femelle  et  beaucoup  de  mâles  (matriarchie), 
(abeilles,  guêpes,  frelons)  —  ou  bien  les  deux  sexes  sont  en 
grand  nombre.  —  h)  D'une  plus  grande  différenciation  dans  le 
métier  de  travailleur  qui  peut  se  diviser  en  métier  de  défeti^ 
seur  et  en  métier  de  nourricier.  Cette  forme,  que  nous 
nommons  Etat  militaire^  se  rencontre,  en  dehors  des  sociétés 
humaines,  chez  les  Fourmis  et  les  Termites. 

2»  L'Etat  à  esclaves  est  une  forme  secondaire  plus  élevée 
de  l'Etat  de  génération  et  une  conséquence  de  l'Etat  militaire, 
lequel,  par  voie  de  pillage,  s'incorpore  un  certain  nombre  d'in- 
dividus qui  n'ont  avec  lui  aucun  lien  de  consanguinité  pro- 
chaine et  qui,  néanmoins,  ne  sont  pas,  comme  dans  les  Etats 
agrégés,  dans  un  rapport  de  simple  coordination  et  par  suite 
capables  d'entraver  l'organisation,  mais  dans  un  rapport  d'or- 
dination (maîtres  et  esclaves).  Cette  forme  d'Etat  se  rencontre, 
hors  des  sociétés  humaines,  chez  plusieurs  fourmis.  On  connaît 
particulièrement  les  Etats  esclavagistes  de  la  Formica  rufescens 
et  de  la  Formica  sanguinea.  Au  début,  il  y  a  parmi  les  maîtres 
une  opposition  entre  ceux  qui  sont  sexués  et  ceux  qui  ne  le 
sont  pas,  mais  ces  derniers  disparaissent  et  l'opposition  précé- 
dente fait  place  à  une  autre  :  les  maîtres  sont  tous  sexués,  et  il 
peut  arriver,  comme  dans  l'Etat  sexuel,  que  les  maîtres  soient 
dans  une  certaine  dépendance  par  rapport  à  leurs  esclaves  (l'an- 
cienne Rome  et  les  Etats  esclavagistes  de  plusieurs  fourmis). 

3^  VEtat  de  propriété  est  une  suite  immédiate  du  pré- 
cédent. Tandis  que  l'esclavagisme  est  une  incorporation  d'indi- 
vidus qui  peuvent  encore  avoir  avec  leurs  maîtres  des  rapports 
sexuels,  la  propriété  est  l'adjonction  d'espèces  animales,  avec 
lesquelles  de  semblables  rapports  ne  sont  plus  possibles  (for- 


584  APPENDICE    II 

mation  d'animaux  domestiques,  d'où  les  Etats  de  pasteun^ 
ou,  s'il  s'agit  de  plantes  et  de  cultures,  les  EtaU  agricoles). 
Au  point  de  vue  du  rapport  qu'ont  entre  eux  les  Etats  à  pro- 
priétés et  les  Etats  esclavagistes,  il  faut  remarquer  qu'il  peut 
se  présenter  deux  alternatives  :  ils  peuvent  posséder  exclusi- 
vement des  esclaves  ou  des  bestiaux  ou  bien  posséder  simulta- 
nément des  esclaves  et  des  bestiaux.  En  dehors  de  Thomme, 
nous  trouvons  cet  Etat  chez  beaucoup  de  fourmis.  Chez  les 
fourmis,  les  animaux  domestiques  sont  surtout  les  pucerons  et 
quelques  espèces  de  coléoptères  (Glaviger). 

On  peut  distinguer  le  bétail  proprement  dit  des  commensaux 
qui  ne  sont  que  tolérés  (Myrmécophiles)  et  qui  appartiennent 
pour  la  plupart  à  la  classe  des  coléoptères.  Ces  derniers  vivent 
des  restes  de  leurs  hôtes  et,  par  conséquent,  contribuent  à 
nettoyer  l'établissement.  Leurs  rapports  avec  les  animaux 
formant  la  société  sont  plus  ou  moins  intimes.  Récemment,  on 
a  trouvé  chez  certaines  fourmis  de  l'Amérique  du  Sud  des  Etats 
agricoles  comme  on  en  rencontre  si  souvent  chez  les  hommes. 
Ces  Etats  plantent,  avec  beaucoup  de  soin,  une  sorte  de  gazon 
dont  ils  tirent  leur  nourriture  :  les  graines  sont  semées  avec 
ordre  et  emmagasinées;  les  champs  sont  cultivés  et  labourés. 

Nous  avons  énuméré  les  diverses  formes  d'Etat  que  nous 
présentent  les  animaux.  Le  développement  ultérieur  des 
organismes  états  ne  se  produit  que  dans  les  sociétés  humaines 
et  n'appartient  plus  à  notre  sujet  :  disons  cependant  que  le 
degré  le  plus  élevé  que  puisse  atteindre  une  société,  la 
monarchie  constitutionnelle,  ne  peut  être  atteinte  que  dans  la 
période  nationale  des  Etats  de  génération,  tandis  que  l'agré- 
gation  ne  peut  conduire  qu'aux  formes  moins  élevées  (répu- 
blique, fédération  ou  despotisme). 


TABLE  DES  MATIÈRES 


INTRODUCTION   HISTOlIQUE 

Sommaire.  I.  —  Le  problème  :  Qu'est-ce  qu'une  tociété  d*aniniaux?  Il 
n'a  point  d'autre  histoire  que  celle  du  problème  connexe  :  Qu'est-ce 
qa'une  soeiété  d'hommes?—  Ce 'problème  posé  en  Grèce  parles  sophis- 
tes. —  Solutions  présentées  :  Théorie  de  Platon  :  La  cité,  Tivant  terrestre, 
auquel  le  Sage  impose  les  lois  de  la  vie  divine.  —  Théorie  d*Àristote  : 
La  société  envisagée  comme  un  être  concret,  faisant  partie  de  la  nature, 
et  étudiée  par  la  méthode  d'analyse  expérimentale.  —  Théorie  opposée 
de  Hobbes  et  de  Locke  :  La  société  envisagée  comme  une  œuvre  artifi- 
cielle, une  conception  abstraite,  soumise  aux  seules  lois  de  la  logique  et 
placée  en  dehors  de  la  nature.  —  Retour  aux  vues  d'Aristote  et  à  sa 
méthode  :  Spinoza.  —  Ces  vues  sont  compatibles  avec  la  métaphysique 
de  Leibniz  comme  avec  celle  de  Spinoza.  Elles  sont  confirmées  par 
Montesquieu,  les  économistes  et  Condorcet. 7 

IL  —  Obstacle  qui  s'oppose  à  leur  développement  :  Tidée  d'absolu  en 
politiqae;  Rousseau  :  l'Etat  conçu  comme  un  artifice  qu'entretient  la 
raison  des  citoyens  perpétuellement  en  acte.  —  Premier  essai  de  conci- 
liation entre  les  deux  tendances  opposées  :  Kant.  —  Ficbte  renouvelle 
Rousseau.  —  Hegel  obtient  une  conciliation  définitive  :  la  société,  fait  de 
nature,  être  organisé,  en  même  temps  qu'idée  de  l'esprit  réalisée  artifi- 
ciellement :  l'absolu  relatif.  —  Joseph  de  Maistre,  sur  les  traces  de  Vico, 
poursuit  la  démonstration  du  caractère  spontané,  naturel  de  la  vie 
sociale  :  «  L'art  est  la  nature  de  Thomme.  » KK 

m.  •—  A  partir  de  Hegel,  progrès  continu  des  vues  d'Aristote  par  une 
triple  voie  :  L'histoire,  l'économie  politique,  la  biologie.  —  La  sociologie 
constituée  par  A.  Comte  et  Spencer.  —  Pénétration  croissante  des  deux 
doctrines  adverses  Tune  par  l'autre.  —  Si  le  point  de  vue  naturaliste 
laisse  subsister  la  morale?  U  y  en  a  «ne,  bien  que  rudimentaire,  chez  les 
animaux,  en  vertu  des  lois  mêmes  de  la  société,  a  fortiori  chez 
l'homme G7 


886  TABLE  DBS  MATtÈRBS 

SECTION  PREMIÈRE 

SOCIÉTÉS  ACCIOElfTELLIS  EHTIB  AIIIKAUI  D'iêTtClS  DirrÉUWTII  : 

Parasites,  Commensaux^  Mutualistes. 

Le  cencoartj  trait  essentiel  de  toate  société^  tappose  l'affiiiité  organi- 
que; cependant  des  sociétés  imparfaites  peuvent  s'établir  acddentellement 
entre  des  êtres  pins  on  moins  dissemblables.  —  Du  parasitisme,  comme 
de  Pnne  des  formes  de  la  concurrence  yitale;  animaux  qui  la  manifea- 
tant  —  Du  commensalisme  et  de  ses  transitions  à  la  mutualité;  réglons 
de  l'animalité  où  ils  se  rencontrent;  leurs  causes.  —  De  la  domestication 
de  l'animal  par  l'homme  conune  d'un  cas  de  mutualité  avec  subordliiap 
tion;  origines  probables  de  ce  fait.  —  De  la  domestication  des  pncaront 
par  les  fourmis;  tentative  d'explication  psychologique;  de  TinieUigenea 
non  réfléchie  on  raisonnement  du  particulier  au  particulier.  —  GénMIIIi 
de  ces  observations 117 

SECTION  II 

SOCliTÉS  ROIMALIS  IKTai  AHIIUUX  Dl  HÉU  tSrACI 
FONCTION  Dl  NDTimOH 

InfUioires,  Zoophytes,  Tumeiers,  Vers, 

Sociétés  normal^,  leur  définition;  il  y  en  a  de  deux  sortes;  de  ceUta 
qui  ont  pour  but  l'accomplissement  en  commun  de  la  fonction  de  nutri* 
tion;  leur  caractère. —  Question  préalable  :  où  commence  le  domaine  de 
la  sociologie?  Limites  qui  la  séparent  de  la  biologie.  —  g  i.  Sociétés  de 
nutrition  sans  communication  vasculaire;  les  Infusoires;  nature  et  cause 
de  ces  groupements.  —  §  S.  Sociétés  de  nutrition  présentant  une  com- 
munication vasculaire.  A,  Les  Polypes;  B,  les  Molluscoldes;  C^  les  Vers. 
Interprétation  de  ces  diverses  structures  au  point  de  vue  sociologique.  *- 
De  la  zygose  et  de  la  concrescenco  ;  passage  auxjsoclétés  de  reproduc- 
tion   If  7 

SECTION  111 

FONCTION    DB    RKPBODUCTION 

CHAPITIIR    PREMIER 
De  la  Famille;  Société  conjugale. 

Sociétés  qui  ont  pour  but  la  reproduction  ;  trait  dittinctif  en  opposi- 
tion avec  les  sociétés  du  groupe  précédent.  Trois  phases  de  la  société 
domestique  :  les  sociétés  conjugale,  maternelle,  paternelle.  —  De  la 
société  conjugale  ;  origine  des  sexes»  point  de  vue  physiologique;  attrait 


TABLB  DES  MATIÈRES  587 

sexuel  9  point  de  vue  psychologique .  Etnde  de  cinq  claeset  de  phéno- 
mèDes  destinés  à  assurer  la  société  conjugale  ches  les  animaux;  nature 
du  couple  ainsi  formé.  -*  Des  combats  de  noces.  —  Insuffisance  de  ces 
phénomènes  à  expliquer  la  société  domestique i74 

MÊME  SECTION 

FONCTION   DK  IBPBODUCTION.   [SuUé) 
CHAPITRE   II 

€ociété  domettique  matemeile  :  ia  Famille  ekis  lu  Insecte$. 

Importance  croissante  de  la  Tîe  de  relation  dans  la  société  domesti« 
que.  —  Discussion  sur  Torigine  de  Tamour  maternel.  —  Ses  manifesta- 
tions chez  les  animaux  inférieurs  ;  soins  donnés  aux  œufli  par  les  femelles 
des  mollusques,  des  annélides  et  des  insectes  autres  que  les  hyménop- 
tères. Hyménoptères  non  sociaux.  —  Familles  où  la  fonction  maternelle 
est  partagée  entre  plusieurs  indiyidus  :  hyménoptères  sociaux.  Généra- 
lités sur  Torganisation  sociale  et  sur  Tindustrie  collective  des  hyménop- 
tères. —  Les  guêpes  et  leurs  sentinelles.  —  Les  abeilles;  explication  de 
plusieurs  détails  de  leur  économie.  —  Les  fourmis  :  la  fourmilière  est-elle 
un  état  ou  une  famille?  Supériorité  de  leur  constitution  sociale  et  raisons 
de  cette  supériorité  ;  leur  industrie.  Des  fourmilières  mixtes.  Gomment  le 
concours  des  individus  est- il  possible  dans  les  expéditions  et  les  travaux? 
unité,  continuité  sociales  qui  en  résultent.  —  Des  fractionnements  acci- 
dentels de  rindividualité  collective.  Conclusion.  —  Des  termites  :  consti- 
tution et  industrie 881 

MÊME  SECTION 

FONCTION  DE  REPRODUCTION.   (SuU  € 
CHAPITRE   III 

Société  domestique  paternelle  :  la  Famille  chez  Ué  Poissons, 
les  Reptiles^  les  Oiseaux  et  let  Mammifères» 

Accession  du  mâle  dans  la  famille  ;  son  rôle  exclusif  d*abord,  particu- 
lièrement chez  les  poissons  ;  tentative  d'explication  du  fait;  la 
solution  proposée  convient  également  à  Tamour  maternel  ;  con- 
firmation de  l'hypothèse.  —  Batraciens  et  Reptiles.  —  La  famille  chez  les 
oiseaux;  les  variations,  en  apparence,  capricieuses,  de  leurs  mœurs  ren- 
dent les  généralisations  périlleuses.  Oiseaux  polygames,  oiseaux  mono- 
games.—Pourquoi  le  mAle  revient  ou  séjourne  auprès  de  la  femelle  dans 
les  différents  cas;  solidarité  des  consciences  et  cootinaité  des  traditions 
dans  la  famille  d'oiseaux;  industrie  collective;  territoire;  comparaison 
de  la  famille  d*oiseaux  avec  celle  des  insectes.  —  Rôle  du  mâle  dans  la 
famille  des  mammifères;  les  monogames,  les  polygames;  valeur  relative 
des  deux  types;  de  Tindustrie  des  mammifères;  elle  est  le  plus  souvent 
individuelle 397 


* 


588  TAfiLB  DBS  BIATIÉRES 

SECTION  IV 

VIE    DK    RELATION 

La  Peuplade, 

Fondions  tout  intellecluelles  sur  lesquelles  repose  la  peuplade.— 
Réunions  accidentelles  inTolonlaires.  »  Réunions  volontaires  momenta- 
nées; mobiles  qui  les  provoquent.  —  Sociétés  volontaires  durables,  per- 
manentes; rapport  de  la  peuplade  et  de  la  famille;  nature  du  lien 
social,  sympathie,  intérêt.  —  Peuplades  d*otseaux  ;  pourquoi  les  oiseaux 
de  mer  se  réunissent  précisément  à  Tépoque  où  le  plus  grand  nombre 
des  oiseaux  se  séparent  en  familles?  Degrés  diverà  d'organisation  et  de 
concentration:  !<>  dans  les  peuplades  d*oiseaux;fo  dans  les  peuplades  de 
mammifères.  —  Langage,  industrie  collective  et  tactique.  —  De  la  nais- 
sance et  de  Paccroissemeot  de  la  peuplade;  de  son  extinction.  —  Point 
de  départ  et  point  d'arrivée  de  nos  recherches 48S 

CONCLUSION 

§  i.  Lois  des  faits  sociaux  dans  Tanimalité.  —  §  S.  De  la  nature  des 
sociétés  animales.  —  §  8.  De  la  moralité  des  animaux 5t4 


ItUON,  lUH.  bAnANIlKMI.  HOTEL  Ml  PAMO. 


•*- 


.xn.