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Full text of "Des tropes"

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DES    TROP  ES, 

PAR 

ML   DUMARSAIS. 


DES    TROPES 

o  u 
DES  DIFFÉRENS  SENS 

Dans  lesquels  on  peut  prendre  un  même 
mot  dans  une  même  Langue. 

Ouvrage  utile  pour  V intelligence  des  Au* 
teurs  y  et  qui  peut  servir  d'introduction 
à  la  Rhétorique  et  à  la  Logique. 

ÇA** 

Par  M.  DUMARSAIS, 

NOUVELLE    ÉDITION, 

Plus  correcte    que  les  précédentes 


A    LYON, 

Chez   tournachon  -  molïn, 
Imprimeur-Libraire. 

AN   XII.  =  1804. 


TABLE 

DES    ARTICLES 

Contenus  dans  cet  Ouvrage. 

»»■— ■— I   III  «Il  l  ni  I     ■! 

PREMIÈRE    PARTIE. 

Des    Tropes   en   général. 


A 


RT.  I*  Idées  générales  des  figures,     pag.  ï 

II.  Division  des  Figures.  IQ 

III.  Division  des  figures  de  mots.  II 

IV.  Définition  des  Tropes.  IZ 
y.  Le  traité  des  Tropes  est  du   ressort  de   la. 

Grammaire.  On  doit  conoître  les  Tropes  pour 
bien  entendre  les  auteurs ,  et  pour  avoir  des 
conoissances  exactes  dans  Vart  de  parler  et 
d'écrire.  1 5 

VI.  Sens  propre  ,   Sens  figuré.  18 

VII.  Réflexions  générales  sur  le  Sens  figuré,     ao 

I.  Origine  du  Sens  figuré.  Ibidem. 

II.  Usages  ou  éfets  des  Tropes.  2.T 

III.  Ce  qu'on  doit  observer  ,  eu  ce  qu'on  doit 
éviter  dans  l'usage  des  Tropes  ,  et  pourquoi 
ils  plaisent,  2.7 


2.65  Table, 

IV.  Suite  des  Réflexions  générales  sur  le  Sens 
figure.  page   29 

V.  Observations  sur  les  Dictionnaires  Latins- 
Français.  3 1 


SECONDE    PARTIE. 

Des  Tropes  en  particulier. 


XjLrt.   I.  La  Catachrèse.  pag.  36* 

Abus  ,  Extension  ou  Imitation*  ibidem» 

lî.   La   Métonymie.  J4 

III.  La    Méta.lepse.  74 

IV.  La  Synecdoque*  80 

V.  L'Antonomase.  93 
VL  1/2  Comunicatioti  dans  les  paroles*  ïO£ 

VII.  La   Litote.  102, 

VIII.  L'Hyperbole.  104 

IX.  L'FIypotypose*  IOT 

X.  £0  Métaphore.  lia 
Remarques  sur  le  mauvais  usages  des   Méta- 
phores. Xyi2r 

XL  la  Syllepse  Oratoire.  1x6 

XII.  UÀiUgorie*  ll3 

Xilî.  L1  Allusion*  XJJ 

NIV.  V Ironie.  143 

XV.  L'Euphémisme*  145 

XVI.  L'Antiphrase*  1$6 

XVII.  La  Périphrase*  159 
XVIIL  VHypdlage,  ?éé 


T   A  B  t   £r  £67 

XIX.  L'Onomatopée.  page  Ï76 

XX.  Qu'un  même  mot  peut  être  doublement 
figuré.  178 

XXI.  De  la  Subordination  des  Tropes  ,  ou  du 
rang  qu'ils  doivent  tenir  les  uns  à  l } égard 
des  autres  f  et  de  leurs  caractères  particu- 
liers. 1 80 

XXII.  I.  Des  Tropes  dont  on  n'a  point 
parlé  9   etc.  184 

XXIII.  Que  V usage  et  l'abus  des  Tropes  sont  de 
tous  les  tems  et  de  toutes  les  langues,  187 


TROISIEME     PARTIE, 


D, 


^es  autres  sens  dans  lesquels  un  même  mot 

peut  être  employé  dans  le  discours,     pag,   I9Ï 

L  Substantifs  pris  adjectivement ,  Adjectifs  fris 

substantivement ,  Substantifs  et  Adjectifs  pris 

adverbialement.  Ibidem. 

II.  Sens  déterminé  ,   Sens  indéterminé.  JE 97 

III.  Sens  actif,  Sens  passif ,  Sens  neutre.       19S 

IV.  Sens  absolu  ,  Sens  relatif  lo-J 

V.  Sens  Collectif \  Sens   dis  tribut  if.  204 

VI.  Sens  équivoque  ,  Sens  louche.  CLOJ 
VIL  Des  jeux  de  Mots  et  de  la  Paronomase.   Q.09 

VIII.  Sens  composé,  Sens  divisé*  111 

IX.  Sens  litéral,  Sens  spiritueU  213 
Division  du  Sens  litéral.  ai  4 
Division  du  Sens  spiritueL                               111 

1.  Sens  moral.  Ibidem. 

2.  Sens  allégorique.  HZ 
J.  Sens  analogique 9  12  J 


a68  T  ArB  l  e. 

X.  Du  Sens  adapté  ,  ou  que  Von  donne  par 
allusion*  226 

Remarques  sur  quelques  passages  adaptés  à 
contre~sens.  1TJ 

Suite  du  Sens  adapté.  De  la  Parodie  et  des 
Centons.  iyz 

XI.  Sens  abstrait ,  Sens  concret.  239 
Des  termes  abstraits.  24a 
Réflexions  sur  les  abstractions  ,  pas*  raport  à 

la  manière  d'enseigner.  2.52. 

XII.  Dernière  Observation.  S'il  y  a  des  mots 
synonymes*  %^S 


Fin  de  la  Table. 


i/VVVVVVVVVVVVWWWWVVWWWV 

DES  TROPES, 

ou 

DES  DIFÉRENS  SENS 

Dans  lesquels  onpeutprendreunmême 
mot  dans  une  même  langue. 


PREMIÈRE    PARTIE. 
Des  Tropes  en  général. 


ARTICLE       PREMIER. 

Idées  générales  des  Figures. 

A  V  AN  T  que  de  parler  des  Tropes  en  particu- 
lier ,  je  dois  dire  un  mot  des  figures  en  généra!  * 
puisque  les  Tropes  ne  sont  qu'une  espèce  de 
figure. 

On  dit  comunément  que  les  figures  sont  des  \ 
manières  de  parler  éloignées  de  celles  qui  sonù 
natureles  et  ordinaires  :  que  ce  sont  de  certains 
tours  et  de  certaines  façons  de  s'exprimer  ,  qui 
s* éloignent  en  quelque  chose  de  la  manière  com- 
mune et  simple  de  parler  :  ce  qui  ne  veut  dire 
autre  chose  ,  sinon  que  les  figures  sont  des  ma- 
nières de  parler  éloignées  de  celles  qui  ne  sont 


a  D  E  S      T   R   O   P  E  S 

pas  figurées  ,  et  qu'en  un  mot  les  figures  sont  des 
figures ,  et  ne  sont  pas  ce  qui  n'est  pas  figures. 

D'ailleurs ,  bien  loin  que  les  figures  soient  des 
manières  de  parler  éloignées  de  celles  qui  sont 
naturèles  et  ordinaires  ,  il  n'y  a  rien  de  si  natu- 
rel ,  de  si  ordinaire  ,  et  de  si  comun  que  les  fi- 
gures dans  le  langage  des  homes.  M.  de  Brette- 
ville  (i)  ,  après  avoir  dit  que  les  figures  ne  sont 
autre  chose  que  de  certains  tours  d'expression  et 
de  pensée  dont  on  ne  se  sert  point  comunément , 
ajoute  «  qu'il  n'y  a  rien  de  si  aisé  et  de  si  natu- 
»  rel.  J'ai  pris  souvent  plaisir ,  dit-il ,  à  entendre 
»  des  paysans  ^entretenir  avec  des  figures  de  dis* 
»  cours  si  variées,  si  vives  ,  si  éloignées  du  vul- 
»  gaire  ,  que  j'avois  honte  d'avoir  si  long-tems 
»  étudié  l'éloquence  ,  voyant  en  eux  certaine 
»  rhétorique  de  nature  beaucoup  plus  persuasive, 
»  et  plus  éloquente  que  toutes  nos  rhétorique» 
21  artificièles  ». 

En  éfet  ,  je  suis  persuadé  qu'il  se  fait  plus  de 
figures  un  jour  de  marché  à  la  Halle,  qu'il  ne 
s'en  fait  en  plusieurs  jours  d'assemblées  accadé-> 
iniques.  Ainsi ,  bien  loin  que  les  figures  s'éloi- 
gnent du  langage  ordinaire  des  homes,  ceseroient 
au  contraire  les  façons  de  parler  sans  figures 
qui  s'en  éIoigneroietit,s'il  étoit  possible  de  faire  un 
discours  où  il  n'y  eût  que  des  expressions  non 
figurées.  Ce  sont  encore  les  façons  de  parler  re- 
cherchées ,les  figures  déplacées  ,  et  tirées  de  loin, 
qui  s'écartent    de  la  manière  comune    et  simple 

(%)  Eloquence  die  la  cliaireNet  du.  karresH.  L.  IÎÏ  â  çh,  i* 


EN       GÉNÉRAL.  $ 

de  parler;  corne  les  parures  afectées  s'éloignent 
rie  la  manière  de  s'habiller  ,  qui  est  e».  usage 
parmi  leshonêtes  gens. 

Les  apôtres  étoient  persécutés  ,  et  ils  soufroient 
patiemment  les  persécutions.  Qu'y  at- il  de  plus 
naturel  et  de  moins  éloigné  du  langage  ordinaire, 
que  la  peinture  que  fait  S.  Paul  de  cette  situa- 
tion et  de  cette  conduite  des  apôtres  (i)?"  Oa 
»  nous  maudit,  et  nous  bénissons:  on  nous  pér- 
ir» sécute  y  et  nous  soufrons  la  persécution  :  oa 
»  prononce  des  blasphèmes  contre  nous  et  nous 
«  répondons  par  des  prières  ».  Quoiqu'il  y  ait 
dans  ces  paroles  de  la  simplicité,  de  la  naïveté  , 
et  qu'elles  ne  s'éloignent  en  rien  du  langage 
ordinaire;cependant  elles  contiènent  une  fort  belle 
figure  qu'on  apèle  antithèse ,  c'est-à-dire ,  oppo- 
sition :  maudir  est  oposé  à  bénir ,  persécuter  à 
soufrir  ,  blasphèmes  à  prières. 

I!  n'y  a  rien  de  plus  comun  que  d'adresser  \z 
parole  à  ceux  à  qui  Pou  parle,  et  de  leur  faire 
des  reproches  quand  on  n'est  pas  content  de  leur 
conduite.  O  nation  incrédule  et  méchante  !  s'e- 
crie  Jésus-Christ,  jusqnes  à  quand  serai-je  avec 
vous  ?  jusques  à  quand  aurai- je  à  vous  soufrir  (l)  î 
C'est  une  figure  très-simple  qu'on  apèle  apos- 
trophe. 

(î)  MalecHcimur  ,  et  bcnecicimus  :  persecutionem  pk- 
timur  ,  et  sùstirieraus  :  blasphemàmur  3  et  cbsccrâmiiv 
t.  Cor.  c.  v.  12. 

(2)  O  generatlo  incrédula  et  perversa  ,  quousque  es* 
vebiscum  \  Quousçue  pàtur  vos.   M^tt.  c.  17.  v.  ii. 

A  Z 


4  DESTROPES 

M.  Fléchier  (i)au  comencement  de  son  orai« 
son.  funèbre  de  M.  de  Turène  ,  voulant  donner 
une  idée  générale  des  exploits  de  son  héros,  dit: 
a  conduites  d'armées, sièges  déplaces,  prises  de 
»  villes  ,  passages  de  rivières  ,  attaques  hardies, 
m  retraites  honorables,  campemens  bien  ordonnés 
3>  combats  soutenus ,  batailles  gagnées  ,  énemis 
5>  vaincus  par  la  force,  dissipés  par  l'adresse, 
3>  lassés  par  une  sage  et  noble  patience  :  Où  peut- 
3)  on  trouver  tant  et  de  si  puissants  exemples  ,  que 
»  dans  les  actions  d'un  home,  etc.  ». 

lime  semble  qu'il  n'y  a  rien  dans  ces  paroles 
qui  s'éloigne  du  langage  militaire  le  plus  simple  ; 
c'est  là  cependant  une  figure  qu'on  apèle  congé 
r/w  ,  amas  ,  assemblage.  M.  Fléchier  la  termine 
en  cet  exemple,  par  un  autre  figure  qu'on  apele 
interrogation  ,  qui  est  encore  une  façon  de  parler 
fort  triviale  dans  le  langage  ordinaire. 

Dans  l'Andriène  de  Térence,  Simon  se  croyant 
trompé  par  son  fils,  lui  dit:  Qui  d  ais  omnium  ...(i) 
Que  dis-tu  le  plus..?  vous  voyez  que  la  proposi- 
tion n'est  point  entière  ,mais  le  sens  fait  voir  que 
ce  père  vouloit  dire  à  son  fils  r  Que  dis-tu  le  plus 
méchant  de  tous  les  homes  ?  Ces  façons  de  parler 
dans  lesquelles  il  est  évident  qu'il  faut  supléer 
des  mots  ,  pour  achever  d'exprimer  une  pensée 
que  la  vivacité  de  la  passion  se  contente  de  faire 
entendre,  sont  fort  ordinaires  dans  le  langage 
des  homes.  On  apèle  cette  figure  ellipse  ,  c'est- 
à-dire,  omission. 

(i)  Oraison  funèbre  de  M.  de  Turène*  fixordc^ 
<£)  Andr.acu  V%  «•  j,  r.  $• 


t  N      GÉNÉRAL  J 

Il  y  a  ,  à  la  vérité,  quelques  figuresqui  ne  sont 
usitées  que  dans  le  style  sublime  :  telle  est  lapro- 
sopopée ,  qui  consiste  à  faire  parler  un  mort  , 
une  personne  absente,  ou  même  les  choses  ina- 
nimées (l).<<  Ce  tombeau  s'ouvriroit  ,  ces  osse- 
»  mens  se  rejoindroient  pour  me  dire  :Pourquoi 
v  viens-tu  mentir  pour  moi,  qui  ne  mentis  jamais 
;?  pour  personne  ?  Laisse-moi  reposer  dans  le 
»  sein  de  la  vérité  ,  et  ne  viens  pas  troubler  ma 
»  paix  ,  par  la  flaterie  que  j'ai  haïe  ».  C'est  ainsi 
que  M.  Flécier  prévient  ses  auditeurs  ,  et  les  as- 
sure par  cette  prosopopée ,  que  la  flaterie  n'aura 
point  de  part  dans  l'éloge  qu'il  va  faire  de  M.  le 
ducde  Montausier. 

Hors  un  petit  nombre  de  figures  semblables 
réservées  pour  le  style  élevé  ,  les  autres  se  trou- 
vent tous  les  jours  dans  le  style  le  plus  simple  , 
et  dans  le  langage  le  plus  cbnran. 

Qu'est-ce  donc  que  les  figuresîCe  mo?  se  prend 
ici  lui-même  dans  un  sens  figuré.  C'est  une  méta- 
phore. Figure  9  dans  le  sens  propre  ,  est  la  forme 
extérieure  d'un  corps.  Tous  les  corps  sont  éten- 
dus ;  mais  outre  cette  propriété  générale  d'être 
étendus ,  ils  ont  encore  chacun  leur  figure  et  leur 
forme  particulière  ,  qui  fait  que  chaque  corps 
paroit  à  nos  yeux  diférent  d'un  autre  corps  ;  il 
en  est  de  même  des  expressions  figurées  ;  elles 
font  d'abord  connoître  ce  qu'on  pense;  elles  ont 
d'abord  cette  propriété  générale  qui  convient  à 
toutesles  phrases  et  à   tous   les  assemblages  de 

(i)  Oraison  funèbre  de  M.  de  Montausier. 

A3 


ê  DESTROPES 

mot ,  et  qui  consiste  à  signifier  quelque  chose  , 
en  vertu  de  la  construction  grammaticale;  mais 
déplus  les  expressions  figurées  ont  encore  une 
modification  particulière  qui  leur  est  propre , 
et  c'est  en  vertu  de  cette  modification  particu- 
lière que  Ton  fait  une  espèce  à  part  de  chaque 
sorte  de  figure. 

V  antithèse  ,  par  exemple  ,  est  distinguée  de* 
autres  manières  de  parler ,  en  ce  que  ,  dans  cet 
assemblage  de  mots  qui  forment  l'antithèse  ,  les 
mots  sont  oposés  les  uns  aux  autres  ;  ainsi  quand 
on  rencontre  des  exemples  de  ces  sortes  dépo- 
sitions de  mots  ,  on  les  raporte  à  l'antithèse. 

U  apostrophe  est  diférente  des  autres  énoncia- 
tions  ,  parce  que  ce  n'est  que  dans  l'apostrophe 
qu'on  adresse  tout  d'un  coup  la  parole  à  quelque 
personne  présente  ou  absente  ,  etc. 

Ce  n'est  que  dans  la  prosopopée  que  Ton  fait 
parler  les  morts,  les  absens  ,  ou  les  êtres  inani- 
més: il  en  est  de  même  des  autres  figures,  elles 
ont  chacune  leur  caractère  particulier  y  qui  les 
distingue  de  autres  assemblages  des  mots ,  qui 
font  un  sens  dans  le  langage  ordinaire  des  homes. 
Les  grammairiens  et  les  rhéteurs  ayant  fait  des 
observations  sur  les  diférentes  manières  déparier; 
ils  ont  fait  des  classes  particulières  de  ces  difé- 
rentes manières  ,  afin  de  mettre  plus  d'ordre  et 
d'arangement  dans  leurs  réflexions.  Les  manières 
de  parler  dans  lesquelles  ils  n'ont  remarqué  d'autre 
propriété  que  celle  de  faire  conoître  ce  qu'on 
pense  ,  sont  apelées  simplement  phrases  9  expres- 
sions ,  périodes  y  mais  celles  qui  expriment  non 


EN      GÉNÉRAI.  7 

seulement  des  pensées ,  mais  encore  des  pensées 
énoncées  d'une  manière  particulière  qui  leur 
donne  un  caractère  propre,  celles-là  ,  dis-je,sont 
apelées/zg-wre.?,  parce  quelles  paroissent ,  pour 
ainsi  dire,  sous  une  forme  particulière,  et  avec 
ce  caractère  propre  qui  les  distingue  les  unes  des 
autres,  et  de  tout  ce  qui  n'est  que  phrase  ou  ex- 
pression. 

M.  de  la  Bruyère  dit  (1)  «  qu'il  y  a  de  cer- 
»  taines  choses  dont  la  médiocrité  est  insuporta- 
s>  ble:  ta  poésie,  la  musique, la  peinture,  et  le 
j>  discourspublic.il  n'y  a  point  là  défigure; 
c'est-à-dire,  que  toute  cette  phrase  ne  fait  autre 
chose  qu'exprimer  la  pensée  de  M.  de  la  Bruyère, 
sans  avoir  de  plus  un  de  ces  tours  qui  ont  un 
caractère  particulier.  Mais  ,  quand  il  ajoute  , 
«  Quel  supliceque  d'entendre  déclamer  pompeu- 
»  sèment  un  froid  discours,  ou  prononcer  de  mé- 
»  diocres  vers  avec  emphase  !  »  c'est  la  même 
pensée  ;  mais  de  plus  elle  est  exprimée  sous  la 
forme  particulière  de  la  surprise  ,  de  l'admira- 
tion ;  c'est  une  figure. 

Imaginez-vous  pour  un  moment  une  multitude 
de  soldats  ,  dont  les  uns  n'ont  que  l'habit  ordi- 
naire qu'ils  avoient  avant  leur  engagement,  et 
les  autres  ont  l'habit  uniforme  de  leur  régiment: 
ceux-ci  ont  tons  un  habit  qui  les  distingue  ,  et 
qui  fait  conoître  de  quel  régiment  ils  sont;  les 
tins  sont  habillés  de  rouge,  les  autres  de  bleu  , 
de  blanc ,  de  jaune ,  etc.  Ii  en  est  de  même  des 

(1)  Caractère*  des  Ouvrages  de  l'esprit. 

-M 


#  ©ESTROPES 

assemblages  des  mots  qui  composent  le  disconrs; 
un  lecteur  instruit  raporte  un  tel  mot ,  une  telle 
phrase  à  une  telle  espèce  de  figure,  selon  qu'il 
y  reconoît  la  forme ,  le  signe  ,  le  caractère  de  cette 
figure;  les  phrases  et  les  mots  ,qui  n'ont  la  mar- 
que d  aucune  figure  particulière,  sont  corne  les 
soldats  qui  n'ont  l'habit  d  aucun  régiment  :  elles 
n'ont  d'autres  modifications  que  celles  qui  sont 
nécessaires  pour  faire  conoître  ce  qu'on  pense. 

Il  ne  faut  point  s'étoner  si  les  figures,  quand 
elles  sont  employées  à  propos,  donent  de  la  vi- 
vacité ,  de  la  force,  ou  de  la  grâce  au  discours; 
car  outre  la  propriété  d'exprimer  les  pensées  , 
corne  tous  les  autres  assemblages  de  mots  ,  elles 
ont  encore  ,  si  j'ose  parler  ainsi ,  l'avantage  de 
leur  habit  ,  je  veux  dire,  de  leur  modification 
particulière  ,  qui  sert  à  réveiller  l'attention  ,  à 
plaire  ou  à  toucher. 

Mais,  quoique  les  figures  bien  placées  embe- 
llissent les  discours  ,  et  qu'elles  soient  ,  pour  ainsi 
dire  , le  langage  de  l'imagination  et  des  passions; 
il  ne  faut  pas  croire  que  le  discours  ne  tire  ses 
beautés  que  des  figures.  Nous  avons  plusieurs 
exemples  en  tout  genre  d'écrire,où  toute  la  beauté 
consiste  dans  la  pensée  exprimée  sans  figure.  Le 
père  des  trois  Horaces  ne  sachant  point  encore 
le  motif  de  la  fuite  de  son  fils,  aprend  avec 
douleur  qu'il  n'a  pas  résisté  aux  trois  Curiaces. 

Que  voulie^vous  qu'il  fît  contre  trois  ?  lui 
dit  Julie:  qu'il  mourût ,  répond  le  père  (i). 

(i)  Corneille,  Horaces  ,  Au .  III ,  se.  3. 


EN      GÉNÉRAL  9 

Dans  une  autre  tragédie  de  Corneille  (1),  Pru- 

siasdit  qu'en  une  occasion  dont  s'agit ,  il  veut 

se  conduire  enpère  ,  enmari*  Nesoyezni  l'un  ni 

l'autre ,  lui  dit  Nicomède  : 

p  r  u  s  I  a  s 
Et  que  dois-je  être? 

NICOMÈDE. 

Roi. 
Il  n'y  a  point  là  de    figure,  et  il  y  a   cepen- 
dant beaucoup  de   sublime  dans  ce   seul   mot, 
Voici  un  exemple  plus  simple. 

ïïn  vain  pour  satisfaire  à  nos  lâcïies  envies  , 
Nous  passons  près  des  rois  tout  ie  temps  de  nos  vies, 
A  soufrir  àes  mépris    à  ployer  les  genoux  : 
Ce  qu'ils  peuvent  n'est  rien  ;  ils  sont  ce   que  nous  somes  , 

Véritablement  nomes , 

Et  meurent  corne  nous  (2). 

Je  pourois  raporter  un  grand  nombre  d'exem- 
ples pareils  ,  énoncés  sans  figure ,  et  dont  la  pen- 
sée seule  fait  le  prix.  Ainsi  ,  quand  on  dit  que 
les  figures  embélissent  le  discours  ,  on  veut  dire 
seulement ,  que  dans  les  ocasions  où  les  figures 
ne  seroient  point  déplacées  ,  le  même  fonds  de 
pensée  sera  exprimé  d'une  manière  ou  plus  vive 
ou  plus  noble ,  ou  plus  agréable  par  le  secours  des 
figures ,  que  si  on  l'exprimoit  sans  figures. 

De  tout  ce  que  je  viens  de  dire  ,  on  peut  for- 
mer cette  définition  des  figures  :  Les  figures  sont 
des  manières  déparier  distinctement  des  autres, 
par  une  modification  particulière  ,  qui  fait  qu'on 


(1)  Idem  ,  Nicomède  ,   act,  IV  9sc.  3. 

(2)  Malherbe.  Li\\  1.  Paraph.  du  Ps.  CXL 


V. 

A5 


ÎO  1>E-STR0*ES 

les  réduit  chacune  à  une  espèce  à  part  ,  et  qui 
les  rend,  oifplus  vives ,  ou  plus  nobles  ,  ou  plus 
agréables  que  les  manières  de  parler  qui  expri- 
ment le  même  fonds  de  pensée  ,  sans  avoir  d'autre 
modification  particulière. 

»  iii.  ....         »    i  .■  an    ■  i      ■  „         i    i     ii    mntk 

ARTICLE       IL 

Division  des  Figures. 
On  divise  les  figures  en  figures  de  pensées,  ^z- 
g'irce  sentcntiàrum ,  Sckémata  :  et  en  figures  d& 
mots  ,  figura*  verborum.  I!  y  a  cette  diférence  ,  dit 
Cicéron  (î)r  entre  les  figures  de  pensées  et  les 
figures  de  mots  ,,  que  les  ligures  de  pensées  dé- 
pendent uniquement  du  tour  de  l'imagination  ; 
elles  ne  consistent  que  dans  la  manière  particu- 
lière de  penser  ou  de  sentir  ,  ensorte  que  la  figure 
demeure  toujours  la  même  ,  quoiqu'on  viène  à 
changer  les  mots  qui  l'expriment,  De  quelque 
manière  que  M.  Fiéehier  eût  fait  parler  M.  de 
Montausier  dans  la  prosopopée  que  j'ai  raportée  ci- 
dessus, il  auroit  fait  uneproscpopée.Aœcontraire, 
îes  figures  des  mots  sont  telles  que  si  vous  chan- 
gez les  paroles  ,1a  figure  s'évanouit  ;par  exemple^, 
lorsque  parlant  dune  armée  navale,  je  dis 
qu'elle  étoit  composée  de  cent  voiles  ;  c'est  une 
figure  de  mots  dont  nous  parierons  dans  lasuite; 
yoiles  est  là  pour  vaisseaux  :  que  je  substitue  Is 
mot  de  vaisseaux  à  celui  de  voiles ,  j'exprime  éga- 
lement ma  pensée  ;  mais  il  n'y  a  plus  de  figure, 

(i)  Inter  conformationem  verborum  et  sententiàrum 
Iiog  interest  ,  quod  verborum  tollitur,  si  veiba  mutàris  ; 
sententiàrum  perraanet ,  quibuscmn  ven>is  mi  velis.  Ciç* 
fc  OrattLib,  ÎÎL  n%  atj.  aliter  LIL 


B  N     GÉNÉRAL  Jï 

ARTICLE     III. 

Divisions    des  figures    des  mots. 

Il  y  a  quatre  diférentes  sortes  de  figures  qui 
regardent  les  mots. 

î.g  Celles  que  ies  grammairiens  apèlent figures 
de  diction  :  elles  regardent  les  changemens  qui 
arivent  dans  les  lettre  s  ou  dans  les  syllabes  des 
mots  ;  telle  est ,  par  exemple  ,  la  syncope  ,  c'est 
le  retranchement  d'une  lettre  ou  d'une  syllabe 
au  milieu  d'un  mot,  scuta  virûm  pour  virorum. 

a.0  Celles  qui  regardent  uniquement  ia  cons- 
truction ;  par  exemple  ,  lorsqu'Horace  (i)  parlant 
de  Cléopatre  ,  dit  monstrum  ,  quœ.„  nous  disons 
en  français  la  plupart  des  homes  disent ,  et  noa 
pas  dit.  On  fait  alors  la  construction  selon  le  sens 
Cette  figure  s'apèle  syllepse.  J'ai  traité  ailleurs  de 
ces  sortes  de  figures,  ainsi  je  n'en  parlerai  point  ici. 

3.0  Il  y  a  quelques  figures  de  mots  ,  dans  les- 
quelles les  mots  conservent  leur  signification  pro- 
pre, telle  est  la  répétition  ,  etc.  C'est  aux  rhé- 
teurs à  parler  de  ces  sortes  de  figures ,  aussi  bien 
que  des  figures  de  pensées.  Dans  les  unes  et  dans 
les  autres  ,  la  figure  ne  consiste  point  dans  le 
changement  de  signification  des  mots^ainsi  elles 
ne  sont  point  de  mon  sujet. 
;  4.9  Enfin  ,  il  y  a  des  figures  de  mots  qu'on 
apèle  tropes  ;  les  mots  prènent  par  ces  figures  des 
significations  diférentes  de  leur  signification 
propre.  Ce  sont  là  les  figures  dont  j'entreprends  de 
parler  dans  cette  partie  delà  grammaire. 

(1)  Liv.  ïm  Ode  37  ,  y.  21,  A  6 


1%  DES      TROPES 


ARTICLE    I  V. 
Définition  des  Tropes* 

Les  Tropes  sont  des  figures  par  lesquelles  on 
fait  prendre  à  un  mot  une  signification  qui  n'est 
pas  précisément  la  signification  propre  de  ce  mot  ; 
ainsi,  pour  entendre  ce  que  c'est  qu'un  trope  ,  il 
faut  comencer  par  bien  comprendre  ce  que  c'est 
que  la  signification  propre  d'un  mot  ;  nous  l'ex- 
pliquerons bientôt. 

Ces  figures  sont  apelées  tropes  du  grec 
îropos  conversio  ,  dont  la  racine  est  trepo  ,  verto, 
je  tourne.  Elles  sont  ainsi  apelées  ,  parce  que 
quand  on  prend  un  mot  dans  le  sens  figuré  r  on 
le  tourne  ,.  pour  ainsi  dire,  afin  de  lui  £faire 
signifier  ce  qu'il  ne  signifie  point  dans  le  sens 
propre  :  voiles  dans  le  sens  propre  ne  signifie  point 
vaisseaux  >  les  voiles  ne  sont  qu'une  partie  du 
vaisseau  :  cependant  voiles  se  dit  quelquefois  pour 
vaisseaux  ,  comme  nous  l'avons  déjà  remarqué. 
Les  tropes  sont  des  figures,  puisque  ce  sont 
des  manières  de  parler  %  qui ,  outre  la  propriété 
de  faire  conoître  ce  qu'on  pense,  sont  encore 
distinguées  par  quelque  diférence  particulier e,qui 
fait  qu'on  les  raporte  chacune  à  une  espèce  à  part. 
Il  y  a  dans  les  tropes  une  modification  ou  di- 
férence générale  qui  les  rend  tropes  %  et  qui  les 
distingue  des  autres  figures  :  elle  consiste  en  ce 
qu'un  mot  est  pris  dans  une  signification  qui  n'est 
pas  précisément  sa  signification  propre  ;  mais  de 
çlus  chaque  trope  difère  d'un  autre  trope  r  et 


EN      GÉNÉRAL.  I  j 

cette  diférence  particulière  consiste  dans  la  ma- 
nière dont  un  mot  s'écarte  de  sa  signification  pro- 
pre ,  par  exemple  :  //  n'y  a  plus  de  Pyrénées ,  dit 
Louis  XIV  d'immortèle  mémoire  ,  lorsque  son 
petit-fils  le  duc  d'Anjou^aujourd'hui  Philippe  V, 
fut  apelé  à  la  couronne  d'Espagne.  Louis  XiV 
vouloit-il  dire  que  les  Pyrénées  avoient  été  abîmées 
ou  anéanties  ?  nuïement  :  persone  n'entendit 
cette  expression  à  la  lettre,  et  dans.Je  sens  propre; 
elle  avoit  un  sens  figuré.  Boileau  faisant  allusion, 
à  ce  qu'en  1664,  le  Roi  envoya  au  secours  de 
l'Empereur  des  troupes  qui  défirent  les  Turcs  , 
et  encore  à  ce  que  sa  majesté  établi  la  compagnie 
des  Indes,  dit  : 

Quand  je  vois  ta  sagesse  .  .  .  .(1) 

Rendre  à  l'Aigle  éperdu  sa  première  vigueur  , 

La  France  sous  tes  loix  maîtriser  la  fortune. 

Et  nos  vaisseaux  donnant    l'un  et  l'autre  Neptune... , 

Ni  Y  Aigle  ni  Neptune  ne  se  prènent  point  là 
dans  le  sens  propre.  Telle  est  la  modification  ou 
diférence  générale  qui  fait  que  ces  façons  de 
parler  sont  des  tropes. 

Mais  quelle  espèce  particulière  de  trope?  cela 
dépend  de  la  manière  dont  un  mot  s'écarte  de  sa 
signification  propre  pour  en  prendre  une  autre» 
Les  Pyrénées  dans  le  sens  propre  ,  sont  de  hautes 
montagnes  qui  séparent  la  France  et  l'Espagne. 
Il  ny  a  plus  de  Pyrénées ,  c'est-à-dire  de  plus  ds 
séparation  ,  plus  de  division  ,  plus  de  guerre  :  il 
n'yauraplus  à  l'avenir  qu'une  boné  intelligence 
Cintre  la  France  et  l'Espagne:  c'est  une  métonymie 

(1)  Discours  au  Roi. 


Ï4  DES      ÏROPES 

du  signe,  ou  une  métalepse  :  les   Pyrénées  ne 

seront  plus  un  signe   de  séparation. 

L'algie  est  le  symbole  de  l'Empire:  l'empereur 
porte  un  aigle  à  deux  têtes  dans  ses  armoiries  .* 
ainsi  ,  dans  l'exemple  que  je  viens  de  raporter 
l'aigle  signifie  l'Allemagne,  C'est  le  signe  pour  la 
chose  signifiée  :  c'est  une  métonymie. 

Neptune  étoit  le  Dieu  de  la  mer,  il  est  pris 
danslemêmeexempepour  l'Océan  ,  pour  la  mer 
des  Indes  orientales  et  occidentales  :  c'est  encore 
une  métonymie.  Nous  remarquerons  dans  la  suite 
ces  diférences  particulières  quifontles  diférentes 
espèces  de  tropes. 

Il  y  a  autant  de  tropcs  qu'il  y  a  de  manières 
diférentes  ,  par  lesquelles  on  done  à  un  mot  une 
signification  qui  n'est  pas  précisémenda  signifies* 
tion  propre  de  ce  mot.  Aveugle  dans  îe  sens  propre 
signifie  une  personne  qui  est  privée  de  l'usage  de 
la  vue  :  si  je  rae  sers  de  ce  mot  pour  marquer 
ceux  qui  ont  été  guéris  de  leur  aveuglement ,  (i) 
corne  quand  Jésus-Christ  a  àk,les  aveugles  voient, 
alors  aveugles  n'est  plus  dans  le  sens  propre  ,  il 
est  dans  un  sens  que  les  philosophes  apèîent  sens 
divisé  :  ce  sens  divisé  est  un  trope  ,  puisqn'alors 
aveugles  signiie  ceux  qui  ont  été  aveugles,  et 
non  pas  ceux  qui  le  sont.  Ainsi,  outre  les  tropes 
dont  on  parle  ordinairement, j'ai  a  U  qu'il  ne  seroit 
pas  inutiles  ni  étranger  à  mon  sujet ,  d'expliquer 
encore  ici  les  antres  sens  dans  lesquels  U£  même 
oot  peut  être  pris  dans  le  discours» 

(i)  Matt.  c.  XI ,  v.  $. 


EN      GÉNÉRAL 


ARTICLE     V. 

Le  traité  des  Trop» s  est  du  ressort  de  la  Gram- 
maire., On  doit  conoître  les  Tropes  pour  bien 
entendre  les  auteurs  ,  et  pour  avoir  des  conois- 
sartçes  exactes  dans  Fart  de  parler  et  d'écrire, 

Au  reste  ,  ce  traité  me  paroît  être  une  partie 
cssentièle  de  la  grammaire;  puisqu'il  est  du  res- 
sort delà  grammaire  de  faire  entendre  la  véritable 
signification  des  mots  ,  et  en  quel  sens  ils  sont 
employés  dans  le  discours. 

Il  n'est  pas  possible  de  bien  expliquer  l'auteur 
même  le  plus  facile,  sans  avoir  recours  aux 
conoissances  dont  je  parle  ici.  Les  livres  que  l'on. 
met  d'abord  entre  les  mains  des  començans  , 
aussi  bien  que  les  autres  livres  r  sont  pleins  de 
mots  pris  dans  des  sens  détournés  et  éloignés  de 
la  première  signification  de  ces  mots  ;  par 
exemple. 

Tityre  jtupatuîaî  recubans  suh  tegmine  fagi, 
Sylvestrem    teum    musam  médita  ris  avenâ  (l). 
Vous   médite^  une    muse ,   c'est-à-dire ,    unt 
chanson  ,  vous  vous  exerce^  à  chanter.  Les  Muses-" 
étoient   regardées   dans  le  Paganisme    corne  les 
déesse?  qui  inspîroient  les  poètes  et  les  musiciens; 
ainsi  Muse  se  prend  ici  pour  la  chanson  même, 
c'est  la  cause  pour  l'éfet  ;    c'est  une  métonymie 
particulière,  qui  étoit  en  usage  en  iatra  \  nous 
l'expliquerons  dans  la  suite. 

OOVirf.ÇcLLv.i, 


lé  DESTB.OPES 

Avena ,  dans  le  sens  propre  ,  veut  dire  de 
Vaveine:  mais  parce  que  les  bergers  se  servirent 
de  petits  tuyaux  de  blé  ou  d'aveine  pour  en  faire 
une  sorte  de  flûte ,  corne  font  encore  les  enfans 
à  la  campagne  :  delà  ,  par  extension  ,  on  aapelé 
avêna  un  chalumeau  ,  une  flûte  de  berger. 

On  trouve  un  grand  nombre  de  ces  sortes  de 
figures  dans  le  nouveau  Testament ,  dans  l'Imi- 
tation de  J.  C.  ,  dans  les  fables  de  Phèdre,  en 
un  mot ,  dans  les  livres  mêmes  qui  sont  écrits 
le  plus  simplement,  et  par  lesquels  on  comence: 
ainsi  ,  je  demeure  toujours  convaincu  que  cette 
partie  n'est  point  étrangère  à  la  grammaire  , 
et  qu'un  grammairien  doit  avoir  une  conois- 
sance  détaillée  des  tropes. 

Je  conviens  (i)  ,  si  Ton  veut,  qu'on  peut 
bien  parler  sans  jamais  avoir  apris  les  noms 
particuliers  de  ces  figures.  Combien  de  persones 
se  servent  d'expressions  métaphoriques  ,  sans 
savoir  précisément  ce  que  c'est  que  métaphore  ? 
C'est  ainsi  qu'il  y  avoit  plus  de  40  ans  que  le 
Bourgeois-Gentilhome  disait  de  la  prose  ,  sans 
qu'il  en  sût  rien  (a).  Ces  conoissances  ne  sont 
d'aucun  usage  pour  faire  un  compte  >  ni  pour 
bien  conduire  une  maison  ,  corne  dit  Mr. 
Jourdain  (3)  ,  mais  elles  sont  utiles  et  nécessaire 
à  ceux  qui  ont  besoin  de  l'art  de  parler  et 
d'écrire;  elles  mettent  de  l'ordre  dans  les  idées 
qu'on  se  forme  des  mots  ;  elles  servent  à 
démêler  le  vrai  sens  des  paroles  ,  à  rendre  raison 

(1)  Réponse  à  un  objection. 

(a)  Molière,  Bourgeois  Gentilhom  >  azU II.  sz.fr 

(3)  Ibid ,  azu  III %  sz.  3. 


EN      GÉNÉRAL.  17 

du  discours  ,   et   donent  de  la  précision  et  de  la 
justesse. 

Les  Sciences  et  les  Arts  ne  sont  que  des 
observations  sur  la  pratique  :  l'usage  et  la 
pratique  ont  précédé  toutes  les  sciences  et  tous 
les  arts;  mais  les  sciences  et  les  arts  ont  ensuite 
perfectioné  la  pratique.  Si  Molière  n'avoit  pas 
étudié  lui-même  les  observations  détaillées  de 
l'art  de  parler  et  d'écrire  ,  ses  pièces  n'auroient 
été  que  des  pièces  informes  ,  où  le  génie  ,  à  la 
vérité  ,  auroit  paru  quelquefois,  mais  qu'on 
auroit  renvoyées  à  l'enfance  de  la  comédie  : 
ses  talens  on  été  perfectionés  par  les  observa- 
tions ,  et  c'est  l'art  mtme  qui  lui  a  apris  à 
saisir  le  ridicule  d'un  art  déplacé. 

On  voit  tous  les  jours  des  persones  qui  chan- 
tent agréablement,  sans  conoître  les  notes,  les 
clés,  ni  les  règles  delà  musique;  elles  ont 
chanté  pendant  bien  des  années  des  sol  et  des 
fa  ,  sans  le  savoir  ;  faut-il  pour  cela  qu'elles 
rejètent  les  secours  qu'elles  peuvent  tirer  de  la 
musique  pour  perfectioner  leur  talent  ? 

Nos  pères  ont  vécu  sans  conoitrela  circulation 
du  sang  ;  faut-il  négliger  la  conoissance  de 
l'anatomie  ?  et  ne  faut -il  plus  étudier  la 
physique, parce  qu'on  a  respiré  pendant  plusieurs 
siècles  sans  savoir  que  l'air  eût  de  la  pesanteur 
et  de  l'élasticité  ?  Tout  a  son  tems  et  ses  usages, 
et  Molière  nous  déclare  dans  ses  préfaces  , 
qu'il  ne  se  moque  que  des  abus  et  du  ridicule. 


ï8  BES     TROPES 

ARTICLE       VI. 

Sens  propre ,  Sens  figuré, 

AVANT  que  d'entrer  dans  le  détail  de  chaque 
trope,il  est  nécessaire  de  bien  comprendre  la 
diférence  qu'il  y  a  entre  le  sens  propre  et  le  sens 
figuré. 

Un  mot  est  employé  dans  le  discours,oudans 
Je  sens  propre,  ou  en  général  dans  un  sens  figuré, 
quel  que  puisse  être  le  nom  que  les  rhéteurs  don- 
nent ensuite  à  ce  sens  figuré. 

Le  sens  propre  d'un  mot ,  c'est  la  première 
signification  du  mot.  Un  mot  est  pris  dans  le 
sens  propre,  lorsqu'il  signifie  ce  pourquoi  il  a 
été  premièrement  établi  ;  par  exemple  :  Le  feu 
h >r aie ,  la  lumière  nous  éclaire  ,  tous  ces  mots  là 
sont  dans  le  sens  propre. 

Mais  quand  un  mot  est  pris  dans  un  autre  sens 
îlparoîî  alors,  pour  ainsi  dire  ,  sous  une  forme 
empruntée,  sous  une  figure  qui  n'est  pas  sa 
figure  naturèie ,  c'est-à-dire ,  celle  qu'il  a  eue 
d'abord  ;  alors  on  dit  que  ce  mot  est  au  figuré  ; 
par  exemple  :  Le  feu  de  vos  yeux ,  le  feu  de 
l 'imagination  ,  la  lumière  de  V esprit ,  la  clarté 
d'un  discours. 

Masque ,  dans  le  sens  propre, signifie  une  sorte 
de  couverture  de  toile  cirée  ou  de  quelque  autre 
matière,  qu'on  se  met  sur  le  visage  pour  se  dé- 
guiser ou  pour  se  garantir  des   injures  de  Tain 


EN      GÉNÉRAL  19 

Ce  n'est  point  dans  ce  sens  propre  que  Malherbe 
prenoit  le  mot  de  masque  ,  lorsqu'il  disoit  qu'à 
la  Cour  il  y  avoit  plus  de  masques  que  cle 
visages  :  masque  est  là  dans  un  sens  figuré  , 
et  se  prend  pous persones  dissimulées  ,pour  ceux 
qui  cachent  leurs  véritables  sentimens ,  qui  se 
démontent  ,  pour  ainsi  dire,  le  visage  ,  et  prè- 
nent  des  mines  propres  à  marquer  une  situation 
d'esprit  et  de  cœur  toute  autre  que  celle  où  ils 
sont  éfectivement. 

Ce  mot  voix  ,  (vox)  a  été  d'abord  établi  pour 
signifier  le  son  qui  sort  de  la  bouche  des  ani- 
maux, et  sur-tout  de  la  bouche  des  homes.  On 
dit  d'un  home  ,  qu'il  a  la  voix  mâle  ou  féminine  , 
douce  ou  rude,  claire  ou  enrouée,  foible  ou  forte 
enfin  aiguë,  flexible,  grêle,  cassée,  etc.  En 
toutes  ces  occasions ,  voix  est  pris  dans  le  sens 
propre,  c'est-à-dire,  dans  le  sens  pour  lequel  ce 
mot  a  été  d'abord  établi  :  mais  quand  on  dit  que 
le  mensonge  ne  sauroitétoufer  la  voix  de  la  vérité 
dans  le  fond  de  nos  cœurs  ,  alors  voix  est  au 
figuré,  il  se  prend  pour  inspiration  intérieure  , 
remords,  etc.  On  dit  aussi  que  tant  que  le  peuple 
Juif  écouta  la  voix  de  Dieu  ,  c'est-à-dire,  tant 
qu'il  obéit  à  ses  commandemens,?*/  en  fut  assisté. 
Les  brebis  entendent  la  voix  du  pasteur  ,  on  ne 
veut  pas  dire  seulement  qu'elles  reconnoissent  sa 
voix ,  et  la  distinguent  de  la  voix  d'un  autre 
home,  ce  qui  seroit  le  sens  propre;  on  veut 
marquer  principalement  qu'elles  lui  obéissent  , 
ce  qui  est  le  sens  figuré.  La  voix  du  sang ,  la  voix 
de  la  nature ,  c'est-à-dire ,  les  mouvemens  in:é- 


2LO  D  ES     TROHS 

rieurs  que  nous  ressentons  à  l'occasion  de  quelque 
accident  arrivé  à  un  parent  ,  etc.  La  voix  du 
peuple  est  la  voix  de  Dieu  ,  c'est-à-dire,  que 
le  sentiment  du  peuple ,  dans  les  matières  qui  sont 
de  son  ressort,  est  le  véritable  sentiment. 

C'est  par  la  voix  qu'on  dit  son  avis  dans  les 
délibérations  ,  dans  les  élections  ,  dans  les  as- 
semblées ou  il  s'agit  de  juger  ;  ensuite ,  par  ex- 
tension ,  on  a  apelé  voix  ,1e  sentiment  d'un  par- 
ticulier ,  d'un  juge  ;  ainsi  en  ce  sens ,  voix  signifie 
avis  ,  opinion  ,  sufrage  ,  il  a  eu  toutes  les  voix  , 
c'est-à-dire  ,  tous  les  sufrages  ;  briguer  les  voix, 
la  pluralité  dej  voix  ;il  vaudr oit  mieux  ,  s'il  étoit 
possible  ,  peser  les  voix ,  que  de  les  compter  , 
c'est-à-dire  ,  qu'il  vaudroit  mieux  suivre  Favis. 
de  ceux  qui  sont  les  plus  savans  et  les  plus  sensés, 
que  de  se  laisser  entraîner  au  sentiment  aveugle 
du  plus  grand  nombre. 

Voix  signifie  aussi  dans  un  sens  étendu  ^gémis- 
sement  ,  prière.  Dieu  a  écouté  la  voix  de  son 
peuple ,  etc. 

Tous  ces  diférens  sens  du  mot  voix  qui  ne 
sont  pas  précisément  le  premier  sens  ,  qui 
seul  est  le  sens  propre  ,  sont  autant  de  sens 
figurés. 

ARTICLE     VII. 

Reflexions  générales  sur  le  Sens  figuré. 
I.  Origine  du  Sens  figuré, 

La  liaison  qu'il  y  a  entre  les  idées  acessoires, 
je  yeux  dire ,  entre  les  idées  qui  ont  raport  les 


EN      GÉNÉRAL  II 

unes  aux  autres ,  est  la  source  et  le  principe  des 
divers  sens  figurés  que  l'on  done  aux  mots.  Les 
objets  qui  font  sur  nous  des  impressions  ,  sont 
toujours  acompagnés  de  diférentes  circonstances 
qui  nous  frapent,  et  par  lesquelles  nous  désignons 
souvent,  ou  les  objets  mêmes  qu'elles  n'ont  fait 
qu'acompagner  ,  ou  ceux  dont  elles  nous  réveil' 
lent  le  souvenir.  Le  nom  propre  de  l'idée  acces- 
soire estsouvent  plus  présent  à  l'imagination  que 
le  nom  de  l'idée  principale,  et  souvent  aussi  ces 
idées  accessoires  désignant  les  objets  avec  plus 
de  circonstances  que  neferoient  les  noms  propres 
de  ces  objets ,  les  peignent  ou  avec  plus  d'énergie, 
ou  avec  plus  d'agrément.  De-là  ,  lesignepourla 
chose  signifiée,la  cause  pour  l'éfet, la  partie  pour 
le  tout ,  l'antécédent  pour  le  conséquent ,  et  les 
autres  tropes  dont  je  parlerai  dans  la  suite.  Corne 
Tune  de  ces  idées  ne  sauroit  être  réveillée  sans 
exerciter  l'autre,il  arrive  que  l'expression  figurée 
est  aussi  facilement  entendue  que  si  l'on  se  ser- 
voit  du  mot  propre;  elle  est  même  ordinairement 
plus  vive  et  plu»  agréable  quand  elle  est  employée 
à  propos  ,  parce  qu'elle  réveille  plus  d'une  image^ 
elle  attache  ou  amuse  l'imagination  et  done  ai- 
sément à  deviner  à  l'esprit. 

1 1.  Usages  ou    éfets  des  Tropes* 

> 

i.  Un  des  plus  fréquens  usages  des  Tropes , 

c'est  de  réveiller  une  idée  principale ,  par  le  moyea 

de  quelque  idée  accessoire  :  c'est  ainsi  qu'on  dit 

cent  voiles  pour  ceat  vaisseaux  ;  cent  feux  pou» 


2,2  DES      TROPES 

cent  maisons  ;  il  aime  la  bouteille  ,  c'est-à-dire, 
il  aime  le  v'm  ;  le  fer  pour  l'épée  ;  la  plume  ou 
le  style  pour  la  manière  d'écrire  ,  etc. 

2..  Les  tropes  donnent  plus  d'énergie  à  nos  ex- 
pressions. Quand  nous  somes  vivement  frapés  de 
quelque  pensée,  nous  nous  exprimons  rarement 
avec  simplicité;  l'objet  qui  nous  ocupe  se  présente 
à  nous ,  avec  les  idées  accessoires  qui  raccom- 
pagnent ,  nous  prononçons  les  noms  de  ces  ima- 
ges qui  nous  frâpent ,  ainsi  nous  avons  naturel- 
lement recours  aux  tropes ,  d'où  il  arrive  que 
nous  fesons  mieux  sentir  aux  autres  ce  que  nous 
sentons  nous-mêmes  :  de-là  viènent  ces  façons 
de  parier ,  il  est  enjlamé  de  colère  ,  il  est  tombé 
dans  une  erreur  grossière  ,  flétrir  la  réputation , 
s* enivrer  de  plaisir  ,  etc. 

3.  Les  tropes  ornent  le  discours.  M.  Fléchier 
voulant  parler  de  l'instraction  qui  disposa  M.  le 
duc  de  Montausier  à  faire  abjuration  de  l'hé- 
résie ,  au  lieu  de  dire  simplement  qu'il  se  fit 
instruire  ?  que  les  ministres  de  J.  C.  lui  aprirent 
les  dogmes  de  la  religion  catholique,  et  lui  dé- 
couvrirent les  erreurs  de  l'hérésie  ,  s'exprime 
en  ces  ternies  :  «  Tombez,  tombez  ,  voiles  im- 
?f  portons  qui  lui  couvrez  la  vérité  de  nos  mys- 
î7  tères  :  et  vous  prêtres  de  J.  C.  prenez  le  glaive 
79  de  la  parole ,  et  coupez  sagement  jusqu'aux 
»  racines  de  l'erreur ,  que  la  naissance  et  l'édu- 
t>  cation  avoient  fait  croître  dans  son  ame.  Mais 
*>  par  combien  de  liens  étoit-il  retenu  »  ? 

Outre  l'apostrophe  ,  figure  de  pensée ,  qui 
se  trouve  dans  ces  paroles ,  les  tropes  en  font  te 


EN     GiNÉRAl,  23 

principal  ornement  :  Tombt\  voiles,  couvre\^ 
prene\  le  glaive  ,  coupei  jusqu'aux  racines  ,  croî- 
tre ,  liens  ,  retenu  ;  toutes  ces  expressions  sont 
autant  de  tropes  qui  forment  des  images,  dont 
-l'imagination  est  agréablement  ocupée. 

4.  Les  tropes  rendent  le  discours  plus  noble  : 
les  idées  comunes  auxquelles  nous  somes  acou- 
tumés  ,  n'excitent  point  en  nous  ce  sentiment 
d'admiration  et  de  surprise  ,  qui  élève  l'ame  : 
en  ces  ©casions  on  a  recours  aux  idées  acces- 
soires, qui  prêtent,  pour  ainsi  dire,  des  habits 
plus  nobles  à  ces  idées  comunes.  Tous  les  hom~ 
mes  meurent  également  ;  voilà  une  pensée 
commune  :  Horace  a  dit  : 

Pallida  mors  ,   aequo  pede  puisât  pauperum  tabernas 
Reguinque   turres  (1) 

On  sait  la  paraphrase  simple  et  naturèle  qu© 
Malherbe  a  faite  de  ces  vers, 

La  mort  a  des  rigueurs  à  nulle  autre  pareilles  t 

On  a  beau  la  prier  ; 
La  cruelle  qu'elle  est  se  bouche  les  oreilles  , 

Et  nous  laisse  crier  (2), 

Le  pauvre  en  sa  cabanne  5   cù  le  chaume  je  couvre  9 

Est  sujet  à  ses  lois  , 
Et  la  garde  qui  veille  aux  bariêres  du  Louvre  , 

N'en  défend  pas  nos  rois. 

Au  lieu  de  dire  que  c'est  un  Phénicien  qui 
a  inventé  les  caractères  de  l'écriture  ,  ce  qui 
seroit  une  expression  trop  simple  pour  la  poésie  s 
Brébeuf  a  dit  : 

(1)  Lib.  ï.  Od.  4. 

(2). Mal  herbe-,  VI* 


14  DES      TROP  BS 

C'est  de  lui  que  nous  vient  cet  art  ingénieux  (i)  , 
De  peindre  la  parole  et  de  parler  aux  yeux  , 
Et  par  les  trait*  divers  de  figures  tracées  , 
Ponner  de  la  couleur  et  dn  corps  aux  pensées  (2). 

5,  Les  tropes  sont  d'un  grand  usage  pour  dé- 
guiser des  idées  dures  ,  désagréables  ,  tristes  , 
ou  contraires  à  la  modestie  ;  on  en  trouvera  des 
exemples  dans  l'article  de  l'euphémisme,  et  dans 
celui  de  la  périphrase, 

6.  Enfin  les  tropes  enrichissent  une  langue  en 
multipliant  l'usage  d'un  même  mot  ,  ilsdonent 
à  un  mot  une  signification  nouvelle  ,  soit  parce 
qu'on  l'unit  avec  d'autres  mots  ,  auxquels  sou- 
vent il  ne  peut  se  joindre  dans  le  sens  propre  , 
soit  parce  qu'on  s'en  sert  par  extension  et  par 
ressemblance  ,  pour  supléer  aux  termes  qui  man- 
quent dans  la  langue. 

Mais  il  ne  faut  pas  croire  avec  quelques  sa- 
vans ,  que  les  tropes  n'aient  d'abord  été  inven- 
tés que  par  nécessité  9  à  cause  du  défaut  et  de 
la  disette  des  mots  propres  ,  et  qu'ils  aient  con- 
tribué depuis  à  la  beauté  et  à  V ornement  du  dis- 
cours ,  de  même  à  peu  près  que  les  vetemens  ont 
été  employés  dans  le  comencement  peur  couvrir 
le  corps  et  le  défendre  contre  le  froid  ,  et  ensuite 
ont  servi  à  Vembélir  et  à  V orner  (  3.  )  Je  ne  crois 

(1)  Pnarsale  ,   Life.  IXI. 

(2)  Pnasnices  primi ,  famaj  si  creditur  ,  ausi. 
Mansuram   rudibus    vocem  signare   figuris.   Zib.    ni. 

y,  2.20.  Lucan, 

(3)  Manière  d'enseigner  et  d'étudier  les  Belles-Lettres  f 
par  M.  Rollin ,  tome  II ,  p.  246.  et  Gc.  de  Oratore  ,n.  155. 
aliter  xxxviii.  Yess*  insu  orat.  L,  iv.  c.  v^  n.  14. 

pas 


EN      GENERAL.  1$ 

pas  qu'il  y  ait  un  assez  grand  nombre  de  mots 
qui  suplcent  à  ceux  qui  manquent  ,   pour  pou- 
voir dire  que  tel  ait  été  le  premier  et  le  principal 
«sage  des  tropes.  D'ailleurs  ce  n'est  point  là  , 
ce  me  semble,  la  marche,  pour  ainsi  dire,  de 
ta  nature  ;  l'imagination  a  trop  de  part  dans  le 
langage  et  dans  la  conduite  des  hommes ,  pour 
avoir  été  précédée  en  ce  point  par  la  nécessité. 
Si  nous  disons  d'un    homme  qui  marche  avec 
trop  de  lenteur  ,  qu'*7  va  plus  lentement  qu'une 
tortue  ,   d'un  autre  ,    qu'il  va  plus  vite  que  le 
vent ,  d'un  passioné  ,  qu'il  se  laisse  emporter 
au  torrent  de  ses  passions  ,  etc.  c'est  que  la  vi- 
vacité avec  laquelle  nous  ressentons  ce  que  nous 
voulons  exprimer,  excite  en  nous  ces  images,' 
nous    en   somes  ocupés  les  premiers  ,   et  nous 
nous  en  servons  ensuite  pour  mètre  en  quelque 
sorte  devant  les  yeux  àzs  autres  ce  que  nous 
voulons   leur  faire  entendre.  Les  homes   n'ont 
point  consulté  ,  s'ils  avoient  ou  s'ils  n'avoient 
pas  des  termes  propres  pour  exprimer  ces  idées  , 
ni   si  l'expression  figurée   seroit  plus  agréable 
que  l'expression  propre  ,*  ils  ont  suivi  les  mon* 
vemens  de  leur  imagination  ,  et  ce  que  leur  ins- 
piroit  le  désir  de  faire  sentir  vivement  aux  autres 
ce  qu'ils  sentoient  eux-mêmes  vivement.  Les  rhé- 
teurs ont  ensuite  remarqué  que  telle  expressioa 
étoit  plus  noble ,  telle  autre  plus  énergique,  celle-là 
plus  agréable  ,  celle-ci  moins  dure  ;  en  un  mot  ,ils 
ont  faitleurs  observations  sur  le  langagedes  homes. 
Je  prendrai  la  liberté  à  ce  sujet ,  de  m'arêter 
un  moment  sur  une  remarque  de  peu  d'impor* 

B 


t£  DESTROPES 

tance  :  c'est  que  pour  faire  voir  que  Ton  subs- 
titue quelquefois  des  termes  figurés  à  la  place 
4es  mots  propres  qui  manquent  (  I  )  ,  ce  qui  est 
très-véritable ,  Cicéron ,  Quintilien  et  M.  Rollin  , 
qui  pense  et  qui  parle  comme  ces  grands 
homes  ,  disent  que  c'est  par  emprunt  et  par  mé- 
taphore  qu'on  a  appelé  gemma  le  bourgeon  de  la. 
vigne  :  parce  ,  disent-ils,  qu'il  n'y  avoit  point 
de  mot  propre  pour  l'exprimer.  Mais  si  nous  en 
croyons  les  étymologistes ,  gemma  (  2  )  est  le 
mot  propre  pour  signifier  le  bourgeon  de  la 
vigne  ,  et  c'a  été  ensuite  par  figure  que  les  La- 
tins ont  donné  ce  nom  aux  perle*  et  aux  pierres 
précieuses.  En  effet,  c'est  toujours  le  plus  com- 
mun et  le  plus  connu  qui  est  le  propre ,  et  qui 

(i)  M,  Rollin  ,  tome  II  ,  p.  24A, 

(2)  Yerbi  translatio  instituta  est  inopïae  causa  ,  fre- 
quentata  delectationis.  Nam  gemmare  vîtes  ,  luxuriem  esse 
in  herbis  ?  lœtas  segetes  ,  etiam  rustici  dicunt.  Cic.  de 
Oratore  ,   L.  III.  n,  155.  aliter  xxxviii. 

Necessitate  rustici  dicunt  gemmara  in  vitibus.  Qui4 
enira  dicerent  aliud  ?  Quintil.  iastit.  orat.  lib.  vin.  capa 
6.  Methaph* 

Gemma  est  id  quod  in  arboribus  tumescit  eum  parère 
fncipiuut  5  à  geno  ,  id  est  ,  gigno  :  hinc  Margarita  et 
deinceps  orrmis  lapis  pretiosus  dicitur  gemma..,,  quod 
habet  quoque  Perottus  ,  cujus  haec  sunt  verba  ,  «  lapil- 
»  los  gemma  vocavêre  à  similitudine  gemmarum  quas 
>>  in  vitibus  sive  arboribus  cernimus  ;  gemmae  enim  pro- 
»  prié  sunt  pupuli  quos  prima  vites  emittunt  -,  et  gemmare 
j>  vites  dicuntur  ,  dum  gemmas  emittunt.  »  Martinii 
Jjexlcon  ,   voce  gemma* 

Çemma  oculus  vitis  propriè.  2.  gemma  deinde  gênerai© 
nomén  est  lapidum  pretiosorum.  Bus.  tabri  Thesaur.  vdc» 
gemmai* 


S  N     G   É   N  é   R    A  L.  17 

se  prête  ensuite  au  sens  figuré.  Les  laboureurs 
du  pays  latin  conoissoient  les  bourgeons  des 
vignes  et  des  arbres  ,  et  leur  avoient  doné  un 
nom  avant  que  d'avoir  vu  des  perles  et  des  pier- 
res précieuses  :  mais  corne  on  doua  ensuite 
par  figure  et  par  imitation  ce  même  nom  aux 
perles  et  aux  pierres  précieuses,  et  qu'apparem- 
ment Cicéron  ,  Quintilien  et  M.  Rollin  ont  vu 
plus  de  perles  que  de  bourgeons  de  vignes  ,  ils 
ont  cru  que  le  nom  de  ce  qui  leur  étoit  plus 
conu  ,  étoit  le  nom  propre,  et  que  le  figuré 
étoit  celui  de  ce  qu'ils  conoissoient  moins. 

III. 

Ce  qu'on  doit  observer  ,  et  ce  qu'on  doit  éviter 
dans  V usage    des    Tropes  i    et  pourquoi  ils 

plaisent. 

Les  Tropes  qui  ne  produisent  pas  les  effets 
que  je  viens  de  remarquer  ,  sont  défectueux.  Us 
doivent  sur-tout   être   clairs  ,   faciles  ,    se  pré- 
senter naturellement ,  et    n'être  mis   en   œuvre 
tju'en   tems    et  lieu.   Il  n'y  a  rien  de  plus  ridi- 
cule en  tout  genre  ,   que  l'affectation  et  le  dé- 
faut de  convenance.  Molière  dans  ses  Précieuses, 
nous  fournit  un  grand  nombre  d'exemples  de  ces 
expressions  recherchées  et  déplacées.  La  conve- 
nance demande  qu'on  dise  simplement  à  un  la- 
quais, donei  des  sièges  ,  sans  aler  chercher   le 
détour  de  lui   dire  (i)  :   voiture^noùs   ici  les 
comodités  de  la  conversation.  Déplus,  les  idées 
(0  Les  Fiécieuses  ridicule*  ,   se.  ix. 

B  a 


2.8  DES      TROFES 

accessoires  ne  jouent  point  >  si  j'ose  parler  ainsi  ; 
dans  le  langage  des  Précieuses  de  Molière ,  ou 
ne  jouent  point  corne  elles  jouent  dans  l'imagi- 
nation d'un  home  sensé  :  Le  conseiller  des 
grâces  (  I  )  ,  pour  dire  le  miroir  :  contente\V  envie 
qu'a  ce  fauteuil  de  vous  embrasser  (2)  ,  pour 
dire  asseyez-vous. 

Toutes  ces  expressions  tirées  de  loin  et  hors 
de  leur  place,  marquent  une  trop  grande  con- 
tention d'esprit,  et  font  sentir  toute  la  peine 
qu'on  a  eue  à  les  rechercher  :  elles  ne  sont  pas  , 
s'il  est  permis  de  parler  ainsi  ,  à  l'unisson  du  bon 
sens  ,  je  veux  dire  qu'elles  sont  trop  éloignées 
de  la  manière  de  penser  de  ceux  qui  ont  l'esprit 
droit  et  juste  ,  et  qui  sentent  les  convenances. 
Ceux  qui  cherchent  trop  l'ornement  dans  le  dis- 
cours ,  tombent  souvent  dans  ce  défaut  sans 
s'en  apercevoir  ;  ils  se  savent  bon  gré  d'une 
expression  qui  leur  paroit  brillante  et  qui  leur  a 
coûté  ,  et  se  persuadent  que  les  autres  en  doi- 
vent être  aussi  satisfaits  qu'ils  le  sont  eux- 
mêmes. 

On  ne  doit  donc  se  servir  de  tropes  que  lors- 
qu'ils se  présentent  naturellement  à  l'esprit  ; 
qu'ils  sont  tirés  du  sujet  ;  que  les  idées  acces- 
soires les  font  naître  ;  ou  que  les  bienséances 
les  inspirent  :  ils  plaisent  alors,  mais  il  ne  faut 
point  les  aller  chercher  dans  la  vue  de  plaire. 

Je  ne  crois  donc  pas  que  ces  sortes  de  figuret 

(1)  Ibid.  se.  vï. 
(a)  Ibid,  se  i$* 


EN      GÉNÉRAL  19 

plaisent  extrêmement  (l)  ,  par  l'ingénieuse 
hardiesse  qu'il  y  a  d'aller  au  loin  chercher  des 
expressions  étrangères  à  la  place  des  naturelles  , 
qui  sont  scus  la  main  >  si  l'on  peut  parler  ainsi. 
Quoique  ce  soit  là  une  pensée  de  Cicéron  9 
adoptée  par  M.  Roiiin  ,  je  crois  plutôt  que  les 
expressions  figurées  douent  de  la  grâce  au  dis- 
cours ,  parce  que  ,  comme  ces  deux  grands 
homes  le  remarquent  ,  elles  donent  du  corps 
(*l)  ,  pour  ainsi  dire,  aux  choses  les  plus  spiri- 
tuelles ,  et  les  font  presque  toucher  au  doigt  et 
à  Vcsil  par  les  images  qu'elles  en  tracent  à  Vïtna- 
gination  ;  en  un  mot  ,  par  les  idées  sensibles  et 
accessoires. 

IV. 

Suite  des  Réflexions  générales  sur  le  Sens  figuré. 

1.  ÏL  n'y  a  peut-être  point  de  mot  qui  ne  se 
prène  en  quelque  sens  figuré  3  c'est-à-dire  , 
éloigné  de  sa  signification  propre  et  primitive. 

Les  mots  les  plus  comuns  et  qui  reviènent 
souvent  dans  ie  discours  5  sont  ceux  qui  sont 
pris  le  plus  fréquemment  dans  un  ser?s  figuré  , 
et  qui  ont  un  plus  grand  nombre  de  ces  sortes 
de  sens  :  tels  sont  corps  ?  ame  ,  tête  ,  couleur  , 
avoir  ,  faire  ,  etc. 

2.  Un  mot  ne  conserve  pas  dans  la  traduction 
tous  les  sens  figurés  qu'il  a  dans  la  langue  ori- 
ginale :  chaque  langue  a  des  expressions  figurées 
qui  lui  sont  particulières  ,   soit  parce  que  ces 

(i)  Manière  d'enseigner  ,   tom.  II.  p.  247, 
fc)  Ibicî.  F.  a43. 

B3 


30  DES      TU    OPES 

expressions  sont  tirées  de  certains  usages  établis 
dans  un  pays  ,  et  inconus  dans  un  autre;  soit 
par  quelque  autre  raison  purement  arbitraire. 
Les  différens  sens  figurés  du  mot  voix  ,  que  nous 
avons  remarqués  ,  ne  sont  pas  tous  en  usage  en 
latin ,  on  ne  dit  point  vox  pour  suffrage.  Nous 
disons  porter  envie  ,  ce  qui  ne  seroit  pas  entendu 
en  latin  par  ferre  invidiam  :  au  contraire,  mo- 
rem  gerere  alicui  ,  est  une  façon  de  parler  latine, 
qui  ne  seroit  pas  entendue  en  français,  si  on  se 
contentoit  de  la  rendre  mot  à  mot,  et  que  Ton 
traduisit ,  porter  la  coutume  à  quelqu'un  ,  au  lieu 
dédire,    faire  voir  à  quelqu'un    qu'on   se  con- 
forme à  son  goût ,  à  sa  manière  de  vivre  ,  être 
comp'aisant ,  lui  obéir.   Il  en  est  de  même  de 
vicem  gerere ,  verba  dare9  et  d'un  grand  nombre 
d'autres  façons    de   parler  que  j'ai  remarquées 
ailleurs ,   et  que  Ja  pratique  de  la  version  inter- 
linéaire  aprendrà. 

Ainsi ,  quand  il  s'agit  de  traduire  en  une  autre 
langue  quelque  expression  figurée,  le  traducteur 
trouve  souvent  que  sa  langue  n'adopte  point 
la  figure  de  la  langue  originale,  alors  il  doit 
avoir  recours  à  quelque  autre  expression  figurée 
de  sa  propre  langue  ,  qui  réponde,  s'il  est  pos- 
sible ,  à  celle  de  son  auteur. 

Le  but  de  ces  sortes  de  traductions  ,  n'est  que 
de  faire  entendre  la  pensée  d'un  auteur  ;  ainsi  oa 
doit  alors  s'atacher  à  la  pensée  et  non  à  la  let- 
tre ,  et  parler  comme  l'auteur  lui-même  auroit 
parlé  ,  si  la  langue  dans  laquelle  on  le  traduit 
avoit  été  sa  langue  naturelle.  Mais  quand  il  s'agit 


de  faire  entendre  une  langue  étrangère  ,  on  doit 
alors  traduire  litéralement ,  afin  de  faire  com- 
prendre le  tour  original  de  cette  langue. 

V. 

Observations  sur  les  Diciionaires  Latins-Fran- 
çais. 

Nos  dictionaires  n'ont  point  assez  remarqué 
ces  diférences  \  je  veux  dire  ,  les  divers  sens  que 
Ton  done  par  figure  à  un  même  mot  dans  une 
même  langue  ;  et  les  diférentes  significations 
que  celui  qui  traduit  est  obligé  de  doner  à  un 
même  mot  ou  à  une  même  expression ,  pour 
faire  entendre  la  pensée  de  son  auteur.  Ce  sont 
deux  idées  fort  diférentes  que  nos  dictionaires 
confondent  ;  ce  qui  les  rend  moins  utiles  et  sou- 
vent nuisibles  aux  començans.  Je  vais  faire  en- 
tendre ma  pensée  par  cet  exemple  : 

Porter ,  se  rend  en  latin  dans  le  sens  propre 
par  ferre:  mais  quand  nous  disons  porter  envie, 
porter  la  parole ,  se  porter  bien  ou  mal ,  etc. 
on  ne  se  sert  plus  de  ferre  pour  rendre  ces  façons 
de  parler  en  latin  :  la  langue  latine  a  ses  expres- 
sions particulières  pour  les  exprimer  j  porter  oa 
ferre  ne  sont  plus  alors  dans  l'imagination  de 
celui  qui  parle  latin  :  ainsi ,  quand  on  considère 
porter  ,  tout  seul  et  séparé  des  autres  mots  qui 
lui  donent  un  sens  figuré  ,  on  manqueroit 
d'exactitude  dans  les  dictionaires  français-la- 
tins ,  si  l'on  disoit  d'abord  simplement  que  porter 
se  rend  en  latin  par  ferre  ,  in  vider e  ,  alloqui , 
voler e  ,  etc. 

B4 


3^  BES      TROPES 

Pourquoi   donc   tombe-t-on   dans   la  même 
faute    dans  les     dictionaires   latins  -  français, 
quand  il  s'agit  de  traduire  un  mot  latin  ?  Pour- 
quoi joint-on  à  la  signification  propre  d'un  mot, 
quelqu'autre  signification  figurée  qu'il  n'a  jamais 
tout  seul  en  latin  >  La  figure   n'est  que  dans 
aotre  français;   parce   que  nous  nous   servons 
d'une  autre  image  ,  et  par  conséquent  de  mots 
tout  diférens  ;   par   exemple  (  ï  )  :  Mittere  si- 
gnifie ,    dit-on,    envoyer,   retenir,   arrêter, 
écrire  ;    n'est-ce  pas  comme  si  l'on  disoit  dans 
le  dicîionaire  français-latin  ,  que  porter  se  rend 
en  latin  parterre,  invider e  ,  allô qui  ,  valere  ? 
Jamais  mittere  n'a  eu  la  signification  de  retenir  , 
^'arrêter  ,  à* écrire  ,    dans  l'imagination  d'une 
home  qui   parloit  latin.  Quand  Térence  a  dit: 
lac  r y  mas  mit  te  (1) ,  -  et  missam  ira  m  faciet  (3)  ; 
mittere  avoit  toujours  dans  son  esprit  la  signi- 
fication Renvoyer  :  envoyez  loin  de  vous   vos 
larmes ,  votre   colère  ,  corne  on  renvoyé  tout 
ce  dont  on  veut  se  défaire.  Que  si  en  ces  occa- 
sions y  nous  disons  plutôt ,  retene\  vos  larmes , 
retenez  votre  colère  ,  c'est  que  pour  exprimer  ce 
sens,  nous  avons  recours  à  une  métaphore  prise 
de  l'action  que  Ton  fait  quand  on  retient  un 
cheval  avec  le  frein  ,   ou  quand    on   empêche 
qu'une  chose  ne  tombe  ou  ne  s'échappe.  Ainsi 

(1)  Voyez  le  dictionaire  latin-français  ,  imprimé  sous 
le  nom  du  R.  P.  Tachart ,  en  1727 ,  et  quelques  autres. 
dictionaires.  nouveaux. 

(2)  Adelpn.  Act.  3  ,  se.  2  ,  v.  37» 

(3)  Hec.  Au,  5  «  se.  a^.  14. 


EN      GÉNÉRAL  33 

il  faut  toujours  distinguer  les  deux  sortes  de 
traductions  dont  j'ai  parté  ailleurs.  Quand  on  ne 
traduit  que  pour  faire  entendre  la  pensée  d'un 
auteur,  on  doit  rendre  ,  s'il  est  possible,  figure 
par  figure,  sans  s'attacher  à  traduire  litéraîe- 
ment  ;  mais  quand  il  s'agit  de  doner  l'intelli- 
gence d'une  langue  ,  ce  qui  est  le  but  des  dic- 
tionaires,  on  doit  traduire  litératement,  afin 
de  faire  entendre  le  sens  figuré  qui  est  en  usage 
en  cette  langue  à  l'égard  d'un  certain  mot  ;  au- 
trement c'est  tout  confondre  :  les  dictionaires 
nvous  diront  que  aqua  signifie  le  feu  ,  de  la  même 
manière  qu'ils  nous  disent  que  mittere  veut  dire 
arrêter  ,  retenir;  car  enfin  les  latins  crioient 
aquas  ,  aquas  (l)  ,  c'est-à-dire,  ajferte  aquas  , 
quand  le  feu  avoit  pris  à  la  maison  ,  et  nous 
crions  alors  au  feu  ,  c'est-à-dire  ,  accourez  au 
feu  pour  aider  à  l'éteindre.  x\insi  quand  il  s'agit 
d'aprendre  la  langue  d'un  auteur  ,  il  faut  d'a- 
bord doner  à  un  mot  sa  signification  propre  5 
c'est-à-dire,  celle  qu'il  avoit  dans  l'imagination 
de  l'auteur  qui  s'en  est  servi  ,  et  ensuite  on  le 
traduit ,  si  l'on  veut  ,  selon  la  traduction  des 
pensées  ,  c'est-à-dire  ,  à  la  manière  dont  on 
rend  le  même  fonds  de  pensée  y  selon  l'usage 
d'une  autre  langue. 

Mittere  ne  signifie  donc  point  en  latin  retenir  0 
non  plus  que  pellere  ,  qui  veut  dire  chasser.  Si 
Térence  a  dit  lacrymas  rnittey  Virgile  a  dit  dans 

(i)  Terriîa  vicinal  ,  Téïa  clamât  aquas,  Prop.  L.  4  , 
El.  9  ,  v.  32.  ad  extinguendum  inceridium  ,  inquit  Be-i 
ïQaldus*  IbiJ, 


34  BESTROPES 

le  même  sens ,  lacrymas  dilect ce  pelle  Creusa  (ï). 
Chassez  les  larmes  de  Créiise  ,  c'est-à-dire  ,  les 
larmes  que  vous  répandez  pour  l'amour  de  Créiise, 
cessez  de  pleurer  votre  chère  Créiise  ,  retenez 
les  larmes  que  vous  répandez  pour  l'amour  d'elle , 
consolez-vous. 

Mittere  ne  veut  pas  dire  non  plus  en  latin 
écrire  :  et  quand  on  trouve  mittere  epistolam 
alicui)  cela  veut  dire  dans  le  latin  ,  envoyer  une 
lettre  à  quelqu'un  ,  et  nous  disons  plus  ordinai- 
rement ,  écrire  une  lettre  à  quelquun.  Je  ne  fini- 
rois  point  si  je  voulois  rapporter  ici  un  plus 
grand  nombre  d'exemples  du  peu  d'exactitude 
de  nos  meilleurs  dictionaires  ;  merces  punition  , 
nox  la  mort  ,  pulvis  le  bareau  ,  etc. 

Je  voudrois  donc  que  nos  dictionaires  donas- 
sent  d'abord  à  un  mot  latin  la  signification 
propre  que  ce  mot  avoit  dans  l'imagination  des 
auteurs  latins  ;  qu'ensuite  ils  ajoutassent  les  di- 
yers  sens  figurés  que  les  Latins  donoient  à  ce 
mot.  Mais  quand  il  arrive  qu'un  mot  joint  à 
\xn  autre  ,  forme  une  expression  figurée  ,  un 
sens  ,  une  pensée  que  nous  rendons  en  notre 
langue  ,  par  une  image  diférente  de  celle  qui 
étoit  en  usage  en  latin  ,  alors  je  voudrois  dis- 
tinguer ; 

I.  Si  l'explication  litérale  qu'on  a  déjà  donée 
du  mot  latin ,  suffit  pour  faire  entendre  à  la 
lettre  l'expression  figurée,  ou  la  pensée  littérale 
du  latin  ;  en  ce  cas,  je  me  contenterois  de  rendre 
k  pensée  à  notre  manière  5  par  exemple  :  mit- 

(s)  Eneid.  lib.  II j  v.  785, 


EN      GÉNÉRAL.  35 

tere  envoyer  ,  mine  iram  ,  retenez  votre  colère, 
mittere  epistolam  alicui  ,  écrire  une  lettre  à 
quelqu'un. 

Provincia  ,  province  ,  de  pro  ou  procul ,  et 
de  vincire  lier,  obliger  ,  ou  selon  d'autres.,  de 
vincere  ,  vaincre  :  c'étoit  le  nom  générique  que 
les  Romains  donoient  aux  pays  dont  ils  s'é- 
toient  rendus  maîtres  hors  de  l'Italie.  On  dit  dans 
le  sens  propre  ,  provinciam  capere  ,  suscipcre  , 
prendre  le  gouvernement  d'une  province  ,  en 
être  fait  gouverneur  ;  et  on  dit  par  métaphore  , 
provinciam  suscipere  ,  être  dans  un  emploi  , 
dans  une  fonction  f  faire  quelque  entreprise  (i). 
Provinciam  cepisti  duram  ,  tu  t'es  chargé  d'une 
mauvaise  commission ,    d'un  emploi  difficile. 

2.  Mais  lorsque  la  façon  de  parler  latine  est 
trop  éloignée  de  la  française  ,  et  que  la  lettre 
n'en  peut  pas  être  aisément  entendue  ,  les  die- 
tionaires  devroient  l'expliquer  d'abord  littéra- 
lement ,  et  ensuite  ajouter  la  phrase  française 
qui  répond  à  la  latine  ,  par  exemple  :  laterem. 
cruium  lavare  ,  laver  une  brique  crue  ,  c'est- 
à-dire  ,  perdre  son  temps  et  sa  peine,  perdre 
son  latin.  Qui  laveroit  une  brique  avant  qu'elle 
fût  cuite  ,  ne  feroit  que  de  la  boue  ,  et  per- 
droit  la  brique.  On  ne  doit  pas  conclure  de 
cet  exemple  ,  que  jamais  lavare  ait  signifié  en 
latin  perdre  ,  ni  later  temps  ou  peine. 

Au  reste,  il  esc  évident  que  ces  diverses  signi- 
fications qu'une  langue  done  à  un  même  mot 
d'une  autre  langue  ,   sont  étrangères  à  ce  mot 

(i)  Ter,  Phcrm.  Act.  i,   se.  2. 

B  6 


36  LA      CATACHRÈSE, 

dans  !a  langue  originale  ,  ainsi  elles  ne  sonï 
point  de  mon  sujet  ;  je  traite  seulement  ici 
des  différens  sens  que  l'on  done  à  un  même 
mot  dans  une  même  langue  ,  et  non  pas  des 
diferentes  images  dont  on  peut  se  servir  en 
traduisant  ,  pour  exprimer  le  même  fonds  de 
pensée. 


SECONDE     PARTIE. 

Des  Tropes  en  particulier* 

s^  ...  ,  , 

I.      LA      C   A   %    A   C  H   R   È   S  E. 

Abus  ,  Extension  ,  ou  Imitation,. 

JLes  langues  les  plus  riches  n*ont  point  ua 
assez  grand  nombre  de  mots  pour  exprimes 
chaque  idée  particulière  ,  par  un  terme  qui  ne 
soit  que  le  signe  propre  de  cette  idée  ;  ainsi 
Ton  est  souvent  obligé  d'emprunter  le  mot 
propre  de  quelqu'autre  idée  ,  qui  a  le  plus  de 
raport  à  celle  qu'on  veut  exprimer  ;  par  exem- 
ple ;  l'usage  ordinaire  est  de  clouer  des  fers 
sous  les  pies  des  chevaux,  ce  qui  s'apèle  ferrer 
un  cheval  ;  que  s'il  arive  qu'au  lieu  de  fer  ,  oa 
se  serve  d'argent ,  on  dit  alors  que  les  chevaux 
sont  ferrés  d'argent  %  plutôt  que  d'inventer  ua 
nouveau  mot  qui  ne  seroit  pas  entendu  :  ou 
ferre  aussi  d'argent  une  cassette,  «te*  alors 
ftrttv  signifia  par  extension,   garnir  d'argent 


.     LAÇAT   ACHR&SE.  37 

au  lieu  de  fer.  On  dit  de  même  aller  à  cheval 
sur  un  bâton  ,  c'est-à-dire  ,  se  mettre  sar  uft 
bâton  de  la  même  manière  qu'on  se  place  à 
cheval. 

Ludere  par  impar  ;   equitare  in  anmdine  longâ  (i). 

Dans  les  ports  de  mer  on  dit  bâtir  un  vais~ 
seau)  quoique  le  mot  de  bâtir  ne  se  dise  pro- 
prement que  des  maisons  ou  autres  édifiées  : 
Virgile  s'est  servi  6'œdificare  (2)  ,  bâtir  ,  ea 
parlant  du  cheval  de  Troie  ;  et  Cicéron  a  dit , 
œdifîcare  classent  ,  bâtir  une  flotte  (3). 

Dieu  dit  à  Moïse ,  je  ferai  pleuvoir  pour  vous 
des  pains  du  ciel  ;  et  ces  pains  ,  c'étoit  la  mâne  : 
Moïse  en  la  montrant  dit  aux  Juifs  (4)  >  voilà 
te  pain  que  Dieu  vous  a  doné  pour  vivre.  Ainsi 
la  mâne  fut  appelée  pain  par  extension. 

Parricida  >  parricide  y  se  dit  en  latin  et  en 
français,  non-seulement  de  celui  qui  tue  son 
père  y  ce  qui  est  le  premier  usage  de  ce  mot  ; 
mais  il  se  dit  encore  par  extension  de  celui  qui 
fait  mourir  sa  mère  ,  ou  quelqu'un  de  ses  pa- 
rens  ,    ou    enfin  quelque  persone  sacrée. 

Ainsi ,  la  Catachrèse  est  un  écart  que  cer- 
tains mots  font  de  leur  première  signification  , 
pour  en  prendre  un  autre  qui  y  a  quelque  raport , 
et  c'est  aussi  ce  qu'on  apèle  extension  :  par 
exemple  ,  feuille  se  dit  par  extension  ou  imita- 
tion des  choses  qui  sont  plates  et  minces  x  corne 

(1)  Hor.  2  ,  saî.  3  %  v.  24. 

(2)  JEn.2,   v.  l6* 

(3)  Cic.  pro  lege  ManiM.  n.q* 

(4)  Exod.  ck.  xvi  $  v.  4  et  5* 


3?  LA      CATACHRÈSE. 

les  feuilles  des  plantes  ;  on  dit  une  feuille  de 
papier  ,  une  feuille  de  fer  blanc  ,  une  feuille 
d'or  )  une  feuille  dy et ain  y  qu'on  met  derrière  les 
miroirs:  une  feuille  de  carton  ,  le  talc  se  lève 
par  feuilles  y  les  feuilles  d'un  paravent ,  etc. 

La  langue  ,  qui  est  le  principal  organe  de 
la  parole  ,  a  donné  son  nom  par  métonymie 
et  par  extension  au  mot  générique  dont  on  se 
sert  pour  marquer  les  idiomes  ,  le  langage 
des  diférentes  nations  :  langue  latine  ,  langue 
française. 

.  Glace ,  dans  le  sens  propre  ,  c'est  de  l'eau 
gelée  :  ce  mot  signifie  ensuite  par  imitation ,  par 
extension  ,  un  verre  poli  >  une  glace  de  miroir, 
une  glace  de  carosse. 

Glace  r  signifie  encore  une  sorte  de  composi- 
tion de  sucre  et  de  blanc  d'œuf ,  que  l'on  coule 
sur  les  biscuits ,  ou  que  Ton  met  sur  les  fruits 
confits. 

Enfin  glace  se  dit  encore  au  pluriel ,  d'une  sorte 
de  liqueur  congelée. 

Il  y  a  même  des  mots  qui  ont  perdu  leur  pre- 
mière signification  ,  et  n'ont  retenu  que  celle 
qu'us  ont  eue  par  extension  :  florir  9  florissant  9 
se  disoient  autrefois  des  arbres  et  des  plantes  qui 
sont  en  fleurs  ;  aujourd'hui  on  dit  plus  ordinai- 
rement fleurit  au  propre,  et  florir  au  figuré  : 
si  ce  n'est  à  l'infinitif ,  c'est  au  moins  dans  les 
autres  modes  de  ce  verbe  ;  alors  il  sigaifie  être 
en  crédit ,  en  honeur ,  en  réputation  ;  Pétrarque 
fiorissoit  vers  le  milieu  du  XIV  e  siècle  :  une 
armée  florissante  ,  un  empire  florissant,   «  La 


LA      6ATACHRKSE.  39 

»  langue  grèque,  dit  madame  Dacier,  semain- 
>y  tint  encore  assez  florissante  jusqu'à  la  prise  de 
79  Constantinople  ,  en  1453.  >> 
?  Prince  ,  en  latin  princeps  ,  signifioit  seulement 
autrefois,  premier,  principal  ;  mais  aujourd'hui 
en  français  il  signifie  ,  un  souverain  ,  ou  une 
persone  de  maison  souveraine. 

Le  mot  Imperator  ,  Empereur  ,  ne  fut  d'abord 
qu'un  titre  d'honeur  que  les  soldats  donoient 
dans  leur  camp  à  leur  général,  quand  il  s'étoit 
distingué  par  quelque  expédition  mémorable  : 
on  n'avoit  ataché  à  ce  mot  aucune  idée  de  sou- 
veraineté ,  du  tems  même  de  Jules  César,  qui 
avoit  bien  la  réalité  de  souverain  ,  mais  qui  gou- 
vernoit  sous  la  forme  de  l'anciène  République. 
Ce  mot  perdit  son  anciène  signification  vers  la 
fin  du  règne  d'Auguste  ,  ou  peut-être  même 
plus  tard. 

Le  mot  latin  succurrere  ,  que  nous  traduisons 
par  secourir ,  veut  dire  proprement  courir  sous 
ou  sur.  Cicéron  s'en  est  servi  plusieurs  fois  en 
ce  sens  ;  succurram  atque  subibo.  QuiJquid  (1) 
succurrit  libet  scribere  ,  et  Sénèque  dit ,  obvios  , 
si  nomen  non  succurrit ,  Dominos  salutamus  * 
"  lorsque  nous  rencontrons  quelqu'un  ,  et  que 
»  son  nom  ne  nous  vient  pas  dans  l'esprit  , 
»  nous  l'apelons  Monsieur.  »  Cependant  corne 
il  faut  so*uvent  se  hâter  et  courir  pour  venir 
au  secours  de  quelqu'un  ,  on  a  doné  insensible- 

(r)  Cic.  ad  Art.  L.  14.  Epist.  I.  sub.  fcncm.  Senct» 
Ef.  m. 


40  1A      CÀTÀCHRÉ.SË. 

ment  à  ce  mot  par  extension  ,  le   sens  d'aider 

ou  secourir* 

Petere  ,  selon  Perîsonîus  ,  vient  du  grec  peto 
et  petomai  ,  dont  le  premier  signifie  tomber  ,  et 
l'autre  voler;  ensorte  que  ces  verbes  marquent 
une  action  qui  se  fait  avec  éfort  et  mouvement 
vers  quelque  objet  ;  ainsi  ; 

1.  Le  premier  sens  de  petere  ,  c'est  aler  vers  y 
se  porter  avec  ardeur  vers  un  objet  ;  ensuite  on 
done  à  ce  mot  par  extension  plusieurs  autres 
sens,  qui  sont  une  suite  du  premier. 

2.  Il  signifie  souhaiter  d'avoir,  briguer  ,  de- 
mander ;  petere  consulat um  ,  briguer  le  consulat; 
petere  nuptias  alicujus  ,  rechercher  une  persone 
en  mariage* 

3.  Aler  prendre  ;  undè  mihi  petam  cïbum  (i), 

4.  Aler  vers  quelqu'un  ;  et  en  conséquence 
le  f râper  ,  Vataquer.  Virgile  a  dit  :  malo  me  Ga- 
latea  petit  (a)  ,  et  Ovide,  à  populo  saxis  prce~ 
tereunte  petor  (3). 

J.  Enfin  petere  veut  dire  par  extension  ,  aler 
en  quelque  lieu  ,  ensorte  que  ce  lieu  soit  l'objet 
de  nos  demandes  et  de  nos  mouvemens.  Les  com- 
pagnons d'Enée ,  après  leur  naufrage  ,  deman- 
dent à  Didon  qu'il  leur  soit  permis  de  se  mettre 
en  état  d'aier  en  Italie  ,  dans  le  Latiupa  ,  ou  di& 
moins  d'aler  trouver  le  Roi  Aceste* 

fa)  Ter.  Heau.  5,  2,2$. 

(2)  Eel.  3  ,  v,  64. 

%)  Eieg*  4e  nuçe  3  y,  2i 


LA      CÂTACHRÈSS.  41 

-— Italiam  lœti   Latiumque  petamus  (1). 

••£ 

Àt  fréta  Sicaniae  saltem  sedesque  paratas  , 
Undè  hue  advecti  ,  regemque  petamus  Acesten. 

La  réponse  de  Didon  est  digne  de  remarque: 

Seu  vos  Hesperiam  magnam  Saturniaque  arva  , 
Sive  Erycis  fines  3   regemque  optatis  Acesten. 

où  vous  voyez  qa  optatis  explique  petamus. 

Advertere  signifie  tourner  vers  :  advertere 
cgmen  urbi  (a)  ,  tourner  son  armée  vers  la  ville; 
navem  advertere  ,  tourner  son  vaisseau  vers 
quelque  endroit ,  y  aborder  :  ensuite  on  Ta  dit 
par  métaphore  de  l'esprit  ;  advertere  animum  9 
advertere  mentem  ,  tourner  l'esprit  vers  quelque 
objet  ,  faire  attention  ,  faire  réflexion  ,  consi- 
dérer :  on  a  même  fait  un  mot  composé  de  ani- 
mum ,  et  d1 'advertere  ;  anlmadvertere ,  considérer  ? 
remarquer  ,  examiner. 

Mais  parce  qu'on  tourne  son  esprit,  son  sen- 
timent ,  vers  ceux  qui  nous  ont  ofenses  ,  et  qu'oa 
veut  punir  ;  on  a  doné  ensuite  par  extension 
le  sens  de  punir  à  anlmadvertere  ;  verberibus  ani- 
madvertebant  in  cives  (3)  ;  ils  tournoient  leur 
ressentiment ,  leur  colère ,  avec  des  verges  contre 
les  citoyens,  c'est-à-dire  ,  qu'ils  condanoient  au 
fouet  les  citoyens.  Remarquez  qu  animus  se 
prend  alors  dans  le  sens  de  colère  (4).  Animus  3 

(1)  Virg.  Mu.  1  ,  v.  558. 

(2)  Virg.  Ma.  12  ,  v.  555* 

(3)  Saluste,   Catiî.  51, 

(4)  Basil.  Fa  a.  Thés.  verb.  animus* 


4a  X  A      CÀTACHRÈSE. 

dit  Faber  ,  se  prend  souvent  pour  cette  partie 

de  lame  qua  impetus  habet  et  motus. 

Ira  furor  brevis  est  ;  animum  rege ,   qui  nisi  paret  (i)  > 
Imperat  ;  hune  frenis  ,   hune  tu  compesce  catenâ. 

Ces  sortes  d'extensions  doivent  être  autorisées 
par  l'usage  d'une  langue ,  et  ne  sont  pas  tou- 
jours réciproques  dans  une  autre  langue;  c'est- 
à-dire  ,  que  ie  mot  français  ou  alemand  ,  qui 
répond  au  mot  latin  ,  selon  le  sens  propre ,  ne 
se  prend  pas  toujours  en  français  ou  en  ale- 
mand dans  le  même  sens  figuré  que  Ton  done 
au  mot  latin  :  demander  répond  à  petere;  cepen- 
dant nous  ne  disons  point  demander  pour  ataqu.er9 
ni  pour  aler  à, 

Oppido  dans  son  origine  est  le  datif  à'oppi* 
dum  ,  ville  ;  oppido  pour  la  ville  ,  au  datif.  Les 
laboureurs  en  s'entretenant  ensemble  ,  dit  Fes- 
tus ,  se  demandoientl'un  à  l'autre  ,  avez- vous  fait 
bone  récolte?  Sapé  respondebatur  ,  quantum  vel 
opido  satisesset ,  j'en  aurois  pour  nourir  toute  la 
ville  :  et  de-là  est  venu  qu'on  a  dit  oppido  adver- 
bialement ,  pour  beaucoup  ,  hinc  in  consuetu- 
dinem  venit  diceretur  oppido  pro  valdè  >  mul- 
tum  Festus  ,  voc.  Oppido. 

Dont  vient  de  undè ,  ou  plutôt  de  de  undè  , 
corne  nous  disons  delà  >  dedans.  Aliquid  dederis 
undè  utatur  (2)  ,  donez-lui  un  peu  d'argent  dont 
fl  puisse  vivre  en  le  metant  à  profit:  ce  mot  ne 
se  prend  plus  aujourd'hui  dans   sa  signification 

(1)  Hor.  lib.  I  ,  Epist.  1,  v.  62. 

(a)  Térence  ,  Adelp.  Act.  5.  se  9.  v.  34. 


LA      CATACHRESE.  43 

primitive:  on  ne  dit  pas  la  ville  dont  je  viens  , 
mais  d'oïl  je  viens. 

Proplnare ,  boire  à  la  santé  de  quelqu'un,  est  un 
»ot  purement  grec,  qui  veut  dire  à  la  lettre 
boire  le  premier.  Quand  les  Anciens  vouloient 
exciter  quelqu'un  à  boire,  et  faire  à  peu  près  à 
son  égard  ce  que  nous  apelons  boireàla  santé; 
ils  prenoient  une  coupe  pleine  de  vin  ,ils  en  bu- 
voient  un  peu  les  pruniers,  et  ensuite  ils  présen- 
toient  la  coupe  à  celui  qu'ils  vouloient  exciter  à 
boire  (1).  Cet  usage  s'est  conservé  en  Flandre, 
en  Holande  et  dans  le  Nord  ;  on  fait  l'essai , 
c'est-à  dire  ,  qu'avant  de  vous  présenter  le  vase, 
on  en  boit  un  peu  ,  pour  vous  marquer  que 
vous  pouvez  en  boire  sans  rien  craindre.  De-là , 
par  extension,  par  imitation,  on  s'est  servi  de 
propinare  pour  livrer  quelqu'un  ,  le  trahir  pour 
faire  plaisir  à  un  autre  ;  le  livrer  ,  le  douer 
comme  on  done  à  boire  après  avoir  fait  l'essai. 
Je  vous  le  livre ,  dit  Térence  ,  en  se  servant 
par  extension  du  mot  propino  (l)  ,  moquez-vous 
de  lui  tant  quyil  vous  plaira  ,  hune  vobis  deri- 
dendum   propino. 

Nous  avons  vu  dans  la    cinquième  partie   de 

(î)  Hîc  Regina  gravem  gemmis  auroque  poposcit, 
Implevit  que    mero     pareram.     ......     .     »  • 

—  et  in  mensà  laticum  libavit  honorem  , 
Primaque  libato  suramo  tenus  attigit  ore  : 
Tum  Bitias  dédit  increpitaDs;   ille  impiger  hau*it 
Spumantem  pateram  ,  et  pleno  se  proluit  auro, 

(3)  Ter.  Eun.  Acr.  5.  Scène  dern. 


44  t    À      GAÏAe'HRÈSE. 

cette  Grammaire  ,  que  la  préposition  supléoît 
aux  raports  qu'on  ne  sauroit  marquer  par  les 
terminaisons  des  mots  \  qu'elle  marquoit  un, 
rapport  général  ou  une  circonstance  générale  , 
qui  étoit  ensuite  déterminée  par  le  mot  qui  suit 
la    préposition. 

Or,  ces  raports  ou  circonstances  générales, 
sont  presque  infinis  ;  et  le  nombre  des  prépo- 
sitions est  extrêmement  borné  \  mais  pour  su- 
piéer  à  celles  qui  manquent,  on  clone  divers 
usages  à  la  même  préposition. 

Chaque  préposition  a  sa  première  significa- 
tion ,  elle  a  sa  destination  principale  ,  son  pre- 
mier sens  propre;  et  ensuite  par  extension  ,  par 
imitation ,  par  abus  ,  en  un  mot  par  catachrèse, 
on  la  fait  servir  à  marquer  d'autres  raports  qui 
ont  quelque  analogie  avec  la  destination  princi- 
pale de  la  préposition  ,  et  qui  sont  sufisament 
indiqués  par  le  sens  du  mot  qui  est  lié  à  cette 
préposition  ;  par  exemple  : 

La  préposition  m  est  une  préposition  de  lieu, 
c'est  à  dire  ,  que  son  premier  usage  est  de  mar- 
quer la  circonstance  générale  d'être  dans  un  lieu. 
C  tsar  fut  tué  dans  le  sénat ,  entrer  dans  une  mai- 
son ,  serrer  dans  une  cassette. 

Ensuite  on  considère  par  métaphore  les  difé- 
rentes  situations  de  l'esprit  et  du  corps ,  les  difé- 
rens  état  de  la  fortune  ,  en  un  mot  les  difë- 
rentes  manières  d'être  ,  corne  autant  de  lieux 
où  l'home  peut  se  trouver  ;  et  alors  on  dit  par 
extension  ,  être  dans  la  joie  ,  dans  la  crainte  9 
dans  le  dessein  %  dans  la  boae  ou  dans  la  mau-> 


LA       CÀTÀCHRÈS2.  4$ 

valse  fortune  ,  dans  une  parfaite  santé  ,  dans  le 
désordre ,  dans  Vépée  ,  dans  la  robe ,  dans  le 
doute^  etc. 

On  se  sert  aussi  de  cette  préposition  pour 
marquer  le  tems  :  c'est  encore  par  extension  , 
par  imitation  ;  on  considère  le  tems  corne  un 
lieu  ,  nolo  me  in  tempore  ,  hoc  videat  senex  , 
c'est  le  dernier  vers  du  quatrième  acte  de 
l'Andriène  deTérence, 

Ubi  et  ibi  sont  des  adverbes  de  lieu  ;  on  les  fait 
servir  aussi  parimitation  pour  marquer  le  tems, 
hac  ubi  dicta  (1)  ;  après  que  ces  mots  furent  dits, 
après  ces  paroles.  Non  tu  ibi  natum  objurgasti 
(a)  ?  n'alâtes-vous  pas  sur-le-champ  gronder 
votre  fils  ?ne  lui  dîtes-vous  rien  alors? 

On  peut  faire  de  pareilles  observations  sur  les 
autres  prépositions ,  et  sur  un  grand  nombre 
d'autres  mots. 

«  La  préposition  après  ,  dit  M.  l'abé  de 
*>  Dangeau  (3) ,  marque  premièrement  posté- 
v  riorité  de  lieu  entre  des  persones  ou  des 
?>  choses  :  marcher  après  quelqu'un  ;  le  valet 
v  court  après  son  maître  ;  les  Conseillers  sont 
i>  assis  apris  les  Présidens  ». 

Ensuite ,  considérant  les  honeurs ,  les  richesses, 
etc.,  corne  des  êtres  réels,  on  a  dit  par  imita- 
tion, courir  après  les  honeurs  9  courir  apris  s€ 
liberté. 

(1)  Virg.  iEn.  I,  v.  8$. 

(2)  Térence  ,  And.  Act.  I,  se,  ï  ,  V.  12a. 
{-§»)  Feuille  volante  sur  la  préposition  après, 


4*  E  A     CAYACHRfeSI. 

«  Après,  marque  aussi  postériorité  de  tems, 
»  par  une  espèce  d'extension  de  la  quantité  de 
i>  lieu  à  celle  du  temps.  Pierre  esc  arrivé  après 
ty  Jacques.  Quand  un  home  marche  après  ua 
autre,  il  arive  ordinairement  plus  tard;  après 
demain  ,  après   dîné  ,  etc. 

»  Ce  tableau  est  fait  d'après  le  Titien.  Ce 
79  paysage  est  fait  d'après  nature  :  ces  façons 
»  de  parleront  raport  à  la  postériorité  de  tems. 
?>  Le  Titien  avoit  fait  le  tableau  avant  que  le 
»  peintre  le  copiât  ;  la  nature  avoit  formé  le 
)>  paysage  avant  que  !e  peintre  le  représentât  ». 

C'est  ainsi  que  les  prépositions  latines  à  et 
sub  marquent  aussi  le  tems,  corne  je  l'ai  fait  voir 
en  parlant  des  prépositions. 

"  Il  me  semble,  dit  M.  l'abé  de  Dangeau  , 
»  qu'il  seroit  fort  utile  de  faire  voir  cornent  on 
»  est  venu  à  doner  tous  ces  divers  usages  à  un 
»  même  mot  ;  ce  qui  est  comun  à  la  plupart 
w  des  langues  ». 

Le  mot  ày heure  y  n'a  signifié  d'abord  que 
le  temps  ;  ensuite  par  extension  il  a  signifié  les 
quatre  saisons  de  Tannée.  Lorsqu'Hoiiière  dit 
que  (l)  depuis  le  commencement  des  tems  les 
heures  veillent  à  la  garde  du  haut  Olympe  y  et 
que  le  soin  des  portes  du  ciel  leur  est  confié , 
Madame  Dacier  remarque  qu'Homère  apèle  les 
heures  ce  que  nous  apeions  les  saisons  (a). 

Hérodote  dit  (3)  que  les    Grecs  ont  pris  de* 

(i)    lisd  ?  .  v  ,Trab.  pag*  224, 

(2)  Rem.  pag,  278» 

(3)  Eerod.  L%  *, 


t "a    catachrèse.        47 

Babyloniens  l'usage  de  diviser  le  jour  en  douze 
parties  (l).  Les  Romains  prirent  ensuite  cet  usage 
des  Grecs;  il  ne  fut  introduit  chez  les  Romains 
qu'après  la  première  guerre  punique  :  ce  fut 
vers  ce  tems-  là  que  par  une  autre  extension  l'oa 
dona  le  nom  à' heures  aux  douze  parties  du  jour 
et  aux  douze  parties  de  la  nuit  ,  celles-ci  étoient 
divisées  en  quatre  veilles  dont  chacune  comprenoit 
trois  heures. 

Dans  le  langage  de  l'Eglise  ,  les  jours  de  la  se- 
maine qui  suivent  le  Dimanche  ,  sont  apeîés/e- 
ries  par  extension. 

Il  y  avoit  parmi  les  anciens  des  fêtes  et  des  fé- 
riés :  les  fêtes  étoient  des  jours  solemnels  où  l'on 
faisoit  des  jeux  et  des  sacrifices  avec  pompe  ;  les 
fériés  étoient  seulement  des  jours  de  repos  où  Ton 
sabstenoit  du  travail.  Festus  prétend  que  ce 
mot  vient  à  feriendis  victimist 

L'année  chrétienne  començoit  autrefois  au 
jour  de  Pâques;  ce  qui  étoit  fondé  sur  ce  pas- 
sage de  S.  Paul.  Quomoià  Christus  resurrexit  à 
mortuis ,  ita  et  nos  in  novitate  vitce  ambulemus(z)> 

L'empereur  Constantin  ordona  que  l'on  s'abs- 
tiendroit  de  toute  oeuvre  servile  pendant  la  quin- 
zaine dePâques ,  et  que  ces  quinze  jours  seroient 
fériés  :  cela  fut  exécuté  du  moins  pour  la  pre- 
mièse  semaine  ;  ainsi  tous  les  jours  de  cette  pre- 
mière semaine  furent  fériés.  Le  lendemain  du  di- 
manche d'après  Pâques  fut  la  seconde  fécie ,  ainsi 

(i)  Pline  ,  L.  vu.  c.6o. 
{si)  Rom.  c.  vï.  4. 


48  LA       CÂTHÀCRÈSE. 

des  autres.  L'on  dona  ensuite  par  extension  ,  paf 
imitation,  le  nom  de  férié  seconde  ,  troisième  , 
quatrième  >  etc.,  aux  autres  jours  des  semaines 
suivantes, pour  éviter  de  leur  doner  les  noms 
profanes  des  Dieux  des  païens. 

C'est  ainsi  que  chez  les  Juifs  le  nom  de  saba 
[  sabatum  ]  qui  signifie  repos  ,  fut  donné  au  sep- 
tième jour  delà  semaine,  en  mémoire  de  ce  qu'en 
ce  jour  Dieu  se  reposa,  pour  ainsi  dire,  en  ces- 
sant de  créer  de  nouveaux  êtres  :  ensuite  par  ex- 
tension on  dona  le  même  nom  à  tous  les  jours  de 
la  semaine  ,  en  ajoutant  premier ,  second  ,  troi- 
sième ,  etc.  ,  prima  ^  secunda  ,  etc.  sabbatorum. 
Sabatum  se  dit  aussi  de  la  semaine.  On  dona  en- 
core ce  nom  à  chaque  septième  année  ,  qu'on 
apela  année  sabatique  ,et  enfin  à  l'année  qui  ari- 
voit  après  sept  fois  sept  ans  ,c'étoit  le  jubilé  des 
Juifs:  tems  de  remission,  de  restitution,  où 
chaque  particulier  rentroit  dans  ses  anciens  hé- 
ritages aliénés ,  ou  les  esclaves  devenoient  libres. 

Notre  verbe  aler  >  signifie  dans  le  sens  propre , 
se  transporte  d*un  lieu  à  un  autre  ;  mais  ensuite 
dans  combien  de  sens  figurés  n'est- il  pas  em- 
ployé par  extension  ?  Tout  mouvement  qui  abou- 
tit à  quelque  fin;  toute  manière  de  procéder ,  de 
se  conduire,  d'ateindre  à  quelque  but  ;  enfin  tout 
ce  qui  peut  être  comparé  à  des  voyageurs  qui 
vont  ensemble,  s'exprime  par  le  verbe  aler  ,  je 
vais  ou  je  vas  ;  aler  à  ses  fins  ;  aler  droit  au 
but  :  il  ira  loin  ,  c'est-à-dire ,  il  fera  de  grands 
progrès  ,  aler  étudier  ,  aler  lire  ,  etc. 

Devoir  ,  veut  dire  dans  le  sens  propre,  être 

obligé 


LA      CATACHRÈSE.  49 

obligêparles  luis  à  payer  ou  à  faire  quelque  chose  : 
on  le  dit  ensuite  par  extension  de  tout  ce  qu'on 
doit  faire  par  bienséance  ,  par  politesse ,  nous 
devons  aprendre  ce  que  nous  devons  aux  autres  , 
et  ce  que  les  autres  nous  doivent. 

Devoir  se  dit  encore  par  extension  de' ce  qui 
arrivera ,  corne  si  c'étoit  une  dette  qui  dût  être 
payée:  je  dois  sortir  :  instruisez-vous  de  ce  que 
vous  êtes,  de  ce  que  vous  n'êtes  pas  ,  et  de  ce  que 
vous  devet^  être,  c'est-à-dire,  de  ce  que  vous 
serez  ,  de  ce  à  quoi  vous  êtes  destiné. 

Notre  verbe  auxiliaire  avoir  ,  que  nous  avons 
pris  des  Italiens,  vient  dans  son  origine  du  verbe 
habere  y  avoir  ,  posséder.  César  a  dit  (1)  qu'il  en- 
voya au  devant  de  toute  la  cavalerie  qu'il  avoit 
assemblée  de  -toute  la  province  ,  quem  coactum 
habebat.  Il  dit  encore  dans  le  même  sens,  avoir 
les  fermes  tenues  à  bon  marché,  c'est-à-dire, 
avoir  pris  les  fermes  à  bon  marché  ,  les  tenir  & 
bas  prix.  Dans  la  suite  on  s'est  écarté  de  cette 
signification  propre  Ravoir  ,  et  on  a  joint  ce 
verbepar  métaphore  et  par  abus  ,  à  un  supin  ,  à 
un  participe  ou  adjectif,  ce  sont  des  termes  abs- 
traits dont  on  parle  corne  de  choses  réelles  : 
a-mavi ,  j'ai  aimé,  habeo  amatum  ;  aimé  est  alors 
un  supin  ,  un  nom  qui  marque  le  sentiment  que 
le  verbe  signifie  ;  je  possède  le  sentiment  d'aimer, 

(1)  Cœsar  prœmisit  ecuitatum  omnem  ,  quem  ex  omni 
provinciâ  coactum  habebat.  Cxszr  ,  de  bello  Gallico.  L.  1. 
Vectigalia  pervo  pretio  redempta  hahere.  Idem  ibib. 
Nostram  adolescentiam  habent  despicatam.  Ter.  Eum.  Act. 
2.  se.  3.  v.  92, 

c 


50  I   A      C   A   T    A  C   H   R    È    S    ff. 

corne  un  autre  possède  sa  montre.  On  est  si  fort 
accoutumé  à  ces  façons  de  parler ,  qu'on  ne  fait 
plus  atention  à  l'anciène  signification  propre 
d'avoir  ;  on  lui  en  donne  une  autre  qui  ne  signifie 
avoir  que  par  figure,  et  qui  marque  en  deux  mots 
le  même  sens  que  les  Latins  exprimoient  en  un 
seul  mot,  Nos  Grammairiens  qui  ont  toujours 
raporté  notre  Grammaire  à  la  Grammaire  latine, 
disent  qu'alors  avoir  est  un  verbe  auxiliaire  , 
parce  qu'il  aide  le  supin  ou  le  participe  du  verbe 
à  marquer  le  même  tems  que  le  verbe  latin  si- 
gnifie en  un  seul  mot. 

Etre  ,  avoir ,  faire  9  sont  les  idées  les  plus  sim- 
ples ,  les  plus  comunes  ,  et  les  plus  intéressantes 
pour  l'home  :  or  ,  les  homes  parlent  toujours  de 
tout  par  comparaison  à  eux-mêmes,  de-là  vient 
que  ces  mots  ont  été  le  plus  détournés  à  des 
usages  diférens  :  être  assis  ,  être  aime ,  etc. ,  avoir 
de  V  argent ,  avoir  peur  ,  avoir  honte ,  avoir  quel- 
que chose  faite  ,  et  en  moins  de  mots  avoir  fait* 
De  plus  ,  les  homes  réalisent  leurs  abstrac- 
tions ;  ils  en  parlent  par  imitation ,  corne  ils 
parlent  des  objets  réels  ;  ainsi  ils  se  sont  servis 
«du  mot  avoir  en  parlant  de  choses  inanimées  et 
de  choses  abstraites.  On  dit  cette  ville  a  deux 
lieues  de  tour  ,  cet  ouvrage  a  des  défauts  ;  les 
passions  ont  leur  usage  ;  il  a  de  la  vertu  :  et 
ensuite  par  imitation  et  par  abus  ,  il  a  aimé  , 
il  a  lu  ,  etc. 

Remarquez  en  passant  que  le  verbe  a  est  alors 
au  présent,  et  que  la  signification  du  prétérit  n'est 
que  dans  le  supin  ou  participe. 


LA      CATACHRÈSE.  5I 

On  a  fait  aussi  du  mot  il  un  terme  abstrait, qui 
représente  une  idée  générale  ,  l'être  en  généra!. 
Il  y  a  des  homes  qui  disent,  illud  quod  est ,  ibi 
habet  hommes  qui  dicunt  :  dans  la  bone latinité, 
on  prend  un  autre  tour  ,  corne  nous  l'avons  re- 
marqué ailleurs. 

Notre  il  dans  ces  façons  de  parler,  répond  au  res 
des  Latins  iPropius  metum  resfuerat  (1),  la  chose 
avoit  été  proche  de  la  crainte  ,  c'est-à-dire  ,  il  y 
avoit  eu  sujet  de  craindre.  Res  ita  se  habet ,  il 
est  ainsi.  Res  tua  agitur  :  il  s'agit  de  vos  intérêts, 
etc. 

Ce  n'est  pas  seulement  la  propriété  A' avoir, 
qu'on  aatribuée  à  des  êtres  inanimés  et  à  des 
idées  abstraites  ,  on  leur  a  aussi  atribué  celle  de 
vouloir  :  on  dit  cela  veut  dire  ,  au  lieu  de  cela 
signifie  ;  un  tel  verbe  veut  un  tel  cas  ;  ce  bois  ne 
veut  pas  brûler  ;  cette  clé  ne  veut  pas  tourner ,  etc. 
Ces  façons  de  parler  figurées  sont  si  ordinaires  , 
qu'on  ne  s'aperçoit  pas  même  de  la  figure. 

La  signification  des  mots  ne  leur  a  pas  été  donée 
dans  une  assemblée  générale  de  chaque  peuple  , 
dontle  résultatait  été  signifié  à  chaque  particulier 
qui  est  venu  dans  le  monde;  cela  s'est  fait  in- 
sensiblement et  par  l'éducation:  les  enfans  ont  lié 
la  signification  des  mots  aux  idées  que  l'usage  leur 
a  fait  conoître  que  ces  mots  signifioient. 

1.  A  mesure  qu'on  nous  a  doné  du  pain,  et 
qu'on  nous  a  prononcé  le  mot  de  pain  ;  d'un 
côté  le  pain  a  gravé  par  les  yeux  son  image  dans 

(1)  T.  Liv.  libr.  I.  n.  25, 

C  2 


Jl  LA      CATACHRÈSE. 

notre  cerveau,  et  en  a  excité  l'idée:  d'un  antre 
côté  ,  le  son  du  mot  pain  a  fait  aussi  son  im- 
pression par  les  oreilles  ,  de  sorte  que  ces  deux 
idées  accessoires,  c'est-à-dire,  excitées  en  nous 
en  même  temps,  ne  sauroient  se  réveiller  séparé- 
ment ,  sans  que  l'une  excite  l'autre. 

a.  Mais ,  parce  que  la  conoissance  des  autres 
mots  qui  signifient  des  abstractions  ou  des  opé- 
rations de  l'esprit  ,ne  nous  a  pas  été  donée  d'une 
manière  aussi  sensible  ;  que  d'ailleurs  la  vie  des 
homes  est  courte  ,  et  qu'ils  sont  plus  occupés  de 
leurs  besoins  et  de  leur  bien  être ,  que  de  cul- 
tiver leur  esprit,  etdeperfectionerleur  langage  ; 
corne  il  y  a  tant  de  variété  et  d'inconstance  dans 
leur  situation  ,  dans  leur  état ,  dans  leur  imagina- 
tion ,  dans  les  diférentes  relations  qu'ils  ont  les 
uns  avec  les  autres  ;  que  par  la  dificulté  que  les 
homes  trouvent  à  prendre  les  idées  précises  de 
ceux  qui  parlent, ils  retranchent  ou  ajoutent  pres- 
que toujours  à  ce  qu'on  leur  dit  ;  que  d'ailleurs  la 
mémoire  n'est  ni  assez  fidèle,  ni  assez  scrupuleuse 
pour  retenir  et  rendre  exactement  les  mêmes  mots 
et  les  mêmes  sons ,  et  que  les  organes  de  la  pa- 
role n'ont  pas  dans  tous  les  homes  une  confor- 
mation assez  uniforme  pour  exprimer  les  sons 
précisément  de  la  même  manière  ;  enfin ,  corne  les 
langues  ne  sont  point  assez  fécondes  pour  fournir 
à  chaque  idée  un  mot  précis  qui  y  réponde:  de 
tout  cela  ,  il  est  arivé  que  les  enfans  se  sont  in-* 
sensiblement  écartés  de  la  manière  de  parler  de 
leurs  pères  ,  corne  ils  se  sont  écartés  de  leur  ma- 
nière de  vivre  et  de  s'habiller;  ils  ont  lié  au  même 


LA      C   A   T   A   C'H   R   È   S   E.  53 

mot  des  idées  diférentes  et  éloignées  ,  ils  ont  doné 
à  ce  même  mot  des  significations  empruntées, 
y  ont  ataché  un  tour  diférent  d'imagination  : 
ainsiles  mots  n'ont  pu  garder  long-temps  une  sim- 
plicité qui  les  restraignît  à  un  seul  usage  ,  c'est 
ce  quia  causé  plusieurs  irrégularités  aparentes 
dans  la  grammaire  et  dans  le  régime  des  mots  ; 
on  n'en  peut  rendre  raison  que  par  la  conois- 
sance  de  leur  première  origine  ,  et  de  l'écart, pour 
^linsi  dire  ,  qu'un  mot  a  fait  de  sa  première  signi- 
fication et  de  son  premier  usage:  ainsi  cette  figure 
mérite  une  attention  particulière ,  elle  règne  en 
"quelque  sorte  sur  toutes  les  autres  figures. 

Avant  de  finir  cet  article  ;  je  crois  qu'il  n'est 
pas  inutile  d'observer  que  la  catachrèse  n'est  pas 
toujours    de  la  même    espèce. 

I.  Ii  y  a  la  catachrèse  qui  se  faitylorsqu'on  done 
à  un  mot  une  signification  éloignée  ,  qui  n'est 
qu'une  suite  de  la  signification  primitive  :  c'est 
ainsi  que  succurrere  signifie  aider, secouriv.Petere, 
ataquer  :  Animadvertere ,  punir  :  ce  qui  peut  être 
souvent  raporté  à  la  métalepse  ,  dont  nous  parle- 
rans  clans  la  suite. 

Jf.  La  seconde  espèce  de  catachrèse  n'est  pro- 
prement qu'une  sorte  de  métaphore,  c'est  lors- 
qu'il y  a  imitation  et  comparaison,  comme  quand 
on  ait  ferrer  d'argent  , feuille  de  papier  9  etc. 


C3 


51  I   A      M   2   T   O   N   Y    M   I    E. 

I      I. 

La    Métonymie» 

Le  mot  de  Métonymie  signifie  transposi- 
tion ,  ou  changement  de  nom  ,  un  nom  pour  un 
autre* 

En  ce  sens  cette  figure  comprend  tous  les 
îropes:  car  dans  tous  les  autres  tropes  ,  un  mot 
n'étant  pas  pris  dans  le  sens  qui  lui  est  propre *  il 
réveille  une  idée  qui  pourroît  être  exprimée  par  un 
autre  mot.  Nous  remarquerons  dans  la  suite  ce 
qui  distingue  proprement  la  métonymie  des 
tropes. 

Les  maîtres  de  l'art  restreignent  la  métonymie 
aux  usages  suivans. 

r.  La  cause  pour  l'éfet  ;  par  exemple  : 
vivre  de  son  travail  5  c'est-à-dire ,  vivre  de  ce 
qu'on    gagne  en  travaillant. 

Les  Païens  regardoient  Cérès  come  la  déesse 
qui  avoit  fait  sortir  le  blé  de  la  terre  ,  qui  avoit 
apris  aux  homes  la  manière  d'en  faire  du  pain  ; 
ils  croyoientqueBacchus  étoit  le  Dieu  qui  avoit 
trouvé  l'usage  du  vin  ;  ainsi  ils  donoient  au  blé 
le  nom  de  Cérès  9  et  au  vin  le  nom  de  Bacchus\ 
on  en  trouve  un  grand  nombre  d'exemples  dans 
les  poètes  :  Virgile  a  dit  ,  un  vieux  Bacchus,  pour 
dire  du  vin  vieux.  Implentur  veteris  Bacchi  (l)a 

(i)  Virg  .  ^En.  I.  v.  219, 


LA      METONYMIE»  y} 

Madame  des  Koulières  a  fait  une  balade  dont  le 
lefreinest , 

L'amour  languit  sans  Bacchus  et  Cérès» 

C'est  la  traduction  de  ce  passage  de  Térence  , 
sine  Cerereet  Liber o  friget  Venus    (i).  C'est-à- 
dire^u'on  ne  songe  guère  à  faire  l'amour  quand 
■on  n'a  pas  de  quoi  vivre.  Virgile  a  dit  : 

Tum  Cererem  corruptam  undis  cerealiaque  arma  , 
Expediunt  fessi  rerum.  (2) 

Scarron ,  dans  sa  traduction  burlesque }  se  sert 
d'abord  de  la  même  figure;  mais  voyant  bien  que 
cette  façon  de  parler  ne  seroit  point  entendue  en 
notre  langue ,  il  en  ajoute  l'explication  : 

Lors     fut  des  vaisseaux  descendue 
Toute  la  Cérès  corrompue  ; 
En  langage  un  peu  plus  humain  , 
C'est  ce  de  quoi    Ton  fait  du  pain  (3). 

Ovide  a  dit  ,  qu'une  lampe  prête  à  s'éteindre  se 
ralume  quand  on  y  verse  Pallas  (4)  ,  c'est-à-dire 
de  i'huile;  ce  fut  Pallas,  selon  la  fable  ,  qui  la 
première  fit  sortir  l'olivier  delà  terre  ,  et  enseigna 
aux  homes  l'art  de  faire  de  l'huile  ;  ainsi  Pallas  se 
prend  pour  l'huile,  corne  Bacchuspour le  vin. 

(1)  Ter.    Eim.   Act.  5.  se.  4. 

(2)  Mn.  i.v.  181. 

(3)  Scarron  ,  Virgile  ,  travesti  ,  L.  I. 

(4)  Cujus  ab  alîoquiis  anima  base  moribunda  revixit  $ 
Ut  vigil  infusa  Pallade  flamma  solet.  Ovid.  Trist.  L. 
iv  ,  El.  5.v.  4. 

c4 


J6  LA      MÉTONYMIE. 

On  raporte  à  la  même  espèce  de  figure  les  fa- 
çons de  parler ,  où  le  nom  des  dieux  du  paganisme 
se  prend  pour  la  chose  à  quoi  ils  présidoient ,  quoi- 
qu  ils  n'en  fussent  pas  les  inventeurs.  Jupiter  se 
prend  pour  l'air,  Vulcain  pour  lefeu:  ainsi  pour 
dire  ,  où  vas-tu  avec  ta  lanterne  ?  Plaute  a  dit , 
quod  ambulastu,qui  Vulcanurn  in  cornu  conclu. 
sumgeris(i)?Oïx  vas  tu  toi  qui  portes  Vulcain  en- 
fermé dans  une  corne?  Et  Virgile  ,furit  Vulca- 
nus  (2)  ,  et  encore  au  premier  livre  des  Géorgi- 
ques,  voulant  parler  du  vin  cuit  ou  du  raisiné 
que  fait  une  ménagère  de  la  campagne  ,  il  dit 
qu'elle  se  sert  du  Vulcain  pour  disposer  l'humi- 
dité du  vin  doux. 

Aat  dulcis  rausti  Vulcano  decoqnit  humorem  (3), 
Neptune  se  prend  pour  la  mer;  Mars  ,1e  Dieu 
«eia  guerre,  se  prend  souvent  pour  h  guerre 
même,  ou  pour  la  fortune  delà  guerre,  pour  ' 
1  événement  des  combats ,  l'ardeur ,  l'avantage  des 
comoatans.  Les  historiens  disent  souvent  qu'on 
a  combatu  avec  un  Mars  égal  ,  œqho  Marte pu- 
gnatum.  est,  c'est-à-dire  ,  avec  un  avantage  égal 
anciphi  Marte  ,  avec  un  succès  douteux  :  vario 
Marte  i r  quand  J'avantage  est  tantôt  du  côté,  et 
tantôt  de  l'autre. 

C'est  encore  prendre  la  cause  pour  l'éfet  ,  que 
de  dire  d'un  général  ce  qui,  à  la  lettre  ,  ne  doit 
^tre  entendu  que  de  son  armée;  il  en  est  de  même 

(l)Plaut.  Ampli.  Act.  I.  se.  I.  V.18J. 

(2)  Mn.  5.  v.  666. 

(3)  Gegrg.  1.  v.  29J. 


LA      MÉTONYMIE.  ft 

lorsqu'on  done le  nom  de  l'auteur  à  ses  ouvrages*: 
il  a  lu  Cicéron  ,  Horace  ,  Virgile;  c'est-à-dire, 
les  ouvrages  de  Cicéron  ,  etc. 

Jésus-Christ  lui-même  s'est  servi  de  la  Méto- 
nymie en  ce  sens,  lorsqu'il  a  dit,parlant  des  Juifs: 
ils  ont  Moïse  et  les  Prophètes  (l) ,  c'est-à-dire,iis 
ont  les  livres  de  Moïse,  et  des  Prophètes. 

On  done  souvent  le  nom  de  l'ouvrier  à  l'ou- 
vrage ;  on  dit  d'un  drap  que  c'est  un  Van-Ro- 
bais  ,un  Rousseau ,  un  Fagnon  ,  c'est-à-dire  ,  un 
drap  de  la  manufacture  de  Van-Robais,ou  de  celle 
de  Rousseau  ,  etc.  C'est  ainsi  qu'on  done  le  nom 
du  peintre  au  tableau;  on  dit  :  j'ai  vu  un  beau 
Rembrant ,  pour  dire  un  beau  tableau  fait  par  le 
Rembrant.  On  dit  d'un  curieux  en  estampes,qu'il 
a  un  grand  nombre  de  Callots  ,  c'est-à  dire,  un 
grand  nombre  d'estampes  gravées  par  Çaîlot. 

On  trouve  souvent  dans  l'Ecriture  Sainte  Jacob 
Israël  ,  Juda  ,  qui  sont  des  noms  de  patriarches, 
pris  dans  un  sens  étendu  pour  marquer  tout  le 
peuple  Juif.  M.  Fléchier,  pariantdu  sage  et  vail- 
lant Machabée,auquel  il  compare  M.  de  Turène  , 
a  dit  (2):  «  Cet  home  qui  réjouissoit  Jacob  par 
ses  vertus  et  par  ses  exploits  ?>.  Jacob  ,  c'est-à- 
dire  ,  le  peuple  Juif. 

Au  lieu  du  nom  de  l'éfet ,  on  se  sert  souvent 
du  nom  de  la  cause  instrumentale  qui  sert  à  le 
produire;  ainsi,  pour  dire  quelqu'un  écrit  bien, 
c'est-à-dire ,  qu'il  forme  bien  les  caractères  de 
l'écriture,  on  dit  qu'il  a  une  belle  main, 

(1)  Luc.  c.  xvî.  v.  29. 

(2)  Oraison  funèbre  de  M.  ào  Turène. 

c  5 


5$  L   A      M   É   T   G   N   Y   M   I   E. 

La  plume  est  aussi  une  cause  instrumentale  de 

Técriture  ,  et  par  conséquent  de  la  composition; 

ainsi  plume  se  dit  par  métonymie,  de  la  manière 

de  former  les  caractères  de    l'écriture  ,  et  de  la 

;  manière  de  composer. 

Plume  se  prend  ainsi  pour  l'auteur  même,  c'est 
unebone  plume  ,  c'est-à-dire  ,  c'est  un  auteur  qui 
écrit  bien  :  c'est  une  de  nos  meilleures  plumes  5 
c'est-à-dire  ,  un  de  nos  meilleurs  auteurs. 

Style ,  signifie  aussi  par  figure  la  manière  d'ex- 
primer les  pensées. 

Les  anciens  avoient  deux  manières  de  former 
îes  caractères  de  l'écriture  ;  l'une  étoit  pingendo  9 
en  peignant  les  lettres ,  ou  sur  des  feuilles  d'ar- 
bres ,  ou  sur  des  peaux  préparées  ,  ou  sur  la  pe- 
tite membrane  intérieure  de  Técorce  de  certains 
arbres  ;  cette  membrane  s'apèle  en  latin  liber  y 
d'où  vient  livre  \  ou  sur  de  petites  tabiètes  faites 
de  l'arbrisseau  papirus ,  ou  sur  de  la  tojle ,  etc» 
ils  écrivait  alors  avec  de  petits  roseaux  ,  et 
dans  la  suite  ils  se  servirent  aussi  de  plumes 
corne  nous. 

L'autre  manière  d'écrire  des  anciens  ,  étoit  in» 
€idendo ,  en  gravant  les  lettres  sur  des  lames  de 
plomb  ou  de  cuivre  ;  ou  bien  sur  des  tabiètes  de 
bois  ,  enduites  de  cire.  Or,  pour  graver  les  lettres 
sur  ces  lames  , ou  sur  ces  tabiètes ,  ils  se  servoient 
d'un  poinçon,  qui  étoit  pointu  par  un  bout ,  et 
aplati  par  l'autre  :  la  pointe  servoit  à  graver,  et 
l'extrémité  aplatie  servot  à  éfacer;  et  c'est  pour 
cela  qu'Horace  a  dit  stylum  vertere  (i)  ,  tourner 
ta)  Lib,  i»  sa  t.  *«  y.  7a. 


LA      MÉTONYMIE.  59 

le  style ,  pour  dire ,  éfacer  ,  corriger  ,  retouchera 
un  ouvrage.  Ce  poinçon  s'apeloit  stylus ,  style, 
tel  est  le  sens  propre  de  ce  mot  ;dans  le  sens  fi- 
gure ,  il  signifie  la  manière  d'exprimer  les  pensées. 
C'est  en  ce  sens  que  l'on  dit ,  le  style  sublime  ,  le 
style  simple  ,  le  sty!e  médiocre  ,  le  style  soutenu, 
le  style  grave,  le  styîecomique  ,  le  style  poétique. 
le  style  de  la  conversation  ,  etc* 

Outre  toutes  ces  manières  diférentes  d'ex- 
primer les  pensées  ,  manières  qui  doivent  con- 
venir aux  sujets  dont  on  parle ,  et  que  pour  cela 
on  apèle  style  de  convenance  ;  il  y  a  encore  le 
style  personeî  :  c'est  la  manière  particulière  dont 
chacun  exprime  ses  pensées.  On  dit  d'un  auteur 
que  son  style  est  clair  et  facile ,  ou  au  con- 
traire ,  que  son  style  est  obscur ,  embarassé  ,  etc. 
on  reconoît  un  auteur  à  son  style  ,  c'est-à-dire, 
à  sa  manière  d'écrire,come  on  reconoît  un  home 
à  sa  voix,  à  ses  gestes  et  à  sa  démarche. 

Style  se  prend  encore  pour  les  diférentes  ma- 
nières de  faire  les  procédures  selon  les  difcWns 
usages  établis  en  chaque  jurisdiction  le  style  du 
Palais ,  le  style  du  Conseil  ,1e  style  des  Notai- 
res, etc.  Ce  mot  a  encore  plusieurs  autres  usages 
qui  viènent  pas  extension  de  ceux  dont  nous  ve- 
nons de  parler. 

Pinceau  ,  outre  son  sen^  propre  ,  se  dit  aussi 
quelquefois  par  métonymie,  corne  plume  et  style: 
on  dit  d'un  habile  peintre  ,  que  c'est  un  savant 
pinceau. 

Voici  encore  quelques  exemples  tirés  de  l'Ecri- 
ture Sainte  ,  où  la  cause  est  prise  pour  i'éfer.  Si 

C  6 


éb  LA    -MÉTONYMIE.' 

peccaverit  anima  ^pcrtabit  iniquitatem suam  (i), 
elle  portera  son  iniquité  ,  c'est-à-dire,  la 
peine  de  son  iniquité.  Iram  domini  portabo  qua- 
nlam  peccavi  (2)  ,  ou  vous  voyez  que  par  la  co- 
lère du  Seigneur  ,  il  faut  entendre  la  peine  qui 
est  une  suite  de  la  colère.  Non  morab'uur  opus 
mercenarii  tui  apudte  usque  mane  (3),  opus  , 
l'ouvrage  , c'est-à-dire  ,  le  salaire  ,  la  récompense 
qui  est  due  à  l'ouvrier  ,  à  cause  de  son  travail. 
Tobie  a  dit  la  même  chose  à  son  fils  tout  sim- 
plement :  Quicumque  tibialiquid  operatus  fuerit , 
statim  ei  mercedem  restitue,  et  mer  ces.  mercenarii 
tui  apud  te  omnino  non  remaneat  (4),  Le  prophète 
Osée  dit ,  queles  prêtres  mangeront  lespéchésda 
peuple  (5)  ,  peccata  populi  mei  comedent ,  c'est- 
à-dire  ,  les  victimes  ofertes  pour  les  péchés. 

II.  L'ÉFETPOURLACAUSE.-comelorsqu'Ovide 
dit  que  le  Mont-Pélion  n'a  point  d'ombres  ,  nec 
habet  Felion  unibras  (6)  ;  c'est-à-dire  ,  qu'il  n'a 
point  d'arbres  ,  qui  sont  la  cause  de  l 'ombre  ; 
V  ombre  ,  qui  est  Téfet  des  arbres  ,'est  prise  ici 
pour  les  arbres   mêmes. 

Dans  la  Genèse  ,  il  est  dit  de  Rébecca  ,   que 
deux  nations  étoient  en  elle  (7);  c'est-à-dire  , 

(3)  Lé  vit.  c.  V.  v.  r\ 
-      (2)Mich.cVIL  v.  9. 
(3)Lévit.  c.XIX.v.  13. 
(4)Tob.  c.IV.v.  15. 

(5)  Osée  ,  ch.  IV.  v,  8. 

(6)  Metam.    L.  XII.  v.  513. 

(7)  Du»  gentes  sunt  in  utero  tuo  5  et  duo  populi  es 
ïc-jutre  tuo  4ividentu-r,  Gçn*  c.  XXY»  v-  23 


LA      MÉTONYMIE.  6l 

Esaii  et  Jacob  ,  les  pères  des  deux  nations  ;  Jacob 
des  Juifs  ,  Esaii  des  Iduméens. 

Les  poètes  disent  la  pâle  mort ,  les  pâles  mala- 
dies ,  la  mort  et  les  maladies  rendent  pâles, 
Pallidamque  Pyrenen(l),  la  pâle  fontaine  de  Py- 
rène  :  c'étoit  une  fontaine  consacrée  aux  Muses. 
L'aplication  à  la  poésie  rend  pâle,  corne  toute  au- 
tre aplication  violente.  Par  la  môme  raison  ,  Vir- 
gile a  dit  la  triste  vieillesse. 

Pallentes  habitant  morbi  tristisque  Senec  tus   (2). 

Et  Horace,  Pallidamors  (3).  La  mort  ,1a  mala- 
die, et  les  fontaines  consacrées  auxM uses  ne  sont 
point  pâles  ;  mais  elles  produisent  la  pâleur:  ainsi 
on  done  à  la  cause  une  épithète  qui  ne  convient 
qu'à  l'éfet. 

III.LECONTENANTPOURLECONTENUICOme 
quand  on  dlt9  il  aime  la  bouteille  ,  c'est-à-dire  , 
il  aime  le  vin.  Virgile  dit  que  Didon  ayant  pré- 
senté à  Bitiasune  coupe  d'or  pleine  de  vin  ,Bitias 
la  prit  et  se  lava  ,  syarosa  de  cet  or  plein  ;  c'est- 
à  dire  ,  de  la  liqueur  contenue  dans  cette  .coupe 
d'or. 

ille  impiger  hausit 

Spumàntem  pateram;et  pleno  se  proîuit  auro  (4). 

Auro  est  pris  pour  la  coupe  ,  c'est  la  matière 
pour  la  chose  qui  en  est  faite  ;  nous  parlerons 
bientôt  de  cette  espèce  de  figure,  ensuite  la 
coupe  est  prise  pour  le  vin. 

(i)  Vers.  Prol. 

(2)  Mn.  L.  VI.  v.    275, 

(3)  Lib.  i.Od.  4. 

(4)  JEa.  1.  v.  743» 


6x         la    métonym'ib. 

Lecîel ,  où  les  anges  et  les  saints  jouissent  de 
la  présence  de  Dieu,  se  prend  souvent  pour  Dieu 
même  :  implorer  le  secours  du  ciel;grace  au  ciel: 
jy ai  péché  contre  le  ciel  et  contre  vous  (i)  ,  dit 
l'enfant  prodigue  à  son  père.  Le  ciel  se  prend 
aussi  pour  les  Dieux  du  Paganisme. 

Laterre  se  tut  devant  Alexandre  (  i)  ;c*est-à-dire, 
les  peuples  de  la  terre  se  soumirent  à  lui  :  Rome 
désaprouva  la  conduite  d'Appius,c'est-k- dire, Us 
Romains  désaprouvèrent:  Toute  l'Europe  s'est  ré- 
jouie à  la  naissance  du  Dauphin  :  c'est-à-dire  , 
tous  les  souverains  >  tous  les  peuples  de  l'Europe 
se  sont  réjouis. 

Lucrèce  a  dit  que  les  chiens  de  chasse  mettoient 
une  forêt  en  mouvement  (3)  ;  où  l'on  voit  qu'il 
prend  la  forêt  pour  les  animaux  qui  sont  dans  la 
forêt. 

Un  nid  se  prend  pour  les   oiseaux  qui  sont 
encore  au  nid, 

Carcer  ,  prison  >  se  dit  en  latin  d'un  home  qui 
mérite  la  prison. 

iv.  Le  nom  du  lieu  où  une  chose  se  fait ,  se 
prend  POUR  LA  CHOSE  MÊME  :  on  dit  un  Caude- 
bec,  au  lieu  de  dire,  un„chapeau  fait  àCaudebec, 
ville  de  Normandie, 

On  dit  de  certaines  étofes,  c'est  une  Marseille, 

(1)  Pater  peccavi  in  cœlum  et  coram  te.  Luc.  c,  XV» 
v.  18. 

(2)  Siluit   terra  in  conspectu   ejus.  Macab.  L.   X.  c» 

(3)  Sepire   plagis   saîtum    canibusque   ciere.    Lucr.  L» 

y.  v.  1250- 


LA      MÉTONYMIE.  6} 

c'est-à-dire ,  une  étofe  de  la  manufacture  de  Mar- 
seille :  c'est  une  Perse  ,  c'est-à-dire  ,  une  toile 
peinte  qui  vient  de  Perse. 

A  propos  de  ces  sortes  de  noms,  j'observerai 
ici  une  méprise  de  M.  Ménage  ,  qui  a  été  suivie 
par  les  auteurs  du  Dictionaire  Universel ,  apelé 
comunément  Dictionaire  de  Trévoux  ,  c'est  au 
sujet  d'unesorte de  lame  d'épée  qu'on  apè'e  olindet 
les  olindes  nous  viènent  d'Alemagne,  et  sur-tout 
delà  ville  de  Solingen  ,  dans  le  cercle  de  West- 
phalie  :  on  prononce  Solengue.  Il  y  a  aparence 
que  c'est  du  nom  de  cette  ville  que  les  épées  dont 
je  parle,  ont  été  apelées  des  olindes ,  par  abus. 
Le  nom  A'olinde  ,  nom  romanesque  ,  étoit  déjà 
conu,  comelenom  de  Silvie  ;  ces  sortes  d'abus 
sont  assez  ordinaires  en  fait  d'étymologie. Quoi- 
qu'il en  soit,  M.  Ménage  et-!es  auteurs  du  dic- 
tionaire de  Trévoux  n'ont  point  rencontré  heu- 
reusement ,  quand  ils  ont  dit  que  les  olindes  ont 
été  ainsi  apelées  de  la  ville  d'Olinde  dans  le 
Brésil ,  d'oïi  ils  nous  disent  que  ces  sortes  de  lames 
sont  venues.  Les  ouvrages  de  fer  ne  viènent  point 
de  ce  pays-la  :  il  nous  vient  du  Brésil  une  sorte  de 
bois  que  nous  apelons  brésil,  il  en  vient  aussi  du 
sucre,  du  tabac,  du  baume,  de  l'or ,  de  l'argent, 
etc.:  maison  y  porte  le  fer  de  l'Europe,  et 
sur-tout  le  fer  travaillé. 

La  ville  de  Damas  en  Syrie,  aupié  du  mont 
Liban  ,a  doné  son  nom  à  une  sorte  de  sabres  ou 
de  couteaux  qu'on  y  fait  :  il  a  un  vrai  damas  , 
c'est-à-dire  ,  un  sabre  ou  un  couteau  qui  a  été 
fait  à  Damas. 


64  LA      MÉTONYMIE* 

On.  done  aussi  le  nom  de  damas  à  une  sorte 
d'éîofede  soie,quiaété  fabriquée  originairement 
dans  la  ville  de  Damas  ;  on  a  depuis  imité  cette 
sorte  d'étofe  à  Venise,  à  Gènes  ,  à  Lyon,  etc.  , 
ainsi  on  dit  damas  de  Venise ,  de  Lyon  ,  etc.  On 
done  encore  ce  nom  à  une  sorte  de  prune,  dont 
la  peau  est  fîeurie  de  façon  qu'elle  imite  l'étofe 
dont  nous  venons  déparier. 

Fayence  est  une  ville  d'Italie  dans  la  Romagne: 
on  y  a  trouvé  la  manière  de  faire  une  sorte  de 
vaissèle  de  terre  vernissée  ,  qu'on  apèle  de  la 
fayence  ;  on  a  dit  ensuite  par  métonymie,  qu'on 
fait  de  fort  belles  fayences  en  Rolande,  à  Nevers, 
à  Rouen ,  etc. 

C'est  ainsi  que  le  Lycée  se  prend  pour  les  dis- 
ciples d'Aristore  ,  ou  pour  la  doctrine  qu'Aristote 
enseignoit  dans  le  Lycée.  Le  Portique  se  prend 
pour  la  philosophie  que  Zenon  enseignoit  à  ses 
disciples  dans  le  Portique. 

Le  Lycée  étoit  un  lieu  près  d'Athènes  ,  où 
Aristote  enseignoitla  philosophie  en  se  promenant 
avec  ses  disciples;  ils  furent  a  pelés  Péripatéticiens 
du  grec  peripateo  ,  je  promène  :  on  ne  pense 
point  ainsi  dans  le  Lycée ,  c'est-à-dire  que  les  dis- 
ciples d'Aristote  ne  sont  point  de  ce  sentiment. 
Les  anciens  avoient  de  magnifiques  portiques 
publics  où  ils  aloient  se  promener  ;  c'étoient  des 
galeries  basses ,  soutenues  par  des  coîones  ou  par 
des  arcades ,  à-peu-près  corne  la  place  royale  de 
Paris,  et  corne  les  cloîtres  de  certaines  maisons 
religieuses.  11  y  en  avoit  un  entr'autres  fort  cé- 
lèbre à  Athènes,  où/le  philosophe  Zenon  ienoit 


LA      MÉTONYMIE.  6$ 

son  école  :  ainsi  par  le  Portique  on  entend  sou- 
vent la  philosophie  de  Zéncn  ,  la  doctrine  des 
Stoïciens;car  les  disciples  de  Zenon  furent  apeîés 
Stoïciens  du  grec  stoa  ,  qui  signifie  portique. 
Le  Portique  n'est  pas  toujours  d'accord  avec  le 
Lycée  y  c'est-à-dire  ,  que  les  sentimens  de  Zenon 
ne  sont  pris  toujours  conformes  à  ceuxd'Arîstote. 
Rousseau  ,  pour  dire  que  Cicéron  dans  sa  mai- 
son de  campagne  méditoit  la  philosophie  d'Aris- 
tote  et  celle  de  Zenon  ,  s'explique  en  ces 
termes  : 

C'est  là  que  ce  R.omain,  dont  l'éloquente  voix  , 
D'un  joug  presque  certain  >  sauva  sa  République  , 
Fortifioit  son  cceur  dans  l'étude  des  lois  , 

Et  du  Lycée  ,  et  du  Portique  (i). 

Àcadém us  laissa  près  d'Athènes  un  héritage  où 
Platon  enseigna  la  philosophie,  Ce  lieu  fut  apelé 
Académie, au  nom  de  son  ancien  possesseur;  de- 
là la  doctrine  de  Platon  fut  apelée  Y  Académie.  On 
done  aussi  par  extension  le  nom  d'Académie  à 
difcreiîtes  assemblées  de  savans  quis'apliquent  à 
cultiver  les  langues  ,  les  sciences  ,  ou  les  beaux- 
arts. 

Robert  Sorbon  ,  confesseur  et  aumônier  de 
St.  Louis9institua  dans  PUniversité  de  Paris  cette 
fameuse  école  de  Théologie  ,  qui  du  nom  de  son 
fondateur  est  apelée  S orfane  :  ienom  de  Sorbone 
se  prend  aussi  par  figure  ,  pour  les  docteurs  de 
Sorbone,  ou  pour  les  sentimens  qu'on  y  ensei- 
gne. La  Sorbone  enseigne  que   la  puissance   Ec- 

(i)  Rousseau  ,  L.  2  %  Od,  3. 


66  LA.    MÉTONYMIE. 

eclésiasdque   ne  peut  êter  aux  Rois  les  courants 
que  Dieu  a  mises  sur  leurs  têtes  ,   ni  dispenser 
leurs  sujets  du  serment  de  fidélité,  Regnum  meum 
non  est  de  hoc  mundo  (  i). 
v.  .Le  signe  pour  la  chose  signifiée. 

Dans  ma  vieillesse  languissante   , 
Le  Sceptre  que  je  tiens  pèse  à  ma  main  tremblante  (2). 

C'est-à  dire,  je  ne  suis  plus  dans  un  âge  conve- 
nable pour  me  bien  acquiter  des  soins  que  de- 
mande la  Royauté.  Ainsi  le  Sceptre  se  prend  pour 
l'autorité  royale,  le  bâton  de  Maréchal  deFrance, 
pour  la  dignité  de  Maréchal  de-France;  le  chapeau 
de  Cardinal  >  et  même  simplement  le  chapeau  se 
dit  pour  le  Cardinalat. 

Uépée  se  prend  pour  la  profession  militaire  ; 
la  Robe  pour  la  Magistrature  ,  et  pour  l'état  de 
ceux  qui  suivent  le  bareau. 

A  la  fin,  j'ai  quité  la  Robe  pour  PEpée  (3). 

Cicéron  a  dit  que  les  armes  doivent  céder  à 
la  robe. 

Cédant  arma  togœ  ;  concédât  laurea    linguœ. 

C'est-à-dire^comme  il  l'explique  lui-même  (4). 
que  la  paix  l'emporte  sur  la  guerre  ,  et  que  les 
vertus  civiles  et  pacifiques  sont  préférables  aux 
vertus  militaires. , 

(1)  Joan.ch.  XVIII,  v.J<5. 

(2)  Quinault  ,  Phaéton  ,  act.  II ,  se.  $. 

(3)  Corn,    e  Menteur  ,    act.  1  ,  se.  ,  v.  I. 

(4)  More.  Poetarumlocutus  hoc  intelligi  volui  ,  belîum 
ac  tumultum  paci  atque  otio  concessurum,  Çic,  Orat.  in 
Pison.  n.  73  ,  aliter  XXX. 


LA      MÉTONYMIE.  Gj 

it  La  lance ,  dit  Mézerai  (i)  ,  étoit  autrefois 
v  la  plus  noble  de  toutes  les  armes  dont  se  ser- 
>i  vissent  les  Gentils-homes  français  »  :  la  que- 
nouille étoit  aussi  plus  souvent  qu'aujourd'hui 
entre  les  mains  des  femmes  :  de-là  on  dit  en  plu- 
sieurs ocasions  lance  ^  pour  signifier  un  home  , 
et  quenouille  pour  marquer  un  femme  ',  fief  qui 
tombe  de  lance  en  quenouille,  c'est-à-dire  ,  fief  qui 
passe  des  mâles  aux  femelles.  Le  royaume  deFrance 
ne  tombe  point  en  quenouille  ,  c'est-à-dire  ,  qu'en 
France  les  femmes  ne  succèdent  pointa  la  cou- 
ronne :  mais  les  royaumes  d'Espagne  ,  d'Angle- 
terre et  de  Suède  tombent  en  quenouille  :  les 
femmes  peuvent  aussi  succéder  à  l'Empire  de 
Moscovie. 

C'est  ainsi  que  du  temps  des  Rojtwîs  les fais~ 
ceaux  se  prenoient  pour  l'autorité  consulaire;  les 
aigles  romaines,  pour  les  armées  des  Romains  qui 
avoient  ces  aigles  pour  enseignes.  L'aigle  qui  est 
le  plus  fort  des  oiseaux  de  proie  ,  é^oit  le  symbole 
de  la  victoire  chez  les  Egyptiens. 

Saluste  a  dit  que  Catilina  (l),  après  avoir  rangé 
son  armée  en  bataille  ,  fit  un  corps  de  réserve 
desautres  enseignes  , c'est-à-dire  des  autres  trou- 
pes qui  lui  restoient ,  reliqua  signa  in  subsidiis 
arctixis  collocat. 

On  trouve  souvent  dans  les  auteurs  latins 
pubes  ,  poil  folet ,  pour  dire  la  jeunesse  Jes  jeunes 
gens  ;  c'est  ainsi  que  nous  disons  familièrement 

(i)  Mézera;.  Histoire  de  France  ,  in-fol,  tome  3  ,  p.  90*. 
(2)  Salust.  Catil. 


68  LA      MÉTONYMIE. 

à  un  jeune  home  ,  vous  êtes  une  jeune  barbe  ; 
c'est-à-dire  ,  vous  n'avez  pas  encore  assez  d'expé- 
rience. Canidés  ,  les  cheveux  blancs  ,  se  prend 
aussi  pour  la  vieillesse  (l).  Non  deduces  canitiem 
ejus  ad  inferos  (2).  Deducetiscanos  meos  cura  do- 
lore  ad  inferos. 

Les  divers  symboles  dont  les  Anciens  se  sont 
servis ,  et  dont  nous  nous  servons  encore  quel- 
quefois pour  marquer  ou  certaines  Divinités,  ou 
certaines  nations  ,  ou  enfin  les  vices  et  les  ver- 
tus y  ces  symboles  ,  dis-je  ,  sont  souvent  em- 
ployés pour  marquer  la  chose  dont  ils  sont  le 
symbole* 

Envain-au  Lion  belgique 
l!  voit  l'Aigle  germanique 
Uni  sous  les  Léopards  (3). 

Par  le  Lion  belgique  ,  le  poëte  entend  les  Pro- 
vinces-unies des  pays-bas  :  par  Y  Aigle  germani- 
que ,  i!  entend  l'Allemagne  ;  et  par  les  Léopards, 
il  désigne  l'Angleterre  ,  qui  a  des  Léopards  dans 
ses  armoiries. 

Mais    qui  fait  enfler  ~ la    Sambre, 
Sous  les  Jumeaux  effrayés  (4) 

Sous  les  Jumeaux  ,  c'est-à-dire ,  à  la  fin  du  mois 
de  Mai  et  au  comencement  du  mois  de  Juin,  le 
roi  assiégea  Namur  le  26  de  Mai  1692  ,  et  la  ville 
fut  prise  au  mois  de   Juin  suivant.  Chaque  mois 

(1)  3-Reg.  c.  II,  v.  6. 

(2)Gen.  c.  42  ,v.  38. 

(3)  Boileau  ,  Ode  sur  la  prise  de  Namur» 


LA      MÉTONYMIE.  <)6 

de  l'année  est  désigné  par  un  signe  vis-à-vis 
du  quel  le  soleil  se  trouve  depuis  le  il  d'un  mois 
ou  environ,  jusqu'au  ai  du  mois  suivant. 

Sunt  Aries  ,   Taurus,   Gemini  3  Cancer,    Léo  ,  Virgo  , 
Libraque     ,    Scorpius^    Arcitenens  ,  Caper,  Amphora  , 
Pisces. 

Ânes  9  le  Bélier  commence  vers  le  il  du  mois  de 
Mars,  ainsi  de  suite. 

«  Les  viiles,les  fleuves  (1),  les  régions  et  même 
?>  les  trois  parties  du  monde  avoient  autrefois 
»  leurs  symboîes,qui  étoient  corne  les  armoiries 
»  par  lesquelles  on  les  distinguoit  les  unes  des 
;>  autres  ». 

Le  trident  est  le  symbole  de  Neptune  :  le  pain 
est  le  symbole  de  Junon  :  l'olive  ou  l'olivier  est 
le  symbole  de  la  paix  et  de  Minerve ,  Déesse  des 
beaux-arts  :  le  laurier  étoit  le  symbole  de  la  vic- 
toire :  les  vainqueurs  étoient  couronés  de  laurier: 
même  les  vainqueurs  dans  les  arts  et  dans  les 
sciences,  c'est-à-dire,  ceux  qui  s'y  distinguoient 
au-dessus  des  autres.  Peut-être  qu'on  en  usoit 
ainsi  à  l'égard  de  ces  derniers,  parce  que  le  lau- 
rier étoit  consacré  à  Apollon  ,  Dieu  de  la  poésie 
et  des  beaux-arts.  Les  Poètes  étoient  sous  la  pro- 
tection d'Apollon  et  de  Bacchusjainsi  ils  étoient 
couronés,  quelquefo  isde  laurier  ,  et  quelquefois 
de  lierre  ^doctarum  ederce  prœmia  frontium  (2). 

La  palme  étoit  aussi  le  symbole  de  la  victoire, 

(i)  Montf.  Aotiq.  explique,  tome  III,  p.  1983. 
(i)Hor.  L.  1,  Od.  1  ,  v,  29.  Voyez  aussi  le  prologue  de 
Perse. 


JO  t   A     MÉTONYMIE. 

On  dit  d'un  saint ,  qu'il  a  remporté  la  palme  du 
martyre.  Il  y  a  dans  cette  expression  une  métony- 
mie ,  palme  se  prend  pour  victoire  ,  et  de  plus 
l'expression  est  métaphorique;  la  victoire  dont  on 
veut  parler  ,  est  une  victoire  spirituèle. 

«  A  l'autel  de  Jupiter  (l)  ,  dit  le  P.Montfau- 
3>  con  ,  on  mettoit  les  feuilles  de  hêtre  :  à  celui 
»  d'Apollon  ,  de  laurier  :  à  celui  de  Minerve  , 
»  d'olivier:  à  l'autel  de  Vénus,  de  myrthe  :  à 
î?  celui  d'Hercule,  de  peuplier  :  à  celui  de  Bac- 
77  chus,  de  lierre:  à  celui  de  Pan,  des  feuilles 
v  de  pin». 

vi.  Le  nom  abstrait  pour  le  concret. 
J'explique  dans  un  article  exprès  le  sens  abstrait  et 
le  sens  concret  ,•  j'observerai  seulement  ici  que 
blancheur  est  un  terme  abstrait  ;  mais  quand  je 
dis  que  ce  papier  est  blanc ,  blanc  est  alors  un 
terme  concret.  Un  nouvel  esclavage  se  forme  tous 
les  jours  pour  vous  ,  dit  Horace,  c'est-à-dire  , 
vous  avez  tous  les  jours  de  nouveaux  esclaves. 
Tibi  servitus  crescit  nova  (l),  Servitus  est  un 
abstrait,au  lieu  de  servi9ou  novi  amatores  qui  tibi 
serviant  (3).  Invidiâ  major ,  au  dessus  de  l'envie, 
c'est-à  dire  ,  triomphant  de  mes   envieux. 

Custodia  garde  ,  conservation  ,  se  prend  en 
latin  pour  ceux  qui  gardent,  noctem  custodia  du- 
CU  insomnem  (4). 

(1)  Antique.  Expliq.  tome  II  ,  p.  129, 
(a)Hor.liv.  2,0d.  8,v.  18. 
(3)  Ibid.  OcL-30. 
(4)iE.liv.  IX.  ▼.  266. 


LA      METONYMIE.  7I 

Spes9  l'espérance,  se  dit  souvent  pour  ce  qu'on 

espère.  Spes  quce  dijfertur  affligit  animam  (1). 

Petkio ,  demande ,  se  dit  aussi  pour  la  chose  de- 
mandée. Dédit  mihi  dominus  petitionemmeam(2)> 

C'est  ainsi  que  Phèdre  a  dit ,  tua  calamitas 
non  sentiret  (3),  c'est-à-dire,  tu  calamitosus  non 
sentires.  Tua  calamitas  est  un  ternie  abstrait, au 
lieu  que  tu  calamitosus  est  le  concret.  Credens 
colli  longitudinem  (4)  pour  collum  longum  :  et  en- 
core corvi  stupor  (5)  qui  est  l'abstrait ,  pour  cor- 
vus  stupidus  qui  est  le  concret.  Virgile  a  dit  de 
mêmeferri  rigor  (6)  qui  est  l'abstrait ,  au  lieu 
àeferrum  rigidum  qui  est  le  concret. 
VII.  Les  parties  du  corps  qui  sont  regardées  corne 
le  siège  des  passions  et  des  sentimens  intérieurs  , 
seprènent  pour  les  sentimens  mêmes  :  c'est  ainsi 
qu'on  dit  il  a  du  cœur  ,  c'est  à-dire  ,du  courage. 

Observez  que  les  Anciens  regardoient  le  cœur 
corne  le  siègedela  sagesse,  de  l'esprit,de  l'adresse  : 
ainsi  habet  cor  (7)  dans  Plaute,  ne  veut  pas  dire 
corne  parmi  nous ,  elle  a  du  courage  ,  mais  elle  a 
de  Fesprit;  vir  cordatus ,  veut  dire  en  latin  un 
home  de  sens ,  un  home  qui  a  un  bon  discernement, 

(i)Prov.  c.XIII,  v.  12. 
(2)  1.  Reg.  cl.  v.  27. 
*    (3)  Lib.  I ,  fab.  3. 

(4)  Ibid.  fab.  8. 

(5)  Ibid.  fab.  13. 

(6)  Georg.  L.  I ,  v,  143. 

(7)  Cata  est  et  callida  ,  habet  cor.  Plaute.  Peraa.  act» 
"4,  se.  4,  v.  71-.  Si  est  mihi  cor.  Si  j'ai  de  V  esprit  t  de 
l'intelligence.  Plaut.  Mostel  act.  U  se.  1  ,  v.  9, 


69  LA     MÉTONYMIE. 

Cornutus  ,  philosophe  Stoïcien ,  qui  fut  le 
maître  de  Perse  ,  et  qui  ensuite  a  été  le  com- 
mentateur de  ce  Poëte  ,  fait  cette  remarque  sur 
ces  paroles  de  la  première  satire  :  sum  petulanti 
splene  cachinno.  «  Physici  dicunt  hominessplene 
*>  ridere ,  felle  irasci ,  jecore  amare, corde  sapere 
?>  et  pulmonejactari».  Aujourd'hui  on  a  d'autres 
lumières. 

Perse  dit  que  le  ventre  (i)  ,  c'est-à-dire,  la 
faim  ,  le  besoin ,  a  fait  aprendre  aux  pies  et  aux 
corbeaux  à  parler, 

La  cervèle  se  prend  aussi  pour  l'esprit ,  le  ju- 
gement :  0  la  belle  tête  (2)  !  s'écrie  le  renard  dans 
Phèdre  ,  quel  domage  ,  elle  na  point  de  cervèle  ? 
On  dit  d'un  étourdi ,  que  c'est  une  tête  sans  cer- 
vèle :  Ulysse  dit  à  Euryale  ,  selon  la  traduction 
de  Madame  Dacier  (3)  , jeune  home  ,  vous  ave\ 
tout  V air  d'un  écervelé  :  c'est-à-dire  ,  corne  elle 
l'explique  dans  ses  savantes  remarques  ,  vous  ave\ 
tout  l'air  d'un  home  peu  sage.  Au  contraire  , 
quand  on  â'it9c'est  un  home  de  tête  ,  c'est  une 
bout  tête ,  on  veut  dire  que  celui  dont  on  parle  , 
est  unhabilehome  ,  un  home  de  jugement.  La 
tête  lui  a  tourné  ,  c'est-à-dire,  qu'il  a  perdu  le 
bon  sens,  la  présence  d'esprit.  Avoir  de  la  tête  , 
se  dit  aussi  figurément  d'un  opiniâtre  :  t  ête  de  fer 
se  dit  un  home  apliqué  sans  relâche  ,et  encore* 
d'un  entêté* 

(1)  Perse,  prolog. 

<2)  O  quanta  species  !  cerebrum  non  habet.Ph,  liv.  I  , 

fab.7. 

(3)  Odyssée.  T.  2,  p.  13. 

La 


LA      MÉTONYMIE.  7> 

La  langue  ,qui  est  ie  principal  organe  de  la  pa- 
role, se  prend  pour  la  parole  :  c'est  une  méchante 
langue,  c'est-à-dire  ,  c'est  un  médisant  :  avoir  la, 
langue  bien  pendue  ,  c'est  avoir  le  talent  de  la 
parole,  c'est  parler  facilement. 

VIII.  Le  nom  du  maître  de  la  maisonse  prend 
aussi  pour  la  maison  qu'il  oenpe  :  Virgile  a  dit 
jam  proximus  ardet  Ucalegon  (ï), c'est-à-dire,  le 
feu  a  déjà  pris  à  la  maison  d'Ucalégon. 

On  done  aussi  aux  pièces  de  rnonnoie  le  nom 
du  Souverain  dont  elles  portent  l'empreinte.  Du- 
centos  Philippos reddat  aureos  (2)  :  qu'elle  rende 
deux  cens  Pkilippes  d'or  ,  nous  dirions  deux  cens 
Louis  d'or. 

Voilà  les  principales  espèces  de  métonymie. 
Quelques-uns  y  ajoutent  le  métonymie  ,  par  la- 
quelle on  nome  ce  qui  précèdepour  ce  qui  su,:r, 
ou  ce  qui  suit  pour  ce  qui  précède, c'est  ce'çu*on 
a-pè!eL'ANTÉCÉDENTPOURLECONSÉQUENT,OU 
LE  CONSEQUENT  POUR  i/antécédent  ;  on  en 
trouvera  des  exemples  dans  la  Métalepse ,  qui 
n'est  qu'une  espèce  de  métonymie  à  laquelle  on  a 
doné  un  nom  particulier  :  au  lieu  qu'à  l'égard 
6qs  autres  espèces  de  métonymie  dont  nous  ve- 
nons de  parler  ,  on  se  contente  de  dire  métonymie 
de  la  cause  pour  l'éfet,  métonymie  du  contenant 
pour  le  contenu  ,  métonymie  du  signe  ,  etc. 

(0  JEn.  2  ,  v.  vs. 

{2}2>laut.  Bacchid,  act,  IV  3  se.  2,v,3, 


D 


J4  £  A      M  Ê  T   A  L  E  P  S  E. 

l         i         l 

t,  a    Mêtalepse, 

La  Métalepseest  une  espèce  de  métonymie, 
par  laquelle  on  explique  ce  qui  suit  pour 
faire  entendre  ce  qui  précède;  pu  ce  qui  précède 
pour  faire  entendre  ce  qui  suit:  elle  ouvre  ,  pour 
ainsi  dire  9  la  porte ,  dit  Quintilien ,  afin  que  vous 
passiez  d'une  idée  à  un  autre  ,  ex  alio  in  aliud 
viamprcsstat  (i);  c'est  l'antécédent  pour  le  con^ 
séquent ,  ou  le  conséquent  pour  l'antécédent ,  et 
c'est  toujours  le  jeu  des  accessoires  ,  dont  Tune 
réveille  l'autre, 

Le  partage  des  biens  sefaisoit  souvent  et  se  fait 
encore  aujourd'hui ,  en  tirant  au  sort  :  Josué  se 
servit  de  cette  manière  départager  (x). 

Le  sort  précède  le  partage;  de-  là  vient  que  sors 
en  latin  se  prend  souvent  pour  le  partage  même, 
pour  la  portion  qui  est  échue  en  partage;  c'est  le 
jiom  de  l'antécédent  qui  est  doné  au  conséquent. 

Sort  signifie  encore  jugement,  arêt  ;  c'étoit  lç 
fort  qui  déçidoit  chez  les  Romain? ,  du  rang  dans 

(i)  Inst.  orat.  Liv.  VIII ,  c?  6* 

(2)  Clinique  surrexissent  viri  ,  ut  pergerent  ad  descri- 
jbendam  terram  ,  prascepit  eis  Josue ,  dicens  ;  circuite  ter- 
rain et  describite  eam  ac  revertimini  ad  me  ;  ut  hîc  co«- 
pm  Domino  5  in  Silo  mUtam  ypbU  sortem.  Jpsue?  chtî 
?ÇVIII,v.g, 


I   A      M   E   T    A  L   E   P    S   E.  7$ 

lequel  chaque  cause  devoit  être  plaidée  (i):  ainsi 
quand  on  a  dit  sort  pour  jugement,  on  a  pris  l'an- 
técédent pour  le  conséquent. 

Sortes  en  latin  se  prend  encore  pour  un  oracle , 
soit  parce  qu'il  y  avoit  des  oracles  qui  se  ren- 
doient  par  le  sort  ,  soit  parce  que  les  réponses 
àes  oracles  étoient  corne  autant  de  jugemcns 
qui  régloient  la  destinée  ,  le  partage  ,  l'état  de 
ceux  qui  les  consultoient. 

On  croit  avant  que  de  parler  ;  je  crois  (2), 
dit  le  Prophète ,  et  c'est  pour  cela  que  je 
parle.  Il  n'y  a  point  là  de  métalepse  ;  mais  il 
y  a  une  métalepse  quand  on  se  sert  de  parler  ou 
de  dire  pour  signifier  croire  ;  direz-vous  après 
cela  que  je  ne  suis  pas  de  vos  amis?  c'est-à- 
cfire  ,  croirez-  vous  ?  aurez-vous  sujet  de 
dire? 

Cedo  veut  dire  dans  le  sens  propre,  je  cède  9 
je  me  rens  :  cependant  par  une  métalepse  de 
l'antécédent  pour  le  conséquent ,  cedo  signifie 
souvent  dans  les  meilleurs  auteurs  dites  ou 
ou  done\  :  cette  signification  vient  de  ce  que 
quand  quelqu'un  veut  nous  parler,  et  que  nous 

(1)  Ex  more  romano  non  audiebantur  causas  ,  nisi 
per  sortem  ordinatas.  Tempore  enhn  quo  causai  audie- 
bantur ,  conveniebant  omnes  ,  unde  et  concilium  :  et  ex 
sorte  dierum  ordinem  accipiebant  ,  quo  post  dies  triginta 
suas  causas  exquererentur,  unde  est  urncun  movet.  Set> 
vius  in  illud    Virgiliï, 

Nec  vero  haj  sine  sorte  datai ,  sine  judice  sedes. 

JEn.  lib.  V,  v.43i«' 

(2)  Credidi,  propter  quod  locutus  sum.  P.  m  ,  v.  1, 

D  2 


JS  L  A      MÉTALEJ»S& 

parlons  toujours  nous-mêmes,  nous  ne  lui  donons 
psa  le  tems  de  s'expliquer  :  écoute\-moi ,  nous 
dit-il,  eh  bien  !  je  vous  cède,  je  vous  écoute  , 
parlez  ;  cedo  ,  diçf 

Quand  on  veut  nous  doner  quelque  chose  , 
nous  refusons  souvent  par  civilité  ,  on  nous 
presse  d'accepter  ,  et  enfin  nous  répondons  je 
vous  cède ,  ]e  vous  obéis  ,  je  me  rens  ,  doneç 
çedo  ,  da  ;  cedo  qui  est  le  plus  poli  de  ces  deux 
mots  ,  est  demeuré  tout  seul  dans  le  langage 
ordinaire,  sans  être  suivi  de  die  ou  de  da  qu'on 
suprime  par  ellipse  :  cedo  signifie  alors  ou  l'un, 
ou  l'autre  de  ces  deux  mots ,  selon  le  sens  ; 
c'est  ce  qui  précède  pour  ce  qui  suit  ;  et  voilà 
pourquoi  on  dit  également  cedo ,  soit  qu'on 
parle  à  une  seule  persone  ,  ou  à  plusieurs  :  car 
tout  l'usage  de  ce  mot  (i)  ,  dit  un  ancien 
Grammairien  ,  c'est  de  demander  pour  soi,  cedo 
sibi  posçit  et  est  immobile» 

On  raporte  de  même  à  la  métalepse  ces  façons 
de  parler  ,  il  oublie  les  bienfaits  ,  ç' est-à-dire  , 
il  n'est  pas  reconoissant.  Souvene\-vous  de  notre 
convention ,  c'est-à-dire  ?  observez  notre  con-* 
vention  :  Seigneur ,  ne  vous  ressouvenez  point 
de  nos  fautes  ,  c'est-à-dire  ,  ne  nous  en  punissez, 
point ,  acprdez-nous  en  le  pardon  (a)  :  Je  ne 
vous  conoispas,  c'est-à-dire,  je  ne  fais  aucun 
cas  de  vous ,  je  vous  méprise ,  vous  èîQs  à  mon 
égard  corne  n'étant   point. 

(i)Cornçl.    Fronto,  apud  auctores   linguas    latin»,  pi 
1335  ,  v.  cedo, 
(a)  Quem  omnes  mentales  ignorant  çt  luçtifiçantt 


t   Â      METAPLEPSE.  77 

//  a  été  9  il  a   vécu  (i)  ,   veut  dire  souvent 
il  est  mort;  c'est  l'antécédent  pour  le  conséquent. 

.     .     .     C'en    est  fait   ,    madame  ,    et   j'ai.   vécu.     (2  ) 

c'est-à-dire  ,  je  me  meurs. 

Un  mort  est  regreté  par  ses  amis,  ils  voil- 
droient  qu'il  fût  encore  en  vie ,  ils  souhaitent 
celui  qu'ils  ont  perdu  ,  ils  le  désirent  :  ce  sen- 
timent supose  la  mort ,  ou  du  moins  Pabsende 
de  la  persone  qu'on  regrète.  Ainsi  la  mort  , 
la  perte  ou  V absence  sont  l'antécédent  ;  et  le 
désir  ,  le  regret  sont  le  conséquent.  Or  ,  en  latin, 
desiderari ,  ttre  souhaité ,  se  prend  pour  être 
mort ,  être  perdu  ,  être  absentée  est  le  conséquent 
pour  l'antécédent,  c'est  une  métalepse.  Ex  parte 
Alexandri  triginta  omninôet  duo  (3)  ,  ou  selofi 
d'autres  ,  trecenti  omninb ,  expeditibus  desiderati 
sunt  ;  du  côté  d'Alexandre  ,  il  n'y  eut  que  trois 
cens  fantassins  de  tués  ,  Alexandre  ne  perdit 
que  trois  cens  homes  d'infanterie.  Nuîla  navis 
desiderabatur  (4).  ;  aucun  vaisseau  n'étoit 
désiré  ,  c'est-à-dire  ,  aucun  vaisseau  ne  périr, 
il  n'y  eut  aucun  vaisseau   de  perdu. 

«  Je  vous  avois  promis  que  je  ne  seroisqus 
}j  cinq  ou  six  jours  à  la  campagne  ,  dit  Horace 
»  à  Mécénas ,  et  cependant  j'y  ai  déjà  passé 
»  tout  le  mois  d'Août  >>♦ 

Quinque  dies  tibi  pollicitus  me  rure  futurum  ± 
Sextilem  totum  mendax  desideror  (5). 

(1)  Plaute.  Amphi.  act.  IV.  se.  3  ,  v.   ï$. 

(2)  Rac.  Mithrid.  act.  V ,  v.  se.  dern. 

(3)  Q.  Curt.liv.ïiï  ,  c.ïï,  fin* 

(4)  César  ,    comin.  de  bell.  sali. 

(5)  Hor.  liv.I,  ep.  7. 

D   3 


78  r   A      M  É   *   A  L  E  P  S  B. 

Ou  vous  voyez  que  desideror  veut  dire  par 
hiétalepse,  je  suis  absent  de  Rome  \  je  me  tiens 
à  Ja   campagne. 

Par  la  même  figure  ,  cfesiderari  signifie 
encore  manquer  (deficere)  ,  être  tel  que  les  autres 
aient  besoin  de  nous.  «  Les  Thébains  ,  par  des 
intrigues  particulières  ,  n'ayant  point  mis 
Epaminondas  à  la  tête  de  leur  armée,  reconurent 
bien-tôt  le  besoin  qu'ils  avoient  de  son  habi- 
leté dans  l'art  militaire  »  :  Desiderari  capta  est 
Epaminondœ  dïUgcntia  (i).  Cornélius  Népos 
dit  encore  que  Ménéciide,  jaloux  de  la  gloire 
d'Epaminondas ,  exhortoit  continuèiernent  les 
Thébains  à  la  paix  ,  afin  qu'ils  ne  sentissent 
point  le  besoin  qu'ils  avoient  de  ce  général.  Hor~ 
tari  solebat  Thebanos  ;  ut  pacem  bcllo  anteferreni^ 
ne  ïllius  imper  atoris  opéra  desideraretur. 

La  rnéîalepse  se  fait  donc  lorsqu'on  passe 
cG*?  par  degrés  d'une  signification  à  une  autre  : 
par  exemple  ,  quand  Virgile  a  dit  (a)  ,  après 
quelques  épis  ,  c'est-à-dire*  après  quelques 
années  :  les  épis  suposent  le  tems  de  la  moisson, 
leîems  de  la  moisson  supose  l'été,  et  l'été  supose 
la  révolution  de  l'année.  Les  Poëtes  prènent  le$ 
hivers  ,  les  étés>  les  moissons  ,  les  autones  f 
et  tout  ce  qui  n'arive  qu'une  fois  en  une  année, 
pour  l'année  même.  Nous  disons  dans  le  discours 
ordinaire  >  c'est  un  vin  de  quatre  feuilles  ,  pour 
dire,  c'est  un  vin   de  quatre  ans;    et  dans  les 

(i)  Corn.  Nep.  Epam.  c.  7.1b.  c.  5. 

(2)    Post  ali^ttOt   nsea  régna  videas    mirabor     arisias* 

Vlr g*  Ecl.  1  *  v.,  7Qi 


tAMÊTALEPSÈé  79 

Coutumes  on  trouve  bois  de  quatre  feuilles  (i)  , 
c'est-à-dire,  bois  de  quatre  années. 

Ainsi  ,  le  nom  des  diférentes  opérations  de 
l'agriculture  se  prend  pour  le  tems  de  ces  opé- 
rations, c'est  le  conséquent  pour  l'antécédent  : 
la  moisson  se  prend  pour  le  tems  de  la  moisson  * 
la  vendange  pour  le  tems  de  la  vendange  ;  il  est 
mort  pendant  la  moisson  ,  c'est-à-dire  ,  dans 
le  tems  de  la  moisson.  La  moisson  se  fait 
ordinairement  dans  le  mois  d'Août ,  ainsi  par 
métonymie  ou  par  rnétalepSe,  on  apèle  la  moisson, 
Y  Août  ^  qu'on  prononce  Yoût ,  alors  le  tems 
dans  lequel  une  chose  se  fait ,  se  prend  pour  la 
chose  même  ,  et  toujours  à  cause  de  la  liaison 
que  les  idées  accessoires  ont  entr'elles. 

On  raporte  aussi  à  cette  figure  ces  façons  de 
parler  des  Poètes  ^  par  lesques  ils  prènent  Tan* 
îécédent  pour  le  conséquent,  lorsqu'au  lieu 
d'une  description  ,  ils  nous  mètent  devant  les 
yeux  le  fait  que  la  description  supose. 

«  O  Ménalque  !  si  nous  vous  perdions  ,  dit 
»  Virgile  ,  qui  émailleroit  la  terre  de  fleurs:  qui 
»  feroit  couler  les  fontaines  sous  une  ombre  ver* 
v  doyante  »  (2)  ?  c'est-à-dire,  qui  chanteroit 
la  terre  émaillée  de  fleurs?  qui  nous  en  feroit 
des  descriptions  aussi  vives  et  aussi  riantes  que 
celles  que  vous  en  faites  ?  Qui  nous  peindroit 
corne  vous  ces  ruisseaux  qui  coulent  sous  une 
ombre  verte  ? 

(1)  Coût,  de  Loudun  ,  tit ,  14  ,  art.  3. 
(2)  Quis  cancret  nymplias  ?  Quis  humum  florentibus  herbis 
Spargeret  3  au*  viridi  fontes  iaduceret  umbrâ  ? 

Virg.Ecl.  IX  ,  y.  19* 
D  4 


8$  %   A      SYNECDOQUE. 

Le  même  Poëtea  dit  (i)  ,  que  «  Silène  envg- 
n  lopa  chacune  des  sœurs  de  Phaéton  avec  une 
»  écorce  amère  ,  et  fit  sortir  de  terre  de  grands 
»  peupliers  »  ;  c'est-à-dire ,  que  Silène  chanta 
ii'une  manière  si  vive  la  métamorphose  des 
sœurs  de  Phaéton  en  peuplier  >  qu'on  croyoit 
voir  ce  changement.  Ces  façons  de  parler 
peuvent  être  raportées  à  l'hypotypose  dont  nous 
parlerons   dans   la  suite. 

I  V. 

L   A      S   Y  N •  E   C   D   O  Q    V   E. 

Le  terme  de  Synecdoque  >  signifie  compréhen* 
sion  5.  conception  :  en  éfet  dans  la  Synecdoque 
on  fait  recevoir  à  l'esprit  plus  ou  moins  que 
îe  mot  dont  on  se  sert  ne  signifie  dans  le  sens 
propre. 

Quand  au  lieu  de  dire  d'un  home  qu'il  aime 
h  vin  r  je  dis  qu'il  aime  la  bouteille ,  c'est  une 
simple  métonymie  ,  c'est  un  nom  pour iun  autre: 
mais  quand  je  dis  cent  voiles  pour  cent  vais- 
seaux,  non  seulement  je  prçns  un  nom  pour,un 
autre  ,  mais  je  done  au  moi:  voiles  une  significa- 
tion plus  étendue  que  celle  qu'il  a  dans  le  sens 
propre;  je  prens  la  partie  pour  le   tout. 

La  Synecdoque  est  donc  une  espèce  de  méto- 
nymie >  par  laquelle  on  done  une  signification 

(i)  Tum  Pkaetontiadas  nrusco- circuindaÈ   amarra 
£orticis  ,  atquf  solo  groeeras  erigit   alnos. 

yirgiU  £cl»  VI*..  v.  fa* 


— - 


î,   À      SYNECDOQUE.  8l 

particulière  à  un  mot  ,  qui  dans  le  sens  propre 
a  une  signification  plus  générale  ;  ou  au  con- 
traire,  on  done  une  signification  générale  à  un 
mot  qui  dans  le  sens  propre  n'a  qu'une  signifi- 
cation particulière.  En  un  mot  ,  dans  la  mé- 
tonymie je  prens  un  nom  pour  un  autre  ,  au 
lieu  que  dans  la  Synecdoque  ,  je  prens  le  plus 
pour  le  moins  ,  ou  le  moins  pour  le  plus. 

Voici  les  djférentes  sortes  de  Synecdoques 
que  les  Grammairiens  ont  remarquées. 

I.  Synecdoque  du  genre  :  corne  quand  cm 
dit  les  mortels  pour  les  homes  ,  le  terme  de 
mortels  devroit  pourtant  comprendre  aussi  les 
animaux  qui  sont  sujets  à  la  mort  aussi  bien 
que  nous  :  ainsi  quand  par  les  mortels  on 
n'entend  que  les  homes  ,  c'est  une  Synecdoque 
du  genre  :   cm  dit  le  plus    pour  le  moins, 

Dans  l'Ecriture  Sainte  (i)  ,  créature  ne 
signifie  ordinairement  que  les  homes  ;  c'est 
encore  ce  qu'on  apèîe  la  Synecdoque  du  genre , 
parce  qu'alors  un  mot  générique  ne  s'entend 
que  d'une  espèce  particulière  :  créature  est  un 
mot  générique  ,  puisqu'il  comprend  toutes  les 
espèces  de  choses  créées  ,  les  arbres  ,  les  ani- 
maux,  les  métaux,  etc*  Ainsi  lorsqu'il  ne  s'en- 
tend pas  des  hommes,  c'est  une  Synecdoque  du 
genre,  c'est-à-dire,  que  sous  le  nom  du  genre, 
on  ne  conçoit ,  on  n'exprime  qu'une  espèce 
particulière;    on  restreint   le   mot   générique  à 

(i)  Euntes  in  mundum  unlversum  prasdisate  evange^ 
lium  omni  créature  Marc.  c.  XV"  ,  \%  16. 

D5 


2%  U      STNEC0OQITE. 

la  simple  signification,  d'un  mot  qui  ne  marque 
qu'une   espèce., 

Nombre  est  un  mot  qui  se  dît  de  tout  assem- 
blage d'unité  :  les  Latins  se  sont  quelquefois 
servis  de  ce  mot  en  le  restreignant  à  une  espèce 
particulière» 

1.  Pour  marquer  l'harmonie  ,.  le  chant  :  il  y  ar 
dans  léchant  une  proportion  qui  se  compte.  Les 
Grecs  apèlent  aussi  ruihmos  ,  tout  ce  qui  se 
fait  avec  une  certaine    proportion  :    Quidquid 

certo  modo  et  ratione  fit. 
•     .     .     .     Numéros  memini  ,  si  verBa  tenererru- 

«  Je  me  souviens  de  la  mesure,  de  l'harmonie,. 
9)  de  la  cadence  ,  du  chant ,  de  l'air  ;  mais  je 
?>  n'ai  pas  retenu  les  paroles  >r(i), 

2.  Numerus  se  prend  encore  en  particulier 
pour  les  vers  ;  parce  qu'en  éfet  les  vers  sont 
composés  d'un  certain    nombre  de  pies   ou  de* 

.syllabes:    Scribimus  numéros ^ ,  nous    fesons  des 
vers  (i)i 

3.  En  français,  nous  nous  servons  aussi  de 
nombre  ou  de  nombreux ,  pour  marquer  une  cer- 
taine harmonie, certaines  mesures  ,  proportions 
ou  cadences  ,  qui  rendent  agréables  à  Poreille 
un  air ,  un  vers,  une  période  ,.  un  discours  .  Il yv 
a  un  certain  nombre  qui  rend  les  périodes  har- 
mionieuses .  On  dit  d'une  période  qu'elle  est  fort 
mombreuse  , numéro sa  or  ado  (3)  ,  c'est-à-dire  ?, 

(i)Virg.  Ecî.IX,v.4r- 

(2)  Perse  ,  sat.  I  ,  v.    3. 

(3)  Cic  n*  LVriI ,  oÛUt  19S ,  ctci 


LA     S  Y  N  E  (î  î>  O  Q  TJ  £.  8j 

«|ue  le  nombre  des  syllabes  qui  la  composent 
est  si  bien  distribué  ,  que  l'oreille  en  est  frapée 
agréablement  :  numerus  a  aussi  cette  signification 
en  latin  (i).  In  oratione  ïiumetus  latine  ,  ruthmos 
inesse  dicitur.  •  •  »  Ad  capiendas  aurts  }  ajoute 
Cicéron  ,  numeri  ab  oratore  quarentur  et  plus 
bas  ,  il  s'exprime  en  ces  termes  :  Aristoteles  ver- 
sum  in  oratione  vetat  esse  ,  numerum  jubet. 
Aristote  ne  veut  point  qu'il  se  trouve  un  vers 
dans  la  prose ,  c'est  à-dire ,  qu'il  ne  veut  point 
que  lorsqu'on  écrit  en  prose  ,  il  se  trouve  dans 
le  discours  le  même  assemblage  de  pies  ,  ou  le 
même  nombre  de  syllabes  qui  forment  un  vers. 
Il  veut  cependant  que  la  prose  ait  de  l'harmo- 
nie ;  mais  une  harmonie  qui  lui  soit  particu- 
lière ,  quoiqu'elle  dépende  également  du  nom- 
bre des  syllabes  et  de  l'arangement  des  mots. 

IL  II  y  a  au  contraire  la  Synecdoque  &è 
ï/ESPÈCE  :  c'est  lorsqu'un  mot ,  qui  dans  le  sens 
propre  ne  signifie  qu'une  espèce  particulière  , 
se  prend  pour  le  genre  ,  c'est  ainsi  qu'on  apèle 
quelquefois  voleur  un  méchant  home.  C'est 
alors  prendre  le  moins  pour  marquer  le  plus. 

Il  y  avoit  dans  la  Thessalie  ,  entre  le  mont 
Ossa  et  le  mont  Olympe  ,  une  fameuse  plaine 
apelée  Tempe ,  qui  passoit  pour  un  des  plus 
beaux  lieux  delà  Grèce;  les  poètes  grecs  et  latins 
se  sont  servis  de  ce  mot  particulier  pour  marquer 
toutes    sortes  de  belles    campagnes. 

«  Le  doux  someil ,  dit  Horace  ,  n'aime  poias 

JÙ)  Ibid*  n,  LI  ,  aliter  170  v  171  ,  172. 


84  £A      SYNECDOQUE. 

»  le  trouble  qui  règne  cliez  les  grands  ;  fl  se 
»  plaît  dans  les  petites  maisons  de  bergers  ,  à 
*>  l'ombre  d'un  ruisseau  ,  ou  dans  ces  agréables 
3?  campagnes  ,  dont  les  arbres  ne  sont  agités 
n  que  par  fe  zéphir  »  ;  et  pour  marquer  ces 
campagnes,  il  se  sert  de  Tempe:: 

...»  Soimrus    agrestitim; 
Lenis   virorurn .y  non    kumiles  domos 
Fastidifc  ,  umhrosamqiie    ripam  , 
Non  zepîiyris?    agi  ta  ta  Tempe  (i). 

Le  mot  de  corps  et  le  mot  d'âme  se  prènenf 
aussi  quelquefois  séparément  pour  tout  l'home  t. 
on  dit  populairement  r  sur-tout  dans  les  pro- 
vinces,, ce  corps-là,  pour  cet  home-là  ;  voilà  un 
plaisant  corps  >  pour  dire  un  plaisant  personage. 
On  dit  aussi  qu'il  y  cl  cent  mille  âmes  dans  uns- 
ville  5  c'est-à-dire  ,  cent  mille  habitans,  Omnes 
animœ  domus  Jacob  (2)  ,.  toutes  les  persones  de 
la  famille  Jacob/  Genu.it  sexdecim  animas  (3), 
iîeut  seize  enfans. 

III.  Synecdoque  dans  de  nombre:  c'est 
lorsqu'on  met  un  singulier  pour,  un  pluriel ,.  oifc 
un  pluriel  pour  un  singulier. 

I.  Le  Germain  révolté  ,  c'est-à-dire  ,,I'es  Ger*> 
mains  ,  les  Alemands  ;  Véhenu  vient  a  nous  ,  cfest- 
à-dire  9Jes  éncmis,  Dansles  Historiens  latins, on 
trouve  souvent  ptdes  pour  pedites  ;  le.  fantassin 
pour  les  fantassins  >  l'infanterie. 

2\  Le  pluriel  pour  le  singulier*  Souvent  dans 

(1)  Hor.    liv.  IIÏ,   Cd>  î,  v,  22. 

(2)  Gen.  c.   xlv  >  v.  ZJ+ 

(3)  Ibid-   v-  i8". 


£  À  synecdoque.  8$ 
le  style  sérieux  on  dit  nous  au  lieu  de  je  ,et  de 
même  ,  il  est  écrit  dans  les  Prophètes  (l)  ,  c'est-- 
à-dire, dans  un  livre  de  quelqu'un  des  Prophètes". 

3.  Un  nombre  certain  pour  un  nombre  incer* 
tain.  27  me  Va  dit ,  dix  fois ,  vingt  fois  ,  cent  fois  9 
mille  fois ,  c'est-à-dire  ,  plusieurs  fois. 

4.  Souvent  pour  faire  un  compte  rond  ,  on. 
ajoute  ou  Ton  retranche  ce  qui  empêche  quels 
compte  ne  soit  rond  :  ainsi  on  dit  la  version  des 
septante  ,  au  lieu  de  dire  la  version  des  soixante 
et  deux  interprètes  ,  qui  ,  selon  les  Pères  de  l'E- 
glise ^traduisirent  TEcriture-Sainte  en  grec  ,à  la 
prière  de  Ptolémée  Philadeiphe,  Roi  d'Egypte, 
environ  trois  cens  ans  avant  J.  C.  Vous  v©yez 
que  c'est  toujours  ou  le  plus  pour  le  moins  ,  oa 
au  contraire  le  moins  pour  le  plus. 

IV.  La  partie  pour  le  tout,  et  le  tout 
POUR  LA  partie.  Ainsi  la  tête  se  prend  pour 
tout  l'home  :  c'est  ainsi  qu'on  dit  communément^ 
on  a  payé  tant  par  tête  ,  c'est-à-dire  ,  tant  par 
persone  ;  une  tête  si  chère ,  c'est-à-dire,  une 
persone  si   précieuse ,  si  fort  aimée. 

Les  Poètes  disent  ,  après  quelques  moissons  y 
quelques  étés  ,  quelques  hivers  ,  c'est-à  dire, 
après  quelques  années. 

L'onde  y    dans   le   sens  propre ,  signifie  une 
vague  ,  un  flot  ;  cependant     les  Poètes  prènene 
ce    mot   pour  la  mer  ,.    ou   pour    l'eau  d'une 
rivière  ,  ou  pour  la  rivière  même» 
Vous  juriez    autrefois    que  cette  onde  rebèle  , 

(1)  Qucd  dlcium  est  per  Proçhetas*  Matt.  c.  tt.  v.  23* 


86  LA     SYNECDOQUE. 

Se  fer  oit  vers  sa  source    une  route  nonvèle  , 
Plutôt  qu'on  ne   verroit  votre  cœur  dégagé  , 
Voyez  couleur  ces  flots  dans  cette  vaste  plaine  ; 
C'est  le  même  penchant  qui  toujours  les  entraîne  °f 
Leur  cours  ne  change  point  ,  et  vous  avez  changé  (i). 

Dans  les  Poètes  latins ,  la  poupe  on  la  proue 
d'un  vaisseau  ,  se  prènent  pour  tout  le  vaisseau, 
On  dit  en  français  cent  voiles  pour  dire  cent 
vaisseaux  :  Tectum  ,  le  toit  t  se  prend  en  latin 
pour  toute  la  maison  :  JEneam  in  regia  ducit 
tecta  (i)  ,  elle  mène  Enée  dans  son  palais. 

La  porte ,  et  même  le  seuil  de  la  porte  ,  se 
prènent  aussi  en  latin  pour  toute  la  maison  , 
tout  le  palais,  tout  le  temple.  C'est  peut-être 
par  cette  espèce  de  synecdoque  qu'on  peut 
doner  un  sens  raisonableà  ces  vers  de  Virgile; 

Tum  forihus  Divje  ,  mediâ   testudine  templr  , 
Septa  armis  ,,  so-lioque    altè  suhnixa  resedit  (3). 

Si  Didon  étoit  assise  à  la  porte  du  temple, 
fcribus  Diva  y  cornent  pouvoît-eUe  être  assise 
eu  même  tems  sous  le  milieu  de  la  voûte 
mediâ  testudine  1  C'est  que  par  forihus  Diva 
îl  faut  entendre  d'abord  en  général  le  temple  - 
elle  vint  au  temple  ,  ei  se  plaça  sous  la 
voûte. 

Lorsqu'un  citoyen  romain  étoit  fait  esclave  , 
ses  biens  appartenoient  à  ses  héritiers  ;  mai& 
«'il  revenoit    dans  sa  patrie  r  il  rentroit    da<na 

(ï)  Quinault  ,  Isis,   act.   1  ,  se.  3* 
(2)  Virg.  iEn.  I  ,  v.   6$$, 
i3)  Mn,  I ,  v.   %G%» 


tA     SYNECDOQUE.  %J 

la  possession  et  jouissance  de  tous  ses  biens  : 
ce  droit ,  qui  est  une  espèce  de  droit  de  retour  ,, 
s'apeloit  en  latin  jus  post  liminii;  de  post  t  après-, 
et  de  limen  ,  le  seuil  de  laperre,  Pentrée. 

Porte,  par  synecdoque,  et  par  antonomase, 
signifie  aussi  la  cour  du  Grand-Seigneur,  de 
l'Empereur  Turc.  On  dit  faire  un  traité  avec  la 
Porte  ,  c'est-à-dire  ,  avec  la  Cour  Ottomane. 
C'est  une  façon  de  parler  qui  nous  vient  des 
Turcs  :  ils  noment  Porte  par  excélence  la  porte 
du  sérail  ,  c'est  le  palais  du  Sultan  ou  Empereur 
Turc  ,  et  ils  entendent  par  ce  mot ,  ce  que  nous 
apelons  la  Cour, 

Nous  disons  il  y  a  cent  feux  dans  ce  village  9 
c'est-à-dire  cent  familles. 

On  trouve  aussi  des  noms  de  villes  ,  de 
fleuves,  ou  de  pays  particuliers,  pour  des  noms 
de  provinces  et  de  nations  (l).  Les  Pélasgiens, 
les  Argrens  ,  les  Doriens  ,  peuples  particuliers 
de  la  Grèce  ,  se  prènent  pour  tous  les  Grecs  7 
dans  Virgile  et  dans  les  autres  poètes  anciens. 

On  voit  souvent  dans  les  poètes  le  Tibre  (a) 
pour  les  Romains  ;  le  Nil  pour  les  Egyptiens  £ 
ta  Seine  pour  les  Français. 

Ckaque  climat  produit   des   favoris  de   Mars  (3)  ; 
La  Seine  a  des  Bourbons  ,  le  Tibre  a  des    Césars. 
Fouler  aux.  pies  l'orgueil  et  duTage  et  du  Tibre  (4)» 

(ï)  Eurus  ab  auroram  Nabathîeaque  régna  récessif» 
Ovid»  Metara.  l.~i  ,v.6i. 

(2)  Cum  Tiberi ,  Nilo  gratia  nulla  fuat.  Trop.  1.  2, 
Ekg.  33  ,  v.  20.  Per  Tiberim  Rornanos  ,  per  Nilum 
>/Egyptios   intelligito.  Beroald.  in    Jproptrt. 

il)  Eoileau.  Ep.  1*  (4)  Idem.  Discours  au  Ro\ 


88  3LA     SYNECDOQUE. 

Par  le  Tage  ,  il  entend  les  Espagnols;  le 
Tage  est  une  des  plus  célèbres  rivières  d'Espagne. 

V.  On  sesert  souvent  du  nom  de  la  matière, 
pour  marquer  LA  CHOSE  qui  en  est  faite  ; 
le  pin  ou  quelqn'autre  arbre  se  prend  dans  les 
poëtes  pour  uri  vaisseau  ;  on.  dit  comunément 
de  l'argent  *,  pour  des  pièces  d'argent  ,  de  la 
monoie.  Le  fer  se  prend  pour  l'épée:  périr  par 
te  fer,  Virgile  s'est  servi  de  ce  mot  pour  le  soc 
de  la  charue  : 

At  prïus  ignotum  ferro  quam  scindimus  sequor  (i). 

M.  Boileau  dans  son  ode  sur  la  prise  de 
ÎQamur  ,  a  dit  V airain  pour  dire  les  canons. 

Et  par  cent  bouches  horribles 
L*airam   sur  ces  monts  terribles 
Vomit  3e  fer  et  la  mort» 

V airain  9  en  latin  as  9  se  prend  aussi  fréquem- 
ment pour  la  monoie  ,  les  richesses  :  la  première 
monoie  des  Romains  étoït  de  cuivre  :  as  alienum 
le  cuivre  d'autrui  ;  c'est-à-dire  ,  Je  bien  d'autrui^ 
qui  est  entre  nos  mains  >  nos  dettes  ,  ce  que 
nous  devons. 

Enfin  ,  ara  se  prend  pour  des  vases  de  cuivre  v 
four  des  trompâtes  ,  des  armes  ;  en  un  mot 
ponr  tout  ce  qui  se  fait  de  cuivre. 

Dieu  dit  à  Adam  5  tu  es  poussière  ,  et  tu 
retourneras  en  poussière  (a)  ,  pulvis  es  ,  et  i® 

(î)  Géorg.  T.  v.   5,0. 
(2)  Cor.  c.  3  ,  v.  19. 


LA      SfNECBOQVE.  #9 

pluverem  rêver teris  ,  c'est-à-dire  ,  tu  as  été  fait 
de  poussière  ,  tu  as  été  formé  d'un  peu  de  terre. 

Virgile  s'est  servi  du  nom  de  l'éléphant  ,  pour 
marquer  simplement  de  l'ivoire  (1)  j  c'est  ainsi 
que  nous  disons  tous  les'jours  un  castor  ,  pour 
dire  un  chapeau  fait  de  poil  de  castor,  etc. 

Le  pieux  Enée  ,  rdit  Virgile  (2)  ,  lança  sa 
haste  (3)  avec  tant  de  force  contre  Méz2nce  , 
qu'elle  perça  le  bouclier  fait  de  trois  plaques 
de  cuivre  ,  et  qu'elle  traversa  les  piqûres  de 
toile  ,  et  l'ouvrage  fait  de  trois  taureaux  ,  c'est- 
à-dire  ,  de  trois  cuirs.  Cette  façon  de  parler  ne 
seroit  pas  entendue  en  notre  langue. 

Mais  il  ne  faut  pas  croire  qu'il  soit  permis 
de  prendre  indiférement  un  nom  pour  un  autre, 
soit  par  métonymie,  soit  par  synecdoque  :  il 
faut  encore  un  coup  ,  que  les  expressions  figu- 
rées soient  autorisées  par  l'usage;  ou  du  moins 
que  le  sens  litéral  qu'on  veut  faire  entendre, 
se  présente  naturèlement  à  l'esprit  sans  révolter 
la  droite  raison  ,  et  sans  blesser  les  oreilles 
acoutumées  à  la  pureté  du  langage.  Si  Ton 
disoit  qu'une  armée  navale  étoit  composée  dt 
cent  mâts  ,  ou  de  cent  avirons  ,  au  lieu  de  dire 

(1)  Ex  auro  ,  solidoque    elepîianto.    Georg.  III  v.  26  f 
Dona   dehinc  auro  gravia   sectoque  elephanto. 

JEn.   III,  ^464. 

(2)  Tum  pius   ./Eneas  hastam   jacit  :  illa  per  orbem 
Mre    cavum  triplici  per  linea  terga  ,  tribusque 
Transiit  intextum  tamis  opus.   Ain.  1.  X  ,  v.  783. 

(3)  Haste  ,   pique  ,  lance.  Voj".  le  P#  de  Montfaucoa  t 


ÇO  £   A     SYKËCDÔQtrK* 

cent  voiles  pour  cent  vaisseaux  ,  onserendroit  : 
ïidicule  :  chaque  pa  rtie  ne  se  prend  pas  pour  le 
tout,  et  chaque  nom  générique  ne  se  prend 
pas  pour  une  espèce  particulière  ,  ni  tout  nom 
d'espèce  pour  le  genre  ;  c'est  l'usage  seul  qui 
done  à  son  gré  ce  privilège  à  un  mot  plutôt 
qu'à  un  autre. 

Ainsi  ,  quand  Horace  a  dit  que  les  combats 
sont  en  horreur  aux  mères  ,  bella  matrihus  detes- 
tata  (i)  ,  je  suis  persuadé  que  ce  poëte  n'a 
voulu  parler  précisément  que  des  mères.  Je 
vois  une  mère  alarmée  pour  son  fils,  qu'elle 
sait  être  à  la  guerre  ,  ou  dans  un  combat ,  dont 
on  vient  de  lui  aprendre  la  nouvelle  :  Horace 
excite  ma  sensibilité  en  me  fesant  penser  aux 
larmes  où  les  mères  sont  alors  pour  leurs  enfans; 
il  me  semble  même  que  cette  tendresse  des  mères 
est  ici  le  seul  sentiment  qui  ne  soit  pas  suscepti- 
ble de  foiblesse  ou  de  quelqu'autre  interprétation: 
peu  favorable  :  les  alarmes  d'une  maîtresse  pour 
«on  amant  ,  n'oseroient  pas  toujours  se  montrer 
avec  la  même  liberté  ,  que  la  tendresse  d'une 
mère  pour  son  fils.  Ainsi  ,  quelque  déférence  que 
j'aie  pour  le  savant  P.  Sanadon  ,  javoue  que 
je  ne  saurois  trouver  une  synecdoque  de  l'espèce 
dans  bella  matrihus  detestata.  Le  P.  Sanadon 
croit  que  matrihus  (a)  comprend  ici  ,  même 
les  jeunes  filles:  voici  sa  traduction.  Les  combats, 
qui  sont  pour  les  femmes  un   objet  d'hornuK 

(i(  Hor.l.  I,Od.  ï3  v.  24. 

O)  Poésies  d'Horace ,  tome  a  I  >  p.  7« 


H      SYNECDOQUE.  $i 

Et  dans  les  remarques  il  dit ,  ?>  que  (i)  les  mères 
;>  redoutent  la  guerre  pour  les  époux  et  pour 
»  leurs  enfans  ;  mais  les  jeunes  filles,  ajoute- 
?>  t-il ,  ne  doivent  pas  moins  la  redouter  pour 
v  les  objets  d'une  tendresse  légitime  que  la 
j>  gloire  leur  enlève  ,  en  les  rangeant  sous  les 
»  drapeaux  de  Mars.  Cette  raison  m'a  fait 
»  prendre  matres  dans  la  signification  la  plus 
3ï  étendue ,  comme  les  poëtes  Pont  souvent 
»  employé.  Il  me  semble,  ajoute-t-il,  que  ce 
»  sens  fait  ici  un  bel  éfet  ». 

il  ne  s'agit  pas  de  doner  ici  des  instructions 
aux  jeunes  filles,  ni  de  leur  aprendre  ce  qu'elles 
doivent  faire,  lorsque  la  gloire  leur  enlève  les 
objets  de  leur  tendresse  ,  en  les  rangeant  sous 
les  drapeaux  de  Mars  ;  c'est-à-dire  ,  lorsque 
leurs  amans  sont  à  la  guerre;  il  s'agit  de  ce 
qu'Horace  a  pensé;  or  ,  il  me  semble  que  le 
terme  de  mères  n'est  relatif  qu'à  enfans  ;  il  ne 
l'est  pas  même  k  époux  ,  encore  moins  aux  objets 
d'une  tendresse  légitime.  J'ajouterois  volontiers, 
que  les  jeunes  filles  s'opposent  à  ce  qu'on  les 
confonde  sous  le  nom  de  mères  ;mais  pour  parler 
plus  sérieusement  ,  j'avoue  que  lorsque  je  lis» 
dans  la  traduction  du  P.  Sanadon  ,  que  les 
combats  sont  pour  les  femmes  un  objet  d'horreur, 
je  ne  vois  que  des  femmes  épouvantées  ;  au  lieu 
que  les  paroles  d'Horace  me  font  voir  une  mère 
attendrie  :  ainsi  je  ne  sens  point  que  l'une  de  ces 
expressions  puisse  jamais  être  l'image  de  l'autre^ 

tO  Poésies  d'Horace  ,  ga^c  12, 


9^  LA     SYNECDOQUE. 

et  bien  loin  que  la  traduction  du  P.  SanadoM 
fasse  sur  moi  un  plus  bel  éfet  ,  je  regrète  le 
sentiment  tendre  qu'elle  me  fait  perdre.  Mais  re- 
venons à  la  synecdoque. 

Corne  il  est  facile  de  confondre  cette  figure 
avec  la  métonymie  5  fe  crois  qu'il  ne  sera  pas 
inutile  d'observer  ce  qui  distingue  la  synecdoque 
de  la  métonymie  :  c'est  i.pQue  la  synecdoque 
fait  entendre  le  plus  par  un  mot  qui  dans  le 
sens  propre  signifie  le  moins9Qii  au  contraire  elle  , 
fait  entendre  le  moins  par  un  mot  qui  dans  le 
sens  propre  marque  le  plus. 

2.°  Dané  l'une  et  dans  l'autre  figure  ,  il  y  a 
une  relation  entre  l'objet  dont  ori  veut  parler, 
et  celui  dont  on  emprunte  le  nom  ;  car  s'il  n'y 
avoit  point  de  raport  entré  ces  objets,  il  n'y 
auroit  aucune  idée  accessoire  ,  et  par  consé- 
quent point  de  trope  :  mais  là  relation  qu'il  y 
a  entre  les  objets,  dans  la  métonymie,  est  de 
telle  sorte,  que  l'objet  dont  on  emprunte  le  nom 
subsiste  indépendament  de  celui  dont  il  réveille 
l'idée,  et  ne  forme  point  un  ensemble  avec  lui. 
Tel  est  le  raport  qui  se  trouve  entre  la  cause 
et  l'éfet,  entre  l'auteur  et  son  ouvrage,  entre 
Cérès  et  le  blé;  entre  le  contenant  et  le  contenu , 
corne  entre  la  bouteille  et  le  vin  :  au  lieu  que  la 
liaison  qui  se  trouve  entre  les  objets ,  dans  la 
synecdoque,  supose  que  ces  objets  forment  ut* 
ensemble  co.ne  le  tout  etldi  partie;  leur  union 
n'est  point  un  simple  raport ,  elle  est  plus  inté- 
rieure et  plus  indépendante  ;  c'est  ce  qu'on  peut 


LA       SYNECDOQUE,  93 

remarquer  dans  les  exemples  de  Tune  et  de  l'au- 
tre de  ces  figures. 


V. 

1/  Antonomase. 

L'antonomase  est  une  espèce  de  synecdo- 
que, par  laquelle  on  met  un  nom  eomun  pour 
un  nom  propre  9  ou  bien  un  nom  propre  pour 
un  nom  comun.  Dans  le  premier  cas  ,  on  veut 
faire  entendre  que  la  persone  ou  la  chose  dont 
on  parle  excèle  sur  toutes  celles  qui  peuvent  être 
comprises  sous  le  nom  comun  ,  et  dans  le  second 
cas  ,  on  fait  entendre  que  celui  dont  on  parle 
ressemble  à  ceux  dont  le  nom  propre  est  célèbre 
par  quelque  vice  ou  par  quelque  vertu. 

I.  Philosophe  ,  Orateur  ,  Poète  ,  Roi ,  Ville  , 
Monsieur ,  sont  des  noms  communs;  cependant 
l'antonomase  en  fait  des  noms  particuliers  qui 
équivalent    à  des  noms  propres. 

Quand  les  anciens  disent  le  philosophe  ,  ils 
entendent  Aristote. 

Quand  les  Latins  disent  Y  Orateur ,  ils  enten- 
dent Cicéron. 

Quand  ils  disent  le  Poète  ,  ils  entendent 
Virgile. 

Les  Grecs  entendoient  parler  de  Démosthène, 
quand  ils  disoient  YOrateur  ,  et  d'Homère  f 
quand  ils  disoient    le  Poète. 

Quand    nos    théologiens    disent  le  Doeteur 


94  I5   ANTONOMASE. 

Angélique  ,  on  l'ange  de  l'Ecole  ,  ils  veuletft 
parler  de  S.  Thomas.  Scot  estapeléle  Docteur 
subtil ,  S.   Augustin  le    Docteur  de  la  grâce* 

Ainsi  ondone  par  excélence  par  antonomase, 
le  nom  de  la  science  ou  de  l'art  à  ceux  qui  s'y 
sont  le  plus  distingués. 

Dans  chaque  royaume ,  quand  on  dit  simple- 
ment le  roi ,  on  entend  le  roi  du  pays  où  l'on 
est  ;  quand  on  dit  la  ville ,  on  entend  la  capi- 
tale du  royaume  ,  de  la  province  ou  du  pays 
dans  lequel  on  demeure. 

Quo  te  ,  Moeri  ,  pedes  ?  an  quô  via  ducit  m  urbem  (i)  ? 

Urbeni  en  cet  endroit  veut  dire  la  ville  de  Man- 
toue: ces  bergers  parlent  par  raport  au  territoire 
où  ils  demeurent.  Mais  quand  les  anciens  par- 
loient  par  raport  à  l'Empire  Romain  ,  alors  par 
urbem  ils  entendoient  la  ville  de  Rome. 

Dans  les  comédies  grèques  ,  ou  tirées  du  grec 
h  ville  (astu)  veut  dire  Athènes  :  An  (x)  in 
astu  venit  >  Est-il  venu  à  la  ville  ?  Cornélius 
Népos  parlant  de  Thémistocle  et  d'Alcibiade  , 
s'est  servi  plus  d'une  fois  de  ce  mot  en  <!e 
sens  (3). 

Dans  chaque  famille ,  Monsieur  veut  dire  le 
maître  de  la  maison. 

Les  adjectifs    ou    épithètes    sont    des  noms 

« 

(i)Virg.  Ec.  IX,  v.  I. 

(2)  Térence.  Eun.  act.  V,  se.  VI  ,  selon  Madame  Da- 
cier ,  et  se.  V,  v.  17  ,  selon  les  éditions  vulgaires. 

(3)  Xerxes  protinus  accessit  astu. 

Corn.  Nep.  Themist,  4g 
Alcibiades   postquàm   astu  venit.   Idem,   Alcib.  6, 


L'   À  N   T   O    N  O   M    A  S  £.  JÇ 

comuns  ,  que  Ton  peut  apliquer  aux  diférens 
objets  auxquels  ils  conviènent ,  l'antonomase  en 
fait  des  noms  particuliers  :  l'invincible  ,  le 
conquérant ,  le  grand,  le  juste ,  le  sage  ,  se  disent 
par  antonomase,  de  certains  princes  ou  d'autres 
personnes  particulières. 

Tire-Live  (i)  apèle  souvent  Annibal le  Cartha* 
ginoisî  le  Carthaginois  ,  dit-il ,  avoit  un  grand 
nombre  d'homes  :  Abundabat  multitudine  homi- 
num  pœnus.  Didon  dit  à  sa  sœur  (a)  ,  vous 
mettre^  sur  le  bûcher  les  armes  que  le  perfide  cl 
laissées  ,  et  par  ce  perfide  ,  elle  entend  Enée. 

Le  destructeur  de  Carthage  et  de  Numancey 
signifie  par  antonomase ,  Scipion  Emilien. 

Il  en  est  de  même  des  noms  patronymiques 
dont  j'ai  parlé  ailleurs  ,  ce  sont  des  noms  tirés 
du  père  ou  d'un  aïeul  ,  et  qu^on  done  aux 
descendans  ;  par  exemple  ,  quand  Virgile  apèle 
Enée  Anchisiades  (3)  ,  ce  nom  est  doné  à  Enée 
par  antonomase  ,  il  est  tiré  du  nom  de  son  père, 
qui  s'apeloit  Anchise.  Diomède  ,  héros  célèbre 
dans  l'antiquité  fabuleuse  ,  est  souvent  apelé 
Tydides  y  parce  qu'il  étoit  fils  de  Tydée  ,  roi 
des   Etoliens. 

Nous  avons  un  recueil  ou  abrégé  des  lois  des 
anciens  Français  ,  qui  a  pour  titre  Lex  Salica  : 

(1)  Tit.  Liv.  L21  ,  n.  8, 

(3)  Arma  viri  thalamo  quas  fixa  religuit. 
Impius...  super  imponas.  JEn.  1.  IV  >  v.  49$» 
(3)  iEiKl.YjV.4c7, 


9^  L'   ANTONOMASE, 

parmi  ces  lois ,  il  y  a  un  article  (i)  qui  exclut 
les  femmes  de  la  succession  aux  terres  saliques  , 
c'est-à-dire,  aux  fiefs:  c'est  une  loi  qu'on  n'a 
observée  inviolablement  dans  la  suite  qu'à  l'égard 
des  femmes  qu'on  a  toujours  excluses  de  la 
succession  à  la  Couronne,  Cet  usage  toujours 
observé  ,  est  ce  qu'on  apèle  aujourd'hui  loi 
salique,  par  antonomase  ,  c'est- à-dire,  que  nous 
donons  à  la  loi  particulière  d'exclure  les  femmes 
de  la  Couronne,  un  nom  que  nos  pères  douèrent 
autrefois  à  un  recueil  générai  de  lois. 

IL  La  seconde  espèce  d'antonomase  est  lors- 
qu'on prend  un  nom  propre  pour  un  nom  comun, 
ou  pour    un  adjectif, 

Sardanapale  dernier  roi  des  Assyriens  ,  vivoit 
dans  une  extrême  molesse  ;  du  moins  tel  est  le 
sentiment  commun  :  de-là ,  on  dit  d'un  volu- 
ptueux ,  c'est  un  Sardanapale, 

L'empeur  Néron  fut  un  prince  de  mauvaises 
mœurs  9  et  barbare  jusqu'à  faire  mourir  sa 
propre  mère  ;  de-là ,  on  dit  des  princes  qui  lui 
ont  ressemblé  ,  c'est  un  Néron. 

Caton.,  au  contraire,  fut  remarquable  par 
l'austérité  de  ses  mœurs  ;  de-là  S.  Jérôme  (2)  a 
dit  d'un  hypocrite,  c'est  un  Caton  au  dehors  , 
lin  Néron  au  dedans  ,  intus  Nero  ,  forts    Cato. 

Mécénas  ,  favori  de  l'empereur  Auguste,  pro- 

(1)  De  terra  vero  saiicâ  nulla  portio  hîtreditatis  mu- 
lieri  vernat ,  sed  ad  virilem  sexum  tota  terrai  hœreditas 
proveniat,  LexSalica  ,     art.  62  ,  de  Àlode  ,  §.  6. 

(1)  Hier.  1.  2  ,  Ep.  13.  Rus.  Monache.  sub.  fin,  Ludg. 
p,  22J  ^  et  Paris  ,  edit,  1718 ,  p.  386. 

tégeoit 


Lv  ANTONOMASE.  97 

cégeoit  les  Gens  de  lettres:  on  dit  aujourd'hui 
d'un  seigneur  qui  leur  accorde  sa  protection  , 
c'est   un  Mécénas, 

Mais  sans  un  Mécénas  ,  à  quoi  sert  un  Auguste  (1)  ? 

c'est-à-dire ,  sans  un  protecteur. 

Irusétoit  un  pauvre  de  l'île  d'Ithaque  (2)  qui 

étoit  à  la   suite    des  amans    de    Pénélope  ;  il  s 

doné  lieu  au  proverbe  des  anciens  ,  plus  pauvre 

qu'Irus.  Au  contraire,  Crésus  ,roi  de  Lydie  ,  fut 

un  prince  extrêmement  riche  ;  de-là,  on  trouve 

dans  les  poètes  Irus  pour  un  pauvre,  et  Crésus 

pour  un  riche. 

Irus  et  est  subit6  qui  modo  Crœsus  erat  (3). 
-....     Non  distat  Crœsus  ablro  (4). 

Zoile  fut  un  critique  passioné  et  jaloux  :  son 
nom  se  dit  encore  (5)  d'un  home  qui  a  les 
mêmes  défauts  ;  Aristarque  ,  au  contraire  ,  fut 
un  critique  judicieux:  l'un  et  l'autre  ont  critiqué 
Homère  :  Zoile  l'a  censuré  avec  aigreur  et  avec 
passion;  mais  Aristarque  l'a  critiqué  avec  un 
sage  discernement  ,  qui  l'a  fait  regarder  corne 
le  modèle  des  critiques  :  on  a  dit  de  ceux  qui 
l'ont  imité,  qu'ils   étoient  des  Aristarques. 

Et  de  moi-même  Aristarque  incomode  (6)  : 

Çest-à-dire  ,  censeur.  Lisez  vos  ouvrages  ,  dit 

(1)  Boilôau  ,  Sat.  I  ,  v.  80.. 

(2)  Homer.  Odiss.  1.  XVI1L 

(3)  Ovid.  Trist.  IÎI  ,  Eleg.  7,  v.  42. 

(4)  Propert.  1.  III  ,  £ieg.  4.  v.  39. 

(5)  Ingenium  magni  detrectat  livor  Homeri  : 
Quisquis  es  ,  ex  ilio ,  Zoïle  ,  nomen   habos. 

Ovid.   Reined.  amor,  v.  365* 

(6)  Rousseau  ,  Ep,  1 ,  aux  Muses. 

E 


%%  $/   ANTONOMASE. 

Horace  (i),  à  un  amî  judicieux  :  il  vous  en  fera 
sentir  les  défauts  9  il  sera  pour  vous  un  Aris- 
t  arque* 

Thersite  fut  le  plus  mal  fait ,  le  plus  lâche  , 
je  plus  ridicule  de  tous  les  Grecs  :  Homère  a 
rendu  les  défauts  de  ce  grec  si  célèbres  et  si  conus$ 
que  les  anciens  ont  souvent  dit  un  Thersite  , 
pour  un  home  diforme ,  pour  un  home  mé- 
prisable (i).  C'est  dans  ce  dernier  sens  que  M, 
de  la  Bruyère  a  dit  :  »  jetez-moi  dans  les  troupes 
v  corne  un  simple  soldat  ,  je  suis  Thersite  ; 
»  metez-moi  à  la  tête  d'une  armée  dont  j'aie  à 
?>  répondre  a  toute  l'Europe  ,  je   suis  Achille», 

(Sdjpe  ,  célèbre  dans  les  tems  fabuleux  pour 
^voir  deviné  l'énigme  du  Sphinx ,  -a  doné  lieu  à 
ce  mot  deTérence  ,Davus  sùm,  non  Œdipus  (3), 

Je  suis  Dave  ,  Seigneur  ,  et  ne  suis  point  (gdipe. 

C'est-à-dire  5  je  ne  sais  point  deviner  les  dis-* 
cours  énjgmatiques.  Bans  notre  Andriène  fran^ 
tikè  ,  oÀ  a  traduit  : 

5e  suis  Dave  ,  Monsieur  ,  et  ne  suis  pas  devin  (3) 

Ce  qui  fait  perdre  l'agrément  et  la  justesse  de 
l'oposition  entre  Dave  et  Œdipe  :  je  suis  Dave  , 
donc  je  ne   suis   pas  Œdipe  9  la  conclusion  est 

(1)  Vir.  bonus  ac  prudens  versus   reprehendet    inertes  ." 
Culpàbit  duros  ,  incomptis  allinet  atrum 
Trinsverso  calamo  signiun  ;  ambitiosa  recidet 
Ornementa  ,    parùni  claris  iucem  daie  coget  ^ 
Ar^ret  ambiguë  dictum  ;  mutanda  notabit  , 

Fiet  AristarcKus.  Horat.  art.  poeî.  v.  4440 

(2)  La  Bruyère  ,  caract.  des  Grands, 

(3)  Ter.  And.  act,  ï,   se.  2, 

(4)  Acd.  set.  I  ,  se  3. 


i'antonomase.  99 

juste  ;  au  lieu  que,  je  suis  D  ave  ,  donc  je  ne 
suis  pas  devin  ,*  la  conséquence  n'est  pas  bien 
tirée  ,  car  il  pouroit  être  Dave  et  devin. 

M.  Saumaise  a  été  un  fameux  critique  dans 
le  dix-septième  siècle:  c'est  ce  qui  a  dené  lieu 
à  ce  vers  de  Boileau  , 

Aux  Saumaises  futurs  préparer  des  tortures  (i). 

c'est-à-dire  ,  aux  critiques ,  aux  comentateurs  à 
venir. 

Xantipe ,  femme  du  philosophe  Socrate  ,  étoit 
d'une  humeur  fâcheuse  et  incomode  :  on  a  doné 
son  nom  à  plusieurs  femmes  de  ce  caractère. 

Pénélope  et  Lucrèce  se  sont  distinguées  par 
leur  vertu  ,  telle  est  du  moins  leur  comune 
réputation  :  on  a  doné  leur  nom  aux  femmes  qui 
leur  ont  ressemblé  :  au  contraire,  les  femmes 
débauchées  ont  été  apel&s  des  Phrynés  ou  des 
Lais  ;  ce  sont  les  noms  de  deux  fameuses  cour- 
tisanes de  l'ancien e  Grèce. 

Aux  temps  les  plus  féconds  en  Phrynés  ,  en  Laïs," 
Plus  d'une  Pénélope  honora  son  pays  (2). 

Typhis  fut  le  pilote  des  Argonautes;  Automé- 
cîon  fut  l'écuyer  d'Achille,  c'étoitlui  qui  meno't 
son  char  :  de-là  ,  on  a  doné  les  noms  de  Typhis 
et  d'Automédon  à  un  home  qui, par  des  pré- 
ceptes ,  mère  et  conduit  à  quelque  science  ou 
à  quelque  art.  C'est  ainsi  qu'OvicTe  a'  dit 
qu'il  étoit  le  Typhis  et  l'Automédon  ce  l'art 
d'aimer. 

(1)  Boiîean  ,  Kpit.  à  son  esprit  ?  c'est  la    IX. 

(2)  £oileau  ,  Sut,  X. 

E  % 


IOO  L'   ANTONOMASE. 

Typliis  et  Aatomedon  dicar    amoris   ego  (i). 

Sous  le  règne  de  Philippe  de  Valois  ,  le  Dau- 
phiné fût  réuni  à  la  Courcne  (a).  Humbert  , 
Dauphin  de  Viennois  ,  qui  se  fit  ensuite  religieux 
de  l'ordre  de  S.  Dominique  ,  se  dessaisit  et 
dévestiù  du  Dauphiné  et  de  ses  autres  terres  f 
et  en  saisit  réellement ,  corp  or  élément  et  de  fait, 
Charles,  petit  fils  du  Roi  ,  présent  et  acceptant 
pour  li  et  ses  hoirs  et  successeurs  ;  et  plus  bas, 
transporte  audit  Charles  ,  ses  hoirs  et  successeurs 
et  ceux  qui  auront  cause  de  li  perpétuelement  et 
héritablement  en  saisine  et  en  propriété  pleine 
ledit  Dalphinê.  * 

Charles  devint  roi  de  France  (3)  ,  cinquième 

(1)  Ovid.  de  Arte  ama,  1.  I  ,  v.  8. 

(2)Termes  de  la  confirmation  du  dernier  acte  de  trans- 
port du  Dauphiné  ,  en  faveur  de  Charles  ,  fils  de  Jean  , 
duc  de  Normandie.  Cet  acte  est  du  16  Juillet  1349. 
Voyez  les  preuves  de  l'histoire  du  Dauphiné  de  M.  de 
Valbonnay-  >  et  ses  Mémoires  ,  pour  servir  à  l'histoire 
du  Dauphiné.  A  paris  ,  chez  de  Bats  ,   1711. 

«  On  s'est  persuadé  que  la  condition  en  faveur  du 
»  premier  né  de  nos  Rois  ,  étoit  tacitement  renfermée 
»  dans  ces  paroles  ,  quoiqu'elle  n'y  soit  pas  litéralement 
»  exprimée  »  ,  corne  on  le  croit  communément.  Histoire 
du  Dauphiné,  pag.  603  ,  édir.    de   1722, 

Dans  le  tems  de  cette  donation  faite  a  Charles  ,  Jean 
père  de  Charles  ,  étoit  le  fils  aîné  du  Roi  Philippe  de 
V^lpis  ,  et  fut  son  sucesseur  ,  c'est  Jean  II.  Après  la 
mort  du  Roi  Jean  II  ,  Charles  son  fils ,  qui  étoit  déjà 
Dauphin  ,  lui  succéda  au  royaume,  c'est  Charles  V  , 
dit  le  Sage.  Ainsi  ce  ne  fut  pas  le  fils  aîné  du  Roi  qui  fut 
le  premier   Dauphin  ,   ce  fut  Charles ,  fils  de  l'aîné. 

(3)  Eist.  de  la  Monarchie  Française,  par  G*  Marcel  * 
îom.  III  j  pa§.  52. 


l'    A   N   T   O   N   O   M   A   S   E.  ÎOI 

du  nom ,  et  dans  la  suite  «  il  a  été  arrêté  que 
»  le  fils  aîné  de  France  porteroit  seul  le  titre 
»  de  Dauphin  ». 

On  fait  allusion  au  Dauphin  ,  lorsque  dans  les 
familles  des  particuliers  on  apèle  Dauphin  le 
fils  aîné  de  la  maison  ,  ou  celui  qui  est  le  plus 
aimé  :  on  dit  que  c'est  le  Dauphin  par  antono- 
mase ,  par  allusion  ,  par  métaphore  ,  ou  par 
ironie.  On  dit  aussi  un  Benjamin,  faisant  allusion 
au  fils  bien  aimé  de  Jacob. 


V  I. 

La  Communication  dans  les  paroles. 

Les  Rhéteurs  parlent  d'une  figure  apeîée  sim- 
plement comunication  ;  c'est  lorsque  l'orateur 
s'adressant  à  ceux  à  qui  il  parle  ,  paroît  se  com- 
muniquer, s'ouvrir  à  eux  ,  les  prendre  eux-mêmes 
pour  juges  ;  par  exemple  :  En  quoi  vous  ai- je 
doné  lieu  de  vous  plaindre  ?  Répondéç-tridi  9 
que  pouvois-je  faire  de  plus  ?  Qu  aurie\-vous 
fait  a  via  place?  etc.  En  ce  sens^  la  comunication 
est  une  figure  de  pensée  ,  et  par  conséquent 
elle  n'est  pas  de  mon  sujet. 

La  figure  dont  je  veux  parler  est  un  trop*  , 
par  lequel  on  fait  tomber  sur  soi-même  ou  sur 
les  autres  ,  une  partie  de  ce  qu'on  dit  :  par 
exemple,  un  maître  dit  quelquefois  à  ses  disciples, 
nous  perdons  tout  notre  tems  ,  au  lieu  de  dire, 
vous  ne  faites  que  vous  amuser.  Qu'avons-no&e 

E3 


Ï02  LA  COMMUNICATION,  etc. 
fait  ?  veut  dire  en  ces  occasions  qu'aveç-vous 
fait  ?  ainsi  nous  dans  ces  exemples  n'est  pasle 
sens  propre ,  il  ne  renferme  point  celui  qui 
parle.  On  ménage  par  ces  expressions  l'amour 
propre  de  ceux  à  qui  on  adresse  la  parole ,  en 
paroissant  partager  a\ec  eux  le  blâme  de  ce 
qu'on  leur  reproche;  la  remontrance  étant  moins 
personèîe  ,  et  paroissant  comprendre  celui  qui 
l'a  fait ,  en  est  moins  aigre  ,  et  devient  souvent 
plus  utile. 

Les  louanges  qu'on  se  done  blessent  toujours 
l'amour  propre  de  ceux  à  qui  l'on  parle.  Il  y  a 
plus  de  modestie  à  s'énoncer  d'une  manière  qui 
fasse  tomber  sur  d'autres  une  partie  du  bien 
qu'on  veut  dire  de  soi  :  ainsi  un  capitaine  dit 
quelquefois  que  sa  compagnie  a  fait  telle  ou 
telle  action,  plutôt  que  d'en  faire  retomber  la 
gloire  sur  sa  seule  personne. 

On  peut  regarder  cette  figure  corne  une  es^ 
pèce  particulière  de  synecdoque  ,  puisqu'on  dit 
le  plus  pour  tourner  l'atention   au  moins* 


V  I  I. 
La    Litote. 

La  litote  ou  diminution  est  un  trope  par 
lequel  on  se  sert  de  mots  ,  qui  à  la  lettre  ,pa- 
roissent  afoiblir  une  pensée  dont  on  sait  bien  que 
les  idées  accessoires  feront  sentir  toute  la  force  ; 


t    A       L   I   t    O  T   E.  I03 

en  dit  1-2  moins  par  modestie  ou  par  égard  ; 
mais  on  sait  bien  que  ce  moins  réveillera  l'idée 
du  plus. 

Quand  Chimène  dit  à  Rodrigue  ,  Vd *  /é  «tf 
fe  Aaw  />o//zr  (1)*  elle  lui  fait  entendre  bien 
plus  que  ces  mots-là  ne  signifient  dans  leur  sens- 
propre. 

Il  en  est  de  même  de  ces  façons  de  parler  ; 
je  ne  puis  vous  louer  ,  c'est-à-dire  ,  je  blâme 
votre  conduite  :  je  ne  méprise  pas  vos  présens  , 
signifie  que  j'en  fais  beaucoup  de  cas  :  il  n'est 
pas  sot  ,  veut  dire  qu'il  a  plus  d'esprit  que 
vous  ne  croyez  :  il  n'est  pas  poltron  ,  fait  en- 
tendre qu'il  a  du  courage  :  Pythagore  n  est  pas 
un  auteur  méprisable  (2};  c'est-à-dire,  que 
Pythagore  est  un  auteur  qui  mérite  d'être 
estimé.  Je  ne  suis  pas  diforme  (3),  veut  dire 
modestement  qu'on  est  bien  fait ,  ou  du  moins 
qu'on  le  croit  ainsi. 

On  apèle  aussi  cette  figure  exténuation  ;  elle 
est  oposée  à  l'hyperbole* 

(1)   Corn,   le  Cid ,  act.  III,  se.  4. 

(2)   Non  sordibus  auctor 
Nature  ,   verique.   Hor.  1.   I.  od.  28. 

{3)  Née  sum  adeo  informis.   V^g*  Ecl.  II ,  v.  &f* 


«4 


104  .X     HYPERBOLE. 

VIIL 

l'Hyperbole. 

LORSQUE    nous   somes  vivement    frapés  de 
quelque  idée  que  nous  voulons  représenter,  et 
que  les  termes  ordinaires  nous  paroissent  trop 
foibles  pour  exprimer  ce  que  nous  voulons  dire, 
nous  nous  servons  de  mots   qui ,  à  les  prendre 
à  ia  lettre,  vont  au-delà  de  la  vérité,  et  re- 
présentent le  plus  ou  le  moins  ,  pour  faire  en- 
tendre   quelque    excès  en    grand    ou    en    petit. 
Ceux  qui   nous    entendent    rabatent    de    notre 
expression  ce    qu'il  en  faut   rabatre  ,    et  il  se 
forme  dans  leur  esprit  une  idée  plus  conforme 
à  celle  que  nous  voulons  y  exciter,  que  si  nous 
nous  étions  servis  de  mots  propres  :  par  exemple, 
si  nous   voulons  faire   comprendre   la  légèreté 
d'un  cheval  qui  court  extrêmement  vite  ,  nous 
disons  qu'il  va  plus    vite   que   le  vent»    Cette 
figure  s'apèle  hyperbole ,  mot  grec  qui  signifie 
excès, 

Julius  Soîinus  dit  qu'un  certain  Ladas  étoit 
d'une  si  grande  légèreté,  qu'il  ne  laissoit  sur  le 
sable  aucun  vestige  de  ses  pies  (i). 

(i)  Primam  palmam  velocitatis  Ladas  quidam  adep- 
tus  est  ,  qui  ita  suprà  cavum  pulverem  cursitavit  ,  ut 
arenis  pendentibus  nulla  indicia  reKirçueret  vestigiorum. 
Jul.  S  clin,  c.  6* 


L'   H  V   P   E   R   B   O  L   E,  I05 

Virgile  dit  de  la  princesse  Camille  ,  qu'elle 
surpassoit  les  vents  à  la  course  ,  et  qu'elle  eût 
couru  sur  des  épis  de  blé  sans  les  faire  plier, 
ou  sur  les  flots  de  la  mer  sans  enfoncer ,  et  même 
sans  se  mouiiler  la  plante  des  pies  (1). 

Au  contraire  ,  si  l'on  veut  faire  entendre 
qu'une  persone  marche  avec  une  extrême  len- 
teur, on  dit  qu'il  marche  plus  lentement  qu'une 
tortue. 

Il  y  a  plusieurs  hyperboles  dans  l'Ecriture 
Sainte  ,  par  exemple  :  Je  vous  donerai  une  terre 
où  coulent  des  ruisseaux  de  lait  et  de  miel  (2)  , 
c'est-à-dire,  une  terre  fertile  :  et  dans  la  Ge- 
nèse il  est  dit  (3)  :  Je  multiplierai  tes  enfans 
en  aussi  grand  nombre  que  les  grains  de  pous^ 
sière  de  la  terre.  S.  Jean  ,  à  la  fin  de  son 
évangile  (4)  ,  dit  que  si  on  raconîoit  en  détail 
les   actions  et  les  miracles  de   Jésus-Christ  ,  il 

(1)  Illa  veî  intacte  s&getis  per  snmrria  volareî 
Gramina ,  nec  teneras  cursu  lîtsisset  aristas  , 
"Vel  mare  per  médium  fînctu  suspensa  tamenti  , 
Ferret  iter ,  celeres  nec  tingeret  îtqaore  plantas. 

Ain.  1,  VII  ,  v.  8c8. 

(2)  Educam  vos  ad  terram  fluentem  lacté  et  melle. 

Exod.  c.  lïï ,  v.   17. 

(3)  Faciam  semen  tuum  sicuî  pulverem  terrae. 

Gènes,  t.  XIII  j  v.  16. 

(4)  Sunt  autem  et  âlia  multa  qna;  fecxi  Jésus  3  qua* 
si  scribantur  per  singuia  ,  nec  ipsum  arbitrer  munduni 
capere  posse  eos,  qui- scrlfcer*di  sunt  îib^os.  Joan%  >pCX» 


Î05  t"  HYPERBOLE. 

ne  croit  pas  que  le  monde  entier  pût  contenir 

les  livres  qu'on   en  pouroit  faire. 

L'hyperbole  est  ordinaire  aux  Orientaux,  Xes 
jeunes  gens  en  font  plus  souvent  usage  que  les 
persones  avancées  en  âge.  On  doit  en  user  so- 
brement et  avec  quelque  corectif :  par  exemple, 
en  ajoutant ,  pour  ainsi  dire  ;  si  Von  peut  parler 
ainsi. 

"  Les  esprits  vifs  (i)  ,  pleins  de  feu ,  et  qu'une 
»  vaste  imagination  emporte  hors  des  règles 
77  et  de  la  justesse,  ne  peuvent  s'assouvir  d'hy- 
97  perboles  »  ,  dit  M.  de  la  Bruyère. 

Excepté  quelques  façons  de  parler  corounes 
et  proverbiales ,  nous  usons  très-rarement  d'hy- 
perboles en  français.  Oa  en  trouve  quelques 
exemples  dans  le  style  satyrique  et  badin  ,  et 
quelquefois  même  dans  le  style  sublime  et  poé- 
tique (a)  :  Des  ruisseaux  de  larmes  coulèrent 
des  yeux  de  tous  les  habit  ans. 

«  Les  Grecs  (3)  avoient  une  grande  passion 
77  pour  l'hyperbole  ,  corne  on  le  peut  voir  dans 
n  leur  Anthologie  ,  qui  en  est  toute  remplie*. 

(î)  Caract.  des  ouvrages  de  l'esprit.. 

(1)  Fléch.  Oraison  funèbre  de  M.  de  Turène.  Exorde- 

•(3)  Traiiié  de  la  vraie  et  de  la  fausse  beauté  dans 
les  ouvrages  d'esprit.  C'est  une  traduction  que  Riche- 
let  nous  a  donée  de  la  dissertation  que  Messieurs  de 
P.  R.  ont  mise  à  la  tête  de  leur  Bdectus  Epigratn* 
j&atum* 


i/hyfqtyposb.  rc/ 
ir  Cette  figure  est  la  ressource  des  petits  esprits 
»  qui  écrivent  pour   le  bus  peuple. 

Juvénal  élevé  dans  les  cris    de  l'école  , 

Poussa  jusqu'à  l'e*cès  sa  mordante  hyperbole  (i)a- 

>*  Mais  quand  on  a  du  génie  et  de  l'usage 
»  du  monde  ,  on  ne  se  sent  guère  de  goût  pour 
n  ces  sortes  de  pensées  fausses  et  outrées  ». 

■J-     ■'   ■    ■  '         ■       ■  ■■■    ,IM j— ■■■■.■— ■■—■■■■■■y 

I  3Kr 

£y  H  Y  F  O  T   Y    P   OfS  fe 

Ï/hypoîypose  e?t  un  mot  grec  qui  signifie 

image ,  tableau.  C'est  lorsque  dans  les  descrip-^ 
tions  on  peint  les  faits  dont  on  parle ,  corne 
si  ce  qu'on  dit  étoit  actuèlement  devant  les 
yeux;  on  montre,  pour  ainsi  dire,  ce  qu'on 
ne  fait  que  raconter  ;  on  done  en  quelque-sorte 
l'original  pour  la  copie  ,  les  objets  pour  les  ta- 
bleaux :  vous  en  trouverez  un  bel  exemple  dans 
le  récit   de   la  mort  d'Hippolyte» 

Cependant  sur  le  dos  de  la  plaine  liquide  , 
S'élève  à  gros  bouillons  une  montagne  humide  5 
L'onde  aproche  ,  se  brise  ,  et  vomit  à  nos  yeux 
Parmi  les  flots  d'écume ',, .un  monstre  furieux  , 
Son  front  large  est  armé  de  cornes  menaçantes  V 
Tout  son  corps  est  couvert  d'écaillés  jaunissantes  v 

(i)  BoiU   Art.  poétique  ,    chamt.   4, 

E  6 


ïo8  L5  H  Y  P   O  T  Y  F   O   S  E, 

ïndomtafcle  taureau  ,  dragon  impétueux  , 
Sa  croupe  se  recourte  en  replis  tortueux  ; 
Ses  longs  mugissemens  font  trembler  le  rivage  ; 
Le  ciel  avec  horreur  voit  ce  monstre  sauvage  % 
La  terre  s'en  émeut ,  l'air  en  est  infecté  , 
Le  flot  Qui  Paporta  recule  épouvanté  (i). 

Ce  dernier  vers  a  paru  nfecté;  on  a  dit  que 
les  flots  de  la  mer  aîoient  et  venoient  sans  le 
motif  de  l'épouvante ,  et  que  dans  une  oca- 
sion  aussi  triste  que  celle  de  la  mort  d'un  fils  r 
il  ne  convenoit  point  de  badiner  avec  une  fic- 
tion aussi  peu  naturèle.  Il  est  vrai  que  nou& 
avons  plusieurs  exemples  d'une  semblable  pro- 
sopopée  ;  mais  il  est  mieux  de  n'en  faire  usage 
que  dans  les  ocasions  où  il  ne  s'agit  que  d'a- 
muser l'imagination  ,  et  non  quand  il  faut 
toucher  le  cœur»  Les  figures  qui  plaisent  dans 
un  épithalame  ,  déplaisent  dans  un  oraison  fu- 
nèbre ;  la  tristesse  doit  parler  simplement  (2)  r 
si  elle  veut  nous  intéresser  :  mais  revenons  à 
3'hypotypose. 

Remarquez  que  tous  les  verbes  de  cette  nar- 
ration sont  au  présent  j  Yonde  apwche  ,.  se 
irise ,  etc.  c'est  ce  qui  fait  l'hypotypose  ,  l'i- 
mage ,  la  peinture;  il  semble  que  l'action  se 
passe  sous  vos  yeux. 

M.  l'abé  Sigui  ,  dans  son  panégyrique  de 
Saint-Louis ,  prononcé  en  présence  de  l'Aca- 

(i)   Rac.  Phèdre,  act.   Y.  se.  6, 
(2)  Hor.  Art  Poét,  v.   97-, 


1/   H   Y   P   O   T   Y  P   O   S   E.  Ï09 

demie  française  ,  nous  présente  encore  un  bel 
exemple  d'hypotypose  ,  dans  la  description  qu'il 
fait  du  départ  de  S.  Louis ,  du  voyage  de  ce 
prince  ,  et   de  son  arivée  en  Afrique. 

«.Il  part  baigné  de  pleurs  (1)  ,  et  comblé 
?>  des  bénédictions  de  son  peuple  :  déjà  gémissent 
97  les  ondes  sous  le  poids  de  sa  puissante  flotte; 
»  déjà,  s'ofrent  à  ses  yeux  les  côtes  d'Afrique  ; 
>>  déjà  sont  rangées  en  bataille  les  innombrables 
?>  troupes  des  Sarasins.  Ciel  et  terre  !  soyez 
j)  témoins  des  prodiges  de  sa  valeur.  Il  se  jette 
»  avec  précipitation  dans  les  flots ,  suivi  de  son 
»  armée  que  son  exemple  encourage  ,  malgré 
»  les  cris  éfroyables  de  l'énemi  furieux  ,  au 
»  milieu  des  vagues  et  d'une  grèîe  de  dards  qui 
»  le  couvrent  :  il  s'avance  corne  un  géant  vers 
»  les  champs  où  la  victoire  l'apèîe  ,  il  prend 
»  terre  ,  il  aborde  ,  il  pénètre  les  bataillons  épais 
>>  de  barbares  ;  et  couvert  du  bouclier  invisible 
»  du  Dieu  qui  fait  vivre  et  qui  fait  mourir  , 
?>  frapant  d'un  bras  puissant  à  droite  et  à  gauche  5 
?>  écartant  la  mort  ,  et  la  renvoyant  à  Fénemi; 
j>  il  semble  encore  se  multiplier  dans  chacun 
5>  de  ses  soldats.  La  terreur  que  les  infidèles 
»  croyoient  porter  dans  les  cœurs  des  siens , 
?>  s'empare  d'eux-mêmes.  Le  Sarasin  éperdu  ? 
?>  le  blasphème  à  la  bouche ,  le  désespoir  dans 
»  le  cœur  ,  fuit  et  lui  abandonne  le  rivage  >>. 

Je  ne  mets  ici  cette  figure  au  rang  des  tropes , 
que  parce  qu'il  y  a  quelque  sorte  de  trope  à 

£1)  Panég.   de  S,  Louis  ,  en   1729  ;   p.  22» 


ÏTO  LA      M  É   T   A  P  H   0  R   E. 

parler  du  passé  corne  s'il  étott  présent  ;  car  y 
d'ailleurs  les  mots  qui  sent  employés  dans  cette 
figure  ,  conservent  leur  signification  propre.  De 
plus,  elle  est  si  ordinaire,  que  j'ai  cru  qu'il 
n'étoit  pas  inutile  de  la  remarquer  ici. 


X. 

L   A      M   É    T    A   P    H   O   R   E. 

La  métaphore  est  une  figure  par  laquelle 
on  transporte,  pour  ainsi  dire,  la  significatioa 
propre  d'un  nom  à  un  autre  signification  qui 
ne  lui  convient  qu'en  vertu  d'une  comparaison 
qui  est  dans  l'esprit.  Un  mot  pris  dans  un  sensl 
métaphorique  ,  perd  sa  signification  propre  , 
et  en  prend  une  nouvèle  qui  ne  se  présente  à 
Fesprit  que  par  la  comparaison  que  l'on  fait 
entre  le  sens  propre  de  ce  mot ,  et  ce  qu'on 
lui  compare:  par  exemple,  quand  on  dit  que 
le  mensonge  se  pare  souvent  des  couleurs  de  la 
vérité  \  en  cette  phrase  ,  couleurs  n'a  plus  sa 
signification  propre  et  primitive  ;  ce  mot  ne 
marque  plus  cette  lumière  modifiée  qui  nous 
fait  voir  les  objets  ou  blancs,  ou  rouges,  ou 
jaunes  ,  etc  :  il  signifie  les  dehors  rles  aparences  $ 
et  cela  par  comparaison  entre  le  sens  propre 
de.  couleurs ,  et  les  dehors  que  prend  un  home 
qui  nous  en  impose  sous  le  masque  de  la  sin- 
cérité.   Les  couleurs  font  connoître  les   objets 


LA      MÉTAPHORE.  III 

sensibles  ,  elles  en  font  voir  les  dehors  et  les 
aparences  :  un  home  qui  ment  ,  imite  quel- 
quefois si  bien  la  contenance  et  les  discours  de 
celui  qui  ne  ment  pas  ,  que  lui  trouvant  les 
mêmes  dehors,  et,  pour  ainsi  dire,  les  mêmes 
couleurs ,  nous  croyons  qu'il  nous  dit  la  vérité  : 
ainsi  corne  nous  jugeons  qu'un  objet  qui  nous 
paroît  blanc  est  blanc  ,  de  même  nous  somes 
souvent  la  dupe  d'une  sincérité  aparente  ,  et 
dans  le  temps  qu'un  imposteur  ne  fait  que  prendre 
les  dehors  d'home  sincère  ,  nous  croyons  qu'il 
nous  parle  sincèrement. 

Quand  on  dit  la  lumière  de  V esprit ,  ce  mot 
de  lumière  est  pris  méthaphoriquement  ;  car 
corne  la  lumière  dans  le  sens  propre  nous  fait 
voir  les  objets  corporels  ,  de  même  la  faculté 
de  conoître  et  d'apercevoir  éclaire  l'esprit  ,  et 
le  met  en  état  de  porter  des  jugemens  sains. 

La  métaphore  (  I  )  est  donc  une  espèce  de 
trope,  le  mot  dont  on  se  sert  dans  la  métaphore 
est  pris  dans  un  autre  sens  que  dans  le  sens 
propre  ,  il  est ,  pour  ainsi  dire ,  dans  une  de- 
meure empruntée  >  dit  un  ancien  ,  ce  qui  est 
comun  et  essentiel  à  tous  les  tropes. 

De  plus  ,  il  y  a  une  sorte  de  comparaison 
ou  quelque  raport  équivalent  entre  le  mot  au- 
quel on  done  un  sens  métaphorique,  et  l'objet 
à  quoi  on  veut  Papliquer  :  par  exemple  ,  quand 

(i)  Metrphoram  quam  Graeci  vocant ,  nos  translatio- 
nem  ,  va  est  ,  domo  mut  u  a  tu  m  verbum  quo  utisnur  ? 
inquit  Verius.   Festus*  v.  Metaphoram. 


II&.  LA       MÉTAPHORE. 

on  dit  d'un  home  en  colère,  c'est  un  lion  , 
lion  est  pris  alors  dans  un  sens  métaphorique  ; 
on  compare  l'home  en  colère  au  lion  ,  et 
voilà  ce  qui  distingue  la  métaphore  des  autres 
figures. 

Il  y  a  cette  diférence  entre  la  métaphore  et 
la  comparaison  ,  que  dans  la  comparaison  on 
se  sert  de  termes  qui  font  conoître  que  l'on 
compare  une  chose  à  une  autre  :  par  exemple  , 
si  l'on  dit  d'un  home  en  colère  ,  qu'/7  est  corne 
un  lion  ,  c'est  une  comparaison  ;  mais  quand 
on  dit  simplement  c'est  un  lion  y  la  comparaison 
n'est  alors  que  dans  l'esprit  et  non  dans  les 
termes  ;   c'est  une  métaphore, 

Mesurer  dans  le  sens  propre  ,  c'est  juger 
d'une  quantité  inconue  par  une  quantité  conue, 
soit  par  le  secours  du  compas  ,  de  la  règle  , 
ou  de  quelqu'autre  instrument  qu'on  apèle  me-- 
sure.  Ceux  qui  prènent  bien  toutes  leurs  pré- 
cautions pour  ariver  à  leurs  fins  ,  sont  compa- 
rés à  ceux  qui  mesurent  quelque  quantité  ;  ainsi 
en  dit  par  métaphore  ,  qu'ils  ont  bien  pris  leurs 
mesures.  Par  la  même  raison  ,  on  dit  que  leà 
persanes  d'une  condition  médiocre  ,  ne  doivent 
pas  se  mesurer  avec  les  grands  ,  c'est-à-dire, 
vivre  corne  les  grands  ,  se  comparer  à  eux  , 
corne  on  compare  une  mesure  avec  ce  qu'on 
velu  mesurer.  On  doit  mesurer  sa  dépense  à 
son  revenu  ;  c'est-à-dire  ,  qu'il  faut  régler  sa 
dépense  sur  son  revenu;  la  quantité  du  revenu 
doit  être  corne  la  mesure  de  la  quantité  de  la 
dépense. 


LA      MÉTAPHORE.  HJ 

Corne  une  clé  ouvre  la  porte  d'un  aparte- 
rrent  ,  et  nous  en  done  l'entrée  ,  de  même  il 
v  a  des  conoissances  préliminaires  qui  ouvrent, 
pour  ainsi  dire  ,  l'entrée  aux  sciences  plus  pro- 
fondes :  ces  conoissances  ou  principes  sont 
apeîés  clés  par  métaphore  ;  la  Grammaire  est 
la  clé  des  sciences  :  la  Logique  est  la  clé  de  la 
Philosophie. 

On  dit  aussi  d'une  ville  fortifiée  qui  est  sur 
une  frontière,  qu'elle  est  la  clé  du  royaume, 
c'est-à-dire  ,  que  i'énemi  qui  se  rendroit  maître 
de  cette  ville  ,  seroit  à  portée  d'entrer  ensuite 
avec  moins  de  peine  dans  le  royaume  dont  on 
parle. 

Par  la  même  raison  ,  l'on  done  le  nom  de 
clé ,  en  termes  de  musique  ,  à  certaines  mar- 
ques ou  caractères  que  Pon  met  au  comence- 
ment  des  lignes  de  musique  :  ces  marques  font 
conoître  le  nom  que  l'on  doit  douer  aux  notes  ; 
elles  donent  ,  pour  ainsi  dire  ,  l'entrée  du 
chant. 

Quand  les  métaphores  sont  régulières  ,  il 
n'est  pas  difficile  de  trouver  le  raport  de  com- 
paraison. 

La  métaphore  est  donc  aussi  étendue  que  la 
comparaison  ;  et  lorsque  la  comparaison  ne  se- 
roit  pas  juste  ou  seroit  trop  recherchée,  la  mé- 
taphore ne  seroit  pas   régulière. 

Nous  avons  déjà  remarqué  que  les  langues 
n'ont  pas  autant  de  mots  que  nous  avons  d'i- 
dées j  cette  disète  de  mots  a  doné  lieu  à  plu- 


ÏÎ4  LA      MfeTAïHOK   fc 

sieurs  métaphores  \  par  exemple  :  le  cœur  tendre? 
le  cœur  dur  ,  un  rayon  de  miel  x  les  rayons 
d'une  roue  ,  etc.  :  l'imagination  vient  ,  pour 
ainsi  dire  ,  au  secours  .de  cette  disète  ;  elle 
supiée  par  les  images  et  les  idées  accessoires 
aux  mots  que  la  langue  ne  peut  lui  fournir  ; 
et  il  arive  même ,  cerne  naus  l'avons  déjà  dit , 
que  cet  images  et  ces  idées  accessoires  ocupent 
l'esprit  plus  agréablement  que  si  l'on  se  servoit 
de  mots  propres  ,  et  qu'elles  rendent  le  discours 
plus  énergique  ;  par  exemple  ,  quand  on  dit 
d'un  home  endormi  ,  qu'il  est  enseveli  dans  le 
someil  9  cette  métaphore  dit  plus  que  si  Toit 
disoit  simplement  qu'il  dort  :  Les  Grecs  sur- 
prirent Troie  ensevelie  dans  le  vin  et  dans  l& 
sonieih 

Invadunt  nrbem.  somno  vinogue  sepukam  (j). 

Remarquez  ,  l.°  que  dans  cet  exemple  9  se-- 
pultam  a  un  sens  tout  nouveau  et  diférent  de- 
son  sens  propre.  a.Q  Sepultam  n'a  ce  nouveau 
sens  ,  que  parce  qu'il  est  joint  à  somno  vino- 
que  ,  avec  lesquels  il  ne~  sauroit  être  uni  dans 
le  sens  propre  ;  car  ce  n'est  que  par  une  nou- 
vêle  union  des  termes,  que  les  mots  se  douent 
le  sens  métaphorique.  Lumière  n'est  uni  dans 
le  sens  propre  >  qu'avec  le  feu  >  le  soleil  et  les 
autres  objets  lumineux  ;  celui  qui  le  premier 
a  uni  lumière  à  esprit ,  a  doné  à  lumière  uni 
sens  métaphorique  x  et  en  a  fait  un  mot  aou>- 

d)   Vit  g..  Ma.  II.  v.  265, 


LA      MÉTAPHORE.  î%.% 

t:eau  par  ce  nouveau  sens.  Je  voudrois  que 
Ton  pût  doner  cette  interprétation  à  ces  paroles 
d'Horace. 

Dixeris  egregiè  ,   notum  si  callida  vêrbum 
Reddiderit  junctura  novum  (i)». 

La  métaphore  est  très  -  ordinaire  ;  en  voici 
encore  quelques  exemples  :  on  dit  dans  le  sens 
propre  ,  s'enivrer  de  quelque  liqueur  ;  et  Ton 
dit  par  métaphore  ,  s'enivrer  de  plaisir  ,  la, 
bone  fortune  enivre  les  sots  \  c'est-à-dire  ,  qu'elle 
leur  fait  perdre  la  raison  ,  et  leur  fait  oublier 
leur  premier  état. 

Ne  vous*  enivre^  point  des  éloges   flatteurs  , 
Que  vous  done  un  amas  de  vains  admirateurs  (l). 
Le  peuple  ,  qui  jamais  n'a  conu  la  prudence  , 
S'enivroit  folement  de  ta  vaine  espérance  (*)• 

Doner  un  frein  à  ses  pissions  ;  c'est-à-dire, 
n'en  pas  suivre  tous  les  mouvemens  t  les  mo- 
dérer ,  les  retenir  corne  on  retient  un  cheval 
avec  le  frein  ,  qui  est  un  morceau  de  fer  qu'on 
met  dans  la  bouche  du  cheval. 

Mézerai  (4)  ,  parlant  de  l'hérésie  ,  dit  qiïil 
étoit  nécessaire  d'aracher   cette   \i\anie  ,  c'est- 

(1)  Hor.    Art   Poét.   v.  47* 

(2)  Boï.    Art.  Poit.  cliant.  4. 

(3)  Kenriade  ,  chant.  7. 

(  4  )  Abrégé  de  l'Histoire  de  France ,  François  lîi 
p.  9,2. 


Ïl6  LA      MÉTAPHORE, 

à- dire  ,  cette  semence  de  division  ,  \i\anie  est 
là  dans  un  sens  métaphorique  :  c'est  un  mot 
grec  qui  veut  dire  ivroie  ,  mauvaise  herbe  qui 
croit  parmi  les  blés  ,  et  qui  leur  est  nuisible. 
Zizanie  n'est  point  en  usage  au  propre  ,  mais 
il  se  dit  par  métaphore  pour  discorde  ,  mésin- 
telligence ,  division  :  semer  la  \i{anie  dans  une 
famille. 

Materia  ,  matière  ,  se  dit  dans  le  sens  propre, 
de  la  substance  étendue  ,  considérée  corne  prin- 
cipe de  tous  les  corps  ;  ensuite  on  a  apelé  ma" 
titre  >  par  imitation  et  par  métaphore,  ce  qui 
est  le  sujet,  l'argument ,  le  thème  d'un  discours  , 
d'un  poëme ,  ou  de  quelqu'autre  ouvrage  d'es- 
prit» 

^sopus  aucîor  ,   qtiam   materiam   reperit , 

Hanc  ego    polivi   versibus  senariis   (i). 

V ai  poli  la  matière  ,  c'est-à-dire  ,  j'ai  doné 
l'agrément  de  la  poésie  aux  fables  qu'Esope  a 
inventées  avant  moi.  Cette  maison  est  bien  riante , 
c'est-à-dire,  elle  inspire  la  gaieté  corne  les  per- 
sonnes qui  rient.  La  fleur  de  la  jeunesse  ;  le  feu 
de  V amour  ;  V aveuglement  de  V esprit  ;  le  fil  d'un 
discours  ;  le  fil  des  a f air  es. 

C'est  par  métaphore  que  les  diférentes  classes  , 
ou  considérations  auxquelles  se  réduit  tout  ce 
qu'on  peut  dire  d'un  sujet  ,  sont  apelées  lieux 
comuns  en  Rhétorique ,  et  en  Logique  ,  locicomu- 
nes.  Le  genre  3  l'espèce  ,  la  cause ,  les  éfets ,  etc« 

(i)   Phced.  I.  I.  Prol. 


LA      MÉTAPHORE.  117 

lont  des  lieux  comuns  ,  c'est-à-dire  ,  que  ce 
sont  come  autant  de  celules  où  tout  le  monde 
peut  aler  prendre  ,  pour  ainsi  dire  ,  la  matière 
d'un  discours  ,  et  des  argumens  de  toutes  sortes 
de  sujets.  L'atention  que  l'en  fait  sur  ces  difé- 
rentes  classes ,  réveille  des  pensées  que  l'on  n'au- 
roit  peut-être  pas  sans  ce  secours. 

Quoique  ces  lieux  comuns  ne  soient  pas  d'un 
grand  usage  dans  la  pratique  ,  il  n'est  pourtant 
pas  inutile  de  les  conoirre  ;  on  en  peut  faire 
usage  pour  réduire  un  discours  à  certains  chefs  ; 
mais  ce  qu'on  peut  dire  pour  et  contre  sur  ce 
point ,  n'est  pas   de  mon  sujet. 

On  apèle  aussi  en  Théologie  par  métaphore, 
loci  Theologici  ,  les  diférentes  sources  où  les 
Théologiens  puisent  leurs  argumens.  Telles  sont 
l'Ecriture  Sainte  ,  la  tradition  contenue  dans 
les  écrits  des  S.  Pères  ,  les  Conciles ,   etc. 

En  terme  de  chimie  règne  se  dit  par  mataphore, 
de  chacune  des  trois  classes  sous  lesquelles  les 
Chimistes  rangent  les  êtres  naturels. 

I.q  Sous  le  règne  animal ,  ils  comprènent  les 
animaux. 

I  2.°  Sous  le  règne  végétal ,  les  végétaux  ;  c'est- 
à-dire  ,  ce  qui  croît  ,  ce  qui  produit  ,  come 
les  arbres  et  les  plantes. 

3.^  Enfin  ,  sous  le  règne  minéral ,  ils  comprè- 
nent tout  ce  qui   vient  dans  les  mines. 

On  dit  aussi  par  métaphore  que  la  Géogra- 
phie et  la  Chronologie  sont  les  deux  yeux  de 
l'Histoire.  On  personifie  l'Histoire  ,  et  on  dit 
que  la  Géographie  et  la    Chronologie  sont  à 


tîS  X   A      MÉTAPUOR   E. 

regard  de  l'Histoire  ,  ce  que  les  yeux  sont  k 
l'égard  d'une  persone  vivante  ;  par  l'une  elle 
voit,  pour  ainsi  dire  9  les  lieux,  et  par  l'autre 
les  tems  ;  c'est-à-dire ,  qu'un  historien  doit 
s'apliquer  à  faire  conohre  les  lieux  et  les  tems 
dans  lesquels  se  sont  passés  les  faits  dont  il  décrit 
l'histoire. 

Les  mots  primitifs  d'où  les  autres  sont  dé- 
rivés ou  dont  ils  sont  composés  ,  sont  apelés 
racines ,  par  métaphore  :  il  y  a  des  Dictionaires 
où  les  mots  sont  rangés  par  racines.  On  dit 
aussi  par  métaphore ,  parlant  des  vices  ou  des 
vertus  ,  jeter  de  profondes  racines  ,  pour  dire 
s'affermir. 

talus  ,  dureté,  durillon,  en  latin  callum,  se 
prend  souvent  dans  un  sens  métaphorique  (i)  : 
Labor  quasi  callum  quoddarn  obducit  dotons  9 
-dit  Cicéron  :  le  travail  fait  corne  une  espèce  de 
calus  à  la  douleur  ,  c'est-à-dire  ,  que  le  travail 
nous  rend  moins  sensibles  à  la  douleur*  Et  au 
troisième  livre  des  Tusculanes ,  il  s'exprime  de 
cette  sorte  :  Mugis  me  moverant  Corinthi  subith 
aspectes  parietina ,  quant  ipsos  Corinthios ,  çr/o- 
fum  animis  diuturna  cogitatio  callum  vetustatis 
obduxerat  (a).  Je  fus  plus  touché  de  voir  tout 
d'un  coup  les  murailles  ruinées  de  Corinthe , 
que  ne  l'étoient  les  Corinthiens  même ,  aux- 
quels l'habitude  de  voir  tous  les  jours  depuis 
long-tems  leurs  murailles  abatues ,  avoit  aporté 

«(i)    Cic.  Tusculan.   H  ,   num.  36.  aliter  xY* 
{2)   Tusc,  liv.  III.  n.  53.  aliter  xxh. 


£   A      MÉTAPHORE.  ir$ 

le  calus  de  l'ancieneté  ;  c'est-à-dire  ,  que  les 
Corinthiens ,  acoutumés  à  voir  leurs  muraille* 
ruinées ,  n'étoient  plus  touchés  de  ce  malheur. 
C'est  ainsi  que  callere  ,  qui  dans  le  sens  propre 
veut  dire  avoir  des  durillons  ,  être  endurci , 
signifie  ensuite ,  par  extension  et  par  métaphore, 
savoir  bien  ,  conoître  parfaitement  ,  ensorte  qu'il 
se  soit  fait  come  un  calus  dans  l'esprit  par  raport 
à  quelque  conoissance.  Quo  facto  id  fieri  soleit 
ealleo  (i),  La  manière  dont  cela  se  fait,  a  fait 
un  calus  dans  mon  esprit ,  j'ai  médité  sur  cela , 
je  sais  à  merveille  cornent  cela  se  fait  ;  je  suis 
maître  passé  ,  dit  Madame  Dacier.  Illius  sensum 
calleo  (a)  ,  j'ai  étudié  son  humeur;  je  suis  acou- 
tumé  a' ses  manières,  je  fais  le  prendre  come 
il  faut. 

Vue  se  dit  au  propre  ,  de  la  faculté  de  voir5 
et  par  extension  ,  de  la  manière  de  regarder 
les  objets  :  ensuite  on  done  par  métaphore,  le 
nom  de  vue  aux  pensées  ,  aux  projets ,  aux  des- 
seins ;  avoir  de  grandes  vues  ,  perdre  de  vue  une 
entreprise  ,  n'y  plus  penser. 

Gcût ,  s:  dit  au  propre  du  sens  par  lequel 
nous  recevons  les  impressions  de  ses  saveurs 
La  langue  est  l'organe  du  goût  ;  avoir  le  goût 
dépravé  ,  c'est  -  à  -  dire  ,  trouver  boa  ce  que 
comunément  les  autres  trouvent  mauvais  ,  et 
trouver  mauvais  es  que  les  autres  trouvent 
bon. 

<i)  Ter,   Heaut.   set.  IÏL  se.  l,  v.  37. 
(3)  Id.  Adelp.  act.  IV.  se,  I.  v.   17. 


Ï10  LA      MÉTAPHORE. 

Ensuite  on  se  sert  du  terme  de  goût  p&r  mé- 
taphore ,  pour  marquer  le  sentiment  intérieur 
dont  i'esprit  est  afecté  à  l'ocasion  de  quelque 
ouvrage  de  la  nature  ou  de  l'art.  L'ouvrage  plaît 
ou  déplaît  ,  on  l'aprouve  ou  on  le  désaprouve; 
c'est  le  cerveau  qui  est  l'organe  de  ce  goût- 
là  :  Le  goût  de  Paris  s* est  trouvé  conforme  au 
goût  d'Athène  ,  dit  Racine  dans  sa  préface  d'Iphi- 
génie;  c'est-à-dire,  corne  il  le  dit  lui-même» 
que  les  spectateurs  ont  été  émus  à  Paris  des 
mêmes  choses  qui  ont  mis  autrefois  en  larmes 
le  p'us  savant  peuple  de  la  Grèce. 

Il  en  est  du  goût  pris  dans  le  sens  figuré ,  corne 
du  goût  pris  dans  le  sens  propre. 

Les  viandes  plaisent  ou  déplaisent  au  goût , 
sans  que  l'on  soit  obligé  de  dire  pourquoi  :  un 
ouvrage  d'esprit ,  une  pensée ,  une  expression 
plaît  ou  déplaît ,  sans  que  nous  soyons  obligés 
de  pénétrer  la  raison  du  sentiment  dont  nous 
cornes  afectés. 

Pour  se  bien  conoître  en  mets  et  avoir  un 
goût  sûr  ,  il  faut  deux  choses  ;  I.  un  organe 
délicat  ;  a.  de  l'expérience  ,  s'être  trouvé  sou- 
vent dans  les  bones  tables ,  etc.  :  on  est  alors 
plus  en  état  de  dire  pourquoi  un  mets  est  bon 
ou  mauvais.  Pour  être  conoisseur  en  ouvrage 
d'esprit ,  il  faut  un  bon  jugement,  c'est  un  pré- 
sent de  la  nature  ;  cela  dépend  de  la  disposition 
des  organes  ;  il  faut  encore  avoir  fait  des  ob- 
servations sur  ce  qui  plaît  ou  sur  ce  qui  déplaît  : 
il  faut  avoir  su  alier  l'étude  à  la  méditation 
a^ec  le  comerce  des  persones  éclairées  :  alors 

on 


LA      METAPHORE.  III 

en  est  en  état  de  rendre  raison  des  règles  et 
du  goût. 

Les  viandes  et  les  assaisonemens  qui  plaisent 
aux  uns  ,  déplaisent  aux  autres  ;  c'est  un  éfet 
de  la  diférente  constitution  des  organes  du  goût  : 
îl  y  a  cependant  sur  ce  point  un  goût  géné- 
ral auquel  il  faut  avoir  égard,  c'est-à-dire* 
qu'il  y  a  des  viandes  et  des  mets  qui  sont 
plus  généralement  au  goût  des  persones  déli- 
cates :  il  en  est  de  même  des  ouvrages  d'es- 
prit ;  un  auteur  ne  doit  pas  se  fiater  d'atirer 
à  lui  tous  tous  les  sufrages  ,  mais  il  doit  se 
conformer  au  goût  général  des  persones  éclai- 
rées qui  sont  au  fait. 

Le  goût  ,  par  vaport  aux  viandes ,  dépend 
beaucoup  de  l'habitude  et  de  l'éducation  ;  il 
en  est  de  même  du  goût  de  l'esprit  :  les  idées 
exemplaires  que  nous  avons  reçues  dans  notre 
jeunesse  ,  nous  servent  de  régie  dans  un  âçe 
plus  avancé;  telle  est  la  force  de  l'éducation, 
de  l'habitude ,  et  du  préjugé.  Les  organes  ,  ac- 
coutumés à  une  telle  impression ,  en  sont  fiâtes 
de  telle  sorte  ,  qu'une  impression  diférente  ou 
contraire  les  aflige  :  ainsi ,  malgré  l'examen  et  les 
discussions ,  nous  continuons  souvent  à  admirer 
ce  qu'on  nous  a  fait  admirer  dans  les  premières 
années  de  notre  vie  ;  et  de-là  peut-être  ^es 
deux  partis ,  l'un  des  anciens ,  l'autre  des  mo- 
dernes, 


ïia  LA      M   E   T   A   ï>   H   O  R   £. 

Remarques  sur  le  mauvais  usage  des 
Métaphores, 

Les  métaphores  sont  défectueuses  5 

l.p  Quand  elles  sont  tirées  de  sujets  bas. 
Le  P.  de  Colonia  reproche  à  Tertullien  d'avoir 
dit  que  le  déluge  universel  fut  la  lessive  de  la, 
nature  (i). 

a.°  Quand  elles  sont  forcées ,  prises  de  loin, 
et  que  le  raport  n'est  point  assez  naturel ,  ni 
la  comparaison  assez  sensible  ;  corne  quand 
Théophile  a  dit  :  Je  baignerai  mes  mains  dans 
les  ondes  de  tes  cheveux  :  et  dans  un  autre 
endroit ,  il  dit  que  la  charue  écorche  la  plaine, 
a  Théophile,,  dit  M.  de  la  Bruyère  (a)  ,  charge 
?>  ses  descriptions  ,  s'apesantit  .sur  les  détails  ;, 
p  il  exagère  ,  il  passe  le  vrai  dans  la  nature , 
v  il  en  fait  le  roman.  » 

On  peut  raport er  à  la  même  espèce  les  mé- 
taphores qui  sont  tirés  de  sujets  peu  conus. 

.  3«Q  II  faut  aussi  avoir  égard  aux  conve- 
nances des  diférens  styles  ;  il  y  a  des  méta- 
phores qui  conviènent  au  style  poétique,  qui 
seroient  déplacées  dans  le  style  oratoire.  Boileau 
a  dit  : 

Acourez  troupe  savante   (3)  ; 
Des   sons  que   ma    lyre  enfante 
Ces   arbres    sont   réjouis. 

(  1  )  Ignobiiitatis  vitio  ïaborare  videtur  celebris  ijîa 
Tertulliani  metaphora  ,  quâ  diiuvium  appellat  naturae 
générale   li-sivium.   De   arte   Khet.   p.    148. 

(2)  Caract.   des  ouvrages   de  l'esprit. 

(g)  Ode  sur  la   prise  de   Namur. 


LA      MÉTAPHORE.  12} 

On  ne  diroit  pas  en  prose  ,  qu'une  lyre  en- 
fante des  sons.  Cette  observation  a  lieu  aussi 
à  l'égard  des  autres  tropes  ;  par  exemple  :  Lu~ 
men.  ,  dans  le  sens  propre ,  signifie  lumière  : 
les  Poètes  latins  ont  donné  ce  nom  à  l'œil  par 
métonymie  ,  les  yeux  sont  l'organe  de  la  la- 
trière ,  et  sont,  pour  ainsi  dire,  le  flambeau 
de  notre  corps  (i).  Un  jeune  garçon  fort  ai- 
mable étoit  borgne  ;  il  avoit  une  sœur  fort 
belle  qui  avoit  le  même  défaut  ;  on  leur  appli- 
qua ce  distique  ,  qui  fut  fait  à  une  autre 
ocasion  sous  le  règne  de  Philippe  II  ,  roî 
d'Espagn:. 

Parye  puer  5    lumen    quod   habes  concède  sorori  : 
Sic  tu  cœcus  Amor  ,  sic  erit  illa  Venus. 

Où  vous  voyez  que  lumen  signiSe  Vœil;  il 
n'y  a  rien  de  si  ordinaire  dans  les  Poètes  la- 
tins ,  que  de  trouver  lamina  pour  les  yeux*; 
niais  ce  mot  ne  se  prend  point  en  ce  sens  dans 
la  prose. 

4,^  On  peut  quelquefois  adoucir  une  méta- 
phore ,  en  la  changeant  en  comparaison  ,  ou 
bien  en  ajoutant  quelque  corectif  :  par  exemple, 
en  disant  ,pour  ainsi  dire  ,  si  Von  peut  parler 
ainsi ,  etc.  «  L'art  doit  être  ,  pour  ainsi  dire  , 
»  enté  sur  la  nature  ;  la  nature  soutient  l'art 
?)  et  lui  sert  de  base  ;  et  l'art  embélit  et  per- 
»  fectione  la  nature.  » 

(«)  Luççrna  corpçris  tui  est  oculus  tuus.  Luc.  C  XL 
v.   34, 

F  % 


124  LA      MÉTAPHORE, 

5.0  Lorsqu'il  y  a  plusieurs  métaphores  de 
suite  ,  il  n'est  pas  toujours  nécessaire  qu'elles 
soient  tirées  exactement  du  même  sujet ,  corne 
on  vient  de  le  voir  dans  l'exemple  précédent  : 
enté  est  pris  de  la  culture  des  arbres  ,  soutien  9 
base  ,  sont  pris  de  l'architecture  ;  mais  il  ne 
faut  pas  qu'on  les  prène  de  sujets  oposés  ,  ni 
que  les  termes  métaphoriques  dont  l'un  est  dit 
de  l'autre  5  excitent  des  idées  qui  ne  puissent 
point  être  liées  ,  corne  si  l'on  disoit  d'un  ora- 
teur ,  c'est  un  torrent  qui  s'alume  ,  au  lieu  de 
dire  ,  c'est  un  torrent  qui  entraîne  (1).  On  a 
reproché  à  Malherbe  d'avoir  dit  : 

Frens  ta  foudre  Louis  et  va  comme  un  lion* 

Il  faloit  plutôt  dire  corne  Jupiter. 

Dans  les  premières  éditions  du  Cid ,  Chir 
mène  disoit  : 

Malgré  des  feux  si  beaux  qui  rompent  ma  colère. 

Feux  et  rompent  ne  vont  point  ensemble  :  c'est 
une  observation  de  l'Académie  sur  les  vers  du 
Cid.  Dans  les  éditions  suivantes  on  a  mis  trou~ 
blent  au  lieu  de  rompent  ;  je  ne  sais  si  cette 
corection  répare  ia  première  faute. 

Écorce  ,  dans  le  sens  propre ,  est  la  partie  exté- 
rieure des  arbres  et  des  fruits ,  c'est  leur  couver- 
ture :  ce  mot  se  dit  fort  bien  dans  un  sens 
méthaphorique  >  pour  marquer  les  dehors ,  l'apa- 
rence  des  choses;  ainsi  l'on  dit  que  lesignorans 

(1)  Malh.  1.  II-  Voy,  les  observations  de  Ménage  â 
fiuï  les  poésies  âé  Malherbe  ,  Act.  III.  sç.  4, 


LA      METAPHORE.  12$ 

s'arètent  à  l'écorce,  qu'ils  s'atachent  ,  qu'ils 
s'amusent  à  Vécorce .  Remarquez  que  tous  ces 
verbes  s' arêûent  ,  s'atachent ,  s'amusent  9  convié- 
nent  fort  bien  avec  écorce  pris  au  propre  ;  mais 
vous  ne  diriez  pas  au  propre  9  fondre  Vécorce: 
fondre  se  dit.  de  la  glace  ou  du  métal  ,  vous  ne 
devez  donc  pas  dire  au  figuré  fondre  Vécorce. 
J'avoue  que  cette  expression  me  paroît  trop 
hardie  dans  une  ode  de  Rousseau.  Pour  dire 
que  l'hiver  est  passé  ,  et  que  les  glaces  sont 
fondues ,  il  s'exprime  de  cette  sorte  : 

L'hiver  qui  si  long-temps  a  fait  blanchir  nos  plaines , 
N'enchaîne  plus  le  cours  des  paisibles  ruisseaux  ; 
£t  les  jeunes  zéphirs  ,  de  leurs  chaudes  haleines, 
Ont  fondu  Vécorce  des  eaux,  (i) 

6.Q  Chaque  langue  a  des  métaphores  par- 
ticulières qui  ne  sont  point  en  usage  dans  les 
autres  langues  ;  par  exemple  :  les  Latins  disoient 
d'une  armée  :  dextrum  et  sinistrunt  cornu  3  et 
nous  disons  Vaîle  droite  et  Vaîle  gauche. 

Il  est  si  vrai  que  chaque  langue  à  ses  mé- 
taphores propres  et  consacrées  par  l'usage  f 
que  si  vous  en  changez  .les  termes  par  les  équi- 
valens  même  qui  en  aprochent  le  plus  ,  vous 
vous  rendez  ridicule. 

Un  étranger ,  qui  depuis  devenu  un  de  nos 
citoyens ,  s'est  rendu  célèbre  par  ses  ouvrages  % 
écrivant  dans  le  premier  tems  de  son  arivée 
en  France  ,  à  son  protecteur  3  lui  disoit ,  Mon- 

(s)   Liv.  III.  Ode  6. 

F  } 


Jl6  LA      MÉTAPHORE, 

seigneur  ,   vous  ave\  pour  moi  des  boyaux  de 
père  ;  il  vouloit  dire  des  entrailles» 

On  dit  mettre  la  lumière  sous  le  boisseau  , 
pour  dire  cacher  ses  talens }  les  rendre  inutiles  ; 
l'auteur  du  poëme  de  la*  Madeleine  (l)  ne  de- 
voit  donc  pas  dire  ,  mettre  le  flambeau  sous 
h  mui. 


X  I. 
La  Sïiiepse   Oratoire» 

La  Syllepse  oratoire  est  une  espèce  de  mé- 
taphore ou  de  comparaison  ,  par  laquelle  uï\ 
même  mot  est  pris  en  deux  sens  dans  la  même 
phrase  ,  l'un  au  propre  ,  l'autre  au  figuré  ;  par 
exemple  ,  Corydon  dit  que  Galathée  est  pour 
lui  plus  douce  que  le  thym  du  mont  Hybla  (i)  ; 
ainsi  parle  ce  berger  dans  une  éclogue  de  Vir- 
gile :  le  mot  doux  est  au  propre  par  raport 
au  thym  ,  et  il  est  au  figuré  par  raport  à 
l'impression  que  ce  berger  dit  que  Galathée 
fait  sur  lui.  Virgile  fait  dire  ensuite  à  un  autre 
berger  3  et  moi  quoique  je  paroisse  à  Galathée 

(ï)    Poème  de  la  Madeleine  ,  I.    VU  3  p.   i  Vf: 

{l)  ....   Galath&a  thymo  mihi  duîciox  Hyblae. 
Virg*  Ed.  YIÏ  3  v.   37. 


LA  SYLLEPSE  ORATOUE.  127 
plus  amer  que  les  herbes  de  S ar daigne  ,  etc.  (l). 
Nos  bergers  disent  plus  aigre  quun  citron  vert. 

Pyrrhus  ,  fils  d'Achille  ,  l'un  des  principaux 
ehefs  des  Grecs  ,  et  qui  eut  le  plus  de  part  à 
l'embrasement  de  la  ville  de  Troie  y  s'exprime 
en  ces  termes  dans  l'une  des  plus  belles  pièces 
de  Racine. 

Je  souffre  tous  les  maux  que  j'ai  faits  devant  Troie  j 
Vaincu ,  chargé  de  fers ,  de  regrets  consumé  , 
'Brûlé  de  plus  de  feux  que  je  n'en  alumai.  (2) 

Brûlé  est  au  propre  par  raport  aux  feux  que 
Pyrrhus  aluma  dans  la  ville  de  Troie  ;  et  il  esc 
au  figuré  par  raport  à  la  passion  violente  que 
Pyrrhus  dit  qu'il  ressentoit  pour  Andromaque. 
Il  y  a  un  pareil  jeu  de  mots  dans  le  distique  5 
qui  est  gravé  sur  le  tombeau  de  Despautère  : 

Hic   jacet  unocuîus    visu  prastantior   Arjgo  y 
Nomen  Joannes  cui  ninivita  fuit. 

Visus  est  au  propre  par  raport  à  Argus ,  à 
qui  la  fable  done  cent  yeux  ;  et  il  est  au  figuré 
par  raport  à  Despautère  :  l'auteur  de  l'épitaphe 
a  voulu  parler  de  la  vue  de  l'esprit. 

Au  reste  ,  cette  figure  joue  trop  sur  les  mots 
pour  ne  pas  demander  bien  de  la  circonspection  ; 
il  faut  éviter  les  jeux  de  mots  trop  afectés  et  tirés 
de  loin. 

(1)....  Ego  Sardoïs  videar  tibi  ainarior  herfeis.  Ibid, 
v.  4> • 

(2)  Rac.  Àiidroin.  act.   I.    se.  4. 

F  4 


ia8  X'   ALLÉGORIE. 


XI   I. 

L'    ALLEGOR   I   E. 

X'Adlegorje  a  beaucoup  de  raport  avec  la 
métaphore  ;  l'Allégorie  n'est  même  qu'une  mé- 
taphore continuée. 

L'allégorie  est  un  discours  >  qui  est  d'abord 
présenté  sous  un  sens  propre  ,  qui  paroît  tout 
autre  chose  que  ce  qu'on  a  dessein  de  faire 
entendre  ,  et  qui  cependant  ne  sert  que  de  com- 
paraison pour  donner  l'intelligence  d'un  autre 
sens  qu'on  n'exprime  point. 

La  métaphore  joint  le  mot  figuré  à  quelque 
terme  propre;  par  exemple,  le  feu  de  vos  yeux  ; 
yeux  est  au  propre  :  au  lieu  qu.e  dans  l'allégo- 
rie tous  les  mots  ont  d'abord  un  sens  figuré  \ 
c'est-à-dire  ,  que  tous  les  mots  d'une  phrase  ou 
d'un  discours  allégorique  forment  d'abord  un 
sens  litéral  qui  n'est  pas  celui  qu'on  a  dessein 
de  faire  entendre  :  les  idées  accessoires  dévoi- 
lent ensuite  facilement  le  véritable  sens  qu'on 
veut  exciter  dans  l'esprit ,  elles  démasquent  , 
pour  ainsi  dire  9  le  sens  litéral  étroit  ,  elles  en 
font  Implication. 

Quand  on  a  commencé  une  allégorie  ,  on 
doit  conserver  dans  la  suite  du  discours  ,  l'image 
dont  on  a  emprunté  les  premières  expressions. 
Madame  des  Houlières ,  sous  l'image  d'une  ber- 


1/    ALLÉGORIE.  II9 

gère  qui  parle  à  ses  brebis  ,  rend  compte  à 
ses  enfans  de  tout  ce  qu'elle  a  fait  pour  leur 
procurer  des  établissemens  ,  et  se  plaint  ten- 
drement sous  cette  image  de  la  dureté  de  la 
fortune  : 

Dans  ces  prés  fleuris  (1) 

Qu'arose  la    Seine  , 

Cherchez  qui   vous  mène , 

Mes   chères    brebis  : 

J'ai  fait  pour  vous  rendre 

Le   destin  plus  doux  , 

Ce   qu'on   peut   attendre 

D'une   amitié  tendre  ; 

Mais   son   long  courroux 

Détruit  ,  empoisonne 

Tous    mes    soins  pour   vous  j 

Et    vous   abandonne 

Aux  fureurs  des   loups. 

Seriez-vous  leur   proie  > 

Aimable   troupeau  ! 

Vous  de  ce   hameau 

L'honneur  et  la  joie  , 

Vous   qui  gras   et   beau  , 

Me    doniez   sans   cesse 

Sur  l'herbête   épaisse 

Un   plaisir   nouveau  ! 

Que  je  vous  regrette  ! 

Mais  il  faut   céder  ? 

Sans  chien  ,   sans  houlète  ? 

Puis-je  *jas  garder  ? 

L'injuste  fortune 

(i)   Poésies  de  Mad.  des   Houl.  t.  II.  p.  86. 

F  î 


*30  LALLEGORIE* 

Me  les  a  ravis. 
Envain    j'importune 
Le   ciel  par  mes    cris  ; 
Il  rit  de  mes  craintes  , 
Et   sourd  à  mes  plaintes- 
Houîète  ,    ni    chien  3, 
Il  ne   me   rend  rien. 
Puissiez- vous  3   contentes^. 
Et  sans  mon    secours  , 
Passer   d'Iieureux  jours  ^ 
Brebis  innocentes  , 
Brebis  mes   amours   ! 
Que   Pan  vous  défende* 
Eélas   !   il   le   sait  y 
Je  ne  lui   demande 
Que   ce  seul  bienfait. 
Oui  ,   brebis    cnéries  5, 
Qu'avec    tant  de   soin 
J'ai  toujours  nourries  %i 
Je  prens   à  témoin 
Ges  bois  y  ces  prairies  .7 
Que  si  les   faveurs 
Du  Bien   des   pasteurs 
Vous    gardent  d'outragss  ^ 
Et  vous  font  avoir 
Du   matin;  au  soir 
De  gras  pâturages  3 
J'en    conserverai 
Tant  que  je  vivrai 
La  douce  mémoire  ; 
Et   que   mes   cbansons,3 
En    mille   façons 
Porteront   sa   gloire  % 


1/   A   L  L  É   G   0   R  I    E,  131 

£)u   rivage  heureux  , 
Où,   vif  et  pompeux  ,• 
L'astre   qui   mesure 
Les  nuits  et  les   jours  5 
Comeuçant   son    cours  , 
Rend  à    la  nature 
"    Toute  sa  parure  J 
Jusqu'en    ees  climats  # 
Où  ,    sans   doute  ,   las 
D'éclairer   le   monde  ,, 
Il    va    chez    Thétis 
Ralumer  dans   l'onde 
Ses  feux  amerris* 

Cette  allégorie  est  toujours  soutenue  par  des 
images  qui  toutes  ont  raport  à  l'image  prin- 
cipale par  où  la  figure  a  comencé  :  ce  qui  est 
essentiel  à  l'allégorie  (l).  Vous  pouvez  enten- 
dre à  la  lettre  tout  ce  discours  d'une  bergère, 
qui  touchée  de  ne  pouvoir  mener  ses  brebis 
dans  de  bons  pâturages  ,  ni  les  préserver  de 
ee  qui  peut  leur  nuire  ,  leur  adresseroit  la 
parole  ,.  et  se  plaindroit  à  elles  de  son  impuis-» 
sauce  :  mais  ce  sens  ,  tout  vrai  qu'il  paroît  r 
n'est  pas  celui  que  Madame  des  Houlières  avoit 
dans  l'esprit ':  elle  étoit  ocupée  des  besoins  de 

(1)  Id  quoque  imprimis  est'  custodiendum  ,  ut  quo 
ex  génère  cœperis  translationis  ,  hoc  desinas,  Muki 
enim  ,  cum  initium  à  tempestate  sumpserunt  .  incendio 
aut  ruina  âniunt  :  qu»  est  inconsequentia  rerum  fœdis* 
5Îma>- 

Quintr  Ir  VIIL  c.   6,  Alîegoiia, 

F  6 


î?a  I    a  l  l  é  g  o  r  i  %. 

ses  enfans  ,  voilà  ses  brebis  ;  le  chien  dont  elle 
parle  ,  c'est  son  mari  qu'elle  avoit  perdu  ;  le 
Dieu  Pan  ,  c'est  le  Roi. 

Cet  exemple  fait  voir  combien  est  peu  juste 
la  remarque  de  M.  Dacier ,  qui  prétend  qu'une 
allégorie  qui  remplirait  toute  une  pièce  est  un 
monstre  (i)  ;  et  qu'ainsi  l'Ode  14  du  premier 
livre  d'Horace  ,  O  navis  réfèrent ,  etc.  n'est 
parut  allégorique  ,  quoiqu'en  ait  cru  Quin- 
tilien  (p.)  et  les  Comentateurs.  Nous  avons  des 
pièces  entières  toutes  allégoriques.  On  peut 
voir  dans  l'oraison  de  Cicéron  contre  Pison  (3)  , 
un  exemple  de  l'allégorie ,  où  ,  corne  Horace  , 
Cicéron  compare  la  République  Romaine  à  un 
vaisseau  agité  par  la  tempête. 

L'allégorie  est  fort  en  usage  dans  les  pro- 
verbes. Les  proverbes  allégoriques  ont  d'abord 
un  sens  propre  qui  est  vrai  ,  mais  qui  n'est 
pas  ce  qu'on  veut  principalement  faire  enten- 
dre :  on  dit  familièrement,  tant  va  la  cruche 

(1)  Dacier  3  (Euvres  d'Horace  ,  tome  L  p.  211  *  troi- 
sième édition  ,   1709. 

(2)  Quintv  1.  VIII.  v.  6.  alleg. 

(3)  Neque  tara  fui  timidus  r  ut  qui  ïn  maximis  tnr- 
fcfcnibus  ae  fluctibus  Reipablicse  navem  gufcernassem  ;  saî- 
vamqpoe  in  pcrtu  collocassem  ;  frontis  tu^e  nubecularn  , 
tum  collegae  tui  contaminatum  spiritum  pertimescerem. 
Alios  ego  vidi  ventos  9  alias  prospexi  animo  procellas  : 
aliis  impendentibus  non  cessi  ^  sed  his  urram  me  pro 
omnium  salute  obtuli.  Cic.  in  Pis.  n.  9,  aliter ,  20 
et  as* 


l'  Allégorie.  ,135 

à  Veau ,  qu'à  la  fin  elle  se  brise  ;  c'est-à-dire , 
que  quand  on  afronte  trop  souvent  les  dan- 
gers ,  à  la  fin  on  y  périt  ;  ou  que ,  quand  on 
s'expose  fréquement  aux  ocasions  de  pécher  % 
on  finit  par  y  sucomber. 

Les  fictions  que  Ton  débite  corne  des  his- 
toires pour  en  tirer  quelque  moralité  ,  sont 
des  allégories  qu'on  apèle  apologues  ,  para- 
boles ou  fables  morales  ;  tels  que  sont  les 
fables  d'Esope.  Ce  fut  par  un  apologue  que 
Ménénius  Agrippa  rapela  autrefois  la  populace 
Romaine  ,  qui ,  mécontente  du  sénat  ,  s'étoit 
retirée  sur  une  montagne.  Ce  que  ni  l'autorité 
des  lois  ,  ni  la  dignité  des  magistrats  Romains 
n'avoient  pu  faire  ,  se  fit  par  les  charmes  de 
l'apologue. 

Souvent  les  anciens  ont  expliqué  par  une 
histoire  fabuleuse  les  effets  naturels  dont  ils 
ignoroient  les  causes  ;  et  dans  la  suite  on  a  doné 
des  sens  allégoriques  à  ces  histoires. 

Ce  n'est,  plus  la  vapeur   qui  produit  le  tonerre  (i)  , 

C'est    Jupiter  armé  pour  éfrayer  la  terre  ', 

Un  orage  terrible   aux  yeux  des  matelots  , 

C'est  Neptune  en  courroux  qui  gourmande    les   flots  \ 

Echo  n'est  plus  un    son    qni   dans  l'air  retentisse  , 

C'est  une  Nymphe  en  pleurs  qui  se  plaint  de  Narcisse, 

Cette  manière  de  philosopher  flate  l'imagî- 
»ation  ,  elle  amuse  le  peuple  ,  qui  aime  le 
merveilleux ,  et  elle  est  bien  plus  facile  que  les 

{*)  JBoiUau  ,   Art  Poét.  chant  ni. 


IJ4  ï/  À  L  L  É   G'  O  R   I   E. 

recherches  exactes  que  l'esprit  méthodique  a 
introduites  dans  ces  derniers  tems.  Les  amateurs 
de  la  simple  vérité  aiment  bien  mieux  avouer 
qu'ils  ignorent,  que  de  fixer  ainsi  leur  esprit  à 
des  illusions. 

Les  chercheurs  de  la  pierre  philosophale  sJex- 
priment  aussi  par  allégorie  dans  leurs  livres  ; 
ce  qui  done  à  ces  livres  un  air  de  mystère  et 
de  profondeur,  que  la  simplicité  de  la  vérité 
ne  pouroit  jamais  leur  concilier.  Ainsi  ils  cou- 
vrent sous  les  voiles  mystérieux  de  l'allégorie, 
les  uns  leur  fourberie,  et  les  autres  leur  fana- 
tisme ,  je  veux  dire  ,  leur  foie  persuasion.  En 
éfet  ,  la  nature  n'a  qu'une  voie  dans  ses  opé- 
rations ;  voie  unique  que  l'art  peut  contre- 
faire à  la  vérité  ,  mais  quril  ne  peut  jamais 
imiter  parfaitement.  Il  est  aussi  impossible  dé- 
faire de  l'or  par  un  moyen  diférent  de  celui  dont 
l'a  nature  se  sert  pour  faire  l'or  ,.  qu'il  est  im- 
possible de  faire  un  grain  de  blé  d'une  manière 
différente  que  celle  qu'elle  emploie  pour  pro- 
duire le  blé. 

Le  terme  de  mœtière  générale  n'est  qu'une 
idée  abstraite  qui  n'exprime  rien  de  réel ,  c'est- 
à-dire  ,  rien  qui  existe  hors  de  notre  imagi- 
nation. Il  n'y  a  point  dans  la  nature  une  ma- 
tière générale  dont  l'art  puisse  faire  tout  ce 
qu'il  veut  :  c'est  ainsi  qu'il  n'y  a  point  une 
blancheur  générale  d'où  l'on  puisse  former  des 
objets  blancs.  C'est  des  divers  objets  blancs  qu'est 
venue  l'idée  de  blancheur  ,  corne  nous  l'expli— 


L*  ALLEGORIE.  135 

querons  dans  la  suite  ;  et  c'est  des  divers  corps 
particuliers  dont  nous  somes  afectés  en  tant 
de  manières  diférenves  ,  que  s'est  formée  en  nous 
Tidée  abstraite  de  matière  générale.  C'est  passer 
de  Tordre  idéal  à  Tordre  physique ,  que  d'ima- 
giner un  autre  système. 

Les  énigmes  sont  aussi  une  espèce  d'allégo- 
rie :  nous  en  avons  de  fort  belles  en  vers  fran- 
çais. L'énigme  est  un  discours  qui  ne  fait  point 
conoître  Tobjet  à  quoi  il  convient,  et  c'est  cet 
objet  qu'on  propose  à  deviner.  Ce  discours  ne 
doit  point  renfermer  de  circonstance  qui  ne  con- 
viène  pas  au  mot  de  l'énigme* 

Observez  que  Ténigme  cache  avec  soin  ce  qui 
peut  la  dévoiler",  mais  les  autres  espèces  d'allé- 
gories ne  doivent  point  être  des  énigmes  ,  elles 
doivent  être  exprimées  de  manière  qu'on  puisse 
aisément  en  faire  l'application. 


S 


XI  I  h 

L'  Allusion. 

Les  allusion-s  (1)  et  les  jeux  de  mots  ont 
encore  du  raport  avec  l'allégorie   :  l'allégorie 
présente  un  sens  ,  et  en  fait  entendre  un  autre  : 
c'est  ce  qui  arive  aussi  dans  les   allusions  ,  et> 
dans  la  plupart  des  jeux  de  mots  ,  rei  alurius 

(1)  Àlludere  R.  ad  ,  et   ludere. 


136  l'  A  L  I  u  s  r  O  N, 

ex  altéra  notatio.  On  fait  allusion  à  l'histoire  , 
à  la  fable,  aux  coutumes ,  et  quelquefois  même 
©n  joue  sur  les  mots. 

Ton  Roi  j  jeune  Biron  ,  te  sauve  enfin  la  vie  ; 
Il  t'arache  sanglant  aux  fureurs  des  soldats  , 
Dont  les  coups  redoublés  acKevoient  ton  trépas  ; 
Tu  vis;  songe  du  moins  à  lui  rester  fidèle  (1). 

Ge  dernier  vers  fait  allusion  à  la  malheureuse 
conspiration  du  maréchal  de  Biron  ;  il  en  rapèle 
le  souvenir. 

Voiture  étoit  fils  d'un  marchand  de  vin  : 
un  jour  qu'il  jouoit  au  proverbe  avec  des  dames, 
madame  des  Loges  lui  dit  (a)  ,  celui-là  ne  vaut 
rien  9  perceç-nous  en  d'un  autre.  On  voit  que 
cette  dame  fesoit  une  maligne  allusion  aux  to- 
aeaux  de  vin  :  car  percer ,  se  dit  d'un  toneau  t 
et  non  pas  d'un  proverbe  ;  ainsi  elle  réveilloit 
malicieusement  dans  l'esprit  de  l'assemblée  le 
souvenir  humiliant  de  la  naissance  de  Voiture. 
C'est  en  cela  que  consiste  l'allusion  ;  elle  réveille 
les  idées  accessoires. 

A  l'égard  des  allusions  qui  ne  consistent  que 
dans  un  jeu  de  mots ,  il  vaut  mieux  parler  et 
écrire  simplement ,  que  s'amuser  à  des  jeux  de 
mots  puérils,  froids  et  fades  :  en  voici  un  exemple 
dans  cette  épitaphe  de  Despautère  : 

Grammaticam  scivit,  multos  docuitque  per  aimosjj 
Declinare  tamen  non  potuit  tumuïum, 

(1)   Henriade  ,r  chant  7. 

fa)  Hist  de  TAcad.  tome  I.  p.  277; 


1/   A  L  L  V  S  I   O  N.  I}7 

Vous  voyez  que  l'auteur  joue  sur  la  double  si- 
gnification de  declinare. 

«  II  sut  la  Grammaire ,  il  l'enseigna  pendant 
plusieurs  années,  et  cependant  il  ne  put  décli- 
ner le  mot  tumulus».  Selon  cette  traduction, 
la  pensée  est  fausse  ;  car  Despautère  savoit  fort 
bien  décliner  tumulus. 

Que  si  on  ne  prend  point  tumulus  matériè- 
lement ,  et  qu'on  le  prène  pour  ce  qu'il  signi- 
fie,  c'est-à-dire  v  pour  le  tombeau,  et  par  mé- 
tonymie pour  la  mort  ;  alors  il  faudra  traduire 
que  malgré  toute  la  conolssance  que  Despautère 
avoit  de  la  Grammaire  ,  il  ne  put  éviter  la  mort  : 
ce  qui  n'a  ni  sel ,  ni  raison  ;  car  on  sait  bien 
que  la  Grammaire  n'exempte  pas  de  la  nécessité 
de  mourir. 

La  traduction  est  recueil  de  ces  sortes  de 
pensées  ;  quand  une  pensée  est  solide ,  tout  ce 
qu'elle  a  de  réalité  se  conserve  dans  la  traduc- 
tion ;  mais  quand  toute  sa  valeur  ne  consiste 
que  dans  un  jeu  de  mots  ,  ce  faux  brillant  $& 
dissipe  par  la  traduction. 

Ce   n'est  pas  toutefois   qu'une  muse  un  peu  fine 
-  Sur  un  mot ,  en  passant ,  ne   joue  et  ne,  badine  : 
Et   d'un  sens   détourné    n'abuse  avec   succès  : 
Mais  fuyez  sur  ce  point   un   ridicule  excès  (1). 

Dans  le  placet  que  M.  Robin  (2)  présenta 

Boileau ,   Art.  Poét.  chant  II. 

(2)  Giles  Robin  ,  natif  du  St.  Esprit  ,  de  l'Académie 
4' Arles. 


I3§  ■£'   A  t  L  V  S  I  O  N, 

au  Roi  pour  être  maintenu  dans  la  possession 
d'une  île  qu'il  avoit  dans  le  Rhône ,  il  s'exprime 
en  ces  termes  : 

Qu*est  -  ce    en    éfet    pour    toi,    grand   monarque    de» 
Gaules  , 

Qu'un  peu  de    sable    et   de  gravier  ? 
Que  faire  de  mon  île  ?  Il  n'y  croît  que  des  saules  ; 
Et   tu  n'aimes  que  le  laurier. 

Saules  est  pris  dans  le  sens  propre  ,  et  lau- 
rier dans  le  sens  figuré  :  mais  ce  jeu  présente 
à  l'esprit  une  pensée  très -fine  et  très -solide. 
Il  faut  pourtant  observer  qu'elle  n'a  de  vérité 
que  parmi  les  nations  où  le  laurier  est  regardé 
corne  le  symbole  de  la  victoire. 

Les  allusions  doivent  être  facilement  aperçues. 
Celles  que  nos  Poètes  font  à  la  fable  sont  dé- 
fectueuses ,  quand  le  sujet  auquel  elles  ont  ra- 
port,  n'est  pas  conu.  Malherbe,  dans  ses  stances 
à  M.  du  Périer  ,  pour  le  consoler  de  la  mort 
de  sa  fille ,  lui  dit  : 

Titlion   nra   plus    les  ans  qui   îe  firent   cigale  * 

Et   Fluton    aujourd'hui  , 
Sans   égard  du  passé   les   mérites  égale 

D'Ârchemore   et   de  lui  (i)..- 

Il  y  a  peu  de  lecteurs  qui  conoissent  Ar- 
chemore  ,  c'est  un  enfant  du  tems  fabuleux. 
Sanourice  l'ayant  quitté  pour  quelques  momens? 

(i)  Poésies  de   Malherbe  ,  liv.  \u 


L*   ALLUSION,  T}9 

un  serpent  vint  et  l'étoufa.  Malherbe  veut  dire 
que  Tithon  ,  après  une  longue  vie,  s'est  trouvé 
à  la  mort  au  même  point  qu'Archemore ,  qui 
ne  vécut  que  peu  de  jours. 

L'auteur  du  Poëme  de  la  Madeleine  ,  dans 
une  apostrophe  à  l'amour  prophane ,  dit ,  par- 
lant de  lésus-Christ  : 

Puisque  cet   Antéros  t'a  si  Lien  désarmé   (i)* 

Le  mot  à* Antéros  n'est  guère  conu  que  des 
savans  ;  c'est  un  mot  grec  qui  signifie  contre- 
amour  ;  c'étoit  une  divinité  du  Paganisme  ,  le 
Dieu  vengeur  d'un  amour  méprisé. 

Ce  poëme  de  la  Madeleine  est  rempli  de  jeux 
de  mots  et  d'allusions  si  recherchées  ,  que  mal- 
'  gré  le  respect  dû  au  sujet,  et  la  bonne  inten- 
tion de  fauteur,  il  est  dificile  qu'en  lisant  cet 
ouvrage ,  on  ne  soit  point  afecté  corne  on  l'est 
à  la  lecture  d'un  ouvrage  burlesque.  Les  figures 
doivent  venir  ,  pour  ainsi  dire,  d'elles-mêmes; 
elles  doivent  naître  du  sujet  ,  et  se  présenter 
naturclement  à  l'esprit ,  corne  nous  l'avons  re- 
marqué ailleurs  :  quand  c'est  l'esprit  qui  va  les 
chercher,  elles  déplaisent  y elles  étonent,  er  sou- 
vent font  rire  par  l'union  bizare  de  deux  idées  9 
dont  l'une  ne  devoit  jamais  être  assortie  avec 
l'autre.  Qui  croiroit,  par  exemple,  que  jamais 
le  jeu  de  piquet  dût  entrer  dans  un  poëme  fait 
pour  décrire  la  pénitence  et  la  charité  de  sainte 

(i)  L*  Il  ,  page  25* 


I40  LALLUSION. 

Madeleine  ;  et  que  ce  jeu  dût  faire   naître  k  ' 
pensée  de  se  doner  la  discipline  ? 

Piquez-vous  seulement  de   jouer   au  piquet, 
A  celui  que  j'entens  qui  se  fait  sans  caquet  ; 
J'entens  que  vous  preniez  par  fois  la  discipline, 
Et  qu'avec  ce  beau  jeu  vous  fassiez  bone  mine  (1). 

On  ne  s'atend  pas  non  plus  à  trouver  les 
termes  de  Grammaires  détaillés  dans  un  ouvrage 
qui  porte  pour  titre,  le  nom  de  sainte  Made- 
leine ;  ni  que  Fauteur  imagine  je  ne  sais  quel 
raport  entre  la  Grammaire  et  les  exercices  de 
cette  sainte  :  cependant  une  tête  de  mort  et  une 
discipline  sont  les  Rudimens  de  Madeleine. 

Et  regardant  toujours  ce  têt  de  trépassé  (2) , 

Elle  voit  le  futur  dans  ce  présent  passe.     •     .    ?    . 


Et  c'est  sa  discipline,  et  tous  ses  cbâtimens, 

Qui  lui  font  comencer  ces  rudes  rudimens. 

Ce  qui  la  fait  trembler  pour  son  Grammairien  t 

C'est  de  voir  par  un  CAS  du  tout  déraisonable  , 

Que  son  amour  lui  rend  la  mort  INDÉCLINABLE  , 

Et  qu' actif  corne  il  est  aussi  bien  qu'excessif, 

Il  le  rend  à  ce  point  d'impassible  PASSIF. 

O  que  l'amour  est  grand  ,  et  la  douleur  amère  ^ 

Quand  un  verbe  passif  fait  toute  sa  grammaire  ! 

La  MUSE  pour  cela  me  dit ,  non  sans  raison  , 

Que  toujours  la  première  est  sa  conjugaison.     . 

Sçackant  bien  qu'en  aimant  elle  peut  tout  prétendre , 
(1)  Poème   de  la  Madeleine  ,  iiv.  III  ,  vers  42. 


($  Ibid.  Iiv.  II.  pag.    i3  ,  19  ,  etc. 


t*  AHUS   IOH.  Ï4I 

Corne  tout  enseigner  ,  tout  ure  ,  et  tout  ENTEkPRE  , 

Pendant  qu'elle  s'ocupe  à  punir  le  forfait 

De  son  TEMS  PRÉTÉRIT  qui  ne  fut  qu'iMrARJFAIT, 

Tems  de  qui  le  futur  réparera  les  pertes 

Par  tant  d'aflictions  et  de  peines  soufertes  ; 

Et  le  présent  est  tel  que  c'est  L'Indicatif, 

D'un  amour  qui  s'en  va  jusqu'à  TInFINITIF. 

Puis  par  un  optatif  ,  ah  î  plut- à-Dieu  ,  dit-elk  , 

Que  je  n'eusse  jamais  été  si  criminelle  ! 

.......         .........         r  •         •         «, 

Prenant  avec  plaisir  ,  dans  l'ardeur  qui  la  brûle  , 
JLe  fouet  pour  discipline,  et  la  croix  pour  FÉRULE. 

Vous  voyez  qu'il  n'oublie  rien.  Cet  ouvrage 
est  rempli  d'un  nombre  infini  d'allusions  aussi 
recherchées  ,  pour  ne  pas  dire  aussi  puériles. 
Le  défaut  de  jugement  qui  empêche  de  sentir 
ce  qui  est  ou  ce  qui  n'est  pas  à  propos  ,  et  le 
désir  ma!  entendu  de  montrer  de  l'esprit  et  de 
faire  parade  de  ce  qu'on  sait ,  enfantent  ces  pro- 
ductions ridicules. 

Ce  style  figuré  ,  dont  ont   fait  vanité  (1)  , 
Sort  du  bon  caractère  et  de  la   vérité  : 
Ce  n'est  que  jeu  de  mots  5  qu'afectation  pure, 
Et  ce  n'est  pas  ainsi   que   parle  la  nature. 

J'ajouterai  encore  ici  une  remarque ,  à  propos 
de  l'allusion  :  c'est  que  nous  avons  en  notre 
langue  un  grand  nombre  de  chansons  ,  dont 
le  sens  litéral ,   sous  une  aparence  de  simpli- 

(r)  Mqfcère  ,  Misant,  act.  I,  se.  U. 


*4^  l'    A  L  L   U   S   I   O   îî, 

cité,  est  rempli  d'allusions  obscènes.  Les  auteur* 
de  ces  productions  sont  coupables  d'une  infinité 
de  pensées  dont  ils  salissent. l'imagination  ;  et 
d'ailleurs  ils  se  déshonorent  dans  l'esprit  des 
honnêtes  gens.  Ceux  qui  dans  des  ouvrages 
sérieux  tombent  par  «implicite  dans  le  même 
inconvénient  que  les  feseurs  de'  chansons  ,  ne 
sont  guère  moins  repréhensibles ,  et  se  rendent 
plus  ridicules. 

Quintilien  (i)  ,  tout  païen  qu'il  étoit ,  v«ut 
que  non  seulement  on  évite  les  paroles  obscènes, 
mais  encore  tout  ce  qui  peut  réveiller  des  idées 
d'obscénité.  Obszcenitas  verb  non  à  verbis  tantùm 
abesse  débet ,  se  à  etïam  k  signifie  atione* 

«  On  doit  éviter  avec  soin  en  écrivant  ,  dit- 
il  ailleurs  (2) ,  tout  ce  qui  peut  donner  lieu 
à  des  allusions  déshonêtes.  Je  sais  bien  que 
ces  interprétations  viènent  souvent  dans  l'es- 
prit plutôt  par  un  éfet  de  corruption  du  cœur 
de  ceux  qui  lisent  ,  que  par  la  mauvaise  vo- 
lonté de  celui  qui  écrit  ;  mais  un  auteur  sage 
et  éclairé  doit  avoir  égard  à  la  foiblesse  de 
ses  lecteurs,  et  prendre  garde  de  faire  naître 
de  pareilles  idées  dans  leur  esprit  :  car  enfin 
nous  vivons  aujourd'hui  dans  un  siècle  oti 
l'imagination  des  homes  est  si  fort  gâtée ,  qu'il 
y  a  un  grand  nombre  de  mots  qui  étoient 
autrefois  très-honêtes  ,  dont  il  ne  nous  est  pas 
permis  de  nous  servir  par  l'abus  qu'on  en  fait  ; 
de  sorte  que  sans  une  atention  scrupuleuse 


(i)  Quint,  instit.  Orat.  Ub.  VI  %  se.  III.  de  Risi* 


I*   A  L  L  U   S.  I   O  N.  143 

»  de  la  part  de  celui  qui  écrit  ,  ses  lecteurs 
?»  trouvent  malignement  à  rire  en  salissant  leur 
?>  imagination  avec  des  mots  ,  qui  ,  par  eux~ 
»  mêmes,  sont  très-éloignés  de  l'obscénité.  » 


X    I    V. 
L'Ironie. 

L'Ironie  est  une  figure  par  laquelle  on 
veut  faire  entendre  le  contraire  de  ce  qu'on  dit  : 
ainsi  les  mots  dont  on  se  sert  dans  l'ironie  ,  ne 
sont  pas  pris  dans  le  sens  propre  et  litéral. 

M.  Boileau  ,  qui  n'a  pas  rendu  à  Quinault 
toute  la  justice  que  le  public  lui  a  rendue  depuis  5 
a  dit  par  ironie  : 

Je  le  déclare  donc,  Quinault  est  un  Virgile  (1). 

Il  vouloit  dire  un  mauvais  Poëte. 

Les  idées  accessoires  sont  d'un  grand  usage 
dans  l'ironie  :  le  ton  de  voix  ,  et  plus  encore 
la  conoissance  du  mérite  ou  du  démérite  per- 
sonel  de  quelqu'un  ,  et  de  la  façon  de  penser 
de  celui  qui  parle  ,  servent  plus  à  faire  conoître 
l'ironie  ,  que  les  paroles  dont  on  se  sert.  Un 
home  s'écrie  ,  oh  le  bel  esprit  !  Parle- t-il  de 
Cicéron  ,  d'Horace  ?  il  n'y  a  point  là  d'ironie  ; 

(1)  BoiUau  y  Sat.  IX. 


*44  t'îïten  % 

les  mots  sont  pris  dans  le  sens  propre,  Parle* 
t-ii  deZoile?  c'est  une  ironie.  Ainsi  l'ironie  fait 
une  satyre  ,  avec  les  mêmes  paroles  dont  le  dis* 
cours  ordinaire  fait  un  éloge. 

Tout  le  monde  sait  ce  vers  du  père  de  Chi- 
mène  dans  le  Cid. 

A  4e  plus  hauts  partis  Rodrigue  doit  prétendre  (i). 

C'est  une  ironie.  On  en  peut  remarquer  plu- 
sieurs exemples  dans  Balzac  et  dans  Voiture.  Je 
ne  sais  si  l'usage  que  ces  auteurs  ont  fait  de 
cette  figure ,  seroit  aujourd'hui  aussi  bien  reçu 
qu'il  l'a  été  de  leur  tems. 

Cicéron  comence  par  une  ironie ,  l'oraison 
pour  Ligarius.  Novum  crimen  ,  Caï  Casar  9 
et  ante  hune  diem  inauditum  ,  etc.  Il  y  a  aussi 
dans  l'oraison  contre  Pison  un  fort  bel  exemple 
de  l'ironie  :  c'est  à  l'ocasion  de  ce  que  Pison 
disoit  que  s'il  n'avoit  pas  triomphé  de  la  Ma- 
cédoine ,  c'étoit  parce  qu'il  n'avoit  jamais  sou- 
haité les  honneurs  du  triomphe.  «  Que  Pom- 
9)  pée  est  malheureux  ,  dit  Cicéron  (2  )  ,  de 
*>  ne  pouvoir  profiter  de  votre  conseil./  Oh 
»  qu'il  a  eu  tort  de  n'avoir  point  eu  de  goût 
t}  pour  votre  philosophie  !  Il  a  eu  la  folie  de 

(ï)  Corn,  Cid.  act.  I.  se.  III. 

(2)  Non  est  integrum  Cn.  Pompeio  ,  cônsilio  jam  nû 
fuo  j  erravit  enim.  Non  gustârat  istam  tuam  philoso- 
phiam  ;  ter  5  jam  homo  stultus  >  triumphavit ,  etc.  Cic, 
la  Pison.  n.   $8 ,   XXIV. 

triompher 


I,'   I-  R   O   N   I   E.  145 

n^triompher  trois  fois.  Je  rougis  ,  Crassus  , 
)>  de  votre  conduite.  Quoi  ,  vous  avez  brigué 
)>  l'honeur  du  triomphe  avec  tant  d'empresse- 
»  ment  !  etc. 


X   V. 
L'Euphémisme. 

L'Euphémisme  est  une  figure  par  la- 
quelle on  déguise  des  idées  désagréables ,  odieu- 
ses ,  ou  tristes  ,  sous  des  noms  qui  ne  sont 
point  les  noms  propres  de  ces  idées  :  ils  leur 
servent  corne  de  voile,  et  ils  en  expriment  en. 
aparence  de  plus  agréables  ,  de  moins  cho- 
quantes y  ou  de  plus  honctes  selon  le  besoin  ; 
par  exemple  :  ce  seroit  reprocher  à  un  ouvrier 
ou  à  un  valet  la  bassesse  de  son  état  ,  que  de 
Ta  peler  ouvrier  ou  valet  ;  on  leur  done  d'autres 
noms  plus  honêtes  qui  ne  doivent  pas  être 
pris  dans  le  sens  propre.  C'est  ainsi  que  le 
boureau  est  apelé  par  honeur,  le  maître  des 
hautes  œuvres. 

C'est  par  la  même  raison  qu'on  done  à  cer- 
taines étofes  grossières  le  nom  d'étofes  plus 
iines  ;  par  exemple  :  on  apèle  velours  de  Mau- 
riène  une  sorte  d'étofe  de  gros  drap  qu'on  fait 
en  Mauriène  ?  province  de  Savoie  ,  et  do::t  les 
pauvres  Savoyards  sont  habilles.  Il  y  a  aussi 
une  sorte  d'étofe  ce  fil  dont  on  fait  les  meubles 

G 


Î46        l'Eu  3?  h  i  m  1  s  m  e. 
de  campagne  ;  on  honore  cette  étofe  du  nom 
de  damas   de  Caux  ,  parce  quelle,  se  fabrique 
au  pays  de  Caux  en  Normandie. 

Un  ouvrier  qui  a  fait  la  besogne  pour  la- 
quelle on  Ta  fait  venir  ,  et  qui  n'atend  plus 
que  son  payement  pour  se  retirer  ,  au  lieu  de 
dire  paye{-moi ,  dit  par  euphémisme  ,  n'ave\~ 
vous  plus  rien  à  m'ordonner  ? 

Nous  disons  aussi ,  Dieu  vous  assiste  ,  Dieu 
vous  bénisse  ,  plutôt  que  de  dire ,  je  n'ai  rien 
à  vous  doner* 

Souvent  pour  congédier  quelqu'un  ,  on  lui 
dit ,  voilà  qui  est  bien  >  je  vous  remercie  ,  plutôt 
que  de  lui  dire  ale\  vous- en. 

Les  Latins  se  servoient  dans  le  même  sens 
de  leur  reçu  ,  qui ,  à  la  lettre ,  signifie  bien  , 
au  lieu  de  répondre  qu'ils  n'avoient  rien  à  dire. 
a  Quand  nous  ne  voulons  pas  dire  ce  que  nous 
»  pensons ,  de  peur  de  faire  de  la  peine  à  celui 
5>  qui  nous  interroge  ,  nous  nous  servons  du  mot 
v  rectè  y  dit  Donat  (l). 

Sostrata ,  dans  Térence  (1)  ,  dit  à  son  fils 
Pamphile 9  pourquoi  pleurez-vous  ?  Qu  avei^vous  9 

(1)  Reçtè  diciraus  cura  sine  injuria  interrogantis  ali- 
quid  retkemus.  Donat.  in  Terent.  Hecyr.  act.  III.  se.  II, 

v.  20. 

(2)  S.  Quid  lacrymas  ?  Quid  est  tant  tristis  ?  P,  rectè 
mater.  Ter,  Hecyr.    act,  III.   se,  II. 

Tum  ,  quod  dem  ei  ,  rectè  est  :  nam  nihil  idsse  mini  , 
religio  est  dicere.  Heaut.  act.  II.  se.  I.  y.  16.  çt  %ilçnu 
%t&i>  Dackr ,   act*  I.  se,  IY*  v.  16, 


tVÈ   U  ï  H  É  M   I  S  M   S.  Î47 

mon  fils  ?  Il  répondit  ,  rectè  mater.  Tout  va 
bien  ma  mère.  Madame  Dacier  traduit ,  rien  , 
ma  mère;  tel  est  le  tcur  français. 

Dans  une  autre  comédie  de  Térence ,  Cliti- 
phon  dit  que  quand  sa  maîtresse  lui  demande 
de  l'argent  ,  il  se  tire  d'affaire  en  lui  répon- 
dant rectè  ,  c'est-à-dire,  en  lui  donnant  de 
belles  espérances  :  car  ,  dit-il  ,  je  n'oserois  lai 
avouer  que  je  nai  rien  :  le  mot  de  rien  est  un, 
mot  funeste. 

Madame  Dacier  a  mieux  aimé  traduire,  lors- 
qu'elle me  demande  de  Vargent-^jz  ne  fais  que 
marmoter  entre  les  dents-;  car  je  rJai  garde  de 
lui  dire  que  je  n'ai  pas  le  sou* 

Si  Madame  Dacier  eût  été  plus  entendue 
qu'elle  ne  l'étoit  en  galanterie  ,  elle  auroit  bien 
senti  que  marmoter  entre  les  dents  ,  n'éîoit 
pas  une  contenance  trop  propre  à  faire  naître 
dans  une  coquète  l'espérance  d'un  présent. 

Il  y  avoit  toujours  un  verbe  sous- entendu 
avec  rectè.  Rectè  admones  (1).  Ego  ïsîcec  reetc 
nt  fiant  vider o  (2).  Rectè  sua  des  (3)  ,  etc. 

A  Fégard  du  rectè  de  la  II.e  scène  du  III.* 
acte  de  l'Hécyre  ,  il  faut  sous-entendre  ou  7  a- 
leo  y  rectè  valeo  ,  ou  rectè  miki  consulo  ,  ou 
enfin  quelqn'amre  mot  pareil  ,  corne  res  benè 
se  habet ,  etc.    Pamphile  vouloit  exciter  cette 

(1)  Andr.   act.  V-  se.  IV.  v.   50. 
IkiiL  act.  II.  se  VI.  v.  25. 

(3)  K'eaut,  net.  V,  se   II.  v.  4tv 

G  % 


T4&  L'   E   U   P   H   É   M  I   S   ME. 

idée  dans  l'esprit  de  sa  mère  pour  en  éluder  la 

demande. 

Pour  ce  qui  est  de  l'autre  recte  (i)  ,  Cliti- 
phôn  vouloit  faire  entendre  à  sa  maîtresse,  qu'il 
avoit  des  ressources  pour  lui  trouver  de  l'ar- 
gent ;  que  tout  iroit  bien  ,  et  que  ses  désirs 
seroient  satisfaits. 

Ainsi,  quoique  madame  Dacier  nous  dise  (a) 
que  nous  n'avons  point  de  mot  en  notre  langue  , 
qui  puisse  exprimer  la  force  de  ce  rectè  ,  je 
crois  qu'il  répond  a  ces  façons  de  parler,  cela 
va  bien  ,  cela  ne  va  pas  si  mal  que  vous  pen~ 
se\  y  courage  ,  il  y  a  espérance  ,  cela  est  bon  ; 
tout  ira  bien  ,  etc.  ce  sont  là  autant  d'euphé- 
mismes. 

Dans  toutes  les  nations  policées,  on  a  tou- 
jours évité  les  termes  qui  expriment  des  idées 
deshonêtes.  Les  persones  peu  instruites  croient 
que  les  Latins  n'avoient  pas  cette  délicatesse  : 
c'est  une  erreur.  Il  est  vrai  qu'aujourd'hui  on 
a  quelquefois  recours  au  latin  pour  exprimer 
des  idées  dont  on  n'oseroit  dire  le  mot  propre 
en  français  :  mais  c'est  que  corne  nous  n'avons 
apris  les  mots  latins  que  dans  les  livres  ,  ils 
se  présentent  à  nous  avec  une  idée  accessoire 
d'érudition  et  de  lecture  ,  qui  s'empare  d'abord 
de  l'imagination  ;  elle  la   partage  ,   elle  enve- 

(i)  Heaut.   act.  ï.  se.  ï. 

(2)   Dans  les  remarques  sur  la  se,.  îî.  4n  îil«  acte  5ç 

fHécv-re. 


lV  ë  u  p  h  é  m  i  S  M  E<  14? 

lope  i  eu  quelque  sorte  ,  l'image  déshônête  > 
elle  l'écarté  ,  et  ne  la  fait  voir  que  de  loin  : 
ce  sont  deux  objets  que  Ton  présente  alors  à 
l'imagination  ,  dont  le  premier  est  le  mot  latia 
qui  couvre  l'idée  qui  le  suit  ;  ainsi  ces  mots 
servent  corne  cle  voile  et  de  périphrase  à  ces 
idées  peu  lionêtes  :  au  lieu  que  corne  nous 
somes  accoutumés  aux  mots  de  notre  langue  , 
l'esprit  n'est  pas  partagé.  Quand  on  se  sert 
des  termes  propres  ,  il  s'occupe  directement  àes 
objets  que  ces  termes  signifient.  Il  en  étoit  de 
même  à  l'égard  des  Grecs  et  des  Romains  , 
les  honêtes  gens  ménageoient  les  termes  com3 
fions  les  ménageons  en  fraaçais  ,  et  leur  scru- 
pule aloit  même  quelquefois  si  loin  ,  qu'ils  evi- 
toien't  la  rencontre  des  syllabes  ,  qui  ,  jointes 
ensemble  ,  auroient  pu  réveiller  des  idées  dés- 
honêtes  (l).  Quia  si  ita  diceretur  ,  ohscccnitîis 
concurrerent  Huer ce ,  dit  Cicéron  (2);  et  Quia- 
tilien  a  fait  la  même  remarque. 

u  Ne  devrois-tu  point  mourir  de  honte  ,  dit 
v  Chrêmes  à  son  fils    (3)  ,    d'avoir  eu  Tinso- 

(1)  Orat.  n.  154.  aliter  XLY. 

(2)  Inst.   Orat.  vin.   c.  III. 

(3)  Non  mihi  per  fallacias  addncere  ante  ocuîos.  .  ; 
pudct  dicere  Me  présente  verbum  turpe  ;  at  te  id  nullo 
jnodopuduit  facere.  Heaut.  act.  V.  se.  IV.  v.  18. 

Ego  servo  et  servabo  Platonis  verecundiam.  Itaque 
tectis  verbis  }  ea  ad  te  scripsi  ,  quai  arertissimis  agunt 
Stoici.  Ilii  etiam  crepitus  aiunt  œquè  liberos  ,  ac  ruo 
tus  ,  esse  opertere.   Cic  1.   IX.   Epist.  2.2. 

G} 


150        i'euphémis  m  e. 
77  lence  démener  à  mes  yeux  ,    clans  ma  propre  I 
»  maison  ?  une...  :  je  n'ose  prononcer  un  mot 
?>  déshonête  en  présence  de  ta  mère ,  et  tu  as 
»  bien  osé  comettre  une  action   infâme  dans 
n  notre  propre  maison  ! 

C'étoit  par  la  même  figure  qu'au  lieu  de  dire» 
je  vous  abandone  ,  je  ne  me  mets  point  en  peine 
de  vous  ,  je  vous  quitte  ,  les  Anciens  disoient 
souvent  ,  vive\  ,  porte\  -  vous  bien.  Vive\  fo- 
rêts (1)  :  cette  expression  ,  dans  l'endroit  ok 
Virgile  s'en  est  servi  ,  ne  marque  pas  un  sou- 
hait que  !e  berger  fasse  aux  forêts  ,  il  veut  dire 
simplement  qu'il  les  abandone. 

Us  disoient  aussi  quelquefois  >  avoir  vécu  r 
avoir  été  ,  s'en  être  aie  ,  avoir  passé  par  la 
yie  ,   [  vhâ  functus  ]   (2)  ,  an  lieu  de  dire  être 

Mqnè.  eadem  moàesùk  >  potius  cam  muîiere  fuisse  , 
«oiam  concubuisse  3  dicebanr.  Varro  de  ling.  lat.  1.  v. 
sub   fin. 

Mes  fuit  ,  res  turpes  et  fœdas  prolatu  y  honestiorum 
convestirier  dignitate.  Amob.  h  V. 

(1)  Omnia  vel  médium  fiant  mare  vivite  ,    sylv». 

Virg.  Ec»  VIII.  v.   58. 

Valeant 
Qui  inter  nos  dissidium  volunt  ;   Ter.  And.  act.  IV; 
se.  II.  v.  13. 

Castra  peto  :  valeatque  Venus  ,  vaîeantque  puellœ, 
Tibull.  I.  II.  El.  6.  v.  9. 

(2)  Fungi  5  fuogor  ,  signifie  passer  par ,  dans  un  sens, 
métaphorique  ;  être  délivré  de  ,  s'hre  acquitté  de. 


l'euphémisme,  151 
mort  ;  le  terme  de  mourir  leur  paroissoit  ea 
certaines  ocasions  un  mot  funeste. 

Les  Anciens  portoient  la  superstition  jusqu'à 
croire  qu'il  y  avoit  des  mots  ,  dont  la  seule 
prononciation  pouvoit  atirer  quelque  malheur  : 
come  si  les  paroles  ,  qui  ne  sont  qu'un  air  mis 
en  mouvement  ,  pouvoient  produire  ,  par  elles- 
mêmes  ,  quelqu'autre  éfet  dans  la  nature  ,  que 
celui  d'exciter  dans  l'air  un  ébranlement ,  qui, 
se  comuniquant  à  l'organe  de  l'ouïe ,  fait  naître 
dans  l'esprit  des  homes  les  idées  dont  ils  sont 
convenus  par  l'éducation  qu'ils  ont  reçue. 

Cette  superstition  paroissoit  encore  plus  dans 
les  cérémonies  de  la  religion  :  on  craignoit  de 
doner  aux  Dieux  quelque  nom  qui  leur  fut  dé- 
sagréable. On  étoit  averti  (1)  au  comencement 
du  sacrifice  ou  de  la  cérémonie  ,  de  prendre 
garde  de  prononcer  aucun  mot  qui  pût  atirer 
quelque  malheur ,  de  ne  dire  que  de  bones  pa- 
roles ,  bona  verba  fari ,  enfin  d'être  favorable 
de  la    langue,  favete  linguis    ou  linguâ  9    ou 

(1  )   Malè   ominatis  parcite  verbis ,  ou  selon  d'autres  x 
malè  nominatis.  Hor.  1.   III.  od.  14. 
Favete  linguis.  Hor.  1.  III.    od.  1. 
Ore   favete   omnes.    Virg.   ALn.   h  V.  v.   71. 
Dicamus  bona  verba  5    venit  natalis  ,  ad   aras. 
Quisquis  ades  ,  linguâ  ,  vir  mulierque  fave. 

Tibul.  1.  II.  El.  II.  v.  1; 

Prospéra  lux  oritur  ,  linguisque  animisque  favete, 
Nunc  discenda  bono  ,  sunt  bona  verba  ,  die. 

Qvid.  Fast.  1.  I.  v.  71. 

G4 


îjx        l'euphémisme. 

ore  ;  et  de  garder  plutôt  le  silence  ,  que  de 
prononcer  quelque  mot  funeste  qui  pût  déplaire 
aux  Dieux  :  et  c'est  de-là  que  favete  linguis, 
signifie  par  extension  ,  faites  silence. 

Par  la  même  raison  ,  ou  plutôt  par  le  même 
fanatisme  ,  lorsqu'un  oiseau  avoit  été  de  bon 
augure  ,  et  que  ce  qu'on  devait  atendre  de 
cet  heureux  présage  ,  étoit  détruit  par  un  au- 
gure contraire  ;  ce  second  augure  ne  s'apeloît 
point  mauvais  augure,  mais  simplement  l'autre 
augure  (i)  ,  ou  Vautre  oiseau.  C'est  pourquoi, 
dit  Fesîus  ,  ce  terme  aller  ,  veut  dire  quelque-* 
fois  contraire  ,  mauvais, 

II  y  avoit  dus  mots  consacrés  pour  les  sa- 
crifices 9  dont  le  sens  propre  et  litéral  étoit 
bien  diférent  de  ce  qu'ils  signifioient  dans  les 
cérémonies  superstitieuses  ;  par  exemple  :  mac- 
tare  ,  qui  veut  dire  magis  auctare  ,  augmenter 
davantage,  se  disoit  des  victimes  qu'on  saçrir- 
fioit.  On  n/avoit  garde  de  se  servir  alors  d'un 
mot  qui  pût  faire  naître  l'idée  funeste  de  la 
mort  ;  on  se  seivoit  par  euphémisme,  de  mac- 
tare  ,  augmenter  ;  soit  que  les  victimes  aug- 
mentassent alors  en  honeur  ,  soit  que  leur  vo- 
lume fut  grossi  par  les  ornernens  dont  on  les. 
paroi t  ;  sait  enfin  que  le  sacrifice  augmentât 
en  quelque  sorte  l'honeur   qu'on    rendoit   aux 

(î)  Altcr  ?  et  pro  non  hcno  ponitur  ,  nt  in  auguriis , 
altéra  cum  appellatiir  avis  quse  utique  prospéra  non  est  \ 
sic  alter  nonimncTuàm  pro  adverse-  dicitur  et  maîo. 

F.estus  ,    v.  alU\\ 


L'   EUPHÉMISME.  153 

Dieux.  Nous  avons  sur  ce  point  un  beau  pas- 
sage de  Varron  ,  que  Ton  peut  voir  ici  au  bas 
de  la  page  (1). 

De  même,  parce  que  cremari ,  être  brûlé, 
auroit  été  un  mot  de  mauvais  augure  ,  et  que 
l'autel  croissoit  ,  pour  ainsi  dire  ,  par  les  her- 
bes/par  les  entrailles  des  victimes  ,  et  par-tout 
ce  qu'on  mettoit  dessus  pour  être  brûlé  (2)  ; 
au  lieu  de  dire  on  brûle  sur  les  autels  ,  ils  di- 
soient 9  les  autels  croissent ,  car  adolere  et  ado- 
lescere  ,  signifient  proprement  croître;  et  ce 
n'est  que  par  euphémisme  que  ces  mots  signi- 
fient brûler. 

C'est  ainsi  que  les  persones  du  peuple  disent 
quelquefois  dans  leur  colère  ,  que  le  bon  Dieu 
vous  emporte  ,  n'osant  prononcer  le  nom  du 
malin  esprit. 

Dans  FEcriture-Sainte  s  le  mot  de  bénir  est 
mis  quelquefois    au  lieu  de   maudire  ,   qui  est 

(1)  Mactare  ,  verbum  et  sacrorum  kat'euphemismon 
dictum  ,  quasi  magis  augere  3  ut  adolere;  imclè  et  maëH 
mentum  quasi  majus  augmenîum  :  nam  hostia*  tanguntur 
molâ  salsâ  ,  et  tum  immolâtes  dicuntur  ;  cum  vero  ictas 
sunt  et  aliquid  es  illis  in  aram  datum  est ,  mactatœ  di- 
cuntur  per  laudationem  ,  itemque  boni  omnis  significa- 
tionem.  Et  cum  illis  moia  salsa  imponitar  ,  dicitur  ,* 
macte  esto.  Varro^  de  vitâ  Pop.  Rom.  1.  II.  dans  les 
fragmens  qui  sont  à  la  fin  des  œuvres  de  Varron  3  d$ 
V édition  de  J.   îanson  ,    Amst.  1703.  p,  63, 

(2)  Adolescunt  Sgnibus  aijge,  Virgfr  Georg,  IV.  V» 
379- 


154  L'  E  U  P  H  i   M   1  S  M  E. 

précisément  le  contraire.  Come  il  n'y  a  rienl 
de  plus  afreux  à  concevoir,  que  d'imaginés 
quelqu'un  qui  s'emporte  jusqu'à  des  impréca- 
tions sacrilèges  contre  Dieu  même  ;  au  lieu  du 
ferme  de  maudire  ,  on  a  mis  le  contraire  par 
euphémisme» 

Naboîh  n'ayant  pas  voulu  vendre  au  rot 
Achab ,  une  vigne  qu'il  possédoit ,  et  qui  étoit 
l'héritage  de  ses  pères  ;  la  reine  Jézabel ,  femme 
d' Achab ,  suscita  deux  faux  témoins  ,  qui  dé- 
posèrent que  Naboth  avoit  blasphémé  contre 
Dieu  et  contre  le  Roi  ;  or ,  l'Ecriture-,  pour 
exprimer  ce  blasphème  ,  fait  dire  aux  témoins  % 
que  Naboth  a  béni  Dieu  et  le  Roi  (i). 

Job  dit  dans  le  même  sens ,  peut-être  que 
mes  enfans  ont  péché  ,  et  qu'ils  ont  béni  Dieu 
dans  leur  cœur  (2).. 

C'est  ainsi  que  dans  ces  paroles  de  Virgile  (?), 
auri  sacra  famés  ,  sacra  se  prend  pour  exe~ 
crabilis ,  selon  Servius  ,  soit  par  euphémisme  , 
soit  par  extension  :  car  il  est  à  observer  que 
souvent  par  extension  ,  sacer  vouloit  dire  èxé- 
trahie.  Ceux  que  la  justice  humaine  avoit  con- 
dânés  ,    et   ceux  qui    &e   dévouaient   pour    le 

(i)  Viri  diabolici  dixerimt  contra  eum  testimonium  co- 
rain  multitudine  ;  benedixit  Nabotîi  Deum  et  Regem. 
Reg.lll.  c.XXI.  v.  io  et  13. 

(2)  Ne  forte  peccaverint  ûlii  rnei  et  benedixerint  De@f 
jîi  cordibus  suis.   Job.  I.  v.   5. 

(3)  Mn.  h  ni.  v,  57* 


l'  euphémisme.  ï$$ 

peuple  ,  étoient  regardés  corne  autant  de  per- 
sones  sacrées.  De-là  ,  dit  Festus  (i)  ,  tout 
méchant  home  est  apelé  sacer»  O  le  maudit 
boufon  ,  dit  Afranius  ,  en  se  servant  de  sa~ 
crum  (l)  :  O  sacrum  scurram  ,  et  malum.  Et 
Plaute  ,  parlant  d'un  marchand  d'esclaves,  s'ex- 
prime en  ces  termes ,  Homini  (  si  leno  est  homo  ) 
quantum  kominum  terra  sustinet ,  sacerrimo. 

On  peut  encore  raporter  à  l'euphémisme  ces 
périphrases  ou  circonlocutions  ,  dont  un  ora- 
teur déiicat  enveioppe  habilement  une  idée  , 
qui,  toute  simple,  exciteroit  peut-être  dans 
l'esprit  de  ceux  à  qui  il  parle  ,  une  image  ou 
des  sentimens  peu  favorables  à  son  dessein 
principal*  Cicéron  n'a  garde  de  dire  au  Sénat , 
que  les  domestiques  de  Milon  tuèrent  Clodius  (1)  ; 

(  I  )  Homo  sacer  is  est  quem  populus  judicavit  ob 
maleficium  ,  neque  fas  est  eum  immolari  ....  ex 
quo  quivis  homo  ,  malus  arque  imprebns  ,  sacer  appellari 
solet.   Festus  ,  v.  sacer. 

Massilienses  ,  quoties  pestilentia  îaborabant ,  unus  se 
ex  pauperibus  offerebat  ,  alendus  anno  integro  publicis 
et  purioribus  cibis.  Kîc  posteà  ,  orna  tus  verbenis  et 
vestibus  sacris  ,  circunducebatur  per  totam  civitatem  9 
cum  execrationibus  ;  ut  in  ipsum  reciderent  mala  tqp 
tius  civitatis  ;  et  sic  projiciebatur.  Servais  ,  in  Mn.  HT. 
v-  57- 

(2)  Fragm.  Yet.  Poét.  Lond.  1713.  p.  i$i2.  PlautJ 
Pœn.   Prolog,   v.   90. 

(3)  Feceiint  id  seTvi  Miîonis  ?  I  .  •  quod  suos  quis-- 
que  servos  in  taii  re  facere  voluisset.  Cic.  pro  Milone*. 
num.  29. 

G6 


«    **   H  E   M   i  s .  M   _ 
*'"Is  firent,   dit-i'      r. 

voulu  que  ses  e  cl  Ce  *ae  ^  ^re  eût 

P-  à  un   merceJre    Z'y0lSqUOaaeà0a& 
-ude,auiieude]VXe,a;r;e^^ 

TOitt  ea  d'oser   Jav„„,  '  7     "e  vew;r  /"" 

P«  enphéia^e    r  T***  °»  ,uî  *« 


L'   A   »    T   I   P   H   R    A   s   Ef 

'ieu  aux   Gr^Zll   kv        «    °nt    don* 
^  gèlent  ^^  ^  ^  --  »»e  figUre 

d*s  fréquens  «J    ;, ,a  M«  no,«  Iujète  a 

lofent  habités  par  de!  Vj  '£S    bords 

-«s,  étoit  apSél  ttT^*' 
««•  favoraklch  ses  hL  '   c  e«-à-dire, 

Cs»  Pourquoi  Ovide  a  dit'c^T  ^f^ 
««  étoit  menteur.  ?       e  nom  de  «"e 

1  Wi0  nora«e  dktus  (e), 

«  "*-  i  m.  eue.  XII,  v<  u!t<  3' 


L*    ANTIPHRASE.  *  57 

Sanctïus  et  quelques  autres  ne  veulent  point 
mettre  l'antiphrase  au  rang  des  figures.  Il  y  a 
en  éfet  je  ne  sais  quoi  d'oposé  à  l'ordre  natu- 
rel ,  de  nomer  une  chose  par  son  contraire  , 
d'apeîer  lumineux  un  objet  ,  parce  qu'il  est 
obscur  ;  l'antiphrase  ne  satisfait  pas  l'esprit. 

Malgré  les  mauvaises  qualités  des  objets  , 
les  anciens  qui  personifioient  tout  ,  leur  do- 
noient  quelquefois  des  noms  flateurs  ,  corne 
pour  se  les  rendre  favorables  ,  ou  pour  se  faire 
un  bon  augure  ,  un  bon   présage. 

Ainsi  c'étoît  par  euphémisme  ,  par  supers- 
tition ,  et  non  par  antiphrase  9  que  ceux  qui 
aloient  à  la  mer  que  nous  apelons  aujourd'hui 
la  Mer  noire  ,  la  nomoient  mer  hospitalière  , 
c'est-à-dire  ,  mer  qui  ne  nous  sera  point  fu- 
neste ,  qui  nous  sera  propice  ,  où  nous  serons 
bien  reçus ,  mer  qui  sera  pour  nous  une  mer 
hospitalière  ,  quoiqu'elle  soit  comunémenî  pour 
les  autres  une  mer  funeste. 

Les  trois  Déesses  infernales  -,  filles  de  l'E- 
rèbe  et  de  la  Nuit  ,  qui ,  selon  la  fable  ,  filent 
la  trame  de  nos  jours  ,  étoient  apelées  les 
Parques  :  de  l'adjectif  parais  ,  quia  parce  nabis 
vitam  tribuunt.  Chacun  trouve  qu'elles  ne 
lui  filent  pas  assez  de  jours.  D'autres  disent 
qu'elles  ont  été  ainsi  apelées  9>  parce  que 
leurs  fonctions  sont  partagées  ;  V arecs  quasi 
partitœ. 

Clotho  colum  retinet  ,  Lachesis  net,  et  Atropos  occat. 
Ce  n'est  donc  point  par  antiphrase  ,  quia  nemini 
parcunt ,  qu'elles  ont  été  apelées  Parques, 


Ijg  l/   ANTIPHRASE. 

Les  Furies ,  Alecto  ,  Thisiphone  et  Mégère* 
ont  été  apelées  Euménides  ,  dérivé  du  grec* 
eumeneis ,  bénévoles  ,  douces,  bienfaisantes.  La 
comune  opinion  est  que  ce  nom  ne  leur  fut 
doné  qu'après  qu'elles  eurent  cessé  de  tour- 
menter Oresté,  qui  avoit  tué  sa  mère.  Ce  prince 
fut ,  dit-on  ,  le  premier  qui  les  apela  Eumé- 
nides (i).  Ce  sentiment  est  adopté  par  le  P.  Sa-- 
nadon.  D'autres  prétendent  que  les  Furies 
étoient  apelées  Euménides  long  «  tems  avant 
qu'Oreste  vînt  au  monde  :  mais  d'ailleurs  cette 
avanture  d'Ôreste  est  remplie  de  tant  de  cir- 
constances fabuleuses ,  que  j'aime  mieux  croire 
qu'on  a  apelé  les  Furies  Euménides  par  euphé- 
misme ,  pour  se  les  rendre  favorables.  C'est  ainsi 
qu'on  traite  tous  les  jours  de  bones  et  de  bien- 
faisantes les  persones  les  plus  aigres  et  les  plus 
dificiles  dont  on  veut  apaiser  l'emportement  , 
ou  obtenir  quelque  bienfait. 

On  dit  encore  qu'un  bois  sacré  est  apelé  lu- 
eus  ,  par  antiphrase  ;  car  ces  bois  étoient  fort 
sombres  ,  et  lucus  vient  de  lucere  r  luire  :  mais 
si  lucus  vient  de  lucere  ,  c'est  par  une  raison 
contraire  à  l'antiphrase  ;  car  corne  il  n'étoit 
pas  permis  ,  par  respect  ,  de  couper  de  ces 
bois  ,  ils  étoient  fort  épais ,  et  par  conséquent 
fort  sombres  ,  ainsi  le  besoin  autant  que  la  su- 
perstition,  avoit  introduit  l'usage  d'y  alumer 
des  flambeaux, 

Mânes  :  les  mânes  r  c'est-à-dire  ,  les  âmes 


(0  Poésies  d'Horace  %  jom,  I.  p.  458. 


l'  a  n  t  i  p  h  r  a  se.  IJ9 

des  morts ,  et  dans  un  sens  plus  étendu  ,  les 
habitans  des  enfers  ,  est  encore  un  mot  qui  a 
doné  lieu  à  l'antiphrase.  Ce  mot  vient  de  l'an- 
cien adjectif  manus  (i),  dont  on  se  servoit  au 
lieu  de  bonus.  Ceux  qui  prioient  les  mânes  (2)  , 
les  apeîoient  ainsi  pour  se  les  rendre  favora- 
bles. Vos  ô  mihi  mânes  este  boni  (3)  ,*  c'est 
ce  que  Virgile  fait  dire  à  Turnus  (4).  Ainsi 
tous  les  exemples  dont  on  prétend  autoriser 
l'antiphrase  ,  se  raportent ,  ou  à  l'euphémisme  9 
ou  à  l'ironie  ;  corne  quand  on  dit  à  Paris  t 
c'est  une  muete  des  haies  ,  c'est-à-dire  ,  une 
femme  qui  chante  pouilles,  une  vraie  harangère 
des  haies  ;  muete  est  dit  alors  par  ironie. 


XVIL 


La    Périphrase. 


Quintilien  met  la  Périphrase  au  rang 
des  tropes  ;  en  éfet ,  puisque  les  tropes  tiènent 
la  place  des  expressions  propres ,  la  périphrase 
est  un  trope  ,  car  la  périphrase  tient  la  place  y 
ou  d'un  mot  ou  d'une  phrase. 

(1)  Festus  3   v.   Manare  ,   mane. 

(2)  Nonnius  y   c.  I.  n.   337. 

(3)  Varr.  de  ling.  lat.  1.  V.  initie. 

(4)  Virg.  Mr.  XII.  v,  647. 


îéô  LA      PÉRIPHRASE. 

Mous  avons  expliqué  dans  la  première  partie 
de  cette  Grammaire  ,  ce  que  c'éîoit  qu'une 
phrase  :  c'est  une  expression  ,  une  manière  de 
parler  ,  un  arangement  de  mots  ,  qui  fait  un 
sens  fini  ou  non   fini. 

La  périphrase  ou  circonlocution  est  un  as- 
semblage de  mots  qui  expriment  en  plusieurs 
paroles  ce  qu'on  auroit  pu  dire  en  moins  ;  et 
souvent  en  un  seul  mot  ;  par  exemple  :  le  vain- 
queur de  Darius  ,  au  lieu  de  dire  ,  Alexandre  t 
V astre  du  jour  ,   pour  dire  le  soleil. 

On  se  sert  de  périphrases  ,  ou  par  bien- 
séance,  ou  pour  un  plus  grand  éclaircissement, 
ou  pour  l'ornement  du  discours  ,  ou  enfin  par 
nécessité. 

1.  Par  bienséance  ,  lorsqu'on  a  recours  k 
la  périphrase  ,  pour  enveloper  les  idées  basses 
ou  peu  honêtes.  Souvent  aussi  ,  au  lieu  de 
se  servir  d'une  expression  qui  exciteroit  une 
image  trop  dure  ,  ou  l'adoucit  par  une  péri- 
phrase ,  corne  nous  l'avons  remarqué  dans  l'eu- 
phémisme. 

1,  On  se  sert  aussi  de  périphrase  pour  éclair- 
cî-r  ce  qui  est  obscur,  les  définitions  sont  au- 
tant de  périphrases  ;  corne  lorsqu'au  lieu  de 
dire  les  Parques  ,  on  dit  ,  les  trois  Déesses 
infernales ,  qui  selon  la  fable  >  filent  la  trame, 
de  nos  jours. 

Remarquez  que  quelquefois  après  qu'on  a 
expliqué  par  une  périphrase  un  mot  obscur  ou 
peu  conu  (i)  ,   on   d'évelope   plus  au  long  h 

(i)  La    Paraphrase» 


LÀ.  PÉRIPHRASE*  l6t 

pensée  d'un  auteur  ,  en  ajoutant  des  réflexions 
où  des  circonstances  qu'il  auroit  pu  ajouter 
lui-même  ;  mais  alors ,  ces  sortes  d'explications 
plus  ampies  et  conformes  au  sens  de  l'auteur, 
sont  ce  qu'on  apè!e  des  paraphrases  ;  la  para- 
phrase est  une  espèce  de  comentaire  :  on  re- 
prend le  discours  de  celai  qui  a  déjà  parié  , 
on  l'explique  ,  on  l'étend  davantage  en  suivant 
toujours  son  esprit.  Nous  avons  des  paraphrases 
des  Psaumes  ,  du  livre  de  Job  ,  du  nouveau 
Testament ,  etc.  Nous  avons  aussi  des  para- 
phrases de  l'Art  poétique  d'Horace  ,  ce,  La 
périphrase  ne  fait  que  tenir  la  place  d'un  met 
ou  d'une  expression  ;  au  fond  elle  ne  dit  pas 
davantage  ;  au  lieu  que  la  paraphrase  ajoute 
d'autres  pensées  ,  elle  explique ,  elle  déveîôpe. 

3.  On  se  sert  de  périphrases  pour  l'ornement 
du  discours  ,  et  sur-tout  en  poésie.  Le  génit 
de  la  poésie  consiste  à  amuser  l'imaginatioa 
par  des  images  qui  au  fond  se  réduisent  sou-* 
vent  à  une  pensée  que  le  discours  ordinaire- 
exprimeroit  avec  plus  de  simplicité,  mais  d'une 
manière  ou  trop  sèche  ou  trop  basse  \  la  pé- 
riphrase poétique  présente  la  pensée  sous  une 
forme  plus  gracieuse  ou  plus  noble  :  cest  ainsi 
qu'au  lieu  de  dire  simplement  à  la  pointe  du 
jour  ,  les  poètes  disent  : 

L'aurore   cependant   au  visage  vermeil  , 
Ouvroit   dans    l'Orient   le  palais  da  soleil  : 
La  nuit  en  d'autres  lieux  portoit  ses  voiles  sombres t 
Les  songes  voltigeans  fuyoient  avec  les  ombres  (1), 
(1)  Hcnriade  ,  cb.  VI, 


î6l  LA      PÉRIPHRASE. 

Madame    Dacier    comence  le  XVIL   livre   de 
TOdyssée  d'Homère  par  ce  vers  : 

Dès  que  la  belle  aurore   eut   annoncé   le  jour. 

Et  ailleurs  elle  dit  :  (i)  «  La  brillante  Aurore 
«  sortoit  à  peine  du  sein  de  l'Océan  ,  pour 
»  anoncer  aux  Dieux  et  aux  homes  le  retour 
;>  du  soleil.  » 

Pour  dire  que  le  jour  finit,  qu'il  est  tard, 
cdvesperascit  ,  Virgile  dit  qu'on  voit  déjà 
fumer  de  loin  les  cheminées  5  que  déjà  les 
ombres  s'alongent  et  semblent  tomber  des  mon- 


Et  jam  sumraa  procul  villanim  culmina  fumant  % 
Majoresque  cadunt  altis  de  montibus  umbrœ   (2), 

Boileau  a  dit  par   imitation  : 

Les  omLres  cependant  sur  la  ville  épandues 

Du  faîte  des  maisons  descendent  dans  les  rue>s  (3). 

On  pourra  remarquer  tin  plus  grand  nombre 
d'exemples  pareils  dans  les  auteurs.  Je  me  con- 
tenterai d'observer  ici  qu'on  ne  doit  se  servir 
de  périphrases  que  quand  elles  rendent  le  dis- 
cours plus  noble  ou  plus  vif  par  le  secours 
des  images.   Il  faut  éviter  les  périphrases    qui 

(1)  Iliade,  1.  XIX. 

(2)  Ed.  ï.   v.  83. 
{3)   Lutrin,  ck.  IL 


LA      PERIPHRASE,  l6j 

ne  présentent  rien  de  nouveau  ,  qui  n'ajoutent 
aucune  idée  accessoire  ,  elles  ne  servent  qu'à 
ndre  le  discours  languissant  :  si  après  avoir 
h  d'un  home  accablé  de  remords  ,  qu'i/  est 
toujours  triste  ;  vous  vous  servez  de  quelque 
périphrase  qui  ne  dise  autre  chose  ,  sinon  que 
eet  home  est  toujours  sombre  ,  rêveur  ,  mélan- 
colique et  de  mauvaise  humeur,  vous  ne  ren- 
drez guère  votre  discours  plus  vif  par  de  telles 
expressions.  M.  Boileau  ,  sur  un  sujet  pareil  > 
a  fait  d'après  Horace  une  espèce  de  périphrase  9 
qui  tire  tout  son  prix  de  la  peinture  dont  elle 
ocupe  l'imagination  du  lecteur. 

Ce  fou  rempli  d'erreurs  que  le  trouble  acompagne  (i)  £ 
Et  malade  à  la  ville  ainsi  qu'à  la  campagne  , 
En  vain  monte  à  cheval  pour  tromper  son  ennui  (2)  * 
Le  chagrin  monte  en  croupe  et  galope  avec  lui. 

Le  même  poëte  ,  au  lieu  de  dire  ,  pendant  que 
je  suis  encore  jeune,  se  sert  de  trois  périphrases 
qui  expriment  cette  même  pensée  sous  trois 
images  diférentes* 

Tandis  que  libre  encor ,  malgré  les  destinées  r 
Mon  corps  n'est  point  courbé  sous  le  faix  des  années  £ 
Qu'on  ne  voit  point  mes  pas  sous  l'âge  chanceler  , 
Et  qu'il  reste  à  la  Parque  encor  de  quoi  filer  (3). 

(0  EP.  V. 

(2)  Post  equitem  sedet  atra  cura»  Hor.  L  III»  od.  I* 
v.  40. 

(3)  *at*  I, 


Ï&4  £   A      PÉRIPHRASE. 

On  doit  aussi  dviîer  les  périphrases  obscures 
et  trop  enflées.  Celles  qui  ne  servent  ni  à  la 
clarté,  ni  à  l'ornement  du  discours,  sont  dé- 
fectueuses. C'est  une  inutilité  désagréable  qu'une 
périphrase  à  la  suite  d'une  pensée  vive  ,  claire  , 
solide  et  noble.  L'esprit  qui  a  été  frapé  d'une 
pensée  bien  exprimée,  n'aime  point  à  la  retrou- 
ver sous  d'autres  formes  moins  agréables,  qui 
ne  lui  aprènent  rien  de  nouveau  ,  ou  rien  qui 
l'intéresse.  Apre;  que  le  père  des  trois  Horaces  , 
dans  l'exemple  que  j'ai  déjà  raporté  ,  a  dit  qu'il 
mourût ,  il  devoit  en  demeurer  là  ,  et  ne  pas 
ajouter  : 

Ou  qu'un  beau  désespoir  enfin  îe  secourut* 

Marot ,  dans  une  de  ses  plus  belles  épitres, 
raconte  agréablement  au  roi  François  Ler  le 
malheur  qu'il  a  eu  d'avoir  été  volé  par  son  valet, 
qui  lui  avoît  pris  son  argent  ,  ses  habits  ,  et 
son  cheval  \  ensuite  il  dit  ; 

Et  néanmoins  ce  que  je  vous  en   mande, 

N'est  pour  vous  faire  ou  requête  ou  demande  : 

Je  ne  veux  point  tant  de   gens    ressembler  , 

Qui  n'ont  souci  autre  que   d'assembler  ; 

Tant  qu'ils  vivront    ils  demanderont  ,   eux  : 

Mais   je  eomence  à   devenir   bonteux  , 

Et   ne  veux   point  à   vos    dons   m'arêter» 

Je   ne  dis   pr.s  ,  si  voulez  rien   prêter  , 

Que  ne  le  prène   :  il  n'est   point   de  prêteur  , 

S'il  veut  prêter  ,   qui  ne  fasse  un  debteur. 


LA      P  É  R  I   P  Ô   R   A   S   E.  165 

Et  savez-vous  ,   Sire  ,  corne  je   paie  ? 
Nul    ne  le   sait   si  premier    ne   l'essaie. 
Vous   me  devrez  3    si    je    puis  ,   de  retour  '3 
Et   vous  ferai   encore ,   un  bon   tour  ; 
A  celle  fin   qu'il   n'y    ait   faute  nulle. 
Je  vous  ferai  une  belle  cédule  , 
A  vous  payer  ,  sans  usure  il  s'entend  , 
Quand  on  verra  tout   le  monde  content  ; 
Ou  si   voulez  t    à  payer  ce  fera  , 
Quand  votre   loz  et   renom   cessera, 

Voilà  où  le  génie  conduisit  Marot  ,  et  voilà 
où  Part  devoit  le  faire  arrêter  :  ce  qu'il  dit 
ensuite  que  les  deux  princes  Lorains  le  plaide- 
ront ,  et  encore  : 

Avisez  donc  ,   si  vous   avez    désir 

De  rien  prêter  ,    vous   me   ferez  plaisir  ; 

Tout  cela ,  dis-je  ,  n'ajoute  plus  rien  à  la  pen- 
sée ;  c'est  ce  que  Cicéron  apèle  verborum  vel 
optimorum  atque  ornatissimorum  sonitus  ina- 
nis  (l)  :  Que  s'il  y  avoit  quelque  chose  de  plus 
à  dire  ,  ce  sont  les  douze  derniers  vers  qui  font 
un  nouveau  sens  ,  et  ne  sont  plus  une  péri- 
phrase qui  regarde  l'emprunt. 

Voilà  le  point    principal  de  ma  lettre  , 

Vous   savez   tout  5   il   n'y  faut    plus  rien  mettre» 

Rien  mettre  las  1  Certes  ,  et  si  ferai  , 

En  ce  faisant   mon  style   j'enflerai , 

(ï)  Cic.  de  Orat.  1,  I.  n,  VII.  aliter.   51. 


U6 


LA     PÉRIPHRASE. 


Disant  ,  ô  Roi  amoureux  des  neuf  Muses  , 
Roi  ,  en   qui  sont  leurs   sciences   infuses  f 
J&oi  ,  plus   que    Mars  ,  d'honeurs  environé  , 
Roi  ,  le  plus   Roi    qui  fut   onc  couronné  ; 
Dieu   tout  puissant  te   doint  ,   pour  t'estréner  f 
iLes   quatre    coms   du  monde    à  gouverner  , 
Tant  pour  le  bien  do   la   ronde  machine  , 
Que   pour  autant  que  sur  tous  en  es   digne. 

4.  Oa  se  sert  de  périphrase  par  nécessité  , 
quand  il  s'agit  de  traduire  ,  et  que  la  langue 
du  traducteur  n'a  point  d'expression  propre 
qui  réponde  à  la  langue  originale  :  par  exemple , 
pour  exprimer  en  latin  une  péruque  ,  il  faut 
dire  corna  adscititia  ,  une  chevelure  emprun- 
tée, des  cheveux  qu'on  s'est  ajustés.  Il  y  a  en 
latin  des  verbes  qui  n'ont  point  de  supin  5  et 
par  conséquent  point  de  participe  ;  ainsi  au 
iieu  de  s'exprimer  par  le  participe  ,  on  est 
obligé  de  recourir  à  la  périphrase  fore  ut ,  esse 
futurumut;  j'en  ai  doné  plusieurs  exemples  dans 
la  syntaxe. 


XVII  L 

L'Hypali,age. 

Virgile,  pour  dire  mettre  à  la  voile,  a 
dit  (i)  ,  dare  classibus  austros  :  l'ordre  naturel 
demandoit  qu'il  dit  plutôt^  dare  classes  austris, 

(1)  ALnçidoSt 


l'hy^allage.  î6y 

Cfcéron ,  dans  l'oraison  pour  Marcellus ,  dit 
à  César  qu'on  n'a  jamais  vu  dans  la  ville  son 
épée  vuide  du  foureau  ,  gladium  vaginâ  va- 
cuum  in  urbe  non  vidimus.  Une  s'agit  pas  du 
fonds  de  la  pensée  ,  qui  est  de  faire  entendre 
que  César  n'avoit  exercé  aucune  cruauté  dans 
la  ville  de  Home  ,  il  s'agit  de  la  combinaison 
des  paroles  qui  ne  paroissent  pas  liées  entre 
elles  corne  elles  le  sont  dans  le  langage  ordi- 
naire ,  car  vacuus  se  dit  plutôt  du  foureau  que 
de  l'épée. 

Ovide  comence  ses  métamorphoses  par  ces 
paroles  : 

In  nova    fert  anlmus  mutaîas  dicere  formas 
Copora. 

La  construction  est  aninius  fert  ad  me  dicere 
formas  mut  a  tas  in  nova  corpora.  Mon  génie 
nie  porte  à  raconter  les  formes  changées  en 
de  nouveaux  corps  :  il  étoit  plus  naturel  de 
dire ,  à  raconter  les  corps  >  c'est-à-dire  ,  à  parler 
des  corps  changés  en  de  nouvelles  formes. 

Vous  voyez  que  dans  ces  sortes  d'expres- 
sions ,  les  mots  ne  sont  pas  construits ,  ni  com- 
binés entr'eux  ,  corne  ils  le  devroient  être  ,  selon 
la  destination  des  terminaisons  et  la  construction 
ordinaire.  C'est  cette  transposition  ou  change- 
ment de  construction  qu'on  apèle  Hypallage  ^ 
mot  grec  qui  signifie  changement. 

Cette  figure  est  bien  malheureuse  :  les  Rhe- 
theurs  disent  que  c'est  aux  Grammairiens  à  e» 


î68  l'hypallage. 

parler  (i)  ,  Grammaticorum  potius  schéma  est 
quant  tropus  ,  dit  Vossius  ;  et  les  Grammai- 
riens la  renvoient  aux  Rhéteurs  (a)  :  l'hy- 
pallage ,  à  vrai  dire  >  n'est  point  une  figure 
de  Grammaire  ,  dit  la  nouvèle  méthode  de 
Port  -  Royal.  C'est  une  trope  ou  une  figure 
d'élocuîion. 

Le  changement  qui  se  fait  dans  la  construc- 
tion des  mots  par  cette  figure  ,  ne  regarde 
pas  leur  signification  ^  ainsi  en  ce  sens  cette 
figure  n'est  point  un  trope  ,  et  doit  être  mise 
dans  la  classe  des  idiotismes  ou  façons  de  par- 
ler particulières  à  la  langue  latine  :  mais  j'ai, 
cru  qu'il  n'étoic  pas  inutile  d'en  faire  mention 
parmi  les  tropes  ;  le  changement  que  l'hypal- 
lage fait  dans  la  combinaison  et  dans  la  cons- 
truction des  mots  ,  est  une  sorte  de  trope  ou 
de  conversion.  Après  tout ,  dans  quelque  rang 
qu'on  juge  à  propos  de  placer  l'hypallage  , 
il  est  certain  que  c'est  une  figure  très-remar- 
quable. 

Souvent  la  vivacité  de  l'imagination  nous 
fait  parler  de  manière  ,  que  quand  nous  venons 
ensuite  à  considérer  de  sang-froid  l'arangement 
dans  lequel  nous  avons  construit  les  mots  dont 
nous  nous  somes  servis  ,  nous  trouvons  que 
nous  nous  somes  écartés  de  Tordre  naturel  , 
et  de  la  manière  dont  les  autres  homes  cons- 
truisent les  mots  quand  ils  veulent  exprimer  la 


(i)   Inst.   Orat.   1.   IV.   C  XIII.  art.   12. 
(2)  Des  fig.  de  Const.  ch.  VI.  P-  558, 


même 


l/   HYPALLAGE.  169 

même  pensée  ;  c'est  un  manque  d'exactitude 
dans  les  modernes  ,  mais  les  langues  anciennes 
autorisent  souvent  ces  transpositions  :  ainsi  dans 
les  anciens  la  transposition  dont  nous  parlons 
est  une  figure  respectable  qu'on  apèle  hypallage  , 
c'est-à-dire  ,  changement  ,  transposition  ,  ou 
renversement  de  construction.  Le  besoin  d'une 
certaine  mesure  dans  les  vers  ,  a  souvent  obligé 
les  anciens  poètes  d'avoir  recours  à  ces  façons 
de  parler  ,  il  faut  convenir  qu'elles  ont  quel- 
quefois de  la  grâce  ,  aussi  les  a-t-on  élevées 
à  la  dignité  d'expressions  figurées  ;  et  en  ceci 
les  anciens  l'emportent  bien  sur  les  modernes , 
à  qui  on  ne  fera  pas  de  long-tems  le  même 
honeur. 

Je  vais  ajouter  encore  ici  quelques  exemples 
de  cette  figure  ,  pour  la  faire  mieux  conoitre, 
Virgile  fait    dire  à   Didon  : 

Et  cum  frigida  mors  anima  seduxerit  artus  fi). 

Après  que  la  froide  mort  aura  séparé  de  mon 
ame  les  membres  de  mon  corps r,  il  est  plus  or- 
dinaire de  dire  aura  séparé  mon  ame  de  mon 
corps  :  le  corps  demeure  ,  et  Pâme  le  quitte  ; 
ainsi  Servius  et  la  plupart  dos  comentateurs 
trouvent  un  hypallage  dans  ces  paroles  de 
Virgile. 

Le  même  poè'te  parlant  d'Enée  et  de  la  Sibylle 
qui  conduisit  ce  héros  dans  les  enfers  ,  dit  : 

Ibant-  obscuri  solâ  sub  nocte  per  umbraira  (2). 

(1)    JEn.   1.    IV.  v.  3B5. 

GO  JB&.  1.  VI.  v.  268. 

H 


179  LHYPAEIACE. 

Pour  dire  qu'ils  marchotent  tout  seuls  dans  le$  I 
ténèbres  d'une  nuit  sombre*  <Servius  et  le  P.  de 
la  Rue  disent  que  c'est  ici  une  hypallage,  pour 
ibant  soli  sub  obscurâ  nocte. 
Horace  a  dit  : 

Pocula  letha?os  ut  si  ducentia   somnos 
Traxerîm    (1). 

Corne  si  fayots  hu  les  eaux  qui  amènent  le 
some'il  du  fleuve  Lethé.  Il  étoit  plus  naturel  de 
dire  pocula  Lethecz  ,  les  eaux  du  fleuve  Léthé. 

Virgile  a  dit  qiiEnée  ralume  des  feux  presque 
éteints* 

Sopitos  suscitât  ignés  (2), 

Il  n'y  a  point  là  d'hypallage  ,  car  sopitos  ,  selon 
îa  construction  ordinaire,  se  raporte  à  ignés  : 
niais  quand  pour  dire  qiiEnée  ralume  sur  V autel 
d'Hercule  le  feu  presque  éteint ,  Virgile  s'exprime 
en  ces  termes  : 

.,..•..•   Herculels  sopitas  ignibus  aras 
Excitât   (3). 

Alors  il  y  a  une  hypallage  ;  car  selon  la 
combinaison  ordinaire  ,  il  auroit  dit  ,  excitât" 
ignés  sopitos  in  avis  Herculeis  ,  id  est ,  Herculi 
sa  cris* 

Au  livre  XII ,  pour  dire,  si  au  contraire  Mars 
fait  tourner  la  victoire  de  notre  côté  ^  il  s'exprime 
en  ces  termes  : 

(1)  Hor.  1.  V.  od.  XIV.  v.  3. 

(2)  Mu.  1.  V.  v.  743. 

(3)  Mn.  1.  YIII.  v.  542« 


t*  HYPALLAGE.  17X 

Sin  nostrum  annuerit  nobis  Victoria  Martem  (1). 

Ce  qui  est  une  hypallage  (a)  ,  selon  Servius, 
Hypallage  :  pro  sin  noster  Mars  annuerit  nobis 
victorlam  :  nam  Martem  Victoria  comitatur. 

On  peut  aussi  regarder  come  une  sorte  d'hy- 
paliage  ,  cette  façon  de  parler  selon  laquelle 
on  remarque  par  un  adjectif  ,  une  circonstance 
qui  est  ordinairement  exprimée  par  un  adverbe  : 
c'est  ainsi  qu'au  lieu  de  dire  qu'Enée  envoya 
promptement  Achate  ,    Virgile   dit   : 

•     .     .     •     .     .  Rapidam  ad  naves  prsbinrttit  Acnaten ,, 
Ascanio  (3) 

Rapidutn  est  pour  promptement ,  en  diligence* 

Age  diversas  ,  c'est-à-dire  ,  chassez-les  çà 
et  là  (4). 

Jamque  ascendebant  coîlem  qui  plurlmus  urbi   imrai- 
net  ÏS). 

Plurimus  ,  c'est-à-dire  ,  en  long ,  une  coline  qui 
domine  ,  qui  règne  tout  le  long  de  la  ville. 

Médius  ,  summus  ,  infirnus  ,  sont  souvent  em- 
ployés en  latin  dans  un  sens  que  nous  rendons 
par  des  adverbes  ,  et  de  même  nullus  pour 
non  :  memini  (6)  ,  tametsi  nullus  rnoneas  pour 
non  moneas  ,  come  Donat  Pa  remarqué, 

(1  )  jEr.  1.  XII.  v.  187, 

(2)  Servius.   ïlid. 

(3)  JEn.  1.   I.   v.   644. 

(4)  Ibid.   v.  70. 

(5)  JEn.   1.  L    v.   413. 

(6)  Ter,  Eun.    Act.  II.  se»   I.   v.  10. 

H  x 


17*  "  l'hypallage. 

Par  tous  ces  exemples  on   peut  observer  : 

I.  Qu'il  ne  faut  point  que  l'hypaîlage  aporfe 
de  l'obscurité  ou  de  l'équivoque  à  la  pensée. 
ïl  faut  toujours  qu'au  travers  du  dérangement 
de  construction  ,  le  fonds  de  la  pensée  puisse 
être  aussi  facilement  démêlé  ,  que  si  l'on  se  fût 
servi  de  Parangement  ordinaire.  On  ne  doit 
parler  que  pour  être  entendu  par  ceux  qui  conçus- 
sent le  génie  d'une  langue. 

a.  Ainsi  quand  la  construction  est  équivo- 
que ,  ou  que  les  paroles  expriment  un  sens 
contraire  à  ce  que  l'auteur  a  voulu  dire  ;  ou 
doit  convenir  qu'il  y  a  équivoque  ,  que  l'au- 
teur a  fait  un  contre-sens.,  et  qu'en  un  mot 
il  s'est  mal  exprimé.  Les  anciens  étoient  homes, 
et  par  conséquent  sujets  à  faire  des  fautes  com2 
nous.  Il  y  a  de  la  petitesse  et  une  sorte  de 
fanatisme  à  recourir  aux  figures  pour  excuser 
ces  expressions  qu'ils  condaneroient  eux-mêmes, 
et  que  leurs  contemporains  ,  ont  souvent  con- 
dânées.  L'hypaîlage  ne  prête  pas  son  nom  aux 
contre-sens  et  aux  équivoques  ;  autrement  tout 
seroit  confondu  ^  et  cette  figure  deviendrait  ua 
asile  pour  Terreur  et  pour  l'obscurité. 

3.  L'hypaîlage  ne  se  fait  que  quand  on  ne 
suit  point  dans  les  mots  l'arangement  établi 
dans  une  langue  ;  mais  il  ne  faut  point  juger 
de  l'arrangement  et-  de  la  signification  des  mots 
d'une  langue  par  l'usage  établi  en  une  autre 
langue  pour  exprimer  la  même  pensée.  Nous 
disons  en  français  ,  je  vie  repens  ,  je  wJajiige 
de  ma  faute  ;  Je  est  le  sujet  d^  la  proposition  s 


l'  h  y  p  a  l  l  a  g  e.  173 

c'est  !e  nominatif  du  verbe  :  en  iatin  on  prend 
un  autre  tour  ,  les  tenues  de  la  proposition  ont 
-  un  autre  arangernent  :  je  ,  devient  le  terme  de 
Faction  ;  ainsi  ,  Selon  la  destination  des  cas  , 
je  ,  se  met  à  l'acusatif  ;  le  souvenir  de  ma  faute 
m'aflige  j  m'afecte  de  repentir  ,  tel  est  le  tour 
latin  y  pœnitet  me  culpœ  ,  c'est-à-dire  ,  rzzor- 
datio  ,  ratio  ,  respectas  ,  vïiium  cul p  es  poenitet 
me  (1)  :  Phèdre  a  dit  (a)  ,  raj/ûr  nequiiiœ  pour 
nequïtia  ;  re*  «"ii  pour  cihus.  Voyez  les  ob- 
servations que  nous  avons  faites  sur  ce  sujet 
dans  la  syntaxe. 

Il  n'y  a  donc  point  d'rn^pallage  dans  pœnitet 

me  culpœ  ,  ni  dans  les  autres  façons  de  parler 

semblables  :   je  ne  crois   pas   non  plus  ,    quoi 

-qu'en  disent  les  Comentateurs  d'Horace  ,  qu'il 

y  ait  une  hypaiiage  dans  ces  vtrs  de  l'Ode  17 

•  du  livre   premier, 

Velox   ï?ma?Riï!iî    sacpè    Lucrétile  m 
Mutât   Lycseo    Faiums. 

C'est-à-dire  ,  que  Fanne  prend  souvent  eii 
échange  le  Lucrétile  pour  le  Lycée  ,  il  vient 
souvent  habieer  le  Lucrétile  (auprès  de  la  mai- 
son de  campagne  d'Horace  )  ,  et  qcite  pour 
cela  le  Lycée,  sa  demeure  ordinaire.  Tel  est 
le  sens  d'Horace  ,  corne  la  suite  de  l'ode  le 
done  nécessairement  à  entendre.  Ce  sont  les  par 
roies  du  P.    Sanadon  ,   qui   trouve  dans  cette 

(1)  L.  m.  f.   8.  v.  15. 
00  L.  III.  f.  7.  v.  4. 


174  X'  H   Y   P  A   I  I   A   G   E. 

façon  de  parler  (i)  une  vraie  hypallage  ou  un 
renversement  de  construction. 

Mais  il  ne  paroît  pas  que  c'est  juger  du 
latin  par  le  français  ,  que  de  trouver  une  hy- 
pallage dans  ces  paroles  d'Horace  ,  Lucretilem 
mutât  Lycao  Faunus.  On  comence  par  atacher 
à  mutare  la  même  idée  que  nous  atachons  à 
notre  verbe  changer  ;  doner  ce  quon  a  pour 
ce  quon  n'a  pas  ;  ensuire  ,  sans  avoir  égard 
à  la  phrase  latine  ,  on  traduit  ,  Faune  change 
le  Lucrétile  pour  le  Lycée  :  et  corne  cette  ex- 
pression signifie  en  français  ,  que  Faune  pass« 
du  Lucrétile  au  Lycée  ,  et  non  du  Lycée  au 
Lucrétile,  ce  qui  est  pourtant  ce  qu'on  sait 
bien  qu'Horace  a  voulu  dire  ,  on  est  obligé  de 
recourir  à  l'hypallage  pour  sauver  le  contre- 
sens que  le  français  seul  présente.  Mais  le  ren- 
versement de  construction  ne  doit  jamais  ren- 
verser le  sens,  corne  je  viens  de  le  remarquer, 
clest  la  phrase  même  ,  et  non  la  suite  du  dis- 
cours ,  qui  doit  faire  entendre  la  pensée  ,  si  ce 
r/est  dans  toute  son  étendue  ,  c'est  au  moins 
dans  ce  qu'elle  présente  d'abord  à  l'esprit  de 
ceux  qui  savent  la  langue. 

Jugeons  donc  du  latin  par  le  latin  même  , 
et  nous  ne  trouverons  ici  ni  contre  -  sens  ni 
hypallage,  nous  ne  verrons  qu'une  phrase  la- 
tine fort  ordinaire  en  prose  et  en  vers. 

On  dit  en  latin  donare  munera  alicui ,  doner 

(x)  Voyez  les  remarques  du  P.  Sanadon  ,  à  l'occasion 
de  Lucana  mutet  pascuis  ,  vers  28  3  de  FOde  Ibis  liburnisé 
Poésies  d'Horace  *  tom.  I.  p.   17$. 


L'   H   Y   P   A  L  L    A  -G   E.  17  5 

des  présens  à  quelqu'un  ,  et  l'on  dit  aussi  do- 
nare  aliquem  munere  ,  gratifier  quelqu'un  d'un 
présent  :  on  dit  également  circumdare  urbcvi 
manibus  ,  et  circumdare  m  ce  nia  urbi  ;  de  même, 
on  se  sert  de  mutare  ;  soit  pour  doner  ,  soit 
pour  prendre  une  chose  au  lieu  d'une  autre. 

Muta  (1)  ,  disent  les  étymoiogiens ,  vient  de 
motu  ;  mutare  quasi  motare.  L'anciène  manière 
d'acquérir  ce  qu'on  n'avoit  pas  ,  se  faisoit  par 
des  échanges  ;  de  -  là  muto  signifie  également 
acheter  ou  vendre  ,  prendre  ou  doner  quelque 
chose  au  lieu  d'une  autre  ,  emo  aut  vendo  ,  d;t 
■Martinius,  et  il  cite  Colurneîle,  qui  a  dit  porc  us 
lactens  aère  mutandus  est ,  il  faut  acheter  un 
cochon  de  lait. 

Ainsi ,  mutât  Lucretilem  ,  signifie  vient  pren- 
dre ,  vient  posséder  ,  vient  habiter  le  Lucré- 
tile  ;  il  achète  ,  pour  ainsi  dire  ,  le  Lucrétile 
par  le  Lycée. 

AL  Dacier  ,  sur  ce  passage  d'Horace  ,  re- 
marque qu'Horace  parle  souvent  de  même  ,  et 
je  sais  bien  ,  ajoute-t-ii ,  que  quelques  histo- 
riens Vent  imité, 

Lorsqu'Ovide  fait  dire  à  Médée  qu'elle  vou- 
droit  avoir  acheté  Jason  pour  toutes  les  richesses 
gle  l'univers ,  il  se  sert  de  mutare. 

Quemque  ego  cum  rébus  quas  totus  possidet  orbls 
^tisoaidem  matasse  velim  (2). 

Où  vous  voyez  que  corne   Horace  ,   Ovide 

(ï)  Mart.  Lex.  V.  muîo. 
(2)  Met.  1.  VII.  v.   %?. 

H  4 


I76  l'   H  T  ?   A  L  L   A   G  E, 

emploie  mutare  dans  le  sens  à'aquêrir  ce  qu'on 
n7a  pas  ,  de  prendre  ,  d'acheter  une  chose  en 
■  en  donnant  une  autre  (1),  Le  F.  Sanadon  re- 
marque qu'Horace  s'est  souvent  servi  de  mu- 
tare en  ce  sens  ,  matavit  lugubre  sagum  pu- 
nko  (2) ,  pour  punie um  sagum  lugubri  y  mutcù 
lucana  calabris  pascuis  (3)  ,  peur  calabra  pas- 
cua  lucànis  :  mutât  uvain  strigili  (4)  ,  pour 
strïgïlim   uva. 

L'usage  de  mutare  aliquid  aliquâ  re  dans  le 
sens  de  prendre  en  échange  ,  est  trop  fréquent 
pour  être  autre  chose  qu'une  phrase  latine  , 
corné  donare  cliquent  aliquâ  re ,  gratifier  quel- 
qu'un de  quelque  chose  ,  et  circttmdare  mania 
urbi ,  douer  àes  murailles  à  une  ville  tout  au- 
teur ,  c'est-à-dire ,  entourer  une  ville  de  mu- 
railles :  l'hypallage  ne  se  met  pas  ainsi  à  tous 
les  tours. 


X  î  X. 

L*   O  N  O   M    A   T   O  1*   È   E. 

L'onomatopée  est  une  figure  par  laquelle 
tin  mot  imhe  le  son  naturel  de  ce  qu'il  sigajl 
fie.   On  réduit  sous  cette  figure  les  mots  foi| 


(1)  Tome   I.  p.    175. 

(2)  L..V.  Od.  IX. 

(3)  L.  V.  Od.  ï. 

(4)  L.  II.  Sat.  VIL  v.   110; 


l'  o  n  o  m  a  t  o  p  k  K.  177, 
mes  par  imitation  du  son  ;  corne  ie  glouglou  de 
la  bouteille;  le  cliquetis  ,  c'est-à-dire,  le  bruit 
que  font  les  boucliers  ,  les  épées  et  les  autres 
armes  en  se  choquant.  Le  trictrac  qu'on  apeloit 
autrefois  tictac  ;  sorte  de  jeu  assez  comun  , 
ainsi  nomé  du  bruit  que  font  les  darnes  et 
les  dés  dent  on  se  sert  à  ce  jeu  :  Tinnitus  aeris  , 
tintement  :  c'est  le  son  clair  et  aigu  des  mé- 
taux :  B'dbire  ,  bilbit  amphora  ,  la  petite  rc\  - 
teille  ïilt  gloU  glou  :  on  le  dit  d'une  petite 
bouteille  dont  le  goulot  est  étroit.  Taratan- 
tiira  ,  c'est  le   bruit  de  la  trompeté. 

At    tuba    îerri&ili   sonitu    taratanîara  àixii 

C'est  un  ancien  vers  d'Ennius  ,  au  raport 
de  Servius,  Virgile  en  a  changé  le  dernier  hé- 
mistiche ,  qu'il  n'a  pas  trouvé  assez  digne  de 
la  poésie  épique  :  Voyez  Servius  sur  ce  vers 
de    Virgile   : 

At  tuba  îerrife'Ii  soaitu  procul  aère  canoro 
Increpuit  (1). 

Cachinnus  ,  c'est  un  rire  immodéré,  Cachinno  r 
onis  ;  se  dit  d'un  homme  qui  rit  sans  retenue  : 
ces  deux  mots  sont  formés  du  son  ou  du  bruit 
que  l'on  entend  quand  quelqu'un  rit  avec  éclat. 

Il  y  a  aussi  plusieurs  mots  qui  expriment 
le  cri  des  animaux  >  corne  bêler  ,.  qui  se  dit  des 
brebis. 

Baubari ,  aboyer ,  se  dit  des  gros  chiens.  La- 
trare ,  aboyer  ,  hurler  (a)  ,  c'est  le  mot  gêné— 

(1)  JEn.  1.  IX.  y.  503. 

(2)  Zucr,  1.  Y.   v.   1072, 

h  5 


I78  L'   O   K   O    M    A   T   O   P   É   E. 

*ique.  Mutire  ,  parler  entre  les  dents  ,  mur- 
murer ,  gronder  ,  corne  les  chiens  ;  mu  cauum 
est  ,   undè  mutire  ,  dit    Charisius. 

Les  noms  de  plusieurs  animaux  sont  tirés  de 
leurs  cris ,  sur-tout  dans  les  langues  originales. 

Upupa  ,  hupe  ,  hibou. 

Cuculus  ,  qu'on  prononçait  coucoulous  ,  un 
coucou  ,   oiseau. 

Hinmdo  ,  un  hiro ndèîe. 

Ulula  ,   chouète. 

Bubo  ,   hibou. 

Gracculus  ,  un  cohucas ,  espèce  de  corneille. 

Callina  ,   une   poule. 

Cette  figure  n'est  point  un  trope ,  puisque 
le  mot  se  prend  dans  le  sens  propre  :  mais 
j'ai  cru  qu'il  n'étoit  pas  inutile  de  la  remarquer 
ici. 


X  X. 

Qu'un  même  mot  peut  être  doublement  figuré. 

Il  est  à  observer  que  souvent  un  mot  est 
doublement  figuré;  c'est-à-dire,  qu'en  un 
certain  sens  il  apa'rtient/à  un  certain  trope, 
et  qu'en  un  autre  sens  ,  il  peut  être  rangé  sous 
un  autre  trope.  On  peut  avoir  fait  cette  re- 
marque dans  quelques  exemples  que  j'ai  déjà 
raportés.  Quand  Virgile  dit  de  Bitias  ,  que pleno 
se  proluit  auro  ,  auro  se  prend  d'abord  pour  la 
coupe  ,  c'est  une  synecdoque  de  ht  matière  , 


MÊME      MOT,    etc.  î?9 

pour  fa  chose  qui  en  est  faite  ;  ensuite  la  coupe 
se  prend  pour  la  liqueur  qui  étoit  contenue  dans 
cette  coupe  :  c'est  une  métonymie  du  conte- 
nant pour  le  contenu. 

Nota  ,  marque  ,  signe  ,  se  dit  en  général  de 
tout  ce  qui  sert  à  conoître  ou  remarquer  quel- 
que chose  :  mais  lorsque  nota  ,  (note  )  se  prend 
pour  dedecus  ,  marque  d'infamie  ,  tache  dans 
la  réputation  ,  corne  quand  on  dit  d'un  mili- 
taire ,  il  s'est  enfui  en  une  telle  occasion  5  c'est 
une  note  ,  il  y  a  une  métaphore  ,  et  une  synec- 
doque dans  cette  façon  de  parler. 

Il  y  a  métaphore  ,  puisque  cette  note  n'est 
pas  une  marque  réèle  ,  ou  un  signe  sensible  , 
qui  soit  sur-la  personne  dont  on  parle  ;  ce  n'est 
que  par  comparaison  qu'on  se  sert  de  ce  mot  : 
on  done  à  note  un  sens  spirituel  et  metapho* 
rique. 

Il  y  a  synecdoque  ,  puisque  note  est  res- 
treint à  la  signification  particulière  de  tache  , 
dedecus. 

Lorsque ,  pour  dire  qu'il  faut  faire  pénitence 
et  réprimer  ses  passions  ,  on  dit  qu'il  faut  mor- 
tifier la  chair  ;  c'est  une  expression  figurée  qui 
peut  se  raporter  à  la  synecdoque  et  à  la  mé- 
taphore. Chair  ne  se  prend  point  alors  dans 
le  sens  propre  ,  ni  dans  toute  son  étendue  ; 
il  se  prend  pour  le  corps  humain  ,  et  sur-tout 
pour  les  passions ,  les  sens  :  ainsi  c'est  une  sy- 
necdoque ;  mais  mortifier  est  un  terme  méta- 
phorique ,  on  veut  dire  qu'il  faut  éloigner  de 
nous  toutes  les  délicatesses  sensibles  ;  qu'il  faut 

H  6 


ï8o  M   Ê    M   E      MOT,    etc. 

punir  notre  corps  ,  le  sevrer  de  c«  qui  !e  fîare, 
afin  d'afoiblir  Tapetit  charnel,  la  convoitise, 
les  passions  f  les  soumettre  à  l'esprit  ,  et  pour 
ainsi  dire,  les  faire  mourir. 

Le  changement  d'état  par  lequel  un  citoyen 
romain  perdoit  la  liberté  ,  ou  aloit  en  exil  ,  ou 
changeoit  de  famille  ,  s'apeloit  capitis  minutio  9 
diminution  de  tête  :  cesi  encore  une  expres- 
sion métaphorique  qui  peut  aussi  être  rapor- 
tée  à  la  synecdoque.  Je  crois  qu'en  ces  occa- 
sions on  peut  s'épargner  la  peine  d'une  exac- 
titude trop  recherchée  ,  et  qu'il  sufit  de  re- 
marquer que  l'expression  est  figurée  ,  et  la  ranger 
sous  l'espèce  de  trope  auquel  elle  a  le  plus  de 
raport. 


X  X  u 


De  la  subordination  des  Tropes  ,  ou  du  rang 
qu'ils  doivent  tenir  les  uns  à  l'égard  des  autre s  f 
et  de  leurs  caractères  particuliers, 

QuiNTILîSN  dit  (t)  que  les  Grammairiens 
aussi  bien  que  les  Philosophes  disputent  beau- 
coup  entre   eux   pour   savoir  combien   il    y   a 

de  diférentes  classes  de  tropes  ,  combien  chaque 

(l)    Circa    quem    (  trcpura  )    inexplîcabilis  ,   et    Gram- 
cis    jLnter    ipsos   ,     et    Pliilosophis    pugna    est;    qua? 
enera  5    quae  species  ,  quis  numerus  >  quts  cui  sub- 
t-  i  tar» 

Quint.  Iast.  Oiat.  I.  VIII.  c.  YI. 


SUBORDINATION  iSî 

classe  renferme  d'espèces  particulières,  et  enfin 
quel  est  l'ordre  qu'on  doit  garder  entre  ces 
classes  et  ces  espèces, 

Vossius  (1)  soutient  qu'il  n'y  a  que  quatre 
îropes  principaux  ,  qui  sont  la  Métaphore  ,  la 
Métonymie  ,  la  Synecdoque  et  l'Ironie  ;  les 
autres  ,  à  ce  qu'il  prétend  ,  se  raportent  à 
ceux-là  comj  les  espèces  aux  genres  ;  mais 
toutes  ces  discussions  sont  assez  inutiles  dans 
la  pratique  ,  et  H  ne  faut  point  s'amuser  à 
des  recherches  qui  souvent  n'ont  aucun  objet 
certain. 

Toutes  les  fois  quTi  y  a  de  la  diférence  dans 
le  raport  naturel  qui  do  ne  lieu,  à  la  significa- 
tion empruntée  ,  on  peut  dire  que  l'expression 
qui  est  fondée  sur  ce  raport  apartient  à  un 
trope  particulier. 

C'est  le  raport  de  ressemblance  qui  est  la 
fondement  de  la  catachrèse  et  de  la  métaphore  ; 
on  dit  au  propre  une  feuille  d'arbre  ,  et  par 
catachrèse  une  feuille  de  papier  9  parce  qu'une 
feuille  de  papier  est  à-peu-près  aussi  mince 
qu'une  feuille  d'arbre.  La  catachrèse  est  la  pre- 
mière espèce  de  métaphore.  On  a  recours  à 
la  catachrèse  par  nécessité ,.  quand  on  ne  trouve 
point  de  mot  propre  pour  exprimer  ce  qu'on 
veut  dire.  Les  autres  espèces  de  métaphores 
se  font  par  d'autres  mouvemens  de  l'imagina- 
tion qui  ont  toujours  la  ressemblance  pour 
fondement. 

(i)    Inst,    Orat.   1.    iy.   c.  y.    art.   IL    et   c.    X> 
I. 


ï8a         SUBORDINATION 

L'ironie  au  contraire  est  fondée  sur  un  ra- 
port déposition,  de  contrariété,  de  diférence  , 
et ,  pour  ainsi  dire  ,  sur  le  contraste  qu'il  y 
a  ,  ou  que  nous  imaginons  entre  un  objet  et 
un  autre  ,*  c'est  ainsi  que  Boileau  a  dit  (i)  , 
Quinault  est  un   Virgile, 

La  métonymie  et  la  synecdoque ,  aussi  bien 
que  les  figures  qui  ne  sont  que  des  espèces 
de  Tune  ou  de  l'autre  ,  sont  fondées  sur  quel- 
que autre  sorte  de  raport  qui  n'est  ni  un 
raport  de  ressemblance  ,  ni  un  raport  du  con- 
traire. Tel  est ,  par  exemple  ,  le  raport  de  k 
cause  à  l'éfet  ;  ainsi  dans  la.  métonymie  et  dans 
la  synecdoque  les  objets  ne  sont  considérés  ni 
corne  semblables  ,  ni  corne  contraires  ,  on  les 
regarde  seulement  corne  ayant  entr'eux  quel- 
que relation  ,  quelque  liaison  ,  quelque  sorte 
d'union  ;  mais  il  y  a  cette  diférence,  que,  dans 
la  métonymie  ,  l'union  n'empêche  pas  qu'une 
chose  ne  subsiste  indépendament  d'une  autre  ; 
au  lieu  que  ,  dans  la  synecdoque  ,  les  objets 
dont  l'un  est  dit  pour  l'autre  ,  ont  une  liaison 
plus  dépendante  ,  corne  nous  l'avons  déjà  re- 
marqué ;  l'un  est  compris  sous  le  nom  de  l'au- 
tre ,  ils  forment  un  ensemble  ,  un  tout  ;  par 
exemple  ,  quand  je  dis  de  quelqu'un  qail  a 
lu  Cicéron  ,  Horace  ,  Virgile  ,  au  lieu  de  dire 
les  ouvrages  de  Cicéron ,  etc.  ,  je  prens  la  cause 
pour  l'éfet ,  c'est  le  raport  qu'il  y  a  entre  un 
auteur  et  son  livre ,   qui  est  le  fondement   de 

(i)  Satire    IX. 


DES      TROPES.  igj 

cette  façon  de  parler  ;  voilà  une  relation ,  mais 
le  Kvre  subsiste  sans  son  auteur  ,  et  ne  forme 
pas  un  tout  avec  lui  ;  au  lieu  que  ,  lorsque 
je  dis,  cent  voiles  pour  cent  vaisseaux  ,  je  prens 
la  partie  pour  le  tout  ,  les  voiles  sont  néces- 
saires à  un  vaisseau  :  il  en  est  de  même  quand 
je  dis  qu'on  a  payé  tant  par  tête  ,  la  tête  est 
une  partie  essentielle  à  l'home.  Enfin  dans  la 
synecdoque  ,  il  y  a  plus  d'union  et  de  dépen- 
dance entre  les  objets  dont  le  nom  de  l'un  se 
met  pour  le  nom  de  l'autre ,  qu'il  n'y  en  a  dans 
la  métonymie. 

L'allusion  se  sert  de  toutes  les  sortes  de  re- 
lations ,  peu  lui  importe  que  les  termes  con- 
viènent  ou  ne  conviènent  pas  entr'eux  ,  pourvu 
que  par  la  liaison  qu'il  y  a  entre  les  idées  ac- 
cessoires ,  ils  réveillent  celle  qu'on  a  eu  des- 
sein de  réveiller.  Les  circonstances  qui  acom- 
pagnent  le  sens  litéral  des  mots  dont  on  se 
sert  dans  l'a  lusion  ,  nous  font  conoître  que  ce 
sens  litéral  n'est  pas  celui  qu'on  a  eu  dessein 
d'exciter  dans  notre  esprit  ,  et  nous  dévoilent 
facilement  le  sens  figuré  qu'on  a  voulu  nous 
faire  entendre. 

L'euphémisme  est  une  espèce  d'allusion ,  avec 
cette  diférence  ,  qu'on  cherche  à  éviter  les  mots 
qui  pouroient  exciter  quelque  idée  triste  _,  dure, 
ou  contraire  à  la  bienséance. 

Enfin  ,  chaque  espèce  de  trope  a  son  ca- 
ractère propre  qui  le  distingue  d'un  autre  , 
corne  il  a  été  facile  de  le  remarquer  par  les 
observations  qui  ont  été  faites  sur  chaque  trope 


l8'4  DES      TRONES. 

en  particulier.  Les  persones  qui  trouveront 
ces  observations  ou  trop  abstraites  ,  ou  peu 
utiles  dans  la  pratique  ,  pouronf  se  contenter 
de  bien  sentir  par  les  exemples  la  diférence  qu'il 
y  a  d'un  trope  à  un  autre.  Les  exemples  les 
mèneront  insensiblement  aux  observations. 


X  X  I  L 

I,  Des  Trop  es  dont  on  n  a  y  oint  parlé» 

IL  Variété  dans  lu  dénomination  des  Trope  s* 

L  Co'ME  les  figures  ne  sont  que  des  ma- 
nières de  parler  qui  ont  un  caractère  particu- 
lier auquel  on  a  donné  un  nom  ;  que  d'ailieurs 
chaque  sorte  de  figure  peut  être  variée  en  plu- 
sieurs manières  diférentes  ,  il  est  évident  que 
si  l'on  vient  à  observer  chacune  de  ces  manières,, 
et  à  leur  doner  des  noms  particuliers,  on  en 
fera  autant  de  figures.  De-\k  les  noms  de  mi- 
me sis  9  apophasis ,  cataphasis  >  asteismus  ,  myc- 
terismus  ,  charientismus  y  diasyrmus  ,  sarcas- 
mus  ,  et  autres  pareils  qu'on  ne  trouve  guère 
que  dans  les  ouvrages  de  ceux  qui  les  ont 
imaginés. 

Les  expressions  figurées  qui  ont  donélieu.à 
ces  sortes  de  noms  ,  peuvent  aisément  être  ré- 
duites sous  quelqu'une  des  classes  de  tropes  dont 
j'ai  déjà  paie.  Le  sarcasme  ,  par  exemple  \  n'est 
autre  chose  qu'une,  ironie  faite  avec  aigreur  et 


VARIÉTÉ,    etc.  l8$ 

avec  emportement  (1).  Op.  trouve  l'infini  pare- 
ront :  mais  quand  une  fois  on  est  parvenu  au 
point  de  division  ou  ce  qu'on  divise  n'est  plus 
palpable  ,  c'est  perdre  son  tems  et  sa  peine  que 
de  s'amuser  à  diviser. 

II.  Les  auteurs  douent  quelquefois  des  noms 
diféreos  à  la  même  espèce  d'expression  figurée, 
je  veux  dire  ,  que  l'un  apèie  hypallage  ,  ce 
qu'un  autre  nome  métonymie  :  les  noms  de  ces 
sortes  de  figures  étant  arbitraires ,  et  quelques- 
uns  ayant  beaucoup  de  r a  port  n  d'autres  ,  selca 
leur  étymologie  y  il  n'est  pas  étonnant  qu'on 
les  ait  souvent  confondus.  Arîstote  done  le  no  a 
de  métaphore  à  la  plupart  des  tropes  qui  ort 
aujourd'hui  des  noms  particuliers.  Arlstotelesip.) 
ista  otnnia  translation.es  vocaù  Cîcéron  remarque 
aussi  que  les  Rhéteurs  nomër.t  kypallage  a 
même  figure  que  les  Grammairiens  apèlent  mé- 
tonymie (3).  Aujourd'hui  que  ces  dénominations 
sont  plus  déterminées  ,  on  doit  se  conformer  sur 
ce  point  à  l'usage  ordinaire  des  Grammairien* 
et  dzs  Rhéteurs.  Un  de  nos  Poètes  a  dit  : 

Leurs  cris  remplissent  l'air  de  leurs  tendres  souhaits» 

Selon  la  construction  ordinaire  ,  on  diroit  plutôt 

(  I  )  Est  autem  sarcasmus  tostiïiis  irrisio  .  .  .  cum 
quis  morsis  labris  suhsannat  alium  ....  irrisioque  nat 
didnetîs  labris  ,  ostensacue  de-ntium  carne.  Vossius  , 
làst.   Orar.  1.  IV.  c.  Xïïï.    De   Sarcasme*. 

(2)  CÎC.  Orafr.  IX.  n.   94,   aliter  ,  XVII. 

(3)  Hanc  ,  kypallagen  Rhetores  ,  quia  quasi  summu- 
fantur  verba  pro  verbis  ;  metonymiam  Gràmmatici  vq- 
cant ,  quod  nomina  transferuntur.  Çicero  4  Orator  ,  n.  03  5 
éduer     XXVII, 


DES  T  R  O  P  £  S  , 
que  ce  sont  les  souhaits  qui  font  pousser  des 
cris  qui  retentissent  dans  les  airs.  L'auteur  du 
Dictionaire  Néologique  dones  cette  expression 
Je  nom  de  métathcse  :  les  façons  de  parler  sem- 
blables qu'on  trouve  dans  les  anciens  ,  sont 
«pelées  des  hypallages  :  le  mot  de  mêtathèse 
n'est  guère  d'usage  que  lorsqu'il  s'agit  d'une 
transposition   de  lettres  (i). 

M.  Gibert  nous  fournit  encore  un  bel  exemple 
<Ie  cette  variété  dans  les  dénominations  des  fi- 
gures ,  il  apèle  métaphore  (2)  ce  que  Quintilien 

(1)  Metathesis  9  mutatio ,  seu  transpositio ,  ut  Evandre 
$ro  Evander  ;  Tymbre  pro  Tymber.  Isidor  ,  liv.  I. 
*ii.  XXXIV. 

Metathesis  ,  (  apud  Rherores  )  est  figura  quai  mitât 
animes  judicium  in  res  prseteritas  aut  futuras  ,  hoc  modo  : 
Hevocate  mentes  ad  spectazulum  -expugnatœ.  miserez  ci- 
■n/itatis ,  etc.  ;  in  fuîurum  autem  est  anticipatio  eorum  quae 
«ïicturus  est  adversarius.  Idem ,    1.  II.   XXI. 

(2)  M.  Gibert  a  suivi  en  ce  point  la  division  d'Aristote  , 
ïî  ne  s'est  écarté  de  ce  Philosophe  que  dans  les  exemples. 
Voici  les  paroles  d'Aristote  dans  sa  Poétique  ,  c.  XXI  , 
«et  selon  M.  Dacier,  c.  XXII.  Je  me  servirai  de  la  tra- 
duction de  M.    Dacier. 

«  La  métaphore  ,  dit  Aristote  ,  est  un  transport  d'un 
yy  nom  qu'on  tire  de  s'a  signification  ordinaire.  Il  y  a 
»  quatre  sortes  de  métaphores  :  celle  du  genre  à  l'es- 
»  pèce  ,  celle  de  l'espèce  au  genre  ,  celle  de  l'espèce  à 
»  l'espèce  ,  et  celle  qui  est  fondée  sur  l'analogie.  J'apèle 
*»  métaphore  du  genre  à  l'espèce  ;  corne  ces  vers  d'Ho- 
*»  mère  1  mon  vaisseau  s'est  arrêté  loin  de  la  ville  dans 
yy  le  port.  Car  le  mot  s'arrêter  est  un  terme  générique  -, 
»  et  il  l'a  apliqué  à  l'espèce  pour  dk-e  être  dans  le 
»  port  » . 

Voici  la  remarque  que  M.  Dacier  fait  ensuite  sur 
ces  paroles  d'Aristote  :  «  Quelques  anciens  ,  dit-il  ;  ont 
»  coudâné*  Aristote  de   ce   qu'il  a  mis  sous  le  nom  de 


VARIÉTÉ,    etc.  I87 

et  les  antres  noment  antonomase  (ï).  «  Il  y 
»  a  ,  dit  M.  Gibert  (2)  ,  quatre  espèces  de 
»  métaphores  ;  la  première  emprunte  le  nom 
»  du  genre  pour  le  doner  à  l'espèce  ,  corne 
jy  quand  on  dit  ,  Y  Orateur  pour  Cicêron  ,  ou 
>>  le  Philosophe  pour  Aristote,  ?>  Ce  sont  -  là 
cependant  les  exemples  ordinaires  que  les  Rhé- 
teurs douent  de  l'antonomase  :  mais ,  après  tout , 
le  nom  ne  fait  rien  à  la  chose  ;  le  principal  est 
de  remarquer  que  l'expression  est  figurée  ,  et 
en  quoi  elle  est  figurée. 


XXII. 

Que  r usage  et  Vabus  des  Tropes  sont  de  tous 
les,  terns  et  de  toutes  les  langues. 

Une  même  cause  dans  les  mêmes  circonstances 
produit  des  éfets  semblables.  Dans  tous  les  terns 

»  métaphore  ,  les  ceux  premières ,  qui  ne  sont  propre- 
»  .ment  que  des  synecdoques  ;  mais  Aristote  parle  en 
»  général  ,  et  II  écrivit  dans  un  terns  où  Ton  n'a  voit 
»  pas  encore  rafiné  sur  les  ligures  pour  les  distinguer  , 
»  et  pour  leur  doner  à  chacune  le  nom  qui  en  auroit 
»  mieux  expliqué  la  nature».  D acier  ^  Poétique  d' Aris- 
tote ,  pag.  345. 

(1)  Arttonomasia  ,  quae  aliquid  pro  nomine  pcnit  , 
poetis  fréquent issima.  .  .  .  Oratoribus  etiam  si  rarus  ejus 
rei  ,  non  nullus  tamen  usus  est  :  nam  ut  Tydiden  et 
Peliden  non  dixerint  ,  ita  dixerunt  eversorem  Carthaginis 
et  Numantije  pro  Scipione  \  et  romande  eloquentiae  prin- 
cipem  pro  Cicérone  posuisse  non  dubitant.  Quint.  Inst. 
Orat.   1.    VIII.   c.    VI. 

(2)  Ruetor.   p.  555. 


188  E    E   S      TROPES, 

et  dans  tous  les  lieux  où  il  y  %  eu  ies  homëV', 

il    y    a   eu    de    l'imagination  ,    des    passions  ;'." 

des  idées  "accessoires  ,   et    par  conséquent   des*; 

tropes. 

Il  y  a  eu  des  tropes  dans  la  langue  des  Chal- 
déens  ,  daiïs  *celle  ■  des 'Egyptiens  ,  dans  celle 
des  Grecs  et  dans  celle  des  Latins  :  on  en  fait 
usage  aujourd'hui  parmi  les  peuples  même  les 
plus  barbares  ,  parce  qu'en  un  mot  ces  peuples 
sont  des  homes  ,  ils  ont  de  l'imagination  et  des 
idées  accessoires. 

Il  est  vrai  que  telle  expression  figurée  en, 
particulier  n'a  pas  été  en  usage  par-tout  ;  mais 
par-tout  il  y  a  eu  des  expressions  figurées.  Quoi- 
que la  nature  soit  uniforme  dans  le  fonds  des 
choses  ,  il  y  a  une  variété  infinie  dans  l'exé- 
cution ,  dans  Implication  ,  dans  les  circons- 
tances ,    dans  les  manières. 

Ainsi  nous  nous  servons  de  tropes ,  non  parce 
que  les  anciens  s'en  sont  servis ,  mais  parce  que 
nous  somes  homes  corne  eux. 

Il  est  dificile  en  parlant  et  en  écrivant  ,  dé- 
porter toujours  Tatention  et  le  discernement 
nécessaires  pour  rejeter  les  idées  accessoires  qui 
ne  conviènent  point  au  sujet  ,  aux  circons- 
tances ,  et  aux  idées  principales  que  Ton  met 
en  œuvre  :  de-là  il  est  arivé  dans  tous  les  texns, 
que  les  Fcrivains  se  sont  quelquefois  servis  d'ex- 
pressions figurées  qui  ne  doivent  pas  être  prises 
pour  modèles. 

Les  règles  ne  doivent  point  être  faites  sur 
l'ouvrage  d'aucun  particulier,  elles  doivent  être 


VARIÉTÉ,    etc.  189 

puisées  dans  le  bon  sens  et  clans  la  nature  : 
et  alors  quiconque  s'en  éloigne  ne  doit  point 
être  imité  en  ce  point.  El  l'on  veut  former  le 
goût  des  jeunes  gens  ,  on  doit  leur  faire  re- 
marquer les  défauts ,  aussi  bien  que  les  beautés 
des  auteurs  qu'on  leur  fait  lire.  Ii  est  plus  facile 
d'admirer,  j'en  conviens  ;  mais  une  critique 
sage  ,  éclairée  ,  exemte  de  passion  et  de  fana- 
tisme ,  est  bien   plus   utile. 

Ainsi  Ton  peut  dire  que  chaque  siècle  a  pu 
avoir  ses  critiques  et  son  Dictionnaire  Néo- 
logique.  Si  quelques  persones  disent  aujourd'hui 
avec  raison  ou  sans  fondement  (1)  ,  qu'i/  règne 
dans  le  langage  une  afectation  puérile  :  que  le 
style  frivole  et  recherché  passe  jusqu'aux  tri- 
bunaux les  plus  graves  ;  Cicéron  a  fait  la  même 
plainte  de  son  terns  :  Est  enini  quoddam  etiam 
insigne  et  florens  oraiionis  ,  pictum  9  et  expo- 
litum  genus  ,  in  quo  omnes  verborum  ,  onines 
stntenîiarum  illigantur  lepores.  Hoc  totum  è  so- 
phistarum  fontibus  defluscii  in  forum  ,  etc.  (2). 

«  Au  plus  beau  siècle  de  Rome  ,  c'est-à- 
»  dire  ,  au  siècle  de  Jules  César  et  d'Auguste, 
?>  un.  auteur  a  dit  ,  infantes  statuas  (  3  )  , 
»  peur  dire  des  statues  nouvèlement  faites  : 
»  un  autre  ,  que  Jupiter  crachait  la  neige  sur 
»  les   Alpes  >>, 

Jupiter  hibernas  canâ   nive  conspuit   Alpes   (4). 

(1)  Diction.  Néologique. 

(2)  Orat.  h.  96.  aliter.  XXVIL 

(3)  Le  ?.  Sanadon,  Pcés.  d'Horace,  t.  II.  p.  254. 
L.  II.  Sat,  V,  v.   40. 


X90  DES      TRONES, 

Horace  se  moque  de  l'un  et  de  l'autre  de 
ces  auteurs  ;  mais  il  n'a  pas  été  exemt  lui-même 
des  fautes  qu'il  a  reprochées  à  ses  contempo- 
rains (1).  Il  ne  reste  à  la  plupart  des  Comen- 
tateurs  d'autre  liberté  que  pour  louer  ,  pour 
admirer  ,  pour  adorer  y  mais  ceux  qui  font  usage 
de  leurs  lumières  ,  et  qui  ne  se  conduisent 
point  (2)  par  une  prévention  aveugle  ,  désa- 
pr auvent  certains  vers  lyriques  dont  la  cadence 
nest  point  asst\  châtiée.  Ce  sont  les  termes 
du  P.  Sanadon  :  J'ai  relevé  en  plusieurs  en- 
droits ,  poursuit-il  (3)  ,  des  pensées  ,  des  sen- 
tïmens ,  des  tours  et  des  expressions  ,  qui  m'ont 
paru  répréhensibïes. 

Quintilien  (1)  ,  après  avoir  repris  dans  les 
anciens  quelques  métaphores  défectueuses ,  dit 
que  ceux  qui  sont  instruits  du  bon  et  du  mau- 
vais usage  des  figures  ,  ne  trouveront  que  trop 
d'exemples  à  reprendre  :  Quorum  exempta  ni- 
mïum  fréquenter  reprehendet  ,  qui  sciverit  kœc 
vhia   esse* 

Au  reste  ,  les  fautes  qui  regardent  les  mots , 
ne  sont  pas  celles  que  l'on  doit  remarquer  avec 
le  plus  de  soin  :  il  est  bien  plus  utile  d'observer 
celles  qui  pèchent  contre  la  conduite  ,  contre 
la  justesse  du  raisonnement,  contre  la  probité  , 
la  droiture  et  les  bones  moeurs.  Il  seroit  à  sou- 
haiter que  les  exemples  de  ces  dernières  sortes 

(1)  Le  P.  Sanadon  ,   préface  ,  pag.  19. 

(2)  Idem  j  page   20. 

(3)  Ibid. 

(4)  Znst.  Orat.  1.  yill.  c.  VI.  Comparatif 


SUBSTANTIFS,    etc.  ICI 

de  fautes  fussent  moins  rares  ,  ou  plutôt  qu'ils 

fussent  inconus. 

TROISIÈME    PARTIE. 


Des  autres  sens  dans  lesquels  un  même  mot  peut 
être  employé  dans  le  discours. 

\  J  UT  RE  les  tropes  dont  nous  venons  de  par- 
ler ,  et  dont  les  Grammairiens  et  les  Rhéteurs 
traitent  ordinairement ,  il  y  a  encore  d'autres 
sens  dans  lesquels  les  mots  peuvent  être  em- 
ployés ,  et  ces  sens  sont  la  plupart  autant 
d'autres  diférentes  sortes  de  tropes  :  il  me  paroît 
qu'il  est  très-utile  de  les  conoître  pour  mettre 
de  l'ordre  dans  les  pensées  ,  pour  rendre  rai- 
son du  discours  ,  et  pour  bien  entendre  les  au- 
teurs. C'est  ce  qui  va  faire  la  matière  de  cette 
III.e  partie. 


Substantifs  pris  adjectivement ,  adjectifs  pris 
substantivement ,  Substantifs  et  Adjectifs  pris 
adverbialement. 

Un  nom  substantif  se  prend  quelquefois  ad- 
jectivement ,  c'est-à-dire,  dans  le  sens  d'un 


ïga  SUBSTANTIFS 

atribut  ;  par  exemple  :  Un  père  est  toujours 
père  ,  cela  veut  dire  qu'un  père  est  toujours 
tendre  pour  ses  enfans  ,  et  que  malgré  les  mau- 
vais procédés  ,  il  a  toujours  des  sentimens  de 
père  à  leur  égard  ;  alors  ces  substantifs  se  cons- 
truisent corne  de  véritables  adjectifs,  te  Dieu  est 
j>  notre  ressource  ,  notre  lumière  ,  notre  vie  , 
»  notre  soutien  ,  notre  tout.  L'home  n'est  qu'un 
j>  néant.  Etes  -  vous  prince  ?  Etes -vous  roi? 
>>  Etes-vous  vous  avocat  ?  »  Alors  prince  ,  roi , 
avocat  9   sont    adjectifs. 

Cette  remarque  sert  à  décider  la  question 
que  font  les  Grammairiens ,  savoir  si  ces  mots 
roi ,  reine  ,  père  ,  mère  ,  etc.  sont  substantifs 
ou  adjectifs  :  ils  sont  l'un  et  l'autre  ,  suivant 
l'usage  qu'on*  en  fait.  Quand  il  sont  le  sujet 
de  la  proposition  ,  ils  sont  pris  substantivement  ; 
quand  ils  sont  l'atribut  de  la  proposition  ,  ils 
sont  pris  adjectivement.  Quand  je  dis  le  roi  aime 
le  peuple  5  la  reine  a  de  la  piété  :  roi  ,  reine , 
sont  des  substantifs  qui  marquent  un  tel  roi 
et  une  telle  reine  en  particulier  ;  ou  ,  corne 
parlent  les  philosophes ,  ces  mots  marquent 
alors  un  individu  qui  est  le  roi  :  mais  quand 
je  dis  que  Louis  XV  est  roi ,  roi  est  pris  alors 
adjectivement  ,  je  dis  de  Louis  qu'il  est  revêtu 
de  la  puissance  royale. 

Il  y  a  quelques  noms  substantifs  latins  qui 
sont  quelquefois  pris  adjectivement  9  par  mé- 
tonymie ,  par  synecdoque  ou  par  antonomase. 
Scelus  ,  crime  ,  se  dit  d'un  scélérat  ,  d'un  home 
qui  est  ,   pour    ainsi   dire  ,    le   crime  même  : 

Scelus 


FUIS  ADJECTIVEMENT  ,  etc.  I93 
Jcelus  quemnam  hic  laudat  ?  (1)  Le  scélérat 
t '2  qui  parle~t-il  ?  Vbi  illic  est  sctlus  qui  me 
perdidic  (1)  ?  Où  est  ce  scélérat  qui  m'a  perdu  1 
où  vous  voyez  que  scelus  se  construit  avec  illic 
cjui  est  un  masculin  ;  car  selon  les  anciens 
Grammairiens  ,  on  disoiî  autrefois  illic  ,  illœc  , 
illuc  ,  au  lieu  de  ille  ,  iUa  ,  illud  :  la  construc- 
tion se  fait  alors  selon  le  sens  ,  c'est-à-dire  , 
par  raport  à  la  persone  dont  on  parle  3  et  non 
selon  le  mot  qui   est  neutre, 

Çarcer  ,  prison,  se  dit  aussi  par  métonymie  , 
de  celui  qui  mérite  la  prison,  Ain  tandem  çar- 
cer (3)  ?  Que  dis-tu ,  malheureux  ?  C'est  peut- 
être  dans  le  même  ?en~  qu'Enee  ,  dans  Vir- 
gule ,  parlant  des  Grecs  à  Yoczslon.  de  la  four- 
Beri ,  de  Sinon  9  dit  ,  et  crimiht  ab  uno  disce 
:s  (4).  Ce  que  nous  ne  saurions  rendre  ea 
fr  ;ais  en  conservant  te  raême  tour  ,  un  seul 
fr  e9  une  seule  de  leurs  fourberies  ,  vous  fera, 
conoître  le  caractère  de  tous  les  Grecs,  T.érencs 
a  dît  unum  cognons  ^  ontnes  norls  (5% 

1... xà  9  œ ,  ect  un  sufeâtantif,  qui  dans  le 
sens  prox ~e  ,  signifie  faute,  peine  *  domage: 
de  nocere.  Il  est  dit  dans  les  instituts  de  Justi- 
nien ,  que  ce  mot  *e  prend  aussi  pour  l'esclave 
même  qui  a  fait  le  domage,  Noxa  (6)  dutem 

(1)  Ter.  Açd.   act.  V.   se  VI.    v.  3,. 

(2)  Ibid.   aet.   III.  se.  V»   v.   ï.    ^ 

(3)  Ter.   Phorm.   act.  IL   se.   III.  v.  2c?. 
f    (4)  Mn.  II.  v.  65. 

"  (5)   Phorm.  act.  II.   se.   I.  v.  35. 
{6)  Inst.  I.  iy.   TU.   VIII.  §♦  L 

l 


194  SUBSTANTIFS 

est  Ipsum  corpus  quoi  nocuic  ,  ii  est  scrvus 
(  nôxiiïs  ),  Ce  mot  n'est  pourtant  pas  d'un. 
usage  ordinaire  en  ce  sens  dans  la  langue  la- 
tine. 

Un  adjectif  se  prend  aussi  quelquefois  subs- 
tantivement ;  c'est-à-dire  ,  qu'un  mot  qui  est 
ordinairement  atribu:  ,  est  quelquefois  sujet 
dans  une  proposition  ;  ce  qui  ne  peut  ariver 
que  parce  qu'il  y  a  alors  quelqu'autre  nom 
sous-entendu  qui  est  dans  l'esprit  ;  par  exemple 
le  vrai  persuade  ,  c'est-à-dire  ,  ce  qui  est  vrai  , 
Y  être  vrai  y  ou  la  vérité.  Le  tout  puissant  ven- 
gera les  foibies  qu'on  oprime  ,  c'est-à-dire; 
Dieu  ,  qui  est  tout  puissant,  vengera  les  homes 
tbibles. 

Nous  avons  vu  dans  les  préliminaires  de  la 
syntaxe  ,  que  l'adverbe  est  un  mot  qui  ren- 
ferme la  préposition  et  le  nom  qui  la  ^ter- 
mine. La  préposition  marque  une  circonstance 
générale  ,  qui  est  ensuite  déterminée  par  le 
nom  qui  suit  la  préposition  selon  Tordre  des 
idées  :  or  ,  l'adverbe  renfermant  la  préposition, 
et  le  nom  ,  il  marque  une  circonstance  par- 
ticulière du  sujet ,  ou  de  l'atribut  de  la  pro- 
position :  sapienter  ,  avec  sagesse ,  avec  Juge- 
ment ;  sœpb  ,  souvent ,  en  plusieurs  ocasions  ; 
ubi ,  où  ,  en  quel  lieu  ,  en.  quel  endroit  ;  ibi , 
là  ,   en  cet  endroit-îà. 

Il  y  a  quelques  noms  substantifs  qui  sont 
pris  adverbialement ,  c'est- à—diire  ,  qu'ils  n'en- 
trent dans  une  proposition  que  pour  marquer 
jUHç  circonstance  di;  sujet  ou  de  l'atribm  $,  m 


PÎIIS  ADJECTIVEMENT  ,  etc.  I9J 
vertu  de  quelque  préposition  sous-entendue  ; 
par  exemple  :  domi ,  à  la  maison  ,  au  lieu  de 
la  demeure.  Videt  nuptias  domi  apparari  (1)  , 
elle  voit  qu'on  se  prépare  chez  nous  à  la  noce  ; 
domi  marque  la  circonstance  du  lieu  où  Pen- 
se préparoit  à  la  noce  :  on  sous -entend  ,  im 
cedïbus  demi ,  dans  les  aparîemens  de  la  maison, 
de  la  demeure;  ou  bien  in  aliquo  loco  domi, 
Plaute  a  exprimé  cèdes  ;  omnes  domi per  cèdes  (2)  , 
de  chambre  en  chambre  ,  département  en  apar- 
tement. 

Quand  domi  est  opposé  à  bclli  ou  militiez  ; 
on  sous-entend  in  rébus;  Cicéron  l'a  exprimé, 
quibuscumque  rébus  vel  belii  ,  vel  domi  (3)  ; 
alors  domi  se  prend  pour  la  patrie  ,  la  ville  , 
et  selon  notre  manière  de  parler  ,  pour  la  paix  , 
le  tems  de  la  paix.  Nous  avons  parlé  ailleurs 
de  ces  sortes  d'ellipses. 

Oppido  se  prend  aussi  adverbialement ,  corne 
nous  l'avons  remarqué  plus  haut.  Quand  on  sait 
une  fois  la  raison  des  terminaisons  de  ces  mots, 
on  peut  se  contenter  de  dire  que  ce  sont  d^s 
substantifs  pris   adverbialement. 

Les  adjectifs  se  prènent  aussi  fort  souvent 
adverbialement,  corne  je  l'ai  remarqué  en  par- 
lant des  adverbes  ;  par  exemple  :  parler  haut , 
parler  bas  ,  parler  grec  et  latin  ,  graxè  et 
latine  loqui  :  penser  juste  ,  sentir  bon  ,   sen~ 

(1)  Ter,   And.  act.  III  ,   se.  II  ,  v.   34. 

(2)  Plaute  ,  Casina  ,   act.   V  ,    se.  Y  ,   v.  31. 
^)  Cic.  de  OiHc.  1.  II ,  n.  85  ,  aliter  XXIV. 

I  a 


Ï96  ■  SUBSTANTIFS,    etc. 

tir  mauvais  9  marcher  vite  9  voir  clair  9  fraper 

fort  ,  etc. 

Ces  adjectifs  sont  alors  au  neutre  ,  et  c'est 
une  imitation  des  Latins  :  Transversa  tuenti- 
bus  hircis  ;  hircis  tuentibus  ad  'negotia  trans- 
versa (1).  Recens  est  très-usité  dans  les  bons 
auteurs  ,  au  lieu  de  recenter  ,  qui  ne  se  trouve 
que  dans  les  auteurs  de  la  moyène  latinité  : 
Sole  recens  orto  :  Puerum  recens  (a)  natum 
reperire  (3).  Dans  des  ocasions  il  faut  sous^ 
entendre  la  préposition  ad  ,  ou  juxta  ,  ou  in; 
juxta  recens  negotium  j  ou  tempus  ,  corne  nous 
disons  ,  à  la  française  ,  à  la  mode  9  à  la  ren- 
verse ,  à  Vimproviste ,  à  la  traverse  9  etc.  Ho- 
race a  dit  ad  plénum  pour  plenè  ,  pleinement, 
abondament  9  à  plein  :  manabit  ad  plénum  (4). 
On  trouve  aussi  in  pour  ad  ;  latus  in  pressens 
animus  :  Jactis  in  altum  molibus  (5)> 

Exit  in  immensum  fœcunda  licsntia  vatum  (6). 
Ainsi  quand  Saluste  a  dit ,  mons  immensum 
editus  (7)  ,  il   faut  «spus-entendre  in  ;  et  avec 
ces  adjectifs  on  sous-entend  un  mot  générique  , 
negotium  ,  spatium  ,  tempus  }  avum  ,  etç, 

(1)  Virg.  Ecl.  IÏÏ.  v.  8. 

(a)  Virg.  Gecr.  IÏÏ.  v.   i$/S. 

(3)  Plaut.  Cistel.    i,2,    16. 

<4)  L.  I ,  Ode  XVII  ,  Hor.  1.  II  ,  Ode  XVI,  V.  %fi 

(5)  H@r.  h  III  ,   Ode  I.   v.   34. 

(6)  Ovid.  Amor.  1.   III,    Eleg,   XII  ,   V»  4*» 

(7)  Jugurt.  $*b  fam 


SENS      DÉTERMINÉ,  etc.      I97 


I   I, 

Sens    déterminé.    Sens 
indéterminé. 

Chaque  mot  a  une  certaine  signification 
dans  le  discours;  autrement* il  ne  sîgnifieroit 
rien  :  mais  ce  sens  ,  quoique  déterminé  ,  n^e 
marque  pas  toujours  précisément  un  tel  indi- 
vidu ,  un  tel  particulier  :  ainsi  on  apèle  sens 
indéterminé ,  ou  indéfini y  celui  qui  marque  une 
idée  vague  ,  une  pensée  générale  ,  qu'on  ne  fait 
point  tomber  sur  un  seul  objet  particulier  ;  par 
exemple  :  on  croit,  on  dit:  ces  termes  ne  dé- 
signent persone  en  particulier  qui  croie  ou  qui 
dise  ;  c'est  le  sens  indéterminé  ,  c'est-à-dire  , 
que  ces  mots  ne  marquent  point  un  tel  particulier 
de 'qui   l'on    dise  qu^/7  croit,   ou  qu'il  dit. 

Au  contraire  ,  le  sens  déterminé  tombe  sur 
un  objet  particulier  ;  il  désigne  une  ou  plu- 
sieurs persones  ,  une  ou  plusieurs  choses,  coma 
les  Cartésiens  croient  que  les  animaux  sont  des 
machines  :  Cicéron  dit  dans  ses  ofices  (l)  y  que 
la  bonne  foi  est  le  lien  de  la  société. 
■  On  peut  raporter  ici  le  sens  étendu  et  le 
sens  étroit.  H  y  a  bien  des  propositions  qui 
sont  vraies  dans  un  sens  étendu  ,  late  ,  et 
fausses  ,  lorsque  les  mots  en  sont  pris  à  la  ri- 

(1)  L.  II.  n.  84  aliter  XXIV- 

13 


I98  SENS      ACTIF,    etc. 

gneur,  stricte  :  nous  en  donerons  des  exemples 
en  parlant  du  sens  litéral. 


I  I  I, 

Sens   Actif,  Sens  Passif, 
Sens  Neutre. 

A cci f  vient  de  agere  ,  pousser  ,  agir  ,  faire. 
Un  mot  est  pris  dans  un  sens  actif,  quand  il 
marque  que  l'objet  qu'il  exprime  ,  ou  dont  il 
est  dit ,  fait  une  action,  ou  qu'il  a  un  senti- 
ment ,  une  sensation. 

Il  faut  remarquer  qu'il  a  des  actions  et 
des  sentimens  qui  passent  sur  un  objet  qui  en 
est  le  terme.  Les  philosophes  apèlent  patient  , 
ce  qui  reçoit  l'action  d'un  autre  ,  ce  qui  est 
le  terme  ou  l'objet  du  sentiment  d'un  autre. 
Ainsi  patient  ne  veut  point  dire  ici  celui  qui 
ressent  de  la  douleur  ;  mais  ce  qui  est  le  terme 
d'une  action  ou  d'un  sentiment.  Fièvre  bat  Paul; 
bat  est  pris  dans  un  sens  actif,  puisqu'il  mar- 
que une  action  que  je  dis  qae  Pierre  fait  ,  et 
cette  action  a  Paul  pour  objet  ou  pour  patient. 
Le  roi  aime  le  peuple  ;  aime  est  aussi  dans  un 
sens  actif,  et  le  peuple  est  le  terme  ou  l'objet 
de  ce  sentiment.   * 

Un  mot  est  pris  dans  un  sens  passif,  quand 
il  marque  que  le  sujet  de  la  proposition  ,  ou 
«e  dont  on  parle  ,   est  le  terme  ou  le  patient 


SENS      PASSIF,   6tC.  I99 

de  l'action  d'un  autre.  Paul  est  haut  par  Pierre  ; 
batu  est  un  terme  passif  :  je  juge  de  Paul  qu'il 
est  terme   de  l'action  de  batre. 

Je  ne  suis  point  bâtant  3  de  peur  d'être  batu  (i). 

Bâtant  est  actif,    et  batu  est  passif. 

Il  y  a  des  mots  qui  marquent  de  simples 
propriétés  ou  manières  d'être,  de  simples  situa- 
tions ,  et  même  èes  actions  ,  mais  qui  n'ont 
point  de  patient  ou  d'objet  qui  en  soit  le 
terme  ;  c'est  ce  qu'on  apèie  le  sens  neutre* 
Neutre  veut  dire  ni  Vun  ni  Vautre  ;  c'est-à- 
dire  ,  ni  actif  ni  passif.  Un  verbe  qui  ne  mar- 
que ni  action  qui  ait  un  patient  ,  ni  une  paî- 
sion  ,  c'est-à-dire,  qui  ne  marque  pas  que 
l'objet  dont  en  parle  soit  le  term%  d'une  action, 
ce  verbe,  dis— je  ,  n'est  ni  actif,  ni  passif,  et 
par  conséquent  il   est  apelé  neutre» 

Aniare  ,  aimer  ,  chérir  ;  diligere  ,  avoir  de 
l'amitié  ,  de  i'afection  ,  sont  des  verbes  actifs. 
A  mari  ,  être  aimé,  être  chéri ;  âiligi ,  être 
celui  pour  qui  l'on  a  de  l'amitié  ,  sont  des 
verbes  passifs  :  mais  sedere  ,  être  assis  ,  est 
un  verbe  neutre  ;  ardere  ,  être  alumé  ,  être 
ardent  ,    est   aussi  un   verbe   neutre. 

Souvent  les  verbes  actifs- se  prenant  dans 
un  sens  neutre  ,  et  quelquefois  les  verbes  neu- 
tres se  présent  dans  un  sens  actif;'  écrire  une 
lettre  ,  est  un  sens  actif  ;  mais  quand  on  de- 
mande ,  que  fait  monsieur  ?  et  qu'on  répond  , 
il  écrit  ,  il  dort  ;  il  chante  y  il  danse  ;  tous  ces 

(1)  Molière  ,  Cocu   unag.  se.  XYII- 

1  4 


100  SENS      ACTIF',    etc. 

verbes-là  sont  pris  alors  datas,  un  sens  neutre. 
Quand  Virgile  dit  que  Turnus  entra  dans  un 
empoitement  que  rien  ne  put  apaiser  ,  impla- 
eabilis  ârdet  (ï)  ;  arclet  est  alors  un  verbe  neu- 
tre :  mais  quand  le.rnêrns  poë'te,  pour  dire  que 
Coridon  airnoit  Alexis  éperdûmênt,  se  sert  de 
cette  expression  ,  Coridon  ar  débat  Alex  in  (&) , 
alors  ar  débat  est  pris  dans  un  sens  actif,  quoi- 
qu'on puisse  dire  aussi  ar  débat  in  Alexin , 
brûloit  pour  Alexis. 

Requietcere  ,  se,  reposer  ,  être  oisif,  être  en 
repos ,  est  un  verbe  neutre  ,  Virgile  l'a  pris 
dans  un  sen»  actif,  lorsqu'il  a  dit  : 

Et  mutata  suos  retruierunt  fmmina  cursus  Ç3J. 

Xes  fieuves  changés  /c'est-à-dire ,  contre  leur 
usage  ,  coœtre  kur  nature,  arêtèrent  le  cours 
de  leurs  eaux,  reùnuerunt  suos  cursus. 

Simon ,  dans  l'Àsd-riène ,  rapèle  à  Sosie  les 
bienfaits  dont  il  Fa  comblé  ;  «  Me  remettre 
?>  ainsi  vos  bienfaits  devant  les  yeux,  lui  dit 
»  Sosie  ,  c'est  me  reprocher  que  je  les  ai  ou- 
3?  bliés.  »  Istœc  cornmemoratio  ,  quasi  expro- 
bratio  est  immemoris  beneficii  (4).  Les  inter- 
prètes d'acord  entre  eux:  pour  le  fonds  de  la 
pensée  ,  ne  le  sont  pas  pour  le  sens  cYimme- 
moris  :  se  doit-il  prendre  dans  un  «eus  actif, 

(n)  Vîrg-.  JEn.  XII.  v.  3. 

(2)  Ed.  II ,  v.  1. 

(3)  Bel.  VIII»  v.  4.     ' 

(4)  Ter.  And.  act.  I.-  se.  II ,  v.  17. 


SENS      PASSIF,    etc.  201 

ou  dans  un  sens  passif  ?  Madame  Dacier  dit 
que  ce  mot  peut  être  expliqué  des  deux  ma- 
nières :  exprobratio  met  immemoris  ,  et  alors 
Immemoris  est  actif  ;  ou  bien  ,  exprobratio  be- 
neficii  immemoris  ,  le  reproche  d'un  fait  ou- 
blié ;  et  alors  ,  immemoris  est  passif.  Selon  cette 
explication  ,  quand  immemor  veut  dire  celui  qui 
oublie  ,  il  est  pris  dans  un  sens  actif;  au  lieu 
que  quand  il  signifie  ce  qui  est  oublié  ,  il  est 
dans  un  sens  passif,  du  moins  par  raport  à 
notre  manière  de  traduire. 

Mais  ne  pourrait-on  pas  ajouter  qu'en  latin 
immemor  veut  dire  souvent  qui  n'est  pas  de- 
meuré dans  la  mémoire  ?  Tacite  a  dit  ,  imme- 
mor beneficium  ,  un  bienfair  qui  n'tst  pas  de- 
meuré dans  la  mémoire,  ou  selon  notre  manière 
de  parler  ,  un  bienfait  oublié.  Horace  a  dit 
memor  nota  (l)  ,  une  marque  qui  dure  ïong- 
îéms,  qui  fait  ressouvenir.  Virgile  a  dit  dans 
le  même  sens  memor  ira  (2)  ,  une  colère  qui 
demeure  long-tems  dans  le  cœur  ,  ainsi  im- 
memoris ,  seroit  dans  un  sens  neutre  en  latin. 

Que  fait  monsieur  ?  Il  joue  y  jouer  est  pris 
alors  dans  un  sens  neutre  ;  mais  quand  on  dit, 
il  joue  gros  jeu;  il  j eue  est  pris  dans  un  sens 
actif,   et  gros  jeu  est  le  régime  de  il  joue. 

Danser  est  un  verbe  neutre  ;  mais  lorsqu'on 
dit,  danser  une  courante  ,  danser  un  menuet  % 
danser  est  alors  un  verbe  actif, 

(1)    Horace,  1.  I,  Od.   13. 
{2)  JEn.  I  I,  vc  4, 

1$ 


acz 


$  E  iï  S     V  A  S  S  I  F  ,   etc. 


Les  Latins  ont  fait  te  même  usage  de  W*- 
fan?  ,  qui  répond  à  danser*  Saluste  a  dit  de 
Sempronia  ,  qu'elle  savoit  mieux  chanter  et 
danser  qu'une  honête  femme  ne  doit  le  savoir, 
Psallere  et  saltare  elegantiîis  ,  quant  necesse 
est  probœ  (  I  )  :  (  suppte  )  docta  erat  psœl- 
1ère  et  saltare  •  saltare  est  pris  alors  dans  un 
sens  neutre  :  mais  lorsquTIorace  a  dit  saltare 
Cyclopa  (2)  ,  danser  le  Cyclope  ;  saltare  est 
pris  alors  dans  un  sens  actif.  «  Les  Grecs  (3) 
»  et  les  Latins  ,  dit  monsieur  Dacter,  ont  dit 
;>  danser  le  Cyclope  s  danser  le  Glaucus  ,  dan" 
»  ser  Ganymède  ,  Leda ,  Europe ,  etc.  »  c'est- 
à-dire  ,  représenter  en  dansant  les  aventures  du 
Cyclope  ,  de  Glaucus  ,   etc. 

Le  même  poète  a  dit  :  Fusius  ebrius  Illonam 
edormit  (4)  ,  le  comédien  Fusius  ,  en  repré- 
sentant Ilione  endormie,  s'endort  lui-même 
corne  ua  home  ivre  qui  cuve  son  vin.  Té- 
rence  a  dit  (5)  edormiscam  hoc  vïlli ,  je  cu- 
verai mon  vin  :  et  Plaute  (6)  edormiscam  hanc 
çrapulam  ,  et  dans  l'Amphitrion  ,  il  a  dit  , 
zdormiscat  unum.   somnutn   (  7  )  >    corne   no>us 

(1)  Sallust.  Catil. 
{2)„Hor.  1.  I.  Sat.  V.  v.   63. 

(2)  Remarq.  ihid. 

(4)   lier.  1.  IL  sat-.  III.  v.   6t. 

(-5)    Ter.   Adeî.   act.  V.  se.  IX.   r.  lî. 

(6)  Pleut.   B.uà.  act.   II.    se.   VIL   v.   2$. 

(7)  îd.  Ampli,  act.  IL  se.  II.  v.  65.  Et  Vosslus  s'ex- 
prime en  ces  termes  ,  verba  aecusstivum  habent  suas 
©rlgiîus  vel  co&aata;  signifie  a  tioiûs  ;  prions  geueris  apad 


SENS      ABSOLU,    etc.  %0$ 

disons  dormir  un  some.  Vous  voyez  que  tTans 
ces  exemples  ,  edormïre  et  edormlscere  se  prè- 
nent  dans  un  sens  actif. 

Cette  remarque  sert  à  expliquer  ces  façons 
de  parler  itur  ,  favetur  ,  etc.  ces  verbes  neutres 
se  prènent  alors  en  latin  dans  un  sens  passif, 
et  marquent  que  l'action  qu'ils  signifient  est 
faite  ,  iter  ,  itur  ,  l'action  dater  se  fait.  Voyez 
ce  que  nous  en  avons  dit  dans  la  syntaxe  : 
l'action  que  le  verbe  signifie  ,  sert  alors  de 
nominatif  au  verbe  môme  ,  selon  la  remarque 
des  anciens  Grammairiens   (i). 


I  V. 

Seks  absoiu,  Sens  relatif. 

Un  mot  est  pris  dans  un  sens  absolu ,  lors- 
qu'il exprime  une  chose  considérée  en  elle-même 
sans  aucun  raport   à  une   autre,   Absolu  vient 

Terentium  est  luders  ludum.  Eun.  set.  ÎIÏ.  se.  V.  v.  39. 
Apud  Maronem/urerefurorem.  sEn.  1.  XiL  v.  6'Sqà 

Donatus  Arcnaisinum  vocat  ,  mallem  Atticismi^  tlixis- 

set quia    sic    locutos    constat   ,    non    eos 

modo  qui  desita  et  obsoleta  amant  ,  sed  optimos  quos- 
que  optinii  aevi  scriptores  ,  etc.  Vossius  de  Gonstruc- 
ïione  ,    p.  409. 

(1)  Ut  curriiitr  à  me  ,  pro  curro  ;  -:el  staiur  à  te  ,  pro 
stas  :  sedetur  ab  ïllo  ,  pro  sedet  ille  :  in  eis  potest  ipsi 
Tes  ïnteiligi  voce  passiva  5  ut  currttur  cursus  ,  bellatur 
hélium  Priscianus  ,  lib.  XVII.  c.  de  Pronominum  torrt- 
tructione. 

I  6 


2.04  S   £   H   S      ABSOLU,   ètC. 

ftabsoluias  9  qui  veut  dire  achevé  ,  acomplî  , 
qui  ne  demande  rien  davantage  ;  par  exemple; 
quand  je  dis  que  le  soleil  est  lumineux  ,  cette 
expression  est  dans  un  sens  absolu  ;  celui  à  qui 
je  parle  n'entend  rien  'de  plus ,  par  raport  au 
sens  de  cette  phrase. 

Mais  si  je  eiisois  que  le  soleil  est  plus  grand 
que  la  terre  ,  alors  je  considérerois  le  soleil 
par  raport  à  la  terre  ,  ce  seroit  un  sens  re- 
latif ou  respectif.  Le  sens  relatif  ou  respectif 
est  donc  lorsqu'on  parle  d'une  chose  par  ra- 
pport à  quelqu'autre  :  c'est  pour  cela  que  ce 
.sens  s'apèle  aussi  respectif ,  du.  latin  respi- 
e  ère  ,  regarder;  parce  que  la  chose  dont  on 
parle  ,  en  regarde  ,  pour  ainsi  dire  y  une  autre  ; 
elle  en  rapèle  l'idée  ,  elle  y  a  du  raport  ,  elle 
s'y  raporte  ;  de-là  ,  vient  relatif  \  de  referre  > 
raporter.  Il  y  a  des  mots  relatifs  ,  tels  que 
père  ,  fils  9,  époux  ,  eu,  :  nous  en  avons  parlé 
ailleurs. 


V. 
Sens  collectif  r  Sens  distribuait. 

Colzfctif  vient  du  latin  colligere  5  qui 
veut  dire  recueillir  ,  assemblât;  Distributif 
Tient  de  distribuere  qui  veut  dire  distribuer  , 
partager. 

La  femme  aime  à  parler  i  cela  est  vrai  ea 


SENS     COLLECTIF,   etc.  10 j 

parlant  des  femmes  en  général  ;  ainsi  le  mot 
de  femme  est  pris  là  clans  un  sens  collectif  : 
mais  la  proposition  est  fausse  dans  le  sens 
distributif  ;  c'est-à-dire,  que  cela  n'est  point 
vrai  de  chaque  femme  en   particulier. 

L'home  est  sujet  à  la  mort  ;  cela  est  vrai 
dans  le  sens  collectif  ,  et  dans  le  sens  distri- 
butif. 

Au  lieu  de  dire  le  sens  collectif  et  le  sens- 
distributif^  on  dit  aussi  ,  le  sens  général  et  le 
sens  particulier. 

Il  y  a  des  mots  qui  sont  collectifs  ,  c'est- 
à-dire  ,  dont  l'idée  représente  un  tout  en  tant- 
que  composé  de  parties  actuèlement  séparées  f 
et  qui  forment  autant  d'unités  ou  d'individus 
particuliers  :  tels  sont  armée  9  république ,  ré- 
ginient. 


V  L 

Sens  équivoque,  Sens  louche* 

ÎL  y  a  des  mots  et  àes  propositions  équi- 
voques. Un  mot  est  équivoque,  lorsqu'il  signi- 
fie des  choses  diftrentes  :  coine  chœur ,  assem- 
blée de  plusieurs  persones  qui  chantent  ^cœur^ 
partie  intérieure  des  animaux  ;  autel ,  table  sur- 
quoi  l'on  fait  des  sacrifices  aux  Dieux  ;  hôtel , 
grande  maison.  Ces  mots  sont  équivoques  ,  du 
moins  dans  U  prononciation,   Lion  ,  nom  d'un 


106  S  E  E  S  ÉQUIVOQUE, 
animal  ;  Lion  ,  nom  dîme  constellatoin  ,  d'un 
signe  céleste  ;  Lyon  ,  nom  d'une  ville  ;  coin  , 
sorte  de  fruit  ;  coin,  angle,  endroit.;  coin  , 
instrument  avec  quoi  Ton  marque  les  monoies 
et  les  médailles  ;  coin  >  instrument  qui  sert  à 
fendre  du  bois  :  coin  ,  est  encore  un  terme  de 
manège  ,  etc. 

De  quelle  langue  (l)  voule\-vous  vous  servir 
avec  moi  ?  dit  le  docteur  Pancrace ,  parlant  à 
Sganarèle  :  de  la  langue  que  j'ai  dans  ma  bou- 
che ,  répond  Sganarèle  ;  où  vous  voyez  que 
par  langue  ,  l'un  entend  langage  ,  idiome  ;  et 
l'autre  entend  ,  corne  il  le  dit ,  la  langue  que 
nous  avons  dans  la  bouche. 

Dans  la  suite  d'un  raisonnement ,  on  doit 
toujours  prendre  un  mot  dans  le  même  sens 
qu'on  Pa  pris  d'abord  ,  autrement  on  ne  rai- 
sonneront pas  juste  ;  parce  que  ce  seroit  ne 
dire  qu'une  même  chose  de  deux  choses  difé- 
rentes  ;  car,  quoique  les  termes  équivoques  se 
ressemblent  quant  au  son  ,  ils  signifient  pour- 
tant des  idées  diférentes  ;  ce  qui  est  vrai  de  l'une 
n/es*  donc  pas  toujours  vrai  de  l'autre. 

Une  proposition  est  équivoque  quand  le  sujet 
ou  Tatribut  présente  deux  sens  à  l'esprit  ;  ou 
quand  il  y  a  quelque  terme  qui  peut  se  raporter 
ou  à  ce  qui  précède  ,  ou  à  ce  qui  suit  :  c'est 
ce  qu'il  faut  éviter  avec  soin  ,  afin  de  s'acou- 
tumer  à  des  idées  précises* 

Il   y  a   des  mots  qui  ont  une  construction 

ti)  Molière  ,   Diariag^  forcé  ,   se  IV. 


SENS      LOUCHE.  2.07 

louche  ,  c'est  lorsqu'un  mot  paroît  d'abord  se 
raporter  à  ce  qui  précède  ,  et  que  cependant 
il  se  raporte  à  ce  qui  suit  :  par  exemple  ,  dans 
cette  chanson  si  conue ,  d'un  de  nos  meilleurs 
opéras , 

Tu  sais  charmer  , 
Tu   sais    désarmer 
Le  Dieu    de   la    guerre  5 
L*e    Dieu   du  tonerre 
Se    laisse  enfîamer. 

Le  Dieu  du  tonerre  paroît  d'abord  être  îc 
terme  de  l'action  de  charmer  et  de  désarmer  , 
aussi  bien  que  le  Dieu  de  la  guerre  :  cepen- 
dant ,  quand  on  continue  à  lire  ,  on  voit  ai- 
sément que  le  Dieu  du  tonerre  est  le  nominatif 
ou  le  sujet  de  se  laisser  enflamer. 

Toute  construction  ambigiie  ,  qui  peut  si- 
gnifier deux  choses  en  même  tems ,  ou  avoir 
deux  raports  diférens  ,  est  apeîée  équivoque  3 
ou  Icuche.  Louche  est  une  sorte  d'équivoque  , 
souvent  facile  à  démêler.^  Louche  est  ici  un 
terme  métaphorique  :  c\v  corne  les  persones 
louches  parcissenî  regarder  d'un  coté  pendant 
qu'elles  regardent  d'un  autre  ,  de  même  dans 
les  constructions  louches  ,  les  mets  semblent 
avoir  un  certain  raport  ,  pendant  qu'ils  en 
ont  un  antre  ;  mais  q-jand  on  ne  voit  pas 
aisément  quel  raport  on  doit  leur  doner  ,  an 
dit  alors  qu'une  proposition  est  équivoque  , 
plutôt  que  de  dire  simplement  qu'elle  est 
louche. 

Les    pronoms  de  la  troisième  persone  font 


ao8       SENS     ÉQUIVOQUE, 

souvent  des  sens  équivoques  ou  louches ,  sur- 
tout quand  ils  ne  se  rapôrtent  pas  au  sujet  de 
la  proposition.  Je  pourois  en  raporter  un  grand 
nombre  d'exemples  de  nos  meilleurs  auteurs ,  je 
me  contenterai  de  celui-ci  : 

«  François  I.er  (i)  érigea  Vendôme  en  Du- 
»  ché-Pairie  en  faveur  de  Charles  de  Bourbon  9 
n  et  il  le  mena  avec  lui  à  la  conquête  du 
»  duché  de  Milan  ,  où  il  se  comporta  vailla- 
n  ment.  Quand  ce  prince  eut  été  pris  à  Pavie, 
»  il  ne  voulut  point  accepter  la  régence  qu'on 
?>  lui  proposoit  :  il  fut  déclaré  chef  du  conseil, 
»  il  continua  de  travailler  pour  la  liberté  du 
»  roi  ;  et  quand  il  fut  délivré ,  il  continua  à 
»  le  bien  servir  >*v 

Il  n'y  a  que  ceux  qui  sont  déjà  au  fait  de 
l'histoire  ,  qui  puissent  démêler  les  divers  ra- 
ports  de  ce  .prince  ,  et  de  tous  ces  //.  Je  croîs 
qu'il  vaut  mieux  répéter  le  mot  ,  que  de  se 
servir  d'un  pronom  dont  le  raport  n'est  ap- 
perçu  que  par  ceux  qui  savent  déjà  ce  qu'i% 
lisent.  On  évitoft  facilement  ces  sens  louches 
en  latin  ,  par  les  usages  diférens  de  suus  ,  ejus  , 
hic  ,  ille  ,  is  ,  iste. 

Quelquefois  pour  abréger  ,  on  se  contente 
■de  faire  une  proposition  de  deux  membres  + 
dont  l'un  est  négatif,  et  l'autre  afirmatif ,  et 
on  les  joint  p-ir  u»ne  conjonction  :  cette  sorte 
de  construction  n'est  pas  régulière  ,  et  fait  sou- 
vent des  équivoques  ;  par   exemples  : 

(i)  Table  généalogique  des  Rois  de  fiance  de  la  maison 
de   Bourbon» 


SENS     LOUCHE.  5.00 

L'amour  (i)  n'est  qu'un  plaisir  ,  et  Thoneur  un  devoir. 

L'académie  (i)  a  remarqué  que  Corneille  devoit 
dire  : 

L'amour  n'est  qu'un  plaisir  ,  l'honeur  est  un  devoir. 

En  éfet  ,  ces  mots  n'est  que  ,  du  premiet 
membre  ,  marquent  une  négation  ,  ainsi  ils  ne 
peuvent  pas  se  construire  encore  avec  un  de- 
voir ,  qui  est  dans  un  sens  afirmatif  au  second 
membre  ;  autrement  il  sembleroit  que  Corneille  , 
contre  son  intention  ,  eût  voulut  mépriser  éga-* 
kment  l'amour  et  l'honeur. 

On  ne  sauroit  aporter  trop  d'atention  pour 
éviter  tous  ces  défauts  :  on  ne  doit  écrire  que 
pour  se  faire  entendre  :  la  néteté  et  la  pré- 
cision sont  l'a  fin  et  le  fondement  de  l'art  de 
parler  et   d'écrire. 


V  I  I. 

Des  jeux  b  e  mots  et  di 
la  paronomase. 

Il  y  a  deux  sortes  de  jeux  de  mots, 
I.  Il  y  a  des  feux  de  mots  qui   ne  consis- 
tent que  dans  une  équivoque  au  dans  une  al- 
lusion ;  et  j'en  ai  doné  des  exemples.  Les  bons 
mots    qui    n'ont   d'autre    sel    que    celui    qu'ils 

(i)  Prem.  édit.   du  Cid -,  act.  III,    se.   YL 
(2)    Sentiment  de   l'Acad.  sur  le  Cid. 


aro       des  jEtrx  de  mots,  etc. 
tiretft  d'une  équivoque  ou  d'une  allusion  fade 
et  puérile ,  ne  sont  pas  du  goût  des  gens  sensés , 
parce  que  ces  mots-là  n'ont  rien  de  vrai    ni 
de  solide. 

a,  Jl  y  a  des  mots  dont  la  signification  est 
diférente ,  et  dont  le  son  est  presque  le  même  : 
ce  raport  qui  se  trouve  entre  le  son  de  deux 
mots  ,  fait  une  espèce  de  ^jeu  ,  dont  les 
Rhéteurs  on|  fait  une  figure  qu'ils  apèlent  Pa- 
ronomase  ;  par  exemple,  amantes  s un t  cimen- 
tes ,  les  amans  sont  des  insensés  :  le  jeu  qui 
est  dans  le  latin  ,  ne  se  retrouve  pas  dans  le 
français. 

Aux  funérailles  (i)  de  Margueritte  d'Autri- 
che ,  qui  mourut  en  couche  ,  on  fit  une  devise 
dont  le  corps  éîoit  une  aurore  qui  aporte  le 
josr  au  monde  ,  avec  ces  paroles,  Dam  pario9 
pereo  9  je   péris  en  donant  le  jour. 

Pour  marquer  l'humilité  è\m  home  de  bien 
qui  se  cache  en  fesant  de  bones  œuvres  ,  on 
peint  un  ver  à  soie  qui  s'enferme  dans  sa  co- 
que ;  Pâme  de  cette  devise  est  un  jeu  de  mots  ; 
operitur  dum  operatur.  Dans  ces  exemples  et 
dans  plusieurs  autres  pareils  ,  le  sens  subsiste 
indépendament  des  mots. 

J'observerai  à  cette  ocasion  deux  autres  fi- 
gures qui  ont  du  raport  à  celle  dont  nous 
venons  de  parler  :  l'une  s'apèle  simiiiier  cadens  ; 
c'est  quand  les  diférens  membres  ou  incises  d'usé 
période  ,  finissent  par  des  cas  ou  des  térns  dont 

(j)   Efltr^tless   d'Arist.  et  d'Eug. 


I 


DES   JEUX    DE    MOTS,    etc.  III 

la  terminaison  est  semblable  :  l'autre  s'apèle 
simditcr  desinens  ,  c'est  lorsque  les  mots  qui 
finissent  les  diféiens  membres  ou  incises  d'une 
période  ^  ont  la  même  terminaison  ,  mais  une 
terminaison  qui  n'est  point  une  désinence  de 
cas  ,  de  tems ,  ou  de  persone  ,  corne  quand  on 
dit  facere  fortiter  ^  et  vivere  turp'ter.  Ces  deux 
dernières  figures  sont  proprement  la  même  ; 
on  en  trouve  un  grand  nombre  d'exemples  dans 
St.  Augustin.  On  doit  éviter  les  jeux  de  mots 
qui  sont  vides  de  sens  ;  mais  quand  !e  sens  sub- 
siste indépendament  du  jeu  de  mots  3  ils  ne  per- 
dent rien  de  leur  mérite.  N 


VIII. 
Sens  composé,  Sens  divisé. 

Quand  PEvangi!e  (i)  dit,  les  aveugles 
voient  y  let  boiteux  marchent  ;  ces  termes  les 
aveugles  ,  les  boiteux  ,  se  prènent  en  cette 
ocasion  dans  le  sens  divisé  ,  c'est-à-dire  ,  que 
ce  mot  aveugles  se  dit  là  de  ceux  qui  étoient 
aveugles  ,  et  qui  ne  le  sont  plus  ;  ils  sont  di-< 
visés  ,  pour  ainsi  dire  5  de  leur  aveuglement  , 
car  les  aveugles  en  tant  qu'aveugles  ,  ce  qui  se- 
roit  le  sens  composé  ,  ne  voient  pas. 

L'Rvangile  (2)  parle  d'un  certain  Simon  apelé 

(i)  Matt.  c.  XI.  v.   5. 

(-0    Matt.  c.  XXVI.  v.  6. 


Itl  SENS     COMPOSÉ, 

le   lépreux  ,  parce    qu'il  l'avoit  été  ,    c'est    le 

sens  divisé.- 

Ainsi  ,  quand  St.  Paul  a;  dit  (ï)  que  tes 
idolâtres  n'entreront  pas  dans  le  royaume  des 
cieux  ,  il  a  parlé  des  idolâtres  dans  le  sens 
composé  >  c'est-à-dire,  de  ceux  qui  demeure- 
ront dans  l'idolâtrie.  Les  idoiârres  en  tant  qu'i- 
dolâtres n'entreront  pas  dans  le  royaume  des 
cieux,  C'est  lé  sens  composé  ;  mais  les  ido- 
lâtres qui  auront  quitté  l'idolâtrie,  et  qui  auront 
fait  pénitence  ,  entreront  dans  le  royaume  des 
cieux  :  c'est  le  sens  divisé. 

Ap*!les  ayant  exposé  ,  selon  sa  coutume  , 
un  tableau  à  la  critique  du  public  ,  un  cordon- 
nier censura  la.  chaussure  d'une  figure  de  ce 
tableau  ;  Àpelies  réforma  ce  que  le  cordonier 
avoit  blâmé  ;  mais  le  lendemain  le  cordonier 
ayant  trouvé  à  redire  à  une  jambe ,  Apelies  lui 
dit  qu'un  cordonier  ne  devoit  juger  que  de  la 
chaussure  ;  d'où  est  venu  le  proverbe  ne  sutor 
ultra  crepidatn  ,  (  sapple  )  judlcet, 

La  récusation  qu'Apelles  fit  de  ce  cordo- 
nier ,  est  plus  piquante  que  raisonnable  :  un 
cordonier  ,  en  tant  que  cordonier  ,  ne  doit 
juger  que  de  ce  qui  est  de  son  métier;  mais, 
si  ce  cordonier  a  d'autres  lumières  ,  il  ne  doit 
point  être  récusé  ,  par  cela  seul  qu'il  est  cor- 
donier ;  en  tant  que  cordonier  ,  ce  qui  est  le 
sens  composé  ,  il  juge  si  un  soulier  est  bien 
fait  et   bien  peint  ;   et  en  tant  qu'il   a  des  co- 

(0  I.  Cor.  c.  yi.  v.  9* 


SENS      DIVISÉ,  ±1$ 

noissances  supérieures  à  son  métier,  il  est  juge 
compétent  sur  d'autres  points  ;  il  juge  alors 
dans  le  sens  divisé  par  '  raport  à  son  métier 
de  cordonier, 

Ovide  parlant  du  sacrifice  d'Iphigénie  ,  dit 
que  l'intérêt  public  triompha  de  la  tendresse  pa~ 
ternelle  ,  le  roi  vainquit  le  père. 

.     .     .     .    .     .  Postquàm  pietatem  ;   publica  causa  ,* 

Rexque  patrem  vicit  (i). 

Ces  dernières  paroles  sont  dans  un  sens  divisé* 
Agamemnon  se  regardant  corne  roi ,  étoufe  les 
sentiniens  qu'il  ressent  corne  père. 

Dans  le  sens  composé  ,  un  mot  conserve  sa 
signification  à  tous  égards  9  et  cette  significat- 
ion entre  dans  la  composition  du  sens  de  toute 
la  phrase;  au  lieu  que  dans  le  sens  divisé,  ce 
n'est  qu'en  un  certain  sens  f  et  avec  restriction  , 
qu'un  mot  conserve  son  anciène  signification  : 
les  aveugles  voient }  c'est-à-dire  ?  ceux  qui  ont 
été  aveugles, 


Sens  litéral,  Sens  spirituel* 

Le  sens  litéral  est  celui  que  les  mots  ex^ 
citent  d'abord  dans  l'esprit  de  ceux  qui  enten- 
dent une  langue  ;  c'est  le  sens  qui  se  présente 

(i)  Oyid.  Met.  I.  XII.  v.  29. 


114  C  I   T  I   S  I   O  N 

naturèlement  à  l'esprit.  Entendre  une  expres- 
sion litéralement  ,  c'est  la  prendre  au  pie  de 
la  lettre.  Qiiœ  dicta  surit  secundlim  litteram 
accipere  ,  id  est  ,  non  aliter  intelligere  quant 
liitera  sonant  (i)  ;  c'est  le  sens  que  les  paroles 
signifient  immédiatement  ,  is  queni  verba  im- 
médiate  signifiant. 

Le  sens  spirituel  est  celui  que  le  sens  lité~" 
rai  renferme,  il  est  enté,  pour  ainsi  dire,  sur 
le  sens  litéral  ;  c'est  celui  que  les  choses  signi- 
fiées par  le  sens  litéral  font  naître  dans  l'esprit. 
Ainsi  dan*  les  paraboles ,  dans  les  fables  ,  dans 
les  allégories  ,  il  y  a  d'abord  un  sens  litéral  : 
on  dit ,  par  exemple  ,  qu'un  loup  et  un  agneau 
vinrent  boire  à  un  même  ruisseau  :  que  le 
loup  ayant  cherché  querèle  à  l'agneau  ,  il  le 
dévora.  Si  vous  vous  a  tachez  simplement  à  la 
lettre  ,  vous  ne  verrez  dans  ces  paroles  qu'une 
simple  aventure  arivée  à  deux  animaux  :  mais 
cette  narration  a  un  autre  objet  ;  on  a  dessein 
de  vous  faire  voir  que  les  foibles  sont  quel- 
quefois oprimés  par  ceux  qui  sont  plus  puis- 
sans  ,  et  voilà  le  sens  spirituel ,  qui  est  toujours 
fondé  sur  le  sens  litéral. 

Division   du  sens  litéral. 

Le  sens  litéral  est  donc  de  deux  sortes  : 
I.  Il  y   a  un  sens  litéral  rigoureux  ;  c'est  \% 

sens  propre  d'un  mot  ,  c'est  la  lettre  prise  à 

la  rigueur  ,  stricte. 

(i)  August.  Gen.  ad  lit,  Mb.  VIII.  c.  IL  t.  III. 


DU     SENS      LITERAL,       Q.I  J 

1.  La  seconde  espèce  de  sens  litéral  ,  c'est 
^elui  que*  les  expressions  figurées  dont  nous 
avons  parlé  présentent  naturèlerrvcnt  à  l'esprit 
de  ceux  qui  entendent  bien  une  langue,  c'est 
un  sens  litéral  figuré  ;  par  exemple  ,  quand  on 
dit  d'un  politique  qiïd  sème  à  propos  la  di- 
vision entre  ses  propres  ennemis  ;  semer  ne  se 
doit  pas  entendre  à  la  rigueur  selon  le  sens 
propre  ,  et  de  la  même  manière  qu'on  dit  semer 
du  blé  :  mais  ce  mot  ne  laisse  pas  d'avoir  un 
sens  litéral  ,  qui  est  un  sens  figuré  qui  se  pré- 
sente naturèlement  k  l'esprit.  La  lettre  ne  doit 
pas  toujours  être  prise  à  la  rigueur;  elle  tue, 
dit  Saint  Paul  (i).  On  ne  doit  point  exclure 
toute  signification  métaphorique  et  figurée*  Il 
faut  bien  se  garder,  dit  Saint  Augustin  ('2), 
de  prendre  à  ia  lettre  une  foçon  de  parler  fi- 
gurée ,  et  c'est  à  cela  qu'il  faut  appliquer  ce 
passage  de  St.  Paul  ,  la  lettre  tue  y  et  Vef^rit 
dont  la  vit* 

Il  faut  s'atacher  au  sens  que  les  mots  exci- 
tent naturèlement  dans  notre  esprit  ,  quand 
nous  ne  somes  point  prévenus  ,  et  que  nous 
somes  dans  l'état  tranquille  de  la  raison  : 
voilà  le  véritable  sens  litéral  figuré  ,  c'est  ee- 
lui-là  qu'il  faut  doner  aux  lois ,  aux  canons  % 

(i)  2.  Cor.   III.   n.  6. 

(  2  )    In   principio   cavendum    est    ne    figuratam    lootf* 

tionera    ad    literain    accipias  ;    et   ad   hoc    enim  pertinet 

quod  ait  Apostolus  ,  litera  occidit  ,  spiritus  cutem  yivi- 

fxat.  Aug.  de  Doctr.  Christ.   1.   1IL  c.  Y-  *•  III-  P*« 

xisïXs  3    168$. 


ai6  ditision 

aux  taxes  des  coutumes ,  et  même  à  l'Ecriture- 

Sainte. 

Quand  Jésus-Christ  a  dit  que  celui  qui  met 
la  main  à  la  charue  ,  et  qui  regarde  derrière 
lui  ,  n'est  point  propre  pour  le  royaume  de 
Dieu  (î)  ;  on  voit  bien  qu'il  n'a  pas  voulu 
dire  qu'un  laboureur  qui  en  travaillant  tourne 
quelquefois  la  tête  ,  ntst  pas  propre  pour  le 
ciel  :  le  vrai  sens  que  ces  paroles  présentent 
naturèlement  à  l'esprit  ,  c'est  que  ceux  qui  ont 
comencé  à  mener  une  vie  chrétienne  ,  et  à  être 
les  disciples  de  Jésus-Christ  ,  ne  doivent  pas 
changer  de  conduite  ,  ni  de  doctrine  ,  s'ils 
veulent  être  sauvés;  c'est  donc  là  un  sens  lit- 
téral figuré.  Il  en  est  de  même  de  ces  autres 
passages  de  l'Evangile ,  ou  Jésus-Christ  dit  (a)9 
de  présenter  la  joue  gauche  à  celui  qui  nous 
a  frappé  sur  la  droite  ($)  ',  de  s'aracher  la 
main  ou  l'œil  qui  est  un  sujet  de  scandale  ;  il 
faut  entendre  ces  paroles  de  la  même  manière 
qu'on  entend  toutes  les  expressions  métapho- 
riques et  figurées  ;  ce  ne  seroit  pais  leur  doner 
leur  vrai  sens ,  que  de  les  entendre  selon  le 
sens  litéral  pris  à  la  rigueur  ;  elles  doivent  être 
entendues  selon  la  seconde  sorte  de  sens  lité- 
ral  qui  réduit  toutes  ces  façons  de  parler  fi- 
gurées à  leur  juste  valeur,  «'est -à- dire  ,  au 
sens  quelles  avoient  dans  l'esprit  de  celui  qui 
a  parlé,  et  qu'e'V  excitent  dans  l'esprit  de  ceux 

(i)  Luc.  g.  IX.  v.   52. 

(2)    Matt.  c.  V.   y.    39, 

fe)  Ibid.  v.  29.  30. 

qui 


DU      SENS      LITÊRA1.        11J 

qui  entendent  la  langue  ou  l'expression  figurée 
et  autorisée  par  l'usage.  «  Lorsque  nous  donons 
»  au  blé  le  nom  de  Cet  es  (i)  ,  dit  Cicéron  , 
»  et  au  v'm  le  nom  de  Bacchus  5  nous  nous 
>*  servons  d'une  façon  de  parler  usirée  en  notre 
»  langue  ,  et  persone  n'est  assez  dépourvu  de 
»  sens  pour  prendre  ces  paroles  à  la  rigueur 
i>  de   la    lettre  >». 

Qa  se  sert  dans  toutes  les  nations  policées , 
de  certaines  expressions  ou  formules  de  poli- 
tesse ,  qui  ne  doivent  point  être  prises  dans 
le  sens  litéral  étroit.  J'ai  Vhoneur  de . . . .  Je 
vous  baise  les  mains  :  Je  suis  votre  très- humble 
et  très- obéissant  serviteur,  Cette  dernière  façon 
de  parler  dont  on  se  sert  pour  finir  les  lettres  f 
n'est  jamais  regardée  que  corne  une  formule  de 
politesse. 

On  dit  de  certaines  persones  ,  c'est  un  fou  9 
c'est  une  foie  :  ces  paroles  ne  marquent  pas 
toujours  que  la  persone  dont  on  parle  ait  perdu 
Pesprit  au  point  qu'il  ne  reste  plus  qu'à  l'en- 
fermer ;  on  veut  dire  seulement  que  c'est  une 
persone  qui  suit  ses  caprices  ,  qui  ne  se  prête 
pas  aux  réflexions  des  autres  ,  qu'elle  n'est  pas 
toujours  maîtresse  de  son  imagination  ,  que 
dans  le  tems  qu'on  lui  parle  elle  est  ocupée 
ailleurs  ,  et  qu'ainsi  on  ne  sauroit  avoir  avec 
fille  ce  comerce  réciproque  dépensées  et  de  seïi- 

(  i  )  Cùm  fruges  Cererem  ,  vinum  Ziberum  dicfmus  f 
génère  nos  quidem  sermonis  utimur  usitato  :  sed  ecquerai 
tam  amentem  esse  putas   qui  ,   etc. 

Ck,  de  Nat.  Deer.  I  III,  Q.  4'If  aiit5r  %  XyJ# 


«8  division 

timens ,  qui  fait  l'agrément  de  la  conversation 
et  le  lien  de  la  société.  L'home  sage  est  toujours 
en  état  de  tout  écouter ,  de  tout  entendre ,  et  de 
profiter  des  avis  qu'on  lui  done. 

Dans  l'ironie  ,  les  paroles  ne  se  prènent  point 
dans  le  sens  litérai  proprement  dit  :  elles  sç 
prènent  selon  le  sens  litérai  figuré  ,  c'est-à- 
dire  ,  selon  ce  que  signifient  les  mots  acom- 
pagnes  du  ton  de  la  voix  et  de  toutes  les  autres 
circonstances» 

Il  y  a  souvent  dans  le  langage  des  homes  un 
sens  litérai  qui  est  caché  ,  et  que  les  circons- 
tances des  choses  découvrent  ;  ainsi  il  arive 
souvent  que  la  même  proposition  a  un  tel  sens 
dans  la  bouche  ou  dans  les  écrits  d'un  certain 
home ,  et  qu'elle  en  a  un  autre  dans  les  dis«? 
cours  et  dans  les  ouvrages  d'un  autre  home  : 
irais  il  ne  faut  pas  légèrement  doner  des  sens 
désavantageux  aux  paroles  de  ceux  qui  ne  pen«? 
sent  pas  en  tout  corne  nous  ;  il  faut  que  ces 
sens  cachés  soient  si  facilement  dévelopés  par 
les  circonstances ,  qu'un  home  de  bon  sens  qui 
n'est  pas  prévenu  ne  puisse  pas  s'y  méprendre. 
Nos  préventions  nous  rendent  toujours  injustes  , 
et  nous  font  souvent  prêter  aux  autres  des  sen-? 
timens  qu'ils  détestent  aussi  sincèrement  que 
nous  les  détestons. 

Au  reste ,  je  viens  d'observer  que  le  sens  li- 
béral figuré  est  celui  que  les  paroles  excitent 
îjatur^lement  dans  l'esprit  de  ceux  qui  enten- 
lient  1*  langue  où  l'expression  figurée  est  auto- 
risée par  l'usage  ;  ainsi  pour  bien  entendre  Je 


DU  SENS  LITÊRAL.  ai«J 
véritable  sens  literal  d'un  auteur ,  il  ne  suffit 
pas  d'entendre  les  mots  particuliers  dont  il  s'est 
servi  ,  il  faut  encore  bien  entendre  les  façons 
de  parler  usitées  dans  la  langue  de  cet  auteur  ; 
sans  quoi,  ou  l'on  n'entendra  point  le  passage  , 
ou  l'on  tombera  dans  des  contre- sens.  En  fran- 
çais ,  doner  parole  ,  veut  dire  promettre  ;  en 
latin  ,  verba  dare  ,  signifie  tromper  :  Panas 
dare  alicui  ,  ne  veut  pas  dire  doner  de  !a  peine 
à  quelqu'un  ,  lui  faire  de  la  peine  ;  il  veut 
dire  au  contraire  ,  être  puni  par  quelqu'un  j 
lui  doner  la  satisfaction  qu'il  exige  de  nous  , 
lui  doner  notre  suplice  en  payement ,  corne  on 
paye  une  amende.  Quand  Properce  dit  à  Cin- 
thie ,  dabis  mihi  perfida  panas  (i)  ,  il  ne  veut 
par  dire  perfide  vous  tnale\  causer  bien  des 
tourmens  ;  il  lui  dit  au  contraire  ,  qu'il  la  fera 
repentir  de   sa    perfidie. 

Il  n'est  pas  possible  d'entendre  le  sens  lité- 
ral  de  l'Ecriture  -  Sainte  ,  si  Ton  n'a  aucune 
conoissance  des  hébraïsmes  et  des  héllénismes, 
c'est-à-dire ,  des  façons  de  parier  de  la  langue 
hébraïque  et  de  la  langue  grèque.  Lorsque  les 
interprètes  traduisent  à  la  rigueur  de  la  lettre, 
ils  rendent  les  mots  et  non  le  véritable  sens  : 
de-là  vient  qu'il  y  a  ,  par  exemple  ,  dans  les 
Psaumes,  plusieurs  versets  (2.)  qui  ne  sent  pas 
intelligibles  en  latin.  Montes  Dei  t  ne  veut  pas 
dire  des  montagnes  consacrées  à  Dieu  ,  mais 
de  hautes   montagnes. 


(i)  L.  II.  Eleg.  V.  v.  3. 
(2)    Psal.  XXXV.   ▼.  7- 


K  % 


220 


D  I   V  I   S  I  O  TS 


Dans  le  nouveau  Testament  même  il  y  a 
plusieurs  passages  qui  ne  sauroient  être  en- 
tendus sans  la  conoissance  des  idiotismes,  c'est- 
à-dire  ,  des  façons  de  parler  des  auteurs  ori- 
ginaux. Le  mot  hébreu  qui  répond  au  mot  la- 
tin verbum  ,  se  prend  ordinairement  en  hébreu 
pour  chose  signifiée  par  la  parole  ;  c'est  le  mot 
générique  qui  répond  à  negotium  ou  res  des 
Latins  (  I  ).  Transeamus  usquè  Bethléem  ,  et 
videamus  hoc  verbum  quod factum  est:  Passons 
jusqm'à  Bethléem  ,  et  voyons  ce  qui  y  est  arivé. 
Ainsi  lorsqu'au  troisième  verset  du  chapitre  S 
du  Deutéronome  ,  il  est  dit  (  Deus  )  dédit  tibi 
cibum  manna  quod  ignorabas  tu  et  patres  tut  9 
nt  ostenderet  tibi  quod  non  in  solo  pane  vivit 
homo  ,  sed  in  omni  verbo  quod  egreditur  de 
ore  Dei.  Vous  voyez  que  in  omni  verbo  signi- 
fie in  omni  re  y  c'est-à-dire  ,  de  tout  ce  que 
Dieu  dit  ,  ou  veut  ,  qui  serve  de  nourriture» 
C'est  dans  ce  même  sens  que  Jésus -Christ  a 
cité  ce  passage  :  le  démon  lui  proposoit  de 
changer  les  pierres  en  pain  ,  il  n'est  pas  né- 
cessaire de  faire  ce  changement ,  répond  Jésus- 
Christ  (  1  )  ,  car  Vhome  ne  vit  pas  seulement 
de  pain  ,  il  se  nourit  encore  de  tout  ce  qui  plaît 
à  Dieu  de  lui  doner  pour  nourriture  ,  de  tout 
ce  que  Dieu  dit  qui  servira  de  nourriture  ;  voilà 
le  sens  liîéral ,  celui  qu'on  done  comunément 
à  ces  paroles ,  n'est  qu'un  sçns  moral? 

(i)  Luc.  c.  IL  v.  15. 
(2)  Matu  c9  IV ,  v.  4, 


DU      SENS      SPIRITUEL.        211 

Division    du   sens   spirituel. 

Le  sens  spirituel  est  aussi  de  plusieurs  sortes. 
I.    Le   sens   moral.    1.    Le  sens   allégorique. 
3.  Le   sens  analogique. 

I.    Sens    moral. 

Le  sens  moral  est  une  interprétation  selon 
laquelle  on  tire  quelque  instruction  pour  les 
mœurs.  On  tire  un  sens  moral  des  histoires  , 
des  fables  ,  etc.  Il  n'y  a  rien  de  si  profane 
dont  on  ne  puisse  tirer  des  moralités ,  ni  rien 
de  si  sérieux  qu'on  ne  puisse  tourner  en  bur- 
lesque. Telle  est  la  liaison  que  les  idées  ont 
les  unes  avec  les  autres  :  le  moindre  raport 
réveille  une  idée  de  moralité  dans  un  home  dont 
le  goût  est  tourné  du  côté  de  la  morale  ;  et 
au  contraire  celui  dont  l'imagination  aime  le 
burlesque  ,  trouve  du  burlesque  par-tout. 

Thomas  Walleis  ,  Jacobin  Anglois  ,  fit  im- 
primer vers  la  fin  du  XV.e  siècle,  à  l'usage 
àes  prédicateurs  une  explication  des  métamor- 
phoses d'Ovide  (  I  ).  Nous  avons  le  Virgile 
travesti  de  Scaron.  Ovide  n'avoit  point  pensé 
à  la  morale  que  Walleis  lui  prête  ;  et  Virgile 
n'a  jamais   eu  les  idées  burlesques  que  Scaron 

(  1  )  Metamorpîiosis  Ovidiana  moraliter  à  Magisiro 
Thoma  Walleis  Anglico  ,  de  professione  praedicatorum 
sub  S-  Dominico  ,  explartûta.  Ce  livre  rare  fut  traduit  en 
1484.  Voyez  le  P.  Echard  ,  tom.  1.  p.  508  ,  et  M.  Mait- 
taire ,  Annales  Typographiques ,  tom.  I.  p.  176. 

K3 


222  .DITISIOU 

a  trouvées  dans  son  Fnéïde.  Il  n'en  est  pas 
de  même  des  fables  morales  ;  leurs  auteurs  mêmes 
nous  en  découvrent  les  moralités  ;  elles  sont 
tirées  du  texte  corne  une  conséquence  est  tirée 
de  son  principe. 

1.    Sens  allégorique. 

Ie  sens  allégorique  se  tire  d'un  discours  , 
qui ,  à  le  prendre  dans  son  sens  propre ,  si- 
gnifie tout  autre  chose  :  c'est  une  histoire 
qui  est  l'image  d'une  autre  histoire  ,  ou  de 
quelqu'autre  pensée.  Nous  avons  déjà  parlé  de 
l'allégorie. 

L'esprit  humain  a  bien  de  la  peine  à  de- 
meurer  indéterminé  sur  les  causes  dont  il  voit  f 
ou  dont  il  ressent  les  éfets  :  ainsi  lorsqu'il  ne 
conoît  pas  les  causes  ,  il  en  imagine  ,  et  le 
voilà  satisfait.  Les  païens  imaginèrent  d'abord 
des  causes  frivoles  de  la  plupart  des  éfets  na- 
turels :  l'amour  fut  l'éfet  d'une  divinité  par- 
ticulière :  Prométhée  vola  le  feu  du  ciel  :  Cérès 
inventa  le  blé  :  Bacchus  le  vin  ,  etc.  Les  re- 
cherches exactes  sont  trop  pénibles ,  et  ne  sont 
pas  à  la  portée  de  tout  le  -monde.  Quoiqu'il  en 
$oit ,  le  vulgaire  superstitieux  ,  dit  le  P.  Sana- 
don  (i)  ,  fut  la  dupe  des  visionaires  qui  inven- 
tèrent toutes  ces  fables. 

Dans  la  suite  ,  quand  les  païens  comencèrent 
à  se  policer  et  à  faire  des  réflexions  sur  ces 
histoires  fabuleuses ,  il  se  trouva  parmi  eux  des 

(i)  Poésies  d'Hoiacea  tom.  I,  page  504. 


DU      SENS      SPIRITUEL.       1*3 

Mystiques  qui  envelopèrent  les  absurdités  sous 
le  voile  âçs  allégories  et  des  sens  figurés  9  aux- 
quels les  premiers  auteurs  de  ces  fables  n'avoient 
jamais  pensé. 

Il  y  a  des  pièces  allégoriques  en  prose  et  en 
vers  :  les  auteurs  de  ces  ouvrages  ont  prétendu 
qu'on  leur  donât  un  sens  allégorique  ;  mais 
dans  les  histoires  ,  et  dans  les  autres  ouvrages 
dans  lesquels  il-  ne  paroît  pas  que  l'auteur  ait 
songé  à  l'allégorie  ,  il  est  inutile  d'y  en  chercher. 
Il  faut  que  les  histoires  dont  on  tire  ensuite 
èe&  allégories  ,  aient  été  composées  dans  la  vue 
de  l'allégorie  ;  autrement  les  explications  allé- 
goriques qu'on  leur  done ,  ne  peuvent  rien  ,  et 
ne  sont  que  des  aplications  arbitraires  dont  il 
est  libre  à  chacun  de  s'amuser  corne  il  lui  plaît, 
pourvu  qu'on  n'en  tire  pas  des  conséquences 
dangereuses. 

Quelques  auteurs  (i)  ont  trouvé  une  image 
des  révolutions  arivées  à  la  langue  latine  , 
dans  la  statue  (  2  )  que  Nabuchodonosor  vit 
en  songe  ;  ils  trouvent  dans  ce  songe  une 
allégorie  de  ce  qui  devoit  ariver  à  la  langue 
latine. 

Cette  statue  étoit  extraordinairement  grande  , 
la  langue  latine  n'étoit-elle  pas  répandue  pres- 
que par-tout  ? 

La  tête  de  cette  statue  étoit  d'or  ,  c'est  le 
siècle  d'or  de  la  langue  latine  ;  c'est  le  tems  de 

(i)  Indiculiis  historico-chronologicus  ,  in  Fabri  The- 
sauro. 

(a)  Daniel  i  II ,  v.  31. 

K4 


124  DIVISION 

Térence  ,  de  César ,  de  Cicéron  ,  de  Virgile  5 

en  un  mot ,  c'est  le  siècle  d'Auguste» 

La  poitrine  et  les  bras  de  la  statue  étoient 
d'argent  ;  c'est  le  siècle  d'argent  de  la  langue 
latine  ;  c'est  depuis  la  mort  d'Auguste  jusqu'à 
la  mort  de  l'empereur  Trajan  ,  c'est-à-dire  , 
jusqu'environ  cent  aris  après  Auguste. 

Le  ventre  et  le«  cuisses  de  la  statue  étoient 
d'airain  ;  c'est  le  siècle  d'airain  de  la  langue 
latine  ,  qui  comprend  depuis  la  mort  de  Tra- 
jan ,  jusqu'à  la  prise  de  Rome  par  les  Goths , 
en  410. 

Les  jambes  de  la  statue  étoient  de  fer ,  et 
les  pies  ,  partie  de  fer  ,  partie  de  terre  ;  c'est 
ie  siècle  de  fer  de  la  langue  latine  ,  pendant 
lequel  les  diférentes  incursions  des  barbares 
plongèrent  les  homes  dans  une  extrême  igno- 
rance ;  à  peine  la  langue  latine  se  conserva- 
t-elle  dans  le  langage  de  l'Eglise. 

Enfin  une  pierre  abatit  la  statue  ;  c'est  la  langue 
latine  qui  cessa  d'être  une  langue  vivante. 

C'est  ainsi  qu'on  raporte  tout  aux  idées  dont 
on  est  préocupé. 

Les  sens  allégoriques  ont  été  autrefois  fort 
à  la  mode  5  et  ils  le  sont  encore  en  Orient  ; 
on  en  trouvoit  par-tout  jusques  dans  les  nom- 
bres. Métrodore  de  Lampsaque  (1)  au  raport 
de  Tatien  ,  avoit  tourné  Homère  tout  entier 
en  allégories.    On  aime   mieux   aujourd'hui   la 

(1)  Huet.  Origenianor.  1.  II ,  quœst.  XIII 5  p.  171. 


DU  SENS  SPIRITUEL.  Q.1J 
réalité  du  sens  litéral  (i).  Les  explications  mys- 
tiques de  l'Ecriture-Sainte  ,  qui  ne  sont  point 
fixées  par  les  Apôtres  ,  ni  établies  clairement 
par  la  révélation  ,  sont  sujètes  à  des  illusions 
qui  mènent  au   fanatisme. 

3.   Sens   anagogique. 

Le  sens  anagogique  n'est  guère  en  usage 
que  lorsqu'il  s'agit  des  diférens  sens  del'Ecriture- 
Sainte.  Ce  mot  anagogique  vient  d'un  mot  grec  , 
qui  veut  dire  élévation  :  ainsi  le  sens  anago- 
gique de  l'Ecriture  -Sainte  est  un  sens  mystique , 
qui  élève  l'esprit  aux  objets  célestes  et  divins 
de  la  vie  éternèle  dont  les  Saints  jouissent  dans 
le  ciel. 

Le  sens  litéral  est  le  fondement  des  autres 
sens  de  l'Ecriture  -  Sainte.  Si  les  explications 
qu'on  en  done  ont  raport  aux  mœurs  ,  c'est 
le  sens   moral. 

Si  les  explications  des  passages  de  l'ancien 
Testament  regardent  l'Eglise  et  les  mystères 
de  notre  religion  par  analogie  ou  ressem- 
blance ,  c'est  le  sens  allégorique  ;  ainsi  le  sa- 
crifice de  l'agneau  pascal  ,  le  serpent  d'airain 
élevé  dans  le  désert ,  étoient  autant  de  figures 
du  sacrifice  de  la  croix. 

Enfin  lorsque  ces  explications  regardent  l'é- 
glise triomphante  et  la  vie  des  bienheureux 
dans  le  ciel  ,   c'est   le  sens  anagogique  ;    c'est 

(1)  Traité  du  sens  litéral  et  du  sens  mystique  ,  selon 
ia  doctrine  des  Pèies» 

k  5 


aa6  division 

ainsi  que  le  sabat  des  Juifs  est  regardé  corne 
l'image  du  repos  éternel  des  bienheureux.  Ces 
diférens  sens  ,  qui  ne  sont  point  le  sens  lité- 
ra!  ,  ni  le  sens  moral  ,  s'apèlent  aussi  en  gé- 
néral sens  tropologique  ,  c'est-à-dire  ,  sens  fi- 
guré. Mais  corne  je  l'ai  déjà  remarqué ,  il  faut 
suivre  dans  le  sens  allégorique  et  dans  le  sens 
anagogique  ce  que  la  révélation  nous  en 
aprend  ,  et  s'apliquer  sur-tout  à  l'intelligence 
du  sens  litéral  ,  qui  est  la  règle  infaillible  de 
ce  que  nous  devons  croire  et  pratiquer  pour 
être    sauvés. 


X. 

Du    Sens    adapté, 

Ou  que  Von  done  par  allusion. 

Quelquefois  on  se  sert  des  paroles  de 
l'Ecriture-Sainte  ou  de  quelqu'auteur  profane, 
pour  en  faire  une  aplication  particulière  qui 
convient  au  sujet  dont  on  veut  parler,  mais 
qui  n'est  pas  le  sens  naturel  et  litéral  de  l'auteur 
dent  on  les  emprunte  ,  c'est  ce  qu'on  apèle  sen- 
sus  acGotnodatitiîis  y  sens  adapté. 

Dans  les  panégyriques  des  Saints  et  dans 
les  Oraisons  funèbres  ,  le  texte  du  discours 
est  pris  ordinairement  dans  le  sens  dont  nous 
parlons.   M,  Fiéchier  dans  son  oraison  funè- 


BU    SENS    ADAPTÉ.  a^7 

}re  de  M.  de  Turène ,  aplique  à  son  héros  ce  qui 
est  dit  dans  l'Ecriture  à  l'occasion  de  Judas  Ma- 
chabée  qui  fut  tué  dans  une  bataille. 

Le  P.  le  Jeune  de  l'Oratoire  ,  fameux  mis- 
sionaire  ,  s'apeloit  Jean  ;  il  étoit  devenu  aveu- 
gle :  il  fut  nomé  pour  prêcher  le  carême  à 
Marseille  aux  Acoules  ;  voici  le  texte  de  son 
premier  sermon  (i)  :  Fuit  homo  missus  à  Deo  , 
eut  nom  en  erat  Joannes  ;  non  erat  Me  lux  ,  sed 
ut  testïmonium  perhiberet  de  lumine.  On  voit 
qu'il  fesoit  allusion  à  son  nom  et  à  son  aveu- 
glement, 

Remarques    sur   quelques   passages    adaptés    à 
contre-sens. 

Il  y  a  quelques  passages  des  auteurs  pro~ 
fanes  qui  sont  corne  passés  en  proverbes  ,  et 
auxquels  on  done  comunément  un  sens  dé- 
tourné qui  n'est  pas  précisément  le  même  sens 
que  celui  qu'ils  ont  dans  l'auteur  d'où  ils  sont 
tirés  ;  en  voici  des  exemples  : 

i.  Quand  on  veut  animer  un  jeune  home  à 
faire  parade  de  ce  qu'il  sait  ,  ou  blâmer  un 
savant  de  ce  qu'il  se  tient  dans  l'obscurité  ,  on 
lui  dit  ce  vers  de  Perse  : 

Scire  tuurn  nihil  est,  nisi  te  scire  lioc  sciât  alter  (2)  ? 

«  Toute  votre  science  n'est  rien  ,  si  les  autres 
»  ne  savent   pas  combien  vous  êtes  savant  ;># 

(1)   Joann.   c.  I  ,   v.   6. 
(a)  Pers.    Sat.  I.   \^  27* 

K  6 


ai8  D  V    SENS     ADAPTÉ. 

La  pensée  de  Perse  est  pourtant  de  blâmer  ceux 
qui  n'étudient  que  pour  faire  ensuite  parade 
de  ce  qu'ils  savent.  0  tems  !  ô  mœurs  !  s'écrie- 
t-H  ,  est-ce  donc  pour  la  gloire  que  vous  pâlisse^ 
sur  les  livres  ?  Quoi  donc  !  croyez-vous  que  la. 
science  n'est  rien  ,  à  moins  que  les  autres  ne 
sachent  que  vous  êtes  savant  ? 

En  pallor  ,  seniumque  :  O  mores  !  usgue  adeone 
Scire  tuumnihil  est ,  nisi  te  scire  hoc  sciât  alter  (i)? 

Il  y  a  une  interrogation  et  une  surprise  dans 
le  texte  ,  et  l'on  cite  le  vers  dans  un  sens 
absolu. 

a.  On  dit  d'un  home  qui  parle  avec  em- 
phase ,  d'un  style  ampoulé  et  recherché,  que 

Projicit  ampullas  et  sescjuipedalia  verba  (2). 

>5  il  jète  y  il  fait  sortir  de  sa  bouche  des  pa- 
»  rôles  enflées  et  des  mots  d'un  pie  et  demi  ». 
Cependant  ce  vers  a  un  sens  tout  contraire 
dans  Horace.  «  La  tragédie  ,  dit  ce  Poète  ,  ne 
»  s'exprime  pas  toujours  d'un  style  pompeux 
j>  et  élevé  :  Théièphe  et  Pelée  ,  tous  deux  pau- 
»  vres  ,  tous  deux  chassés  de  leurs  pays  ,  ne 
s>  doivent  point  recourir  à  des  termes  enflés  s 
»  ni  se  servir  de  grands  mots  :  il  faut  qu'ils 
3?  fassent  parler  leur  douleur  d'un  style  simple 
*>  et  naturel  ,  s'ils  veulent  nous  toucher ,  et 
35  que  nous  nous  intéressions  à  leur  mauvaise 
3>  fortune  »«jj  ainsi  projicit ,  dans  Horace.,  veut 
dire  il  rejeté. 

(1)   Fers.  Sat.  ï.  v.  Tj. 
{2}  Hor.  Art  Poét.  v,  97. 


DU    SENS    ADAPTÉ.  21$ 

IEt  tragicus  plcrumque  dolet  sermone  pedestri 
Teiephus  et  Peleus ,  cum  pauper  et  exul  uterque 
Projicit  ampuîlas  et  sesquipedalia  verba  , 
Si  curât  cor  spectantis  tetigisse  quereïa  (i). 
M.  Boileau  nous  done  le  même  précepte  : 

Que  devant  Troie  en  flame  ,  Hécube  désolée 
Ne  viène  pas  pousser  une  plainte  ampoulée  (2). 

Cette  remarque  ,  qui  se  trouve  dans  la  plu- 
art  des  Comentateurs  d'Horace  ,  ne  devoît 
oint  échaper  aux  auteurs  des  Dictionaires  sur 
e  mot  projicere. 

3.  Souvent  pour  excuser  les  fautes  d'un  habile 
home  ,  on  cite  ce  mot  d'Horace  : 

Quandoque  bonus  dormitat  Homerus  (3)  ; 

Corne  si  Horace  avoit  voulu  dire  que  le  bon 
Homère  s'endort  quelquefois  ;  mais  quando- 
que est-là  pour  quandocunque  ,  toutes  les  fo:'s 
que  ;  et  bonus  est  pris  en  bonne  part.  «  Je 
a  suis  fâché  ,  dit  Horace  >  toutes  les  fois  que 
?)  je  m'aperçois  qu'Homère,  cet  excèîent  Poète, 
31  s'endort,  se  néglige j  ne  se  soutient  pas  ». 

Indignor  quandoque  bonus  dormitat  Homerus* 

M.  Danet  s'est  trompé  dans  l'explication  qu'il 
done  de  ce  passage  ,  dans  son  Dictionaire  latin- 
français  sur  ce  mot  quandoque* 

4.  Enfin  ,  pour  s'excuser  quand  on  est 
tombé  dans  quelque  faute  ,  on  cite  ee  vers 
de   Térence  : 

(1)  Hor.  Ait.    Poét.  v. 

(2)  Art    Poët.  chant   III. 

(3)  Hor*  Art.  Pc  et.  y  359* 


0.$Ô  DU    SENS    ADAPTÉ. 

Homo  sum ,  humani  nihil  à  me  alienum  puto  (i); 

Corne  si  Térence  avoit  voulu  dire  je  suis 
home  9  je  ne  suis  point  exempt  des  foiblesses 
de  Vhumanitê  ;  ce  n'est  pas  là  le  sens  de  Té- 
rence. Chrêmes  touché  de  l'afliction  où  il  voit 
Ménédème  son  voisin  ,  vient  lui  demander  quelle 
peut  être  la  cause  de  son  chagrin  et  des  peines 
qu'il  se  done  :  Ménédème  lui  dit  brusquement , 
qu'il  faut  qu'il  ait  bien  du  loisir  pour  venir 
se  mêler  des  afaires  d'autrui.  «  Je  suis  home  , 
„  répond  tranquilement  Chrêmes  ,  rien  de  tout 
„  ce  qui  regarde  les  autres  homes  n'est  étran- 
„  ger  pour  moi  ,  je  m'intéresse  à  tout  ce  qui 
„  regarde  mon  prochain  ». 

"  On  doit  s'étoner  ,  dit  Madame  Dacier  , 
9,  que  ce  vers  ait  été  si  mal  entendu  ,  après 
„  ce  que  Cicéron  en  a  dit  dans  le  premier 
9,  livre  des  Ofices  „. 

Voici  les  paroles  de  Cicéron  (a)  :  Est  enirn 
difficilis  cura  rerum  alienarum  ,  quamquam  Te- 
rentianus  ille  Chrêmes  humani  nihil  à  se  alie- 
num putet.  J'ajouterai  un  passage  de  Sénèque, 
qui  est  un  comentaire  encore  plus  clair  de  ces 
paroles  de  Térence.  Sénècjue  ,  ce  philosophe 
païen  ,  explique  dans  une  de  ses  lettres  ,  co- 
rnent les  homes  doivent  honorer  la  majesté  des 
Dieux  :  il  dit  que  ce  nest  qu'en  croyant  en 
eux  ,  en  pratiquant  de  hones  œuvres  ,  et  en 
tâchant  de  les  imiter  dans  leurs  perfections  9 

(i)   Heaut.  act.  I.  se.  I.   v.  2$. 
(a)  x.  Offtc.  n.  29V  aliter  ,  IX. 


DU    SENS    ADAPTÉ.  %$T 

qu'on  peut  leur  rendre  un  culte  agréable  ,  iî 
parle  ensuite  de  ce  que  les  homes  se  doivent 
les  uns  aux  autres.  "  Nous  devous  tous  nous 
„  regarder  ,  dit-il  ,  come  étant  les  membres 
„  d'un  grand  corps  ;  la  nature  nous  a  tous 
,9  tirés  de  la  même  source  ,  et  par-là  nous  a 
„  tous  faits  parens  les  uns  des  autres  ;  c'est 
„  elle  qui  a  établi  l'équité  et  la  justice.  Selon 
„  l'institution  de  la  nature  ,  on  est  plus  à 
„  plaindre  quand  on  nuit  aux  autres  ,  que 
„  quand  on  en  reçoit  du  domage.  La  nature 
„  nous  a  doné  des  mains  'pour  nous  aider  les 
„  uns  les  autres  ;  ainsi  ayons  toujours  dans 
„  la  bouche  et  dans  le  cœur  ce  vers  de  Té- 
„  rence ,  je  suis  home  ,  rien  de  tout  ce  qui  re- 
9)  garde  les  homes  nest  étranger  pour  moi  (i)* 
Il  est  vrai  en  général  que  les  citations  et  les 

(i)  Quomodo  sint  Dii  colendi  solet  praecipi.  .  .  ; 
Deum  colit  qui  novit.  .  .  Primus  est  Deorum  cultus  , 
Deos  credere  ,  deinde  reddere  iliis  majestatem  suam  ,  red- 
dere  benitatem  sine  qua  nulla  majestas  est  :  vis  Deos  pro- 
pitiare  ,  bonus  esto.  Satis  illos  coluit  quisquis  imitatus 
est.  Ecce  altéra  qusesti^o  ,    quomodo  nominibus  sit  uten- 

dum possim  breviter  haric  fornmlam  huma- 

ni    officii    tradere membra  sumus    corporis 

magni  ,  natura  nos  cognatos  edidit ,  cum  ex  risàem  et  in 
eacfém  *  gigneret.  Kaec  nobis  amorem  indiait  mutuum 
et  sociabiles  fecit  ;  illa  aequuin  justumque  composât  : 
ex  illius  constitutione  miserius  est  nocere  quam  laedi  ; 
et  illius  imperio  parafai  suut  adjuvandum  manus,  Iste 
versus  et  in  pectore  et  ia  ore  fit  homo  sum  ,  humani 
nihil  à  me  alienum  puto.  Habeamus  in  commune  3  quod 
»ati    sumus.   Sençc,  Ep,  2CT. 


a32  SUITE 

aplications  doivent  être  justes  autant  qu'il  est 
possible  ;  puisqu'autrement  eiles  ne  prouvent 
rien  ,  et  ne  servent  qu'à  montrer  une  fausse 
érudition  :  mais  ii  y  auroit  bien  du  rigorisme 
à  condâner  tout  sens  adapté. 

Il  y  a  bien  de  la  diférenoe  entre  raporter 
en  passage  corne  une  autorité  qui  prouve,  ou 
simplement  corne  des  paroles  conues  ,  aux- 
quelles on  doue  un  sens  nouveau  qui  convient 
au  sujet  dont  on  veut  parler  :  dans  le  premier 
cas  ,  ii  faut  conserver  le  sens  de  l'auteur  ;  mais 
dans  le  second  cas ,  les  passages ,  auxquels  on 
done  un  sens  diférent  de  celui  qu'ils  ont  dans 
leur  auteur ,  sont  regardés  corne  autant  de  pa- 
rodies ,  et  corne  une  sorte  de  jeu  dont  il  est 
souvent  permis  de  faire  usage. 


Suite    du    Sens    adapté. 

De  la  Parodies  et  des  C entons* 

L  A  Parodie  est  aussi  une  sorte  de  sens 
adapté  (i).  Ce  mot  est  grec  ,  car  les  Grecs  ont 
aussi  fait  des  parodies. 

Parodie  (a)  signifie  à  la  lettre  un  chant  com- 

(i)  Athénée  ,  1.   XIV  et  XV. 

(2)  Parodia  canticurru  R.  para  ,  juxta  et  ode  cantus/ 
carmen.  Canticum  vel  carmen  ad  alteriûs  similitudinera 
compositum  ,  cum  aîterius  poetae  versus  jccQSè  in,  aliud 
plument  um  Uaasfertuuur* 


DU     SENS     ADAPTÉ.  I33 

posé  à  l'imitation  d'un  autre ,  et  par  extension , 
on  clone  le  nom  de  parodie  à  un  ouvrage  en 
vers  ,  dans  lequel  on  détourne  ,  dans  un  sens 
railleur  ,  des  vers  qu'un  autre  a  faits  dans  une 
vue  diférente.  On  a  la  liberté  d'ajouter  ou  de 
retrancher  ce  qui  est  nécessaire  au  dessein  qu'on 
se  propose  ;  mais  on  doit  conserver  autant  de 
mots  qu'il  est  nécessaire  pour  rapeler  le  souve- 
nir de  l'original  dont  on  emprunte  les  paroles. 
L'idée  de  cet  original  et  Implication  qu'on  en 
fait  à  un  sujet  d'un  ordre  moins  sérieux  ,  for- 
ment dans  l'imagination  un  contraste  qui  la 
surprend  ,  et  c'est  en  cela  que  consiste  la  plai- 
santerie de  la  parodie.  Corneille  a  dit  dans  le 
style  grave  ,  parlant  du  père  de  Chimène  : 

Ses  rides  sur  son  front  ont  gravé  ses  exploits  (1). 

Racine  a  parodié  ce  vers  dans  les  plaideurs  : 
l'Intimé  parlant  de  son  père  qui  étoit  sergent  , 
dit  plaisament   : 

Il  gagnoit  en  un  jour  plus  qu'un  autre  en  six  mois  ; 
Ses  rides  sur  son  front  gravoient  tous  ses  exploits  (2). 

Dans  Corneille  ,  exploits  signifie  actions  mémo- 
rables ,  exploits  militaires  ;  et  dans  les  Plai- 
deurs ,  exploits  se  prend  pour  les  actes  ou  pro- 
cédures que  font  les    sergens.    On   dit    que   le 

Et  etiam  parodia  ,  Hermogeni  ,  cum  quis  ,  ubi  partem 
aliquam  versus  protulit ,  reliquum  à  se,  id  est  ;  de  suo  , 
oratione  solutâ  eloquitur ,  ;  Robertson  y  Th.  iiug.  grsec. 
V.   parodeo. 

(1)  Le  Cid  ,   act.    I  ,    se   I. 

(2)  Les   Piaid.  act.  I  ,  se.  V- 


*34  sùiîë 

grand  Corneille  fat  ofensé  de  cette  plaisanterie 

è\x  jeune  Racine. 

Au  reste  (i)  ,  l'Académie  a  observé  que  les 
rides  marquent  les  années  y  mais  ne  gravent  point 
les  exploits. 

Les  vers  les  plus  conus ,  sont  ceux  qui  sont 
le  plus  exposés  à  la  parodie.  On  trouve  dans 
les  dernières  éditions  des  œuvres  de  Boiieau  (l) , 
tne  parodie  ingénieuse  de  quelques  scènes  du 
Cid.  On  peut  voir  aussi  dans  les  Poésies  de 
Madame  des  Houlières  une  parodie  d'une  scène 
de  la  même  tragédie  (3).  Le  Théâtre  Italien 
est  riche  en  parodies.  Le  Poëme  du  Vice  Punî 
est  rempli  duplications  heureuses  de  vers  de  nos 
meilleurs  Poètes  :  ces  aplications  sont  autant 
de  parodies. 

Les  Centons  sont  encore  une  sorte  d'ouvrage 
qui  a  raport  au  sens  adapté.  Cento  en  latin 
«ignifie ,  dans  le  sens  propre  9  une  espèce  de 
drap  qui  doit  être  cousue  à  quelqu'autre  pièce  5 
et  plus  souvent  un  manteau  ou  un  habit  fait 
de  difvrênîes  pièces  raportées  ;  ensuite  on  adoné 
ce  nom  ,  par  métaphore  ,  à  un  ouvrage  com- 
posé de  plusieurs  vers  ou  de  plusieurs  passages 
empruntés  d'un  ou  de  plusieurs  auteurs.  On 
prend  ordinairement  la  moitié  d'un  vers  ?  et 
on  le  lie  par  le  sens  avec  la  moitié  d'un  autre 

(  I  )  Sentimens  de  l'Académie  Française  sur  les  vers 
du  Cid. 

(2)  Tome   II  ,   p.  411.  édit.   de  1726. 

(3)  Des  Houl.  édit.  de  1725.  p.  273, 


DU    SENS    ADAP  TÉ.  23$ 

vers  (1).  On  peut  employer  un  vers  tout  entier 
et  la  moitié  d'un  suivant ,  mais  on  désaprouve 
qu'il  y  ait  deux  vers  de  suite  d'un  même  au- 
teur. Voici  un  exemple  de  cette  sorte  d'ouvrage, 
tiré  des  centons  de  Proba  Falconia  (  1  ).  Il 
s'agit  de  la  défense  que  Dieu  fit  à  Adam  et 
à  Eve  de  manger  du  fruit  défendu  ;  Proba 
Falconia  fait  parler  le  Seigneur  en  ces  termes  r 
au  chapitre  XVI. 

JEn*  2  ,  712.  Vos  famuîi  qu»  dicam  animis  advertite 
vestris  : 
2  ,     ai.  Est  in  conspectu  rarnis  feîicibus  arbor  (3) 

(  I  )  Variis  de  locis  ,  sensibusque  diversis  ,  quaedam 
carminis  structura  solidatur  ,  in  unum  versum  ut  cœant 
csesi  duo  ,  aut  unus  et  sequens  cura  medio  :  nam  duos 
junctim  locare  ineptum  est  y  et  très ,  unâ  série  5  mer» 
nugœ  .  .  .  sensus  diversi  ut  congruant  ;  adoptiva  quae 
sunt  ,  ut  cognata  videantur  ;  aliéna  ne  interluceant  ; 
hiulca  ne  pateant.  Ausonius  Pauio  Epis*,  quœ  pr&legi- 
tur  ante.  Edyll.  XIII. 

(2)  Probae  Falconias  vatis  clarissimu  à  S.  Hieronymo 
cornprobatse  centones  de  Fidei  nostrse  mysteriis  ,  è  Ma- 
ronis  carminibus  ,  etc.  Parisiis  Apud  iEgidium  Gorbi- 
num  1576  ,  f.  27,  in-8.  Item  Parisiis  ,  apud  Fianciscura 
Stephanum  1548. 

Les  cenwns  de  Proba  Falconia  se  trouvent  aussi  dans 
Bibliotheca  Patrum  ,  tom.  V.  Lugduni  1677.  Voici  ce 
qui  est  dit  de  cette  savante  et  pieuse  Dame  dans  /'In- 
dex AucEorum.  Bibl.  Patr.  tom.  I.  Proba  Falconia  uxor 
non  Adelphi  Proconsulis  ,  ut  scribit  Isidorus  ,  sed  Ani- 
cii  Probi  Prsefecti  Praetorio  ,  postea  Consulis  ,  mater 
Probini  ,  Olibrii  ,  et  Probi  ,  similiter  Consulum.  De 
qua  multa  Hieronymus  Epist  3  et  Baronius  ,  tom.  IV. 
et  V.  Annalium,  Scripsit  Viigilio-centones  qui  extant 
fol.  1218.  Floruit  non  Theodosio  juniore  ,  ut  vult  Sixtus 
Senensis  ,  sed    sub   Gratiano. 

(3J   Gcorg.  2,   Si. 


135 


BÛ     SENS     ADAPTÉ. 


7  ,   692.   Quam  neque  fas  igûi  cuiquam  nec   stemere 

ferro  5 
7 ,    6q8.    Religione    sacra   namquam    eoncessa    mo- 

veri   (1) 
n  ,    59K   Kac   quicumque  sacros  decerpserit  arbore 
foetus    (2)  , 
JEn.    11  ,    849.    Morte   luet    mérita    nec   me   sententia 

vertit    (3)  : 
G.  2  ,   315.  Nec  tibi  tam  prudens  quisquam  persudeat 

autor 
Ec.    8  ,    48.  Commacuîare  manus.  Liceat  te  vote  mo- 

neri    (4) 
G.   3  ,    216.  Femina  ,  nullius  te  blanâa  suasio  vincat  s 
G.    I  ,    168.    Si   te  digna   manet   divini   gloria  ruris. 

Nous  avons  aussi  les  centons  d'Etiène  de 
Pieurre  (%)  et  de  quelques  autres.  L'empereur 
Vaientinien  ,  au  raport  d'Àusone  (6)  ,  s'étoit 
aussi  amusé  à  cette  sorte  de  jeu  :  mais  il  vaut 
mieux  s'ccuper  à  bien  penser  ,  et  à  bien  ex- 
primer ce  qu'on  pense  i  qu'à  perdre  le  tems  à 
un  travail  où  l'esprit  est  toujours  dans  les  en- 
traves ,  où  la  pensée  est  subordonée  aux  mots, 
au  lieu  que  ce  sont  les  mots  qu'il  faut  toujours 
subordoner  aux  pensées. 

Ce  n'éîoit  pas  assez  pour  quelques  Ecrivains  9 
que  la  contrainte  des  centons  :  nous  avons  des 

(1)  JEn.   3  3  700. 

(2)  6,    141. 

(3)  1 ,  241. 

(4)  5  ,   4*1. 

($)  Stephani  Pleurrei  sacra  ^neis  sacra  continens  acta 
Domini  N.  J.  C,  et  primorum  Martyrum ,  Virgiïio  cen- 
tosiibus  conscripta.  Parisiis  ,  apud  Adriajaiim  Taupinart , 
1618.    in-4, 

(6)  Auson.  Bp.  anfce  Edyll,  XIII. 


suite  iyf 

ouvrages  oîi  l'auteur  (i)  s'est  interdît  succes- 
sivement par  chapitres  ,  et  selon  l'ordre  de  l'al- 
phabet,  l'usage  d'une  lettre,  c'est-à-dire,  que 
dans  le  premier  chapitre  il  n'y  a  point  d'à  ,  . 
et  dans  le  second  point  de  b  ,  ainsi  de  suite. 
Un  autre  (2)  a  fait  un  Poëme  dont  tous  les  - 
mots  comencent  par  un  p. 

Plaudite  porcelli  ;  porcorum  pigra  propago 
Progreditur  ,  plures  porci  pinguedine  pleni 
Pugnantes  per&unt.  Pecudum  pars  prodigiosa 
Perturbât  pede  petrosas  plerumque  plateas  ; 
etc.   etc. 

Dans  le  IX.  siècle ,  Hubaud  ,  religieux  bé- 
nédictin de  St.  Amand  ,  dédia  à  l'empereur 
Charles  le  Chauve  un  Poëme  composé  à  l'ho- 
neur  des  chauves  ,  dont  tous  les  mots  comen- 
cent par  la  lettre  c. 

Carmina  ,  cîarisonae  ,  calvis  cantate  Camenae. 

(3)  Un  autre  s'est  mis  dans  une  contrainte 

(ï)  Liber  absque  litteris  ,  de  ./Etatibue  mundi  et  ho- 
minis  ;  autore  Fabio  ,  Claudio  ,  Gordiano  ,  Fuïgentio  , 
EdiditP.  Jacobus  Hommey  Augustinianus  ,  Pictavii.  Pros- 
tat  Parisiisapud  Viduam  Caroli  Coîgnard  y  1696.  Le  titre 
du  manuscrit  promet  ad  A  usque  in  Z  ;  mais  l'Impri- 
meur n'a  mis  au  jour  que  xiv  chapitres  ,  c'est-à-dire  ,  jus- 
qu'à l'O  inclusivement  ;  et  il  déclare  que  le  copiste  a  égaré 
le  reste.  Hue  usque  codex  ,  cujus  scriptor  addit  :  ii  decem 
de  quibus  fit  mentio  in  titulo  5  nescio  ubi  sunt. 

(2)  Pugna  Porcorum  per  P.  Porcium  Ce  Poème  est 
eomposé  de  248  vers.  Je  l'ai  vu  dans  un  recueil  qui  a 
pour  titre  :  Nugae  Vénales.  More  ri  attribue  ce  Poème  à 
"Léo  Placentius.  V.  Plaisant  ,  dans  l'édition  de  Moreri 
de  1718. 

(3)  Eernardi  Morlanensis  ,  Monachi  ordinis  Cluniacea- 


13^  SUITE 

encore  plus  grande  ,  ii  a  fait  un  Poëme  de 
2.9 j6  vers  de  six  pies,  dont  le  dernier  seul  est 
un  spondée  ,  les  cinq  autres  sont  autant  de 
dactiles.  Le  second  pié  rime  avec  le  quatrième , 
et  le  dernier  mot  d'an  vers  rime  avec  le  der- 
nier mot  du  vers  qui  le  suit  ,  à  la  manière 
de  nos  vers  français  à  rimes  suivies  j  et  voici 
le  comencement  : 

Hora  novissima  ,  tempora  pessima  sunt ,   vigïïemus* 
Ecce  miiiaçi^r  irnminet  nrhiter  ille  supremus. 
Imminet ,  imminet  at  mala  terminez  ,  zequa  coronet  f 
P.ecta  remuneret  x  anxia  liberet ,  jethera  donet  : 
Auferat  zsçera  ,  duraque  pondéra  mentir  onusta  é 
Sobria  muniat  ,  improba  ipuniat ,  utraque  )uste  , 
Ille  yiissimus  ,  ille  gra.\issimus  eçce  venit  Rex. 
Surgat  homo  reus  ,  instat  homo  Deus  ,  à  pâtre  )\xàex. 

Les  Poèmes  dont  je  viens  de  parler  sont  au- 
jourd'hui au  même  rang  que  les  acrostiches  et 
les  anagrames  (1).  Le  goût  de  toutes  ces  sortes 

sis  ,  ad  Petrum  Cluniacensem  Abbatem  qui  cîaruit  anno 
Ï140  ,  de  Conternptu  Mundi  ,  libri  très  5  ex  veteribus 
inembranis  recens   descripti.    Bremae  aino    1 595 • 

(1)  L'acrostiche  est  une  sorte  d'ouvrage  en  vers  t  dont 
cbaque  vers  comence  par  chacune  des  lettres  qui  forment 
un  certain  mot.  A  la  tête  de  cbaque  comédie  de  Plaute, 
il  y  a  un  argument  fait  en  acrostiche  :  c'est  le  nom  de 
la  pièce  qui  est  le  mot  de  l'acrostiche  ;  par  exemple  î 
Amphitfuo  :  îe  premier  vers  de  L'argument  comence  par 
nn  A  ,  îe  second  par  une  M 9  ainsi  de  suite»  Ces  argumens 
sont  anciens,  et  Madame  Dacier  dans  ses  Remarques  sur 
celui  ,de  l'Amphitryon  ,  fait  entendre  que  Plaute  en  est 
l'auteur, 

Cicérôn  nous  apprend  qu'Eanius  avoit  fait  des  acros« 
tâches*  acêostkhi:  dicitur ,  cum  dcincepsex  primis  versuum 
litterU  alijuid  ccnaectitur  ,  ut  in  quibusdam  Ennianh, 
ÇiCé  de  Divinatioiie.   1.  lt  n.   in,  aliter,  LIT* 


DU  SENS  ADAPTÉ.  139 
d*ouvrages  ,  heureusement  ,  est  passé.  Il  y  a 
eu  un  tems  où  les  ouvrages  d'esprit  tiroient 
leur  principal  mérite  de  la  peine  qu'il  y  avoit 
à  les  produire  ,  et  souvent  la  montagne  étoit 
récompensée  de  n'enfanter  qu'une  souris  ,  pourvu 
qu'elle  eût  étéjong-temps  en  travail  (l)  Au- 
jourd'hui le  tems  et  la  difficulté  ne  font  rien  à 
l'affaire  ;  on  aime  ce  qui  est  vrai ,  ce  qui  ins- 
truit ,  ce  qui  éclaire ,  ce  qui  intéresse  ,  ce  qui 
a  un  objet  raisonable  ;  et  l'on  ne  regarde  plus 
les  mots  que  corne  des  signes  auxquels  on  ne 
s'arête  que  pour  aler  droit  à  ce  qu'ils  signi- 
fient. La  vie  est  si  courte,  et  il  y  a  tant  à 
aprendre  à  tout  âge  ,  que  si  l'on  a  le  bonheur 
de  surmonter  la  paresse  et  l'indolence  natu- 
rèles  de  l'esprit  ,  on  ne  doit  pas  le  mettre  à 
la  torture  sur  des  riens  ,  ni  l'apliquer  en  pure 
perte. 


X  I. 

Sens  abstrait,  Sens  concret. 
C  E  mot  abstrait  vient  du  latjn  abstractus  ; 

A  l'égard  de  Yanagrame  ,  ce  mot  e$t  encore  grec  :  il 
est  composé  de  la  préposition  ana  ,  qui  dans  la  composition 
des  mots  ,  répond  souvent  à  rttrd  ,  rè  ;  et  de  grama  lettre. 
L'anagrame  se  fait  lorsqu'en  déplaçant  les  lettres  d'un  mot  3 
on  en  forme  un  autre  mot ,  qui  a  une  signification  diféreBte  J 
•par  exemple  ,  de  Loraine  on  a  fait  Alérion* 

il)   Molière  j  Misau.  açt.  I.  sf .  IL 


£40  SENS      ABSTRAIT, 

participe    à'abstrahere  ,    qui   veut    dire    tirer  t 
cracher  ,  séparer   de. 

Tout  corps  est  réèlement  étendu  en  longueur, 
largeur  et  profondeur,  mais,  souvent  on  pense 
à  la  longueur  sans  faire  atention  à  la  largeur 
ni  à  la  profondeur  ,  c'est  ce  qu'on  apèle  faire 
abstraction  de  la  largeur  et  de  la  profondeur  ; 
c'est  considérer  la  longueur  dans  un  sens  abs- 
trait :  c'est  ainsi  qu'en  géométrie  ont  consi- 
dère le  point  ,  la  ligne  ,  le  cercle  ,  sans  avoir 
égand  ni  à  un  tel  point  ,  ni  à  une  telle  ligne  9 
ni  à   un  tel  cercle  physique. 

Ainsi  en  général  le  sens  abstrait  est  celui  par 
lequel  on  s'ocupe  d'une  idée  ,  sans  faire  atention 
aux  autres  idées  qui  ont  un  raport  naturel  et 
nécessaire  avec  cette  idée» 

I,  On  peut  considérer  le  corps  en  général 
sans  penser  à  la  figure  ,  ni  à  toutes  les  autres 
propriétés  particulières  du  corps  physique  :  c'est 
considérer  le  corps  dans  un  sens  abstrait  ,  c'est 
considérer  la  chose  sans  le  mode  ,  corne  parlent 
les  philosophes  ,  res  afoque  modo. 

a.  On  peut  au  contraire  considérer  les  pro*- 
prietés  des  objets ,  sans  faire  atention  à  aucun 
sujet  particulier  auquel  elles  soient  atachées  , 
moins  absout  reP  C'est  ainsi  qu'on  parle  de  la 
blancheur  ,  du  mouvement  ,  du  repos ,  sans 
faire  aucune  zx^nùon  particulière  à  quelque 
objet  blanc  ,  ni  à  quelque  corps  qui  soit  en 
mouvement  ou  en  repos. 

L'idée  dont  on  s'ocupe  par  abstraction  ,  est 
lirée  ,   pour  ainsi  dire  ,  des  autres  idées  qui 


SENS      CONCRET.  141 

qui  ont  raport  à  celle-là,  elle  en  est  corne 
séparée  ,  et  c'est  pour  cela  qu'on  l'apële  idée 
abstraite. 

L'abstraction  est  donc  une  sorte  de  sépa- 
ration qui  se  fait  par  la  pensée.  Souvent  on 
considère  un  tout  par  parties  ,  c'est  une  espèce 
d'abstraction  ;  c'est  ainsi  qu'en  anatomie  on 
fait  des  démonstrations  particulières  de  la  tête , 
ensuite  de  la  poitrine  ,  etc.  mais  c'est  plutôt 
diviser  qu'abstraire  ,  on  apèle  plus  particuliè- 
rement faire  abstraction  ,  lorsque  l'on  consi- 
dère quelque  propriété  des  objets  sans  faire 
atention  ni  à  l'objet  ,  ni  aux  autres  proprié- 
tés ,  ou  lorsque  l'on  considère  l'objet  sans  les 
propriétés. 

Le  sens  concret ,  au  contraire  ,  c'est  lorsque 
Ton  considère  le  sujet  uni  au  mode  ,  ou  le  mode 
uni  au  sujet  ;  c'est  lorsque  l'on  regarde  un  sujet 
tel  qu'il  est  ,  et  que  l'on  pense  que  ce  sujet  et 
sa  qualité  ne  font  ensemble  qu'une  même  chose  , 
et  forment  un  être  particulier  ;  par  exemple  : 
ce  papier  blanc  ,  cette  table  .quarêe  ,  cette  boîte 
ronde  ;  blanc  9  quarêe  ,  ronde  ,  sont  dits  alors 
dans  un   sens   concret. 

Ce  mot  concret  vient  du  latin  concretus  y  par- 
ticipe de  concrescere  ,  croître  ensemble ,  s'épais- 
sir ,  se  coaguler  ,  être  composé  de  ;  en  éfet  , 
dans  le  sens  concret ,  les  adjectifs  ne  forment 
qu'un  tout  avec  leurs  sujets  ;  on  ne  les  sépare 
point  l'un   de  l'autre  par  la  pensée. 

Le  concret  renferme  donc  toujours  deux  idées, 
celle  du  sujet ,  et  celle  de  la  propriété. 

L 


L 


24*  SENS      ABSTRAIT, 

Tous  les  substantifs  qui  sont  pris  adjective- 
ment ,  sont  alors  des  termes  concrets  :  ainsi 
quand  on  dit  Parus  est  homo  ;  hotno  est 
alors  un  terme  concret ,  Petrus  est  habens  hu~ 
manitatenu 

Observez  qu'il  y  a  de  la  diférence  entre  faire 
abstraction  et  se  servir  d'un  terme  abstrait.  On 
peut  se  servir  de  mots  qui  expriment  des  objets  , 
réels  ,  et  faire  abstraction,  corne  quand  on  exa- 
mine quelque  partie  d'un  tout  ,  sans  avoir 
égard  aux  autres  parties  :  on  peut ,  au  con- 
traire ,  se  servir  de  termes  abstraits ,  sans  faire 
abstraction  ,  corne  quand  on  dit  que  la  fortune 
est  aveugle. 

Des  termes  abstraits. 

Dans  le  langage  ordinaire  ,  abstrait  se  prend 
pour  subtil  ,  métaphysique  :  ces  idées  sont 
abstraites  ,  c'est  -  à  -  dire  ,  qu'elles  demandent 
de  la  méditation  ,  qu'elles  ne  sont  pas  aisées 
à  comprendre  ,  qu'elles  ne  tombent  point  sous 
le  sens. 

On  dit  aussi  d'un  home,  qu'il  est  abstrait 
quand  il  ne  s'ocupe  que  de  ce  qu'il  a  dans  l'es- 
prit ,  sans  se  prêter  à  ce  qu'on  lui  dit.  Mais  ce 
que  j'entens  ici  par  termes  abstraits  ,  ce  sont 
les  mots  qui  ne  marquent  aucun  objet  qui  existe 
hors  de  notre  imagination. 

Que  les  homes  pensent  au  soleil  ,  ou  qu'ils 
n'y  pensent  point ,  le  soleil  existe  ,  ainsi  le  mot 
de  soleil  n'est  point  un  terme  abstrait. 


SENS      CONÇUS   T.  243 

Mais  beauté ,  laideur ,  etc.  sont  des  termes 
abstraits.  Il  y  a  des  objets  qui  nous  plaisent 
et  que  nous  trouvons  beaux  ;  il  y  en  a  d'autres 
au  contraire  qui  nous  afectent  d'une  manière 
désagréable  ,  et  que  nous  apelons  laids  \  mais 
il  n'y  a  aucun  être  réel  qui  soit  la  beauté  ou 
la  laideur.  H  y  a  des  homes  ,  mais  Vhumanité 
n'est  point  ;  c'est-à-dire ,  qu'il  n'y  a  point  ua 
être  qui  soit  Vhumanité, 

Les  abstractions  ou  idées  abstraites  suposent 
les  impressions  particulières  des  objets  ,  et  la 
méditation  ,  c'est-à-dire  ,  les  réflexions  que 
nous  faisons  naturèlement  sur  ces  impressions. 
C'est  à  l'ocasion  de  ces  impressions  que  nous 
considérons  ensuite  séparément ,  et  indépenda- 
ment  des  objets  ,  les  diférentes  afections  qu'elles 
ont  fait  naître  dans  notre  esprit ,  c'est  ce  que 
nous  apelons  les  propriétés  des  objets  ;  je  ne 
considérerois  pas  le  mouvement  en  lui-même  f 
si  je  n'avois  jamais  vu  de  corps  en  mouve- 
ment. 

Nous  somes  acoutumés  à  doner  des  noms 
particuliers  aux  objets  réels  et  sensibles  ;  nous 
en  donons  aussi  par  imitation  aux  idées  abs- 
traites ,  corne  si  elles  représentent  des  êtres 
réels  ;  nous  n'avons  point  de  moyen  plus  facile 
pour  nous  comuniquer  nos  pensées. 

Ce  qui  a  sur-tout  doné  lieu  aux  idées  abs- 
traites ,  c'est  l'uniformité  des  impressions  qui 
ont  été  excitées  dans  notre  cerveau  par  des 
objets  diférens  ,  et  pourtant  semblables  en  ua 

L  % 


144  SENS      ABSTRAIT, 

certain  point  :  les  homes  ont  inventé  des  mots 
particuliers  pour  exprimer  cette  ressemblance  y 
cette  uniformité  d'impressions  dont  ils  se  sont 
formés  une  idée  abstraite.  Les  mots  qui  expri- 
ment ces  idées  nous  servent  à  abréger  le  dis- 
cours ,  et  à  nous  faire  entendre  avec  plus 
de  facilité  ?*  par  exemple  ,  nous  avons  vu  plu- 
sieurs objets  blancs;  ensuite  pour  exprimer  l'im- 
pression uniforme  que  ces  diférens  objets  nous 
ont  causée,  et  pour  marquer  le  point  dans  le- 
quel ils  se  ressemblent ,  nous  nous  servons  du 
mot  de  blancheur. 

Nous  somes  acoutumés  dès  notre  enfance  à 
voir  des  corps  qui  passent  successivement  d'une 
place  à  un  autre  ;  ensuite  pour  exprimer  cette 
propriété  et  la  réduire  à  une;  sorte  d'idée  gé- 
nérale ,  nous,  nous  servons  du  terme  de  mou- 
vement. Ce  que  je  veux  dire  §'entendra  mieux 
par  cet  exemple, 

Les  noms  que  l'on,  done  a.ux  tropes  ou  fi- 
gures dont  nous  avons  parlé  ,  ne  représentent 
point  dés  êtres  réels'.  Il  n'y  a  point  d'être  , 
point  de  substance  ,  qui  soit  une  métaphore  , 
ni  une  métonymie  ;  ce  sont  les  diférentes  exr 
pressions  métaphoriques  ,  et  les  autres  façons 
de  parler  figurées  qui  ont  doné  lieu  aux  maîtres 
de  l'art ,  d'inventer  le  terme  de  métaphore ,  et 
les  autres  noms  des  figures  :  par-là  ils  rédui- 
sent à  une  espèce  9  à  une  classe  particulière 
les  expressions  qui  ont  un  tour  pareil  ,  selon 
lequel  elles  se  ressemblent ,  et  c'est  sous  ce  ra-^ 


SENS      COKCRET.  1^ 

port  de  ressemblance  qu'elles  sont  comprises 
dans  chaque  sorte  particulière  de  figure  ,  c'est- 
à-dire  ,  dans  la  même  manière  d'exprimer  les 
pensées  :  toutes  les  expressions  métaphoriques 
sont  comprises  sous  la  métaphore  ,  elles  s'y 
raportent  ;  l'idée  de  métaphore  est  donc  une 
idée  abstraite  qui  ne  présente  aucune  expres- 
sion métaphorique  en  particulier  ,  mais  seule- 
ment cette  sorte  d'idée  générale  que  les  homes 
se  sont  faite  pour  réduire  à  une  classe  à  part 
les  expressions  figurées  d'une  même  espèce  ,  ce 
qui  met  de  l'ordre  et  de  la  néteté  dans  nos  pen- 
sées y  et  abrège  nos  encours. 

Il  en  est  de  même  de  tous  les  autres  noms 
d'arts  et  de  sciences  :  !a  physique ,  par  exemple, 
n'existe  point,  c'est-à-dire  ,  qu'il  n'y  a  point 
un  être  particulier  qui  soit  la  physique  :  mais 
les  homes  ont  fait  un  grand  nombre  de  ré- 
flexions sur  les  diférentes  opérations  de  la  na- 
ture ;  et  ensuite  ils  ont  doné  le  nom  de  science 
physique  au  recueil  ou  assemblage  de  ces  ré- 
flexions ,  ou  plutôt  à  l'idée  abstraite  à  laquelle 
ils  raportent  toutes  les  observations  qui  regar- 
dent les  êtres  naturels. 

Il  en  est  de  même  de  douceur  ,  amertume  ,' 
être  9  néant ,  vie  ,  mort ,  mouvement  9  repos  ,  etc. 
Chacune  de  ces  idées  générales  ,  quoiqu'on 
en  dise  ,  est  aussi  positive  que  l'autre  ,  puis- 
qu'elle peut  être  également  le  sujet  d'une  pro- 
position. 

Corne   les   diférens    objets   blancs    ont    doné 

L3 


046  SENS      ABSTRAIT, 

lieu  à  notre  esprit  de  se  former  l'idée  de  blan- 
cheur ,  idée  abstraite  ,  qui  ne  marque  qu'une 
sorte  d'afection  de  l'esprit  ;  de  même ,  les  di- 
vers objets  qui  nous  afectent  en  tant  de  ma- 
nières diférentes ,  nous  ont  doné  lieu  de  nous 
former  l'idée  A' être  ^  de  substance  ,  à' existence  ; 
sur-tout  ,  lorsque  nous  ne  considérons  les  objets 
que  corne  existans  ,  sans  avoir  égard  à  leurs 
autres  propriétés  particulières  :  c'est  le  point 
dans  lequel  les  êtres  particuliers  se  ressemblent 
le  plus. 

Les  objets  réels  ne  sont  pas  toujours  dans 
la  même  situation,  ils  changent  de  -place,  ils 
disparoissent  ,  et  nous  sentons  réèlernent  ce 
changement  et  cette  absence  :  alors  il  se  passe 
en  nous  une  afection  réèle  ,  par  laquelle  nous 
«entons  que  nous  ne  recevons  aucune  impres- 
sion d'un  objet  dont  la  présence  excitoit  en 
nous  deux  éfets  sensibles  ;  de-là  l'idée  d'ab- 
sence ,  de  privation ,  de  néant  :  de  sorte  que 
quoique  le  néant  ne  soit  rien  en  lui-même  , 
cependant  ce  mot  marque  une  afection  réèle 
de  l'esprit  ,  c'est  une  idée  abstraite  que  nous 
acquérons  par  l'usage  de  ia  vie  ,  à  l'ocasion  de 
l'absence  de  l'objet ,  et  de  tant  de  privations 
qui  nous  font  plaisir  ou  qui  nous  afligent. 

Dès  que  nous  avons  eu  quelque  usage  de 
notre  faculté  de  consentir  ou  de  ne  pas  con- 
sentir à  ce  qu'on  nous  proposoit ,  nous  avons 
consenti  ,  ou  nous  n'avons  pas  consenti ,  nous 
avons  dit  oui  ,  ou  nous  avons  dit  non  :  en- 


SENS      CONCRET.  247 

suite  à  mesure  que  nous  avons  réfléchi  sur  nos 
propres  sentimens  intérieurs  ,  et  que  nous  les 
avons  réduits  à  certaines  classes  ,  nous  avons 
apelé  afirmation  cette  manière  uniforme  dont 
notre  esprit  est  afecté  quand  il  acquiesce,  quand 
il  consent  ;  et  nous  avons  apelé  négation  la 
manière  dont  notre  esprit  est  afecté  ,  quand 
il  sent  qu'il  refuse  de  consentir  à  quelque  ju- 
gement. 

Les  termes  abstraits  ,  qui  sont  en  très-grand 
nombre  ,  ne  marquent  donc  que  des  aftctions 
de  l'entendement  ;  ce  sont  des  opérations  na- 
turèles  de  l'esprit  ,  par  lesquelles  nous  nous 
formons  autant  de  classes  diférentes  des  diverses 
sortes  d'impressions  particulières  dont  nous 
somes  afectés  par  l'usage  de  la  vie.  Tel  est 
l'home.  Les  noms  de  ces  classes  diférentes  ne 
désignent  point  de  ces  êtres  réels  qui  subsis- 
tent hors  de  nous  :  les  objets  blancs  sont  des 
êtres  réels  ;  mais  la  blancheur  n'est  qu'une  idée 
abstraite  :  les  expressions  métaphoriques  sont 
tous  les  jours  en  usage  dans  le  langage  des 
homes  ,  mais  la  métaphore  n'est  que  dans  l'es- 
prit des  Grammairiens  et  des  Rhéteurs. 

Les  idées  abstraites  que  nous  acquérons  par 
l'usage  de  la  vie  ,  sont  en  nous  autant  d'idées 
exemplaires  qui  nous  servent  ensuite  de  règle 
et  de  modèle  pour  juger  si  un  objet  a  ou  n'a 
pas  telle  ou  telle  propriété,  c'est-à-dire,  s'il 
fait  ou  s'il  ne  fait  pas  en  nous  une  impression 
semblable  à  celle  que  d'autres  objets  nous  ont 


G.48  SENS      ABSTRAIT, 

causée  ,  et  dont  ils  nous  ont  laissé  l'idée  ou 
afection  habituèle.  Nous  réduisons  chaque  sorte 
d'impression  que  nous  recevons ,  à  la  classe  à 
laquelle  il  nous  paroit  qu'elle  se  raporte  ;  nous 
raportons  toujours  les  nouvèles  impressions  aux 
anciènes ,  et  si  nous  ne  trouvons  pas  qu'elles 
puissent  s'y  raporter  ,  nous  en  fesons  une  classe 
nouvèîe  ou  une  classe  à  part ,  et  c'est  de-là 
que  viènent  tous  les  noms  ap?eilatifs  ,  qui  mar- 
quent des  gerires  ou  des  espèces  particulières; 
ce  sont  autant  de  termes  abstraits  quand  on 
n'en  fait  pas  l'application  à  quelque  individu 
particulier  ;  ainsi  quand  on  considère  en  gé- 
néral le  cercle ,  une  ville  ,  cercle  et  ville  sont 
des  termes  abstraits  ;  mais  s'il  s'agit  d'un  tel 
cercle  ,  ou  d'une  telle  ville  en  particulier  ,  le 
terme  n'est  plus  abstrait. 

Ce  que  nous  venons  de  dire  ,  que  nous  ac- 
quérons ces  idées  exemplaires  par  l'usage  de  la 
vie  ,  fait  bien  voir  qu'il  ne  faut  point  élever 
les  jeunes  gens  dans  des  solitudes  ,  et  qu'on 
doit  ne  leur  montrer  que  du  bon  et  du  beau 
autant  qu'il  est  possible.  C'est  un  avantage  que 
les  enfans  des  grands  ont  au-dessus  des  enfans 
des  autres  homes  ;  ils  voient  un  plus  grand 
nombre  d'objets  ,  et  il  y  a  plus  de  choix  dans 
ce  qu'on  leur  montre  ;  ainsi  ils  ont  plus  d'idées 
exemplaires  y  et  c'est  de  ces  idées  que  se  forme 
le  goût.  Un  jeune  home  qui  n'auroit  vu  que 
d'excélens  tableaux  ,  n'ad'mireroit  guère  les  mé- 
diocres, 


SENS      CONCRET.  2.49 

En  termes  d'arithmétique  ,  quand  on  dit 
trois  louis  ,  dix  hommes  ,  en  un  mot  ,  quand 
on  aplique  le  nombre  à  quelque  sujet  particu- 
lier ,  ce  nombre  est  apelé  concret  ;  au  lieu  que 
si  Ton  dit  deux  et  deux  font  quatre  ,  ce  sont- 
ià  des  nombres  abstraits  ,  qui  ne  sont  unis  à 
aucun  sujet  particulier.  On  considère  alors  par 
abstraction  le  nombre  en  lui-même  ,  ou  plutôt 
Tidée  de  nombre  que  nous  avons  acquise  par 
l'usage  de  la  vie, 

Tous  les  objets  qui  nous  environnent  et  dont 
nous  recevons  des  impressions  ,  sont  autant 
d'êtres  particuliers  que  les  philosophes  apèlent 
des  individus  ,  les  uns  sont  semblables  aux  autres 
en  certains  points  :  de-là  les  idées  abstraites  de 
genre  et   d'espèce. 

Remarquez  qu'un  individu  est  un  être  réel 
que  vous  ne  sauriez  diviser  en  un  autre  lui- 
même  :  Platon  ne  peut  être  que  Platon.  Un 
diamant  de  milie  écus  peut  être  divisé  en  plu- 
sieurs autres  diamans  ,  mais  il  ne  sera  plus  le 
diamant  de  mille  écus  :  cette  table  ,  si  vous 
la  divisez  ,  ne  sera  plus  cette  table  ;  de  -  là 
l'idée  d'unité  ,  c'est  -  à  -  dire  ,  l'afection  de 
l'esprit  qui  conçoit  l'individu  dans  un  sens 
abstrait. 

Observez  encore  qu'il  n'est  pas  nécessaire 
que  j'aie  vu  tous  les  objets  blancs  pour  me 
former  l'idée  abstraite  de  blancheur  ;  un  seul 
objet  blanc  pouroit  me  faire  naître  cette  idée  5 
et   dans  la  suite   je  n'apelerois  blanc  que   ce 


ajo  sens  abstrait; 
qui  y  seroit  conforme ,  corne  le  peuple  n'atri- 
bue  les  propriétés  du  soleil  qu'à  l'astre  qui  fait 
le  jour.  Ainsi  ,  il  n'est  pas  nécessaire  que  j'aie 
vu  tous  les  cercles  possibles  ,  pour  vérifier  si 
dans  tout  cercle  les  lignes  tirées  du  centre  à 
la  circonférence  sont  égales  ;  un  objet  qui  n'a 
pas  cette  propriété  ,  n'est  point  un  cercle,  parce 
qu'il  n'est  pas  conforme  à  l'idée  exemplaire  que 
j'ai  aquise  du  cercle  ,  par  l'usage  de  la  vie,  et 
par  les  réflexions  que  cet  usage  fait  naître  dans 
mon  esprit. 

La  fortune  ,  le  hasard  et  la  destinée  ,  que 
Ton  personne  si  souvent  dans  le  langage  or- 
dinaire ,  ne  sont  que  des  termes  abstraits.  Cette 
multitude  d'évènernens  qui  nous  arivent  tous 
les  jours  ,  sans  que  la  cause  particulière  qui  les 
produit  nous  soit  conue  ,  a  afeeté  notre  esprit 
de  manière  qu'elle  a  excité  en  nous  l'idée,  in- 
déterminée d'une  cause  inconue  que  le  vulgaire 
a  apelée  fortune  ,  hasard  ,  ou  destinée  :  ce  sont 
Aes  idées  d'imitation  formées  à  l'exemple  des. 
idées  que  nous  avons  des  causes  réèles. 

Les  impressions  que  nous  recevons  des  ob^- 
fets  ,  et  les  réflexions  que  nous  fesons  sur  ces 
impressions  par  l'usage  de  la  vie  et  par  la  mé- 
ditation ,  sont  la  source  de  toutes  nos  idées  5 
e'est-à-dire  ,  de  toutes  les  afections  de  notre 
«sprit  quand  il  conçoit  quelque  chose  ,  de  quel- 
que manière  qu'il  la  conçoive  :  c'est  ainsi  que 
l'idée  de  Dieu  nous  vient  par  les  créatures  qui 
aous  angnceat  son  existence    et  ses    perfec- 


S  E  N   S      CONCRET.  1J2 

tions  (i)  :  Ctf/Z  enarrant  gloriam  Dei  (2), 
Invisibilia  enim  ipsius  per  ea  quœ  fada  sunt 
inteîlecta  conspiciuntur  ,  sempiterna  quoque  ejus 
virtus  et  divinlcas.  Une  montre  nous  dit  qu'il 
y  a  un  ouvrier  qui  l'a  faite  ;  l'idée  qu'elle  fait 
naître  en  moi  de  cet  ouvrier  ,  quelque  indé- 
terminée qu'elle  soit,  n'est  pas  l'idée  d'un  être 
abstrait  ,  elle  est  l'idée  d'un  être  réel  qui  doit 
avoir  de  l'intelligence  et  de  l'adresse  :  ainsi 
l'Univers  nous  aprend  qu'il  y  a  un  Créateur 
qui  l'a  tiré  du  néant  ,  qui  le  conserve  ,  qu'il 
doit  avoir  des  perfections  infinies,  et  qu'il  exige 
de  nous  de  la  reconoissance  et  des  adorations. 

Les  abstractions  sont  une  faculté  particulière 
de  notre  esprit  ,  qui  doit  nous  faire  reconoître 
combien  nous  somes  élevés  au-dessus  des  êtres 
purement  corporels. 

Dans  le  langage  ordinaire  ,  on  parle  des  abs- 
tractions de  l'esprit  come  on  parle  des  réali-* 
tés  ;  les  termes  abstraits  n'ont  même  été  in- 
ventés qu'à  l'imitation  des  mots  qui  expriment 
des  êtres  physiques.  C'est  peut-être  ce  qui  a 
doné  lieu  à  un  grand  nombre  d'erreurs  où  les 
homes  sont  tombés  ,  faute  d'avoir  reconn  que 
les  mots  dont  ils  se  servoient  en  ces  ocasions  , 
n'étoient  que  les  signes  des  afections  de  leur 
esprit,  en  un  mot,  de  leurs  abstractions,  et 
non  l'expression  d'objets  réels  \   de  -  là    l'ordre 


(1)  Psal.  18.  v.  1, 

(2)  Ad  Rom,   1.  v,  20, 


L  6 


25a  SENS      ABSTRAIT, 

idéal  confondu  avec  Tordre  physique  ;  de  -  là 
enfin  l'erreur  (  I  )  de  ceux  qui  croient  savoir 
ce  qu'ils  ignorent,  et  qui  parlent  de  leurs  ima- 
ginations métaphysiques  avec  la  même  assu- 
rance que  les  autres  homes  parlent  des  objets 
réels. 

Les  abstractions  sont  un  pays  où  il  y  a 
encore  bien  des  découvertes  à  faire  ,  et  dans 
lequel  on  feroit  quelques  progrès,  si  l'on  ne  pre- 
noit  pas  pour  lumière  ce  qui  n'est  qu'une  sé- 
duction délicate  de  l'imagination  ,  et  si  l'on 
pouvoit  se  rapeler ,  sans  prévention  ,  la  ma- 
nière dont  nous  avons  acquis  nos  idées  et  nos 
conoissances  dans  les  premières  années  de  notre 
vie  ;  mais  cela  n'est  pas  maintenant  dans  mon 
sujet. 

Réflexions  sur  les  abstractions  ,  par  raport 
à   la  manière  d'enseigner* 

CoME  c'est  aux  Maîtres  que  j'adresse  cet 
ouvrage  ,  je  crois  pouvoir  ajouter  ici  quelques 
réflexions  par  raport  à  la  manière  d'enseigner. 
Le  grand  art  de  la  didactique  >  c'est  de 
savoir  profiter  des,  conoissances  qui  sont  déjà 
dans  l'esprit  de  ceux  qu'on  veut  instruire ,  pour 
les  mener  à  celles  qu'ils  n'ont  point;  c'est  ce 
qu'on  apèle  alors  au  conu  à  l'inconu.  Tout  le 

(î)  Absit  error  opinant  in  111  se  scire  quod  nesciunt* 
Àv-g-  in  Enchirid,  ad  Laur.  de  Fide  ,  Spe  ,  et  Char,  cap, 
59  3  ton*.   Y*»  !?»£•  2.18.  Paiis  j  1685» 


SENS      CONCRET.  Ift 

monde  convient  du  principe  ,  mais  dans  îa 
pratique  on  s'en  écarte,  ou  faute  d'atention  , 
ou  parce  qu'on  supose  dans  les  jeunes  gens  des 
conoissances  qu'ils  n'ont  point  encore  aquises. 
Ua  Métaphysicien  qui  a  médité  sur  l'infini  , 
sur  l'être  en  général  ,  etc.  persuadé  que  ce 
sont- là  autant  d'idées  innées  ,  parce  qu'elles 
sont  faciles  à  aquérir  ,  et  qu'elles  lui  sont  fa- 
milières ,  ne  doute  point  que  ces  conoissances 
ne  soient  aussi  familières  au  jeune  home  qu'il 
instruit  ,  qu'elles  le  sont  à  lui-même  ;  sur  ce 
fondement ,  il  parle  toujours  ;  on  ne  l'entend 
point  ,  il  s'en  étone  ;  il  élève  la  voix  ,  il  s'é- 
puise ,  et  on  l'entend  encore  moins.  Que  ne 
se  rapèle-t-il  les  premières  années  de  son  en- 
fance ?  Avoit  -  il  à  cet  âge  des  conoissances 
auxquelles  il  n'a  pensé  que  dans  la  suite  ,  par 
le  secours  des  réflexions  ,  et  après  que  son 
cerveau  a  eu  aquis  un  certain  degré  de  con- 
sistance ?  En  un  mot  ,  conoissoit-il  alors  ce 
qu'il  ne  conoît  pas  encore  ,  et  ce  qui  lui  a 
paru  nouveau  dans  la  suite  ,  quelque  facilité 
qu'il  ait  eue  à  le  concevoir  ? 

Nous  avons  besoin  d'impressions  particu- 
lières,  et  pour  ainsi  dire  ,  préliminaires,  pour 
nous  élever  ensuite  par  le  secours  de  l'expé- 
rience et  des  réflexions  ,  jusqu'à  la  sublimité 
des  idées  abstraites  :  parmi  celles-ci ,  les  unes 
sont  plus  faciles  à  aquérir  que  les  autres*, 
l'usage  de  la  vie  nous  mène  à  quelques-unes 
presque  sans   réflexion  ,    et  quand   nous   ve- 


4J4  SENS      ABSTRAIT, 

nons  ensuite  à  nous  apercevoir  que  nous  les 
avons  aquises  ,  nous  les  regardons  corne  nées 
avec  nous. 

Ainsi  ,  il  me  paroît  qu'après  qu'on  a  aquis 
un  grand  nombre  de  conoissances  particulières 
dans  quelque  art  ou  dans  quelque  science  que 
ce  soit  ,  on  ne  sauroit  rien  faire  de  plus 
utile  pour  soi-même  ,  que  de  se  former  des 
principes  d'après  ces  conoissances  particulier 
res  ,  et  de  mettre  par  cette  voie  ,  de  la  né- 
teté ,  de  l'ordre ,  et  de  l'arangement  dans  ses 
pensées. 

Mais  quand  il  s'agit  d'instruire  les  autres, 
il  faut  imiter  la  Nature  ;  elle  ne  comence  point 
par  les  principes  et  par  les  idées  abstraites  , 
ce  seroit  comencer  par  l'inconu  ;  elle  ne  nous 
done  point  l'idée  d'animal  avant  que  de  nous 
montrer  des  oiseaux  ,  des  chiens  ,  des  che- 
vaux ,  etc.  Il  faut  des  principes  :  oui  sans 
doute  \  mais  il  en  faut  en  tems  et  lieu.  Si  par 
principes  vous  entendez  des  règles ,  des  maximes , 
des  notions  générales  ,  des  idées  abstraites  qui 
renferment  des  conoissances  particulières ,  alors 
je  dis  qu'il  ne  faut  point  comencer  par  de  tels 
principes. 

Que  si  par  principes  vous  entendez  des  no- 
tions comunes,  des  principes  faciles,  des  opé- 
rations aisées  qui  ne  suposent  dans  votre  élève 
d'autre  pouvoir  ni  d'autres  conoissances  que 
celles  que  vous  savez  bien  qu'il  a  déjà  ;  alors 
je  conviens  qu'il  faut  des  principes  >  et  ces  pria- 


SENS      CONCRET.  CL  y  Ç 

cipes  ne  sont  autre  chose  que  les  idées  parti- 
culières qu'il  faut  lui  doner  ,  avant  que  de  passer 
aux  règles  et  aux  idées  abstraites. 

Les  règles  n'aprènent  qu'à  ceux  qui  savent 
déjà  }  parce  que  les  règles  ne  sont  que  des  obser- 
vations sur  l'usage  :  ainsi  comencezpar  faire  lire 
les  exemples  des  figures  avant  que  d'en  doner 
la  définition. 

Il  n'y  a  rien  de  si  naturel  que  la  Logique 
et  les  principes  sur  lesquels  elle  est  fondée  ;  ce- 
pendant les  jeunes  Logiciens  se  trouvent  corne 
dans  un  monde  nouveau  dans  le  premier  tems 
qu'ils  étudient  la  Logique  ,  lorsqu'ils  ont  des 
des  maîtres  qui  comencent  par  leur  doner  en 
abrégé  le  plan  général  de  toute  la  Philosophie  \ 
qui  parlent  de  science  ,  de  perception  ,  d'Idée  , 
de  jugement ,  de  fin  >  de  cause  ,  de  catégorie  r 
à'universaux  ,  de  degrés  métaphysiques  >  eic* 
corne  si  c'étaient  -  là  autant  d'êtres  réels  ,  et 
non  de  pures  abstractions  de  l'esprit,  Je 
suis  persuadé  que  c'est  se  conduire  avec  beau- 
coup plus  de  méthode  f  de  comencer  par  met- 
tre j  pour  ainsi  dire  ,  devant  les  yeux  quel- 
ques -  unes  des  pensées  particulières  qui  ont 
doné  lieu  de  former  chacune  de  ces  idées  abs- 
traites. 

J'espère  traiter  quelque  jour  cet  article  plus 
en  détail  9  et  faire  voir  que  la  méthode  ana- 
lytique est  la  vraie  méthode  d'enseigner  ,  et 
que  celle  qu'on  apèle  synthétique  ou  de  doc- 
trine ,  qui   comence  par   les  principes  y   n'est 


1^6  DERNIÈRE 

bone  que  pour  mettre  de  Tordre  dans  ce 
qu'on  sait  déjà  ,  ou  dans  quelques  autres 
ocasions  qui  ne  sont  pas  maintenant  de  mon 
sujet. 


X  I  I. 
Dernière  Observation. 

S'il  y  a  des  mots  synonymes. 

Nous  avons  vu  qu'un  même  mot  peut 
avoir  par  figure  d'autres  significations  que  celle 
qu'il  a  dans  le  sens  propre  et  primitif  :  voiles 
peut  signifier  vaisseaux.  Ne  suit-il  pas  de- là 
qu'il  y  a  des  mots  synonymes  ,  et  que  voiles 
est  synonyme  à  vaisseaux  ? 

Monsieur  l'Abbé  Girard  a  déjà  examiné  cette 
question  ,  dans  le  discours  préliminaire  qu'il 
a  mis  à  la  tête  de  son  Traité  de  la  justesse 
de  la  langue  française.  Je  ne  ferai  guère  ici 
qu'un  extrait  de  ses  raison^  ,  er  je  prendrai 
même  la  liberté  de  me  servir  souvent  de  ses 
termes ,  me  contentant  de  tirer  mes  exemples 
de  la  langue  latine.  Le  Lecteur  trouvera  dans 
le  livre  de  M.  l'Abbé  Girard  de  quoi  se  sa- 
tisfaire pleinement  sur  ce  qui  regarde  le  fran- 
çais, 

«  On  entend  comunément  par  synonymes 
»  les  mots  qui  ,  ne  diférant  que  par  i'arti- 
v  culation  de  la   voix  7    sont  semblables  par 


OBSERVATION.  ^57 

»  l'idée  qu'ils  expriment.    Mais  y  a-t-il  de  ces 
»  sortes  de  mots  ?  Il  faut  distinguer  : 

"  Si  vous  prenez  le  terme  de  synonyme 
»  dans  un  sens  étendu  pour  une  simple  res- 
»  semblance  de  signification  (  1  )  ,  il  y  a  des 
»  termes  synonymes  ,  c'est-à-dire  ,  qu'il  y  a 
»  des  mots  qui  expriment  une  idée  princi- 
»  pale  »  :  ferre  ,  bajulare  ,  portare  ,  tollere  , 
»  suninere  ,  gérer e  ,  gestare  ,  seront  en  ce  sens 
autant  de  synonymes. 

Mais  si  par  synonymes  vous  entendez  des 
mots  qui  ont  «  une  ressemblance  de  signifi- 
r>  cation  si  entière  et  si  parfaite  ,  que  le  sens 
»  pris  dans  toute  sa  force  et  dans  toutes  ses 
»  circonstances  soit  toujours  et  absolument 
j>  le  même  ,  ensorte  qu'un  des  synonymes  ne 
»  signifie  ni  plus  ni  moins  que  l'autre  :  qu'on 
»  puisse  les  employer  indiférament  dans  toutes 
»  les  ocasions  ,  et  qu'il  n'y  ait  pas  plus  de 
»  choix  à  faire  entre  eux  pour  la  signification 
»  et  pour  l'énergie  ,  qu'entre  les  goûtes  d'eau 
„  d'une  même  source  pour  le  goût  et  pour  la 
,,  qualité  :  dans  ce  second  sens  ,  il  n'y  a  point 
„  de  mots  synonymes  en  aucune  langue  „  : 
ainsi  ferre  ,  bajulare  ,  portare  ,  t aller e  ,  susti- 
nere  ,  gerere  ,  gestare  ,  auront  chacun  leur  des- 
tination particulière  :  en  éht  , 

Ferre  ,  signifie  porter  ,  c'est  l'idée  princi- 
pale. 

(  i  )  Traité  de  la  Justesse  de  la  langue  française , 
p.  2Ô  et  Xj. 


ij8  DERNIÈRE 

Bajulare  ,  c'est  porter  sur  les  épaules  ou  sur 
le  cou, 

Portare  ,  se  dit  proprement  lorsqu'on  fait 
porter  quelque  chose  stfr  des  bêtes  de  some  , 
sur  des  charètes  ou  par  des  crocheteurs.  Por- 
tari  dicimus  ea  quœ  quis  jumento  secum  ducit. 
Voyez  le  titre  XVI  du  cinquantième  livre  du 
Digeste  ,  de  verborum  signifie  atione* 

Tollere  (i)  ,  c'est  lever  en  haut  ;  d'où  vient 
le  substantif  tolleno  ,  onis  ,  c'est  une  machine  à 
tirer  de  l'eau  d'un  puits. 

Sustinere ,  c'est  soutenir  ,  porter  pour  em- 
pêcher de  tomber. 

Gerere  ,  c'est  porter  sur  soi  :  Galeam  ge- 
rere in  capite  (2). 

Gestare  vient  de  gerere ,  c'est  faire  parade 
de  ce  qu'on  porte. 

Malgré  ces  diférences  ,  il  arive  souvent  que 
dans  la  pratique  on  emploie  ces  mots  l'un  pour 
Pautre  ,  par  figure  ,  en  conservant  toujours  l'i- 
dée prmcipale  ,  et  en  ayant  égard  à  l'usage  de 
la  langue  ;  mais  ce  qui  fait  voir  qu'à  parler 
exactement  ,  ces  mots  ne  sont  pas  synonymes , 
c'est  qu'il  n'est  pas  toujours  permis  de  mettre 
indiférament  l'un  pour  l'autre.  Ainsi  quoiqu'on 
dise  morem  gerere  ,  on  ne  diroit  pas  morem 
ferre,  ou  morem  portare ,  etc.  Les  Latins  sen- 
toient  mieux  que  nous  ces  diférences  délicates , 

( i)  Tite-Live  ,  1.  XXXVIÏÏ ,  n.  5.  Festus  ,  v.  Toîieno. 
(2)  Corn.  Nep.  14.  3. 


I 


OBSERVATION.  0.J9 

f  dans  le  tems  même  qu'ils  ne  pouvoient  les  ex- 
primer (i)  ,  nihil  inter  factum  et  gestum  inte- 
rest  9  licet  videatur  qucedam  subtilis  différen- 
tiel ,  dit  un  ancien  Jurisconsulte.  D'autres  ont 
remarqué  que  acta  propriè  ad  togam  spec- 
tant ,  gesta  ad  militiam,  Varron  dit  que  c'est  une 
erreur  de  confondre  ,  agere ,  facere  et  gérer e  , 
et  qu'ils  ont  chacun  leur  destination  particu- 
lière (2). 

Nous  avons  quelques  recueils  des  anciens 
Grammairiens  ,  sur  la  propriété  des  mots  la- 
tins :  tels  sont  Festus ,  de  verborum  significa- 
tione.  Voyez   Grammatici  veteres. 

On  peut  encore  consulter  un  autre  recueil 
qui  a  pour  titre  ,  Auctores  lingua  latinœ.  De 
plus  ,  nous  avons  un  grand  nombre  d'obser- 
vations répandues  dans  Varron  ,  de  linguâ  la- 
tinâ  ,  dans  les  Comentaires  de  Donat  et  de 
Servius  :  elles  font  voir  les  diférences  qu'il  y 
a  entre  plusieurs  mots  que  l'on  prend  cornu- 
nément  pour  synonymes.  Quelques  auteurs  mo- 
dernes ont  fait  des  réflexions  sur  le  même  sujet , 

(1)  L.  licet  58.  Digest.  de  verborum  significatione. 

(2)  Propter  sîmilitudinem  agendi  ,  et  faciendi  ,  et  ge- 
rendi ,  quidam  error  his  qui  putant  esse  unum  :  potest 
enim  quis  aliquid  facere  et  non  agere  :  ut  poëta  facit , 
fabula  m  et  non  agit  ;  contra  actor  agit  et  non  facit  et  sic 
à  poëta  fabula  fit  et  non   agitur  ,  ab  actora  agitur  et  non 

fit  :  contra  Imperator  qui  dicitur  res  gerere  ,  in  eo  neque 
facit  s  sed  gerit  ,  id  est  sustinet  :  translatum  ab  his  qui 
onera  gerunt  cjuocl  sustinent.  Van\  de  ling.  iat.  1.  Y*  sub 
âiiem. 


2.6o  DERNIÈRE 

tels  sont  le  P.  Vavasseur  ,  Jésuite  ,    dans  ses 

Remarque  ssur  îa  langue  latine ,  Sciopins ,  Henri 

Ftiène,  de  latinitate  falso  suspecta  ,  et  plusieurs 

autres. 

On  tire  aussi  la  même  conséquence  de  plu- 
sieurs passages  des  meilleurs  auteurs  ;  voici 
deux  exemples  tirés  de  Cicéron  ,  qui  font 
voir  la  diférence  qu'il  y  a  entre  amare  et  di- 
ligere. 

Quis  erat  qui  putaret  ad  eum  amorern  quent 
erga  te  habebam  ,  posse  aliquid  accéder e  ?  Tan- 
tuni  accessit  ,  ut  mihi  nunc  denique  amare  vi- 
dear  ,  antea  dilexisse  (  I  ).  (ç  Qui  l'auroit  pu 
„  croire  ,  dit  Cicéron  ,  que  l'afection  que  j'a- 
,,  vois  pour  vous  eût  pu  recevoir  quelque  degré 
„  de  plus  ?  cependant  elle  est  si  fort  augmentée, 
5,  que  je  sens  bien  qu'à  la  vérité  vous  m'étiez 
9,  cher  autrefois  ,  mais  qu'aujourd'hui  je  vous 
9>  aime  tendrement. 

Et  au  livre  XIIL  Epi.  47»  Quid  ego  tibi  corn- 
mendem  eum  quem  tu  ipse  diligis  :  sed  tamen, 
ut  scires  eum  non  à  me  diligi  solum  ,  verutn 
etiam  amari  ,  ab  eam  rem  tibi  hcec  scribo. 
46  Vous  l'aimez ,  mais  je  l'aime  encore  davan- 
„  tage  ;  et  c'est  pour  cela  que  je  vous  le 
„  recomande  „, 

Voilà  une  diférence  bien  marquée  entre  amare 
et  diligere  (i)  ;  Cicéron  observe  ailleurs  qu'il 
y   a  de  la  diférence  entre  dolere  et   laborare  9 

(1)  Cicer.  Ep.   ad    fam.    î.   IX.  Ep.  14. 

(2)  TuscnU  1.  IL  n.  1$. 


OBSERVATION.  2.6l 

lors  même  que  ce  dernier  mot  est  pris  dans  le 
sens  du  premier  :  Interest  aliquid  inter  laborern 
et  dolorem  ;  sunt  finitima  omninb  ,  sed  tamen 
dijfert  aliquid  :  labor  est  functio  qucedam  vcl 
animi  vel  corporis  ,  gravions  operis  vel  mune- 
ris  ;  dolor  autem  motus  asper  in  corpore  .... 
alïud  inquam  est  dolere  ,  aliud  laborare  ,  cum 
varices  secabantur  Cn.  Mario  ,  doleret  :  cum 
astu  magno  ducebat  agmen  ,  laborabat. 

Les  savans  ont  observé  de  pareilles  dïférences 
entre  plusieurs  autres  mots,  que  les  jeunes  gens 
et  ceux  qui  manquent  de  goût  et  de  réflexion  re- 
gardent corne  autant  de  synonymes.  Ce  qui  fait 
voir  qu'il  n'est  peut  être  pas  aussi  utile  qu'on  le 
pense  de  faire  le  thème  en  deux  façons. 

M.  de  la  Bruyère  remarque  "  qu'entre  toutes 
„  les  dlf créâtes  expressions  (i)  qui  peuvent  ren- 
„  dre  une  seule  de  nos  pensées  ,  il  n'y  en  a 
,,  quune  qui  soit  la  bone  :  que  tout  ce  qui  ne  Test 
„  point  estfolble  ,  et  ne  satisfait  point  un  k&me 
„  d'esprit  „.  Ainsi  ceux  qui  se  sont  donés  la 
peine  de  traduire  les  auteurs  latins  en  un  autre 
latin ,  en  afectant  d'éviter  les  termes  dont  ces 
auteurs  se  sont  servis ,  auroient  pu  s'épargner 
un  travail  qui  gâte  plus  le  goût  qu'il  n'aporte 
de  lumière.  L'une  et  l'autre  pratique  est  une 
fécondité  stérile  qui  empêche  de  sentir  la  pro- 
priété des  termes  ,  leur  énergie  ,  et  la  finesse 
de  la  langue  ,  corne  je  l'ai  remarqué  ailleurs. 

Lucus  veut  dire  un  bois  consacré  à  quelque 

(î)  Caract.  des  Ouvr.  de  l'Esjpit, 


l6l  DERNIERE 

divinité  y  Sylva  ,  un  bois  général  :  Virgile  ne 
manque  pas  à  cette  distinction;  mais  le  Tra- 
ducteur latin  est  obligé  de  s'écarter  de  l'exac- 
titude de  son  original. 

Ne  quis  sit  lucus  quo  se  plus  jactet  Apollo  (i). 

Ainsi  parle  Virgile.  Voici  cornent  on  le  tra- 
duit :  Ut  nulla  sic  sylva  ,  quâ  magis  Apollo 
glorietur, 

Nex  ,  necls  ,  vient  de  necare  ,  et  se  dit  d'une 
mort  violente  ;  au  lieu  que  mors  signifie  simple- 
ment îa  mort  ,  la  cessation  de  la  vie.  Virgile 
dit  ,  parlant  d'Hercule  : 

.     .     .  Nece  Geryonis  spoliisque  superbus  (2)  ; 

Mais  son  traducteur  est  obligé  de  dire  morte 
Geryonis, 

Je  pourois  raporter  un  grand  nombre  d'exem- 
ples pareils  :  je  me  contenterai  d'observer  que 
plus  on  fera  de  progrès  ,  plus  on  reconoîtra 
cet  usage  propre  des  termes ,  et  par  conséquent 
l'utilité  de  ces  versions  qui  ne  sont  ni  latines, 
ci  françaises.  Ce  n'est  que  pour  inspirer  le  goût 
de  cette  propriété  des  mots ,  que  je  fais  ici  cette 
remarque. 

Voici  les  raisons  pour  lesquelles  il  n'y  a  point 
de  synonymes  parfaits. 

I.  S'il  y  avoit  des  synonymes  parfaits  ,  il 
y  auroit  deux  langues  dans  une  même  langue. 
Quand  on  a  trouvé  le  signe  exact  d'une  idée, 

(0   Virg.  Ecl.  VI.   v.    73. 
(2;  Ma.  VIII.   v.   202. 


OBSERVATION.  263 

on  n'en  cherche  pas  un  autre.  Les  mots  anciens  , 
et  les  mots  nouveaux  d'une  langue  sont  syno- 
nymes :  maints  est  synonyme  de  plusieurs  :  mais 
le  premier  n'est  plus  en  usage  :  c'est  la  grande 
ressemblance  de  signification  qui  est  cause  que 
l'usage  n'a  conservé  que  l'un  de  ces  termes  , 
et  qu'il  a  rejeté  l'autre  corne  inutile.  L'usage, 
ce  tyran  des  langues  ,  y  opère  souvent  des 
merveilles  que  l'autorité  de  tous  les  souverains 
ne  pouroit   jamais  y  opérer. 

a.  Il  esi  fort  inutile  d'avoir  plusieurs  mots 
pour  une  seule  idée  ;  mais  il  est  très-avantageux 
d'avoir  des  mots  particuliers  pour  toutes  les 
idées  qui  ont  quelque  raport  entre  elles. 

3.  On  doit  juger  de  la  richesse  d'une  langue 
par  le  nombre  des  pensées  qu'elle  peut  expri- 
mer ,  et  non  par  le  nombre  des  articulations  de 
la  voix.  Une  langue  sera  véritablement  riche  , 
si  elle  a  des  termes  pour  distinguer  ,  non-seu- 
lement les  idées  principales ,  mais  encore  leurs 
diférences  ,  leurs  délicatesses  ,  le  plus  ou  le 
moins  d'énergie  ,  d'étendue  ,  de  précision ,  de 
simplicité  et  de   composition. 

4.  Il  y  a  des  ocasions  où  il  est  indiférent  de 
se  servir  d'un  de  ces  mots  qu'on  apèle  syno- 
nymes ,  plutôt  que  d'un  autre  ;  mais  aussi  il 
y  a  des  ocasions  où  il  est  beaucoup  mieux  de 
faire  un  choix  :  il  y  a  donc  de  la  diférence 
entre  ces  mots  ;  ils  ne  sont  donc  pas  exactement 
synonymes. 

Lorsqu'il  ne   s'agit  gue   de    faire   entendre 


2$4  DERNIERE  OBSERVATION, 
l'idée  comune  ,  sans  y  jpindre  ou  sans  exclure 
les  idées  accessoires  ,  on  peut  employer  indis- 
tinctement l'un  ou  l'autre  de  ces  mots  ,  puis- 
qu'ils sont  tous  deux  propres  à  exprimer  ce 
qu'on  veut  faire  entendre  :  mais  cela  n'em- 
pêche pas  que  chacun  d'eux  n'ait  une  force 
particulière  qui  le  distingue  de  l'autre  ;  et  à 
laquelle  il  faut  avoir  égard  selon  le  plus  ou  le 
moins  ce  précision  que  demande  ce  que  l'on 
veut    exprimer. 

Ce  choix  est  un  éfet  de  la  finesse  de  l'esprit ,  et 
supose  une  grande  çonoissance  de  la  langue. 


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Deacidified  using  the  Bookkeeper  proc 
Neutralizing  agent:  Magnésium  Oxide 
Treatment  Date:  Sept.  2007 


the  Bookkeeper  process. 
it:  Magnésium  Oxide 


Treatment  Date:  Sept.  2007 

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