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Full text of "Des Vers"

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DES    VERS 


IL  A    ÉTÉ  TIRÉ 

Dix  exemplaires  numérotés  sur  papier  de  Hollande. 


l'arù.—  Imp.  E.  Capiomo»!  et  V.  Rewauit,  rue  des  Poileyins,  6. 


DES   VERS 


GUY  DE  MAUPASSANT 


PARIS 

G.    CHARPENTIER,    ÉDITEUR 

13,   RUE  DE    GBENELLE-SAINT-GERMAIX,    13 

i880 
Tous  droits  réservés. 


P0 


GUSTAVE    FLAUBERT 

A   l'illustre    et   paternel  ami 
que  faime  de  toute  ma  tendresse, 

A   l'irréprochable  maître 
que  j'admire  avant  tous. 


LE    MUR 


LE    MUR 


Les  fenêtres  étaient  ouvertes.  Le  salon 
Illuminé  jetait  des  lueurs  d'incendies  ; 
Et  de  grandes  clartés  couraient  sur  le  gazon. 
Le  parc,  là-bas,  semblait  répondre  aux  mélodies 
De  l'orchestre,  et  faisait  une  rumeur  au  loin. 
Tout  chargé  des  senteurs  des  feuilles  et  du  foin, 
L'air  tiède  de  la  nuit,  comme  une  molle  haleine, 
S'en  venait  caresser  les  épaules,  mêlant 


4  LE    MUE. 

Les  émanations  des  bois  et  de  la  plaine 

A  celles  de  la  chair  parfumée,  et  troublant 

D'une  oscillation  la  flamme  des  bougies. 

On  respirait  les  fleurs  des  champs  et  des  cheveux. 

Quelquefois,  traversant  les  ombres  élargies, 

Un  souffle  froid,  tombé  du  ciel  criblé  de  feux, 

Apportait  jusqu'à  nous  comme  une  odeur  d'étoiles. 


Les  femmes  regardaient,  assises  mollement, 
Muettes,  Von\  noyé,  de  moment  en  moment 
Les  rideaux  se  gonfler  ainsi  que  font  des  voiles; 
Et  rêvaient  d'un  départ  à  travers  ce  ciel  d'or, 
Par  ce  grand  océan  d'astres.  Une  tendresse 
Douce  les  oppressait,  comme  un  besoin  plus  fort 
D'aimer,  de  dire,  avec  une  voix  qui  caresse, 
Tous  ces  vagues  secrets  qu'un  cœur  peut  enfermer. 
La  musique  chantait  et  semblait  parfumée; 
La  nuit  embaumant  l'air  en  paraissait  rythmée; 
Et  l'on  crovait  entendre  au  loin  des  cerfs  bramer. 


LE   MUR.  & 

Mais  lin  frisson  passa  p;irmi  les  rohps  blanches; 
Chacun  (initia  sa  place  et  Torchesti'e  se  tut  ; 
Car  derrif^'iM»  un  bois  noii-,  sur  un  coteau  pointu, 
On  voyait  s'élever,  comme  un  feu  dans  les  branches, 
La  luno  cnorme  et  rouge  à  travers  les  sapins. 
Et  puis  elle  surgit  au  faîte,  toute  ronde, 
Et  monta,  solitaire,  au  fond  des  cieux  lointains, 
Comme  une  face  pâle  errant  autour  du  monde. 

Chacun  se  dispersa  par  les  chemins  ombreux 
Où,  sur  le  sable  blond,  ainsi  qu'une  eau  dormante, 
La  lune  clairsemait  sa  lumière  charmante. 
La  nuit  douce  rendait  les  hommes  amoureux, 
Au  fond  de  leurs  regards  allumant  une  flamme. 
Et  les  femmes  allaient,  graves,  le  front  penché. 
Ayant  toutes  un  peu  de  clair  de  lune  à  Tàmel 
Les  brises  charriaient  des  langueurs  de  péché. 

J'errais,  et  sans  savoir  pourquoi,  le  cœur  en  fête. 


6  LE   MUR. 

Un  petit  rire  aigu  me  fit  tourner  la  tète. 

Et  j'aperçus  soudain  la  dame  que  j'aimais, 

Hélas  I  d'une  façon  discrète,  car  jamais 

Elle  n'avait  cessé  d'être  à  mes  vœux  rebelle  : 

((  Votre  bras,  et  faisons  un  tour  de  parc,  »  dit-elle. 

Elle  était  gaie  et  folle  et  se  moquait  de  tout, 

Prétendait  cpie  la  lune  avait  l'air  d'une  veuve  : 

«  Le  chemin  est  trop  long  pour  aller  jusqu'au  bout; 

((  Car  j'ai  des  souliers  lins  et  ma  toilette  est  neuve, 

«  Retournons.  »  Je  lui  pris  le  bras  et  l'entraînai. 

Alors  elle  courut,  vagabonde  et  fantasque; 

Et  le  vent  de  sa  robe,  au  hasard  promené, 

Troublait  l'air  endormi  d'un  souffle  de  bourrasque. 

Puis  elle  s'arrêta,  soufflant;  et  doucement 

Nous  marchâmes  sans  bruit  tout  le  long  d'une  allée. 

Des  voix  basses  parlaient  dans  la  nuit  tendrement  ; 

Et  parmi  les  rumeurs  dont  l'onde  était  peuplée 

On  distinguait  parfois  comme  un  son  de  baiser. 

Alors  elle  jetait  au  ciel  une  roulade  ! 

Vite  tout  se  taisait.  On  entendait  passer 


LE   MUR.  7 

Une  fuite  rapide;  et  quelque  amant  maussade 
Et  resté  seul,  i)estait  contre  les  indiscrets. 

Un  rossignol  chantait  dans  un  arbre,  tout  près; 
Et  dans  la  plaine,  au  loin,  répondait  une  caille. 

Soudain,  blessant  les  yeux  par  son  reflet  brutal. 
Se  dressa,  toute  blanche,  une  haute  muraille, 
Ainsi  que  dans  un  conte  un  palais  de  métal. 
Elle  semblait  guetter  de  loin  notre  passage. 
«  La  lumière  est  propice  à  qui  veut  rester  sage, 
«  Me  dit-elle.  Les  bois  sont  trop  sombres,  la  nuit. 
«  Asseyons-nous  un  peu  devant  ce  mur  qui  luit.  » 
Elle  s'assit,  riant  de  me  voir  la  maudire. 
Au  fond  du  ciel,  la  lune  aussi  me  sembla  rire  ! 
Et  toutes  deux  d'accord,  je  ne  sais  trop  pourquoi, 
Paraissaient  s'apprêter  à  se  moquer  de  moi. 
Donc,  nous  étions  assis  devant  le  grand  mur  blême  ; 
Et  moi,  je  n'osais  pas  lui  dire  :  «  Je  vous  aime!  » 


LE   ilUR. 


Mais  comme  j"étoiiffais,  je  lui  pris  les  deux  mains. 

Elle  eut  un  pli  léger  de  sa  lèvre  coquette; 

Et  me  laissa  venir  comme  un  chasseur  qui  guette. 


Des  robes  qui  passaient  au  fond  des  noirs  chemins 
Mettaient  parfois  dans  Tombre  une  blancheur  douteuse. 


La  lune  nous  couvrait.de  ses  rayons  pâlis; 
Et,  nous  enveloppant  en  sa  clarté  laiteuse, 
Faisait  fondre  nos  cœurs  à  sa  vue  amollis. 
Elle  glissait  très  haut,  très  placide  et  très  lente, 
Et  pénétrait  nos  chairs  d'une  lan^çueur  troublante. 


J'épiais  ma  compagne,  et  je  sentais  grandir 
Dans  mon  être  crispé,  dans  mes  sens,  dans  mon  âme, 
Cet  étrange  tourment  où  nous  jette  une  femme 
Lorsque  fermente  en  nous  la  fièvre  du  désir! 
Lorsqu'on  a,  chaque  nuit,  dans  le  trouble  du  rêve, 


LE   MUR.  ! 

Lo  baiser  qui  consent,  le  <(  oui  »  d'un  œil  fernu', 

L'adorable  inronnu  des  robes  qu'on  soulève, 

Le  corps  qui  s'abandonne,  immobile  et  pâmé  ; 

Et  qu'en  réalité  la  dame  ne  nous  laisse 

Que  l'espoir  de  surprendre  un  moment  de  faiblesse! 


Ma  gorge  était  aride;  et  des  frissons  ardents 
Me  vinrent,  qui  faisaient  s'entrechoquer  mes  dents; 
Une  fureur  d'esclave  en  révolte,  et  la  joie 
De  ma  force  pouvant  saisir,  comme  une  proie, 
Cette  femme  orgueilleuse  et  calme,  dont  soudain 
Je  ferais  sangloter  le  tranquille  dédain! 


Elle  riait,  moqueuse,  eflVontément  jolie; 

Son  haleine  faisait  une  fine  vapeur 

Dont  j'avais  soif.  —  Mon  cœur  bondit;  une  folie 

Me  prit.  —  Je  la  saisis  en  mes  bras.  —  Elle  eut  peur, 

Se  leva.  J'enlaçai  sa  taille  avec  colère, 


10  LE  ^UR. 

Et  je  baisai,  ployant  sous  moi  son  corps  nerveux, 
Son  œil,  son  front,  sa  bouche  humide  et  ses  cheveux! 


La  lune,  triomphant,  brillait  de  gaîté  claire. 

Déjà,  je  la  prenais,  impétueux  et  fort. 
Quand  je  fus  repoussé  par  un  suprême  effort. 
Alors  recommença  notre  lutte  éperdue 
Près  du  mur  qui  semblait  une  toile  tendue. 
Or,  dans  un  brusque  élan  nous  étant  retournés, 
Nous  vîmes  un  spectacle  étonnant  et  comique. 
Traçant  dans  la  clarté  deux  corps  désordonnés 
Nos  ombres  agitaient  une  étrange  mimique, 
S'attirant,  s'éloignant,  s'étreignant  tour  à  tour. 
Elles  semblaient  jouer  quelque  bouffonnerie. 
Avec  des  gestes  fous  de  pantins  en  furie. 
Esquissant  drôlement  la  charge  de  l'Amour. 
Elles  se  tortillaient  farces  ou  convulsives. 
Se  heurtaient  de  la  tête  ainsi  que  des  béliers  ; 


LE  MUR.  Il 

Puis,  redrossant  soudain  leurs  tailles  excessives, 
Restaient  fixes,  debout  coninie  deux  i,Mands  piliers. 
Quelquefois,  déploviiit  quatre  bras  gigantesques, 
Elles  se  repoussaient,  noires  sur  le  mur  blanc; 
Et  prises  tout  à  cou})  de  tendresses  grotesques 
Paraissaient  se  i)iiiner  dans  un  baiser  brûlant. 


La  chose  étant  très  gaie  et  très  inattendue, 
Elle  se  mit  à  rire.  —  Et  comment  se  fâcher. 
Se  débattre  et  défendre  aux  lèvres  d'approcher 
Lorsqu'on  rit?  —  Un  instant  de  gravité  perdue 
Plus  qu'un  cœur  embrasé  peut  sauver  un  amant  ! 

Le  rossignol  chantait  dans  son  arbre.  La  lune 

Du  fond  du  ciel  serein  recherchait  vainement 

Nos  deux  ombres  au  mur  et  n'en  voyait  plus  qu'une. 


UN   COUP    DE   SOLEIL 


UN   COUP   DE    SOLEIL 


C'était  au  mois  de  juin.  Tout  paraissait  en  fête. 

La  foule  circulait  bruyante  et  sans  souci. 

Je  ne  sais  trop  pourquoi  j'étais  heureux  aussi; 

Ce  bruit,  comme  une  ivresse,  avait  troublé  ma  tête, 

Le  soleil  excitait  les  puissances  du  corps  ; 

Il  entrait  tout  entier  jusqu'au  fond  de  mon  être  ; 

Et  je  sentais  en  moi  bouillonner  ces  transports 

Que  le  premier  soleil  au  cœur  d'Adam  fit  naître. 


16  UX  COUP  DE   SOLEIL. 

Une  femme  passait  :  elle  me  regarda. 

Je  ne  sais  pas  quel  feu  son  œil  sur  moi  darda; 

De  quel  emportement  mon  âme  fut  saisie  ; 

Mais  il  me  vint  soudain  comme  une  frénésie 

De  me  jeter  sur  elle,  un  désir  furieux 

De  l'étreindre  en  mes  bras  et  de  baiser  sa  bouche  1 

Un  nuage  de  sang,  rouge,  couvrit  mes  yeux  ; 

Et  je  crus  la  presser  dans  un  baiser  farouche. 

Je  la  serrais,  je  la  ployais,  la  renversant. 

Puis,  l'enlevant  soudain  par  un  effort  puissant, 

Je  rejetais  du  pied  la  terre,  et  dans  Tespace 

Ruisselant  de  soleil,  d'un  bond,  je  l'emportais. 

Nous  allions  par  le  ciel,  corps  à  corps,  face  à  face. 

Et  moi,  toujours,  vers  l'astre  embrasé  je  montais, 

La  pressant  sur  mon  sein  d'une  étreinte  si  forte 

Que  dans  mes  bras  crispés  je  vis  qu'elle  était  morte... 


TERREUR 


TERREUR 


Ce  soir-là  j'avais  lu  fort  longtemps  quelque  auteur. 
Il  était  bien  minuit,  et  tout  à  coup  j'eus  peur. 
Peur  de  quoi?  je  ne  sais,  mais  une  peur  horrible. 
Je  compris,  haletant  et  frissonnant  d'effroi, 
Qu'il  allait  se  passer  une  chose  terrible... 
Alors  il  me  sembla  sentir  derrière  moi 
Quelqu'un  qui  se  tenait  debout,  dont  la  figure 
Riait  d'un  rire  atroce,  immobile  et  nerveux  : 


20  TERREUR. 

Et  je  n'entendais  rien,  cependant.  0  torture  ! 
Sentir  qu'il  se  baissait  à  toucher  mes  cheveux, 
Et  qu'il  allait  poser  sa  main  sur  mon  épaule, 
Et  que  j'allais  mourir  au  bruit  de  sa  parole  !... 
Il  se  penchait  toujours  vers  moi,  toujours  plus  près: 
Et  moi,  pour  mon  salut  éternel,  je  n'aurais 
Ni  fait  un  mouvement  ni  détourné  la  tète... 
Ainsi  que  des  oiseaux  battus  par  la  tempête. 
Mes  pensers  tournoyaient  comme  affolés  d'horreur. 
Une  sueur  de  mort  me  glaçait  chaque  membre. 
Et  je  n'entendais  pas  d'autre  bruit  dans  ma  chambre 
Que  celui  de  mes  dents  qui  claquaient  de  terreur. 


Un  craquement  se  fit  soudain  :  fou  d'épouvante, 
Ayant  poussé  le  plus  terrible  hurlement 
Qui  soit  jamais  sorti  de  poitrine  vivante. 
Je  tombai  sur  le  dos,  roide  et  sans  mouvement. 


UNE   CONQUÊTE 


UNE    CONQUÊTE 


Un  jeune  homme  marchait  le  long  du  boulevard  ; 
Et,  sans  songer  à  rien,  il  allait  seul  et  vite, 
N'effleurant  même  pas  de  son  vague  regard 
Ces  filles  dont  le  rire  en  passant  vous  invite. 

Mais  un  parfum  si  doux  le  frappa  tout  à  coup 
Qu'il  releva  les  ^eux.  Une  femme  divine 
Passait.  A  parler  franc,  il  ne  vit  que  son  cou  ; 
Il  était  souple  et  rond  sur  une  taille  fine. 


24  UNE   CONQUÊTE. 

Il  la  suivit  —  pourquoi?  —  Pour  rien  ;  ainsi  qu'on  suit 
Un  joli  pied  cambré  qui  trottine  et  qui  fuit, 
Un  bout  de  jupon  blanc  qui  passe  et  se  trémousse. 
On  suit  —  c'est  un  instinct  d'amour  qui  nous  y  pousse. 

Il  cherchait  son  histoire  en  regardant  ses  bas. 
Elégante?  —  beaucoup  le  sont.  —  La  destinée 
L'avait-elle  fait  naître  en  haut  ou  bien  en  bas? 
Pauvre  mais  déshonnéte,  ou  sage  et  fortunée? 

Mais,  comme  elle  entendait  un  pas  suivre  le  sien, 
Elle  se  retourna.  —  C'était  une  Merveille. 
Il  sentit  en  son  cœur  naître  comme  un  lien, 
Et  voulut  lui  parler,  sachant  bien  que  l'oreille 

Est  le  chemin  de  l'àme.  —  Ils  furent  séparés 
Par  un  attroupement  au  détour  d'une  rue. 
Lorsqu'il  eut  bien  maudit  les  badauds  désœuvrés 
Et  qu'il  chercha  sa  dame,  elle  était  disparue* 


UNE  CONQUÊTE.  25 

Il  ressentit  d'alxjrd  un  vc-ritable  ennui, 

Puis,  connue  une  ànie  en  peine,  erra  de  i>lare  en  place, 

Se  rafraicliit  le  front  aux  fontaines  Wallace, 

Et  rentra  se  coucher  fort  avant  dans  la  nuit. 

Vous  direz  qu'il  a\ait  l'ànie  trop  ingénue; 
Si  Ton  ne  rêvait  point,  cpie  ferait-on  souvent? 
Mais  n'est-il  pas  charmant,  lorsque  gémit  le  vent, 
De  rêver,  près  du  feu,  d'une  belle  inconnue? 

De  ce  moment  si  court  huit  jours  il  fut  heureux. 
Autour  de  lui  dansait  Tessaim  brillant  des  songes 
Qui  sans  cesse  éveillait  en  son  cœur  amoureux 
Les  pensers  les  plus  doux  et  les  plus  doux  mensonges. 

Ses  rêves  étaient  sots  à  dormir  tout  debout  ; 
Il  bâtissait  sans  fin  de  grandes  aventures. 
Lorsque  l'àme  est  naïve  et  qu'un  sang  jeune  bout, 
Notre  espoir  se  nourrit  aux  folles  impostures. 


2 G  UNE   CONQUETE. 

Il  la  suivait  alors  aux  pays  étrangers; 
Ensemble  ils  visitaient  les  plaines  de  l'Hellade  ; 
Et  comme  un  chevalier  d'une  ancienne  ballade 
Il  l'arrachait  toujours  à  d'étranges  dangers. 

Parfois  au  tlanc  des  monts,  au  bord  d'un  précipice, 
Ils  allaient  échangeant  de  doux  propos  d'amour; 
Souvent  même  il  savait  saisir  l'instant  propice 
Pour  ravir  un  baiser  qu'on  lui  rendait  toujours. 

Puis,  les  mains  dans  les  mains,  et  penchés  aux  portières 
D'une  chaise  de  poste  emportée  au  galop, 
Ils  restaient  \k  songeurs  durant  des  nuits  entières, 
Car  la  lune  brillait  et  se  mirait  dans  Teau. 

Tantôt  il  la  voyait,  rêveuse  châtelaine, 
Aux  balustres  sculptés  des  gothiques  balcons  ; 
Tantôt  folle  et  légère  et  suivant  par  la  plaine 
Le  lévrier  rapide  ou  le  vol  des  faucons. 


UNE   CONQUÊTE.  27 

Paire,  il  avait  l'osprit  do  so  faire  aimer  d'elle. 
La  dame  au  vieux  baron  était  vite  inlidèle. 
Il  la  suivait  j)artout,  et  dans  les  grands  bois  sourds 
Avec  sa  châtelaine  il  s'égarait  toujours. 

Pendant  huit  jours  entiers  il  rêva  de  la  sorte; 
A  ses  meilleurs  amis  il  défendait  sa  porte  ; 
Ne  recevait  personne,  et,  quelquefois,  le  soir, 
Sur  un  vieux  banc  désert,  seul,  il  allait  s'asseoir. 

Un  matin,  il  était  encore  de  bonne  heure, 
Il  s'éveillait,  bâillant  et  se  frottant  les  yeux; 
Une  troupe  d'amis  envahit  sa  demeure 
Parlant  tous  à  la  fois,  avec  des  cris  joyeux. 

Le  plan  du  jour  était  d'aller  à  la  campagne, 
D'essayer  un  canot  et  d'errer  dans  les  bois, 
De  scandaliser  fort  les  honnêtes  bourgeois, 
Et  de  dîner  sur  Iherbe  avec  glace  et  Champagne. 


28  UXE   CONQUÊTE. 

Il  répondit  d'abord,  plein  d'un  parfait  dédain, 
Que  leur  fête  pour  lui  n'était  guère  attrayante; 
Mais  quand  il  vit  partir  la  cohorte  bruyante, 
Et  qu'il  se  trouva  seul,  il  réfléchit  soudain 

Qu'on  est  bien  pour  songer  sur  les  berges  fleuries  ; 
Et  que  l'eau  qui  s'écoule  et  fuit  en  murmurant 
Soulève  mollement  les  tristes  rêveries 
Comme  des  rameaux  morts  qu'emporte  le  courant. 

Et  que  c'est  une  ivresse  entraînante  et  profonde 
De  courir  au  hasard  et  boire  à  pleins  poumons 
Le  grand  air  libre  et  pur  qui  va  des  prés  aux  monts, 
L'àpre  senteur  des  foins  et  la  fraîcheur  de  l'onde. 

Que  la  rive  murmure  et  fait  un  bruit  charmant, 
Qu'aux  chansons  des  rameurs  les  peines  sont  bercées, 
Et  que  l'esprit  s'égare  et  flotte  doucement, 
Comme  au  courant  du  fleuve,  au  courant  des  pensées. 


UNE  CONQUÊTE.  29 

Alors  il  appela  son  groom,  sauta  du  lit, 
S'habilla,  déjeuna,  se  rendit  à  la  gare, 
Partit  tranquillement  en  fumant  un  ci,i:are, 
Et  retrouva  bientôt  tout  son  monde  à  Marly. 

Des  larmes  de  la  nuit  la  [ilaine  était  humide  ; 
Une  brume  légère  au  loin  llottait  encor  ; 
Les  gais  oiseaux  chantaient  ;  et  le  beau  soleil  d'or 
Jetait  mainte  étincelle  à  l'eau  fraîche  et  limpide. 

Lorsque  la  sève  monte  et  que  le  bois  verdit, 
Que  de  tous  les  côtés  la  grande  vie  éclate. 
Quand  au  soleil  levant  tout  chante  et  resplendit, 
Le  corps  est  plein  de  joie  et  l'àme  se  dilate. 

11  est  vrai  qu'il  avait  noblement  déjeuné. 

Quelques  vapeurs  de  \in  lui  montaient  k  la  tète; 

L'air  des  champs  pour  finir  lui  mit  le  cœur  en  fête, 

Quand  au  courant  du  fleuve  il  se  vit  entraîné. 

3. 


30  UXE   COXQUÊTJJ. 

Le  canot  lentement  allait  à  la  dérive  ; 
Un  vent  léger  faisait  murmurer  les  roseaux, 
Peuple  frêle  et  chantant  qui  grandit  sur  la  rive, 
Et  qui  puise  son  àme  au  sein  calme  des  eaux. 

Vint  le  tour  des  rameurs;  et,  suivant  la  coutume, 
Leur  chant  rythmé  frappa  l'écho  des  environs. 
Et,  conduits  par  la  voix,  dans  Teau  blanche  d'écume 
De  moment  en  moment  tombaient  les  avirons. 

Enfm,  comme  on  songeait  à  gagner  la  cuisine, 
D'autres  canots  soudain  passèrent  auprès  d'eux. 
Un  rire  aigu  partit  d'une  barque  voisine, 
Et  s'en  vint  droit  au  cœur  frapper  mon  amoureux. 

Elle  !  Dans  une  barque  1  Étendue  à  l'arrière, 
Elle  tenait  la  barre  et  passait  en  chantant  ! 
Il  resta  consterné,  pâle  et  le  cœur  battant. 
Pendant  que  sa  Beauté  fuvait  sur  la  rivière. 


UNE  CONQUÊTE.  31 

11  (''lait  tristp  rnroro  à  riicuic  du  dînor! 

On  s'arirla  devant  une  [x'iitc  aulx'i-gc, 

Dans  un  jardin  .liarniant,  i)ar  des  vignes  borné, 

Ombragé  de  tilleuls,  et  qui  longeait  la  berge. 

Mais  d'autres  canotiers  étaient  déjcà  venus; 
Ils  lançaient  des  jurons  dune  voix  formidable, 
Et,  faisant  un  grand  bruit,  ils  préparaient  la  table 
Qu'ils  soulevaient  parfois  de  leurs  bras  forts  et  nus. 

Elle  était  avec  eux  et  buvait  une  absinthe  1 
Il  demeura  muet.  —  La  drôlesse  sourit, 
L'appela.  —  Lui  restait  stupide.  —  Elle  reprit  :  — 
«  Çà,  tu  me  prenais  donc,  nigaud,  pour  une  Sainte?  » 

Or,  il  s'approcha  d'elle  en  tremblant  ;  il  dîna 
A  ses  côtés  ;  et  même  au  dessert  s'étonna 
De  l'avoir  pu  rêver  d'une  haute  famille  : 
Car  elle  était  charmante,  et  gaie,  et  bonne  lille. 


32  UXE   CONQUETE. 

Elle  disait  :  «  Mon  singe  »  et  «  mon  rat,  »  et  «  mon  chat  ;» 
Lui  donnait  à  manger  au  bout  de  sa  fourchette. 
Ils  partirent,  le  soir,  tous  les  deux  en  cachette. 
Et  l'on  ne  sut  jamais  dans  quel  lit  il  coucha! 

Poète  au  cœur  naïf  il  cherchait  une  perle  ; 
Trouvant  un  bijou  faux,  il  le  prit,  et  fit  bien. 
J'approuve  le  bon  sens  de  cet  adage  ancien  : 
«  Quand  on  n'a  pas  de  grive,  il  faut  manger  un  merle.  » 


NUIT    DE    NEIGE 


NUIT    DE   NEIGE 


La  grande  plaine  est  blanche,  immobile  et  sans  voix. 
Pas  un  bruit,  pas  un  son;  toute  vie  est  éteinte. 
Mais  on  entend  parfois,  comme  u-ne  morne  plainte, 
Quelque  chien  sans  abri  qui  hurle  au  coin  d'un  bois. 

Plus  de  chansons  dans  l'air,  sous  nos  pieds  plus  de  chaume; 
L'hiver  s'est  abattu  sur  toute  floraison. 
Des  arbres  dépouillés  dressent  à  l'horizon 
Leurs  squelettes  blanchis  ainsi  que  des  fantômes. 


36  NUIT   DE   XEIGE. 

La  lune  est  large  el  pâle  et  semble  se  hâter. 

On  dirait  qu'elle  a  froid  dans  le  grand  ciel  austère. 

De  son  morne  regard  elle  parcourt  la  terre, 

Et,  \oyant  tout  désert,  s'empresse  à  nous  quitter. 

Et  froids  tombent  sur  nous  les  rayons  qu'elle  darde, 
Fantastiques  lueurs  qu'elle  s'en  va  semant. 
Et  la  neige  s'éclaire  au  loin,  sinistrement, 
Aux  étranges  reflets  de  la  clarté  blafarde. 

Oh  I  la  terrible  nuit  pour  les  petits  oiseaux  ! 
Un  vent  glacé  frissonne  et  court  par  les  allées. 
Eux,  n'ayant  plus  l'asile  ombragé  des  berceaux, 
Ne  peuvent  pas  dormir  sur  leurs  pattes  gelées. 

Dans  les  grands  arbres  nus  que  couvre  le  verglas 
Ils  sont  là,  tout  tremblants,  sans  rien  qui  les  protège. 
De  leur  œil  inquiet  ils  regardent  la  neige, 
Attendant  jusqu'au  jour  la  nuit  qui  ne  vient  pas. 


E.WOI    D'AMOUR 


DANS    LF.    JARDIN     BKi    TUILERIES 


ENVOI  D'AMOUR 


DANS  LE  JARDIN  DES  TUILERIES 


Accours,  petit  enfant  dont  j'adore  la  mère 
Qui  pour  te  voir  jouer  sur  ce  banc  vient  s'asseoir, 
Pâle  avec  les  cheveux  qu'on  rêve  à  sa  Chimère 
Et  qu'on  dirait  blondis  aux  étoiles  du  soir. 
Viens  là,  petit  enfant,  donne  ta  lèvre  rose, 
Donne  tes  grands  yeux  bleus  et  tes  cheveux  frisés; 
Je  leur  ferai  porter  un  fardeau  de  baisers  ; 
Afin  que,  retourné  près  d'EUe  à  la  nuit  close, 


40  ENVOI   D  AMOUR. 

Quand  tes  bras  sur  son  cou  viendront  se  refermer, 

Elle  trouve  à  ta  lèvre  et  sur  ta  chevelure 

Quelque  chose  d'ardent  ainsi  quune  brûlure  1 

Quelque  chose  de  doux  comme  un  besoin  d'aimer  ! 

Alors  elle  dira,  frissonnante  et  troublée 

Par  cet  appel  d'amour  dont  son  cœur  se  défend, 

Prenant  tous  mes  baisers  sur  ta  tète  bouclée, 

— ((  Qu'est-ce  que  je  sens  donc  au  front  de  mon  enfant?  » 


AU    BORD   DE    L'EAU 


4. 


AU   BORD   DE    L'EAU 


Un  lourd  soleil  tombait  d'aplomb  sur  le  lavoir  ; 
Les  canards  engourdis  s'endormaient  dans  la  vase, 
Et  l'air  bridait  si  fort  qu'on  s'attendait  à  voir 
Les  arbres  s'enflammer  du  sommet  à  la  base. 
J'étais  couché  sur  l'herbe  auprès  du  vieux  bateau 
Où  des  femmes  lavaient  leur  linge.  Des  eaux  grasses, 
Des  bulles  de  savon  qui  se  crevaient  bientôt 


44  AU   BORD   DE   L  EAU. 

S'en  allaient  au  courant,  laissant  de  longues  traces. 
Et  je  m'assoupissais  lorsque  je  vis  venir, 
Sous  la  grande  lumière  et  la  chaleur  torride, 
Une  fille,  marchant  d'un  pas  ferme  et  rapide, 
Avec  ses  bras  levés  en  l'air,  pour  maintenir 
Un  fort  paquet  de  linge  au-dessus  de  sa  tête. 
La  hanche  large  avec  la  taille  mince,  faite 
Ainsi  qu'une  Vénus  de  marbre,  elle  avançait 
Très  droite,  et  sur  ses  reins,  un  peu,  se  balançait. 
Je  la  suivis,  prenant  l'étroite  passerelle 
Jusqu'au  seuil  du  lavoir,  où  j'entrai  derrière  elle. 


Elle  choisit  sa  place  et  dans  un  baquet  d'eau 

D'un  geste  souple  et  fort  abattit  son  fardeau. 

Elle  avait  tout  au  plus  la  toilette  permise  ; 

Elle  lavait  son  linge  ;  et  chaque  mouvement 

Des  bras  et  de  la  hanche  accusait  nettement, 

Sous  le  jupon  collant  et  la  mince  chemise. 

Les  rondeurs  de  la  croupe  et  les  rondeurs  des  seins. 


AU   BORD   DE   L  EAU.  45 

Ellr  frnvnillait  dur  ;  puis,  (juaud  dit'  ('«(ait  lasse, 
Elle  ('levait  les  bras,  et,  superbo  de  grâce, 
Tendait  son  corps  flexible  en  renversant  ses  reins. 
Mais  le  }>uissant  soleil  faisait  craquer  les  planches  ; 
Le  bateau  s'entr'ouvrait  comme  pour  respirer. 
Les  femmes  haletaient  ;  on  voyait  sous  leurs  manches 
La  moiteur  de  leurs  bias  par  places  transpirer. 
Une  l'ougeur  montait  à  sa  gorge  sanguine. 
Elle  fixa  sur  moi  son  regard  effronté. 
Dégrafa  sa  cliemise  ;  et  sa  ronde  poitrine 
Surgit,  double  et  luisante,  en  pleine  liberté. 
Écartée  aux:  sommets  et  d'une  ampleur  solide. 
Elle  battait  alors  son  linge,  et  chaque  coup 
Agitait  par  moment  d'un  soubresaut  rapide 
Les  roses  fleurs  de  chair  qui  se  dressent  au  bout. 


Un  air  chaud  me  frappait,  comme  un  souffle  de  forge, 

A  chacun  des  soupirs  qui  soulevaient  sa  gorge. 

Les  coups  de  son  battoir  me  tombaient  sur  le  cœur  ! 


46  AU   BORD   DE   L  EAU. 

Elle  me  regardait  d'un  air  un  peu  moqueur  ; 
J'approchai,  l'œil  tendu  sur  sa  poitrine  humide 
De  gouttes  d'eau,  si  blanche  et  tentante  au  baiser. 
Elle  eut  pitié  de  moi,  me  voyant  très  timide. 
M'aborda  la  première  et  se  mit  à  causer. 
Comme  des  sons  perdus  m'arrivaient  ses  paroles. 
Je  ne  l'entendais  pas,  tant  je  la  regardais. 
Par  sa  robe  entr'ouverte  au  loin  je  me  perdais, 
Devinant  les  dessous  et  brûlé  d'ardeurs  folles  ; 
Puis,  comme  elle  partait,  elle  me  dit  tout  bas 
De  me  trouver  le  soir  au  bout  de  la  prairie. 


Tout  ce  qui  m'emplissait  s'éloigna  sur  ses  pas  ; 
Mon  passé  disparut  ainsi  qu'une  eau  tarie  : 
Pourtant  j'étais  joyeux,  car  en  moi  j'entendais 
Les  ivresses  chanter  avec  leur  voix  sonore. 
Vers  le  ciel  obscurci  toujours  je  regardais, 
Et  la  nuit  qui  tombait  me  semblait  une  aurore  ! 


II 


Elle  était  la  première  au  lieu  du  rendez-vous. 
J'accourus  auprès  d'elle  et  me  mis  à  genoux, 
Et  promenant  mes  mains  tout  autour  de.  sa  taille 
Je  l'attirais.  Mais  elle,  aussitôt,  se  leva, 
Et  par  les  prés  baignés  de  lune  se  sauva. 
Enfin  je  l'atteignis,  car  dans  une  broussaille 
Qu'elle  ne  voyait  point  son  pied  fut  arrêté. 
Alors,  fermant  mes  bras  sur  sa  hanche  arrondie, 
Auprès  d'un  arbre,  au  bord  de  l'eau,  je  l'emportai. 
Elle,  que  j'avais  vue  impudique  et  hardie. 


48  AU   BORD   DE   l'eAU. 

Était  pâle  et  troublée  et  pleurait  lentement, 
Tandis  que  je  sentais  comme  un  enivrement 
De  force  qui  montait  de  sa  faiblesse  émue. 

Quel  est  donc  et  d'où  vient  ce  ferment  qui  remue 
Les  entrailles  de  l'homme  à  llieure  de  l'amour? 

La  lune  illuminait  les  champs  comme  en  plein  jour. 
Grouillant  dans  les  roseaux,  la  bruyante  peuplade 
Des  grenouilles  faisait  un  grand  charivari. 
Une  caille  très  loin  jetait  son  double  cri  ; 
Et,  comme  préludant  à  quelque  sérénade, 
Des  oiseaux  réveillés  commençaient  leurs  chansons. 
Le  vent  me  paraissait  chargé  d'amours  lointaines, 
Alourdi  de  baisers,  plein  des  chaudes  haleines 
Que  l'on  entend  venir  avec  de  longs  frissons 
Et  qui  passent  roulant  des  ardeurs  d'incendies. 
Un  rut  puissant  tombait  des  brises  attiédies. 
Et  je  pensai  :  "  Combien,  sous  le  ciel  infini j 


AU   IJORD   DE   l'eau.  49 

Par  cotte  douer  nuit  d'élé.  eoniltieii  nous  sommes 
Qu'une  angoisse  soulève  et  (|ue  liiisliiict  unit 
Parmi  les  animaux  comme  parmi  les  hommes.  » 
Va  n)oi  j'aurais  voulu,  seul,  être  tous  ceux-là! 


Je  pris  et  je  baisai  ses  doigts  ;  elle  trembla. 
Ses  mains  fraîches  sentaient  une  odeur  de  lavande 
Et  de  thym,  dont  son  linge  était  tout  end)aumé. 
Sous  ma  bouche  ses  seins  avaient  un  goût  d'amande 
Gomme  un  laurier  sauvage  on  le  lait  parfumé 
Qu'on  boit  dans  la  montagne  aux  mamelles  des  chèvres. 
Elle  se  débattait  ;  mais  je  trouvai  ses  lèvres  :    . 
Ce  fut  un  baiser  long  comme  une  éternité 
Qui  tendit  nos  deux  corps  dans  Timmobilité. 
Elle  se  renversa,  râlant  sous  ma  caresse  ; 
Sa  poitrine  oppressée  et  dure  de  tendresse, 
Haletait  fortement  avec  de  longs  sanglots  ; 
Sa  joue  était  brûlante  et  ses  yeux  demi-clos  ; 
Et  nos  bouches,  nos  sens,  nos  soupirs  se  mêlèrent; 

5 


50  AU   BORD  DE   L'EAU. 

Puis,  dans  la  nuit  tranquille  où  la  campagne  dort 
Un  cri  d"amour  monta,  si  terrible  et  si  fort 
Que  des  oiseaux  dans  Tombre  effarés  s'envolèrent. 
Les  grenouilles,  la  caille,  et  les  bruits  et  les  voix 
Se  turent  ;  un  silence  énorme  emplit  l'espace. 
Soudain,  jetant  aux  vents  sa  lugubre  menace, 
Très  loin  derrière  nous  un  cbien  hurla  trois  fois. 


Mais  quand  le  jour  parut,  comme  elle  était  restée, 
Elle  s'enfuit.  J'errai  dans  les  champs  au  hasard. 
La  senteur  de  sa  peau  me  hantait  :  son  regard 
M'attachait  comme  une  ancre  au  fond  du  cœur  jetée. 
Ainsi  que  deux  forçats  rivés  aux  mêmes  fers, 
Un  lien  nous  tenait,  l'affinité  des  chairs. 


III 


Pendant  cinq  mois  entiers,  chaque  soir,  sur  la  rive, 
Plein  d'un  emportement  qui  jamais  ne  faiblit, 
J'ai  caressé  sur  l'herbe  ainsi  que  dans  un  lit 
Cette  fille  superbe,  ignorante  et  lascive. 
Et  le  matin,  mordus  encore  du  souvenir, 
Quoique  tout  alanguis  des  baisers  de  la  veille. 
Dès  l'heure  où  dans  la  plaine  un  chant  d'oiseau  s'éveille 
Nous  trouvions  que  la  nuit  tardait  bien  à  venir. 

Quelquefois,  oubliant  que  le  jour  dût  éclore, 

Nous  nous  laissions  surprendreembrassés,  par  l'aurore. 


52  AU   BORD   DE   L  EAU. 

Vite,  nous  revenions  le  long  des  clairs  chemins, 

Mes  deux  yeux  dans  ses  yeux,  ses  deux  mains  dans  mes  mains. 

Je  voyais  s'allumer  des  lueurs  dans  les  haies, 

Des  troncs  d'arbre  soudain  rouvrir  comme  des  plaies, 

Sans  songer  qu'un  soleil  se  levait  quelque  part  ; 

Et  je  croyais,  sentant  mon  fronl  baigné  de  flammes, 

Que  toutes  ces  clartés  tombaient  de  son  regard. 

Elle  allait  au  lavoir  avec  les  autres  femmes  ; 

Je  la  suivais,  rempli  d'attente  et  de  désir. 

La  regarder  sans  fm  était  mon  seul  plaisir  ; 

Et  je  restais  debout  dans  la  même  posture, 

Muré  dans  mon  amour  comme  en  une  prison. 

Les  lignes  de  son  corps  fermaient  mon  horizon  ; 

Mon  espoir  se  bornait  aux  nœuds  de  sa  ceinture. 

Je  demeurais  près  d'elle,  épiant  le  moment 

Où  quelque  autre  attirait  la  gaité  toujours  prête  ; 

Je  me  penchais  bien  vite,  elle  tournait  la  tête, 

Nos  bouches  se  touchaient,  puis  fuyaient  brusquement. 

Parfois  elle  sortait  en  m 'appelant  d'un  signe  ; 

J'allais  la  retrouver  dans  quelque  champ  de  vigne 


AU   BORD   DE   L  EAU.  53 

Ou  SOUS  (jiK'Niuc  Imissoii  (|iii  nous  cacliait  ;ui\  yeux. 
Nous  regardions  s'aimer  les  lirtcs  accoiiplt^es, 
Quatre  ailes  (jui  iKUtaieiil  deux  papillons  joyeux, 
Un  double  insecte  noii'  qui  passait  les  allées. 
Grave,  elle  ramassait  ces  petits  amoureux 
Kt  les  baisait.  Souvent  des  oiseaux  sur  nos  têtes 
Se  becquetaient  sans  i>eur  ;  et  les  couples  des  betes 
Ne  nous  redoutaient  point,  car  nous  faisions  comme  eux. 


Puis,  le  cœur  tout  plein  d'elle,  à  cette  heure  tardive 
Où  j'attendais,  guettant  les  détours  de  la  rive. 
Quand  elle  apparaissait  sous  les  hauts  peupliers, 
Le  désir  allumé  dans  sa  prunelle  brune, 
Sa  jupe  balayant  tous  les  rayons  de  Lune 
Couchés  entre  chaque  arbre  au  travers  des  sentiers, 
Je  songeais  à  Tamour  de  ces  fdles  bibliques. 
Si  belles  qu'en  ces  temps  lointains  on  a  pu  voir. 
Éperdus  et  suivant  leurs  formes  impudiques. 
Des  anges  qui  passaient  dans  les  ombres  du  soir. 


IV 


Un  jour  que  le  patron  dormait  devant  la  porte, 
Vers  midi,  le  lavoir  se  trouva  dépeuplé. 
Le  sol  brûlant  fumait  comme  un  bœuf  essoufflé 
Qui  peine  en  plein  soleil  ;  mais  je  trouvais  moins  forte 
Cette  chaleur  du  ciel  que  celle  de  mes  sens. 
Aucun  bruit  ne  venait  que  des  lambeaux  de  chants 
Et  des  rires  d'ivrogne,  au  loin,  sortant  des  bouges, 
Puis  la  chute  parfois  de  quelque  goutte  d'eau 
Tombant  on  ne  sait  d'où,  sueur  du  vieux  bateau. 


AU   BORD   DE    LEAU.  55 

Qr,  SOS  lèvres  l)rillai('iit  roiiiiiic  des  cliaihons  rouges 
D'où  jailliriMit  soudain  des  ci-ises  de  baisers, 
Ainsi  que  d'un  brasier  i)artent  des  étincelles, 
Jusqu'à  l'alTaissement  de  nos  deux  corps  brisés. 
On  n'entendait  plus  rien  boiuiis  les  sauterelles. 
Ce  peuple  du  soleil  aux  éternels  cris-cris 
Crépitant  comme  un  feu  parmi  les  prés  tlétris. 
Et  nous  nous  regardions,  étonnés,  immobiles. 
Si  pâles  tous  les  deux  que  nous  nous  faisions  peur, 
Lisant  aux  traits  creusés,  noirs,  sous  nos  yeux  fébriles, 
Que  nous  étions  frappés  de  l'amour  dont  on  meurt, 
Et  que  par  tous  nos  sens  s'écoulait  notre  vie. 

Nous  nous  sommes  quittés  en  nous  disant  tout  bas 
Qu'au  bord  de  l'eau,  le  soir,  nous  ne  viejidrions  pas. 

Mais,  à  l'heure  ordinaire,  une  invincible  envie 
Me  prit  d'aller  tout  seul  à  l'arbre  accoutumé 
Rêver  aux  voluptés  de  ce  corps  tant  aimé. 


56  AU   BORD   DE   L  EAU. 

Promener  mon  esprit  par  toutes  nos  caresses, 
Me  coucher  sur  cette  herbe  et  sur  son  souvenir. 


Quand  j'approchai,  grisé  des  anciennes  ivresses, 
Elle  était  là,  debout,  me  regardant  venir. 


Depuis  lors,  envahis  par  une  lièvre  étrange, 

Nous  hâtons  sans  répit  cet  amour  qui  nous  mange. 

Bien  que  la  mort  nous  gagne,  un  besoin  plus  puissant 

Nous  travaille  et  nous  force  à  mêler  notre  sang. 

Nos  ardeurs  ne  sont  point  prudentes  ni  peureuses  ; 

L'effroi  ne  trouble  pas  nos  regards  embrasés; 

Nous  mourons  l'un  parlautre,  et  nos  poitrines  creuses 

Changent  nos  jours  futurs  contre  autant  de  baisers. 

Nous  ne  parlons  jamais.  Auprès  de  cette  femme 

Il  n'est  qu'un  cri  d'amour,  celui  du  cerf  qui  brame. 

Ma  peau  garde  sans  lin  le  frisson  de  sa  peau 

Qui  m'emplit  d'un  désir  toujours  âpre  et  nouveau; 

Et  si  ma  bouche  a  soif,  ce  n'est  que  de  sa  bouche  ! 


AU   BORD   DE   I/EAU.  5" 

Mon  ardoiir  s'exaspère  et  ma  ronc  s'ahat 
Dans  cet  accouplement  mortel  comme  un  combat. 
Le  gazon  est  brûlé  qui  nous  servait  de  couche; 
Et,  désignant  l'endroit  du  retour  continu, 
La  marque  de  nos  corps  est  entrée  au  sol  nu. 

Quelque  matin,  sous  l'arbre  où  nous  nous  rencontrâmes, 
On  nous  ramassera  tous  deux  an  bord  de  l'eau. 
Nous  serons  rapportés  au  fond  d'un  lourd  bateau, 
Nous  embrassant  encore  aux  secousses  des  rames. 
Puis,  on  nous  jettera  dans  quelque  trou  caché, 
Comme  on  fait  aux  gens  morts  en  état  de  péché. 

Mais  alors,  s'il  est  vrai  que  les  ombres  reviennent. 
Nous  reviendrons,  le  soir,  sous  les  hauts  peupliers  ; 
Et  les  gens  du  pays,  qui  longtemps  se  souviennent, 
En  nous  voyant  passer  l'un  à  l'autre  liés. 
Diront,  en  se  signant,  et  l'esprit  en  prière  : 
«  Yoilà  le  mort  d'amour  avec  sa  lavandière.  » 


LES    OIES    SAUVAGES 


LES    OIES    SAUVAGES 


Tout  est  muet,  l'oiseau  ne  jette  plus  ses  cris. 

La  morne  plaine  est  blanche  au  loin  sous  le  ciel  gris. 

Seuls,  les  grands  corbeaux  noirs,  qui  vont  cherchant  leurs  proies, 

Fouillent  du  bec  la  neige  et  tachent  sa  pâleur. 


Voilà  xju'à  l'horizon  s'élève  une  clameur  ; 

Elle  approche,  elle  vient,  c'est  la  tribu  des  oies. 

Ainsi  qu'un  trait  lancé,  toutes,  le  cou  tendu, 


62  LES  OIES   SAUVAGES. 

Allant  toujours  plus  vite  en  leur  vol  éperdu. 
Passent,  fouettant  le  vent  de  leur  aile  sifflante. 


Le  guide  qui  conduit  ces  pèlerins  des  airs 
Delà  les  océans,  les  bois  et  les  déserts, 
Gomme  pour  exciter  leur  allure  trop  lenie, 
De  moment  en  moment  jette  son  cri  perçant. 


Comme  un  double  ruban  la  caravane  ondoie, 
Bruit  étrangement,  et  par  le  ciel  déploie 
Son  grand  triangle  ailé  qui  va  s'élargissant. 


Mais  leurs  frères  captifs  répandus  dans  la  plaine, 
Engourdis  par  le  froid,  cheminent  gravement. 
Un  enfant  en  haillons  en  sifflant  les  promène, 
Comme  de  lourds  vaisseaux  balancés  lentement. 
Ils  entendent  le  cri  de  la  tribu  qui  passe, 
Ils  érigent  leur  tète  ;  et  regardant  s'enfuir 


LES   OIES   SAUVAGES.  03 

Les  liluTs  voyaf,'ours  au  travers  de  l'espace, 

Les  captirs  tout  à  coup  se  lèvent  p(jur  paitii'. 

Ils  agitent  eu  vain  leurs  ailes  impuissantes, 

Et,  dressés  sur  leuis  pic^ls,  sentent  confusément, 

A  cet  appel  errant,  se  lever  grandissantes 

La  liberté  première  au  fond  du  cœur  dormant, 

La  flèvie  de. l'espace  et  des  lièdes  rivages. 

Dans  les  champs  pleins  de  neige  ils  courent  effarés, 

Et  jetant  par  le  ciel  des  cris  désespérés 

Ils  répondent  longtemps  à  leurs  frères  sauvages. 


DECOUVERTE 


DÉCOUVERTE 


J'étais  enfant.  J'aimais  les  grands  combats, 
Les  Chevaliers  et  leur  pesante  armure, 
Et  tous  les  preux  qui  tombèrent  hVbas 
Pour  racheter  la  Sainte  Sépulture. 

L'Anglais  Richard  faisait  battre  mon  cœur; 
Et  je  l'aimais,  quand  après  ses  conquêtes 
Il  revenait,  et  que  son  bras  vainqueur 
Avait  cout)é  tout  un  collier  de  têtes. 


es  DÉCOUVERTE. 

D'une  Beauté  je  prenais  les  couleurs. 
Une  baguette  était  mon  cimeterre  ; 
Puis  je  partais  h.  la  guerre  des  fleurs 
Et  des  bourgeons  dont  je  jonchais  la  terre. 

Je  possédais  au  vent  libre  des  cieux 

Un  banc  de  mousse  où  s"éle\ait  mon  trône. 

Je  méprisais  les  rois  ambitieux, 

De  rameaux  verts  j'avais  fait  ma  couronne. 

J'étais  heureux  et  ravi.  Mais  un  jour 

Je  vis  venir  une  jeune  compagne. 

J'offris  mon  cœur,  mon  royaume  et  ma  cour, 

Et  les  châteaux  que  j'avais  en  Espagne. 

Elle  s'assit  sous  les  marronniers  verts  ; 
Or  je  crus  voir,  tant  je  la  trouvais  belle, 
Dans  ses  yeux  bleus  comme  un  autre  univers, 
Et  je  restai  tout  songeur  auprès  d'elle. 


DÉCOUVERTE.  69 

Pourquoi  laisser  mon  n've  et  ma  gaîté 
En  regardaut  cette  (illette  blonde? 
Pourquoi  Colomb  lut-il  si  tourmenté 
Quand,  dans  la  brume,  il  entrevit  un  monde? 


L'OISELEUR 


L'OISELEUR 


L'oiseleur  Amour  se  promène 
Lorsque  les  coteaux  sont  fleuris. 
Fouillant  les  buissons  et  la  plaine, 
Et  chaque  soir  sa  cage  est  pleine 
Des  petits  oiseaux  qu'il  a  pris. 


Aussitôt  que  la  nuit  s'efface 
Il  vient,  tend  avec  soin  son  lil, 
Jette  la  glu  de  place  en  place, 


74  LOISELEUE. 

Puis  sème,  pour  cacher  la  trace, 
Quelques  brins  d'avoine  ou  de  mil. 


Il  s'embusque  au  coin  d'une  haie, 
Se  couche  aux  berges  des  ruisseaux, 
Glisse  en  rampant  sous  la  futaie 
De  crainte  que  son  pied  n'effraie 
Les  rapides  petits  oiseaux. 


Sous  le  muguet  et  la  pervenche 
L'enfant  rusé  cache  ses  rets. 
Ou  bien  sous  l'aubépine  blanche 
Où  tombent,  comme  une  avalanche, 
Linots,  pinsons,  chardonnerets. 


Parfois  d'une  souple  baguette 

D'osier  vert  ou  de  romarin 

Il  fait  un  piège,  et  puis  il  guette 


L  OISELEUR.  75 


Les  petits  oiseaux  en  goguette 
Qui  viennent  becqueter  son  grain. 

Étourdi,  joyeux  et  rapide, 
Bientôt  approche  un  oiselet  : 
Il  regarde  d'un  air  candide, 
S'enhardit,  goûte  au  grain  perfide, 
Et  se  prend  la  patte  au  filet. 

Et  l'oiseleur  Amour  l'emmène 
Loin  des  coteaux  frais  et  fleuris, 
Loin  des  buissons  et  de  la  plaine, 
Et  chaque  soir  sa  cage  est  pleine 
Des  petits  oiseaux  qu'il  a  pris. 


L'AÏEUL 


7. 


L'AÏEUL 


L'aïeul  mourait  froid  et  rigide. 
Il  avait  quatre-vingt-dix  ans. 
La  blancheur  de  son  front  livide 
Semblait  blanche  sur  ses  draps  blancs. 
Il  entr'ouvrit  son  grand  œil  ptlle, 
Et  puis  il  parla  d'une  voix 
Lointaine  et  vague  comme  un  râle, 
Ou  comme  un  souffle  au  fond  des  bois. 


80  L  aïeul. 

((  Est-ce  un  souvenir,  est-ce  un  rêve? 
Aux  clairs  matins  de  grand  soleil 
L'arbre  fermentait  sous  la  sève, 
Mon  cœur  battait  d'un  sang  vermeil. 
Est-ce  un  souvenir,  est-ce  un  rêve? 
Comme  la  vie  est  douce  et  brève  ! 
Je  me  souviens,  je  me  souviens 
Des  jours  passés,  des  jours  anciens! 
J'étais  jeune  !  je  me  souviens  ! 


Est-ce  un  souvenir,  est-ce  un  rêve  ? 
L'onde  sent  un  frisson  courir 
A  toute  brise  qui  s'élève  ; 
Mon  sein  tremblait  à  tout  désir. 
Est-ce  un  souvenir,  est-ce  un  rêve, 
Ce  souffle  ardent  qui  nous  soulève? 
Je  me  souviens,  je  me  souviens  ! 
Force  et  jeunesse  !  ô  joyeux  biens  ! 
L'amour  î  l'amour  !  je  me  souviens  I 


l'aïeul.  81 

Est-ce  un  souvenir,  est-ce  un  rêve? 
Ma  poitrine  est  pleine  du  bruit 
Que  font  les  vagues  sur  la  grève, 
Ma  pensée  hésite  et  me  fuit. 
Est-ce  un  souvenir,  est-ce  un  rêve 
Que  je  commence  ou  que  j'achève? 
Je  me  souviens,  je  me  souviens! 
On  va  m'étendre  près  des  miens  ; 
La  mort  !  la  mort  !  je  me  souviens  î 


DÉSIRS 


DESIRS 


Le  rêve  pour  les  uns  serait  d'avoir  des  ailes, 
De  monter  dans  l'espace  en  poussant  de  grands  cris, 
De  prendre  entre  leurs  doigts  les  souples  hirondelles, 
Et  de  se  perdre,  au  soir,  dans  les  cieux  assombris. 

D'autres  voudraient  pouvoir  écraser  des  poitrines 
En  refermant  dessus  leurs  deux  bras  écartés  ; 
Et,  sans  ployer  des  reins,  les  prenant  aux  narines, 
Arrêter  d'un  seul  coup  les  chevaux  emportés. 


86  DÉSIRS. 

Moi,  ce  que  j'aimerais,  c'est  la  beauté  charnelle  : 
Je  voudrais  être  beau  comme  les  anciens  dieux, 
El  qu'il  restât  aux  cœurs  une  flamme  éternelle 
Au  lointain  souvenir  de  mon  corps  radieux. 

Je  voudrais  que  pour  moi  nulle  ne  restât  sage, 
Choisir  l'une  aujourd'hui,  prendre  l'autre  demain; 
Car  j'aimerais  cueillir  l'amour  sur  mon  passage. 
Comme  on  cueille  des  fruits  en  étendant  la  main. 

Ils  ont,  en  y  mordant,  des  saveurs  différentes; 
Ces  arômes  divers  nous  les  rendent  plus  doux. 
J'aimerais  promener  mes  caresses  errantes 
Des  fronts  en  cheveux-noirs  aux  fronts  en  cheveux  roux. 

J'adorerais  surtout  les  rencontres  des  rues. 
Ces  ardeurs  de  la  chair  que  déchaîne  un  regard, 
Les  conquêtes  d'une  heure  aussitôt  disparues, 
Les  baisers  échangés  au  seul  gré  du  hasard. 


DÉSIRS.  87 

Je  voudrais  au  matin  voir  s'éveiller  la  brune 
Qui  vous  lient  étranglé  dans  l'étau  de  ses  bras  ; 
Et,  le  soir,  écouter  les  mots  que  dit  tout  bas 
La  blonde  dont  le  front  s'argente  au  clair  de  lune. 

Puis,  sans  un  trouble  au  cœur,  sans  un  regret  mordant, 
Partir  d'un  pied  léger  vers  une  autre  Chimère. 
—  Il  faut  dans  ces  fruits-là  ne  mettre  que  la  dent  ; 
On  trouverait  au  fond  une  saveur  amère. 


LA  DERNIÈRE   ESCAPADE 


LA   DERNIERE   ESCAPADE 


Un  grand  château  bien  vieux  aux  murs  très  élevés. 

Les  marches  du  perron  tremblent ,  et  l'herbe  pousse , 
S'élançant  longue  et  droite  aux  fentes  des  pavés 
Que  le  temps  a  verdis  d'une  lèpre  de  mousse. 
Sur  les  côtés  deux  tours.  L'une,  en  chapeau  pointu, 
S'amincit  dans  les  airs.  L'autre  est  décapitée. 
Sa  tête  fut,  un  soir,  par  le  vent  ernportée; 


92  LA  DERNIERE   ESCAPADE. 

Mais  un  lierre,  grimpé  jusqu'au  faîte  abattu, 
S'ébouriffe  au-dessus  comme  une  chevelure  ; 
Tandis  que,  slnfillrant  dans  le  flanc  de  la  tour, 
L'eau  du  ciel,  acharnée  et  creusant  chaque  jour, 
L'entr'ouvrit  jusqu'en  bas  d'une  immense  fêlure. 
Un  arbre,  poussé  là,  grandit  au  creux  des  murs. 
Laissant  voir  vaguement  de  vieux  salons  obscurs, 
Chaque  fenêtre  est  morne  ainsi  qu'un  regard  vide. 
Tout  ce  lourd  bâtiment  caduc,  noirci,  fané. 
Que  la  lézarde  marque  au  front  comme  une  ride, 
Dont  s'émiette  le  pied,  de  salpêtre  miné. 
Dont  le  toit  montre  au  ciel  ses  tuiles  ravagées, 
A  l'aspect  désolé  des  choses  négligées. 


Tout  autour  un  grand  parc  sombre  et  profond  s'étend; 
Il  dort  sous  le  soleil  qui  monte  :  et  l'on  entend, 
Par  moments,  y  passer  des  rumeurs  de  feuillages, 
Gomme  les  bruits  calmés  des  vagues  sur  les  plages, 
Quand  la  mer  resplendit  au  loin  sous  le  ciel  bleu. 


LA   DERNIÈRE   ESCAPADE.  9) 

Les  arbre?  ont  poussé  des  branches  si  mêlées 
Que  le  soleil  jetant  son  averse  de  feu 
Ne  pénètre  jamais  la  noirceur  des  allées. 
Les  arbustes  sont  morts  sous  ces  géants  touffus; 
Et  la  voùle  a  grandi  comme  une  cathédrale; 
Il  y  flotte  une  odeur  antique  et  sépulcrale, 
L'humidité  des  lieux  où  l'homme  ne  va  plus. 


Mais  sur  les  hauts  degrés  du  perron  qui  dominent 

Les  longs  gazons  qu'au  loin  de  grands  arbres  terminent, 

Des  valets  ont  paru,  soutenant  par  les  bras 

Deux  vieillards  très  courbés  qui  vont  à  petits  pas. 

Ils  traînent  lentement  sur  les  marches  verdies 

Les  hésitations  de  leurs  jambes  roidies, 

Et  tâtent  le  chemin  du  bout  de  leur  bâton. 

Très  vieux,  — l'homme  et  la  femme,— et  branlant  du  menton, 

Ils  ont  le  front  si  lourd  et  la  peau  si  fanée, 

Qu'on  ne  devine  pas  quel  pouvoir  enfonça 

Aux  moelles  de  leurs  os  cette  vie  obstinée. 


94  LA  DERNIERE   ESCAPADE. 

Affaissés  dans  leurs  grands  fauteuils  on  les  laissa, 
Plies  en  deux,  tremblant  des  mains  et  de  la  tête. 
Ils  ont  baissé  leurs  yeux  que  la  vieillesse  hébète, 
Et  regardent  tout  près,  par  terre,  tixement. 
Ils  n'ont  plus  de  pensée.  Un  long  tremblotement 
Semble  seul  habiter  cette  décrépitude. 
Et  s'ils  ne  sont  pas  morts,  c'est  par  longue  habitude 
De  vivre  à  deux,  tout  près  l'un  de  l'autre  toujours  ; 
Car  ils  n'ont  plus  parlé  depuis  beaucoup  de  jours. 


II 


Mais  un  souffle  de  feu  sur  la  plaine  s'élève. 

Les  arbres  dans  leurs  flancs  ont  des  frissons  de  sève, 

Car  sur  leurs  fronts  troublés  le  soleil  va  passer. 

Partout  la  chaleur  monte  ainsi  qu'une  marée; 

Et  sur  chaque  prairie  une  foule  dorée 

De  jaunes  papillons  flotte  et  semble  danser. 

Épanouie  au  loin  la  campagne  grésille, 

C'est  un  bruit  continu  qui  remplit  l'horizon, 

Car,  afi'olé  dans  les  profondeurs  du  gazon. 

Le  peuple  assourdissant  des  criquets  s'égosille. 


96  LA  DERXIÈEE   ESCAPADE. 

Une  fièvre  de  vie  enflammée  a  couru. 
Et  rajeuni,  tout  blanc  dans  la  chaude  lumière, 
Ainsi  qu'aux  premiers  jours  d'un  passé  disparu, 
Le  vieux  château  reprend  son  sourire  de  pierre. 

Alors  les  deux  vieillards  s'animent  peu  à  peu  ; 
Ils  clignotent  des  yeux;  et,  dans  ce  bain  de  feu, 
Leurs  membres  desséchés  lentement  se  détendent. 
Leurs  poumons  refroidis  as[)irent  du  soleil  ; 
Et  leurs  esprits,  confus  comme  après  un  réveil, 
S'étonnent  vaguement  des  rumeurs  qu'ils  entendent. 
Ils  se  dressent,  pesant  des  mains  sur  leur  bâton. 
L'homme  se  tourne  un  peu  vers  son  antique  amie, 
La  regarde  un  instant  et  dit  :  —  «  Il  fait  bien  bon.  » 
Elle,  levant  sa  tète  encor  tout  endormie, 
Et  parcoui'ant  de  l'œil  les  horizons  connus. 
Lui  répond  :  a  Oui,  voilà  les  beaux  jours  revenus,  n 
Et  leur  voix  est  pareille  au  bêlement  des  chèvres. 
Des  gaités  de  printemps  rident  leurs  vieilles  lèvres* 
Ils  sont  troublés,  car  les  senteurs  du  bois  nouveau 


LA   DERNIKRE   ESCAPADE.  97 

Les  travorsiMit  parfois  dune  brusque  secousse, 
Ainsi  qu'un  vin  trop  fort  montant  à  leur  cerveau. 
Ils  balancent  leurs  fronts  d'une  faron  très  douce, 
Et  retrouvent  dans  l'air  des  souffles  d'autrefois. 
Lui,  tout  à  coup,  avec  des  sanglots  dans  la  voix  : 

—  «  C'était  un  jour  pareil  que  vous  êtes  venue 

«  Au  }>reniier  rendez-vous,  dans  la  grande  avenue.  » 
Puis  ils  n'ont  plus  rien  dit  ;  mais  leurs  pensers  amers 
Remontaient  aux  lointains  souvenirs  du  jeune  âge, 
Ainsi  que  deux  vaisseaux,  ayant  passé  les  mers. 
S'en  retournent  toujours  par  le  même  sillage. 
Il  reprit  :  —  «  C'est  bien  loin,  cela  ne  revient  pas. 
«  Et  notre  banc  de  pierre,  au  fond  du  parc,  — là-bas?» 
La  femme  lit  un  saut  comme  d'un  trait  blessée  : 

—  «  Allons  le  voir,  »  —  dit-elle;  et,  la  gorge  oppressée, 
ïous  deux  se  sont  levés  soudain  d'un  même  effort! 

Couple  prodigieux  tant  il  est  grêle  et  pâle. 

Lui,  dans  un  vieil  babit  de  chasse  à  boutons  d'or^ 

Elle,  sous  les  dessins  étranges  d'un  vieux  chàle! 


III 


Ils  guettèrent,  ayant  grand'peur  d"étre  aperçus  ; 
Et  puis,  voûtés,  avec  le  dos  rond  des  bossus, 
Humbles  d'être  si  vieux  quand  tout  semblait  revivre, 
Ainsi  que  des  enfants  ils  se  prirent  la  main, 
Et  partirent,  barrant  la  largeur  du  chemin. 
Car  chacun  oscillant  un  peu.  comme  un  homme  ivre, 
Heurtait  l'autre  d'un  coup  d'épaule  quelquefois  ; 
Et  des  zigzags  guidaient  leur  douteux  équilibre. 
Leurs  bâtons  supportant  chaque  bras  resté  libre 
Trottaient  à  leurs  côtés  comme  deux  pieds  de  bois. 


LA  DERNIÈRE   ESCAPADE.  90 

Mais,  (l'arri'ts  on  anvts  dans  leur  course  essoufflée, 

Ils  gagnrri'iit  le  parc  et  puis  la  grande  allée. 

Leur  passé  se  levait  et  marchait  devant  eux; 

Et  sur  la  terre  humide  ils  croyaient  voir,  par  places, 

L'empreinte  fraîche  encor  de  leurs  pieds  amoureux; 

Comme  si  les  chemins  avaient  gardé  leurs  traces, 

Attendant  chaque  jour  le  coui)le  habituel. 

Ils  allaient,  tout  chétifs,  près  des  arbres  énormes, 

Perdus  sous  la  hauteur  des  chênes  et  des  ormes 

Qui  versaient  autour  d'eux  un  soir  i)erpétuel. 


Et  comme  un  livre  ancien  dont  on  tourne  la  page  : 
«  C'est  ici,  »  disait  l'un.  L'autre  disait  :  «  C'est  là.  » 
«  La  place  où  je  baisai  vos  doigts?  » — «  Oui,  la  voilà.» 
«  Vos  lèvres?  » — «  Oui,  c'est  elle  !  »  Et  leur  pèlerinage. 
De  baisers  en  baisers  sur  la  bouche  ou  les  doigts, 
Continuait  ainsi  qu'un  chemin  de  la  croix. 
Ils  débordaient  tous  deux  d'allégresses  passées, 
Élans  que  prend  le  cœur  vers  les  bonheurs  finis, 


/ 


Vo„ 


100  LA   DERRIERE   ESCAPADE. 

En  songeant  que.  jadis,  les  tailles  enlacées, 
Les  yeux  parlant  au  fond  des  yeux,  les  doigts  unis, 
Muets,  le  sein  troublé  de  fièvres  inconnues, 
Ils  avaient  parcouru  ces  mêmes  avenues! 


ÏV 


Le  banc  les  attendait,  moussu,  vieilli  comme  eux. 

«C'est lui!»  dit-il.  «C'est  lui I»  reprit-elle.  Ils  s'assirent. 

Et  sous  les  chauds  reflets  des  souvenirs  heureux 

Les  profondes  noirceurs  des  arbres  s'éclaircirent. 

Mais  voilà  que  dans  l'herbe  ils  virent  s'approcher 

Un  crapaud  centenaire  aux  formes  empâtées. 

Il  imitait,  avec  ses  patles  écartées. 

Des  mouvements  d'enfant  qui  ne  sait  pas  marcher. 

Un  sanglot  convulsif  fit  râler  leurs  haleines;- 

Lui  I  le  premier  témoin  de  leurs  amours  lointaines, 


102  LA  DERNIERE  ESCAPADE. 

Qui  venait  chaque  soir  écouter  leurs  serments. 

Et  seul  il  reconnut  ces  reliques  d'amants; 

Car  hâtant  sa  démarche  épaisse  et  patiente, 

Gonflant  son  ventre,  avec  des  yeux  ronds  attendris, 

Contre  les  pieds  tremblants  des  amoureux  flétris 

Il  traîna  lentement  sa  grosseur  confiante. 

Ils  pleuraient.  —  Mais  soudain  un  petit  chant  d'oiseau 

Partit  des  profondeurs  du  bois.  C'était  le  même 

Qu'ils  avaient  entendu  quatre-vingts  ans  plus  tôt  ! 

Et  dans  l'effarement  d'un  délire  suprême, 

Du  fond  des  jours  finis  devant  eux  accourut, 

Par  bonds,  comme  un  torrent  qui  va,  sans  cesse  accru, 

Toute  leur  vie,  avec  ses  bonheurs,  ses  ivresses, 

Et  ses  nuits  sans  repos  de  fougueuses  caresses, 

Et  ses  réveils  à  deux  si  doux,  las  et  brisés. 

Et  puis,  le  soir,  courant  sous  les  ombres  flottantes. 

Les  senteurs  des  forêts  aux  sèves  excitantes 

Qui  prolongent  sans  Un  la  lenteur  des  baisers  !... 

Mais  comme  ils  s'imprégnaient  de  tendresse,  Tallée 


LA   DERNIERE   ESCAPADE.  103 

S'ouM'it,  laissant  passer  une  l)nse  affolée; 
Et,  parfumé,  frappant  leur  cœur,  comme  autrefois, 
Ce  souflle,  qui  poitait  la  jeunesse  des  bois, 
Réveilla  dans  leur  sangle  frisson  mort  des  germes. 

Ils  ont  senti,  brûlés  de  chaleurs  d'épidermes, 

Tout  leur  corps  tressaillir  et  leurs  mains  se  presser. 

Et  se  sont  regardés  comme  pour  s'embrasser  ! 

Mais  au  lieu  des  fronts  clairs  et  des  jeunes  visages 

Apparus  à  travers  Téloignement  des  âges, 

Et  qui  les  emplissaient  de  ces  désirs  éteints, 

L'une  tout  contre  l'autre,  étaient  deux  vieilles  faces 

Se  souriant  avec  de  hideuses  grimaces  î 

Ils  fermèrent  les  yeux,  tout  défaillants,  étreints 

D'une  terreur  rapide  et  formidable  comme 

L'angoisse  de  la  mort  !... 

—  '.(  Allons-nous-en  I  »  dit  l'homme. 
Mais  ils  ne  purent  pas  se  lever  ;  incrustés 
Dans  la  rigidité  du  banc,  épouvantés 


104  LA  DERNIERE  ESCAPADE. 

D'être  si  loin,  étant  si  vieux  et  si  débiles. 
Et  leurs  corps  demeuraient  tellement  immobiles 
Qu'ils  semblaient  devenus  des  gens  de  pierre.  Et  puis 
Tous  deux,  soudain,  d'un  grand  élan,  se  sont  enfuis. 


Ils  geignaient  de  détresse,  et  sur  leur  dos  la  voûte 
Versait  comme  une  pluie  un  froid  lourd  goutte  à  goutte. 
Ils  suffoquaient,  frappés  par  des  souffles  glacés, 
Des  courants  d'air  de  cave  et  des  odeurs  moisies 
Qui  germaient  là-dessous  depuis  cent  ans  passés. 
Et  sur  leurs  cœurs,  fardeau  pesant,  leurs  poésies 
Mortes  alourdissaient  leurs  efforts  convulsifs. 
Et  faisaient  trébucher  leurs  pas  lents  et  poussifs. 


La  femme  s'abattit  comme  un  ressort  qui  casse. 
Lui,  resta  sans  comprendre  et  l'attendit,  debout, 
Inquiet,  la  croyant  seulement  un  peu  lasse. 
Car  sa  robe  tremblait  toujours.  Puis  tout  à  coup 
L'épouvante  lui  vint  ainsi  qu'une  bourrasque. 
Il  se  pencha,  lui  prit  les  bras,  et  d'un  effort 
Terrible,  il  la  leva,  quoiqu'il  fût  très  peu  fort. 
Mais  tout  son  pauvre  corps  pendait,  sinistre  et  flasque. 
Il  vit  qu'elle  étouffait  et  qu'elle  allait  mourir  ; 
Et  pour  chercher  de  l'aide  il  se  mit  à  courir 


lOG  LA  DERNIERE   ESCAPADE. 

Avec  de  petits  bonds  effrayants  et  grotesques  ; 

Décrivant,  sans  la  main  qui  lui  servait  d'apput; 

Au  galop  saccadé  par  son  bâton  conduit, 

Des  chemins  compliqués  comme  des  arabesques. 

Son  souffle  était  rapide  et  dur  comme  une  toux. 

Mais  il  sentit  fléchir  sa  jambe  vacillante, 

Si  molle  qu'il  semblait  danser  sur  ses  genoux. 

Il  heurtait  aux  troncs  noirs  sa  course  sautillante  ; 

Et  les  arbres  jouaient  avec  lui,  le  poussant, 

Le  rejetant  de  l'un  à  l'autre,  et  paraissant 

S'amuser  lâchement  avec  cette  agonie. 

Il  comprit  que  la  lutte  horrible  était  finie  ; 

Et,  comme  un  naufragé  qui  se  noie,  il  jet^ 

Un  petit  cri  plaintif  en  tombant  sur  la  face. 

Faible  gémissement  qu'aucun  vent  n'emporta  ! 

Il  entendit  encor,  quelque  part  dans  l'espace, 

Les  longs  coassements  lugubres  d'un  corbeau 

Mêlés  aux  soins  lointains  d'une  cloche  cassée. 

Et  puis  tout  bruit  cessa.  L'ombre  épaisse  et  glacée 

S'appesantit  sur  eux,  lourde  comme  un  tombeau. 


VI 


Ils  restaient  là.  Le  jour  s'éteignit.  Les  ténèbres 

Emplirent  tout  le  ciel  de  leurs  houles  funèbres. 

Ils  restaient  là,  roulés  comme  deux  petits  tas 

De  feuilles,  grelottant  leurs  fièvres  acharnées, 

Si  vagues  dans  la  nuit  qu'on  ne  les  trouva  pas. 

Ils  formaient  un  obstacle  aux  bétes  étonnées 

En  barrant  le  sentier  tracé  de  chaque  soir. 

Les  unes  s'arrêtaient,  timides,  pour  les  voir; 

D'autres  les  parcouraient  ainsi  que  des  épaves. 

Des  limaces  rampaient  sur  eux,  traînant  leurs  baves. 


108  LA   DERXIERE    ESCAPADE. 

Des  insectes  fouillaient  les  replis  de  leurs  corps, 
Et  d'autres  s'installaient  dessus,  les  crevant  mort: 


Mais  un  frisson  bientôt  courut  par  les  allées. 

Une  averse  entr'ouvrit  les  f^'uilles  flagellées, 
Ruisselante  et  claquant  sur  le  sol  avec  bruit. 
Et  sur  les  deux  vieillards  qui  grelottaient  encore 
La  pluie,  en  flots  épais,  tomba  toute  la  nuit. 

Puis,  lorsque  rt'jiarut  la  clarté  de  l'aurore, 
Sous  l'égout  persistant  des  bauts  feuillages  verts 
On  ramassa,  tout  froids  en  leurs  liabits  bumides, 
Deux  petits  corps  sans  vie,  effrayants  et  rigides 
Ainsi  que  les  no) es  qu'on  trouve  au  fond  des  mers 


PROMENADE 


A   SEIZE  ANS 


10 


PROMENADE 


A  SEIZE   ANS 


La  terre  souriait  au  ciel  bleu.  L'herbe  verte 
De  gouttes  de  rosée  était  encor  couverte. 
Tout  chantait  par  le  monde  ainsi  que  dans  mon  cœur. 
Caché  dans  un  buisson  quelque  merle  moqueur 
Sifflait.  — Me  raillait-il?  —  Moi,  je  n'y  songeais  guère. 
Nos  parents  querellaient,  car  ils  étaient  en  p^uerre 
Du  matin  jusqu'au  soir,  je  ne  sais  plus  pourquoi. 
Elle  cueillait  des  fleurs,  et  marchait  près  de  moi. 


1 1 2  pro:mexade 

Je  gravis  une  pente  et  m'assis  sur  la  mousse 
A  ses  pieds.  Devant  nous  une  colline  rousse 
Fuyait  sous  le  soleil  jusques  à  l'horizon. 
Elle  dit  :  «  —  Voyez  donc  ce  mont,  et  ce  gazon 
«  Jauni,  cette  ravine  au  voyageur  rebelle  !  » 
Pour  moi  je  ne  vis  rien,  sinon  qu'elle  était  belle. 
Alors  elle  chanta.  —  Combien  j'aimais  sa  voix  ! 
Il  fallut  revenir  et  traverser  le  bois. 
Un  jeune  orme  tombé  barrait  toute  la  route; 
J'accourus  ;  je  le  tins  en  l'air  comme  une  voûte. 
Et,  le  front  couronné  du  dôme  verdoyant, 
La  belle  enfant  passa  sous  l'arbre  en  souriant. 
Émus  de  nous  sentir  cote  à  côte  et  timides 
Nous  regardions  nos  pieds  et  les  herbes  humides. 
Les  champs  autour  de  nous  étaient  silencieux. 
Parfois,  sans  me  parler,  elle  levait  les  yeux  ; 
Alors  il  me  semblait,  (je  me  trompe  peut-être), 
Que  dans  nos  jeunes  cœurs  nos  regards  faisaient  naître 
Beaucoup  d'autres  pensers ,  et  qu'ils  causaient  tout  bas 
Bien  mieux  que  nous,  disant  ce  que  nous  n'osions  pas. 


OM  M  ATI  ON 

SAxNS  RESPECT 


10. 


SOMMATION 


ANS    RESPECT 


Je  connaissais  fort  peu  voire  mari,  maiJame  ; 
Il  était  gros  et  laid,  je  n'en  savais  pas  plus. 
Mais  on  n'est  pas  fâché,  quand  on  aime  une  femme, 
Que  le  mari  soit  borgne  ou  bancal  ou  perclus. 

Je  sentais  que  cet  être  inoffensif  et  bèto 
Se  trouvait  trop  petit  pour  être  dangereux, 
Qu'il  pouvait  demeurer  debout  entre  nous  deux, 
Que  nous  nous  aimerions  au-dessus  de  sa  tète. 


116  SOMMATION. 

Et  puis  que  m'importait  d'ailleurs.  Mais  aujourd'hui 
Il  vous  vient  à  l'esprit  je  ne  sais  quel  caprice. 
Vous  parlez  de  serments,  devoirs  et  sacrifice 
Et  remords  éternels  ! ...  Et  tout  cela  pour  lui  ? 

Y  songez- vous,  madame  ?  Et  vous  croyez-vous  née, 
Vous,  jeune,  belle,  avec  le  cœur  gonflé  d'espoir, 
Pour  vivre  chaque  jour  et  dormir  chaque  soir 
Auprès  de  ce  magot  qui  vous  a  profanée  ? 

Quoi  1  Pourriez-vous  avoir  un  instant. de  remords? 
Est-ce  qu'on  peut  tromper  cet  avorton  bonasse, 
Eunuque,  je  suppose,  et  d'esprit  et  de  corps, 
Qui  m'étonnerait  bien  s'il  laissait  de  sa  race. 

Regardez-le,  madame,  il  a  les  yeux  percés 
Comme  deux  petits  trous  dans  un  muid  de  résine. 
Ses  membres  sont  trop  courts  et  semblent  mal  poussés, 
Et  son  ventre  étonnant,  où  sombre  sa  poitrine, 


SOMMATION.  11? 

En  touto  occasion  doit  le  g^'Hcr  beaucoup. 
Quand  il  dine,  il  suspend  sa  serviette  à  son  cou 
Pour  ne  point  maculer  son  plastron  de  chemise 
Qu'il  a  d'ailleurs  poivré  de  tabac,  car  il  prise. 

Une  fois  au  salon  il  s'assied  à  l'écart, 

Tout  seul  dans  un  coin  noir,  ou  bien  s'en  va,  sans  morgue, 

A  la  cuisine  auprès  du  fourneau  bien  chaud,  car 

Il  sait  qu'en  digérant  il  ronfle  comme  un  orgue 

Il  fait  des  jeux  de  mots  avec  sérénité; 
Vous  appelle  :  «  ma  chatte  »  et  :  «  ma  cocotte  aimée  » , 
Et  veut,  pour  toute  gloire  et  toute  renommée. 
Être,  en  leurs  difl'érends,  des  voisins  consulté. 

On  dit  partout  de  lui  que  c'est  un  bien  brave  homme. 
Il  a  de  l'ordre,  il  est  soigneux,  sage,  économe. 
Surveille  la  servante  et  lui  prend  le  mollet, 
Mais  ne  va  pas  plus  haut....  Elle  le  trouve  laid. 


118  SOiOTATIOX. 

Il  cache  la  bougie  et  tient  compte  du  sucre, 
Volontiers  se  mettrait  à  ravauder  ses  bas  ; 
Et,  bien  qu'il  ait  très  fort  au  cœur  l'amour  du  lucre, 
Il  Aous  aime  peut-être  aussi.  Dans  tous  les  cas 

Il  ne  vous  comprend  point  plus  qu'un  âne  un  poème. 
Il  vit  à  vos  côtés,  et  non  pas  avec  vous. 
Et  si  je  lui  disais  soudain  que  je  vous  aime, 
Peut-être  serait-il  plus  flatté  que  jaloux. 

Soufflez,  gonflez  de  vent  ce  gendarme  en  baudruche, 
Grotesque  épouvantait  que  sur  l'amour  on  juche. 
Comme  on  met  dans  un  arbre  un  mannequin  de  bois 
Dont  les  oiseaux  nont  peur  que  la  première  fois. 

Je  vous  aurai  bientôt  entre  mes  bras  saisie  ; 
Nous  allons  l'un  vers  l'autre  irrésistiblement. 
Qu'il  reste  entre  nous  deux  ce  bonhomme  vessie, 
Nous  le  ferons  crever  dans  un  embrassement  ! 


LA    CHANSON 


DU    RAYON    DE    LUNE 


FAITE     POUR    UNE    NOUVELLE 


LA  CHANSON  DU  RAYON  DE  LUNE 


FAITE     POUR     UNE     .\  0  U  \  E  L  L  K 


Sais-tu  qui  je  suis?  —  Le  Rayon  de  Lune. 
Sais-tu  d'où  je  viens?  —  Regarde  là-haut. 
Ma  mère  est  brillante,  et  la  nuit  est  brune. 
Je  rampe  sous  l'arbre  et  glisse  sur  Teau  : 
Je  m'étends  sur  l'herbe  et  cours  sur  la  dune  ; 
Je  grimpe  au  mur  noir,  au  tronc  du  bouleau, 
Gomme  un  maraudeur  qui  cherche  fortune. 
Je  n'ai  jamais  froid  ;  je  n'ai  jamais  chaud. 


12        LA  cha:s.sox  du  eayûx  de  lune. 

Je  suis  si  petit  que  je  passe 

Où  nul  autre  ne  passerait. 

Aux  vitres  je  colle  ma  face, 

Et  j'ai  surpris  plus  d'un  secret. 

Je  me  couche  de  place  en  place; 

Et  le?  bètes  de  la  foret. 

Les  amoureux  au  pied  distrait, 

Pour  mieux  s'aimer  suivent  ma  trace. 

Puis,  quand  je  me  perds  dans  l'espace, 

Je  laisse  au  conir  un  long  regret. 

Rossignol  et  fauvette 
Pour  moi  chantent  au  faîte 
Des  ormes  ou  des  pins. 
J'aime  à  mettre  ma  tète 
Au  terrier  des  lapins  : 
Lors,  quittant  sa  retraite 
Avec  des  bonds  soudains, 
Chacun  part  et  se  jette 
A  travers  les  chemins. 


LA   CIIAXSON   DU   RAYON   DE   LUNE.  123 

Au  fond  (les  creux  ravins 
Je  réveille  les  daims 
Et  la  liiclie  inquiète. 
Klle  évente,  muette, 
Lv  chasseur  qui  la  guette 
La  mort  entre  les  mains, 
Ou  les  appels  lointains 
Du  grand  cerf  qui  s'apprête 
Aux  amours  clandestins. 

Ma  mère  soulève 
Les  flots  écumeux  ; 
Alors  je  me  lève, 
Et  sur  chaque  grève 
J'agite  mes  feux. 
Puis  j'endors  la  sève 
Par  le  bois  ombreux  ; 
Et  ma  clarté  brève, 
Dans  les  chemins  creux, 
Parfois  semble  un  glaive 


12  4    LA  CHAXSOX  DU  RAYOX  DE  LUXE. 

Au  passant  peureux. 
Je  donne  le  rêve 
Aux  esprits  joyeux, 
Un  instant  de  trêve 
Au\  cœurs  malheureux. 


Sais  tu  qui  je  suis?  —  Le -Rayon  de  Lune. 
Et  sais-tu  pourquoi  je  viens  de  là-haut? 
Sous  les  arbres  noirs  la  nuit  était  brune  ; 
Tu  pouvais  te  perdre  et  glisser  dans  l'eau, 
Errer  par  les  bois,  vaguer  sur  la  dune. 
Te  heurter,  dans  Fombre,  au  tronc  du  bouleau, 
Je  veux  te  montrer  la  route  opportune  ; 
Et  voilà  pourquoi  je  viens  de  là-haut. 


FIN    D'AMOUR 


11. 


FIN    D'AMOUR 


Le  gai  soleil  chauffait  les  plaines  réveillées. 
Des  caresses  flottaient  sous  les  calmes  feuillées. 
Offrant  à  tout  désir  son  calice  embaumé, 
Où  scintillait  encor  la  goutte  de  rosée, 
Chaque  fleur,  par  de  beaux  insectes  courtisée, 
Laissait  boire  le  suc  en  sa  gorge  enfermé. 
De  larges  papillons  se  reposant  sur  elles 
Les  épuisaient  avec  un  battement  des  ailes; 
Et  Ton  se  demandait  lequel  était  vivant, 
Car  la  bête  avait  l'air  d'une  fleur  animée. 


128  FIX  D  AMOUR. 

Des  appels  de  tendresse  éclataient  dans  le  vent. 
Tout,  sous  la  tiède  aurore,  avait  sa  bien-ainiée; 
Et  dans  la  brume  rose  où  se  lèvent  les  jours 
On  entendait  chanter  des  couples  d'alouettes, 
Des  étalons  hennir  leurs  fringantes  amours. 
Tandis  qu'offrant  leurs  cœurs  avec  des  pirouettes 
Des  petits  lapins  gris  sautaient  au  coin  d'un  bois. 
Une  joie  amoureuse,  épandue  et  puissante, 
Semant  par  l'horizon  sa  fièvre  grandissante. 
Pour  troubler  tous  les  cœurs  prenait  toutes  les  voix. 
Et  sous  l'abri  de  la  ramure  hospitalière 
Des  arbres  habités  par  des  peuples  menus. 
Par  ces  êtres  pareils  à  des  grains  de  poussière, 
Des  foules  d'animaux  de  nos  yeux  inconnus, 
Pour  qui  les  Uns  bourgeons  sont  d'immenses  royaumes, 
Mêlaient  au  jour' levant  leurs  tendresses  d'atomes. 


Deux  jeunes  gens  suivaient  un  tranquille  chemin 
Noyé  dans  les  moissons  qui  couvraient  la  campagne. 


FIN   D  AMOUR.  129 

Ils  ne  s'étreigimient  point  du  bras  ou  do  la  main; 
L'homme  ne  levait  |»as  les  yeu\  sur  sa  compagne. 


Elle  dit,  s'asseyant  au  revers  d'un  talus  : 

«  —  Allez,  j'avais  bien  vu  que  vous  ne  m'aimiez  plus.  » 

Il  fit  un  geste  pour  répondre  :  «  —  Est-ce  ma  faute?  » 

Puis  il  s'assit  près  d'elle.  Ils  songeaient,  côte  à  côte. 

Elle  reprit  :  «  —  Un  an  !  rien  qu'un  an  !  et  voilà 

((  Comment  tout  cet  amour  éternel  s'envola  ! 

«  Mon  âme  vibre  encor  de  tes  douces  paroles! 

«  J'ai  le  cœur  tout  brûlant  de  tes  caresses  folles  î 

«  Qui  donc  t'a  pu  changer  du  jour  au  lendemain  ? 

«  Tu  m'embrassais  hier,  mon  Amour;  et  ta  main, 

((  Aujourd'hui,  semble  fuir  sitôt  qu'elle  me  touche. 

«  Pourquoi  donc  n'as-tu  plus  de  baisers  sur  la  bouche  ? 

«  Pourquoi?  réponds?)) — Il  dit:»  —  Est-ce  que  je  le  sais?» 

Elle  mit  son  regard  dans  le  sien  pour  y  lire  : 

((  —  Tu  ne  te  souviens  plus  comme  tu  m'embrassais, 

«  Et  comme  chaque  étreinte  était  un  long  délire  ?  » 


130  FIX  D  AIMOUR. 

Il  se  leva,  roulant  entre  ses  doigts  distraits 

La  mince  cigarette,  et,  d'une  voix  lassée  : 

«  —  Non,  c'est  Uni,  dit-il,  à  quoi  bon  les  regrets? 

«  On  ne  rappelle  pas  une  chose  passée, 

«  Et  nous  n'y  pouvons  rien,  mon  amie!  »• 

—  A  pas  lents 
Ils  partirent,  le  front  penché,  les  bras  ballants. 
Elle  avait  des  sanglots  qui  lui  gonflaient  la  gorge, 
Et  des  larmes  venaient  luire  au  bord  de  ses  yeux. 
Ils  firent  s"envoler  au  milieu  d'un  champ  d'orge 
Deux  pigeons  qui,  s'aimant,  fuirent  d'un  vol  joyeux. 
Autour  d'eux,  sous  leurs  pieds,  dans  l'azur  sur  leur  tète, 
L'Amour  était  partout  comme  une  grande  fête. 
Longtemps  le  couple  ailé  dans  le  ciel  bleu  tourna. 
Un  gars  qui  s'en  allait  au  travail  entonna 
Une  chanson  qui  fit  accourir,  rouge  et  tendre, 
La  servante  de  ferme  embusquée  à  l'attendre. 

Ils  marchaient  sans  parler.  Il  semblait  irrité, 


FIX    n'A.MOUU.  131 

Et  lu  guettait  paiiois  (rim  rt';:ai(l  de  coté. 
Ils  gagnèiviit  un  l)ois.  Sur  riinhc  d'um'  sente, 
A  tra\ers  la  Ncrduic  encur  claire  t't  léconte, 
Des  na([ues  de  soleil  toinbaieut  devant  leurs  pas; 
Ils  aN auraient  dessus  et  ne  les  voyaient  pas. 
Mais  elle  s'affaissa,  haletante  et  sans  force, 
Au  pied  d'un  arbre  dont  elle  étreignit  l'écorce. 
Ne  pouvant  retenir  ses  sanglots  et  ses  cris 


Il  attendit  d'abord,  immobile  et  surpris. 

Espérant  que  bientôt  elle  serait  calmée. 

Et  sa  lèvre  lançait  des  lilets  de  fumée 

Qu'il  regardait  monter,  se  perdre  dans  l'air  i>ui-. 

Puis  il  frappa  du  pied,  et  soudain,  le  front  dur  : 

u  —  Finissez,  je  ne  veux  ni  larmes  ni  querelle.  » 

«  —  Laissez-moi  souffrir  seule,  allez-vous-en,»  —  dit-elle. 

Et  relevant  sur  lui  ses  yeux  noyés  de  pleurs  : 

((  —  Oh  !  comme  j'avais  Tàme  éperdue  et  ravie  1 

«   Et  maintenant  elle  est  si  pleine  de  douleurs  !... 


132  FIX  D  AilOUH. 

«  Quand  on  aime,  pourquoi  n'est-ce  pas  pour  la  vie? 

«  Pourquoi  cesser  d'aimer?  Moi,  je  t'aime...  Et  jamais 

'<   Tu  ne  m'aimeras  plus  autant  que  tu  m'aimais  !  » 

Il  dit  :  '(  —  Je  n'y  peux  rien.  La  vie  est  ainsi  faite. 

«  Chaque  joie,  ici-bas,  est  toujours  incomplète. 

«  Le  bonheur  n'a  qu'un  temps.  Je  ne  t'ai  point  promis 

«  Que  cela  durerait  jusqu'au  bord  de  la  tombe. 

«  Un  amour  naît,  vieillit  comme  le  reste,  et  tombe. 

((  Et  puis,  si  tu  le  veux,  nous  deviendrons  amis  ; 

«■  Et  nous  aurons,  après  cette  dure  secousse, 

«  L'affection  des  vieux  amants,  sereine  et  douce.  » 

Et  pour  la  relever  il  la  prit  par  le  bras. 

Mais  elle  sanglota  :  «  —  Non,  tu  ne  comprends  pas.  » 

Et,  se  tordant  les  mains  dans  une  douleur  folle, 

Elle  criait  :  «  —  Mon  Dieu  !  mon  Dieu  I  »  —  Lui,  sans  parole, 

La  regardait.  Il  dit  :  «  —  Tu  ne  \euxpas  finir, 

«  Je  m'en  vais.  »  —  Et  partit  pour  ne  plus  revenir. 

Elle  se  sentit  seule  et  releva  la  tète. 

Des  légions  d'oiseaux  faisaient  une  tempête 


FIN   D  AMOUR.  133 

Do  ci'is  joyeux.  Parfois  un  rossij^nol  lointain 
Jetait  un  trille  aigu  dans  l'air  frais  du  matin, 
Et  son  souple  gosier  semblait  rouler  des  perles. 
Dans  tout  le  gai  feuillage  éclataient  des  chansons  : 
Le  hautbois  des  linots  et  le  sifflet  des  merles, 
Et  le  petit  refrain  alerte  des  pinsons. 
Quelques  hardis  pierrots,  sur  l'herbe  delà  sente, 
S'aimaient,  le  bec  ouvert  et  l'aile  frémissante. 

Elle  sentait  partout  sous  le  bois  reverdi 

Courir  et  palpiter  un  souffle  ardent  et  tendre; 

Alors,  levant  les  yeux  vers  le  ciel,  elle  dit  : 

«—Amour!  Thomme  est  trop  bas  pour  jamais  te  comprendre!  » 


PROPOS   DES   RUES 


PROPOS    DES    RUES 


Quand  sur  le  boulevard  je  vais  flâner  un  brin, 
Combien  de  fois  j'entends,  sans  mourir  de  chagrin, 
Deux  messieurs  décorés,  qui  semblent  fort  capables, 
Causer,  en  se  faisant  des  sourires  aimables. 

PREMIER    MONSIEUR    DÉCORÉ. 

Comment,  c'est  vous? 

DEUXIÈME   MONSIEUR    DÉCORÉ. 

Par  quel  hasard  ? 

12. 


138  PROPOS   DES   RUES. 

PRliMIER    MONSIEUR    DÉCORÉ. 

Et  la  santé? 

DECXIÈME   MONSIEUR    DÉCORÉ. 

Pas  mal,  et  vous? 

PREMIER    MONSIEUR    DÉCORÉ. 

Merci,  très  bien. 

DEUXIÈME    MONSIEUR    DÉlORÉ. 

Quel  temps  superbe  ! 

PREMIER    MONSIEUR    DÉCORÉ. 

S'il  peut  continuer,  nous  aurons  un  été 
Magnifique  I 

DEUXIÈME    MONSIEUR    DÉCORÉ. 

C'est  vrai. 

PRF.MIER    MONSIEUR    DÉCORÉ. 

Demain  je  vais  à  l'herbe  I 
Dans  ma  propriété. 

DEUXIÈME    MONSIEUR    DÉCORÉ. 

C'est  le  moment,  tout  part. 


PllOrOS   DES   RUES.  I^'J 

PHKMIKII    MONSIEUR    DIXOHF. 

()i,i  —  Chez  moi  Irs  lilis  ont  un  peu  de  retard; 
Le  fond  de  l'air  est  sec  et  les  nuits  sont  très  fraîches. 

Dia'XIKME    MONSIKUR    DKr.ORÉ. 

Voici  la  lune  rousse.  Aurez-vous  bien  des  pêches? 

PREMIKR    MONSIEUR    DÉCORK. 

Oui  —  pas  mal. 

DEUXIÈME   MONSIEUR   DÉCORÉ. 

Quoi  de  neuf,  en  outre? 

PREMIER    MONSIEUR    DÉCORÉ. 

Rien. 

DEUXIÈME   MONSIEUR    DÉCORÉ. 

Madame 


Va  bien? 


PREMIER    MONSIEUR    DÉCORÉ. 

Un  peu  grippée. 

DEUXIÈME   MONSIEUR   DÉCORÉ. 

Oh,  par  le  temps  qui  court, 


140  PROPOS   DES   RUES. 

Tout  le  monde  est  malade.  —  Avez-\ous  \u  le  drame 
De  Machin  ? 

PREMIER   MONSIEUR   DÉCORÉ. 

Moi  ?  —  non  pas.  —  Qu'en  dit-on  ? 

DEUXIÈME    MONSIEUR   DÉCORÉ. 

Presque  un  four. 
Ce  n'est  pas  assez  fait  au  courant  de  la  plume. 
Ce  n'est  point  du  Sardou.  Très  fort,  Sardou  1 

PREMIER    MONSIEUR    DÉCORÉ. 

Très  fort  ! 

DEUXIÈME   MONSIEUR    DÉCORÉ. 

Machin  s'applique  trop.  C'est  bon  dans  un  volume, 
On  y  remarque  moins  le  travail  et  l'effort  ; 
Mais  au  théâtre  il  faut  écrire  comme  on  cause. 

PREMIER   MONSIEUR   DÉCORÉ. 

Moi  je  reprends  Feuillet.  En  voilà  de  la  prose  ! 
Quant  à  tous  les  faiseurs  de  livres  d'aujourd'hui 


PROPOS   DES   RUES.  1  i  1 

Jo  iiM'ii  |iii\('.  —  Ji'  n'ai  plus  l'à^'O  où  l'on  peut  lire 
Beaucoup:  el  niun  journal  suflit  ù  mon  ennui. 

DEUXIÈME   MONSIEUR   DÉCORÉ. 

Le  journal...  et...  le  sexe!... 

—  Ils  ont  ce  petit  rire 
Par  lequel  on  avoue  un  \ice  comme  il  faut.  — 

DEUXIÈME   MONSIEUR   DÉCORÉ. 

Et  la  table?... 

PREMIER   MONSIEUR   DÉCORÉ. 

Oh  ça  non  !  —  Je  n'ai  pas  ce  défaut. 

DEUXIÈME   MONSIEUR   DÉCORÉ. 

Et  VOUS  VOUS  occupez  toujours  de  politique? 

PREMIER    MONSIEUR    DÉCORÉ. 

Beaucoup,  c'est  même  là  ma  consolation! 


1*2  PROPOS  DES   EUES. 

DEL'XIIÎME    MONSIEUR    DÉCORÉ. 

Oh  !  consacrer  sa  \ie  à  la  Chose  publique, 
Certes,  c'est  une  grande  et  noble  ambition. 
Nous  avons  maintenant  une  tîère  phalange 
D'orateurs  à  la  Chambre. 

PREMIER    MONSIEUR    DÉCORÉ. 

Ils  sont  très  forts,  très  forts. 

DEUXIÈME   MONSIEUR    DÉCORÉ. 

Mais  quel  malheur  que  Thiers  et  Changarnier  soient  morts  ! 
A  propos,  lisez-vous  ce  Zola? 

PREMIER    MONSIEUR    DÉCORÉ. 

Quelle  fange  !  !  ! 

DEUXIÈ:JE    MONSIEUR   DÉCORÉ.  I 

Et  l'on  viendra  se  plaindre  après  que  tout  est  cher  :  r 

Et  qu'on  fraude,  et  qu'on  trompe,  et  qu'on  vole,  et  qu'on  pille  I 
On  sape  la  morale,  on  détruit  la  famille. 
Où  tombons-nous? 


i 

I 


PROPOS   DES   RUES.  ïMi 


PUi:.MIER    MONSIEUR    DECORE, 


Hélas!...  Allons,  adirii  mon  cher, 
L'Iu'urc  me  jtresse. 

DEUXIÈME    MONSIEUR    DÉCORÉ. 

Adieu.  Compliments  à  madame. 

PREMIER    MONSIEUR    DÉCORÉ. 

Je  n'y  manquerai  pas.  Mes  respects,  s'il  vous  plaît, 
A  votre  demoiselle. 

—  Et  chacun  s'en  allait.  — 

Et  des  prêtres  savants  disent  qu'ils  ont  une  àme  ! 
Et  que  s'il  est  un  signe  où  l'on  voit  sûrement 
(Ju'un  Dieu  lit  naître  riiomme  au-dessus  de  la  hêto, 
C'est  qu'il  mit  la  pensée  auguste  dans  sa  tête. 
Et  que  ce  noble  esprit  progresse  incessamment. 

Mais  voilà  si  longtemps  que  ce  vieux  monde  existe, 
Et  la  sottise  humaine  obstinément  persiste  I 


144  PEOPOS  DES  EUES. 

Entre  l'homme  et  le  veau  si  mon  cœur  hésitait, 
Ma  raison  saurait  bien  le  choix  qu'il  faudrait  faire  ! 
Car  je  ne  comprends  pas,  ô  cuistres,  qu'on  préfère 
La  bêtise  qui  parle  à  celle  qui  se  tait  ! 


VENUS    RUSTIQUE 


13 


VÉNUS    RUSTIQUE 


Les  Dieux  sont  éternels.  Il  en  naît  parmi  nous 
Autant  qu'il  en  naissait  dans  l'antique  Italie, 
Mais  on  ne  reste  plus  des  siècles  à  genoux, 
Et,  sitôt  qu'ils  sont  morts,  le  peuple  les  oublie. 
Il  en  naîtra  toujours,  et  les  derniers  venus 
Régneront  malgré  tout  sur  la  foule  incrédule. 
Tous  les  héros  sont  faits  de  la  race  d'Hercule  ; 
La  vieille  terre  enfante  encore  des  Vénus. 


Un  jour  de  grand  soleil,  sur  une  grève  immense, 
Un  pécheur  qui  suivait,  la  hotte  sur  le  dos, 
Cette  ligne  d'écume  où  l'Océan  commence, 
Entendit  à  ses  pieds  quelques  frêles  sanglots. 
Une  petite  enfant  gisait,  abandonnée, 
Toute  nue,  et  jetée  en  proie  au  flot  amer, 
Au  flot  qui  monte  et  noie  ;  à  moins  qu'elle  fût  née 
De  l'éternel  baiser  du  sable  et  de  la  mer. 

Il  essuya  son  corps  et  la  mit  dans  sa  hotte. 
Couchée  en  ses  filets  l'emporta  triomphant  ; 
Et,  comme  au  bercement  d'une  barque  qui  flotte, 


VENUS   RUSTIQUE.  H9 

Ij'  roulis  (le  s(»n  dos  fil  s'ciKloiiiiir  IVuruul. 
Bientôt  il  ne  lut  plus  (|u"uu  |)oiMt  insaisissable, 
Et  le  vaste  horizon  se  icrciiu.i  sur  lui; 
Tandis  que  se  déroule  an  boni  de  l'eau  qui  luit 
Le  chapelet  sans  tin  de  ses  pas  sur  le  sable. 

Tout  le  pays  aima  l'enfant  trouvée  ainsi  ; 
Et  personne  n'avait  de  plus  grave  souci 
Que  de  baiser  son  corps  mignon,  rose  de  vie, 
Et  son  ventre  à  fossette,  et  ses  petits  bras  nus. 
Elle  tendait  les  mains,  par  les  baisers  ravie. 
Et  sa  joie  éclatait  en  rires  continus. 

Quand  elle  put  entin  s'en  aller  par  les  rues. 
Posant  l'un  devant  l'autre,  avec  de  grands  efforts, 
Ses  pieds  sur  qui  roulait  et  chancelait  son  corps. 
Les  femmes  racclamaient,  pour  la  voir  accourues. 
Plus  tard,  vêtue  à  peine  avec  de  courts  haillons. 
Montrant  sa  jambe  Une  en  ses  élans  de  chèvre, 

13. 


150  VEXUS   RUSTIQUE. 

A  travers  Tlierbe  haute  au  niveau  de  sa  lèvre 
Elle  courut  la  plaine  après  les  papillons. 
Et  sa  joue  attirait  tous  les  baisers  des  bouches, 
Comme  une  fleur  séduit  le  peuple  ailé  des  mouches. 
Quand  ils  la  rencontraient  dans  les  champs,  les  garçons 
L'embrassaient  follement  de  la  tête  aux  chevilles, 
Avec  la  même  ardeur  et  les  mêmes  frissons 
Qu'en  caressant  le  col  charnu  des  grandes  filles. 
Les  vieillards  la  faisaient  danser  sur  leurs  genoux; 
Ils  enfermaient  sa  taille  en  leurs  mains  amaigries, 
Et  pleins  des  souvenirs  de  l'ancien  temps  si  doux, 
Effleuraient  ses  cheveux  de  leurs  lèvres  flétries. 


Bientôt,  quand  elle  alla  rùder  par  les  chemins. 
Elle  eut  à  ses  côtés  un  troupeau  de  gamins 
Qui  fuyaient  le  logis  ou  désertaient  la  classe. 
D'un  signe  elle  domptait  les  petits  et  les  grands, 
Et  du  matin  au  soir,  sans  être  jamais  lasse. 
Elle  traîna  partout  ces  amoureux  errants. 


VÉNUS  RUSTIQUE.  151 

Leurs  cœurs, pour  la  S('(l 11 iro,iiiv(Mitai('nt  mainte  fi"aucl(\ 
Les  uns,  la  nuil  venue,  allaient  à  la  maraude, 
Sautant  li^s  murs,  volant  iW<>  fruits  clans  les  jardins, 
Et  ne  redoutant  rien,  f^ardes,  chiens  ou  gourdins. 
D'autres,  pour  lui  trouver  de  mignonnes  fauvettes, 
Des  merles  au  bec  jaune,  ou  des  chardonnerets, 
Grimpaient  de  branche  en  branche  au  sommetdes  forets. 


Quelquefois  on  allait  à  la  pêche  aux  crevettes. 

Elle,  la  jambe  nue  et  poussant  son  filet. 

Cueillait  la  bète  alerte  avec  un  coup  rapide  ; 

Eux  regardaient  trembler,  à  travers  l'eau  limpide, 

Les  contours  incertains  de  son  petit  mollet. 

Puis,  lorsqu'on  retournait,  le  soir,  vers  le  village, 

Ils  s'arrêtaient  parfois  au  milieu  de  la  plage. 

Et  se  pressant  contre  elle,  émus,  tremblant  beaucoup, 

La  mangeaient  de  baisers  en  lui  serrant  le  cou  ; 

Tandis  que  grave  et  fière,  et  sans  trouble,  et  sans  crainte, 

Muette,  elle  tendait  la  joue  à  leur  étreinte. 


II 


Elle  grandit,  toujours  plus  belle,  et  sa  beauté 

A\ait  lodeur  d"uii  fruit  en  sa  maturité. 

Ses  cheveux  étaient  blonds,  presque  roux.  Sur  sa  face 

Le  dur  soleil  des  champs  avait  marqué  sa  trace  : 

Des  petits  grains  de  feu,  charmants  et  clairsemés. 

Le  doux  effort  des  seins  en  sa  robe  enfermés 

Gonflait  Tétoffe,  usant  aux  sommets  son  corsage. 

Tout  vêtement  semblait  taillé  pour  son  usage, 

Tant  on  la  sentait  souple  et  superbe  dedans. 

Sa  bouche  était  tendue  et  montrait  bien  ses  dents  ; 


VÉNUS  RUSTIQUE.  153 

Et  ses  yeux  bleus  nNuiciif  iiue  lutd'oiMlcur  claire. 
Les  hommes  du  pays  seraient  morts  jtour  lui  plaire; 
En  la  voyant  v(Miir  ils  couraient  au-devant. 
Elle  riait,  sentant  l'ardeur  de  leurs  prunelles, 
Puis  passait  son  chemin,  tranquille,  et  soulevant, 
Au  vent  de  ses  jupons,  les  passions  charnelles. 
Sa  grâce  enguenillée  avait  l'air  d'un  défi  ; 
Et  ses  gestes  étaient  si  simples  et  si  justes, 
Que  mettant  sa  noblesse  en  tout,  quoi  qu'elle  fît. 
Ses  besognes  les  plus  humbles  semblaient  augustes. 


Et  l'on  disait  au  loin,  qu'après  avoir  touché 
Sa  main,  on  lui  restait  pour  la  vie  attaché. 


Pendant  les  durs  hivers,  quand  l'àpre  froid  pénètre 
Les  murs  de  la  chaumière  et  les  gens  dans  leurs  lits , 
Lorsque  les  chemins  creux  sont  par  la  neige  emplis. 
Des  ombres  s'approchaient,  la  nuit,  de  sa  fenêtre. 


154  YEXUS  EUSTIQUE. 

Et,  tachant  la  pâleur  morne  de  Fhorizon, 
Rôdaient  comme  des  loups  autour  de  sa  maison. 


Puis,  dans  les  clairs  étés,  lorsque  les  moissons  mûres 

Font  venir  les  faucheurs  aux  hras  noirs  dans  les  blés, 

Lorsque  les  lins  en  fleur,  au  moindre  \ent  troublés, 

Ondulent  comme  un  flot,  avec  de  longs  murmures, 

Elle  allait  ramassant  la  gerbe  qui  tombait. 

Le  soleil  dans  un  ciel  presque  jaune  flambait, 

Versant  une  chaleur  meurtrière  à  la  plaine. 

Les  travailleurs  courbés  se  taisaient,  hors  d'haleine. 

Seules  les  larges  faux,  abattant  les  épis. 

Traînaient  leur  bruit  rythmé  par  les  champs  assoupis. 

Mais  elle,  en  jupon  rouge,  et  la  poitrine  à  Taise 

Dans  sa  chemise  large  et  nouée  ta  son  col, 

Ne  semblait  point  sentir  ces  ardeurs  de  fournaise 

Qui  faisaient  se  faner  les  herbes  sur  le  sol. 

Elle  marchait  alerte  et  portant  à  l'épaule 

La  gerbe  de  froment  ou  la  botte  de  foin. 


VENUS  RUSTIQUE.  155 

Les  liommes  se  dressaient  en  la  \oyant  de  loin, 
Frissonnant  comme  on  fait  quand  un  désir  vous  frôle, 
Et  semblaient  aspirer  avec  des  souflles  forts 
La  troublante  senteur  qui  venait  de  son  corps, 
Le  grand  i)arfunî  daniour  de  cette  fleur  humaine  ! 

Puis,  voilà  qu'au  déclin  d'un  long  jour  de  moisson, 
Quand  l'Astre  rouge  allait  plongera  Thorizon, 
On  vit  soudain,  dressés  au  sommet  de  la  plaine 
Comme  deux  géants  noirs,  deux  moissonneurs  rivaux, 
Debout  dans  le  soleil,  se  battre  à  coups  de  faux  ! 

Et  l'ombre  ensevelit  la  campagne  apaisée. 

L'herbe  rase  sua  des  gouttes  de  rosée. 

Le  couchant  s'éteignit,  tandis  qu'à  l'orient 

Une  étoile  mettait  au  ciel  un  point  brillant. 

Les  derniers  bruits,  lointains  et  confus,  se  calmèrent  : 

Le  jappement  d'un  chien,  le  grelot  des  troupeaux. 

La  terre  s'endormit  sous  un  pesant  repos. 


I&6  YÉXUS   EUSTIQUE. 

Et  dans  le  ciel  tout  noir  les  astres  s'allumèrent. 


Elle  prit  un  chemin  s'enfonçant  dans  un  bois, 

Et  se  mit  à  danser  en  courant,  affolée 

Par  la  puissante  odeur  des  feuilles,  et  parfois 

Regardant,  à  travers  les  arbres  de  l'allée, 

Le  clair  miroitement  du  ciel  poudré  de  feu. 

Sur  sa  tête  planait  comme  un  silence  bleu. 

Quelque  chose  de  doux,  ainsi  qu'une  caresse 

De  la  nuit,  la  subtile  et  si  molle  langueur 

De  l'ombre  tiède  qui  fait  défaillir  le  cœur, 

Et  qui  vous  met  à  l'àme  une  vague  détresse 

D'être  seul.  —  Mais  des  pas  voilés,  des  bonds  craintifs, 

Ces  bruits  légers  et  sourds  que  font  les  marches  douces 

Des  bêtes  de  la  nuit  sur  le  tapis  des  mousses. 

Emplirent  les  taillis  de  frôlements  furtifs. 

D'invisibles  oiseaux  heurtaient  leur  vol  aux  branches. 


Elle  s'assit,  sentant  un  engourdissement 


VENUS   RUSTIQUE.  1;,7 

Qui,  du  bout  (lo  ses  piods,  lui  montait  jusqu'aux  lianclies, 

Un  besoin  do  jeter  au  loin  son  vrtt'nicnt, 

De  se  coucher  dans  riierbe  odorante,  et  d'attendre 

Ce  baiser  incoiuui  qui  flottait  dans  l'air  tendre. 

Et  parfois  elle  avait  de  rai>ides  frissons, 

Une  chaleur  courant  de  la  peau  jusqu'aux  moelles. 


Les  points  de  feu  des  vers  luisants  dans  les  buissons 
Mettaient  à  ses  cotés  comme  un  troupeau  détoiles. 


Mais  un  corps  tout  à  coup  s'abattit  sur  son  corps  ; 
Des  lèvres  qui  brûlaient  tombèrent  sur  sa  bouche  ; 
Et  dans  l'épais  gazon,  moelleux  comme  une  couche, 
Deux  bras  d'homme  crispés  lièrent  ses  efforts. 
Puis  soudain  un  nouveau  choc  étendit  cet  homme 
Tout  du  long  sur  le  sol,  comme  un  bœuf  qu'on  assomme. 
Un  autre  le  tenait  couché  sous  son  genou 
Et  le  faisait  râler  en  lui  serrant  le  cou. 

.    14 


158  VENUS  RUSTIQUE. 

Mais  lui-même  roula,  la  face  martelée 
Par  un  poing  furieux.  —  A  travers  les  halliers 
On  entendait  venir  des  pas  multipliés.  — 
Alors  ce  fut,  dans  Tombre,  une  opaque  mêlée, 
Un  tas  d'hommes  en  rut  luttant,  comme  des  cerfs 
Lorsque  la  blonde  biche  a  fait  bramer  les  mâles. 
C'étaient  des  hurlements  de  colère,  des  râles. 
Des  poitrines  craquant  sous  l'étreinte  de^  nerfs, 
Des  poings  tombant  avec  des  lourdeurs  de  massue. 
Tandis  qu'assise  au  pied  d'un  vieux  arbre  écarté, 
Et  suivant  le  combat  d'un  œil  plein  de  fierté. 
De  la  lutte  féroce  elle  attendait  l'issue. 
Or  quand  il  n'en  resta  qu'un  seul,  le  plus  puissant, 
Il  s'élança  vers  elle,  ivre  et  couvert  de  sang  ; 
Et  sous  l'arbre  touffu  qui  leur  servait  d'alcôve 
Elle  reçut  sans  peur  ses  caresses  de  fauve  ! 


III 


Quand  le  feu  prend  soudain  dans  un  village,  on  voit 
L'incendie  égrener,  ainsi  qu'une  semence. 
Ses  flammes  à  travers  le  pays  :  chaque  toit 
S'allume  à  son  voisin  comme  une  torche  immense, 
Et  l'horizon  entier  flamboie.  —  Un  feu  d'amour 
Qui  ravageait  les  cœurs,  brûlait  les  corps,  et,  comme 
L'incendie,  emportait  sa  flamme  d'homme  en  homme, 
Eut  bientôt  embrasé  le  pays  d'alentour. 
Par  les  chemins  des  bois,  par  les  ravines  creuses, 
Où  la  poussait,  le  soir,  un  instinct  hasardeux, 


IGO  VEXrS   EUSTIQrE. 

Son  pied  semblait  tracer  des  routes  amoureuses; 
Et  ses  amants  luttaient  sitôt  qu'ils  étaient  deux. 
Elle  s'abandonnait  sans  résistance,  née 
Pour  cette  œuvre  charnelle,  et  le  jour  ou  la  nuit, 
Sans  jamais  un  soupir  de  bonheur  ou  d'ennui, 
Acceptait  leurs  baisers  comme  une  destinée. 
Quiconque  avait  suivi  de  la  bouche  ou  des  yeux 
Tous  les  sentiers  perdus  de  son  corps  merveilleux, 
Cueillant  ce  fruit  d'ivresse  éternelle  que  sème 
La  Beauté  dans  ces  flancs  de  déesse  qu'elle  aime. 
Gardait  au  fond  du  cœur  un  long  frémissement: 
Et,  grelottant  d'amour  comme  on  tremble  de  fièvre, 
Il  la  cherchait  sans  cesse  avec  acharnement, 
Laissant  tomber  des  mots  éperdus  de  sa  lèvre. 


IV 


Les  animaux  aussi  l'aimaient  étrangement. 

Elle  avait  avec  eux  des  caresses  humaines  ; 

Et  près  d'elle  ils  prenaient  des  allures  d'amant. 

Ils  frottaient  à  son  corps  ou  leurs  poils  ou  leurs  laines  ; 

Les  chiens  la  poursuivaient  en  léchant  ses  talons  ; 

Elle  faisait,  de  loin,  liennir  les  étalons, 

Se  cabrer  les  taureaux  comme  auprès  des  génisses  ; 

Et  l'on  voyait,  trompés  par  ces  ardeurs  factices, 

Les  coqs  battre  de  Taile,  et  les  boucs  s'attaquer 

Front  contre  front,  dressés  sur  leurs  jambes  de  faunes. 

14. 


f62  VÉXUS  RUSTIQUE. 

Les  frelons  bourdonnants  et  les  abeilles  jaunes 
Voyageaient  sur  sa  peau  sans  jamais  la  piquer. 
Tous  les  oiseaux  du  bois  chantaient  à  son  passage, 
Ou  parfois  d'un  coup  d'aile  errant  la  caressaient, 
Nourrissant  leurs  petits  cachés  en  son  corsage. 


Elle-emplissait  d'amour  des  troupeaux  qui  passaient. 
Et  les  graves  béliers  aux  cornes  recourbées, 
N'écoutant  plus  Tappèl  chevrotant  du  berger. 
Et  les  brebis,  poussant  un  bêlement  léger, 
Suivaient,  d'un  trot  menu,  ses  grandes  enjambées. 


Certains  soirs,  échappant  à  tous,  elle  partait 
Pour  aller  se  baigner  dans  Teaii  fraîche.  La  lune 
Illuminait  le  sable  et  la  mer  qui  montait. 
Elle  hâtait  le  pas  ;  et  sur  la  blonde  dune 
Aux  lointains  infinis  et  sans  rien  de  vivant. 
Sa  grande  ombre  rampait  très  vite  en  la  suivant. 
En  un  tas  sur  la  plage  elle  posait  ses  bardes. 
S'avançait  toute  nue,  et  mouillait  son  pied  blanc 
Dans  le  flot  qui  roulait  des  écumes  blafardes. 
Puis,  ouvrant  les  deux  bras,  s'y  jetait  d'un  élan. 


164     ■  TÉXrS   RUSTIQUE. 

Elle  sortait  du  bain  heureuse  et  ruisselante, 
Se  couchait  tout  du  long  sur  la  dune,  enfonçant 
Dans  le  sable  son  corps  magnifique  et  puissant. 
Et,  quand  elle  partait  d'une  marche  plus  lente, 
Son  contour  demeurait  près  du  flot  incrusté. 
On  eut  dit  à  le  voir  qu'une  haute  statue 
De  bronze  avait  été  sur  la  grève  abattue. 
Et  le  ciel  contemplait  ce  moule  de  Beauté 
Avec  ses  milliers  d'yeux.  —  Puis  la  vague  furtive 
L'atteignant  refaisait  toute  plate  la  rive  ! 


YI 


C'était  l'Être  absolu,  créé  selon  les  lois 

Primitives,  le  type  éternel  de  la  race 

Qui  dans  le  cours  des  temps  reparaît  quelquefois, 

Dont  la  splendeur  est  reine  ici-bas,  et  terrasse 

Tous  les  vouloirs  humains,  et  dont  l'Art  saint  est  né. 

Ainsi  que  THomine  aima  Cléopâtre  et  Phryné 

On  l'aimait  ;  et  son  cœur  répandait,  comme  une  onde, 

Sa  tendresse  abondante  et  sereine  sur  tous. 

Elle  ne  détestait  qu'un  être  par  le  monde  : 

C'était  un  vieux  berger  perlide  à  qui  les  loups 

Obéissaient.  — 

Jadis  une  Bohémienne 


166  TÉXUS   RUSTIQUE. 

Le  jeta  tout  petit  dans  le  fond  d'un  fossé. 
Un  pâtre  du  pays  qui  l'avait  ramassé 
L'éleva,  puis  mourut,  lui  laissant  une  haine 
Pour  quiconque  était  riche  ou  paraissait  heureux, 
Et,  disait-on,  beaucoup  de  secrets  ténébreux. 
L'enfant  crrandit  tout  seul  sans  famille  et  sans  joies, 
Menant  paître  au  hasard  des  chèvres  ou  des  oies, 
Et  tout  le  jour  debout  sur  le  flanc  du  coteau, 
Sous  la  pluie  et  le  vent  et  l'injure  des  bouches. 
Alors  qu'il  s'endormait  roulé  dans  son  manteau, 
Il  songeait  à  ceux-là  qui  dorment  dans  leurs  couches  ; 
Puis,  quand  le  clair  soleil  baignait  les  horizons, 
Il  mangeait  son  pain  noir  en  guettant  par  la  plaine 
Ce  tllet  de  fumée  au-dessus  des  maisons 
Qui  dit  la  soupe  au  feu  dans  la  ferme  lointaine. 

Il  vieillit.  —  Un  effroi  grandit  à  ses  côtés. 
On  en  parlait,  le  soir,  dans  les  longues  veillées; 
Et  d'étranges  récits  à  son  nom  chuchotes 
Tenaient  jusqu'au  matin  les  femmes  réveillées. 


VÉNLS   RUSTIQUE.  1  G7 

A  son  gré,  disait-un,  il  .uuidiiit  les  destins. 
Sur  les  toits  ennemis  faisait  <lioird<'s  d<''sastres, 
Et,  déchillVant  ces  mots  de  feu  qui  sont  les  astres, 
Epelait  Tavenir  au  l'und  des  cieu\  lointains. 
Tout  le  jour  \\  roulait  sa  hutte  vagabonde, 
Ne  se  mêlant  jamais  aux  hommes,  et  souvent, 
Ouand  il  jetait  des  cris  inconnus  dans  le  vent, 
Des  voivlui  répondaient  qui  n'étaient  [xjint  du  monde. 
On  lui  croyait  encore  un  pouvoir  dans  les  yeux, 
Car  il  savait  dompter  les  taureaux  furieux. 

—  Et  puis  d'autres  rumeurs  coururent  la  contrée. 

Une  fille,  qu'un  soir  il  avait  rencontrée. 
Sentit  à  son  aspect  un  trouble  la  saisir. 
Il  ne  lui  parla  pas;  mais,  dans  la  nuit  suivante, 
Ellle  se  réveilla  frissonnant  d'épouvante  ; 
Elle  entendait,  au  loin,  l'appel  de  son  désir. 
Se  sentant  impuissante  à  soutenir  la  lutte. 
Malgré  robscurité  redoutable,  elle  alla 


168  VEXUS   RUSTIQUE. 

Partager  avec  lui  ia  paille  de  sa  hutte  ! 

Lors,  suivant  son  caprice  impur,  il  appela 
Des  filles  chaque  soir.  Toutes,  jeunes  et  belles, 
Sans  révolte  pourtant  et  sans  pudeurs  rebelles. 
Prêtaient  des  seins  de  vierge  aux  choses  qu'il  voulait, 
Et  paraissaient  l'aimer  bien  qu'il  fût  vieux  et  laid. 

Il  était  si  velu  du  front  et  de  la  lèvre. 

Avec  des  sourcils  blancs  et  longs  comme  des  crins, 

Que,  semblable  au  savon  qui  lui  couvrait  les  reins. 

Sa  figure  semblait  pleine  de  poils  de  chèvre  1 

Et  son  pied  bot  mettait  sur  la  cime  du  mont. 

Quand  le  soleil  couchant  jetait  son  ombre  aux  plaines, 

Comme  un  sautillement  sinistre  de  démon. 

Ce  vieux  Satan  rustique  et  plein  d'ardeurs  obscènes, 

Près  d'un  coteau  désert  et  sans  verdure  encor 

Mais  que  les  fleurs  d'ajoncs  couvraient  d'un  manteau  d'or, 


VÉNUS  RUSTIQUE.  109 

Par  un  luillant  matin  daMil,  irncoiilra  Cflle 

Que  le  pays  entier  adorait.  —  Il  ifnil 

Comme  un  coup  de  soleil  alors  qu'il  raporrut, 

Et  frémit  de  désir,  tant  il  la  trouva  belle. 

Et  leurs  regards  croisés  s'attaquèrent.  —  Ce  fut 

La  rencontre  de  Dieux  ennemis  sur  la  terre  î 

Il  eut  l'étonnement  d'un  chasseur  à  railùt 

Qui  cherche  une  gazelle  et  trouve  une  panthère  ! 

Elle  passa.  —  La  fleur  de  ses  lourds  cheveux  blonds 

Se  confondit,  au  pied  de  la  cote  embaumée, 

Comme  un  bouquet  plus  pâle,  avec  les  fleurs  d'ajoncs. 

Pourtant  elle  tremblait,  sachant  sa  renommée, 
Et  malgré  le  dégoût  qu'elle  sentait  pour  lui, 
Redoutant  son  pouvoir  occulte,  elle  aNait  fui. 

Elle  erra  jusqu'au  soir  ;  mais,  à  la  nuit  venue, 
Elle  s'épouvanta,  pour  la  première  fois. 
De  l'ombre  qui  tombait  sur  les  champs  et  les  bois. 

15 


170  VÉXUS   RUSTIQUE. 

Alors,  en  traversant  une  noire  avenue, 
Entre  les  rangs  pressés  des  chênes,  tout  à  coup, 
Elle  crut  voir  le  pâtre  immobile  et  debout. 
Mais,  comme  elle  partit  d'une  course  affolée. 
Elle  ne  sut  jamais,  dans  son  effarement. 
Si  ce  qu'elle  avait  vu  n'était  pas  seulement 
Quelque  tronc  d'arbre  mort  au  milieu  de  l'allée. 

Et  des  juurs  et  des  mois  passèrent.  Sa  raison. 
Gomme  un  oiseau  blessé  qui  porte  un  plomb  dans  l'aile, 
S'affaissait  sous  la  peur  incessante  et  mortelle. 
Même  elle  n'osait  plus  sortir  de  sa  maison, 
Car  sitôt  qu'elle  allait  aux  champs,  elle  était  sûre 
De  voir  le  Vieux  paraître  au  détour  d'un  chemin  ; 
Sen  œil  rusé  semblait  dire  :  «  C'est  pour  demain  ;  » 
Et  mettait  comme  un  fer  ardent  sur  la  blessure. 


Bientôt  un  poids  si  lourd  courba  sa  volonté 
Qu'en  son  cœur  engourdi  de  crainte,  vint  à  naître 


VÉNUS   RUSTIQUE.  171 

Un  besoin  dOln'ir  à  la  l'atalilr. 

E(,  (lécidéo  onfin  à  se  rendre  à  son  Maître, 

Elle  alla  le  trouver  i)ar  une  nuit  d'hiver. 

La  neige  dont  le  sol  était  partout  couvert 

Étalait  sa  blancheur  immobile.  Une  brise, 

Qui  paraissait  venir  du  bout  du  monde,  errait 

Glaciale,  et  faisait  craquer  par  la  foret 

Les  arbres  qui  dressaient,  tout  nus,  leur  forme  grise. 

Dans  le  ciel  douloureux,  la  lune,  ainsi  qu'un  (il 

De  lumière,  indiquait  à  peine  son  profil. 

La  souffrance  du  froid  étreignait  jusqu'aux  pierres. 

Elle  marchait,  les  pieds  gelés,  et  sans  songer, 
Certaine  qu'elle  allait  trouver  le  vieux  berger. 
Et  tachant  d'un  point  noir  les  plaines  solitaires. 
Mais  elle  s'ariéta  clouée  au  sol  :  là-bas, 
Sur  la  neige,  couraient  deux  bétes  effrayantes  ; 
Elles  semblaient  jouer  et  prenaient  leurs  ébats, 


172  TÉNUS  RUSTIQUE. 

Et  Tombre  agrandissait  leurs  gambades  géantes. 
Puis,  poussant  par  la  nuit  leurs  élans  vagabonds, 
Toutes  deux,  dans  l'ardeur  d'une  gaîté  folâtre, 
Du  fond  de  l'horizon  vinrent  en  quelques  bonds. 
Elle  les  reconnut  :  c'étaient  les  chiens  du  pâtre. 
Hors  d'haleine,  efflanquée  par  la  faim,  l'œil  ardent 
Sous  la  ronce  des  poils  emmêlés  de  leur  tête, 
Ils  sautaient  devant  elle  avec  des  cris  de  fête 
Et  ce  rire  velu  qu?  découvre  la  dent. 
Gomme  deux  grands  Seigneurs  vont  en  une  province 
Quérir  et  ramener  la  Belle  de  leur  Prince, 
Et,  la  guidant  vers  lui,  caracolent  autour, 
Ainsi  la  conduisaient  ces  messagers  d'amour. 

Mais  l'Homme  qui  guettait,  debout  sur  une  butte. 

Tint,  et  lui  prit  le  bras  en  montant  vers  sa  hutte. 

La  porte  était  ouverte,  il  la  poussa  dedans, 

La  dévêtant  déjà  de  ses  regards  ardents. 

Et  des  pieds  à  la  tête  il  tressaillait  de  joie. 

Ainsi  qu'on  fait  au  choc  d'un  bonheur  qu'on  attend. 


VÉNUS  RUSTIQUE.  17  3 

Depuis  (jii'il  l'aNuit  mic  il  était  haletant 

Gomme  un  limier  (jui  chasse  et  n'atteint  point  sa  proie! 

Or,  quand  elle  sentit  traîner  contre  sa  peau 

La  caresse  visqueuse  ainsi  qu'une  limace 

De  ce  vieux  qui  gai'dait  l'odeur  de  son  troupeau, 

Tout  son  être  frémit  sous  ce  baiser  de  glace. 

Mais  lui,  tenant  ce  cor{)s  d'amour,  aux  flancs  si  doux, 

Que  tant  de  tiers  gairons  devaient  déjà  connaître, 

Et  fait  pour  être  aimé  si  follement  de  tous, 

En  son  cœur  de  vieillard  difforme,  sentit  naître 

La  jalousie  aiguë  et  sans  pardon.  Il  eut 

Un  besoin  vague  et  fort  de  vengeance  cruelle  ! 

Elle  subit  d'abord  l'amant  maigre  et  poilu, 
Puis,  comme  elle  luttait,  il  se  rua  sur  elle 
En  la  frappant  du  poing  pour  qu'elle  consentît. 
Et  le  silence  épais  des  neiges  amortit 
Quelques  cris,  comme  ceux  des  gens  qu'on  assassine. 

15. 


17  i  YÉXrS    RUSTIQUE. 

Tout  à  coup,  les  deux  chiens  poussèrent  longuement 

Par  la  plaine  déserte  un  triste  hurlement, 

Et  des  frissons  de  peur  couraient  sur  leur  échine. 

Dans  la  cabane  alors  ce  fut  comme  un  combat  : 
Les  heurts  désespérés  d'un  corps  qui  se  débat 
Sonnant  contre  les  murs  de  l'étroite  demeure; 
Puis,  comme  les  sanglots  d'une  femme  qui  pleure  ! 
Et  la  lutte  reprit,  dura  longtemps,  cessa 
Après  un  faillie  appel  de  secours  qui  passa 
Et  mourut  sans  écho  dans  les  champs  ! 

—  Le  jour  pâle 
Commençait  à  tomber  faiblement  du  ciel  gris. 
Un  vent  plus  froid  geignait  avec  le  bruit  d'un  râle. 
Le  givre  avait  roidi  les  arbres  rabougris 
Qui  semblaient  morls.  C'était  partout  latin  des  choses. 

Mais,  comme  on  lève  un  voile,  un  nuage  glissant 
Fit  pleuvoir  sur  la  neige  un  flot  de  clartés  roses. 


VKNUS   RUSTIQUE.  175 

Le  ciol  (Icveiiii  ponrpi-c  (''clnlxxissa  de  sanj,' 

Et  le  coteau  (l(''srrl  aii  bout  des  plaiuos  l)lanches, 

Et  la  lnittr  (lu  |i;ili'(\  cl  la  ^;Iacc  des  bi'aiiclKs. 

(Ju  eût  (lit  (|iriii»  liraiid  meurtre  emplissait  Tlioiizon  ! 

—  Et  le  l»ci>(cr  [)aiut  au  seuil  de  sa  maison.  — 

11  était  rou^T  aussi,  plus  roui^^e  que  Taurore  ! 

Même,  lorsque  le  ciel  cramoisi  fut  lavé, 

Quand  tout  redevint  blanc  sous  le  soleil  levé, 

Lui,  hagard  et  debout,  semblait  plus  rouge  encore, 

Comme  s'il  eut  trempé  son  visage  et  sa  main, 

Avant  que  de  sortir,  dans  un  Ilot  de  carmin. 

Il  se  pencha,  prenant  de  la  neige,  et  la  trace 

De  ses  doigts  fit  par  terre  un  large  trou  sanglant. 

S'étant  agenouillé  pour  se  laver  la  face, 

Une  eau  rouge  en  coula,  qu'il  regardait,  tremblant, 

Avec  des  soubresauts  de  peur.  —  Puis  il  s'enfuit. 


Il  dévale  du  mont,  roule  dans  les  ornières, 
Perce  d'épais  fourrés  pareils  à  des  crinières, 


176  VEXUS   RUSTIQUE. 

Et  fait  mille  détours  comme  un  loup  qu'on  poursuit! 

Il  s'arrête.  —  Soh  œil  que  la  terreur  dilate 

Guette  de  tous  côtés  sil  est  lom  d'un  hameau  ; 

Alors  dans  sa  main  creuse  il  fait  fondre  un  peu  d'eau, 

Pour  effacer  encor  quelque  tache  écarlate  1 

Puis  il  repart.  —  Mais  en  son  cœur  surgit  l'effroi 

D'errer  jusqu'à  la  mort,  sans  rencontrer  personne, 

Par  la  neige  si  vaste  et  sous  un  ciel  si  froid  ! 

Il  écoute.  —  Il  entend  une  cloche  qui  sonne, 

Et  va  vers  le  village  à  pas  précipités. 

Les  paysans  déjà  causaient  de  porte  en  porte: 

Il  leur  crie  en  courant  : — *(  Venez  tous.  Elle  est  morte  î  » 

Il  passe.  —  Il  va  frapper  aux  logis  écartés, 

Répétant  :  —  «  Venez  donc,  venez,  je  l'ai  tuée!  » 

Alors  une  rumeur  grandit,  continuée 

Jusqu'aux  hameaux  voisins.    Et  chacun  se  levant, 

Et  quittant  sa  maison,  accompagne  le  pâtre. 

Mais  lui  n'arrête  pas  sa  course  opiniâtre: 

Il  marche.  —  Le  troupeau  des  hommes  le  suivant 

Déroule  par  les  prés  sans  tache  un  ruhan  sombre. 


VÉNUS  RUSTIQUE.  177 

Toiitpays  qu'on  traverse augmenti;  encorlcur  nombre; 
Ils  vont,  tiinuiU lieux,  là-bas,  vers  la  hauteur 
Où  les  guide,  essoufflé,  leur  sinistre  pasteur  ! 


Ils  ont  compris  quelle  est  la  femme  assassinée  ; 
Et  ne  demandent  pas  ni  pourquoi  ni  comment 
Le  meurtre  fut  commis.  Ils  sentent  vaguement 
Planer  sur  cette  mort  comme  une  Destinée. 


—  Elle  avait  la  Beauté,  lui  la  Ruse  ;  il  fallait 
Qù^un  des  deux  succombât.  Deux  Puissances  égales 
Ne  régnent  pas  toujours.  Deux  Idoles  rivales 
Ne  se  partagent  point  le  ciel  ;  et  le  Dieu  laid 
Ne  pardonne  jamais  au  Dieu  beau.  — 

Sur  la  cime 
De  la  cote,  et  devant  la  hutte  on  s'arrêta. 
Il  osa  seul  entrer  en  face  de  son  crime  ; 


178  TÉXrS   RUSTIQUE. 

Et,  ramassant  la  morte  aimée,  il  l'apporta. 
Pour  la  leur  jeter,  nue,  et  d'un  geste  d'outrage, 
Comme  s'il  eut  crié  :  —  «  Tenez,  je  vous  la  rends  I  » 
Puis  il  gagna  sa  hutte  et  s'enferma  dedans. 
On  l'y  laissa,  mordu  d'amour,  et  plein  de  rage. 


Sur  la  neige  gisait  le  corps  éblouissant 
Où  n'apparaissait  plus  une  goutte  de  sang; 
Car  les  chiens,  la  trouvant  immobile  et  couchée, 
L'avaient  avec  tendresse  obstinément  léchée. 
Elle  semblait  vivante,  endormie.  Un  reflet 
De  beauté  surhumaine  illuminait  sa  face. 
Mais  le  couteau  restait  planté,  juste  à  la  place 
Où  s'ouvrait  une  roule  entre  ses  seins  de  lait. 
Sa  figure  faisait  une  tache  dorée 
Sur  la  blancheur  du  sol.  —  Les  hommes  éperdus 
La  contemplaient  ainsi  qu'une  chose  sacrée! 
Et  ses  cheveux  ardents,  en  cercle  répandus. 
Luisaient  comme  la  queue  en  feu  d'une  comète, 


VENUS   RUSTIQUE.  170 

Comme  un  soleil  tombé  de  la  vuùte  des  cieux  ; 
On  eût  dit  d<'>  rayons  (jiii  sortaient  de  sa  tète, 
L'auréole  qu'on  met  autour  du  Iront  des  dieux! 

Mais  quelques  paysans,  des  vieux  au  cœur  pudique, 
Arrachant  de  leur  dos  la  veste  en  peau  de  bique. 
Couvrirent  brusquement  sa  claire  nudité. 
Et  les  jeunes  ayant  coupé  de  longues  bi'anclies, 
Construit  une  civière  et  retroussé  leurs  manches, 
Par  vingt  bras  qui  tremblaient  son  corps  fut  emporté  I 

La  foule,  sans  parole,  à  pas  lents  raccompagne; 
Et,  jusqu'aux  bords  lointains  de  la  pâle  campagne. 
Rampe,  comme  un  serpent,  1" immense  défdé. 
Et  puis  tout  redevient  muet  et  dépeuplé! 

Mais  le  pâtre,  enfermé  dans  sa  hutte  isolée, 
Sent  une  solitude  horrible  autour  de  lui. 
Comme  si  l'univers  tout  entier  l'avait  fui. 


180  VÉNUS  EUSTIQUE. 

Il  sort  et  n'aperçoit  que  la  plaine  gelée  !... 
La  peur  Tétreint .  —  N'osant  rester  seul  plus  longtemps, 
11  siffle  ses  grands  chiens,  ses  deux  bons  chiens  de  garde. 
Comme  ils  n"accourent  point,  il  s'étonne,  il  regarde; 
Mais  il  ne  les  voit  pas  gambader  par  les  champs... 
—  Il  crie  alors.  — La  neige  étouffe  sa  voix  forte... 
Il  se  met  à  hurler  à  la  façon  des  fous  I 

Ses  chiens,  comme  entrâmes  dans  le  départ  de  tous, 
Abandonnant  leur  maître,  avaient  suivi  la  morte. 


HISTOIRE  DU  VIEUX  TEMPS 


SCENE    EN   VERS 


Interprétée  pour  la  première  fois  sur  le   3e  Théâtre-Français, 
le  19  février  18  79. 


16 


A    MADAME 


CAROLINE    COMMANVILLE 


Madame, 

Je  vous  ai  offert,  alors  que  vous  seule  la  coymaissiez,  cette 
toute  petite  pièce  qu'on  devrait  appeler  plus  simpleme?it 
«  dialogue.  »  Maintenant  qu'elle  a  été  jouée  devant  le  publie 
et  applaudie  par  quelques  amis,  permettez-moi  de  vous  la 
dédier. 

C'est  ma  première  œuvre  dramatique.  Elle  vous  appar- 
tient de  toute  façon,  car  après  avoir  été  la  compagne  de  mon 
enfance,  vous  êtes  devejiue  une  amie  charmante  et  sérieuse  ; 
et,  comme  pour  nous  rappjrocher  encore,  une  affection  com- 
mune, celle  de  votre  oncle  que  faime  tant,  nous  a,  pour 
ainsi  dire,  faits  de  la  même  famille. 

Veuillez  donc  agréer,  Madame,  Vhommage  de  ces  quelques 
vers  comme  téinoignage  des  sentiments  très  dévoués,  respec- 
tueux et  fraternels  de  votre  ami  bien  sincère  et  ancien 
camarade. 

Guy  de  Maupassant. 

Paris,  le  23  février  1879. 


PERSONNAGES 


LE     COMTE. 
LA    MARQUISE. 


HISTOIRE  DU   VIEUX   TEMPS 


Chambre  Louis  XV.  —  Grand  feu  dans  la  cheminée.  —  On  est  en 
hiver.  La  vieille  marquise  est  dans  son  fauteuil,  un  livre  sur  les 
genoux;  elle  parait  s'ennuyer. 


UN   VALET,    annonçant, 

«  Monsieur  le  comte.  » 

LA   MARQUISE. 

Enlin,  cher  comte,  vous  voici. 
Vous  pensez  donc  toujours  aux  vieux  amis,  —  merci. 
Je  vous  attendais  presque  avec  inquiétude; 


188  HISTOIRE  DU   VIEUX   TEMPS. 

De  VOUS  voir  chaque  jour  on  a  pris  l'habitude; 
Puis,  je  ne  sais  pourquoi,  je  suis  triste  ce  soir. 
Venez,  auprès  du  feu  nous  allons  nous  asseoir 
Et  causer. 

LE   COMTE,   s' asseyant,  après  lui  avoir  baisé  la  main. 

Moi,  je  suis  tout  triste  aussi,  marquise. 
Et,  lorsqu'on  se  fait  vieux,  cela  démoralise. 
Les  jeunes  ont  au  cœur  cargaison  de  gaîté  ; 
Un  nuage  en  leur  ciel  €st  bien  vite  emporté, 
Et  toujours  tant  de  buts,  tant  d'amours  à  poursuivre! 
Nous  autres,  il  nous  faut  de  la  gaîté  pour  vivre. 
La  tristesse  nous  tue,  elle  s'attache  à  nous 
Comme  la  mousse  à  Tarbre  épuisé.  Voyez-vous, 
Contre  ce  mal  terrible  il  faut  bien  se  défendre. 
Et  puis,  tantôt,  d'Armont  est  venu  me  surprendre; 
Nous  avons  remué  la  cendre  des  vieux  jours, 
Parlé  des  vieux  amis  et  des  vieilles  amours  ; 
Et  depuis  ce  moment ,  comme  une  ombre  incertaine, 
Je  revois  s'agiter  ma  jeunesse  lointaine. 


HISTOIRE   DU   VIEUX  TEMPS.  189 

Aussi  je  suis  venu,  tout  triste  et  tout  l)lessé, 
M'asseoir  auprès  de  vous,  et  parler  du  passé. 

LA    MARQUISE. 

Moi,  depuis  le  matin,  Thorrible  froid  m'assiège; 
J'entends  souffler  le  vent,  je  vois  tomber  la  neige. 
A  notre  âge,  l'hiver  afflige  et  fait  souffrir. 
Quand  il  gèle  bien  fort  on  croit  qu'on  va  mourir. 
Oui,  causons,  car  un  bon  souvenir  de  jeunesse 
Ravive  par  instants  notre  froide  vieillesse. 
C'est  un  peu  de  soleil... 

LE    COMTE. 

Mais  dans  un  jour  d'hiver. 
Mon  soleil  est  bien  pâle  et  mon  ciel  bien  couvert. 

LA   MARQUISE. 

Allons,  racontez-moi  quelque  folle  équipée. 
Vous  étiez,  dit  l'histoire,  un  grand  traîneur  d'épée 
Jadis,  monsieur  le  comte,  insolent,  beau  garçon, 


190  HISTOIRE   DU   VIEUX   TEMPS. 

Riche,  bon  gentilhomme  et  de  fière  façon: 

Vous  avez  fait  scandale,  et  croisé  votre  lame 

Avec  plus  d'un  mari:  car  une  belle  dame, 

Un  soir  que  nous  causions,  m'a  raconté,  tout  bas, 

Que  tous  les  cœurs  sautaient  au  seul  bruit  de  vos  pas. 

Si  l'on  ne  m'a  menti,  vous  avez  été  page. 

Grand  coureur  de  ruelle  et  faiseur  de  tapage  : 

Et  vous  avez  dormi  quatre  mois  en  prison 

Pour  un  certain  manant  pendu  dans  sa  maison, 

Lequel  avait,  dit-on,  femme  jeune  et  jolie. 

La  femme  d'un  manant,  comte,  quelle  folie  I 

Quatre  mois  en  prison  pour  celai  C'eut  été 

Dame  de  haute  race  et  de  grande  beauté. 

Soit...  Voyons,  trouvez-moi  quelque  galante  histoire 

De  grande  dame:  amour  romanesque,  et  l'armoire 

Classique  où  le  mari,  dans  ses  retours  subits, 

Surprend  l'amant  transi  parmi  les  vieux  habits. 

LE   COMTE. 

Et  pourquoi  donc  toujours,  toujours  la  grande  dame? 


HISTOIRE  DU    VIEUX  TEMPS.  101 

Les  aiitivs,  cqMMidaiit,  [tlaiscnl  aussi;  la  femme 
Est  faite  pour  charnier,  qu\'lle  soil  noble  ou  non. 
La  grâce  est  saus  aïeux  et  la  beauté  sans  nom. 

LA    MARQUISE. 

^lercil  —  Je  ne  veux  point  de  vos  amours  banales. 
Vous  avez  autre  chose  au  fond  de  vos  annales, 
Cher  comte,  et  maintenant,  je  vous  écoute.  —  Allez  1 

LE   COMTE. 

Il  faut  vous  obéir,  puisque  vous  le  voulez. 

Ah!  certes,  le  proverbe  est  bien  vrai,  sur  mon  àme, 

Qui  prétend  que  Dieu  veut  ce  que  veut  une  femme. 

Quand  je  vins  à  la  Cour  j'étais  sentimental; 

J'ouvris  bientôt  les  yeux;  le  réveil  fut  brutal 

Par  exemple.  J'aimai,  j'aimai  la  toute  belle 

Comtesse  de  Paulé.  Je  la  croyais  fidèle. 

Je  la  surpris,  un  soir,  au  bras  d'un  autre  amant; 

J'en  eus  le  cœur  brisé,  marquise,  et  sottement 

Je  la  pleurai  deux  mois  I  Mais  la  Cour  et  la  Ville 

Ont  bien  ri.  Cette  engeance  est  envieuse  et  vile. 


192  HISTOIRE   DU   VIEUX   TEilPS. 

Siffle  les  malheureux,  applaudit  au  succès. 

J'étais  trompé,  j'avais  donc  perdu  mon  procès. 

Pourtant,  bientôt  après,  j'eus  une  autre  maîtresse  ; 

Mais  nous  logions  encore  à  deux  dans  sa  tendresse. 

L'autre  était  un  poète.  Il  lui  tournait  des  vers, 

L'appelait  fleur,  étoile,  astre  de  l'univers, 

Et  je  ne  sais  quels  noms.  —  Je  provoquai  le  drôle. 

C'était  un  bel  esprit,  il  resta  dans  son  rôle; 

Trop  lâche  pour  se  battre,  il  fit  un  plat  sonnet... 

Et  l'on  en  rit  encor,  me  traitant  de  benêt. 

La  leçon,  cette  fois,  mit  un  terme  à  mes  doutes; 

Je  cessai  d'en  voir  une,  et  je  les  aimai  toutes  ; 

Or  je  pris  pour  devise  un  dicton  très  ancien  : 

((  Bien  fol  est  qui  s'y  fie,  )>  —  et  je  m'en  trouvai  bien. 

LA   MARQUISE. 

Mais,  autrefois,  quand  vous  déclariez  votre  flamme, 
Et  soupiriez  aux  pieds  de  quelque  belle  dame, 
L'enveloppant  d'amour,  de  respects  et  de  soins, 
Parliez-vous  ainsi  ? 


HISTOIRE   DU   VIEUX   TEMPS.  193 

LE    COMTE. 

Non  ;  mais  avouez  du  moins, 
Entre  nous,  que  la  femme  est  une  enfant  gâtée. 
On  l'a  trop  adulée,  et  surtout  troj)  chantée. 
Ses  flatteurs  attitrés,  les  faiseurs  de  sonnets, 
Lui  versant  tout  le  jour,  comme  des  robinets. 
Compliments  distillés  au  suc  de  poésie, 
En  ont  fait  un  enfant  gonflé  de  fantaisie. 
Aime-t-elle*du  moins?  —  Point  du  tout:  il  lui  faut 
Non  l'amour  de  vingt  ans,  et  dont  le  seul  défaut 
Est  d'aimer  saintement,  comme  on  aime  à  cet  âge. 
Mais  un  roué  ;  celui  qu'on  regarde  au  passage 
Avec  étonnement  et  presque  avec  respect. 
Toute  femme  s'émeut  et  tremble  à  son  aspect. 
Parce  qu'il  est,  —  mérite  exquis  et  vraiment  rare, — 
Le  premier  séducteur  de  France  et  de  Navarre  ! 
Non  qu'il  soit  jeune,  non  qu'il  soit  beau,  non  qu'il  ait 
De  grandes  qualités...  rien;  mais  cet  honnne  plait 
Parce  qu'il  a  vécu.  Voilà  la  chose  étrange; 

17 


194  HISTOIRE  DU  VIEUX  te:m:ps. 

Et  c'est  ainsi  pourtant  que  l'on  séduit  cet  ange  ! 
Mais  quand  un  autre  vient  demander,  par  hasard, 
De  quel  tribut  payer  l'aumône  d'un  regard, 
Elle  lui  rit  au  nez  et  demande  la  lune  ! 
Et  vous  le  savez  bien,  je  ne  parle  pas  d'une, 
Mais  de  beaucoup. 

LA   MARQUISE. 

C'est  très  galant  ;  encor  merci  I 
A  mon  tour,  à  présent,  écoutez  bien  ceci  : 
Un  vieux  Renard  perclus,  mais  de  chair  fraîche  avide, 
Rôdait,  certaine  nuit,  triste  et  le  ventre  vide; 
Il  allait,  ruminant  ses  festins  d'autrefois, 
La  poulette  surprise  un  soir  au  coin  d'un  bois, 
Et  le  souple  lapin  qu'on  prenait  à  la  course. 
L'âge,  de  ces  douceurs  avait  tari  la  source; 
On  était  moins  ingambe  et  l'on  jeûnait  souvent. 
Quand  un  parfum  de  chasse  apporté  par  le  vent 
Le  frappe;  un  éclair  brille  en  sa  vieille  prunelle. 
Il  aperçoit,  dormant  et  la  tète  sous  l'aile, 


HISTOIRE   DU   VIEUX   TEMPS.  195 

Oii('I(|iios  jeunes  poulets  i»enlirs  sur  un  vi«'U\  uiur. 
Mais  Renard  est  bien  lourd  elle  rheiuiu  peu  sur, 
Et  malgré  son  envie,  et  sa  faim,  et  son  jeune  : 
«  Us  sont  trop  verts,  dit-il,  et  bons. . .  pour  un  plus  jeune.  » 

LE   COMTE. 

Marquise,  c'est  méchant,  ce  que  vous  dites  là; 
Mais  je  vous  répondrai  :  Samson  et  Dalila, 
Antoine  et  Cléopâtre,  Hercule  aux  pieds  d'Omphale. 

LA   MARQUISE. 

Vous  avez  en  amour  une  triste  morale  î 

LE    COMTE. 

Non.  L'homme  est  comme  un  fruit  que  Dieu  sépare  en  deux. 
Il  marche  par  le  monde;  et,  pour  qu'il  soit  heureux. 
Il  faut  qu'il  ait  trouvé,  dans  sa  course  incertaine. 
L'autre  moitié  de  lui  :  mais  le  hasard  le  mène  : 
Le  hasard  est  aveugle  et  seul  conduit  ses  pas  ; 
Aussi,  presque  toujours,  il  ne  la  trouve  pas. 


196  HISTOIRE   DU  VIEUX   TEMPS. 

Pourtant,  quand  d'aventure  il  la  rencontre...  il  aime. 
Et  vous  étiez,  je  crois,  la  moitié  de  moi-même 
Que  Dieu  me  destinait  et  que  je  cherchai,  mais 
Je  ne  vous  trouvai  pas,  et  je  n'aimai  jamais  ! 
Puis  voilà  qu'aujourd'hui,  nos  routes  terminées, 
Le  sort  unit,  trop  tard,  nos  vieilles  destinées. 

LA   MARQUISE. 

Enfin,  cela  vaut  mieu^,  mais  vous  avez  péché, 
Et  je  ne  vous  tiens  pas  quitte  à  si  bon  marché. 
Savez-vous,  mon  cher  comte,  à  quoi  je  vous  compare? 
Votre  cœur  est  fermé  comme  un  logis  d'avare; 
Vous  êtes  l'hôte  ;  quand  on  vient  pour  visiter 
Vous  vous  imaginez  qu'on  va  tout  emporter, 
Et  ne  montrez  aux  gens  qu'un  tas  de  vieilleries. 
Voyons,  plus  de  détours  et  trêve  aux  railleries  ! 
Tout  avare,  en  un  coin,  cache  un  coffret  plein  d'or, 
Et  le  cœur  le  plus  pauvre  a  son  petit  trésor. 
Qu'avez-vous  tout  au  fond?  Portrait  de  jeune  fille 
De  seize  ans,  qu'on  aima  jadis;  légère  idylle 


HISTOIRE   DU   VIEUX   TEMPS.  197 

Dont  on  roii^'it  [wnit-rtiv  ot  qu'on  cache  avec  soin, 
N'est-ce  pas  ?  Mais,  parfois,  plus  tard,  on  a  besoin 
De  venir  conteniplcr  ces  images,  laissées 
Là-bas,  derrière  soi  :  ces  histoires  passées 
Dont  on  souffre  et  pourtant  dont  on  aime  souffrir. 
On  s'enferme  tout  seul,  une  nuit,  pour  ouvrir 
Certain  vieux  livre  et  son  vieux  cœur. Comme  on  regarde 
La  pauvre  fleur  donnée  un  beau  soir,  et  qui  garde 
La  lointaine  senteur  des  printemps  d'autrefois! 
On  écoute,  on  écoute,  et  l'on  entend  sa  voix 
Par  les  vieux  souvenirs  faiblement  apportée. 
Et  l'on  baise  la  fleur,  dont  l'empreinte  est  restée 
Comme  au  feuillet  du  livre  à  la  page  du  cœur. 
Hélas  !  Quand  la  vieillesse  apporte  la  douleur, 
Vous  embaumez  encor  nos  dernières  journées, 
Parfums  des  vieilles  fleurs  et  des  jeunes  années  ! 

LE   COMTE. 

C'est  vrai  !  Même  à  l'instant  j'ai  senti  revenir. 
Tout  au  fond  de  mon  cœur,  un  tiès  vieux  souvenir  ; 

17. 


198  HISTOIRE  DU  VIEUX   TEMPS. 

Et  je  suis  prêt  à  vous  le  raconter,  marquise. 
Mais  j'exige  de  vous  une  égale  franchise, 
Caprice  pour  caprice,  et  récit  pour  récit. 
Et  vous  commencerez. 

LA    MARQUISE. 

Je  le  veux  bien  ainsi. 
Pourtant  mon  histoire  est  un  simple  enfantillage  ; 
Mais,  je  ne  sais  pourquoi,  les  choses  du  jeune  âge 
Prennent,  comme  le  \in,  leur  force  en  vieillissant, 
Et  d'année  en  année  elles  vont  grandissant. 
Vous  connaissez  beaucoup  de  ces  historiettes  : 
C'est  le  premier  roman  de  toutes  les  fillettes, 
Et  chaque  femme,  au  moins,  en  compte  deux  ou  trois. 
Je  n'en  eus  qu'une  seule;  et  c'est  pourquoi,  je  crois, 
Je  l'ai  gardée  au  cœur  plus  vive  et  plus  tenace  ; 
Et  dans  ma  vie  elle  a  rempli  beaucoup  de  place. 
J'étais  bien  jeune  alors,  car  j'avais  dix-huit  ans; 
J'avais  appris  à  lire  avec  les  vieux  romans; 
J'avais  souvent  rêvé  dans  les  vieilles  allées 


HISTOIRE   DU   VIEUX   TEMPS.  199 

Du  \ieux  parc,  regardant.  If  soir,  sous  les  saulées, 

Les  reflets  de  la  lune,  écoutant  si  le  vent 

Ne  parlait  pas  d'amour  à  la  branche,  et  rêvant 

A  celui  que  tout  bas  la  jeune  iille  appelle, 

Qu'elle  attend,  qu'ell»»  croit  que  Dieu  créa  pour  elle  ! 

Puis  voilà  que  celui  que  j'avais  tant  rêvé, 

Jeune,  fier  et  charmant,  un  jour,  est  arrivé... 

Et  je  sentis  bondir  mon  cœur  de  jeune  fille. 

Je  me  pris  à  l'aimer;  il  me  trouva  gentille... 

Mon  beau  jeune  homme,  hélas  !  partit  le  lendemain. 

Rien  de  plus  :  un  baiser,  un  serrement  de  main. 

Un  regard  échangé  qu'il  oublia  bien  vite. 

Il  s'était  dit  :  «  Elle  est  mignonne,  la  petite.  » 

Et  cela  lui  sortit  du  cœur:  mais  Dieu  défend 

De  se  jouer  ainsi  de  l'amour  d'une  enfant  ! 

Ah  !  vous  trouvez  la  femme  insensible  :  elle  saute 

De  caprice  en  caprice;  allez,  c'est  votre  faute. 

Elle  pourrait  aimer,  mais  vous  l'en  empêchez. 

Le  premier  amour  qui  lui  vient,  vous  l'arrachez  ! 

Pauvre  fille  I  j'étais  bien  folle  et  bien  crédule: 


200  HISTOIRE   DU   VIEUX  TEMPS. 

Mais  TOUS  allez  trouver  cela  fort  ridicule, 

Vous  qui  raillez  l'amour...  Longtemps  je  l'attendis!. 

Gomme  il  ne  revint  pas,  j'épousai  le  Marquis. 

Mais  je  confesse  que  j'aurais  préféré  l'autre  ! 

J'ai  mis  mon  cœur  à  nu,  découvrez-moi  le  vôtre 

Maintenant. 

LE   COMTE,    souriant. 

Ainsi,  c'est  une  confession? 

LA    MARQUISE. 

Et  vous  n'obtiendrez  pas  mon  absolution 

Si  vous  raillez  encor,  méchant  homme  insensible. 

LE   COMTE. 

C'était  dans  la  Bretagne,  à  l'époque  terrible 
Qu'on  nomme  la  Terreur.  —  Partout  on  se  battait. 
Moi  j'étais  Vendéen;  je  servais  sous  Stofflet. 
Or,  cela  dit,  ici  commence  mon  histoire. 
On  venait,  ce  jour-là,  de  repasser  la  Loire. 


HISTOIRE   DU   VIEUX   TEMPS.  201 

Nous  étions  demeurés,  postés  en  partisans, 
Quelques  l)raves  amis,  quelques  vieux  paysans. 
Et  moi  leur  chef,  en  tout  jieut-étre  une  centaine, 
Cachés  dans  les  buissons  qui  contournaient  la  plaine, 
Protégeant  la  retraite  et  cédant  peu  à  peu. 
Nos  hommes,  à  la  fin,  avaient  cessé  le  feu  ; 
Et  Ton  se  dispersait,  selon  notre  coutume, 
Quand  un  soldat  soudain,  un  Bleu,  qui,  je  présume. 
S'était,  gnice  aux  buissons,  avancé  jusqu'à  nous. 
Sauta  dans  le  chemin  et  me  tira  deux  coups 
De  pistolet.  J'ouvris  la  tète  de  ce  drôle; 
Mais  j'avais,  pour  ma  part,  deux  balles  dans  l'épaule. 
Tout  mon  monde  était  loin.  En  prudent  général, 
J'enfonçai  l'éperon  aux  flancs  de  mon  cheval. 
Alors,  à  travers  champs,  et  la  tète  éperdue. 
Comme  un  fou  qui  s'enfuit,  j'allai,  bride  abattue; 
Tant  qu'enfin,  harassé,  brisé,  n'en  pouvant  plus, 
Je  tombai,  tout  en  sang,  au  revers  d'un  talus. 
Mais  bientôt,  près  de  moi,  je  vis  une  lumière 
Et  j'entendis  des  voix.  —  C'était  une  chaumière 


202  HISTOIRE   DU  VIEUX   TEMPS. 

OÙ  je  heurtai,  criant  :  a  Ouvrez,  au  nom  du  roi  !  » 
Et  puis,  à  bout  de  force  et  tout  roidi  de  froid, 
Je  m'affaissai  râlant  en  travers  de  la  porte. 
Suis-je  resté  longtemps  étendu  de  la  sorte? 
Je  ne  sais;  mais,  alors  que  je  repris  mes  sens, 
J'étais  dans  un  bon  lit  bien  chaud  ;  de  braves  gens, 
Attendant  mon  réveil  avec  inquiétude, 
S'empressaient,  m'entouraient,  pleins  de  sollicitude. 
Et  je  vis,  au  milieu  de  ces  lourdauds  bretons, 
Comme  un  oiseau  des  bois  couvé  par  des  dindons, 
Une  enfant  de  seize  ans  !  ah  I  marquise,  marquise  ! 
Quelle  tête  ingénue  et  quelle  grâce  exquise  ! 
Comme  elle  était  jolie  avec  ses  cheveux  blonds 
Sous  son  petit  bonnet,  si  soyeux  et  si  longs 
Qu'une  reine  pour  eux  eut  donné  sa  richesse  ! 
Puis  elle  avait  des  pieds  et  des  mains  de  duchesse  ! 
Si  bien  que  je  doutai  très  fort  de  la  vertu 
De  sa  grosse  maman;  j'aurais  pour  un  fétu 
Vendu  mes  droits  d'auteur,  à  la  place  du  père. 
Dieu  1  Qu'elle  était  jolie  avec  sa  mine  austère 


HISTOIRE  DU  VIEUX  TEMPS.  203 

Et  itii(li(iin'.  —   VA  (liiriiiit  (|uatr.'  nuits  et  trois  jours 

Elle  ne  quitta  pas  mon  elievet;  et  toujours 

Je  la  voyais  auprès  de  moi,  tantôt  assise, 

Tantôt  debout,  lisant  dans  son  livre  d'église 

Et  priant,  mais  pour  ([ui?  —  Pour  moi,  pau\re  blessé? 

Ou  pour  un  autre?  Puis,  son  petit  [»ied  pressé 

Allait,  venait,  trottait  lestement  par  la  chambre; 

Et  puis,  de  ses  yeux  clairs  et  dorés  comme  l'ambre 

Elle  me  regardait  ;  car  elle  avait  un  œil 

Jaune  comme  celui  de  Taigle,  et  i)lein  d'orgueil. 

Et  même  j'éprouvai,  quand  je  vous  vis,  marquise, 

Pour  la  première  fois,  une  grande  surprise, 

En  retrouvant  cet  œil  et  ce  regard  pareil 

Qu'on  eût  dit  éclairé  d'un  rayon  de  soleil. 

Elle  était,  sur  ma  toi,  si  fraîche  et  si  jolie 

Que,  presque  à  mon  insu,  j'avais  fait  la  folie 

De  me  mettre  à  l'aimer.  —  Mais  voihà  qu'un  malhi 

J'entendis  le  canon  gronder  dans  le  lointain. 

Mon  hôte  entra  soudain,  tout  pâle  et  hors  dhaleine  : 

«  Les  Bleus,  les  Bleus,  dit-il,  ils  vont  cerner  la  plaine, 


204  HISTOIRE  DU  VIEUX   TEMPS. 

«  Sauvez-vousl  » — Cependant,  j'étais  bien  faible êncor, 
Mais  je  me  dépêchai,  car  le  temps  pressait  fort. 
Comme  un  cheval  frissonne  au  bruit  de  la  trompette, 
La  lièvre  du  combat  me  montait  à  la  tête. 
Mais  elle,  tout  de  noir  vêtue,  et  comme  en  deuil, 
Quelques  larmes  aux  yeux,  m'attendait  sur  le  seuil. 
Elle  tint  l'étrier  quand  je  me  mis  en  selle. 
En  galant  chevalier  je  me  penchai  vers  elle, 
Et  déposai  gaîment  un  baiser  sur  son  front. 
Elle  se  redressa,  comme  sous  un  affront. 
Un  fauve  éclair  jaillit  de  sa  fière  prunelle. 
Et  rougissant  de  honte  :  ((Ah!  Monsieur»,  me  dit-elle. 
Certe,  elle  n'était  point  ce  que  j'avais  pensé; 
Elle  avait  trop  grand  air,  et  j'avais  offensé 
Gauchement,  lourdement,  la  noble  jeune  (lUe, 
L'enfant  de  quelque  ancienne  et  fidèle  famille 
Que  de  vieux  serviteurs  cachaient  au  milieu  d'eux, 
Quand  le  père,  avec  nous,  luttait  contre  les  Bleus. 
Ah  I  je  fis  tout  d'abord  contenance  assez  sotte; 
Mais  j'étais,  en  ce  temps,  quelque  peu  Don  Quichotte, 


HISTOIRE   DU   VIEUX   TEMPS.  205 

Et  tous  les  vieux  romans  me  tournaient  le  cerveau. 
Aussi,  de  mon  cheval  descendant  aussitôt, 
Je  fléchis  humblement  un  ^m'uou  devant  elle, 
Et  je  lui  dis  :  «  Pardon,  pardon,  mademoiselle; 
«  Ce  baiser,  croyez-moi  car  je  ne  mens  jamais, 
«  N'est  point  d'un  libeitin  ou  d'un  étourdi,  mais, 
«  Si  vous  le  voulez  bien,  sera  de  fiançailles. 
«  Je  reviendrai,  si  le  permettent  les  batailles, 
«  Chercher  gage  d'amour  que  je  vous  ai  laissé.  » 
«  Soit,  dit-elle  en  i'iant.  —  Adieu  I  mon  fiancé.  » 
Elle  me  releva;  puis,  de  sa  main  mignonne 
M'envoyant  un  baiser  :  «  Allez,  on  vous  pardonne, 
«  Dit-elle,  et  revenez  bientôt,  bel  inconnu  I  »  — 
Et  je  partis. 

LA   MARQUISE,    tristement. 

Et  VOUS  n'êtes  pas  revenu? 

LE    COMTE. 

Mon  Dieu  !  non.  Mais  pourquoi?  Je  ne  sais  trop  moi-même. 

18 


206  HISTOIRE   DU   VIEUX   TEilPS. 

Je  me  suis  dit  :  Est-il  possible  qu'elle  m'aime 
Cette  enfant  que  je  vis  un  instant?  Pour  ma  part 
L'aimais-je?  J'hésitais.  J'arriverais  trop  tard 
Peut-être?  Pour  trouver  ma  belle  jeune  fille 
Aimant  quelque  autre,  aimée  et  mère  de  famille. 
Et  puis  ce  vain  propos  d'un  fou,  dit  en  passant, 
Sans  doute  avait  glissé  sur  elle,  lui  laissant 
Un  mignon  souvenir,  une  douce  pensée. 
Et  puis,  la  trouverais-je  où  je  l'avais  laissée? 
M"étais-je  pas  trompé?  Ne  valait-il  pas  mieux 
Garder  ce  souvenir  lointain,  frais  et  joyeux, 
La  voir  telle  toujours  que  je  me  Tétais  peinte, 
Et  ne  point  revenir  et  la  revoir,  de  crainte 
De  ne  trouver,  hélas,  que  désillusion? 
Mais  il  m'en  est  resté  comme  une  obsession, 
Une  vague  tristesse  au  cœur,  et  comme  un  doute 
D'un  bonheur  coudoyé  mais  laissé  sur  ma  route. 

LA   MARQUISE,  avec  des  sanglots  dans  la  voix. 

Elle  l'aurait  peut-être  aimé,  cet  inconnu? 


HISTOIRE   DU  VIEUX   TEMPS.  207 

Dieu  seul  le  sait  I  mais  vous  n'êtes  point  revenu. 

LE   COMTE. 

Marquise,  aurais-je  donc  commis  un  si  grand  ciime? 

■     LA   MAHQUISE. 

Ne  me  disiez-vous  point,  tout  à  l'heure:  «  J'estime 

«  Que  l'homme  est  comme  un  fruit  que  Dieu  sépare  en  deux  ; 

«  Il  marche  par  le  monde  ;  et,  pour  qu'il  soit  heureux, 

«  Il  faut  qu'il  ait  trouvé,  dans  sa  course  incertaine, 

«  L'autre  moitié  de  lui:  mais  le  hasard  le  mène; 

«  Le  hasard  est  aveugle  et  seul  conduit  ses  pas; 

«  Aussi,  presque  toujours,  il  ne  la  trouve  pas. 

«  Pourtant,  quand  d'aventure  il  la  rencontre,  il  aime. 

((  Et  vous  étiez,  je  crois,  la  moitié  de  moi-même 

«  Que  Dieu  me  destinait  et  que  je  cherchais,  mais 

«  Je  ne  vous  trouvai  pis  et  je  n'aimai  jamais. 

«  Puis  voilà  qu'aujourd'hui,  nos  routes  terminées, 

«  Le  sort  unit,  trop  tard,  nos  vieilles  destinées.  » 

Trop  tard,  hélas,  car  vous  n'êtes  pas  revenu  ! 


208  HISTOIRE   DU  VIEUX  TEMPS. 

LE    COMTE. 

Marquise,  vous  pleurez!... 

LA   MARQUISE. 

Ce  n'est  rien,  j'ai  connu 
La  pauvre  fille  dont  vous  parliez  tout  à  l'heure  ; 
Ce  récit  m'attrista;  voilà  pourquoi  je  pleure. 
Ce  n'est  rien. 

LE    COMTE. 

L'enfant  qui  jadis  reçut  ma  foi. 
Marquise,  c'était  vous  ! 

LA    MARjUISE. 

Eh  bien!  oui,  c'était  moi... 

[Le  comte  se  met  à  genoux  et  lui  baise  la  7yiain.  —  //  est  très  ému.) 
LA  MARQUISE,  après  un  moment  de  silence. 

Allons,  n'y  pensons  plus.  11  est  un  temps  aux  roses. 
Notre  vieux  front  pâli  n'est  plus  fait  pour  ces  choses. 


HISTOIRE   DU  VIEUX   TEIIPS.  209 

Rirait  hien  ([ui  pourrait  nous  voir  en  ce  moment! 
Relevez-vous  ;  et  pour  finir  ce  ^ieu\  roman, 
Souvenir  du  passé  qui  n'est  plus  de  notre  âge, 
Tenez,  comte,  je  vais  vous  rendre  votre  gage; 
Je  ne  suis  plus  fillette,  et  j'ai  le  droit  d'oser. 

{Elle  r embrasse  sur  l^  front.  Puis,  avec  un  sourire  triste.) 

Mais  il  a  bien  vieilli,  votre  pauvre  baiser! 


i«. 


TABLE 


TABLE 


Le  Mur 1 

Coup  de  soleil ^-^ 

Terreur ^  " 

Une  Conquête -  ^ 

Nuit  de  neige ^^ 

Envoi  d'amour "^^ 

Au  bord  ai  l'eau • "^^ 

Les  oies  sauvages ^^ 

Découverte ^^ 

L'oiseleur •  • * 

L'aïeul •    •  '  ^ 

T^ ,  .                                                               83 

Désirs 

89 
La  Dernière  Escapade 

,                                                     109 

Promenade 


2U  TABLE. 

Sommation 113 

La  chanson  du  Rayon  de  Lune 119 

Fin  d'amour 125 

Propos  des  rues 135 

Vénus  Rustique .  145 

Histoire  du  vieux  temps. 181 


FIN     DE     LA     TABLE. 


Paris.  —  Imp.  E.  Capi owo.nt  et  V.  Renault,  rue  des  PoitCTins,  6. 


^m^m^:^^?é^''im^ 


La  Bibliothèque 

Université  d'Ottawa 

Échéance 


Ff  B  1 7 197lf 


The  Library 

University  of  Ottawa 

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