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Full text of "D'Eugène Delacroix au néo-impressionnisme"

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d'Eugène   Delacroix 

au 

Néo-Impressionnisme 


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A  LA  MEMOIRE 

DES  PEINTRES 

GEORGES  SEURAT, 

HENRI-EDMOND  CROSS. 

ET 

POUR  LA  COULEUR. 


PAUL   SIGNAC 


d'Eugène  Delacroix 


au 


Néo-Impressionnisme 


TROISIÈME    EDITION 


PARIS 
H.  FLOUKY,  LIBRAIRE-EDITEUR 

1,    BOULEVARD   DES   CAPUCINES,    1 

1921 


TABLE   DES   MATIÈRES 


Pages 

Dédicace i 

Note  préliminaire .  1 

I.  Documents 4 

II.  Apport  de  Delacroix 26 

III.  Apport  des  Impressionnistes 47 

IV.  Apport  des  Néo-impressionnistes 59 

V.  La  Touche  divisée 74 

VI.  Résumé  des  trois  apports 87 

VII.  Témoignages &9 

VIII.  L'ÉDUCATiON    BE    l'œIL 100 

La  couverture   de   ce   volume  a   été   dessinée 

PAR 

M.  THÉO  VAN  RYSSELBERGHE 


MATHA,    IMPRIMERIE   R.    LUCAS 


NOTE    PRÉLIMINAIRE 


1.  Les  peintres  néo-impressionnistes  sont  ceux  qui 
ont  instauré  et,  depuis  1886,  développé  la  technique  dite 
de  la  division  en  employant  comme  mode  d'expression  le 
mélange  optique  des  tons  et  des  teintes. 

Ces  peintres,  respectueux  des  lois  permanentes  de  l'art, 
le  rythme,  la  mesure,  le  contraste,  ont  été  amenés  à  cette 
technique  par  leur  désir  d'atteindre  un  maximum  de 
luminosité,  de  coloration  et  d'harmonie  qu'il  ne  leur  semble 
possible  d'obtenir  par  aucun  autre  mode  d'expression. 

Ils  ont,  comme  tous  les  novateurs,  étonné  et  excité  le 
public  et  la  critique  qui  leur  ont  reproché  d'user  d'une 
technique  hétéroclite  sous  laquelle  disparaîtrait  le  talent 
qu'ils  pourraient  avoir. 

Nous  tenterons  ici,  non  de  défendre  le  mérite  de  ces 
peintres,  mais  de  démontrer  que  leur  méthode  si  décriée 
est  traditionnelle  et  normale  ;  qu'elle  est  entièrement 
pressentie  et  presque  formulée  par  Eugène  Delacroix, 
et  qu'elle  devait  fatalement  succéder  à  celle  des  impres- 
sionnistes. 


2  DE  DELACROIX  AU  NEO-lMPRESSlONNISME 

Esl-il  utile  d'affirmer  qu'il  n'entre  point  dans  notre 
idée  de  les  comparer  à  leurs  illustres  devanciers  ?  Nous 
voudrions,  seulement,  prouver  qu'ils  ont  le  droit  de  se 
réclamer  de  l'enseignement  de  ces  maîtres  et  qu'ils  se 
maillent  à  la  chaîne  des  champions  de  la  couleur  et  de  la 
lumière. 

2.  Il  pourrait  paraître  superflu  d'exposer  une  tech- 
nique picturale.  Les  peintres  devraient  être  jugés  unique- 
ment sur  leurs  œuvres,  et  non  d'après  leurs  théories. 
Mais  ce  qu'on  attaque  particulièrement  chez  les  néo- 
impressionnistes, c'est  leur  technique  :  on  paraît  regretter 
de  les  voir  s'égarer  dans  des  recherches  vaines  ;  ils  sont, 
par  beaucoup,  condamnés  d'avance,  sur  leur  facture, 
sans  examen  sérieux  de  leurs  toiles  ;  pour  eux,  on  s'arrête 
au  moyen  sans  vouloir  constater  les  bénéfices  du  résultat. 
11  nous  semble  donc  licite  de  venir  défendre  leur  modo 
d'expression  et  de  le  montrer  logique  et  fécond. 

Il  nous  sera  ensuite  permis  d'espérer  (ju'on  voudra 
bien  examiner  leurs  œuvres  sans  parti  pris,  car  si  une 
technique,  reconnue  valable,  ne  donne  pas  de  talent  à 
ceux  qui  l'emploienl,  pourquoi  en  retirait-elle  à  ceux  qui 
trouvent  en  elle  le  meilleur  moyen  d'exprimer  ce  (ju'ils 
sentent  et  ce  qu'ils  veulent  ? 

3.  Il  nous  sera  bien  facile  de  démontrer  aussi  que  les 


NOTE  PRELIMINAIRE 


reproches  et  les  critiques  adressés  aux  néo-impressionnistes 
sont  également  dans  la  tradition  et  qu'ils  ont  été  supportés 
par  leurs  précurseurs,  comme  par  tous  les  artistes  d'ailleurs 
qui  apportèrent  un  mode  d'expression  non  coutumier  (i). 


(i)  Note  de  1921. 

Dans  cette  nouvelle  édition,  aucun  changement  n"a  été  l'ait  au  texte 
oripinal  publié  en  1899  par  la  «  Revue  Blanche»; 

Seule  la  dédicace  a  été  modifiée.  Le  nom  du  cher  Henri-Edmond  Gros» 
a  été  inscrit  à  côté  de  celui  de  Georoes  Seurat  et  le  vo^u  «  pour  la  cou- 
leur »  qui  nous  a  semblé  d'actualité,  ajouté. 


I 

DOCUMENTS 

La  Division  ;  elle  est  pressentie  par  Delacroix.  —  Analogie  de 
sa  technique  et  de  celle  des  néo-impressionnistes.  —  Citations 
de  Delacroix,  de  Baudelaire,  de  Charles  Blanc,  d'Ernest 
Chesneau,  de  Théophile  Silvestre,  d'Eugène  Véron.  —  Aux 
recherches  similaires,  accueil  identique  :  quelques  critiques. 

1.  Croire  que  les  néo-impressionnistes  sont  des  peintres 
qui  couvrent  leurs  toiles  de  petits  points  multicolores  est 
une  erreur  assez  répandue.  Nous  démontrerons  plus  tard, 
mais  affirmons-le  dès  maintenant,  que  ce  médiocre  procédé 
du  j)oint  n'a  rien  de  commun  avec  l'esthétique  des  peintres 
que  nous  défendons  ici,  ni  avec  la  technique  de  la  division 
qu'ils  emploient. 

Le  néo-impressionniste  ne  pointillé  pas,  mais  divise. 

Or,  diviser  c'est  : 

S'assurer  tous  les  bénéfices  de  la  luminosité,  de  la 
coloration  et  de  l'harmonie,  par  : 

1°  Le  mélange  optique  de  pigments  uniquement  purs 
(toutes  les  teintes  du  prisme  et  tous  leurs  tons)  ^  ; 

1,    Les  mots  ton  et  teinte  étant  généralement  employés  Tun  pour 


3  DE  DELACROIX  AU  NEO-IMPRESSIONNISME 

2°  La  sèpai^ation  des  divers  éléments  (couleur  locale, 
couleur  d'éclairage,  leurs  réactions,  etc.); 

3°  L'équilibre  de  ces  éléments  et  leur  proportion  (selon 
les  lois  du  contraste,  de  la  dégradation  et  de  Virradiation)  ; 

4°  Le  choix  d'une  touche  proportiotmée  à  la  dimension 
du  tableau. 

La  méthode  formulée  en  ces  quatre  paragraphes  régira 
donc  la  couleur  pour  les  néo-impressionnistes,  dont  la 
plupart  appliqueront  en  outre  les  lois  plus  mystérieuses 
qui  disciplinent  les  lignes  et  les  directions,  et  en  assurent 
l'harmonie  et  la  belle  ordonnance. 

Ainsi  renseigné  sur  la  ligne  et  sur  la  couleur,  le  peintre 
déterminera  à  coup  sûr  la  composition  linéaire  et  chroma- 
tique de  son  tableau,  dont  les  dominantes  de  direction,  de 
ton  et  de  teinte  seront  appropriées  au  sujet  qu'il  veut  traiter. 

2.  Avant  d'aller  plus  loin,  invoquons  l'autorité  du  génie 
haut  et  clair  d'Eugène  Delacroix  :  les  règles  de  couleur,  de 
ligne  et  de  composition  que  nous  venons  d'énoncer  et  qui 
résument  la  division,  ont  été  promulguées  par  le  grand 
peintre. 

Nous  allons  reprendre  une  à  une  toutes  les  parties  de 

l'autre,  précisons  quo  nous  entendons  par  teinte  la  qualité  d'une 
couleur,  et  par  ton  le  degré  de  saturation  ou  de  luminosité  d'une  teinte. 
La  dégradation  d'une  couleur  vers  une  autre  créera  une  série  de  teintes 
intermédiaires,  et  le  dégradé  d'une  de  ces  teintes  vers  le  clair  ou  le 
foncé  passera  par  une  succession  de  tons. 


DOCUMENTS  C 

l'eslhélique  et  de  la  technique  des  néo-impressionnistes, 
puis  en  les  comparant  aux  lignes  écrites  sur  les  mêmes 
questions  par  Eugène  Delacroix  dans  ses  lettres,  ses  articles 
et  dans  les  trois  volumes  de  son  journal  (Journal  d'Eugène 
Delacroix,  publié  par  MM.  Paul  Fiat  et  René  Piot,  —  Pion 
et  Nourrit,  éditeurs),  nous  montrerons  que  ces  peintres  ne 
font  que  suivre  l'enseignement  du  maître  et  continuer  ses 
recherches. 

3.  Le  but  de  la  technique  des  néo-impressionnistes 
est  d'obtenir,  nous  l'avons  dit,  un  maximum  de  couleur 
et  de  lumière,  (^v^  ce  but  n'est-il  pas  clairement  indiqué 
par  ce  beau  cri  d'Eugène  Delacroix  : 

«  L'ennemi  de  toute  peinture  est  le  gris  !  » 

Pour  arriver  à  cet  éclat  lumineux  et  coloré,  les  néo- 
impressionnistes n'usent  que  de  couleurs  pures  se  rap- 
prochant, autant  que  la  matière  peut  se  rapprocher  de  la 
lumière,  des  couleurs  du  prisme.  Et  n'est-ce  pas  là  encore 
obéir  au  conseil  de  celui  qui  écrit  : 

«  Bannir  toutes  couleurs  terreuses.  » 

De  ces  couleurs  pures,  ils  respecteront  toujours  la  pureté, 
se  gardant  bien  de  les  souiller  en  les  mélangeant  sur  la 
palette  (sauf  évidemment  avec  du  blanc  et  entre  voisines, 
pour  toutes  les  teintes  du  prisme  et  tous  leurs  tons)  ;  ils  les 
juxtaposeront  en  touches  nettes  et  de  petite  dimension, 


7  DE  DELACROIX  AU  NÉO-IMPRESSIONNISME 

et,  par  le  jeu  du  mélange  optique,  oMiendront  la  résultante 
cherchée,  avec  cet  avantage  que,  tandis  que  tout  mélange 
pigmentaire  tend,  non  seulement  à  s'obscurcir,  mais  aussi 
à  se  décolorer,  tout  mélange  optique  tend  vers  la  clarté  et 
l'éclat.  Delacroix  se  doutait  bien  des  prérogatives  de  cette 
méthode  : 

«  Teintes,  de  vert  et  de  violet  mis  crûment,  çà  et  là,  dans  le  clair, 
sans  les  mêler.  » 

«  Vert  et  violet  :  ces  tons  il  est  indispensable  de  les  passer  l'un 
après  l'autre  ;  et  non  pas  les  mêler  sur  la  palette.  » 

Et,  en  effet,  ce  vert,  ce  violet,  couleurs  presque  com- 
plémentaires, mélangés  pigmentairement  eussent  donné 
une  teinte  terne  et  sale,  un  de  ces  gris  ennemis  de  toute 
'peinture^  tandis  que,  juxtaposés,  ils  reconstitueront  optique- 
ment un  gris  fin  et  nacré. 

Le  traitement  que  Delacroix  imposait  au  vert  et  au 
violet,  les  néo-impressionnistes  n'ont  fait  que  le  généra- 
liser logiquement  et  l'appliquer  aux  autres  couleurs. 

Prévenus  par  les  recherches  du  maître,  renseignés  par 
les  travaux  de  Chevreul,  ils  ont  instauré  ce  mode  unique 
et  certain  d'obtenir  à  la  fois  lumière  et  couleur  : 

Remplacer  tout  mélange  pigmentaire  de  teintes  enne- 
mies par  leur  mélange  optique. 

4.  Toute  teinte  plate  leur  paraissant  veule  et  éteinte, 
ils  s'efforcent  de  faire  chatoyer  la  moindre  partie  de  leurs 


DOCUMENTS  8 

toiles    par    le    mélange    optique   de    touches  de  couleurs 
juxtaposées  et  dégradées. 

Or,  Delacroix  a  énoncé  nettement  le  principe  et  les 
avantages  de  celte   méthode  : 

«  Il  est  bon  que  les  touches  ne  soient  pas  matériellement  fondues. 
Elles  se  fondent  naturellement  à  une  distance  voulue  par  la  loi  sym- 
pathique qui  les  a  associées.  La  couleur  obtient  ainsi  plus  d'énergie 
et  de  fraîcheur.  » 

Et  plus  loin  : 

«  Constable  dit  que  la  supériorité  du  vert  de  ses  prairies  tient  à 
ce  qu'il  est  composé  d'une  multitude  de  verts  différents.  Ce  qui 
donne  le  défaut  d'intensité  et  de  vie  à  la  verdure  du  commun  des 
paysagistes,  c'est  qu'ils  la  font  ordinairement  d'une  teinte  uniforme. 
Ce  qu'il  dit  ici  du  vert  des  prairies  peut  s'appliquer  à  tous  les  tons.  » 

Celte  dernière  phrase  prouve  nettement  que  la  décompo- 
sition des  teintes  en  touches  dégradées,  cette  partie  si  impor- 
tante de  la  division,  a  été  pressentie  par  le  grand  peintre 
que  sa  passion  de  couleur  devait  fatalement  amener  à  cons- 
tater les  bénéfices  du  mélange  optique. 

Mais,  pour  assurer  le  mélange  optique,  les  néo-impres- 
sionnistes ont  été  forcés  d'user  de  touches  de  petite  dimen- 
sion, afin  que  les  divers  éléments  puissent,  au  recul 
nécessaire,  reconstituer  la  teinte  voulue  et  non  être  perçus 
isolément. 

Delacroix  avait  songé  à  employer  ces  touches  réduites 
et  se  doutait  des  ressources  que  cette  facture  pouvait  lui 
procurer,  puisqu'il  écrit  ces  deux  notes  : 


9  DE  DELACROIX  AU  NEO-IMPRESSIONXISME 

«  Hier,  en  travaillant  l'enfant  qui  est  près  de  la  femme  de  gauche 
dans  l'Orphée,  je  me  souvins  de  ces  petites  touches  multipliées  faites 
avec  le  pinceau  et  comme  dans  une  miniature,  dans  la  Vierge  de 
Raphaël  que  j'ai  vue  rue  Grange-Batelière.  » 

«  Tâcher  de  voir  au  Musée  les  grandes  gouaches  de  Corrège.  Je 
crois  qu'elles  sont  faites  à  très  petites  touches.  ■» 

5.  Pour  le  néo-impressionnisle,  les  divers  éléments 
qui  doivent  reconstituer  la  teinte  par  leur  mélange  optique 
seront  distincts  les  uns  des  autres  :  la  lumière  et  la  couleur 
locale  seront  nettement  séparées,  et  le  peintre  fera  dominer 
tantôt  l'une,  tantôt  l'autre,  à  son  gré. 

Ce  principe  de  la  séparation  des  éléments  ne  se  retrouve- 
t-il  point  dans  ces  lignes  de  Delacroix  : 

«  Simplicité  des  localités  et  largeur  de  lumière.  » 

«  Il  faut  concilier  la  couleur  «couleur»  et  la  lumière  «lumière»,  » 

L'équilibre  de  ces  éléments  séparés  et  leur  proportion 
ne  sont-ils  pas  nettement  indiqués  : 

«  Faire  trop  dominer  la  lumière  et  la  largeur  des  plans  conduit  à 
l'absence  de  demi-teintes  et  par  conséquent  à  la  décoloration  ;  l'abus 
contraire  nuit  surtout  dans  les  grandes  compositions  destinées  à  être 
vues  de  loin.  Véronèse  l'emporte  sur  Rubens  par  la  simplicité  des 
localités  et  la  largeur  de  la  lumière.  » 

«  Pour  ne  point  paraître  décolorée  avec  une  lumière  aussi  large,  il 
faut  que  la  teinte  locale  de  ^'éronèse  soit  très  montée  de  ton.  ^) 

6.  Le  contraste  de  ton  et  de  teinte  que,  seuls  des  peintres 


DOCUMENTS  10 

contemporains,  les  néo-impressionnistes  observent,   n'est- 
il  pas  défini  et  imposé  par  le  maître  : 

«  Ma  palette  brillante  du  contraste  des  couleurs.  » 

«  Loi  générale  :  plus  d'opposition,  plus  d'éclat.  » 

«  La  satisfaction  que  donnent,  dans  le  spectacle  des  choses,  la 
beauté,  la  proportion,  le  contraste,  l'harmonie  de  la  couleur.  » 

«  Bien  que  ce  soit  contre  la  loi  qui  veut  les  luisants  froids,  en  les 
mettant  jaunes  sur  des  tons  de  chairs  violets,  le  contraste  fait  que 
l'effet  est  produit.  » 

«  Quand,  sur  le  bord  d'un  plan  que  vous  avez  bien  établi,  vous 
avez  un  peu  plus  de  clair  qu'au  centre,  vous  prononcez  d'autant  plus 
son  méplat  ou  sa  saillie...  on  aura  beau  mettre  du  noir,  on  n'aura 
pas  de  modelé.  » 

Cette  note  d'un  des  carnets  du  voyage  au  Maroc  montre 
quelle  importance  Delacroix  attachait  aux  lois  du  contraste 
et  des  couleurs  complémentaires  qu'il  savait  être  des 
sources  inépuisables  d'harmonie  et  de  puissance  : 

«  Des  trois  couleurs  primitives  se  forment  les  trois  binaires.  Si  au 
ton  binaire  vous  ajoutez  le  ton  primitif  qui  lui  est  opposé,  vous 
l'annihilez,  c'est-à-dire  vous  en  produisez  la  demi-teinte  nécessaire. 
Ainsi,  ajouter  du  noir  n'est  pas  ajouter  de  la  demi-teinte,  c'est  salir 
le  ton  dont  la  demi-teinte  véritable  se  trouve  dans  le  ton  opposé  que 
nous  avons  dit.  De  là,  les  ombres  vertes  dans  le  rouge.  La  tête  des 
deux  petits  paysans.  Celui  qui  était  jaune  avait  des  ombres  violettes  ; 
celui  qui  était  le  plus  sanguin  et  le  plus  rouge,  des  ombres  vertes.  » 

7.  D'après  la  technique  néo-impressionniste,  la  lumière, 
jaune,  orangée  ou  rouge,  selon  l'heure  et  l'effet  vient  s'ajou- 
ter à  la  teinte  locale,  la  réchauffer  ou  la  dorer  dans  ses 
parties  les  plus  éclairées.  L'ombre,  fidèle  complémentaire 


II  DE  DELACROIX  AU  NÉO-IMPRESSIONNISME 

de  son  régulateur  la  lumière,  est  violette,  bleue  ou  vert 
bleuâtre  et  ces  éléments  viennent  modifier  et  refroidir  les 
parties  sombres  de  la  couleur  locale.  Ces  ombres  froides  et 
ces  lumières  chaudes,  dont  les  luîtes  et  les  jeux,  entre  elles 
et  avec  la  couleur  locale,  constituent  le  contour  et  le  modelé, 
se  répandent,  immiscées  ou  contrastées,  sur  toute  la  surface 
du  tableau,  l'illuminant  ici,  l'éteignant  là,  en  place  et  pro- 
portion déterminées  par  le  clair-obscur. 

Or,  ces  lumières  jaunes  ou  orangées,  ces  ombres  bleues 
ou  violettes,  qui  ont  excité  tant  d'hilarité,  les  voici  pres- 
crites, et  catégoriquement,  par  Delacroix  : 

«  Dans  Véronèse,  le  linge  froid  dans  l'ombre,  chaud  dans  le  clair.  » 
«  Tons  dorés  et  rouges  des  arbres,  ombres  bleues  et  lumineuses,  » 
a  Les  tons  de  chrome  du  côté  du  clair  et  les  ombres  bleues.  » 
«  A  Saint-Denis  du  Saint-Sacrement  j'ai  dû  peindre  les  lumières 
avec  du  jaune  de  chrome  pur  et  les  demi-teintes  avec  du  bleu  de 
Prusse.  » 

«  L'orangé  mal  dans  les  clairs,  les  violets  les  plus  vifs  pour  le  pas- 
sage de  l'ombre  et  des  reflets  dorés  dans  les  ombres  qui  s'opposaient 
au  sol.  » 
«  Tout  bord  de  l'ombre  participe  du  violet.  » 

8.  On  a  souvent  reproché  aux  néo-impressionnistes 
d'exagérer  les  colorations,  de  peindre  criard  et  bariolé. 

Ils  ne  tiendront  pas  compte  de  ces  critiques,  formulées 
par  des  gens  dont  on  peut  dire  avec  Delacroix  que  : 

«  Le  terreux  et  l'olive  ont  tellement  dominé  leur  couleur  que  la 
nature  est  discordante  à  leurs  yeux  avec  ses  tons  vifs  et  hardis.  )i 


DOCUMENTS  12 

Le  peintre  vraiment  coloriste,  c'est-à-dire  celui  qui, 
comme  les  néo-impressionnistes,  soumet  la  couleur  aux 
règles  de  l'harmonie,  n'aura  jamais  à  craindre  de  paraître 
criard  en  étant  trop  coloré.  Il  laissera  de  plus  timorés 
souhaiter  «  non  la  couleur,  mais  la  nuance  encor  »  et  ne 
redoutera  pas  de  rechercher  l'éclat  et  la  puissance  par 
tous  les  moyens  possibles.  Car  Delacroix  l'avertit  que  : 

«  La  peinture  paraîtra  toujours  plus  grise  qu'elle  n'est,  par  sa  posi- 
tion oblique  sous  le  jour. . .  » 

et  lui  montre  le  triste  effet  d'un  tableau  terne  et  décoloré  : 

«  11  paraîtra  ce  qu'il  est  effectivement  :  terreux,  morne  et  sans 
vie.  —  Tu  es  terre  et  tu  redeviens  terre.  » 

Il  ne  craindra  donc  pas  d'employer  les  teintes  les  plus 
éclatantes,  ces  teintes  : 

ce  ...  que  Rubens  produit  avec  des  couleurs  franches  et  virtuelles, 
telles  que  des  verts,  des  outremers.  » 

Mémo  lorsqu'il  voudra  obtenir  des  gris,  il  usera  de 
teintes  pures  dont  le  mélange  optique  lui  donnera  la  résul- 
tante voulue,  combien  plus  précieuse  que  celle,  non  grise, 
mais  sale,  obtenue  par  un  mélange  pigmentaire.  Ces  colo- 
rations intenses  et  brillantes,  il  les  exaltera  encore,  lors- 
qu'il le  jugera  utile,  par  la  dégradation  et  le  contraste.  ' 


13  DE  DELACROIX  AU  NEO-IMPRESSIONNISME 

S'il  connaît  les  lois  d'harmonie,  qu'il  ne  craigne  jamais 
de  dépasser  la  mesure.  Delacroix  l'incite  à  colorer  à  outrance, 
le  lui  ordonne  même  : 

«  Il  faut  que  la  demi-teinte,  c'est-à-dire  tous  les  tons,  soit  outrée.  » 

«  Il  faut  que  tous  les  tons  soient  outrés.  Rubens  outré.  Titien  de 

même.  Véronèse  quelquefois  gris,  parce  qu'il  cherche  trop  la  vérité...  » 

9.  Ce  moyen  d'expression,  le  mélange  optique  de 
petites  touches  colorées,  posées  méthodiquement  les  unes 
à  côté  des  autres,  ne  permet  guère  l'adresse  ni  la  virtuosité  ; 
la  main  aura  bien  peu  d'importance  ;  seuls  le  cerveau  et 
l'œil  du  peintre  auront  un  rôle  à  jouer.  En  ne  se  laissant 
pas  tenter  par  les  charmes  du  coup  de  pinceau,  en  choisis- 
sant une  facture  non  brillante,  mais  consciencieuse  et 
précise,  les  néo-impressionnistes  ont  tenu  compte  de  cette 
objurgation  d'Eugène  Delacroix  : 

«  La  grande  affaire,  c'est  d'éviter  cette  infernale  commodité  de  la 
brosse.  » 

ce  Les  jeunes  gens  ne  sont  entichés  que  de  l'adresse  de  la  main.  Il 
n'y  a  peut-être  pas  de  plus  grand  empêchement  à  toute  espèce  de 
véritable  progrès  que  cette  manie  universelle  à  laquelle  nous  avons 
tout  sacrifié.  » 

Puis  Delacroix  revient  encore  sur  les  dangers  d'une 
exécution  trop  facile  : 

«  Le  beau  pinceau  libre  et  fier  de  Van  Loo  ne  mène  qu'à  des  à-peu 
près  :  le  style  ne  peut  résulter  que  d'une  grande  recherche.  » 

Afin  de  défendre  ces  petites    touches    olïusquantes   à 


DOCUMENTS  14 

l'excès  pour  ceux  qui,  incapables  de  goûter  le  bénéflce 
harmonique  du  résultat,  sont  arrêtés  par  la  nouveauté  du 
moyen,  citons  ces  lignes  de  Delacroix  sur  la  touche.  Tout 
ce  qu'il  dit  de  cette  facture,  dont  il  usait  pour  donner  à  la 
couleur  plus  de  splendeur  et  d'éclat,  peut  s'appliquer  au 
procédé  employé,  dans  le  même  but,  par  les  néo-impres- 
sionnistes : 

«  Il  y  a  dans  tous  les  arts  des  moyens  d'exécution  adoptés  et  con- 
venus, et  on  n'est  qu'un  connaisseur  imparfait,  quand  on  ne  sait  pas 
lire  dans  ces  indications  de  la  pensée  ;  la  preuve,  c'est  que  le  vul- 
gaire préfère  à  tous  les  autres  les  tableaux  les  plus  lisses  et  les  moins 
touchés,  et  les  préfère  à  cause  de  cela.  » 

«  Que  dirait-on  des  maîtres  qui  prononcent  sèchement  les  contours, 
tout  en  s'abstenant  de  la  touche  ?  » 

«  Il  n'y  a  pas  plus  de  contours  qu'il  n'y  a  de  touches  dans  la  nature. 
Il  faut  toujours  en  revenir  aux  moyens  convenus  dans  chaque  art, 
qui  sont  le  langage  de  cet  art.  » 

«  Beaucoup  de  ces  peintres  qui  évitent  la  touche  avec  le  plus  grand 
soin,  sous  prétexte  qu'elle  n'est  pas  dans  la  nature,  exagèrent  le  con- 
tour qui  ne  s'y  trouve  pas  davantage.  » 

ce  Beaucoup  de  maîtres  ont  é\'ité  de  faire  sentir  la  touche,  pensant 
sans  doute  se  rapprocher  de  la  nature,  qui  effectivement  n'en  pré- 
sente pas.  La  touche  est  un  moyen  comme  un  autre  de  contribuer 
à  rendre  la  pensée  dans  la  peinture.  Sans  doute  une  peinture  peut 
être  très  belle  sans  montrer  la  touche,  mais  il  est  puéril  de  penser 
qu'on  se  rapproche  de  l'effet  de  la  nature  en  ceci  ;  autant  vaudrait-il 
faire  sur  son  tableau  de  véritables  reliefs  colorés,  sous  prétexte  que 
les  corps  sont  saillants.  » 

Au   recul  commandé  par   les  dimensions  du  tableau, 
la  facture  des  néo-impressionnistes  ne  sera  pas  choquante  : 


15  DE  DELACROIX  AU  NEO-IMPRESSIONNISME 

à  celte  distance,  les  louches  disparaîtront  et,  seuls,  seront 
perçus  les  bénéfices  lumineux  et  harmoniques  qu'elles 
procurent. 

Peut-être  cette  noie  de  Delacroix  engagera-l-elle  quel- 
ques-uns à  prendre  la  peine  de  faire  les  pas  nécessaires 
pour  comprendre  et  juger  un  tableau  divisé  : 

ce  Tout  dépend,  au  reste,  de  la  distance  rommandc^e  pour  regarder 
un  tableau.  A  une  certaine  distance,  la  touche  se  fond  dans  l'ensemble, 
mais  elle  donne  à  la  peinture  un  accent  que  k  fondu  des  teintes  ne 
peut  produire.  » 

Delacroix  essaye  à  plusieurs  reprises  de  persuader  ceux 
qui,  n'aimant  au  fond  que  les  tableaux  bien  ternes  et  bien 
lisses,  sont  déconcertés  par  toute  peinture  vibrante  et 
colorée,  et  les  prévient  que  : 

«  Le  temps  redonne  à  l'ouvrage,  en  effaçant  les  louches,  aussi  bien 
les  premières  que  les  dernières,  son  ensemble  définitif.  » 

«  Si  l'on  se  prévaut  de  l'absence  de  louches  de  certains  tableaux 
de  grands  maîtres,  il  ne  faut  pas  oublier  que  le  temps  amortit  la 
touche.  » 

10.  Ne  les  dirait-on  pas  écrites  par  un  adepte  de  la 
division^  pour  la  défense  de  ses  idées,  toutes  ces  notes  de 
Delacroix  sur  la  couleur  ?  Et,  sur  combien  d'autres  points 
les  néo-impressionnistes  peuvent-ils  encore  en  appeler  au 
témoignage  du  maître  ! 

Les  notes  répétées  de  celui  dont  ils  s'efforcent  de  suivre 
les  préceptes  leur  montrent  trop   clairement   l'importance 


DOCUxMENTS  16 

qu'il  attachait  au  rôle  de  la  ligne,  pour  qu'ils  aient  négligé 
d'assurer  à  l'harmonie  de  leurs  couleurs  le  Ijénéfice  d'un 
arrangement  rythmique  et  d'un  balancement  mesuré  : 

«  L'influence  des  lignes  principales  est  immense  dans  une  compo- 
sition. » 

«  Un  bon  arrangement  de  lignes  et  de  couleurs  :  autant  dire  ara- 
besque. » 

«  En  tout  objet,  la  première  chose  à  saisir  pour  le  rendre  avec  le 
dessin,  c'est  le  contraste  des  lignes  principales.  » 

«  Admirable  balancement  des  lignes  dans  Raphaël.  » 

«  Une  ligne  toute  seule  n'a  pas  de  signification  ;  il  en  faut  une 
seconde  pour  lui  donner  de  l'expression.  Grande  loi  :  une  note  seule  — 
musique...  » 

«  La  composition  offre  à  peu  près  la  disposition  d'une  croix  de 
Saint-André...  » 

«  Si,  à  une  composition  déjà  intéressante  par  le  sujet,  vous  ajoutez 
une  disposition  de  lignes  qui  augmente  l'impression...  » 

«  La  ligne  droite  n'est  nulle  part  dans  la  nature.  » 

«  Jamais  de  parallèles  dans  la  nature,  soit  droites,  soit  courbes.  » 

«  Il  y  a  des  lignes  qui  sont  des  monstres  :  la  droite,  la  serpentine 
régulière  et  surtout  deux  parallèles.  » 

11.  Sa  composition  linéaire  une  fois  déterminée,  le  néo- 
impressionniste  songera  à  la  compléter  par  une  combinai- 
son de  directions  et  de  couleurs  appropriées  au  sujet,  à  sa 
conception,  dont  les  dominantes  varieront  selon  qu'il  veut 
exprimer  la  joie,  le  calme,  la  tristesse,  ou  les  sensations 
intermédiaires. 

Se  préoccupant  ainsi  de  l'effet  moral  des  lignes  et  des 


17  DE  DELACROIX  AU  NEO-IMPRESSIONNISME 

couleurs,  il  ne  fera  que  suivre  une  fois  de  plus  l'enseigne- 
ment de  Delacroix. 

Voici  ce  que  le  maître  pensait  de  cet  élément  consi- 
dérable de  beauté,  si  négligé  par  tant  de  peintres  d'au- 
jourd'hui : 

«  Tout  cela  arrangé  avec  l'harmonie  des  lignes  et  de  la  couleur.  » 

«  La  couleur  n'est  rien  si  elle  n'est  pas  convenable  au  sujet  et  si 
elle  n'augmente  pas  l'effet  du  tableau  par  l'imagination.  » 

«  81,  à  une  composition  intéressante  par  le  choi.ï  du  sujet,  vous 
ajoutez  une  disposition  de  lignes  qui  augmente  l'impression,  un  clair- 
obscur  saisissant  pour  l'imagination,  une  couleur  adaptée  aux  carac- 
tères, c'est  l'harmonie  et  ses  combinaisons  adaptées  à  un  chant 
unique.  » 

«  Une  conception,  devenue  composition,  a  besoin  de  se  mouvoir 
dans  un  milieu  coloré  qui  lui  soit  particulier.  Il  y  a  é\idemment  un 
ton  particulier  attribué  à  une  partie  quelconque  du  tableau  qui  devient 
clef  et  qui  gouverne  les  autres.  Tout  le  monde  sait  que  le  jaune, 
l'orangé  et  le  rouge  inspirent  et  représentent  des  idées  de  joie,  de 
richesse.  » 

«  Je  vois  dans  les  peintres  des  prosateurs  et  des  poètes.  La  rime 
les  entrave,  le  tour  indispensable  aux  vers  et  qui  lem*  donne  tant  de 
vigueur  est  l'analogie  de  la  symétrie  cachée,  du  balancement  en  même 
temps  savant  et  inspiré,  qui  règle  les  rencontres  ou  l'écartemcnt  des 
lignes,  les  taches,  les  rappels  de  couleur...  Seulement,  il  faut  des 
organes  plus  actifs  et  une  sensibilité  plus  grande  pour  distinguer  la 
faute,  la  discordance,  le  faux  rapport  dans  des  lignes  et  des  cou- 
leurs. » 

12.  Si  les  néo-impressionnistes  s'efforcent  d'exprimer 
les  splendeurs  de  lumière  et  de  couleur  qu'offre  la  nature, 
et  puisent  à  celte  source  de  toute  beauté  les  éléments  de 


DOCUMENTS  18 

leurs  œuvres,  ils  pensent  que  l'artiste  doit  choisir  et 
disposer  ces  éléments,  et  qu'un  tableau  composé  linéaire- 
ment et  chromatiquement  sera  d'une  ordonnance  supérieure 
à  celle  qu'offrira  le  hasard  d'une  copie  directe  de  la 
nature. 

Pour  la  défense  de  ce  principe  ils  citeraient  ces  lignes 
de  Delacroix  : 

«  La  nature  n'est  qu'un  dictionnaire,  on  y  cherche  des  mots...  on 
y  trouve  les  éléments  qui  composent  une  phrase  ou  un  récit  ;  mais 
personne  n'a  jamais  considéré  le  dictionnaire  comme  une  composilion 
dans  le  sens  poétique  du  mot.  » 

«  D'ailleurs  la  nature  est  loin  d'être  toujours  intéressante  au  point 
de  vue  de  l'effet  de  l'ensemble...  Si  chaque  détail  offre  une  perfec- 
tion, la  réunion  de  ces  détails  présente  rarement  un  effet  équivalent 
à  celui  qui  résulte,  dans  l'ouvrage  d'un  grand  artiste,  de  l'ensemble 
et  de  la  composition.  » 

13.  Un  grand  reproche  qu'on  leur  fait,  c'est  d'être  trop 
savants  pour  des  artistes.  Or,  nous  verrons  qu'il  s'agit 
tout  simplement  de  quatre  ou  cinq  préceptes  énoncés  par 
Ghevreul  et  que  devrait  connaître  tout  élève  des  écoles 
primaires.  Mais  montrons,  dès  à  présent,  que  Delacroix 
réclamait  pour  l'artiste  le  droit  de  n'être  pas  ignorant  des 
lois  de  la  couleur. 

«  L'art  du  coloriste  tient  évidemment  par  certains  côtés  aux  mathé- 
matiques et  à  la  musique.  » 

«  De  la  nécessité  poiu*  l'artiste  d'être  savant.  Comment  cette 
science  peut  s'acquérir  indépendamment  de  la  pratique  ordinaire.  » 

14.  Il  est  curieux  de  noter  que,  même  dans  les  plus 


19  DE  DELACROIX  AU  NEO-IMPRESSIONNISME 

petits  détails  de  leur  technique,  les  néo-impressionnisles 
mettent  en  pratique  les  conseils  de   Delacroix. 

Ils  ne  peignent  que  sur  des  subjectiles  d'une  prépara- 
tion blanche,  dont  la  lumière  traversera  les  touches  de 
couleur  en  leur  communiquant  plus  d'éclat  et  en  même 
temps  plus  de  fraîcheur. 

Or,  Delacroix  note  l'excellent  résultat  de  ce  procédé  : 

«  Ce  qui  donne  tant  de  finesse  et  d'éclat  à  la  peinture  sur  papier 
blanc,  e'est  sans  doute  cette  transparence  qui  tient  à  la  nature  essen- 
tiellement blanche  du  papier.  Il  est  probable  que  les  premiers  Véni- 
tiens peignaient  sur  des  fonds  très  blancs.  » 

Les  néo-impressionnistes  ont  répudié  le  cadre  doré, 
dont  le  brillant  criard  modifie  ou  détruit  l'accord  du  ta- 
bleau. Ils  usent  généralement  de  cadres  blancs,  qui  offrent 
un  excellent  passage  entre  la  peinture  et  le  fond,  et  qui 
exaltent  la  saturation  des  teintes  sans  en  troubler  l'har- 
monie. 

Amusons-nous  à  signaler  en  passant,  qu'un  tableau 
bordé  d'un  de  ces  cadres  blancs,  discrets  et  logiques,  les 
seuls  qui  puissent,  hormis  le  cadre  contrasté,  ne  pas  nuire 
à  une  peinture  lumineuse  et  colorée,  est  d'emblée  et  sans 
examen,  pour  ce  simple  motif,  exclu  des  Salons  officiels 
ou  pseudo-officiels. 

Delacroix,  en  parfait  harmoniste  qui  redoute  d'intro- 
duire dans  sa  combinaison  un  élément  étranger  et  peut- 
être  discordant,  pressentait  les  avantages  du  cadre  blanc 


DOCUMENTS  20 

puisqu'il  rêvait  d'en  orner  ses  décorations  de  Saint-Sul- 
pice  : 

«  Ils  (les  cadres)  peuvent  influer  en  bien  ou  en  mal  sur  l'effet  du 
tableau  —  l'or  prodigué  de  nos  jours  —  leiu"  forme  par  rapport  au 
caractère  du  tableau.  » 

«  Un  cadre  doré  d'un  caractère  peu  assorti  à  celui  du  monument, 
prenant  trop  de  place  pour  la  peinture.  » 

«  Faire  à  Saint-Sulpice  des  cadres  de  marbre  blanc  autom'  des 
tableaux...  Si  on  pouvait  faire  des  cadres  en  stuc  blanc.  » 

15.  Nous  arrêterons  là  ces  citations.  Cependant,  afin 
d'établir  que  nous  n'avons  point  torturé  les  textes,  nous 
reproduirons  ces  fragments  des  principaux  critiques  qui 
ont  étudié  Delacroix.  Tous  signalent  sa  constante  préoc- 
cupation de  s'assurer  une  technique  savante  et  sûre,  basée 
sur  le  contraste  et  le  mélange  optique,  et  reconnaissant  la 
logique  et  l'excellence  de  cette  méthode,  en  tant  de  points 
semblable  à  celle,  si  critiquée,  de  la  division. 

De  Charles  Baudelaire  : 

«  C'est  à  cette  préoccupation  incessante  qu'il  faut  attribuer  ses 
recherches  perpétuelles  relatives  à  la  coideur.  » 

«  Cela  ressemble  à  un  bouquet  de  fleurs  savamment  assorties.  » 
(L'Art  Romantique.) 

«  Cette  couleur  est  d'une  science  incomparable  :  la  couleur,  loin 
de  perdre  son  originalité  cruelle  dans  cette  science  nouvelle  et  plus 
complète,  est  toujours  sanguinaire  et  terrible.  Cette  pondération  du 
vert  et  du  rouge  plaît  à  notre  àme. 

«  On  trouve  dans  la  couleur  l'harmonie,  la  mélodie  et  le  contre- 
point. »  (Curiosités  esthétiques.) 


1 


21  DE  DELACROIX  AU  NEO-IMPRESSIOXNISME 

De  Charles  Blanc  (Grammaire  des  arts  du-dessin). 

«  La  couleur,  soumise  à  des  règles  sûres,  se  peut  enseigner  comme 
la  musique...  C'est  pour  avoir  connu  ces  lois,  pour  les  avoir  étudiées 
à  fond,  après  les  avoir  par  intuition  devinées,  qu'Eugène  Delacroix 
a  été  un  des  plus  grands  coloristes  des  temps  modernes. 

«  La  loi  des  complémentaires  une  fois  connue,  avec  quelle  sûreté 
va  procéder  le  peintre,  soit  qu'il  veuille  pousser  à  l'éclat  des  couleurs, 
soit  qu'il  veuille  tempérer  son  harmonie.  Instruit  de  cette  loi  par 
l'intuition  ou  l'étude,  Eugène  Delacroix  n'avait  garde  d'étendre  sur 
sa  toile  un  ton  uniforme. 

«  La  hardiesse  qu'avait  eu  Delacroix  de  sabrer  brutalement  le  torse 
nu  de  cette  figure  avec  des  hachures  d'un  vert  décidé...  » 

D'Ernest  Chesneau  (Introduction  à  l'œuvre  complet 
d'Eugène  Delacroix)  : 

«  Il  avait  surpris  un  des  secrets  que  l'on  n'enseigne  pas  dans  les 
écoles  et  que  trop  de  professeurs  ignorent  eux-mêmes  :  c'est  que,  dans 
la  nature,  une  teinte  qui  semble  uniforme  est  formée  de  la  réunion 
d'une  foule  de  teintes  diverses,  perceptibles  seulement  pour  l'œil  qui 
sait  voir.  » 

Théophile  Silvestre,  qui  a  passé  de  longues  heures  dans 
l'atelier  de  Delacroix,  nous  révèle  (les  Artistes  français) 
ces  détails  précis  sur  le  mode  de  travail  raisonné  et  savant 
auquel  le  maître,  malgré  sa  fièvre  et  son  impatience,  con- 
sentait à  asservir  sa  fougueuse  inspiration  : 

«  Il  était  arrivé  d'expérience  en  expérience  à  un  système  absolu  de 
couleur  que  nous  allons  essayer  en  abrégé  de  faire  comprendre.  Au 
lieu  de  simplifier,  en  les  généralisant,  les  colorations  locales,  il  mul- 
tipliait les  tons  à  l'infini  et  les  opposait  l'un  à  l'autre  pour  donner  à 
chacun  d'eux  une  double  intensité.  Titien  lui  semblait  monotone  et 


DOCUMENTS  22 

il  ne  se  décida  même  que  fort  tard  à  reconnaître  tout  ce  que  le  maître 
vénitien  a  de  grandiose.  L'effet  pittoresque  résulte  donc  chez  Dela- 
croix des  complications  contrastées.  Là  môme  où  la  couleur  de  Rubens 
rayonne  comme  un  lac  tranquille,  celle  de  Delacroix  étincelle  comme 
un  fleuve  criblé  par  une  giboulée. 

«  Exemple  des  assortiments  de  tons  chez  Delacroix  :  si  dans  une 
figure  le  vert  domine  du  côté  de  l'ombre,  le  rouge  dominera  du  côté 
lumineux  ;  si  la  partie  claire  de  la  figure  est  jaune,  la  partie  de 
l'ombre  est  violette  ;  si  elle  est  bleue,  l'orangé  lui  est  opposé  et  cœtera, 
dans  toutes  les  parties  du  tableau.  Pour  l'application  de  ce  système, 
Delacroix  s'était  fait  une  espèce  de  cadran  en  carton  que  l'on  pour- 
rait appeler  son  chronomètre.  A  chacun  des  degrés  était  disposé, 
comme  autour  d'une  palette,  un  petit  las  de  couleur  qui  avait  ses 
voisinages  immédiats  et  ses  oppositions  diamétrales. 

«  Pour  vous  rendre  absolument  compte  de  cette  combinaison, 
regardez  le  cadran  de  votre  pendule  et  supposez  ceci  :  midi  repré- 
sente le  rouge  ;  six  heures  le  vert  ;  une  heure  l'orangé  ;  sept  heures 
le  bleu  ;  deux  heures  le  jaune  ;  huit  heures  le  violet.  Les  tons  inter- 
médiaires étaient  subdivisés  de  proche  en  proche  comme  les  demi- 
heure,  les  quarts  d'heure,  les  minutes,  etc.. 

a  ...  Ce  savoir  presque  mathématique,  au  lieu  de  refroidir  les 
œuvres,  en  augmente  la  justesse  et  la  solidité.  » 

D'Eugène  Véron  (Eugène  Delacroix)  : 

«  Jusqu'au  dernier  jour  de  sa  vie,  il  a  étudié  les  lois  des  couleurs 
complémentaires,  leurs  modifications  par  la  Imnière  et  les  effets  du 
contraste  des  tons. 

«  Delacroix  faisait  un  fréquent  emploi  de  ce  mélange  optique  par 
lequel  il  donne  la  sensation  d'une  couleur  qui  n'a  jamais  été  sur  sa . 
palette.  Il  est  arrivé  sur  ce  point  à  une  sûreté  extraordinaire,  parce 
que  chez  lui  la  science  et  la  conscience  s'ajoutaient  au  don  de  nature. 

«  On  peut  remarquer  que  celles  de  ses  œuvres  dont  le  coloris  est 
le  mieux  admiré,  sont  celles  où  les  contrastes  sont  hardiment  accusés 
à  coups  de  pinceau  et  rendus  directement  visibles. 


23  DE  DELACROIX  AU  NEO-IMPRESSIONNISME 

«  Pour  lui  la  composition,  c'est  disposer  les  rapports  de  ligne  et 
de  couleur  de  façon  à  mettre  en  saillie  la  signification  esthétique  du 
sujet.  » 

16.  Les  injures  et  les  plaisanteries  suscitées  par  les 
tableaux  divisés  sont  conformes  à  celles  adressées  autre- 
fois aux  œuvres  de  Delacroix,  Cette  similitude  d'accueil 
n'implique-t-elle  pas  une  similitude  de  recherches  ? 

Comme  les  néo-impressionnistes,  Delacroix  fut  traité 
de  /OM,  de  sauvage^  de  charlatan.^  et,  de  môme  que  les 
puissantes  colorations  de  ses  figures  lui  ont  valu  d'être 
appelé  peintre  de  la  Morgue,  de  pestiférés,  de  choléra 
morbus,  de  même  la  facture  divisée  a  succité  de  trop  plai- 
santes allusions  à  la  petite  vérole  et  aux  confetti. 

Ce  genre  d'esprit  ne  varie  guère.  Ne  les  dirait-on  pas 
écrits  d'aujourd'hui  et  au  sujet  des  tableaux  néo-impression- 
nistes, ces  comptes  rendus  des  diverses  expositions  du 
maître  ? 

Salon  de  1822  (Dante  et  Virgile)  : 

«  Ce  tableau  n'en  est  pas  un,  c'est  une  vraie  tartouillade. 

E.  Delécluze.  (MonitexiT  Universel.) 

«  Vu  d'assez  loin  pour  que  la  touche  n'en  soit  pas  apparente,  ce 
tableau  produit  un  effet  remarquable.  Vu  de  près,  la  touche  en  est  si 
hachée,  si  incohérenlp,  quoique  exemple  de  timiditi-,  qu'on  ne  sau- 
rait se  persuader  qu'au  point  où  le  talent  d'exécution  est  parvenu 
dans  notre  école,  aucun  artiste  ait  pu  adopter  cette  singulière  façon 

d'opérer. 

C.-P.  Landon. 

(Arinales  du  Musée  de  V Ecole  moderne  des  Beauoc-Arts.) 


DOCUMENTS  24 

Salon  de  1827  (Mort  de  Sardanapale)  : 

«  C'est  plulôl  la  bonne  volonté  que  le  talent  qui  manque  à  M.  Dela- 
croix ;  il  ne  compte  comme  progrès  que  ceux  qu'il  fait  clans  le  mau- 
vais goût  de  l'extravagance. 

D. 
[Observateur  des  Beaucc-Arts.) 

«  MM.  Delacroix,  Scheffer,  Charapmartin,  coryphées  de  l'école  nou- 
velle, n'ont  obtenu  aucune  récompense,  mais  pour  les  en  dédom- 
mager, on  leur  acc^-^^'-a  chaque  jour  deux  heures  de  séance  à  la 
Morgue.  11  faut  encourager  les  jeunes  talents.  » 

(Observateur  des  Beaux-Arts.) 

«  De  loin,  effet  à  la  manière  des  décorations.  De  près,  barbouil- 
lage informe.  » 

[Journal  des  Artistes  et  des  Amateurs,  1829.) 

Sur  la  Pieta  (Eglise  Saint-Denis  du  Saint-Sacrement)  : 

«  Agenouillez-vous  donc  devant  toutes  ces  Ggures  repoussantes, 
devant  cette  Madeleine  aux  yeux  avinés,  devant  cette  vierge  crucifiée, 
inanimée,  plâtrée  et  défigurée  ;  devant  ce  corps  hideux,  putréfié, 
affreux,  qu'on  ose  nous  présenter  comme  l'image  du  fils  de  Dieu  ! 

«  Il  joue  à  la  Morgue,  aux  pestiférés,  au  choléra  morbus.  C'est  là . 
son  passe-temps,  son  amusement.  » 

[Journal  des  Artistes,  20  octobre  1844.) 

Si  une  municipalité  avait  l'audace  de  confier  la  déco- 
ration d'une  de  ses  murailles  à  un  néo-impressionniste  ne 
lirait-on  pas  dans  les  feuilles,  immédiatement,  des  protes- 
tations de  ce  genre  : 

c<  Et  c'est  un  peintre  aussi  insoucieux  de  sa  gloire,  aussi  peu  sûr 
de  son  œuvre,   que  l'on   choisit  sur  de   telles  ébauches,  sur  de 


25  DE  DELACROIX  AU  NEO-IMPRESSIONNISME 

simples  indications  de  pensées,  pour  décorer  une  salle  entière  dans 
le  palais  de  la  Chambre  des  Députés  !  C'est  à  un  tel  peintre  que  l'on 
confie  une  des  plus  grandes  commandes  en  peinture  monumentale 
qui  aient  eu  lieu  de  nos  jom"s  !  En  vérité  la  responsabilité  est  plus 
qu'engagée  :  elle  pourrait  bien  être  compromise  !  » 

[Le  Constitutionnel,  il  avril  1844.) 

«  Nous  ne  disons  pas  :  cet  honmie  est  un  charlatan  ;  mais  nous 
disons  :  cet  homme  est  l'équivalent  d'un  charlatan  ! 

«  Nous  n'accuserons  pas  la  direction  des  Beaux-Arts  de  la  Ville 
du  choix  qu'elle  a  fait  de  M.  Delacroix,  en  lui  confiant  une  tâche  si 
grave  :  nous  connaissons  trop  les  idées  saines  et  élevées  qui  prési- 
dent généralement  à  ses  délibérations,  pour  n'être  pas  convaincus 
que  cette  direction  a  eu  dans  celte  affaire  la  main  forcée.  Mais,  nous 
accusons  les  hommes  placés  dans  les  conseils  ou  dans  nos  assemblées 
législatives,  intriguant  ou  sollicitant  en  faveur  de  gens  qui  doivent 
leur  réputation  non  pas  au  talent,  à  la  science,  au  savoir,  mais 
aux  coteries,  mais  aux  camaraderies,  à  l'audace  !  » 

[Journal  des  Artistes,  1844.) 

«  N'est-il  pas  à  craindre  qu'un  jour,  en  voyant  les  plafonds  ne  nos 
palais  et  de  nos  musées  couverts  de  ces  enluminures  informes,  nos 
descendants  ne  soient  saisis  de  l'étonnement  que  nous  éprouvons 
nous-mêmes  quand  nous  voyons  nos  ancêtres  placer  parmi  les  chefs- 
d'œuvre  de  la  poésie  la  Pucelle  de  Chapelain.  » 

Alfred  Nettement.  [Poètes  et  artistes  cojitemporains,  1862.) 


II 

APPORT   DE   DELACROIX 

Vévolutton  coloriste.  —  Delacroix  influencé  par  Constable, 
Turncr  ;  guidé  par  la  tradition  orientale  et  la  science.  —  Du 
((.Dante  et  Virgile :>:>  aux  décorations  de  Saiiit-Sulpice.  —  Béné- 
fices de  sa  méthode  scientifique.  —  Exemples.  —  Sa  conquête 
progressive  de  la  lumière  et  de  la  couleur.  —  Ce  qu'il  a  fait, 
ce  qu'il  laissait  à  faire. 

1.  Delacroix  connaissait  donc  une  grande  partie  des 
avantages  qu'assure  au  coloriste  l'emploi  du  mélange 
optique  et  du  contraste.  Il  pressentait  même  les  bénéfices 
d'une  technique,  plus  méthodique  et  plus  précise  que  la 
sienne,  permettant  de  donner  encore  plus  de  clarté  à  la 
lumière  et  plus  d'éclat  à  la  couleur. 

A  étudier  les  peintres  qui,  en  ce  siècle,  furent  les 
représentants  de  la  tradition  coloriste,  on  les  voit,  de 
génération  en  génération,  éclaircir  leur  palette,  obtenir 
plus  de  lumière  et  de  couleur.  Delacroix  s'aidera  des  études 
et  des  recherches  de  Constable  et  de  Turner  ;  puis  Jongkind 
et  les  impressionnistes  profileront  de  l'apport  du  maître 
romantique  ;  enfin  la  technique  impressionniste  évoluera 
vers  le   mode  d'expression  du  néo-impressionnisme  :   la 

DH'ISION. 


27  DE  DELACROIX  AU  NEO-IMPRESSIONNISME 

2.  A  peine  sorli  de  l'atelier  Guérin,  en  1818,  Delacroix 
sent  combien  est  insuffisante  la  palette  surchargée  de 
couleurs  sombres  et  terreuses  —  dont  il  avait  usé  jus- 
qu'alors. Pour  peindre  le  Massacre  de  Scio  (1824),  il  ose 
bannir  des  ocres  et  des  terres  inutiles  et  les  remplacer  par 
ces  belles  couleurs,  intenses  et  pures  :  Ijleu  de  cobalt, 
vert  émeraude  et  laque  de  garance.  Malgré  cette  audace, 
il  se  sentira  bientôt  de  nouveau  dépourvu.  C'est  en  vain 
qu'il  disposera  sur  sa  palette  une  quantité  de  demi-tons 
et  de  demi-teintes,  préparés  soigneusement  d'avance. 
Il  éprouve  encore  le  besoin  de  nouvelles  ressources,  et, 
pour  sa  décoration  du  Salon  de  la  Paix,  il  enrichit  sa 
palette  (qui,  selon  Baudelaire,  ressemblait  à  un  bouquet 
de  fleurs,  savamment  assorties  »)  de  la  sonorité  d'un 
cadmium,  de  l'acuité  d'un  jaune  de  zinc  et  de  l'énergie  d'un 
vermillon,  les  plus  intenses  couleurs  dont  dispose  un 
peintre. 

En  rehaussant  de  ces  couleurs  puissantes,  le  jaune, 
l'orangé,  le  rouge,  le  pourpre,  le  bleu,  le  vert  et  le  jaune- 
vert,  la  monotonie  des  nombreuses  mais  ternes  couleurs 
en  usage  avant  son  intervention,  il  aura  créé  la  palette 
romantique,  à  la  fois  sourde  et  tumultueuse. 

Il  convient  de  remarquer  que  ces  couleurs,  pures  et 
franches,  sont  précisément  celles  qui  composeront  plus 
tard,  à  l'exclusion  de  toute  autre,  la  palette  simplifiée  des 
impressionnistes  et  des  néo-impressionnistes. 


APPORT  DE  DELACROIX  28 

3.  Perpétuellement  tourmenté  du  désir  d'obtenir  plus 
d'éclat  et  de  luminosité,  Delacroix  ne  se  contentera  pas 
d'avuir  ainsi  amélioré  son  instrument,  il  s'efforcera  de 
perfectionner  aussi  la  façon  de  s'en  servir. 

S'il  surprend  dans  la  nature  une  combinaison  harmo- 
nieuse, si  le  hasard  d'un  mélange  le  met  en  face  d'une 
belle  teinte,  vile,  il  les  note  sur  un  de  ses  nombreux 
carnets. 

Il  va  dans  les  musées  étudier  le  coloris  de  Titien,  de 
^'éronèse,  de  Velasquez,  de  Rubens.  En  la  comparant  à 
celle  de  ces  maîtres,  sa  couleur  lui  semble  toujours  trop 
éteinte  et  trop  sombre.  Il  fait  de  nombreuses  copies  de 
leurs  œuvres,  pour  mieux  surprendre  les  secrets  de  leur 
puissance.  Il  glane  parmi  leurs  richesses  et  adapte  à  son 
profit  tous  les  résultats  de  ses  études  sans  rien  sacrifier 
de  sa  personnalité. 

4.  Si  la  couleur  du  Massacre  de  Scio  est  déjà  beaucoup 
plus  somptueuse  que  celle  du  Dante  et  Virgile^  c'est  à 
l'intluence  du  maître  anglais  Constable  qu'est  dû  ce 
progrès. 

En  1824,  Delacroix  achevait  la  Scène  du  Massacre  de 
Scio,  qu'il  destinait  au  Salon,  lorsque,  quelques  jours 
avant  l'ouverture,  il  put  voir  des  tableaux  de  Constable, 
qu'un  amateur  français  venait  d'acquérir  et  qui  devaient 
figurer  à  cette  exposition.  Il  fut  frappé  de  leur  coloration 
et  de  leur  luminosité  qui  lui  semblèrent  tenir  du  pro- 


29  DE  DELACROIX  AU  NEO-IMPRESSIONNISME 

dige.  Il  étudia  leur  facture  et  vit  qu'au  lieu  d'être  peints 
à  teintes  plates,  ils  étaient  composés  d'une  quantité  de 
petites  touches  juxtaposées,  se  reconstituant,  à  une  cer- 
taine dislance,  en  teintes  d'une  intensité  bien  supérieure 
à  celle  de  ses  propres  tableaux.  Ce  fut  pour  Delacroix 
une  révélation  :  en  quelques  jours  il  repeignit  complète- 
ment sa  toile,  martelant  la  couleur,  qu'il  avait  étalée 
à  plat  jusqu'alors,  de  louches  non  fondues,  et  la  faisant 
vibrer  à  l'aide  de  glacis  transparents.  Aussitôt  il  vit  sa 
toile  s'unifier,  s'aérer,  s'illuminer,  gagner  en  puissance 
et  aussi  en  vérité. 

«  Il  avait  surpris,  dit  E.  Chesneau,  un  des  grands  secrets  d(^  la 
puissance  de  Constable,  secret  qui  ne  s'enseigne  pas  dans  les  é(  oies 
et  que  trop  de  professeurs  ignorent  eux-mêmes  :  c'est  que,  dans  la 
nature,  une  teinte  qui  semble  uniforme  est  formée  de  la  réunion  d'une 
foule  de  teintes  diverses  perceptibles  seulement  pour  l'œil  qui  sait 
voir.  Cette  leçon,  Delacroix  s'en  était  trouvé  trop  bien  pour  l'oublier 
jamais  ;  c'est  d'elle  qu'il  conclut,  soyez-en  sûrs,  à  son  procédé  de 
modelé  par  hachures.  » 

Du  reste,  Delacroix,  en  génie  sûr  de  soi,  reconnaît 
hautement  avoir  subi  l'influence  du  maître  anglais. 

En  1824,  à  l'époque  où  il  peignait  le  Massacre  de  Scio, 
il  écrit  dans  son  Journal  : 

«  Ai  vu  le3  Constable.  Ce  Constable  me  fait  grand  bien.  » 

Puis  plus  loin  : 

«  Revu  une  esquisse  de  Constable  :  admirable  chose  et  incroyable.  » 


APPORT  DE  DELACROIX  30 

Et  en  1847,  l'année  où,  pour  la  troisième  fois,  il 
relouche  son  Massacre,  il  écrit  cette  note  que  nous  avons 
déjà  citée,  mais  que  nous  ne  craignons  pas  de  répéter,  car 
elle  le  montre  préoccupé,  dès  cette  époque,  d'une  des 
parties  les  plus  importantes  de  la  future  technique  des 
néo-impressionnistes  :  la  dégradation  infinie  des  élé- 
ments. 

«  Constable  dit  que  la  supériorité  des  verts  de  ses  prairies  tient  à 
ce  qu'il  était  composé  d'une  multitude  de  verts  différents.  Ce  qui 
donne  le  défaut  d'intensité  et  de  vie  à  la  verdure  du  commun  des 
paysagistes,  c'^st  qu'ils  la  font  ordinairement  d'une  teinte  uniforme. 
Ce  qu'il  dit  ici  du  vert  des  prairies  peut  s'appliquer  à  tous  les 
tons.  » 

Et,  au  déclin  de  sa  vie,  Delacroix  ne  renie  pas  l'en- 
thousiasme de  sa  jeunesse. 

En  1850,   il  écrit  à  Th.  Silveslre  : 

«  Constable,  homme  admirable,  est  une  des  gloires  anglaises.  Je 
vous  en  ai  déjà  parlé  et  de  l'impression  qu'il  m'avait  produite  au 
moment  où  je  peignais  le  Massacre  de  Scio.  Lui  et  Turner  sont  de 
véritables  réformateurs.  Notre  école  qui  abonde  maintenant  en 
hommes  de  talent  dans  ce  genre  a  grandement  proûté  de  leur  exemple. 
Géricault  était  revenu  tout  étourdi  de  l'un  des  grands  paysages  qu'il 
nous  avait  envoyés.  » 

Il  est  donc  bien  certain  que  c'est  par  Constable  que 
Delacroix  fut  initié  aux  bénéfices  de  la  dégradation.  Il 
vit  tout  de  suite  les  avantages  considérables  qu'il  pou- 
vait en  tirer.   Dès  ce  moment,   il   bannira    toute   teinte 


31  DE  DELACROIX  AU  NEO-IMPRESSIONNISME 

plate  et  s'efforcera,  par  des  glacis  et  des  hachures,  de  faire 
vibrer  sa  couleur. 

Mais  bientôt,  l'initié,  mieux  renseigné  sur  les  res- 
sources que  la  science  offre  aux  coloristes,  dépassera 
l'initiateur. 

5.  En  182oj  encore  toui  ému  de  celte  révélation, 
écœuré  par  la  peinture  insignifiante  et  veule  des  peintres 
alors  à  la  mode  en  France,  Regnault,  Girodet,  Gérard, 
Guérin,  Lethière,  tristes  élèves  de  David,  que  l'on  pré- 
férait à  Prud'hon  et  à  Gros,  Delacroix  se  décide  à  aller 
à  Londres,  étudier  les  maîtres  coloristes  anglais  dont 
ses  amis,  les  frères  Fielding  et  Boninglon,  lui  on  fait 
tant  d'enthousiastes  éloges.  Il  revient  émerveillé  de  la 
splendeur,  par  lui  insoupçonnée,  de  Turner,  de  Wilkie, 
de  Lawrence,  de  Gonstable  et  met  immédiatement  à  profit 
leur  enseignement. 

A  Gonstable,  nous  l'avons  dit,  il  devra  de  haïr  la  teinte 
plate  et  de  peindre  par  hachures  ;  son  amour  de  la  couleur 
intense  et  pure  sera  surexcité  par  les  tableaux  de  Turner, 
déjà  libre  de  toute  entrave.  L'inoubliable  souvenir  de  ces 
étranges  et  féeriques  colorations  l'aiguillonnera  jusqu'à 
son  dernier  jour. 

Théophile  Silvestre  (les  Artistes  français)  signale 
l'analogie  de  ces  deux  génies  frères  et  leur  commun 
essor  : 

«  Nous  trouvions  en  les  regardant  un  grand  rapport,  à  certains 


APPORT  DE  DELACROIX  32 

égards,  entre  la  dernière  manière  de  Delacroix,  rose  clair,  argentine 
et  délicieuse  dans  le  gris,  et  les  dernières  ébauches  de  Turner.  Il  n'y 
a  pas  là  pourtant  la  moindre  imitation  du  maître  anglais  par  le 
maître  français  ;  notons  seulement  chez  ces  deux  grands  peintres, 
au  déclin  de  la  \ie,  des  inspirations  de  couleurs  à  peu  près  analogues. 
Ils  s'élèvent  de  plus  en  plus  dans  la  lumière,  et  la  nature,  perdant 
pour  eux,  de  jour  en  jour,  sa  réalité,  devient  une  féerie. 

«  II  (Turner)  s'était  mis  en  tète  que  les  artistes  les  plus  illustres 
de  toutes  les  écoles,  sans  excepter  le.s  Vénitiens,  étaient  restés  bien 
au-dessous  de  l'éclat  pur  et  joyeux  de  la  nature,  d'un  côté  en  assom- 
brissant les  ombres  par  convention  et  d'un  autre  côté  en  n'osant  pas 
attaquer  franchement  toutes  les  lumières  que  leur  montrait  la  créa- 
tion dans  sa  \irginité.  Aussi  essaya- t-il  les  colorations  les  plus  bril- 
lantes et  les  plus  étranges. 

«  Delacroix,  homme  plus  ardent  encore  et  plus  positif  que  Turner, 
n'a  pas  poussé  si  loin  l'aventure,  mais,  comme  l'artiste  anglais,  il  est 
insensiblement  monté  d'une  harmonie  grave  comme  les  sons  du 
violoncelle  à  une  harmonie  claire  comme  les  accents  du  hautbois...  » 

6.  Son  voyage  au  Maroc  (1832)  lui  sera  plus  profitable 
encore  que  son  voyage  en  Angleterre.  Il  en  revint  ébloui 
de  lumière,  grisé  par  l'état  harmonieux  et  puissant  de  la 
couleur  orientale. 

Il  a  étudié  les  colorations  des  tapis,  des  étoffes,  des 
faïences.  Il  a  compris  que  les  éléments  dont  il  se  com- 
posent, séparément  intenses  et  presque  criards,  se  recons- 
tituent en  teintes  d'une  délicatesse  extrême  et  sont  juxta- 
posés suivant  des  régies  immuables  qui  en  assurent  l'har- 
monie. Il  a  constaté  qu'une  surface  colorée  n'est  agréable 
et  brillante  qu'autant  qu'elle  n'est  ni  lisse  ni  uniforme  ; 
qu'une  couleur  n'est  belle  que  si  elle  vibre  d'un  lustre 


33  DE  DELACROIX  AU  NÉO-IMPRESSIONNISME 

papillotant  qui  la  vivifie.  Bien  vite,  il  a  surpris  les  secrets 
et  les  règles  de  la  tradition  orientale.  Cette  connaissance 
lui  permettra  de  risquer  plus  tard  les  plus  audacieux 
assemblages  de  teintes,  les  contrastes  les  plus  opposés, 
tout  en  restant  harmonieux  et  doux.  Et  depuis,  dans  son 
œuvre,  on  retrouvera  toujours  un  peu  de  cet  Orient  flam- 
boyant, sonore  et  mélodieux.  Ses  impérissables  impres- 
sions du  Maroc  fourniront  à  son  chromatisme  si  varié  les 
accords  les  plus  tendres  et  les  plus  fulgurants  contrastes. 
Charles  Baudelaire,  en  sa  critique  impeccable,  n'a 
point  manqué  de  signaler  l'influence  que  le  voyage  au 
Maroc  eut  sur  la  couleur  de  Delacroix  : 

«  Observez  que  la  couleur  générale  des  tableaux  de  Delacroix  par- 
ticipe aussi  de  la  couleur  propre  aux  paysages  et  intérieurs  orien- 
taux. 

Ch.  Baudelaire.  [Art  Romayitiqiie.) 

De  retour  en  France,  averti  des  travaux  de  Bourgeois 
et  de  Chevreul,  il  constate  que  les  précoptes  de  la  tra- 
dition orientale  sont  en  parfait  accord  avec  la  science 
moderne.  Et,  lorsqu'il  va  au  Louvre  étudier  Véronèse, 
il  s'aperçoit  que  le  maître  vénitien  dont  il  dit  :  «  Tout 
ce  que  Je  sais,  Je  le  tiens  de  lui  »,  avait  aussi  été  initié 
aux  secrets  et  aux  magies  de  la  couleur  orientale,  proba- 
blement par  les  Asiatiques  et  les  Africains  qui,  de  son 
temps,  apportaient  à  Venise  les  richesses  de  leur  art  et 
de  leur  industrie. 


APPORT  DE  DELACROIX  34 

7.  Il  se  rend  compte  que  la  connaissance  des  règles 
précises  qui  régissent  l'harmonie  des  couleurs,  et  dont  il 
retrouve  l'application  chez  les  maîtres  coloristes  et  dans 
la  décoration  orientale,  lui  sera  d'un  grand  secours.  Il 
a  surpris  dans  la  nature  les  jeux  fugaces  des  complé- 
mentaires et  veut  connaître  les  lois  qui  les  dirigent.  Il 
se  met  à  étudier  la  théorie  scientifique  des  couleurs,  les 
réactions  des  contrastes  successifs  et  simultanés.  Et, 
bénéfice  de  ces  études,  il  objectivera  sur  sa  toile  les 
contrastes,  et  il  usera  du  mélange  optique. 

8.  Faisant  ainsi  son  profit  de  tout,  s'annexant  les 
découvertes  des  uns,  les  procédés  des  autres,  —  et  ces 
acquisitions,  loin  de  diminuer  son  individualité,  lui  con- 
féreront une  vigueur  croissante,  —  Delacroix  aura  à  sa 
disposition  le  plus  riche  répertoire  chromatique  qu'ait 
jamais  eu  aucun  peintre. 

Quel  chemin  parcouru  depuis  son  premier  tableau, 
Dante  et  Virgile,  dont  la  couleur  peut  nous  sembler 
sage  et  presque  terne,  mais  qui  cependant  parut  d'abord 
d'une  audace  révolutionnaire  !  M.  Thiers,  un  des  rares 
critiques  qui  aient  défendu  cette  toile  exposée  au  Salon 
de  1822,  ne  peut  s'empêcher  de  la  trouver  «  un  peu 
crue  ». 

'  Le  Massacre  de  Scio,  conçu  sous  l'impression  des  Pes- 
tiférés de  Jaffa,  de  Gros,  et  dont  la  couleur  bénéficie  de 
l'influence   de   Constable,   est  un   tel  progrès  et  marque 


3o  .        DE  DELACROIX  AU  x\EO-IMPRESSIONNISME 

si  catégoriquement  la  rupture  complète  de  Delacroix  avec 
toute  convention  officielle  et  toute  méthode  académique, 
que  ses  défenseurs  de  la  première  heure  l'abandonnent. 
Gérard  déclare  :  «  Cest  un  homitie  qui  court  su)'  les 
toits  »  ;  M.  Thiers  s'elTraye  et  hlàme  tant  d'audace,  et 
Gros  dit  : 
a  Le  Massacre  de  Scio,  c'est  le  massacre  de  la  peinture.  » 

Alors  il  met  sa  science  incomparable  au  service  de  sa 
fougue  et  de  sa  crànerie  et  se  crée  une  technique  toute 
de  méthode,  de  combinaison,  de  logique  et  de  parti  pris, 
qui  exalte  son  génie   passionné  au    lieu   de   le  refroidir. 

9.  Cette  connaissance  de  la  théorie  scientifique  de  la 
couleur  lui  sert  d'abord  h  harmoniser  ou  à  exaller  par 
le  contraste  deux  teintes  voisines,  à  régler  d'heureuses 
rencontres  de  teintes  et  de  tons,  par  l'accord  des  sem- 
blables ou  l'analogie  des  contraires.  Puis,  un  progrès  en 
amenant  un  autre,  cette  observation  continue  des  jeux 
de  la  couleur  le  conduit  à  l'emploi  du  mélange  optique 
et  à  l'exclusion  de  toute  teinte  plate,  jugée  néfaste.  Dès 
lors,  il  se  garde  bien  d'étendre  sur  sa  toile  une  couleur 
uniforme  :  il  fait  vibrer  une  teinte  en  y  superposant  des 
touches  d'une  teinte  très  voisine.  Exemple  :  un  rouge 
sera  martelé  de  touches,  soit  du  même  rouge,  mais  à  un 
ton  plus  clair  ou  plus  foncé,  soit  d'un  autre  rouge,  un 
peu  plus  chaud  —  plus  orangé  —  ou  un  peu  plus  froid 
—   plus  violet. 


APPORT  DE  DELACROIX  36 

Après  avoir  ainsi  surexcité  des  teintes  par  la  vibration 
et  la  dégradation  du  ton  sur  ton  et  du  j)etit  intervalle,  il 
crée,  par  la  juxtaposition  de  deux  couleurs  plus  éloi- 
gnées, une  troisième  teinte  résultant  de  leur  mélange 
optique.  Ses  plus  rares  colorations,  il  les  crée  par  cet 
ingénieux  artifice  et  non  par  des  mélanges  sur  la  palette. 
Veut-il  modifier  une  couleur,  la  pacifier,  la  rabattre  ?  Il 
ne  la  souille  pas  en  la  mêlant  à  une  couleur  opposée  :  il 
obtient  l'effet  cherché,  par  une  superposition  de  hachures 
légères  qui  viennent  influencer  la  teinte  dans  le  sens 
voulu  sans  en  altérer  la  pureté.  Il  sait  que  les  couleurs 
complémentaires  s'excitent,  si  elles  sont  opposées,  et  se 
détruisent  si  elles  sont  mêlées  :  s'il  désire  de  l'éclat,  il 
l'obtient  par  leur  contraste  en  les  opposant  ;  au  contraire, 
par  leur  mélange  optique,  il  obtient  des  teintes  grises, 
et  non  sales,  qu'aucune  trituration  sur  la  palette  ne 
pourrait  produire  si  fines  et  si  lustrées. 

Par  cette  juxtaposition  d'éléments  voisins  ou  contraires, 
en  variant  leur  proportion  ou  leur  intensité,  il  crée  une 
série  infinie  de  teintes  et  de  tons  jusqu'alors  inconnus,  à 
son  gré  éclatants  ou  délicats. 

10.  Quelques  exemples  pris  dans  ce  chef-d'œuvre, 
Femmes  d'Alger  dans  leur  appartement^  montreront  l'ap- 
plication de  ces  divers  principes. 

Le  corsage  orangé-rouge  de  la  femme  couchée  à  gauche 
a    des    doublures    bleu-vert    :    ces    surfaces,    de    teintes 


37  DE  DELACROIX  AU  NEO-IMPRESSIONNISME 

complémentaires,  s'exaltent  et  s'harmonisent,  et  ce  con- 
traste favorable  donne  à  ces  étoffes  un  éclat  et  un  lustre 
intenses. 

Le  turban  rouge  de  la  négresse  se  détache  sur  une 
portière  à  bandes  de  couleurs  différentes,  mais  il  ne  ren- 
contre que  le  lé  verdâtre,  précisément  celui  qui  forme 
avec  ce  rouge  l'accord  le  plus  satisfaisant. 

Les  boiseries  de  l'armoire  alternent  rouges  et  vertes  et 
sont  un  autre  spécimen  d'harmonie  binaire  :  le  violet  et 
le  vert  des  carreaux  du  dallage,  le  bleu  de  la  jupe  de  la 
négresse  et  le  rouge  de  ses  rayures,  présentent  des  accords 
non  plus  de  complémentaires,  mais  de  couleurs  plus 
rapprochées. 

Après  ces  exemples  d'analogie  des  contraires,  il  fau- 
drait citer,  comme  application  de  l'accord  des  semblables, 
presque  toutes  les  parties  du  tableau.  Elles  tressaillent  et 
vibrent,  grâce  aux  touches  de  ton  sur  ton,  ou  de  teintes 
presques  identiques,  dont  le  maître  subtil  a  martelé, 
tamponné,  caressé,  hachuré  les  diverses  couleurs  posées 
d'abord  à  plat  et  sur  lesquelles  il  revient  par  cet  ingénieux 
travail  de  dégradation. 

L'éclat  prestigieux  et  le  charme  rutilant  de  cette  œuvre 
sont  dus,  non  seulement  à  cet  emploi  du  ton  sur  ton  et 
du  petit  intervalle,  mais  aussi  à  la  création  de  teintes 
artificielles  résultant  du  mélange  optique  d'éléments  plus 
éloignés. 

Le  pantalon  vert  de  la  femme  de  droite  est  moucheté 


APPORT  DE  DELACROIX  38 

de  petits  dessins  jaunes  ;  ce  vert  et  ce  jaune  se  mêlent 
optiquement  et  donnent  naissance  à  une  localité  d'un 
jaune-vert  qui  est  bien  celui,  doux  et  brillant,  d'une 
étoffe  soyeuse.  Un  corsage  orangé  se  rehaussera  du  jaune 
des  broderies  ;  un  foulard  jaune,  surexcité  par  des  rayures 
rouges,  flamboiera  au  centre  du  tableau,  et  les  faïences 
bleues  et  jaunes  du  fond  fusionneront  en  une  teinte  d'un 
indéfinissable  vert  d'une  rare  fraîcheur. 

Citons  encore  ces  exemples  de  teintes  grises  obtenues 
par  le  mélange  optique  d'éléments  purs  mais  contraires  : 
le  blanc  de  la  chemisette  de  la  femme  de  droite  est 
rompu  par  une  teinte  indécise  et  tendre,  composée  par 
le  rose  et  le  vert  juxtaposés  de  petites  fleurettes  ;  la  teinte 
chatoyante  et  douce  du  coussin  sur  lequel  s'appuie  la 
femme  de  gauche  est  produite  par  la  mêlée  des  petites 
broderies  rouges  et  verdàtres  qui,  voisinant,  se  recons- 
tituent en  un  gris  optique. 

11.  Cette  science  de  la  couleur  qui  lui  permet  d'har- 
moniser ainsi  les  moindres  détails  du  tableau,  d'en 
embellir  les  moindres  surfaces,  lui  sert  également  à  en 
régler  la  composition  chromatique,  à  obtenir,  par  des 
règles  sûres,  une  harmonie  générale. 

Après  avoir,  par  un  balancement  raisonné,  par  de 
savantes  oppositions,  établi  l'harmonie  physique  de  son 
tableau,  du  plus  petit  détail  au  grand  ensemble,  il  peut, 
avec  autant   de   certitude   scientifique,    en  assurer   l'har- 


39  DE  DELACROIX  AU  NEO-IMPRESSIONXISME 

monie  morale.  Maniant  celle  science  au  gré  de  son  ins- 
piration, il  décide  telle  ou  telle  combinaison,  fait  dominer 
telle  ou  telle  couleur,  selon  le  sujet  qu'il  veut  traiter. 
Toujours  sa  couleur  a  un  langage  esthétique  conforme 
à  sa  pensée.  Le  drame  qu'il  a  conçu,  le  poème  qu'il  veut 
chanter,  c'est  d'une  couleur  toujours  appropriée  qu'il 
les  exprimera.  Cette  éloquence  du  coloris,  ce  lyrisme 
de  l'harmonie,  c'est  la  grande  force  du  génie  de 
Delacroix.  Grâce  à  cette  compréhension  du  caractère 
esthétique  de  la  couleur,  il  pourra,  avec  quelle  sûreté  et 
quelle  ampleur,  exprimer  son  rêve  et  peindre,  tour  à 
tour,  les  triomphes,  les  drames,  les  intimités  et  les  dou- 
leurs. 

L'étude  du  rôle  moral  de  la  couleur  dans  les  tableaux 
de  Delacroix  nous  entraînerait  trop  loin.  Contentons- 
nous  de  signaler  la  Mort  de  Pline,  exprimée  par  les 
accords  lugubres  d'un  violet  dominant,  le  calme  de 
Socrate  et  son  démon  familier^  obtenu  par  le  parfait  équi- 
libre des  verts  et  des  rouges.  Dans  Muley-ahd-er-Eahman 
entouré  de  sa  garde,  le  tumulte  est  traduit  par  l'accord 
presque  dissonant  du  grand  parasol  vert  sur  le  bleu  du 
ciel,  surexcité  déjà  par  l'orangé  des  murailles.  Rien  ne 
peut  répondre  mieux  au  sujet  des  Convulsionnaires  de 
Tanger,  que  l'exaltation  de  toutes  les  couleurs,  poussée 
dans  celle  toile  jusqu'à  la  frénésie. 

L'effet  tragique  du  Naufrage  de  Don  Juan  est  dii  à  une 
dominante  vert   glauque  foncé,  assourdie  par   des   noirs 


iO 
APPORT  DE  DELACROIX 


^>  r.  hlanc    éclatant  sinistre- 

ment    parmi-  tout    ce 

de  désolation.  .^^^,  ne  veut  exprimer 

Dans  les  ^^''^"^^^  ^  f^'^    '  ,  J  la  vie  paisible  et  con- 
na^sion    mais  simplement  la  v      v 

aucune  passion,  ...-.q^^    somptueux  :   il  ny  a 

templative   dans    un     ntér  eu       ^^^^^^^   ^^^^^  ^^^^^^  ,,3 
donc  pas  de  do-^-nte    Pjs  ^^^^   ^^^^^^         . 

teintes  chaudes  et  ^-^^  J^^^  ^  ^^  ,,,  symphonie  déco- 

Pl-ntaires  ^-ides  et  ^^^^^^^^^  ^,^^^^^,,3sion  d'un 

rative,    d'où    «9    <^'^«^«'' 
harem  calme  el  délic.eux. 

•     ^'a  nas  encore  atteini  wu 

,,.  cependant  Delacro.x  na  P  ^^^^„;^  „„ 

r,clal  et  toute  l'harmon-e  a»q-  ^  ^^  ^^^,^ 

jour.   Si  nous   contmuons   lexam  ^^^^^^^ 
Ve«.««  <*'^'^«--  ^-  T;*          cLtiflque,  nous  pour- 

rons  constater  qu  11  y  ^i^rs  ouvrages, 

variété  qui  caractériser    ses  dern  ^^^   ^^^^^^^ 

Tandis  que   les    tonds    les  ^^^  ^^^^.^^    4„ 

v.,.ent  d.un  -'-  —  r^n,  P»^»-  P'^  ''  "" 
figures  peuvent,  par         F 

;u  ternes  et  mal  ^n  -0^7;;^  „„,,  .est  que  Dela- 
Si  récrin  brille  plu    que    es      )  ^^^  ^^^,,^ 

croix  a  fait  <=>«'°ï^^'"  .TTa  „  es,  en  y  introduisant 
,es  portières,  des  X'TjZ  ,^^^s  ornements  dont 
quantité  de  menus  détails 


f  e    et    presque    monochronr ',L '.,"''"'   '''""   """'«^ 
d»s    la    réalité,    elies   ont   ceUe  '     "''''   •"'^' 

encore  osé    y   i„„„d„i,^       f  '      ^l'P-ence.    I,   „■„     ,3 

j"="flés  par  la  nature  Ce  „•„"'""  """"^"'"^es  „o„ 
^-i-r  ,a  rroi.e  exaclr  .r;,'',"  ""'  '"'"  ^'""^ 
de  rehausser  de  hachures  artitîci  I,  T  ''''""™    ''^^ 

PO-  0Me„,r  plus  U'éCat  et  :l!:t]!L!:T  ""  ^'^"-^ 

-S«'rr!:::Tcr.'r-ontépu,sés.,, 

»-res.    Un    chromât  ^n       „  """'  "^  ^^^  "-'"--s 

'--fecee„t,,rede:::^::.~'-^^p-'sur 

'erreuses  disparaissant  en  „,  „;  """^  *='  "=^  -"'^"'-s 
P'o'e  ;  des  teintes  pures  ,  T  ''"  '"'^  '^  '^i"le 
sa    couleur    .e„,hle    de4„ir    l  "'   ^^"'P'^'™'   ■ 

;V™^lan,e  „pti,„e/rc         ~^^^^^^^ 
'"mière.     Si    un    peu    „h„     ,  ^enéralrioes  de 

f  Po-'on    ou   un     e  /'r'^^V'"^    ''^    ^'^'-- 

Sénat  et  à   la   Cliamhn»  ''""''"''  ""'"'i^'^   au 

-    décoration,    rta^r"'"'    ''^'"'"-^^  '^   P^^'^ 

constater   que    les   teintes    les  'pli"  /'"T''    ''"'""'"' 

del.cates     des    chairs    sont    n    i  "'  "'    '«^^   P'^s 

'-"-es    vertes  et  rose    "la  '"'    '^     ^--es 

"-^  des  ciels  est  0,  e  1  ^        "  "  ""  '■"'"'  '""''- 

--es  hachures  d,s;:::::::;:r;;:r,: 


APPORT  DE  DELACROIX  42 

résulte  de  leur  mélange  optique  se  révèle  puissante, 
tandis  que,  vue  à  cette  distance,  une  teinte  plate  s'effa- 
cerait ou  s'éteindrait. 

Delacroix  parvient  enfin  au  couronnement  de  son 
œuvre  :  la  décoration  de  la  Chapelle  des  Saints-Anges  à 
Saint-Sulpice.  Tous  les  progrès  réalisés  pendant  qua- 
rante années  d'effort  et  de  lutte  se  résument  là.  Il  est 
alors  complètement  débarrassé  des  préparations  som- 
bres et  des  dessous  bitumineux  qui  obscurcissent  cer- 
taines de  ses  œuvres  et  qui  maintenant  réapparaissent, 
les  craquelant   et  les   détériorant. 

Pour  la  décoration  de  cette  chapelle,  il  ne  peint  plus 
qu'avec  les  couleurs  les  plus  simples  et  les  plus  pures  ; 
il  renonce  définitivement  à  subordonner  sa  couleur  au 
clair-obscur  ;  la  lumière  est  partout  répandue  :  plus  un 
seul  trou  noir,  plus  une  seule  tache  sombre,  en  désac- 
cord avec  les  autres  parties  du  tableau,  plus  d'ombres 
opaques,  plus  de  teintes  plates.  Il  compose  ses  teintes 
de  tous  les  éléments  qui  doivent  les  rehausser  et  les 
vivifier  sans  souci  d'imiter  les  apparences  ou  les  colo- 
rations naturelles.  La  couleur  pour  la  couleur,  sans 
autre  prétexte  !  Chairs,  décors,  accessoires,  tout  est 
traité  de  la  même  façon.  Il  n'est  plus  une  seule  parcelle 
de  peinture  qui  ne  vibre,  ne  tressaille,  ne  miroite. 
Chaque  couleur  locale  est  poussée  à  son  maximum  d'in- 
tensité, mais  toujours  en  accord  avec  sa  voisine, 
influencée    par   elle    et    l'influençant.    Toutes    fusionnent 


43  DE  DELACROIX  AU  NEO-IMPRESSIONNISME 

avec  les  ombres  et  les  lumières,  en  un  ensemjjle  harmo- 
nieux et  coloré,  d'un  équilibre  parfait,  où  rien  ne  détonne. 
Nettement  la  mélodie  se  dégage  des  multiples  et  puis- 
sants éléments  qui  la  composent.  Delacroix  a  enfin 
atteint  l'unité  dans  la  complexité  et  l'éclat  dans  Thar- 
monie,  que  toute  sa  vie  il  avait  recherchés. 

14.  Pendant  un  demi-siècle,  Delacroix  s'est  donc 
efforcé  d'obtenir  plus  d'éclat  et  plus  de  lumière,  montrant 
ainsi  la  voie  à  suivre  et  le  but  à  atteindre  aux  coloristes 
qui  devaient  lui  succéder.  Il  leur  laisse  encore  beaucoup 
à  faire,  mais,  grâce  à  son  apport  et  à  son  enseignement, 
la    tâche  leur  sera   bien  simplifiée. 

Il  leur  a  prouvé  tous  les  avantages  d'une  technique 
savante,  de  combinaison  et  de  logique,  n'entravant  en 
rien  la  passion  du  peintre,   la  fortifiant. 

Il  leur  a  livré  le  secret  des  lois  qui  régissent  la  cou- 
leur :   l'accord  des  semblables,   l'analogie  des  contraires. 

Il  leur  démontre  coml»ien  une  coloration  unie  et  plate 
est  inférieure  à  la  teinte  produite  par  les  vibrations 
d'éléments  divers  combinés. 

Il  leur  assure  les  ressources  du  mélange  optique,  per- 
mettant de  créer  des  teintes  nouvelles. 

Il  leur  conseille  de  bannir  le  plus  possible  les  couleurs 
sombres,   sales  et   ternes. 

Il  leur  enseigne  qu'on  peut  modifier  et  rabattre  une 
teinte  sans   la  souiller  par  des   mixtures   sur   la   palette. 


APPORT  DE  DELACROIX  44 

Il  leur  signale  l'influence  morale  de  la  couleur,  venant 
contribuer  à  l'effet  du  tableau  ;  il  les  initie  au  langage 
esthétique  des  teintes  et  des  tons. 

Il  les  incite  à  tout  oser,  à  ne  jamais  craindre  que  leurs 
harmonies  soient  trop  colorées. 

Le  puissant  créateur  est  également  le  grand  éducateur  : 
son  enseignement  est  aussi  précieux  que  son  œuvre. 

15.  Il  faut  cependant  reconnaître  que  les  tableaux  de 
Delacroix,  malgré  ses  efforts  et  sa  science,  sont  moins 
lumineux  et  moins  colorés  que  les  tableaux  des  peintres 
qui  ont  suivi  sa  trace.  UEntrée  des  Croisés  paraîtrait 
sombre  entre  le  Déjeuner  des  Canotiers  de  Renoir  et  le 
Cirque  de  Seurat. 

Delacroix  a  tiré  de  la  palette  romantique,  surchargée 
de  couleurs,  les  unes  brillantes,  les  autres,  en  trop  grand 
nombre,  terreuses  et  sombres,  tout  ce  qu'elle  pouvait 
donner. 

Il  ne  lui  a  manqué  pour  servir  mieux  son  idéal  qu'un 
instrument  plus  parfait.  Pour  se  créer  cet  instrument, 
il  n'avait  qu'à  exclure  de  sa  palette  les  couleurs  terreuses 
qui  l'encombraient  inutilement.  Il  les  violentait  pour  en 
extraire  quelque  éclat,  mais  il  n'a  pas  songé  à  ne  peindre 
qu'avec  les  couleurs  pures  et  virtuelles  de  prisme. 

Ce  progrès,  une  autre  génération,  celle  des  impres- 
sionnistes,  le  devait  faire. 

Tout  s'enchaîne  et  vient  à  son  temps  :  on  complique 


45  DE  DELACROIX  AU  NEO-hMPRESSIONNISME 

d'abord  ;  on  simplifie  ensuite.  Si  les  impressionnistes 
ont  simplifié  la  palette,  s'ils  ont  obtenu  plus  de  couleur 
et  de  luminosité,  c'est  aux  recherches  du  maître  roman- 
tique, à  ses  luttes  avec  la  palette  compliquée,  qu'ils  le 
doivent. 

En  outre,  Delacroix  avait  besoin  de  ces  couleurs, 
rabattues,  mais  chaudes  et  transparentes,  que  les 
impressionnistes  ont  répudiées.  Lié  par  son  admiration 
des  maîtres  anciens,  de  Rubens,  en  particulier,  il  était 
trop  préoccupé  de  leur  métier  pour  renoncer  aux  prépa- 
rations juteuses,  aux  sauces  brunes,  aux  dessous  bitumi- 
neux dont  ils  usèrent.  Ce  sont  ces  classiques  procédés, 
employés  dans  la  plupart  de  ses  tableaux,  qui  les  font 
paraître  sombres. 

Une  troisième  raison  :  s'il  avait  étudié  les  lois  des 
complémentaires  et  du  mélange  optique,  il  n'en  con- 
naissait point  toutes  les  ressources.  Lors  d'une  visite 
que  nous  fîmes  à  Chevreul,  aux  Gobelins,  en  188'i,  et 
qui  fut  notre  initiation  à  la  science  de  la  couleur,  l'il- 
lustre savant  nous  raconta  que,  vers  1850,  Delacroix, 
qu'il  ne  connaissait  pas,  lui  avait,  par  lettre,  manifesté 
le  désir  de  causer  avec  lui  de  la  théorie  scientifique  des 
couleurs  et  de  l'interroger  sur  quelques  points  qui  le 
tourmentaient  encore.  Ils  prirent  rendez-vous.  Malheu- 
reusement le  perpétuel  mal  de  gorge  dont  souffrait  Dela- 
croix l'empêcha  de  sortir  au  jour  convenu.  Et  jamais 
ils  ne   se  rencontrèrent.   Peut-être  sans   cet   incident   le 


46 
APPORT  DE  DELACROIX 


,  ,    éclairé    plus    complètement   le    peintre, 
savant    aurait-il    éclaire  ^^^   ^.^ 

1-1      Qiivp^tre     raconte     qu  eu     f 
Delacroix  cUsa.t  enco,    .  ^^^^^.^  ^^^^^^  ^^^  p,,,,dés 

,„«  pa.  mon  meUe,   >'.   11  ^^    _  g,.,  ^^,^,t 

plus  féconds  que  ceux  <1"  "  ^^''^J /./opUque,  il  aurait 
L„nu  toutes  les  ^^l^lX^^^TlouZ^^  pures  iuxta- 
généralisé  le  procédé  de  ^'^^''"''.^^^rties  de  ses  œuvres; 
posées,  dont  il  avaU  usé  dans  -^Ts  se  approchant  le  plus 
l  n'aurait  peint  qu'avec  des  coul      s  se  r  ^^^..^^  ^^^^^^^_ 

possible  de  celles  ^^^^^,,  ,,3  pe.ntnres  décora- 
qu-il  avait  obtenue  dans  ;'^^^  ,„,,,,,,  ,elonVexpress,on 
tivesenleszébrantdevete  Ue^^^^^^^ 

de  Ch,  Blanc,  se  sera  t  ^'^^^  ?  ,„eroix    formule  bien    ses 

Une  phrase   ^l'"'™;\  ^„^'',tri  déclarait-il,  e^  J'en 

efforts  ■.  «  Bonne..no,  la  6o«  ^  J^  ,  ,,  voulant 

r^^:-;;;:::—  :C:rcouleursrnte.rses,i. 
dire  que,  par  le  c«  ^„,„rerait  à  son  gré. 

^odiflerait  cette  boue  ^  ^    °     ^       ^^  ^,  ,,,,„i,„e;  U 
C'est  bien  là,  en  effet,  '<=  'é^""  ,e  jeu 

.efforce  de  rehausser  des  F^P-     ^^^  ^™  ,„l,,e  avec 

.    n  cYvprlue  a  taire  uc 
rSir'bouel:.  Plut5t  que  d'enrbellir  cette  boue, 
,„e  ne  IVt-il  ré,™d^e  I  ^^_^^^  ^^^  ^^^. 

.,:-;:":  :: :::  e^  «e  pe^na.  .us  qu.avee 

les  couleurs  de  l'arc-en-ciel. 


J/ 


III 

APPORT  DES  IMPRESSIONNISTES 

Le  précurseur  Jongkind.  Renoir,  Monet^  Pissarro,  Gulllaumin^ 
Cézanne,  Sisley.  —  Ils  sont,  au  début,  influencés  par  Courbet 
et  Corot  ;  Turner  les  ramène  d  Delacroix.  —  La  palette  sim- 
plifiée. —  V impressionnisme.  —  Les  couleurs  pures  ternies 
par  les  mélanges.  —  La  sensation  et  la  méthode. 

1.  Ceux  qui,  succédant  à  Delacroix,  seront  les  cham- 
pions de  la  couleur  et  de  la  lumière,  ce  sont  les  peintres 
que  plus  tard  on  appellera  les  impressionnistes  :  Renoir, 
Monet,  Pissarro,  Guillaumin,  Sisley,  Cézanne  et  leur 
précurseur  admirable,  Jongkind. 

Celui-ci,  'e  premier,  répudie  la  teinte  plate,  morcelle 
sa  couleur,  fractionne  sa  touche  à  l'infinie  et  obtient  les 
colorations  les  plus  rares  par  des  combinaisons  d'éléments 
multiples  et   presque  purs. 

A  cette  époque,  ceux  qui  seront  les  impressionnistes 
sont  influencés  par  Courbet  et  Corot,  —  sauf  Renoir  qui 
procède  plutôt  de  Delacroix,  dont  il  fait  des  copies  et 
des  interprétations.  Ils  peignent  encore  par  grandes 
taches,  plates  et  simples,  et  semblent  rechercher  le  blanc, 


48  DE  DELACROIX  AU  NEO-IMPRESSIONNISME 

lo  noir  el  le  gris,  pliilôl  que  les  couleurs  pures  et  vibrantes, 
tandis  que  déjà  Fanlin-Latour,  le  peintre  d'JTotmnage  à 
Delacroix  et  de  tant  d'autres  œuvres  graves  ou  sereines, 
dessine  et  peint  avec  des  tons  et  des  teintes,  sinon  intenses, 
du   moins  dégradés  et  séparés. 

Mais  en  1871,  pendant  un  long  séjour  à  Londres, 
Claude  Monet  et  Camille  Pissarro  découvrent  Turner. 
Ils  s'émerveillent  du  prestige  et  de  la  féerie  de  ses  colo- 
rations ;  ils  étudient  ses  œuvres,  analysent  son  métier. 
Ils  sont  tout  d'abord  frappés  de  ses  effets  de  neige  et  de 
glace.  Ils  s'étonnent  de  la  façon  dont  il  a  réussi  à  donner 
la  sensation  de  blancheur  de  la  neige,  eux  qui  jus- 
qu'alors n'ont  pu  y  parvenir  avec  leurs  grandes  taches 
de  blanc  d'argent  étalé  à  plat,  à  larges  coups  de  brosses. 
Ils  constatent  que  ce  merveilleux  résultat  est  obtenu, 
non  par  du  blanc  uni,  mais  par  une  quantité  de  touches 
de  couleurs  diverses,  mises  les  unes  à  côté  des  autres  et 
reconstituant  à  distance  l'elïet  voulu. 

Ce  procédé  de  touches  multicolores,  qui  s'est  mani- 
festé tout  d'abord  à  eux  dans  ces  effets  de  neige  parce  qu'ils 
ont  été  surpris  de  ne  i)as  les  voir  représentés,  comme  de 
coutume,  avec  du  blanc  et  du  gris,  ils  le  retrouvent  ensuite, 
employé  dans  les  tableaux  les  plus  intenses  et  les  plus 
brillants  du  peintre  anglais.  C'est  grâce  à  cet  artifice  que 
ces  tableaux  paraissent  peints,  non  avec  de  vulgaires  pâtes, 
mais  avec  des  couleurs  immatérielles. 


APPORT  DES  IMPRESSIONNISTES  49 

2.  De  retour  en  France,  tout  préoccupés  de  leur  décou- 
verte, Monet  et  Pissarro  rejoignent  Jongkind  alors  en 
pleine  possession  de  son  efficace  métier,  qui  lui  permet 
d'interpréter  les  jeux  les  plus  fugitifs  et  les  plus  subtils 
de  la  lumière.  Ils  notent  l'analogie  qu'il  y  a  entre  son 
procédé  et  celui  de  Turner  ;  ils  comprennent  tout  le 
bénéfice  qu'on  peut  tirer  de  la  pureté  de  l'un  et  de  la 
facture  de  l'autre.  Peu  à  peu,  les  noirs  et  les  terres  dis- 
paraissent de  leurs  palettes,  les  teintes  plates  de  leurs 
tableaux,  et  bientôt  ils  décomposent  les  teintes  et  les 
reconstituent  sur  la  toile,  en  menues  virgules,  juxtapo- 
sées. 

Les  impressionnistes  furent  donc  ramenés,  par  l'in- 
fluence indéniable  qu'eurent  sur  eux  Turner  et  Jongkind, 
à  la  technique  de  Delacroix,  dont  ils  s'étaient  écartés 
pour  chercher  la  tache  par  des  oppositions  de  blanc  et 
de  noir.  Car  la  virgule  des  tableaux  impressionnistes, 
n'est-ce  pas  la  hachure  des  grandes  décorations  de 
Delacroix  réduite  à  la  proportion  des  toiles  de  petit  for- 
mat auxquelles  astreint  le  travail  direct  d'après  nature  ? 
C'est  bien  le  même  procédé  que  l'un  et  les  autres 
emploient  pour  atteindre  le  même  but  :  lumière  et  cou- 
leur. 

Jules  Laforgue  a  justement  noté  cette  filiation  : 

«  Le  vibrant  des  impressionnistes  par  mille  paillettes  dansantes. 
Merveilleuse  trouvaille  pressentie  par  cet  affolé  de  mouvement,  Dela- 
croix, qui,  dans  les  furies  à  froid  du  romantisme,  non  content  de 


50  DE  DELACROIX  AU  NEO-IMPRESSIOXNISME 

mouvements  violents  et  de  couleur  furieuse,  modela  par  hachures 
vibrantes.  » 

Notes  posthumes.  La  Revue  Blanche,  15  mai  1896. 

3,  Mais,  tandis  que  Delacroix  avait  en  main  une 
palette  compliquée,  composée  de  couleurs  pures  et  de 
couleurs  terreuses,  les  impressionnistes  se  serviront 
d'une  palette  simplifiée  composée  de  sept  ou  huit  cou- 
leurs, les  plus  éclatantes,  les  plus  proches  de  celles  du 
spectre  solaire. 

Dès  1874,  Monel,  Pissarro,  Renoir —  lequel  le  premier  ? 
peu  importe  —  n'ont  plus  sur  leurs  palettes  que  des 
jaunes,  des  orangés,  des  vermillons,  des  laques,  des 
rouges,  des  violets,  des  bleus,  des  verts  intenses  comme 
le  véronèse  et   l'émeraude. 

Cette  simplification  de  la  palette,  ne  mettant  à  leur 
disposition  qu'une  gamme  très  peu  étendue  de  couleurs, 
les  mène  forcément  à  décomposer  les  teintes  et  à  multi- 
plier les  éléments.  Ils  s'évertuent  à  reconstituer  les 
colorations  par  le  mélange  optique  d'innombrables  vir- 
gules multicolores,  juxtaposées,   croisées  et  enchevôlréos. 

4.  Bénéficiant  de  ces  ressources  nouvelles,  —  décom- 
position des  teintes,  usage  exclusif  des  couleurs  intenses,  — 
ils  peuvent  peindre  des  paysages  de  l'Ile  de  Franco  ou 
de  la  Normandie  beaucoup  plus  brillants  et  plus  lumineux 
que  les  scènes  orientales  de  Delacroix.  Pour  la  première 


APPORT  DES  IMPRESSIONNISTES  oi 

fois,  on  peut  admirer  des  paysages  et  des  fi  ures  véri- 
tablement ensoleillés.  Plus  n'est  besoin  du  p  emier  plan 
bitumineux  et  sombre,  qui  servait  de  repoi,osoir  à  leurs 
prédécesseurs  —  même  à  Turner  —  pour  faire  paraître 
lumineux  et  colorés  les  arrière-plans. 

La  surface  entière  du  tableau  resplendit  de  soleil  ; 
l'air  y  circule  ;  la  lumière  enveloppe,  caresse,  irradie  les 
formes,  pénètre  partout,  même  dans  les  ombres,  qu'elle 
illumine. 

Séduits  par  les  féeries  de  la  nature,  les  impression- 
nistes, grâce  cl  une  exécution  rapide  et  sûre,  parviennent 
à  fixer  la  mobilité  de  ses  spectacles.  Ils  sont  les  glorieux 
peintres  des  effets  fugaces  et  des  impressions  rapides. 

5.  Ils  obtiennent  tant  d'éclat  et  de  luminosité  qu'ils 
ne  manquent  point  de  choquer  le  public  et  la  majorité 
des  peintres,  si  réfractaires  aux  splendeurs  et  aux  charmes 
de  la  couleur.  On  expulse  leurs  toiles  des  Salons  officiels 
et,  lorsqu'ils  peuvent  les  montrer  dans  de  bas  entresols  ou 
de  sombres  boutiques,  on  ricane,  on  injurie. 

Cependant,  ils  influencent  Edouard  Manet,  jusqu'alors 
épris  de  tache,  d'opposition  de  blanc  et  de  noir,  plutôt 
que  de  chroma tisme.  Ses  toiles  soudainement  s'éclai- 
rent et  blondissent.  Désormais  il  va  mettre  son  autorité 
et  son  génie  au  service  de  leur  cause  et  combattre,  dans 
les    Salons  officiels,   le  combat  que  les    impressionnistes 


52  DE  DELACROIX  AU  NEO-IMPRESSIONNISME 

soutiennent   dans    leurs    expositions    indépendantes    tant 
collectives  que  particulières. 

Et  pendant  vingt  ans  la  lutte  continue  ;  mais  peu  à 
peu,  les  adversaires,  même  les  plus  acharnés,  subissent 
l'influence  des  impressionnistes.  Les  palettes  se  net- 
toient, les  Salons  s'éclaircissent  jusqu'à  la  décoloration. 
Des  Prix  de  Rome,  madrés,  mais  incompréhensifs,  pillent 
les  novateurs  et  essayent  vainement  de  les  imiter. 

L'impressionnisme  caractérisera  certainement  une 
des  époques  de  l'art,  non  seulement  par  les  magistrales 
réalisations  de  ces  peintres  de  la  vie,  du  mouvement, 
de  la  joie  et  du  soleil,  mais  aussi  par  l'influence  consi- 
dérable qu'il  eut  sur  toute  la  peinture  contemporaine, 
dont  il  rénova  la  couleur. 

On  n'a  pas  à  faire  ici  l'histoire  de  ce  mouvement  ;  on 
précise  seulement  l'efficace  apport  technique  des  impres- 
sionnistes :  simplification  de  la  palette  (les  seules  cou- 
leurs du  prisme),  décomposition  des  teintes  en  éléments 
multipliés.  Il  nous  sera  pourtant  permis,  à  nous  qui 
avons  profité  de  leurs  recherches,  d'exprimer  ici  à  ces 
maîtres  notre  admiration  pour  leur  vie  sans  concession 
ni   défaillance  et  pour  leur  œuvre. 

6.  Cependant  ils  n'ont  pas  tiré  de  leur  palette  lumi- 
neuse et  simplifiée  tous  les  avantages  possibles. 

Ce  que  les  impressionnistes  ont  fait,  c'est  de  n'ad- 
mettre   sur    leurs    palettes   que  des   couleurs  pures  :   ce 


APPORT  DES  IMPRESSIONNISTES  '>3 

qu'ils  n'ont  pas  fait  et  ce  qui  restait  à  faire  après  c  x, 
c'est  de  respecter  absolument,  en  toutes  circonstances, 
la  pureté  de  ces  couleurs  pures.  En  mélangeant  les  clé- 
ments purs  dont  ils  disposent,  ils  reconstituent  ces  teintes 
ternes  et  sombres,  que  précisément  ils  semblaient 
vouloir   bannir. 

Leurs  couleurs  pures,  non  seulement  ils  les  rabattent 
par  des  mélanges  sur  la  palette  ;  mais  ils  en  diminuent 
encore  l'intensité  en  laissant  des  éléments  contraires  se 
rencontrer  sur  la  toile,  au  hasard  des  coups  de  brosse. 
Dans  la  hâte  de  leur  allègre  exécution,  une  touche 
d'orangé  heurte  une  touche  de  bleu  encore  fraîche,  une 
balafre  de  vert  se  croise  avec  une  garance  non  sèche, 
un  violet  balaye  un  jaune  et  ces  mélanges  répétés  de 
molécules  ennemies  répandent  sur  la  toile  un  gris  non 
optique  ni  fin,  mais  pigmentaire  et  terne,  qui  atténue 
singulièrement  l'éclat  de  leur  peinture. 

7.  Du  reste,  des  exemples  illustres  tendraient  à  prouver 
que,  pour  ces  peintres,  les  teintes  rabattues  ne  sont  pas 
sans  charme,  les  tons  sourds,  sans  intérêt.  Dans  cer- 
taines toiles  de  l'admirable  série  des  Cathédrales, 
Claude  Monet  ne  s'est-il  pas  ingénié  à  fondre  ensemble 
tous  les  joyaux  de  sa  fulgurante  palette  pour  rechercher 
la  teinte,  matériellement  exacte,  si  grise  et  si  trouble, 
des  vieilles  murailles  rouilleuses  et  moisies  ?  Dans  les 
tableaux    de    la    dernière    manière    de  Camille   Pissarro, 


54  DE  DELACROIX  AU  NEO-IMPRESSIONNISME 

on  ne  peut  trouver  la  moindre  parcelle  de  couleur  pure. 
Particulièrement,  dans  ces  Boulevards  de  1897-98,  ce 
grand  peintre  s'est  efforcé  de  reconstituer,  par  de  com- 
plexes mixtures  de  bleu,  de  vert,  de  jaune,  d'orangé, 
de  rouge,  de  violet,  les  teintes  lugubres  et  éteintes  de  la 
boue  des  rues,  de  la  lèpre  des  maisons,  de  la  suie  des 
cheminées,  des  arbres  noircis,  des  toits  plombés  et  des 
foules  mouillées,  qu'il  voulait  représenter  en  leur  réalité 
triste.  Mais,  dans  ce  cas,  pourquoi  exclure  les  ocres  et 
les  terres,  qui  ont  encore  de  la  beauté  chaude  et  trans- 
parente et  qui  fournissent  des  teintes  grises  beaucoup 
plus  fines  et  plus  variées  que  celles  qu»  résultent  de  ces 
triturations  de  couleurs  pures  ?  Qu'est-il  besoin  de  si 
belles  matières  si  on  en  ternit  l'éclat  ? 

Delacroix  s'efforçait  de  créer  de  la  lumière  avec  des 
couleurs  éteintes  :  les  impressionnistes  qui,  par  droit  de 
conquête,  ont  la  lumière  sur  leur  palette,  l'éteignent 
volontairement. 

8.  Il  faut  signaler  aussi  que,  dans  l'emploi  du  mélange 
optique^,  les   impressionnistes   répudient    toute    méthode 

1.  Un  mélange  pigmentaire  est  un  mélange  de  couleurs-matièrea, 
un  mélange  de  pâtes  colorées.  Un  mélange  opliiiucest  un  mélange  de 
couleurs-lumières,  et,  par  exemple,  le  mélange,  au  même  endroit  d'un 
écran,  de  faisceaux  lumineux  diversement  colorés.  —  Sans  doute,  le 
peintre  ne  peint  pas  avec  des  rayons  do  lumière.  Mais,  de  même  ijue  le 
physicien  peut  restituer  le  phénomène  du  mélange  optique  par  l'artifice 
d'un  dis{jue  aux  segments  de  diverses  couleurs  ([ui  tourne  rapideuîent, 
un  peintre  peut  le  restituer  par  la  juxtaposiliim  de  menues  touches 
multicolores.    Sur  le  disque  en   rotation  ou,  au  recul,  sur   la  toile  du 


APPORT   DES  IMPRESSIONNISTES  55 

précise  et  scientifique.  Selon  le  mot  charmant  de  l'un  d'eux, 
«  ils  peignent  comme  l'oiseau  chante  ». 

En  cela,  ils  ne  sont  pas  les  continuateurs  de  Delacroix 
qui  attachait,  nous  l'avons  établi,  tant  d'importance  à  la 
possession  d'une  technique  permettant  d'appliquer,  à  coup 
sûr,  les  loisqui  gouvernent  la  couleur  et  en  règlent  l'harmonie. 

S'ils  connaissent  ces  lois,  les  impressionnistes  ne  les 
appliquent  pas  méthodiquement.  Dans  leurs  toiles,  tel 
contraste  sera  observé  et  tel  autre  omis  ;  une  réaction 
sera  juste,  une  autre  douteuse.  Un  exemple  montrera 
combien  peut  être  décevante  la  sensation  sans  contrôle. 
Voici  l'impressionniste  en  train  de  peindre  sur  nature 
un  paysage  ;  il  a  devant  soi  de  l'herbe  ou  des  feuilles 
vertes  dont  telles  parties  sont  dans  le  soleil,  telles  autres 
dans  l'ombre.  Dans  le  vert  des  régions  d'ombre  les  plus 
voisines  des  espaces  de  lumière,  l'œil  scrutateur  du 
peintre  éprouve  une  fugitive  sensation  de  rouge.  Satisfait 
d'avoir  perçu  celte  coloration,  l'impressionniste  s'em- 
presse de  poser  une  touche  rouge  sur  sa  toile.  Mais, 
dans  la  hâte  de  fixer  sa  sensation,  il  n'a  guère  le  temps 
de  contrôler  l'exactitude  de  ce  rouge,  qui,  un  peu  au 
hasard  du  coup  de  brosse,  sera  exprimé  en  un  orangé,  un 
vermillon,    une    laque,....    un    violet    même.    Cependant, 

peintre,  l'œil  n'isolera  ni  les  segments  colorés  ni  les  touches  :  il  ne 
percevra  que  la  résultante  de  leurs  lumières,  —  en  d'autres  termes,  le 
mélange  optique  des  couleurs  des  segments,  le  mélange  optique  des 
couleurs  des  touches. 


56  DE  DELACROIX  AU  NEO-IMPRESSIONNISME 

c'était  un  rouge  très  précis  strictement  subordonné  à  la 
couleur  du  vert,  et  non  n'importe  quel  rouge.  Si  l'im- 
pressionniste avait  connu  celte  loi  :  l'ombre  se  teinte 
toujours  légèrement  de  la  complémentaire  du  clair,  il  lui 
eût  été  aussi  facile  de  mettre  le  rouge  exact,  violacé 
pour  un  vert  jaune,  orangé  pour  un  vert  bleu,  que  le 
rouge  quelconque  dont  il  s'est  contenté. 

Il  est  difficile  de  comprendre  en  quoi  la  science  aurait 
pu,  en  cette  occasion,  nuire  à  l'improvisation  de  l'artiste. 
Au  contraire,  nous  voyons  i)ien  les  avantages  d'une  méthode 
empêchant  de  tels  désaccords  qui,  pour  minimes  qu'ils 
soient,  ne  favorisent  pas  plus  la  beauté  d'un  tableau  que 
des  fautes  d'harmonie  celle  d'une  partition. 

9.  L'absence  de  méthode  fait  que  souvent  l'impres- 
sionniste se  trompe  dans  l'application  du  contraste.  Si 
le  peintre  est  bien  en  forme  ou  le  contraste  très  visiblement 
écrit,  la  sensation,  nettement  ressentie,  trouvera  sa  formule 
exacte  ;  mais  dans  des  circonstances  moins  propices, 
perçue  à  l'étal  vague,  elle  restera  inexprimée  ou  se  traduira 
d'une  façon  imprécise.  Et  il  nous  arrivera  de  voir,  dans 
les  tableaux  impressionnistes,  l'ombre  d'une  couleur 
locale  n'être  pas  l'ombre  exacte  de  celte  teinte,  mais 
d'une  autre  plus  ou  moins  analogue,  ou  bien  une  teinte 
n'être  pas  modifiée  logiquement  par  la  lumière  ou  l'ombre  : 


APPORT  DES  iMPRESSIOXNISTES  57 

un  bleu,  par  exemple,  plus  coloré  dans  la  lumière  que 
dans  l'ombre,  un  rouge  plus  chaud  dans  l'ombre  que 
dans  la  lumière,  une  lumière  trop  éteinte  ou  une  ombre 
trop  brillante. 

Le  môme  arbitraire,  les  impressionnistes  le  manifes- 
tent dans  la  fragmentation  de  leurs  colorations.  C'est 
un  beau  spectacle  que  leur  perspicacité  qui  s'évertue  ; 
mais  il  ne  semble  pas  que  des  notions  directrices  la 
desserviraient.  A  défaut  d'elles,  et  pour  ne  se  priver 
d'aucune  chance  heureuse,  ils  échantillonnent  leur  palette 
sur  leur  toile,  ils  mettent  un  peu  de  tout  partout.  En 
cette  cohue  polychrome,  il  est  des  éléments  antagoniques  : 
se  neutralisant,  ils  ternissent  l'ensemble  du  tableau.  Dans 
un  grand  contraste  d'ombre  à  lumière,  ces  peintres 
ajouteront  du  bleu  à  l'orangé  de  la  lumière,  de  l'orangé 
au  bleu  de  l'ombre,  grisant  ainsi  les  deux  teintes  qu'ils 
voulaient  exciter  par  opposition  et  atténuant,  en  consé- 
quence, l'effet  de  contraste  qu'ils  semblaient  chercher. 
A  une  lumière  orangée  ne  correspondra  pas  exactement 
l'ombre  bleue  convenable,  mais  une  ombre  verte  ou 
violette,  approximative.  Dans  un  même  tableau,  telle 
partie  sera  éclairée  par  de  la  lumière  rouge,  telle  autre 
par  de  la  lumière  jaune,  comme  s'il  pouvait  être  en  même 
temps  deux  heures  de  l'après-midi  et  cinq  heures  du  soir 

10.  Observation  des  lois  de  couleur,  usage  exclusif  des 


38  DE  DELACROIX  AU  NÉO-IMPHESSIOXNISME 

teintes  pures,  renonciation  à  tout  mélange  rabattu,  équilibre 
méthodique  des  éléments,  voilà  les  progrès  que  les  impres- 
sionnistes laissaient  à  faire  aux  peintres  soucieux,  de 
continuer  leurs  recherches. 


il 


IV 
APPORT  DES   NÉO-IMPRESSIONNISTES 


Impressionnisme  et  néo-impressionnisme. —  Georges  Seurat  :Un 
dimanche  à  la  Grande-Jatte.  —  Usage  exclusif  des  teintes  pures 
et  du  mélange  optique.  —  La  Division  :  elle  garantit  un  éclat 
maximum  et  une  harmonie  intégrale.  — Il  s'agit  de  technique 
et  non  de  talent.  —  Le  néo-impressionnisme  procède  de 
Delacroix  et  des  impressionnistes.  —  La  communauté  de 
technique  laisse  libres  les  individualités. 


1.  C'est  en  1886,  à  la  dernière  des  expositions  du  groupe 
impressionniste  —  «  8"  Exposition  de  Peinture  par  Mme 
Marie  Bracquemont,  Mlle  Mary  Cassait,  MM.  Degas, 
Forain,  Gauguin,  Guillaumin,  Mme  Berthe  Morisot,  MM. 
Camille  Pissarro,  Lucien  Pissarro,  Odilon  Redon,  Rouart, 
Schuffenecker,  Seurat,  Signac,  Tillot,  Vignon,  ZandomenegM 
—  du  15  mai  au  15  juin  —  i,  rue  Laffitte  »  —  que,  pour  la 
première  fois,  apparaissent  des  œuvres  peintes  uniquement 
avec  des  teintes  pures,  séparées,  équilibrées,  et  se  mélangeant 
optiquement,  selon  une  méthode  raisonnée. 

Georges  Seurat,  qui  fut  l'instaurateur  de  ce  progrès, 


60  DE  DELACROIX  AU  NEO-IMPRESSIONNISME 

montrait  là  le  premier  tableau  divisé,  toile  décisive  qui 
témoignait  d'ailleurs  des  plus  rares  qualités  de  peintre,  Un 
Dimanche  à  la  Grande- Jatte ^  et,  groupés  autour  de  lui, 
Camille  Pissarro,  son  fils  Lucien  Pissarro  et  Paul  Signac 
exposaient  aussi  des  toiles  peintes  selon  une  technique  à 
peu  près  semblable. 

L'éclat  inaccoutumé  et  l'harmonie  des  tableaux  de  ces 
novateurs  furent  immédiatement  remarqués,  sinon  bien 
accueillis.  Ces  qualités  étaient  dues  à  l'application  des 
principes  fondamentaux  de  la  division.  Depuis  lors,  celte 
technique,  grâce  aux  recherches  et  aux  apports  de  MM. 
Henri-Edmond  Cross,  Albert  Dubois-Pillet,  Maximilien 
Luce,  Hippolyte  Petitjean,  Théo  van  Rysselberghe,  Henry 
van  de  Velde  et  quelques  autres,  malgré  des  morts  cruelles, 
en  dépit  des  attaques  et  des  désertions,  n'a  cessé  de  se 
développer,  pour  constituer  enfin  la  méthode  précise  que 
nous  avons  résumée  au  début  de  cette  étude  et  désignée 
comme  celle  des  peintres  néo-impressionnistes. 

Si  ces  peintres,  que  spécialiserait  mieux  l'épithète 
chromo-luminaristes,  ont  adopté  ce  nom  de  nco-impres- 
sionnistes,  ce  ne  fut  pas  pour  flagorner  le  succès  (les 
impressionnistes  étaient  encore  en  pleine  lutte),  mais 
pour  rendre  hommage  à  l'effort  des  précurseurs  et  mar- 
quer, sous  la  divergence  des  procédés,  la  communauté 
du  but  :  la  lumière  et  la  couleur.  C'est  dans  ce  sens  que 
doit    être    entendu     ce    mot    néo- impressionniste ,    car    la 


APPORT  DES  NEO-IMPRESSIONNISTES  61 

technique  qu'emploient  ces  peintres  n'a  rien  d'impres- 
sionniste :  autant  celle  de  leurs  devanciers  est  d'instinct 
et  d'instantanéité,  autant  la  leur  est  de  réflexion  et  de 
permanence. 

2.  Les  néo-impressionnistes,  comme  les  impression- 
nistes, n'ont  sur  leur  palette  que  des  couleurs  pures. 
Mais  ils  répudient  absolument  tout  mélange  sur  la 
palette,  sauf,  bien  entendu,  le  mélange  de  couleurs 
conliguës  sur  le  cercle  chromatique.  Celles-ci,  dégradées 
entre  elles  et  éclaircies  avec  du  blanc,  tendront  à  resti- 
tuer la  variété  des  teintes  du  spectre  solaire  et  tous  leurs 
tons.  Un  orangé  se  mélangeant  avec  un  jaune  et  un 
rouge,  un  violet  se  dégradant  vers  le  rouge  et  vers  le 
bleu,  un  vert  passant  du  bleu  au  jaune,  sont,  avec  le 
blanc,  les  seuls  éléments  dont  ils  disposent.  Mais,  par  le 
mélange  optique  de  ces  quelques  couleurs  pures,  en 
variant  leur  proportion,  ils  obtiennent  une  quantité  infi- 
nie de  teintes,  depuis  les  plus  intenses  jusqu'aux  plus 
grises. 

Non  seulementilsbannissentdeleurs  palettes  toutmélange 
de  teintes  rabattues,  mais  ils  évitent  encore  de  souiller  la 
pureté  de  leurs  couleurs  par  des  rencontres  d'éléments 
contraires  sur  leur  subjectile.  Chaque  touche,  prise  pure 
sur  la  palette,  reste  pure  sur  la  toile. 

Ainsi,  et  comme  s'ils  usaient  de  couleurs  préparées 
avec  des   poudres    plus   brillantes    et   des    matières  plus 


62  DE  DELACROIX  AU  NÉO-IMPRESSIONNISME 

somptueuses,  peuvent-ils  prétendre  à  dépasser  en  lumi- 
nosité et  en  coloration  les  impressionnistes,  qui  ternis- 
sent et  grisent  les  couleurs  pures  de  la  palette  simpli- 
fiée. 

3.  Ce  n'est  pas  assez  que  la  technique  de  la  division 
assure,  par  le  mélange  optique  d'éléments  purs,  un  maximum 
de  luminosité  et  de  coloration  :  par  le  dosage  et  l'équilibre 
de  ces  éléments,  selon  les  règles  du  contraste,  de  la 
dégradation  et  de  l'irradiation,  elle  garantit  l'harmonie  inté- 
grale de  l'œuvre. 

Ces  règles,  que  les  impressionnistes  n'observent  que 
parfois  et  instinctivement,  sont  toujours  et  rigoureusement 
appliquées  par  les  néo-impressionnistes.  Méthode  précise  et 
scientifique,  qui  n'infirme  pas  leur  sensation,  mais  la  guide 
et  la  protège. 

4.  Il  semble  que,  devant  sa  toile  blanche,  la  première 
préoccupation  d'un  peintre  doive  être  :  décider  quelles 
courbes  et  quelles  arabesques  vont  en  découper  la  sur- 
face, quelles  teintes  et  quels  tons  la  couvrir.  Souci  bien 
rare  à  une  époque  où  la  plupart  des  tableaux  sont  tels 
que  des  photographies  instantanées  ou  de  vaines  illus- 
trations. 

Reprocher  aux  impressionnistes  d'avoir  négligé  ces 
préoccupations  serait  puéril,  puisque  leur  dessein  était 
manifestement  de  saisir   les  arrangements  et  les  harmo- 


APPORT  DES  XÉO  IMPRESSIONNISTES  63 

nies  de  la  nature,  tels  qu'ils  se  présentent,  sans  nul 
souci  d'ordonnance  ou  de  combinaison.  «  L'impression- 
niste s'assied  au  bord  d'une  rivière  »,  comme  le  dit  leur 
critique  Théodore  Duret,  et  peint  ce  qu'il  a  devant  lui. 
Et  ils  ont  prouvé  que,  dans  cette  manière,  on  pouvait 
faire  merveille. 

Le  néo-impressionniste,  suivant  en  cela  les  conseils 
de  Delacroix,  ne  commencera  pas  une  toile  sans  en 
avoir  arrêté  l'arrangement.  Guidé  par  la  tradition  et 
par  la  science,  il  harmonisera  la  composition  à  sa  con- 
ception, c'est-à-dire  qu'il  adaptera  les  lignes  (directions 
et  angles),  le  clair-obscur  (tons),  les  couleurs  (teintes) 
au  caractère  qu'il  voudra  faire  prévaloir.  La  dominante 
des  lignes  sera  horizontale  pour  le  calme,  ascendante 
pour  la  joie,  et  descendante  pour  la  tristesse,  avec  toutes 
les  lignes  intermédiaires  pour  figurer  toutes  les  autres 
sensations  en  leur  variété  infinie.  Un  jeu  polychrome, 
non  moins  expressif  et  divers,  se  conjugue  à  ce  jeu 
linéaire  :  aux  lignes  ascendantes,  correspondront  des 
teintes  chaudes  et  des  tons  clairs  ;  avec  les  lignes  des- 
cendantes, prédomineront  des  teintes  froides  et  des  tons 
foncés  ;  un  équilibre  plus  ou  moins  parfait  des  teintes 
chaudes  et  froides,  des  tons  pâles  et  intenses,  ajoutera 
au  calme  des  lignes  horizontales.  Soumettant  ainsi  ,'" 
couleur  et  la  ligne  à  l'émotion  qu'il  a  ressentie  et  qu'il 
veut  traduire,  le  peintre  fera  œuvre  de  poète,  de  créateur. 


64  DE  DELACROIX  AU  NEO-l.MPRESSlONNISME 

5.  D'une  façon  générale,  on  peut  admettre  qu'une  œuvre 
néo-impressionniste  soit  plus  harmonieuse  qu'une  œuvre 
impressionniste,  puisque  d'abord,  grâce  à  l'observation 
constante  du  contraste,  l'harmonie  de  détail  en  est  plus 
précise  et  qu'ensuite,  grâce  à  une  composition  raisonnée  et 
au  langage  esthétique  des  couleurs,  elle  comporte  une 
harmonie  d'ensemble  et  une  harmonie  morale  dont  la 
seconde  se  prive  volontairement. 

Loin,  l'idée  de  comparer  les  mérites  de  ces  deux  géné- 
rations de  peintres  :  les  impressionnistes  sont  des  maîtres 
définitifs  dont  la  tâche  glorieuse  est  faite  et  s'est  imposée; 
les  néo-impressionnistes  sont  encore  dans  la  période 
des  recherches  et  comprennent  combien  il  leur  reste  à 
faire. 

Il  ne  s'agit  pas  ici  de  talent,  mais  de  techniques,  et 
ce  n'est  pas  manquer  ou  respect  que  nous  devons  à 
ces  maîtres  que  de  dire  :  la  technique  des  néo-impres- 
sionnistes garantit  plus  que  la  leur  l'intégralité  de  la  lumi- 
nosité, de  la  coloration  et  de  l'harmonie  ;  de  même  avons- 
nous  pu  dire  que  les  tableaux  de  Delacroix  sont  moins 
lumineux  et  moins  colorés  que  ceux  des  impression- 
nistes. 

6.  Le  néo-impressionnisme,  que  caractérise  cette  recher- 
che de  l'intégrale  pureté  et  de  la  complète  harmonie, 
est  l'expansion  logique  de  l'impressionnisme.  Les  adcplt-s 
de  la  nouvelle  technique  n'ont   fait  que   réunir,  ordonner 


APPORT   DES    NÉO-IMPRKSSIONNISTES  65 

et  développer  les  recherches  de  leurs  précurseurs.  La 
division,  telle  qu'ils  l'entendent,  ne  se  compose-t-elle  pas  de 
ces  éléments  de  l'impressionnisme,  amalgamés  et  systé- 
matisés :  l'éclat  (Claude  Monet),  le  contraste  (qu'observe 
presque  toujours  Renoir),  la  facture  par  petites  touches 
(Cézanne  et  Camille  Pissarro)  ?  L'exempl*^  de  Camille 
Pissarro,  adoptant,  en  1886,  le  procédé  des  néo-impres- 
sionnistes et  illustrant  de  son  beau  renom  le  groupe 
naissant,  ne  montre-t-il  pas  le  lien  qui  les  unit  à  la 
précédente  génération  de  coloristes  ?  Sans  qu'on  puisse 
noter  de  changement  brusque  en  ses  œuvres,  peu  à  peu, 
les  mélanges  grisés  disparurent,  les  réactions  furent  notées 
et  .Je  maître  impressionniste,  par  simple  évolution,  devint 
néo-impressionniste. 

Il  n'a  d'ailleurs  pas  persisté  dans  cette  voie.  Descen- 
dant direct  de  Corot,  il  ne  recherche  pas  l'éclat  par 
l'opposition,  comme  Delacroix,  mais  la  douceur  par  des 
rapprochements  ;  il  se  gardera  bien  de  juxtaposer  deux 
teintes  éloignées  pour  obtenir  par  leur  contraste  une 
note  vibrante,  mais  s'évertuera,  au  contraire,  à  diminuer 
la  distance  de  ces  deux  teintes  par  l'introduction,  dans 
chacune  d'elles,  d'éléments  intermédiaires,  qu'il  appelle 
des  passages.  Or,  la  technique  néo-impressionniste  est 
basée  précisément  sur  ce  contraste,  dont  il  n'éprouve  pas  le 
besoin,  et  sur  l'éclatante  pureté  des  teintes,  dont  son  œil 
souffre.  De  la  division,  il  n'avait  choisi  que  le  procédé, 


66  DE  DELACROIX  AU  NEO-IMPRESSIONXISME 

le  petit  point,  dont  la  raison  d'être  est  justement  qu'il 
permet  la  notation  de  ce  contraste  et  la  conservation  de  cette 
pureté.  Il  est  donc  très  compréhensible  que  ce  moyen, 
médiocre  pris  isolément,   ne  l'ail  pas  retenu. 

Autre  marque  de  filiation  :  la  division  parut  pour  la 
première  fois  à  la  dernière  exposition  des  peintres  impres- 
sionnistes. Ces  maîtres  y  avaient  accueilli  les  œuvres 
novatrices  de  Seurat  et  de  Signac  comme  Ijien  dans  leur 
tradition.  Plus  tard  seulement,  devant  l'importance  du 
nouveau  mouvement,  la  scission  se  fit  et  les  néo-impres- 
sionnistes exposèrent  à  part. 

7.  Si  le  néo-impressionnisme  résulte  immédiatement 
de  l'impressionnisme,  il  doit  aussi  beaucoup  à  Delacroix, 
comme  nous  l'avons  vu.  Il  est  la  fusion  et  le  développement 
des  doctrines  de  Delacroix  et  des  impressionnistes,  le  retour 
à  la  tradition  de  l'un,  avec  tout  le  bénéfice  de  l'apport  des 
autres. 

Nous  le  prouve,  la  genèse  de  Georges  Seurat  et  de  Paul 
Signac. 

Georges  Seurat  suivit  les  cours  de  l'école  des  Beaux- 
Arts  ;  mais  son  intelligence,  sa  volonté,  son  esprit 
méthodique  et  clair,  son  goût  si  pur  et  son  œil  de 
peintre  le  gardèrent  de  l'influence  déprimante  de  l'Ecole. 
Fréquentant  assidûment  les  musées,  feuilletant  dans 
les  bibliothèques  les  livres  d'art  et  les  gravures,  il  pui- 
sait   dans    l'élude    des    maîtres    classiques    la    force    de 


APPORT  DES   NEO-IMPRESSIONNISTES  67 

résister  à  renseignement  des  professeurs.  Au  cours  de 
ces  éludes,  il  constata  que  ce  sont  des  lois  analogues 
qui  régissent  la  ligne,  le  clair-obscur,  la  couleur,  la 
composition,  tant  chez  Ruliens  que  chez  Raphaël,  chez 
Michel-Ange  que  chez  Delacroix  :  le  rythme,  la  mesure 
et  le  contraste. 

La  tradition  orientale,  les  écrits  de  Ghevreul,  de 
Charles  Blanc,  de  Humbert  de  Superville,  d'O.  N.  Rood, 
de  H.  Helmholtz  le  renseignèrent.  Il  analysa  longuement 
l'œuvre  de  Delacroix,  y  retrouva  facilement  l'application 
des  lois  traditionnelles,  tant  dans  la  couleur  que  dans 
la  ligne,  et  vit  nettement  ce  qui  restait  encore  à  faire 
pour  réaliser  les  progrès  que  le  maître  romantique  avait 
entrevus. 

Le  résultat  des  études  de  Seurat  fut  sa  judicieuse  et 
fertile  théorie  du  contraste,  è  laquelle  il  soumit  dès  lors 
toutes  ses  œuvres.  Il  l'appliqua  d'abord  au  clair-obscur  : 
avec  ces  simples  ressources,  le  blanc  d'une  feuille  de 
papier  Ingres  et  le  noir  d'un  crayon  Conté,  savamment 
dégradé  ou  contrasté,  il  exécuta  quelque  quatre  cents 
dessins,  les  plus  beaux  dessins  de  peintre  qui  soient. 
Grâce  à  la  science  parfaite  des  valeurs,  on  peut  dire 
que  ces  blanc  et  noir  sont  plus  lumineux  et  plus  colorés  que 
maintes  peintures.  Puis,  s'étant  ainsi  rendu  maître  du 
contraste  de  ton,  il  traita  la  teinte  dans  le  même  esprit 
et,  dès  1882,  il  appliquait  à  la  couleur  les  lois  du  contraste 


68  DE  DELACROIX  AU  NEO-IMPRESSIONXISME 

et  peignait  avec  des  éléments  séparés  —  en  employant  des 
teintes  rabattues,  il  est  vrai  —  sans  avoir  été  influencé  par 
les  impressionnistes  dont,  à  celte  époque,  il  ignorait  même 
l'existence. 

Paul  Signac,  au  contraire,  dès  ses  premières  études,  en 
1883,  subit  l'influence  de  Monel,  de  Pissarro,  de  Renoir  et  de 
Guillaumin.  Il  ne  fréquenta  aucun  atelier  et  c'est  en  travail- 
lant d'après  nature  qu'il  surprit  les  jeux  harmonieux  du 
contraste  simultané.  Puis,  en  étudiant  admirativement 
les  œuvres  des  maîtres  impressionnistes,  il  crut  y  constater 
l'emploi  d'une  technique  scientifique  :  il  lui  sembla  que  les 
éléments  multicolores,  dont  le  mélange  optique  reconstitue 
les  teintes  dans  leurs  tableaux,  étaient  séparés  méthodique- 
ment, et  que  ces  rouges,  ces  jaunes,  ces  violets,  ces  bleus, 
ces  verts  étaient  assemblés  d'après  des  règles  catégoriques  ; 
les  efl"ets  du  contraste  qu'il  avait  observés  dans  la  nature, 
mais  dont  il  ignorait  les  lois,  lui  parurent  appliqués  théori- 
quement par  eux. 

Quelques  lignes  de  VArt  Moderne,  de  J.-K.  Huysmans, 
dans  lesquelles,  à  propos  de  Monet  et  de  Pissarro,  il  est 
question  de  couleurs  complémentaires,  de  lumière  jaune  et 
d'ombre  violette,  purent  lui  laisser  supposer  que  les 
impressionnistes  étaient  au  fait  de  la  science  de  la  couleur. 
Il  attribua  la  splendeur  de  leurs  œuvres  à  ce  savoir  et 
crut  faire  acte  de  disciple  zélé  en  étudiant,  dans  le  livre 
de  Ghevreul,  les  lois  si  simples  du  contraste  simultané. 


APPORT  DES   NEO-IMPRESSIONNISTES  69 

La  théorie  une  fois  connue,  il  put  objectiver  exactement 
les  contrastes  que  jusqu'alors  il  n'avait  notés  qu'empirique- 
ment et  avec  plus  ou  moins  de  justesse,  au  hasard  de  la 
sensation. 

Chaque  couleur  locale  fut  auréolée  de  sa  complémentaire 
authentique,  se  dégradant  sur  la  couleur  limitrophe  par  des 
touches  balayées  dont  le  jeu  mêlait  intimement  ces  deux 
éléments.  Ce  procédé  pouvait  convenir  lorsque  la  couleur 
locale  et  la  réaction  de  la  couleur  voisine  étaient  de  teintes 
analogues,  ou  rapprochées,  comme  par  exemple,  bleu  sur 
vert,  jaune  sur  rouge,  etc.,  etc.  Mais,  lorsque  ces  deux  élé- 
ments étaient  contraires,  comme  rouge  et  vert,  ou  bleu  et 
orangé,  ils  fusionnaient  en  un  mélange  pigmentaire,  terne 
et  sali.  Le  dégoût  de  ces  souillures  l'amena  fatalement  et 
progressivement  à  la  séparation  des  éléments  en  touches 
nettes,  c'est-à-dire  au  mélange  optique,  qui,  seul,  peut 
permettre  de  dégrader  l'une  sur  l'autre  deux  couleurs 
contraires  sans  que  la  pureté  en  soit  ternie.  Et  il  arriva 
ainsi  au  contraste  simultané  et  au  mélange  optique  par  des 
voies  toutes  différentes  de  celles  qu'avait  suivies  Seurat. 

En  1884,  à  la  l'"  exposition  du  groupe  des  Artistes 
Indépendants,  au  baraquement  des  Tuileries,  Seurat  et 
Signac,  qui  ne  se  connaissaient  pas,  se  rencontrèrent,  Seurat 
exposait  sa  Baignade,  refusée  au  Salon  de  cette  même 
année.  Ce  tableau  était  peint  à  grandes  touches  plates, 
balayées  les  unes  sur  les  autres  et  issues  d'une   palette 


70  DE  DELACROIX  AU  NEO-IMPRESSIONNISME 

composée,  comme  celle  de  Delacroix,  de  couleurs  pures  et 
de  couleurs  terreuses.  De  par  ces  ocres  et  ces  terres,  le 
tableau  était  terni  et  paraissait  moins  brillant  que  ceux  que 
peignaient  les  impressionnistes  avec  leur  palette  réduite  aux 
couleurs  du  prisme.  Mais  l'observation  des  lois  du  contraste, 
la  séparation  méthodique  des  éléments  —  lumière,  ombre, 
couleur  locale,  réactions  — ,  leur  juste  proportion  et  leur 
équilibre,  conféraient  à  cette  toile  une  parfaite  harmonie. 

Signac  était  représenté  par  quatre  paysages,  peints  avec 
les  seules  couleurs  du  prisme,  posées  sur  la  toile  en  petites 
touches  virgulaires  selon  le  mode  impressionniste,  mais 
déjà  sans  mélanges  rabattus  sur  la  palette.  Le  contraste  y 
était  observé  et  les  éléments  s'y  mélangeaient  optiquement, 
sans  toutefois  la  justesse  et  l'équilibre  de  la  méthode  rigou- 
reuse de  Seural. 

S'éclairant  de  leurs  mutuelles  recherches,  Seurat  bientôt 
adoptait  la  palette  simplifiée  des  impressionnistes  et  Signac 
mettait  à  profit  l'apport  si  précieux  de  Seurat  :  la  séparation 
méthodiquement  équilibrée  des  éléments. 

Et,  comme  nous  avons  vu  au  début  de  ce  chapitre,  tous 
deux,  avec  Camille  et  Lucien  Pissarro  qui  s'étaient  enthou- 
siasmés, représentaient,  à  l'exposition  impressionniste  de 
i88H,  le  néo-impressionnisme  débutant. 

8.  Tous  ces  tal)leauxnco-impressionnislcsse  confondent, 
et  la  personnalité  des  auteurs  s'y  noie  dans  la  communauté 
du  procédé,  dira  tel  visiteur  d'expositions. 


APPORT  DES  NEO-IMPRESSIONNISTES  71 

Celui-là  sans  doute  s'est  entraîné  dès  longtemps  à  ne 
distinguer  les  œuvres  des  peintres  que  le  catalogue  à  la 
main.  Il  faut,  en  effet,  être  bien  réfractaire  aux  jeux  de 
la  couleur  et  bien  insensible  aux  charmes  de  l'harmonie 
pour  confondre  un  Seurat,  l)lûnd,  fin,  aux  couleurs  locales 
atténuées  par  la  lumière  et  par  l'ombre,  avec  un  Cross, 
dont  les  localités  éclatent,  dominatrices  des  autres  élé- 
ments. 

A  des  enfants  ou  à  des  êtres  primitifs,  montrez  des 
enluminures  d'Épinal  et  des  estampes  japonaises  :  ils  ne 
les  distingueront  pas  les  unes  des  autres.  Mais  des  gens 
dont  l'éducation  artistique  sera  ébauchée  discerneront  déjà 
la  diiïérence  de  ces  deux  sortes  d'images.  Et  d'autres,  plus 
instruits,  sauront  mettre  un  nom  d'auteur  sur  chacune  des 
estampes  japonaises. 

Montrez-leur  des  peintures  de  divers  néo-impression- 
nistes :  pour  la  première  catégorie,  ce  seront  des  tableaux 
«  comme  les  autres  »  ;  pour  la  deuxième,  ce  seront  tous 
des  tableaux  pointillés  indistinctement  ;  et  seulement  les 
adeptes  du  troisième  degré  sauront  reconnaître  la  person- 
nalité de  chaque  peintre. 

De  même  qu'il  y  a  des  gens  incapables  de  distinguer 
un  Hok'saï  d'un  Hiroshighé,  un  Giotto  d'un  Orcagna,  un 
Monet  d'un  Pissarro,  il  en  est  qui  confondent  un  Luce  avec 
un  Van  Rysselberghe.  Que  ces  amateurs  parachèvent  leur 
éducation  artistique. 


72  DE  DELACROIX  AU  XÉO-IMPRESSIONNISME 

9.  La  vérité  est  qu'il  y  a  autant  de  divergences  entre 
les  néo-impressionnistes  qu'entre  les  divers  impression- 
nistes, par  exemple.  Qu'un  néo-impressionniste  fasse  tel  ou 
tel  sacrifice  d'éléments  dans  le  sens  de  son  œuvre  (selon  que 
celle-ci  offrira  plus  d'intérêt  par  les  contrastes  lumineux  que 
par  la  recherche  des  couleurs  locales,  ou  inversement),  sa 
personnalité,  s'il  en  a  une,  aura  là  un  prétexte  —  parmi 
cent  autres  que  nous  citerions  —  de  se  traduire  en  sa  fran- 
chise la  plus  aiguë. 

Une  technique  qui  a  donné  les  grandes  compositions 
synthétiques  de  Georges  Seurat,  les  portraits  gracieux  ou 
puissants  de  Van  Rysselberghe,  les  toiles  ornementales  de 
Van  de  Velde  ;  qui  a  permis  d'exprimer  :  à  Maximilien 
Luce,  la  rue,  le  peuple,  le  travail  ;  à  Cross,  le  rythme  des 
gestes  en  d'harmonieux  décors  ;  à  Charles  Angrand,  la  vie 
des  champs  ;  à  Petitjean,  les  graciles  nudités  des  nymphes  ; 
qui  a  pu  s'assouplir  à  ces  tempéraments  si  distincts,  et 
produire  des  œuvres  si  variées,  peut-elle,  sans  mauvaise 
foi  ou  ignorance,  être  accusée  d'annihiler  la  personnalité  de 
ceux  qui  l'adoptent  ? 

La  discipline  de  la  division  ne  leur  a  pas  été  plus  dure 
qu'au  poète  celle  du  rythme.  Loin  de  nuire  h  leur  inspi- 
ration, elle  a  contribué  à  donner  à  leurs  ouvrages  une 
tenue  sévère  et  poétique,  hors  du  trompe-l'œil  et  de 
l'anecdote. 

Delacroix  pensait  aussi  que  la  contrainte  d'une  méthode 


ff 


^ 


APPORT  DES  NEO-IMPRESSION'XISTES  73 

raisonnée  et  précise  ne  pouvait  que  rehausser  le  style  d'une 
œuvre  d'art  : 

«  Je  vois  dans  les  peintres,  des  prosateurs  et  des  poètes  ;  la  rime 
les  entrave  ;  le  tour  indispensable  aux  vers,  et  qui  leur  donne  tant 
de  vigueur,  est  l'analogie  de  la  symétrie  cachée,  du  balancement,  en 
même  temps  savant  et  inspiré,  qui  règle  les  rencontres  ou  l'écarte- 
ment  des  lignes,  les  taches,  les  rappels  de  couleur.  » 


iï 


V 
LA    TOUCHE    DIVISÉE 


La  louche  divisée  des  néoAmpressionnlstes  ;  elle  permet  seide 
le  mélange  optique,  la  pureté  et  la  proportion.  —  La  division 
et  le  point. — La  hachure  de  Delacroix,  la  virgule  des  impres- 
sionnistes, la  touche  divisée,  moyens  conventionnels  identiques; 
pourquoi  admettre  les  deux  premiers  et  non  le  troisième  ?  il 
n'est  pas  plue  gênant  et  offre  des  avantages  sur  les  deux 
autres.  —  La  division  et  la  peinture  décorative. 

1.  Dans  la  technique  des  néo-impressionnistes,  bien 
des  gens,  insensibles  aux  résultats  d'harmonie,  de  couleur 
et  de  lumière,  n'ont  vu  que  le  procédé.  Ce  procédé,  qui  a  pour 
effet  d'assurer  les  résultats  en  question  par  la  pureté  des 
éléments,  leur  dosage  équilibré  et  leur  parfait  mélange 
optique,  ne  consiste  pas  forcément  dans  le  point,  comme  ils 
se  l'imaginent,  mais  dans  toute  touche  de  forme  indifîé- 
rente,  nette,  sans  balayage  et  de  dimension  proportionnée 
au  format  du  tableau  :  —  de  forme  indifférente,  car  cette 
touche  n'a  pas  pour  but  de  donner  le  trompe-l'œil  des  objets, 
mais  bien  de   figurer  les  différents  éléments  colorés  des 


75  DE  DELACROIX  AU  NEO-IMPRESSIONNISME 

teintes  ;  —  nette,  pour  permettre  le  dosage  ;  —  sans 
balayage,  pour  assurer  la  pureté  ;  —  de  dimension  pro- 
portionnée au  format  du  tableau  et  uniforme  pour  un  même 
tableau,  afin  que,  à  un  recul  normal,  le  mélange  optique 
des  couleurs  dissociées  s'opère  facilement  et  reconstitue 
la  teinte. 

Par  quel  autre  moyen,  noter  avec  précision  les  jeux  et 
les  rencontres  d'éléments  contraires  :  la  quantité  de  rouge 
dont  se  teinte  l'ombre  d'un  vert,  par  exemple  ;  l'action 
d'une  lumière  orangée  sur  une  couleur  locale  bleue  ou, 
réciproquement,  d'une  ombre  bleue  sur  une  couleur  locale 
orangée  ?...  Si  l'on  combine  autrement  que  par  le  mélange 
optique  ces  éléments  ennemis,  leur  mixture  aboutira  à  une 
teinte  boueuse  ;  si  on  balaye  les  touches  les  unes  sur  les 
autres,  on  courra  le  risque  des  saljssures  ;  si  on  les  juxta- 
pose en  touches  même  pures,  mais  imprécises,  le  dosage 
méthodique  ne  sera  plus  possible  et  toujours  un  des 
éléments  dominera  au  détriment  des  autres.  Cette  facture 
a  encore  l'avantage  d'assurer  à  chaque  pigment  coloré  son 
maximum  d'intensité  et  toute  sa  fleur. 

2.  Cette  touche  divisée  des  néo-impressionnistes,  c'est 
—  discipliné  à  la  nouvelle  technique  —  le  même  procédé 
que  la  hachure  de  Delacroix  et  que  la  virgule  des  impres- 
sionnistes. 

Elles  ont,  ces  trois  factures,  un  but  commun  :  donner 


LA  TOUCHE  DIVISEE  76 

à  la  couleur  le  plus  d'éclat  possible,  en  créant  des  lumières 
colorées,  grâce  au  mélange  optique  de  pigments  juxtaposés. 
Hachures,  virgules,  touches  divisées  sont  trois  moyens 
conventionnels  identiques,  mais  accomodés  aux  exigences 
particulières  des  trois  esthétiques  correspondantes  :  ainsi 
les  techniques  s'enchaînent  parallèlement  aux  esthétiques 
et  doublent  le  lien  qui  unit  si  étroitement  le  maître  roman- 
tique, les  impressionnistes  et  les  néo-impressionnistes. 

Delacroix,  esprit  exalté  et  réfléchi  tout  ensemble,  couvre 
sa  toile  de  hachures  fougueuses,  mais  qui  dissocient  la 
couleur  avec  méthode  et  précision  :  et,  par  cette  facture 
propice  au  mélange  optique  et  au  modelé  rapide  dans  le 
sens  de  la  forme,  il  satisfait  son  double  souci  de  couleur  et 
de   mouvement. 

Supprimant  de  leur  palette  toutes  les  couleurs  ternes  ou 
sombres,  les  impressionnistes  durent  reconstituer,  avec  le 
petit  nombre  de  celles  qui  leur  restaient,  un  clavier  étendu. 
Us  furent  ainsi  conduits  à  une  facture  plus  fragmentée  que 
celle  de  Delacroix  :  et,  au  lieu  de  ses  hachures  romantiques, 
ce  furent  de  minimes  touches  posées  du  bout  d'un  pinceau 
alerte  et  s'enchevêtrant  en  pelote  multicolore,  —  pimpantes 
façons  bien  adaptées  à  une  esthétique  toute  de  sensation 
soudaine  et  fugitive. 

Jongkind,  avant  eux,  et  aussi  Fantin-Latour  avaient 
usé  d'une  facture  analogue,  mais  sans  pousser  aussi  loin 
ce  morcellement  de  la  touche.  Vers  les  années  80,  Camille 


77  DE  DELACROIX  AU  NEO-IMPRESSIONNISME 

Pissarro  (tableaux  de  Ponloise  et  d'Osny)  et  Sisley  (paysa- 
ges du  Bas-Meudon  et  de  Sèvres)  montrèrent  des  toiles 
d'une  facture  absolument  fragmentée.  A  celte  époque,  dans 
les  tableaux  de  Claude  Monet,  on  pouvait  remarquer  des 
parties  traitées  de  cette  même  façon  à  côté  de  légers  frottis 
à  plat.  Plus  tard  seulement,  ce  maître  parut  renoncer  à 
toute  teinte  unie  et  couvrit  l'entière  surface  de  ses  toiles 
de  virgules  multipliées.  Renoir  aussi  séparait  les  éléments, 
mais  en  touches  plus  larges  —  commandées  d'ailleurs  par 
les  dimensions  de  ses  toiles  —  et  plus  plates,  que  son 
pinceau  balayait  les  unes  sur  les  autres.  Cézanne,  en 
juxtaposant,  par  touches  carrées  et  nettes,  sans  souci 
d'imitation  ni  d'adresse,  les  éléments  divers  des  teintes 
décomposées,  approcha  davantage  de  la  division  méthodique 
des  néo-impressionnistes. 

Ceux-ci  n'attachent  aucune  importance  à  la  forme  de 
la  touche,  car  ils  ne  la  chargent  pas  de  modeler,  d'ex{)rimer 
un  sentiment,  d'imiter  la  forme  d'un  objet.  Pour  eux, 
une  touche  n'est  qu'un  des  infinis  éléments  colorés  dont 
l'ensemble  composera  le  tableau,  élément  ayant  juste 
l'importance  d'une  note  dans  une  symphonie.  Sensations 
tristes  ou  gaies,  effets  calmes  ou  mouvementés,  seront 
exprimés,  non  par  la  virtuosité  des  coups  de  brosse,  mais 
par  les  combinaisons  des  lignes,  des  teintes  et  des  tons. 

Ce  mode  d'expression  simple  et  précis,  la  touche  divisée, 


LA  TOUCHE  DIVISEE  78 

n'esl-il    pas    ))ien   en   rapport   avec  l'esthétique   claire  et 
méthodique  des  peintres  qui  l'emploient  ? 

3.  La  touche  en  virgule  des  impressionnistes  joue, 
en  certains  cas,  le  rôle  expressif  de  la  hachure  de  Dela- 
croix, par  exemple  lorsqu'elle  imite  la  iorme  d'un  objet 
—  feuille,  vague,  brin  d'herbe,  etc.  ;  —  mais,  d'autres 
fois,  comme  la  touche  divisée  des  néo-impressionnistes 
elle  ne  représente  que  les  éléments  colorés,  séparés  et 
juxtaposés,  reconslituables  par  le  mélange  optique.  Il 
est  clair,  en  elTet,  que,  lorsque  l'impressionniste  veut 
peindre  des  objets  d'apparence  unie  et  plate  —  ciel  bleu, 
linge  blanc,  papier  monochrome,  nu,  etc.  —  et  qu'il  les 
traduit  par  des  virgules  multicolores,  le  rôle  de  ces  touches 
ne  s'explique  que  par  le  besoin  d'orner  les  surfaces  en  y 
inultipliant  les  éléments  colorés,  sans  souci  aucun  de  copier 
la  nature.  La  virgule  impressionniste  est  donc  la  transition 
de  la  hachure  de  Delacroix  à  la  touche  divisée  des  néo- 
impressionnistes —  puisque,  selon  les  circonstances,  elle 
joue  le  rôle  de  l'une  ou  de  l'autre  de  ces  factures. 

De  même,  la  touche  de  Cézanne  est  le  trait  d'union 
entre  les  modes  d'exécution  des  impressionnistes  et  des 
néo-impressionnistes.  Le  principe  —  commun,  mais 
appliqué  différemment  —  du  mélange  optique  unit  ces 
trois  générations  de  coloristes  qui  recherchent  les  uns  et 
les  autres,  par  des   techniques  similaires,   la  lumière,   la 


79  DE  DELACROIX  AU  NÉO-IMPRESSIONNISME 

couleur  et  l'harmonie.  Ils  ont  le  môme  but  et,  pour  y 
arriver,  emploient  presque  les  mêmes  moyens...  Les  moyens 
se  sont  perfectionnés. 

4.  La  division,  c'est  un  système  complexe  d'harmonie, 
une  esthétique  plutôt  qu'une  technique.  Le  point  n'est  qu'un 
moyen. 

Diviser,  c'est  rechercher  la  puissance  et  l'harmonie  de  la 
couleur,  en  représentant  la  lumière  colorée  par  ses  éléments 
purs,  et  en  employant  le  mélange  optique  de  ces  éléments 
purs  séparés  et  dosés  selon  les  lois  essentielles  du  contraste 
et  de  la  dégradation. 

La  séparation  des  éléments  et  le  mélange  optique 
assurent  la  pureté,  c'est-à-dire  la  luminosité  et  l'intensité 
des  teintes  ;  la  dégradation  en  rehausse  le  lustre  ;  le 
contraste,  réglant  l'accord  des  semblables  et  l'analogie  des 
contraires,  subordonne  ces  éléments,  puissants  mais  équi- 
librés, aux  règles  de  l'harmonie.  La  base  de  la  division, 
c'est  le  contraste  :  le  contraste  n'est-ce  pas  l'art  ? 

Pointiller,  est  le  mode  d'expression  choisi  par  le  peintre 
qui  pose  de  la  couleur  sur  une  toile  par  petits  points  plutôt 
que  de  l'étaler  à  plat.  C'est  couvrir  une  surface  de  petites 
touches  multicolores  rapprochées,  pures  ou  ternes,  en 
s'ctTorçant  d'imiter,  par  le  mélange  optique  de  ces  éléments 
multipliés,  les  teintes  variées  de  la  nature,  sans  aucune 
volonté  d'équilibre,  sans  aucun  souci  de  contraste.  Le  point 


LA  TOUCHE  DIVISEE  80 

n'est  qu'un  coup  de  brosse,  un  procédé,  et,  comme  tous 
les  procédés,  n'importe  guère. 

Le  point  n'a  été  employé,  vocable  ou  facture,  que  par 
ceux  qui,  n'ayant  pu  apprécier  l'importance  et  le  charme 
du  contraste  et  de  l'équilibre  des  éléments,  n'ont  vu  que  le 
moyen  et  non  l'esprit  de  la  division. 

Des  peintres  ont  tenté  de  s'assurer  les  bénéfices  de  la 
division,  qui  n'ont  pu  y  réussir.  Et  certainement  dans  leur 
œuvre,  les  tableaux  où  ils  s'essayèrent  à  celte  technique 
sont  inférieurs,  sinon  en  luminosité,  du  moins  en  harmonie, 
à  ceux  qui  précédèrent  ou  suivirent  leurs  périodes  de 
recherches.  C'est  que  seul  le  procédé  était  employé,  mais 
que  la  «  divina  proportione  »  était  absente.  Ils  ne  doivent 
pas  rendre  la  division  responsable  de  cet  échec  :  ils  ont 
pointillé  et  non  divisé... 

Jamais  nous  n'avons  entendu  Seurat,  ni  Cross,  ni  Luce, 
ni  Van  de  Velde,  ni  Van  Rysselberghe,  ni  Angrand  parler 
de  points  ;  jamais  nous  ne  les  avons  vus  préoccupés  de 
pointillé.  —  Lisez  ces  lignes  que  Seurat  a  dictées  à  son 
biographe  Jules  Christophe  : 

«  L'Art  c'est  l'Harmonie,  l'Harmonie  c'est  l'analogie  des  Contraires, 
l'analogie  des  Semblables,  de  ton,  de  teinte,  de  ligne  ;  le  ton,  c'est- 
à-dire  le  clair  et  le  sombre  ;  la  teinte,  c'est-à-dire  le  rouge  et  sa  com- 
plémentaire le  vert,  l'orangé  et  sa  complémentaire  le  bleu,  le  jaune 
et  sa  complémentaire  le  violet...  Le  moyen  d'expression,  c'est  le 
mélange  optique  des  tons,  des  teintes  et  de  leurs  réactions  (ombres) 
suivant  des  lois  très  fixes.  » 


81  DE  DELACROIX  AU  NEO-IMPRESSIONNISME 

Dans  ces  principes  d'arl,  qui  sont  ceux  de  la  division, 
est-il  question  de  points  ?  trace  d'une  mesquine  préoccu- 
pation de  poinlillage  ? 

On  peut  d'ailleurs  diviser  sans  point  Hier. 

Tel  croqueton  de  Seurat,  enlevé  d'après  nature,  sur  un 
panneau,  dans  le  fond  d'une  boîte  à  pouce,  en  quelques 
coups  de  jjrosses,  n'est  pas  pointillé,  mais  divisé,  car, 
malgré  le  travail  hâtif,  la  louche  est  pure,  les  éléments 
sont  équilibrés  et  le  contraste  observé.  El  ces  qualités 
seules,  et  non  un  pignochage  minutieux,  constituent  la 
division. 

Le  rôle  du  poinlillage  est  plus  modeste  :  il  rend  sim- 
plement la  surface  du  tableau  plus  vibrante,  mais  n'assure 
ni  la  luminosité,  ni  l'intensité  du  coloris,  ni  l'harmonie. 
Car,  les  couleurs  complémentaires,  qui  sont  amies  et 
s'exaltent  si  elhîs  sont  opposées,  sont  ennemies  et  se 
détruisent  si  elles  sont  mélangées,  même  optiquement.  Une 
surface  rouge  et  une  surface  verte,  opposées,  se  stimulent, 
mais  des  points  rouges,  mêlés  à  des  points  verts,  forment 
un  ensemble  gris  et  incolore. 

La  division  n'exige  nullement  une  touche  en  forme  de 
point.  —  Elle  peut  user  de  cette  touche  pour  des  toiles 
de  i)elite  dimension,  mais  la  répudie  aljsolument  pour  des 
formats  plus  grands.  Suus  peine  de  décoloration,  la  gran- 
deur de  la  touche  divisée  Aoû  se  proportionnera  la  dimension 
de  l'œuvre.   La   touche  divisée^  changeante,  vivante,  a  lu- 


LA  TOUCHE  DIVISEE  82 

mière»,  n'est  donc  pas  le  point,  uniforme,  mort,  «matière». 

5.  11  ne  faut  pas  croire  que  le  peintre  qui  divise  se 
livre  au  travail  insipide  de  cribler  sa  toile,  de  haut  en  bas, 
et  de  droite  à  gauche,  de  petites  touches  multicolores. 
Partant  du  contraste  de  deux  teintes,  sans  s'occuper  de  la 
surface  à  couvrir,  il  opposera,  dégradera  et  proportionnera 
ses  divers  éléments,  de  chaque  côté  de  la  ligne  de  démar- 
cation, jusqu'à  ce  qu'il  rencontre  un  autre  contraste,  motif 
d'une  nouvelle  dégradation.  Et,  de  contraste  en  contraste, 
la  toile  se  couvrira. 

Le  peintre  aura  joué  de  son  clavier  de  couleur,  de  la 
même  façon  qu'un  compositeur  manie  les  divers  ins- 
truments pour  l'orchestration  d'une  symphonie  :  il  aura 
modifié  à  son  gré  les  rythmes  et  les  mesures,  paralysé 
ou  exalté  tel  élément,  modulé  à  l'infini  telle  dégradation. 
Tout  à  la  joie  de  diriger  les  jeux  et  les  luttes  des  sept 
couleurs  du  prisme,  il  sera  tel  qu'un  musicien  multi- 
pliant les  sept  notes  de  la  gamme,  pour  produire  la 
mélodie.  Combien  morne,  au  contraire,  le  travail  du 
pointilliste...  Et  n'est-il  pas  naturel  que  les  nombreux 
peintres  qui,  à  un  moment,  par  mode  ou  par  convic- 
tion, ont  pointillé,  aient  renoncé  à  ce  triste  labeur,  malgré 
leurs  enthousiasmes  de   début  ? 

6.  Hachures  de   Delacroix,    virgules    des    impression- 


83  DE  DELACROIX  AL'  NEO-IMPRESSIONNISME 

nistes,  touche  divisée  des  néo-impressionnistes,  sont  des 
procédés  conventionnels  identiques  dont  la  fonction  est 
de  donner  à  la  couleur  plus  d'éclat  et  de  splendeur  en 
supprimant  toute  teinte  plate,  des  artifices  de  peintres 
pour  embellir  la  surface  du  tal)leau. 

Les  deux  premières  factures,  hachures  et  virgules, 
sont  maintenant  admises  ;  mais  non  pas  encore  la  troi- 
sième, la  touche  divisée.  —  La  nature  ne  se  présente 
pas  ainsi,  dit-on.  On  n'a  pas  de  taches  multicolores 
sur  la  figure.  —  Mais  a-t-on  davantage  du  noir,  du  gris, 
du  brun,  des  hachures  ou  des  virgules  ?  Le  noir  de  Ribol, 
le  gris  de  AYhistler,  le  brun  de  Carrière,  les  hachures  de 
Delacroix,  les  virgules  de  Monet,  les  touches  divisées  ôiQsiito- 
impressionnistes,  sont  des  artifices  dont  usent  ces  peintres 
pour  exprimer  leur  vision  particulière  de  la  nature. 

En  quoi  plus  conventionnelle  que  les  autres  procédés, 
la  touche  divisée  ?  Pourquoi  plus  gênante  ?  Simple  élé- 
ment coloré,  elle  peut,  par  son  impersonnalité  même,  se 
prêter  à  tous  les  sujets. 

Et,  si  c'est  un  mérite  pour  un  procédé  d'art  que  de 
s'apparier  aux  procédés  de  la  nature,  constatons  : 
celle-ci  peint  uniquement  avec  les  couleurs  du  spectre 
solaire  dégradées  à  l'infini  et  elle  ne  se  permet  pas  un 
millimètre  carré  de  teinte  plate.  La  division  ne  se  con- 
forme-t-elle  pas,  mieux  qu'aucun  autre  procédé,  à  cette 
technique  naturelle  ?  et  un   peintre  rend-il  un  plus  bel 


LA  TOUCHE  DIVISÉE  84 

hommage  à  la  nature  en  s'efforçant,  comme  font  les 
néo-impressionnistes,  de  restituer  sur  la  toile  son  prin- 
cipe essentiel,  la  lumière,  ou  en  la  copiant  servilement 
du  plus  petit  brin  d'herbe  au  moindre  caillou  ? 

Au  surplus,  nous  souscrirons  à  ces  aphorismes  de 
Delacroix  : 

«  La  froide  exactitude  n'est  pas  l'art.  » 

«  Le  but  de  l'artiste  n'est  pas  de  reproduire  exactement  les  objets.  » 
«  Car,  quel  est  le  but  suprême  de  toute  espèce  d'art,  si  ce  n'est 
l'effet  ?  » 

7.  L'effet  recherché  par  les  néo-impressionnistes  et 
assuré  par  la  division,  c'est  un  maximum  de  lumière, 
de  coloration  et  d'harmonie.  Leur  technique  semble 
donc  convenir  fort  bien  aux  compositions  décoratives, 
à  quoi,  d'ailleurs,  certains  d'entre  eux  l'ont  quelquefois 
appliquée.  Mais,  exclus  des  commandes  officielles,  n'ayant 
pas  de  murailles  à  décorer,  ils  attendent  des  temps  où 
il  leur  sera  permis  de  réaliser  les  grandes  entreprises  dont 
ils  rêvent. 

A  la  distance  que  supposent  les  dimensions  habi- 
tuelles des  œuvres  de  ce  genre,  la  facture,  convenable- 
ment appropriée,  disparaîtra  et  les  éléments  séparés  se 
reconstitueront  en  lumières  colorées  éclatantes.  Quant 
aux  touches  divisées,  elles  seront  aussi  invisibles  que  les 
hachures  de  Delacroix  dans  ses  décorations  de  la  galerie 
d'Apollon  ou  de  la  bibliothèque  du  Sénat. 


85  DE  DELACROIX  AU  NEO-IMPRESSIONNISME 

D'ailleurs,  ces  touches  divisées  qui,  vues  de  trop  près, 
peuvent  choquer,  le  temps  ne  se  chargera  que  trop  volontiers 
de  les  faire  disparaître.  En  quelques  années,  les  empâte- 
ments diminuent,  les  couleurs  fondent  les  unes  dans  les 
autres  et  le  tableau  alors  n'est  que  trop  uni. 

«  La  peinture  ne  doit  pas  être  flairée  »,  a  dit  Rem- 
brandt. Pour  écouter  une  symphonie,  on  ne  se  place  pas 
parmi  les  cuivres,  mais  à  l'endroit  où  les  sons  des  divers 
instruments  se  mêlent  en  l'accord  voulu  par  le  compo- 
siteur. On  pourra  ensuite  se  plaire  à  décomposer  la 
partition,  note  par  note,  pour  en  étudier  le  travail  d'or- 
chestration. De  même,  devant  un  tableau  divisé,  con- 
viendra-t-il  de  se  placer  d'abord  assez  loin  pour  perce- 
voir l'impression  d'ensemble,  quitte  à  s'approcher  ensuite 
pour  étudier  les  jeux  des  éléments  colorés,  si  l'on  accorde 
quelque  intérêt  à  ces  détails  techniques. 

Si  Delacroix  avait  pu  connaître  toutes  les  ressources 
de  la  division,  il  aurait  vaincu  toutes  difficultés  dans 
ses  décorations  du  salon  de  la  Paix,  à  l'Hôtel  de  Ville. 
Les  panneaux  qu'il  devait  couvrir  étaient  obscurs  et  il 
ne  parvint  jamais  à  les  rendre  lumineux.  Il  se  plaint 
dans  son  Journal  de  n'avoir  pu,  bien  que  s'y  étant  repris 
à  plusieurs  fois,  retrouver  sur  cet  emplacement  l'éclat 
de  ses  esquisses. 

A  Amiens,  quatre  admirables  compositions  de  Puvis 
de  Chavannes  :   Le  Porte-Etendard,  Femme  pleurant  sur 


LA  TOUCHE  DIVISÉE  86 

les  ruines  de  sa  maison,  la  Fileuse,  le  Moissonneur,  placées 
sur  les  entrecroisées,  face  à  la  Guerre  et  à  la  PaiXy  sont 
rendues  invisibles  par  le  jour  éblouissant  des  fenêtres  qui 
les  encadrent. 

On  peut  affirmer  qu'en  ces  circonstances  une  décora- 
tion divisée  créerait,  sur  ces  panneaux,  des  teintes  colo- 
rées qui  triompheraient  du  voisinage  trop  lumineux  des 
fenêtres. 

Même  les  toiles  de  petites  dimensions  des  néo-impres- 
sionnistes peuvent  être  présentées  comme  décoratives. 
Ce  ne  sont  ni  des  études,  ni  des  tableaux  de  chevalet, 
mais  d'  «  exemplaires  spécimens  d'un  art  à  grand  déve- 
loppement décoratif,  qui  sacrifie  l'anecdote  à  l'arabesque, 
la  nomenclature  à  la  synthèse,  le  fugace  au  permanent, 
et  confère  à  la  nature,  que  lassait  à  la  fin  sa  réalite  précaire, 
une  authentique  réalité  »,  écrivit  M.  Félix  Fénéon.  Ces 
toiles  qui  restituent  de  la  lumière  aux  murs  de  nos 
appartements  modernes,  qui  enchâssent  de  pures  couleurs 
dans  des  lignes  rythmiques,  qui  participent  du  charme 
des  tapis  d'Orient,  des  mosaïques  et  des  tapisseries,  ne 
sont-elles  pas  des  décorations  aussi  ? 


VI 


RESmiE   DES   TROIS   APPORTS 


Tant  de  phrases,  —  mais  il  a  fallu  produire  toutes 
les  preuves,  pour  convaincre  de  la  légitimité  du  néo- 
impressionnisme en  établissant  son  ascendance  et  son 
apport,  —  ne  pourraient-elles  se  condenser  en  ce  tableau 

synoptique  : 

BUT 


Delacroix. 

L'i.MrnESSIOXNISME. 

Le  néo-impressioxmsme. 


donner  à  la  couleur  le  plus  d'éclat  possible. 


MOYENS 


Delacroix. 


L'impressionnisme. 


1.  Palette  composée  de  couleurs  pures  et  de 

couleurs  rabattues  ; 

2.  Mélange     sur     la    palette     et     mélange 

optique  ; 

3.  Hachures  ; 

4.  Technique    méthodique    et    scientifique. 

1.  Palette    composée     uniquement    de    cou- 

leurs  pures    se   rapprochant    de    celles 
du   spectre  solaire  ; 

2.  Mélange     sur     la    palette     et     mélange 

optique  ; 

3.  Touches  en  virgules  ou  balayées  ; 

i.  Technique  d'instinct  et  d'inspiration. 


88 


DE  dp:lacroix  au  néo-imprkssionnisme 


Le  néo-impressionnisme. 


Delacroix. 


L'impressionnisme. 


Le  néo-impressionnisme. 


1.  Même  palette  que  l'impressionnisme  ; 

2.  Mélange  optique  ; 

3.  Touche  divisée  ; 

4.  Technique  méthodique  et  scientifique, 

RÉSULTATS 

En  répudiant  toute  teinte  plate  et  qrâce 
au  dégradé,  au  contraste  et  au  mélange 
optique,  il  réussit  à  tirer  des  éléments  en 
partie  rabattus  dont  il  dispose,  un  éclat 
maximum  dont  l'harmonie  est  garantie  par 
l'application  systématique  des  lois  qui 
régissent  la  couleur. 

En  ne  composant  sa  palette  que  de 
couleurs  pures,  il  obtient  un  résultat  beau- 
coup plus  lumitwux  et  plus  coloré  que  celui 
de  Delacroix  ;  mais  il  en  diminue  l'éclat 
par  des  mélanges  pigmentaires  et  salis  et 
en  restreint  l'harmonie  en  n'appliquant  que 
d'une  manière  intermittente  et  irrégulière 
les  lois  qui  régissent  la  couleur. 

Par  la  suppression  de  tout  mélange  sali, 
par  remploi  exrlusif  du  mélange  optique 
des  couleurs  pures,  par  une  division  métho- 
dique et  robservation  de  la  théorie  scienti- 
fique des  couleurs,  il  garantit  un  maximum 
de  luminosité,  de  coloration  et  d'harmonie, 
qui  ti'avait  pas  encore  été  atteint. 


VII 
TÉMOIGNAGES 


1.  Celle  lechnique  de  la  division,  inslaurée  par  les  néo- 
impressionnisles  el  que  nous  présentons  comme  le  déve- 
loppement normal  de  celle  des  impressionnistes,  nous 
l'avions  déjà  montrée  au  début  de  cette  étude,  par  de 
nombreuses  citations,  singulièrement  pressentie  et  presque 
entièrement  indiquée  par  Delacroix.  Mais  d'autres  aussi 
avaient  prévu  toutes  les  ressources  que  le  futur  apport 
des  néo-impressionnistes,  la  touche  divisée  d'éléments  purs, 
pouvait  offrir  à  l'art. 

Voici  Charles  Blanc,  qui  nous  a  déjà  signalé  tous  les 
bénéfices  d'une  technique  savante  basée,  comme  la  divi- 
sion, sur  le  contraste  et  sur  le  mélange  optique.  Dans 
sa  Grammaire  des  arts  du  dessin,  il  expose  que,  pour  don- 
ner de  l'éclat  à  la  couleur,  il  faut  éviter  de  l'étaler  à  plat, 
et  conseille  d'en  user  selon  le  mode  oriental,  précisément 
conforme  au  procédé  des  néo-impressionnistes  ' 

«  Les  Orientaux,  qui  sont  d'excellents  coloristes,  lorsqu'ils  ont  à 
teindre  une  surface  unie  en  apparence,  ne  laissent  pas  de  faire  vibrer 
la  couleur  en  mettant  ton  sur  ton,  » 


..OEUCBO,XA.-0.mP.ESS.O..,SME 

»  rVimp  élude  de  M.   A. 

de  Beaumonl,  pan.e  dans  U.  _^^^  ^^  ^^  p^,,^^,„,, 

i„di<,«er  combien  sont  grands  ^^^^^   ^.^^  .^^^  ,^^^„^,, 

d'une    couleur   rompue  al-  ^^^^^^^^^^,^  ^^...^  ,e 

dairemenl  qu'il  y  o  -"  ™"     "    mpiueuse  des  IradiUons 
„éo-impressionn>sme  et  la  plus 

1    •  la    11  iradil  on  orientale, 
colonsle,  la  trad  ,,,,  les  Orientaux  la  font  n.iroUer, 

«  Plus  la  couleur  est  mtense  plus  les  ^^^^^^  ^^^^^^  p^^, 

.;;  dfla  nuancer  sur  elle  rnême    -^^l^^^^,^,,,,^  afin  de  pro- 

L.  et  d'empêcher  la  sécheresse  et  la  i  ^^^^^^^  ^^^  ^^^^^ 

intense  cl  cieu^  ,,ibration  sans  laquelle  un. 

duire,  en  un  mol,  ^eUe    i  ^.^  ^^  ,o„  pour  nos  oieiue  , 

insupportable  à  nos  yeux  quel 

mêmes  conditions.  « 

i  1.    noinlure  plaie   ei 
,.,  de  .ens  ce,—  -^^^ 

lisse,  qu'il  faut  croire  que  les  y 
que  les  oreilles. 

Tf  Pncore    le  témoignage  de  John 
,.  voici,  plus  positif  enco    ,  ^^^^^^^  ^, 

Ruskin,  le  didactique    esthéticien, 

^^^^^^^'^  *  ,c  rlo  SOS  Eléments  of  dra- 

.„i„»,  livre  <iue  tout  arU    e  ^    ,^_,.^  j^  p^,. 

peintre  néo-impress>onn.ste  U.  L. 

mière  traduction  française  : 

.  tAnt  ce  aui  ressemble  a  l  na 
«j.auue  protonde  répugnance  pour  tout  «,u 

bileté  de  la  main.  » 


TEMOIGNAGES  91 

Delacroix,  lui,  avait  dit  : 
ce  Ce  qu'il  faut  éviter,  c'est  Fin'"   .lale  commodité  de  la  brosse.  » 

La  touche  divisée  des  néo-impressionnistes,  posée  sim- 
plement sur  la  toile,  sans  virtuosité,  sans  escamotage, 
ne  donne-t-elle  pas  satisfaction  à  ces  deux  maîtres  ? 

Ruskin  montre  ensuite  qu'une  couleur  ne  peut  être 
belle  que  si  elle  est  soigneusement  dégradée,  et  il  signale 
toute  l'importance  de  ce  procédé  si  négligé  : 

«  Vous  reconnaîtrez  dans  la  pratique  que  l'éctat  de  la  teinte,  la 
vigueur  de  la  lumière  et  même  l'aspect  de  transparence  dans  l'ombre 
sont  essentiellement  dépendants  de  ce  caractère  seul  :  la  dégradation. 
La  dureté,  la  froideur  et  l'opacité  résultent  beaucoup  plus  de  l'éga- 
lité de  la  couleur  que  de  sa  nature. 

«  Il  n'est  pas,  en  eftel,  physiquement  impossible  de  découvrir  un 
espace  de  couleur  non  dégradé,  mais  cela  est  si  suprêmement  impro- 
bable, que  vous  ferez  mieux  de  prendre  l'habitude  de  vous  demander 
invariablement,  lorsque  vous  allez  copier  une  teinte,  non  pas  :  «  Ceci 
est-il  dégradé  ?  »  mais  :  «  De  quelle  façon  ceci  est-il  dégradé  ?  »  et 
au  moins  dans  quatre-vingt-dix-neuf  cas  sur  cent,  vous  serez  à  même, 
après  un  coup  d'oeil  attentif,  de  répondre  d'une  façon  décisive,  bien 
que  la  dégradation  ait  été  si  subtile  que  vous  ne  l'ayez  pas  perçue 
tout  d'abord.  Et  n'importe  le  peu  d'étendue  de  la  touche  de  couleur. 
Ne  serait-elle  même  pas  plus  grande  que  la  plus  petite  tête  d'épingle, 
si  une  de  ses  parties  n'est  pas  plus  foncée  que  le  reste,  c'est  une 
touche  mauvaise.  Car  ce  n'est  pas  seulement  parce  que  le  fait  se  pré- 
sente ainsi  dans  la  nature  que  votre  couleur  devrait  être  dégradée  : 
la  valeur  et  le  charme  de  la  couleur  elle-même  dépendent  plus  de  cette 
qualité  que  de  toute  autre,  car  la  dégradation  est  aux  couleurs  exac- 
tement ce  que  la  courbure  est  aux  lignes  :  l'une  et  l'autre  éveillant 
en  tout  esprit  hiunain,  par  l'intervention  de  son  pur  instinct,  une 
idée  de  beauté  et  toutes  deux,  considérées  comme  types,  exprimant 


92  DE  DELACRUIX  AU  NEO-IMPRESSIOXNISME 

la  loi  de  l'évolution  graduelle  et  du  progrès  dans  l'àme  himiaine. 
Relativement  à  la  simple  beauté,  la  différence  existant  entre  une  cou- 
leur dégradée  et  une  couleur  non  dégradée  peut  être  facilement  appré- 
ciée en  étendant  sur  du  papier  une  teinte  unie  de  couleur  rose  et  en 
plaçant  à  côté  une  feuille  de  rose.  La  triomphante  beauté  de  la  rose, 
comparée  aux  autres  fleurs,  dépend  entièrement  de  la  délicatesse  et 
de  la  quantité  de  ses  dégradations  de  couleur,  toutes  les  autres  fleurs 
étant,  soit  moins  riches  en  dégradations,  de  ce  fait  qu'elles  ont  moins 
de  pétales  accumulés,  soit  moins  délicates,  pour  êtres  tachetées  ou 
veinées  au  lieu  d'être  nuancées.  » 

Puis  Ruskin  affirme  que  Turner,  dans  sa  passion  de 
couleur,  n'a  pas  omis  ce  moyen  d'embellir  ses  teintes  : 

«  Dans  les  plus  grandes  peintures  à  l'huile  de  Turner,  de  six  ou 
sept  pieds  de  longueur  peut-être  sur  quatre  ou  cinq  de  hauteur,  vous 
ne  trouverez  pas  un  fragment  de  couleur  de  la  grosseur  d'un  grain 
de  blé  qui  ne  soit  dégradé.  » 

Les  néo-impressionnistes,  dont  les  tableaux  sont  divisés 
à  l'infini,  ne  sont-ils  pas  les  plus  fidèles  observateurs 
de  cet  important  fadeur  de  beauté,  la  dégradation,  sans 
laquelle  il  n'est  pas  de  belle  couleur  ? 

Ayant  ainsi  signalé  l'importance  de  la  dégradation, 
Ruskin  engage  le  peintre  à  l'étudier  dans  la  nature,  où 
sans  cesse  il  en  trouvera  les  traces  harmonieuses  : 

«  Aucune  couleur  de  la  nature  n'existe,  dans  les  circonstances  ordi- 
naires, sans  dégradation.  Si  vous  ne  le  voyez  pas,  la  faute  en  est  à 
votre  expérience.  Vous  le  reconnaîtrez  en  temps  voulu,  si  vous  vous 
exercez  suffisamment.  Mais,  en  général,  vous  pouvez  le  constater  tout 
de  suite.  » 


TEMOIGNAGES  93 

En  outre,  il  indique  nettement  le  moyen  d'obtenir  sur 
une  toile  une  belle  dégradation  et  l'avantage  d'un  tel  pro- 
cédé sur  l'emploi  de  la  teinte  plate  : 

«  Placer  les  teintes  modifiantes  par  petites  toucties.  » 
«  Si  une  couleur  doit  être  renforcée  par  des  fragments  d'une  autre 
couleur,  il  est  préférable,  dans  bien  des  cas,  de  poser  celle-ci  sur  celle- 
là  en  d'assez  vigourtuses  petites  touches,  comme  de  la  paille  haohée 
finement,  plutôt  que  de  l'y  étendre  comme  une  teinte  à  plat,  et  c<^  x 
pour  deux  raisons  :  la  première,  c'est  que  le  jeu  simultané  de  deux 
couleurs  charme  l'œil  ;  la  seconde,  c'est  que  de  nombreuses  expres- 
sions de  forme  peuvent  être  obtenues  par  une  sage  distribution  des 
touches  foncées  placées  au-dessus.  » 

Ce  moyen,  «  petites  touches,  comme  de  la  paille  hachée 
finement  »,  n'est-ce  pas  précisément  celui  qu'emploient 
les  néo-impressionnistes  ? 

Mais,  mieux,  ces  petites  touches  morcelées,  ils  les  veut 
de  couleurs  intègres  : 

«  Reproduisez  des  teintes  composées  par  l'entrelacement  des  tou- 
ches des  couleurs  pures  dont  ces  teintes  sont  constituées,  et  usez  de 
ce  procédé  quand  vous  désirez  obtenir  des  effets  éclatants  et  d'une 
grande  douceur.  » 

Touches  divisées  de  couleurs  pures  :  tout  l'apport  des 
néo-impressionnistes. 

«  La  meilleure  couleur  à  laquelle  nous  puissions  prétendre,  c'est 
par  le  stippling  que  nous  l'obtiendrons.  » 

Or,  la  traduction  littérale  de  stippling  est  :  poiniil- 
lage. 


^^ 


94  DE  DELACROIX  AU  NEO-IMPRESSIONNISME  i^ 

El  ce  n'est  pas  là  un  mot  que  Ruskin  emploie  une  fois, 
par  hasard.  Il  consacre  à  celte  facture,  qu'il  recommande 
si    spécialement,    tout  un    chapitre   intitulé  :   rompre  uine 

COULEUR    EN     MENUS     POINTS    PAR   JUXTAPOSITION    OU    SUPERPOSITION. 

«  Celui-ci  e-st  le  plus  important  de  tous  les  procédés  de  la  bonne 
peinture  moderne  à  l'huile  ou  à  l'aquarelle. 

«  Dans  les  effets  de  distance  d'un  sujet  brillant,  les  bois,  ou  l'eau 
ridée,  ou  les  nuages  morcelés,  on  peut  obtenir  beaucoup  par  des  tou- 
ches OU  par  un  émietlement  de  menues  taches  de  couleurs,  dans  les 
interstices  desquelles  d'autres  couleurs  seront  ensuite  adroitement 
placées.  Plus  vous  pratiquerez  ce  procédé,  lorsque  le  sujet  évidem- 
ment le  demandera,  mieux  votre  œil  jouira  des  plus  hautes  qualités 
de  la  couleur.  Le  procédé  est,  par  le  fait,  l'application  du  principe 
des  couleurs  séparées  jusqu'au  raffinement  le  plus  extrême  ;  c'est 
employer  les  atomes  de  couleur  t  n  juxtaposition,  plutôt  que  de  les 
étendre  en  larges  espaces.  Et,  en  remplissant  les  meims  interstices 
de  cette  espèce,  si  vous  désirez  que  la  couleur  dont  vous  les  couvrez 
ressorte  brillamment,  observez  qu'il  vaut  mieux  en  poser  un  point 
bien  affirmé,  en  laissant  un  petit  blanc  à  côté  ou  autour  de  lui  dans 
l'interstice,  que  de  couvrir  entièrement  ce  dernier  d'une  teinte  plus 
pâle  de  la  même  couleur.  Le  jaune  et  l'orangé  paraîtront  à  peine  à- 
l'état  pâle  et  dans  de  petits  espaces  ;  mais  ils  se  manifesteront  bril- 
lamment, posés  en  touches  fermes,  quelque  petites  qu'elles  soient, 
avec  du  blanc  à  côté.  » 

3.  Nous  trouvons  encore  ces  précieux  arguments  en 
faveur  de  la  techniciue  néo-impressionniste  dans  une 
étude  sur  Ruskin,  publiée  dans  la  Revue  des  Deux  Mondes 
(mars  1897),  par  M.  Robert  de  la  Sizeranne,  qui  cite  ou 
résume  les  opinions  de  l'esthéticien. 


TEMOIGNAGES  95 

Les  néo-impressionnistes  répudient  toute  couleur 
sombre  ou  terne  ;   Ruskin  dit  : 

«  Arrière  donc  le  gris,  le  noir,  le  brun  et  tout  ce  goudronnage  des 
paysagistes  français  du  milieu  du  siècle,  qui  semblent  regarder  la 
nature  dans  un  miroir  noir  !  Il  faut  assombrir  chaque  teinte,  non 
avec  un  mélange  de  couleur  sombre,  mais  avec  sa  propre  teinte  sim- 
plement renforcée.  » 

Les  néo-impressionnistes  répudient  tout  mélange  sur 
la  palette  ;  Ruskin  dit  ; 

«  Il  faut  qu'on  tienne  sa  palette  propre  afin  qu'on  voie  clairement 
la  teinte  pure  et  qu'on  ne  soit  pas  enclin  au  mélange.  » 

«  Pas  plus  de  mélange  sur  la  palette  que  sur  la  toile  ;  qu'on  mêle 
deux  couleurs  ensemble,  si  l'on  y  tient,  mais  pas  davantage.  » 

Les  tableaux  des  néo-impressionnistes  ressemblent-ils 
à  des  mosaïques  ?  Ruskin  dit  : 

«  Il  faut  considérer  toute  id  nature  purement  comme  une  mosaïque 
de  différentes  couleurs  qu'on  doit  imiter  une  à  une  en  toute  simpli- 
cité. » 

«  Ce  sont  donc  des  fresques  qu'il  faut  qu'on  fasse  ?  Oui,  et,  mieux 
encore,  des  mosaïques  !  » 

Et  ceci,  qui  n'est  pas  pour  faire  regretter  aux  néo- 
impressionnistes d'avoi/  adopté  une  facture  dans  laquelle 
l'habileté  de  main  n'/  aucune  importance  : 

«  Seulement,  dans  ce  système  de  dessin  méticuleux,  de  lignes  cons- 
ciencieuses et  appuyées,  de  couleurs  mates,  une  à  une  dissociées  et 
laborieusement  posées  point  par  point,  de  pignochage,  net,  précau- 
tionneux et  probe,  quel  rôle  jouent  la  largeur  de  la  facture,  la  flui- 


96  DE  DELACROIX  AU  NEO-IMPRESSIONNISME 

dite  savoureuse  de  la  louche,  la  virtuosité  de  la  main,  la  liberté  du 
pinceau  ?  Elles  n'en  jouent  aucun,  parce  qu'elles  n'en  doivent  pas 
jouer.  Le  virtuose  est  un  pharisien  qui  se  complaît  en  lui-même  et 
non  en  la  beauté...  C'est  un  équilibriste  qui  jongle  avec  ses  ocres, 
ses  outremers,  ses  cinabres,  au  lieu  de  les  apporter  en  tribut  devant 
la  nature  sans  égale  et  devant  le  ciel  sans  fond.  Il  dit  :  a  Voyez  mon 
adresse,  voyfz  ma  souplesse,  voyez  ma  patte  !  »  Il  ne  dit  pas  : 
«  Voyez  comme  Elle  est  belle  et  comme  Elle  passe  tous  nos  pauvres 
artifices  humains  !  » 

Ces  lignes  ne  sont-elles  pas  la  meilleure  réponse  que 
l'on  puisse  faire  aux  critiques  qui  reprochent  aux  néo- 
impressionnistes la  discrète  impersonnalilé  de  leur  fac- 
ture ? 

Puis,  ces  préceptes,  si  nettement  néo-impressionnistes 
qu'ils  semblent  écrits  par  un  des  adeptes  de  la  division  : 

«  Posez  les  couleurs  vives  par  petits  points  sur  les  autres  ou  dans 
leurs  interstices,  et  poussez  le  principe  des  couleurs  séparées  à  son 
rafOnement  le  plus  extrême,  usant  d'atomes  de  couleurs  en  ju.\tapo- 
sition  plutôt  qu'en  larges  espaces.  Et  enfin,  si  vous  avez  le  temps, 
plutôt  que  de  rien  mélanger,  copiez  la  nature  dans  ses  fleurs  ponc- 
tuées de  couleurs  diverses,  les  digitales  par  exemjile  et  les  calcéo- 
laires.  Et  produisez  les  teintes  mixtes  par  l'entrecroisement  des  tou- 
ches des  diverses  couleurs  crues  dont  les  teintes  mixtes  sont 
formées.  » 

Gel  emploi  de  petits  points  de  couleurs  pures  pour 
former  des  teintes  mixtes,  prôné  par  Ruskin,  se  rap- 
proche tellement  de  la  technique  des  néo-impression- 
nistes, la  communauté  do  principes  est  tellement  évi- 
dente, que  l'écrivain  de  la  Revue  des  Deux  Mondes  ne  peut 


TÉ\fOIGNAGES  97 

s'empêcher  d'écrire,  en  appelant  pointillisme  ce  que,  plus 
précis,   il  eût  appelé  néo-impressionnisme  : 

«  Ne  serait-ce  pas  le  pointillisme  qui,  dès  1836,  se  trouve  ici  pro- 
phétise ?  C'est  lui-même.  » 

Ne  peut-on  s'étonner  que  ce  stippling,  recommandé  par 
l'esthéticien  anglais  comme  le  meilleur  moyen  d'assurer 
à  la  couleur  de  la  splendeur  et  de  l'harmonie,  soit  pré- 
cisément cette  touche  divisée,  qui  choque  tant  de  critiques 
français  ? 

4.  Nous  clorons  ces  témoignages  sut  quelques  extraits 
du  livre  d'un  savant  américain,  0.  N.  Rood  :  Théorie 
scientifique  des  couleurs,  livre  écrit,  dit  l'auteur,  «  pour  les 
peintres  et  les  gens  du  monde  »,  —  comme  si  les  uns  et 
les  autres  allaient  se  mettre  tels  soucis  en  tête  ! 

On  verra  que  Rood,  lui  aussi,  recommande  le  dégradé, 
le  mélange  optique  et  la  touche  divisée  et  s'étonne  que  tant 
de  gens  en  ignorent  les  vertus. 

«  Parmi  les  caractères  les  plus  importants  de  la  couleur  dans  la 
nature,  il  faut  ranger  la  dégradation  pour  ainsi  dire  inQnie  qui  l'accom- 
pagne toujours...  Si,  dans  un  tableau,  un  peintre  représente  une 
feuille  de  papier  par  un  espace  informémenl  blanc  ou  gris,  le  modèle 
sera  fort  mal  rendu  et,  poiu-  que  la  peinture  soit  exacte,  l'artiste 
devra  la  couvrir  de  gradations  délicates  de  clair-obscur  et  de  cou- 
leur. Nous  nous  figurons  ordinairement  une  feuille  de  papier  commf. 
un  objet  d'une  teinte  tout  à  fait  uniforme,  et  cependant  nous  reje- 
tons sans  hésiter,  comme  inexacte,  toute  peinture  de  teinte  uniforme 
qui  prétend  la  représenter.  Là-dessus,  notre  éducation  inconsciente 


98  DE  DELACROIX  AU  NEO-IMPRESSIONNISME 

est  bien  en  avance  sur  notre  éducation  consciente.  Notre  mémoire 
des  sensations  est  immense,  tandis  que  notre  souvenir  des  causes 
qui  les  produisent  est  presque  nul  et  cela  avec  raison  :  si  nous  ne 
nous  souvenons  pas  de  ces  causes,  c'est  surtout  parce  que  nous  ne 
les  avons  jamais  sues.  Un  des  devoirs  du  peintre  est  d'étudier  les 
causes  d'où  proviennent  les  sensations  très  complexes  qu'il  éprouve. 

«  Tous  les  grands  coloristes  ont  été  profondément  pénétrés  d'un 
sentiment  de  ce  genre,  et  leurs  œuvres,  quand  on  les  regarde  à  la 
dislance  voulue,  paraissent  réellement  trembloter,  tant  leurs  teintes 
sont  changeantes  et  semblent  littéralement  se  modifier  sous  les  yeux 
du  spectateur,  de  sorte  qu'il  est  souvent  impossible  pour  celui  qui 
les  copie  de  dire  ce  qu'elles  sont  au  juste,  et  de  les  reproduire  exac- 
tement par  ses  mélanges  de  couleurs,  de  quelque  manière  qu'il  les 
modifie. 

«  Parmi  les  paysages  modernes,  ceux  de  Turnor  sont  fameux  par 
leiu-  gradations  infinies  et  il  n'est  pas  jusqu'aux  aquarelles  de  ce 
peintre  qui  n'aient  la  même  qualité. 

ce  Mais  il  existe  un  autre  genre  de  dégradation  qui  a  un  charme 
tout  particulier,  et  qui  est  très  précieux  dans  le^  arts  et  dans  la 
nature.  Nous  voulons  parler  de  l'ellet  qui  se  produit  lorsqu'on  jux- 
tapose des  couleurs  différentes  en  lignes  continues  ou  pointillées  et 
qu'ensuite  on  les  regarde  d'assez  loin  pour  que  leur  fusion  soit  opérée 
pour  l'œil  du  spectateur.  Dans  ce  cas,  les  teintes  se  mélangent  sur 
la  rétine  et  produisent  des  couleurs  nouvelle.s.  Ceci  communique  à 
la  surface  un  éclat  d'une  douceur  particulière  et  lui  donne  un  certain 
air  de  transparence,  comme  si  notre  vue  pouvait  la  pénétrer.  A  la 
distance  convenable,  les  couleurs  adjacentes  se  fondent  ensemble,  et 
ce  qui,  de  près,  ne  semblait  qu'une  masse  de  barbouillages  confus, 
devient  de  loin  un  tableau  régulier.  Dans  les  peintures  à  l'huile,  le 
peintre  tire  habilement  parti  du  mélange  des  couleurs  qui  se  fait  sur 
la  rétine  du  spectateur  :  ce  mélange  leur  prèle  un  charme  magique, 
parce  que  les  teintes  semblent  plus  pures  et  plus  variées,  et,  comme 
l'apparence  du  tableau  change  un  peu  .suivant  que  le  spectateur  s'en 
approche  ou  s'en  éloigne,  il  semble  en  quelque  sorte  devenir  vivant 
et  animé. 


TEMOIGNAGES  99 

«  Les  tableaux  à  l'huile  dans  lesquels  le  peintre  n'a  pas  profité  de 
ce  principe  subissent  un  désavantage  évident  :  à  mesure  que  le  spec- 
tateur recule,  les  couleurs  adjacentes  se  fondent  ensemble,  que  l'ar- 
tiste l'ait  voulu  ou  non,  et  si  celui-ci  ne  l'a  pas  prévu,  un  effet  nouveau 
et  tout  à  fait  inférieur  ne  manque  pas  de  se  produire. 

«  Dans  l'aquarelle,  la  même  manière  de  peindre  est  constamment 
employée  sous  forme  d'un  pointillage  plus  ou  moins  marqué,  grâce 
auquel  le  peintre  peut  obtenir  certains  effets  de  transparence  et  de 
richesse,  auxquels  sans  cela  il  lui  serait  impossible  d'arriver.  Si  le 
pointillage  est  régulier  et  très  évident,  il  donne  quelquefois  à  la  pein- 
ture un  air  mécanique  qui  n'est  pas  tout  à  fait  agréable  ;  mais,  quand 
on  l'emploie  d'une  manière  convenable,  c'est  un  moyen  précieux  et 
qui  se  prête  bien  à  l'expression  de  la  forme. 

«  Dans  les  châles  de  cachemir,  le  même  principe  est  développé  et 
poussé  fort  loin,  et  c'est  à  cela  que  ces  étoffes  doivent  une  grande 
partie  de  leur  beauté.  » 

Ainsi,  un  peintre  comme  Delacroix,  un  esthéticien 
comme  Ruskin,  un  savant  comme  Rood  ont  prévu  ou 
indiqué  les  différents  procédés  qui  constituent  l'apport 
novateur  des  néo-impressionnistes  et  semblent  même  recom- 
mander spécialement  la  partie  de  leur  technique  qui  est 
la  plus  attaquée  aujourd'hui,  celle  que  l'on  trouve  si 
fâcheuse  :    l'emploi  de  touches  d'éléments  purs. 


VIII 
L'ÉDUCATION  DE  L'ŒIL 


Un  progrès  par  génération.  —  Les  peintres  conspués  sont  les 
éducateurs.  —  Obstacles  que  rencontrent  les  coloristes.  — 
Faute  d'éducation^  le  public  est  insensible  à  Vharmonie  et  a 
peur  de  toute  belle  couleur.  —  Cest  l'éclat  et  non  la  facture 
des   néo-impressionnistes   qui  choque.  / 

1.  Pourquoi  donc  la  division,  qui  peut  se  prévaloir 
d'avantages  que  n'assurent  pas  les  autres  techniques,  a- 
t-elle  rencontré  tant  d'hostilité  ?  C'est  qu'en  France  on 
est  rebelle  à  toute  nouveauté  d'art  et,  non  seulement 
insensible,  mais  hostile  à  la  couleur.  (Songeons  que  notre 
guide  national,  le  Jeanne,  au  lieu  de  renseigner  simple- 
ment, éprouve  le  besoin  d'exciter  le  touriste  au  rire  et  à 
l'incompréhension  devant  les  admirables  colorations  des 
Turner  du  South  Kensington  Muséum.) 

Or,  on  avait  contre  l'art  néo-impressionniste  ce  double 
grief  :  il  constituait  une  innovation,  et  les  tableaux  exé- 
cutés selon  sa  technique  brillaient  d'un  éclat  inaccou- 
tumé. 

Il  est  inutile  qu'on  dresse  ici  la  liste  de  tous  les  pein- 


101  DE  DELACROIX  AU  NÉO-IMPRESSIONNISME 

1res  novateurs  qui  ont  été  conspués  en  ce  siècle  et  qui 
ont  ensuite  imposé  leur  vision  particulière.  Ces  injus- 
tices, cette  lutte,  ces  triomphes,  c'est  l'histoire  de  l'art. 

On  conteste  d'abord  toute  manifestation  nouvelle  ; 
puis,  lentement,  on  s'habitue,  on  admet.  Cette  facture 
qui  choquait,  on  en  perçoit  la  raison  d'être,  cette  cou- 
leur qui  provoquait  des  clameurs  semble  puissante  et 
harmonieuse.  L'inconsciente  éducation  du  public  et  de 
la  critique  s'est  faite,  au  point  qu'ils  se  mettent  à  voir 
les  choses  de  la  réalité  telles  que  s'est  plu  à  les  figurer 
le  novateur  :  sa  formule,  hier  honnie,  devient  leur  cri- 
térium. Et,  en  son  nom,  l'effort  original  qui  se  manifestera 
ensuite  sera  bafoué,  jusqu'au  jour  où  ii  triomphera,  lui 
aussi.  Chaque  génération  s'étonne  après  coup  de  son  erreur, 
et  récidive. 

Vers  1850,  on  écrivait  ceci  au  sujet  des  tableaux  de 
Corot  —  car,  oui,  le  doux  Corot  froissait  le  goût  du 
public  : 

«  Comment  M.  Corot  peut-il  voir  la  natui'e  telle  qu'il  nous  la 
représente  ?...  C'est  en  vain  que  M.  Corot  voudrait  nous  imposer  sa 
façon  de  peindre  les  arbres,  ce  ne  sont  pas  des  arbres,  c'est  de  la 
fumée.  Pour  notre  part,  dans  nos  promenades,  il  ne  nous  a  jamais 
été  donné  de  voir  des  arbres  ressemblant  à  ceux  de  M.  Corot.  » 

Et  vint-cinq  ans  plus  tard,  lorsque  Corot  a  triomphé, 
on  l'invoque  pour  nier  Claude  Monet  : 

«  Monet  voit  tout  en  bleu  1  Terrains  bleus,  herbe  bleue,  arbres 


L'EDUCATION  DE  L'ŒIL  102 

bleus.  Beaux  arbres  de  Corot,  pleins  de  mystère  et  de  poésie,  voilà 
ce  qu'on  a  fait  de  vous  !  On  vous  a  trempés  dans  le  baquet  de  bleu 
d'une  blanchisseuse  !  » 

Une  même  génération  ne  fait  pas  deux  fois  l'effort 
nécessaire  pour  s'assimiler  une  façon  de  voir  nouvelle. 
Les  détracteurs  de  Delacroix  ont  dû  céder  à  ses  partisans. 
Mais  ces  derniers  n'ont  pas  compris  les  coloristes  qui 
lui  succédaient,  les  impressionnistes.  Ceux-c'  ^  leur  tour 
ont  triomphé,  et  aujourd'hui  les  amateurs  des  Monet, 
des  Pissarro,  des  Renoir,  des  Guillaumin  abusent  de  la 
réputation  de  bon  goût  que  ce  choix  leur  a  acquise  pour 
réprouver  le  néo-impressionnisme. 

Il  faut  plus  qu'un  quart  de  siècle  pour  qu'une  évolu- 
tion d'art  soit  admise.  Delacroix  lutte  de  1830  à  1863  ; 
.Jongkind  et  les  impressionnistes,  de  1860  à  1890.  Vers 
1886,  apparaît  le  néo-impressionnisme,  développement 
normal  des  recherches  précédentes  et  qui,  d'après  celte 
tradition,  a  donc  droit  encore  à  quelques  années  de  luttes 
et  de  travail  avant  que  soit  agréé  son  apport. 

Parfois  même  l'intérêt  financier  se  coalisera  avec  l'igno- 
rance pour  entraver  un  mouvement  novateur  et  gênant. 
Gustave  Geffroy  l'a  bien  dit  : 

«  Les  producteurs  dont  la  raison  sociale  est  cotée,  et  tous  ceux  qui 
vivent  de  cette  production  consacrée  par  le  succès,  forment  une  asso- 
ciation, avouée  ou  tacite,  contre  l'art  de  demain.  » 

2.  C'est  surtout  lorsqu'elle  tend   vers  la    lumière   ou 


103  DE  DELACROIX  AU  NEO-IMPRESSIONNISME 

vers  la  couleur  qu'une  innovation  se  heurte  à  des  mauvaises 
volontés.  Les  changements  de  thème  de  la  peinture, 
corrélatifs  aux  variations  de  la  mode  littéraire,  sont 
facilement  admis  par  ces  mêmes  gens  qu'effarouche  le 
moindre  éclat  nouveau.  Les  déformations  des  Rose-Croix 
n'ont  certes  pas  provoqué  l'hilarité  autant  que  les  loco- 
motives bleues  de  M.  Monet  ou  les  arbres  violets  de 
M.  Cross.  Rarement  un  dessin,  une  statue  excitent  la 
colère  d'un  public  incompréhensif  :  une  audace  de  couleurs, 
toujours. 

Toute  couleur  pure  et  franche  choque  ;  on  n'aime  que 
la  peinture  plate,  lisse,  assourdie  et  terne.  Que,  sous 
prétexte  d'ombre,  la  moitié  d'une  figure  soit  couverte  de 
bitume  ou  de  brun,  le  public  l'admet  volontiers,  mais  non 
de  bleu  ou  de  violet.  Pourtant  les  ombres  participent 
toujours  de  ce  bleu  ou  de  ce  violet  qui  lui  répugnent,  et 
non  des  teintes  excrémentielles  qui  ont  son  agrément.  La 
physique  optique,  elle  aussi,  le  dirait. 

Il  y  a  en  effet  une  science  de  la  couleur,  facile  et  simple, 
que  chacun  devrait  apprendre  et  dont  la  connaissance 
éviterait  tant  de  sots  jugements.  Elle  peut  se  résumer 
en  dix  lignes  qu'on  devrait  enseigner  aux  enfants  de 
l'école  primaire,  à  la  première  heure  de  la  première  leçon 
du  cours  le  plus  élémentaire  de  dessin. 

Charles  Blanc  déplore  cette  ignorance  du  public  —  et 
toujours  au  sujet  de  Delacroix  : 

a  Bien  des  gens  supposent  que  le  coloris  est  un  pur  don  du  ciel  Pt 


L'EDUCATION  DE  L'ŒIL  104 

qu'il  a  des  arcanes  incommunicables.  C'est  une  erreur  :  le  coloris 
s'apprend  comme  la  musique.  De  temps  immémorial,  les  Orientaux 
en  ont  connu  les  lois,  et  ces  lois  se  sont  transmises  de  génération 
en  génération  depuis  les  commencements  de  l'histoire  jusqu'à  nous.  — 
De  même  que  l'on  f;iit  des  musiciens,  au  moins  corrects  et  habiles, 
en  enseignant  le  contre-point,  de  même  on  peut  former  des  peintres 
à  ne  pas  commettre  des  fautes  contre  l'harmonie,  en  leur  enseignant 
les  phénomènes  de  la  perception  sunultanée  des  couleurs. 

«  Les  éléments  du  coloris  n'ont  pas  été  analysés  et  enseignés  dans 
nos  écoles,  parce  qu'on  regarde  en  France  comme  inutile  d'étudier 
les  lois  dé  la  couleur,  d'après  ce  faux  adage  qui  com't  les  bancs  : 
«  On  devient  dessinateur  ;  on  nait  coloriste.  » 

c(  ...  Les  secrets  du  coloris  1  Pourquoi  faut-il  appeler  secrets,  des 
principes  que  tous  les  artistes  devraient  savoir  et  qu'on  aurait  dû 
enseigner  à  tous  !  » 

Les  Artistes  de  mon  temps  :  Eugène  Delacroix. 

Ces  lois  de  la  couleur  peuvent  en  quelques  heures 
s'apprendre.  Elles  sont  contenues  dans  deux  pages  de 
Chevreul  et  de  Rood.  L'œil  guidé  par  elles  n'aurait  plus 
qu'à  se  perfectionner.  Mais,  depuis  Charles  Blanc,  la 
situation  n'a  guère  changé.  On  n'a  rien  fait  pour  propager 
cette  éducation  spéciale.  Les  disques  de  Chevreul,  dont 
l'usage  amusant  pourrait  prouver  à  tant  d'yeux  qu'ils  ne 
voient  pas  et  leur  apprendre  à  voir,  ne  sont  pas  encore 
adoptés  pour  les  écoles  primaires,  malgré  tant  d'efforts 
dans  ce  sens  qu'a  faits  le  grand  savant. 

C'est  cette  simple  science  du  contraste  qui  forme  la 
base  solide  du  néo-impressionnisme.  Hors  d'elle,  pas 
de  très  belles  lignes,  ni  de  parfaites  couleurs.  Si  nous 
conslalons  chaque  jour  les  services  qu'elle  peut  rendre 


105  DE  DELACROIX  AU  NEO-IMPRESSIONNISME 

à  l'artiste,  en  dirigeant  et  fortifiant  son  inspiration,  nous 
cherchons  encore  le  dommage  qu'elle  lui  peut  causer. 

Dans  la  préface  de  son  livre,  Rood  en  montre  toute 
l'importance  : 

«  Nous  nous  sommes  eftbrcé  aussi  de  présenter  d'une  manière 
simple  et  intelligible  les  faits  essentiels  dont  dépend  nécessairement 
l'emploi  artistique  des  couleurs.  —  La  connaissance  de  ces  faits  ne 
pourra  pas,  bien  entendu,  transformer  le  premier  venu  en  artibte  ; 
mais  elle  pourra  jusqu'à  un  certain  point  empêcher  des  gens  du 
monde,  des  critiques,  et  même  des  peintres  de  parler  ou  d'écrire  sur 
la  couleur  d'une  manière  vague,  inexacte  et  quelquefois  irrationnelle. 
Nous  irons  plus  loin  encore,  et  nous  dirons  que  la  connaissance 
réelle  des  faits  élémentaires  sert  souvent  à  signaler  aux  débutants 
l'existence  de  difûcultés  qui  sont  presque  insurmontables,  ou  peut- 
être  encore,  lorsqu'ils  sont  embarrassés,  à  leur  révéler  la  nature  pro- 
bable de  l'obstacle  qui  les  arrête  ;  en  un  mot  une  certaine  introduc- 
tion élémentaire  épargne  aux  travailleurs  des  efforts  inutiles.  » 

Il  ne  s'agit  pas,  en  effet,  pour  être  coloriste,  de  poser 
des  rouges,  des  verts,  des  jaunes,  à  coté  les  uns  des 
autres,  sans  règle  ni  mesure.  Il  faut  savoir  ordonner  ces 
divers  éléments,  sacrifier  les  uns  pour  faire  valoir  les 
autres.  Bruit  et  musique  ne  sont  pas  synonymes.  La  jux- 
taposition de  couleurs,  si  intenses  qu'elles  soient,  sans 
observation  du  contraste,  c'est  du  coloriage  ol  non  du 
coloris. 

3.  Un  des  grands  blâmes  adressés  aux  néo-impression- 
nistes, c'est  qu'ils  sont  trop  savants  pour  des  artistes  : 


107  DE  DELACROIX  AU  NÉO-IMPRESSIONNISME 

4.  Le  public  se  soucie  beaucoup  plus  du  sujet  d'un 
tableau  que  de  son  harmonie.  Comme  le  constate  Ernest 
Chesneau   : 

«  Les  mieux  doués,  parmi  ceux  qui  forment  le  public  des  exposi- 
tions, ne  paraissent  pas  soupçonner  qu'il  est  nécessaire  de  cultiver 
ses  sens  pour  atteindre  à  la  pleine  jouissance  des  plaisirs  {"^'.ellectuels 
dont  les  sens  ne  sont  que  des  organes  sans  doute,  m^.a  les  organes 
essentiels.  On  ne  se  doute  pas  assez  qu'il  faut  avoir  le  regard  juste 
pour  comprendre  et  juger  —  je  veux  dire  goûter  —  la  peinture,  la 
statuaire  ou  l'architecture,  autant  que  l'oreille  juste  pour  goûter  la 
musique.  —  Suivant  jusqu'au  bout  la  comparaison,  qui  est  rigoureuse, 
ajoutons  que  le  regard  comme  l'oreille,  même  naturellement  justes, 
v-  ont  besoin  d'une  éducation  progressive  pour  pénétrer  dans  toutes 
leurs  délicatesses  l'art  des  sons  et  l'art  des  couleurs.  » 

«  La  Chapelle  des  Saints-Anges  à  Saint-Sulpice.  » 
[LArt  —  Tome  xxvni.) 

Même,  la  plupart  des  peintres  sont  insensibles  au 
charme  de  la  ligne  et  de  la  couleur.  Ils  sont  rares,  les 
artistes  qui  pensent,  avec  Ruskin  :  «  La  dégradation  est 
aux  couleurs  ce  que  la  courbure  est  aux  lignes  »,  et,  avec 
Delacroix  :  «  11  y  a  des  lignes  qui  sont  des  monstres, 
deux  parallèles  ».  Les  peintres  de  notre  temps  ont 
d'autres  préoccupations  que  ces  principes  de  beauté. 
Nous  pouvons  affirmer  qu'il  n'en  est  pas  un  sur  cent 
qui  se  soit  donné  la  peine  d'étudier  cette  partie  primor- 
diale de  son  art.  Gavarni  déclare,  à  propos  des  tableaux 
du  maître  : 

«  C'est  du  barbouillage  de  paravent...  Ça  tient  du  torche-cul  et  du 
papier  de  tenture  ;  puis  là-dessus  des  gens  qui  viennent  parler  au 


L'EDL'CATION  DE  L'ŒIL  106 

empêtrés  dans  leurs  recherches,  ils  ne  peuvent  exprimer 
librement  leurs  sensations,  dit-on. 

Répondons  que  le  moindre  tisserand  oriental  en  sait 
autant  qu'eux.  Ces  notions  qu'on  leur  reproche  ne  sont 
guère  compliquées.  Les  néo-impressionnistes  ne  sont 
pas  trop  savants.  Mais  ne  pas  connaître  les  lois  du  con- 
traste et  de  l'harmonie,  c'est  être  trop  ignorant. 

Pourquoi  donc  la  possession  de  ces  règles  de  beauté 
annulerait-elle  leurs  sensations  ?  Un  musicien,  parce 
qu'il  sait  que  le  rapport  3/2  est  un  rapport  d'harmonie, 
et  un  peintre,  parce  qu'il  n'ignore  pas  que  i'orangé  forme 
avec  le  vert  et  le  violet  une  combinaison  ternaire,  en 
sont-ils  moins  des  artistes  susceptibles  d'être  émus  et 
capables  de  nous  émouvoir  ?  Théophile  Silvestre  l'a  dit  : 
«  Ce  savoir  presque  mathématique,  au  lieu  de  refroidir 
les  œuvres,  en  augmente  la  justesse  et  la  solidité.  » 

Les  néo-impressionnistes  ne   sont   pas  esclaves  de  la 

science.   Ils    la  manient  au   gré  de   leur  inspiration  :   ils 

mettent  ce  qu'ils  savent  au  service   de  ce  qu'ils  veulent. 

Peut-on  reprocher  à  de  jeunes  peintres  de  ne  pas  avoir 

négligé  cette   partie   essentielle  de  leur  art  ?    quand  on 

voit  qu'un  génie  comme  Delacroix  a  dû  s'astreindre  à  celte 

étude  des  lois  de  la  couleur  et  y  a  pu  trouver  profit,  ainsi 

que  le  reconnaît  Charles  Blanc  en  cette  note  : 

«  C'est  pour  avoir  connu  ces  lois,  pour  les  avoir  étudiées  à  fond, 
après  les  avoir  par  inluilion  devinées,  qu'Eugène  Delacroix  a  été  un 
des  jjIu*  grands  coloristes  des  temps  modernes.  » 


L'EDUCATION  DE  L'ŒIL  108 

bourgeois  du  supernaturalisme  de  ça  !...  Nous  sommes  vraiment  dans 
le  Bas-Empire  du  verbe,  dans  le  pataugement  de  la  couleur.  » 

Et  les  Goncourt  écrivent  (la  Peinture  à  V Exposition 
de  1855)  : 

Ci  Delacroix  à  qui  a  été  refusée  la  qualité  suprême  des  coloristes, 
riiannonie.  » 

La  plupart  des  critiques,  en  effet,  ne  peuvent  guère, 
faute  d'éducation  technique,  se  rendre  compte  de  l'ac- 
cord de  deux  teintes  ou  du  désaccord  de  deux  lignes.  Ils 
jugent  plutôt  par  le  sujet,  la  tendance,  le  genre,  sans  se 
préoccuper  du  côté  «  peintre  ».  Ils  font  de  la  littérature 
à  propos  de  tableaux,  non  de  la  critique  d'art.  —  Citons 
cette  note  de  Delacroix  ;  «  Oculos  habent  et  non  vident, 
veut  dire  :  De  la  rareté  des  bons  Juges  en  peinture.  »  Lui 
qui  disait  :  «  Voici  plus  de  trente  ans  que  je  suis  livré 
aux  bêtes  »,  il  avait  assez  souffert  de  l'ignorance  du 
public  et  de  la  critique  pour  se  rendre  bien  compte  des 
difficultés  que  rencontrent  les  coloristes.  Dans  son  Journal, 
il   écrit  : 

«  Je  sais  bien  que  cette  qualité  de  coloriste  est  plus  fâcheuse  que 
recommandable...  Il  faut  des  organes  plus  actifs  et  une  sensibilité 
plus  grande  pour  distinguer  la  faute,  la  discordance,  le  faux  rapport 
des  lignes  et  des  couleurs.  » 

Et,  sur  le  même  sujet,  il  écrit  à  Baudelaire  (8  octobre 
1861)  : 
Ces  effets  mystérieux  de  la  ligne  et  de  la  couleur  que  ne  sentent, 


109  DE  DELACROIX  AU  NEO-IMPRESSlONNlSME 

hélas,  que  peu  d'adeptes...  Celte  partie  musicale  et  arabesque... 
n'est  rien  pour  bien  des  gens,  qui  regardent  un  tableau  comme  les 
Anglais  regardent  une  contrée  quand  ils  voyagent.  » 

Celte  haine  ou  celle  indifférence  pour  la  couleur,  dont 
Delacroix  vivant  a  tant  souffert,  n'en  supporle-t-il  pas 
encore  les  conséquences  ?  11  nous  semble  qu'on  est  bien 
insoucieux  de  ses  œuvres.  Qu'on  se  rappelle  ce  public 
si  froid  devant  son  exposition  à  l'Ecole  des  Beaux-Arts, 
et  qui  se  ruait,  enthousiaste,  à  celle  de  Baslien-Lepage, 
ouverte  en  même  temps,  à  côté,  à  l'hôtel  de  Chimay.  Et 
jamais,  dans  les  longues  stations  que  nous  avons  faites, 
à  Sainl-Sulpice,  devant  les  décorations  de  la  Chapelle 
des  Saints-Anges,  nous  n'avons  été  troublé  par  un  visi- 
teur. 

Eugène  Véron,  le  biographe  de  Delacroix,  a  bien  noté 
cette  persistante  injustice  : 

«  Faut-il  en  conclure  que  les  multitudes  qui  se  pressent  à  ces 
expositions  soient  enfin  arrivées  à  comprendre  son  génie  ?  On  n'a 
pour  s'en  assurer  qu'à  comparer  la  réserve  des  visiteurs  et  leur  silence 
embarrassé,  en  face  des  toiles  de  Delacroix,  aux  cris  d'oiseaux  que 
poussent  les  femmes  quand,  au  Salon  ou  aux  expositions  des  cercles, 
elles  se  trouvent  en  face  de  quelque  toile  des  soi-disant  maîtres  actuels 
de  l'École  française.  Voilà  de  l'admiration  franche  et  sincère.  A-t-on 
jamais  rien  vu  de  pareil  aux  expositions  de  Delacroix  ?  Cela  n'a  rien 
d'extraordinaire  :  c'est  le  contraire  qui  serait  extraordinaire.  » 

5.  Devant  la  peinture  de  Delacroix,  ce  qui  exaspérait 
tant  de  gens,  c'était  moins  la  fureur  de  son  romantisme 


L'EDUCATION  DE  L'ŒIL  HO 

que  ses  hachures  et  sa  couleur  intense  ;  devant  la  peinture 
des  impressionnistes,  c'était  la  nouveauté  de  leurs  virgules 
et  de  leurs  colorations.  Et,  dans  l'apport  des  néo-impres- 
sionnistes, ce  qui  a  dérouté,  c'est  —  plus  encore  que  la 
division  de  la  touche  —  l'éclat  insolite  de  leurs  toiles.  A 
l'appui  de  cette  proposition,  citons  un  cas  topique.  Les 
tableaux  de  M.  Henri  Martin,  dont  la  facture  est  absolument 
empruntée  au  néo-impressionnisme,  trouvent  grâce  devant 
le  public,  la  critique,  les  commissions  municipales  et 
l'État.  Chez  lui  le  point  ne  choque  pas,  et  pourtant  il  est 
inutile  —  donc  gênant  — ,  puisque,  de  couleur  grise,  terne 
et  rabattue,  il  ne  procure  pas  de  bénéfices  de  luminosité 
ou  de  coloration  de  nature  à  faire  passer  sur  les  inconvé- 
nients possibles  du  procédé.  Représenté  par  lui,  le  pointil- 
lisme est  admis  au  Luxembourg,  à  l'Hôtel  de  Ville,  tandis 
que  le  grand  Seurat,  instaurateur  de  la  division  et  créateur 
de  tant  d'œuvres  calmes  et  grandes,  est  encore  méconnu 
(en  France  du  moins,  car  l'Allemagne,  mieux  avertie,  a 
su  acquérir  les  Poseuses  et  d'autres  toiles  importantes  que 
nous  verrons  quelque  jour  au  musée  de  Berlin). 

Peut-être,  les  années  aidant,  le  public  complétera-t-il 
son  éducation  :  espérons  en  des  temps  où  il  sera  plus 
sensible  à  l'harmonie,  où  il  ne  redoutera  plus  la  puis- 
sance d'une  couleur,  où  il  en  goûtera  calmement  la  beauté, 
et  constatera  que  les  plus  vives  colorations  d'un  peintre 
sont  timides  au  prix  des  colorations  dont  se  pare  la  nature. 


^    ' 


111  DE  DELACROIX  AU  NEO-IMPRESSIONNISME 

Du  moins  un  grand  progrès  a-l-il  été  fait  grâce  aux  maîtres 
impressionnistes.  Tels  spectateurs  qui  s'étonnaient  ou 
prolestaient  autrefois  devant  des  tableaux  impressionnistes 
reconnaissent  maintenant  que  les  Monet,  les  Pissarro  se 
mêlent  en  parfaite  harmonie  aux  Delacroix,  aux  Corot,  aux 
Rousseau,  aux  Jongkind,  dont  ils  sont  le  développement. 

De  même,  le  public  reconnaîtra  peut-être  un  jour  que 
les  néo-impressionnistes  auront  été  les  représentants 
actuels  de  la  tradition  coloriste,  dont  Delacroix  et  les 
impressionnistes  furent  en  leur  temps  les  champions. 
Quels  peintres  peuvent,  à  plus  juste  titre,  se  réclamer 
de  ces  deux  patronages  ?  Ni  ceux  qui  peignent  noir, 
blanc  ou  gris,  ni  ceux  dont  le  coloris  rappelle  «  le  las 
de  vieux  légumes  pourris  »,  signalé  par  Ruskin  comme 
le  suprême  degré  de  laideur  que  puisse  atteindre  la  cou- 
leur, ni  ceux  qui  peignent  à  teintes  plates.  Car  ces  pro- 
cédés sont  sans  relations  avec  les  principes  des  maîtres 
que  les  néo-impressionnisles  revendiquent. 

Il  est  peut-être  facile  de  peindre  plus  lumineux  que  les 
néo-impressionnisles,  mais  en  décolorant  ;  ou  plus  coloré 
mais  en  assombrissant.  Leur  couleur  est  située  au  milieu 
du  rayon  qui,  sur  un  cercle  chromatique,  va  du  centre  — 
blanc  —  à  la  circonférence  —  noir.  Et  cette  place  lui 
assure  un  maximum  de  saturation,  de  puissance  et  de 
beauté.  Un  temps  viendra,  où  l'on  trouvera  soit  à  tirer 
un    meilleur    parti   des  couleurs  dont   le  peintre  dispose 


L'EDUCATION  DE  L'ŒIL  112 

actuellement,  soit  à  employer  de  plus  belles  matières  ou 
de  nouveaux  procédés  —  comme,  par  exemple,  la  fixa- 
tion directe  des  rayons  lumineux  sur  des  subjectiles  sen- 
sibilisés ;  mais,  il  faut  le  constater,  ce  sont  les  néo- 
impressionnistes qui  ont  su  tirer  des  ressources  actuelles 
le  résultat  à  la  fois  le  plus  lumineux  et  le  plus  coloré  : 
à  côté  d'une  de  leurs  toiles  et  malgré  les  critiques  qu'elle 
peut  d'ailleurs  encourir,  tout  tableau,  si  grandes  que 
soient  ses  qualités  d'art,  paraîtra  sombre  ou  décoloré. 

Bien  entendu,  nous  ne  faisons  par  dépendre  le  talent 
d'un  peintre  du  plus  ou  moins  de  luminosité  et  de  colo- 
ration de  ses  tableaux  ;  nous  savons  qu'avec  du  blanc  et 
du  noir  on  peut  faire  des  chefs-d'œuvre  et  qu'on  peut 
peindre  coloré  et  lumineux  sans  mérite.  Mais  si  cette 
recherche  de  la  couleur  et  de  la  lumière  n'est  pas  l'art 
tout  entier,  n'en  est-elle  pas  une  des  parties  impor- 
tantes ?  N'est-il  pas  un  artiste,  celui  qui  s'efforce  de 
créer  l'unité  dans  la  variété  par  les  rythmes  des  teintes 
et  des  tons  et  qui  met  sa  science  au  service  de  ses  sen- 
sations ? 

6.  Se  rappelant  la  phrase  de  Delacroix  :  «  La  peinture 
lâche  est  la  peinture  d'un  lâche  »",  les  néo-impression- 
nistes pourront  être  fiers  de  leur  peinture  austère  et 
simple.  Et  si,  mieux  que  la  technique,  c'est  la  passion 
qui  fait  les  artistes,  ils  peuvent  être  confiants  :  ils  ont 


113  DE  DELACROIX  AU  NEO-IMPRESSIONNISME 

la  passion  féconde  de  la  lumière,  de  la  couleur  et  de  l'har- 
monie. 

En  tout  cas,  ils  n'auront  pas  refait  ce  qui  avait  été  fait 
déjà  ;  ils  auront  eu  le  périlleux  honneur  de  produire  un 
mode  nouveau,  d'exprimer  un  idéal  personnel. 

Ils  pourront  évoluer,  mais  toujours  sur  les  bases  de  la 
pureté  et  du  contraste  dont  ils  ont  trop  bien  compris 
l'importance  et  le  charme  pour  y  jamais  renoncer.  Peu 
à  peu  débarrassée  des  entraves  du  début,  la  divisio7i,  qui 
leur  a  permis  d'exprimer  leurs  rêves  de  couleur,  s'assou- 
plit et  se  développe,  promettant  encore  de  plus  fécondes 
ressources. 

Et  si  parmi  eux  ne  se  manifeste  pas  déjà  l'artiste  qui, 
par  son  génie,  saura  imposer  celte  technique,  ils  auront 
du  moins  servi  à  lui  simplifier  la  tâche.  Ce  coloriste 
triomphateur  n'a  plus  qu'à  paraître  :  on  lui  a  préparé  sa 
palette. 

1899.  Paris,  Saint-Tropez. 


NJ  Signac,  Paul 

190       J* Eugène  Delacroix  au 

34.9  néo-impressionnisme 

1921 


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