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d'Eugène Delacroix
au
Néo-Impressionnisme
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A LA MEMOIRE
DES PEINTRES
GEORGES SEURAT,
HENRI-EDMOND CROSS.
ET
POUR LA COULEUR.
PAUL SIGNAC
d'Eugène Delacroix
au
Néo-Impressionnisme
TROISIÈME EDITION
PARIS
H. FLOUKY, LIBRAIRE-EDITEUR
1, BOULEVARD DES CAPUCINES, 1
1921
TABLE DES MATIÈRES
Pages
Dédicace i
Note préliminaire . 1
I. Documents 4
II. Apport de Delacroix 26
III. Apport des Impressionnistes 47
IV. Apport des Néo-impressionnistes 59
V. La Touche divisée 74
VI. Résumé des trois apports 87
VII. Témoignages &9
VIII. L'ÉDUCATiON BE l'œIL 100
La couverture de ce volume a été dessinée
PAR
M. THÉO VAN RYSSELBERGHE
MATHA, IMPRIMERIE R. LUCAS
NOTE PRÉLIMINAIRE
1. Les peintres néo-impressionnistes sont ceux qui
ont instauré et, depuis 1886, développé la technique dite
de la division en employant comme mode d'expression le
mélange optique des tons et des teintes.
Ces peintres, respectueux des lois permanentes de l'art,
le rythme, la mesure, le contraste, ont été amenés à cette
technique par leur désir d'atteindre un maximum de
luminosité, de coloration et d'harmonie qu'il ne leur semble
possible d'obtenir par aucun autre mode d'expression.
Ils ont, comme tous les novateurs, étonné et excité le
public et la critique qui leur ont reproché d'user d'une
technique hétéroclite sous laquelle disparaîtrait le talent
qu'ils pourraient avoir.
Nous tenterons ici, non de défendre le mérite de ces
peintres, mais de démontrer que leur méthode si décriée
est traditionnelle et normale ; qu'elle est entièrement
pressentie et presque formulée par Eugène Delacroix,
et qu'elle devait fatalement succéder à celle des impres-
sionnistes.
2 DE DELACROIX AU NEO-lMPRESSlONNISME
Esl-il utile d'affirmer qu'il n'entre point dans notre
idée de les comparer à leurs illustres devanciers ? Nous
voudrions, seulement, prouver qu'ils ont le droit de se
réclamer de l'enseignement de ces maîtres et qu'ils se
maillent à la chaîne des champions de la couleur et de la
lumière.
2. Il pourrait paraître superflu d'exposer une tech-
nique picturale. Les peintres devraient être jugés unique-
ment sur leurs œuvres, et non d'après leurs théories.
Mais ce qu'on attaque particulièrement chez les néo-
impressionnistes, c'est leur technique : on paraît regretter
de les voir s'égarer dans des recherches vaines ; ils sont,
par beaucoup, condamnés d'avance, sur leur facture,
sans examen sérieux de leurs toiles ; pour eux, on s'arrête
au moyen sans vouloir constater les bénéfices du résultat.
11 nous semble donc licite de venir défendre leur modo
d'expression et de le montrer logique et fécond.
Il nous sera ensuite permis d'espérer (ju'on voudra
bien examiner leurs œuvres sans parti pris, car si une
technique, reconnue valable, ne donne pas de talent à
ceux qui l'emploienl, pourquoi en retirait-elle à ceux qui
trouvent en elle le meilleur moyen d'exprimer ce (ju'ils
sentent et ce qu'ils veulent ?
3. Il nous sera bien facile de démontrer aussi que les
NOTE PRELIMINAIRE
reproches et les critiques adressés aux néo-impressionnistes
sont également dans la tradition et qu'ils ont été supportés
par leurs précurseurs, comme par tous les artistes d'ailleurs
qui apportèrent un mode d'expression non coutumier (i).
(i) Note de 1921.
Dans cette nouvelle édition, aucun changement n"a été l'ait au texte
oripinal publié en 1899 par la « Revue Blanche»;
Seule la dédicace a été modifiée. Le nom du cher Henri-Edmond Gros»
a été inscrit à côté de celui de Georoes Seurat et le vo^u « pour la cou-
leur » qui nous a semblé d'actualité, ajouté.
I
DOCUMENTS
La Division ; elle est pressentie par Delacroix. — Analogie de
sa technique et de celle des néo-impressionnistes. — Citations
de Delacroix, de Baudelaire, de Charles Blanc, d'Ernest
Chesneau, de Théophile Silvestre, d'Eugène Véron. — Aux
recherches similaires, accueil identique : quelques critiques.
1. Croire que les néo-impressionnistes sont des peintres
qui couvrent leurs toiles de petits points multicolores est
une erreur assez répandue. Nous démontrerons plus tard,
mais affirmons-le dès maintenant, que ce médiocre procédé
du j)oint n'a rien de commun avec l'esthétique des peintres
que nous défendons ici, ni avec la technique de la division
qu'ils emploient.
Le néo-impressionniste ne pointillé pas, mais divise.
Or, diviser c'est :
S'assurer tous les bénéfices de la luminosité, de la
coloration et de l'harmonie, par :
1° Le mélange optique de pigments uniquement purs
(toutes les teintes du prisme et tous leurs tons) ^ ;
1, Les mots ton et teinte étant généralement employés Tun pour
3 DE DELACROIX AU NEO-IMPRESSIONNISME
2° La sèpai^ation des divers éléments (couleur locale,
couleur d'éclairage, leurs réactions, etc.);
3° L'équilibre de ces éléments et leur proportion (selon
les lois du contraste, de la dégradation et de Virradiation) ;
4° Le choix d'une touche proportiotmée à la dimension
du tableau.
La méthode formulée en ces quatre paragraphes régira
donc la couleur pour les néo-impressionnistes, dont la
plupart appliqueront en outre les lois plus mystérieuses
qui disciplinent les lignes et les directions, et en assurent
l'harmonie et la belle ordonnance.
Ainsi renseigné sur la ligne et sur la couleur, le peintre
déterminera à coup sûr la composition linéaire et chroma-
tique de son tableau, dont les dominantes de direction, de
ton et de teinte seront appropriées au sujet qu'il veut traiter.
2. Avant d'aller plus loin, invoquons l'autorité du génie
haut et clair d'Eugène Delacroix : les règles de couleur, de
ligne et de composition que nous venons d'énoncer et qui
résument la division, ont été promulguées par le grand
peintre.
Nous allons reprendre une à une toutes les parties de
l'autre, précisons quo nous entendons par teinte la qualité d'une
couleur, et par ton le degré de saturation ou de luminosité d'une teinte.
La dégradation d'une couleur vers une autre créera une série de teintes
intermédiaires, et le dégradé d'une de ces teintes vers le clair ou le
foncé passera par une succession de tons.
DOCUMENTS C
l'eslhélique et de la technique des néo-impressionnistes,
puis en les comparant aux lignes écrites sur les mêmes
questions par Eugène Delacroix dans ses lettres, ses articles
et dans les trois volumes de son journal (Journal d'Eugène
Delacroix, publié par MM. Paul Fiat et René Piot, — Pion
et Nourrit, éditeurs), nous montrerons que ces peintres ne
font que suivre l'enseignement du maître et continuer ses
recherches.
3. Le but de la technique des néo-impressionnistes
est d'obtenir, nous l'avons dit, un maximum de couleur
et de lumière, (^v^ ce but n'est-il pas clairement indiqué
par ce beau cri d'Eugène Delacroix :
« L'ennemi de toute peinture est le gris ! »
Pour arriver à cet éclat lumineux et coloré, les néo-
impressionnistes n'usent que de couleurs pures se rap-
prochant, autant que la matière peut se rapprocher de la
lumière, des couleurs du prisme. Et n'est-ce pas là encore
obéir au conseil de celui qui écrit :
« Bannir toutes couleurs terreuses. »
De ces couleurs pures, ils respecteront toujours la pureté,
se gardant bien de les souiller en les mélangeant sur la
palette (sauf évidemment avec du blanc et entre voisines,
pour toutes les teintes du prisme et tous leurs tons) ; ils les
juxtaposeront en touches nettes et de petite dimension,
7 DE DELACROIX AU NÉO-IMPRESSIONNISME
et, par le jeu du mélange optique, oMiendront la résultante
cherchée, avec cet avantage que, tandis que tout mélange
pigmentaire tend, non seulement à s'obscurcir, mais aussi
à se décolorer, tout mélange optique tend vers la clarté et
l'éclat. Delacroix se doutait bien des prérogatives de cette
méthode :
« Teintes, de vert et de violet mis crûment, çà et là, dans le clair,
sans les mêler. »
« Vert et violet : ces tons il est indispensable de les passer l'un
après l'autre ; et non pas les mêler sur la palette. »
Et, en effet, ce vert, ce violet, couleurs presque com-
plémentaires, mélangés pigmentairement eussent donné
une teinte terne et sale, un de ces gris ennemis de toute
'peinture^ tandis que, juxtaposés, ils reconstitueront optique-
ment un gris fin et nacré.
Le traitement que Delacroix imposait au vert et au
violet, les néo-impressionnistes n'ont fait que le généra-
liser logiquement et l'appliquer aux autres couleurs.
Prévenus par les recherches du maître, renseignés par
les travaux de Chevreul, ils ont instauré ce mode unique
et certain d'obtenir à la fois lumière et couleur :
Remplacer tout mélange pigmentaire de teintes enne-
mies par leur mélange optique.
4. Toute teinte plate leur paraissant veule et éteinte,
ils s'efforcent de faire chatoyer la moindre partie de leurs
DOCUMENTS 8
toiles par le mélange optique de touches de couleurs
juxtaposées et dégradées.
Or, Delacroix a énoncé nettement le principe et les
avantages de celte méthode :
« Il est bon que les touches ne soient pas matériellement fondues.
Elles se fondent naturellement à une distance voulue par la loi sym-
pathique qui les a associées. La couleur obtient ainsi plus d'énergie
et de fraîcheur. »
Et plus loin :
« Constable dit que la supériorité du vert de ses prairies tient à
ce qu'il est composé d'une multitude de verts différents. Ce qui
donne le défaut d'intensité et de vie à la verdure du commun des
paysagistes, c'est qu'ils la font ordinairement d'une teinte uniforme.
Ce qu'il dit ici du vert des prairies peut s'appliquer à tous les tons. »
Celte dernière phrase prouve nettement que la décompo-
sition des teintes en touches dégradées, cette partie si impor-
tante de la division, a été pressentie par le grand peintre
que sa passion de couleur devait fatalement amener à cons-
tater les bénéfices du mélange optique.
Mais, pour assurer le mélange optique, les néo-impres-
sionnistes ont été forcés d'user de touches de petite dimen-
sion, afin que les divers éléments puissent, au recul
nécessaire, reconstituer la teinte voulue et non être perçus
isolément.
Delacroix avait songé à employer ces touches réduites
et se doutait des ressources que cette facture pouvait lui
procurer, puisqu'il écrit ces deux notes :
9 DE DELACROIX AU NEO-IMPRESSIONXISME
« Hier, en travaillant l'enfant qui est près de la femme de gauche
dans l'Orphée, je me souvins de ces petites touches multipliées faites
avec le pinceau et comme dans une miniature, dans la Vierge de
Raphaël que j'ai vue rue Grange-Batelière. »
« Tâcher de voir au Musée les grandes gouaches de Corrège. Je
crois qu'elles sont faites à très petites touches. ■»
5. Pour le néo-impressionnisle, les divers éléments
qui doivent reconstituer la teinte par leur mélange optique
seront distincts les uns des autres : la lumière et la couleur
locale seront nettement séparées, et le peintre fera dominer
tantôt l'une, tantôt l'autre, à son gré.
Ce principe de la séparation des éléments ne se retrouve-
t-il point dans ces lignes de Delacroix :
« Simplicité des localités et largeur de lumière. »
« Il faut concilier la couleur «couleur» et la lumière «lumière», »
L'équilibre de ces éléments séparés et leur proportion
ne sont-ils pas nettement indiqués :
« Faire trop dominer la lumière et la largeur des plans conduit à
l'absence de demi-teintes et par conséquent à la décoloration ; l'abus
contraire nuit surtout dans les grandes compositions destinées à être
vues de loin. Véronèse l'emporte sur Rubens par la simplicité des
localités et la largeur de la lumière. »
« Pour ne point paraître décolorée avec une lumière aussi large, il
faut que la teinte locale de ^'éronèse soit très montée de ton. ^)
6. Le contraste de ton et de teinte que, seuls des peintres
DOCUMENTS 10
contemporains, les néo-impressionnistes observent, n'est-
il pas défini et imposé par le maître :
« Ma palette brillante du contraste des couleurs. »
« Loi générale : plus d'opposition, plus d'éclat. »
« La satisfaction que donnent, dans le spectacle des choses, la
beauté, la proportion, le contraste, l'harmonie de la couleur. »
« Bien que ce soit contre la loi qui veut les luisants froids, en les
mettant jaunes sur des tons de chairs violets, le contraste fait que
l'effet est produit. »
« Quand, sur le bord d'un plan que vous avez bien établi, vous
avez un peu plus de clair qu'au centre, vous prononcez d'autant plus
son méplat ou sa saillie... on aura beau mettre du noir, on n'aura
pas de modelé. »
Cette note d'un des carnets du voyage au Maroc montre
quelle importance Delacroix attachait aux lois du contraste
et des couleurs complémentaires qu'il savait être des
sources inépuisables d'harmonie et de puissance :
« Des trois couleurs primitives se forment les trois binaires. Si au
ton binaire vous ajoutez le ton primitif qui lui est opposé, vous
l'annihilez, c'est-à-dire vous en produisez la demi-teinte nécessaire.
Ainsi, ajouter du noir n'est pas ajouter de la demi-teinte, c'est salir
le ton dont la demi-teinte véritable se trouve dans le ton opposé que
nous avons dit. De là, les ombres vertes dans le rouge. La tête des
deux petits paysans. Celui qui était jaune avait des ombres violettes ;
celui qui était le plus sanguin et le plus rouge, des ombres vertes. »
7. D'après la technique néo-impressionniste, la lumière,
jaune, orangée ou rouge, selon l'heure et l'effet vient s'ajou-
ter à la teinte locale, la réchauffer ou la dorer dans ses
parties les plus éclairées. L'ombre, fidèle complémentaire
II DE DELACROIX AU NÉO-IMPRESSIONNISME
de son régulateur la lumière, est violette, bleue ou vert
bleuâtre et ces éléments viennent modifier et refroidir les
parties sombres de la couleur locale. Ces ombres froides et
ces lumières chaudes, dont les luîtes et les jeux, entre elles
et avec la couleur locale, constituent le contour et le modelé,
se répandent, immiscées ou contrastées, sur toute la surface
du tableau, l'illuminant ici, l'éteignant là, en place et pro-
portion déterminées par le clair-obscur.
Or, ces lumières jaunes ou orangées, ces ombres bleues
ou violettes, qui ont excité tant d'hilarité, les voici pres-
crites, et catégoriquement, par Delacroix :
« Dans Véronèse, le linge froid dans l'ombre, chaud dans le clair. »
« Tons dorés et rouges des arbres, ombres bleues et lumineuses, »
a Les tons de chrome du côté du clair et les ombres bleues. »
« A Saint-Denis du Saint-Sacrement j'ai dû peindre les lumières
avec du jaune de chrome pur et les demi-teintes avec du bleu de
Prusse. »
« L'orangé mal dans les clairs, les violets les plus vifs pour le pas-
sage de l'ombre et des reflets dorés dans les ombres qui s'opposaient
au sol. »
« Tout bord de l'ombre participe du violet. »
8. On a souvent reproché aux néo-impressionnistes
d'exagérer les colorations, de peindre criard et bariolé.
Ils ne tiendront pas compte de ces critiques, formulées
par des gens dont on peut dire avec Delacroix que :
« Le terreux et l'olive ont tellement dominé leur couleur que la
nature est discordante à leurs yeux avec ses tons vifs et hardis. )i
DOCUMENTS 12
Le peintre vraiment coloriste, c'est-à-dire celui qui,
comme les néo-impressionnistes, soumet la couleur aux
règles de l'harmonie, n'aura jamais à craindre de paraître
criard en étant trop coloré. Il laissera de plus timorés
souhaiter « non la couleur, mais la nuance encor » et ne
redoutera pas de rechercher l'éclat et la puissance par
tous les moyens possibles. Car Delacroix l'avertit que :
« La peinture paraîtra toujours plus grise qu'elle n'est, par sa posi-
tion oblique sous le jour. . . »
et lui montre le triste effet d'un tableau terne et décoloré :
« 11 paraîtra ce qu'il est effectivement : terreux, morne et sans
vie. — Tu es terre et tu redeviens terre. »
Il ne craindra donc pas d'employer les teintes les plus
éclatantes, ces teintes :
ce ... que Rubens produit avec des couleurs franches et virtuelles,
telles que des verts, des outremers. »
Mémo lorsqu'il voudra obtenir des gris, il usera de
teintes pures dont le mélange optique lui donnera la résul-
tante voulue, combien plus précieuse que celle, non grise,
mais sale, obtenue par un mélange pigmentaire. Ces colo-
rations intenses et brillantes, il les exaltera encore, lors-
qu'il le jugera utile, par la dégradation et le contraste. '
13 DE DELACROIX AU NEO-IMPRESSIONNISME
S'il connaît les lois d'harmonie, qu'il ne craigne jamais
de dépasser la mesure. Delacroix l'incite à colorer à outrance,
le lui ordonne même :
« Il faut que la demi-teinte, c'est-à-dire tous les tons, soit outrée. »
« Il faut que tous les tons soient outrés. Rubens outré. Titien de
même. Véronèse quelquefois gris, parce qu'il cherche trop la vérité... »
9. Ce moyen d'expression, le mélange optique de
petites touches colorées, posées méthodiquement les unes
à côté des autres, ne permet guère l'adresse ni la virtuosité ;
la main aura bien peu d'importance ; seuls le cerveau et
l'œil du peintre auront un rôle à jouer. En ne se laissant
pas tenter par les charmes du coup de pinceau, en choisis-
sant une facture non brillante, mais consciencieuse et
précise, les néo-impressionnistes ont tenu compte de cette
objurgation d'Eugène Delacroix :
« La grande affaire, c'est d'éviter cette infernale commodité de la
brosse. »
ce Les jeunes gens ne sont entichés que de l'adresse de la main. Il
n'y a peut-être pas de plus grand empêchement à toute espèce de
véritable progrès que cette manie universelle à laquelle nous avons
tout sacrifié. »
Puis Delacroix revient encore sur les dangers d'une
exécution trop facile :
« Le beau pinceau libre et fier de Van Loo ne mène qu'à des à-peu
près : le style ne peut résulter que d'une grande recherche. »
Afin de défendre ces petites touches olïusquantes à
DOCUMENTS 14
l'excès pour ceux qui, incapables de goûter le bénéflce
harmonique du résultat, sont arrêtés par la nouveauté du
moyen, citons ces lignes de Delacroix sur la touche. Tout
ce qu'il dit de cette facture, dont il usait pour donner à la
couleur plus de splendeur et d'éclat, peut s'appliquer au
procédé employé, dans le même but, par les néo-impres-
sionnistes :
« Il y a dans tous les arts des moyens d'exécution adoptés et con-
venus, et on n'est qu'un connaisseur imparfait, quand on ne sait pas
lire dans ces indications de la pensée ; la preuve, c'est que le vul-
gaire préfère à tous les autres les tableaux les plus lisses et les moins
touchés, et les préfère à cause de cela. »
« Que dirait-on des maîtres qui prononcent sèchement les contours,
tout en s'abstenant de la touche ? »
« Il n'y a pas plus de contours qu'il n'y a de touches dans la nature.
Il faut toujours en revenir aux moyens convenus dans chaque art,
qui sont le langage de cet art. »
« Beaucoup de ces peintres qui évitent la touche avec le plus grand
soin, sous prétexte qu'elle n'est pas dans la nature, exagèrent le con-
tour qui ne s'y trouve pas davantage. »
ce Beaucoup de maîtres ont é\'ité de faire sentir la touche, pensant
sans doute se rapprocher de la nature, qui effectivement n'en pré-
sente pas. La touche est un moyen comme un autre de contribuer
à rendre la pensée dans la peinture. Sans doute une peinture peut
être très belle sans montrer la touche, mais il est puéril de penser
qu'on se rapproche de l'effet de la nature en ceci ; autant vaudrait-il
faire sur son tableau de véritables reliefs colorés, sous prétexte que
les corps sont saillants. »
Au recul commandé par les dimensions du tableau,
la facture des néo-impressionnistes ne sera pas choquante :
15 DE DELACROIX AU NEO-IMPRESSIONNISME
à celte distance, les louches disparaîtront et, seuls, seront
perçus les bénéfices lumineux et harmoniques qu'elles
procurent.
Peut-être cette noie de Delacroix engagera-l-elle quel-
ques-uns à prendre la peine de faire les pas nécessaires
pour comprendre et juger un tableau divisé :
ce Tout dépend, au reste, de la distance rommandc^e pour regarder
un tableau. A une certaine distance, la touche se fond dans l'ensemble,
mais elle donne à la peinture un accent que k fondu des teintes ne
peut produire. »
Delacroix essaye à plusieurs reprises de persuader ceux
qui, n'aimant au fond que les tableaux bien ternes et bien
lisses, sont déconcertés par toute peinture vibrante et
colorée, et les prévient que :
« Le temps redonne à l'ouvrage, en effaçant les louches, aussi bien
les premières que les dernières, son ensemble définitif. »
« Si l'on se prévaut de l'absence de louches de certains tableaux
de grands maîtres, il ne faut pas oublier que le temps amortit la
touche. »
10. Ne les dirait-on pas écrites par un adepte de la
division^ pour la défense de ses idées, toutes ces notes de
Delacroix sur la couleur ? Et, sur combien d'autres points
les néo-impressionnistes peuvent-ils encore en appeler au
témoignage du maître !
Les notes répétées de celui dont ils s'efforcent de suivre
les préceptes leur montrent trop clairement l'importance
DOCUxMENTS 16
qu'il attachait au rôle de la ligne, pour qu'ils aient négligé
d'assurer à l'harmonie de leurs couleurs le Ijénéfice d'un
arrangement rythmique et d'un balancement mesuré :
« L'influence des lignes principales est immense dans une compo-
sition. »
« Un bon arrangement de lignes et de couleurs : autant dire ara-
besque. »
« En tout objet, la première chose à saisir pour le rendre avec le
dessin, c'est le contraste des lignes principales. »
« Admirable balancement des lignes dans Raphaël. »
« Une ligne toute seule n'a pas de signification ; il en faut une
seconde pour lui donner de l'expression. Grande loi : une note seule —
musique... »
« La composition offre à peu près la disposition d'une croix de
Saint-André... »
« Si, à une composition déjà intéressante par le sujet, vous ajoutez
une disposition de lignes qui augmente l'impression... »
« La ligne droite n'est nulle part dans la nature. »
« Jamais de parallèles dans la nature, soit droites, soit courbes. »
« Il y a des lignes qui sont des monstres : la droite, la serpentine
régulière et surtout deux parallèles. »
11. Sa composition linéaire une fois déterminée, le néo-
impressionniste songera à la compléter par une combinai-
son de directions et de couleurs appropriées au sujet, à sa
conception, dont les dominantes varieront selon qu'il veut
exprimer la joie, le calme, la tristesse, ou les sensations
intermédiaires.
Se préoccupant ainsi de l'effet moral des lignes et des
17 DE DELACROIX AU NEO-IMPRESSIONNISME
couleurs, il ne fera que suivre une fois de plus l'enseigne-
ment de Delacroix.
Voici ce que le maître pensait de cet élément consi-
dérable de beauté, si négligé par tant de peintres d'au-
jourd'hui :
« Tout cela arrangé avec l'harmonie des lignes et de la couleur. »
« La couleur n'est rien si elle n'est pas convenable au sujet et si
elle n'augmente pas l'effet du tableau par l'imagination. »
« 81, à une composition intéressante par le choi.ï du sujet, vous
ajoutez une disposition de lignes qui augmente l'impression, un clair-
obscur saisissant pour l'imagination, une couleur adaptée aux carac-
tères, c'est l'harmonie et ses combinaisons adaptées à un chant
unique. »
« Une conception, devenue composition, a besoin de se mouvoir
dans un milieu coloré qui lui soit particulier. Il y a é\idemment un
ton particulier attribué à une partie quelconque du tableau qui devient
clef et qui gouverne les autres. Tout le monde sait que le jaune,
l'orangé et le rouge inspirent et représentent des idées de joie, de
richesse. »
« Je vois dans les peintres des prosateurs et des poètes. La rime
les entrave, le tour indispensable aux vers et qui lem* donne tant de
vigueur est l'analogie de la symétrie cachée, du balancement en même
temps savant et inspiré, qui règle les rencontres ou l'écartemcnt des
lignes, les taches, les rappels de couleur... Seulement, il faut des
organes plus actifs et une sensibilité plus grande pour distinguer la
faute, la discordance, le faux rapport dans des lignes et des cou-
leurs. »
12. Si les néo-impressionnistes s'efforcent d'exprimer
les splendeurs de lumière et de couleur qu'offre la nature,
et puisent à celte source de toute beauté les éléments de
DOCUMENTS 18
leurs œuvres, ils pensent que l'artiste doit choisir et
disposer ces éléments, et qu'un tableau composé linéaire-
ment et chromatiquement sera d'une ordonnance supérieure
à celle qu'offrira le hasard d'une copie directe de la
nature.
Pour la défense de ce principe ils citeraient ces lignes
de Delacroix :
« La nature n'est qu'un dictionnaire, on y cherche des mots... on
y trouve les éléments qui composent une phrase ou un récit ; mais
personne n'a jamais considéré le dictionnaire comme une composilion
dans le sens poétique du mot. »
« D'ailleurs la nature est loin d'être toujours intéressante au point
de vue de l'effet de l'ensemble... Si chaque détail offre une perfec-
tion, la réunion de ces détails présente rarement un effet équivalent
à celui qui résulte, dans l'ouvrage d'un grand artiste, de l'ensemble
et de la composition. »
13. Un grand reproche qu'on leur fait, c'est d'être trop
savants pour des artistes. Or, nous verrons qu'il s'agit
tout simplement de quatre ou cinq préceptes énoncés par
Ghevreul et que devrait connaître tout élève des écoles
primaires. Mais montrons, dès à présent, que Delacroix
réclamait pour l'artiste le droit de n'être pas ignorant des
lois de la couleur.
« L'art du coloriste tient évidemment par certains côtés aux mathé-
matiques et à la musique. »
« De la nécessité poiu* l'artiste d'être savant. Comment cette
science peut s'acquérir indépendamment de la pratique ordinaire. »
14. Il est curieux de noter que, même dans les plus
19 DE DELACROIX AU NEO-IMPRESSIONNISME
petits détails de leur technique, les néo-impressionnisles
mettent en pratique les conseils de Delacroix.
Ils ne peignent que sur des subjectiles d'une prépara-
tion blanche, dont la lumière traversera les touches de
couleur en leur communiquant plus d'éclat et en même
temps plus de fraîcheur.
Or, Delacroix note l'excellent résultat de ce procédé :
« Ce qui donne tant de finesse et d'éclat à la peinture sur papier
blanc, e'est sans doute cette transparence qui tient à la nature essen-
tiellement blanche du papier. Il est probable que les premiers Véni-
tiens peignaient sur des fonds très blancs. »
Les néo-impressionnistes ont répudié le cadre doré,
dont le brillant criard modifie ou détruit l'accord du ta-
bleau. Ils usent généralement de cadres blancs, qui offrent
un excellent passage entre la peinture et le fond, et qui
exaltent la saturation des teintes sans en troubler l'har-
monie.
Amusons-nous à signaler en passant, qu'un tableau
bordé d'un de ces cadres blancs, discrets et logiques, les
seuls qui puissent, hormis le cadre contrasté, ne pas nuire
à une peinture lumineuse et colorée, est d'emblée et sans
examen, pour ce simple motif, exclu des Salons officiels
ou pseudo-officiels.
Delacroix, en parfait harmoniste qui redoute d'intro-
duire dans sa combinaison un élément étranger et peut-
être discordant, pressentait les avantages du cadre blanc
DOCUMENTS 20
puisqu'il rêvait d'en orner ses décorations de Saint-Sul-
pice :
« Ils (les cadres) peuvent influer en bien ou en mal sur l'effet du
tableau — l'or prodigué de nos jours — leiu" forme par rapport au
caractère du tableau. »
« Un cadre doré d'un caractère peu assorti à celui du monument,
prenant trop de place pour la peinture. »
« Faire à Saint-Sulpice des cadres de marbre blanc autom' des
tableaux... Si on pouvait faire des cadres en stuc blanc. »
15. Nous arrêterons là ces citations. Cependant, afin
d'établir que nous n'avons point torturé les textes, nous
reproduirons ces fragments des principaux critiques qui
ont étudié Delacroix. Tous signalent sa constante préoc-
cupation de s'assurer une technique savante et sûre, basée
sur le contraste et le mélange optique, et reconnaissant la
logique et l'excellence de cette méthode, en tant de points
semblable à celle, si critiquée, de la division.
De Charles Baudelaire :
« C'est à cette préoccupation incessante qu'il faut attribuer ses
recherches perpétuelles relatives à la coideur. »
« Cela ressemble à un bouquet de fleurs savamment assorties. »
(L'Art Romantique.)
« Cette couleur est d'une science incomparable : la couleur, loin
de perdre son originalité cruelle dans cette science nouvelle et plus
complète, est toujours sanguinaire et terrible. Cette pondération du
vert et du rouge plaît à notre àme.
« On trouve dans la couleur l'harmonie, la mélodie et le contre-
point. » (Curiosités esthétiques.)
1
21 DE DELACROIX AU NEO-IMPRESSIOXNISME
De Charles Blanc (Grammaire des arts du-dessin).
« La couleur, soumise à des règles sûres, se peut enseigner comme
la musique... C'est pour avoir connu ces lois, pour les avoir étudiées
à fond, après les avoir par intuition devinées, qu'Eugène Delacroix
a été un des plus grands coloristes des temps modernes.
« La loi des complémentaires une fois connue, avec quelle sûreté
va procéder le peintre, soit qu'il veuille pousser à l'éclat des couleurs,
soit qu'il veuille tempérer son harmonie. Instruit de cette loi par
l'intuition ou l'étude, Eugène Delacroix n'avait garde d'étendre sur
sa toile un ton uniforme.
« La hardiesse qu'avait eu Delacroix de sabrer brutalement le torse
nu de cette figure avec des hachures d'un vert décidé... »
D'Ernest Chesneau (Introduction à l'œuvre complet
d'Eugène Delacroix) :
« Il avait surpris un des secrets que l'on n'enseigne pas dans les
écoles et que trop de professeurs ignorent eux-mêmes : c'est que, dans
la nature, une teinte qui semble uniforme est formée de la réunion
d'une foule de teintes diverses, perceptibles seulement pour l'œil qui
sait voir. »
Théophile Silvestre, qui a passé de longues heures dans
l'atelier de Delacroix, nous révèle (les Artistes français)
ces détails précis sur le mode de travail raisonné et savant
auquel le maître, malgré sa fièvre et son impatience, con-
sentait à asservir sa fougueuse inspiration :
« Il était arrivé d'expérience en expérience à un système absolu de
couleur que nous allons essayer en abrégé de faire comprendre. Au
lieu de simplifier, en les généralisant, les colorations locales, il mul-
tipliait les tons à l'infini et les opposait l'un à l'autre pour donner à
chacun d'eux une double intensité. Titien lui semblait monotone et
DOCUMENTS 22
il ne se décida même que fort tard à reconnaître tout ce que le maître
vénitien a de grandiose. L'effet pittoresque résulte donc chez Dela-
croix des complications contrastées. Là môme où la couleur de Rubens
rayonne comme un lac tranquille, celle de Delacroix étincelle comme
un fleuve criblé par une giboulée.
« Exemple des assortiments de tons chez Delacroix : si dans une
figure le vert domine du côté de l'ombre, le rouge dominera du côté
lumineux ; si la partie claire de la figure est jaune, la partie de
l'ombre est violette ; si elle est bleue, l'orangé lui est opposé et cœtera,
dans toutes les parties du tableau. Pour l'application de ce système,
Delacroix s'était fait une espèce de cadran en carton que l'on pour-
rait appeler son chronomètre. A chacun des degrés était disposé,
comme autour d'une palette, un petit las de couleur qui avait ses
voisinages immédiats et ses oppositions diamétrales.
« Pour vous rendre absolument compte de cette combinaison,
regardez le cadran de votre pendule et supposez ceci : midi repré-
sente le rouge ; six heures le vert ; une heure l'orangé ; sept heures
le bleu ; deux heures le jaune ; huit heures le violet. Les tons inter-
médiaires étaient subdivisés de proche en proche comme les demi-
heure, les quarts d'heure, les minutes, etc..
a ... Ce savoir presque mathématique, au lieu de refroidir les
œuvres, en augmente la justesse et la solidité. »
D'Eugène Véron (Eugène Delacroix) :
« Jusqu'au dernier jour de sa vie, il a étudié les lois des couleurs
complémentaires, leurs modifications par la Imnière et les effets du
contraste des tons.
« Delacroix faisait un fréquent emploi de ce mélange optique par
lequel il donne la sensation d'une couleur qui n'a jamais été sur sa .
palette. Il est arrivé sur ce point à une sûreté extraordinaire, parce
que chez lui la science et la conscience s'ajoutaient au don de nature.
« On peut remarquer que celles de ses œuvres dont le coloris est
le mieux admiré, sont celles où les contrastes sont hardiment accusés
à coups de pinceau et rendus directement visibles.
23 DE DELACROIX AU NEO-IMPRESSIONNISME
« Pour lui la composition, c'est disposer les rapports de ligne et
de couleur de façon à mettre en saillie la signification esthétique du
sujet. »
16. Les injures et les plaisanteries suscitées par les
tableaux divisés sont conformes à celles adressées autre-
fois aux œuvres de Delacroix, Cette similitude d'accueil
n'implique-t-elle pas une similitude de recherches ?
Comme les néo-impressionnistes, Delacroix fut traité
de /OM, de sauvage^ de charlatan.^ et, de môme que les
puissantes colorations de ses figures lui ont valu d'être
appelé peintre de la Morgue, de pestiférés, de choléra
morbus, de même la facture divisée a succité de trop plai-
santes allusions à la petite vérole et aux confetti.
Ce genre d'esprit ne varie guère. Ne les dirait-on pas
écrits d'aujourd'hui et au sujet des tableaux néo-impression-
nistes, ces comptes rendus des diverses expositions du
maître ?
Salon de 1822 (Dante et Virgile) :
« Ce tableau n'en est pas un, c'est une vraie tartouillade.
E. Delécluze. (MonitexiT Universel.)
« Vu d'assez loin pour que la touche n'en soit pas apparente, ce
tableau produit un effet remarquable. Vu de près, la touche en est si
hachée, si incohérenlp, quoique exemple de timiditi-, qu'on ne sau-
rait se persuader qu'au point où le talent d'exécution est parvenu
dans notre école, aucun artiste ait pu adopter cette singulière façon
d'opérer.
C.-P. Landon.
(Arinales du Musée de V Ecole moderne des Beauoc-Arts.)
DOCUMENTS 24
Salon de 1827 (Mort de Sardanapale) :
« C'est plulôl la bonne volonté que le talent qui manque à M. Dela-
croix ; il ne compte comme progrès que ceux qu'il fait clans le mau-
vais goût de l'extravagance.
D.
[Observateur des Beaucc-Arts.)
« MM. Delacroix, Scheffer, Charapmartin, coryphées de l'école nou-
velle, n'ont obtenu aucune récompense, mais pour les en dédom-
mager, on leur acc^-^^'-a chaque jour deux heures de séance à la
Morgue. 11 faut encourager les jeunes talents. »
(Observateur des Beaux-Arts.)
« De loin, effet à la manière des décorations. De près, barbouil-
lage informe. »
[Journal des Artistes et des Amateurs, 1829.)
Sur la Pieta (Eglise Saint-Denis du Saint-Sacrement) :
« Agenouillez-vous donc devant toutes ces Ggures repoussantes,
devant cette Madeleine aux yeux avinés, devant cette vierge crucifiée,
inanimée, plâtrée et défigurée ; devant ce corps hideux, putréfié,
affreux, qu'on ose nous présenter comme l'image du fils de Dieu !
« Il joue à la Morgue, aux pestiférés, au choléra morbus. C'est là .
son passe-temps, son amusement. »
[Journal des Artistes, 20 octobre 1844.)
Si une municipalité avait l'audace de confier la déco-
ration d'une de ses murailles à un néo-impressionniste ne
lirait-on pas dans les feuilles, immédiatement, des protes-
tations de ce genre :
c< Et c'est un peintre aussi insoucieux de sa gloire, aussi peu sûr
de son œuvre, que l'on choisit sur de telles ébauches, sur de
25 DE DELACROIX AU NEO-IMPRESSIONNISME
simples indications de pensées, pour décorer une salle entière dans
le palais de la Chambre des Députés ! C'est à un tel peintre que l'on
confie une des plus grandes commandes en peinture monumentale
qui aient eu lieu de nos jom"s ! En vérité la responsabilité est plus
qu'engagée : elle pourrait bien être compromise ! »
[Le Constitutionnel, il avril 1844.)
« Nous ne disons pas : cet honmie est un charlatan ; mais nous
disons : cet homme est l'équivalent d'un charlatan !
« Nous n'accuserons pas la direction des Beaux-Arts de la Ville
du choix qu'elle a fait de M. Delacroix, en lui confiant une tâche si
grave : nous connaissons trop les idées saines et élevées qui prési-
dent généralement à ses délibérations, pour n'être pas convaincus
que cette direction a eu dans celte affaire la main forcée. Mais, nous
accusons les hommes placés dans les conseils ou dans nos assemblées
législatives, intriguant ou sollicitant en faveur de gens qui doivent
leur réputation non pas au talent, à la science, au savoir, mais
aux coteries, mais aux camaraderies, à l'audace ! »
[Journal des Artistes, 1844.)
« N'est-il pas à craindre qu'un jour, en voyant les plafonds ne nos
palais et de nos musées couverts de ces enluminures informes, nos
descendants ne soient saisis de l'étonnement que nous éprouvons
nous-mêmes quand nous voyons nos ancêtres placer parmi les chefs-
d'œuvre de la poésie la Pucelle de Chapelain. »
Alfred Nettement. [Poètes et artistes cojitemporains, 1862.)
II
APPORT DE DELACROIX
Vévolutton coloriste. — Delacroix influencé par Constable,
Turncr ; guidé par la tradition orientale et la science. — Du
((.Dante et Virgile :>:> aux décorations de Saiiit-Sulpice. — Béné-
fices de sa méthode scientifique. — Exemples. — Sa conquête
progressive de la lumière et de la couleur. — Ce qu'il a fait,
ce qu'il laissait à faire.
1. Delacroix connaissait donc une grande partie des
avantages qu'assure au coloriste l'emploi du mélange
optique et du contraste. Il pressentait même les bénéfices
d'une technique, plus méthodique et plus précise que la
sienne, permettant de donner encore plus de clarté à la
lumière et plus d'éclat à la couleur.
A étudier les peintres qui, en ce siècle, furent les
représentants de la tradition coloriste, on les voit, de
génération en génération, éclaircir leur palette, obtenir
plus de lumière et de couleur. Delacroix s'aidera des études
et des recherches de Constable et de Turner ; puis Jongkind
et les impressionnistes profileront de l'apport du maître
romantique ; enfin la technique impressionniste évoluera
vers le mode d'expression du néo-impressionnisme : la
DH'ISION.
27 DE DELACROIX AU NEO-IMPRESSIONNISME
2. A peine sorli de l'atelier Guérin, en 1818, Delacroix
sent combien est insuffisante la palette surchargée de
couleurs sombres et terreuses — dont il avait usé jus-
qu'alors. Pour peindre le Massacre de Scio (1824), il ose
bannir des ocres et des terres inutiles et les remplacer par
ces belles couleurs, intenses et pures : Ijleu de cobalt,
vert émeraude et laque de garance. Malgré cette audace,
il se sentira bientôt de nouveau dépourvu. C'est en vain
qu'il disposera sur sa palette une quantité de demi-tons
et de demi-teintes, préparés soigneusement d'avance.
Il éprouve encore le besoin de nouvelles ressources, et,
pour sa décoration du Salon de la Paix, il enrichit sa
palette (qui, selon Baudelaire, ressemblait à un bouquet
de fleurs, savamment assorties ») de la sonorité d'un
cadmium, de l'acuité d'un jaune de zinc et de l'énergie d'un
vermillon, les plus intenses couleurs dont dispose un
peintre.
En rehaussant de ces couleurs puissantes, le jaune,
l'orangé, le rouge, le pourpre, le bleu, le vert et le jaune-
vert, la monotonie des nombreuses mais ternes couleurs
en usage avant son intervention, il aura créé la palette
romantique, à la fois sourde et tumultueuse.
Il convient de remarquer que ces couleurs, pures et
franches, sont précisément celles qui composeront plus
tard, à l'exclusion de toute autre, la palette simplifiée des
impressionnistes et des néo-impressionnistes.
APPORT DE DELACROIX 28
3. Perpétuellement tourmenté du désir d'obtenir plus
d'éclat et de luminosité, Delacroix ne se contentera pas
d'avuir ainsi amélioré son instrument, il s'efforcera de
perfectionner aussi la façon de s'en servir.
S'il surprend dans la nature une combinaison harmo-
nieuse, si le hasard d'un mélange le met en face d'une
belle teinte, vile, il les note sur un de ses nombreux
carnets.
Il va dans les musées étudier le coloris de Titien, de
^'éronèse, de Velasquez, de Rubens. En la comparant à
celle de ces maîtres, sa couleur lui semble toujours trop
éteinte et trop sombre. Il fait de nombreuses copies de
leurs œuvres, pour mieux surprendre les secrets de leur
puissance. Il glane parmi leurs richesses et adapte à son
profit tous les résultats de ses études sans rien sacrifier
de sa personnalité.
4. Si la couleur du Massacre de Scio est déjà beaucoup
plus somptueuse que celle du Dante et Virgile^ c'est à
l'intluence du maître anglais Constable qu'est dû ce
progrès.
En 1824, Delacroix achevait la Scène du Massacre de
Scio, qu'il destinait au Salon, lorsque, quelques jours
avant l'ouverture, il put voir des tableaux de Constable,
qu'un amateur français venait d'acquérir et qui devaient
figurer à cette exposition. Il fut frappé de leur coloration
et de leur luminosité qui lui semblèrent tenir du pro-
29 DE DELACROIX AU NEO-IMPRESSIONNISME
dige. Il étudia leur facture et vit qu'au lieu d'être peints
à teintes plates, ils étaient composés d'une quantité de
petites touches juxtaposées, se reconstituant, à une cer-
taine dislance, en teintes d'une intensité bien supérieure
à celle de ses propres tableaux. Ce fut pour Delacroix
une révélation : en quelques jours il repeignit complète-
ment sa toile, martelant la couleur, qu'il avait étalée
à plat jusqu'alors, de louches non fondues, et la faisant
vibrer à l'aide de glacis transparents. Aussitôt il vit sa
toile s'unifier, s'aérer, s'illuminer, gagner en puissance
et aussi en vérité.
« Il avait surpris, dit E. Chesneau, un des grands secrets d(^ la
puissance de Constable, secret qui ne s'enseigne pas dans les é( oies
et que trop de professeurs ignorent eux-mêmes : c'est que, dans la
nature, une teinte qui semble uniforme est formée de la réunion d'une
foule de teintes diverses perceptibles seulement pour l'œil qui sait
voir. Cette leçon, Delacroix s'en était trouvé trop bien pour l'oublier
jamais ; c'est d'elle qu'il conclut, soyez-en sûrs, à son procédé de
modelé par hachures. »
Du reste, Delacroix, en génie sûr de soi, reconnaît
hautement avoir subi l'influence du maître anglais.
En 1824, à l'époque où il peignait le Massacre de Scio,
il écrit dans son Journal :
« Ai vu le3 Constable. Ce Constable me fait grand bien. »
Puis plus loin :
« Revu une esquisse de Constable : admirable chose et incroyable. »
APPORT DE DELACROIX 30
Et en 1847, l'année où, pour la troisième fois, il
relouche son Massacre, il écrit cette note que nous avons
déjà citée, mais que nous ne craignons pas de répéter, car
elle le montre préoccupé, dès cette époque, d'une des
parties les plus importantes de la future technique des
néo-impressionnistes : la dégradation infinie des élé-
ments.
« Constable dit que la supériorité des verts de ses prairies tient à
ce qu'il était composé d'une multitude de verts différents. Ce qui
donne le défaut d'intensité et de vie à la verdure du commun des
paysagistes, c'^st qu'ils la font ordinairement d'une teinte uniforme.
Ce qu'il dit ici du vert des prairies peut s'appliquer à tous les
tons. »
Et, au déclin de sa vie, Delacroix ne renie pas l'en-
thousiasme de sa jeunesse.
En 1850, il écrit à Th. Silveslre :
« Constable, homme admirable, est une des gloires anglaises. Je
vous en ai déjà parlé et de l'impression qu'il m'avait produite au
moment où je peignais le Massacre de Scio. Lui et Turner sont de
véritables réformateurs. Notre école qui abonde maintenant en
hommes de talent dans ce genre a grandement proûté de leur exemple.
Géricault était revenu tout étourdi de l'un des grands paysages qu'il
nous avait envoyés. »
Il est donc bien certain que c'est par Constable que
Delacroix fut initié aux bénéfices de la dégradation. Il
vit tout de suite les avantages considérables qu'il pou-
vait en tirer. Dès ce moment, il bannira toute teinte
31 DE DELACROIX AU NEO-IMPRESSIONNISME
plate et s'efforcera, par des glacis et des hachures, de faire
vibrer sa couleur.
Mais bientôt, l'initié, mieux renseigné sur les res-
sources que la science offre aux coloristes, dépassera
l'initiateur.
5. En 182oj encore toui ému de celte révélation,
écœuré par la peinture insignifiante et veule des peintres
alors à la mode en France, Regnault, Girodet, Gérard,
Guérin, Lethière, tristes élèves de David, que l'on pré-
férait à Prud'hon et à Gros, Delacroix se décide à aller
à Londres, étudier les maîtres coloristes anglais dont
ses amis, les frères Fielding et Boninglon, lui on fait
tant d'enthousiastes éloges. Il revient émerveillé de la
splendeur, par lui insoupçonnée, de Turner, de Wilkie,
de Lawrence, de Gonstable et met immédiatement à profit
leur enseignement.
A Gonstable, nous l'avons dit, il devra de haïr la teinte
plate et de peindre par hachures ; son amour de la couleur
intense et pure sera surexcité par les tableaux de Turner,
déjà libre de toute entrave. L'inoubliable souvenir de ces
étranges et féeriques colorations l'aiguillonnera jusqu'à
son dernier jour.
Théophile Silvestre (les Artistes français) signale
l'analogie de ces deux génies frères et leur commun
essor :
« Nous trouvions en les regardant un grand rapport, à certains
APPORT DE DELACROIX 32
égards, entre la dernière manière de Delacroix, rose clair, argentine
et délicieuse dans le gris, et les dernières ébauches de Turner. Il n'y
a pas là pourtant la moindre imitation du maître anglais par le
maître français ; notons seulement chez ces deux grands peintres,
au déclin de la \ie, des inspirations de couleurs à peu près analogues.
Ils s'élèvent de plus en plus dans la lumière, et la nature, perdant
pour eux, de jour en jour, sa réalité, devient une féerie.
« II (Turner) s'était mis en tète que les artistes les plus illustres
de toutes les écoles, sans excepter le.s Vénitiens, étaient restés bien
au-dessous de l'éclat pur et joyeux de la nature, d'un côté en assom-
brissant les ombres par convention et d'un autre côté en n'osant pas
attaquer franchement toutes les lumières que leur montrait la créa-
tion dans sa \irginité. Aussi essaya- t-il les colorations les plus bril-
lantes et les plus étranges.
« Delacroix, homme plus ardent encore et plus positif que Turner,
n'a pas poussé si loin l'aventure, mais, comme l'artiste anglais, il est
insensiblement monté d'une harmonie grave comme les sons du
violoncelle à une harmonie claire comme les accents du hautbois... »
6. Son voyage au Maroc (1832) lui sera plus profitable
encore que son voyage en Angleterre. Il en revint ébloui
de lumière, grisé par l'état harmonieux et puissant de la
couleur orientale.
Il a étudié les colorations des tapis, des étoffes, des
faïences. Il a compris que les éléments dont il se com-
posent, séparément intenses et presque criards, se recons-
tituent en teintes d'une délicatesse extrême et sont juxta-
posés suivant des régies immuables qui en assurent l'har-
monie. Il a constaté qu'une surface colorée n'est agréable
et brillante qu'autant qu'elle n'est ni lisse ni uniforme ;
qu'une couleur n'est belle que si elle vibre d'un lustre
33 DE DELACROIX AU NÉO-IMPRESSIONNISME
papillotant qui la vivifie. Bien vite, il a surpris les secrets
et les règles de la tradition orientale. Cette connaissance
lui permettra de risquer plus tard les plus audacieux
assemblages de teintes, les contrastes les plus opposés,
tout en restant harmonieux et doux. Et depuis, dans son
œuvre, on retrouvera toujours un peu de cet Orient flam-
boyant, sonore et mélodieux. Ses impérissables impres-
sions du Maroc fourniront à son chromatisme si varié les
accords les plus tendres et les plus fulgurants contrastes.
Charles Baudelaire, en sa critique impeccable, n'a
point manqué de signaler l'influence que le voyage au
Maroc eut sur la couleur de Delacroix :
« Observez que la couleur générale des tableaux de Delacroix par-
ticipe aussi de la couleur propre aux paysages et intérieurs orien-
taux.
Ch. Baudelaire. [Art Romayitiqiie.)
De retour en France, averti des travaux de Bourgeois
et de Chevreul, il constate que les précoptes de la tra-
dition orientale sont en parfait accord avec la science
moderne. Et, lorsqu'il va au Louvre étudier Véronèse,
il s'aperçoit que le maître vénitien dont il dit : « Tout
ce que Je sais, Je le tiens de lui », avait aussi été initié
aux secrets et aux magies de la couleur orientale, proba-
blement par les Asiatiques et les Africains qui, de son
temps, apportaient à Venise les richesses de leur art et
de leur industrie.
APPORT DE DELACROIX 34
7. Il se rend compte que la connaissance des règles
précises qui régissent l'harmonie des couleurs, et dont il
retrouve l'application chez les maîtres coloristes et dans
la décoration orientale, lui sera d'un grand secours. Il
a surpris dans la nature les jeux fugaces des complé-
mentaires et veut connaître les lois qui les dirigent. Il
se met à étudier la théorie scientifique des couleurs, les
réactions des contrastes successifs et simultanés. Et,
bénéfice de ces études, il objectivera sur sa toile les
contrastes, et il usera du mélange optique.
8. Faisant ainsi son profit de tout, s'annexant les
découvertes des uns, les procédés des autres, — et ces
acquisitions, loin de diminuer son individualité, lui con-
féreront une vigueur croissante, — Delacroix aura à sa
disposition le plus riche répertoire chromatique qu'ait
jamais eu aucun peintre.
Quel chemin parcouru depuis son premier tableau,
Dante et Virgile, dont la couleur peut nous sembler
sage et presque terne, mais qui cependant parut d'abord
d'une audace révolutionnaire ! M. Thiers, un des rares
critiques qui aient défendu cette toile exposée au Salon
de 1822, ne peut s'empêcher de la trouver « un peu
crue ».
' Le Massacre de Scio, conçu sous l'impression des Pes-
tiférés de Jaffa, de Gros, et dont la couleur bénéficie de
l'influence de Constable, est un tel progrès et marque
3o . DE DELACROIX AU x\EO-IMPRESSIONNISME
si catégoriquement la rupture complète de Delacroix avec
toute convention officielle et toute méthode académique,
que ses défenseurs de la première heure l'abandonnent.
Gérard déclare : « Cest un homitie qui court su)' les
toits » ; M. Thiers s'elTraye et hlàme tant d'audace, et
Gros dit :
a Le Massacre de Scio, c'est le massacre de la peinture. »
Alors il met sa science incomparable au service de sa
fougue et de sa crànerie et se crée une technique toute
de méthode, de combinaison, de logique et de parti pris,
qui exalte son génie passionné au lieu de le refroidir.
9. Cette connaissance de la théorie scientifique de la
couleur lui sert d'abord h harmoniser ou à exaller par
le contraste deux teintes voisines, à régler d'heureuses
rencontres de teintes et de tons, par l'accord des sem-
blables ou l'analogie des contraires. Puis, un progrès en
amenant un autre, cette observation continue des jeux
de la couleur le conduit à l'emploi du mélange optique
et à l'exclusion de toute teinte plate, jugée néfaste. Dès
lors, il se garde bien d'étendre sur sa toile une couleur
uniforme : il fait vibrer une teinte en y superposant des
touches d'une teinte très voisine. Exemple : un rouge
sera martelé de touches, soit du même rouge, mais à un
ton plus clair ou plus foncé, soit d'un autre rouge, un
peu plus chaud — plus orangé — ou un peu plus froid
— plus violet.
APPORT DE DELACROIX 36
Après avoir ainsi surexcité des teintes par la vibration
et la dégradation du ton sur ton et du j)etit intervalle, il
crée, par la juxtaposition de deux couleurs plus éloi-
gnées, une troisième teinte résultant de leur mélange
optique. Ses plus rares colorations, il les crée par cet
ingénieux artifice et non par des mélanges sur la palette.
Veut-il modifier une couleur, la pacifier, la rabattre ? Il
ne la souille pas en la mêlant à une couleur opposée : il
obtient l'effet cherché, par une superposition de hachures
légères qui viennent influencer la teinte dans le sens
voulu sans en altérer la pureté. Il sait que les couleurs
complémentaires s'excitent, si elles sont opposées, et se
détruisent si elles sont mêlées : s'il désire de l'éclat, il
l'obtient par leur contraste en les opposant ; au contraire,
par leur mélange optique, il obtient des teintes grises,
et non sales, qu'aucune trituration sur la palette ne
pourrait produire si fines et si lustrées.
Par cette juxtaposition d'éléments voisins ou contraires,
en variant leur proportion ou leur intensité, il crée une
série infinie de teintes et de tons jusqu'alors inconnus, à
son gré éclatants ou délicats.
10. Quelques exemples pris dans ce chef-d'œuvre,
Femmes d'Alger dans leur appartement^ montreront l'ap-
plication de ces divers principes.
Le corsage orangé-rouge de la femme couchée à gauche
a des doublures bleu-vert : ces surfaces, de teintes
37 DE DELACROIX AU NEO-IMPRESSIONNISME
complémentaires, s'exaltent et s'harmonisent, et ce con-
traste favorable donne à ces étoffes un éclat et un lustre
intenses.
Le turban rouge de la négresse se détache sur une
portière à bandes de couleurs différentes, mais il ne ren-
contre que le lé verdâtre, précisément celui qui forme
avec ce rouge l'accord le plus satisfaisant.
Les boiseries de l'armoire alternent rouges et vertes et
sont un autre spécimen d'harmonie binaire : le violet et
le vert des carreaux du dallage, le bleu de la jupe de la
négresse et le rouge de ses rayures, présentent des accords
non plus de complémentaires, mais de couleurs plus
rapprochées.
Après ces exemples d'analogie des contraires, il fau-
drait citer, comme application de l'accord des semblables,
presque toutes les parties du tableau. Elles tressaillent et
vibrent, grâce aux touches de ton sur ton, ou de teintes
presques identiques, dont le maître subtil a martelé,
tamponné, caressé, hachuré les diverses couleurs posées
d'abord à plat et sur lesquelles il revient par cet ingénieux
travail de dégradation.
L'éclat prestigieux et le charme rutilant de cette œuvre
sont dus, non seulement à cet emploi du ton sur ton et
du petit intervalle, mais aussi à la création de teintes
artificielles résultant du mélange optique d'éléments plus
éloignés.
Le pantalon vert de la femme de droite est moucheté
APPORT DE DELACROIX 38
de petits dessins jaunes ; ce vert et ce jaune se mêlent
optiquement et donnent naissance à une localité d'un
jaune-vert qui est bien celui, doux et brillant, d'une
étoffe soyeuse. Un corsage orangé se rehaussera du jaune
des broderies ; un foulard jaune, surexcité par des rayures
rouges, flamboiera au centre du tableau, et les faïences
bleues et jaunes du fond fusionneront en une teinte d'un
indéfinissable vert d'une rare fraîcheur.
Citons encore ces exemples de teintes grises obtenues
par le mélange optique d'éléments purs mais contraires :
le blanc de la chemisette de la femme de droite est
rompu par une teinte indécise et tendre, composée par
le rose et le vert juxtaposés de petites fleurettes ; la teinte
chatoyante et douce du coussin sur lequel s'appuie la
femme de gauche est produite par la mêlée des petites
broderies rouges et verdàtres qui, voisinant, se recons-
tituent en un gris optique.
11. Cette science de la couleur qui lui permet d'har-
moniser ainsi les moindres détails du tableau, d'en
embellir les moindres surfaces, lui sert également à en
régler la composition chromatique, à obtenir, par des
règles sûres, une harmonie générale.
Après avoir, par un balancement raisonné, par de
savantes oppositions, établi l'harmonie physique de son
tableau, du plus petit détail au grand ensemble, il peut,
avec autant de certitude scientifique, en assurer l'har-
39 DE DELACROIX AU NEO-IMPRESSIONXISME
monie morale. Maniant celle science au gré de son ins-
piration, il décide telle ou telle combinaison, fait dominer
telle ou telle couleur, selon le sujet qu'il veut traiter.
Toujours sa couleur a un langage esthétique conforme
à sa pensée. Le drame qu'il a conçu, le poème qu'il veut
chanter, c'est d'une couleur toujours appropriée qu'il
les exprimera. Cette éloquence du coloris, ce lyrisme
de l'harmonie, c'est la grande force du génie de
Delacroix. Grâce à cette compréhension du caractère
esthétique de la couleur, il pourra, avec quelle sûreté et
quelle ampleur, exprimer son rêve et peindre, tour à
tour, les triomphes, les drames, les intimités et les dou-
leurs.
L'étude du rôle moral de la couleur dans les tableaux
de Delacroix nous entraînerait trop loin. Contentons-
nous de signaler la Mort de Pline, exprimée par les
accords lugubres d'un violet dominant, le calme de
Socrate et son démon familier^ obtenu par le parfait équi-
libre des verts et des rouges. Dans Muley-ahd-er-Eahman
entouré de sa garde, le tumulte est traduit par l'accord
presque dissonant du grand parasol vert sur le bleu du
ciel, surexcité déjà par l'orangé des murailles. Rien ne
peut répondre mieux au sujet des Convulsionnaires de
Tanger, que l'exaltation de toutes les couleurs, poussée
dans celle toile jusqu'à la frénésie.
L'effet tragique du Naufrage de Don Juan est dii à une
dominante vert glauque foncé, assourdie par des noirs
iO
APPORT DE DELACROIX
^> r. hlanc éclatant sinistre-
ment parmi- tout ce
de désolation. .^^^, ne veut exprimer
Dans les ^^''^"^^^ ^ f^'^ ' , J la vie paisible et con-
na^sion mais simplement la v v
aucune passion, ...-.q^^ somptueux : il ny a
templative dans un ntér eu ^^^^^^^ ^^^^^ ^^^^^^ ,,3
donc pas de do-^-nte Pjs ^^^^ ^^^^^^ .
teintes chaudes et ^-^^ J^^^ ^ ^^ ,,, symphonie déco-
Pl-ntaires ^-ides et ^^^^^^^^^ ^,^^^^^,,3sion d'un
rative, d'où «9 <^'^«^«''
harem calme el délic.eux.
• ^'a nas encore atteini wu
,,. cependant Delacro.x na P ^^^^„;^ „„
r,clal et toute l'harmon-e a»q- ^ ^^ ^^^,^
jour. Si nous contmuons lexam ^^^^^^^
Ve«.«« <*'^'^«-- ^- T;* cLtiflque, nous pour-
rons constater qu 11 y ^i^rs ouvrages,
variété qui caractériser ses dern ^^^ ^^^^^^^
Tandis que les tonds les ^^^ ^^^^.^^ 4„
v.,.ent d.un -'- — r^n, P»^»- P'^ '' ""
figures peuvent, par F
;u ternes et mal ^n -0^7;;^ „„,, .est que Dela-
Si récrin brille plu que es ) ^^^ ^^^,,^
croix a fait <=>«'°ï^^'" .TTa „ es, en y introduisant
,es portières, des X'TjZ ,^^^s ornements dont
quantité de menus détails
f e et presque monochronr ',L '.,"''"' '''"" """'«^
d»s la réalité, elies ont ceUe ' "'''' •"'^'
encore osé y i„„„d„i,^ f ' ^l'P-ence. I, „■„ ,3
j"="flés par la nature Ce „•„"'"" """"^"'"^es „o„
^-i-r ,a rroi.e exaclr .r;,''," ""' '"'" ^'""^
de rehausser de hachures artitîci I, T ''''""™ ''^^
PO- 0Me„,r plus U'éCat et :l!:t]!L!:T "" ^'^"-^
-S«'rr!:::Tcr.'r-ontépu,sés.,,
»-res. Un chromât ^n „ """' "^ ^^^ "-'"--s
'--fecee„t,,rede:::^::.~'-^^p-'sur
'erreuses disparaissant en „, „; """^ *=' "=^ -"'^"'-s
P'o'e ; des teintes pures , T ''" '"'^ '^ '^i"le
sa couleur .e„,hle de4„ir l "' ^^"'P'^'™' ■
;V™^lan,e „pti,„e/rc ~^^^^^^^
'"mière. Si un peu „h„ , ^enéralrioes de
f Po-'on ou un e /'r'^^V'"^ ''^ ^'^'--
Sénat et à la Cliamhn» ''""''"'' ""'"'i^'^ au
- décoration, rta^r"'"' ''^'"'"-^^ '^ P^^'^
constater que les teintes les 'pli" /'"T'' ''"'""'"'
del.cates des chairs sont n i "' "' '«^^ P'^s
'-"-es vertes et rose "la '"' '^ ^--es
"-^ des ciels est 0, e 1 ^ " " "" '■"'"' '""''-
--es hachures d,s;:::::::;:r;;:r,:
APPORT DE DELACROIX 42
résulte de leur mélange optique se révèle puissante,
tandis que, vue à cette distance, une teinte plate s'effa-
cerait ou s'éteindrait.
Delacroix parvient enfin au couronnement de son
œuvre : la décoration de la Chapelle des Saints-Anges à
Saint-Sulpice. Tous les progrès réalisés pendant qua-
rante années d'effort et de lutte se résument là. Il est
alors complètement débarrassé des préparations som-
bres et des dessous bitumineux qui obscurcissent cer-
taines de ses œuvres et qui maintenant réapparaissent,
les craquelant et les détériorant.
Pour la décoration de cette chapelle, il ne peint plus
qu'avec les couleurs les plus simples et les plus pures ;
il renonce définitivement à subordonner sa couleur au
clair-obscur ; la lumière est partout répandue : plus un
seul trou noir, plus une seule tache sombre, en désac-
cord avec les autres parties du tableau, plus d'ombres
opaques, plus de teintes plates. Il compose ses teintes
de tous les éléments qui doivent les rehausser et les
vivifier sans souci d'imiter les apparences ou les colo-
rations naturelles. La couleur pour la couleur, sans
autre prétexte ! Chairs, décors, accessoires, tout est
traité de la même façon. Il n'est plus une seule parcelle
de peinture qui ne vibre, ne tressaille, ne miroite.
Chaque couleur locale est poussée à son maximum d'in-
tensité, mais toujours en accord avec sa voisine,
influencée par elle et l'influençant. Toutes fusionnent
43 DE DELACROIX AU NEO-IMPRESSIONNISME
avec les ombres et les lumières, en un ensemjjle harmo-
nieux et coloré, d'un équilibre parfait, où rien ne détonne.
Nettement la mélodie se dégage des multiples et puis-
sants éléments qui la composent. Delacroix a enfin
atteint l'unité dans la complexité et l'éclat dans Thar-
monie, que toute sa vie il avait recherchés.
14. Pendant un demi-siècle, Delacroix s'est donc
efforcé d'obtenir plus d'éclat et plus de lumière, montrant
ainsi la voie à suivre et le but à atteindre aux coloristes
qui devaient lui succéder. Il leur laisse encore beaucoup
à faire, mais, grâce à son apport et à son enseignement,
la tâche leur sera bien simplifiée.
Il leur a prouvé tous les avantages d'une technique
savante, de combinaison et de logique, n'entravant en
rien la passion du peintre, la fortifiant.
Il leur a livré le secret des lois qui régissent la cou-
leur : l'accord des semblables, l'analogie des contraires.
Il leur démontre coml»ien une coloration unie et plate
est inférieure à la teinte produite par les vibrations
d'éléments divers combinés.
Il leur assure les ressources du mélange optique, per-
mettant de créer des teintes nouvelles.
Il leur conseille de bannir le plus possible les couleurs
sombres, sales et ternes.
Il leur enseigne qu'on peut modifier et rabattre une
teinte sans la souiller par des mixtures sur la palette.
APPORT DE DELACROIX 44
Il leur signale l'influence morale de la couleur, venant
contribuer à l'effet du tableau ; il les initie au langage
esthétique des teintes et des tons.
Il les incite à tout oser, à ne jamais craindre que leurs
harmonies soient trop colorées.
Le puissant créateur est également le grand éducateur :
son enseignement est aussi précieux que son œuvre.
15. Il faut cependant reconnaître que les tableaux de
Delacroix, malgré ses efforts et sa science, sont moins
lumineux et moins colorés que les tableaux des peintres
qui ont suivi sa trace. UEntrée des Croisés paraîtrait
sombre entre le Déjeuner des Canotiers de Renoir et le
Cirque de Seurat.
Delacroix a tiré de la palette romantique, surchargée
de couleurs, les unes brillantes, les autres, en trop grand
nombre, terreuses et sombres, tout ce qu'elle pouvait
donner.
Il ne lui a manqué pour servir mieux son idéal qu'un
instrument plus parfait. Pour se créer cet instrument,
il n'avait qu'à exclure de sa palette les couleurs terreuses
qui l'encombraient inutilement. Il les violentait pour en
extraire quelque éclat, mais il n'a pas songé à ne peindre
qu'avec les couleurs pures et virtuelles de prisme.
Ce progrès, une autre génération, celle des impres-
sionnistes, le devait faire.
Tout s'enchaîne et vient à son temps : on complique
45 DE DELACROIX AU NEO-hMPRESSIONNISME
d'abord ; on simplifie ensuite. Si les impressionnistes
ont simplifié la palette, s'ils ont obtenu plus de couleur
et de luminosité, c'est aux recherches du maître roman-
tique, à ses luttes avec la palette compliquée, qu'ils le
doivent.
En outre, Delacroix avait besoin de ces couleurs,
rabattues, mais chaudes et transparentes, que les
impressionnistes ont répudiées. Lié par son admiration
des maîtres anciens, de Rubens, en particulier, il était
trop préoccupé de leur métier pour renoncer aux prépa-
rations juteuses, aux sauces brunes, aux dessous bitumi-
neux dont ils usèrent. Ce sont ces classiques procédés,
employés dans la plupart de ses tableaux, qui les font
paraître sombres.
Une troisième raison : s'il avait étudié les lois des
complémentaires et du mélange optique, il n'en con-
naissait point toutes les ressources. Lors d'une visite
que nous fîmes à Chevreul, aux Gobelins, en 188'i, et
qui fut notre initiation à la science de la couleur, l'il-
lustre savant nous raconta que, vers 1850, Delacroix,
qu'il ne connaissait pas, lui avait, par lettre, manifesté
le désir de causer avec lui de la théorie scientifique des
couleurs et de l'interroger sur quelques points qui le
tourmentaient encore. Ils prirent rendez-vous. Malheu-
reusement le perpétuel mal de gorge dont souffrait Dela-
croix l'empêcha de sortir au jour convenu. Et jamais
ils ne se rencontrèrent. Peut-être sans cet incident le
46
APPORT DE DELACROIX
, , éclairé plus complètement le peintre,
savant aurait-il éclaire ^^^ ^.^
1-1 Qiivp^tre raconte qu eu f
Delacroix cUsa.t enco, . ^^^^^.^ ^^^^^^ ^^^ p,,,,dés
,„« pa. mon meUe, >'. 11 ^^ _ g,., ^^,^,t
plus féconds que ceux <1" " ^^''^J /./opUque, il aurait
L„nu toutes les ^^l^lX^^^TlouZ^^ pures iuxta-
généralisé le procédé de ^'^^''"''.^^^rties de ses œuvres;
posées, dont il avaU usé dans -^Ts se approchant le plus
l n'aurait peint qu'avec des coul s se r ^^^..^^ ^^^^^^^_
possible de celles ^^^^^,, ,,3 pe.ntnres décora-
qu-il avait obtenue dans ;'^^^ ,„,,,,,, ,elonVexpress,on
tivesenleszébrantdevete Ue^^^^^^^
de Ch, Blanc, se sera t ^'^^^ ? ,„eroix formule bien ses
Une phrase ^l'"'™;\ ^„^'',tri déclarait-il, e^ J'en
efforts ■. « Bonne..no, la 6o« ^ J^ , ,, voulant
r^^:-;;;:::— :C:rcouleursrnte.rses,i.
dire que, par le c« ^„,„rerait à son gré.
^odiflerait cette boue ^ ^ ° ^ ^^ ^, ,,,,„i,„e; U
C'est bien là, en effet, '<= 'é^"" ,e jeu
.efforce de rehausser des F^P- ^^^ ^™ ,„l,,e avec
. n cYvprlue a taire uc
rSir'bouel:. Plut5t que d'enrbellir cette boue,
,„e ne IVt-il ré,™d^e I ^^_^^^ ^^^ ^^^.
.,:-;:": :: ::: e^ «e pe^na. .us qu.avee
les couleurs de l'arc-en-ciel.
J/
III
APPORT DES IMPRESSIONNISTES
Le précurseur Jongkind. Renoir, Monet^ Pissarro, Gulllaumin^
Cézanne, Sisley. — Ils sont, au début, influencés par Courbet
et Corot ; Turner les ramène d Delacroix. — La palette sim-
plifiée. — V impressionnisme. — Les couleurs pures ternies
par les mélanges. — La sensation et la méthode.
1. Ceux qui, succédant à Delacroix, seront les cham-
pions de la couleur et de la lumière, ce sont les peintres
que plus tard on appellera les impressionnistes : Renoir,
Monet, Pissarro, Guillaumin, Sisley, Cézanne et leur
précurseur admirable, Jongkind.
Celui-ci, 'e premier, répudie la teinte plate, morcelle
sa couleur, fractionne sa touche à l'infinie et obtient les
colorations les plus rares par des combinaisons d'éléments
multiples et presque purs.
A cette époque, ceux qui seront les impressionnistes
sont influencés par Courbet et Corot, — sauf Renoir qui
procède plutôt de Delacroix, dont il fait des copies et
des interprétations. Ils peignent encore par grandes
taches, plates et simples, et semblent rechercher le blanc,
48 DE DELACROIX AU NEO-IMPRESSIONNISME
lo noir el le gris, pliilôl que les couleurs pures et vibrantes,
tandis que déjà Fanlin-Latour, le peintre d'JTotmnage à
Delacroix et de tant d'autres œuvres graves ou sereines,
dessine et peint avec des tons et des teintes, sinon intenses,
du moins dégradés et séparés.
Mais en 1871, pendant un long séjour à Londres,
Claude Monet et Camille Pissarro découvrent Turner.
Ils s'émerveillent du prestige et de la féerie de ses colo-
rations ; ils étudient ses œuvres, analysent son métier.
Ils sont tout d'abord frappés de ses effets de neige et de
glace. Ils s'étonnent de la façon dont il a réussi à donner
la sensation de blancheur de la neige, eux qui jus-
qu'alors n'ont pu y parvenir avec leurs grandes taches
de blanc d'argent étalé à plat, à larges coups de brosses.
Ils constatent que ce merveilleux résultat est obtenu,
non par du blanc uni, mais par une quantité de touches
de couleurs diverses, mises les unes à côté des autres et
reconstituant à distance l'elïet voulu.
Ce procédé de touches multicolores, qui s'est mani-
festé tout d'abord à eux dans ces effets de neige parce qu'ils
ont été surpris de ne i)as les voir représentés, comme de
coutume, avec du blanc et du gris, ils le retrouvent ensuite,
employé dans les tableaux les plus intenses et les plus
brillants du peintre anglais. C'est grâce à cet artifice que
ces tableaux paraissent peints, non avec de vulgaires pâtes,
mais avec des couleurs immatérielles.
APPORT DES IMPRESSIONNISTES 49
2. De retour en France, tout préoccupés de leur décou-
verte, Monet et Pissarro rejoignent Jongkind alors en
pleine possession de son efficace métier, qui lui permet
d'interpréter les jeux les plus fugitifs et les plus subtils
de la lumière. Ils notent l'analogie qu'il y a entre son
procédé et celui de Turner ; ils comprennent tout le
bénéfice qu'on peut tirer de la pureté de l'un et de la
facture de l'autre. Peu à peu, les noirs et les terres dis-
paraissent de leurs palettes, les teintes plates de leurs
tableaux, et bientôt ils décomposent les teintes et les
reconstituent sur la toile, en menues virgules, juxtapo-
sées.
Les impressionnistes furent donc ramenés, par l'in-
fluence indéniable qu'eurent sur eux Turner et Jongkind,
à la technique de Delacroix, dont ils s'étaient écartés
pour chercher la tache par des oppositions de blanc et
de noir. Car la virgule des tableaux impressionnistes,
n'est-ce pas la hachure des grandes décorations de
Delacroix réduite à la proportion des toiles de petit for-
mat auxquelles astreint le travail direct d'après nature ?
C'est bien le même procédé que l'un et les autres
emploient pour atteindre le même but : lumière et cou-
leur.
Jules Laforgue a justement noté cette filiation :
« Le vibrant des impressionnistes par mille paillettes dansantes.
Merveilleuse trouvaille pressentie par cet affolé de mouvement, Dela-
croix, qui, dans les furies à froid du romantisme, non content de
50 DE DELACROIX AU NEO-IMPRESSIOXNISME
mouvements violents et de couleur furieuse, modela par hachures
vibrantes. »
Notes posthumes. La Revue Blanche, 15 mai 1896.
3, Mais, tandis que Delacroix avait en main une
palette compliquée, composée de couleurs pures et de
couleurs terreuses, les impressionnistes se serviront
d'une palette simplifiée composée de sept ou huit cou-
leurs, les plus éclatantes, les plus proches de celles du
spectre solaire.
Dès 1874, Monel, Pissarro, Renoir — lequel le premier ?
peu importe — n'ont plus sur leurs palettes que des
jaunes, des orangés, des vermillons, des laques, des
rouges, des violets, des bleus, des verts intenses comme
le véronèse et l'émeraude.
Cette simplification de la palette, ne mettant à leur
disposition qu'une gamme très peu étendue de couleurs,
les mène forcément à décomposer les teintes et à multi-
plier les éléments. Ils s'évertuent à reconstituer les
colorations par le mélange optique d'innombrables vir-
gules multicolores, juxtaposées, croisées et enchevôlréos.
4. Bénéficiant de ces ressources nouvelles, — décom-
position des teintes, usage exclusif des couleurs intenses, —
ils peuvent peindre des paysages de l'Ile de Franco ou
de la Normandie beaucoup plus brillants et plus lumineux
que les scènes orientales de Delacroix. Pour la première
APPORT DES IMPRESSIONNISTES oi
fois, on peut admirer des paysages et des fi ures véri-
tablement ensoleillés. Plus n'est besoin du p emier plan
bitumineux et sombre, qui servait de repoi,osoir à leurs
prédécesseurs — même à Turner — pour faire paraître
lumineux et colorés les arrière-plans.
La surface entière du tableau resplendit de soleil ;
l'air y circule ; la lumière enveloppe, caresse, irradie les
formes, pénètre partout, même dans les ombres, qu'elle
illumine.
Séduits par les féeries de la nature, les impression-
nistes, grâce cl une exécution rapide et sûre, parviennent
à fixer la mobilité de ses spectacles. Ils sont les glorieux
peintres des effets fugaces et des impressions rapides.
5. Ils obtiennent tant d'éclat et de luminosité qu'ils
ne manquent point de choquer le public et la majorité
des peintres, si réfractaires aux splendeurs et aux charmes
de la couleur. On expulse leurs toiles des Salons officiels
et, lorsqu'ils peuvent les montrer dans de bas entresols ou
de sombres boutiques, on ricane, on injurie.
Cependant, ils influencent Edouard Manet, jusqu'alors
épris de tache, d'opposition de blanc et de noir, plutôt
que de chroma tisme. Ses toiles soudainement s'éclai-
rent et blondissent. Désormais il va mettre son autorité
et son génie au service de leur cause et combattre, dans
les Salons officiels, le combat que les impressionnistes
52 DE DELACROIX AU NEO-IMPRESSIONNISME
soutiennent dans leurs expositions indépendantes tant
collectives que particulières.
Et pendant vingt ans la lutte continue ; mais peu à
peu, les adversaires, même les plus acharnés, subissent
l'influence des impressionnistes. Les palettes se net-
toient, les Salons s'éclaircissent jusqu'à la décoloration.
Des Prix de Rome, madrés, mais incompréhensifs, pillent
les novateurs et essayent vainement de les imiter.
L'impressionnisme caractérisera certainement une
des époques de l'art, non seulement par les magistrales
réalisations de ces peintres de la vie, du mouvement,
de la joie et du soleil, mais aussi par l'influence consi-
dérable qu'il eut sur toute la peinture contemporaine,
dont il rénova la couleur.
On n'a pas à faire ici l'histoire de ce mouvement ; on
précise seulement l'efficace apport technique des impres-
sionnistes : simplification de la palette (les seules cou-
leurs du prisme), décomposition des teintes en éléments
multipliés. Il nous sera pourtant permis, à nous qui
avons profité de leurs recherches, d'exprimer ici à ces
maîtres notre admiration pour leur vie sans concession
ni défaillance et pour leur œuvre.
6. Cependant ils n'ont pas tiré de leur palette lumi-
neuse et simplifiée tous les avantages possibles.
Ce que les impressionnistes ont fait, c'est de n'ad-
mettre sur leurs palettes que des couleurs pures : ce
APPORT DES IMPRESSIONNISTES '>3
qu'ils n'ont pas fait et ce qui restait à faire après c x,
c'est de respecter absolument, en toutes circonstances,
la pureté de ces couleurs pures. En mélangeant les clé-
ments purs dont ils disposent, ils reconstituent ces teintes
ternes et sombres, que précisément ils semblaient
vouloir bannir.
Leurs couleurs pures, non seulement ils les rabattent
par des mélanges sur la palette ; mais ils en diminuent
encore l'intensité en laissant des éléments contraires se
rencontrer sur la toile, au hasard des coups de brosse.
Dans la hâte de leur allègre exécution, une touche
d'orangé heurte une touche de bleu encore fraîche, une
balafre de vert se croise avec une garance non sèche,
un violet balaye un jaune et ces mélanges répétés de
molécules ennemies répandent sur la toile un gris non
optique ni fin, mais pigmentaire et terne, qui atténue
singulièrement l'éclat de leur peinture.
7. Du reste, des exemples illustres tendraient à prouver
que, pour ces peintres, les teintes rabattues ne sont pas
sans charme, les tons sourds, sans intérêt. Dans cer-
taines toiles de l'admirable série des Cathédrales,
Claude Monet ne s'est-il pas ingénié à fondre ensemble
tous les joyaux de sa fulgurante palette pour rechercher
la teinte, matériellement exacte, si grise et si trouble,
des vieilles murailles rouilleuses et moisies ? Dans les
tableaux de la dernière manière de Camille Pissarro,
54 DE DELACROIX AU NEO-IMPRESSIONNISME
on ne peut trouver la moindre parcelle de couleur pure.
Particulièrement, dans ces Boulevards de 1897-98, ce
grand peintre s'est efforcé de reconstituer, par de com-
plexes mixtures de bleu, de vert, de jaune, d'orangé,
de rouge, de violet, les teintes lugubres et éteintes de la
boue des rues, de la lèpre des maisons, de la suie des
cheminées, des arbres noircis, des toits plombés et des
foules mouillées, qu'il voulait représenter en leur réalité
triste. Mais, dans ce cas, pourquoi exclure les ocres et
les terres, qui ont encore de la beauté chaude et trans-
parente et qui fournissent des teintes grises beaucoup
plus fines et plus variées que celles qu» résultent de ces
triturations de couleurs pures ? Qu'est-il besoin de si
belles matières si on en ternit l'éclat ?
Delacroix s'efforçait de créer de la lumière avec des
couleurs éteintes : les impressionnistes qui, par droit de
conquête, ont la lumière sur leur palette, l'éteignent
volontairement.
8. Il faut signaler aussi que, dans l'emploi du mélange
optique^, les impressionnistes répudient toute méthode
1. Un mélange pigmentaire est un mélange de couleurs-matièrea,
un mélange de pâtes colorées. Un mélange opliiiucest un mélange de
couleurs-lumières, et, par exemple, le mélange, au même endroit d'un
écran, de faisceaux lumineux diversement colorés. — Sans doute, le
peintre ne peint pas avec des rayons do lumière. Mais, de même ijue le
physicien peut restituer le phénomène du mélange optique par l'artifice
d'un dis{jue aux segments de diverses couleurs ([ui tourne rapideuîent,
un peintre peut le restituer par la juxtaposiliim de menues touches
multicolores. Sur le disque en rotation ou, au recul, sur la toile du
APPORT DES IMPRESSIONNISTES 55
précise et scientifique. Selon le mot charmant de l'un d'eux,
« ils peignent comme l'oiseau chante ».
En cela, ils ne sont pas les continuateurs de Delacroix
qui attachait, nous l'avons établi, tant d'importance à la
possession d'une technique permettant d'appliquer, à coup
sûr, les loisqui gouvernent la couleur et en règlent l'harmonie.
S'ils connaissent ces lois, les impressionnistes ne les
appliquent pas méthodiquement. Dans leurs toiles, tel
contraste sera observé et tel autre omis ; une réaction
sera juste, une autre douteuse. Un exemple montrera
combien peut être décevante la sensation sans contrôle.
Voici l'impressionniste en train de peindre sur nature
un paysage ; il a devant soi de l'herbe ou des feuilles
vertes dont telles parties sont dans le soleil, telles autres
dans l'ombre. Dans le vert des régions d'ombre les plus
voisines des espaces de lumière, l'œil scrutateur du
peintre éprouve une fugitive sensation de rouge. Satisfait
d'avoir perçu celte coloration, l'impressionniste s'em-
presse de poser une touche rouge sur sa toile. Mais,
dans la hâte de fixer sa sensation, il n'a guère le temps
de contrôler l'exactitude de ce rouge, qui, un peu au
hasard du coup de brosse, sera exprimé en un orangé, un
vermillon, une laque,.... un violet même. Cependant,
peintre, l'œil n'isolera ni les segments colorés ni les touches : il ne
percevra que la résultante de leurs lumières, — en d'autres termes, le
mélange optique des couleurs des segments, le mélange optique des
couleurs des touches.
56 DE DELACROIX AU NEO-IMPRESSIONNISME
c'était un rouge très précis strictement subordonné à la
couleur du vert, et non n'importe quel rouge. Si l'im-
pressionniste avait connu celte loi : l'ombre se teinte
toujours légèrement de la complémentaire du clair, il lui
eût été aussi facile de mettre le rouge exact, violacé
pour un vert jaune, orangé pour un vert bleu, que le
rouge quelconque dont il s'est contenté.
Il est difficile de comprendre en quoi la science aurait
pu, en cette occasion, nuire à l'improvisation de l'artiste.
Au contraire, nous voyons i)ien les avantages d'une méthode
empêchant de tels désaccords qui, pour minimes qu'ils
soient, ne favorisent pas plus la beauté d'un tableau que
des fautes d'harmonie celle d'une partition.
9. L'absence de méthode fait que souvent l'impres-
sionniste se trompe dans l'application du contraste. Si
le peintre est bien en forme ou le contraste très visiblement
écrit, la sensation, nettement ressentie, trouvera sa formule
exacte ; mais dans des circonstances moins propices,
perçue à l'étal vague, elle restera inexprimée ou se traduira
d'une façon imprécise. Et il nous arrivera de voir, dans
les tableaux impressionnistes, l'ombre d'une couleur
locale n'être pas l'ombre exacte de celte teinte, mais
d'une autre plus ou moins analogue, ou bien une teinte
n'être pas modifiée logiquement par la lumière ou l'ombre :
APPORT DES iMPRESSIOXNISTES 57
un bleu, par exemple, plus coloré dans la lumière que
dans l'ombre, un rouge plus chaud dans l'ombre que
dans la lumière, une lumière trop éteinte ou une ombre
trop brillante.
Le môme arbitraire, les impressionnistes le manifes-
tent dans la fragmentation de leurs colorations. C'est
un beau spectacle que leur perspicacité qui s'évertue ;
mais il ne semble pas que des notions directrices la
desserviraient. A défaut d'elles, et pour ne se priver
d'aucune chance heureuse, ils échantillonnent leur palette
sur leur toile, ils mettent un peu de tout partout. En
cette cohue polychrome, il est des éléments antagoniques :
se neutralisant, ils ternissent l'ensemble du tableau. Dans
un grand contraste d'ombre à lumière, ces peintres
ajouteront du bleu à l'orangé de la lumière, de l'orangé
au bleu de l'ombre, grisant ainsi les deux teintes qu'ils
voulaient exciter par opposition et atténuant, en consé-
quence, l'effet de contraste qu'ils semblaient chercher.
A une lumière orangée ne correspondra pas exactement
l'ombre bleue convenable, mais une ombre verte ou
violette, approximative. Dans un même tableau, telle
partie sera éclairée par de la lumière rouge, telle autre
par de la lumière jaune, comme s'il pouvait être en même
temps deux heures de l'après-midi et cinq heures du soir
10. Observation des lois de couleur, usage exclusif des
38 DE DELACROIX AU NÉO-IMPHESSIOXNISME
teintes pures, renonciation à tout mélange rabattu, équilibre
méthodique des éléments, voilà les progrès que les impres-
sionnistes laissaient à faire aux peintres soucieux, de
continuer leurs recherches.
il
IV
APPORT DES NÉO-IMPRESSIONNISTES
Impressionnisme et néo-impressionnisme. — Georges Seurat :Un
dimanche à la Grande-Jatte. — Usage exclusif des teintes pures
et du mélange optique. — La Division : elle garantit un éclat
maximum et une harmonie intégrale. — Il s'agit de technique
et non de talent. — Le néo-impressionnisme procède de
Delacroix et des impressionnistes. — La communauté de
technique laisse libres les individualités.
1. C'est en 1886, à la dernière des expositions du groupe
impressionniste — « 8" Exposition de Peinture par Mme
Marie Bracquemont, Mlle Mary Cassait, MM. Degas,
Forain, Gauguin, Guillaumin, Mme Berthe Morisot, MM.
Camille Pissarro, Lucien Pissarro, Odilon Redon, Rouart,
Schuffenecker, Seurat, Signac, Tillot, Vignon, ZandomenegM
— du 15 mai au 15 juin — i, rue Laffitte » — que, pour la
première fois, apparaissent des œuvres peintes uniquement
avec des teintes pures, séparées, équilibrées, et se mélangeant
optiquement, selon une méthode raisonnée.
Georges Seurat, qui fut l'instaurateur de ce progrès,
60 DE DELACROIX AU NEO-IMPRESSIONNISME
montrait là le premier tableau divisé, toile décisive qui
témoignait d'ailleurs des plus rares qualités de peintre, Un
Dimanche à la Grande- Jatte ^ et, groupés autour de lui,
Camille Pissarro, son fils Lucien Pissarro et Paul Signac
exposaient aussi des toiles peintes selon une technique à
peu près semblable.
L'éclat inaccoutumé et l'harmonie des tableaux de ces
novateurs furent immédiatement remarqués, sinon bien
accueillis. Ces qualités étaient dues à l'application des
principes fondamentaux de la division. Depuis lors, celte
technique, grâce aux recherches et aux apports de MM.
Henri-Edmond Cross, Albert Dubois-Pillet, Maximilien
Luce, Hippolyte Petitjean, Théo van Rysselberghe, Henry
van de Velde et quelques autres, malgré des morts cruelles,
en dépit des attaques et des désertions, n'a cessé de se
développer, pour constituer enfin la méthode précise que
nous avons résumée au début de cette étude et désignée
comme celle des peintres néo-impressionnistes.
Si ces peintres, que spécialiserait mieux l'épithète
chromo-luminaristes, ont adopté ce nom de nco-impres-
sionnistes, ce ne fut pas pour flagorner le succès (les
impressionnistes étaient encore en pleine lutte), mais
pour rendre hommage à l'effort des précurseurs et mar-
quer, sous la divergence des procédés, la communauté
du but : la lumière et la couleur. C'est dans ce sens que
doit être entendu ce mot néo- impressionniste , car la
APPORT DES NEO-IMPRESSIONNISTES 61
technique qu'emploient ces peintres n'a rien d'impres-
sionniste : autant celle de leurs devanciers est d'instinct
et d'instantanéité, autant la leur est de réflexion et de
permanence.
2. Les néo-impressionnistes, comme les impression-
nistes, n'ont sur leur palette que des couleurs pures.
Mais ils répudient absolument tout mélange sur la
palette, sauf, bien entendu, le mélange de couleurs
conliguës sur le cercle chromatique. Celles-ci, dégradées
entre elles et éclaircies avec du blanc, tendront à resti-
tuer la variété des teintes du spectre solaire et tous leurs
tons. Un orangé se mélangeant avec un jaune et un
rouge, un violet se dégradant vers le rouge et vers le
bleu, un vert passant du bleu au jaune, sont, avec le
blanc, les seuls éléments dont ils disposent. Mais, par le
mélange optique de ces quelques couleurs pures, en
variant leur proportion, ils obtiennent une quantité infi-
nie de teintes, depuis les plus intenses jusqu'aux plus
grises.
Non seulementilsbannissentdeleurs palettes toutmélange
de teintes rabattues, mais ils évitent encore de souiller la
pureté de leurs couleurs par des rencontres d'éléments
contraires sur leur subjectile. Chaque touche, prise pure
sur la palette, reste pure sur la toile.
Ainsi, et comme s'ils usaient de couleurs préparées
avec des poudres plus brillantes et des matières plus
62 DE DELACROIX AU NÉO-IMPRESSIONNISME
somptueuses, peuvent-ils prétendre à dépasser en lumi-
nosité et en coloration les impressionnistes, qui ternis-
sent et grisent les couleurs pures de la palette simpli-
fiée.
3. Ce n'est pas assez que la technique de la division
assure, par le mélange optique d'éléments purs, un maximum
de luminosité et de coloration : par le dosage et l'équilibre
de ces éléments, selon les règles du contraste, de la
dégradation et de l'irradiation, elle garantit l'harmonie inté-
grale de l'œuvre.
Ces règles, que les impressionnistes n'observent que
parfois et instinctivement, sont toujours et rigoureusement
appliquées par les néo-impressionnistes. Méthode précise et
scientifique, qui n'infirme pas leur sensation, mais la guide
et la protège.
4. Il semble que, devant sa toile blanche, la première
préoccupation d'un peintre doive être : décider quelles
courbes et quelles arabesques vont en découper la sur-
face, quelles teintes et quels tons la couvrir. Souci bien
rare à une époque où la plupart des tableaux sont tels
que des photographies instantanées ou de vaines illus-
trations.
Reprocher aux impressionnistes d'avoir négligé ces
préoccupations serait puéril, puisque leur dessein était
manifestement de saisir les arrangements et les harmo-
APPORT DES XÉO IMPRESSIONNISTES 63
nies de la nature, tels qu'ils se présentent, sans nul
souci d'ordonnance ou de combinaison. « L'impression-
niste s'assied au bord d'une rivière », comme le dit leur
critique Théodore Duret, et peint ce qu'il a devant lui.
Et ils ont prouvé que, dans cette manière, on pouvait
faire merveille.
Le néo-impressionniste, suivant en cela les conseils
de Delacroix, ne commencera pas une toile sans en
avoir arrêté l'arrangement. Guidé par la tradition et
par la science, il harmonisera la composition à sa con-
ception, c'est-à-dire qu'il adaptera les lignes (directions
et angles), le clair-obscur (tons), les couleurs (teintes)
au caractère qu'il voudra faire prévaloir. La dominante
des lignes sera horizontale pour le calme, ascendante
pour la joie, et descendante pour la tristesse, avec toutes
les lignes intermédiaires pour figurer toutes les autres
sensations en leur variété infinie. Un jeu polychrome,
non moins expressif et divers, se conjugue à ce jeu
linéaire : aux lignes ascendantes, correspondront des
teintes chaudes et des tons clairs ; avec les lignes des-
cendantes, prédomineront des teintes froides et des tons
foncés ; un équilibre plus ou moins parfait des teintes
chaudes et froides, des tons pâles et intenses, ajoutera
au calme des lignes horizontales. Soumettant ainsi ,'"
couleur et la ligne à l'émotion qu'il a ressentie et qu'il
veut traduire, le peintre fera œuvre de poète, de créateur.
64 DE DELACROIX AU NEO-l.MPRESSlONNISME
5. D'une façon générale, on peut admettre qu'une œuvre
néo-impressionniste soit plus harmonieuse qu'une œuvre
impressionniste, puisque d'abord, grâce à l'observation
constante du contraste, l'harmonie de détail en est plus
précise et qu'ensuite, grâce à une composition raisonnée et
au langage esthétique des couleurs, elle comporte une
harmonie d'ensemble et une harmonie morale dont la
seconde se prive volontairement.
Loin, l'idée de comparer les mérites de ces deux géné-
rations de peintres : les impressionnistes sont des maîtres
définitifs dont la tâche glorieuse est faite et s'est imposée;
les néo-impressionnistes sont encore dans la période
des recherches et comprennent combien il leur reste à
faire.
Il ne s'agit pas ici de talent, mais de techniques, et
ce n'est pas manquer ou respect que nous devons à
ces maîtres que de dire : la technique des néo-impres-
sionnistes garantit plus que la leur l'intégralité de la lumi-
nosité, de la coloration et de l'harmonie ; de même avons-
nous pu dire que les tableaux de Delacroix sont moins
lumineux et moins colorés que ceux des impression-
nistes.
6. Le néo-impressionnisme, que caractérise cette recher-
che de l'intégrale pureté et de la complète harmonie,
est l'expansion logique de l'impressionnisme. Les adcplt-s
de la nouvelle technique n'ont fait que réunir, ordonner
APPORT DES NÉO-IMPRKSSIONNISTES 65
et développer les recherches de leurs précurseurs. La
division, telle qu'ils l'entendent, ne se compose-t-elle pas de
ces éléments de l'impressionnisme, amalgamés et systé-
matisés : l'éclat (Claude Monet), le contraste (qu'observe
presque toujours Renoir), la facture par petites touches
(Cézanne et Camille Pissarro) ? L'exempl*^ de Camille
Pissarro, adoptant, en 1886, le procédé des néo-impres-
sionnistes et illustrant de son beau renom le groupe
naissant, ne montre-t-il pas le lien qui les unit à la
précédente génération de coloristes ? Sans qu'on puisse
noter de changement brusque en ses œuvres, peu à peu,
les mélanges grisés disparurent, les réactions furent notées
et .Je maître impressionniste, par simple évolution, devint
néo-impressionniste.
Il n'a d'ailleurs pas persisté dans cette voie. Descen-
dant direct de Corot, il ne recherche pas l'éclat par
l'opposition, comme Delacroix, mais la douceur par des
rapprochements ; il se gardera bien de juxtaposer deux
teintes éloignées pour obtenir par leur contraste une
note vibrante, mais s'évertuera, au contraire, à diminuer
la distance de ces deux teintes par l'introduction, dans
chacune d'elles, d'éléments intermédiaires, qu'il appelle
des passages. Or, la technique néo-impressionniste est
basée précisément sur ce contraste, dont il n'éprouve pas le
besoin, et sur l'éclatante pureté des teintes, dont son œil
souffre. De la division, il n'avait choisi que le procédé,
66 DE DELACROIX AU NEO-IMPRESSIONXISME
le petit point, dont la raison d'être est justement qu'il
permet la notation de ce contraste et la conservation de cette
pureté. Il est donc très compréhensible que ce moyen,
médiocre pris isolément, ne l'ail pas retenu.
Autre marque de filiation : la division parut pour la
première fois à la dernière exposition des peintres impres-
sionnistes. Ces maîtres y avaient accueilli les œuvres
novatrices de Seurat et de Signac comme Ijien dans leur
tradition. Plus tard seulement, devant l'importance du
nouveau mouvement, la scission se fit et les néo-impres-
sionnistes exposèrent à part.
7. Si le néo-impressionnisme résulte immédiatement
de l'impressionnisme, il doit aussi beaucoup à Delacroix,
comme nous l'avons vu. Il est la fusion et le développement
des doctrines de Delacroix et des impressionnistes, le retour
à la tradition de l'un, avec tout le bénéfice de l'apport des
autres.
Nous le prouve, la genèse de Georges Seurat et de Paul
Signac.
Georges Seurat suivit les cours de l'école des Beaux-
Arts ; mais son intelligence, sa volonté, son esprit
méthodique et clair, son goût si pur et son œil de
peintre le gardèrent de l'influence déprimante de l'Ecole.
Fréquentant assidûment les musées, feuilletant dans
les bibliothèques les livres d'art et les gravures, il pui-
sait dans l'élude des maîtres classiques la force de
APPORT DES NEO-IMPRESSIONNISTES 67
résister à renseignement des professeurs. Au cours de
ces éludes, il constata que ce sont des lois analogues
qui régissent la ligne, le clair-obscur, la couleur, la
composition, tant chez Ruliens que chez Raphaël, chez
Michel-Ange que chez Delacroix : le rythme, la mesure
et le contraste.
La tradition orientale, les écrits de Ghevreul, de
Charles Blanc, de Humbert de Superville, d'O. N. Rood,
de H. Helmholtz le renseignèrent. Il analysa longuement
l'œuvre de Delacroix, y retrouva facilement l'application
des lois traditionnelles, tant dans la couleur que dans
la ligne, et vit nettement ce qui restait encore à faire
pour réaliser les progrès que le maître romantique avait
entrevus.
Le résultat des études de Seurat fut sa judicieuse et
fertile théorie du contraste, è laquelle il soumit dès lors
toutes ses œuvres. Il l'appliqua d'abord au clair-obscur :
avec ces simples ressources, le blanc d'une feuille de
papier Ingres et le noir d'un crayon Conté, savamment
dégradé ou contrasté, il exécuta quelque quatre cents
dessins, les plus beaux dessins de peintre qui soient.
Grâce à la science parfaite des valeurs, on peut dire
que ces blanc et noir sont plus lumineux et plus colorés que
maintes peintures. Puis, s'étant ainsi rendu maître du
contraste de ton, il traita la teinte dans le même esprit
et, dès 1882, il appliquait à la couleur les lois du contraste
68 DE DELACROIX AU NEO-IMPRESSIONXISME
et peignait avec des éléments séparés — en employant des
teintes rabattues, il est vrai — sans avoir été influencé par
les impressionnistes dont, à celte époque, il ignorait même
l'existence.
Paul Signac, au contraire, dès ses premières études, en
1883, subit l'influence de Monel, de Pissarro, de Renoir et de
Guillaumin. Il ne fréquenta aucun atelier et c'est en travail-
lant d'après nature qu'il surprit les jeux harmonieux du
contraste simultané. Puis, en étudiant admirativement
les œuvres des maîtres impressionnistes, il crut y constater
l'emploi d'une technique scientifique : il lui sembla que les
éléments multicolores, dont le mélange optique reconstitue
les teintes dans leurs tableaux, étaient séparés méthodique-
ment, et que ces rouges, ces jaunes, ces violets, ces bleus,
ces verts étaient assemblés d'après des règles catégoriques ;
les efl"ets du contraste qu'il avait observés dans la nature,
mais dont il ignorait les lois, lui parurent appliqués théori-
quement par eux.
Quelques lignes de VArt Moderne, de J.-K. Huysmans,
dans lesquelles, à propos de Monet et de Pissarro, il est
question de couleurs complémentaires, de lumière jaune et
d'ombre violette, purent lui laisser supposer que les
impressionnistes étaient au fait de la science de la couleur.
Il attribua la splendeur de leurs œuvres à ce savoir et
crut faire acte de disciple zélé en étudiant, dans le livre
de Ghevreul, les lois si simples du contraste simultané.
APPORT DES NEO-IMPRESSIONNISTES 69
La théorie une fois connue, il put objectiver exactement
les contrastes que jusqu'alors il n'avait notés qu'empirique-
ment et avec plus ou moins de justesse, au hasard de la
sensation.
Chaque couleur locale fut auréolée de sa complémentaire
authentique, se dégradant sur la couleur limitrophe par des
touches balayées dont le jeu mêlait intimement ces deux
éléments. Ce procédé pouvait convenir lorsque la couleur
locale et la réaction de la couleur voisine étaient de teintes
analogues, ou rapprochées, comme par exemple, bleu sur
vert, jaune sur rouge, etc., etc. Mais, lorsque ces deux élé-
ments étaient contraires, comme rouge et vert, ou bleu et
orangé, ils fusionnaient en un mélange pigmentaire, terne
et sali. Le dégoût de ces souillures l'amena fatalement et
progressivement à la séparation des éléments en touches
nettes, c'est-à-dire au mélange optique, qui, seul, peut
permettre de dégrader l'une sur l'autre deux couleurs
contraires sans que la pureté en soit ternie. Et il arriva
ainsi au contraste simultané et au mélange optique par des
voies toutes différentes de celles qu'avait suivies Seurat.
En 1884, à la l'" exposition du groupe des Artistes
Indépendants, au baraquement des Tuileries, Seurat et
Signac, qui ne se connaissaient pas, se rencontrèrent, Seurat
exposait sa Baignade, refusée au Salon de cette même
année. Ce tableau était peint à grandes touches plates,
balayées les unes sur les autres et issues d'une palette
70 DE DELACROIX AU NEO-IMPRESSIONNISME
composée, comme celle de Delacroix, de couleurs pures et
de couleurs terreuses. De par ces ocres et ces terres, le
tableau était terni et paraissait moins brillant que ceux que
peignaient les impressionnistes avec leur palette réduite aux
couleurs du prisme. Mais l'observation des lois du contraste,
la séparation méthodique des éléments — lumière, ombre,
couleur locale, réactions — , leur juste proportion et leur
équilibre, conféraient à cette toile une parfaite harmonie.
Signac était représenté par quatre paysages, peints avec
les seules couleurs du prisme, posées sur la toile en petites
touches virgulaires selon le mode impressionniste, mais
déjà sans mélanges rabattus sur la palette. Le contraste y
était observé et les éléments s'y mélangeaient optiquement,
sans toutefois la justesse et l'équilibre de la méthode rigou-
reuse de Seural.
S'éclairant de leurs mutuelles recherches, Seurat bientôt
adoptait la palette simplifiée des impressionnistes et Signac
mettait à profit l'apport si précieux de Seurat : la séparation
méthodiquement équilibrée des éléments.
Et, comme nous avons vu au début de ce chapitre, tous
deux, avec Camille et Lucien Pissarro qui s'étaient enthou-
siasmés, représentaient, à l'exposition impressionniste de
i88H, le néo-impressionnisme débutant.
8. Tous ces tal)leauxnco-impressionnislcsse confondent,
et la personnalité des auteurs s'y noie dans la communauté
du procédé, dira tel visiteur d'expositions.
APPORT DES NEO-IMPRESSIONNISTES 71
Celui-là sans doute s'est entraîné dès longtemps à ne
distinguer les œuvres des peintres que le catalogue à la
main. Il faut, en effet, être bien réfractaire aux jeux de
la couleur et bien insensible aux charmes de l'harmonie
pour confondre un Seurat, l)lûnd, fin, aux couleurs locales
atténuées par la lumière et par l'ombre, avec un Cross,
dont les localités éclatent, dominatrices des autres élé-
ments.
A des enfants ou à des êtres primitifs, montrez des
enluminures d'Épinal et des estampes japonaises : ils ne
les distingueront pas les unes des autres. Mais des gens
dont l'éducation artistique sera ébauchée discerneront déjà
la diiïérence de ces deux sortes d'images. Et d'autres, plus
instruits, sauront mettre un nom d'auteur sur chacune des
estampes japonaises.
Montrez-leur des peintures de divers néo-impression-
nistes : pour la première catégorie, ce seront des tableaux
« comme les autres » ; pour la deuxième, ce seront tous
des tableaux pointillés indistinctement ; et seulement les
adeptes du troisième degré sauront reconnaître la person-
nalité de chaque peintre.
De même qu'il y a des gens incapables de distinguer
un Hok'saï d'un Hiroshighé, un Giotto d'un Orcagna, un
Monet d'un Pissarro, il en est qui confondent un Luce avec
un Van Rysselberghe. Que ces amateurs parachèvent leur
éducation artistique.
72 DE DELACROIX AU XÉO-IMPRESSIONNISME
9. La vérité est qu'il y a autant de divergences entre
les néo-impressionnistes qu'entre les divers impression-
nistes, par exemple. Qu'un néo-impressionniste fasse tel ou
tel sacrifice d'éléments dans le sens de son œuvre (selon que
celle-ci offrira plus d'intérêt par les contrastes lumineux que
par la recherche des couleurs locales, ou inversement), sa
personnalité, s'il en a une, aura là un prétexte — parmi
cent autres que nous citerions — de se traduire en sa fran-
chise la plus aiguë.
Une technique qui a donné les grandes compositions
synthétiques de Georges Seurat, les portraits gracieux ou
puissants de Van Rysselberghe, les toiles ornementales de
Van de Velde ; qui a permis d'exprimer : à Maximilien
Luce, la rue, le peuple, le travail ; à Cross, le rythme des
gestes en d'harmonieux décors ; à Charles Angrand, la vie
des champs ; à Petitjean, les graciles nudités des nymphes ;
qui a pu s'assouplir à ces tempéraments si distincts, et
produire des œuvres si variées, peut-elle, sans mauvaise
foi ou ignorance, être accusée d'annihiler la personnalité de
ceux qui l'adoptent ?
La discipline de la division ne leur a pas été plus dure
qu'au poète celle du rythme. Loin de nuire h leur inspi-
ration, elle a contribué à donner à leurs ouvrages une
tenue sévère et poétique, hors du trompe-l'œil et de
l'anecdote.
Delacroix pensait aussi que la contrainte d'une méthode
ff
^
APPORT DES NEO-IMPRESSION'XISTES 73
raisonnée et précise ne pouvait que rehausser le style d'une
œuvre d'art :
« Je vois dans les peintres, des prosateurs et des poètes ; la rime
les entrave ; le tour indispensable aux vers, et qui leur donne tant
de vigueur, est l'analogie de la symétrie cachée, du balancement, en
même temps savant et inspiré, qui règle les rencontres ou l'écarte-
ment des lignes, les taches, les rappels de couleur. »
iï
V
LA TOUCHE DIVISÉE
La louche divisée des néoAmpressionnlstes ; elle permet seide
le mélange optique, la pureté et la proportion. — La division
et le point. — La hachure de Delacroix, la virgule des impres-
sionnistes, la touche divisée, moyens conventionnels identiques;
pourquoi admettre les deux premiers et non le troisième ? il
n'est pas plue gênant et offre des avantages sur les deux
autres. — La division et la peinture décorative.
1. Dans la technique des néo-impressionnistes, bien
des gens, insensibles aux résultats d'harmonie, de couleur
et de lumière, n'ont vu que le procédé. Ce procédé, qui a pour
effet d'assurer les résultats en question par la pureté des
éléments, leur dosage équilibré et leur parfait mélange
optique, ne consiste pas forcément dans le point, comme ils
se l'imaginent, mais dans toute touche de forme indifîé-
rente, nette, sans balayage et de dimension proportionnée
au format du tableau : — de forme indifférente, car cette
touche n'a pas pour but de donner le trompe-l'œil des objets,
mais bien de figurer les différents éléments colorés des
75 DE DELACROIX AU NEO-IMPRESSIONNISME
teintes ; — nette, pour permettre le dosage ; — sans
balayage, pour assurer la pureté ; — de dimension pro-
portionnée au format du tableau et uniforme pour un même
tableau, afin que, à un recul normal, le mélange optique
des couleurs dissociées s'opère facilement et reconstitue
la teinte.
Par quel autre moyen, noter avec précision les jeux et
les rencontres d'éléments contraires : la quantité de rouge
dont se teinte l'ombre d'un vert, par exemple ; l'action
d'une lumière orangée sur une couleur locale bleue ou,
réciproquement, d'une ombre bleue sur une couleur locale
orangée ?... Si l'on combine autrement que par le mélange
optique ces éléments ennemis, leur mixture aboutira à une
teinte boueuse ; si on balaye les touches les unes sur les
autres, on courra le risque des saljssures ; si on les juxta-
pose en touches même pures, mais imprécises, le dosage
méthodique ne sera plus possible et toujours un des
éléments dominera au détriment des autres. Cette facture
a encore l'avantage d'assurer à chaque pigment coloré son
maximum d'intensité et toute sa fleur.
2. Cette touche divisée des néo-impressionnistes, c'est
— discipliné à la nouvelle technique — le même procédé
que la hachure de Delacroix et que la virgule des impres-
sionnistes.
Elles ont, ces trois factures, un but commun : donner
LA TOUCHE DIVISEE 76
à la couleur le plus d'éclat possible, en créant des lumières
colorées, grâce au mélange optique de pigments juxtaposés.
Hachures, virgules, touches divisées sont trois moyens
conventionnels identiques, mais accomodés aux exigences
particulières des trois esthétiques correspondantes : ainsi
les techniques s'enchaînent parallèlement aux esthétiques
et doublent le lien qui unit si étroitement le maître roman-
tique, les impressionnistes et les néo-impressionnistes.
Delacroix, esprit exalté et réfléchi tout ensemble, couvre
sa toile de hachures fougueuses, mais qui dissocient la
couleur avec méthode et précision : et, par cette facture
propice au mélange optique et au modelé rapide dans le
sens de la forme, il satisfait son double souci de couleur et
de mouvement.
Supprimant de leur palette toutes les couleurs ternes ou
sombres, les impressionnistes durent reconstituer, avec le
petit nombre de celles qui leur restaient, un clavier étendu.
Us furent ainsi conduits à une facture plus fragmentée que
celle de Delacroix : et, au lieu de ses hachures romantiques,
ce furent de minimes touches posées du bout d'un pinceau
alerte et s'enchevêtrant en pelote multicolore, — pimpantes
façons bien adaptées à une esthétique toute de sensation
soudaine et fugitive.
Jongkind, avant eux, et aussi Fantin-Latour avaient
usé d'une facture analogue, mais sans pousser aussi loin
ce morcellement de la touche. Vers les années 80, Camille
77 DE DELACROIX AU NEO-IMPRESSIONNISME
Pissarro (tableaux de Ponloise et d'Osny) et Sisley (paysa-
ges du Bas-Meudon et de Sèvres) montrèrent des toiles
d'une facture absolument fragmentée. A celte époque, dans
les tableaux de Claude Monet, on pouvait remarquer des
parties traitées de cette même façon à côté de légers frottis
à plat. Plus tard seulement, ce maître parut renoncer à
toute teinte unie et couvrit l'entière surface de ses toiles
de virgules multipliées. Renoir aussi séparait les éléments,
mais en touches plus larges — commandées d'ailleurs par
les dimensions de ses toiles — et plus plates, que son
pinceau balayait les unes sur les autres. Cézanne, en
juxtaposant, par touches carrées et nettes, sans souci
d'imitation ni d'adresse, les éléments divers des teintes
décomposées, approcha davantage de la division méthodique
des néo-impressionnistes.
Ceux-ci n'attachent aucune importance à la forme de
la touche, car ils ne la chargent pas de modeler, d'ex{)rimer
un sentiment, d'imiter la forme d'un objet. Pour eux,
une touche n'est qu'un des infinis éléments colorés dont
l'ensemble composera le tableau, élément ayant juste
l'importance d'une note dans une symphonie. Sensations
tristes ou gaies, effets calmes ou mouvementés, seront
exprimés, non par la virtuosité des coups de brosse, mais
par les combinaisons des lignes, des teintes et des tons.
Ce mode d'expression simple et précis, la touche divisée,
LA TOUCHE DIVISEE 78
n'esl-il pas ))ien en rapport avec l'esthétique claire et
méthodique des peintres qui l'emploient ?
3. La touche en virgule des impressionnistes joue,
en certains cas, le rôle expressif de la hachure de Dela-
croix, par exemple lorsqu'elle imite la iorme d'un objet
— feuille, vague, brin d'herbe, etc. ; — mais, d'autres
fois, comme la touche divisée des néo-impressionnistes
elle ne représente que les éléments colorés, séparés et
juxtaposés, reconslituables par le mélange optique. Il
est clair, en elTet, que, lorsque l'impressionniste veut
peindre des objets d'apparence unie et plate — ciel bleu,
linge blanc, papier monochrome, nu, etc. — et qu'il les
traduit par des virgules multicolores, le rôle de ces touches
ne s'explique que par le besoin d'orner les surfaces en y
inultipliant les éléments colorés, sans souci aucun de copier
la nature. La virgule impressionniste est donc la transition
de la hachure de Delacroix à la touche divisée des néo-
impressionnistes — puisque, selon les circonstances, elle
joue le rôle de l'une ou de l'autre de ces factures.
De même, la touche de Cézanne est le trait d'union
entre les modes d'exécution des impressionnistes et des
néo-impressionnistes. Le principe — commun, mais
appliqué différemment — du mélange optique unit ces
trois générations de coloristes qui recherchent les uns et
les autres, par des techniques similaires, la lumière, la
79 DE DELACROIX AU NÉO-IMPRESSIONNISME
couleur et l'harmonie. Ils ont le môme but et, pour y
arriver, emploient presque les mêmes moyens... Les moyens
se sont perfectionnés.
4. La division, c'est un système complexe d'harmonie,
une esthétique plutôt qu'une technique. Le point n'est qu'un
moyen.
Diviser, c'est rechercher la puissance et l'harmonie de la
couleur, en représentant la lumière colorée par ses éléments
purs, et en employant le mélange optique de ces éléments
purs séparés et dosés selon les lois essentielles du contraste
et de la dégradation.
La séparation des éléments et le mélange optique
assurent la pureté, c'est-à-dire la luminosité et l'intensité
des teintes ; la dégradation en rehausse le lustre ; le
contraste, réglant l'accord des semblables et l'analogie des
contraires, subordonne ces éléments, puissants mais équi-
librés, aux règles de l'harmonie. La base de la division,
c'est le contraste : le contraste n'est-ce pas l'art ?
Pointiller, est le mode d'expression choisi par le peintre
qui pose de la couleur sur une toile par petits points plutôt
que de l'étaler à plat. C'est couvrir une surface de petites
touches multicolores rapprochées, pures ou ternes, en
s'ctTorçant d'imiter, par le mélange optique de ces éléments
multipliés, les teintes variées de la nature, sans aucune
volonté d'équilibre, sans aucun souci de contraste. Le point
LA TOUCHE DIVISEE 80
n'est qu'un coup de brosse, un procédé, et, comme tous
les procédés, n'importe guère.
Le point n'a été employé, vocable ou facture, que par
ceux qui, n'ayant pu apprécier l'importance et le charme
du contraste et de l'équilibre des éléments, n'ont vu que le
moyen et non l'esprit de la division.
Des peintres ont tenté de s'assurer les bénéfices de la
division, qui n'ont pu y réussir. Et certainement dans leur
œuvre, les tableaux où ils s'essayèrent à celte technique
sont inférieurs, sinon en luminosité, du moins en harmonie,
à ceux qui précédèrent ou suivirent leurs périodes de
recherches. C'est que seul le procédé était employé, mais
que la « divina proportione » était absente. Ils ne doivent
pas rendre la division responsable de cet échec : ils ont
pointillé et non divisé...
Jamais nous n'avons entendu Seurat, ni Cross, ni Luce,
ni Van de Velde, ni Van Rysselberghe, ni Angrand parler
de points ; jamais nous ne les avons vus préoccupés de
pointillé. — Lisez ces lignes que Seurat a dictées à son
biographe Jules Christophe :
« L'Art c'est l'Harmonie, l'Harmonie c'est l'analogie des Contraires,
l'analogie des Semblables, de ton, de teinte, de ligne ; le ton, c'est-
à-dire le clair et le sombre ; la teinte, c'est-à-dire le rouge et sa com-
plémentaire le vert, l'orangé et sa complémentaire le bleu, le jaune
et sa complémentaire le violet... Le moyen d'expression, c'est le
mélange optique des tons, des teintes et de leurs réactions (ombres)
suivant des lois très fixes. »
81 DE DELACROIX AU NEO-IMPRESSIONNISME
Dans ces principes d'arl, qui sont ceux de la division,
est-il question de points ? trace d'une mesquine préoccu-
pation de poinlillage ?
On peut d'ailleurs diviser sans point Hier.
Tel croqueton de Seurat, enlevé d'après nature, sur un
panneau, dans le fond d'une boîte à pouce, en quelques
coups de jjrosses, n'est pas pointillé, mais divisé, car,
malgré le travail hâtif, la louche est pure, les éléments
sont équilibrés et le contraste observé. El ces qualités
seules, et non un pignochage minutieux, constituent la
division.
Le rôle du poinlillage est plus modeste : il rend sim-
plement la surface du tableau plus vibrante, mais n'assure
ni la luminosité, ni l'intensité du coloris, ni l'harmonie.
Car, les couleurs complémentaires, qui sont amies et
s'exaltent si elhîs sont opposées, sont ennemies et se
détruisent si elles sont mélangées, même optiquement. Une
surface rouge et une surface verte, opposées, se stimulent,
mais des points rouges, mêlés à des points verts, forment
un ensemble gris et incolore.
La division n'exige nullement une touche en forme de
point. — Elle peut user de cette touche pour des toiles
de i)elite dimension, mais la répudie aljsolument pour des
formats plus grands. Suus peine de décoloration, la gran-
deur de la touche divisée Aoû se proportionnera la dimension
de l'œuvre. La touche divisée^ changeante, vivante, a lu-
LA TOUCHE DIVISEE 82
mière», n'est donc pas le point, uniforme, mort, «matière».
5. 11 ne faut pas croire que le peintre qui divise se
livre au travail insipide de cribler sa toile, de haut en bas,
et de droite à gauche, de petites touches multicolores.
Partant du contraste de deux teintes, sans s'occuper de la
surface à couvrir, il opposera, dégradera et proportionnera
ses divers éléments, de chaque côté de la ligne de démar-
cation, jusqu'à ce qu'il rencontre un autre contraste, motif
d'une nouvelle dégradation. Et, de contraste en contraste,
la toile se couvrira.
Le peintre aura joué de son clavier de couleur, de la
même façon qu'un compositeur manie les divers ins-
truments pour l'orchestration d'une symphonie : il aura
modifié à son gré les rythmes et les mesures, paralysé
ou exalté tel élément, modulé à l'infini telle dégradation.
Tout à la joie de diriger les jeux et les luttes des sept
couleurs du prisme, il sera tel qu'un musicien multi-
pliant les sept notes de la gamme, pour produire la
mélodie. Combien morne, au contraire, le travail du
pointilliste... Et n'est-il pas naturel que les nombreux
peintres qui, à un moment, par mode ou par convic-
tion, ont pointillé, aient renoncé à ce triste labeur, malgré
leurs enthousiasmes de début ?
6. Hachures de Delacroix, virgules des impression-
83 DE DELACROIX AL' NEO-IMPRESSIONNISME
nistes, touche divisée des néo-impressionnistes, sont des
procédés conventionnels identiques dont la fonction est
de donner à la couleur plus d'éclat et de splendeur en
supprimant toute teinte plate, des artifices de peintres
pour embellir la surface du tal)leau.
Les deux premières factures, hachures et virgules,
sont maintenant admises ; mais non pas encore la troi-
sième, la touche divisée. — La nature ne se présente
pas ainsi, dit-on. On n'a pas de taches multicolores
sur la figure. — Mais a-t-on davantage du noir, du gris,
du brun, des hachures ou des virgules ? Le noir de Ribol,
le gris de AYhistler, le brun de Carrière, les hachures de
Delacroix, les virgules de Monet, les touches divisées ôiQsiito-
impressionnistes, sont des artifices dont usent ces peintres
pour exprimer leur vision particulière de la nature.
En quoi plus conventionnelle que les autres procédés,
la touche divisée ? Pourquoi plus gênante ? Simple élé-
ment coloré, elle peut, par son impersonnalité même, se
prêter à tous les sujets.
Et, si c'est un mérite pour un procédé d'art que de
s'apparier aux procédés de la nature, constatons :
celle-ci peint uniquement avec les couleurs du spectre
solaire dégradées à l'infini et elle ne se permet pas un
millimètre carré de teinte plate. La division ne se con-
forme-t-elle pas, mieux qu'aucun autre procédé, à cette
technique naturelle ? et un peintre rend-il un plus bel
LA TOUCHE DIVISÉE 84
hommage à la nature en s'efforçant, comme font les
néo-impressionnistes, de restituer sur la toile son prin-
cipe essentiel, la lumière, ou en la copiant servilement
du plus petit brin d'herbe au moindre caillou ?
Au surplus, nous souscrirons à ces aphorismes de
Delacroix :
« La froide exactitude n'est pas l'art. »
« Le but de l'artiste n'est pas de reproduire exactement les objets. »
« Car, quel est le but suprême de toute espèce d'art, si ce n'est
l'effet ? »
7. L'effet recherché par les néo-impressionnistes et
assuré par la division, c'est un maximum de lumière,
de coloration et d'harmonie. Leur technique semble
donc convenir fort bien aux compositions décoratives,
à quoi, d'ailleurs, certains d'entre eux l'ont quelquefois
appliquée. Mais, exclus des commandes officielles, n'ayant
pas de murailles à décorer, ils attendent des temps où
il leur sera permis de réaliser les grandes entreprises dont
ils rêvent.
A la distance que supposent les dimensions habi-
tuelles des œuvres de ce genre, la facture, convenable-
ment appropriée, disparaîtra et les éléments séparés se
reconstitueront en lumières colorées éclatantes. Quant
aux touches divisées, elles seront aussi invisibles que les
hachures de Delacroix dans ses décorations de la galerie
d'Apollon ou de la bibliothèque du Sénat.
85 DE DELACROIX AU NEO-IMPRESSIONNISME
D'ailleurs, ces touches divisées qui, vues de trop près,
peuvent choquer, le temps ne se chargera que trop volontiers
de les faire disparaître. En quelques années, les empâte-
ments diminuent, les couleurs fondent les unes dans les
autres et le tableau alors n'est que trop uni.
« La peinture ne doit pas être flairée », a dit Rem-
brandt. Pour écouter une symphonie, on ne se place pas
parmi les cuivres, mais à l'endroit où les sons des divers
instruments se mêlent en l'accord voulu par le compo-
siteur. On pourra ensuite se plaire à décomposer la
partition, note par note, pour en étudier le travail d'or-
chestration. De même, devant un tableau divisé, con-
viendra-t-il de se placer d'abord assez loin pour perce-
voir l'impression d'ensemble, quitte à s'approcher ensuite
pour étudier les jeux des éléments colorés, si l'on accorde
quelque intérêt à ces détails techniques.
Si Delacroix avait pu connaître toutes les ressources
de la division, il aurait vaincu toutes difficultés dans
ses décorations du salon de la Paix, à l'Hôtel de Ville.
Les panneaux qu'il devait couvrir étaient obscurs et il
ne parvint jamais à les rendre lumineux. Il se plaint
dans son Journal de n'avoir pu, bien que s'y étant repris
à plusieurs fois, retrouver sur cet emplacement l'éclat
de ses esquisses.
A Amiens, quatre admirables compositions de Puvis
de Chavannes : Le Porte-Etendard, Femme pleurant sur
LA TOUCHE DIVISÉE 86
les ruines de sa maison, la Fileuse, le Moissonneur, placées
sur les entrecroisées, face à la Guerre et à la PaiXy sont
rendues invisibles par le jour éblouissant des fenêtres qui
les encadrent.
On peut affirmer qu'en ces circonstances une décora-
tion divisée créerait, sur ces panneaux, des teintes colo-
rées qui triompheraient du voisinage trop lumineux des
fenêtres.
Même les toiles de petites dimensions des néo-impres-
sionnistes peuvent être présentées comme décoratives.
Ce ne sont ni des études, ni des tableaux de chevalet,
mais d' « exemplaires spécimens d'un art à grand déve-
loppement décoratif, qui sacrifie l'anecdote à l'arabesque,
la nomenclature à la synthèse, le fugace au permanent,
et confère à la nature, que lassait à la fin sa réalite précaire,
une authentique réalité », écrivit M. Félix Fénéon. Ces
toiles qui restituent de la lumière aux murs de nos
appartements modernes, qui enchâssent de pures couleurs
dans des lignes rythmiques, qui participent du charme
des tapis d'Orient, des mosaïques et des tapisseries, ne
sont-elles pas des décorations aussi ?
VI
RESmiE DES TROIS APPORTS
Tant de phrases, — mais il a fallu produire toutes
les preuves, pour convaincre de la légitimité du néo-
impressionnisme en établissant son ascendance et son
apport, — ne pourraient-elles se condenser en ce tableau
synoptique :
BUT
Delacroix.
L'i.MrnESSIOXNISME.
Le néo-impressioxmsme.
donner à la couleur le plus d'éclat possible.
MOYENS
Delacroix.
L'impressionnisme.
1. Palette composée de couleurs pures et de
couleurs rabattues ;
2. Mélange sur la palette et mélange
optique ;
3. Hachures ;
4. Technique méthodique et scientifique.
1. Palette composée uniquement de cou-
leurs pures se rapprochant de celles
du spectre solaire ;
2. Mélange sur la palette et mélange
optique ;
3. Touches en virgules ou balayées ;
i. Technique d'instinct et d'inspiration.
88
DE dp:lacroix au néo-imprkssionnisme
Le néo-impressionnisme.
Delacroix.
L'impressionnisme.
Le néo-impressionnisme.
1. Même palette que l'impressionnisme ;
2. Mélange optique ;
3. Touche divisée ;
4. Technique méthodique et scientifique,
RÉSULTATS
En répudiant toute teinte plate et qrâce
au dégradé, au contraste et au mélange
optique, il réussit à tirer des éléments en
partie rabattus dont il dispose, un éclat
maximum dont l'harmonie est garantie par
l'application systématique des lois qui
régissent la couleur.
En ne composant sa palette que de
couleurs pures, il obtient un résultat beau-
coup plus lumitwux et plus coloré que celui
de Delacroix ; mais il en diminue l'éclat
par des mélanges pigmentaires et salis et
en restreint l'harmonie en n'appliquant que
d'une manière intermittente et irrégulière
les lois qui régissent la couleur.
Par la suppression de tout mélange sali,
par remploi exrlusif du mélange optique
des couleurs pures, par une division métho-
dique et robservation de la théorie scienti-
fique des couleurs, il garantit un maximum
de luminosité, de coloration et d'harmonie,
qui ti'avait pas encore été atteint.
VII
TÉMOIGNAGES
1. Celle lechnique de la division, inslaurée par les néo-
impressionnisles el que nous présentons comme le déve-
loppement normal de celle des impressionnistes, nous
l'avions déjà montrée au début de cette étude, par de
nombreuses citations, singulièrement pressentie et presque
entièrement indiquée par Delacroix. Mais d'autres aussi
avaient prévu toutes les ressources que le futur apport
des néo-impressionnistes, la touche divisée d'éléments purs,
pouvait offrir à l'art.
Voici Charles Blanc, qui nous a déjà signalé tous les
bénéfices d'une technique savante basée, comme la divi-
sion, sur le contraste et sur le mélange optique. Dans
sa Grammaire des arts du dessin, il expose que, pour don-
ner de l'éclat à la couleur, il faut éviter de l'étaler à plat,
et conseille d'en user selon le mode oriental, précisément
conforme au procédé des néo-impressionnistes '
« Les Orientaux, qui sont d'excellents coloristes, lorsqu'ils ont à
teindre une surface unie en apparence, ne laissent pas de faire vibrer
la couleur en mettant ton sur ton, »
..OEUCBO,XA.-0.mP.ESS.O..,SME
» rVimp élude de M. A.
de Beaumonl, pan.e dans U. _^^^ ^^ ^^ p^,,^^,„,,
i„di<,«er combien sont grands ^^^^^ ^.^^ .^^^ ,^^^„^,,
d'une couleur rompue al- ^^^^^^^^^^,^ ^^...^ ,e
dairemenl qu'il y o -" ™" " mpiueuse des IradiUons
„éo-impressionn>sme et la plus
1 • la 11 iradil on orientale,
colonsle, la trad ,,,, les Orientaux la font n.iroUer,
« Plus la couleur est mtense plus les ^^^^^^ ^^^^^^ p^^,
.;; dfla nuancer sur elle rnême -^^l^^^^,^,,,,^ afin de pro-
L. et d'empêcher la sécheresse et la i ^^^^^^^ ^^^ ^^^^^
intense cl cieu^ ,,ibration sans laquelle un.
duire, en un mol, ^eUe i ^.^ ^^ ,o„ pour nos oieiue ,
insupportable à nos yeux quel
mêmes conditions. «
i 1. noinlure plaie ei
,., de .ens ce,— -^^^
lisse, qu'il faut croire que les y
que les oreilles.
Tf Pncore le témoignage de John
,. voici, plus positif enco , ^^^^^^^ ^,
Ruskin, le didactique esthéticien,
^^^^^^^'^ * ,c rlo SOS Eléments of dra-
.„i„», livre <iue tout arU e ^ ,^_,.^ j^ p^,.
peintre néo-impress>onn.ste U. L.
mière traduction française :
. tAnt ce aui ressemble a l na
«j.auue protonde répugnance pour tout «,u
bileté de la main. »
TEMOIGNAGES 91
Delacroix, lui, avait dit :
ce Ce qu'il faut éviter, c'est Fin'" .lale commodité de la brosse. »
La touche divisée des néo-impressionnistes, posée sim-
plement sur la toile, sans virtuosité, sans escamotage,
ne donne-t-elle pas satisfaction à ces deux maîtres ?
Ruskin montre ensuite qu'une couleur ne peut être
belle que si elle est soigneusement dégradée, et il signale
toute l'importance de ce procédé si négligé :
« Vous reconnaîtrez dans la pratique que l'éctat de la teinte, la
vigueur de la lumière et même l'aspect de transparence dans l'ombre
sont essentiellement dépendants de ce caractère seul : la dégradation.
La dureté, la froideur et l'opacité résultent beaucoup plus de l'éga-
lité de la couleur que de sa nature.
« Il n'est pas, en eftel, physiquement impossible de découvrir un
espace de couleur non dégradé, mais cela est si suprêmement impro-
bable, que vous ferez mieux de prendre l'habitude de vous demander
invariablement, lorsque vous allez copier une teinte, non pas : « Ceci
est-il dégradé ? » mais : « De quelle façon ceci est-il dégradé ? » et
au moins dans quatre-vingt-dix-neuf cas sur cent, vous serez à même,
après un coup d'oeil attentif, de répondre d'une façon décisive, bien
que la dégradation ait été si subtile que vous ne l'ayez pas perçue
tout d'abord. Et n'importe le peu d'étendue de la touche de couleur.
Ne serait-elle même pas plus grande que la plus petite tête d'épingle,
si une de ses parties n'est pas plus foncée que le reste, c'est une
touche mauvaise. Car ce n'est pas seulement parce que le fait se pré-
sente ainsi dans la nature que votre couleur devrait être dégradée :
la valeur et le charme de la couleur elle-même dépendent plus de cette
qualité que de toute autre, car la dégradation est aux couleurs exac-
tement ce que la courbure est aux lignes : l'une et l'autre éveillant
en tout esprit hiunain, par l'intervention de son pur instinct, une
idée de beauté et toutes deux, considérées comme types, exprimant
92 DE DELACRUIX AU NEO-IMPRESSIOXNISME
la loi de l'évolution graduelle et du progrès dans l'àme himiaine.
Relativement à la simple beauté, la différence existant entre une cou-
leur dégradée et une couleur non dégradée peut être facilement appré-
ciée en étendant sur du papier une teinte unie de couleur rose et en
plaçant à côté une feuille de rose. La triomphante beauté de la rose,
comparée aux autres fleurs, dépend entièrement de la délicatesse et
de la quantité de ses dégradations de couleur, toutes les autres fleurs
étant, soit moins riches en dégradations, de ce fait qu'elles ont moins
de pétales accumulés, soit moins délicates, pour êtres tachetées ou
veinées au lieu d'être nuancées. »
Puis Ruskin affirme que Turner, dans sa passion de
couleur, n'a pas omis ce moyen d'embellir ses teintes :
« Dans les plus grandes peintures à l'huile de Turner, de six ou
sept pieds de longueur peut-être sur quatre ou cinq de hauteur, vous
ne trouverez pas un fragment de couleur de la grosseur d'un grain
de blé qui ne soit dégradé. »
Les néo-impressionnistes, dont les tableaux sont divisés
à l'infini, ne sont-ils pas les plus fidèles observateurs
de cet important fadeur de beauté, la dégradation, sans
laquelle il n'est pas de belle couleur ?
Ayant ainsi signalé l'importance de la dégradation,
Ruskin engage le peintre à l'étudier dans la nature, où
sans cesse il en trouvera les traces harmonieuses :
« Aucune couleur de la nature n'existe, dans les circonstances ordi-
naires, sans dégradation. Si vous ne le voyez pas, la faute en est à
votre expérience. Vous le reconnaîtrez en temps voulu, si vous vous
exercez suffisamment. Mais, en général, vous pouvez le constater tout
de suite. »
TEMOIGNAGES 93
En outre, il indique nettement le moyen d'obtenir sur
une toile une belle dégradation et l'avantage d'un tel pro-
cédé sur l'emploi de la teinte plate :
« Placer les teintes modifiantes par petites toucties. »
« Si une couleur doit être renforcée par des fragments d'une autre
couleur, il est préférable, dans bien des cas, de poser celle-ci sur celle-
là en d'assez vigourtuses petites touches, comme de la paille haohée
finement, plutôt que de l'y étendre comme une teinte à plat, et c<^ x
pour deux raisons : la première, c'est que le jeu simultané de deux
couleurs charme l'œil ; la seconde, c'est que de nombreuses expres-
sions de forme peuvent être obtenues par une sage distribution des
touches foncées placées au-dessus. »
Ce moyen, « petites touches, comme de la paille hachée
finement », n'est-ce pas précisément celui qu'emploient
les néo-impressionnistes ?
Mais, mieux, ces petites touches morcelées, ils les veut
de couleurs intègres :
« Reproduisez des teintes composées par l'entrelacement des tou-
ches des couleurs pures dont ces teintes sont constituées, et usez de
ce procédé quand vous désirez obtenir des effets éclatants et d'une
grande douceur. »
Touches divisées de couleurs pures : tout l'apport des
néo-impressionnistes.
« La meilleure couleur à laquelle nous puissions prétendre, c'est
par le stippling que nous l'obtiendrons. »
Or, la traduction littérale de stippling est : poiniil-
lage.
^^
94 DE DELACROIX AU NEO-IMPRESSIONNISME i^
El ce n'est pas là un mot que Ruskin emploie une fois,
par hasard. Il consacre à celte facture, qu'il recommande
si spécialement, tout un chapitre intitulé : rompre uine
COULEUR EN MENUS POINTS PAR JUXTAPOSITION OU SUPERPOSITION.
« Celui-ci e-st le plus important de tous les procédés de la bonne
peinture moderne à l'huile ou à l'aquarelle.
« Dans les effets de distance d'un sujet brillant, les bois, ou l'eau
ridée, ou les nuages morcelés, on peut obtenir beaucoup par des tou-
ches OU par un émietlement de menues taches de couleurs, dans les
interstices desquelles d'autres couleurs seront ensuite adroitement
placées. Plus vous pratiquerez ce procédé, lorsque le sujet évidem-
ment le demandera, mieux votre œil jouira des plus hautes qualités
de la couleur. Le procédé est, par le fait, l'application du principe
des couleurs séparées jusqu'au raffinement le plus extrême ; c'est
employer les atomes de couleur t n juxtaposition, plutôt que de les
étendre en larges espaces. Et, en remplissant les meims interstices
de cette espèce, si vous désirez que la couleur dont vous les couvrez
ressorte brillamment, observez qu'il vaut mieux en poser un point
bien affirmé, en laissant un petit blanc à côté ou autour de lui dans
l'interstice, que de couvrir entièrement ce dernier d'une teinte plus
pâle de la même couleur. Le jaune et l'orangé paraîtront à peine à-
l'état pâle et dans de petits espaces ; mais ils se manifesteront bril-
lamment, posés en touches fermes, quelque petites qu'elles soient,
avec du blanc à côté. »
3. Nous trouvons encore ces précieux arguments en
faveur de la techniciue néo-impressionniste dans une
étude sur Ruskin, publiée dans la Revue des Deux Mondes
(mars 1897), par M. Robert de la Sizeranne, qui cite ou
résume les opinions de l'esthéticien.
TEMOIGNAGES 95
Les néo-impressionnistes répudient toute couleur
sombre ou terne ; Ruskin dit :
« Arrière donc le gris, le noir, le brun et tout ce goudronnage des
paysagistes français du milieu du siècle, qui semblent regarder la
nature dans un miroir noir ! Il faut assombrir chaque teinte, non
avec un mélange de couleur sombre, mais avec sa propre teinte sim-
plement renforcée. »
Les néo-impressionnistes répudient tout mélange sur
la palette ; Ruskin dit ;
« Il faut qu'on tienne sa palette propre afin qu'on voie clairement
la teinte pure et qu'on ne soit pas enclin au mélange. »
« Pas plus de mélange sur la palette que sur la toile ; qu'on mêle
deux couleurs ensemble, si l'on y tient, mais pas davantage. »
Les tableaux des néo-impressionnistes ressemblent-ils
à des mosaïques ? Ruskin dit :
« Il faut considérer toute id nature purement comme une mosaïque
de différentes couleurs qu'on doit imiter une à une en toute simpli-
cité. »
« Ce sont donc des fresques qu'il faut qu'on fasse ? Oui, et, mieux
encore, des mosaïques ! »
Et ceci, qui n'est pas pour faire regretter aux néo-
impressionnistes d'avoi/ adopté une facture dans laquelle
l'habileté de main n'/ aucune importance :
« Seulement, dans ce système de dessin méticuleux, de lignes cons-
ciencieuses et appuyées, de couleurs mates, une à une dissociées et
laborieusement posées point par point, de pignochage, net, précau-
tionneux et probe, quel rôle jouent la largeur de la facture, la flui-
96 DE DELACROIX AU NEO-IMPRESSIONNISME
dite savoureuse de la louche, la virtuosité de la main, la liberté du
pinceau ? Elles n'en jouent aucun, parce qu'elles n'en doivent pas
jouer. Le virtuose est un pharisien qui se complaît en lui-même et
non en la beauté... C'est un équilibriste qui jongle avec ses ocres,
ses outremers, ses cinabres, au lieu de les apporter en tribut devant
la nature sans égale et devant le ciel sans fond. Il dit : a Voyez mon
adresse, voyfz ma souplesse, voyez ma patte ! » Il ne dit pas :
« Voyez comme Elle est belle et comme Elle passe tous nos pauvres
artifices humains ! »
Ces lignes ne sont-elles pas la meilleure réponse que
l'on puisse faire aux critiques qui reprochent aux néo-
impressionnistes la discrète impersonnalilé de leur fac-
ture ?
Puis, ces préceptes, si nettement néo-impressionnistes
qu'ils semblent écrits par un des adeptes de la division :
« Posez les couleurs vives par petits points sur les autres ou dans
leurs interstices, et poussez le principe des couleurs séparées à son
rafOnement le plus extrême, usant d'atomes de couleurs en ju.\tapo-
sition plutôt qu'en larges espaces. Et enfin, si vous avez le temps,
plutôt que de rien mélanger, copiez la nature dans ses fleurs ponc-
tuées de couleurs diverses, les digitales par exemjile et les calcéo-
laires. Et produisez les teintes mixtes par l'entrecroisement des tou-
ches des diverses couleurs crues dont les teintes mixtes sont
formées. »
Gel emploi de petits points de couleurs pures pour
former des teintes mixtes, prôné par Ruskin, se rap-
proche tellement de la technique des néo-impression-
nistes, la communauté do principes est tellement évi-
dente, que l'écrivain de la Revue des Deux Mondes ne peut
TÉ\fOIGNAGES 97
s'empêcher d'écrire, en appelant pointillisme ce que, plus
précis, il eût appelé néo-impressionnisme :
« Ne serait-ce pas le pointillisme qui, dès 1836, se trouve ici pro-
phétise ? C'est lui-même. »
Ne peut-on s'étonner que ce stippling, recommandé par
l'esthéticien anglais comme le meilleur moyen d'assurer
à la couleur de la splendeur et de l'harmonie, soit pré-
cisément cette touche divisée, qui choque tant de critiques
français ?
4. Nous clorons ces témoignages sut quelques extraits
du livre d'un savant américain, 0. N. Rood : Théorie
scientifique des couleurs, livre écrit, dit l'auteur, « pour les
peintres et les gens du monde », — comme si les uns et
les autres allaient se mettre tels soucis en tête !
On verra que Rood, lui aussi, recommande le dégradé,
le mélange optique et la touche divisée et s'étonne que tant
de gens en ignorent les vertus.
« Parmi les caractères les plus importants de la couleur dans la
nature, il faut ranger la dégradation pour ainsi dire inQnie qui l'accom-
pagne toujours... Si, dans un tableau, un peintre représente une
feuille de papier par un espace informémenl blanc ou gris, le modèle
sera fort mal rendu et, poiu- que la peinture soit exacte, l'artiste
devra la couvrir de gradations délicates de clair-obscur et de cou-
leur. Nous nous figurons ordinairement une feuille de papier commf.
un objet d'une teinte tout à fait uniforme, et cependant nous reje-
tons sans hésiter, comme inexacte, toute peinture de teinte uniforme
qui prétend la représenter. Là-dessus, notre éducation inconsciente
98 DE DELACROIX AU NEO-IMPRESSIONNISME
est bien en avance sur notre éducation consciente. Notre mémoire
des sensations est immense, tandis que notre souvenir des causes
qui les produisent est presque nul et cela avec raison : si nous ne
nous souvenons pas de ces causes, c'est surtout parce que nous ne
les avons jamais sues. Un des devoirs du peintre est d'étudier les
causes d'où proviennent les sensations très complexes qu'il éprouve.
« Tous les grands coloristes ont été profondément pénétrés d'un
sentiment de ce genre, et leurs œuvres, quand on les regarde à la
dislance voulue, paraissent réellement trembloter, tant leurs teintes
sont changeantes et semblent littéralement se modifier sous les yeux
du spectateur, de sorte qu'il est souvent impossible pour celui qui
les copie de dire ce qu'elles sont au juste, et de les reproduire exac-
tement par ses mélanges de couleurs, de quelque manière qu'il les
modifie.
« Parmi les paysages modernes, ceux de Turnor sont fameux par
leiu- gradations infinies et il n'est pas jusqu'aux aquarelles de ce
peintre qui n'aient la même qualité.
ce Mais il existe un autre genre de dégradation qui a un charme
tout particulier, et qui est très précieux dans le^ arts et dans la
nature. Nous voulons parler de l'ellet qui se produit lorsqu'on jux-
tapose des couleurs différentes en lignes continues ou pointillées et
qu'ensuite on les regarde d'assez loin pour que leur fusion soit opérée
pour l'œil du spectateur. Dans ce cas, les teintes se mélangent sur
la rétine et produisent des couleurs nouvelle.s. Ceci communique à
la surface un éclat d'une douceur particulière et lui donne un certain
air de transparence, comme si notre vue pouvait la pénétrer. A la
distance convenable, les couleurs adjacentes se fondent ensemble, et
ce qui, de près, ne semblait qu'une masse de barbouillages confus,
devient de loin un tableau régulier. Dans les peintures à l'huile, le
peintre tire habilement parti du mélange des couleurs qui se fait sur
la rétine du spectateur : ce mélange leur prèle un charme magique,
parce que les teintes semblent plus pures et plus variées, et, comme
l'apparence du tableau change un peu .suivant que le spectateur s'en
approche ou s'en éloigne, il semble en quelque sorte devenir vivant
et animé.
TEMOIGNAGES 99
« Les tableaux à l'huile dans lesquels le peintre n'a pas profité de
ce principe subissent un désavantage évident : à mesure que le spec-
tateur recule, les couleurs adjacentes se fondent ensemble, que l'ar-
tiste l'ait voulu ou non, et si celui-ci ne l'a pas prévu, un effet nouveau
et tout à fait inférieur ne manque pas de se produire.
« Dans l'aquarelle, la même manière de peindre est constamment
employée sous forme d'un pointillage plus ou moins marqué, grâce
auquel le peintre peut obtenir certains effets de transparence et de
richesse, auxquels sans cela il lui serait impossible d'arriver. Si le
pointillage est régulier et très évident, il donne quelquefois à la pein-
ture un air mécanique qui n'est pas tout à fait agréable ; mais, quand
on l'emploie d'une manière convenable, c'est un moyen précieux et
qui se prête bien à l'expression de la forme.
« Dans les châles de cachemir, le même principe est développé et
poussé fort loin, et c'est à cela que ces étoffes doivent une grande
partie de leur beauté. »
Ainsi, un peintre comme Delacroix, un esthéticien
comme Ruskin, un savant comme Rood ont prévu ou
indiqué les différents procédés qui constituent l'apport
novateur des néo-impressionnistes et semblent même recom-
mander spécialement la partie de leur technique qui est
la plus attaquée aujourd'hui, celle que l'on trouve si
fâcheuse : l'emploi de touches d'éléments purs.
VIII
L'ÉDUCATION DE L'ŒIL
Un progrès par génération. — Les peintres conspués sont les
éducateurs. — Obstacles que rencontrent les coloristes. —
Faute d'éducation^ le public est insensible à Vharmonie et a
peur de toute belle couleur. — Cest l'éclat et non la facture
des néo-impressionnistes qui choque. /
1. Pourquoi donc la division, qui peut se prévaloir
d'avantages que n'assurent pas les autres techniques, a-
t-elle rencontré tant d'hostilité ? C'est qu'en France on
est rebelle à toute nouveauté d'art et, non seulement
insensible, mais hostile à la couleur. (Songeons que notre
guide national, le Jeanne, au lieu de renseigner simple-
ment, éprouve le besoin d'exciter le touriste au rire et à
l'incompréhension devant les admirables colorations des
Turner du South Kensington Muséum.)
Or, on avait contre l'art néo-impressionniste ce double
grief : il constituait une innovation, et les tableaux exé-
cutés selon sa technique brillaient d'un éclat inaccou-
tumé.
Il est inutile qu'on dresse ici la liste de tous les pein-
101 DE DELACROIX AU NÉO-IMPRESSIONNISME
1res novateurs qui ont été conspués en ce siècle et qui
ont ensuite imposé leur vision particulière. Ces injus-
tices, cette lutte, ces triomphes, c'est l'histoire de l'art.
On conteste d'abord toute manifestation nouvelle ;
puis, lentement, on s'habitue, on admet. Cette facture
qui choquait, on en perçoit la raison d'être, cette cou-
leur qui provoquait des clameurs semble puissante et
harmonieuse. L'inconsciente éducation du public et de
la critique s'est faite, au point qu'ils se mettent à voir
les choses de la réalité telles que s'est plu à les figurer
le novateur : sa formule, hier honnie, devient leur cri-
térium. Et, en son nom, l'effort original qui se manifestera
ensuite sera bafoué, jusqu'au jour où ii triomphera, lui
aussi. Chaque génération s'étonne après coup de son erreur,
et récidive.
Vers 1850, on écrivait ceci au sujet des tableaux de
Corot — car, oui, le doux Corot froissait le goût du
public :
« Comment M. Corot peut-il voir la natui'e telle qu'il nous la
représente ?... C'est en vain que M. Corot voudrait nous imposer sa
façon de peindre les arbres, ce ne sont pas des arbres, c'est de la
fumée. Pour notre part, dans nos promenades, il ne nous a jamais
été donné de voir des arbres ressemblant à ceux de M. Corot. »
Et vint-cinq ans plus tard, lorsque Corot a triomphé,
on l'invoque pour nier Claude Monet :
« Monet voit tout en bleu 1 Terrains bleus, herbe bleue, arbres
L'EDUCATION DE L'ŒIL 102
bleus. Beaux arbres de Corot, pleins de mystère et de poésie, voilà
ce qu'on a fait de vous ! On vous a trempés dans le baquet de bleu
d'une blanchisseuse ! »
Une même génération ne fait pas deux fois l'effort
nécessaire pour s'assimiler une façon de voir nouvelle.
Les détracteurs de Delacroix ont dû céder à ses partisans.
Mais ces derniers n'ont pas compris les coloristes qui
lui succédaient, les impressionnistes. Ceux-c' ^ leur tour
ont triomphé, et aujourd'hui les amateurs des Monet,
des Pissarro, des Renoir, des Guillaumin abusent de la
réputation de bon goût que ce choix leur a acquise pour
réprouver le néo-impressionnisme.
Il faut plus qu'un quart de siècle pour qu'une évolu-
tion d'art soit admise. Delacroix lutte de 1830 à 1863 ;
.Jongkind et les impressionnistes, de 1860 à 1890. Vers
1886, apparaît le néo-impressionnisme, développement
normal des recherches précédentes et qui, d'après celte
tradition, a donc droit encore à quelques années de luttes
et de travail avant que soit agréé son apport.
Parfois même l'intérêt financier se coalisera avec l'igno-
rance pour entraver un mouvement novateur et gênant.
Gustave Geffroy l'a bien dit :
« Les producteurs dont la raison sociale est cotée, et tous ceux qui
vivent de cette production consacrée par le succès, forment une asso-
ciation, avouée ou tacite, contre l'art de demain. »
2. C'est surtout lorsqu'elle tend vers la lumière ou
103 DE DELACROIX AU NEO-IMPRESSIONNISME
vers la couleur qu'une innovation se heurte à des mauvaises
volontés. Les changements de thème de la peinture,
corrélatifs aux variations de la mode littéraire, sont
facilement admis par ces mêmes gens qu'effarouche le
moindre éclat nouveau. Les déformations des Rose-Croix
n'ont certes pas provoqué l'hilarité autant que les loco-
motives bleues de M. Monet ou les arbres violets de
M. Cross. Rarement un dessin, une statue excitent la
colère d'un public incompréhensif : une audace de couleurs,
toujours.
Toute couleur pure et franche choque ; on n'aime que
la peinture plate, lisse, assourdie et terne. Que, sous
prétexte d'ombre, la moitié d'une figure soit couverte de
bitume ou de brun, le public l'admet volontiers, mais non
de bleu ou de violet. Pourtant les ombres participent
toujours de ce bleu ou de ce violet qui lui répugnent, et
non des teintes excrémentielles qui ont son agrément. La
physique optique, elle aussi, le dirait.
Il y a en effet une science de la couleur, facile et simple,
que chacun devrait apprendre et dont la connaissance
éviterait tant de sots jugements. Elle peut se résumer
en dix lignes qu'on devrait enseigner aux enfants de
l'école primaire, à la première heure de la première leçon
du cours le plus élémentaire de dessin.
Charles Blanc déplore cette ignorance du public — et
toujours au sujet de Delacroix :
a Bien des gens supposent que le coloris est un pur don du ciel Pt
L'EDUCATION DE L'ŒIL 104
qu'il a des arcanes incommunicables. C'est une erreur : le coloris
s'apprend comme la musique. De temps immémorial, les Orientaux
en ont connu les lois, et ces lois se sont transmises de génération
en génération depuis les commencements de l'histoire jusqu'à nous. —
De même que l'on f;iit des musiciens, au moins corrects et habiles,
en enseignant le contre-point, de même on peut former des peintres
à ne pas commettre des fautes contre l'harmonie, en leur enseignant
les phénomènes de la perception sunultanée des couleurs.
« Les éléments du coloris n'ont pas été analysés et enseignés dans
nos écoles, parce qu'on regarde en France comme inutile d'étudier
les lois dé la couleur, d'après ce faux adage qui com't les bancs :
« On devient dessinateur ; on nait coloriste. »
c( ... Les secrets du coloris 1 Pourquoi faut-il appeler secrets, des
principes que tous les artistes devraient savoir et qu'on aurait dû
enseigner à tous ! »
Les Artistes de mon temps : Eugène Delacroix.
Ces lois de la couleur peuvent en quelques heures
s'apprendre. Elles sont contenues dans deux pages de
Chevreul et de Rood. L'œil guidé par elles n'aurait plus
qu'à se perfectionner. Mais, depuis Charles Blanc, la
situation n'a guère changé. On n'a rien fait pour propager
cette éducation spéciale. Les disques de Chevreul, dont
l'usage amusant pourrait prouver à tant d'yeux qu'ils ne
voient pas et leur apprendre à voir, ne sont pas encore
adoptés pour les écoles primaires, malgré tant d'efforts
dans ce sens qu'a faits le grand savant.
C'est cette simple science du contraste qui forme la
base solide du néo-impressionnisme. Hors d'elle, pas
de très belles lignes, ni de parfaites couleurs. Si nous
conslalons chaque jour les services qu'elle peut rendre
105 DE DELACROIX AU NEO-IMPRESSIONNISME
à l'artiste, en dirigeant et fortifiant son inspiration, nous
cherchons encore le dommage qu'elle lui peut causer.
Dans la préface de son livre, Rood en montre toute
l'importance :
« Nous nous sommes eftbrcé aussi de présenter d'une manière
simple et intelligible les faits essentiels dont dépend nécessairement
l'emploi artistique des couleurs. — La connaissance de ces faits ne
pourra pas, bien entendu, transformer le premier venu en artibte ;
mais elle pourra jusqu'à un certain point empêcher des gens du
monde, des critiques, et même des peintres de parler ou d'écrire sur
la couleur d'une manière vague, inexacte et quelquefois irrationnelle.
Nous irons plus loin encore, et nous dirons que la connaissance
réelle des faits élémentaires sert souvent à signaler aux débutants
l'existence de difûcultés qui sont presque insurmontables, ou peut-
être encore, lorsqu'ils sont embarrassés, à leur révéler la nature pro-
bable de l'obstacle qui les arrête ; en un mot une certaine introduc-
tion élémentaire épargne aux travailleurs des efforts inutiles. »
Il ne s'agit pas, en effet, pour être coloriste, de poser
des rouges, des verts, des jaunes, à coté les uns des
autres, sans règle ni mesure. Il faut savoir ordonner ces
divers éléments, sacrifier les uns pour faire valoir les
autres. Bruit et musique ne sont pas synonymes. La jux-
taposition de couleurs, si intenses qu'elles soient, sans
observation du contraste, c'est du coloriage ol non du
coloris.
3. Un des grands blâmes adressés aux néo-impression-
nistes, c'est qu'ils sont trop savants pour des artistes :
107 DE DELACROIX AU NÉO-IMPRESSIONNISME
4. Le public se soucie beaucoup plus du sujet d'un
tableau que de son harmonie. Comme le constate Ernest
Chesneau :
« Les mieux doués, parmi ceux qui forment le public des exposi-
tions, ne paraissent pas soupçonner qu'il est nécessaire de cultiver
ses sens pour atteindre à la pleine jouissance des plaisirs {"^'.ellectuels
dont les sens ne sont que des organes sans doute, m^.a les organes
essentiels. On ne se doute pas assez qu'il faut avoir le regard juste
pour comprendre et juger — je veux dire goûter — la peinture, la
statuaire ou l'architecture, autant que l'oreille juste pour goûter la
musique. — Suivant jusqu'au bout la comparaison, qui est rigoureuse,
ajoutons que le regard comme l'oreille, même naturellement justes,
v- ont besoin d'une éducation progressive pour pénétrer dans toutes
leurs délicatesses l'art des sons et l'art des couleurs. »
« La Chapelle des Saints-Anges à Saint-Sulpice. »
[LArt — Tome xxvni.)
Même, la plupart des peintres sont insensibles au
charme de la ligne et de la couleur. Ils sont rares, les
artistes qui pensent, avec Ruskin : « La dégradation est
aux couleurs ce que la courbure est aux lignes », et, avec
Delacroix : « 11 y a des lignes qui sont des monstres,
deux parallèles ». Les peintres de notre temps ont
d'autres préoccupations que ces principes de beauté.
Nous pouvons affirmer qu'il n'en est pas un sur cent
qui se soit donné la peine d'étudier cette partie primor-
diale de son art. Gavarni déclare, à propos des tableaux
du maître :
« C'est du barbouillage de paravent... Ça tient du torche-cul et du
papier de tenture ; puis là-dessus des gens qui viennent parler au
L'EDL'CATION DE L'ŒIL 106
empêtrés dans leurs recherches, ils ne peuvent exprimer
librement leurs sensations, dit-on.
Répondons que le moindre tisserand oriental en sait
autant qu'eux. Ces notions qu'on leur reproche ne sont
guère compliquées. Les néo-impressionnistes ne sont
pas trop savants. Mais ne pas connaître les lois du con-
traste et de l'harmonie, c'est être trop ignorant.
Pourquoi donc la possession de ces règles de beauté
annulerait-elle leurs sensations ? Un musicien, parce
qu'il sait que le rapport 3/2 est un rapport d'harmonie,
et un peintre, parce qu'il n'ignore pas que i'orangé forme
avec le vert et le violet une combinaison ternaire, en
sont-ils moins des artistes susceptibles d'être émus et
capables de nous émouvoir ? Théophile Silvestre l'a dit :
« Ce savoir presque mathématique, au lieu de refroidir
les œuvres, en augmente la justesse et la solidité. »
Les néo-impressionnistes ne sont pas esclaves de la
science. Ils la manient au gré de leur inspiration : ils
mettent ce qu'ils savent au service de ce qu'ils veulent.
Peut-on reprocher à de jeunes peintres de ne pas avoir
négligé cette partie essentielle de leur art ? quand on
voit qu'un génie comme Delacroix a dû s'astreindre à celte
étude des lois de la couleur et y a pu trouver profit, ainsi
que le reconnaît Charles Blanc en cette note :
« C'est pour avoir connu ces lois, pour les avoir étudiées à fond,
après les avoir par inluilion devinées, qu'Eugène Delacroix a été un
des jjIu* grands coloristes des temps modernes. »
L'EDUCATION DE L'ŒIL 108
bourgeois du supernaturalisme de ça !... Nous sommes vraiment dans
le Bas-Empire du verbe, dans le pataugement de la couleur. »
Et les Goncourt écrivent (la Peinture à V Exposition
de 1855) :
Ci Delacroix à qui a été refusée la qualité suprême des coloristes,
riiannonie. »
La plupart des critiques, en effet, ne peuvent guère,
faute d'éducation technique, se rendre compte de l'ac-
cord de deux teintes ou du désaccord de deux lignes. Ils
jugent plutôt par le sujet, la tendance, le genre, sans se
préoccuper du côté « peintre ». Ils font de la littérature
à propos de tableaux, non de la critique d'art. — Citons
cette note de Delacroix ; « Oculos habent et non vident,
veut dire : De la rareté des bons Juges en peinture. » Lui
qui disait : « Voici plus de trente ans que je suis livré
aux bêtes », il avait assez souffert de l'ignorance du
public et de la critique pour se rendre bien compte des
difficultés que rencontrent les coloristes. Dans son Journal,
il écrit :
« Je sais bien que cette qualité de coloriste est plus fâcheuse que
recommandable... Il faut des organes plus actifs et une sensibilité
plus grande pour distinguer la faute, la discordance, le faux rapport
des lignes et des couleurs. »
Et, sur le même sujet, il écrit à Baudelaire (8 octobre
1861) :
Ces effets mystérieux de la ligne et de la couleur que ne sentent,
109 DE DELACROIX AU NEO-IMPRESSlONNlSME
hélas, que peu d'adeptes... Celte partie musicale et arabesque...
n'est rien pour bien des gens, qui regardent un tableau comme les
Anglais regardent une contrée quand ils voyagent. »
Celte haine ou celle indifférence pour la couleur, dont
Delacroix vivant a tant souffert, n'en supporle-t-il pas
encore les conséquences ? 11 nous semble qu'on est bien
insoucieux de ses œuvres. Qu'on se rappelle ce public
si froid devant son exposition à l'Ecole des Beaux-Arts,
et qui se ruait, enthousiaste, à celle de Baslien-Lepage,
ouverte en même temps, à côté, à l'hôtel de Chimay. Et
jamais, dans les longues stations que nous avons faites,
à Sainl-Sulpice, devant les décorations de la Chapelle
des Saints-Anges, nous n'avons été troublé par un visi-
teur.
Eugène Véron, le biographe de Delacroix, a bien noté
cette persistante injustice :
« Faut-il en conclure que les multitudes qui se pressent à ces
expositions soient enfin arrivées à comprendre son génie ? On n'a
pour s'en assurer qu'à comparer la réserve des visiteurs et leur silence
embarrassé, en face des toiles de Delacroix, aux cris d'oiseaux que
poussent les femmes quand, au Salon ou aux expositions des cercles,
elles se trouvent en face de quelque toile des soi-disant maîtres actuels
de l'École française. Voilà de l'admiration franche et sincère. A-t-on
jamais rien vu de pareil aux expositions de Delacroix ? Cela n'a rien
d'extraordinaire : c'est le contraire qui serait extraordinaire. »
5. Devant la peinture de Delacroix, ce qui exaspérait
tant de gens, c'était moins la fureur de son romantisme
L'EDUCATION DE L'ŒIL HO
que ses hachures et sa couleur intense ; devant la peinture
des impressionnistes, c'était la nouveauté de leurs virgules
et de leurs colorations. Et, dans l'apport des néo-impres-
sionnistes, ce qui a dérouté, c'est — plus encore que la
division de la touche — l'éclat insolite de leurs toiles. A
l'appui de cette proposition, citons un cas topique. Les
tableaux de M. Henri Martin, dont la facture est absolument
empruntée au néo-impressionnisme, trouvent grâce devant
le public, la critique, les commissions municipales et
l'État. Chez lui le point ne choque pas, et pourtant il est
inutile — donc gênant — , puisque, de couleur grise, terne
et rabattue, il ne procure pas de bénéfices de luminosité
ou de coloration de nature à faire passer sur les inconvé-
nients possibles du procédé. Représenté par lui, le pointil-
lisme est admis au Luxembourg, à l'Hôtel de Ville, tandis
que le grand Seurat, instaurateur de la division et créateur
de tant d'œuvres calmes et grandes, est encore méconnu
(en France du moins, car l'Allemagne, mieux avertie, a
su acquérir les Poseuses et d'autres toiles importantes que
nous verrons quelque jour au musée de Berlin).
Peut-être, les années aidant, le public complétera-t-il
son éducation : espérons en des temps où il sera plus
sensible à l'harmonie, où il ne redoutera plus la puis-
sance d'une couleur, où il en goûtera calmement la beauté,
et constatera que les plus vives colorations d'un peintre
sont timides au prix des colorations dont se pare la nature.
^ '
111 DE DELACROIX AU NEO-IMPRESSIONNISME
Du moins un grand progrès a-l-il été fait grâce aux maîtres
impressionnistes. Tels spectateurs qui s'étonnaient ou
prolestaient autrefois devant des tableaux impressionnistes
reconnaissent maintenant que les Monet, les Pissarro se
mêlent en parfaite harmonie aux Delacroix, aux Corot, aux
Rousseau, aux Jongkind, dont ils sont le développement.
De même, le public reconnaîtra peut-être un jour que
les néo-impressionnistes auront été les représentants
actuels de la tradition coloriste, dont Delacroix et les
impressionnistes furent en leur temps les champions.
Quels peintres peuvent, à plus juste titre, se réclamer
de ces deux patronages ? Ni ceux qui peignent noir,
blanc ou gris, ni ceux dont le coloris rappelle « le las
de vieux légumes pourris », signalé par Ruskin comme
le suprême degré de laideur que puisse atteindre la cou-
leur, ni ceux qui peignent à teintes plates. Car ces pro-
cédés sont sans relations avec les principes des maîtres
que les néo-impressionnisles revendiquent.
Il est peut-être facile de peindre plus lumineux que les
néo-impressionnisles, mais en décolorant ; ou plus coloré
mais en assombrissant. Leur couleur est située au milieu
du rayon qui, sur un cercle chromatique, va du centre —
blanc — à la circonférence — noir. Et cette place lui
assure un maximum de saturation, de puissance et de
beauté. Un temps viendra, où l'on trouvera soit à tirer
un meilleur parti des couleurs dont le peintre dispose
L'EDUCATION DE L'ŒIL 112
actuellement, soit à employer de plus belles matières ou
de nouveaux procédés — comme, par exemple, la fixa-
tion directe des rayons lumineux sur des subjectiles sen-
sibilisés ; mais, il faut le constater, ce sont les néo-
impressionnistes qui ont su tirer des ressources actuelles
le résultat à la fois le plus lumineux et le plus coloré :
à côté d'une de leurs toiles et malgré les critiques qu'elle
peut d'ailleurs encourir, tout tableau, si grandes que
soient ses qualités d'art, paraîtra sombre ou décoloré.
Bien entendu, nous ne faisons par dépendre le talent
d'un peintre du plus ou moins de luminosité et de colo-
ration de ses tableaux ; nous savons qu'avec du blanc et
du noir on peut faire des chefs-d'œuvre et qu'on peut
peindre coloré et lumineux sans mérite. Mais si cette
recherche de la couleur et de la lumière n'est pas l'art
tout entier, n'en est-elle pas une des parties impor-
tantes ? N'est-il pas un artiste, celui qui s'efforce de
créer l'unité dans la variété par les rythmes des teintes
et des tons et qui met sa science au service de ses sen-
sations ?
6. Se rappelant la phrase de Delacroix : « La peinture
lâche est la peinture d'un lâche »", les néo-impression-
nistes pourront être fiers de leur peinture austère et
simple. Et si, mieux que la technique, c'est la passion
qui fait les artistes, ils peuvent être confiants : ils ont
113 DE DELACROIX AU NEO-IMPRESSIONNISME
la passion féconde de la lumière, de la couleur et de l'har-
monie.
En tout cas, ils n'auront pas refait ce qui avait été fait
déjà ; ils auront eu le périlleux honneur de produire un
mode nouveau, d'exprimer un idéal personnel.
Ils pourront évoluer, mais toujours sur les bases de la
pureté et du contraste dont ils ont trop bien compris
l'importance et le charme pour y jamais renoncer. Peu
à peu débarrassée des entraves du début, la divisio7i, qui
leur a permis d'exprimer leurs rêves de couleur, s'assou-
plit et se développe, promettant encore de plus fécondes
ressources.
Et si parmi eux ne se manifeste pas déjà l'artiste qui,
par son génie, saura imposer celte technique, ils auront
du moins servi à lui simplifier la tâche. Ce coloriste
triomphateur n'a plus qu'à paraître : on lui a préparé sa
palette.
1899. Paris, Saint-Tropez.
NJ Signac, Paul
190 J* Eugène Delacroix au
34.9 néo-impressionnisme
1921
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