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in 2011 with funding from
University of Toronto
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DEUX
CONTES DE FÉES
POUR LES GRANDES
PERSONNES
OUVRAGES DU MEME AUTEUR :
La Cendre et la Flamme. (Félix Juvcn)
Solitudes, roman (Bernard Grasset)
A MES AMIS Suisses .... (Georges Grès)
POUR PARAITRE
Marins d'eau douce. ( Un récit et
quelques paysages de la Suisse romande.)
DEUX
CONTES DE FÉES
POUR LES GRANDES
PERSONNES
PAR
GUY DE POURTALES
FRONTISPICES GRAVES SUR BOIS
PAR
LOUIS JOU
PARIS
SOCIÉTÉ LITTÉRAIRE DE FRANCE
5, Rue Christine. 5
M. CM. XVII
IL A ÉTÉ TIRÉ
VINGT EXEMPLAIRES
SUR PAPIER DU JAPON
DE SHIDZUOKA
NUMÉROTÉS DE 1 A 20.
EXEMPLAIRE NUMÉRO
1272
Et ceci se passait dans des temps
très anciens, avant la grande guerre...
a
O. S.
UN
DISCIPLE D' ÉPICTÈTE
UN
DISCIPLE D' ÉPICTÈTE
IL y a probablement un demi-siècle que
naquit Gualtero Kyes, philosophe, disciple
d'Epictète, apôtre de la Vérité.
Nous savons qu'il est né à Calcutta (Indes
anglaises), aux confins de la ville européenne,
dans une maison entourée de hauts arbres
où grimaçaient des singes et que peuplaient
de leurs impertinences criardes des perro-
quets.
Le père du philosophe, — bonhomme
d'origine portugaise et qui avait épousé une
hindoue, — vivait du mieux qu'il pouvait de
sa modeste paye de comptable et avait élevé
ses quatre fils dans le respect des dieux : le
Christ étant le sien, Brahma, Vichnou et Çiva
ceux de sa femme.
Gualtero, ayant atteint l'âge d'homme^ c'est-
.... I ....
CONTES DE FÉES
à-dire l'âge d'écrire, de lire et de compter,
c'est-à-dire l'âge de gagner sa vie, c'est-à-dire
l'âge de douze ans environ, entra comme
sous-comptable dans le bureau qui employait
son père et y vécut heureux jusque vers sa
vingtième année. Mais, comme il était gran-
dement curieux des choses de l'esprit, il se mit à
étudier en cachette derrière le dos d'un gros
scribe. C'est ainsi qu'il lut les Pourânas et la
Bible, qui suffirent pendant son adolescence
à l'avidité de son âme. Puis, un beau jour, avec
quelques roupies soigneusement amassées, il se
procura les traductions en langue anglaise des
philosophes grecs et latins. Après tant d'années
passées à explorer l'ardue métaphysique des
Pourânas et les cimes ténébreuses de l'Ancien
Testament, il parut au jeune homme qu'il
entrait dans un délicieux jardin, ordonné avec
un goût sûr et précis par des jardiniers
honnêtes, un jardin clair, aéré, orné de peu
de fleurs, mais qu'il eut envie de cueillir toutes
et d'enfermer joyeusement dans le silence de
son cœur. Ce fut une grande époque de trouble
et de bonheur. Il lui arrivait bien parfois
UN DISCIPLE D'ÉPICTÈTE
encore de rêver aux béatitudes de l'apavarga
ou du nirvriti, ces extases qui le ravissaient
autrefois et lui donnaient un avant-goût de la
félicité suprême, qui est — comme chacun
sait — la délivrance finale par la réabsorption
dans l'âme universelle ; il lui arrivait aussi de
songer aux grondements d'Isaïe, aux promesses
d'Ezéchiel, aux richesses de Job, « l'homme le
plus haut de l'Orient », et il regrettait d'aimer
moins ces poèmes qui avaient été jusque-là
comme une lumière devant lui. Mais le sage
ne dispute pas avec sa raison. Gualtero goû-
tait un amer plaisir à se satisfaire de morale
humaine.
11 choisit donc ses nouveaux maîtres et s'at-
tacha aux stoïciens, dont la fière doctrine lui
parut convenir mieux qu'une autre à son
propre caractère. 11 devint, dès ce jour, un
disciple d'Epictète.
Entrant dans la chambre où son père et sa
mère mangeaient leur plat de riz quotidien,
en agaçant, pour se distraire, leur serpent cobra
favori, Gualtero leur dit : o Mes chers parents,
vous m'avez appris à être honnête et véridique;
.... 3 ....
CONTES DE FEES
vous m'avez enseigné à être raisonnable et à
suivre toujours les avis de ma conscience.
Vous m'avez conseillé encore de mépriser les
richesses et de n'avoir que peu d'ambition.
J'ai mis tout ceci en pratique du mieux que
j'ai pu et je pense ne vous avoir donné que
rarement des sujets de mécontentement. Mais
j'ai acheté des livres et je les ai lus. Et ces
livres ont décidé de ma vocation^ car je serai
philosophe, et philosophe-errant. Mon père,
l'Occident où vous êtes né m'appelle et sollicite
ma curiosité. Je veux connaître le Portugal et
ces autres pays oij vécurent des sages. Avec
votre permission, je vous dis adieu, et vous prie
de me donner votre bénédiction chrétienne,
car je m'embarquerai sur le prochain bateau
de la Malle Royale. »
Toutefois, ces paroles n'eurent pas l'effet que
Gualtero en attendait. Papa Kyes entra dans
une jaune colère et jeta, en guise de bénédic-
tion, l'une de ses savates à la tête de son fils.
M""*^ Kyes pleura et invoqua Çiva, dieu de la
pénitence, des mortifications, de la méditation
abstraite et qui a cinq visages avec un œil au
UN DISCIPLE D'EPICTETE
milieu du front. Mais les trois frères de Gualtero
se réjouirent de son départ et le plaisantèrent
aigrement, car ils l'aimaient peu. Alors, le
philosophe-errant quitta sa maison en se disant
que sa résolution était utile, puisqu'elle agréait
à trois personnes, et il dormit cette première
nuit d'exil sur les quais du port. Puis il embar-
qua et on lui attribua une case de l'entrepont
où il se trouva avec une foule d'émigrants des
deux sexes, de toute couleur et de tout ramage.
Mais sa force d'âme ne le quittait point, puis-
qu'il emportait, pour la soutenir, son précieux
Manuel d'Epictète. S'il pensait parfois au geste
inconsidéré de son père, ce n'était certes pas
pour le blâmer; un vrai philosophe ne hâte
point ses jugements de la sorte; il les réserve.
Il ouvrait son livre et lisait : « Aussitôt qu'une
idée pénible se présente à ton esprit, aie soin de
lui dire : tu n'es qu'une idée, un simple effet de
l'imagination... » Et Gualtero se disait : « Ma
vague tristesse n'est donc qu'une idée, un
simple effet de l'imagination », et il scrutait la
pleine mer ouverte devant lui comme un avenir
infini.
CONTES DE FÉES
Aux premières escales, il ne débarqua pas.
Cette terre d'Orient ne lui disait plus rien qui
vaille et souvent il s'écriait en lui-même :
« Europe ! Europe I Vie I Vérité I » comme les
Européens s'exclament lorsqu'ils voyagent :
« O Asie, silence, jungle, éléphants, lumière ! »
Le philosophe continuait à suivre les conseils de
son Maître qui dit : « Dans un voyage sur mer,
lorsque le vaisseau est arrêté dans un port, si tu
descends à terre pour faire la provision d'eau, tu
pourras, chemin faisant, ramasser soit un coquil-
lage, soit un oignon, mais tu devras faire attention
au vaisseau, tourner toujours les yeux vers lui,
prendre garde que le pilote ne t'appelle, et, s'il
t'appelle, tout quitter de peur qu'il ne te fasse
enchaîner et jeter dans le navire comme le vil
bétail. )) Ces recommandations lui semblaient
excellentes et il jura de s'y conformer. Le
paquebot essuya une violente mousson depuis
Ceylan jusqu'à l'entrée de la Mer Rouge et
.... 6 • ■■
UN DISCIPLE D'EPICTETE
Gualtero mit à une forte épreuve son âme
stoïcienne. Mais il ne faiblit pas, ne rendit que
son coeur aux abîmes et arriva sans autre dom-
mage à Port-Saïd.
« Oh ! oh ! » s'écria-t-il comme tant de pèle-
rins illustres en apercevant la grande mer
classique qui avait oublié d'être bleue ce jour-
là, car il pleuvait. Le bateau ne s'arrêta guère
et partit pour Naples où il ancra par un temps
radieux. Mais Gualtero avait cuit sous bien
d'autres soleils et aucune des beautés du Golfe
ne surpassait — soyons vrais — n'égalait l'image
qu'il s'en était faite. Comme il voyageait pour
étudier les hommes et non des paysages, il se
décida enfin à débarquer et vit des Napolitains.
L'espèce lui sem.bla bruyante, joyeuse, dispu-
teuse et mercantile. On voulut lui vendre du
corail, des peignes en écaille, des éponges, des
chansons, et on lui proposa des demoiselles.
Grâce aux langues anglaise et portugaise mélan-
gées, il put se faire entendre en un napolitain
honorable et, selon la coutume de son pays,
entra poliment en conversation avec chacun,
assura qu'il ne saurait quoi faire d'un peigne
.... 7 .... li
CONTES DE FÉES
d'écaillé attendu qu'il tressait sa natte avec ses
doigts, que ses mains étaient des éponges suffi-
santes, qu'il ne savait pas chanter et que les
demoiselles lui importaient peu, parce qu'il se
piquait d'être philosophe. Cependant, tout en
parlant, il ne perdait pas de vue le paquebot
ni la passerelle du commandant, car il savait à
quoi s'exposent les distraits et il redoutait d'être
« enchaîné et jeté dans le navire comme le vil
bétail ». 11 balança quelques moments s'il ne
poursuivrait pas son voyage par terre et pensa
qu'il serait doux de visiter la patrie de ses
illustres modèles. « Mais non, se dit-il ensuite,
je me dois d'abord au pays de mon père et de
mes ancêtres. » Il réembarqua pour Gênes et
de là pour Lisbonne où il n'y avait, à cette
époque, ni tremblement de terre, ni révolution,
mais seulement beaucoup d'honnêtes commer-
çants en vin de Porto.
Gualtero vécut parmi les petites gens du bas
de la ville, sur les bords du Tage. La plus belle
partie de son temps s'envolait en promenades
savoureuses. Il allait, sophisticaillant avec lui-
même, notant ses pensées sur les marges de
UN DISCIPLE D'ÉPICTÊTE
ses livres, s'étudiant avec minutie, visitant le
Musée et les cimetières, flânant par les quartiers
mal famés où il trouvait toujours quelque occa-
sion d'éprouver sa vertu, « car, pensait-il,
qu'est-ce qu'une vertu infaillible ? Moins que
rien... pis encore : c'est un défaut. » Et s'il
succombait alors aux tentations — ce qui lui
arriva bien rarement et seulement par nécessité
absolue — il puisait dans ses remords et dans
les punitions qu'il s'infligeait une volupté parti-
culière et une raison nouvelle de recourir aux
disciplines philosophiques.
C'est vers cette époque qu'il faut placer
l'idylle avec la petite Espagnole, une effrontée
gamine dont la fenêtre s'ouvrait en face de
celle du sage. Quelque gitane, bien entendu.
Elle n'était guère pudique lorsqu'elle faisait sa
toilette matinale et riait de montrer au soleil
levant — et au voisin — ses épaules étroites et
ses jambes épilées. Il se défendit de l'aimer
mais pensa lui offrir quelque babiole. Comme
son pécule s'écornait vite, il fallut recourir à des
besognes et il s'embaucha comme débardeur.
11 gagna ses piastres en transportant la marée
.... 9 ^.
CONTES DE FÉES
et fit emplette d'un fichu brodé. Elle l'accepta
d'une petite main rapide et froide tout en
disant : « tu es plus laid encore que je ne pen-
sais avec ta tresse de femme, et tu sens mauvais
le poisson ». Cela le fit sourire, et puis songer,
et puis pleurer.
Comme il y avait pas mal de temps qu'il
vivait à Lisbonne, il décida de se remettre en
route et choisit Londres pour but de son voyage.
Un navire le reprit, tout semblable à celui qui
l'avait amené. 11 retrouva l'entrepont, les émi-
grants et les gens de là-bas qui portent dans
leurs vêtements des odeurs de santal. Ensemble
ils rirent, se contèrent leur histoire, et Gualtero
les instruisit des choses de l'esprit. Eux, assis sur
leurs talons, l'écoutaient avec déférence comme
ils eussent écouté un de leurs innombrables
moines-mendiants. Mais souvent, sous le froid
ciel gris vers lequel ils allaient, le philosophe-
errant sentait son cœur s'alourdir. Ses souvenirs
retournaient vers la petite Espagnole qui élevait
si gentiment ses bras nus dans le soleil et il eut
désiré de les revoir s'arrondir sur sa tête comme
les anses d'un vase. Alors il cherchait dans ses
«.. 10 ....
UN DISCIPLE D'ÉPICTÈTE
livres quelque conseil utile. Mais il ne trouvait
rien et se demandait : « les Anciens n'ont-ils
donc pas connu l'amour? » Ou bien il se répé-
tait cette pensée de Marc-Aurèle : u Pourquoi
me tourmenter si ce qui m'advient n'est ni un
de mes vices, ni un effet ne ma nature vicieuse,
et si l'ordre du monde n'en est pas troublé?
Or, comment en serait-il troublé? » Mais cela
même ne le consolait qu'à demi.
Papa Kyes avait souvent dit à son fils que
Lisbonne est la plus belle ville du monde et les
Anglais de Calcutta en disaient autant de
Londres. Gualtero avait trouvé du charme à la
capitale portugaise, mais, dans le secret de son
cœur, il donnait la préférence à sa ville natale.
Toutefois, pour Londres, il ne se prononça pas
tout de suite, y étant arrivé par une de ces
journées de brouillard opaque où il est difficile
de voir sa main si on la tient étendue devant
soi. Cependant, il était plein d'allégresse, car ce
.... 11 ....
CONTES DE FÉES
phénomène étrange lui donnait l'illusion d'être
tombé en quelque autre planète et déjà il se
réjouissait de toute la sagesse nouvelle qu'une
telle obscurité lui devait apporter.
Pendant ces premiers jours il ne vit donc
rien, sinon de noires façades suantes, des
omnibus et beaucoup d'Anglais hâtifs qui
fumaient la pipe et se bousculaient ni plus ni
moins que dans les rues de Calcutta. Au prin-
temps, le soleil ressuscita et Gualtero put faire
quelques promenades. II visita le Palais et
l'Abbaye de Westminster, où sont enterrés de
grands hommes dont le philosophe n'avait
jamais entendu parler; la Tour de Londres,
oij furent étranglés les enfants d'Edouard, et
surtout le Jardin Zoologique, qui l'amusa
beaucoup.
Dans ce temps-là, il était employé chez un
marchand de thé qui l'occupait à déballer de
grosses caisses et à faire de menues écritures.
Pourtant, il n'avait pas toujours de quoi manger
à sa faim. Sa chambre, dans Paddington, était
si exiguë qu'il s'y tenait le moins possible.
Aussi, lorsqu'il avait du bon temps devant lui,
.... 12 ....
UN DISCIPLE D'ÉPICTÈTE
allait-il lire et méditer au Jardin Zoologique.
Il faisait de longues stations dans la maison
des éléphants et il les interpellait dans sa
langue maternelle. « Big Tom », le solitaire,
avait l'air de comprendre, remuait ses grandes
oreilles en feuilles de choux, agitait son étroite
queue râpée et lui tendait sa trompe. Mais
généralement, le morceau de pain acheté à
son intention, Gualtero l'avait mangé lui-même,
par mégarde, et il le lui expliquait. Ou bien il
allait voir les singes et il lui semblait, en
fermant les yeux, qu'il se retrouvait sous les
hauts arbres peuplés de cris qui avoisinaient
la maison paternelle. Puis il se promenait, choi-
sissait un banc écarté et s'enfonçait dans la
profondeur de ses pensées. « Je suis mainte-
nant un vrai philosophe, se disait-il ; j'ai détruit
en moi toute ambition vulgaire ; j'ai peu de
besoins, le mépris des richesses, une morale
supérieure et une indifférence suffisante. Je
suis donc tel que le voulait mon Maître lorsqu'il
enseignait : « 11 faut que tu sois un homme de
bien ou un malhonnête homme; il faut que tu
t'appliques à cultiver ton esprit et ta raison, ou
.... 13 ..-
CONTES DE FÉES
à rechercher les biens extérieurs, à te renfermer
en toi-même pour méditer, ou à te répandre au
dehors; c'est-à-dire qu'il faut opter, être philo-
sophe ou un homme vulgaire. » Je devrais donc
être parfaitement heureux!... Eh bien! je ne le
suis pas complètement; à quoi cela peut-il bien
tenir? »
Beaucoup de temps passa, beaucoup de
brouillards, beaucoup d'étés, beaucoup d'années.
Gualtero n'était plus tout à fait aussi ingambe
qu'autrefois, car il avait des rhumatismes; il
avait perdu plusieurs de ses dents. Il s'occupait
maintenant chez un fabricant de parapluies, ce
qui était agréable de plusieurs manières :
d'abord, parce que le fabricant tenait boutique
à Kensington, qui est un joli quartier; ensuite,
parce que le dit patron lui avait donné un beau
parapluie, à lui Gualtero, pour protéger, en cas
d'intempérie^ la marchandise qu'il fallait livrer.
Il y a des moments de chance dans la vie de
ce philosophe.
.... 14 «.
UN DISCIPLE D'ÉPICTÈTE
Or, un samedi après midi, comme il traversait
Hyde-Park pour aller porter un parapluie chez
un client, il remarqua de nombreux groupes
de loyaux sujets britanniques rassemblés autour
d'estrades en plein vent^ en haut desquelles
discouraient des hommes et des femmes. Il
écouta. Sur la première estrade était un homme
qui prophétisait de terribles catastrophes. 11
disait : « Chrétiens, mes frères, rassemblez-
vous et ne perdez plus votre temps en vaines
paroles, car la fin du monde approche, les
signes précurseurs ont paru et l'Eternel tirera
de vous une vengeance foudroyante. 11 ren-
versera les murs de l'impure cité et ne laissera
pierre sur pierre. Jérusalem! Jérusalem!... »
Et ainsi de suite. Les auditeurs continuaient
de fumer tranquillement leur pipe et se détour-
naient de temps à autre pour regarder passer
des cavaliers. Sur la seconde estrade se tenait
un vieillard d'aspect candide, et il disait :
« Venez à moi, vous qui êtes chargés, et je
vous soulagerai. Notre Dieu est un Dieu de
bonté et de miséricorde, ce n'est pas un Dieu
impitoyable. Mes frères, mes sœurs, vous qui
.... 15 ....
CONTES DE FÉES
êtes chargés, venez à Lui et II vous aidera. »
Et autres choses semblables qui étaient bonnes
à entendre. Sur la troisième estrade se dressait
une longue et sèche demoiselle qui criait :
« Feu et sang et destruction et ruines sur ce
monde égoïste et pervers ! Résurrection, vie,
santé et bonheur par les femmes ! La femme
n'est plus une esclave, mes sœurs, réveillez-
vous, indignez-vous, enrôlez-vous pour la lutte
héroïque des temps modernes!... » Et mille
autres paroles guerrières qu'approuvait un
groupe de bourgeois fort placides, malgré la
tempête qui secouait le chapeau à plumes de
l'orateur.
Gualtero s'en alla, tout pensif, porter son
parapluie. Et subitement cette idée lui vint :
pourquoi ne parlerait-il pas^ lui aussi ? Pour-
quoi n'enseignerait-il pas? Avait-il le droit de
se taire, de garder pour lui seul la connais-
sance ? Eh 1 parbleu, non I cent fois non. De
cet instant précis date son apostolat.
Il prépara sa harangue pendant toute une
semaine. Le dimanche suivant, il s'empara
d'une estrade, y grimpa et commença de parler
.... 16 •"•
UN DISCIPLE D'EPICTETE
en s'adressant aux arbres, aux moineaux et aux
petits enfants qui jouaient à faire des pâtés de
sable : « Mes amis, je suis venu du fond de
l'Inde pour vous apporter le fruit de mes
méditations. Mes amis, on vous trompe, on
vous leurre de faux espoirs, on abuse de votre
crédulité. La vraie, l'unique vérité, mes amis,
elle est autour de vous, elle est en vous, elle
nous baigne tous de sa douce lumière, et c'est
la très antique, la très haute, la très pure doc-
trine des philosophes de l'école de Zenon. »>
Quelques passants s'arrêtèrent bientôt, puis
d'autres, puis il en partit, puis il en revint et
Gualtero goûta de prestigieuses ivresses. Pas un
contradicteur. Rien que de bonnes figures atten-
tives, un petit cercle qui s'étendait, se disloquait,
se reformait. Au premier rang un vieillard
immobile, coiffé d'un chapeau de soie. Quel-
quefois le philosophe jetait un regard vers les
harangueurs voisins et, s'il voyait son public plus
nombreux, un méchant orgueil le soulevait,
rendait sa parole plus sonore et comme provo-
cante. 11 commença de s'enrouer vers la qua-
trième heure et s'ajourna au dimanche suivant.
.... 17 ....
CONTES DE FÉES
Sa vie, dès lors, fut transformée. Ses médi-
tations, du fait même de leur hebdomadaire
divulgation, en devinrent plus profondes et
comme plus joyeuses. D'autres comptaient sur
lui peut-être, attendaient ces dimanches! Ce
petit vieux au chapeau de soie, par exemple,
quel encouragement 1 Et les dimanches se suc-
cédèrent... 11 apportait ses livres, y prenait des
textes, les développait, les commentait. Il était
arrivé à une telle dextérité de pensée qu'il lui
suffisait d'un lambeau de phrase pour s'aven-
turer dans les plus hardies spéculations de
l'esprit. 11 était estimé par les gardiens du
parc, qui lui jetaient un petit salut en passant.
Il invita le fabricant de parapluies à venir
l'entendre, et le fabricant apparut, en efFet, un
matin, avant d'assister à un match de foot-ball.
Et voilà que d'autres années encore s'écou-
lèrent dans cette noble fièvre. Cependant, en
certains mauvais jours, un lâche sentiment de soli-
tude gagnait le philosophe. Quels disciples pou-
vait-il se vanter d'avoir formés ? Qui l'avait ja-
mais interrogé à l'issue de ces réunions ?, Vivait-il
une âme, de par la grande Cité, qui eût été
.... 1 8 ....
UN DISCIPLE D'ÉPICTÈTE
touchée, fortifiée, renouvelée par l'humaine et
fière morale qu'il enseignait ? Ce doute, parfois,
l'oppressait. Puis, d'un geste^ il chassait ces
faiblesses, se retrempait en de réconfortantes
abstractions, et même trouvait chez son Maître
de bons conseils pour son incertitude : « Tu
veux, disait celui-ci, mettre en pratique la philo-
sophie. Eh bien ! sois prêt dès aujourd'hui à
supporter les railleries et les risées des hommes.
Tu les entendras dire : « Voilà un philosophe qui
« nous est tombé du ciel ! » ou bien encore : « D'où
« nous vient-il, avec son air renfrogné?» Pour
toi, ne fais paraître sur ton front aucune arro-
gance; mais applique-toi à suivre la ligne de
conduite qui te semble la plus sage, comme si
Dieu t'avait établi spécialement à cette place. »
Alors, avec plus d'exaltation, il reprit son devoir.
Depuis quelques semaines, le vieillard au
chapeau de soie se montrait moins assidu, se
promenait d'une estrade à l'autre, semblait dis-
trait, préoccupé. Gualtero, après de nombreuses
hésitations, se décida enfin à l'aborder. C'était
un bon homme qui ne demandait qu'à parler.
— Pourquoi je viens, fit-il en levant les sour-
.... 19 ....
CONTES DE FÉES
cils; mais parce que j'habite là, en face. Le
dimanche matin, notre bonne va à l'église et ma
femme en profite pour nettoyer de fond en
comble l'appartement. Elle me met à la porte,
vous comprenez, ni plus, ni moins I Et il faut
bien que j'aille quelque part...
— C'est donc... essaya de répliquer le phi-
losophe, auquel il sembla que deux mains le
prenaient à la gorge.
— Pour tuer le temps, tout bêtement. Un
verre de whisky, vieux garçon ? Vous devez
avoir le gosier sec !
((Pour tuer le temps», se répétait Gualtero
confondu, sans apercevoir que c'est là l'unique
emploi de la vie.
11 raisonna ainsi : — Qu'est-ce que le peuple
anglais ? — C'est un peuple qui vend du thé,
des parapluies et autres petites choses inutiles
à l'homme supérieur. — Quel est son but ?
— S'enrichir. — Comment entend-il la morale ?
il va à l'église le dimanche. — Lorsqu'il prend
.... 20 -■
UN DISCIPLE D'ÉPICTÈTE
du repos, à quoi emploie-t-il les loisirs de son
intelligence ? — A suivre des matches de foot-
ball ou de cricket. — Quel cas fait-il du philo-
sophe désintéressé? — Il s'en moque.
Ayant formulé cette conclusion, Gualtero se
jugea fort supérieur à cette race de grands
imberbes et il cracha trois fois sur le trottoir en
signe de mépris. Puis il se rendit chez son
patron :
— Monsieur, lui dit-il, je vous prie de me
payer mon salaire, car je vous quitie, vous et
votre île, inclémente au philosophe.
L'homme étendit sans s'émouvoir le bras vers
sa caisse et lui compta ses guinées et ses shillings.
— Adieu^ fit-il, et bonne chance.
Gualtero sortit noblement de la boutique,
rentra chez lui et décida de prendre le premier
train pour la France 11 réfléchit bien qu'il ne
savait pas un mot de la langue française, mais
ne s'inquiéta pas pour si peu.
Le lendemain, il débarquait à Paris, gare du
Nord, et louait urie chambre à trente francs
par mois, dans un hôtel du quartier. 11 y déposa
son paquet et s'en alla sur-le-champ flâner dans
.... 21 ••..
CONTES DE FÉES
le crépuscule. Beaucoup de personnes s'arrê-
taient pour le dévisager, ce qui ne s'était
jamais produit à Londres. 11 s'aperçut alors que
sa natte de cheveux, qui lui pendait sur le cou,
accrochait l'œil des passants. Mais il ne sut pas
tout de suite s'il était flatté de cette marque
d'attention ou, au contraire, s'il en était blessé.
Pourtant il délibéra en lui-mêm« et, décidant
qu'un vrai philosophe n'attache pas tant d'im-
portance à un si mince ornement, se résolut à
en faire le sacrifice le soir même. Tête haute, il
s'en alla par un long boulevard presque entière-
ment bordé de cafés, si bien qu'il pensa se
promener par quelque immense réfectoire
public. Il avait beau changer de route, toujours
s'ouvraient devant lui les semblables et lumi-
neuses perspectives où la foule s'agglomérait
autour de tables chargées de boissons.
Au bout d'un très long temps, il arriva sur une
place circulaire, éclairée elle aussi par trois ter-
rasses de cafés et, devant la porte de l'un deux,
il vit un nègre tout galonné d'argent qui balançait
son corps d'une jambe sur l'autre. Dans la nuit
de son visage éclatait le sourire des dents et
.... 22 ••••
UN DISCIPLE D'ÉPICTÊTE
roulaient les quatre petits triangles blancs autour
de ses prunelles. « Un nègre parle toujours
anglais », pensa le philosophe, et il l'aborda.
Gualtero ne se trompait point. Le nègre lui
apprit qu'il était « chasseur » de l'établissement
dont il gardait la porte, que, la nuit venue, il
faisait partie de l'orchestre et qu'au demeurant
la vie était excellente quand on avait, comme
lui, un bon manteau galonné, quelques pièces
d'argent tous les jours et un souper servi chaud
sur le coup de minuit. Ceci dit, il se remit
à se balancer et à sourire dans l'obscurité.
Gualtero laissa passer le temps de plusieurs
réflexions," puis, à cause du grand isolement où
il se trouvait, entama le récit d'une partie de
ses aventures, ne déguisant que par pudeur son
état de philosophe-errant. Le nègre sembla s'y
intéresser vivement et l'interrompit par de fré-
quents éclats de rire un peu déconcertants.
Quand Gualtero eut achevé, le chasseur ôta sa
casquette pour gratter avec énergie sa sombre
tête, puis il dit : « Nous avions ici un danseur
russe; il nous a quittés hier; peut-être pourrais-
tu le remplacer si tu sais danser ? » Mais le
.... 23 -
CONTES DE FÉES
philosophe eut un haut-le-corps. Danser ! Luil
Et il s'abîma dans un monde de pensées.
Lorsqu'il releva les yeux, le nègre avait une fois
encore repris son balancement.
— Quelle folie, dit le philosophe enfin,
quelle folie, bien qu'il soit difficile d'affirmer :
ceci est folie, ou ceci ne l'est pas. Mais danser,
il est vrai, me paraît plus grande folie que bien
d'autres. Cependant, bon nègre, pourquoi me
proposes-tu de danser et non pas quelque autre
emploi plus digne de mon caractère ?
— Oh I reprit le noir, danser ou faire le
singe, c'est tout un ; mais tu as ceci, qui est bon
— et ce disant, il indiquait du doigt la natte
de cheveux. Gualtero rougit sous sa peau oli-
vâtre et la conversation tomba de nouveau.
Quand le philosophe fut rentré dans son
hôtel, il considéra rêveusement sa chevelure
devant son miroir et il se posa bien des fois la
question : la trancherait-il ou fallait-il la gar-
der ? Il se résolut enfin à un moyen terme,
l'enroula sur le sommet de son crâne et posa
son chapeau par-dessus.
Le lendemain^ il se rendit à la Légation du
.... 24 -•
à
UN DISCIPLE D'ÉPICTÈTE
Portugal où on lui dressa une liste des bureaux
de placement pour ouvriers de toutes sortes.
11 s'en alla dans les petits matins gris, patienter
sur les trottoirs devant des portes où se pressait
une fouie d'êtres humains qu'on faisait entrer
un à un, qu'on interrogeait, qu'on embauchait
ou qu'on renvoyait d'un geste. Comme le pauvre
homme n'entendait pas le français^ il se bor-
nait, pour exprimer sa bonne volonté, à dési-
gner ses bras, ses jambes ou ses mains qui étaient
fines, souples et comme désarticulées. Mais on
hochait la tête et il s'en retournait à l'hôtel.
Une détresse le gagna. 11 ne se montrait même
pas curieux de visiter la ville et rôdait seule-
ment par les rues de son quartier. Au bout de
quelques semaines, il ne lui resta qu'un petit
louis de dix francs en poche. Alors, un soir, il
retourna vers la place circulaire où il avait
rencontré le nègre. Et il le revit, en effet, se
dandinant devant la porte du café.
On alla chercher le patron; il voulut voir la
tresse qui le fit rire, flaira que l'homme venait
de loin, le trouva laid, étrange, avantageux, et
l'engagea sur l'heure. Et Gualtero se disait en
.... 25 ....
CONTES DE FÉES
lui-même : « Quelle admirable chose que la
philosophie d'Epictète, car, si je ne l'avais pra-
tiquée, n'aurais-je pas souffert de toutes mes
aventures? N'aurais-je pas connu le dépit et
peut-être, qui sait, la haine? Or, mon cœur est
joyeux, mon âme est tranquille. Ce nègre rit
sans savoir pourquoi, tandis que je ris à bon
escient, ayant vaincu mon orgueil, m'étant
vaincu moi-même. Divin Maître, je ne saurais
trop me louer de tes enseignements et, ce soir,
je répéterai avec toi : Souviens-toi que, simple
acteur, tu joues une pièce comme le maître de la
comédie veut qu'elle soit jouée. Si ton rôle est
court, tu le joueras court ; s'il est long, tu le joueras
long. S'il plaît au maître que tu joues le person-
nage d'un pauvre, soutiens ce rôle naturelle-
ment; s'il faut que tu soies dans la pièce un boi-
teux, un prince, un homme du vulgaire, n'im-
porte, joue le mieux possible, car ton devoir est de
bien représenter ton personnage; quand au rôle
que tu dois jouer, c'est à un autre de le choisir. »
Le bon nègre avait dit la vérité : ce sont de
douces choses que quelques pièces d'argent,
un souper chaud et un bon manteau doublé.
.... 26 —
UN DISCIPLE D'EPICTETE
Car, pour tout dire et expliquer ce manteau,
il faut savoir que le philosophe relayait son
ami noir dans son rôle de chasseur, les mardis,
jeudis et samedis appartenant à l'un, les lundis,
mercredis^ vendredis à l'autre, les dimanches à
tous les deux. 11 s'agissait, d'ailleurs, d'un tra-
vail facile : ouvrir la porte, la refermer, ache-
ter des timbres, un journal ou des cigarettes.
Les nuits étaient moins monotones. Gualtero,
au son d'une musique barbare, revêtu d'un
costume de sa composition, entrait dans la salle
du café, pivotait sur lui-même, les bras écartés
comme un derviche tourneur, en prononçant
de mystérieuses paroles et venait ensuite
s'abattre sur les banquettes, parmi les rires des
hommes et les cris des dames. Il se félicitait,
maintenant, d'avoir conservé sa natte; elle
devenait célèbre dans le quartier et presque
toujours les femmes demandaient à la toucher
pour s'assurer qu'on ne les trompait point.
Ensuite il leur tirait des horoscopes en lisant
dans les lignes de la main, ayant acquis rapi-
dement le vocabulaire indispensable. On lui
donnait des sous, parfois de la menue 'monnaie
.... 27 •—
CONTES DE FÉES
d'argent. Il acheta une grammaire, perfectionna
son savoir.
Ce fut, en somme, l'une des calmes époques
de sa vie. Mais son cher rêve d'apostolat le
tenait toujours et il recommença d'y songer avec
fièvre. 11 se consacra d'abord à son ami Boum-
Dié, le nègre, dont il entreprit l'éducation philo-
sophique. Boum-Dié se tordait de rire, à son
habitude : « Tu es fou, mon pauvre Gual-
tero, avec ton vieux « Piquetête » ; moi, je crois
aux bonnes pièces de cinq francs et à ma
petite amie Lisette, et c'est assez pour pauvre
Boum-Dié. »
Le philosophe se rejeta sur les clients. Quel-
ques-uns l'écoutaient en buvant leur bock de
bière, puis, les plus polis esquissaient un geste
d'ennui; les autres l'envoyaient au diable. Le
patron, plusieurs fois, le rappela sévèrement à
l'ordre. 11 rêva d'entreprises vastes, de sociétés
de philosophes, de réunions populaires. Ses
livres étaient tellement annotés sur les marges,
entre les lignes, sur les feuilles de garde, qu'il
avait peine à y retrouver quoi que ce fût. Ils ne
lui en semblaient que plus précieux et véné-
•••• 28 •"•
UN DISCIPLE D'ÉPICTÈTE
râbles. Toutes les phases de sa vie étaient
inscrites là, dans ces petits traits au crayon et
à la plume, il y péchait au hasard des pages
un mot noté à Lisbonne, un autre à Londres,
un troisième au cours d'une promenade dont il
se souvenait parfaitement; il revoyait un jeune
chien qu'il avait caressé, une branche de lilas
dans un jardin. Ses livres, c'était le détail de son
passé, ses espérances, son histoire, et il les
aimait plus encore à cause de tout cela.
Donc des printemps glissèrent, et des étés, et
des hivers, mais le philosophe n'en tenait pas
un compte très exact, car, dans les rues de la
ville, ces nuances n'importent guère. On devine
les saisons qui passent parce qu'une fois il pleut,
une autre fois on étouffe, ou bien un vent de
glace souffle, balayant les poussières. Ses rhu-
matismes s'aggravaient, il avait perdu encore
des dents. 11 marchait les genoux plies, une
épaule un peu rejetée en arrière. 11 se prome-
nait beaucoup, les jours de liberté, et il connais-
sait la ville à présent mieux que bien des
personnes qui pourtant y sont nées.
Or, par un bel après-midi, en traversant le
.... 29 ••••
CONTES DE FÉES
Parc Monceau, il fut ressaisi brutalement par
sa tenace folie de parler en public. Des chaises,
innombrables, s'alignaient. Il en choisit une,
s'assit, paya ses deux sous à la loueuse et réflé-
chit un moment : « Ce peuple, se dit-il, est
poli, gai, et il aime les orateurs. Nourri des
auteurs anciens, il est bien fait pour me com-
prendre. Comment hésiterais-je un instant à
l'entretenir de questions si respectables! « Il se
décida sur le champ, grimpa sur sa chaise et
commença d'une voix forte, à peu près comme
à Londres : « Mes amis, je suis venu du fond
de l'Inde pour vous apporter le fruit de mes
méditations; mes amis on vous trompe, on vous
leurre... » Des dames, assises autour de lui, se
levèrent en sursaut, ramassèrent leur tricotage
ou leur journal et s'en furent d'un pas rapide
en appelant leur progéniture. Mais les enfants
s'attroupèrent autour de lui; il en vint de par-
tout. Puis arrivèrent des nourrices, puis un
petit garçon pâtissier. Gualtero sentait l'intérêt
s'éveiller, cherchait des mots lumineux, ne les
trouvait quelquefois qu'en anglais et les disait
tout de même. Son auditoire grandit, manifesta
.... 30" ....
UN DISCIPLE D'ÉPICTÈTE
son plaisir, l'encouragea ; Gualtero s'exaltait.
« Tous ces prêtres, criait-il, sont des trompeurs
ou des naïfs; la vraie morale est humaine, lar-
gement humaine, humaine seulement; elle est
toute de renoncement, d'indifférence; il faut,
mes amis, que je vous enseigne cette indifférence,
ce mépris qui convient aux âmes supérieures...»
Dans ce moment^ deux gardiens en uniforme
vert surgirent derrière la foule qui s'écarta et ils
appréhendèrent le philosophe, le contraignirent
de descendre du haut de sa chaise et de les
suivre. Ils partirent tous trois vers la Rotonde
où le public les accompagna fébrilement comme
s'il allait assister à quelque beau drame. Avant
que la porte du bureau des gardes se fut
refermée sur le prisonnier, l'apprenti-pâtissier
l'apostropha : « Ehl va donc, vieux sadique l »
et s'en alla, siflant sur une clef. L'attroupement
se dispersa. Gualtero, devant quatre homm.es
peu bienveillants, dut décliner ses noms, âge,
profession, montrer ses papiers qui, par chance,
se trouvaient être en règle. Le chef éleva la
voix :
— Que faisiez-vous sur cette chaise ?
.... 31 ....
CONTES DE FÉES
— J'enseignais la parole de mon Maître.
— Quel maître ?
— Le divin Epictète.
Le brigadier se tourna vers ses trois subor-
donnés et prononça gravement :
— C'est un fou.
— Le contraire d'un fou, voulez-vous dire,
riposta Gualtero avec son assurance ordinaire ;
je suis un sage.
L'homme continua :
— Évitons de le contrarier; inscrivez son
nom et son adresse. Nous nous informerons.
En attendant, laissez-le courir; il n'a pas l'air
méchant.
La porte se rouvrit et Gualtero s'en alla.
Mais le lendemain, le patron du café, le consi-
dérant d'une indéfinissable manière, lui dit :
(( Mon cher ami, il y a cinq ans que vous
êtes chez moi; mes clients vous connaissent
trop et il faut, pour leur plaire, que je renou-
velle mon personnel d'artistes. Je suis fâché
d'être obligé de me priver de vos services.
Vous pourrez quitter ma maison à la fin de
la semaine. «
32 —
UN DISCIPLE D'ÉPICTÈTE
Gualtero sentit monter dans toute son exiguë
personne une énorme colère. II regarda fixe-
ment le patron pendant une seconde ou deux,
comme s'il allait se passer quelque chose de
terrible. Puis il lui sembla entendre une petite
voix grêle qui criait dans son cerveau : « Hé,
philosophe ! philosophe !» Il détourna les yeux,
aperçut par la fenêtre un cheval de fiacre
boiteux qui traînait sa voiture pleine et chargée
de malles... Alors, il releva la tête et dit sim-
plement : « C'est bien, je m'en irai ! »
Après, ce fut le commencement de la misère.
II coupa sa chevelure, réunit ses économies,
acheta des marchandises et se fit colporteur.
Il alla de boutique en boutique, offrant ce
qu'il avait dans son carton : des feux de ben-
gale, des cartes postales illustrées, du papier
d'Arménie et des petites vues de Paris ser-
ties dans des manches de plumes. Toujours
il emportait ses livres, qui bourraient démesu-
rément les poches de ses vêtements. Il les
montrait à ses rares acheteurs comme la preuve
tangible de son savoir et, aux meilleurs clients,
il exhibait sa natte, enroulée dans un papier
^ 33 ....
CONTES DE FÉES
de soie. Il sollicita la protection d'un seigneur
portugais attaché à la Légation, obtint de lui
des lettres d'introduction auprès de philan-
thropes, entra chez ceux-ci par l'escalier de
service et la cuisine, le dos humble, l'âme
fière. il connut la fureur des concierges et les
bonnes paroles des grands. 11 connut les jours
où l'on ne mange pas, et les jours où tombe la
neige fondue, et les jours désolés du printemps,
et les jours où l'on se courbe doucement vers
la terre. 11 lui fallut quitter sa chambre dont
il ne soldait plus le loyer. On lui indiqua, aux
Batignolles, le taudis à dix francs par mois
d'un mendiant qui venait de mourir. Il y
transporta ses papiers et ses hardes. Comme
son petit métier absorbait ses journées, il con-
sacra ses nuits à l'étude et à la méditation.
Ainsi, bien que son corps s'affaiblît, s'étiolât,
son esprit demeurait toujours très haut, très
pur, éloigné de toute faiblesse. Il lut dans un
journal le discours d'un député socialiste et
s'enflamma pour cet homme aux paroles géné-
reuses. II acheta sa photographie, en fit faire
une réduction et la monta en épingle de
.... 34 ....
i
UN DISCIPLE D'ÉPICTÈTE
cravate. Puis il se rendit chez le parlementaire
afin de lui remettre son présent. C'était dans
une fort belle maison, au second étage. 11
gravit l'escalier de service, à son habitude,
sonna, expliqua le but de sa visite. Mais un
important valet tenta de reconduire. Le philo-
sophe discuta, plaida, s'indigna avec véhé-
mence, s'adressant à la cuisinière qui semblait
presque gagnée à sa cause. Au bruit, le maître
parut, vit l'homme, leva les bras : « Est-ce que
je reçois les mendiants, maintenant! Mettez-
moi ce gaillard à la porte. » Gualtero s'en alla
et jeta son épingle dans un égoût.
Une autre année il se mêla aux étudiants,
fréquenta leurs cafés, obtint des commandes
de portraits photographiques montés en broches
ou en épingles, selon qu'ils étaient destinés aux
jeunes gens ou à leurs amies, prit part à leurs
discussions littéraires. Quelquefois, aux heures
tardives, on l'obligeait à monter sur la table et
à prononcer un discours. 11 s'exécutait avec
ravissement, parlait jusqu'à en perdre la voix au
milieu d'une tempête de rires, et s'en retournait
aux Batignolles, la cervelle traversée par des
35 ••••
CONTES DE FÉES
aphorismes qui s'entrecroisaient comme des
éclairs dans la nuit.
Ce fut ainsi qu'une fois, au café, il rencontra
le Prince.
Le Prince lui offrit une consommation et lui
dit: (( Mon cher philosophe, comme tu le vois
aisément à l'air distingué de ma figure, je suis
le Prince. M. Eugène Sue m'a oublié sur la
banquette de ce café il y a énormément
d'années et je devine, à considérer ta personne
fantastique, que quelque autre écrivain de
grand talent nous destine à de nouveaux tra-
vaux. Tu as donc raison d'être entré ici,
puisque cela te vaut de me rencontrer. Dis-
moi ton histoire en peu de mots, car il se fait
tard, ou tôt. (Souviens-toi du joli mot de
Musset : « Midi, est-ce tard ? minuit, est-ce
« de bonne heure? Oij prends-tu la journée? »)
En attendant que je fasse pour toi le néces-
saire, accepte ce billet de banque et entame
ton récit. »
Gualtero vit bien qu'il avait à faire à un
homme peu ordinaire. Il s'assit, comme on l'y
invitait, et conta en termes excellents ce que
.... 36 ....
UN DISCIPLE D'ÉPICTÈTE
nous venons d'écrire. Lorsqu'il eut terminé, le
Prince reprit la parole :
— Ami, dit-il, ton histoire est bonne et pleine
de petits enseignements utiles. J'y ai appris
que Lisbonne est au bord du Tage, que les
gitanes qu'on y rencontre sont espagnoles, que
les Anglais vous autorisent à parler en public
et que cela est défendu dans le Parc Monceau.
Mais ce qui m'a paru moins évident, c'est la
raison pour laquelle tu te dévoues à la philo-
sophie d'Epictète.
— C'est parce qu'elle est claire, répliqua
Gualtero, elle est sage, elle n'offense personne
et permet à l'homme de supporter son destin
quoi qu'il arrive.
— Sans doute, ajouta le Prince, sans doute,
et c'est bien quelque chose. Mais pourquoi
vouloir absolument répandre cette doctrine ?
— Le médecin, dit Gualtero, ne donne-t-il
pas le fruit de ses travaux, l'artiste son art, le
bon riche (comme vous, mon Prince) ses
richesses ?
Le Prince réfléchit de nouveau longue-
ment :
.... 37 ....
CONTES DE FÉES
— Si j'ai bonne mémoire, continua-t-il enfin,
Epictète lui-même enseignait ceci : Ne te dis
pas philosophe, parle rarement de tes maximes
devant le vulgaire, contente-toi de les mettre
en pratique.
— Cela est vrai, ô Prince excellent, fit
Gualtero avec enthousiasme, et si i'ai été puni
dans certaines de mes aventures, c'est encore
pour n'avoir pas suivi mon Maître aussi exacte-
ment qu'il l'aurait fallu.
— Ne serait-ce pas que tu l'as mal compris ?
— Impossible, répliqua Gualtero hors de lui,
car enfin, si c'était le cas, ma vie entière
reposerait sur une erreur et il ne me resterait
plus qu'à mourir !
— Ou à retourner en arrière ! conclut le
Prince.
— Retourner où et comment?
— Retourner à Calcutta par le bateau à
vapeur.
Ceci dit, il se leva, paya les nombreux écots
qu'on lui laissait en général pour compte, et
prit le philosophe par le bras. Ils sortirent sur
le boulevard. Le jour naissait. Seuls, dans le
.... 38 ..-
UN DISCIPLE D'ÉPICTÈTE
grand apaisement citadin, quelques chats
fouillaient de leurs pattes rageuses les boîtes
à ordures.
Le conseil du Prince ne fut pas suivi et
Gualtero eut lieu tout d'abord de s'en féliciter.
En effet, son nouvel ami avait à peine entre-
bâillé la porte du réduit qu'habitait le philo-
sophe — autre tonneau de Diogène, mais où
la « lampe pigeon » remplaçait le soleil — qu'il
s'indigna en une langue véhémente, accabla,
non sans quelque raison, les exploiteurs de
tels immeubles et voulut déloger le bonhomme
sur-le-champ. Ils partirent tous deux à la
recherche d'un ermitage. Mais le Prince, en
authentique héros de roman, crut qu'il suffirait
de produire sa carte de visite et une bourse
respectable pour être bien accueilli partout,
il comptait sans la réalité et sans les concierges.
Ceux-ci se montraient parfois polis, toujours
laconiques, mais intraitables dès qu'ils aper-
cevaient derrière le dos du monsieur le mince
... 39 .-
CONTES DE FÉES
manteau de Gualtero tout enflé de pape-
rasses. Le philosophe ne pouvait plus pré-
tendre, comme lors de son arrivée en France,
à un extérieur bourgeois : son chapeau (qu'un
étudiant lui avait donné), son manteau (dont
l'odyssée serait trop longue à rapporter ici), ses
chaussures (qui avaient été mesurées jadis sur
le pied du nègre Boum-Dié, et malheureuse-
ment cela se voyait), toute cette défroque si
caractéristique et comme naturelle sur la per-
sonne d'un stoïcien, ne s'appareillait décidé-
ment, dans l'optique d'un concierge, qu'à un
corps de mendiant.
En fin de cause, il fallut s'adresser à une
société philanthropique qui indiqua une maison
à loyers réduits. Gualtero y obtint, pour un prix
modique, une chambre et une cuisine. Le Prince
acheta le mobilier nécessaire et le sage y emmé-
nagea tous ses documents, ainsi que la « lampe
pigeon », jusqu'alors le seul article de son
ménage. Ensuite, cet envoyé de la Providence
lui reconnut une petite allocation mensuelle et
il disparut, sans laisser de trace, dans les « Mys-
tères » de la Capitale.
..- 40 ....
UN DISCIPLE D'ÉPICTÈTE
Ce nouvel état de choses dura plusieurs
années. Nous pourrions n'en rien dire et laisser
croire que « le bonheur n'a pas d'histoire »,
maxime notoirement fausse, comme l'on sait.
Mais il ne s'agit pas ici de bonheur; il s'agit
de philosophie, et il ne vaudrait pas la peine
d'être philosophe si c'était tout uniment pour
aboutir au parfait contentement.
Donc, notre rentier vécut avec sérénité pen-
dant un certain temps^ relisant sans cesse ses
auteurs favoris, notant toujours ses petites pen-
sées et promenant son désœuvrement par les
rues de la ville. Dans sa maison^ c'était un
homme envié. Dans son quartier, on l'appelait
(' Monsieur Gualtero », à cause de ses vêtements
neufs et de ses souliers américains. Mais il
demeurait peu sensible à ces détails. Epictète
n'a-t-il pas dit : « Si jamais il t'arrive de te
préoccuper des choses extérieures et de vouloir
plaire au monde, sache que c'en est fait de ton
plan de vie. » De plus nobles soins l'occupaient;
de nouvelles disciplines le hantèrent. Cet autre
enseignement du maître : « Aime à garder la
silence », fit qu'il se priva pendant un mois plein
.... 41 ....
CONTES DE FEES
de l'usage de sa langue. II s'exprima par
gestes et découvrit que, la plupart du temps,
cela était suffisant. Au début de cette ère de
prospérité^ il s'amusait parfois à se confectionner
de petite repas savoureux. Puis, s'apercevant
qu'il s'éloignait singulièrement de son système
de morale il s'infligea, en guise de punition, des
diètes prolongées. La lecture des gazettes res-
tait une grosse affaire et il y puisait d'innom-
brables raisons de se récréer avec indifférence.
Pourtant, si quelque feuilleton éveillait sa curio-
sité de trop intense façon pendant un jour ou
deux, il corrigeait ce mouvement de faiblesse
en changeant de journal. Enfin, il s'ennuya.
II ne progressait plus. 11 regretta d'obscures
choses. Ces temps d'autrefois avaient eu leur
saveur. Il se contraignit à de fastidieuses paresses,
le matin, dans son lit. Puis, pour ressusciter
des souvenirs chers à son cœur, il reprit un jour
son carton de colporteur et s'en alla rapide-
ment, en cognant les passants, comme un
homme chargé d'affaires urgentes. Cette pro-
menade lui procura une telle volupté qu'il la
recommença tous les matins, filant dès l'aube,
.... 42 ....
UN DISCIPLE D'ÉPICTETE
sa boîte vide sous le bras. Même il endossa,
pour ces expéditions, son vieux manteau troué
et goûta, de ce fait, un plaisir plus aigu. Il
s'assignait un but chimérique, allait jusqu'à telle
rue, jusqu'à telle maison II se retrouvait tout
entier et il lui parut qu'il avait chassé de son
esprit un fantôme mauvais. Pour compléter son
illusion, il retourna chez ses anciens fournis-
seurs, se procura des cartes postales, du papier
d'Arménie^ des savons^ des feux de bengale et
ils les rangea dans sa boîte. Mais cela n'était
pas assez et il se décida enfin au sacrifice total.
Les trois années passées avaient été lourdes à
son cœur: il les allait racheter. L'état de philo-
sophe, pour être pratiqué sincèrement, com-
porte quelque souffrance. Alors Gualtero remit
ses pauvres habits et il suspendit les neufs aux
clous de la porte. II bourra de ses livres et de
ses [documents la poche de son manteau, il
prit sous l'un de ses bras son carton, sous l'autre
sa lampe et, tel il était venu, tel il s'en alla
vers l'ancien taudis de misère. Mais son âme
était débordante d'une joie bien haute, encore
qu'un peu amère.
~- 43
CONTES DE FÉES
D'autres années vinrent s'ajouter à la somme
des années et d'autres dents — les dernières —
lui tombèrent de la bouche.
Le philosophe vieilli continuait à sourire au
destin, ce qui est une bonne chose à faire
quand le destin ne vous sourit pas de lui-même.
II vivotait de son petit commerce, méditait,
rêvait, et ne se plaignait que rarement de ses
rhumatismes articulaires. Pourtant il caressait un
projet, celui de bien des cœurs usés : revoir
l'horizon familier de son enfance. Le conseil du
Prince : « Retourne à Calcutta », lui revenait sou-
vent en mémoire et il s'y attardait avec quelque
complaisance. Riche maintenant de sa pau-
vreté reconquise, n'avait-il pas droit à cette
compensation? 11 serait doux de finir sa vie
là-bas, de guérir à la flamme du bon soleil son
corps tordu, de retrouver un ami, un parent,
d'être un utile exemple à tous les ambitieux.
Surtout il y aurait une joie âpre à proclamer les
..... 44 .....
UN DISCIPLE D'EPICTETE
bienfaits que procurent une doctrine, une disci-
pline et une ferme volonté, savoir : une vie
honnête et dépouillée, assise sur une règle
immuable comme sur un socle de marbre, une
conscience transparente, et enfin la mésestime
des réalités vulgaires.
Gualtero se mit donc à la recherche du
Prince, le retrouva dans un café, obtint sans
peine la somme nécessaire à l'achat d'un billet.
Il noua soigneusement tous ses documents avec
des ficelles, les empaqueta dans son carton et
quitta Paris un matin sans plus attarder sa
pensée à tout ce qui avait été sa vie pendant
plus de vingt années, tant il est vrai qu'un sage
porte en lui sa patrie et ses consolations.
11 joignit un navire à Marseille, s'installa
dans sa place accoutumée de l'entrepont et
reprit la route parfumée de l'Orient.
11 revit Calcutta, la maison de son père et les
hauts arbres tout pleins de cris. Mais son père
était mort et on avait enterré son corps dans le
cimetière chrétien. Sa mère était morte aussi et
son cadavre avait été pieusement brûlé sur les
rives du fleuve saint. Quant à ses frères, i! ne s'en
-• 45
CONTES DE FÉES
enquit point puisque, jadis, ils l'avaient banni de
leur cœur. Alors le philosophe-errant dépouilla
ses vêtements européens, ceignit la simple dhouti
et jeta sur ses épaules une tunique de calicot.
Avec sa besace et sa sébille, il devint semblable
à n'importe quel bickous(l), et, comme ceux-ci^
pèlerin de silence et d'humilité, voyagea de
village en village, acceptant la pauvre pitance
du pauvre peuple, enseignant quand l'occasion
s'en présentait, mais, le plus souvent, voué aux
lourdes solitudes de son esprit.
C'est ainsi qu'en traversant la province de
Cachemire, il vit un fakir couché sur un lit
de clous dressés la pointe en l'air. Gualtero
s'arrêta pour le considérer et lui dema.nda son
nom.
— Je n'ai pas de nom, dit le fakir.
Gualtero voulut savoir s'il souffrait :
— Je ne me réjouis ni ne m'afflige de rien,
dit le fakir.
S'il était dans le besoin :
— Je ne désire aucune chose, dit le fakir.
(I) Moine-mendiant.
.... 46 •-
UN DISCIPLE D'EPICTETE
S'il était heureux :
— Je n'ai pas d'espérance, dit le fakir.
Gualtero réfléchit longtemps avant de repren-
dre sa route. Elle le mena vers un village à
l'entrée duquel se tenait accroupi un vieux
bickous qui mendiait. Gualtero s'assit auprès de
lui et, poussé par un impérieux besoin de
parler, fit le récit de toutes ses aventures, depuis
son départ des Indes, au temps de la jeunesse,
jusqu'à la rencontre du fakir. Le bickous écouta
sans interrompre, avec cette patience des vieil-
lards dont le temps n'est plus guère précieux.
Et le soleil était déjà bas sur l'horizon lorsque le
philosophe se tut enfin, n'ayant plus rien à dire.
Alors le vieux sortit précautionneusement du sac
de toile qui pendait à sa ceinture une roupie :
— Ta vie, dit-il, ressemble à cette roupie :
elle a deux faces. L'une d'elles représent?
l'idéal de ton esprit, l'autre les réalités quoti-
diennes. Or, ce qui est d'un côté ne se trouve
pas de l'autre, et il en est ainsi de nos existences
à tous : elles ont un envers et un endroit. Toi,
tu n'as regardé que l'une des deux faces et tu
as oublié l'autre.
.... 47 .-
CONTES DE FÉES
— Eh bien, fît Gualtero, ai-je donc eu tort
ou raison, et ma morale n'est-elle pas supé-
rieure à toutes les morales ?
— O mon ami, continua le bickous, ne crois-
tu pas que toutes les morales se valent et que
la pensée des hommes escalade à l'infini les
mêmes rêves, les mêmes sommets?
— Mais où cela mène-t'il, en fin de compte,
demanda encore Gualtero.
— Rien ne mène jamais nulle part, conclut
le vieillard, même pas à se connaître soi-même.
— Tout n'est donc que mensonges?
— Tout n'est qu'illusion.
Alors le philosophe se souvint de cette parole
d'Epictète: «Tu n'es qu'une pauvre
âme qui porte un cadavre. »>
il saisit son bâton, se leva
et s'éloigna sur la
poussière du
chemin.
LA PAUTON
CHAPITRE PREMIER
D'UNE VIEILLE NAINE
ET D'UNE JEUNE BEAUTÉ.
LA chaleur pèse sur les herbes, la plaine, le
village, en nappes accablantes. La terre
est sèche comme un gosier d'ivrogne et là-bas,
au fond de la vallée, la Meurthe donne soif à
ceux qui la regardent.
Une femme, sur le seuil de sa porte, crie :
« Joséphine! La soupe... » d'une voix aiguë qui
perce l'air immobile. Les hommes, un à un,
entrent au hameau; ils portent sur l'épaule
une pioche ou une bêche au bout desquelles,
humble trophée^ pend leur blouse. Ils marchent,
respectueux des prés en fleurs, par le chemin
qui rampe au long des murs de vigne et dé)à
ils se réjouissent de trouver leurs maisons fraî-
ches et plemes de ténèbres comme des celliers.
Le curé passe, ^ pas prudents de myope^
tenant son bréviaire tout près de ses yeux. Sa
.... 55 ....
CONTES DE FÉES
soutane soulève de minuscules nuages de pous-
sière qui retombent sur les feuilles blanchies
des pissenlits et sur celles des orties.
Puis, à l'ombre du lavoir, quelque chose
remue, circonspect, attentif, et entre dans le
soleil pour se chauffer, comme le font, sous
des pierres, de petites bêtes affreuses et crain-
tives.
C'est une naine. Une de ces créatures sor-
dides et lamentables que l'on rencontre aux
abords des villages et qui vivent sur les routes
ou à l'abri des haies dans l'inquiétude des
enfants méchants. Elle est vieille. La tête
énorme semble aussi grosse que le corps; la
face aplatie est coupée par la bouche, qui
s'ouvre en gueule de four; le corps, fluet comme
celui d'une gamine de huit ans, porte la charge
d'un ventre devenu monstrueux sous la poussée
d'une hernie. Mais rien n'est plus troublant
que ses bras, ses jambes, ses pieds, à cause de
leurs proportions exactes et réduites.
Elle se nomme Marie, et Hurteau du nom
de son père (qui fut le père Christophe, ivrogne
célèbre par toute la contrée, de Champigneules
.... 56 ....
LA PAUTON
à Malzéville et jusqu'à Liverdun). Mais d'ha-
bitude on l'appelle "la pauton".
Elle fait le tour du bassin et s'assied dans
l'herbe, près d'une mince rigole. Elle attend.
Elle redoute qu'il survienne quelqu'un; elle
épie et tourne de droite et de gauche sa tête
pesante, grumeleuse comme une écorce de ci-
trouille. Puis elle tire de sa poche son couteau,
un morceau de pain, une gousse d'ail et se met
à manger. Elle mâche lentement, avec une joie
de bête, entière et sensuelle. Parfois elle se
penche vers l'eau et en boit une gorgée dans le
creux de sa main. Parmi les boutons d'or, sa
robe fait une tache bleue.
Elle ouvre son livre de prières. Son doigt suit,
sur les pages grasses, les mots qu'elle ne com-
prend pas; elle les sait pleins d'amour et gros de
menaces ; ils évoquent un paradis fastueux,
pareil à une auberge toujours pourvue et un
enfer où l'on brûle éternellement, sans parvenir
à se consumer jamais. Elle marmonne: « Marie,
Mère de Dieu, priez pour nous. » Sa voix est
grave comme celle d'un homme. Elle parle
haut, étant sourde.
.... 57 ....
CONTES DE FÉES
Des paysans passent, qui retournent aux
champs après la sieste. Quelques-uns, aperce-
vant la vieille, lui crient bonjour. Un gamin
lui jette une pomme verte. Elle riposte par un
juron et continue de dire son chapelet.
Elle niche dans le haut du village avec son
frère Charles, le forgeron. Mais c'est un mau-
vais forgeron, un forgeron sans clientèle, car il
est toujours à la pêche. Il se soucie de sa sœur
comme d'un goujon manqué, ne s'inquiète pas
de savoir si elle a faim ou soif, pourvu qu'il ait
la panse pleine, lui, et des sous pour faire
ribotte. La Céline, une femelle chauve et qui
fume le cigare, lui tient lieu de servante et
d'épouse. Elle hait Marie. Elle tape sur la naine
et, pendant des jours entiers, la prive de nour-
riture, la jette dehors, la nuit, parce qu'elle pue
ferme aux époques de grande chaleur. Alors
la pauton va se cacher dans les granges. Elle!
dérobe du pain, l'arrose comme elle peut, ou lej
trempe dans les eaux grasses des voisins.
Souvent elle entre à l'église. Elle y reste pen-
dant des heures, le cerveau vide, les yeux fixés]
sur la lampe qui brûle éternellement, les doigts]
••■• 58 ....
LA PAUTON
joints sous la bosse de son ventre. D'un mouve-
ment régulier, elle balance son crâne comme
font les bêtes en cage. Elle est demoiselle de la
Congrégation.
Mais elle préfère le gros soleil à l'ombre so-
nore de la maison de Dieu. Elle aime à s'asseoir
au bas des murs, sur les chemins, à tendre vers
la chaleur la peau froide de ses mains. Alors la
douceur de la vie coule en ondes tièdes dans
ses veines. Des lézards la regardent, une mé-
sange vient picorer les grains d'avoine du crottin.
Il fait chaud et les enfants ne sortent pas.
Aujourd'hui la naine est joyeuse parce que
Suzon va venir au village, chez son frère Jules,
et Marie, pendant plusieurs jours, sera invitée.
Elle pourra manger tant qu'elle aura faim, boire
tant qu'elle aura soif et de belles pièces blan-
ches se serreront bientôt les unes contres les
autres au fond de son porte-monnaie. Et plus
tard, en hiver, ce sera bon d'acheter chez
Madame Hinzelin, la femme du facteur, des
rondelles de saucisse et du fromage de cochon.
C'est que Suzon est riche, aussi riche que
Monsieur le Maire, plus riche peut-être, Mon-
.... 59 ....
CONTES DE FÉES
sieur Hinzelin le dit bien souvent. Elle envoie
des sous à son frère, des robes à la grosse Cathe-
rine, des souliers pour les enfants, il y a deux
ans, elle leur a payé une vache. Tout le pays
s'est rassemblé pour voir la bête qui avait des
rubans aux cornes et s'appelait Philippine.
Suzon ne vient jamais en hiver, ni au prin-
temps. C'est alors qu'elle travaille à Paris pour
gagner sa vie. Mais souvent l'été la ramène, par
des journées comme celle-ci. Le Jules va à la
gare avec sa carriole et on les voit revenir de
loin, quand ils sont encore en bas de la côte :
Suzon dans sa robe claire. Monsieur Paul, ou le
Commandant, ou Monsieur le Baron, ça dépend
des années; et puis le Jules qui marche devant,
à côté de sa jument.
La naine épie la route qui file jusqu'à la ville,
entre ses deux rangées de pommiers.
L'après-midi bourdonne. Des filles s'en vont
par les champs portant des paniers d'où sortent
les goulots des bouteilles. Et toujours l'une ou
l'autre lui crie quelque sottise: «Eh! Pauton,
c'est-y ton amoureux que tu guettes à c't'heure?»
Ou bien: «Te v'ià faite comme une reine au-
•••• 60
LA PAUTON
jourd'hui; c'est-y pour le Commandant?» Ou
bien : o Méfie-toi de la Céline, qu'elle t'enferme
pas chez vous, pour les quatre heures. » Et cette
grande hardie de Nanette, après avoir dit des
mots que la vieille ne comprend pas, trousse
sa jupe et montre son derrière.
Et puis c'est l'heure du Hinzelin qui va porter
le journal au café; l'heure de Monsieur le
Curé, pour le catéchisme; l'heure des cloches...
«Marie, pleine de grâces, priez pour nous.»
« La voilà ».
La pauton pousse un grognement, se lève,
la face fendue par un sourire. Elle n'a pas vu
la voiture qui montait et que voici, maintenant,
au premier détour, toute criante sur ses deux
roues, toute cahotante, toute chargée, avec
Suzon sous un parasol et Monsieur Paul, celui
de l'année dernière, celui qui aime à rire...
On hisse la naine sur une malle. On traverse
tout le village. On s'arrête devant la maison du
Jules. On entre.
La grosse Catherine a déjà tout préparé: la
miche de pain, le fromage, les verres, la bou-
teille. Mais d'abord on s'embrasse largement,
.... 61 —
CONTES DE FÉES
et Monsieur Paul tend sa main fine que chacun
serre discrètement, après s'être essuyé les pattes
au tablier ou au pantalon.
Spacieuse et bonne salle, pleine de richesses,
avec ses casseroles d'or rouge, son fourneau où
mijote une viande, sa pendule au ventre sonore
et son pétrin luisant ! Au fond, l'escalier qui
grimpe à l'étage, et là, à côté, la chambre du
ménage^ la chambre des parents, des grands-
parents, la vieille chambre où rien ne change
jamais, toute parfumée des odeurs de cuisine.
Tous, ils trinquent et boivent leur verre de
vin blanc d'un seul trait. Ils se regardent et
sourient et ne disent pas grand chose. C'est
plus tard qu'on parle. Mais d'abord on se tait.
On bourre sa pipe. On roule des cigarettes.
Suzon se retrouve, se rappelle les vieux
temps, quand elle était petite fille. Et, debout,
sur le seuil, elle inspecte la cour bien ordonnée
avec son tas de fumier dans un coin, la char-
rette qui pointe ses bras maigres vers le ciel,
dans un autre, la croupe blanche de la vache
Philippine qu'on voit par la porte ouverte de
l'étable.
.... 62 •"•
LA PAUTON
Dans un angle de la salle où l'ombre est plus
épaisse, la pauton tient des deux mains son verre
plein, le sirote lentement, gravement, avec éco-
nomie, et contemple Suzon qui, toute étincelante
et blanche dans le cadre de lumière, ressemble
à une Sainte Vierge familière et magnifique.
63 •-
CHAPITRE SECOND
DE SAINT GAUZELIN, TRENTE-DEUXIEME
ÉVÊQUE DE TOUL, DUN FAUX MÉNAGE
ET DE LA PAUTON.
LES mouchoirs ayant été agités une der-
nière fois, Paul ferme la fenêtre du
compartiment. Il dépose les valises dans le filet,
s'assied près de Suzon et maintenant ils regar-
dent tous deux la naine assise en face d'eux
et ils ne savent plus s'il faut rire ou se lamen-
ter. Car ils l'emmènent. Tout à l'heure, après
le déjeuner, Suzon a demandé :
— Veux-tu venir avec nous, à Paris?
Et Marie s'était fait crier deux fois la chose
dans l'oreille. Mais elle n'avait pas hésité. Elle
était rentrée chez elle et revenait dix minutes
plus tard avec un carton qui contenait son livre
de prières, un dé, un bonnet tricoté et une
paire de ciseaux.
Donc ils emmènent Marie... et ils ignorent
toujours s'il faui rire ou se lamenter, et Paul
.... 67 ....
CONTES DE FÉES
commence à trouver que la farce fut poussée
bien loin.
Mais peuvent-ils savoir, jeunes gens légers,
qu'un tel événement dépasse leur volonté et
qu'ils n'y sont pour rien? C'est qu'ils ne pen-
saient ni l'un ni l'autre à saint Gauzelin, trente-
deuxième évéque de Toul, issu de l'illustre
famille des Capet et fils naturel de Hugues. Or,
Gauzelin, l'un des plus savants hommes de son
temps, après avoir fait rebâtir à ses frais l'Ab-
baye de Fleury, détruite par un incendie, après
avoir introduit dans le couvent de Saint-Epvre
l'exacte observance de la règle de saint Benoît,
avait fondé un monastère pour les femmes dans
le village même où Marie était née. Et, bien
que cette entreprise remontât jusqu'à l'an 950,
le grand évêque et confesseur, double majeur,
continuait de s'intéresser du haut du Paradis à
l'humble paroisse lorraine et plus particulière-
ment aux femmes qui la peuplaient et qui ne
trouvent plus aujourd'hui l'asile élevé par ses
soins. (Car, en effet, il n'en reste que des pans
de muraille délabrés, visibles encore derrière la
maison du facteur, et c'est là qu'il met ses
.... 68 — •
LA PAUTON
poules pendant la tournée de quatre heures.)
Donc, saint Gauzelin veillait depuis longtemps
sur Marie, faisant chaudes les nuits qu'elle
passait dehors et apitoyant le cœur des voisines
afin que la simple fille ne manquât jamais de
pain. Mais cela n était point assez et le saint
évêque, en sa bonté, lui réservait une vieillesse
toute douillette et largement réparatrice.
Voilà donc pourquoi, malgré qu'ils en eus-
sent, Suzon et Paul riaient dans le coupé. Et
la pauton , tourmentée par une dernière
inquiétude, demande:
— Viendra-t-elle aussi ?
— Qui donc?
— La Céline !
— Mais non, sois tranquille.
— Ah! c'est que... elle m'appelait des noms,
fainéante 1 tortue ! taupe ! fumier !
Et, sa rancune étant tenace, elle montre le
poing vers la fenêtre.
Le soir tombé, il vont dîner dans le v^^agon-
restaurant en recommandant à la naine de ne
pas bouger; puis ils lui rapportent une aile de
poulet et un verre de vin. Elle mange avec
.... 69 ....
CONTES DE FÉES
appétit: « de la bonne viande de riches » dit-
elle. A la nuit close, le train arrive à Paris et,
chez Suzon, à Neuilly, les rires recommencent,
gagnent les domestiques qui se tordent en
battant des mains. On installe Marie là haut,
dans une chambre vide.
Dès le lendemain, elle prend ses habitudes.
Rien ne l'étonné. Le grand salon est beau
cependant. Elle y remarque un coussin, sur le
sol, qui sera commode pour s'agenouiller et
dire ses prières. La salle à manger aux boise-
ries sombres lui rappelle l'église, et la desserte,
avec ses flambeaux d'argent, une manière
d'autel ; elle s'incline en passant devant. La
cuisine devient son royaume; Mlle Augustine la
fait rire aux larmes; Mlle Olympe lui permet
de goûter aux sauces et M. Joseph lui donne
à boire, pour s'amuser. Le matin, elle prend du
café au lait; elle déjeune avec Suzon. L'après-
midi se passe à prier, à tricoter, à recommencer
son chapelet deux ou trois fois, lentement,
tranquillement, avec un ronronnement de chat
qu'on caresse. Suzon s'affaire, se divertit. Elle
coupe des robes, achète du linge, des chaus-
.... 70 ....
LA PAUTON
sures, des tabliers pour sa vieille amie. Et
d'autres jeunes femmes, jalouses de ce nouveau
jouet, apportent elles aussi leur part de charité:
un chapeau, une pèlerine, des rubans, et l'une
offre un corset tout semé de petites roses. La
pauton met ses lunettes, accepte les objets,
les tourne, les retourne, évalue les tissus :
« de la belle soie, bien épaisse, comme la cha-
suble de Monsieur le Curé »>. Elle va cacher
tout cela chez elle, sous son lit, à cause des
voleurs.
— Mais il n'y a pas de voleurs à Paris !
— Ah! des fois... si la Céline venait!
Le meilleur moment, c'est le soir, quand
arrive Paul pour dîner. On mange sans hâte
de bonnes choses qui fument dans des plats
d'argent, on boit, on trinque, elle met cinq
morceaux de sucre dans sa tasse de café. Puis
ils jouent aux cartes pendant des heures, en
fumant des cigarettes. Et la naine reprend son
tricot ou son livre de prières en dégustant par
toutes menues gorgées un verre d'anisette. Béa-
titude en son corps. Béatitude en son esprit.
Paradis magnifique avec toutes ces étoiles lumi-
.... 71 ....
CONTES DE FÉES
neuses au plafond, ces tapis, ces meubles
dorés, ces petits anges roses et bleus peints sur
les portes, ces bonnes Vierges drapées de
nuages, ces Saint-Pierre couronnés de pampres.
Paradis! Douceur! Anisette ! Lumière! Et ainsi,
toujours, jusqu'à la mort...
Dans le silence, elle pense à ceux de là-bas,
et son gros rire gronde tout à coup :
— Paysans ! Paysans !
De fois à autre des messieurs et des dames
viennent dîner. Alors Joseph met des fleurs
dans tous les vases et même sur la table à
manger, qui ressemble à un jardin. Des incon-
nus apportent des bouteilles, des blocs de glace,
des fruits. Marie passe sa plus belle robe, la
blanche, avec des roses cousues à la jupe. Un
invité la conduit par le bras, comme une
mariée. Ces nuits-là, on boit du vin qui pique,
Paul joue du piano, on danse et la pauton
tourne comme les autres, son verre à la main.
Les lendemains sont obscurs. Vaguement, elle
se souvient d'avoir ri, bu, pleuré.
.... 72
CHAPITRE TROISIÈME
DE L ARBRE DE SCIENCE ET D UNE RESOLUTION
PRISE DANS LE PARADIS.
^ 'EST alors que naquirent les péchés. Et ils
^^ mûrirent tandis que grandissait l'arbre
de science.
Ce fut la gourmandise d'abord, péché haïs-
sable, mais délicieux petit péché gité au cœur
de toutes les bonnes choses. Et il s'y cache,
secret, prévu pourtant^ et il glisse sur les lan-
gues et contre les palais avec ses mille parfums
répandus. 11 guettait Marie au fond de toutes
les douceurs. Il habitait de sa perfide vie les
entremets, les sirops, les gâteaux, les sacs de
bonbons et même se nichait, virginal et blanc,
sous le couvercle des sucriers. Oh ! qu'il était
bon à saisir, le péché trop rapide qui sans cesse
meurt et renaît !
La naine ne mange plus ni viandes, ni
soupes, ni légumes, ces fades nourritures de
.... 75 ....
CONTES DE FÉES
campagnards. Son appétit elle le réserve tout
entier pour la fin des repas, lorsqu'on apporte
les chefs d'œuvre exquis de Mlle Olympe : les
crèmes à la vanille, les charlottes aux pommes^
les glaces de toutes couleurs, les riz à l'impé-
ratrice, les compotes, les petits fours, les biscot-
tes, les fruits confits. Ah ! puisse-t-elle mourir
sans connaître ces joies^ l'affreuse Céline à la
trogne rouge! Et, murmurant sa pensée inté-
rieure :
— Ils n'ont pas même de nappé! Et des
serviettes encore bien moins ! Et pas seulement
des couteaux, ces pauvres-là. Ah 1 les saligauds !..
Mais le plus souvent elle ne parle pas
pendant qu'on est à table. Car il faut s'appli-
quer avec soin et patience aux choses impor-
tantes. C'est ainsi qu'il en va des repas, du
sommeil, de la prière^ et parce que ce sont là,
après tout, les devoirs pour lesquels nous
sommes nés.
Et puis ce fut un autre péché, encore plus
petit. Est-ce même un péché que d'être curieuse^
d'écouter aux portes, de surprendre les secrets,
de lire des lettres? Si oui, c'est donc vraiment
.... 76 ••••
I
LA PAUTON
que tous les plaisirs sont défendus? Or voilà
qu'elle découvre, par les trous de serrures de
troublants mystères. Lorsqu'une voiture s'arrête
à la grille du jardin, Marie, qui l'a vue par la
fenêtre, se cache dans l'escalier. Puis, le visiteur
entrée elle descend doucement jusqu'au palier
du premier étage. Là elle s'approche de la
porte du boudoir. Est-ce mal faire et puisque
le trou de serrure se trouve exactement à
niveau de son œil... On sent d'abord un petit
courant d'air froid, et quelquefois cela fait
pleurer. Mais on s'habitue tout de suite. Alors
on écoute. Et ce n'est pas toujours facile de
comprendre, surtout quand on est dure d'oreille !
Souvent, d'après les mots qu'on peut saisir, ils
semblent fâchés, ceux qui viennent ainsi. Pour-
quoi? Que veulent-ils? S'ils sont en colère, ils
n'ont qu'à rester chez eux ! Et d'autres, au
contraire, sont tout à fait silencieux. C'est à
croire qu'elle s'est trompée, qu'il n'y a per-
sonne... Pourtant, une fois, elle a vu deux
visages rapprochés, réunis, celui de Suzon et
un autre, un visage d'homme, avec une barbe...
Et puis il y a les lettres. Suzon les lit et les
.... 77 ....
CONTES DE FÉES
oublie sur sa table de chevet. En nettoyant la
chambre, Mlle Augustine les reprend une à une,
les recommence, et Marie attend qu'elle soit
partie à son tour. Alors elle met ses lunettes...
Il en est d'une belle écriture facile: mais elles
disent toujours la même chose : « je viendrai
demain »; ou bien : « je ne viendrai pas jeudi »;
ou bien: « puis-je venir cette semaine?» Tandis
que d'autres sont longues, longues, avec des
lignes serrées, croisées^ et bien mal écrites car la
pauton ne peut déchiffrer qu'un mot ci et là.
il ne sait pas écrire celui-là; il oublie toujours
les points sur les / et les barres sur les /.
Et ceci enfin: aimer l'argent! Sûr que ce n'est
pas un péché. Monsieur le Curé l'aime bien,
puisqu'il en demande pour ses messes. Suzon
l'apprécie, puisqu'elle hésite à le donner pour
payer des notes. Paul aussi, car ses poches en
sont pleines : des francs, des sous, de gros écus
bien épais. C'est une bonne chose, il n'y a que
les gueux et les voleurs qui n'aient pas d'argent.
Ahl par exemple, la Céline n'en a guère, ni le
Charles! Et c'est bien fait, c'est juste; est-ce
qu'ils en méritent, ces fainéants-là? Marie, elle
.... 78 ....
LA PAUTON
en possède. D'abord, des sous. Des tas de sous
grapillés à droite et à gauche, des pièces de
cinquante centimes, plusieurs, au moins sept;
trois pièces de un franc, une de deux et un
petit louis de dix francs en or, donné un soir
par le roi de Suisse, qui dînait à la maison.
Toute cetre fortune est gardée secrètement
dans un bas, noué, caché sous son matelas.
Qu'il est bon d'y penser! Au village, elle igno-
rait ces ravissantes inquiétudes. Elle ne possé-
dait rien — juste une paire de ciseaux, un dé
et quelques images. Maintenant le trésor
existe, et, de fois à autre, la pauton grimpe
diligemment à sa chambre pour le retrouver,
le revoir, le peser dans ses deux mains, son
trésor difforme et lourd, La nuit, quelquefois,
elle rallume sa bougie et se met à compter. Elle
fait des tas avec les sous; il y en a quatre-
vingts; cela fait seize paquets de cinq sous. A
côté elle range les petites rondelles d'argent,
puis les francs, mais la pièce d'or, toujours,
l'embarrasse. C'est si peu, si léger! NAPOLÉON 111
EMPEREUR et, sur l'autre face, EMPIRE FRANÇAIS
1856. Au fond, il vaudrait mieux des écus; elle
.... 79 ....
CONTES DE FÉES
serait plus tranquille. Napoléon, Empereur.
C'est vieux, çà. Au moins est -elle encore
bonne?
Alors Marie réfléchit à tout ce qu'elle pour-
rait acheter : des rubans qu'elle a vus chez la
mercière, une broche, des nougats, du fil, un
beau morceau de velours pour garnir sa robe,
des médailles de sainteté, une montre... Elle
compte : quatre-vingts sous, sept fois cinquante
centimes...
Une nuit, ils sont entrés brusquement dans
sa chambre, Suzon, Paul, le roi de Suisse et un
autre, au moment qu'elle avait étalé par terre
ses richesses. Et ils ont ri I Et ils ont fouillé par-
tout, ils ont ouvert ses boîtes, marché sur
l'argent 1
— Au voleur I Assassins 1
La naine a crié aussi fort qu'elle a pu. Les
domestiques sont accourus, et M. Joseph a
ramassé des pièces qui avaient roulé partout.
— Voleurs ! Assassins I
Très longtemps après, quand tout est red«
venu silencieux, la pauton s'est remise à
trier, car ils ont tout mélangé, ces sauvages;
.... 80 •-
LA PAUTON
sept fois cinquante centimes, trois pièces de
un franc, soixante-deux sous, soixante-trois,
soixante-quatre, soixante-cinq...
Et, le lendemain, Suzon a dit :
— Tu devrais envoyer quelque chose à ton
frère et à la Céline. Quand on est riche comme
toi, il faut être généreuse.
— Ah! ben... Qu'ils en gagnent donc, de
l'argent ! Est-ce que je les empêche, moi ?
Qu'ils en gagnent !
Alors saint Gauzelin, dans le Paradis, parmi
les anges qui chantaient, se sentit étrangement
troublé. Comme il aimait Marie et qu'il voyait
son cœur s'endurcir, il décida de l'ouvrir au
divin mystère de l'amour. Et il choisit, pour ce
miracle, Alphonse Nodier, conducteur d'auto-
mobile.
CHAPITRE QUATRIÈME
DE L AMOUR ET DE SES MISERES.
C'est un gros homme épanoui que cet
Alphonse Nodier, anciennement cocher
de grande maison et aujourd'hui chauffeur-
mécanicien. Deux adjectifs, surtout, le peindront :
il est majestueux et cordial. Paul, au garage
où il louait sa voiture, le choisit pour sa phy-
sionomie rassurante. Du moins crut-il le choi-
sir, car il continuait à tout ignorer de saint
Gauzelin et de la part qu'avait assumée le
saint évéque dans ce petit drame. Cela prouve
bien que notre libre arbitre n'est pas toujours
tel que le supposent les philosophes; et, dans le
fait, notre âme n'est pas plus libre « qu'une boule
de billard n'est libre de se remuer lorsqu'elle
est poussée par une autre » (Montesquieu).
Donc, ce carambolage de circonstances fit
entrer un soir dans la cuisine de Suzon l'impo-
sant Alphonse. Oh ! il plut tout de suite et à
tout le monde. 11 fut galant pour les dames et
.... 85 ••••
CONTES DE FÉES
fraternel pour TA. Joseph. Mais personne ne
l'amusa davantage que la naine. Il lui versa à
boire pour trinquer à sa bienvenue, la prit sur
ses genoux, 1 éleva à bout de bras, comme un
poupon, lui fit cadeau de deux sous tout neufs,
s'enquit de son nom, de son âge, et riait à faire
trembler les vitres.
Marie l'aima dès le second jour. Ce fut
d'abord le secret de l'office. Alphonse arrivait
avec Paul, vers l'heure du dîner. Mais la naine
depuis longtemps l'attendait. Quel sourire quand
il ouvrait la porte ! Et le gros homme toujours
réjoui :
— Bonsoir, mignonne !
La grosse voix de la pauton chatouille sa
rate. 11 lui fait des farces dont elle ne s'aper-
çoit pas, noircit un bouchon à la flamme d'une
bougie, ordonne qu'elle ferme les yeux et lui
dessine des moustaches et une barbe sur le
visage. 11 apporte des cartes postales illustrées,
des pièces de monnaie fausses ou hors d'usage
qui vont, là-haut, enfler le bas sous le matelas.
Il conte des blagues épaisses auxquelles Marie
ne comprend pas grand'chose mais qui font
.... 86 •-
LA PAUTON
s'étrangler M^'^^ Augustine et Olympe. La pauton
s'esclaffe de confiance. II écoute les récits des
félonies de Céline et des ribotes de Charles. Il
compatit; il s'indigne; il est aimé; il est
adoré.
Maintenant, dès quatre heures, Marie s'en-
ferme dans sa chambre, change de robe, pro-
cède à une toilette minutieuse. Et ce n'est plus
l'âpre Marie, la mauvaise Marie, la Marie
curieuse et gourmande des derniers mois. Oh I
que non i C'est une Marie toute changée, toute
apaisée, toute amoureuse.
Certainement, c'est encore un peu la Marie
qui écoute aux portes, qui dérobe des mor-
ceaux de sucre et laisse tâter la bosse de son
ventre moyennant dix centimes. Mais c'est sur-
tout une vieille fille mystique et passionnée.
Plus que jamais, elle dit ses prières. Car les
prières sont douces et fondantes, et on en
recommence de nouvelles avec d'autres paroles
qui glissent et parfument saintement tout le
corps. Toutes sont faites de mots qui se ressem-
blent comme se ressemblent les visages d'une
même famille, sans qu'on puisse jamais les
.... 87 ••••
CONTES DE FÉES
confondre. Quelquefois elle s'interrompt pour
répéter ce nom : Alphonse... Alphonse...
Tous les jours sont des dimanches. Elle passe
sa plus belle robe. Ensuite elle descend jus-
qu'au cabinet de toilette de Suzon et là, dans
un tiroir, elle prend le bâton de fard. Sur les
lèvres d'abord, un trait rouge, large, baveux ;
puis, aux joues, un vernis de pommes très
mûres et souvent aussi sur son front, qu'elle
trouve pâle. Longtemps elle a étudié la manière
de se servir du crayon noir. Suzon s'en touche
légèrement les yeux, à ce qu'il semble, ou bien
ne serait-ce pas les sourcils? La naine, qui
n'en a plus, se décide à s'en rendre, et ceux-là
sont énormes, inégaux et joints, comme chez
les irascibles. Ainsi parée, avec un ruban de
couleur dans les cheveux lissés à la salive, elle
attend. Et les belles heures anxieuses com-
mencent.
M^'^ Augustine, une fois, a dit :
— Vous devriez vous marier tous les deux.
Et Alphonse :
— Je veux bien, cré mâtin ! Nous ferions
une belle paire, hein, pauton ?
LA PAUTON
La première fois, on a ri; le soir d'après, en
a ri de nouveau. Tout ça, c'est des jeunesses...
Mais à présent on ne plaisante plus, c'est
sérieux, c'est vrai. Alphonse l'a promis et les
promesses, c'est sacré.
— N'est-ce pas, Alphonse?
— Bien sûr, ma belle.
Voilà comme les choses se font, à Paris. Elle
y rêve tout le long des jours. Comme elle
triomphe quand, par hasard, sa pensée retourne
au pays. Elle en crèvera de jalousie, cette
vieille Céline de malheur. « Ah ! gourgandine !
gourgandine ! » Toutes sortes de préoccupa-
tions tourmentent la naine. « Et ma robe de
mariée? •> (Elle prononce robe.) On continuera
de vivre ici, chez Suzon. Alphonse habitera
une chambre là haut, en face de la sienne.
Elle fera dire une messe pour l'âme du père
Christophe. Et déjà elle s'occupe du trousseau.
11 faudra deux robes de coton et deux de laine,
des bas, des mouchoirs, une paire de pantoufles...
Le soir, lorsqu'Alphonse et Joseph font leur
partie de manille, elle raconte tous ses projets.
Mais il est toujours distrait dans ces moments-là.
.... 89 •-
CONTES DE FÉES
— Bien sûr, ma belle^ bien sûr...
Suzon, à son grand dîner du jour des Rois,
annonce la bonne nouvelle à tous ses invités.
Sur les conseils de Paul, la naine fait la quête et,
quand les pièces blanches tombent dans l'as-
siette, elle s'incline très bas, comme à l'église.
Quinze francs ! Elle a perdu la nuit à faire ses
comptes.
Mais quel désastre le lendemain : Alphonse
ne vint pas. Il ne devait plus revenir.
On cacha la vérité à Marie : quelque illicite
commerce de pneumatiques, et il fut entendu
qu'Alphonse était parti e;i voyage pour arrondir
sa dot.
Elle pleura. Ce fut un chagrin sans mesure.
Pendant toute une journée, elle refusa de manger.
Une correspondance s'engagea, qui révéla chez
le fiancé une étrange similitude d'écriture avec
tous les habitants de la maison. Tantôt c'était
l'anglaise pointue de Suzon, tantôt la calligraphie
de M"° Augustine, tantôt les pattes de mouches
de Joseph. Mais toutes ces lettres, bien que
bouffonnes et bourrées d'extraordinaires aven-
tures, invariablement disaient l'amour fidèle.
.... 90 ....
LA PAUTON
Elle y crut.
Les messages du bien-aimé devinrent sa vie
nouvelle, l'autre vie, la plus belle vie, celle des
rêves, celle des consolations.
Elle promène par toutes les pièces son paquet
d'enveloppes crasseuses à force de manipula-
tions. On la trouve en général auprès de
quelque fenêtre, ses lunettes au bout du nez,
épelant syllabe à syllabe: o Ma ché-rie d'a-
mour, me voi-ci dans l'A-mé-ri-que où je
pen-se à toi...»: «Mon a-do-rée, l'A-fri-que
est un beau pays, mais ie ne t'ou-blie pas par-mi
tou-tes les né-gresses o... Ces négresses décro-
chent chaque fois son rire, mais un énorme
soupir vient corriger sur-le-champ sa gaieté
douloureuse.
Elle répond à chaque envoi, et cela demande
de longues heures d'application. Son trésor
s'écorne, car il faut bien remettre de l'argent à
M. Joseph pour le: timbres qu'il colle lui-
même, et les timbres sont de un franc pièce
lorsque il s'agit de l'Afrique ou de l'Amé-
rique. Et pour la Chine c'est plus cher encore :
deux francs par lettre ! Pourquoi aller au
.... 91 ....
CONTES DE FÉES
bout du monde quand on gagne si aisément
sa vie à Paris? Elle reprend ses calculs tous
les soirs; les quinze francs de sa quête y ont
passé déjà. Pourtant elle consent à donner
toujours et les sous s'en vont par petits
paquets.
Alors Alphonse se met à téléphoner. Il télé-
phone de partout : de Pékin, de Moscou, de
Tombouctou... et c'est M. Joseph qui répond à
l'appareil. Marie est trop petite.
— Qu'est-ce qu'il dit?
— il dit qu'il ne tardera pas à revenir.
Cette certitude du revoir est aussi forte que
sa foi en Dieu.
Cela dura plusieurs mois.
Un jour, elle est dans la chambre où
Suzon écrit, — où Suzon rit toute seule en
écrivant une lettre, — une belle jeune dame
entre avec des cartons, et Suzon pose sa
plume et ouvre ces cartons qui renferment des
chapeaux. Elle les essaye les uns après les
autres devant la glace. Et la naine se glisse
vers la table, doucement, inaperçue. Elle tire
un peu la lettre encore humide que Suzon
.... 92 ....
LA PAUTON
a négligé de cacher ; elle épelle en elle-
même : « Ma fiancée chérie ; je t'aime toujours,
on se mariera bientôt. Ton Alphonse jusqu'à
la mort ».
Suzon disait : — Vraiment, cette aigrette est
un peu maigre, Mademoiselle, il faudra y
rajouter quelques brins.
Mais la jeune fille :
— Oh! regardez donc... regardez... je crois
bien que la petite dame se trouve mal.
93 -
CHAPITRE CINQUIÈME
D'UNE AME DÉLIVRÉE ET DES DEUX
Saints qui l'accueillirent.
A PARTIR de ce moment, elle ne parla presque
'*' plus. Ce même soir, seulement^ elle cria à
Mile Augustine qui lui apportait une soupe
dans sa chambre :
— Menteuse!... Tous des menteurs et des
menteuses !
Mlle Olympe entendit pendant les nuits sui-
vantes un ronronnement continu de prières.
Suzon, plusieurs fois par jour, se penchait sur
le lit de la vieille.
— Voyons, Marie, laisse-toi soigner, sois
raisonnable...
Mais elle ne répondait rien et Suzon, en se
signant, écoutait les lambeaux de phrases :
« Marie, Mère de Dieu, priez pour nous...
Suzon dit aussi :
— Marie, nous ne te voulions pas de mal.
.... 97 ....
CONTES DE FÉES
Tu savais bien que c'était une farce, Alphonse...
et tout ça.
La pauton n'entendait rien et Suzon se
mit à pleurer.
Et ils firent pourtant tout ce qu'il fallait. 11
vint des docteurs, des paquets de la pharmacie;
on marchait sans bruit dans les couloirs. Mais
soigne-t-on une telle blessure avec des méde-
cines et guérit-on de souffrir parce que le
printemps monte des jardins jusqu'aux prisons
des malades ?
Or, saint Gauzelin, le jour de Pâques, comme
sonnaient les cloches de toutes les églises sur la
terre, vit s'envoler vers le Tribunal Suprême
une âme délivrée. Et il se réjouit au fond de
son éternel lui-même, parce qu'il était donné à
cette humble paroissienne de mourir le plus
beau des jours.
Alors, se tournant vers saint Pierre qui
.... 98 ....
LA PAUTON
apprêtait déjà sa grosse clef : — Voici que Marie,
dit-il, la naine, est morte. Et saint Pierre
répondit : — Heureux ceux qui
ont le cœur pur, car
ils verront
Dieu.
( BlBUOTHIiCA J
TABLE
Un Disciple d'Épictète j
La Pauton £._
ACHEVE d'imprimer
LE 25 OCTOBRE 1916
PAR l'imprimerie SPÉCIALE
DE LA SOCIÉTÉ LITTÉRAIRE
DE FRANCE, 22, RUE DES
VOLONTAIRES PROLONGÉE
PARIS
EXEMPLAIRE NUMÉRO
1272
i06
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La Bibliothèque
Université d'Ottawa
Échéonce
The Library
University of Ottawa
Dote due
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CE PQ 2631
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