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Full text of "Deux contes de fées pour les grandes personnes"

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Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2011  with  funding  from 

University  of  Toronto 


http://www.archive.org/details/deuxcontesdefeOOpour 


DEUX 

CONTES    DE    FÉES 

POUR   LES  GRANDES 

PERSONNES 


OUVRAGES  DU  MEME  AUTEUR  : 


La  Cendre  et  la  Flamme.  (Félix  Juvcn) 

Solitudes,  roman (Bernard  Grasset) 

A  MES  AMIS  Suisses  ....  (Georges  Grès) 


POUR     PARAITRE 


Marins      d'eau     douce.      (  Un     récit    et 
quelques    paysages    de    la    Suisse    romande.) 


DEUX 

CONTES   DE   FÉES 

POUR  LES  GRANDES 

PERSONNES 


PAR 


GUY   DE    POURTALES 


FRONTISPICES    GRAVES    SUR    BOIS 

PAR 

LOUIS   JOU 


PARIS 

SOCIÉTÉ  LITTÉRAIRE  DE  FRANCE 

5,    Rue    Christine.    5 


M.  CM.  XVII 


IL  A  ÉTÉ  TIRÉ 

VINGT  EXEMPLAIRES 

SUR  PAPIER  DU  JAPON 

DE  SHIDZUOKA 
NUMÉROTÉS  DE  1  A  20. 


EXEMPLAIRE  NUMÉRO 

1272 


Et  ceci   se   passait  dans  des   temps 
très  anciens,  avant  la  grande  guerre... 


a 

O.  S. 


UN 
DISCIPLE    D'  ÉPICTÈTE 


UN 
DISCIPLE     D'  ÉPICTÈTE 


IL  y  a  probablement  un  demi-siècle  que 
naquit  Gualtero  Kyes,  philosophe,  disciple 
d'Epictète,  apôtre  de  la  Vérité. 

Nous  savons  qu'il  est  né  à  Calcutta  (Indes 
anglaises),  aux  confins  de  la  ville  européenne, 
dans  une  maison  entourée  de  hauts  arbres 
où  grimaçaient  des  singes  et  que  peuplaient 
de  leurs  impertinences  criardes  des  perro- 
quets. 

Le  père  du  philosophe,  —  bonhomme 
d'origine  portugaise  et  qui  avait  épousé  une 
hindoue,  —  vivait  du  mieux  qu'il  pouvait  de 
sa  modeste  paye  de  comptable  et  avait  élevé 
ses  quatre  fils  dans  le  respect  des  dieux  :  le 
Christ  étant  le  sien,  Brahma,  Vichnou  et  Çiva 
ceux  de  sa  femme. 

Gualtero,  ayant  atteint  l'âge  d'homme^  c'est- 
....  I  .... 


CONTES  DE  FÉES 
à-dire  l'âge  d'écrire,  de  lire  et  de  compter, 
c'est-à-dire  l'âge  de  gagner  sa  vie,  c'est-à-dire 
l'âge  de  douze  ans  environ,  entra  comme 
sous-comptable  dans  le  bureau  qui  employait 
son  père  et  y  vécut  heureux  jusque  vers  sa 
vingtième  année.  Mais,  comme  il  était  gran- 
dement curieux  des  choses  de  l'esprit,  il  se  mit  à 
étudier  en  cachette  derrière  le  dos  d'un  gros 
scribe.  C'est  ainsi  qu'il  lut  les  Pourânas  et  la 
Bible,  qui  suffirent  pendant  son  adolescence 
à  l'avidité  de  son  âme.  Puis,  un  beau  jour,  avec 
quelques  roupies  soigneusement  amassées,  il  se 
procura  les  traductions  en  langue  anglaise  des 
philosophes  grecs  et  latins.  Après  tant  d'années 
passées  à  explorer  l'ardue  métaphysique  des 
Pourânas  et  les  cimes  ténébreuses  de  l'Ancien 
Testament,  il  parut  au  jeune  homme  qu'il 
entrait  dans  un  délicieux  jardin,  ordonné  avec 
un  goût  sûr  et  précis  par  des  jardiniers 
honnêtes,  un  jardin  clair,  aéré,  orné  de  peu 
de  fleurs,  mais  qu'il  eut  envie  de  cueillir  toutes 
et  d'enfermer  joyeusement  dans  le  silence  de 
son  cœur.  Ce  fut  une  grande  époque  de  trouble 
et    de    bonheur.    Il   lui    arrivait    bien   parfois 


UN  DISCIPLE  D'ÉPICTÈTE 
encore  de  rêver  aux  béatitudes  de  l'apavarga 
ou  du  nirvriti,  ces  extases  qui  le  ravissaient 
autrefois  et  lui  donnaient  un  avant-goût  de  la 
félicité  suprême,  qui  est  —  comme  chacun 
sait  —  la  délivrance  finale  par  la  réabsorption 
dans  l'âme  universelle  ;  il  lui  arrivait  aussi  de 
songer  aux  grondements  d'Isaïe,  aux  promesses 
d'Ezéchiel,  aux  richesses  de  Job,  «  l'homme  le 
plus  haut  de  l'Orient  »,  et  il  regrettait  d'aimer 
moins  ces  poèmes  qui  avaient  été  jusque-là 
comme  une  lumière  devant  lui.  Mais  le  sage 
ne  dispute  pas  avec  sa  raison.  Gualtero  goû- 
tait un  amer  plaisir  à  se  satisfaire  de  morale 
humaine. 

11  choisit  donc  ses  nouveaux  maîtres  et  s'at- 
tacha aux  stoïciens,  dont  la  fière  doctrine  lui 
parut  convenir  mieux  qu'une  autre  à  son 
propre  caractère.  11  devint,  dès  ce  jour,  un 
disciple  d'Epictète. 

Entrant  dans  la  chambre  où  son  père  et  sa 
mère  mangeaient  leur  plat  de  riz  quotidien, 
en  agaçant,  pour  se  distraire,  leur  serpent  cobra 
favori,  Gualtero  leur  dit  :  o  Mes  chers  parents, 
vous  m'avez  appris  à  être  honnête  et  véridique; 
....  3  .... 


CONTES  DE  FEES 
vous  m'avez  enseigné  à  être  raisonnable  et  à 
suivre  toujours  les  avis  de  ma  conscience. 
Vous  m'avez  conseillé  encore  de  mépriser  les 
richesses  et  de  n'avoir  que  peu  d'ambition. 
J'ai  mis  tout  ceci  en  pratique  du  mieux  que 
j'ai  pu  et  je  pense  ne  vous  avoir  donné  que 
rarement  des  sujets  de  mécontentement.  Mais 
j'ai  acheté  des  livres  et  je  les  ai  lus.  Et  ces 
livres  ont  décidé  de  ma  vocation^  car  je  serai 
philosophe,  et  philosophe-errant.  Mon  père, 
l'Occident  où  vous  êtes  né  m'appelle  et  sollicite 
ma  curiosité.  Je  veux  connaître  le  Portugal  et 
ces  autres  pays  oij  vécurent  des  sages.  Avec 
votre  permission,  je  vous  dis  adieu,  et  vous  prie 
de  me  donner  votre  bénédiction  chrétienne, 
car  je  m'embarquerai  sur  le  prochain  bateau 
de  la  Malle  Royale.  » 

Toutefois,  ces  paroles  n'eurent  pas  l'effet  que 
Gualtero  en  attendait.  Papa  Kyes  entra  dans 
une  jaune  colère  et  jeta,  en  guise  de  bénédic- 
tion, l'une  de  ses  savates  à  la  tête  de  son  fils. 
M""*^  Kyes  pleura  et  invoqua  Çiva,  dieu  de  la 
pénitence,  des  mortifications,  de  la  méditation 
abstraite  et  qui  a  cinq  visages  avec  un  œil  au 


UN  DISCIPLE  D'EPICTETE 
milieu  du  front.  Mais  les  trois  frères  de  Gualtero 
se  réjouirent  de  son  départ  et  le  plaisantèrent 
aigrement,  car  ils  l'aimaient  peu.  Alors,  le 
philosophe-errant  quitta  sa  maison  en  se  disant 
que  sa  résolution  était  utile,  puisqu'elle  agréait 
à  trois  personnes,  et  il  dormit  cette  première 
nuit  d'exil  sur  les  quais  du  port.  Puis  il  embar- 
qua et  on  lui  attribua  une  case  de  l'entrepont 
où  il  se  trouva  avec  une  foule  d'émigrants  des 
deux  sexes,  de  toute  couleur  et  de  tout  ramage. 
Mais  sa  force  d'âme  ne  le  quittait  point,  puis- 
qu'il emportait,  pour  la  soutenir,  son  précieux 
Manuel  d'Epictète.  S'il  pensait  parfois  au  geste 
inconsidéré  de  son  père,  ce  n'était  certes  pas 
pour  le  blâmer;  un  vrai  philosophe  ne  hâte 
point  ses  jugements  de  la  sorte;  il  les  réserve. 
Il  ouvrait  son  livre  et  lisait  :  «  Aussitôt  qu'une 
idée  pénible  se  présente  à  ton  esprit,  aie  soin  de 
lui  dire  :  tu  n'es  qu'une  idée,  un  simple  effet  de 
l'imagination...  »  Et  Gualtero  se  disait  :  «  Ma 
vague  tristesse  n'est  donc  qu'une  idée,  un 
simple  effet  de  l'imagination  »,  et  il  scrutait  la 
pleine  mer  ouverte  devant  lui  comme  un  avenir 
infini. 


CONTES  DE  FÉES 


Aux  premières  escales,  il  ne  débarqua  pas. 
Cette  terre  d'Orient  ne  lui  disait  plus  rien  qui 
vaille  et  souvent  il  s'écriait  en  lui-même  : 
«  Europe  !  Europe  I  Vie  I  Vérité  I  »  comme  les 
Européens  s'exclament  lorsqu'ils  voyagent  : 
«  O  Asie,  silence,  jungle,  éléphants,  lumière  !  » 
Le  philosophe  continuait  à  suivre  les  conseils  de 
son  Maître  qui  dit  :  «  Dans  un  voyage  sur  mer, 
lorsque  le  vaisseau  est  arrêté  dans  un  port,  si  tu 
descends  à  terre  pour  faire  la  provision  d'eau,  tu 
pourras,  chemin  faisant,  ramasser  soit  un  coquil- 
lage, soit  un  oignon,  mais  tu  devras  faire  attention 
au  vaisseau,  tourner  toujours  les  yeux  vers  lui, 
prendre  garde  que  le  pilote  ne  t'appelle,  et,  s'il 
t'appelle,  tout  quitter  de  peur  qu'il  ne  te  fasse 
enchaîner  et  jeter  dans  le  navire  comme  le  vil 
bétail.  ))  Ces  recommandations  lui  semblaient 
excellentes  et  il  jura  de  s'y  conformer.  Le 
paquebot  essuya  une  violente  mousson  depuis 
Ceylan  jusqu'à  l'entrée  de  la  Mer  Rouge  et 
....  6  •  ■■ 


UN  DISCIPLE  D'EPICTETE 
Gualtero   mit  à   une   forte   épreuve   son    âme 
stoïcienne.  Mais  il  ne  faiblit  pas,  ne  rendit  que 
son  coeur  aux  abîmes  et  arriva  sans  autre  dom- 
mage à  Port-Saïd. 

«  Oh  !  oh  !  »  s'écria-t-il  comme  tant  de  pèle- 
rins illustres  en  apercevant  la  grande  mer 
classique  qui  avait  oublié  d'être  bleue  ce  jour- 
là,  car  il  pleuvait.  Le  bateau  ne  s'arrêta  guère 
et  partit  pour  Naples  où  il  ancra  par  un  temps 
radieux.  Mais  Gualtero  avait  cuit  sous  bien 
d'autres  soleils  et  aucune  des  beautés  du  Golfe 
ne  surpassait  —  soyons  vrais  —  n'égalait  l'image 
qu'il  s'en  était  faite.  Comme  il  voyageait  pour 
étudier  les  hommes  et  non  des  paysages,  il  se 
décida  enfin  à  débarquer  et  vit  des  Napolitains. 
L'espèce  lui  sem.bla  bruyante,  joyeuse,  dispu- 
teuse  et  mercantile.  On  voulut  lui  vendre  du 
corail,  des  peignes  en  écaille,  des  éponges,  des 
chansons,  et  on  lui  proposa  des  demoiselles. 
Grâce  aux  langues  anglaise  et  portugaise  mélan- 
gées, il  put  se  faire  entendre  en  un  napolitain 
honorable  et,  selon  la  coutume  de  son  pays, 
entra  poliment  en  conversation  avec  chacun, 
assura  qu'il  ne  saurait  quoi  faire  d'un  peigne 
....  7  ....  li 


CONTES  DE  FÉES 
d'écaillé  attendu  qu'il  tressait  sa  natte  avec  ses 
doigts,  que  ses  mains  étaient  des  éponges  suffi- 
santes, qu'il  ne  savait  pas  chanter  et  que  les 
demoiselles  lui  importaient  peu,  parce  qu'il  se 
piquait  d'être  philosophe.  Cependant,  tout  en 
parlant,  il  ne  perdait  pas  de  vue  le  paquebot 
ni  la  passerelle  du  commandant,  car  il  savait  à 
quoi  s'exposent  les  distraits  et  il  redoutait  d'être 
«  enchaîné  et  jeté  dans  le  navire  comme  le  vil 
bétail  ».  11  balança  quelques  moments  s'il  ne 
poursuivrait  pas  son  voyage  par  terre  et  pensa 
qu'il  serait  doux  de  visiter  la  patrie  de  ses 
illustres  modèles.  «  Mais  non,  se  dit-il  ensuite, 
je  me  dois  d'abord  au  pays  de  mon  père  et  de 
mes  ancêtres.  »  Il  réembarqua  pour  Gênes  et 
de  là  pour  Lisbonne  où  il  n'y  avait,  à  cette 
époque,  ni  tremblement  de  terre,  ni  révolution, 
mais  seulement  beaucoup  d'honnêtes  commer- 
çants en  vin  de  Porto. 

Gualtero  vécut  parmi  les  petites  gens  du  bas 
de  la  ville,  sur  les  bords  du  Tage.  La  plus  belle 
partie  de  son  temps  s'envolait  en  promenades 
savoureuses.  Il  allait,  sophisticaillant  avec  lui- 
même,   notant  ses   pensées  sur  les  marges  de 


UN  DISCIPLE  D'ÉPICTÊTE 
ses  livres,  s'étudiant  avec  minutie,  visitant  le 
Musée  et  les  cimetières,  flânant  par  les  quartiers 
mal  famés  où  il  trouvait  toujours  quelque  occa- 
sion d'éprouver  sa  vertu,  «  car,  pensait-il, 
qu'est-ce  qu'une  vertu  infaillible  ?  Moins  que 
rien...  pis  encore  :  c'est  un  défaut.  »  Et  s'il 
succombait  alors  aux  tentations  —  ce  qui  lui 
arriva  bien  rarement  et  seulement  par  nécessité 
absolue  —  il  puisait  dans  ses  remords  et  dans 
les  punitions  qu'il  s'infligeait  une  volupté  parti- 
culière et  une  raison  nouvelle  de  recourir  aux 
disciplines  philosophiques. 

C'est  vers  cette  époque  qu'il  faut  placer 
l'idylle  avec  la  petite  Espagnole,  une  effrontée 
gamine  dont  la  fenêtre  s'ouvrait  en  face  de 
celle  du  sage.  Quelque  gitane,  bien  entendu. 
Elle  n'était  guère  pudique  lorsqu'elle  faisait  sa 
toilette  matinale  et  riait  de  montrer  au  soleil 
levant  —  et  au  voisin  —  ses  épaules  étroites  et 
ses  jambes  épilées.  Il  se  défendit  de  l'aimer 
mais  pensa  lui  offrir  quelque  babiole.  Comme 
son  pécule  s'écornait  vite,  il  fallut  recourir  à  des 
besognes  et  il  s'embaucha  comme  débardeur. 
11  gagna  ses  piastres  en  transportant  la  marée 
....  9  ^. 


CONTES  DE  FÉES 
et  fit  emplette  d'un  fichu  brodé.  Elle  l'accepta 
d'une  petite  main  rapide  et  froide  tout  en 
disant  :  «  tu  es  plus  laid  encore  que  je  ne  pen- 
sais avec  ta  tresse  de  femme,  et  tu  sens  mauvais 
le  poisson  ».  Cela  le  fit  sourire,  et  puis  songer, 
et  puis  pleurer. 

Comme  il  y  avait  pas  mal  de  temps  qu'il 
vivait  à  Lisbonne,  il  décida  de  se  remettre  en 
route  et  choisit  Londres  pour  but  de  son  voyage. 
Un  navire  le  reprit,  tout  semblable  à  celui  qui 
l'avait  amené.  11  retrouva  l'entrepont,  les  émi- 
grants  et  les  gens  de  là-bas  qui  portent  dans 
leurs  vêtements  des  odeurs  de  santal.  Ensemble 
ils  rirent,  se  contèrent  leur  histoire,  et  Gualtero 
les  instruisit  des  choses  de  l'esprit.  Eux,  assis  sur 
leurs  talons,  l'écoutaient  avec  déférence  comme 
ils  eussent  écouté  un  de  leurs  innombrables 
moines-mendiants.  Mais  souvent,  sous  le  froid 
ciel  gris  vers  lequel  ils  allaient,  le  philosophe- 
errant  sentait  son  cœur  s'alourdir.  Ses  souvenirs 
retournaient  vers  la  petite  Espagnole  qui  élevait 
si  gentiment  ses  bras  nus  dans  le  soleil  et  il  eut 
désiré  de  les  revoir  s'arrondir  sur  sa  tête  comme 
les  anses  d'un  vase.  Alors  il  cherchait  dans  ses 
«..  10  .... 


UN  DISCIPLE  D'ÉPICTÈTE 
livres  quelque  conseil  utile.  Mais  il  ne  trouvait 
rien  et  se  demandait  :  «  les  Anciens  n'ont-ils 
donc  pas  connu  l'amour?  »  Ou  bien  il  se  répé- 
tait cette  pensée  de  Marc-Aurèle  :  u  Pourquoi 
me  tourmenter  si  ce  qui  m'advient  n'est  ni  un 
de  mes  vices,  ni  un  effet  ne  ma  nature  vicieuse, 
et  si  l'ordre  du  monde  n'en  est  pas  troublé? 
Or,  comment  en  serait-il  troublé?  »  Mais  cela 
même  ne  le  consolait  qu'à  demi. 


Papa  Kyes  avait  souvent  dit  à  son  fils  que 
Lisbonne  est  la  plus  belle  ville  du  monde  et  les 
Anglais  de  Calcutta  en  disaient  autant  de 
Londres.  Gualtero  avait  trouvé  du  charme  à  la 
capitale  portugaise,  mais,  dans  le  secret  de  son 
cœur,  il  donnait  la  préférence  à  sa  ville  natale. 
Toutefois,  pour  Londres,  il  ne  se  prononça  pas 
tout  de  suite,  y  étant  arrivé  par  une  de  ces 
journées  de  brouillard  opaque  où  il  est  difficile 
de  voir  sa  main  si  on  la  tient  étendue  devant 
soi.  Cependant,  il  était  plein  d'allégresse,  car  ce 
....  11    .... 


CONTES  DE  FÉES 
phénomène  étrange  lui  donnait  l'illusion  d'être 
tombé  en  quelque  autre  planète  et  déjà  il  se 
réjouissait  de  toute  la  sagesse  nouvelle  qu'une 
telle  obscurité  lui  devait  apporter. 

Pendant  ces  premiers  jours  il  ne  vit  donc 
rien,  sinon  de  noires  façades  suantes,  des 
omnibus  et  beaucoup  d'Anglais  hâtifs  qui 
fumaient  la  pipe  et  se  bousculaient  ni  plus  ni 
moins  que  dans  les  rues  de  Calcutta.  Au  prin- 
temps, le  soleil  ressuscita  et  Gualtero  put  faire 
quelques  promenades.  II  visita  le  Palais  et 
l'Abbaye  de  Westminster,  où  sont  enterrés  de 
grands  hommes  dont  le  philosophe  n'avait 
jamais  entendu  parler;  la  Tour  de  Londres, 
oij  furent  étranglés  les  enfants  d'Edouard,  et 
surtout  le  Jardin  Zoologique,  qui  l'amusa 
beaucoup. 

Dans  ce  temps-là,  il  était  employé  chez  un 
marchand  de  thé  qui  l'occupait  à  déballer  de 
grosses  caisses  et  à  faire  de  menues  écritures. 
Pourtant,  il  n'avait  pas  toujours  de  quoi  manger 
à  sa  faim.  Sa  chambre,  dans  Paddington,  était 
si  exiguë  qu'il  s'y  tenait  le  moins  possible. 
Aussi,  lorsqu'il  avait  du  bon  temps  devant  lui, 
....  12  .... 


UN  DISCIPLE  D'ÉPICTÈTE 
allait-il  lire  et  méditer  au  Jardin  Zoologique. 
Il  faisait  de  longues  stations  dans  la  maison 
des  éléphants  et  il  les  interpellait  dans  sa 
langue  maternelle.  «  Big  Tom  »,  le  solitaire, 
avait  l'air  de  comprendre,  remuait  ses  grandes 
oreilles  en  feuilles  de  choux,  agitait  son  étroite 
queue  râpée  et  lui  tendait  sa  trompe.  Mais 
généralement,  le  morceau  de  pain  acheté  à 
son  intention,  Gualtero  l'avait  mangé  lui-même, 
par  mégarde,  et  il  le  lui  expliquait.  Ou  bien  il 
allait  voir  les  singes  et  il  lui  semblait,  en 
fermant  les  yeux,  qu'il  se  retrouvait  sous  les 
hauts  arbres  peuplés  de  cris  qui  avoisinaient 
la  maison  paternelle.  Puis  il  se  promenait,  choi- 
sissait un  banc  écarté  et  s'enfonçait  dans  la 
profondeur  de  ses  pensées.  «  Je  suis  mainte- 
nant un  vrai  philosophe,  se  disait-il  ;  j'ai  détruit 
en  moi  toute  ambition  vulgaire  ;  j'ai  peu  de 
besoins,  le  mépris  des  richesses,  une  morale 
supérieure  et  une  indifférence  suffisante.  Je 
suis  donc  tel  que  le  voulait  mon  Maître  lorsqu'il 
enseignait  :  «  11  faut  que  tu  sois  un  homme  de 
bien  ou  un  malhonnête  homme;  il  faut  que  tu 
t'appliques  à  cultiver  ton  esprit  et  ta  raison,  ou 
....  13  ..- 


CONTES  DE  FÉES 
à  rechercher  les  biens  extérieurs,  à  te  renfermer 
en  toi-même  pour  méditer,  ou  à  te  répandre  au 
dehors;  c'est-à-dire  qu'il  faut  opter,  être  philo- 
sophe ou  un  homme  vulgaire.  »  Je  devrais  donc 
être  parfaitement  heureux!...  Eh  bien!  je  ne  le 
suis  pas  complètement;  à  quoi  cela  peut-il  bien 
tenir?  » 


Beaucoup  de  temps  passa,  beaucoup  de 
brouillards,  beaucoup  d'étés,  beaucoup  d'années. 
Gualtero  n'était  plus  tout  à  fait  aussi  ingambe 
qu'autrefois,  car  il  avait  des  rhumatismes;  il 
avait  perdu  plusieurs  de  ses  dents.  Il  s'occupait 
maintenant  chez  un  fabricant  de  parapluies,  ce 
qui  était  agréable  de  plusieurs  manières  : 
d'abord,  parce  que  le  fabricant  tenait  boutique 
à  Kensington,  qui  est  un  joli  quartier;  ensuite, 
parce  que  le  dit  patron  lui  avait  donné  un  beau 
parapluie,  à  lui  Gualtero,  pour  protéger,  en  cas 
d'intempérie^  la  marchandise  qu'il  fallait  livrer. 
Il  y  a  des  moments  de  chance  dans  la  vie  de 
ce  philosophe. 

....  14  «. 


UN  DISCIPLE  D'ÉPICTÈTE 
Or,  un  samedi  après  midi,  comme  il  traversait 
Hyde-Park  pour  aller  porter  un  parapluie  chez 
un  client,  il  remarqua  de  nombreux  groupes 
de  loyaux  sujets  britanniques  rassemblés  autour 
d'estrades  en  plein  vent^  en  haut  desquelles 
discouraient  des  hommes  et  des  femmes.  Il 
écouta.  Sur  la  première  estrade  était  un  homme 
qui  prophétisait  de  terribles  catastrophes.  11 
disait  :  «  Chrétiens,  mes  frères,  rassemblez- 
vous  et  ne  perdez  plus  votre  temps  en  vaines 
paroles,  car  la  fin  du  monde  approche,  les 
signes  précurseurs  ont  paru  et  l'Eternel  tirera 
de  vous  une  vengeance  foudroyante.  11  ren- 
versera les  murs  de  l'impure  cité  et  ne  laissera 
pierre  sur  pierre.  Jérusalem!  Jérusalem!...  » 
Et  ainsi  de  suite.  Les  auditeurs  continuaient 
de  fumer  tranquillement  leur  pipe  et  se  détour- 
naient de  temps  à  autre  pour  regarder  passer 
des  cavaliers.  Sur  la  seconde  estrade  se  tenait 
un  vieillard  d'aspect  candide,  et  il  disait  : 
«  Venez  à  moi,  vous  qui  êtes  chargés,  et  je 
vous  soulagerai.  Notre  Dieu  est  un  Dieu  de 
bonté  et  de  miséricorde,  ce  n'est  pas  un  Dieu 
impitoyable.  Mes  frères,  mes  sœurs,  vous  qui 
....  15  .... 


CONTES  DE  FÉES 
êtes  chargés,  venez  à  Lui  et  II  vous  aidera.  » 
Et  autres  choses  semblables  qui  étaient  bonnes 
à  entendre.  Sur  la  troisième  estrade  se  dressait 
une  longue  et  sèche  demoiselle  qui  criait  : 
«  Feu  et  sang  et  destruction  et  ruines  sur  ce 
monde  égoïste  et  pervers  !  Résurrection,  vie, 
santé  et  bonheur  par  les  femmes  !  La  femme 
n'est  plus  une  esclave,  mes  sœurs,  réveillez- 
vous,  indignez-vous,  enrôlez-vous  pour  la  lutte 
héroïque  des  temps  modernes!...  »  Et  mille 
autres  paroles  guerrières  qu'approuvait  un 
groupe  de  bourgeois  fort  placides,  malgré  la 
tempête  qui  secouait  le  chapeau  à  plumes  de 
l'orateur. 

Gualtero  s'en  alla,  tout  pensif,  porter  son 
parapluie.  Et  subitement  cette  idée  lui  vint  : 
pourquoi  ne  parlerait-il  pas^  lui  aussi  ?  Pour- 
quoi n'enseignerait-il  pas?  Avait-il  le  droit  de 
se  taire,  de  garder  pour  lui  seul  la  connais- 
sance ?  Eh  1  parbleu,  non  I  cent  fois  non.  De 
cet  instant  précis  date  son  apostolat. 

Il  prépara  sa  harangue  pendant  toute  une 

semaine.    Le    dimanche  suivant,   il    s'empara 

d'une  estrade,  y  grimpa  et  commença  de  parler 

....  16  •"• 


UN  DISCIPLE  D'EPICTETE 
en  s'adressant  aux  arbres,  aux  moineaux  et  aux 
petits  enfants  qui  jouaient  à  faire  des  pâtés  de 
sable  :  «  Mes  amis,  je  suis  venu  du  fond  de 
l'Inde  pour  vous  apporter  le  fruit  de  mes 
méditations.  Mes  amis,  on  vous  trompe,  on 
vous  leurre  de  faux  espoirs,  on  abuse  de  votre 
crédulité.  La  vraie,  l'unique  vérité,  mes  amis, 
elle  est  autour  de  vous,  elle  est  en  vous,  elle 
nous  baigne  tous  de  sa  douce  lumière,  et  c'est 
la  très  antique,  la  très  haute,  la  très  pure  doc- 
trine des  philosophes  de  l'école  de  Zenon.  »> 
Quelques  passants  s'arrêtèrent  bientôt,  puis 
d'autres,  puis  il  en  partit,  puis  il  en  revint  et 
Gualtero  goûta  de  prestigieuses  ivresses.  Pas  un 
contradicteur.  Rien  que  de  bonnes  figures  atten- 
tives, un  petit  cercle  qui  s'étendait,  se  disloquait, 
se  reformait.  Au  premier  rang  un  vieillard 
immobile,  coiffé  d'un  chapeau  de  soie.  Quel- 
quefois le  philosophe  jetait  un  regard  vers  les 
harangueurs  voisins  et,  s'il  voyait  son  public  plus 
nombreux,  un  méchant  orgueil  le  soulevait, 
rendait  sa  parole  plus  sonore  et  comme  provo- 
cante. 11  commença  de  s'enrouer  vers  la  qua- 
trième heure  et  s'ajourna  au  dimanche  suivant. 
....  17  .... 


CONTES  DE  FÉES 

Sa  vie,  dès  lors,  fut  transformée.  Ses  médi- 
tations, du  fait  même  de  leur  hebdomadaire 
divulgation,  en  devinrent  plus  profondes  et 
comme  plus  joyeuses.  D'autres  comptaient  sur 
lui  peut-être,  attendaient  ces  dimanches!  Ce 
petit  vieux  au  chapeau  de  soie,  par  exemple, 
quel  encouragement  1  Et  les  dimanches  se  suc- 
cédèrent... 11  apportait  ses  livres,  y  prenait  des 
textes,  les  développait,  les  commentait.  Il  était 
arrivé  à  une  telle  dextérité  de  pensée  qu'il  lui 
suffisait  d'un  lambeau  de  phrase  pour  s'aven- 
turer dans  les  plus  hardies  spéculations  de 
l'esprit.  11  était  estimé  par  les  gardiens  du 
parc,  qui  lui  jetaient  un  petit  salut  en  passant. 
Il  invita  le  fabricant  de  parapluies  à  venir 
l'entendre,  et  le  fabricant  apparut,  en  efFet,  un 
matin,  avant  d'assister  à  un  match  de  foot-ball. 

Et  voilà  que  d'autres  années  encore  s'écou- 
lèrent dans  cette  noble  fièvre.  Cependant,  en 
certains  mauvais  jours,  un  lâche  sentiment  de  soli- 
tude gagnait  le  philosophe.  Quels  disciples  pou- 
vait-il se  vanter  d'avoir  formés  ?  Qui  l'avait  ja- 
mais interrogé  à  l'issue  de  ces  réunions  ?,  Vivait-il 
une  âme,  de  par  la  grande  Cité,  qui  eût  été 
....  1  8  .... 


UN  DISCIPLE  D'ÉPICTÈTE 
touchée,  fortifiée,  renouvelée  par  l'humaine  et 
fière  morale  qu'il  enseignait  ?  Ce  doute,  parfois, 
l'oppressait.  Puis,  d'un  geste^  il  chassait  ces 
faiblesses,  se  retrempait  en  de  réconfortantes 
abstractions,  et  même  trouvait  chez  son  Maître 
de  bons  conseils  pour  son  incertitude  :  «  Tu 
veux,  disait  celui-ci,  mettre  en  pratique  la  philo- 
sophie. Eh  bien  !  sois  prêt  dès  aujourd'hui  à 
supporter  les  railleries  et  les  risées  des  hommes. 
Tu  les  entendras  dire  :  «  Voilà  un  philosophe  qui 
«  nous  est  tombé  du  ciel  !  »  ou  bien  encore  :  «  D'où 
«  nous  vient-il,  avec  son  air  renfrogné?»  Pour 
toi,  ne  fais  paraître  sur  ton  front  aucune  arro- 
gance; mais  applique-toi  à  suivre  la  ligne  de 
conduite  qui  te  semble  la  plus  sage,  comme  si 
Dieu  t'avait  établi  spécialement  à  cette  place.  » 
Alors,  avec  plus  d'exaltation,  il  reprit  son  devoir. 

Depuis  quelques  semaines,  le  vieillard  au 
chapeau  de  soie  se  montrait  moins  assidu,  se 
promenait  d'une  estrade  à  l'autre,  semblait  dis- 
trait, préoccupé.  Gualtero,  après  de  nombreuses 
hésitations,  se  décida  enfin  à  l'aborder.  C'était 
un  bon  homme  qui  ne  demandait  qu'à  parler. 

—  Pourquoi  je  viens,  fit-il  en  levant  les  sour- 
....  19  .... 


CONTES  DE  FÉES 
cils;  mais  parce  que  j'habite  là,  en  face.  Le 
dimanche  matin,  notre  bonne  va  à  l'église  et  ma 
femme  en  profite  pour  nettoyer  de  fond  en 
comble  l'appartement.  Elle  me  met  à  la  porte, 
vous  comprenez,  ni  plus,  ni  moins  I  Et  il  faut 
bien  que  j'aille  quelque  part... 

—  C'est  donc...  essaya  de  répliquer  le  phi- 
losophe, auquel  il  sembla  que  deux  mains  le 
prenaient  à  la  gorge. 

—  Pour  tuer  le  temps,  tout  bêtement.  Un 
verre  de  whisky,  vieux  garçon  ?  Vous  devez 
avoir  le  gosier  sec  ! 

((Pour  tuer  le  temps»,  se  répétait  Gualtero 
confondu,  sans  apercevoir  que  c'est  là  l'unique 
emploi  de  la  vie. 


11  raisonna  ainsi  :  —  Qu'est-ce  que  le  peuple 
anglais  ?  —  C'est  un  peuple  qui  vend  du  thé, 
des  parapluies  et  autres  petites  choses  inutiles 
à  l'homme  supérieur.  —  Quel  est  son  but  ? 
—  S'enrichir.  —  Comment  entend-il  la  morale  ? 
il  va  à  l'église  le  dimanche.  —  Lorsqu'il  prend 
....  20  -■ 


UN     DISCIPLE    D'ÉPICTÈTE 

du  repos,  à  quoi  emploie-t-il  les  loisirs  de  son 
intelligence  ?  —  A  suivre  des  matches  de  foot- 
ball ou  de  cricket.  —  Quel  cas  fait-il  du  philo- 
sophe désintéressé?  —  Il  s'en  moque. 

Ayant  formulé  cette  conclusion,  Gualtero  se 
jugea  fort  supérieur  à  cette  race  de  grands 
imberbes  et  il  cracha  trois  fois  sur  le  trottoir  en 
signe  de  mépris.  Puis  il  se  rendit  chez  son 
patron  : 

—  Monsieur,  lui  dit-il,  je  vous  prie  de  me 
payer  mon  salaire,  car  je  vous  quitie,  vous  et 
votre  île,  inclémente  au  philosophe. 

L'homme  étendit  sans  s'émouvoir  le  bras  vers 
sa  caisse  et  lui  compta  ses  guinées  et  ses  shillings. 

—  Adieu^  fit-il,  et  bonne  chance. 
Gualtero  sortit    noblement  de    la    boutique, 

rentra  chez  lui  et  décida  de  prendre  le  premier 
train  pour  la  France  11  réfléchit  bien  qu'il  ne 
savait  pas  un  mot  de  la  langue  française,  mais 
ne  s'inquiéta  pas  pour  si  peu. 

Le  lendemain,  il  débarquait  à  Paris,  gare  du 

Nord,  et  louait  urie  chambre  à  trente  francs 

par  mois,  dans  un  hôtel  du  quartier.  11  y  déposa 

son  paquet  et  s'en  alla  sur-le-champ  flâner  dans 

....  21   ••.. 


CONTES    DE    FÉES 

le  crépuscule.  Beaucoup  de  personnes  s'arrê- 
taient pour  le  dévisager,  ce  qui  ne  s'était 
jamais  produit  à  Londres.  11  s'aperçut  alors  que 
sa  natte  de  cheveux,  qui  lui  pendait  sur  le  cou, 
accrochait  l'œil  des  passants.  Mais  il  ne  sut  pas 
tout  de  suite  s'il  était  flatté  de  cette  marque 
d'attention  ou,  au  contraire,  s'il  en  était  blessé. 
Pourtant  il  délibéra  en  lui-mêm«  et,  décidant 
qu'un  vrai  philosophe  n'attache  pas  tant  d'im- 
portance à  un  si  mince  ornement,  se  résolut  à 
en  faire  le  sacrifice  le  soir  même.  Tête  haute,  il 
s'en  alla  par  un  long  boulevard  presque  entière- 
ment bordé  de  cafés,  si  bien  qu'il  pensa  se 
promener  par  quelque  immense  réfectoire 
public.  Il  avait  beau  changer  de  route,  toujours 
s'ouvraient  devant  lui  les  semblables  et  lumi- 
neuses perspectives  où  la  foule  s'agglomérait 
autour  de  tables  chargées  de  boissons. 

Au  bout  d'un  très  long  temps,  il  arriva  sur  une 
place  circulaire,  éclairée  elle  aussi  par  trois  ter- 
rasses de  cafés  et,  devant  la  porte  de  l'un  deux, 
il  vit  un  nègre  tout  galonné  d'argent  qui  balançait 
son  corps  d'une  jambe  sur  l'autre.  Dans  la  nuit 
de  son  visage  éclatait  le  sourire  des  dents  et 
....  22  •••• 


UN  DISCIPLE  D'ÉPICTÊTE 
roulaient  les  quatre  petits  triangles  blancs  autour 
de  ses  prunelles.  «  Un  nègre  parle  toujours 
anglais  »,  pensa  le  philosophe,  et  il  l'aborda. 
Gualtero  ne  se  trompait  point.  Le  nègre  lui 
apprit  qu'il  était  «  chasseur  »  de  l'établissement 
dont  il  gardait  la  porte,  que,  la  nuit  venue,  il 
faisait  partie  de  l'orchestre  et  qu'au  demeurant 
la  vie  était  excellente  quand  on  avait,  comme 
lui,  un  bon  manteau  galonné,  quelques  pièces 
d'argent  tous  les  jours  et  un  souper  servi  chaud 
sur  le  coup  de  minuit.  Ceci  dit,  il  se  remit 
à  se  balancer  et  à  sourire  dans  l'obscurité. 
Gualtero  laissa  passer  le  temps  de  plusieurs 
réflexions,"  puis,  à  cause  du  grand  isolement  où 
il  se  trouvait,  entama  le  récit  d'une  partie  de 
ses  aventures,  ne  déguisant  que  par  pudeur  son 
état  de  philosophe-errant.  Le  nègre  sembla  s'y 
intéresser  vivement  et  l'interrompit  par  de  fré- 
quents éclats  de  rire  un  peu  déconcertants. 
Quand  Gualtero  eut  achevé,  le  chasseur  ôta  sa 
casquette  pour  gratter  avec  énergie  sa  sombre 
tête,  puis  il  dit  :  «  Nous  avions  ici  un  danseur 
russe;  il  nous  a  quittés  hier;  peut-être  pourrais- 
tu  le  remplacer  si  tu  sais  danser  ?  »  Mais  le 
....  23  - 


CONTES  DE  FÉES 
philosophe  eut  un  haut-le-corps.  Danser  !  Luil 
Et    il    s'abîma   dans    un    monde   de    pensées. 
Lorsqu'il  releva  les  yeux,  le  nègre  avait  une  fois 
encore  repris  son  balancement. 

—  Quelle  folie,  dit  le  philosophe  enfin, 
quelle  folie,  bien  qu'il  soit  difficile  d'affirmer  : 
ceci  est  folie,  ou  ceci  ne  l'est  pas.  Mais  danser, 
il  est  vrai,  me  paraît  plus  grande  folie  que  bien 
d'autres.  Cependant,  bon  nègre,  pourquoi  me 
proposes-tu  de  danser  et  non  pas  quelque  autre 
emploi  plus  digne  de  mon  caractère  ? 

—  Oh  I  reprit  le  noir,  danser  ou  faire  le 
singe,  c'est  tout  un  ;  mais  tu  as  ceci,  qui  est  bon 
—  et  ce  disant,  il  indiquait  du  doigt  la  natte 
de  cheveux.  Gualtero  rougit  sous  sa  peau  oli- 
vâtre et  la  conversation  tomba  de   nouveau. 

Quand  le  philosophe  fut  rentré  dans  son 
hôtel,  il  considéra  rêveusement  sa  chevelure 
devant  son  miroir  et  il  se  posa  bien  des  fois  la 
question  :  la  trancherait-il  ou  fallait-il  la  gar- 
der ?  Il  se  résolut  enfin  à  un  moyen  terme, 
l'enroula  sur  le  sommet  de  son  crâne  et  posa 
son  chapeau  par-dessus. 

Le  lendemain^  il  se  rendit  à  la  Légation  du 
....  24  -• 


à 


UN  DISCIPLE  D'ÉPICTÈTE 
Portugal  où  on  lui  dressa  une  liste  des  bureaux 
de  placement  pour  ouvriers  de  toutes  sortes. 
11  s'en  alla  dans  les  petits  matins  gris,  patienter 
sur  les  trottoirs  devant  des  portes  où  se  pressait 
une  fouie  d'êtres  humains  qu'on  faisait  entrer 
un  à  un,  qu'on  interrogeait,  qu'on  embauchait 
ou  qu'on  renvoyait  d'un  geste.  Comme  le  pauvre 
homme  n'entendait  pas  le  français^  il  se  bor- 
nait, pour  exprimer  sa  bonne  volonté,  à  dési- 
gner ses  bras,  ses  jambes  ou  ses  mains  qui  étaient 
fines,  souples  et  comme  désarticulées.  Mais  on 
hochait  la  tête  et  il  s'en  retournait  à  l'hôtel. 
Une  détresse  le  gagna.  11  ne  se  montrait  même 
pas  curieux  de  visiter  la  ville  et  rôdait  seule- 
ment par  les  rues  de  son  quartier.  Au  bout  de 
quelques  semaines,  il  ne  lui  resta  qu'un  petit 
louis  de  dix  francs  en  poche.  Alors,  un  soir,  il 
retourna  vers  la  place  circulaire  où  il  avait 
rencontré  le  nègre.  Et  il  le  revit,  en  effet,  se 
dandinant  devant  la  porte  du  café. 

On  alla  chercher  le  patron;  il  voulut  voir  la 

tresse  qui  le  fit  rire,  flaira  que  l'homme  venait 

de  loin,  le  trouva  laid,  étrange,  avantageux,  et 

l'engagea  sur  l'heure.   Et  Gualtero  se  disait  en 

....  25  .... 


CONTES  DE  FÉES 
lui-même  :  «  Quelle  admirable  chose  que  la 
philosophie  d'Epictète,  car,  si  je  ne  l'avais  pra- 
tiquée, n'aurais-je  pas  souffert  de  toutes  mes 
aventures?  N'aurais-je  pas  connu  le  dépit  et 
peut-être,  qui  sait,  la  haine?  Or,  mon  cœur  est 
joyeux,  mon  âme  est  tranquille.  Ce  nègre  rit 
sans  savoir  pourquoi,  tandis  que  je  ris  à  bon 
escient,  ayant  vaincu  mon  orgueil,  m'étant 
vaincu  moi-même.  Divin  Maître,  je  ne  saurais 
trop  me  louer  de  tes  enseignements  et,  ce  soir, 
je  répéterai  avec  toi  :  Souviens-toi  que,  simple 
acteur,  tu  joues  une  pièce  comme  le  maître  de  la 
comédie  veut  qu'elle  soit  jouée.  Si  ton  rôle  est 
court,  tu  le  joueras  court  ;  s'il  est  long,  tu  le  joueras 
long.  S'il  plaît  au  maître  que  tu  joues  le  person- 
nage d'un  pauvre,  soutiens  ce  rôle  naturelle- 
ment; s'il  faut  que  tu  soies  dans  la  pièce  un  boi- 
teux, un  prince,  un  homme  du  vulgaire,  n'im- 
porte, joue  le  mieux  possible,  car  ton  devoir  est  de 
bien  représenter  ton  personnage;  quand  au  rôle 
que  tu  dois  jouer,  c'est  à  un  autre  de  le  choisir.  » 
Le  bon  nègre  avait  dit  la  vérité  :  ce  sont  de 
douces  choses  que  quelques  pièces  d'argent, 
un  souper  chaud  et  un  bon  manteau  doublé. 
....  26  — 


UN  DISCIPLE  D'EPICTETE 
Car,  pour  tout  dire  et  expliquer  ce  manteau, 
il  faut  savoir  que  le  philosophe  relayait  son 
ami  noir  dans  son  rôle  de  chasseur,  les  mardis, 
jeudis  et  samedis  appartenant  à  l'un,  les  lundis, 
mercredis^  vendredis  à  l'autre,  les  dimanches  à 
tous  les  deux.  11  s'agissait,  d'ailleurs,  d'un  tra- 
vail facile  :  ouvrir  la  porte,  la  refermer,  ache- 
ter des  timbres,  un  journal  ou  des  cigarettes. 
Les  nuits  étaient  moins  monotones.  Gualtero, 
au  son  d'une  musique  barbare,  revêtu  d'un 
costume  de  sa  composition,  entrait  dans  la  salle 
du  café,  pivotait  sur  lui-même,  les  bras  écartés 
comme  un  derviche  tourneur,  en  prononçant 
de  mystérieuses  paroles  et  venait  ensuite 
s'abattre  sur  les  banquettes,  parmi  les  rires  des 
hommes  et  les  cris  des  dames.  Il  se  félicitait, 
maintenant,  d'avoir  conservé  sa  natte;  elle 
devenait  célèbre  dans  le  quartier  et  presque 
toujours  les  femmes  demandaient  à  la  toucher 
pour  s'assurer  qu'on  ne  les  trompait  point. 
Ensuite  il  leur  tirait  des  horoscopes  en  lisant 
dans  les  lignes  de  la  main,  ayant  acquis  rapi- 
dement le  vocabulaire  indispensable.  On  lui 
donnait  des  sous,  parfois  de  la  menue 'monnaie 
....  27  •— 


CONTES  DE  FÉES 
d'argent.  Il  acheta  une  grammaire,  perfectionna 
son  savoir. 

Ce  fut,  en  somme,  l'une  des  calmes  époques 
de  sa  vie.  Mais  son  cher  rêve  d'apostolat  le 
tenait  toujours  et  il  recommença  d'y  songer  avec 
fièvre.  11  se  consacra  d'abord  à  son  ami  Boum- 
Dié,  le  nègre,  dont  il  entreprit  l'éducation  philo- 
sophique. Boum-Dié  se  tordait  de  rire,  à  son 
habitude  :  «  Tu  es  fou,  mon  pauvre  Gual- 
tero,  avec  ton  vieux  «  Piquetête  »  ;  moi,  je  crois 
aux  bonnes  pièces  de  cinq  francs  et  à  ma 
petite  amie  Lisette,  et  c'est  assez  pour  pauvre 
Boum-Dié.  » 

Le  philosophe  se  rejeta  sur  les  clients.  Quel- 
ques-uns l'écoutaient  en  buvant  leur  bock  de 
bière,  puis,  les  plus  polis  esquissaient  un  geste 
d'ennui;  les  autres  l'envoyaient  au  diable.  Le 
patron,  plusieurs  fois,  le  rappela  sévèrement  à 
l'ordre.  11  rêva  d'entreprises  vastes,  de  sociétés 
de  philosophes,  de  réunions  populaires.  Ses 
livres  étaient  tellement  annotés  sur  les  marges, 
entre  les  lignes,  sur  les  feuilles  de  garde,  qu'il 
avait  peine  à  y  retrouver  quoi  que  ce  fût.  Ils  ne 
lui  en  semblaient  que  plus  précieux  et  véné- 
••••  28  •"• 


UN  DISCIPLE  D'ÉPICTÈTE 
râbles.  Toutes  les  phases  de  sa  vie  étaient 
inscrites  là,  dans  ces  petits  traits  au  crayon  et 
à  la  plume,  il  y  péchait  au  hasard  des  pages 
un  mot  noté  à  Lisbonne,  un  autre  à  Londres, 
un  troisième  au  cours  d'une  promenade  dont  il 
se  souvenait  parfaitement;  il  revoyait  un  jeune 
chien  qu'il  avait  caressé,  une  branche  de  lilas 
dans  un  jardin.  Ses  livres,  c'était  le  détail  de  son 
passé,  ses  espérances,  son  histoire,  et  il  les 
aimait  plus  encore  à  cause  de  tout  cela. 

Donc  des  printemps  glissèrent,  et  des  étés,  et 
des  hivers,  mais  le  philosophe  n'en  tenait  pas 
un  compte  très  exact,  car,  dans  les  rues  de  la 
ville,  ces  nuances  n'importent  guère.  On  devine 
les  saisons  qui  passent  parce  qu'une  fois  il  pleut, 
une  autre  fois  on  étouffe,  ou  bien  un  vent  de 
glace  souffle,  balayant  les  poussières.  Ses  rhu- 
matismes s'aggravaient,  il  avait  perdu  encore 
des  dents.  11  marchait  les  genoux  plies,  une 
épaule  un  peu  rejetée  en  arrière.  11  se  prome- 
nait beaucoup,  les  jours  de  liberté,  et  il  connais- 
sait la  ville  à  présent  mieux  que  bien  des 
personnes  qui  pourtant  y  sont  nées. 

Or,  par  un  bel  après-midi,  en  traversant  le 
....  29  •••• 


CONTES  DE  FÉES 
Parc  Monceau,  il  fut  ressaisi  brutalement  par 
sa  tenace  folie  de  parler  en  public.  Des  chaises, 
innombrables,  s'alignaient.  Il  en  choisit  une, 
s'assit,  paya  ses  deux  sous  à  la  loueuse  et  réflé- 
chit un  moment  :  «  Ce  peuple,  se  dit-il,  est 
poli,  gai,  et  il  aime  les  orateurs.  Nourri  des 
auteurs  anciens,  il  est  bien  fait  pour  me  com- 
prendre. Comment  hésiterais-je  un  instant  à 
l'entretenir  de  questions  si  respectables!  «  Il  se 
décida  sur  le  champ,  grimpa  sur  sa  chaise  et 
commença  d'une  voix  forte,  à  peu  près  comme 
à  Londres  :  «  Mes  amis,  je  suis  venu  du  fond 
de  l'Inde  pour  vous  apporter  le  fruit  de  mes 
méditations;  mes  amis  on  vous  trompe,  on  vous 
leurre...  »  Des  dames,  assises  autour  de  lui,  se 
levèrent  en  sursaut,  ramassèrent  leur  tricotage 
ou  leur  journal  et  s'en  furent  d'un  pas  rapide 
en  appelant  leur  progéniture.  Mais  les  enfants 
s'attroupèrent  autour  de  lui;  il  en  vint  de  par- 
tout. Puis  arrivèrent  des  nourrices,  puis  un 
petit  garçon  pâtissier.  Gualtero  sentait  l'intérêt 
s'éveiller,  cherchait  des  mots  lumineux,  ne  les 
trouvait  quelquefois  qu'en  anglais  et  les  disait 
tout  de  même.  Son  auditoire  grandit,  manifesta 
....  30"  .... 


UN  DISCIPLE  D'ÉPICTÈTE 
son  plaisir,  l'encouragea  ;  Gualtero  s'exaltait. 
«  Tous  ces  prêtres,  criait-il,  sont  des  trompeurs 
ou  des  naïfs;  la  vraie  morale  est  humaine,  lar- 
gement humaine,  humaine  seulement;  elle  est 
toute  de  renoncement,  d'indifférence;  il  faut, 
mes  amis,  que  je  vous  enseigne  cette  indifférence, 
ce  mépris  qui  convient  aux  âmes  supérieures...» 
Dans  ce  moment^  deux  gardiens  en  uniforme 
vert  surgirent  derrière  la  foule  qui  s'écarta  et  ils 
appréhendèrent  le  philosophe,  le  contraignirent 
de  descendre  du  haut  de  sa  chaise  et  de  les 
suivre.  Ils  partirent  tous  trois  vers  la  Rotonde 
où  le  public  les  accompagna  fébrilement  comme 
s'il  allait  assister  à  quelque  beau  drame.  Avant 
que  la  porte  du  bureau  des  gardes  se  fut 
refermée  sur  le  prisonnier,  l'apprenti-pâtissier 
l'apostropha  :  «  Ehl  va  donc,  vieux  sadique  l  » 
et  s'en  alla,  siflant  sur  une  clef.  L'attroupement 
se  dispersa.  Gualtero,  devant  quatre  homm.es 
peu  bienveillants,  dut  décliner  ses  noms,  âge, 
profession,  montrer  ses  papiers  qui,  par  chance, 
se  trouvaient  être  en  règle.  Le  chef  éleva  la 
voix  : 

—  Que  faisiez-vous  sur  cette  chaise  ? 
....  31  .... 


CONTES  DE  FÉES 

—  J'enseignais  la  parole  de  mon  Maître. 

—  Quel  maître  ? 

—  Le  divin  Epictète. 

Le  brigadier  se  tourna  vers  ses  trois  subor- 
donnés et  prononça  gravement  : 

—  C'est  un  fou. 

—  Le  contraire  d'un  fou,  voulez-vous  dire, 
riposta  Gualtero  avec  son  assurance  ordinaire  ; 
je  suis  un  sage. 

L'homme  continua  : 

—  Évitons  de  le  contrarier;  inscrivez  son 
nom  et  son  adresse.  Nous  nous  informerons. 
En  attendant,  laissez-le  courir;  il  n'a  pas  l'air 
méchant. 

La  porte  se  rouvrit  et  Gualtero  s'en  alla. 
Mais  le  lendemain,  le  patron  du  café,  le  consi- 
dérant d'une  indéfinissable  manière,  lui  dit  : 
((  Mon  cher  ami,  il  y  a  cinq  ans  que  vous 
êtes  chez  moi;  mes  clients  vous  connaissent 
trop  et  il  faut,  pour  leur  plaire,  que  je  renou- 
velle mon  personnel  d'artistes.  Je  suis  fâché 
d'être  obligé  de  me  priver  de  vos  services. 
Vous  pourrez  quitter  ma  maison  à  la  fin  de 
la  semaine.  « 

32  — 


UN  DISCIPLE  D'ÉPICTÈTE 

Gualtero  sentit  monter  dans  toute  son  exiguë 
personne  une  énorme  colère.  II  regarda  fixe- 
ment le  patron  pendant  une  seconde  ou  deux, 
comme  s'il  allait  se  passer  quelque  chose  de 
terrible.  Puis  il  lui  sembla  entendre  une  petite 
voix  grêle  qui  criait  dans  son  cerveau  :  «  Hé, 
philosophe  !  philosophe  !»  Il  détourna  les  yeux, 
aperçut  par  la  fenêtre  un  cheval  de  fiacre 
boiteux  qui  traînait  sa  voiture  pleine  et  chargée 
de  malles...  Alors,  il  releva  la  tête  et  dit  sim- 
plement :  «  C'est  bien,  je  m'en  irai  !  » 

Après,  ce  fut  le  commencement  de  la  misère. 
II  coupa  sa  chevelure,  réunit  ses  économies, 
acheta  des  marchandises  et  se  fit  colporteur. 
Il  alla  de  boutique  en  boutique,  offrant  ce 
qu'il  avait  dans  son  carton  :  des  feux  de  ben- 
gale,  des  cartes  postales  illustrées,  du  papier 
d'Arménie  et  des  petites  vues  de  Paris  ser- 
ties dans  des  manches  de  plumes.  Toujours 
il  emportait  ses  livres,  qui  bourraient  démesu- 
rément les  poches  de  ses  vêtements.  Il  les 
montrait  à  ses  rares  acheteurs  comme  la  preuve 
tangible  de  son  savoir  et,  aux  meilleurs  clients, 
il  exhibait  sa  natte,  enroulée  dans  un  papier 
^  33  .... 


CONTES  DE  FÉES 
de  soie.  Il  sollicita  la  protection  d'un  seigneur 
portugais  attaché  à  la  Légation,  obtint  de  lui 
des  lettres  d'introduction  auprès  de  philan- 
thropes, entra  chez  ceux-ci  par  l'escalier  de 
service  et  la  cuisine,  le  dos  humble,  l'âme 
fière.  il  connut  la  fureur  des  concierges  et  les 
bonnes  paroles  des  grands.  11  connut  les  jours 
où  l'on  ne  mange  pas,  et  les  jours  où  tombe  la 
neige  fondue,  et  les  jours  désolés  du  printemps, 
et  les  jours  où  l'on  se  courbe  doucement  vers 
la  terre.  11  lui  fallut  quitter  sa  chambre  dont 
il  ne  soldait  plus  le  loyer.  On  lui  indiqua,  aux 
Batignolles,  le  taudis  à  dix  francs  par  mois 
d'un  mendiant  qui  venait  de  mourir.  Il  y 
transporta  ses  papiers  et  ses  hardes.  Comme 
son  petit  métier  absorbait  ses  journées,  il  con- 
sacra ses  nuits  à  l'étude  et  à  la  méditation. 
Ainsi,  bien  que  son  corps  s'affaiblît,  s'étiolât, 
son  esprit  demeurait  toujours  très  haut,  très 
pur,  éloigné  de  toute  faiblesse.  Il  lut  dans  un 
journal  le  discours  d'un  député  socialiste  et 
s'enflamma  pour  cet  homme  aux  paroles  géné- 
reuses. II  acheta  sa  photographie,  en  fit  faire 
une  réduction  et  la  monta  en  épingle  de 
....  34  .... 


i 


UN  DISCIPLE  D'ÉPICTÈTE 
cravate.  Puis  il  se  rendit  chez  le  parlementaire 
afin  de  lui  remettre  son  présent.  C'était  dans 
une  fort  belle  maison,  au  second  étage.  11 
gravit  l'escalier  de  service,  à  son  habitude, 
sonna,  expliqua  le  but  de  sa  visite.  Mais  un 
important  valet  tenta  de  reconduire.  Le  philo- 
sophe discuta,  plaida,  s'indigna  avec  véhé- 
mence, s'adressant  à  la  cuisinière  qui  semblait 
presque  gagnée  à  sa  cause.  Au  bruit,  le  maître 
parut,  vit  l'homme,  leva  les  bras  :  «  Est-ce  que 
je  reçois  les  mendiants,  maintenant!  Mettez- 
moi  ce  gaillard  à  la  porte.  »  Gualtero  s'en  alla 
et  jeta  son  épingle  dans  un  égoût. 

Une  autre  année  il  se  mêla  aux  étudiants, 
fréquenta  leurs  cafés,  obtint  des  commandes 
de  portraits  photographiques  montés  en  broches 
ou  en  épingles,  selon  qu'ils  étaient  destinés  aux 
jeunes  gens  ou  à  leurs  amies,  prit  part  à  leurs 
discussions  littéraires.  Quelquefois,  aux  heures 
tardives,  on  l'obligeait  à  monter  sur  la  table  et 
à  prononcer  un  discours.  11  s'exécutait  avec 
ravissement,  parlait  jusqu'à  en  perdre  la  voix  au 
milieu  d'une  tempête  de  rires,  et  s'en  retournait 
aux  Batignolles,  la  cervelle  traversée  par  des 
35  •••• 


CONTES  DE  FÉES 
aphorismes  qui    s'entrecroisaient    comme    des 
éclairs  dans  la  nuit. 

Ce  fut  ainsi  qu'une  fois,  au  café,  il  rencontra 
le  Prince. 

Le  Prince  lui  offrit  une  consommation  et  lui 
dit:  ((  Mon  cher  philosophe,  comme  tu  le  vois 
aisément  à  l'air  distingué  de  ma  figure,  je  suis 
le  Prince.  M.  Eugène  Sue  m'a  oublié  sur  la 
banquette  de  ce  café  il  y  a  énormément 
d'années  et  je  devine,  à  considérer  ta  personne 
fantastique,  que  quelque  autre  écrivain  de 
grand  talent  nous  destine  à  de  nouveaux  tra- 
vaux. Tu  as  donc  raison  d'être  entré  ici, 
puisque  cela  te  vaut  de  me  rencontrer.  Dis- 
moi  ton  histoire  en  peu  de  mots,  car  il  se  fait 
tard,  ou  tôt.  (Souviens-toi  du  joli  mot  de 
Musset  :  «  Midi,  est-ce  tard  ?  minuit,  est-ce 
«  de  bonne  heure?  Oij  prends-tu  la  journée?  ») 
En  attendant  que  je  fasse  pour  toi  le  néces- 
saire, accepte  ce  billet  de  banque  et  entame 
ton  récit.  » 

Gualtero   vit   bien   qu'il   avait    à  faire  à  un 
homme  peu  ordinaire.  Il  s'assit,  comme  on   l'y 
invitait,  et  conta  en  termes  excellents  ce  que 
....  36  .... 


UN  DISCIPLE  D'ÉPICTÈTE 
nous  venons  d'écrire.  Lorsqu'il  eut  terminé,  le 
Prince  reprit  la  parole  : 

—  Ami,  dit-il,  ton  histoire  est  bonne  et  pleine 
de  petits  enseignements  utiles.  J'y  ai  appris 
que  Lisbonne  est  au  bord  du  Tage,  que  les 
gitanes  qu'on  y  rencontre  sont  espagnoles,  que 
les  Anglais  vous  autorisent  à  parler  en  public 
et  que  cela  est  défendu  dans  le  Parc  Monceau. 
Mais  ce  qui  m'a  paru  moins  évident,  c'est  la 
raison  pour  laquelle  tu  te  dévoues  à  la  philo- 
sophie d'Epictète. 

—  C'est  parce  qu'elle  est  claire,  répliqua 
Gualtero,  elle  est  sage,  elle  n'offense  personne 
et  permet  à  l'homme  de  supporter  son  destin 
quoi  qu'il  arrive. 

—  Sans  doute,  ajouta  le  Prince,  sans  doute, 
et  c'est  bien  quelque  chose.  Mais  pourquoi 
vouloir  absolument   répandre   cette   doctrine  ? 

—  Le  médecin,  dit  Gualtero,  ne  donne-t-il 
pas  le  fruit  de  ses  travaux,  l'artiste  son  art,  le 
bon  riche  (comme  vous,  mon  Prince)  ses 
richesses  ? 

Le  Prince  réfléchit  de  nouveau  longue- 
ment : 

....  37  .... 


CONTES  DE  FÉES 

—  Si  j'ai  bonne  mémoire,  continua-t-il  enfin, 
Epictète  lui-même  enseignait  ceci  :  Ne  te  dis 
pas  philosophe,  parle  rarement  de  tes  maximes 
devant  le  vulgaire,  contente-toi  de  les  mettre 
en  pratique. 

—  Cela  est  vrai,  ô  Prince  excellent,  fit 
Gualtero  avec  enthousiasme,  et  si  i'ai  été  puni 
dans  certaines  de  mes  aventures,  c'est  encore 
pour  n'avoir  pas  suivi  mon  Maître  aussi  exacte- 
ment qu'il  l'aurait  fallu. 

—  Ne  serait-ce  pas  que  tu  l'as  mal  compris  ? 

—  Impossible,  répliqua  Gualtero  hors  de  lui, 
car  enfin,  si  c'était  le  cas,  ma  vie  entière 
reposerait  sur  une  erreur  et  il  ne  me  resterait 
plus  qu'à  mourir  ! 

—  Ou  à  retourner  en  arrière  !  conclut  le 
Prince. 

—  Retourner  où  et  comment? 

—  Retourner  à  Calcutta  par  le  bateau  à 
vapeur. 

Ceci  dit,  il  se  leva,  paya  les  nombreux  écots 

qu'on  lui  laissait  en  général   pour  compte,  et 

prit  le  philosophe  par  le  bras.  Ils  sortirent  sur 

le  boulevard.   Le   jour   naissait.    Seuls,  dans  le 

....  38  ..- 


UN  DISCIPLE  D'ÉPICTÈTE 
grand     apaisement     citadin,     quelques     chats 
fouillaient  de  leurs   pattes   rageuses  les   boîtes 
à  ordures. 


Le  conseil  du  Prince  ne  fut  pas  suivi  et 
Gualtero  eut  lieu  tout  d'abord  de  s'en  féliciter. 
En  effet,  son  nouvel  ami  avait  à  peine  entre- 
bâillé la  porte  du  réduit  qu'habitait  le  philo- 
sophe —  autre  tonneau  de  Diogène,  mais  où 
la  «  lampe  pigeon  »  remplaçait  le  soleil  —  qu'il 
s'indigna  en  une  langue  véhémente,  accabla, 
non  sans  quelque  raison,  les  exploiteurs  de 
tels  immeubles  et  voulut  déloger  le  bonhomme 
sur-le-champ.  Ils  partirent  tous  deux  à  la 
recherche  d'un  ermitage.  Mais  le  Prince,  en 
authentique  héros  de  roman,  crut  qu'il  suffirait 
de  produire  sa  carte  de  visite  et  une  bourse 
respectable  pour  être  bien  accueilli  partout, 
il  comptait  sans  la  réalité  et  sans  les  concierges. 
Ceux-ci  se  montraient  parfois  polis,  toujours 
laconiques,  mais  intraitables  dès  qu'ils  aper- 
cevaient derrière  le  dos  du  monsieur  le  mince 
...  39  .- 


CONTES  DE  FÉES 
manteau  de  Gualtero  tout  enflé  de  pape- 
rasses. Le  philosophe  ne  pouvait  plus  pré- 
tendre, comme  lors  de  son  arrivée  en  France, 
à  un  extérieur  bourgeois  :  son  chapeau  (qu'un 
étudiant  lui  avait  donné),  son  manteau  (dont 
l'odyssée  serait  trop  longue  à  rapporter  ici),  ses 
chaussures  (qui  avaient  été  mesurées  jadis  sur 
le  pied  du  nègre  Boum-Dié,  et  malheureuse- 
ment cela  se  voyait),  toute  cette  défroque  si 
caractéristique  et  comme  naturelle  sur  la  per- 
sonne d'un  stoïcien,  ne  s'appareillait  décidé- 
ment, dans  l'optique  d'un  concierge,  qu'à  un 
corps  de  mendiant. 

En  fin  de  cause,  il  fallut  s'adresser  à  une 
société  philanthropique  qui  indiqua  une  maison 
à  loyers  réduits.  Gualtero  y  obtint,  pour  un  prix 
modique,  une  chambre  et  une  cuisine.  Le  Prince 
acheta  le  mobilier  nécessaire  et  le  sage  y  emmé- 
nagea tous  ses  documents,  ainsi  que  la  «  lampe 
pigeon  »,  jusqu'alors  le  seul  article  de  son 
ménage.  Ensuite,  cet  envoyé  de  la  Providence 
lui  reconnut  une  petite  allocation  mensuelle  et 
il  disparut,  sans  laisser  de  trace,  dans  les  «  Mys- 
tères »  de  la  Capitale. 

..-  40  .... 


UN  DISCIPLE  D'ÉPICTÈTE 

Ce  nouvel  état  de  choses  dura  plusieurs 
années.  Nous  pourrions  n'en  rien  dire  et  laisser 
croire  que  «  le  bonheur  n'a  pas  d'histoire  », 
maxime  notoirement  fausse,  comme  l'on  sait. 
Mais  il  ne  s'agit  pas  ici  de  bonheur;  il  s'agit 
de  philosophie,  et  il  ne  vaudrait  pas  la  peine 
d'être  philosophe  si  c'était  tout  uniment  pour 
aboutir  au  parfait  contentement. 

Donc,  notre  rentier  vécut  avec  sérénité  pen- 
dant un  certain  temps^  relisant  sans  cesse  ses 
auteurs  favoris,  notant  toujours  ses  petites  pen- 
sées et  promenant  son  désœuvrement  par  les 
rues  de  la  ville.  Dans  sa  maison^  c'était  un 
homme  envié.  Dans  son  quartier,  on  l'appelait 
('  Monsieur  Gualtero  »,  à  cause  de  ses  vêtements 
neufs  et  de  ses  souliers  américains.  Mais  il 
demeurait  peu  sensible  à  ces  détails.  Epictète 
n'a-t-il  pas  dit  :  «  Si  jamais  il  t'arrive  de  te 
préoccuper  des  choses  extérieures  et  de  vouloir 
plaire  au  monde,  sache  que  c'en  est  fait  de  ton 
plan  de  vie.  »  De  plus  nobles  soins  l'occupaient; 
de  nouvelles  disciplines  le  hantèrent.  Cet  autre 
enseignement  du  maître  :  «  Aime  à  garder  la 
silence  »,  fit  qu'il  se  priva  pendant  un  mois  plein 
....  41  .... 


CONTES  DE  FEES 
de  l'usage  de  sa  langue.  II  s'exprima  par 
gestes  et  découvrit  que,  la  plupart  du  temps, 
cela  était  suffisant.  Au  début  de  cette  ère  de 
prospérité^  il  s'amusait  parfois  à  se  confectionner 
de  petite  repas  savoureux.  Puis,  s'apercevant 
qu'il  s'éloignait  singulièrement  de  son  système 
de  morale  il  s'infligea,  en  guise  de  punition,  des 
diètes  prolongées.  La  lecture  des  gazettes  res- 
tait une  grosse  affaire  et  il  y  puisait  d'innom- 
brables raisons  de  se  récréer  avec  indifférence. 
Pourtant,  si  quelque  feuilleton  éveillait  sa  curio- 
sité de  trop  intense  façon  pendant  un  jour  ou 
deux,  il  corrigeait  ce  mouvement  de  faiblesse 
en  changeant  de  journal.  Enfin,  il  s'ennuya. 

II  ne  progressait  plus.  11  regretta  d'obscures 
choses.  Ces  temps  d'autrefois  avaient  eu  leur 
saveur.  Il  se  contraignit  à  de  fastidieuses  paresses, 
le  matin,  dans  son  lit.  Puis,  pour  ressusciter 
des  souvenirs  chers  à  son  cœur,  il  reprit  un  jour 
son  carton  de  colporteur  et  s'en  alla  rapide- 
ment, en  cognant  les  passants,  comme  un 
homme  chargé  d'affaires  urgentes.  Cette  pro- 
menade lui  procura  une  telle  volupté  qu'il  la 
recommença  tous  les  matins,  filant  dès  l'aube, 
....  42  .... 


UN  DISCIPLE  D'ÉPICTETE 
sa  boîte  vide  sous  le  bras.  Même  il  endossa, 
pour  ces  expéditions,  son  vieux  manteau  troué 
et  goûta,  de  ce  fait,  un  plaisir  plus  aigu.  Il 
s'assignait  un  but  chimérique,  allait  jusqu'à  telle 
rue,  jusqu'à  telle  maison  II  se  retrouvait  tout 
entier  et  il  lui  parut  qu'il  avait  chassé  de  son 
esprit  un  fantôme  mauvais.  Pour  compléter  son 
illusion,  il  retourna  chez  ses  anciens  fournis- 
seurs, se  procura  des  cartes  postales,  du  papier 
d'Arménie^  des  savons^  des  feux  de  bengale  et 
ils  les  rangea  dans  sa  boîte.  Mais  cela  n'était 
pas  assez  et  il  se  décida  enfin  au  sacrifice  total. 
Les  trois  années  passées  avaient  été  lourdes  à 
son  cœur:  il  les  allait  racheter.  L'état  de  philo- 
sophe, pour  être  pratiqué  sincèrement,  com- 
porte quelque  souffrance.  Alors  Gualtero  remit 
ses  pauvres  habits  et  il  suspendit  les  neufs  aux 
clous  de  la  porte.  II  bourra  de  ses  livres  et  de 
ses  [documents  la  poche  de  son  manteau,  il 
prit  sous  l'un  de  ses  bras  son  carton,  sous  l'autre 
sa  lampe  et,  tel  il  était  venu,  tel  il  s'en  alla 
vers  l'ancien  taudis  de  misère.  Mais  son  âme 
était  débordante  d'une  joie  bien  haute,  encore 
qu'un  peu  amère. 

~-  43  


CONTES  DE  FÉES 


D'autres  années  vinrent  s'ajouter  à  la  somme 
des  années  et  d'autres  dents  —  les  dernières  — 
lui  tombèrent  de  la  bouche. 

Le  philosophe  vieilli  continuait  à  sourire  au 
destin,  ce  qui  est  une  bonne  chose  à  faire 
quand  le  destin  ne  vous  sourit  pas  de  lui-même. 
II  vivotait  de  son  petit  commerce,  méditait, 
rêvait,  et  ne  se  plaignait  que  rarement  de  ses 
rhumatismes  articulaires.  Pourtant  il  caressait  un 
projet,  celui  de  bien  des  cœurs  usés  :  revoir 
l'horizon  familier  de  son  enfance.  Le  conseil  du 
Prince  :  «  Retourne  à  Calcutta  »,  lui  revenait  sou- 
vent en  mémoire  et  il  s'y  attardait  avec  quelque 
complaisance.  Riche  maintenant  de  sa  pau- 
vreté reconquise,  n'avait-il  pas  droit  à  cette 
compensation?  11  serait  doux  de  finir  sa  vie 
là-bas,  de  guérir  à  la  flamme  du  bon  soleil  son 
corps  tordu,  de  retrouver  un  ami,  un  parent, 
d'être  un  utile  exemple  à  tous  les  ambitieux. 
Surtout  il  y  aurait  une  joie  âpre  à  proclamer  les 
.....  44  ..... 


UN  DISCIPLE  D'EPICTETE 
bienfaits  que  procurent  une  doctrine,  une  disci- 
pline et  une  ferme  volonté,  savoir  :  une  vie 
honnête  et  dépouillée,  assise  sur  une  règle 
immuable  comme  sur  un  socle  de  marbre,  une 
conscience  transparente,  et  enfin  la  mésestime 
des  réalités  vulgaires. 

Gualtero  se  mit  donc  à  la  recherche  du 
Prince,  le  retrouva  dans  un  café,  obtint  sans 
peine  la  somme  nécessaire  à  l'achat  d'un  billet. 
Il  noua  soigneusement  tous  ses  documents  avec 
des  ficelles,  les  empaqueta  dans  son  carton  et 
quitta  Paris  un  matin  sans  plus  attarder  sa 
pensée  à  tout  ce  qui  avait  été  sa  vie  pendant 
plus  de  vingt  années,  tant  il  est  vrai  qu'un  sage 
porte  en  lui  sa  patrie  et  ses  consolations. 

11  joignit  un  navire  à  Marseille,  s'installa 
dans  sa  place  accoutumée  de  l'entrepont  et 
reprit  la  route  parfumée  de  l'Orient. 

11  revit  Calcutta,  la  maison  de  son  père  et  les 
hauts  arbres  tout  pleins  de  cris.  Mais  son  père 
était  mort  et  on  avait  enterré  son  corps  dans  le 
cimetière  chrétien.  Sa  mère  était  morte  aussi  et 
son  cadavre  avait  été  pieusement  brûlé  sur  les 
rives  du  fleuve  saint.  Quant  à  ses  frères,  i!  ne  s'en 
-•  45  


CONTES  DE  FÉES 
enquit  point  puisque,  jadis,  ils  l'avaient  banni  de 
leur  cœur.  Alors  le  philosophe-errant  dépouilla 
ses  vêtements  européens,  ceignit  la  simple  dhouti 
et  jeta  sur  ses  épaules  une  tunique  de  calicot. 
Avec  sa  besace  et  sa  sébille,  il  devint  semblable 
à  n'importe  quel  bickous(l),  et,  comme  ceux-ci^ 
pèlerin  de  silence  et  d'humilité,  voyagea  de 
village  en  village,  acceptant  la  pauvre  pitance 
du  pauvre  peuple,  enseignant  quand  l'occasion 
s'en  présentait,  mais,  le  plus  souvent,  voué  aux 
lourdes  solitudes  de  son  esprit. 

C'est  ainsi  qu'en  traversant  la  province  de 
Cachemire,  il  vit  un  fakir  couché  sur  un  lit 
de  clous  dressés  la  pointe  en  l'air.  Gualtero 
s'arrêta  pour  le  considérer  et  lui  dema.nda  son 
nom. 

—  Je  n'ai  pas  de  nom,  dit  le  fakir. 
Gualtero  voulut  savoir  s'il  souffrait  : 

—  Je  ne  me  réjouis  ni  ne  m'afflige  de  rien, 
dit  le  fakir. 

S'il  était  dans  le  besoin  : 

—  Je  ne  désire  aucune  chose,  dit  le  fakir. 


(I)  Moine-mendiant. 

....  46  •- 


UN  DISCIPLE  D'EPICTETE 
S'il  était  heureux  : 

—  Je  n'ai  pas  d'espérance,  dit  le  fakir. 

Gualtero  réfléchit  longtemps  avant  de  repren- 
dre sa  route.  Elle  le  mena  vers  un  village  à 
l'entrée  duquel  se  tenait  accroupi  un  vieux 
bickous  qui  mendiait.  Gualtero  s'assit  auprès  de 
lui  et,  poussé  par  un  impérieux  besoin  de 
parler,  fit  le  récit  de  toutes  ses  aventures,  depuis 
son  départ  des  Indes,  au  temps  de  la  jeunesse, 
jusqu'à  la  rencontre  du  fakir.  Le  bickous  écouta 
sans  interrompre,  avec  cette  patience  des  vieil- 
lards dont  le  temps  n'est  plus  guère  précieux. 
Et  le  soleil  était  déjà  bas  sur  l'horizon  lorsque  le 
philosophe  se  tut  enfin,  n'ayant  plus  rien  à  dire. 
Alors  le  vieux  sortit  précautionneusement  du  sac 
de  toile  qui  pendait  à  sa  ceinture  une  roupie  : 

—  Ta  vie,  dit-il,  ressemble  à  cette  roupie  : 
elle  a  deux  faces.  L'une  d'elles  représent? 
l'idéal  de  ton  esprit,  l'autre  les  réalités  quoti- 
diennes. Or,  ce  qui  est  d'un  côté  ne  se  trouve 
pas  de  l'autre,  et  il  en  est  ainsi  de  nos  existences 
à  tous  :  elles  ont  un  envers  et  un  endroit.  Toi, 
tu  n'as  regardé  que  l'une  des  deux  faces  et  tu 
as  oublié  l'autre. 

....   47  .- 


CONTES  DE  FÉES 

—  Eh  bien,  fît  Gualtero,  ai-je  donc  eu  tort 
ou  raison,  et  ma  morale  n'est-elle  pas  supé- 
rieure à  toutes  les  morales  ? 

—  O  mon  ami,  continua  le  bickous,  ne  crois- 
tu  pas  que  toutes  les  morales  se  valent  et  que 
la  pensée  des  hommes  escalade  à  l'infini  les 
mêmes  rêves,  les  mêmes  sommets? 

—  Mais  où  cela  mène-t'il,  en  fin  de  compte, 
demanda  encore  Gualtero. 

—  Rien  ne  mène  jamais  nulle  part,  conclut 
le  vieillard,  même  pas  à  se  connaître  soi-même. 

—  Tout  n'est  donc  que  mensonges? 

—  Tout  n'est  qu'illusion. 

Alors  le  philosophe  se  souvint  de  cette  parole 

d'Epictète:    «Tu    n'es    qu'une    pauvre 

âme   qui    porte   un   cadavre.    »> 

il  saisit  son  bâton,  se  leva 

et  s'éloigna  sur  la 

poussière  du 

chemin. 


LA     PAUTON 


CHAPITRE  PREMIER 


D'UNE    VIEILLE   NAINE 
ET    D'UNE   JEUNE    BEAUTÉ. 


LA  chaleur  pèse  sur  les  herbes,  la  plaine,  le 
village,  en  nappes  accablantes.  La  terre 
est  sèche  comme  un  gosier  d'ivrogne  et  là-bas, 
au  fond  de  la  vallée,  la  Meurthe  donne  soif  à 
ceux  qui  la  regardent. 

Une  femme,  sur  le  seuil  de  sa  porte,  crie  : 
«  Joséphine!  La  soupe...  »  d'une  voix  aiguë  qui 
perce  l'air  immobile.  Les  hommes,  un  à  un, 
entrent  au  hameau;  ils  portent  sur  l'épaule 
une  pioche  ou  une  bêche  au  bout  desquelles, 
humble  trophée^  pend  leur  blouse.  Ils  marchent, 
respectueux  des  prés  en  fleurs,  par  le  chemin 
qui  rampe  au  long  des  murs  de  vigne  et  dé)à 
ils  se  réjouissent  de  trouver  leurs  maisons  fraî- 
ches et  plemes  de  ténèbres  comme  des  celliers. 

Le  curé  passe,  ^  pas  prudents  de  myope^ 
tenant  son  bréviaire  tout  près  de  ses  yeux.  Sa 
....  55  .... 


CONTES   DE   FÉES 

soutane  soulève  de  minuscules  nuages  de  pous- 
sière qui  retombent  sur  les  feuilles  blanchies 
des  pissenlits  et  sur  celles  des  orties. 

Puis,  à  l'ombre  du  lavoir,  quelque  chose 
remue,  circonspect,  attentif,  et  entre  dans  le 
soleil  pour  se  chauffer,  comme  le  font,  sous 
des  pierres,  de  petites  bêtes  affreuses  et  crain- 
tives. 

C'est  une  naine.  Une  de  ces  créatures  sor- 
dides et  lamentables  que  l'on  rencontre  aux 
abords  des  villages  et  qui  vivent  sur  les  routes 
ou  à  l'abri  des  haies  dans  l'inquiétude  des 
enfants  méchants.  Elle  est  vieille.  La  tête 
énorme  semble  aussi  grosse  que  le  corps;  la 
face  aplatie  est  coupée  par  la  bouche,  qui 
s'ouvre  en  gueule  de  four;  le  corps,  fluet  comme 
celui  d'une  gamine  de  huit  ans,  porte  la  charge 
d'un  ventre  devenu  monstrueux  sous  la  poussée 
d'une  hernie.  Mais  rien  n'est  plus  troublant 
que  ses  bras,  ses  jambes,  ses  pieds,  à  cause  de 
leurs  proportions  exactes  et  réduites. 

Elle  se  nomme  Marie,  et  Hurteau  du  nom 
de  son  père  (qui  fut  le  père  Christophe,  ivrogne 
célèbre  par  toute  la  contrée,  de  Champigneules 
....  56  .... 


LA  PAUTON 
à  Malzéville  et  jusqu'à  Liverdun).  Mais  d'ha- 
bitude on  l'appelle  "la  pauton". 

Elle  fait  le  tour  du  bassin  et  s'assied  dans 
l'herbe,  près  d'une  mince  rigole.  Elle  attend. 
Elle  redoute  qu'il  survienne  quelqu'un;  elle 
épie  et  tourne  de  droite  et  de  gauche  sa  tête 
pesante,  grumeleuse  comme  une  écorce  de  ci- 
trouille. Puis  elle  tire  de  sa  poche  son  couteau, 
un  morceau  de  pain,  une  gousse  d'ail  et  se  met 
à  manger.  Elle  mâche  lentement,  avec  une  joie 
de  bête,  entière  et  sensuelle.  Parfois  elle  se 
penche  vers  l'eau  et  en  boit  une  gorgée  dans  le 
creux  de  sa  main.  Parmi  les  boutons  d'or,  sa 
robe  fait  une  tache  bleue. 

Elle  ouvre  son  livre  de  prières.  Son  doigt  suit, 
sur  les  pages  grasses,  les  mots  qu'elle  ne  com- 
prend pas;  elle  les  sait  pleins  d'amour  et  gros  de 
menaces  ;  ils  évoquent  un  paradis  fastueux, 
pareil  à  une  auberge  toujours  pourvue  et  un 
enfer  où  l'on  brûle  éternellement,  sans  parvenir 
à  se  consumer  jamais.  Elle  marmonne:  «  Marie, 
Mère  de  Dieu,  priez  pour  nous.  »  Sa  voix  est 
grave  comme  celle  d'un  homme.  Elle  parle 
haut,  étant  sourde. 

....  57  .... 


CONTES  DE  FÉES 

Des  paysans  passent,  qui  retournent  aux 
champs  après  la  sieste.  Quelques-uns,  aperce- 
vant la  vieille,  lui  crient  bonjour.  Un  gamin 
lui  jette  une  pomme  verte.  Elle  riposte  par  un 
juron  et  continue  de  dire  son  chapelet. 

Elle  niche  dans  le  haut  du  village  avec  son 
frère  Charles,  le  forgeron.  Mais  c'est  un  mau- 
vais forgeron,  un  forgeron  sans  clientèle,  car  il 
est  toujours  à  la  pêche.  Il  se  soucie  de  sa  sœur 
comme  d'un  goujon  manqué,  ne  s'inquiète  pas 
de  savoir  si  elle  a  faim  ou  soif,  pourvu  qu'il  ait 
la  panse  pleine,  lui,  et  des  sous  pour  faire 
ribotte.  La  Céline,  une  femelle  chauve  et  qui 
fume  le  cigare,  lui  tient  lieu  de  servante  et 
d'épouse.  Elle  hait  Marie.  Elle  tape  sur  la  naine 
et,  pendant  des  jours  entiers,  la  prive  de  nour- 
riture, la  jette  dehors,  la  nuit,  parce  qu'elle  pue 
ferme  aux  époques  de  grande  chaleur.  Alors 
la  pauton  va  se  cacher  dans  les  granges.  Elle! 
dérobe  du  pain,  l'arrose  comme  elle  peut,  ou  lej 
trempe  dans  les  eaux  grasses  des  voisins. 

Souvent  elle  entre  à  l'église.  Elle  y  reste  pen- 
dant des  heures,  le  cerveau  vide,  les  yeux  fixés] 
sur  la  lampe  qui  brûle  éternellement,  les  doigts] 
••■•  58  .... 


LA  PAUTON 
joints  sous  la  bosse  de  son  ventre.  D'un  mouve- 
ment régulier,  elle  balance  son  crâne  comme 
font  les  bêtes  en  cage.  Elle  est  demoiselle  de  la 
Congrégation. 

Mais  elle  préfère  le  gros  soleil  à  l'ombre  so- 
nore de  la  maison  de  Dieu.  Elle  aime  à  s'asseoir 
au  bas  des  murs,  sur  les  chemins,  à  tendre  vers 
la  chaleur  la  peau  froide  de  ses  mains.  Alors  la 
douceur  de  la  vie  coule  en  ondes  tièdes  dans 
ses  veines.  Des  lézards  la  regardent,  une  mé- 
sange vient  picorer  les  grains  d'avoine  du  crottin. 
Il  fait  chaud  et  les  enfants  ne  sortent  pas. 

Aujourd'hui  la  naine  est  joyeuse  parce  que 
Suzon  va  venir  au  village,  chez  son  frère  Jules, 
et  Marie,  pendant  plusieurs  jours,  sera  invitée. 
Elle  pourra  manger  tant  qu'elle  aura  faim,  boire 
tant  qu'elle  aura  soif  et  de  belles  pièces  blan- 
ches se  serreront  bientôt  les  unes  contres  les 
autres  au  fond  de  son  porte-monnaie.  Et  plus 
tard,  en  hiver,  ce  sera  bon  d'acheter  chez 
Madame  Hinzelin,  la  femme  du  facteur,  des 
rondelles  de  saucisse  et  du  fromage  de  cochon. 
C'est  que  Suzon  est  riche,  aussi  riche  que 
Monsieur  le  Maire,  plus  riche  peut-être,  Mon- 
....  59  .... 


CONTES  DE  FÉES 
sieur  Hinzelin  le  dit  bien  souvent.  Elle  envoie 
des  sous  à  son  frère,  des  robes  à  la  grosse  Cathe- 
rine, des  souliers  pour  les  enfants,  il  y  a  deux 
ans,  elle  leur  a  payé  une  vache.  Tout  le  pays 
s'est  rassemblé  pour  voir  la  bête  qui  avait  des 
rubans  aux  cornes  et  s'appelait  Philippine. 

Suzon  ne  vient  jamais  en  hiver,  ni  au  prin- 
temps. C'est  alors  qu'elle  travaille  à  Paris  pour 
gagner  sa  vie.  Mais  souvent  l'été  la  ramène,  par 
des  journées  comme  celle-ci.  Le  Jules  va  à  la 
gare  avec  sa  carriole  et  on  les  voit  revenir  de 
loin,  quand  ils  sont  encore  en  bas  de  la  côte  : 
Suzon  dans  sa  robe  claire.  Monsieur  Paul,  ou  le 
Commandant,  ou  Monsieur  le  Baron,  ça  dépend 
des  années;  et  puis  le  Jules  qui  marche  devant, 
à  côté  de  sa  jument. 

La  naine  épie  la  route  qui  file  jusqu'à  la  ville, 
entre  ses  deux  rangées  de  pommiers. 

L'après-midi  bourdonne.  Des  filles  s'en  vont 
par  les  champs  portant  des  paniers  d'où  sortent 
les  goulots  des  bouteilles.  Et  toujours  l'une  ou 
l'autre  lui  crie  quelque  sottise:  «Eh!  Pauton, 
c'est-y  ton  amoureux  que  tu  guettes  à  c't'heure?» 
Ou  bien:  «Te  v'ià  faite  comme  une  reine  au- 
••••  60  


LA  PAUTON 
jourd'hui;  c'est-y  pour  le  Commandant?»  Ou 
bien  :  o  Méfie-toi  de  la  Céline,  qu'elle  t'enferme 
pas  chez  vous,  pour  les  quatre  heures.  »  Et  cette 
grande  hardie  de  Nanette,  après  avoir  dit  des 
mots  que  la  vieille  ne  comprend  pas,  trousse 
sa  jupe  et  montre  son  derrière. 

Et  puis  c'est  l'heure  du  Hinzelin  qui  va  porter 
le  journal  au  café;  l'heure  de  Monsieur  le 
Curé,  pour  le  catéchisme;  l'heure  des  cloches... 
«Marie,  pleine  de  grâces,  priez  pour  nous.» 

«  La  voilà  ». 

La  pauton  pousse  un  grognement,  se  lève, 
la  face  fendue  par  un  sourire.  Elle  n'a  pas  vu 
la  voiture  qui  montait  et  que  voici,  maintenant, 
au  premier  détour,  toute  criante  sur  ses  deux 
roues,  toute  cahotante,  toute  chargée,  avec 
Suzon  sous  un  parasol  et  Monsieur  Paul,  celui 
de  l'année  dernière,  celui  qui  aime  à  rire... 

On  hisse  la  naine  sur  une  malle.  On  traverse 
tout  le  village.  On  s'arrête  devant  la  maison  du 
Jules.  On  entre. 

La  grosse  Catherine  a  déjà  tout  préparé:  la 
miche  de  pain,  le  fromage,  les  verres,  la  bou- 
teille.  Mais  d'abord  on  s'embrasse  largement, 
....  61  — 


CONTES  DE  FÉES 
et  Monsieur  Paul  tend  sa  main  fine  que  chacun 
serre  discrètement,  après  s'être  essuyé  les  pattes 
au  tablier  ou  au  pantalon. 

Spacieuse  et  bonne  salle,  pleine  de  richesses, 
avec  ses  casseroles  d'or  rouge,  son  fourneau  où 
mijote  une  viande,  sa  pendule  au  ventre  sonore 
et  son  pétrin  luisant  !  Au  fond,  l'escalier  qui 
grimpe  à  l'étage,  et  là,  à  côté,  la  chambre  du 
ménage^  la  chambre  des  parents,  des  grands- 
parents,  la  vieille  chambre  où  rien  ne  change 
jamais,  toute  parfumée  des  odeurs  de  cuisine. 

Tous,  ils  trinquent  et  boivent  leur  verre  de 
vin  blanc  d'un  seul  trait.  Ils  se  regardent  et 
sourient  et  ne  disent  pas  grand  chose.  C'est 
plus  tard  qu'on  parle.  Mais  d'abord  on  se  tait. 
On  bourre  sa  pipe.  On  roule  des  cigarettes. 

Suzon  se  retrouve,  se  rappelle  les  vieux 
temps,  quand  elle  était  petite  fille.  Et,  debout, 
sur  le  seuil,  elle  inspecte  la  cour  bien  ordonnée 
avec  son  tas  de  fumier  dans  un  coin,  la  char- 
rette qui  pointe  ses  bras  maigres  vers  le  ciel, 
dans  un  autre,  la  croupe  blanche  de  la  vache 
Philippine  qu'on  voit  par  la  porte  ouverte  de 
l'étable. 

....  62  •"• 


LA  PAUTON 
Dans  un  angle  de  la  salle  où  l'ombre  est  plus 
épaisse,  la  pauton  tient  des  deux  mains  son  verre 
plein,  le  sirote  lentement,  gravement,  avec  éco- 
nomie, et  contemple  Suzon  qui,  toute  étincelante 
et  blanche  dans  le  cadre  de  lumière,  ressemble 
à  une  Sainte  Vierge  familière  et  magnifique. 


63  •- 


CHAPITRE   SECOND 


DE  SAINT  GAUZELIN,  TRENTE-DEUXIEME 

ÉVÊQUE  DE  TOUL,  DUN  FAUX  MÉNAGE 

ET  DE  LA  PAUTON. 


LES  mouchoirs  ayant  été  agités  une  der- 
nière fois,  Paul  ferme  la  fenêtre  du 
compartiment.  Il  dépose  les  valises  dans  le  filet, 
s'assied  près  de  Suzon  et  maintenant  ils  regar- 
dent tous  deux  la  naine  assise  en  face  d'eux 
et  ils  ne  savent  plus  s'il  faut  rire  ou  se  lamen- 
ter. Car  ils  l'emmènent.  Tout  à  l'heure,  après 
le  déjeuner,  Suzon  a  demandé  : 

—  Veux-tu  venir  avec  nous,  à  Paris? 

Et  Marie  s'était  fait  crier  deux  fois  la  chose 
dans  l'oreille.  Mais  elle  n'avait  pas  hésité.  Elle 
était  rentrée  chez  elle  et  revenait  dix  minutes 
plus  tard  avec  un  carton  qui  contenait  son  livre 
de  prières,  un  dé,  un  bonnet  tricoté  et  une 
paire  de  ciseaux. 

Donc  ils  emmènent  Marie...  et  ils  ignorent 
toujours  s'il  faui  rire  ou  se  lamenter,  et  Paul 
....  67  .... 


CONTES  DE  FÉES 
commence  à  trouver  que  la  farce  fut  poussée 
bien  loin. 

Mais  peuvent-ils  savoir,  jeunes  gens  légers, 
qu'un  tel  événement  dépasse  leur  volonté  et 
qu'ils  n'y  sont  pour  rien?  C'est  qu'ils  ne  pen- 
saient ni  l'un  ni  l'autre  à  saint  Gauzelin,  trente- 
deuxième  évéque  de  Toul,  issu  de  l'illustre 
famille  des  Capet  et  fils  naturel  de  Hugues.  Or, 
Gauzelin,  l'un  des  plus  savants  hommes  de  son 
temps,  après  avoir  fait  rebâtir  à  ses  frais  l'Ab- 
baye de  Fleury,  détruite  par  un  incendie,  après 
avoir  introduit  dans  le  couvent  de  Saint-Epvre 
l'exacte  observance  de  la  règle  de  saint  Benoît, 
avait  fondé  un  monastère  pour  les  femmes  dans 
le  village  même  où  Marie  était  née.  Et,  bien 
que  cette  entreprise  remontât  jusqu'à  l'an  950, 
le  grand  évêque  et  confesseur,  double  majeur, 
continuait  de  s'intéresser  du  haut  du  Paradis  à 
l'humble  paroisse  lorraine  et  plus  particulière- 
ment aux  femmes  qui  la  peuplaient  et  qui  ne 
trouvent  plus  aujourd'hui  l'asile  élevé  par  ses 
soins.  (Car,  en  effet,  il  n'en  reste  que  des  pans 
de  muraille  délabrés,  visibles  encore  derrière  la 
maison  du  facteur,  et  c'est  là  qu'il  met  ses 
....  68  — • 


LA  PAUTON 
poules  pendant  la  tournée  de  quatre  heures.) 
Donc,  saint  Gauzelin  veillait  depuis  longtemps 
sur  Marie,  faisant  chaudes  les  nuits  qu'elle 
passait  dehors  et  apitoyant  le  cœur  des  voisines 
afin  que  la  simple  fille  ne  manquât  jamais  de 
pain.  Mais  cela  n  était  point  assez  et  le  saint 
évêque,  en  sa  bonté,  lui  réservait  une  vieillesse 
toute  douillette  et  largement  réparatrice. 

Voilà  donc  pourquoi,  malgré  qu'ils  en  eus- 
sent, Suzon  et  Paul  riaient  dans  le  coupé.  Et 
la  pauton ,  tourmentée  par  une  dernière 
inquiétude,  demande: 

—  Viendra-t-elle  aussi  ? 

—  Qui  donc? 

—  La  Céline  ! 

—  Mais  non,  sois  tranquille. 

—  Ah!  c'est  que...  elle  m'appelait  des  noms, 
fainéante  1  tortue  !  taupe  !  fumier  ! 

Et,  sa  rancune  étant  tenace,  elle  montre  le 
poing  vers  la  fenêtre. 

Le  soir  tombé,  il  vont  dîner  dans  le  v^^agon- 
restaurant  en  recommandant  à  la  naine  de  ne 
pas  bouger;  puis  ils  lui  rapportent  une  aile  de 
poulet  et  un  verre   de   vin.    Elle  mange  avec 

....  69  .... 


CONTES  DE  FÉES 
appétit:  «  de  la  bonne  viande  de  riches  »  dit- 
elle.  A  la  nuit  close,  le  train  arrive  à  Paris  et, 
chez  Suzon,  à  Neuilly,  les  rires  recommencent, 
gagnent  les  domestiques  qui  se  tordent  en 
battant  des  mains.  On  installe  Marie  là  haut, 
dans  une  chambre  vide. 

Dès  le  lendemain,  elle  prend  ses  habitudes. 

Rien  ne  l'étonné.  Le  grand  salon  est  beau 
cependant.  Elle  y  remarque  un  coussin,  sur  le 
sol,  qui  sera  commode  pour  s'agenouiller  et 
dire  ses  prières.  La  salle  à  manger  aux  boise- 
ries sombres  lui  rappelle  l'église,  et  la  desserte, 
avec  ses  flambeaux  d'argent,  une  manière 
d'autel  ;  elle  s'incline  en  passant  devant.  La 
cuisine  devient  son  royaume;  Mlle  Augustine  la 
fait  rire  aux  larmes;  Mlle  Olympe  lui  permet 
de  goûter  aux  sauces  et  M.  Joseph  lui  donne 
à  boire,  pour  s'amuser.  Le  matin,  elle  prend  du 
café  au  lait;  elle  déjeune  avec  Suzon.  L'après- 
midi  se  passe  à  prier,  à  tricoter,  à  recommencer 
son  chapelet  deux  ou  trois  fois,  lentement, 
tranquillement,  avec  un  ronronnement  de  chat 
qu'on  caresse.  Suzon  s'affaire,  se  divertit.  Elle 
coupe  des  robes,  achète  du  linge,  des  chaus- 
....  70  .... 


LA  PAUTON 
sures,  des  tabliers  pour  sa  vieille  amie.  Et 
d'autres  jeunes  femmes,  jalouses  de  ce  nouveau 
jouet,  apportent  elles  aussi  leur  part  de  charité: 
un  chapeau,  une  pèlerine,  des  rubans,  et  l'une 
offre  un  corset  tout  semé  de  petites  roses.  La 
pauton  met  ses  lunettes,  accepte  les  objets, 
les  tourne,  les  retourne,  évalue  les  tissus  : 
«  de  la  belle  soie,  bien  épaisse,  comme  la  cha- 
suble de  Monsieur  le  Curé  »>.  Elle  va  cacher 
tout  cela  chez  elle,  sous  son  lit,  à  cause  des 
voleurs. 

—  Mais  il  n'y  a  pas  de  voleurs  à  Paris  ! 

—  Ah!  des  fois...  si  la  Céline  venait! 

Le  meilleur  moment,  c'est  le  soir,  quand 
arrive  Paul  pour  dîner.  On  mange  sans  hâte 
de  bonnes  choses  qui  fument  dans  des  plats 
d'argent,  on  boit,  on  trinque,  elle  met  cinq 
morceaux  de  sucre  dans  sa  tasse  de  café.  Puis 
ils  jouent  aux  cartes  pendant  des  heures,  en 
fumant  des  cigarettes.  Et  la  naine  reprend  son 
tricot  ou  son  livre  de  prières  en  dégustant  par 
toutes  menues  gorgées  un  verre  d'anisette.  Béa- 
titude en  son  corps.  Béatitude  en  son  esprit. 
Paradis  magnifique  avec  toutes  ces  étoiles  lumi- 
....  71  .... 


CONTES  DE  FÉES 
neuses  au  plafond,  ces  tapis,  ces  meubles 
dorés,  ces  petits  anges  roses  et  bleus  peints  sur 
les  portes,  ces  bonnes  Vierges  drapées  de 
nuages,  ces  Saint-Pierre  couronnés  de  pampres. 
Paradis!  Douceur!  Anisette  !  Lumière!  Et  ainsi, 
toujours,  jusqu'à  la  mort... 

Dans  le  silence,  elle  pense  à  ceux  de  là-bas, 
et  son  gros  rire  gronde  tout  à  coup  : 

—  Paysans  !  Paysans  ! 

De  fois  à  autre  des  messieurs  et  des  dames 
viennent  dîner.  Alors  Joseph  met  des  fleurs 
dans  tous  les  vases  et  même  sur  la  table  à 
manger,  qui  ressemble  à  un  jardin.  Des  incon- 
nus apportent  des  bouteilles,  des  blocs  de  glace, 
des  fruits.  Marie  passe  sa  plus  belle  robe,  la 
blanche,  avec  des  roses  cousues  à  la  jupe.  Un 
invité  la  conduit  par  le  bras,  comme  une 
mariée.  Ces  nuits-là,  on  boit  du  vin  qui  pique, 
Paul  joue  du  piano,  on  danse  et  la  pauton 
tourne  comme  les  autres,  son  verre  à  la  main. 

Les  lendemains  sont  obscurs.  Vaguement,  elle 
se  souvient  d'avoir  ri,  bu,  pleuré. 


....  72 


CHAPITRE  TROISIÈME 


DE  L  ARBRE  DE  SCIENCE  ET  D  UNE  RESOLUTION 
PRISE  DANS  LE  PARADIS. 


^  'EST  alors  que  naquirent  les  péchés.  Et  ils 
^^  mûrirent  tandis  que  grandissait  l'arbre 
de  science. 

Ce  fut  la  gourmandise  d'abord,  péché  haïs- 
sable, mais  délicieux  petit  péché  gité  au  cœur 
de  toutes  les  bonnes  choses.  Et  il  s'y  cache, 
secret,  prévu  pourtant^  et  il  glisse  sur  les  lan- 
gues et  contre  les  palais  avec  ses  mille  parfums 
répandus.  11  guettait  Marie  au  fond  de  toutes 
les  douceurs.  Il  habitait  de  sa  perfide  vie  les 
entremets,  les  sirops,  les  gâteaux,  les  sacs  de 
bonbons  et  même  se  nichait,  virginal  et  blanc, 
sous  le  couvercle  des  sucriers.  Oh  !  qu'il  était 
bon  à  saisir,  le  péché  trop  rapide  qui  sans  cesse 
meurt  et  renaît  ! 

La  naine  ne  mange  plus  ni  viandes,  ni 
soupes,  ni  légumes,  ces  fades  nourritures  de 
....  75   .... 


CONTES  DE  FÉES 

campagnards.  Son  appétit  elle  le  réserve  tout 
entier  pour  la  fin  des  repas,  lorsqu'on  apporte 
les  chefs  d'œuvre  exquis  de  Mlle  Olympe  :  les 
crèmes  à  la  vanille,  les  charlottes  aux  pommes^ 
les  glaces  de  toutes  couleurs,  les  riz  à  l'impé- 
ratrice, les  compotes,  les  petits  fours,  les  biscot- 
tes, les  fruits  confits.  Ah  !  puisse-t-elle  mourir 
sans  connaître  ces  joies^  l'affreuse  Céline  à  la 
trogne  rouge!  Et,  murmurant  sa  pensée  inté- 
rieure : 

—  Ils  n'ont  pas  même  de  nappé!  Et  des 
serviettes  encore  bien  moins  !  Et  pas  seulement 
des  couteaux,  ces  pauvres-là.  Ah  1  les  saligauds  !.. 

Mais  le  plus  souvent  elle  ne  parle  pas 
pendant  qu'on  est  à  table.  Car  il  faut  s'appli- 
quer avec  soin  et  patience  aux  choses  impor- 
tantes. C'est  ainsi  qu'il  en  va  des  repas,  du 
sommeil,  de  la  prière^  et  parce  que  ce  sont  là, 
après  tout,  les  devoirs  pour  lesquels  nous 
sommes  nés. 

Et  puis  ce  fut  un  autre   péché,  encore  plus 

petit.  Est-ce  même  un  péché  que  d'être  curieuse^ 

d'écouter  aux  portes,  de  surprendre  les  secrets, 

de  lire  des  lettres?  Si  oui,  c'est  donc  vraiment 

....  76  •••• 


I 


LA  PAUTON 
que  tous  les  plaisirs  sont  défendus?  Or  voilà 
qu'elle  découvre,  par  les  trous  de  serrures  de 
troublants  mystères.  Lorsqu'une  voiture  s'arrête 
à  la  grille  du  jardin,  Marie,  qui  l'a  vue  par  la 
fenêtre,  se  cache  dans  l'escalier.  Puis,  le  visiteur 
entrée  elle  descend  doucement  jusqu'au  palier 
du  premier  étage.  Là  elle  s'approche  de  la 
porte  du  boudoir.  Est-ce  mal  faire  et  puisque 
le  trou  de  serrure  se  trouve  exactement  à 
niveau  de  son  œil...  On  sent  d'abord  un  petit 
courant  d'air  froid,  et  quelquefois  cela  fait 
pleurer.  Mais  on  s'habitue  tout  de  suite.  Alors 
on  écoute.  Et  ce  n'est  pas  toujours  facile  de 
comprendre,  surtout  quand  on  est  dure  d'oreille  ! 
Souvent,  d'après  les  mots  qu'on  peut  saisir,  ils 
semblent  fâchés,  ceux  qui  viennent  ainsi.  Pour- 
quoi? Que  veulent-ils?  S'ils  sont  en  colère,  ils 
n'ont  qu'à  rester  chez  eux  !  Et  d'autres,  au 
contraire,  sont  tout  à  fait  silencieux.  C'est  à 
croire  qu'elle  s'est  trompée,  qu'il  n'y  a  per- 
sonne... Pourtant,  une  fois,  elle  a  vu  deux 
visages  rapprochés,  réunis,  celui  de  Suzon  et 
un  autre,  un  visage  d'homme,  avec  une  barbe... 
Et  puis  il  y  a  les  lettres.  Suzon  les  lit  et  les 
....  77  .... 


CONTES  DE  FÉES 
oublie  sur  sa  table  de  chevet.  En  nettoyant  la 
chambre,  Mlle  Augustine  les  reprend  une  à  une, 
les  recommence,  et  Marie  attend  qu'elle  soit 
partie  à  son  tour.  Alors  elle  met  ses  lunettes... 
Il  en  est  d'une  belle  écriture  facile:  mais  elles 
disent  toujours  la  même  chose  :  «  je  viendrai 
demain  »;  ou  bien  :  «  je  ne  viendrai  pas  jeudi  »; 
ou  bien:  «  puis-je  venir  cette  semaine?»  Tandis 
que  d'autres  sont  longues,  longues,  avec  des 
lignes  serrées,  croisées^  et  bien  mal  écrites  car  la 
pauton  ne  peut  déchiffrer  qu'un  mot  ci  et  là. 
il  ne  sait  pas  écrire  celui-là;  il  oublie  toujours 
les  points  sur  les  /  et  les  barres  sur  les  /. 

Et  ceci  enfin:  aimer  l'argent!  Sûr  que  ce  n'est 
pas  un  péché.  Monsieur  le  Curé  l'aime  bien, 
puisqu'il  en  demande  pour  ses  messes.  Suzon 
l'apprécie,  puisqu'elle  hésite  à  le  donner  pour 
payer  des  notes.  Paul  aussi,  car  ses  poches  en 
sont  pleines  :  des  francs,  des  sous,  de  gros  écus 
bien  épais.  C'est  une  bonne  chose,  il  n'y  a  que 
les  gueux  et  les  voleurs  qui  n'aient  pas  d'argent. 
Ahl  par  exemple,  la  Céline  n'en  a  guère,  ni  le 
Charles!  Et  c'est  bien  fait,  c'est  juste;  est-ce 
qu'ils  en  méritent,  ces  fainéants-là?  Marie,  elle 
....  78  .... 


LA  PAUTON 
en  possède.  D'abord,  des  sous.  Des  tas  de  sous 
grapillés  à  droite  et  à  gauche,  des  pièces  de 
cinquante  centimes,  plusieurs,  au  moins  sept; 
trois  pièces  de  un  franc,  une  de  deux  et  un 
petit  louis  de  dix  francs  en  or,  donné  un  soir 
par  le  roi  de  Suisse,  qui  dînait  à  la  maison. 
Toute  cetre  fortune  est  gardée  secrètement 
dans  un  bas,  noué,  caché  sous  son  matelas. 
Qu'il  est  bon  d'y  penser!  Au  village,  elle  igno- 
rait ces  ravissantes  inquiétudes.  Elle  ne  possé- 
dait rien  —  juste  une  paire  de  ciseaux,  un  dé 
et  quelques  images.  Maintenant  le  trésor 
existe,  et,  de  fois  à  autre,  la  pauton  grimpe 
diligemment  à  sa  chambre  pour  le  retrouver, 
le  revoir,  le  peser  dans  ses  deux  mains,  son 
trésor  difforme  et  lourd,  La  nuit,  quelquefois, 
elle  rallume  sa  bougie  et  se  met  à  compter.  Elle 
fait  des  tas  avec  les  sous;  il  y  en  a  quatre- 
vingts;  cela  fait  seize  paquets  de  cinq  sous.  A 
côté  elle  range  les  petites  rondelles  d'argent, 
puis  les  francs,  mais  la  pièce  d'or,  toujours, 
l'embarrasse.  C'est  si  peu,  si  léger!  NAPOLÉON  111 
EMPEREUR  et,  sur  l'autre  face,  EMPIRE  FRANÇAIS 
1856.  Au  fond,  il  vaudrait  mieux  des  écus;  elle 
....  79  .... 


CONTES  DE  FÉES 
serait  plus  tranquille.    Napoléon,   Empereur. 
C'est  vieux,   çà.    Au    moins  est -elle    encore 
bonne? 

Alors  Marie  réfléchit  à  tout  ce  qu'elle  pour- 
rait acheter  :  des  rubans  qu'elle  a  vus  chez  la 
mercière,  une  broche,  des  nougats,  du  fil,  un 
beau  morceau  de  velours  pour  garnir  sa  robe, 
des  médailles  de  sainteté,  une  montre...  Elle 
compte  :  quatre-vingts  sous,  sept  fois  cinquante 
centimes... 

Une  nuit,  ils  sont  entrés  brusquement  dans 
sa  chambre,  Suzon,  Paul,  le  roi  de  Suisse  et  un 
autre,  au  moment  qu'elle  avait  étalé  par  terre 
ses  richesses.  Et  ils  ont  ri  I  Et  ils  ont  fouillé  par- 
tout, ils  ont  ouvert  ses  boîtes,  marché  sur 
l'argent  1 

—  Au  voleur  I  Assassins  1 

La  naine  a  crié  aussi  fort  qu'elle  a  pu.  Les 
domestiques  sont  accourus,  et  M.  Joseph  a 
ramassé  des  pièces  qui  avaient  roulé  partout. 

—  Voleurs  !  Assassins  I 
Très  longtemps  après,  quand  tout  est  red« 

venu   silencieux,    la     pauton    s'est    remise    à 

trier,  car  ils  ont  tout  mélangé,  ces  sauvages; 

....  80  •- 


LA  PAUTON 
sept   fois  cinquante  centimes,  trois   pièces   de 
un    franc,    soixante-deux   sous,    soixante-trois, 
soixante-quatre,  soixante-cinq... 
Et,  le  lendemain,  Suzon  a  dit  : 

—  Tu  devrais  envoyer  quelque  chose  à  ton 
frère  et  à  la  Céline.  Quand  on  est  riche  comme 
toi,  il  faut  être  généreuse. 

—  Ah!  ben...  Qu'ils  en  gagnent  donc,  de 
l'argent  !  Est-ce  que  je  les  empêche,  moi  ? 
Qu'ils  en  gagnent  ! 


Alors  saint  Gauzelin,  dans  le  Paradis,  parmi 
les  anges  qui  chantaient,  se  sentit  étrangement 
troublé.  Comme  il  aimait  Marie  et  qu'il  voyait 
son  cœur  s'endurcir,  il  décida  de  l'ouvrir  au 
divin  mystère  de  l'amour.  Et  il  choisit,  pour  ce 
miracle,  Alphonse  Nodier,  conducteur  d'auto- 
mobile. 


CHAPITRE    QUATRIÈME 


DE  L  AMOUR  ET  DE  SES  MISERES. 


C'est  un  gros  homme  épanoui  que  cet 
Alphonse  Nodier,  anciennement  cocher 
de  grande  maison  et  aujourd'hui  chauffeur- 
mécanicien.  Deux  adjectifs,  surtout,  le  peindront  : 
il  est  majestueux  et  cordial.  Paul,  au  garage 
où  il  louait  sa  voiture,  le  choisit  pour  sa  phy- 
sionomie rassurante.  Du  moins  crut-il  le  choi- 
sir, car  il  continuait  à  tout  ignorer  de  saint 
Gauzelin  et  de  la  part  qu'avait  assumée  le 
saint  évéque  dans  ce  petit  drame.  Cela  prouve 
bien  que  notre  libre  arbitre  n'est  pas  toujours 
tel  que  le  supposent  les  philosophes;  et,  dans  le 
fait,  notre  âme  n'est  pas  plus  libre  «  qu'une  boule 
de  billard  n'est  libre  de  se  remuer  lorsqu'elle 
est  poussée  par  une  autre  »  (Montesquieu). 

Donc,  ce   carambolage  de  circonstances  fit 
entrer  un  soir  dans  la  cuisine  de  Suzon  l'impo- 
sant Alphonse.   Oh  !   il   plut  tout  de  suite  et  à 
tout  le  monde.  11  fut  galant  pour  les  dames  et 
....  85  •••• 


CONTES  DE  FÉES 
fraternel  pour  TA.  Joseph.  Mais  personne  ne 
l'amusa  davantage  que  la  naine.  Il  lui  versa  à 
boire  pour  trinquer  à  sa  bienvenue,  la  prit  sur 
ses  genoux,  1  éleva  à  bout  de  bras,  comme  un 
poupon,  lui  fit  cadeau  de  deux  sous  tout  neufs, 
s'enquit  de  son  nom,  de  son  âge,  et  riait  à  faire 
trembler  les  vitres. 

Marie  l'aima  dès  le  second  jour.  Ce  fut 
d'abord  le  secret  de  l'office.  Alphonse  arrivait 
avec  Paul,  vers  l'heure  du  dîner.  Mais  la  naine 
depuis  longtemps  l'attendait.  Quel  sourire  quand 
il  ouvrait  la  porte  !  Et  le  gros  homme  toujours 
réjoui  : 

—  Bonsoir,  mignonne  ! 

La  grosse  voix  de  la  pauton  chatouille  sa 
rate.  11  lui  fait  des  farces  dont  elle  ne  s'aper- 
çoit pas,  noircit  un  bouchon  à  la  flamme  d'une 
bougie,  ordonne  qu'elle  ferme  les  yeux  et  lui 
dessine  des  moustaches  et  une  barbe  sur  le 
visage.  11  apporte  des  cartes  postales  illustrées, 
des  pièces  de  monnaie  fausses  ou  hors  d'usage 
qui  vont,  là-haut,  enfler  le  bas  sous  le  matelas. 
Il  conte  des  blagues  épaisses  auxquelles  Marie 
ne  comprend  pas  grand'chose  mais  qui  font 
....  86  •- 


LA  PAUTON 
s'étrangler  M^'^^  Augustine  et  Olympe.  La  pauton 
s'esclaffe  de  confiance.  II  écoute  les  récits  des 
félonies  de  Céline  et  des  ribotes  de  Charles.  Il 
compatit;  il  s'indigne;  il  est  aimé;  il  est 
adoré. 

Maintenant,  dès  quatre  heures,  Marie  s'en- 
ferme dans  sa  chambre,  change  de  robe,  pro- 
cède à  une  toilette  minutieuse.  Et  ce  n'est  plus 
l'âpre  Marie,  la  mauvaise  Marie,  la  Marie 
curieuse  et  gourmande  des  derniers  mois.  Oh  I 
que  non  i  C'est  une  Marie  toute  changée,  toute 
apaisée,  toute  amoureuse. 

Certainement,  c'est  encore  un  peu  la  Marie 
qui  écoute  aux  portes,  qui  dérobe  des  mor- 
ceaux de  sucre  et  laisse  tâter  la  bosse  de  son 
ventre  moyennant  dix  centimes.  Mais  c'est  sur- 
tout une  vieille  fille  mystique  et  passionnée. 
Plus  que  jamais,  elle  dit  ses  prières.  Car  les 
prières  sont  douces  et  fondantes,  et  on  en 
recommence  de  nouvelles  avec  d'autres  paroles 
qui  glissent  et  parfument  saintement  tout  le 
corps.  Toutes  sont  faites  de  mots  qui  se  ressem- 
blent comme  se  ressemblent  les  visages  d'une 
même  famille,  sans  qu'on  puisse  jamais  les 
....  87  •••• 


CONTES  DE  FÉES 
confondre.  Quelquefois  elle  s'interrompt  pour 
répéter  ce  nom  :  Alphonse...  Alphonse... 

Tous  les  jours  sont  des  dimanches.  Elle  passe 
sa  plus  belle  robe.  Ensuite  elle  descend  jus- 
qu'au cabinet  de  toilette  de  Suzon  et  là,  dans 
un  tiroir,  elle  prend  le  bâton  de  fard.  Sur  les 
lèvres  d'abord,  un  trait  rouge,  large,  baveux  ; 
puis,  aux  joues,  un  vernis  de  pommes  très 
mûres  et  souvent  aussi  sur  son  front,  qu'elle 
trouve  pâle.  Longtemps  elle  a  étudié  la  manière 
de  se  servir  du  crayon  noir.  Suzon  s'en  touche 
légèrement  les  yeux,  à  ce  qu'il  semble,  ou  bien 
ne  serait-ce  pas  les  sourcils?  La  naine,  qui 
n'en  a  plus,  se  décide  à  s'en  rendre,  et  ceux-là 
sont  énormes,  inégaux  et  joints,  comme  chez 
les  irascibles.  Ainsi  parée,  avec  un  ruban  de 
couleur  dans  les  cheveux  lissés  à  la  salive,  elle 
attend.  Et  les  belles  heures  anxieuses  com- 
mencent. 

M^'^  Augustine,  une  fois,  a  dit  : 

—  Vous  devriez  vous  marier  tous  les  deux. 
Et  Alphonse  : 

—  Je  veux  bien,  cré  mâtin  !  Nous  ferions 
une  belle  paire,  hein,   pauton  ? 


LA  PAUTON 
La  première  fois,  on  a  ri;  le  soir  d'après,  en 
a  ri  de  nouveau.  Tout  ça,  c'est  des  jeunesses... 
Mais  à  présent  on  ne  plaisante  plus,  c'est 
sérieux,  c'est  vrai.  Alphonse  l'a  promis  et  les 
promesses,   c'est  sacré. 

—  N'est-ce  pas,  Alphonse? 

—  Bien  sûr,  ma  belle. 

Voilà  comme  les  choses  se  font,  à  Paris.  Elle 
y  rêve  tout  le  long  des  jours.  Comme  elle 
triomphe  quand,  par  hasard,  sa  pensée  retourne 
au  pays.  Elle  en  crèvera  de  jalousie,  cette 
vieille  Céline  de  malheur.  «  Ah  !  gourgandine  ! 
gourgandine  !  »  Toutes  sortes  de  préoccupa- 
tions tourmentent  la  naine.  «  Et  ma  robe  de 
mariée?  •>  (Elle  prononce  robe.)  On  continuera 
de  vivre  ici,  chez  Suzon.  Alphonse  habitera 
une  chambre  là  haut,  en  face  de  la  sienne. 
Elle  fera  dire  une  messe  pour  l'âme  du  père 
Christophe.  Et  déjà  elle  s'occupe  du  trousseau. 
11  faudra  deux  robes  de  coton  et  deux  de  laine, 
des  bas,  des  mouchoirs,  une  paire  de  pantoufles... 
Le  soir,  lorsqu'Alphonse  et  Joseph  font  leur 
partie  de  manille,  elle  raconte  tous  ses  projets. 
Mais  il  est  toujours  distrait  dans  ces  moments-là. 
....  89  •- 


CONTES  DE  FÉES 

—  Bien  sûr,  ma  belle^  bien  sûr... 

Suzon,  à  son  grand  dîner  du  jour  des  Rois, 
annonce  la  bonne  nouvelle  à  tous  ses  invités. 
Sur  les  conseils  de  Paul,  la  naine  fait  la  quête  et, 
quand  les  pièces  blanches  tombent  dans  l'as- 
siette, elle  s'incline  très  bas,  comme  à  l'église. 
Quinze  francs  !  Elle  a  perdu  la  nuit  à  faire  ses 
comptes. 

Mais  quel  désastre  le  lendemain  :  Alphonse 
ne  vint  pas.   Il  ne  devait  plus  revenir. 

On  cacha  la  vérité  à  Marie  :  quelque  illicite 
commerce  de  pneumatiques,  et  il  fut  entendu 
qu'Alphonse  était  parti  e;i  voyage  pour  arrondir 
sa  dot. 

Elle  pleura.  Ce  fut  un  chagrin  sans  mesure. 
Pendant  toute  une  journée,  elle  refusa  de  manger. 
Une  correspondance  s'engagea,  qui  révéla  chez 
le  fiancé  une  étrange  similitude  d'écriture  avec 
tous  les  habitants  de  la  maison.  Tantôt  c'était 
l'anglaise  pointue  de  Suzon,  tantôt  la  calligraphie 
de  M"°  Augustine,  tantôt  les  pattes  de  mouches 
de  Joseph.  Mais  toutes  ces  lettres,  bien  que 
bouffonnes  et  bourrées  d'extraordinaires  aven- 
tures, invariablement  disaient  l'amour  fidèle. 
....  90  .... 


LA  PAUTON 

Elle  y  crut. 

Les  messages  du  bien-aimé  devinrent  sa  vie 
nouvelle,  l'autre  vie,  la  plus  belle  vie,  celle  des 
rêves,  celle  des  consolations. 

Elle  promène  par  toutes  les  pièces  son  paquet 
d'enveloppes  crasseuses  à  force  de  manipula- 
tions. On  la  trouve  en  général  auprès  de 
quelque  fenêtre,  ses  lunettes  au  bout  du  nez, 
épelant  syllabe  à  syllabe:  o  Ma  ché-rie  d'a- 
mour, me  voi-ci  dans  l'A-mé-ri-que  où  je 
pen-se  à  toi...»:  «Mon  a-do-rée,  l'A-fri-que 
est  un  beau  pays,  mais  ie  ne  t'ou-blie  pas  par-mi 
tou-tes  les  né-gresses  o...  Ces  négresses  décro- 
chent chaque  fois  son  rire,  mais  un  énorme 
soupir  vient  corriger  sur-le-champ  sa  gaieté 
douloureuse. 

Elle  répond  à  chaque  envoi,  et  cela  demande 
de  longues  heures  d'application.  Son  trésor 
s'écorne,  car  il  faut  bien  remettre  de  l'argent  à 
M.  Joseph  pour  le:  timbres  qu'il  colle  lui- 
même,  et  les  timbres  sont  de  un  franc  pièce 
lorsque  il  s'agit  de  l'Afrique  ou  de  l'Amé- 
rique. Et  pour  la  Chine  c'est  plus  cher  encore  : 
deux    francs    par    lettre  !    Pourquoi     aller    au 

....  91    .... 


CONTES  DE  FÉES 
bout  du  monde  quand  on  gagne  si  aisément 
sa  vie  à  Paris?  Elle  reprend  ses  calculs  tous 
les  soirs;  les  quinze  francs  de  sa  quête  y  ont 
passé  déjà.  Pourtant  elle  consent  à  donner 
toujours  et  les  sous  s'en  vont  par  petits 
paquets. 

Alors  Alphonse  se  met  à  téléphoner.  Il  télé- 
phone de  partout  :  de  Pékin,  de  Moscou,  de 
Tombouctou...  et  c'est  M.  Joseph  qui  répond  à 
l'appareil.  Marie  est  trop  petite. 

—  Qu'est-ce  qu'il  dit? 

—  il  dit  qu'il  ne  tardera  pas  à  revenir. 
Cette  certitude  du  revoir  est  aussi  forte  que 

sa  foi  en  Dieu. 

Cela  dura  plusieurs  mois. 

Un  jour,  elle  est  dans  la  chambre  où 
Suzon  écrit,  —  où  Suzon  rit  toute  seule  en 
écrivant  une  lettre,  —  une  belle  jeune  dame 
entre  avec  des  cartons,  et  Suzon  pose  sa 
plume  et  ouvre  ces  cartons  qui  renferment  des 
chapeaux.  Elle  les  essaye  les  uns  après  les 
autres  devant  la  glace.  Et  la  naine  se  glisse 
vers  la  table,  doucement,  inaperçue.  Elle  tire 
un  peu  la  lettre  encore  humide  que  Suzon 
....  92  .... 


LA  PAUTON 
a    négligé    de    cacher  ;    elle    épelle    en    elle- 
même  :  «  Ma  fiancée  chérie  ;  je  t'aime  toujours, 
on  se  mariera  bientôt.  Ton    Alphonse  jusqu'à 
la  mort  ». 

Suzon  disait  :  —  Vraiment,  cette  aigrette  est 
un  peu  maigre,  Mademoiselle,  il  faudra  y 
rajouter  quelques  brins. 

Mais  la  jeune  fille  : 

—  Oh!  regardez  donc...  regardez...  je  crois 
bien  que  la  petite  dame  se  trouve  mal. 


93  - 


CHAPITRE    CINQUIÈME 


D'UNE  AME  DÉLIVRÉE  ET  DES  DEUX 

Saints  qui  l'accueillirent. 


A  PARTIR  de  ce  moment,  elle  ne  parla  presque 
'*'  plus.  Ce  même  soir,  seulement^  elle  cria  à 
Mile  Augustine  qui  lui  apportait  une  soupe 
dans  sa  chambre  : 

—  Menteuse!...  Tous  des  menteurs  et  des 
menteuses  ! 

Mlle  Olympe  entendit  pendant  les  nuits  sui- 
vantes un  ronronnement  continu  de  prières. 
Suzon,  plusieurs  fois  par  jour,  se  penchait  sur 
le  lit  de  la  vieille. 

—  Voyons,  Marie,  laisse-toi  soigner,  sois 
raisonnable... 

Mais  elle  ne  répondait  rien  et  Suzon,  en  se 
signant,  écoutait  les  lambeaux  de  phrases  : 
«  Marie,    Mère    de    Dieu,    priez   pour   nous... 

Suzon  dit  aussi  : 

—  Marie,  nous  ne  te  voulions  pas  de  mal. 

....  97  .... 


CONTES  DE  FÉES 
Tu  savais  bien  que  c'était  une  farce,  Alphonse... 
et  tout  ça. 

La  pauton  n'entendait  rien  et  Suzon  se 
mit  à  pleurer. 

Et  ils  firent  pourtant  tout  ce  qu'il  fallait.  11 
vint  des  docteurs,  des  paquets  de  la  pharmacie; 
on  marchait  sans  bruit  dans  les  couloirs.  Mais 
soigne-t-on  une  telle  blessure  avec  des  méde- 
cines et  guérit-on  de  souffrir  parce  que  le 
printemps  monte  des  jardins  jusqu'aux  prisons 
des  malades  ? 


Or,  saint  Gauzelin,  le  jour  de  Pâques,  comme 
sonnaient  les  cloches  de  toutes  les  églises  sur  la 
terre,  vit  s'envoler  vers  le  Tribunal  Suprême 
une  âme  délivrée.  Et  il  se  réjouit  au  fond  de 
son  éternel  lui-même,  parce  qu'il  était  donné  à 
cette  humble  paroissienne  de  mourir  le  plus 
beau  des  jours. 

Alors,  se  tournant  vers  saint  Pierre  qui 
....  98  .... 


LA  PAUTON 

apprêtait  déjà  sa  grosse  clef  :  —  Voici  que  Marie, 

dit-il,  la  naine,  est  morte.  Et  saint  Pierre 

répondit  :    —  Heureux   ceux    qui 

ont   le    cœur  pur,   car 

ils  verront 

Dieu. 


(    BlBUOTHIiCA  J 


TABLE 


Un  Disciple  d'Épictète j 

La  Pauton £._ 


ACHEVE  d'imprimer 
LE  25  OCTOBRE  1916 
PAR  l'imprimerie  SPÉCIALE 
DE  LA  SOCIÉTÉ  LITTÉRAIRE 
DE  FRANCE,  22,  RUE  DES 
VOLONTAIRES  PROLONGÉE 
PARIS 


EXEMPLAIRE      NUMÉRO 

1272 


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j.  f^  e;  O 


O 


La  Bibliothèque 
Université  d'Ottawa 

Échéonce 


The  Library 

University  of  Ottawa 

Dote  due 


& 


\mmm  mwumim 

8^900  3     00 3 50 7 372b 


y 


CE  PQ   2631 
.C8ACA  1917 
COO   PCLRTALES, 
^CC#  1239360 


G  CEUX  CONTES