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Full text of "Deux poëmes d'été: La cantate à trois voix; Protée, drame satyrique"

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in  2010  witii  funding  from 

University  of  Ottawa 


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DEUX  POEMES  D'ETE 


DU   MEME  AUTEUR 

Ont  paru  au  MERCURE  DE  FRANCE 

Connaissance  de  l'Km       .          .          .          .  i    vol. 

Art  poétique  ......  i   vol. 

Théâtre          ......  4  vol. 

A  LA  LIBRAIRIE  DE  L'ART  CATHOLIQUE 

Le  Chemin  de  la  Croix  .          .          .          .  i   vol. 

AUX  ÉDITIONS  DE  LA  NOUVELLE  REFUE  FRANÇAISE 

L'Otage i   vol. 

L'Annonce  faite  a  Marie        .         .         .  i   vol. 

Poëmes  de  Coventry  Patmore  (traduction).  i    vol. 
Cette  heure  qui  est  entre  le  Printemps 

ET  l'Eté.  Cantate  à  trois  voix  [épuisf)         .  i    vol. 

Cinq  grandes  Odes  .....  i   vol. 

POUR  PARAITRE  : 

Corona  benignitatis  anni  Dei         .          .  I   vol. 


PAUL  CLAUDEL 


/         ^ 


DEUX  POEMES  D'ETE 

LA  CANTATE  A  TROIS  VOIX 
PROTÉE 

DRAME    SATYRIQUE 


(4'"*"  édition) 


EDITIONS  DE  LA 
NOUVELLE   REVUE   FRANÇAISE 

35  &   37,  RUE  MADAME,  PARIS 
1914 


ibos 


IL    A    ÉTÉ    TIRE    A    PARI" 

64    EXEMPLAIRES    SUR    VERGÉ    d'aRCHE» 

RÉIMPOSÉS    ET    NUMÉROTÉS 

A    LA   PRESSE 


Tous  droits  de  reproduction,  de  traduction  et  d'adaptation  réservés 
pour  tous  pays,  y  compris  la  Russie. 

Copyright  19 14,  by  La  Nouve/k  Revue  Française 


CETTE  HEURE  QUI  EST 
ENTRE  LE  PRINTEMPS  ET  L'ÉTÉ 

CANTATE    A    TROIS    VOIX 


LiETA 

FAUSTA 

BEATA 


'À 


L^TA 


I       ette  heure  qui  est  entre  le  printemps  et  V été... 

FAUST A 

Entre  ce  soir  et  demain  V  heure  seule  qui  est  laissée... 

BEATA 

Sommeil  sans  aucun  sommeil  avant  que  ne  renaisse 
le  soleil.... 

LvïTA 

Nuit  sans  aucune  nuit.... 

FAUSTA 

Pleine  d"" oiseaux  mystérieux  sans  cesse  et  du  chant 
quon  entend  quand  il  est  fini.... 


lo  DEUX  POEMES  D'ETE 

...  De  feuilles  et  d'un  faible  cri,  et  de  mots  tout  bas, 
et  du  bruit... 

FAUSTA 

De  Veau  lointaine  qui  tombe  et  du  vent  qui  fuit  l 

BEAT  A 

Ciel  tout  pur         sans  nulle  souillure.         Azur  que 
la  large  lune  emplit  ! 

LJETA 

Heure  sereine  ! 

FAUSTA 

Tristesse  et  peine.... 

LyETA 

Larmes  vaines  l  tristesse  et  peine  qui  est  vaine... 

FAUSTA 

Larmes  en  vain,  peine  vaine... 

BEAT  A 

De  ce  jour  qui  est  accompli  ! 
Le  printemps  est  déjà  fini. 


LA  CANTATE  A  TROIS  VOIX        ir 

BEAT  A 

Demain  c'est  le  grand  Eté  qui  commence  ! 

FAUSTA 

Le  jour  immense  ! 

L^TA 

Le  fruit  de  la  terre  immense  ! 

FAUSTA 

Le  jour  qui  dure  ! 

BEATA 

Le  ciel  tout  pur  et  le  soleil  par  excellence  ! 

L/ETA 

Maintenant  c'est  la  nuit  encore  ! 

FAUSTA 

Maintenant  pour  un  peu  de  temps ^  encor... 

L^TA 

...  Que  tardive  et  que  menacée.... 

BEATA 

C'est  la  dernière  nuit  avant  l'Eté  ! 


12  DEUX  POEMES  D'ETE 

FAUST  A 

Quelle  est  belle  ! 

Ly«TA 

Le  signe  continuel         de  ce  sapin  su?  le  ciel.... 

FAUSTA 

Qu'il  est  sombre  et  solennel  ! 

h/ETA 

Chante^  raconte^  appelle^  oiseau^  Philomele  ! 

BEAT  A 

Jupiter... 

FAUSTA 

...  Luit  sur  nous,  triomphal  et  vert. 

BEAT  A 

Vénus... 

FAUSTA 

...  N'est  plus,  et  déjà,  portant  nos  présents  avec  elle, 
aurum  et  thus, 

hJETA 

...  Ayant  passé  de  Vautre  coté.... 


LA  CANTATE  A  TROIS  VOIX        13 

FAUST  A 

...  Future j  laissant  ce  qui  est  éteint.... 

L^TA 

...  Nous  précède  dans  le  matin  ! 

BEAT  A 

Ah^  sans  nous  donner  le  bonheur^  notre  droite 

La  laisserons-nous  tarir         encore,  sans  rien  saisir. 

Cette  heure  qui  nest  qu  une  fois  ? 

FAUSTA 

Le  moment         d'où  tout  dépend. 

LJETA. 

Le  mot  suprême  de  F  année 

De  la  terre  qui  désire         encore  et  qui  veut  parler  l 

FAUSTA 

Et  de  ce  ciel  autour  de  nous  omniprésent 
Qui  palpite,  qui  sait  tout,  et  qui  attend  ? 

L^TA 

Quand  le  matin  est  une  seule  chose  avec  le  soir. 

FAUSTA 

Et  qu  au  sein  du  jour  illusoire 

Qui  s  assoupit,  s  affranchit  peu  a  peu  la  mémoire. 


14  DEUX  POEMES  D'ETE 

BEATA 

L.e  regret  s  est  éteint  avec  V espoir. 

L^ETA 

Et  qu'est-ce  qui  demeure  ? 

BEATA 

Le  seul  bonheur. 

L^TA 

Je  n  entends  que  le  vent  tout  bas  et  V  eau  qui  pleure  ! 

FAUSTA 

...  he  battement  a  peine  de  mon  cœur.... 

LyETA 

Et  le  long  météore  tout-à-coup  qui  éclate  et  qui  tombe 
en  cendres  ! 

BEATA 

C'est  que  vous  ne  savez  pas  entendre. 

L^TA 

Le  ciel  un  instant  épanoui... 

FAUSTA 

Ne  nous  montre  que  la  nuit. 


LA  CANTATE  A  TROIS  VOIX        15 

L.*:'rA 
Argus  de  toutes  parts  dans  sa  gloire... 

FAUSTA 

Cerne  Jb  qui  est  aveugle  et  noire. 

BEAT  A 

C'est  que  vous  ne  savez  pas  voir. 

FAUSTA 

Parle^  toi,  Beata,  nous  sommes  /à,  celle-ci  et  moi. 

BEATA 

Toutes  trois  parées.... 

LJETA 

Les  bras  et  le  sein  dévoilés.... 


FAUSTA 

Assises.... 

BEATA 

ha  face  levée  au  ciel.... 

FAUSTA 

Nulle  de  r autre  regardée.... 


i6  DEUX  POEMES  D'ETE 

L/blTA 

...  Assises  et  demi-renversées 

En  robes  solennelles 

D'au  dépasse  la  pointe  d'un  pied  doré  ! 

FAUSTA 

Celui  que f  aime.... 

hJETA 

...  Celui  que  f  épouse  demain 
M' aimera-t-il  toujours  de  même  î 

FAUSTA 

Celui  que  f  aime ., 

Celui  qui  m' a  quittée  et  qui  est  au  loin 

Va-t-il  revenir  demain  ? 

BEATA 

Celui  que  f  aime 

N'est  plus^  demain  vers  moi  ne  te  ramènera  jamais 
plus. 

Liî:TA 

Mor/,  dis-tu  ? 

FAUSTA 

Jamais  il  ne  te  sera  rendu  ! 


LA  CANTATE  A  TROIS  VOIX       17 

BEATA 

Jamais  il  ne  rn  échappera  plus. 

L/ETA 

Et  cest  toi  qui  nous  parles  de  bonheur  ? 

BEATA 

Tout  est  fini  pour  moi  de  ce  qui  meurt. 

FAUSTA 

Que  reste-t-il  alors  que  tout  est  fini  ? 

BEATA 

Cette  heure-ci  qui  nest  ni  le  jour ^  ni  la  nuit. 

FAUSTA 

Tout  passe  qui  a  commencé. 

BEATA 

Excepté 

Cette  heure  même  qui  est  entre  le  Printemps  et  VEté. 

L^TA 

Quoi^  cet  instant  de  Vannée  extrême  et  le  plus  aigu..,. 


i8  DEUX  POEMES  D'ETE 

FAUSTA 

Quand  tout  atteint  le  sommet  et  demande  à  nêtre 
plus.... 

hJETA. 

Quelle  demeure        y  trouveras-tu^  et  leurre         de 
quelle  vertu  ? 

FAUSTA 

Demain  nous  ne  serons  plus  belles. 

'LJETA 

Nous  ne  sommes  que  de  pauvres  femmes  un  moment^ 
faibles  et  frêles. 

BEATA 

Mais  invitées  en  ce  jour  parmi  les  choses  éternelles. 

FAUSTA 

Parle  pour  nous  trois ,  Beata. 

BEATA 

Et  que  faut-il  que  je  dise  ? 

FAUSTA 

Chante^  explique 

Ce  qu  au  fond  de  mon  cœur  je  comprends  déjà 


LA  CANTATE  A  TROIS  VOIX        19 

Obscurément,  comment         ce  moment  unique. 

Suprême  et  le  plus  aigu. 

Pour  un  moment  est  déjà  ce  qui  ne  passera  plus. 

BEATA 

Et  toi,  que  dis-tu,  Lata  ? 

L^TA 

Laisse-moi  et  chante  ! 

Que  f  entende  seulement  dans  le  clair-de-lune  une 
voix  de  femme  éclatante, 

Puissante  et  grave,  persuasive  et  suave. 

Avec  la  mienne  en  même  temps  en  silence  qui  la 
devance  et  qui  invente 

Et  tout  bas  lui  donne  V  octave  ! 

FAUSTA 

Et  ces  deux  voix  de  tes  sœurs         prêtes  à  se  lever 

Sous  la  tienne,  explique-leur        pourquoi 

Le  bonheur 

Est  de  cette  heure  même 

Où  celui  que  notre  cœur  aime  nous  manque. 

hJETA 

Dis,  seulement,  la  rose  ! 


20  DEUX  POEMES  D'ETE 

BEATA 

Quelle  rose  ? 

L^TA 

...  Du  monde  entier  en  cette  fleur  suprême  é close  ! 

CANTIQUE  DE  LA  ROSE 

BEATA.  —  Je  dirai,  puisque  tu  le  veux, 

La  rose.  Qu'est-ce  que  la  rose  ?  O  rose  ! 

Eh  quoi  !  lorsque  nous  respirons  cette  odeur 

qui  fait  vivre  les  dieux, 

N'arriverons-nous  qu'à  ce  petit  cœur  insub- 
sistant 

Qui,  dès  qu'on  le  saisit  entre  ses  doigts,  s'effeuille 
et  fond. 

Comme  d'une  chair  sur  elle-même  toute  en  son 
propre  baiser 

Mille  fois  resserrée  et  repliée  .'' 

Ah,  je  vous  le  dis,  ce  n'est  point  la  rose  !  c'est 
son  odeur 

Une  seconde  respirée  qui  est  éternelle  ! 

Non  le  parfum  de  la  rose  !  c'est  celui  de  toute 
la  Chose  que  Dieu  a  faite  en  son  été  ' 

Aucune  rose  !  mais  cette  parole  parfaite  en  une 
circonférence  ineffable 


LA  CANTATE  A  TROIS  VOIX       21 

En  qui  toute  chose  enfin  pour  un  moment  à 
cette  heure  suprême  est  née  ! 

O  paradis  dans  les  ténèbres  ! 

C'est  la  réalité  un  instant  pour  nous  qui  éclôt 
sous  ces  voiles  fragiles  et  la  profonde  délice  à  notre 
âme  de  toute  chose  que  Dieu  a  faite  ! 

Quoi  de  plus  mortel  à  exhaler  pour  un  être 
périssable 

Que  l'éternelle  essence  et  pour  une  seconde 
l'inépuisable  odeur  de  la  rose  ? 

Plus  une  chose  meurt,  plus  elle  arrive  au  bout 
d'elle-même, 

Plus  elle  expire  de  ce  mot  qu'elle  ne  peut  dire 
et  de  ce  secret  qui  la  tire  ! 

Ah,  qu'au  milieu  de  l'année  cet  instant  de  l'éter- 
nité est  fragile,  extrême  et  suspendu  ! 

—  Et  nous  trois,  Laeta,  Fausta,  Beata, 

N'appartenons-nous  pas  à  ce  jardin  aussi, 

A  ce  moment  qui  est  entre  le  printemps  et  l'été 
un  peu  de  nuit, 

(Comme  d'yeux  pour  un  moment  qui  se  fer- 
ment dans  la  volupté,) 

Avec  pour  notre  parfum  la  voix  et  ce  cœur  qui 
s'ouvre, 

Pour  entre  les  bras  de  celui  qui  nous  aime  être 
cette  rose  impuissante  à  mourir  ! 


22  DEUX  POEMES  D'ETE 

Ah,  l'important  n'est  pas  de  vivre,  mais  de 
mourir  et  d'être  consommé  ! 

Et  de  savoir  en  un  autre  cœur  ce  lieu  d'oia  le 
retour  est  perdu, 

Aussi  fragile  à  un  seul  touchement  de  la  main 
que  la  rose  qui  s'évanouit  entre  les  doigts  ! 

Et  la  rose  fleurit  vaguement  :  un  seul  soir. 

Et  de  chaque  tige  le  complexe  papillon  à  l'aile 
d'elle-même  prisonnière  a  fui  ! 

Mais  toi,  mon  âme,  dis  :  Je  ne  suis  pas  née  en 
vain  et  celui  qui  est  appelé  à  me  cueillir  existe  ! 

Ah,  qu'il  reste  un  peu  à  l'écart  !  je  le  veux, 
qu'il  reste  encore  un  peu  de  temps  à  l'écart  ! 

Puisque  où  serait  la  foi,  s'il  était  là  ?  où  serait 
le  temps  !  où  le  risque  ?  où  serait  le  désir  ?  et 
comment    devenir    pleinement,   s'il   était  là,   une 


rose  : 


C'est  son  absence  seule  qui  nous  fait  naître 

Et  qui  sous  le  mortel  hiver  et  le  printemps 
incertain  compose 

Entre  les  feuilles  épineuses  parfaite  enfin  la 
rouge  fleur  de  désir  en  son  ardente  géométrie  ! 

—  Et  demain  déjà  expirent  ces  noces  de  la  terre 
et  il  n'y  aura  plus  de  nuit. 

Mais  qu'importe,  si,  par  delà  le  vide  immense 
de  l'été  et  l'hiver  qui  l'approfondit, 


LA  CANTATE  A  TROIS  VOIX       23 

Les  vierges  de  notre  sérail  déjà  dans  le  jardin 
futur  saluent  leurs  sœurs  reparaissantes  ? 

Qui  a  trouvé  le  bonheur  rencontre  une  enceinte 
sans  défaut, 

Tels  l'un  sous  l'autre  les  pétales  de  la  fleur 
sacrée, 

D'un  tel  art  insérés  qu'on  n'y  trouve  rien  qui 
commence  et  aucune  fin. 

Où  je  suis,  vous  êtes  là,  mes  sœurs,  avec  moi, 

Et  nos  mains  mystiquement  ne  sont  pas  dis- 
jointes quoique  la  lune  éclaire  tour-à-tour  nos 
visages. 

Qui  possède  l'une  tient  les  deux  autres  ensemble, 
prisonnier  désormais  comme  le  nombre  l'est  de  la 
puissance. 

Où  manque  la  rose,  le  fruit  ne  fait  pas  défaut. 

Où  cesse  le  baiser,  le  chant  jaillit  ! 

Où  le  soleil  se  cache,  éclate  le  ciel  ! 

Nous  ne  sommes  point  sortis  de  ce  paradis  de 
délices  où  Dieu  d'abord  nous  a  placés, 

(Et  le  jardin  seulement,  comme  son  possesseur, 
est  blessé). 

Son  enceinte  est  plus  infranchissable  que  le  feu 
et  son  calice  d'un  tel  tissu 

Que  Dieu  lui-même  avec  nous  n'y  trouve  point 
d'issue. 


24  DEUX  POEMES  D'ETE 

FAUSTA 

Que  de  femmes  avant  nous  ont  fait  le  même  chant 
en  ce  lieu  ! 

h/ETA 

D'où  Von  découvre  /'Alba  Via  et  le  vaste  creux... 

FAUSTA 

...Ou   s' embranchent  six   vallées   comme  les  rais 
sur  le  moyeu  ; 

LMTA 

Dix  routes  blanches,  phosphorescentes,  qui  reparais- 
sent et  se  nouent  et  disparaissent  et  serpentent.... 

FAUSTA 

...  Cent  villages  aux  vieux  noms  latins,  Artemare, 
Virieu,  Biollaz,  Maximieu,  Chandossin.... 

L^TA 

...  Hostel  qui  veut  dire  a  la  fois  la  Porte,  et  le 
Refuge,  et  V Autel.... 

FAUSTA 

...  A  Ventrée  de  cette  vallée  de  lait  d'où  stille  un 
vin  violet. 


LA  CANTATE  A  TROIS  VOIX       25 

LMTA 

Hostel,  pressoir  et  autel^  lieu  de  libation  et  d'auspices^ 
Dont  indice  sous  mon  pied  cette  pierre  qui  sort  de  la 

terre. 

Montrant  le  taureau    Phrygien   et   le    couteau  de 

sacrifice. 

FAUST A 

Entre  ces  deux  promontoires  qui  barrent  V aurore  et 

le  soir. 

Que  le  soleil  Vun  après  Vautre  colore. 

Le  Colombier  et  la  Montagne-de-Colère, 

Se  baisant,  se  couvrant  de  leur  ombre  tour  à  tour 

comme  deux  bœufs  accouplés  qui  se  lèchent  F  un  à  l'autre 

r  encolure. 

h/ETA 

Heureuse  nuit  ! 

FAUSTA 

Où  monte  aux  lèvres  de  Nature  la  fleur  et  F  am- 
broisie... 

'LJETA 

...  De  la  fraise  des  bois  et  de  la  cerise  prête  à  être 
cueillie  ! 


26  DEUX  POEMES  D'ETE 

BEATA 

Que  de  filles  avant  toi  comme   toi  prêtes   a   être 
cueillies... 

FAUSTA 

...En  ce  temps  court  ou  la  moisson  non  plus  verte 
est  Manche  et  pas  encore  jaune... 

BEATA 

...  lyici  même  avant  toi  comme  toi  ont  regardé  vers 
le  Rhône  ! 


CANTIQUE  DU  RHONE 

L^TA.  —  Qu'il  est  beau,  le  navire  noir  que  le 
vent  et  cette  brise  même  sur  mon  visage 

Amène  tout  droit  en  quelques  instants  du  fond 
de  la  mer, 

Quand  il  laisse  tomber  son  antenne,  et  tourne, 
et  se  couche  sur  le  côté  ! 

Qu'ils  sont  beaux,  les  pieds  de  celui  qui  à 
travers  l'immense  plage  de  sable  éblouissant, 

Se  met  en  devoir  d'atteindre  la  patrie. 


LA  CANTATE  A  TROIS  VOIX       27 

Les  pieds  de  celui  qui  annonce  la  victoire  ! 

Il  vole  sur  ses  pieds  ailés,  chassant  la  terre  d'un 
orteil  impétueux, 

Et  les  vierges  qui  le  regardent  du  haut  de  la 
colline  voient  deux  nuages  de  poussière  tour-à- 
tour  s'élever  sous  ses  sandales  ! 

Et  qu'il  est  beau,  le  fiancé,  quand  enfin,  à  ce 
tournant  du  Rhône, 

Il  apparaît,  le  premier  parmi  la  troupe  équestre 
de  ses  frères. 

Lui  entre  tous  les  jeunes  gens  de  son  âge  le 
plus  grand  et  le  plus  beau,  vêtu  d'armes  qui 
jettent  l'éclair  ! 

Ah,  qu'il  la  prenne  déracinée  et  perdant  l'âme 
entre  ses  bras. 

Comme  une  grande  urne  pleine  d'un  vin  sans 
prix  que  l'on  met  debout  pour  la  table  d'un  dieu, 
oscillant  sur  sa  pointe  aiguë  ! 

Car  à  quoi  sert  d'être  une  femme  sinon  pour 
être  cueillie  ? 

Et  cette  rose  sinon  pour  être  dévorée  ?  Et  d'être 
jamais  née 

Sinon  pour  être  à  un  autre  et  la  proie  d'un 
puissant  lion  ? 

Ah,  qu'il  me  prenne  sur  son  cœur  et  jamais  ses 
bras  ne  me  paraîtront  trop  durs. 


28  DEUX  POEMES  D'ETE 

Et  qu'il  me  tue  s'il  veut  pourvu  qu'il  ne  me 
laisse  point  échapper  ! 

Que  d'autres  louent  la  rose  et  moi  je  louerai 
l'homme  libre,  imprenable,  inattendu, 

Le  mâle,  le  maître,  le  premier,  l'animateur, 

L'homme  qui  a  reçu  de  Dieu  même  origine  et 
ne  relève  que  de  lui  seul  ! 

Et  le  bonheur  est  une  forte  prison.  Mais  à  quoi 
serviraient  la  coupe  close  de  ce  lac  enchanté  et  les 
rets  de  cette  nuit  d'amour  où  le  pas  du  soleil 
même  prêt  à  revenir  hésite. 

S'il  n'y  avait  le  Rhône,  je  le  sais,  pour  nous  en 
faire  sortir  et  les  sonnantes  eaux  de  ce  fleuve  armé 
qu'aucun  rivage  ne  captive  ! 

Ce  n'est  point  de  la  terre  qu'il  sort,  c'est  du 
ciel  qu'il  descend  directement  !  Et  voyez  autour 
de  nous 

L'Europe  autour  de  nous  de  toutes  parts  pour 
le  recueillir  profondément  exfoliée  se  lever  et 
s'ouvrir  comme  une  rose  immense, 

La  terre,  jusqu'aux  suprêmes  glaciers  du  ciel 
même  liminaires,  avec  ces  longs  pans  de  murs 
concentriques  l'un  sur  l'autre. 

Se  lever  et  s'ouvrir  comme  une  cité  en  ruines 
et  comme  une  rose  dévastée  ! 

11  faut  bien  des  montagnes  pour  un  seul  Rhône  ! 


LA  CANTATE  A  TROIS  VOIX       29 

Il  n'y  a  qu'un  seul  Rhône  et  cent  Vierges  pour 
lui  dans  les  altitudes  ! 

Il  n'y  a  qu'un  seul  Rhône  et  pour  ce  taureau 
unique 

Mille  lieues  de  montagnes,  cent  Vierges,  vingt 
Cornes  farouches, 

Vingt  Colosses  dans  l'air  irrespiré  chargés  d'une 
pesante  armure,  vingt  cimes  recueillant  les  souffles 
des  quatre  coins  du  monde. 

Vingt  Visages  recueillant  la  bénédiction  des 
Cieux  illimités  et  la  déversant  de  tous  côtés  vers 
la  terre  en  un  flot  torrentiel  et  solide. 

En  un  pan  de  verre,  en  une  seule  masse  d'or, 
en  une  cataracte  immatérielle,  en  une  Chute  aussi 
fixe  que  l'Extase  ! 

Cent  montagnes  et  au  milieu  d'elles  un  seul 
Rhône 

Intarissablement  nourri  des  mamelles  glacées 
de  l'Altitude  et  des  glandes  gorgées  de  la  morasse  ! 

Le  voici  livré  à  la  terre  et  qui  de  la  terre  qu'il 
parcourt  toujours  trouve  l'endroit  le  plus  profond, 

Lui,  le  Violent,  avec  une  souveraine  délicatesse 
épousant  la  pente  la  plus  insensible  ! 

Toutes  les  sources  de  bien  loin  entendent  sa 
voix,  comme  les  vaches  qui  de  cime  en  cime  répon- 
dent à  la  corne  du  pasteur  ! 


30  DEUX  POÈMES  D'ETE 

Tout  conflue  vers  lui  et  la  lente  Saône  déjà  est 
en  marche  pour  le  rencontrer. 

Salut,  Rhône,  buveur  de  la  terre  et  aspirateur  de 
cette  rose  immense  autour  de  toi  et  le  trait  irrésis- 
tible du  sang  animateur  qui  donne  à  tout  son  sens  ! 

Au  dessus  de  tout,  ce  qui  est  Immaculé  et 
l'éternel  diadème  dans  l'altitude  ! 

Puis  ce  céleste  jardin  dans  les  nues  où  toutes 
fleurs  poussent  d'elles-mêmes,  et  l'herbe,  puis  la 
forêt. 

Et  puis,  après  les  pâturages,  la  vigne  aux  flancs 
rebondis  de  la  montagne. 

Exploitant  les  avant-corps  de  tout  l'ouvrage  et 
les  piles  accumulées  des  bastions  et  des  buff^ets, 

Et  le  torrent,  se  faisant  jour  sous  les  pampres, 
vers  la  plaine  jaillit  d'une  lèvre  de  marbre  ! 

Et  dans  le  fond  tout  en  bas  se  mêlant  aux 
premiers  roseaux  l'or  fluide  des  moissons  ! 

Et  tout  cela  finit  au  Rhône  qui  l'entraîne,  à  ce 
trait  qui  donne  le  branle  à  tout. 

Comme  le  feu  qui  tire  et  d'une  ville  incendiée 
ne  fait  qu'un  seul  sacrifice  ! 

Car  à  quoi  servent  les  pieds  sinon  à  se  joindre 
à  la  course  qui  les  entraîne  ?  et  le  cœur 

Sinon  à  compter  le  temps  et  attendre  la  seconde 
imminente  ? 


LA  CANTATE  A  TROIS  VOIX       31 

Et  la  voix,  sinon  à  joindre  la  voix  qui  a  com- 
mencé avant  elle  ? 

Et  la  vie,  sinon  à  être  donnée  ?  et  la  femme, 
sinon  à  être  une  femme  entre  les  bras  d'un 
homme  ? 

FAUSTA 

Et  la  lune,  sinon  h  avoir  le  soleil  ? 
A  avoir  le  soleil. 

BEATA 

A  avoir  pendant  la  nuit  le  soleil  l 

FAUSTA 

ha  voici  qui  règne  sur  nous,  boniface  et  vermeille. 
Remplissant  tout  ! 

BEATA 

Possédant  tout  ! 

V astre-de-toute-la-nuit  qui  remplace  le  sommeil. 

FAUSTA 

Cette  lampe  qui  est  entre  le  ciel  et  la  terre... 


32  DEUX  POEMES  D'ETE 

BEATA 

Ce  miroir  bien  poli  dans  le  ciel  qui  réfléchit  et  qui 
considère.... 

FAUST A 

La  lune  en  marche  vers  la  mer.... 

BEATA 

Que  suit  une  marée  d'' âmes  endormies.... 

FAUSTA 

Soulevant,  pénétrant  r âme,  appelant,  dilatant,  déta- 
chant r âme  du  corps.... 

L^TA 

Ce  soleil  qui  est  entre  Pâme  et  le  corps... 

FAUSTA 

Du  sommeil  qui  est  entre  la  mort  et  la  vie  ! 

BEATA 

//  est  minuit, 

FAUSTA 

O  lieu  que  le  jour  nous  cachait  ! 


LA  CANTATE  A  TROIS  VOIX       33 

L^TA 

O  lieu  que  mon  cœur  cherchait  ! 

FAUSTA 

Sous  la  lampe  mystérieuse.... 

L^TA 

Délectable  et  ténébreuse.... 

FAUSTA 

Après  tant  de  jours  mauvais.... 

LyETA 

La  terre  devinée.... 

FAUSTA 

Le  paradis  retrouvé.... 

BEATA 

VEden  ancien.... 

FAUSTA 

Te  retrouvons-nous  enfin, 

BEATA 

Terre  de  Gessen.... 


34  DEUX  POEMES  D'ETE 

L/ETA 

Nouveau  et  le  même  Eden.... 

FAUSTA 

Avec  tes  montagnes ^  les  mêmes.... 

hJETA 

Tes  monts  que  je  reconnais.... 

FAUSTA 

Jérusalem  ! 

BEAT  A 

O  terre  que  je  reconnais.... 

FAUSTA 

Notre  séjour,  à  jamais.... 

BEATA 

Solitaire  cité  /... 

FAUSTA 

Manifestée  moins  qu  évoquée.... 

L^TA 

Présente  moins  que  remémorée.... 


LA  CANTATE  A  TROIS  VOIX       35 

BEAT  A 

Lieu  de  la  paix  /... 

L^TA 

Découvrant  au  cœur  qui  renaît..,. 

FAUSTA 

Ta  vaste  complicité.... 

L^TA 

Entre  le  jour  et  la  nuit.... 

FAUSTA 

Entre  la  mort  et  la  vie.... 

BEAT  A 

Bienheureuse  nécessité  ! 

LJETA 

Il  ne  sort  pas  du  jardin.... 

FAUSTA 

Celui  qu  une  femme  y  retient.... 

l^:ta 
Avec  un  lien  très  étroit.... 


36  DEUX  POEMES  D'ETE 

FAUSTA 

La  paire  de  ses  bras.... 

BEATA 

Une  femme  ^  non  y  mais  trois.... 

hJETA 

Toutes  deux  avec  moi... 

FAUSTA 

Ces  filles  et  ces  voix... 

Liï;TA 

De  la  terre  sourde  et  sombre.... 

BEATA 

ha  Vigne  y  le  Froment  et  V  Ombre  ! 

CANTIQUE  DE  LA  VIGNE 

L^TA.  —  Ah,  si  cet  homme  ne  veut  pas  en 
cueillir  la  grappe, 

Ah,  s'il  ne  veut  pas  en  respirer  les  fumées  et 
accoler  ardemment  ce  flanc  même  de  la  terre  des 
aïeux  qui  lui  ouvre  sa  veine  libérale. 

Ah,  s'il  veut  continuer  à  faire  le  juge. 


LA  CANTATE  A  TROIS  VOIX        37 

Ah,  s'il  tient  à  conserver  son  petit  jugement  et 
sa  raison  et  ne  pas  se  livrer  au  feu  qui  de  tous 
côtés  en  lui  craque  et  part  en  flammes  et  en 
étincelles, 

Faisant  chaleur  et  lumière  de  tout, 

Alors  il  ne  fallait  pas  planter  au  coin  le  plus 
chéri  de  soleil  entre  les  pierres  brûlantes,  con- 
tinuant le  soleil  par  maintes  racines  profondes 
et  acharnées, 

La  vigne,  fille  du  déluge,  et  signe  mystérieux 
de  notre  salut  ! 

Ah,  s'il  méprise  la  grappe,  il  ne  fallait  pas 
planter  la  vigne,  et  qui  méprise  le  calice,  il  ne 
fallait  pas  planter  la  joie  ! 

Qui  donc  a  inventé  de  mettre  le  soleil  dans 
notre  verre  comme  si  c'était  de  l'eau  qui  tient 
toute  ensemble. 

Exprimant  cette  grappe  qui  s'en  est  de  longs 
mois  gorgée  ? 

Qui  donc  a  inventé  de  mettre  le  feu  dans  notre 
verre,  le  feu  même  et  ce  jaune-et-rouge  qu'on 
remue  dans  le  four  avec  un  crochet  de  fer 

Et  la  braise  du  patient  tison  ? 

C'est  un  dieu  sans  doute  et  non  pas  un  homme 
qui  a  inventé  de  joindre,  comme  pour  notre  sang 
même. 


38  DEUX  POËMES  D'ETE 

Le  feu  à  l'eau  ! 

Un  dieu,  je  vous  le  déclare,  et  non  un  homme, 
qui  a  inventé  de  faire  tenir  ensemble  dans  un 
verre 

Et  la  chaleur  du  soleil,  et  la  couleur  de  la  rose, 
et  le  goût  du  sang,  et  la  tentation  de  l'eau  qui  est 
propre  à  être  bue  ! 

Et  qui  nous  a  donné  en  une  même  coupe  à 
boire. 

Pour  libérer  notre  âme  à  la  fois  l'eau  qui  dissout 
et  le  feu  qui  dévore  ! 

Ah,  s'il  ne  veut  point  qu'elle  le  croie, 

Il  ne  fallait  pas  que  cet  homme  prenne  la  jeune 
fille  par  la  main  et  lui  dise  qu'il  l'aime  et  qu'elle 
est  belle. 

Ah,  s'il  ne  veut  pas  l'emmener,  il  ne  fallait  pas 
lui  prendre  la  main  ; 

Ah,  s'il  ne  veut  pas  épuiser  la  coupe,  il  ne  faut 
pas  y  mettre  les  lèvres  ! 

Car  ce  n'est  pas  une  amphore  vacillante  qu'il 
tient  entre  ses  bras. 

Et  quelle  force  a  le  vin  auprès  d'un  cœur  pur  ? 
et  quelle  chaleur 

Le  feu  intérieur  à  l'eau 

Auprès  de  celle  que  fait  une  âme  immortelle 
avec  le  corps  ? 


LA  CANTATE  A  TROIS  VOIX       39 

Et  près  de  cet  esprit  vivant,  qu'est  le  vin  qui 
plaît  aux  morts  mêmes  et  que  l'on  couche  avec 
eux  dans  leur  tombe  ? 

Car  ce  n'est  pas  en  aucun  autre  moment,  mais 
en  celui-ci  même,  que  nous  posséderons  cette 
femme  qui  est  une  seule  avec  son  corps  et  en  qui 
tout  tient  ensemble  ! 

Et  s'il  ne  veut  point  le  calice,  il  n'y  a  point 
besoin  de  la  vigne  ! 

Et  s'il  ne  veut  que  manger,  le  pain  épais  suffit. 

Mais  ce  qui  nourrit  le  corps  à  l'âme  n'est  pas 
chose  désaltérante. 

Ah,  s'il  est  avare  et  s'il  n'aime  que  ces  choses 
qu'on  acquiert  l'une  après  l'autre. 

Ah,  s'il  est  lent  et  patient  et  circonspect,  et  si 
toute  bonne  fortune  le  trouve  incertain  et  éperdu, 
et  s'il  n'a  pas  ce  grand  vide  en  lui  toujours  prêt. 

Ah,  s'il  a  toujours  quelque  chose  à  faire  au 
préalable  et  besoin  de  s'enquérir  et  de  juger  et  de 
savoir  et  de  raisonner. 

Ah,  qu'il  ne  mette  point  les  lèvres  à  cette  coupe 
qui  raccourcit  le  temps  et  nous  donne  tout  à  la 
fois  ! 

Car  ah,  cette  vie  est  trop  longue  et  le  temps  est 
ennuyeux,  et  le  moment  seul  est  éternel  qui  n'a 
aucune  durée  ! 


40  DEUX  POEMES  D'ETE 

Que  ferons-nous,  qui  ne  puis  être  une  femme 
qu'entre  ses  bras  et  une  coupe  de  vin  que  dans 
son  cœur, 

S'il  ne  veut  point  accueillir  cela  qui  n'a  point 
de  temps  et  qui  lui  vient  d'ailleurs  ? 

Ah,  s'il  tient  à  rester  intact,  il  ne  faut  point 
étreindre  le  feu  ! 

Et  si  pour  lui  la  coupe  est  inattendue, 

Que  sera-ce  de  la  femme  ?  Que  sera-ce  de  la 
mort  ? 

—  J'ai  dit  la  vigne,  et  toi,  dis,  Fausta,  le  froment. 

BEAT  A 

Pensive  Fausta  ! 


Patiente  Fausta  ! 


Lyï:TA 


BEAT  A 


Blonde  étrangère 


I 


L^TA 

Maîtresse  de  cette  terre^  V ayant  achetée^ 

BEATA 

Comme  elle  dorée  ! 


LA  CANTATE  A  TROIS  VOIX       41 

Dis-nous  le  blé. 

BEATA 

Le  froment  blanc  couleur  de  lune  avant  que  ce  soit 
du  soleil  et  d' argent 

Avant  quil  ait  la  ressemblance  de  Vor  ! 

hJETA 

U herbe  qui  se  décolore  ! 

Vépi  épais,  le  grain  plein  de  lait  encore. 

Lourd  et  presque  mûr. 

FAUSTA 

La  moisson  déjà  blanche  l 

BEATA 

U âme  sans  support  qui  penche. 
Lourde  et  presque  mûre. 

L^TA 

Idais  déjà  ce  n  est  plus  hier,  mais  aujourd'hui. 

BEATA 

IDéià  au  sein  de  la  nuit... 


42  DEUX  POEMES  D'ETE 

FAUSTA 

Commence  Dimanche  ! 

Et  l'attente  ne  se  distingue  plus  du  matin 

Où  celui  que  f  aime  revient^ 

Peut-être. 

BEAT  A 

Une  longue  attente^  Fausta  ! 

L^TA 

Patiente  Fausta  ! 

BEATA 

Longue^  patiente  Fausta  ! 

CANTIQUE  DU  PEUPLE  DIVISÉ 

FAUSTA.  —  Vous  m'appelez  patiente,  mais  c'est 
l'amour  seul  qui  m'enferme  entre  ces  montagnes 
d'où  l'on  ne  peut  sortir  ! 

Dites,  qui  me  rendra  l'espace  libre  et  cet  âpre 
coup  de  vent  de  la  liberté  qui  vous  enlève  comme 
un  garçon  brutal  qui  fait  sauter  sa  danseuse  entre 
ses  deux  mains  ! 


LA  CANTATE  A  TROIS  VOIX       43 

Ah,  qui  ne  parle  de  liberté  ?  mais  pour  com- 
prendre ce  que  c'est, 

11  faut  avoir  été  captif,  et  hors-la-loi,  et  avoir 
fui  ! 

Et  me  voici  comme  un  oiseau  blessé,  tombé  de 
la  horde  migratrice,  qui  fait  son  nid  dans  la  basse- 
cour  sous  une  charrette  ! 

...  Et  exilé  pour  comprendre  la  patrie  ! 

Ah,  qui  me  rendra  la  patrie,  et  cette  mer  de  blé 
obscurément,  plus  paisible  que  la  soie,  qui  défer- 
lait à  mes  pieds  dans  la  nuit  de  juillet  vague 
à  vague  ! 

Ah,  seulement  pour  un  moment,  deux  voix 
qui  querellent  dans  la  langue  de  mon  pays,  et  le 
tintement  d'une  guitare  Cosaque,  et  ce  feu  suspect 
là-bas  dans  les  aunes  de  la  Vistule  ! 

Ce  ne  sont  pas  vos  misérables  lopins  de  champs 
tout  déchirés, 

C'est  la  terre  profonde  à  la  hauteur  de  mon 
cœur 

Du  souffle  de  la  nuit  tout  entière  animée  qui 
soupire  et  qui  déferle  en  un  seul  flot, 

Un  tel  déluge  de  toutes  parts  de  la  vie  respi- 
rante et  montueuse  que  le  feu  d'un  astre  pourrait 
claquer  dessus  comme  la  pluie  sur  de  l'eau  ! 

Comme  les  poissons  vivent  dans  l'eau  et  les 


44  DEUX  POEMES  D'ETE 

petits  oiseaux  dans  la  foret,  c'est  ainsi  que  les 
hommes  de  mon  pays 

Vivent  au  sein  de  l'immense  moisson  et  de 
cette  mer  qu'ils  ont  faite. 

Et  le  vent  d'un  seul  côté  sur  cette  houle  infinie 
apporte  le  sens  de  leurs  existences  à  mon  âme, 

Unies  à  l'immense  Cérès  ! 

—  Et  maintenant  cette  moisson  de  l'exil  est 
mûre,  mais  je  sais  qu'il  me  reconnaîtra  et  que  mes 
yeux  n'ont  point  changé. 

Ah,  que  je  revoie  encore  ce  visage  caressant  et 
fermé,  et  ce  frère  qui  ne  peut  quitter  le  masque, 
et  ce  sourire  lentement  sur  ses  lèvres,  terrible 
à  voir  ! 

Nous  seuls  savons  ce  que  nous  avons  souffert. 

Et  la  moisson  est  mûre,  mais  je  sais  que  mes 
yeux  n'ont  point  changé,  tels  que  de  la  fière  jeune 
fille  que  jadis  il  fit  céder. 

Ces  deux  yeux  bleus  dans  les  siens,  pleins  d'une 
ivresse  glacée  ! 

Et  je  suppose  que  son  cœur  m'est  ouvert,  mais 
je  sais  que  son  esprit  m'est  fermé,  et  il  ne  me  dit 
point  ce  qu'il  pense. 

Laeta,  joyeuse  fille  du  sol  latin  !  et  toi,  obscure 
Egyptienne  à  ma  gauche  !  votre  sort  n'est  pas  si 
heureux  que  le  mien. 


LA  CANTATE  A  TROIS  VOIX       45 

Heureux  celui  qui  aime,  mais  plus  heureux 
celui  qui  sert  et  dont  on  a  besoin,  et  ces  deux  que 
le  besoin  indissoluble 

Relie  comme  une  troisième  personne  ! 

Demain  est  là  où  cesse  notre  absence  ! 

Et  ce  n'est  pas  seulement  lui  et  moi,  c'est 
tout  un  peuple  en  nous  qui  désire  et  qui  est 
partagé. 

Entre  l'Orient  et  l'Occident,  là  où  les  eaux  se 
partagent  sans  pente. 

Au  centre  de  l'Europe  il  y  un  peuple  divisé. 

Ni  la  nature  ne  lui  a  donné  de  frontières,  ni  la 
naissance  de  roi,  et  c'est  l'homme  seul  qui  le 
limite  de  tous  côtés  : 

Mais  ils  avaient  envahi  leur  terre  comme  une 
céréale. 

Et  ses  voisins  se  le  sont  partagé  en  trois  parts, 
comme  si,  quand  le  vent  souffle,  les  bornes  et  les 
poteaux 

Empêchaient  la  moisson  d'onduler  d'un  bout  à 
l'autre  et  cette  mer  prisonnière  de  ses  racines  ! 

Au  centre  de  trois  peuples  il  y  a  un  peuple 
submergé. 

Dieu  l'a  voulu  ainsi  afin  qu'entre  l'Est  et 
l'Ouest,  entre  l'hérésie  et  le  schisme,  là  où  l'Eu- 
rope s'arrache  en  trois  morceaux, 


46  DEUX  POËMES  D'ETE 

Il  y  ait  un  sacrifice  perpétuel  et  un  peuple  selon 
son  cœur  : 

Et  le  nom  même  de  la  Pologne  n'est  pas 
retrouvé  sur  la  carte. 

Ni  la  nature  n'en  a  fait  une  seule  chose,  ni  le 
sang,  ni  l'autorité,  ni  la  coutume,  ni  aucun  intérêt 
de  ce  monde. 

Et  il  n'y  a  chez  lui  riches  ni  pauvres,  et  tous 
sont  également  sous  la  meule. 

Mais  seulement  une  volonté  commune  et 
l'amour,  et  les  cœurs  de  ces  trois  multitudes  qui 
désirent  l'une  vers  l'autre, 

A  la  ressemblance  des  trois  Églises  ; 

Un  seul  peuple  dans  les  trois  Vertus, 

Dans  la  Foi,  et  la  Charité,  et  l'Espérance,  hors 
de  tout  espoir  humain. 

Et  la  dernière  fois  que  j'ai  vu  mon  mari  (avant 
qu'une  mission  sans  espoir  l'appelât  ailleurs) 

Je  me  souviens  !  c'est  une  nuit  comme  celle-ci, 

Quelque  part  au  centre  de  l'Europe,  dans  un 
vieux  parc  royal,  sous  le  tilleul  Bohême. 

Nous  étions  là  devant  quelques  coupes,  une 
douzaine  prêts  à  nous  séparer. 

Et  l'on  ne  voyait  dans  la  nuit  que  le  point 
rouge  d'une  cigarette  aux  lèvres  de  deux  ou  trois. 

(Tous  sont  morts.) 


LA  CANTATE  A  TROIS  VOIX       47 

Et  éclairant  le  beau  col  nu  à  la  petite  oreille 
soudain  l'éclair  d'un  diamant 

Comme  une  grosse  goutte  sous  d'épais  cheveux 
noirs  empruntée  à  des  eaux  immatérielles. 

Et  l'on  n'entendait  rien  que  dans  les  avenues 
immenses  le  roulement  sourd  d'un  équipage, 

Et  le  dialogue  bien  loin,  aux  deux  extrémités 
de  ce  jardin,  d'orchestres  opposés, 

Dont  le  vent  faible  étrangement  tour-à-tour 
unissait  et  divisait  les  cuivres. 

L^TA 

Qu  importe^  s'il  revient  ? 

FAUSTA 

Hôte  entre  mes  bras  d'un  seul  jour  et  qui  repart 
demain  ! 

LJETA 

Ne  peux-tu  le  retenir  ? 

FAUSTA 

Mon  affaire  n  est  pas  de  savoir,  mais  d'obéir. 

hJETA 

Mais  il  t'aime,  tu  le  sais. 


48  DEUX  POEMES  D'ETE 

FAUST  A 

Je  ne  lui  ai  rien  demandé. 

L^TA 

Sauve  le  temps  qui  est  court  ! 

FAUSTA 

J'ai  sauvé  du  temps  qui  passe  r amour. 
Quel  est  cet  abri  contre  le  temps^  ma  sœur  ? 

FAUSTA 

La  Chambre  Intérieure. 
Tout  est  soumis  au  temps. 

FAUSTA 

Excepté  cependant... 

BEATA 

—  L'absence. 

—  L'espoir  joyeux  qui  le  devance  ! 


LA  CANTATE  A  TROIS  VOIX       49 

FAUST  A 

...Le  cœur  qui  lui  donne  naissance. 

Liï;TA 

Tout  passe  avec  le  soleil. 

FAUSTA 

Le  soleil  s'est  arrêté. 

BEATA 

L'œil  s'est  fermé. 

L^TA 

Dis-nous,  Fausta,  le  somyneil. 

BEATA 

La  patience  du  cœur  qui  veille. 

CANTIQUE 
DE  LA  CHAMBRE  INTÉRIEURE 

FAUSTA.  —  C'est  en  vain  que  la  distance  et  le 
sort  nous  divisent  ! 

Je  n'ai  qu'à  rentrer  dans  mon  cœur  pour  être 
avec  lui  et  qu'à  fermer  les  yeux 


50  DEUX  POËMES  D'ETE 

Pour  cesser  d'être  en  ce  lieu  où  il  n'est  pas. 

Cette  liberté  du  moins, -je  la  lui  ai  retirée,  et  il 
ne  dépend  pas  de  lui  de  ne  pas  être  avec  moi. 

Et  je  ne  sais  s'il  m'aime,  ses  desseins  me  sont 
inconnus  et  l'accès  de  sa  pensée  m'est  interdit. 

Mais  je  sais  qu'il  ne  peut  se  passer  de  moi. 

Il  voyage,  et  je  suis  ici.  Et  où  qu'il  aille,  c'est 
moi  qui  lui  donne  à  manger  et  qui  lui  permets 
de  vivre. 

Et  à  quoi,  si  je  n'étais  ici,  lui  serviraient  ces 
moissons  autour  de  nous  ? 

A  quoi  tous  ces  fruits  de  la  terre,  si  je  n'étais 
ici  au  milieu  qui  tiens  la  huche,  et  le  moulin,  et 
le  pressoir  ?  et  qui  ordonne  tout. 

A  quoi  tout  ce  domaine. 

S'il  n'y  avait  de  toutes  parts,  par  où  descendent 
les  chars  de  foin  et,  l'hiver,  les  longs  sapins  bran- 
lants attelés  de  deux  paires  de  bœufs, 

UAlba  Via  et  les  chemins  qui  conduisent  vers 
la  maison  } 

S'il  n'était  loin  de  moi,  si  je  n'étais  loin  de  mon 
époux  ici,  administrant  ces  biens. 

Le  besoin  qu'il  a  de  moi  ne  serait  pas  aussi 
grand. 

Car  ce  n'est  aucune  molle  complaisance  qui 
nous  unit  et  l'étreinte  d'une  minute  seule, 


LA  CANTATE  A  TROIS  VOIX       51 

Mais  la  force  qui  attache  la  pierre  à  sa  base  et 
la  nécessité  pure  et  simple  sans  aucune  douceur. 

Et  je  sais  qu'il  est  là  tout-à-l'heure. 

Mais  que  m'importent  ce  visage  fermé,  et  ce 
sourire  ambigu,  et  ce  cœur  qui  ne  se  livre  pas  ! 

Et  moi,  est-ce  que  je  lui  livre  le  mien  ? 

Nous  ne  fîmes  pas  ces  conditions,  le  jour  de 
nos  épousailles. 

Qu'il  garde  son  secret,  et  moi  je  garde  le  mien. 

Ah,  s'il  m'ouvrait  son  cœur,  voudrais-je  le 
laisser  partir  encor  ? 

Et  si  je  lui  ouvrais  le  mien,  s'il  connaissait  cette 
place  qu'il  a  avec  moi, 

Il  ne  me  quitterait  point  de  nouveau  ! 

Dieu  m'a  posée  sa  gardienne. 

Moi  qui  suis  faite  pour  l'aider,  vais-je  être  son 
entrave  ? 

Moi  qui  suis  faite  pour  être  son  port,  et  son 
arsenal,  et  sa  tour, 

Vais-je  être  sa  prison  ?  vais-je  trahir  la  patrie  ^ 

La  force  qui  lui  reste,  vais-je  la  lui  retirer  ? 

Ah,  du  moins  qu'il  m'épargne  !  qu'il  ne  sollicite 
point  cette  part  de  mon  âme  la  plus  réservée, 

Cette  chambre  qu'à  lui-même  il  ne  faut  pas 
ouvrir. 

De  peur  que  je  ne  lui  cède  ! 


52  DEUX  POEMES  D'ETE 

Qu'il  ne  me  rende  point  la  défense  trop  diffi- 
cile, 

S'il  ne  veut  que  je  lui  ouvre  cette  porte  fatale 
qui  ne  permet  point  le  retour  ! 

Qu'il  ne  demande  point  trop  à  la  fois, 

S'il  veut  que  la  moisson  devienne  de  l'or  ! 

Qu'il  ne  vienne  pas  à  moi  comme  dans  les 
songes  avec  cet  étrange  sourire  ! 

Ah,  je  sais  que  cette  nuit  nous  trompe  et  le  jour 
reviendra  encore  ! 

Et  quand  je  rêve,  je  sais  que  c'est  un  rêve  et 
que  je  suis  dans  ses  bras  cette  colonne  vivante  et 
voilée  qu'on  étreint  comme  un  candélabre  de 
deuil  ! 

Que  je  serve,  c'est  assez.  Je  sais  qu'un  jour  je 
m'éveillerai  entre  ses  bras  ! 

Maintenant  je  dors  et  si  j'ouvre  les  yeux  une 
seconde. 

Je  ne  vois  autour  de  moi  que  de  l'or  et  de  tous 
côtés  la  couleur  de  la  moisson  ! 

L^TA 

Vor  de  ces  champs  qui  f  appartiennent. 

FAUSTA 

...  D'une  terre  qui  n  est  pas  la  mienne  ! 


LA  CANTATE  A  TROIS  VOIX       53 

L^TA 

Devine... 

BEATA 

...  Sous  le  voile  qui  cache  et  illumine.... 

L^TA 

...  Montagnes  et  collines.... 

BEATA 

...ha  moisson  immense  et  clandestine  ! 

FAUSTA 

Richesse  vaine  ! 

LJETA 

Montagne  et  plaine.... 

BEATA 

Vignobles  et  moissons.... 

L^TA 

Laitages  et  toisons.... 

BEATA 

Examine.... 

L^TA 

Imagine.... 


54  DEUX  POÈMES  D'ETE 

BEATA 

Devine  ton  domaine.... 

L/ETA 

Patiente  Fausta,... 

BEATA 

Puissante  Fausta.... 

Lyï:TA 

Fruit  de  ta  patience  et  de  ta  peine  ! 

FAUSTA 

Patience  en  vain  !  peine  vaine  ! 

BEATA 

Qu  importe  demain  ? 

hJETh 

Ecoute  ! 

BEATA 

Entends  de  là-bas  qui  vient, 

L^TA 

Sur  Vaile  du  vent  qui  se  lève, 

BEATA 

Le  premier  souffle,  pas  encore  ! 


LA  CANTATE  A  TROIS  VOIX       S5 

Du  matin.... 

BEATA 

Par  qui  le  conseil  en  vain 

hJETA 

Cesse  aux  feuillages  qui  rêvent 

BEATA 

Du  silence  qui  s'éteint^ 

L^TA 

Des  mystères  qui  s'achèvent, 

BEATA 

Le  bruit  à  peine  distinct, 

hJETA 

La  syllabe,  longue  et  brève, 

BEATA 

Profond  et  presque  indistinct, 

FAUSTA 

Du  fleuve  qui  n  est  pas  le  mien  ! 

LJETA 

Le  ciel  du  moins  est  à  tous,  le  même  pour  tous. 


56  DEUX  POEMES  D'ETE 

BEATA 

Quîl  est  beau  !  Ah^  quelle  paix  !  quelle  lumière  ! 

L/ETA 

Aussi  douce  aux  regards^  Beata,  que  le  pétale  d'une 
rose  blanche  F  est  à  la  peau  ! 

BEATA 

Quelle  paix  ! 

LJETK 

C'est  ainsi  que  par  une  telle  nuit  fai  entendu  le 
bienheureux  lac  appelé  Bodensee  à  petits  coups  heurter 
sa  conque  d'herbage^ 

Et  sous  le  bois  où  le  dernier  rossignol  vocalise 

Sa  nappe  jusquà  nos  cœurs  expirer  en  syllabes 
allemandes 

De  ces  eaux  qui  dans  le  feuillage  des  hôtels  et  des 
hôpitaux  s' amortissent  en  trois  replis  paresseusement 
Vun  sur  V autre  plus  gras  que  la  feuille  de  menthe  ! 

BEATA 

Tu  as  connu  F  Allemagne,  L^ta  ? 

FAUSTA 

Regardez  ce  nuage  qui  passe  ! 


LA  CANTATE  A  TROIS  VOIX        57 
Comme  il  brille  ! 

FAUSTA 

Comme  il  vole^  énorme  et  léger^  dans  le  courant  de 
r air  fantastique^ 

Pareil  a  un  chou  monstrueux  et  a  un  trône. 

Tout  radieux  et  imprégné  de  la  splendeur  lunaire  ! 

L/ETA 

Un  autre,  puis  un  autre  !  un  autre,  un  autre  encore  ! 

BEAT  A 

C^est  la  grande  procession  de  Minuit  qui  commence. 

CANTIQUE  DES  CHARS  ERRANTS 

L^TA.  —  C'est  ainsi  que  sur  le  Rhin  naguère 

J'ai  vu  les  barges  chargées  de  foin,  portant  les 
nouveaux  mariés  et  leur  cortège,  sur  le  miroir  des 
eaux  resplendissantes, 

Comme  autant  de  chars  enfonçant  sous  les 
dépouilles  de  l'année,  partir  l'une  après  l'autre. 

Et  l'on  entendait  la  clarinette  et  le  son  grêle 
du  violon,  et  les  rires  et  les  chants  comme  en  rêve 


58  DEUX  POEMES  D'ETE 

des  hommes  et  des  jeunes  filles  qui  s'appelaient 
d'une  à  l'autre  de  ces  meules  flottantes  ! 

Et  déjà  là-bas  le  premier  char  avec  un  cri 
imperceptible  se  fondait  dans  la  lune  magique, 

Que  le  dernier  à  peine  encore  démarrait  d'entre 
les  roseaux. 

C'est  ainsi  que  dans  le  milieu  de  l'année, 

Ces  blocs  de  la  neige  céleste  qui  de  tout  le 
volume  de  la  vie  promènent  les  simulacres  amal- 
gamés 

Défilent  en  solennelle  ordonnance. 

Pendant  le  jour,  comme  une  cire  a  pris  l'em- 
preinte de  nos  villes,  et  de  nos  cultures,  et  des 
âmes  humaines,  pénétrant  par  la  bouche. 

Et  nous  voyons,  la  nuit  venue,  tout  cela,  chan- 
celant, fumant,  bousculé,  en  marche  au-dessus  de 
nous  comme  des  montagnes  et  le  ciel  en  est 
parsemé  ! 

Comme  le  plongeur  au  fond  de  la  mer  trans- 
lucide 

Voit  l'ombre  du  bateau  au-dessus  de  lui,  avec 
ses  mâts  et  ses  tangons  et  les  bras  de  l'équipage 
qui  manœuvrent  les  engins 

Se  peindre  légèrement  sur  le  sable. 

C'est  ainsi  que  ces  ombres  de  la  vie  sur  nous 
font  une  ombre  à  leur  tour. 


LA  CANTATE  A  TROIS  VOIX        59 

Pas  plus  que  les  noyés  qui  ont  atteint  le  fond 
de  la  mer 

A  jamais  ne  reconquerront  la  terre  des  vivants, 

Pas  plus  les  dormeurs  qui  gisent  tout  en 
bas  sur  le  sol  ensevelis  sous  ces  eaux  magné- 
tiques, 

Quoique  délivrés  du  poids,  en  un  effort  imper- 
ceptible et  plus  vain  que  Latone  quand  elle  s'atta- 
chait au  palmier  de  Délos, 

Ne  suffiront  à  rompre  les  enchantements  ! 

Ils  regardent  au-dessus  d'eux  passer  les  nuages 
superbes  et  ces  grandes  îles  en  triomphe, 

Comme  des  chars  qui  déménagent  toute  la  vie 
et  comme  des  villes  démarrées  avec  leurs  con- 
structions ! 

(Leurs  ombres  en  bas  sur  la  moisson  soyeuse 
et  tachée  de  pourpre 

Les  suivent  comme  l'ancre  suit  le  navire.) 

Pas  de  fenêtre  si  close  qu'elle  suffise  à  défendre 
le  dormeur  contre  le  lait  extérieur  et  contre  le 
temple  allumé. 

Et  de  miroir  si  absorbé  qu'il  n'en  rétorque  un 
rayon  ! 

Ce  n'est  pas  la  lune  aux  fentes  du  volet  pour 
être  si  doré,  et  cependant  je  sais  que  ce  n'est  pas 
le  jour  ! 


6o  DEUX  POÈMES  D'ETE 

La  petite  ville  tout  entière  autour  de  son 
clocher,  pénétrée  de  jardins, 

Repose  dans  une  fumée  divine  et  dans  une 
atmosphère  d'or  ! 

FAUSTA 

Ta  patrie,  La  ta. 

L/ETA 

La  tienne  maintenant,  ô  sœur  ! 

CANTIQUE  DE  L'OR 

FAUSTA.  —  Je  n'ai  point  de  patrie  ! 

Mais  moi  !  moi  du  moins  je  ne  manque  pas  au 
vaincu  et  à  l'exilé  ! 

Et  je  suis  taciturne  entre  ses  bras  à  la  place  de 
la  patrie  perdue  et  de  la  société  de  ses  frères. 

C'est  peu  de  chose  sans  doute  qu'une  femme 
entre  les  bras  de  l'époux  qui  est  revenu 

Désarmée  et  n'ayant  plus  usage  de  sa  volonté. 

Et  cependant  telle  quelle,  c'est  tout  ce  qui  lui 
reste  au  monde,  de  sa  patrie  et  de  son  patrimoine. 

Et  qui  lui  apprendra  sinon  moi  que  tout  était 
vain  ? 


LA  CANTATE  A  TROIS  VOIX       6i 

Et  comment  apprendrais-je  que  tout  était  vain, 

Sinon  entre  les  bras  de  l'époux  qui  est  revenu 
et  qui  m'a  guérie  de  ce  temps  qui  passe  ? 

C'est  alors  que  tout  est  vain,  et  que  tout  est 
fini,  et  qu'il  n'y  a  plus  rien  à  faire,  et  que  rien  ne 
tient  plus  à  rien, 

C'est  alors  que  tout  acquiert  son  prix  aux  yeux 
de  l'avare  cultivateur,  et  que  la  terre  devient 
comme  de  l'or  ! 

Et  je  lui  dirai  à  voix  basse  :  "  Tout  est  prêt. 
Tout  est  mûr.  Tout  est  vain. 

Regarde  ce  que  j'ai  fait  en  ton  absence. 

Regarde  cette  terre  que  j'ai  achetée  et  ces  grands 
biens  autour  de  nous  qui  m'appartiennent. 

Regarde  l'immense  moisson  dans  la  nuit,  toute 
blanche  avec  des  taches  de  sang  ! 

Regarde  ce  que  la  terre  a  fait  et  toute  cette 
beauté  qui  est  à  la  place  de  l'amour  !  " 

Et  tu  me  diras  :  "  Est-ce  là  cette  Fausta  que 
j'ai  aimée  ! 

Où  est  le  printemps  ?  Où  est  la  couleur  de 
l'enfance  ? 

Où  est  ce  bleu  si  pur  ?  ce  vert  presque  incan- 
descent .'' 

Où  est  la  fraîcheur  de  l'églantine  ?  où  sur  ta 
face  cet  éclat  vermeil  de  la  Pentecôte  ? 


62  DEUX  POEMES  D'ETE 

L'ardente  couleur  de  la  pourpre 

Comme  le  soir  dans  un  bois  de  pins  et  le  rayon 
du  soleil  de  mai  !  " 

Et  je  te  répondrai  :  "  Il  n'y  a  plus  que  de  l'or  ! 

C'est  moi,  ô  mon  époux  ! 

Et  le  jour  n'est  pas  levé  encore,  mais  tout  est 
là  dans  la  nuit,  l'immense  manne  dans  la  nuit  et 
le  montueux  océan  ! 

Et  tu  sais  trop  que  cette  terre  n'est  pas  la  nôtre, 
et  que  ce  vent  n'est  pas  l'haleine  de  la  patrie, 

Et  que  ce  fleuve  n'est  pas  sa  voix  dont  tu 
entends  le  bruit  éternel. 

Mais  moi  du  moins,  je  suis  là  et  tu  es  là  aussi 
à  la  fin  ! 

Moi  du  moins  je  ne  fais  pas  défaut,  moi  aussi 
je  suis  comme  de  l'or, 

Comme  un  trésor  sur  ton  cœur  et  comme  une 
grande  moisson  entre  tes  bras  ! 

Moi  du  moins  je  suis  véritable  ! 

Tout  ce  qui  était  de  la  nuit  est  devenu  comme 
de  l'or. 

Comme  le  ciel  qui  est  rouge  d'abord,  puis 
violet,  puis  bleu,  puis  vert,  et  la  couleur  enfin  de 
l'or  inaltérable  ! 

Tout  ce  qui  était  de  la  nuit  en  moi  est  devenu 
comme  de  l'or. 


LA  CANTATE  A  TROIS  VOIX       63 

Tous  ces  grands  biens  sont  à  moi  et  rien  n'a 
duré  de  ce  que  j'ai  acquis  en  ton  absence,  mais 
tout  a  change  et  mûri  entre  mes  mains,  et  je  le 
vois  qui  devient  de  l'or  !  " 

Et  voici  le  jour  bientôt  de  la  femme  qui  est 
montée  vers  Dieu,  revêtue  d'une  grande  moisson, 
la  moisson  qui  ruisselle  de  ses  épaules. 

Et  dans  le  moment  qu'elle  passe  à  son  Epoux 
et  à  son  Père 

Ce  qui  était  comme  de  l'or  devient  comme  de 
la  neige  ! 

BEATA 

Ce  quil  y  avait  dans  la  nuit  est  devenu  comme 
de  For  ! 

Ce  quil  y  a  comme  de  Vor  est  la  chère  de  V  âme  et 
du  corps. 

L^TA 

U  aurore  d'' un  jour  nouveau  bientôt  paraîtra  là-haut 
dans  le  ciel  éteint. 

FAUSTA 

Mais  déjà  sur  la  terre  tout  bas  dans  la  nuit  a  lui 
r aurore  du  pain. 


64  DEUX  POEMES  D'ETE 

L/ETA 

O  r année  qui  se  partage  dans  la  nuit  ! 

BEAT  A 

La  fleur  qui  est  déjà  le  fruits 
Semence  de  tout  ce  qui  commence^ 

BEATA 

Or  de  tout  ce  qui  est  fini  1 

L^TA 

Toute  chose  se  reproduit^ 

BEATA 

Indéfiniment  la  même, 

h/ETA 

Tout  recommence  et  redit 

BEATA 

Un  mot  de  valeur  suprême^ 

L^TA 

Un  seul  nom  toujours  le  même. 


LA  CANTATE  A  TROIS  VOIX       Gs 

BEATA 

Le  sien  à  jamais  le  même^ 

L^TA 

La  fleur  inséparée  du  fruit 

BEATA 

T>e  la  Vie  toujours  la  même 

BEATA 

Dans  le  temps  anéanti  ! 

hJETA 

Les  générations  Vune  a  Vautre^ 

BEATA 

Celle  qui  cesse  a  la  nôtre, 

L^TA 

Le  mois  inextricable, 

BEATA 

La  fiancée  qui  soupire 

hJETA 

Entre  les  bras  qui  l'attirent. 


66  DEUX  POEMES  D'ETE 

BEATA 

L^élé  lointain  à  Vétè^ 

l-(ï;ta 
Le  printemps  qui  expire^ 

BEATA 

Conduit  a  sa  maturité^ 

L^TA 

Uètè  sans  fin  a  l'été, 

BEATA 

Dans  le  don  inextricable 

L^TA 

De  F  être  à  Vêtre  semblable, 

BEATA 

S)e  passent  r immortalité  ! 

CANTIQUE  DU  CŒUR  DUR 

FAusTA.  —  Mais  moi,  je  ne  veux  pas  de  cette 
immortalité  et  de  cette  fleur  chaque  année  inter- 
rompue par  la  faux  ! 


LA  CANTATE  A  TROIS  VOIX       67 

Fer  en  vain  dans  une  fausse  moisson  ! 

Moi,  je  brise  le  cercle,  moi  j'échappe  aux 
plateaux  de  la  balance,  moi  je  suis  capable  de  finir  ! 

Comme  le  grain  échappe  à  la  paille,  à  la  terre 
ainsi  cet  or  qui  ne  lui  appartient  plus  ! 

J'ai  fait  ma  tâche.  Cette  poignée  de  froment 
que  j'ai  arrachée  à  l'épi  sanglant,  dans  la  Patrie, 

Je  l'ai  semée,  et  ressemée,  et  ressemée  sans 
relâche,  autour  de  moi  dans  cet  exil  ! 

Maintenant  je  suis  lasse  de  vivre  et  de  ces 
éternelles  frontières  ! 

Et  n'ai-je  pas  payé  assez  cher  le  droit  de  finir  ? 

Regarde  cette  immense  rançon  dans  la  nuit  et 
tout  ce  peuple,  candidat  de  la  faux,  que  j'ai  tiré  de 
rien  ! 

Regarde  et  vois  ces  choses  qui  ne  finiront 
plus  ! 

Regarde,  et  à  travers  les  arbres  du  jardin,  vois 
de  tous  côtés  qui  luit  vaguement  la  moisson 
blanche  et  toute  cette  immortalité  autour  de  nous, 
couleur  de  jour  ! 

Un  mois  encore,  et  voici  toute  la  terre  mûre 
ainsi  qu'un  autre  soleil. 

Et  l'intérieur  de  ce  lac  d'or  et  barbelé  de  rayons, 
quand  le  vent  l'ouvre  et  l'émeut,  est  rouge  comme 
le  feu  ardent  et  comme  une  chair  entamée  ! 


68  DEUX  POEMES  D'ETE 

Car  il  faut  que  la  vie  chaque  année,  avant  de  se 
reprendre  à  la  terre 

Passe  par  le  feu,  et  comment  serais-je  satisfaite 
quand  ce  que  j'ai  fait  et  l'œuvre  même  de  mes 
mains  autour  de  moi  a  la  ressemblance  d'une 
fournaise  ? 

Tant  que  le  fonds  reste  intact,  le  fruit  n'est  pas 
consommé  ! 

Il  faut  aller  au  cœur  !  il  faut  frapper  au  cœur  et 
tarir  en  moi  la  source  de  ces  moissons  super- 
flues ! 

Et  puisque  tu  es  revenu  enfin. 

Laisse-moi  voir  ma  destinée  au  fond  de  ces 
yeux  froids  !  dépouille  cet  austère  sourire  qui  nie 
la  défaite  et  refuse  la  compassion  ! 

Et  il  est  bien  vrai  que  tout  est  vain,  excepté  ces 
yeux  impitoyables  dans  les  tiens,  et  ce  qu'ils 
demandent,  je  sais  que  tu  ne  peux  me  le  donner  ! 

Tourne  les  yeux  vers  moi,  et  soutiens  dans  les 
miens  ce  désir  qui  est  pur  de  tout  espoir  ! 

N'attends  pas  de  moi  la  compassion,  et  toi,  m'en 
as-tu  donné  aucune  ?  ce  n'est  point  la  saison  des 
larmes. 

Et  si  tu  avais  dû  me  donner  la  joie,  était-ce 
pour  moi  la  peine  d'apprendre  la  souffrance  ? 

Et  la  patrie,  la  peine  d'apprendre  l'exil  ? 


LA  CANTATE  A  TROIS  VOIX       69 

Qui  est-tu  ?  au  nom  de  qui  viens-tu  ?  pourquoi 
ce  sourire  étrange  et  ce  visage  composé  ? 

Ne  crois  pas  que  je  sois  celle  qu'on  désarme 
avec  une  nuit  de  printemps  et  ces  fausses  moissons  ! 

Ouvre  ton  visage  !  montre-moi  la  vérité,  car  ce 
n'est  pas  en  songe  que  j'ai  souffert  ! 

Ce  n'est  pas  assez  de  déceptions  encore 

Pour  nourrir  en  moi  cette  pointe,  et  cette  séche- 
resse, et  cet  âpre  aiguillon  ! 

Dis  !  cette  déception  terrestre  est-elle  l'image 
d'une  autre  plus  parfaite  ? 

Je  veux,  j'en  veux  une  autre  plus  exquise  ! 

Crois-tu  qu'on  puisse  ainsi  me  satisfaire  ? 

Et  sache  que  je  ne  veux  pas  même  de  ta  pré- 
sence, 

Si  elle  doit  m'arrêter  sur  moi-même  ! 

Et  de  ta  complaisance,  si  elle  est  une  limite 

A  ma  fuite  hors  de  cette  personne  détestée  1 

Et  si  le  désir  devait  cesser  avec  Dieu, 

Ah,  je  l'envierais  à  l'Enfer  ! 

BEATA 

La  terre  est  le  désir  et  le  ciel  est  le  désert. 

hJETA. 

Voici  Vauhe  ! 


70  DEUX  POEMES  D'ETE 

BEATA 

...Le  ciel  encore  une  fois  devant  nous  qui  pâlit  et  qui 
s'est  ouvert  ! 

FAUST A 

Quelle  est  cette  lumière^  ô  sœurs  ? 

L^TA 

Ce  jour  nouveau  ? 

FAUSTA 

Ce  mystère         qui  opère         dans  la  profondeur  ? 

LJETA 

Ce  flambeau  occulte 

Qui  éclaire  les  choses  par  derrière  ? 

FAUSTA 

La  nuit  sans  cesser  d'être  la  nuit 

Peu  à  peu  comme  de  Veau  est  devenue  diaphane. 

LMTA 

Un  jour  plus  beau  qu  aucun  jour  profane  a  lui  î 

FAUSTA 

Ce  n  est  point  le  jour  qui  vienty  c'est  nous  qui  remon- 
tons vers  lui. 


LA  CANTATE  A  TROIS  VOIX       71 

Ce  demain  afitérieur  à  hier  ! 

FAUSTA 

Qîie  l'année  autour  de  nous  comme  un  torrent^ 
Toujours  coulant  et  se  hâtant  pour  revenir  sur  nous 
de  r horizon. 

Que  l'année  avec  ses  saisons, 
Ses  semailles  et  ses  moissons. 
Passe,  nous  ne  passons  pas. 
Au  rebours  du  courant. 
Nous  demeurons  fixes, 
Rectifiant  sans  cesse  la  position. 
Le  cap  sur  ce  phare  caché. 

Au  rebours  du  temps... 

FAUSTA 

Sans  aucune  ancre  jetée, 

hJETA 

Nous  l'avons  donc  trouvé, 

U asile  de  cette  barque  enchantée  l 

FAUSTA 

Aprh  la  nuit  traversée... 


72  DEUX  POEMES  D'ETE 

LJETA 

La  terre  est  ressuscitée  ! 

BEATA 

Cest  la  même. 

hJETA 

Non  pas  une  autre^  mais  la  même  ! 

FAUSTA 

Apparition  solennelle  ! 

LJETA. 

O  nature  enfin  réelle  ! 

BEATA 

Après  r abîme  du  baptême... 
Ressuscitée  et  la  même  ! 

FAUSTA 

O  pause  avant  que  le  jour  se  lève  ! 

hJETA 

La  vérité^  non  plus  le  rêve  ! 


LA  CANTATE  A  TROIS  VOIX       73 

FAUSTA 

ha  même^  et  cependant  nouvelle  ! 

LJETA 

La  même^  et  cependant  éternelle  ! 

CANTIQUE  DES  PARFUMS 

BEATA.  —  Voici  le  soleil  bientôt  qui  apparaît 
pour  se  faire  rendre  témoignage  que  la  chair  est 
morte  et  que  l'esprit  vit, 

Et  avant  même  qu'il  se  soit  montré, 

L'âme  de  la  terre  se  dégage  et  fume  vers  lui. 

Tout  ce  que  la  grâce  a  mouillé,  tout  ce  que  la 
rosée  du  ciel 

A  pénétré,  tout  ce  que  la  froideur  du  sol  con- 
dense, 

Tout  cela  du  corps  de  la  créature  qui  s'ouvre 

Se  dégage  avec  un  parfum  Dieu  quelle  odeur  ! 

Déjà  à  l'exhalation  nocturne  des  jasmins,  au 
profond  soupir  des  géraniums, 

(Chaque  fois  que  le  cœur  a  battu  dix  fois). 

Se  mêlent  les  roses  rouges  et  blanches,  en  un 
seul  bouquet  confusément  une  fois  encore  composé, 


74  DEUX  POÈMES  D'ETE 

Dont  je  distingue  les  deux  accents  comme  les 
parties  dans  le  chœur,  et  chaque  voix  si  pure  ! 

O  la  plus  intime  essence  de  la  créature,  ô  pré- 
sence délicieuse  une  seconde  et  possession  à  son 
insu  de  l'esprit  qui  d'elle-même  s'exhale  ! 

Ah,  ne  troublez  pas  le  silence,  et  laissez-moi  faire 
attention  à  ce  parfum,  je  le  sais,  qui  va  revenir  ! 

Que  ce  silence  ne  soit  pas  profané  quand  le 
prêtre  seul  fait  défaut,  et  ce  moment  antérieur  à 
l'homme  cependant  que  l'œuvre  des  Cinq  Jours 
fume  vers  le  Soleil  levant  ! 

Ou  si  tu  le  veux,  parle,  mais  parle  lentement  ! 

Parle,  mais  parle  lentement  ! 

Que  le  sens  sacré  de  la  parole  et  le  son  de  la 
voix  humaine 

Tombe  dans  la  pensée  mot  par  mot  et  s'y  dis- 
solve, comme  les  gouttes  de  sang  vermeil  et 
l'essence  même  de  la  pourpre 

Une  par  une  en  un  cristal  limpide  ! 

Esprit  perceptible  aux  sens  !  et  vous,  ô  sens  à 
l'esprit  devenus  perméables  et  transparents  ! 

Comme  sans  ces  poussières  épandues  le  rais  de 
soleil  n'apparaîtrait  pas,  et  comme  n'éclaterait  pas 
la  couleur 

Sans  le  verre  qui  l'intercepte,  sans  l'objet  divers 
qui  l'absorbe  et  l'amortit. 


LA  CANTATE  A  TROIS  VOIX       75 

Comment  l'esprit  nous  serait-il  perceptible, 
l'âme  elle-même  à  l'âme  directe  et  perceptible, 

Sans  ces  fleurs  qui  le  dégagent  en  expirant  et 
l'encens  de  ces  herbes  coupées  ? 

O  sacrifice  solennel  !  cavité  de  l'encensoir  !  sus- 
pens de  toute  la  création  avant  que  le  soleil  ait 
paru,  qui  fume  vers  lui  en  silence  ! 

Offrande  de  la  mort  qui  commence  ! 

Tout  ce  qui  a  fait  son  fruit  penche  vers  la  terre, 
mais  l'esprit  envoyé  par  Dieu  revient  vers  lui  dans 
l'odeur  de  ce  qu'il  a  consumé  ! 

Car  il  faut  que  le  mot  passe  afin  que  la  phrase 
existe  ;  il  faut  que  le  son  s'éteigne  afin  que  le  sens 
demeure. 

Il  fallait  que  celui  que  j'aime  mourût 

Afin  que  notre  amour  ne  fût  plus  soumis  à  la 
mort, 

Et  que  son  âme  devînt  respirable  à  la  mienne, 

Et  lui  servît  de  guide  obscur  et  de  parole  au 
fond  d'elle-même. 

Comme  cette  fleur,  la  même  !  qu'on  reconnaît, 
chaque  fois  que  le  cœur  a  battu  dix  fois. 

Il  est  bien  vrai  que  notre  chair  ne  subsiste  pas. 

Il  est  bien  vrai  que  ce  visage  qui  se  tourne  si 
terriblement  vers  le  nôtre 

N'a  pas  plus  de  solidité  que  l'écume  du  vin  sur 


76  DEUX  POÈMES  D'ETE 

une  coupe  que  le  souffle  de  celui  qui  va  boire 
écarte. 

Et  celui  qui  ne  le  croit  pas, 

Il  n'a  qu'à  veiller  comme  moi  toute  une  nuit 
d'été  près  de  ce  lit  où  le  corps  qui  fut  un  homme 
repose. 

Et  l'odeur  de  tout  un  jardin  qu'on  a  coupé  ne 
sera  pas  la  seule  qui  se  mêle  à  ses  prières  ! 

O  dieux  qui  nous  avez  faits  d'un  corps  avec 
une  âme  !  ah,  ne  craignez  rien  de  nos  blasphèmes  ! 

Ah,  soyez  satisfaits  !  il  est  vrai  que  notre  chair 
se  décompose  ! 

Et  celui  qui  croit  qu'il  est  jeune  et  fort, 

Qu'il  dise  si  l'odeur  de  ces  flammes  d'or  qui 
fondent  parmi  de  terribles  roses  et  les  calices 
blancs  de  ces  lys  de  la  mort,  pareils  à  mille  trom- 
pettes. 

Est  la  seule  qui  lui  soit  perceptible  ! 

Et  bientôt  lui-même  ce  trophée  d'un  seul 
moment 

Va  se  dénouer,  la  mort  se  perd  dans  la  vie. 

Et  la  fleur  blanche  du  printemps  de  toutes  parts 
s'évanouit  dans  le  feuillage 

Comme  une  mer  qui  résorbe  son  écume. 


LA  CANTATE  A  TROIS  VOIX       77 

FAUSTA 

Parle,  mais  parle  lentement. 

LiETA 

0  réveil  ! 

FAUSTA 

0  soleil  encore  ! 

Ligne  vermeille  à  F  Orient  ! 

FAUSTA 

0  jour  encore  ! 
Commencement  du  temps  ! 

FAUSTA 

Laisse-nous  encore... 

hJETA 

...  Un  seul  moment... 

FAUSTA 

Une  seule  seconde  tremblante. 


78  DEUX  POEMES  D'ETE 

L^TA 

Voir  du  dehors... 

BEATA 

Ce  qui  encore  avec  la  nuit  fait  corps  intérieu- 

rement ! 

FAUSTA 

La  nuit  même  une  seconde  transparente  ! 

hJETA 

Seconde  de  présence  précaire 

Qui  plus  quelle  n  éclaire  regarde  ! 

FAUSTA 

Regard  transversal  à  la  nuit  ! 

BEATA 

La  mort  qui  na  pas  réussi  ! 

FAUSTA 

Une  fois  encore 

La  vie  transversale  à  la  mort  ! 

BEATA 

La  nuit 

Manquée  une  fois  encore  ! 


LA  CANTATE  A  TROIS  VOIX       79 

L^TA 

Avant  que  ce  soleil  une  fois  encore  nous  sépare, 

FAUSTA 

Avant  que  nos  visages  se  colorent  ! 

hJETX 

Avant  que  le  soleil  qui  sépare  tout  et  le  rend  distinct, 

FAUSTA 

Avant  que  le  jour  ! 

hJETA. 

Avant  que  le  soleil  qui  repousse  et  sépare  tout... 

FAUSTA 

Toutes  trois... 

L/ETA 

Le  jour  encore  une  fois... 

FAUSTA 

Ne  sépare  nos  trois  voix  ! 

BEATA 

Avant  que  le  ciel  dans  la  lumierfne  s'éteigne  ! 


8o  DEUX  POEMES  D'ETE 

L^TA 

Avant  que  le  soleil  dans  sa  propre  lumière  ne 
s'éteigne  ! 

FAUSTA 

Avant  que  ne  s'éteigne,  la  dernière... 

LiETA 

Tout  là-haut.., 

BEAT  A 

Tout  là-bas... 

Une  naïve  petite  étoile  tendrement  qui  dit  :  Ne 
m'oubliez  pas  ! 

CANTIQUE  DE  L'OMBRE 

BEATA.  —  Avant  qu'une  fois  encore  les  deux 
moitiés  de  l'univers  se  divisent, 

Et  que  la  nuit  se  rompe  par  le  milieu  qui  est 
commune  aux  morts  et  aux  vivants  ! 

Avant  que  la  nuit  de  nouveau  nous  abandonne, 
pleine  de  ceux  qui  nous  sont  chers, 


LA  CANTATE  A  TROIS  VOIX       8i 

Et  que  cessant  de  remplir  nos  demeures,  elle 
reflue  de  nouveau  et  nous  quitte  comme  une  terre 
dont  l'eau  s'exprime  ! 

Et  toi  qui  m'as  quittée,  adieu  une  fois  encore  1 

Avant  que  tu  reviennes  de  nouveau  te  présenter 
sur  le  miroir  de  mon  âme, 

Comme  les  dieux  sous  le  diaphragme  au  plus 
profond  de  la  bête  ont  placé  le  foie  poli  et  brillant 
que  les  sacrificateurs  interrogent  ! 

A  présent  c'est  le  moment  de  la  lutte  entre  la 
lumière  et  l'ombre  et  ce  monde  solide  tressaille  et 
semble  saisi  d'ivresse  ! 

Tout  remue  et  chancelle  et  se  transforme  et 
semble  danser. 

Et  sur  les  plaines  chatoyantes  se  peignent  des 
images  démesurées. 

Voici  le  monde  plus  rouge  que  la  caverne  des 
Cabires 

Et  le  torrent  des  ombres  descend  le  long  de  la 
paroi. 

Tout  se  meut  !  c'est  la  Création  qui  reprend 
contact  avec  elle-même  et  le  mot  d'ordre  à  l'infini 
se  propage  et  se  multiplie  ! 

C'est  l'immense  procession  autour  de  nous  qui 
se  remet  en  ordre  avant  qu'à  pleins  bords  elle 
recommence  à  passer  1 


82  DEUX  POEMES  D'ETE 

Et  je  vois  de  mes  yeux  autour  de  moi  ma  prison 
qui  coule  et  qui  s'en  va  ! 

Je  suis  l'hôte  de  ce  fleuve  ininterrompu. 

(Et  dirai-je  que  tout  s'en  va  ou  que  tout  revient 
vers  nous  ?) 

Et  qu'il  est  facile  en  plein  courant  d'être  détaché 
et  de  ne  tenir  à  rien  ! 

Avant  que  le  temps  recommence, 

Avant  que  l'ombre  de  nouveau,  cherchant  sa 
place,  revienne  se  poser  sur  notre  corps  comme  la 
flamme  sur  le  flambeau  ! 

Que  le  soleil  de  ce  monde  triomphe,  nous 
refusons  d'être  pénétrés, 

Et  refoulés,  acculés,  nous  lui  opposons  cette 
invincible  paroi, 

Afin  que,  nous-mêmes  d'un  côté  et  de  l'autre 
les  flammes  de  la  Forge, 

Toutes  choses  dessus  se  peignent  et  l'image  de 
ce  qui  nous  regarde. 

Jusqu'à  ce  que  nos  ténèbres  et  celles  qui  gran- 
dissent à  l'Orient  de  nouveau 

Courent  au  devant  les  unes  des  autres,  et  que  la 
première  vague  de  cette  sombre  marée  ébranle  de 
nouveau  la  barque  ! 

Jusqu'à  ce  que  la  mer  de  nouveau  fasse  défaut 
sous  ma  quille  ! 


LA  CANTATE  A  TROIS  VOIX       83 

Ah  !  pas  plus  moëlleusement  une  vieille  nef  au 
piège  de  quelque  Célèbe  n'épousera  la  borne 
occulte  sous  la  mer 

Que  toute  mon  âme  d'avance  ne  se  prête  à  ce 
choc  ténébreux  ! 

Ah,  il  est  plus  malaisé  pour  l'âme  que  pour  le 
corps  de  mourir  et  de  trouver  sa  fin  ! 

Où  finit  le  corps  sinon  où  l'autre  corps  à  lui  se 
fait  sentir  ? 

Où  finit  le  son  sinon  à  l'oreille  qui  lui  est 
accordée  ?  où  le  parfum,  ailleurs  que  dans  le  cœur 
qui  l'aspire  ? 

Et  où  finit  ma  voix,  sinon 

A  ces  deux  voix  fondue  que  le  jour  va  disjoindre, 

Les  vôtres,  mes  sœurs  ? 

Et  où  finit  la  femme  sinon  dans  l'âme  prédes- 
tinée et  ce  port  qui  la  contient  de  tous  côtés 

De  l'époux  qui  d'être  ailleurs  ne  lui  laisse 
aucune  liberté  ? 

Salut  de  nouveau,  ô  toi  qui  m'as  quittée  ! 

Jadis  au  bord  de  ce  fleuve  d'Egypte,  en  ce  temps 
de  nos  noces. 

En  ces  jours  d'un  temps  étrange  et  plus  long 
que  les  dieux  nous  ont  comptés  et  mesurés. 

Tu  me  disais  :  "  O  visage  dans  les  ténèbres  ! 
double  et  funèbre  iris  1 


84  DEUX  POEMES  D'ETE 

Laisse-moi  regarder  tes  yeux  !  Laisse-moi  lire 
ces  choses  qui  se  peignent  sur  le  mur  de  ton  âme 
et  que  toi-même  ne  connais  pas  ! 

Est-il  vrai  que  je  vais  mourir  ?  dis,  ne  suis-je 
donc  autre  chose  que  cette  présence  précaire  et 
misérable  ?  est-ce  dans  le  temps  que  je  t'ai 
épousée  ? 

Trois  fois  le  papillon  blanc  n'aura  pas  palpité 
dans  le  rayon  de  cette  lune  Sarrazine 

Que  déjà  je  me  suis  dispersé  ! 

Ne  suis-je  pas  autre  chose  que  cette  main  que 
tu  veux  saisir  et  ce  poids  un  instant  sur  ta  couche  ? 

La  nuit  passe,  le  jour  revient,  Beata  !  " 

Et  je  répondrais  :  "  Qu'importe  le  jour  ?  Eteins 
cette  lumière  ! 

Eteins  promptement  cette  lumière  qui  ne  me 
permet  de  voir  que  ton  visage  !  " 

Château  d''Hostel-en-Falromay,  Juin  191 1. 


FIN 


PROTÉE 


DRAME    SATYRIQUE    EN    DEUX    ACTES 


A  la  suite  de  UORESTIE^  Eschyle  avait  placé  un 
drame  satyrique  dont  il  ne  nous  reste  que  le  titre  : 
PROTEE.  C'est  en  rêvant  sur  ces  deux  syllabes  que 
je  me  trouve  avoir  composé  la  pièce  suivante. 

P.  a 


La  musique  de  scène  de  cette  pièce  a  été  faite  par 
M.  Darius  Milhaud. 


PERSONNAGES  : 

PROTÉE 

MÉNÉLAS 

HÉLÈNE 

LA  NYMPHE  BRINDOSIER 

LE  SATYRE-MAJOR 

SATYRES 
PHOQUES 


ACTE  I 


Vile  de  Naxos  que  pour  la  commodité  de  V action  on  supposera 
placée  entre  la  Crète  et  P Egypte.  On  la  voit  tout  entière  au  milieu 
de  la  scène  comme  un  grand  gâteau  de  mariage  anglais  en  sucre 
blanc  ou  comme  le  couvercle  d^une  soupière  rococo.  Cest  un  assemblage 
assez,  prétentieux  de  rocailles  pittoresques  péniblement  terminé  au 
sommet  par  une  espèce  de  boucle  ou  de  volute.  Le  rivage  est  représenté 
par  des  toiles  d'' emballage  bordées  pour  écume  d^une  ruche  blanche 
froncée  et  la  mer  par  une  grande  étendue  de  linoléum. 

Le  fond  de  la  scène  est  caché  par  des  bandes  d"" étoffe  grise. 


SCENE  I 


LA  NYMPHE  BRINDOSIER 

Satyres  chèvre-pieds,  triste  brigade,  écoutez- 
moi  !  de  ceux  que  Protée,  le  vieillard  absurde  de 
dessous  la  vague, 

A  ramassés  un  par  un  comme  on  pique  les 
grains  mûrs  d'une  grappe. 

Quand  ils  riboulaient  de  l'un  de  nos  bateaux, 
car  ces  bêtes  n'ont  pas  le  pied  marin,  et  vous 
pensez  si  nous  nous  amusions  à  les  ramasser  ! 


90  DEUX  POÈMES  D'ETE 

Et  ce  n'est  pas  une  fois  ni  deux  que  le  Fils  de 
Zeus  a  traversé  et  retraversé  avec  furie  d'un  bord 
à  l'autre  cette  mer  si  bleue  qu'il  n'y  a  que  le  sang 
qui  soit  plus  rouge  ! 

Soit  qu'il  se  porte  vers  l'Inde,  soit  qu'il  ait  envie 
de  la  Thessalie,  car  ce  n'est  pas  la  raison  ni  aucun 
ordre  qui  conduit  le  dieu  du  vin  ! 

Et  quand  le  chef  même  titube, 

A  quel  fil  voulez-vous  que  se  rattache  un 
pauvre  Satyre,  quand  la  mer  et  le  bateau  dansent 
à  qui  mieux  mieux, 

Et  que  tout  au  hasard  monte  et  descend,  et  vous 
direz  que  c'est  nous  qui  sommes  ivres  ! 

Et  que  la  voilà  quand  elle  s'apaise  toute  paon- 
nante  au  soleil  de  grandes  fleurs  de  pive  dans  le 
grésillement  de  l'écume  ! 

—  M'entendez-vous,  petits  frères  ? 

LES  SATYRES,  faiblement  derrière  la  scène 
(Chœur  polyphonique.) 

Méééé! 

BRINDOSIER 

Quelle  triste  voix  !  Mais  je  vous  le  dis,  bientôt 
vos  douleurs  prennent  fin. 

Et  l'étroite  prison  de   cette   œuvre   d'art   que 


PROTEE  91 

Protée  appelle  son  île,  et  le  régime  absurde,  et 
l'esclavage  du  Vieillard  ! 

Bientôt  le  vaste  monde  à  nouveau  nous  est 
ouvert  !  Ah,  qu'il  y  fait  bon  mener  son  train  alors 
que  tout  est  désert  encore. 

Et  qui  reprocherait  à  un  dieu  dans  sa  joie  de 
prendre  la  forme  d'une  bête,  s'il  ne  peut  s'en 
empêcher, 

Une  fois  qu'il  a  pris  l'odeur  de  la  terre,  plus 
forte  que  celle  d'un  lion  ou  de  troupeaux  fumants. 

Alors  que  c'est  le  matin,  et  que  tout  est  libre 
encore,  et  qu'il  n'y  a  pas  une  Face-pâle  à  voir,  et 
que  le  monde  est  à  nous  ! 

Sus,  durs  paysans  !  que  d'autres  de  vos  frères 
partent  à  la  recherche  des  métaux  sous  la  terre  ! 
mais  nous,  c'est  de  son  sang  vivant  que  nous 
voulons  tâter  ! 

A  nous  de  reconnaître  la  longue  et  brûlante 
colline  sous  les  prunelliers  pour  y  mettre  la  vigne 
comme  un  fausset  tortueux  et  le  pépin  de  feu 
entre  les  durs  silex  ! 

Ce  soir  nous  serons  partis,  mes  compagnons  ! 

LES  SATYRES 

(Chœur  polyphonique.) 
Méééé  !  Méééé!  Méééé! 


92  DEUX  POEMES  D'ETE 

BRINDOSIER 

Méé  !  Méé  !  Oui,  vous  pouvez  bêler  !  bêtes  à 
laine  !  bêtes  à  chagrin  !  demi-bêtes  et  demi-dieux  ! 
Notre  salut  est  proche  ! 

Nous  pillerons  la  grappe  encore  !  Frais  vallon, 
nous  couperons  d'un  jus  rouge  encore  l'eau  rapide 
et  glacée  de  ton  artère  ! 

Et  je  déterrerai  pour  vous  ce  pot  que  j'ai  enfoui 
jadis  entre  les  pieds  du  dieu  Chronos,  empli  d'un 
dur  nectar  qui  est  aussi  brun  que  la  giroflée  ! 

A  la  fête  des  vendanges  quand  on  flambe  les 
vieilles  queues  avec  une  mèche  de  soufre, 

Vous  me  verrez  danser  encore  pour  vous 
sur  la  tonne  roulante,  une  torche  dans  chaque 
main  ! 

Aussi  vrai  que  mon  nom  est  Brindosier,  et  la 
chèvre  montagnarde  qui  m'a  conçue 

M'a  nommée  ainsi  à  cause  de  la  manière  dont 
je  sais  prendre  le  poignet  d'un  homme  et  le 
ficeler  tout  à  coup  comme  une  couleuvre, 

Comme  ces  longs  rubans  que  le  vigneron  porte 
au  cordon  de  son  tablier  ! 

Et  seul  le  vieillard  Protée  a  su  un  jour  me 
prendre  et  me  capturer,  avec  ses  perles  idiotes  ! 
(mais  je  lui  revaudrai  ce  tour.) 


PROTEE  93 

Ciir  j'ai  regardé  dans  ses  phylactères  prophé- 
tiques où  lui-même  ne  comprend  rien,  archives  du 
Futur,  et  j'y  ai  vu  des  choses  qu'il  ne  sait  pas. 

Notre  délivrance  approche  ! 

Voici  que  le  divin  Ménélas,  le  fils  d'Atrée,  le 
gendre  de  Jupiter, 

Approche  sur  un  navire  aussi  fou  que  son 
maître. 

Et  à  chaque  vague  le  fier  cheval  à  la  crinière 
de  chevilles  qui  sans  voile  et  sans  gouvernail 
entraîne  la  nef  cabriolante 

Pique  du  nez  dans  la  plume  et  le  relève  incon- 
tinent vers  le  ciel  comme  une  cocotte  qui  boit. 

Il  arrive  !  Il  débarque  ! 

LES  SATYRES 

(Chœur  polyphonique  —  interrompu.) 

Méé!  Méé! 

(Une  flèche .^puis  une  autre .^  vole  au  travers  de 
la  scène.  Fuite  éperdue  des  Satyres.) 

MÉNÉLAS,  derrière  la  scène 

Maintenant  j'ai  les  deux  pieds  à  terre  et  je  défie 
les  dieux  ! 


94  DEUX  POEMES  D'ETE 

BRINDOSIER 

Il  est  sauf  et,  bien  sûr,  la  première  chose  à  faire 
est  de  blasphémer. 

Elle  se  retire  à  V  écart. 

Entre  MÉNÉLAS^  V arc  au  dos^  tenant  de  la 
main  droite  une  épée  et  de  la  main  gauche 
la  main  d' une  femme  voilée^  HÉLÈNE. 

SCÈNE  II 

ménélas 

Dieux  !  ce  n'est  donc  pas  assez  d'avoir  déchaîné 
tous  les  éléments  ensemble  contre  moi, 

Et  si  ce  coup  de  foudre  par  le  travers  de  Syra, 
qui  a  fait  de  mon  mât  une  écharde,  ne  nous  a  pas 
coupés  en  deux,  c'est  pas  la  faute  de  celui  qui  l'a 
ajusté  1 

Il  faut  encore  vous  moquer  de  moi  ! 

Ce  matin  voilà  le  bateau  contre  le  vent  sans 
rames  ni  gouvernail  qui  se  met  à  marcher  tout 
seul  comme  quelqu'un  qui  sait  où  il  va. 

Et  voilà  la  terre,  c'est  bien.  Mais  la  première 
chose  que  je  vois  sur  un  rocher,  qui  me  regarde 
avec  ses  gros  yeux. 


PROTEE  95 

C'est  un  sauvage  avec  de  grandes  cornes  de 
bélier  qui  lui  sortaient  de  la  tête,  qui  me  regardait 
en  me  tirant  la  langue. 

J'ajuste  le  monstre,  je  tire,  il  fuit. 

Et  fuyant  à  petits  sauts  il  me  montre  des  cuisses 
et  un  derrière  tout  couverts  de  long  poil  comme 
celui  d'un  bouc  ! 

Que  me  veut  cet  être  biscornu?  Alors, ce  n'est  pas 
assez  de  me  poursuivre,  il  faut  encore  m'insulter! 

Car  les  choses  que  je  ne  comprends  pas  sont 
pour  moi  comme  une  insulte  personnelle. 

Un  homme  avec  un  cul  de  bouc,  j'en  ai  le 
rouge  au  front  ! 

C'est  bien,  je  vous  défie  tous,  là-haut,  toute  la 
séquelle  dans  l'Ouranos  ! 

Et  toi-même,  le  beau-père  !  Qu'est-ce  que  tu 
faisais  pendant  que  Paris  m'enlevait  ta  fille  ? 

C'est  alors  qu'il  fallait  brandir  tes  pétards  et  ta 
machine  à  tonner  ! 

Mais  c'est  bien.  Sans  toi  je  suis  allé  la  reprendre 
où  elle  était. 

Et  je  ramènerai  à  Sparte  avec  moi  celle-ci  que 
j'ai  épousée  et  qui  est  ma  propriété, 

Que  tu  le  veuilles  ou  non,  malgré  le  vent  et  la 
tempête,  et  toutes  ces  choses  que  l'on  ne  com- 
prend pas  ! 


96  DEUX  POÈMES  D'ETE 

L'épée  du  moins  est  une  chose  que  l'on  com- 
prend et  le  bel  Alexandre,  là-bas,  en  a  tâté,  ce  cher 
Paris  ! 

Viens,  Hélène,  tiens  bien  ma  main,  je  ne  te 
lâcherai  pas. 

Et  je  ne  puis  dire  que  je  tire  de  toi  grand 
plaisir. 

Mais  enfin,  telle  quelle,  c'est  toi,  et  je  te  tiens, 
et  tous  te  reconnaîtront,  et  je  te  ramènerai  dans 
Sparte. 

Entre  brindosier. 


Qui  va  là  .'' 


//  la  met  enjoué. 


BRINDOSIER 


Salut,  héros 


SCENE  III 


MENELAS 


Qui  es-tu  } 

BRINDOSIER 

Salut,  fils  d'Atrée  et  gendre  de  Jupiter  ! 


PROTEE  97 

ménélas 

Comment  me  connais-tu  ? 

BRINDOSIER 

Qui  ne  connaît  Ménélas  et  la  vengeance  qu'il  a 
tirée  de  Priam  ? 

Toute  la  mer,  bleu-sur-bleu,  est  emplie  de  ta 
gloire  ! 

Abats  cet  arc. 

MÉNÉLAS 

Es-tu  de  la  bande  aussi  de  ces  sauvages  ? 

BRINDOSIER 

Je  ne  suis  qu'une  pauvre  Nymphe,  et  ma  mère 
m'appelait  Brindosier, 

A  cause  de  mes  mœurs  rustiques  et  de  mon 
simple  langage. 


Allons,  une  Nymphe  à  présent  ! 

Et   ce   sont   des  cornes  que  je  vois    sous    tes 

cheveux .'' 

7 


98  DEUX  POEMES  D'ETE 

BRINDOSIER 

A  peine.  De  tout  petits  cornichons  d'écaillé 
blonde,  un  simple  ornement. 

Et  vous  ne  me  ferez  pas  croire  qu'un  homme 
comme  vous 

N'ait  jamais  rencontré  de  nymphe  dans  sa  vie  ? 

Abats  cet  arc,  héros,  qui  me  fait  frémir  ! 

ménélas,  abaissant  son  arc  et  la  main  sur 
son  épée 

Tout  cela  n'est  pas  clair. 

Mais  je  n'ai  peur  de  rien.  Il  n'est  pas  né,  celui 
qui  m'enlèvera  celle  que  je  tiens  par  la  main  ! 

BRINDOSIER 

Qui  est-ce  } 


Écoute.  Elle  te  le  dira  elle-même. 

HÉLÈNE 

Je  suis  Hélène. 

Elle  se  tait. 


PROTEE  99 

BRINDOSIER 

Eh   quoi,  c'est  la   fameuse   Hélène  que  vous 
tenez  par  la  main  ? 

ménÉlas,  avec  orgueil 
Elle-même. 

BRINDOSIER 

Salut,  Hélène. 

MÉNÉLAS 

Elle  ne  répondra  pas.  Depuis  ce  qui  est  arrivé. 
Elle  est  si  tellement  pleine  d'orgueil   qu'on  ne 
peut  rien  en  tirer 

Hors  "  Je  suis  Hélène  "  ! 

BRINDOSIER 

Salut,  fille  de  Jupiter  ! 

MÉNÉLAS 

Quel  est  cet  air  de  doute  et  d'étonnement  ? 

BRINDOSIER,  k  tirant  a  part 

Monsieur,  c'est  que  nous  avons  ici  une  autre 
Hélène. 


loo  DEUX  POEMES  D'ETE 

MÉNÉLAS 

Une  autre  Hélène  ? 

BRINDOSIER 

Il  y  a  juste  dix  ans  et  le  jour  où  tu  ne  la  vis 
plus  dans  ta  maison. 

MÉNÉLAS 

J'ai  entendu  déjà  cette  bonne  histoire 
D'une  autre  Hélène  qui  vit  entre  la  Crète  et 
l'Egypte. 

BRINDOSIER 

Veux-tu  la  voir  .'' 


Je  n'y  tiens  pas  le  moins  du  monde. 


BRINDOSIER 

Laisse- 

-moi 

voir 

celle-ci. 

ménélas 

A  quoi  bon 

? 

BRINDOSIER 

As-tu 

peur 

? 

PROTEE  loi 

ménÉlas,  levant  le  voile  d' HÉLÈNE 
Voilà  comme  j'ai  peur. 

BRINDOSIER  regarde  HÉLÈNE  et  ne  dit  rien. 
Eh  bien  ?  Naturellement  c'est  le  même  visage  ? 

BRINDOSIER 

Oui. 

MÉNÉLAS 

J'attendais  cela  !  c'est  encore  un  tour  pour  me 
vexer  ! 

Mais  je  suis  un  vieux  chien  dont  on  ne  brouille 
pas  les  voies  si  aisément. 

BRINDOSIER 

Qui  donc,  si  pas  elle,  t'aurait  décrit  à  moi  si 
justement  que  je  te  reconnus  aussitôt } 

Ce  teint  coloré,  ce  front  bas,  ces  petits  yeux 
défiants,  et  cet  air  de  taureau  .'' 

Et  cette  mèche  blanche  qui  le  jour  de  ton  ma- 
riage déjà  se  mêlait  à  tes  boucles  d'hyacinthe  .? 

Allons,  lève  ce  casque. 

MÉNÉLAS,  se  démasquant 
C'est  vrai. 


I02  DEUX  POEMES  D'ETE 

BRINDOSIER 

Veux-tu  d'autres  détails  ?  Qui  d'autre  te  con- 
naîtrait ainsi  ? 

MiÉNÉLAS 

Je  sais  que  la  véritable  Hélène  est  celle  que  je 
tiens  par  la  main. 

BRINDOSIER 

Tu  le  sais  ? 

MÉNÉLAS,  déclamant 
Je  le  sais,  je  le  vois,  et  j'en  suis  convaincu. 

BRINDOSIER,  de  même 

Mais  on  n'est  convaincu  que  dès  qu'on  n'est 
pas  sûr. 

MÉNÉLAS 

C'est  Hélène. 

BRINDOSIER 

Quelles  preuves  en  as-tu  ? 

MÉNÉLAS 

Quelles  preuves  ?  Je  n'en  veux  d'autres  que 


PROTEE  103 

Troie  en  cendre  et  deux  cent  mille  hommes 
égorgés  ! 

Et  ces  dix  ans  de  patience  forcenée,  l'un  après 
l'autre,  faits  de  jours  que  j'ai  tous  comptés. 

Et  ma  nièce  Iphigénie  mise  à  mal,  et  l'attente 
suprême  dans  le  ventre  du  Cheval  de  bois  ! 

Et  tu  dis  que  ce  n'est  pas  Hélène  ! 

BRINDOSIER 

L'appât  des  dieux  qui  voulaient  détruire  Priam 
a  été  bon. 

ménélas 

Ne  me  mets  pas  en  colère,  tais-toi  !  et  dis-moi 
quelle  est  cette  île. 

BRINDOSIER 

Naxos. 

MÉNÉLAS 

Naxos  ?  D'après  la  carte  elle  est  bien  plus  au 
nord. 

BRINDOSIER 

Elle  est  ici  pour  le  moment. 


I04  DEUX  POËMES  D'ETE 

MÉNÉLAS 

Très  bien.  Et  quel  est  le  maître  de  Naxos  ? 

BRINDOSIER 

Le  vieillard  Protée,  roi  des  Phoques  et  de  tous 
les  monstres  amphibies. 

ménélas 

Peut-il  me  donner  un  grand  morceau  de  chêne 
de  vingt  coudées  pour  faire  un  mât  ^  et  un  autre 
de  dix  coudées  pour  faire  une  antenne  .''  et  soixante 
brasses  de  funin,  et  cent  pieds  carrés  de  bonne 
voile  de  lin,  et  quarante  paires  d'avirons,  et  de 
l'étoupe,  et  trois  chaudières  de  goudron,  et  un 
peu  de  peinture } 

BRINDOSIER 

Tout  cela,  il  peut  te  le  donner.  Mais  il  est 
avare. 


Je  n'ai  rien  du  tout  pour  le  payer. 

BRINDOSIER 

Tu  peux  te  faire  donner  tout  cela  sans  argent. 


PROTEE  105 

MÉNÉLAS 

Comment  ? 

BRINDOSIER 

Par  art  et  ruse,  que  moi,  Brindosier,  t'ensei- 
gnerai. 

ménélas 
Mais  toi-même  que  fais-tu  ici  ? 

BRINDOSIER 

Bacchus  notre  maître 

M'oublia  derrière  lui  quand  il  vint  quérir  Ariane 
ici. 

(Baissant  les  yeux.)  Le  vieillard  Protée  m'avait 
séduite. 

MÉNÉLAS 

Est-il  si  beau  } 

BRINDOSIER 

Il  est  poisson  jusqu'à  la  ceinture. 

MÉNÉLAS 

Tout  est  donc  à  moitié  dans  ce  pays  !   S'il  y 


io6  DEUX  POÈMES  D'ETE 

avait  des  canaris  je  parie   qu'ils  seraient  à   moitié 
goujons  ! 

BRINDOSIER 

Tout  de  même  un  homme-poisson,  c'est  rare  ! 

ménélas 
Est-ce  tout  ce  qui  te  plaisait  en  lui  ? 

BRINDOSIER 

Il  m'avait  promis  des  perles. 

ménélas 

Et  moi,  je  n'ai  pas  de  perles  à  vous  promettre, 
Mademoiselle,  et  je  ne  vous  donnerai  rien  du  tout. 

BRINDOSIER 

Tu  me  ramèneras  avec  toi  ? 

MÉNÉLAS 

Cela,  oui,  ça  peut  se  faire. 

BRINDOSIER 

Jure  ! 

MÉNÉLAS 

Je  le  jure  !  par  Zeus,  par  la  terre,  par  le  ciel, 


PROTEE  107 

par  le  Chaos,  par  le  Styx,  par  tous  les   dieux,  par 
tout  ce  que  tu  voudras  ! 

BRINDOSIER 

Moi,  et  ces  tristes  animaux  ? 

MÉNÉLAS 

Quels  animaux  ? 

BRINDOSIER 

Ces  Satyres,  mes  compagnons. 

MÉNÉLAS 

Non,  ils  empoisonneraient  le  bâtiment. 

BRINDOSIER 

Tu  as  besoin  d'un  équipage. 


C'est  vrai.  Mais  qui  donc  a  parqué  ce  troupeau 
de  chèvres  ici  ? 

BRINDOSIER 

N'as-tu  jamais  vu  ces  longs  poissons  noirs,  qui 
se  jouent  autour  des  navires  et  ne  les  quittent  pas  ? 
Ce  sont  les  coupants  marsouins,  ennemis  des  pê- 
cheurs, terribles  aux  filets. 


io8  DEUX  POEMES  D'ETE 

ménélas 

Ce  sont  les  amis  du  marin.  Ils  dansent  et  lui 
donnent  la  comédie.  Eux  et  les  mouettes,  leurs 
commères  criardes, 

On  est  sûr  de  les  trouver,  quand  le  coq  appa- 
raît à  l'arrière  avec  ses  seaux  d'épluchures. 

BRINDOSIER 

Tout  ce  qui  tombe  à  la  mer  appartient  à  Protée. 

MÉNÉLAS 

Ouais  !  il  doit  avoir  des  magasins  bien   garnis  ! 

BRINDOSIER 

Tout  cela  est  rangé  et  classé  dans  les  profondes 
soutes  qui  sont  au  dessous  de  cette  île  avec  un 
ordre  superbe. 

Les  avirons,  les  ancres  perdues. 

Les  mâts  suivant  leur  taille,  et  je  ne  sais  com- 
bien de  rouleaux  de  cordages  et  de  voiles  avec 
toutes  les  marques  de  la  Méditerranée, 

Marmites  craquées,  vieux  couteaux,  fanaux, 
accordéons,  astrolabes,  épissoires,  figures  de  proue. 

Tout  lui  est  bon,  de  tout  cela  il  est  amateur. 

MÉNÉLAS 

Bien,  très  bien  !  tout  cela  va  me  servir. 


PROTEE  109 

BRINDOSIER 

Et  le  voilà,  profitant  du  travail  de  Bacchus 
notre  maître,  qui  a  incessamment  à  courir  d'un 
bout  du  monde  à  l'autre, 

Et  du  Caucase  jusqu'à  Madère  là-bas  dans  la 
houle  Atlantique, 

Pour  enguirlander  toute  l'Europe  des  doigts 
entrelacés  de  ses  sarments, 

—  Qui  s'est  mis  à  faire  collection  de  Satyres  ! 

ménélas 
Idée  digne  d'un  phoque  ! 

BRINDOSIER 

C'est  que  tu  ne  les  as  jamais  vu  s'envoler  et 
traverser  la  fumée  comme  des  projectiles  à  vingt 
pieds  en  l'air  au-dessus  d'un  grand  feu  de  bois 
sec  ! 

L'antilope  de  Syrie  qui  des  quatre  pieds  sans 
aucun  poids  vient  se  poser  sur  la  tête  de  son  pâtre, 

Qu'est-ce  qu'elle  est  à  côté  de  nos  grands 
sauteurs  ? 

C'est  pourquoi  Protée  afin  d'animer  ces  rocailles, 

A  commencé  cette  collection  de  demi-dieux. 

ménélas 
J'ai  failli  en  casser  un  tout-à-l'heure. 


iio  DEUX  POEMES  D'ETE 

BRINDOSIER 

Ah,  extermine-les  tous  de  tes  flèches  ! 

Ah,  cela  vaudra  mieux  que  de  béquiller  miséra- 
blement à  cloche-pied  sur  ce  vilain  petit  tas  de 
pierrailles. 

Où  le  vieillard  marin  nous  entretient  de  mets 
absurdes. 

MÉNÉLAS 

Quels  ? 

BRINDOSIER 

D'eau  minérale  et  de  lait  concentré  ! 

Ou  de  fromage  de  cachalot,  quand  on  peut  s'en 
procurer  de  temps  en  temps. 

Et  l'eau  de  pluie  que  nous  ramassons, 

Il  faut  que  nous  en  arrosions  six  plants  de 
tabac  dont  il  est  fier  et  qui  ne  paient  rien  à  la 
Douane. 

Ah,  nous  serions  tous  morts  sans  cette  amphore 
parfumée  de  vin  de  Crète 

Dont  il  nous  reste  un  tesson, 

Et  nous  nous  le  passons  à  respirer  de  temps  en 
temps. 

MÉNÉLAS 

Triste  régime  ! 


PROTEE  1 1 1 

BRINDOSIER 

Et  pas  un  bon  bourbier  sentant  fort  la  forêt, 
pour  y  vautrer  de  temps  en  temps  comme  les 
Satyres  en  ont  besoin  à  la  manière  des  sangliers 
et  des  autres  bêtes  ! 

Etonne-toi  qu'ils  aient  le  poil  pendant  et  déco- 
loré comme  la  barbe  d'un  philosophe. 

Tout  est  sec  et  propre  dans  cet  horrible  endroit 
incessamment  lavé  et  brossé  et  rebrossé  par  la  mer 
et  par  le  vent. 

L'ail  sauvage  même,  et  les  œillets  de  sable,  et 
les  farigoulettes. 

N'y  peuvent  prendre  racine. 

ménélas 

Eh  bien,  je  jure  par  Zeus  de  vous  faire  sortir 
d'ici. 

Dis-moi  ce  qu'il  faut  faire. 

BRINDOSIER 

Es-tu  fort  .? 

MÉNÉLAS  fait  Jouer  ses  mains  et  ses  bras 

Ce  sont  de  terribles  pinces. 
Quand  je   le   tiendrai   dedans,   il  saura    quels 
athlètes  on  fait  à  Sparte. 


112  DEUX  POÈMES  D'ETE 

BRINDOSIER 

Est-il  vrai  que  tu  as  étouffé  Paris  dans  tes  bras  ? 

MéNÉLAS 

Il  les  a  trouvés  moins  frais  que  ceux  de  ma 
femme,  ho,  ho  ! 

Il  n'y  a  pas  de  quoi  me  vanter. 

Il  était  gras  et  sans  aucunes  vertèbres  comme 
un  haricot  vert. 

BRINDOSIER 

Eh  bien,  dans  ce  cas,  ceinture-arrière! 

wkt^ihKSj  faisant  le  geste 
Comme  cela  } 

BRINDOSIER 

Ceinture-le  par  derrière  et  tiens  bon  !  et  prends 
garde  à  ses  coups  de  queue,  le  vieux  requin  ! 

ménélas 
N'aye  pas  peur,  ma  fille  ! 

BRINDOSIER 

Ne  le  lâche  pas  quoi  qu'il  fasse  ! 


PROTEE  113 

MÉNÉLAS 

Le  bon  vieux  ne  me  fera  rien  du  tout. 


BRINDOSIER 


Et  même  si  tout-à-coup  tu  tiens  un  lion  rugis- 
sant entre  tes  bras,... 


Un  lion  ? 

BRINDOSIER 

N'as-tu  jamais  ouï  parler  des  tours  du  Vieux-de- 
la-Mer  ?  et  qu'il  devient  à  volonté  un  lion  ? 
Du  feu  .? 
De  l'eau  ? 
Un  dragon  ? 
Et  un  arbre  fruitier  ? 

ménélas 
Pourquoi  un  arbre  fruitier  .'' 

BRINDOSIER 

Je  ne  sais,  c'est  comme  ça.  Ne  te  laisse  pas 
étonner.  C'est  l'ordre  invariable.  Il  n'a  aucune 
imagination.  Rappelle-toi  bien. 

(Elle  compte  sur  ses  doigts.) 


114  DEUX  POËMES  D'ETE 

Un  lion  d'abord,  puis  un  dragon,  puis  du  feu, 
puis  de  l'eau,  puis  un  arbre  fruitier.  Quand  tu 
verras  l'arbre  fruitier,  c'est  fini,  et  tu  auras  le 
bonhomme  à  ta  merci. 


Un  arbre  fruitier,  très  bien  !  Que  de  choses  on 
apprend  quand  on  se  met  à  naviguer  ! 

BRINDOSIER 

N'oublie  pas  de  lui  prendre  ses  lunettes,  c'est 
d'elles  qu'il  tient  son  pouvoir  surnaturel. 

MÉNÉLAS 

Ses  lunettes,  très  bien  ! 

BRINDOSIER 

Ne  laisse  pas  le  vieux  phoque  t'échapper  car  il 


est  glissant  et  tout  huileux. 


N'aie  pas  peur,  j'ai  déjà  vu  un  phoque  qui 
parlait. 

C'est  un  batelier  de  Chersonèse  qui  nous  l'avait 
amené. 

Il  chantait  en  langage  scythique  et  appelait  à 
grands  cris  son  cher  père  et  toute  sa  famille. 


PROTEE  115 

BRINDOSIER 

Quand  il  aura  fini  de  faire  l'arbre  fruitier  et 
que  tu  lui  auras  pris  ses  lunettes, 

Tu  pourras  lui  demander  tout  ce  que  tu  vou- 
dras. 

MÉNÉLAS 

Un  mât,  des  voiles,  du  goudron  ? 

BRINDOSIER 


Tu  peux  tout  lui  demander,  ce  qui  se  passe  sur 
ter] 
ment. 


la  terre  et  sur  la  mer.  Il  sait  tout,  il  a  un  abonne- 


Un  abonnement  ^ 

BRINDOSIER 

Ne  sais-tu  pas  qu'à  tous  les  dieux  de  la  mer  et 
de  la  terre  suivant  leur  grade  Jupiter  sert  un 
abonnement  ? 

De  temps  en  temps  il  leur  envoie 
Un  ruban  étroit  de  papier  transparent, 

MÉNÉLAS 

Eh  bien  ? 


ii6  DEUX  POEMES  D'ETE 

BRINDOSIER 

Il  suffit  de  le  dérouler  devant  une  lanterne  et 
l'on  voit  tout  à  la  fois, 

Le  passé,  le  présent,  et  l'avenir. 

Moi,  je  nY  comprends  rien.  Mais  tu  peux  avoir 
confiance  en  Protée. 

MÉNÉLAS 

Alors  je  ne  serais  pas  fâché  de  savoir  ce  qu'est 
devenu  mon  frère  et  ce  que  fait  ma  belle-sœur 
Clotilde  à  Argos. 

BRINDOSIER 

Clytemnestre,  veux-tu  dire  ? 

MÉNÉLAS 

Clytemnestre.  Les  pays  chauds  vous  brouillent 
la  mémoire. 

Il  revenait  de  mauvais  bruits  de  là-bas. 

BRINDOSIER 

Tu  peux  tout  lui  demander. 

MÉNÉLAS 

Allons  !  où  est  le  vieux  .'* 


PROTÉE  117 

BRINDOSIER 

Tous  les  jours  à  midi  il  vient  ici  pour  donner  à 
manger  à  son  troupeau. 

Laisse-moi  causer  un  peu  avec  lui  et  quand  je 
lèverai  la  main, 

Approche-toi  sans  qu'il  t'entende,  et  zou  ! 
presto  !  ceinture-le  par  derrière  ! 

—  Qu'est-ce  qui  t'ennuie  ? 

MéNÉLAS 

Brindosier  ! 

J'aimerais  bien,  ah,  j'aimerais  bien  avoir  un  peu 
plus  de  confiance  en  toi  ! 

BRINDOSIER 

Mon  intérêt  n'est-il  pas  le  tien  ? 

MÉNÉLAS 

Ce  sont  ces  cornicules  sur  ta  tête  qui  m'ennuient. 

BRINDOSIER 

Crois-tu  que  je  ne  puisse  te  donner  un  bon 
conseil  ? 


Quel  bon  conseil  peut-il  y  avoir  dans  une  tête 
cornue  .'' 


ii8  DEUX  POEMES  D'ETE 

BRINDOSIER 

Sais-tu  seulement  pourquoi  ton  bateau  allait  au 
hasard  sans  que  tu  puisses  le  diriger  ? 

MÉNÉLAS 

Pourquoi  ? 

BRINDOSIER 

Regarde  à  la  proue. 

ménélas 
Eh  bien  ? 

BRINDOSIER 

Ne  vois-tu  pas  que  le  pauvre  gros  bon  œil  est 
tout  effacé  ! 

MÉN^LAS 

C'est  vrai,  par  Zeus  ! 

BRINDOSIER 

Comment  donc  veux-tu  que  le  bateau  puisse  se 
diriger  sans  son  œil  ? 

^ 

Tu  as  raison.  Je  n'y  avais  pas  pensé. 
Par  l'âne  !  par  le  chien  !  tu  es  une  fille  de  bon 
sens  et  j'ai  confiance  en  toi. 


PROTEE  119 

BRINDOSIER 

Cache-toi  là-bas  sous   ces   pierres   et  quand  je 
lèverai  la  main... 

Entendu  !  Viens,  Hélène  ! 

//  son  par  le  fondy  emmenant  HÉLÈNE. 

BRINDOSIER 

Parle-lui  donc  de  notre  Hélène  aussi  ! 

Elle  sort  par  la  droite, 

SCÈNE  IV 

LE    REPAS    DES    PHOQUES 

(Musique) 

Le  plateau  tourne  apportant  un  autre  site  de 
Vile.  On  voit  protÉE  tout  nu  dans  une  bai- 
gnoire a  fond  convexe  dans  laquelle  il  se 
balance  et  dont  le  robinet  est  remplacé 
par  un  bouchon.  Il  est  très  gros  et 
poilu.  Barbe  blanche  assez  maigre^  oreilles 
pointues.  Crâne  luisant  avec  quelques  rares 


I20  DEUX  POEMES  D'ETE 

cheveux.  Sur  les  yeux  des  lunettes  d'automo- 
biliste.  Près  de  lui  sont  rangés   six  plants 
de   tabac  dans  des  pots. 
Il  y  a  devant  lui  une  corbeille  de  joncs  remplie 
de  poissons  qu  il  jette  a  ses  phoques^. 

PROTÉE 

Cot',  cot',  cot',  cot',  cot',  !  Ici  mes  moutons  ! 
Ici  mes  petits  poulets  !  Cot',  cot',  cot',  ! 

Des  têtes  rondes  de  phoques  apparaissent  ça  et 
la  dans  la  mer. 

Nous  y  sommes  tous  ?  Un,  deux,  trois,  quatre, 
six,  huit,  onze,  douze. 

Treize  !  Le  compte  y  est  ! 

A  qui  le  cabillaud,  à  qui  le  congre,  à  qui  les 
rougets  ?  à  qui  le  filet  de  flétan  ?  Cot',  cot',  cot',  ! 
à  qui  la  belle  alose  ? 

Tumulte^  bataille.,  cirque.,  écume^  bonds  des 
phoques  qui  se  précipitent  du  haut  des 
rochers  dans  Peau  neige  et  turquoise^  braie- 
mentSj  trompettes^  coups  de  queues  et  de 
nageoires.  (Tout  cela  est  exprimé  par  la 
musique.) 

^  A  la  scène  poissons  et   phoques  peuvent   être  remplacés 
par  l'imagination  des  spectateurs  et  par  la  musique. 


PROTEE  121 

Ici,  Moustache  !  hale-toi  sur  tes  défenses  !  nous 
ne  sommes  plus  jeunes,  mon  gros.  Tiens,  prends 
ce  diable,  tu  n'en  as  pas  peur  ! 

Et  toi,  Otarys,  ma  mignonne,  viens  prendre 
cette  belle  limande,  marche  voir  un  peu  sur  tes 
nageoires  de  devant,  comme  sur  de  petits  panta- 
lons ! 

Elle  lui  prend  le  poisson  dans  la  main. 

A  qui  la  friture  ? 

//  sème   à  pleines  mains  de  petits  poissons. 
Cirque. 

A  toi.  Rhésus  !  à  toi,  Gorgô  !  et  toi,  le  petit, 
qu'est-ce  que  tu  as  à  braire  là-bas  comme  un  âne  ? 
Attrape,  mon  petit  tonneau  ! 

Nouvelle  distribution  de  poissons.  Cirque. 

lou,  le  panier  est  vide. 

Et  maintenant,  aux  choses  sérieuses  !  au  travail  ! 
au  travail  ! 

Moustache,  quel  est  le  quotient  de  0,00005 
divisé  par  123  .f* 

Tu  n'en  sais  rien  ^  Tu  me  diras  cela  tout  à 
l'heure. 

Et  toi,  Tambour,  tu  vas  m'additionner  3.977 
et  7.896. 


122  DEUX  POEMES  D'ETE 

Et  toi,  Gorgô,  s'il  te  plaît,  tu  m'extrairas  la 
racine  cubique  de  27. 

Allez,  vous  avez  de  quoi  vous  amuser. 

//  souffle  dans  une  conque. 

Brindosier  !  Brindosier  ! 

SCÈNE  V 

Entre  BRINDOSIER. 

On  voit  MÉNÉLAS  qui  se  glisse  derrière  les 
rochers,  tenant  toujours  HÉLÈNE  par  la 
main.  Il  l'attache  avec  une  corde  à  un  rocher 
derrière  lequel  lui-même  se  dissimule. 

BRINDOSIER 

Que  désire  Monseigneur  ? 

protée 

Oh,  quelle  politesse  aujourd'hui  !  c'est  le  lan- 
gage des  cours  ! 

Apporte-moi  ma  cuvette  pour  me  laver  les 
mains. 

Ma  cuvette  de  Chine,  famille  rose,  celle  qui  a 
des  mao-pings  ! 


PROTÉE  123 

Et  que  l'eau  soit  bien  chaude. 

Elle  sort  et  revient  rapportant  une  moitié  de 

cuvette^  qu  elle  lui  met  sous  le  menton. 
PROTÉE  soufflant  et  barbotant  dans  la  cuvette. 

Bou  !  Bou  !  Bou  ! 

Musique. 

L'ennui,  c'est  que  l'on  ne  peut  avoir  que  des 
serviettes  dépareillées.  Une  par-ci,  une  autre  par- 
là,  jamais  un  service  complet. 

//  s'essuie. 

BRINDOSIER 

Une  bonne  femme  de  ménage  vous  serait  plus 
utile  qu'une  pauvre  Satyresse. 

Elle  vous  rebroderait  tout  cela  à  votre  chiffre. 

PROTÉE,  s' examinant  dans  un  miroir  ébréché 
qu'elle  lui  tient 
Oui-da  !  Oui-da  !  Oui-da  ! 

BRINDOSIER 

Vous  m'avez  promis  de  me  laisser  aller  un  jour 
si  je  suis  gentille. 

PROTÉE 

Oui-da  !  —  Ote  la  brique. 

Elle  bte  la  brique  qui  cale  la  baignoire.  Il  se 
balance  avec  satisfaction. 


124  DEUX  POEMES  D'ETE 

BRINDOSIER 

Moi  et  les  autres  animaux  à  deux  pieds,  mes 
compagnons. 

PROTÉE,  clignant  de  V œil 
Et  que  devient  Ménélas  ? 

BRINDOSIER 

Quel  Ménélas  ? 

PROTÉE  cligne  de  V  œil  et  désigne  d'un 
petit  mouvement  le  rocher  derrière  lequel 
MÉNÉLAS  est  caché. 

BRINDOSIER 

Je  ne  sais  ce  que  vous  voulez  dire. 

PROTÉE,  a  mi-voix 
Il  est  là  qui  nous  guette  derrière  ce  rocher. 

BRINDOSIER,  se  jetant  a  ses  pieds 

Seigneur,  vous  savez  tout  et  l'on  ne  peut  rien 
vous  cacher. 

PROTÉE 

Prends  garde  de  casser  ma  cuvette.  Elle  a  une 
fente  qui  m'inquiète  beaucoup. 


PROTEE  125 

BRINDOSIER 

Oui,  je  veux  tout  vous  dire  ! 

MÉNÈLAS   sort   la    tête,    elle   lui   fait    signe 
de  se  cacher. 

Mais  tout  d'abord... 

Elle  tire  un  peigne  de  sa  ceinture  et  lui  peigne 
les  boucles. 

Laissez-moi  vous  passer  le  peigne  un  peu,  car 
vous  êtes  à  faire  peur  avec  cette  barbe  emmêlée 
et  sablonneuse  ! 

Oh,  vieux  naufrageur  ! 

Dites,  il  n'y  a  pas  moyen  de  vous  tenir  à  la 
maison  quand  la  mer  est  en  folie. 

Et  qu'elle  danse  empanachée  dans  le  vent 
Thrace  avec  toutes  ses  lanternes  allumées  ! 

(Ah,  cela  fait  du  bien  après  ces  souffles  étouf- 
fants de  Libye  et  l'on  respire  à  pleins  pou- 
mons !) 

11  faut  que  ce  soit  vous,  n'est-ce  pas,  que  les 
pauvres  diables  qui  vont  au  fond 

Voient  le  dernier  à  la  crête  d'une  vague,  vieux 
baigneur  ! 

Dansant  au  milieu  des  épaves  et  des  corposants, 
aussi  insubmersible  qu'une  bouteille  ! 


126  DEUX  POEMES  D'ETE 

PROTÉE 

Coupe-moi  les  cheveux, 

BRINDOSIER 

Mais  il  n'y  a  pas  de  cheveux  !  à  peine  cinq  ou 
six  filaments  impalpables  !  Ce  sont  des  ciseaux  de 
brodeuse  qu'il  me  faudrait  ! 

PROTÉE 

Ça  ne  fait  rien  !  Ce  bruit  de  fer  autour  de  ma 
tête  me  procure  d'agréables  illusions. 

Tel,  au  mois  de  juin,  le  colporteur  qui  s'assou- 
pit en  écoutant  le  coup  de  la  faux  dans  les  prairies 
épaisses. 

BRINDOSIER,  agitant  les  ciseaux  autour  de  sa 
tête 

Mon  petit  Protée,  je  vous  aime  beaucoup. 

PROTÉE 

Moi  aussi. 

BRINDOSIER,  de  même 
Vous  ne  me  croyez  pas,  cela  me  fait  de  la  peine. 

PROTÉE 

Je  te  crois,  Brindosier. 


PROTEE  127 

BRINDOSIER 

Ah,  vous  êtes  si  bon,  si  simple,  si  délicat  ! 

protIe 
C'est  vrai. 

BRINDOSIER 

Si  curieux,  si  original  !  Cette  queue  de  poisson, 
quelle  idée  ! 

PROTÉE 

N'est-ce  pas  ? 

BRINDOSIER 

Si  riche  ! 

PROTÉE 

Oui. 

BRINDOSIER 

Vous  aimez  tellement  les  beaux-arts  !  Cette 
collection  que  vous  avez,  il  n'y  en  a  pas  deux 
dans  toute  la  mer  Egée  ! 

PROTÉE 

Et  c'est  sur  elle  que  compte  Ménélas,  n'est-ce 

pas,  pour  réparer  son  petit  bateau  ? 

9 


128  DEUX  POEMES  D'ETE 

BRINDOSIER 

Voulez-vous  le  garder  ici  ?  Il  mettrait  tout  en 
désordre  dans  cette  petite  île  si  bien  soignée. 

Déjà  il  voulait  ravager  votre  plantation.  Depuis 
qu'il  a  pris  Troie  il  ne  se  connaît  plus.  C'est  un 
sauvage,  un  vrai  dévorant  ! 

PROTÉE 

Ah,  rusée  !  pas  vrai,  c'est  toi  qui  l'as  en- 
doctriné ? 

Il  n'arrive  jamais  ici  un  frère-la-côte  sans  que 
tu  lui  indiques  le  moyen  de  venir  à  bout  du  vieux 
Protée  ! 

J'ai  beau  me  transformer  en  lion  et  en  dragon, 
en  eau,  en  feu  et  en  arbre  fruitier. 

Aucun  d'eux  n'a  peur  et  ne  lâche  prise  et  il  me 
faut  lui  donner  ce  qu'il  demande. 

Et  c'est  extrêmement  lassant  pour  moi. 

Sans,  parler  de  la  perte  de  respectabilité  pour 
un  homme  de  mon  âge. 

BRINDOSIER 

Laisse-moi  donc  partir. 

PROTÉE 

Bah,  tu  vois  que  ces  malices  ne  t'ont  pas  réussi. 


PROTEE  129 

Aucun  d'eux  encore  n'a  tenu  sa  promesse  avec 
toi.  Hi  !  Hi  !  Hi  ! 

On  ne  me  prend  pas  ainsi,  je  suis  un  trop  vieux 
poisson. 

BRINDOSIER 

Et  savez- vous  qui  Ménélas  amenait  avec  lui, 
la  tenant  par  la  main  ? 

PROTÉE 

Qui  .? 

BRINDOSIER 

Vous  savez  tout.  Monseigneur,  et  je  ne  puis 
rien  vous  apprendre. 

PROTÉE 

Tu  sais  bien  que  je  ne  suis  qu'un  pauvre  dieu 
de  sixième  classe,  et  mon  abonnement  à  la  Destinée 
est  de  la  dernière  main. 

Rien  que  des  petits  tableaux  ridiculement  rognés 
sur  le  ruban  ! 

Aux  endroits  les  plus  intéressants,  allons  !  voilà 
des  gens  dont  il  ne  reste  plus  que  la  main,  ou  la 
chaussure,  ou  bien  c'est  la  tête  qui  manque,  et  tout 


I30  DEUX  POÈMES  D'ETE 

à  coup  plusieurs  brasses  vous  font  défaut.  Allez 
vous  y  reconnaître  ! 

Aussi  ayez  donc  confiance  et  prenez  une  ser- 
vante qui  s'appelle  Brindosier  et  qui  a  des  cornes 
sur  la  tête  ! 

BRINDOSIER 

Vous  en  êtes  fier  ! 

protée 

Hé  !  Hé  !  Je  ne  dis  pas  !  On  irait  loin  pour 
voir  une  de  ces  Nymphes  dont  on  parle  tant  ! 

BRINDOSIER 

Et  de  votre  troupeau  de  Satyres  aussi,  n'est-ce 
pas  ?  Ce  n'est  pas  tout  le  monde  qui  a  un  pareil 
cheptel  ? 

PROTÉE 

C'est  dans  leur  intérêt  que  je  les  conserve.  Je 
veux  leur  apprendre  l'hygiène  et  la  morale. 

Et  puis  cela  m'amuse  aussi  de  les  voir  sauter 
de  roc  en  roc.  C'est  pittoresque.  Il  me  semble  que 
cela  anime  la  localité  !  Quel  dommage  de  ne  pas 
avoir  un  jet  d'eau  ! 

Ah  !  je  suis  un  fameux  original  et  il  n'y  en  a 
pas  deux  comme  moi. 


PROTEE  131 

BRINDOSIER 

Alors  vous  ne  saurez  pas  qui  est  avec  Ménélas. 

PROTÉE 

Alors  il  pourra  se  passer  de  mon  bon  filin  de 
Phénicie,  et  de  mon  bois  de  teck. 

Quelle  pitié  !  Cela  se  dit  matelot  !  ça  veut 
naviguer,  et  ça  n'est  pas  capable  de  traverser 
l'Eurotas  un  jour  de  pluie  dans  un  cuveau  à 
lessive  ! 

BRINDOSIER,  à  mi-voix 
Hélène... 

PROTÉE 

Hélène  est  avec  lui  .'' 

BRINDOSIER  fait  signe  que  oui. 
Tu  l'as  vue  } 

BRINDOSIER 

Je  l'ai  vue, 

PROTÉE 

Aussi  belle  qu'on  le  dit  .'' 

BRINDOSIER 

Aussi  belle.  Ce  sauvage  l'entraîne  par  la  main. 


132  DEUX  POËMES  D'ETE 

PROTÉE,  rêveusement 

Dix  ans  se  sont  passés  depuis  qu'à  l'arrière  du 
bateau  qui  l'amenait  vers  Troie 

J'ai  vu  flotter  son  voile  couleur  d'or. 

BRINDOSIER 

C'est  toujours  la  même  Hélène, 

PROTÉE 

Et  ce  grand  feu  d'où  on  l'a  retirée  ne  l'a  point 
roussie  ni  endommagée  ? 

BRINDOSIER 

C'est  toujours  la  même  Hélène. 

PROTÉE 

Ah,  je  voudrais  la  voir. 

BRINDOSIER 

Vous  voudriez  l'avoir  } 

PROTÉE 

Je  dis  que  je  voudrais  la  regarder. 

BRINDOSIER 

Mais  il  ne  tient  qu'à  vous,  Seigneur,  de  l'avoir  et 
de  la  regarder  tous  les  jours  de  votre  vie. 


PROTEE  133 

PROTÉE 

Ah,  ne  me  conseille  pas  de  violence  !  Je  suis  trop 
vieux.  Mon  île  est  petite, 

Mais  il  n'y  a  pas  une  cabine  de  vieux  pilote  où 
tout  soit  mieux  arrimé  et  arrangé. 

Que  les  grands  dieux  en  tassent  donc  autant  h 
qui  est  toute  la  terre  ! 

Je  n'ai  pas  envie  que  ce  bougre  de  sans-soin 
aille  foutre  tout  en  l'air  ! 

BRINDOSIER 

C'est  une  bien  belle  chose  qu'Hélène. 

PROTÉE 

Elle  t'a  parlé  .'' 

BRINDOSIER 

Elle  est  tellement  remplie  d'orgueil  depuis  ce 
qui  lui  est  arrivé 

Qu'elle  ne  dit  pas  un  mot  hors  :  Je  suis  Hélène. 

PROTÉE 

Tranquille  comme  une  statue  et  vivante  par- 
dessus le  marché  !  Juste  ce  qu'il  me  faudrait. 

Pas  de  scènes  à  craindre  avec  elle  comme  tu 
m'en  fais  tout  le  temps,  petite  ! 


134  DEUX  POËMES  D'ETE 

BRINDOSIER 

J'ai  touché  un  mot  à  notre  Ménélas  de  cette 
histoire  idiote 

Qu'on  raconte  dans  toutes  les  Echelles  depuis 
Marseille  jusqu'à  Gallipoli  : 

Qu'il  y  a  deux  Hélènes  et  que  celle  de  Troie 
n'était  pas  la  vraie. 

PROTÉE 

Ce  n'est  pas  une  histoire  idiote  !  c'est  moi  qui 
l'ai  inventée,  jamais  je  n'ai  trouvé  une  meilleure 
blague  ! 

Elle  vaut  son  pesant  de  sel  marin. 

BRINDOSIER 

J'ai  dit  à  notre  Ménélas 

Que  cette  Hélène  qu'il  a  retirée  de  Troie  par  la 
main  était  fausse, 

Et  que  la  vraie  était  en  notre  possession. 

PROTÉE 

Bravo  !  Excellent  !  allons  tu  deviens  une  vraie 
fille  de  la  mer. 

BRINDOSIER 

Mais  il  ne  tient  qu'à  vous  de  faire  de  ce  men- 
songe une  vérité. 


PROTEE  135 

PROTÉE 

Comment  ? 

BRINDOSIER 

Il  ne  tient  qu'à  vous  de  garder  la  vraie,  l'unique 
Hélène. 

PROTÉE 

Je  ne  t'entends  pas. 

BRINDOSIER 

Je  n'ai  pas  tout  dit  à  ce  brutal,  et  que  non 
seulement  vous  pouvez  vous  couvrir  de  pommes 
à  cuire  entre  ses  bras, 

Mais  que  si  vous  le  regardez  sans  vos  lunettes, 
vous  pouvez  lui  faire  croire  ce  que  vous  voudrez. 

PROTÉE 

C'est  vrai. 

BRINDOSIER 

Laissez-lui  prendre  vos  lunettes.  Faites-lui  voir 
que  je  suis  Hélène. 

PROTÉE 

Lui  faire  voir  que  tu  es  Hélène  ^ 
Hou  !  Hou  ! 


136  DEUX  POËMES  D'ETE 

BRINDOSIER 

11  m'emmènera  avec  lui. 

PROTÉE 

Ho  !  Ho  ! 

BRINDOSIER 

Et  il  VOUS  laissera  la  véritable  Hélène. 

PROTÉE 

Hé!  Hé! 

BRINDOSIER 

Et  j'emmènerai   tous  les   Satyres,  mes  frères, 
avec  moi  ! 

PROTÉE 

Diable  !  Comme  tu  y  vas  ! 

BRINDOSIER 

Donnez-moi  seulement  sa  figure. 
Vous    verrez    si  je    ne  suis   pas  plus  Hélène 
qu'Hélène. 

PROTÉE 

Mais  il  a  déjà  dû  te  promettre  quelque  chose  } 

BRINDOSIER 

Promesses  de  marin  !   Il  jure  trop  facilement. 


PROTEE  137 

Croyez-vous  qu'un  marin  se  soucie  beaucoup 
de  prendre  une  bouche  inutile 

Par  reconnaissance  ?  Ariane  et  Médée,  je  connais 
leurs  histoires. 

La  caisse  à  eau  n'est  pas  grande  et  voilà  toute 
l'affaire. 

—  Et  mes  cornes  ne  lui  disent  rien. 


PROTEE 


Crois-tu   donc   qu'il   s'en   va  prendre  avec  lui 
toute  cette  potée  de  Satyres  à  son  bord .'' 


BRINDOSIER 


Tu  lui  feras  croire  que  ce  sont   mes  suivantes, 
chaste  escadron. 

PROTÉE 

Les  Satyres  tes  chastes  suivantes  !  Hou  !  Hou  ! 
Et  pourquoi  pas  mes  phoques  t 

BRINDOSIER 

Dis  que  c'est  au-dessus  de  ton  pouvoir. 

PROTÉE 

Rien  n'est  au-dessus  de  mon  pouvoir 
Ni  de  la  crédulité  d'un  imbécile. 


138  DEUX  POEMES  D'ETE 

BRINDOSIER 

Soyez  gentil,  Monsieur  l'Empereur-de-la-Mer 
et  Roi  de  tous  les  Menteurs  ! 

PROTÉE 

Mais  je  ne  veux  pas  du  tout  perdre  mes  Satyres! 
Jamais  je  ne  pourrai  plus  former  une  pareille 
collection  ! 

Tous  les  dieux  de  la  mer  m'envient  mon 
cabinet  ! 

Il  n'y  a  que  Phorcus  qui  a  ramassé  quelques 
méchants  marins  d'Ulysse, 

Et  ils  se  promènent  toute  la  journée  sur  son 
sable  hyperboréen. 

Avec  leur  longue-vue  sous  le  bras  et  leur  petit 
chapeau  de  toile  cirée. 

Cela  ne  vaut  pas  un  ensemble  comme  le  mien  ! 
Ils  sont  connus  partout,  de  vrais  fils  de  l'air  ! 

BRINDOSIER 

De  vieux  moutons  puants  !  de  vieux  boucs 
ataxiques  ! 

Si  vous  les  laissez  encore  un  mois  à  boire  de 
l'eau  minérale,  ils  ne  seront  plus  bons  que  pour 
l'Ecole  des  Beaux-Arts. 


PROTEE  139 

PROTÉE 

Ta  !  Ta  !  Ta  ! 

BRINDOSIER 

Mais  Hélène,  en  revanche,  quelle  pièce  unique! 
Quel  honneur  pour  ta  vieillesse  ! 

Un  pareil  numéro,  ça  vaut  bien  tout  un  trou- 
peau de  mérinos  à  demi  rogneux  ! 

PROTÉE 

Tu  m'ennuies  ! 

BRINDOSIER,  avec  enthousiasme 
Hélène,  dirait-on,  la  vraie,  la  seule  Hélène... 

PROTÉE 

Tais-toi,  tu  m'ennuies  ! 

BRINDOSIER 

La  vraie,  la  seule  Hélène  !  celle  que  les  hommes 
et  les  dieux  se  disputent  !  celle  dont  on  parle 
partout  ! 

Celle  pour  laquelle  deux  cent  mille  hommes 
viennent  de  se  couper  la  gorge... 

PROTÉE 

Deux  cent  mille  hommes,  dis-tu  } 


I40  DEUX  POEMES  D'ETE 

BRINDOSIER 

C'est  le  chiffre  officiel. 

PROTÉE 

Deux  cent  mille  hommes  ! 

Tais-toi  !  tu  me  mets  l'eau  à  la  bouche. 

BRINDOSIER 

Quelle  perle  pour  ta  collection  ! 
Je  sais  que  Jupiter  la  désire  et  qu'il  y  a  une 
place  pour  elle  au  ciel  entre  les  étoiles  Dioscures. 

PROTÉE 

11  ne  l'aura  pas  ! 

BRINDOSIER,  hrafidissant  les  ciseaux 
Non,  il   ne  l'aura  pas  !   C'est   Protée  tout  de 
même,  c'est  ce  petit  dieu  de  sixième  classe  qui  sera 
le  plus  malin  ! 

PROTÉE 

Tu  me  fais  rire  !  Eh  bien,  il  en  sera  comme  tu 
voudras  ! 

BRINDOSIER,  kvant  la  main 

C'est  promis. 

MÉNÉLAs  son  de  la   cachette  et  s'avance  en 
rampant. 


PROTEE  141 

PROTÉE 

C'est  promis  ! 

Tout  de  même  il  m'en  coûte  de  te  perdre, 
Brindosier. 

BRINDOSIER 

Moi  aussi,  mon  pauvre  vieux. 

Elle  fait  signe  à  MÉNÉLAS. 

On  s'entendait  bien  tout  de  même.  On  avait  ses 
habitudes,  ensemble,  quoi  ! 

MÉNÉLAS    se  précipite    et  saisit  PROTÉE  par 
derrière.  La  baignoire  se  renverse.  Tumulte. 

En  avant  !  hardi  !  c'est  bien  !  comme  ça,  cein- 
ture-le au-dessus  des  coudes  !  Bon  !  tiens  bon  ! 
tiens  bon  !  que  je  dis  1  Ne  le  lâche  pas,  le  vieux 
brigand  !  Attention  au  numéro  i  i  N'oublie  pas  ! 
C'est  le  lion  qui  va  commencer  ! 

(V ombre  d'un  lion  se  dessine  sur  la  toile  de 
fond.) 

RIDEAU 


ACTE    II 


Même  tableau  qu'à  Pacte  précédent.  Quand  le  rideau  se  lève,  m 
voit  MÉNÉLAS  étendu  sur  le  rivage  et  dormant,  tenant  dans  sa 
main  la  main  d^ HÉLÈNE  voilée  et  assise.  A  gauche  sur  le  pros- 
cenium appuyé  sur  une  canne  a  bout  de  caoutchouc,  se  tient  le 
SATYRE-MAJOR,  écoutant  l'orchestre.  —  Â  F  orchestre. 

BACCHA'NALE  NOCTURNE 

pianissimo. 

LE  SATYRE-MAJOR  à  V orchestre 

Tout  beau,  Messieurs  !  tout  doux  !  Plus  bas  ! 
Plus  bas  !  Plus  bas  ! 

S'il  s'agissait  de  faire  du  bruit,  nous  n'aurions 
pas  besoin  de  musique. 

C'est  le  silence  qu'il  s'agit  de  faire  entendre. 
Chhh! 

//  bat  la  mesure.  La  musique^  déjà  faible^  de- 
vient presque  imperceptible. 

Ça  va  mieux  !  Sss  !  plus  bas  encore  !  que  diable  ! 
ce  n'est  pas  pour  des  chaudronniers  que  vous 
jouez  ! 

Mais  pour  des  demi-dieux  dont  l'oreille  farouche 


PROTEE  143 

se  termine  en  une  pointe  aussi  fine  qu'un  seul  poil. 

Et  vous  allez  réveiller  ce  brave  homme  qui  a 
pris  Troie  et  terrassé  un  phoque  et  qui  est  bien 
fatigué. 

Et  Hélène  même  peut-être.  Plus  bas  ! 

IS  orchestre  joue  a  vide,  les  violons  retournés  y 
les  cymbales  disjointes,  les  cuivres  bouchés. 

Très  bien  !  Vous  m'avez  compris  !  voilà  la  mu- 
sique comme  je  l'aime. 

Le  ronflement  des  tambours,  le  claquement  des 
mains,  la  grêle  des  crotales,  nous 

Parviennent  comme  de  l'autre  côté  de  la  lune. 

Le  torrent  des  sabots  et  des  pieds  nus  qui 
suivent  Bacchus 

N'arrive  pas  plus  à  l'oreille  que  le  grouillement 
au  fond  d'un  fleuve  des  écrevisses  cuirassées. 

Ces  cris  désespérés 

Ne  sont  pas  plus  pour  nous  que  la  froide  ar- 
cherie  de  Diane, 

Quand  par  un  radieux  minuit  dans  les  campa- 
gnes du  Rhône  elle  prend  un  large  mûrier  pour 
cible  ! 

Et  la  trompette  elle-même  quand  elle  sonne, 
aussi  faible  qu'un  siflîet  de  verre. 

Faible  musique. 


10 


144  DEUX  POËMES  D'ETE 

La  nuit  est  aux  dieux. 

Coups  très  doucement  sur  la  grosse  caisse. 

N'est-ce  pas  !  Elle  est  trop  belle  !  c'est  trop 
beau,  ce  milieu  de  l'année  ! 

C'est  pour  cela  que  Bacchus  est  venu, 

Afin  de  délivrer  les  campagnes  et  les  déserts  et 
les  énormes  replis  de  la  terre  tout  remplis  de 
forêts 

De  cette  marche  en  triomphe  et  de  ce  pas  irré- 
sistible au  milieu  des  cris  de  désespoir,  imposant 
le  délice  et  la  terreur  ! 

Malheur  à  celui  qui  sur  les  feuilles  mouillées  à 
minuit 

Verra  le  reflet  du  dieu  blanc,  pareil  à  un  soleil 
de  lait  ! 

Malheur  au  cerf  qui  parmi  ses  biches  inquiètes 
exhaussant  sa  tête  arborescente. 

Regarde  l'étrange  armée  cependant  qu'elle  passe 
le  gué  montagnard  en  tumulte  parmi  les  pierres 
roulantes. 

Et  le  dieu  déjà  n'est  plus  là  et  les  précède,  et 
l'on  ne  voit  qu'un  gros  homme  ivre  sur  son  âne  ! 

Nul  à  cet  appel  n'est  plus  un  homme  tout-à-fait  ! 

Car  l'homme  pour  bondir  prend  les  jarrets 
d'une  chèvre, 


PROTEE  145 

Et  la   chèvre  pour   happer  l'aigre  poignée  de 
vigne  qu'on  lui  tend 

Se  met  debout  et  devient  une  fille    au    front 
cornu  ! 

Silence  ! 

La  musique  cesse  peu  à  peu. 

Salut,  Ménélas  ! 

Silence. 

Il   dort  !   ce   n'est  pas  en  vain  qu'il  a  regardé 
dans  les  prunelles  du  dieu  de  la  Mer  ! 

Tout  pour  lui  est  changé  et  je  vais  lui  appa- 
raître comme  la  plus  adorable  des  Nymphes. 

Salut,  libérateur  ! 

MÉNÉLAS  ouvre  les  yeux  sans  se  réveiller. 
—  Le  SATYRE-MAJOR  lui  fait  d'horribles 
grimaces.  —  ménélas  le  regarde  avec 
hébétement  et  imite  ses  grimaces.  —  Puis 
d'un  bond  il  se  relève  et  saute  sur  son 
arc^  mais  peu  a  peu  comme  frappé  d'éton- 
nement  il  le  laisse  se  débander. 

SCÈNE  I 

LE  SATYRE-MAJOR 

Salut,  Ménélas  ! 


146  DEUX  POÈMES  D'ETE 

ménélas 
Qui  me  parle  ? 

LE  SATYRE-MAJOR 

C'est  moi,  Seigneur,  qui  vous  parle. 

MÉNÉLAS 

Quoi,  n'y  avait-il  pas  ici  tout  à  l'heure, 
Un  de  ces  vilains  Satyres  encore  qui  me  tirait 
la  langue  ? 

LE  SATYRE-MAJOR 

Il  n'y  a  que  moi  ici,  Seigneur,  pour  vous  servir. 

MÉNÉLAS j  se  passe  la  main  sur  le  front. 

Qu'y   a-t-il  }   Monseigneur   semble    inquiet   et 
troublé. 

ménélas 

Ah,  je  suis  las  de  toutes  ces  diableries  ! 

LE  satyre-major,  minaudant 
Ce  n'est  pas  moi  au  moins  qui  vous  fais  peur  ? 

MÉNÉLAS 

Toi,  ça  va  bien.  Je  t'aime.  Tu  es  jolie.  Ah,  cela 
fait  plaisir  de  regarder  une  gentille  figure. 


PROTEE  147 

LE  SATYRE-MAJOR,  cvvec  Une  révérence 
Monseigneur  ! 

ménélas 

Qu'une  longue  boucle  blonde  fait  bien  le  long 
de  la  délicieuse  amande  d'un  jeune  visage  ! 

Et  quel  teint  éclatant,  aussi  pur  qu'une  fleur  de 
bégonia  ! 

Qui  es-tu  ? 

LE  satyre-major 

La  servante  du  seigneur  Protée. 

MÉNÉLAS 

Tu  as  un  bien  vilain  maître. 

LE  SATYRE-MAJOR 

Naxos,  (le  plus  souvent), 

Est  une  île  au  milieu  de  cette  mer  qui  se  trouve 
entre  les  trois  Continents, 

Et  c'est  elle  qui  recueille  toutes  les  épaves  des 
tempêtes  et  des  courants. 

MÉNÉLAS 

Tu  es  une  de  ces  épaves  toi-même  ^ 


148  DEUX  POËMES  D'ÉTÉ 

LE  SATYRE-MAJOR 

J'étais  abandonnée  sur  la  mer  dans  un  petit 
bateau, 

Et  c'est  le  vieillard  Protée  qui  recueillit  ma 
faiblesse  et  mon  innocence. 

MÉNÉLAS 

Comme  elle  a  bien  dit  ça  ! 
Ecoute,  tu  es  adorable  ! 

LE  SATYRE-MAJOR 

Tout  beau.  Seigneur  ! 

N'est-ce  pas  là  votre  dame  qui  est  avec  vous  ? 

MÉNÉLAS 

Ça  ne  fait  rien  !  ça  lui  est  tellement  égal  1  "  Je 
suis  Hélène  ". 

Veux-tu  !  je  t'emmène  !  je  te  donnerai  une  place 
à  la  lingerie. 

Mais  dis  moi  d'abord  comment  ton  maître  se 
ressent  de  la  friction  que  je  lui  ai  administrée. 

LE  SATYRE-MAJOR 

Merci,  il  va  bien  et  vous  demande  ses  lunettes. 

MÉNÉLAS 

Un  moment  !  qu'il  vienne  les  chercher. 


PROTEE  149 

LE  SATYRE-MAJOR 

11  n'ose  VOUS  affronter  de  nouveau. 


MENELAS 

J'ai  bien  cru  que  j'allais  lâcher  prise  ! 

Le  lion  et  tout  le  reste,  ça  m'est  égal  !  Mais 
c'est  le  numéro  de  l'octopode  que  je  n'attendais 
pas  ! 

Quand  je  me  suis  vu  tout-à-coup  au  milieu  de 
ces  lanières  flottantes, 

Face  à  face  avec  ce  bec  de  perroquet  et  ce  crâne 
cylindrique,  pareil  à  un  énorme  cornichon  déco- 
loré, plein  d'une  épouvantable  sagesse. 

Et  ces  yeux  sans  prunelles  où  flotte  une  lumière, 
comme  une  lampe  derrière  une  boule  pleine  d'eau. 

J'ai  pensé  rendre  l'âme  de  dégoût  !  Heureuse- 
ment que  la  vision  n'a  pas  duré. 

Et  qu'aussitôt  j'ai  tenu  entre  mes  mains  cet  arbre 
gluant  qui  produit  des  pots  de  confiture. 

Tout  mangé  par  le  milieu  d'un  cancer  rose, 
pareil  à  un  pis  de  vache. 

Pouah  ! 

LE  sATYKE-mh]OR^  joignant  les  mains 
Vous  êtes  un  héros  ! 


I50  DEUX  POËMES  D'ETE 

MÉNÉLAS 

Eh  bien  !  Qu'est-ce  qu'il  demande  encore,  le 
vieux  collectionneur  ? 

LE  SATYRE-MAJOR 

Il  demande  ses  lunettes. 

MÉNÉLAS  {il  les  met  sur  son  nez.) 
On  ne  voit  rien  avec. 

LE  SATYRE-MAJOR 

Naturellement;  elles  ne  sont  pas  faites  pourvoir. 

MÉNÉLAS 

Alors  .? 

LE  SATYRE-MAJOR 

C'est  le  signe  de  son  autorité. 

Quand  les  phoques  voient  ses  lunettes,  ils  sont 
frappés  de  respect  et  de  terreur. 

C'est  ainsi  qu'il  les  oblige  à  quêter  pour  lui  et 
à  apprendre  l'arithmétique. 

MÉNÉLAS 

En  voilà  encore  une  invention  !  C'est  comme 
ces  rubans  qu'il  m'a  montrés  ! 


PROTEE  151 

Je  voulais  savoir  un  peu  ce  qui  se  passe  à  Argos, 
car  il  court  de  mauvais  bruits  sur  la  famille. 

Bon  !  La  première  chose  que  je  vois,  c'est  ma 
belle-sœur  Clotilde  à  qui  un  jeune  homme  inconnu 
se  mettait  en  devoir  de  retirer  de  son  ventre  une 
grande  épée  à  deux  tranchants. 

LE   SATYRE-MAJOR 

Ciel! 

MÉNÉLAS 

Eh  bien  !  Elle  ne  souffrait  aucunement  de  cette 
familiarité.  On  la  voyait  se  relever  et  sortir  à 
reculons  en  arrangeant  sa  coiffure. 


LE  SATYRE-MAJOR 


Prodige 


Aussitôt  se  présentait  un  homme,  le  crâne  fendu 
en  deux,  et  Clotilde,  —  Clytemnestre,  veux-je  dire, 
—  qui  se  tenait  à  côté  de  lui,  la  hache  à  la  main. 

LE  SATYRE-MAJOR 

Grands  dieux  !  vous  me  faites  peur  ! 

MÉNÉLAS 

Le  crâne  se  recollait  et  mon  frère  Agamemnon 


152  DEUX  POËMES  D'ÉTÉ 

sortait  de  la  baignoire  parfaitement  intact  et  sec. 
Et  ainsi  de  suite.  Et  cela  a  fini  confusément 
par  une  épouvantable  fricassée  où  tout  était  con- 
fondu, le  sacrifice  de  ma  nièce  et  la  cuisine  qu'on 
a  faite  de  mes  petits  cousins  ! 
J'en  ai  mal  aux  yeux. 

Si  au  moins  je  reconnaissais  les  gens  !  Mais 
tout  tremble  et  ondule  comme  les  figures  qu'on 
voit  au-dessus  d'un  feu  !  et  aux  endroits  les  plus 
intéressants  il  y  a  des  grands  trous  blancs.  Car  ces 
rubans  ne  sont  pas  de  première  main. 

LE  SATYRE-MAJOR 

Les  oracles  sont  toujours  obscurs. 

MÉNÉLAS 

En  somme  tous  ces  massacrés  qui  se  raccommo- 
dent, c'est  un  symbole,  quoi  !  et  le  sens  est  plutôt 
consolant. 

J'en  conclus  que  tout  s'arrange, 
Comme  le  prouve  ma  propre  histoire. 

—  Mais  si  j'avais  seulement  cent  brasses  de  ces 
rubans,  quelle  concurrence  pour  Delphes  ! 

—  Là  dessus  je  n'en  pouvais  plus  et  je  me  suis 
endormi, 


PROTEE  153 

Tenant  ferme  la  main  de  cette  femme  et  dans 
l'autre  les  lunettes. 

LE  SATYRE-MAJOR 

Rendez-les  moi  ! 

ménIlas 
Minute  1  est-ce  que  ma  barque  est  réparée  ? 

LE  SATYRE-MAJOR 

Elle  est  prête  et  vous  attend. 

MÉNÉLAS 

L'oeil  du  bateau  est  repeint  ? 

LE  SATYRE-MAJOR 

Il  est  repeint.  Vous  n'avez  plus  que  la  prunelle 
à  y  poser. 

Vous  avez  une  voile  de  lin  et  une  autre  de 
jute,  quinze  avirons  de  la  première  bordée  et 
vingt-huit  de  la  seconde, 

Et  un  beau  gouvernail  presque  neuf  qui  a  été 
fait  pour  l'Administration  des  Pompes  funèbres 
Egyptiennes. 

MÉNÉLAS 

Je  lui  rendrai  les  lunettes  quand  je  partirai. 


154  DEUX  POËMES  D'ETE 

LE  SATYRE-MAJOR 
r 

Ecoutez   donc  !    Vous    pouvez   lui    demander 
autre  chose  ! 

MÉNÉLAS 

Quoi  ? 

LE  SATYRE-MAJOR 

Ne    savez-vous    pas    que    la    fameuse    Hélène 
habite  depuis  dix  ans  cette  île  ? 

MÉNÉLAS,  prenant  son  arc 
File,  ou  je  te  tue  ! 

LE  SATYRE-MAJOR, /«J^;// 

Regardez  derrière  vous  ! 

SCENE  II 

Entre  brindosier,  voilée. 

BRINDOSIER 

Salut,  ô  mon  époux,  je  te  retrouve  enfin. 
Quoi  ? 


PROTEE  155 

BRINDOSIER 

Salut,  ô  mon  époux,  je  te  retrouve  enfin. 

Qui  êtes-vous  ? 

BRINDOSIER    Ic've    SOU     voUe.     MÉNÉLAS    la 
regarde  en  silence. 

MÉNÉLAS 

Regarde,  Hélène  ! 

HÉLÈNE,  se  dévoilant  indolemment 
Qui  êtes  vous,  Madame  ? 

BRINDOSIER 

Réponds-lui,  Ménélas.  Dis-lui  qui  je  suis.  Cette 
voix,  ce  visage  qui  se  tourne  vers  le  tien,  cette 
femme  devant  toi  qui  t'accueille,  cela,  ne  les  recon- 
nais-tu pas  .'' 

MÉNÉLAS,  à  voix  bassc 
Hélène,  c'est  Hélène. 

HÉLÈNE 

11  n'y  a  ici  d'autre  Hélène  que  moi. 


156  DEUX  POEMES  D'ETE 

MÉNÉLAS 

Ah,  le  cœur  me  bat  étrangement  !  Voici  avec 
moi  deux  Hélènes,  celle  du  passé  et  l'autre  que 
Paris  m'a  rendue. 

Si  je  ne  tenais  ta  main,  ah,  je  dirais  que  celle-ci 
est  la  vraie.  C'est  la  voix,  c'est  la  taille,  c'est  le 
visage, 

Plus  jeune  seulement,  plus  pur  peut-être. 

Regarde  toi-même. 

HÉLÈNE 

Je  n'ai  pas  besoin  de  regarder. 

ménélas 
Regarde,  te  dis-je  ! 

HÉLÈNE,  tournant  lentement  les  yeux  vers  lui 

Cette  femme  me  ressemble  comme  je  ressemble 
à  Andromaque. 

MÉNÉLAS 

Tais-toi,  tu  n'y  entends  rien  !  je  me  souviens 
mieux  que  toi  ! 

HÉLÈNE 

Il  n'y  a  ici  d'autre  Hélène  qu'Hélène  de  Troie, 


PROTEE  157 

Qui  fut  enlevée  par  Alexandre  autrement  Paris, 
Comme  on  le  sait  dans  le  monde  entier  depuis 

Gadès  jusqu'à  la  Colchide, 

Et   comme   en   témoignent  ces   grands   tas  de 

briques  noircies,  qu'on   voit  en   face  de  Ténédos. 


BRINDOSIER 


Je   ne  sais.  Quant   à   moi,  je  suis   Hélène  de 
Sparte. 


Tu  ne  l'es  mie. 


BRINDOSIER 


Toujours  fidèle,  toujours  aimante,  la  même. 
Et  qui  n'ai  pas  d'autre  époux  que  le  mien. 

MÉNÉLAS 

Comment  êtes-vous  ici.  Madame,  en  cette  pré- 
sente île  de  Naxos  ? 

BRINDOSIER 

Je  dormais. 


Vous  dormiez  .'' 


158  DEUX  POEMES  D'ETE 

BRINDOSIER 

Hermès, 

Hermès  m'avait  flagellé  le  visage 

De  ce  rameau   trempé  dans  le  fleuve  Léthéon. 

ménélas 

Vous  dormiez  !  et  moi  pendant  ce  temps,  casque 
en  tête  et  l'épée  au  poing, 

J'assiégeais  Troie  là-bas  où  vous  étiez. 


BRINDOSIER 

Non 

pas 

moi. 

MÉNÉLAS 

Non 

pas 

vous  : 

BRINDOSIER 

Celle 

-ci, 

non  pas 

moi  ! 

MENELAS 

Vous  dites  bien,  car  celle-ci  est  Hélène. 

BRINDOSIER 

Salut  donc,  Hélène. 

M] 

La  reconnaissez-vous  ? 


PROTEE  159 

BRINDOSIER 

Salut,  Hélène. 

MÉNÉLAS 

C'est  Hélène  que  je  tiens  par  la  main  ? 

BRINDOSIER 

Qui  d'autre  ? 

N'est-ce  point  mon  visage  ?  N'est-ce  point  mon 
corps  ?  N'est-ce  point  mon  sein  que  soulève  ce 
souffle  indigné  ? 

Qu'as-tu  fait,  pendant  que  je  dormais,  ô  image 
de  moi-même  !  et  quel  usage  les  dieux  ont-ils  fait 
de  mon  sommeil  ? 

C'est  moi  pour  qui  Troie  a  brûlé  pendant  que 
je  dormais,  c'est  moi  qui  l'ai  rasée  comme  avec  la 
faux,  pendant  que  je  n'étais  troublée  d'aucun 
songe  ! 

Mon  corps  est-il  si  puissant  que  sa  seule  image 
suffise  à  la  volonté  d'un  dieu  ? 

Mon  âme  est-elle  si  puissante  qu'elle  suffise  à 
faire  vivre  deux  corps  ? 


Ce  sont  des  paroles   qu'il   est  difficile  de   sup- 
porter, 

II 


i6o  DEUX  POEMES  D'ETE 

BRINDOSIER 

Maintenant,  sœur  Hélène,  ô  mon  image. 
Maintenant  que  votre  tâche  est  faite. 
Maintenant  que  je  suis  éveillée  et  qu'il  fait  jour, 
11  est  temps  que  vous   me  cédiez   ma  place  et 
mon  époux  ! 

Ayez  la  bonté  de  disparaître,  je  vous  en  prie. 

ménélas 

Souffle  dessus  un  peu  pour  voir  si  elle  va  dis- 
paraître 

Comme  la  vapeur  de  l'eau  qui  commence  à 
bouillir. 

BRINDOSIER 

Mais  toi,  Ménélas,  qu'attends-tu  pour  m'ouvrir 
tes  bras  après  ces  dix  années. 
Et  ce  cœur  qui  m'appartient  ? 

MÉNÉLAS 

Quelle  preuve  as-tu  que  tu  es  Hélène  ? 

BRINDOSIER 

Nulle  que  la  vérité. 

MÉNÉLAS 

Je  sens  je  ne  sais  quel  doute  en  moi. 


PROTEE  i6i 

HÉLÈNE 

Ménélas,  j'ai  déjà  supporté  de  vous  beaucoup 
de  choses  et  j'ai  beaucoup  souffert  par  vous  : 
toutefois  ne  me  poussez  pas  à  bout. 

Et  il  est  bien  vrai  que  je  suis  une  femme  et  en 
votre  possession  :  non  point  tant  cependant  que 
vous  le  croyez. 

Mais  je  proteste  que  si  vous  avez  le  malheur 
de  me  faire  cette  injure  et  de  lâcher  seulement  ma 
main, 

Vous  ne  ramènerez  plus  Hélène  une  seconde 
fois, 

Et  ni  dans  cette  vie  ni  dans  l'autre 

Vous  ne  retrouverez  ces  doigts  si  longtemps 
des  vôtres  disjoints. 

MÉNÉLAS 

Je  suis  le  maître  de  tout  ce  qu'il  y  a  d'Hélènes 
au  monde. 

BRINDOSIER 

Une  seule  suffit. 


Tu  dis  bien  !  Il  n'y  a  qu'une  Hélène  pour  moi. 


i62  DEUX  POEMES  D'ETE 

BRINDOSIER 

Une  seule,  la  même. 

MI 

Tu  dis  bien,  la  même  pour  moi  à  jamais. 

BRINDOSIER 

Une  seule  Hélène,  celle  qui  te  fut  donnéejadis. 

MÉNÉLAS 

Je  me  souviens  ! 

BRINDOSIER 

La  fille  de  Léda  et  de  Jupiter... 

MÉNÉLAS 

...  La  femme  du  Roi  de  Sparte. 

BRINDOSIER 

...Jupiter  qui  tonne  dans  les  nuées. 
Quand  les  nuages  pareils  à  de  grandes  monta- 
gnes blanches  accumulées 

S'accroissent  peu  à  peu  dans  le  ciel  pur. 
Au-dessus  de  ce  petit  temple  rouge  bien  connu 
des  bergers  dont  le   fronton  n'a  pas  plus  de  trois 
colonnes. 


PROTEE  163 

MÉNÉLAS 

Tu  te  souviens  ? 

BRINDOSIER 

Là  est  une  prairie  ombragée  de  peupliers. 

HÉLÈNE 

Mais  il  n'y  avait  pas  de  peupliers  ! 

ménélas 
Si,  tais-toi,  il  y  en  avait  ! 

BRINDOSIER 

Là  est  une  prairie  ombragée  de  peupliers. 

MÉNÉLAS 

Il  y  avait  des  peupliers,  je  me  souviens  à  mesure 
qu'elle  parle. 

BRINDOSIER 

Là  où  le  ruisseau  rapide. . .  Il  fuit  ! 

MÉNÉLAS 

Là  où  le  ruisseau  rapide... 

BRINDOSIER 

Que  ses  eaux  étaient  claires  ! 


i64  DEUX  POËMES  D'ETE 

MÉNÉLAS 

Que  ses  eaux  étaient  claires  et  quel  bruit  triste 
elles  faisaient  parmi  les  pierres  roulantes  ! 

BRINDOSIER 

Avant  qu'elles  n'entrent  dans  la  vaste  conque 
de  Juin. 

MÉNÉLAS 

...    Avant  que  par  mille  vannes  et  coupures, 
elles  ne  soient  distribuées  à  tout  le  riche  herbage. 

BRINDOSIER 

Là  sont  trois  chênes  consacrés  à  mon  père. 

HÉLÈNE 

Bon,  voilà  que  ce  sont  des  chênes  à  présent  ! 

MÉNÉLAS 

Elle  a  raison,  je  me  souviens,  ce  sont  des  chênes. 

BRINDOSIER 

Ce  grand  arbre  dont  la  feuille  est  la  plus  tardive. 


En  ce  mois  de  juin  où  tu  me  dis   que  tu  m'ai- 
mais,   à    ces    hauteurs    où    nous    étions    montés. 


PROTEE  165 

C'est  à  peine  si  elles  étaient  encore  poussées. 

BRINDOSIER 

Leur  couleur  est  celle  de  l'or. 

MÉNÉLAS 

Non  point  l'or  de  la  vieillesse,  mais   le  jeune 

rameau  qui  commence  ! 

Avant  que  Jupiter  ne  leur  ait  donné 

Cette  puissante  couleur  de  vert  où  ses  yeux  se 

complaisent. 

BRINDOSIER 

Leur  couleur  est  celle  de  l'or  ! 


Non  point  du  temps  qui  passe,  mais  de  celui 
qui  vient  de  commencer. 

BRINDOSIER 

Leur  couleur  est  celle  de  l'or. 


Non  point  leur  couleur,  ô  bien  aimée  ! 

Mais  celle  de  ce  grand  feu  que  j'avais  allumé 
un  peu  plus  bas  et  dont  l'éclat  les  enveloppait 
tout  entiers. 


i66  DEUX  POEMES  D'ETE 

BRINDOSIER 

N'est-il  point  convenable  que  l'on  se  purifie 
par  le  silence  et  par  le  jeûne... 

MÉNÉLAS 

Oui,  cela  est  convenable. 

BRINDOSIER 

...  N'est-il  pas  convenable  qu'on  se  purifie 
comme  pour  les  Mystères, 

Quand  on  va  épouser  la  fille  d'un  dieu  ? 

MÉNÉLAS 

Quant  on  tient  entre  ses  bras  l'enfant  divin 
dont  les  yeux  immobiles  entre  les  paupières 

Vous  regardent  avec  indifférence. 

Et  tu  étais  vierge  entre  mes  bras  comme  la 
Victoire,  et  la  harpe  pour  l'aveugle. 

Et  comme  ce  jeune  fût  de  marbre  blanc  au  seuil 
de  la  patrie  que  l'exilé  saisit  religieusement  de  ses 
deux  mains  ! 

BRINDOSIER 

Au-dessus  de  nous  s'élevaient  ces  longs  rubans 
de  murs  l'un  sur  l'autre,  et  cette  citadelle  dans  le 
ciel  avec  ses  tours  déchiquetées. 


PROTEE  167 

Et  ces  longues  forêts  de  chênes  toutes  plates 
sur  les  terrasses,  pareilles  à  la  mousse  qui  pousse 
entre  les  interstices, 

Et  ces  cascades  silencieuses  et  immobiles, 

Et  ce  lieu  d'avance  aménagé  par  la  main  des 
Titans  sur  l'ordre  de  mon  père. 

Pour  être  son  temple  avec  nous. 

ménélas 
Je  me  souviens. 

BRINDOSIER 

Et  que  tu  étais  beau  alors,  Ménélas,  le  plus 
fort  entre  tous  ceux  de  ton  âge  et  le  plus  habile 
aux  jeux  1 

MÉNÉLAS 

Tu  es  la  même  toujours. 

BRINDOSIER 

La  même,  c'est  toi  qui  le  dis,  tu  en  es  sûr  .'' 

MÉNÉLAS 

Hélène  :  il  n'y  a  pas  d'autre  femme  au  monde. 

BRINDOSIER 

Dis,  t'ai-je  bien  fait  souffrir  .'' 


i68  DEUX  POËMES  D'ETE 

MÉNÉLAS 

Pas  à  la  mesure  de  mon  amour. 

BRINDOSIER 

Était-ce  dur  d'être  séparé  de  moi  ? 

ménélas 
Mon  désir  ne  t'a  point  quittée. 

BRINDOSIER 

Ni  moi  je  ne  t'ai  quitté. 

ménélas 
Tu  ne  m'as  point  quittée  .'' 

BRINDOSIER 

Je  dormais  entre  tes  bras. 

MÉNÉLAS 

Dis  seulement  une  chose,  fille  de  Zeus  ! 

BRINDOSIER 

Oui,  ie  veux  te  la  dire. 

MÉNÉLAS 

Comment  moi  qui  entre  les  chefs  grecs  n'étais 
pas  ni  le  premier  ni  le  second, 


PROTEE  169 

Ai-je  trouvé  faveur  à  tes  yeux  ? 

BRINDOSIER 

N'avais-tu  rien  pour  la  mériter  ? 

MÉNÉLAS 

Rien  quand  je  te  regarde  et  que  je  me  souviens  ! 

BRINDOSIER 

Et  qui  donc  m'aurait  tenu  ainsi  entre  ses  bras 
et  ne  m'aurait  point  lâchée  ? 

Ces  dix  ans  qui  ne  furent  qu'une  seule  heure 
de  nuit, 

Pendant  que  je  dormais. 

MÉNÉLAS 

La  nuit  est  finie. 

BRINDOSIER 

Elle  est  finie  et  je  suis  réveillée  ! 

MÉNÉLAS 

Elle  est  finie  et  je  vois  de  nouveau  ces  yeux 
pleins  d'indifférence  qui  me  regardent. 

BRINDOSIER 

Qu'attends-tu  donc  pour  venir  entre  mes  bras  ? 
Il  fait  le  geste  d' aller  vers  elle. 


lyo  DEUX  POEMES  D'ETE 

HÉLÈNE 


Ménélas. 


Hélène 


MÉNÉLAS 


HÉLÈNE 

Que  fais-tu  ?  Vas-tu  me  laisser,  une  fois  encore  ? 

BRINDOSIER 

N'écoute  point  ce  qu'elle  dit  !  N'écoute  pas 
cette  ombre  façonnée  par  les  pouvoirs  envieux  à 
mon  image  et  qui  veut  te  décevoir  encore  ! 

HÉLÈNE 

Te  décevoir  !  Réponds  lui  !  Est-ce  en  songe 
que  tu  as  souffert  ? 

Est-ce  en  songe  que  tu  as  pris  Troie  ?  Est-ce 
en  songe  que  tu  m'as  retirée  du  sombre  Gynécée 
Asiatique, 

Cette  nuit  où  l'on  voyait  clair,  bien  qu'il  n'y 
ait  aucune  lampe  allumée  ? 

Est-ce  qu'il  est  trompeur,  le  visage  que  tu  as 
reconnu  à  la  flamme  d'une  telle  lumière  ? 


PROTEE  171 

BRINDOSIER 

Tout  est  un  songe,  excepté  ces  jours  de  jadis 
qui  n'ont  pas  cessé. 


Et  dis  si  c'était  un  songe  aussi  à  cette  heure  de 
midi  cet  énorme  dos  de  la  mer  entre  l'Europe  et 
l'Asie  qui  s'est  levé  pour  nous  prendre  comme 
l'échiné  d'un  taureau, 

Et  qui,  d'un  seul  coup  m'emportant  avec  le 
Ravisseur  en  un  seul  jour 

Nous  a  laissés  à  sec  là-bas  !  près  d'un  phare 
fumant  dans  le  point  du  jour  qui  s'éteignait. 

BRINDOSIER 

Tout  est  un  songe  excepté  ce  visage  vers  toi  et 
ces  yeux  pleins  d'ignorance  vers  les  tiens  comme 
ceux  des  animaux. 

HÉLÈNE 

Tout  est  un  songe,  excepté  cette  main  de  nou- 
veau dans  la  tienne  et  ce  corps  de  nouveau  solide 
entre  tes  bras. 

BRINDOSIER 

Ah,  les  fleuves  de  la  terre  au  mois  de  Juin, 


172  DEUX  POËMES  D'ETE 

quand  les  troupeaux  épars  remontent  l'herbe 
difficile  et  que  le  pâtre  écarte  du  genou  ce  torrent 
qui  descend  vers  lui  de  la  vie  verte  et  rose  et 
toute  luisante,  pleine  de  fleurs,  d'abeilles  et  de 
papillons  ! 

Ah,  le  miel  que  je  fus  à  tes  lèvres  et  cette  tête 
tout-à-coup  que  j'ai  versée  sur  ton  épaule  ! 

HÉLÈNE 

Tu  caresses  et  j'ai  frappé. 

BRINDOSIER 

J'ai  gagné  ton  cœur. 

HÉLÈNE 

Tu  ne  l'as  point  percé. 

BRINDOSIER 

Souviens-toi  de  ces  nuits  de  ma  jeunesse  où  je 
dormais  à  ton  côté  ! 

HÉLÈNE 

Souviens-toi   de  ces   nuits  où  tu  étais  seule,  et 
moi  entre  les  bras  du  Ravisseur. 

BRINDOSIER 

Je  fus  fidèle. 


PROTEE  173 

HÉLÈNE 

Fidélité  dormante. 

BRINDOSIER 

Fidèle  cependant. 

HÉLÈNE 

Joyau  de  peu  de  prix  qui  ne  fut  pas  perdu  et 
qui  n'est  pas  disputé  ! 

BRINDOSIER 

Toujours  la  même. 

HÉLÈNE 

Et  moi  aussi,  ne  suis-je  pas  toujours  la  même  ? 
Et  de  plus  une  autre. 

BRINDOSIER 

Femme  d'un  seul. 


Et  moi  donc,  n'étais-je  pas  ta  femme  entre  les 
bras  du  Ravisseur  ? 

Quand  du  haut  de  la  grande  tour  de  Troie 
Je  voyais  autour  de  cette  ville  bien  défendue 
Au  Nord,  au  Sud,  au  Levant,  au  Couchant, 


174  DEUX  POËMES  D'ETE 

Ta  patience  et  ton  désir  chaque  soir  autour  de 
moi 

Se  rallumer  avec  les  cent  mille  feux  de  ton 
armée  campante  ! 

BRINDOSIER 

Tais-toi,  illusion  ! 

HÉLÈNE 

Tais-toi,  imposture  ! 
Que  faire  ? 

BRINDOSIER 

Me  croiras-tu  si  cette  création  d'un  dieu  malin 
Avoue  son  imposture  et  que  c'est  moi  Hélène  ? 

HÉLÈNE 

Certes  en  ce  cas  il  faudra  toutes  deux  nous 
croire. 

BRINDOSIER 

Laisse-moi  donc  seule  avec  elle. 

Sort  MÉNÉLAS. 


PROTEE  175 

SCÈNE  III 

Silence. 

BRINDOSIER 

Naturellement,  c'est  vrai,  je  l'avoue,  c'est  vous 
qui  êtes  Hélène. 

HÉLÈNE 

Je  vous  rends  grâces. 

BRINDOSIER 

Avouez  que  l'on  pourrait  s'y  tromper. 

HÉLÈNE 

Je  ne  sais.  Je  ne  vous  ai  pas  regardée. 

BRINDOSIER 

Regardez-moi  donc. 

HÉLÈNE,  la  regardant 

Il  faut  que  Ménélas  soit  encore  plus  fou  que  je 
ne  croyais. 

BRINDOSIER 

C'est  Protée  qui  a  fait  ce  prestige. 

Silence. 

12 


176  DEUX  POEMES  D'ETE 

C'est  le  seigneur  Protée  qui  a  fait  ce   prestige 
étonnant. 

Silence. 

C'est  lui  qui  a  mis  l'illusion  dans  ses  yeux. 
N'êtes-vous  pas  curieuse  de  savoir  qui  est  le 
seigneur  Protée  .'* 


Non. 

BRINDOSIER 

C'est  l'intendant  de  cette  mer  ivre  et  folle  où 
Médée  dispersa  les  membres  de  son  grand-père, 

Dont  le  fond  est  troublé  par  des  soupirs  sul- 
fureux, 

Et  dont  la  surface  incessamment  est  battue  et 
barattée  par  les  rames  d'expéditions  extravagantes, 

Argô,  Troïa, 

Tous  ces  aventuriers  au  grand  nez,  au  petit 
front  stupide,  glabres  comme  des  acteurs,  ramant 
de  bon  courage  ! 

Et  là-bas  cet  anneau  d'écume,  est-ce  un  phoque 
qui  respire  "i 

Nullement  c'est  une  vache. 

C'est  Jupiter  à  la  nage  sous  la  forme  d'une 


PROTEE  177 

bête  à  cornes  couronnée  de  marguerites  qui  amuse 
une  petite  fille  ! 

HÉLÈNE 

Dois-je  comprendre  que  vous  considérez  comme 
une  démence 

Cet  honorable  eiFort  de  toute  la  Grèce  pour  me 
récupérer  ? 

BRINDOSIER 

Certes  et  bien  digne  de  Protée. 

HÉLÈNE 

Vous  m'excuserez  de  ne  pas  être  de  votre  avis. 

BRINDOSIER 

Que  vous  êtes  belle,  Hélène,  et  que  j'aime  ces 
beaux  yeux,  dépourvus  de  toute  expression, 
Que  vous  tordez  lentement  vers  moi  ! 

HÉLÈNE 

Oui,  c'est  moi  qui  suis  la  belle  Hélène. 

BRINDOSIER 

Ah,  il  n'y  a  pas  de  Protée  qui  tienne  ! 
Je  le  jure,  Ménélas  est  un  sot  de  ne  pas  faire  la 
différence  entre  nous  deux  ! 


178  DEUX  POEMES  D'ETE 

HÉLÈNE 

Il  est  vrai. 

BRINDOSIER 

C'est  un  balourd  et  un  sot. 

HÉLÈNE 

Il  est  vrai. 

BRINDOSIER 

Un  brutal,  un  méchant  ! 

Ah,  j'en  suis  sûre  !  ce  n'est  pas  une  fois  seule- 
ment qu'il  vous  a  caressé  l'échiné  avec  le  bois  de 
son  arc. 

HÉLÈNE 

Tous  les  hommes  sont  de  même. 

BRINDOSIER 

Eh  quoi,  Paris  aussi... 

HÉLÈNE 

Non.  C'était  un  homme  agréable  et  qui  savait 
faire  avec  les  femmes. 

BRINDOSIER 

Mais  il  est  mort,  n'est-ce  pas  .'' 


PROTEE  179 

HéLÈNE 


Il  ne  faut  plus  y  penser. 


BRINDOSIER 


N'y  pensons  donc  plus  et  évitons  cette  ride  du 
front  verticale  qui  est  la  plus  difficile  à  effacer. 
Il  faut  se  la  masser  chaque  soir  avec  le  pouce. 


Avec  le  pouce  et  un  peu  de  suint  de  mouton 
raffiné. 

BRINDOSIER 

On  ne  peut  rien  vous  apprendre. 

Laissez-moi  vous  regarder  encore,  non  pas 
comme  font  les  hommes  qui  n'y  connaissent  rien, 
mais  avec  l'œil  d'une  femme. 

Grands  dieux  !  (Soupir.) 

Ah,  dieux,  que  vous  êtes  belle  !  il  n'y  a  rien  à 
reprendre  en  vous. 

Ariane  même,  à  qui  cette  île  doit  sa  gloire, 

N'était  qu'une  grasse  Cretoise  auprès  de  vous. 

HÉLÈNE 

Quelque  fraîcheur,  dit-on  .'' 


i8o  DEUX  POEMES  D'ETE 

BRINDOSIER 

Oui.  —  Mais  d'où  vient  cette  robe  ? 


Vous  ne  l'aimez  pas  ?  C'était  la  dernière  mode 
de  Troie  pourtant. 

BRINDOSIER 

Oui. 

Et  Troie  était  séparée  du  reste  de  la  terre 
depuis  dix  ans. 

HÉLÈNE,  la  voix  tremblante 

Qu'y  puis-je  faire  .''  C'est  la  faute  de  ce  vilain 
Ménélas. 

BRINDOSIER 

Ce  vert  si  curieux...  Ah,  je  ne  l'avais  pas  revu 
depuis  longtemps.  Ma  grand-mère  aimait  telle- 
ment cette  couleur  ! 

Et  ces  grands  animaux  brodés,  que  c'est  étrange  ! 
cette  chaussure  Phrygienne,  cette  agrafe  vraiment 
Cimmérique... 


Ce  n'est  pas  ma  faute  ! 

Elle  pleure. 


PROTEE  i8i 

BRINDOSIER 

Qu'ai-je  fait,  ma  chérie  ?  ne  pleurez  pas,  ne 
gâtez  pas  ces  beaux  yeux  ! 

Ecoutez  !  Savez-vous  ce  que  je  pense  ?  C'est 
vous  qui  êtes  à  la  mode  et  moi  qui  ne  le  suis 
plus  déjà. 

Ce  butin  qui  se  disperse  de  tous  côtés... 

Tout,  cet  hiver,  va  se  porter  à  la  Troyenne. 

HÉLÈNE,  larmoyant 
Ah,  ah  ! 

BRINDOSIER 

N'êtes  vous  pas  contente  ? 


Ah,  vous  me  percez  le  cœur  ! 

Quand  ce  vilain  Ménélas  est  arrivé,  tout-de- 
suite  je  lui  ai  dit  d'aller  piller  chez  mes  belles- 
sœurs. 

Il  y  en  avait  cinquante  et  je  connaissais  leurs 
armoires. 

Nous  sommes  partis  avec  cinq  bateaux  remplis 
de  malles. 

Tout  cela  a  péri  dans  la  tourmente  ! 


i82  DEUX  POËMES  D'ETE 

BRINDOSIER 

Ah,  c'est  un  coup  bien  dur  ! 

Elle  r enlace. 

HéLÈNE,  palpant  l'étoffe  de  sa  robe 

Ma  chère,  quelle  est  l'étoffe  dont  votre  robe  est 
faite  ?  Je  n'en  ai  jamais  vu  de  pareille. 

BRINDOSIER 

C'est  du  pongé  de  Chine  qui  est  fait  avec  de  la 
soie  de  chêne. 

HÉLÈNE 

Et  cela  peut  se  laver  } 

BRINDOSIER 

Le  navire  qui  nous  l'a  apporté  était  sous  la  mer 
depuis  trois  semaines.  C'était  la  première  consigna- 
tion pour  l'Europe. 

HÉLÈNE 

Que  vous  êtes  heureuse  ! 

BRINDOSIER 

Et  que  diriez-vous  de  cette  étoffe  plus  brillante 
que  la  soie,  plus  fraîche  que  le  lin. 
Qui  est  faite  avec  de  l'ortie  } 


PROTEE  183 

HÉLÈNE 

Vous  en  avez  beaucoup  ? 

BRINDOSIER 

Quarante  caisses  bien  repérées  au  large  de 
Pharos,  Ah,  je  n'ai  jamais  rien  qui  me  manque  ! 

Pas  une  tempête  d'équinoxe  qui  ne  nous  apporte 
les  dernières  nouveautés. 

Pas  une  maison  de  Tyr  ou  de  Thèbes  Héca- 
tompyles, 

Qui  ne  nous  soit  bien  introduite. 

Et  quelle  pourpre  nous  avons  ! 

Aussi  fraîche  que  le  sang  !  Regardez  !  c'est  le 
dernier  genre  de  Tyr.  On  l'appelle  "  La  Troyenne". 
Et  cette  autre  est  "  l'Hélénide  ". 

Vous  rougissez  .''  avouez  que  c'est  flatteur. 

HÉLÈNE 

Ah,  que  l'on  est  heureux  d'avoir  tant  de  fré- 
quentations. 

BRINDOSIER 

Oui.  C'est  l'avantage  de  ce  petit   port  de   mer. 

HÉLÈNE 

Moi,  je  m'en  vais  à  Sparte. 


i84  DEUX  POEMES  D'ETE 

BRINDOSIER 

C'est  une  ville  bien  honorable  et  les  mœurs  y 
sont  bonnes. 


Simples,  mais  bonnes. 

BRINDOSIER 

Quelles  orgies  de  fidélité  vous  pourrez  y  faire 
avec  Ménélas  ! 

HÉLÈNE 

La  forme  des  chapeaux  y  est  réglée  par  la  loi 
sous  la  peine  capitale. 

BRINDOSIER 

Mais  la  nature  y  est  belle. 

Que  c'est  solennel  le  milieu  de  ces  longs  jours 
d'été, 

Quand  parmi  l'aboiement  des  cigales  interrom- 
pues dans  la  lumière  qui  fait  tout  disparaître. 

On  entend  comme  le  bruit  d'un  dieu  qui  aiguise 
son  épée  ! 

Et  que  le  Taygète  au  soir  après  l'orage  rôtit  en 
ruisselant  devant  le  soleil 


PROTEE  185 

Comme  une  pièce  de  bœuf  devant  un  grand 
feu  de  bois  ! 

HÉLÈNE 

Ge  qu'il  y  a  de  mieux  à  faire  à  Sparte  est  de 
dormir.  Je  déteste  la  campagne. 

BRINDOSIER 

Les  femm.es  y  sont  belles. 

HÉLÈNE 

Elles  font  le  pain,  elles  traient  les  vaches  et 
dansent  comme  des  bêtes. 

BRINDOSIER 

Les  hommes  sont  de  bons  compagnons. 

HÉLÈNE 

On  ne  me  permet  que  les  pères  de  famille  au- 
dessus  de  quarante  ans  et  je  ne  suis  invitée  qu'au 
dessert. 

Alors  on  craque  ensemble  des  noix  et  l'on 
s'exerce  à  parler  d'une  manière  Laconique. 

BRINDOSIER 

Pauvre  Hélène  !  ah,  que  vous  allez  souffrir, 
vous  qui  avez  eu  des  expériences  si  intéressantes  ! 


i86  DEUX  POÈMES  D'ETE 

HÉLÈNE 

J'aime  mieux  ne  pas  y  penser. 

BRINDOSIER 

Où  est  cette  fameuse  Hélène  ?  dira-t-on. 

Elle  est  à  Sparte  et  elle  coud  des  poches  à  sel 
pour  des  pâtres. 

C'est  elle  avec  ses  femmes  qui  fabrique  ces 
biscuits  locaux  si  renommés. 

Que  l'on  casse  avec  une  masse  de  plomb  et  où 
l'on  trouve  de  noires  momies  de  raisins  secs. 


Vous  aussi,  votre  vie  doit  être  bien  monotone. 

BRINDOSIER 

Ma  chère,  que  dites-vous  ?  Tout  passe  ici  !  C'est 
le  centre  des  trois  mondes, 

Sans  parler  de  ce  ciel  au-dessus  de  nous  qui  est 
le  quatrième. 

Pas  de  jour  qu'un  dieu  n'en  descende.  Ah,  votre 
père  m'est  bien  connu  ! 

Pas  un  héros  dont  nous  n'ayons  la  visite. 

Rien  ne  tombe  à  l'eau  que  je  n'en  aie  aussitôt  le 
meilleur. 


PROTEE  187 

HÉLÈNE 

Eh  bien,  vous  êtes  heureuse  ! 

BRINDOSIER 

Non.  Je  suis  une  femme  de  foyer. 
Tranquille,  modeste. 

Une  vie  simple  et  tout  unie,  voilà  ce  qu'il  me 
faut. 

Ah,  ce  serait  une  position  pour  vous  ! 


Ne  me  tentez  pas. 

BRINDOSIER 

Hélène  de  Naxos  après  Hélène  de  Troie  ! 
Hélène-du-milieu-des-mers  ! 

On  armerait  de  tous  les  ports  du  monde  pour 
venir  vous  voir. 

Comme  on  s'en  va  à  Delos  vers  l'autel  d'Apol- 
lon et  de  Latone  1 


Et  si  Ménélas  vient  me  prendre  ? 

BRINDOSIER 

Fiez-vous  à  moi.  Fiez-vous  au  seigneur  Protée. 


i88  DEUX  POÈMES  D'ETE 

HÉLÈNE 

Qui  est  Protée  ? 

BRINDOSIER 

Le  plus  riche  de  tous  les  demi-dieux. 
Il  a  le  contrat  pour  toute  la  mer  jusqu'à  Tarente. 
Parlez-moi  de  votre  Priam  1 

HÉLÈNE 

Personnellement  ? 

BRINDOSIER 

Vous  en  ferez  ce  que  vous  voudrez. 
C'est  un  original  qui  à  deux  jambes  préfère  une 
grande  queue  de  poisson. 

Il  est  aussi  inoffensif  qu'un  cul-de-jatte. 

HÉLÈNE 

Bien  sûr,  ce  n'est  pas  un  peu  mort  à  Naxos  ? 

BRINDOSIER 

Mort  ?  La  mer  est  comme  un  grand  journal  où 
tout  ce  qui  se  passe  vient  s'inscrire. 

Et  si  Naxos  vous  ennuie  ici, 

Rien  n'empêche  de  la  mettre  ailleurs. 

C'est  une  roche  légère  et  qui  flotte  comme  un 
échaudé  et  comme  un  blanc  d'œuf  battu. 


PROTEE  i«9 

Et  si  vous  voulez  vous  en  aller,  vous  êtes  libre. 
Allons,  votre  carrière   n'est  pas  finie  1   11   n'y  a 
pas  qu'une  Troie  au  monde. 

HÉLÈNE 

En  quoi  est  ce  bracelet  à  votre  bras  gauche  ? 

BRINDOSIER 

Il  est  d'une  matière  merveilleuse  et  sans  prix 
qui  s'appelle  Celluloïde. 

HÉLÈNE 

On  dirait  de  l'ivoire  mais  c'est  cent  fois  plus 
beau  ! 

Comment  lui  a-t-on  donné  cette  couleur  rose  ? 
Il  semble  un  ruban  de  soie  et  l'on  voit  la  boucle 
et  les  trois  trous  pour  l'ardillon  imités  avec  un 
art  merveilleux. 

Ah,  quel  goût  exquis  ! 


BRINDOSIER 

Je  vous  le  donne. 


E//e  le  lui  donne. 


Et    vous    dites    qu'il   vous   reste    encore   trois 
pièces  de  ce  pongé  } 


190  DEUX  POEMES  D'ETE 

BRINDOSIER 

Trois  pièces,  je  compte  les  prendre  avec  moi. 

HÉLÈNE 

Hélène,...  pardon,  ma  chère,  je  ne  sais  comment 
vous  appeler.... 
Laissez-les  moi. 

BRINDOSIER 

C'est  un  grand  sacrifice. 

HÉLÈNE 

Et  comment  fixez-vous  votre  corsage  ? 

BRINDOSIER 

Par  derrière,  naturellement. 

HÉLÈNE 

Par  derrière  !  par  la  Bonne  Déesse  !  un  corsage 
qui  se  ferme  par  derrière  ! 

BRINDOSIER 

Voyez-vous  ces  boutons  ?  Il  n'y  a  qu'à  pousser 
dessus,  et  clac  ! 

HÉLÈNE 

Que  c'est  ingénieux  !  laissez-moi   essayer  moi- 


PROTEE  191 

même.  Clic  je  tire.  Clac  je  pousse.  Clic,  clac,  clic, 
clac  ! 

BRINDOSIER 

On  appelle  cela  des  boutons  à  pression. 

HÉLÈNE 

Que  vous  êtes  heureuse  1  je  rougis  de  mes 
agrafes  scythiques. 

BRINDOSIER 

C'est  un  voyageur  de  Jérusalem,  la  tête  en  bas, 
qui  nous  les  a  apportés  l'autre  jour,  en  route  vers 
le  fond  de  la  mer. 

Nous  en  avons  trois  cartons. 


Hélène,  ma  petite  Hélène  ! 

BRINDOSIER 

Eh  bien,  Hélène  ^ 


Laisse-moi  avoir  ces  boutons  ! 

BRINDOSIER 

Et  vous  resterez  à  Naxos  ? 


13 


192           DEUX 

POEMES  D'ETE 

HÉLÈNE 

J'y  consens. 

BRINDOSIER 

Merci,  Hélène. 

HÉLÈNE 

Adieu,  Hélène. 

BRINDOSIER 

Adieu  ! 

HÉLÈNE  s'en  va. 

SCÈNE  IV 

Rentre  MÉNÉlas. 


MENELAS 


Hélène,  où  est  cette  autre  Hélène  qui  est  venue 
m'inquiéter  ^ 

BRINDOSIER 

Il  n'y  a  qu'une  Hélène,  qui  te  fut  toujours 
fidèle. 

L'autre  s'est  dissipée  comme  un  songe. 

Musique  à  Vorchestre  exprimant  la  solitude 
de  la  mer. 


PROTEE  193 

MÉNÉLAS 

Je  te  crois.  Pour  moi   seul  tu    seras  l'Hélène 
que  j'ai  aimée.  La  mcme,  toujours  fidèle. 

BRINDOSIER 

L'autre  s'est  dissipée  comme  un  songe. 

MÉNÉLAS 

Mais,  grands  dieux  !  que  personne  autre  ne  le 
sache  ! 

BRINDOSIER 

Que  personne  autre  ne  le  sache  ? 

MÉNÉLAS 

Il  faut  que  tout  chacun   te  croie   cette  Hélène 
que  le  Ravisseur  entraîna, 

BRINDOSIER 

Pourquoi  ? 


Mon  honneur  y  est  intéressé. 

Quelle  gloire  serait  la  mienne  .''  Et  que  diraient 
les  mères  de  tant  de  braves  qui  sont  tombés  sur 
les  rives  du  Scamandre  } 


194  DEUX  POÈMES  D'ETE 

SCÈNE  V 

Le  navire  approche.  Il  est  garni  de  Satyres 
qui  le  poussent  avec  leurs  rames.  Et  pour 
plus  de  commodité  il  est  monté  sur  des 
roulettes. 

MÉNÉLAS 

Et  quelles  sont  ces  belles  nymphes  aux  bras 
blancs  qui  conduisent  notre  esquif  ? 

BRINDOSIER 

Les  servantes  qui  dormaient  avec  moi. 
Ce  sont  elles  qui  nous  serviront  de  mariniers. 
Le  favorable  Auster  souffle  et  le  jour  nous  fera 
voir  les  rivages  blanchissants  de  la  Grèce. 

On  pose  une  planche  pour  V embarquement. 

MÉNÉLAS 

Monte,  Hélène. 

BRINDOSIER 

Mais,  dis-moi,  n'as-tu  pas  promis  à  cette 
Nymphe 

Brindosier  et  à  ses  Satyres  de  les  emmener 
avec  toi } 


PROTEE  195 

MÉNÉLAS 

C'est  vrai,  je  l'ai  juré,  mais  le  bateau  n'est  pas 
assez  grand. 

BRINDOSIER 

Il  faut  tenir  son  serment. 

MÉNÉLAS 

J'ai  juré  par  Zeus,  mon  beau-père. 
Cela  n'a  pas  d'importance.  Entre  parents  on  n'y 
regarde  pas  de  si  près. 

Mais  il  me  reste  le  dernier  rite  à  accomplir. 

On  lui  apporte  un  pot  de  peinture  et  du  bout 
du  pinceau  il  pose  la  prunelle  au  milieu  de 
Vœil  du  bateau. 
Reste  ouvert,  œil  vigilant  !  Jour  et  nuit,  soir  et 
matin. 

Vers  les  feux,  vers  les  étoiles,  vers  les  amers. 
Guide-nous,  gros  œil  patient  de  la  x^^î  surchar- 
gée qui  nous  contient, 

Submergée  jusqu'aux  épaules  au  sein  nerveux 
de  ces  mers  que  notre  éperon  laboure. 

Tous  deux  montent  a  bord;  on  retire  laplanche. 

CHŒUR  DES  SATYRES  hissant  la  voile. 
Hé  —  hho  ! 


196  DEUX  POEMES  D'ETE 

Hé  —  hhé  —  hé  éhhé  —  hé  hho  ! 
Hé  hho  ! 
Hé  hho  ! 
Hé  hho  ! 

MÉNÉLAS 

Nous  ne  bougeons  pas. 

LE  SATYRE-MAJOR,  ûU  gouvemail 
Nous  sommes  ensablés  ! 

HÉLÈNE 

Ménélas,  rends  les  lunettes  à  Protée. 

MÉNÉLAS 

Jamais  !  Ce  que  j'ai  pris  par  la  force,  je  ne  le 
rends  que  par  la  force. 

LE  SATYRE-MAJOR 

Faites  la  souille. 

On  fait  la  souille  inutilement. 

A  l'aide,  Jupiter  ! 

Coup  de  tonnerre,  iris,  toute  garnie  de  plaques 
d'or   et   de   clochettes,  en  un   costume  qui 


PROTEE  197 

rappelle  assez  celui  des  danseuses  Siamoises^ 
tombe  du  ciel  au  bout  d'une  ficelle.  Elle 
attache  le  crochet  auquel  elle  est  suspendue 
au  crochet  correspondant  de  Vile^  et  le  tout 
monte  au  ciel  en  tourbillonnant  au  milieu 
de  r admiration  générale.  L'île  en  s' enlevant 
découvre  PROTÉE  qui  est  assis  sur  une 
chaise,  en  proie  à  un  grand  abattement. 
La  nef  reste  seule  au  milieu  d'une  vaste  éten- 
due de  linoléum. 

BRINDOSIER 

Merveille  ! 


Merci,  Jupiter 


LE  SATYRE-MAJOR 

La  mer  est  libre  ! 

AUTRES  SATYRES 

Libre  !  Libre  !  Libre  !  Libre  ! 

ménélas,  se  portant  à  F  avant 
Barre  à  bâbord,  cinq  points  ! 


198  DEUX  POEMES  D'ETE 

LE  SATYRE-MAJOR 

Barre  à  bâbord,  cinq  points  ! 

LES  SATYRES 

On  bouge  !  On  bouge  !  On  part  !  On  part  ! 

MÉNÉLAS 

La  brise  n'est  pas  assez  forte  !  Toutes  les  rames 
à  la  mer  ! 

LE  SATYRE-MAJOR 

Toutes  les  rames  à  la  mer  !  {Coup  de  sifflet.') 

Attention  ! 

Souquez  ! 

Une,  deux  !  Une,  deux  ! 

LES  SATYRES  chantafit  a  gorge  déployée 

Marguerite,  elle  est  malade  ! 

Il  lui  faut  le  médecin  ! 

Marguerite,  elle  est  mala  a  de. 

Il  lui  faut  aut  aut,  il  lui  faut  aut  aut. 

Il  lui  faut  le  médecin  î 


O  Nymphes,  quelles  voix  célestes  !  quelle  déli- 
cieuse mélodie  ! 


PROTEE  199 

LE  SATYRE-MAJOR 

Sciez,  les  enfants  ! 

LES  SATYRES  de  même 
Le  médecin  qui  la  visite  , 


Lui  a  défendu  le  vtn. 

Médecin^  va-t-en  au  diable^  | 

Si  tu  me  défends  le  vin.  ) 

J'en  ai  bu  toute  ma  vie^  ]    ,  . 

J'en  boirai  jusqu'à  la  fin.  ] 

Si  je  meurSj  qu'on  m'enterre^  \    .. 

Dans  la  cave  où  est  le  vin.  ) 
Les  pieds  contre  la  muraille 


Et  le  bec  sous  le  robin.  j 

S'il  en  tombe  quelques  gouttes^      \   ,. 

Ça  sera  pour  me  rafraîchir.        ) 

Et  si  le  tonneau  défonce  •  )    ,  . 

^,      ,   .     .  ,         \.  .  .  bis. 

J  en  boirai  a  mon  plaisir.  ) 

MÉNÉLAS  lève  la  main. 

LE  SATYRE-MAJOR 

Rentrez  les  rames  ! 

Où  allons-nous,  les  enfants  ? 

UN  SATYRE 

En  France  ! 


200  DEUX  POEMES  D'ETE 

UN   AUTRE 

A  Bordeaux  ! 

LE  SATYRE-MAJOR 

En  Bourgogne  !  Une  fois  que  nous  nous  serons 
débarrassés  de  cet  imbécile. 

Entendez  le  vent  qui  ronfle  dans  la  toile  !  C'est 
Bacchus  lui-même  qui  nous  reprend  et  nous  fait 
signe  ! 

CHŒUR  DES  SATYRES 

En  Bourgogne  !  En  Bourgogne  !  Vive  le  vin 
Bourguignon  ! 

LE  SATYRE-MAJOR 

Allons  planter  le  vin  de  Beaune  ! 

ménélas 
Barre  à  bâbord,  deux  points  ! 

LE  satyre-major 

Barre  à  bâbord,  deux  points. 

UN  SATYRE 

Je  ne  m'arrête  pas  avant  Châlons  ! 


PROTEE  20I 

UN  AUTRE 

J'ai  soif  à  mettre  la  mer  à  sec  ! 

LE  SATYRE-MAJOR 

Quel  est  le  vin  le  meilleur,  les  enfants  ? 

LE   CHŒUR 

C'est  celui  de  la  Côte  qui  est  entre  Beaune  et 
Dijon  ! 

LE  SATYRE-MAJOR 

Quelle  est  la  terre  la  meilleure,  les  enfants?  La 
plus  noire,  la  plus  grasse,  la  mieux  fumée  ? 

La  brise  faiblit. 

LE  SATYRE-MAJOR 

Sifflez  pour  la  brise. 

Ils  sifflent. 

LE  CHŒUR 

Une  terre  sèche  et  grumeleuse  comme  du  lait 
caillé,  et  pleine  de  petits  cailloux  calcaires 
Qui  gardent  la  chaleur  comme  des  briques 


202  DEUX  POEMES  D'ETE 

Afin  que  la  grappe  lourde  et  dormante  cuise 
des  deux  côtés. 

LE  SATYRE-MAJOR 

Quelle  est  la  terre  la  meilleure,  les  enfants  ? 

LE  CHŒUR 

Une  terre  maigre  dont  l'os  saillit 
Comme   les   vaches   qui   sont   bonnes    laitières 
dont  saillit  l'os  de  la  hanche. 

MÉNÉLAS 

Le  vent  mollit. 

CHŒUR  DES  PHOQUES,  surgîssant autouT  delà  nef 

Floue  !  floue  ! 

L'île  de  Naxos  a  été  enlevée  au  ciel,  il  y  a  du 
bon  pour  des  phoques  ! 

Floue  !  floue  ! 

Une  de  moins  !  moins  y  a  d'îles,  mieux  cela 
vaut  pour  les  phoques.  Hourra  ! 

Floue  !  floue  ! 

Le  vieux  Protée  a  perdu  ses  lunettes,  hourra  ! 
nous  n'extrairons  plus  de  racines  carrées,  hourra  ! 

Floue  !  floue  ! 

La  mer  est  libre  !  la  mer  est  libre  !  Elle  est 
libre  et  nous  sommes  dedans  ! 

La  sentez-vous  frémir  et  frissonner  .''   Sentez- 


PROTEE  203 

vous  ce   coup  de  reins   qui   nous   envoie  à   huit 
pieds  dans  l'air  ! 

Hourra  !  Hourra  ! 

Quel  bond  !  quelle  détente  ! 

Elle  est  libre  et  nous  sommes  dedans  !  elle  est 
infinie  et  nous  sommes  dedans  !  il  y  a  plus  ici  à 
boire  qu'un  coup  de  vin  !  Youp,  youp,  youp, 
hourra  !  Youp,  youp,  youp,  hourra  ! 

La  nef  disparaît  suivie  des  Phoques. 

protIe  seul  au  milieu  de  la  scène 

Et  vous  trouvez  cela  raisonnable  ? 

Quelle  folie  dans  tout  cela  !  quelle  dérision  des 
choses  sérieuses  !  quelle  farce  stupide  ! 

Voilà  Jupiter  qui  a  besoin  de  son  Hélène  pour 
en  faire  une  étoile. 

Et  c'est  vrai  qu'il  y  a  une  place  vide  au  ciel 
qui  ne  fait  pas  bien  entre  les  Dioscures. 

Est-ce  qu'il  pense  une  seconde  à  mes  droits 
sacrés  de  propriétaire  ? 

Ou  du  moins  est-ce  qu'il  va  se  donner  la  peine 
de  piquer  la  pécore  au  milieu  de  mon  petit  jardin, 
où  elle  est  cependant  bien  visible  ? 

Point.  Comme  une  servante  sans  attention, 
comme  une  hirondelle  sans  souci  qui  pour  une 
mouche  enlève  toute  la  toile  d'araignée. 


204  DEUX  POËMES  D'ETE 

Voilà  Iris,  on  lui  a  dit  Hélène,  et  c'est  toute 
ma  propriété  au  ciel  qu'elle  emporte  ! 

Elle  est  au  ciel  maintenant,  ma  jolie  petite  île 
de  Naxos,  avec  toutes  ses  collections  et  ses  six  plants 
de  labac  ! 

Allez  donc  l'y  chercher  ! 

Elle  est   au  ciel  et  les  vagues  de   l'azur   blan- 

o 

chissent  contre  ses  récifs. 

Pour  moi  me  voilà  seul,  ruiné  et  sans  lunettes. 

C'est  bien  je  m'en  vais,  je  quitte  la  surface,  on 
ne  me  verra  plus  ! 

Je  plonge,  nunc  est  hibendum  ! 

Je  prends  ma  retraite  à  l'étage  au-dessous  !  dans 
un  monde  plus  tranquille, j'habite  un  grand  palais 
de  bulles  d'air  au  milieu  des  coraux,  des  éponges 
et  des  holoturies  ! 

Adieu,  Ménélas,  bon  vent  !  bon  voyage,  navi- 
gateur ! 

C'est  pour  cela  qu'il  a  pris  Troie  ! 

Pour  débarquer  sur  la  rive  de  Laconie  cette 
chèvre  camuse  et  ce  plein  chargement  de  bêtes  à 
cornes  ! 

Où  est  le  bon  sens  dans  tout  cela  }  Je  vous  le 
demande.  Où  est  la  justice  .''  Où  est  le  bon  ordre 
et  le  bon  tempérament  .'' 

Et  dire  qu'il  en  sera  toujours  ainsi  tant  que  le 


PROTEE  205 

monde  sera  gouverné  par  les  poètes  !  Ah,  ça  n'est 
pas  près  de  finir  ! 

Quel  malheur  !  Quel  malheur  ! 

//  s'abîme. 


En  Allemagne^  191 3- 


RIDEAU 
ET 

FIN 


TABLE 


TABLE   DES  MATIERES 


Pages 

La  Cantate  a  trois  voix i 

Protée 85 


ÉDITIONS  DE  LA 
NOUVELLE  REVUE  FRANÇAISE 

Volumes  in-%°  couronne  3  Jr.   50 
POÉSIE  : 
Paul  Claudel  :  CINQ  GRANDES  ODES 

Deux  Poèmes  d'Eté. 
Georges  Duhamel  :  COMPAGNONS 
Henri  Franck  :  LA  DANSE  DEVANT  L'ARCHE 

Préface  de  M'"'  de  Noailles. 
Stéphane  Mallarmé  :  POESIES 
François  Porche  :  LE   DESSOUS   DU   MASQUE 
Rabindranath  Tagore   :     L'OFFRANDE     LYRIQUE    (Gitanjali)     prix 

Nobel  1913)  trad.d' André  Gide. 
Francis  Vieié-Griffin  :  LA  LUMIÈRE  DE  GRÈCE 
Charles  Vildrac  :  LIVRE   D'AMOUR 

CORRESPONDANCE  : 
Ch.-L.  Philippe  :  LETTRES  DE  JEUNESSE 

ROMANS  : 
Henri  Bacheliv  :  JULIETTE  LA  JOLIE 
Jean-Richard  Bloch  :  LEVY.  Premier  Livre  de  Contes. 
C.-K.  Chesterton  :  LE  NOMMÉ  JEUDI 

LE  NAPOLÉON  DE  NOTTING  HILL 
Traduit  de  l'anglais  par  Jean   Florence. 
André  Gide  :  ISABELLE 

LE  RETOUR  DE  L'ENFANT  PRODIGUE 
Précédé  de  cinq  autres  traités, 
C"  DE  Gobineau  :  ADELAÏDE 
P.  Hamp  :  La  Peine  des  Hommes.  LE  RAIL 

MARÉE  FRAICHE,  VIN  DE  CHAMPAGNE 
VIEILLE  HISTOIRE 
L'ENQUÊTE 
Valéry  Larbaud  :  A.  O.  BARNABOOTH 
Roger  Martin  du  Gard  :  JEAN   BAROIS 
Ch.-L.  Philippe  :  LA  MERE  ET  L'ENFANT 
CHARLES  BLANCHARD 
Jules  Renard  :  L'ŒIL  CLAIR 
Jean  Schlumberger  :  L'INQUIETE  PATERNITÉ 
Charles  Vildrac  :  DÉCOUVERTES 
Michel  Yell  :  CAUËT 

THÉÂTRE  : 
Paul  Claudel  :  L'OTAGE 

L'ANNONCE  FAITE  A  MARIE 
J.  Copeau  et  J.  Croué  :  LES  FRERES  KARAMAZOV 

Drame  en  cinq  actes  d'après  Dostoïevsky. 
Georges  Duhamel  :  DANS  L'OMBRE  DES  STATUES 
Henri  Ghéon  :  LE  PAIN 


Frikdrich  Hkbbel  :  JUDITH 

Traduit  de  l'allemand  par  G.  Gallimard  et  P.  de  Lanox. 

Émil»  Verhaeren  :  HÉLÈNE  DE  SPARTE 
LITTERATURE  : 

Henr:  Ghéon  :  NOS  DIRECTIONS 

Jacques  Rivière  :  ÉTUDES 

(Baudelaire,  Paul  Claudel,  André  Gide,  Ingres,  Cézanne  Gauguin, 
Rameau,  Bach,  Franck,  Wagner,  Moussorgski,  Debussy,  etc.) 

André  Suarès  :  TROIS  HOMMES  (Pascal,  Ibsen,  Dostoïevskt) 
ESSAIS 

A.  Thibaudet  :  LES  HEURES  DE  L'ACROPOLE 


Folume  in-^P  couronne  lojr. 
Paul  Claudel  :  CETTE  HEURE  QUI  EST  ENTRE  LE  PRINTEMPS 
ET  L'ÉTÉ épuisé 


f^olume  in-%^  carré  à  lofr.  net. 
Œuvre»  complètes  de  HENRIK  IBSEN  :  TOME  I". 

Volume  in-%^  raisin  \o  fr. 
A.  Thibaudet  :  LA  POÉSIE  DE  STÉPHANE  MALLARMÉ 


Volumei  in-%''  Tellière  s  fr. 

André  Gide  :  ISABELLE 

Sur  vergé  d'Arches,  première  édition,  tirée  à  500  ex. 

Rabindranath  Tagore  :  L'OFFRANDE  LYRIQUE  (Gitanjali) 

(Traduction  d'André  Gide).  Sur  vergé  d'Arches,  première  édition 
tirée  à  500  ex.,  i  vol épuisé 

Volumes  in-S^  couronne  2  fr.  50 
CovKNTRY  Patmore  :  POEMES 

Traduction  de  Paul  Claudel,  précédée  d'une  étude  sur  Coventrjr 

Patmore  par  Valéry  Larbaud. 
Léon-Paul  Fargue  :  POÈMES 

André  Gide  :  SOUVENIRS  DE  LA  COUR  D'ASSISES 
John  Keats  :  LETTRES  A  FANNY  BRAWNE 

Traduites  par  M.  L.  des  Garets. 
O.-W.  MiLosz  :  MIGUEL  MANARA 

Mystère  en  six  tableaux 
Jean  Schlumberger  ;  LES  FILS  LOUVERNÉ 
Saintléger  Léger  :  ÉLOGES épuisé 

POUR  PARAITRE  PROCHAINEMENT  : 
Paul  Claudel  :  CORONA  BENIGNITATIS  ANNI  DEI 
Jack  London  :  L'AMOUR  DE   LA  VIE 

Traduction  de  l'anglais  par  P.  Wenz. 
Stéphane  Mallarmé  :  UN  COUP  DE  DÉ 
George  Meredith  :  LA  CARRIÈRE  DE  BEAUCHAMP 

Traduit  de  l'anglais  par  A.  Monod. 
André  Suarès  :  PORTRAITS 
E.  Tisserand  :  UN  CABINET  DE  PORTRAITS. 


LA 
NOUVELLE  REVUE  FRANÇAISE 

A    POUR    COLLABORATEURS    HABITUELS  : 

François-Paul  Alibert,  Michel  Arnauld,  Henri  Bache- 
lin,  Jean-Richard  Bloch,  Paul  Claudel,  Jacques  Copeau, 
Jean  Dominique,  Georges  Duhamel,  Louis  Dumont- 
Wilden,  Léon-Paul  Fargue,  Henri  Ghéon,  André 
Gide,  Jean  Giraudoux,  Pierre  Hamp,  Valéry  Larbaud, 
O.  W.  Milosz,  Francis  de  Miomandre,  Comtesse  de 
Noailles,  Edmond  Pilon,  Jacques  Rivière,  André  Ruyters, 
Jean  Schlumberger,  André  Suarès,  Jérôme  et  Jean 
Tharaud,  Albert  Thibaudet,  Emile  Verhaeren,  Camille 
Vettard,  Francis  Vielé-GrifEn,  Charles  Vildrac. 

CHACUN    DE    SES    NUMEROS    CONTIENT  : 

Un  article  de  critique  générale  ou  de  discussion. 

Des  poèmes. 

Un  essai  ou  une  nouvelle, 

Un  roman. 

De  nombreuses  noies   critiques   sur    la   littérature,     la  poésie,    le 
roman,  le  théâtre,  la  peinture,  la  musique,  etc. 

Une  revue  des  Revues  françaises  et  étrangères. 


Depuis  sa  fondation  (Février  1909) 

LA  NOUVELLE  REVUE  FRANÇAISE 

A    PUBLIÉ  : 

Séjour  à  Brunswick  [inédit)  de  Stendhal  ; 

Adélaïde  [nouvelle  inédite)    du  C**  de  Gobineau  ; 

Lettres  à  f  Amie  de  Jules  Renard  ; 

Charles  Blanchard^ 

Le  'Journal  de  la  XX^  année. 

Les  Lettres  de  Jeunesse,       de  Charles-Louis  Philippe  ; 

UHymne  du  Saint-Sacrement ^ 

Trois   Hymnes, 

U  Otage, 

U Annonce  faite  a  Marie, 

Protée,  de  Paul  Claudel  ; 

Michel-Ange, 

Les  Heures  du   Soir, 

Trois  Poèmes, 

La  Porte  Etroite,  d'ÉMiLE  Verhaeren  ; 

Isabelle, 

Le  Journal  sans  dates. 

Souvenirs  de  la  Cour  d*  Assises, 

Les  Caves  du  Vatican,        d'ANDRÉ  Gide  ; 

La  Fête  Arabe,  de  Jérôme  et  Jean  Tharaud  ; 

Fermina  Marquer, 

Rose   Lourdin, 

A.  O.  Barnabooth,  de  Valéry  Larbaud  ; 

Le  grand  Meaulnes  de  Alain  Fournier  ; 

Jacques  V Egoïste,  de  Jean   Giraudoux  ; 

U  Inquiète  Paternité,  de  Jean  Schlumberger; 

La  Chronique  de  Caërdal,   d'ANDRE  SuarÈs. 


Il  est  envoyé  un  numéro  spécimen 
à  quiconque  en  fait  la  demande. 


ACHEVÉ  d'imprimer  LE  SEIZE  MAI 
MIL  NEUF  CENT  QUATORZE  PAR 
"  l'imprimerie  SAINTE  CATHERINE  " 
QUAI    ST.    PIERRE,    BRUGES    BELGIQUE 


,•^ 


aiNUiiMià  LlbT 


i   1346 


2605 

L2Û48 


Claudel,  Paul 

Deux  poèmes  d»ete 


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