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University of Ottawa
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DEUX POEMES D'ETE
DU MEME AUTEUR
Ont paru au MERCURE DE FRANCE
Connaissance de l'Km . . . . i vol.
Art poétique ...... i vol.
Théâtre ...... 4 vol.
A LA LIBRAIRIE DE L'ART CATHOLIQUE
Le Chemin de la Croix . . . . i vol.
AUX ÉDITIONS DE LA NOUVELLE REFUE FRANÇAISE
L'Otage i vol.
L'Annonce faite a Marie . . . i vol.
Poëmes de Coventry Patmore (traduction). i vol.
Cette heure qui est entre le Printemps
ET l'Eté. Cantate à trois voix [épuisf) . i vol.
Cinq grandes Odes ..... i vol.
POUR PARAITRE :
Corona benignitatis anni Dei . . I vol.
PAUL CLAUDEL
/ ^
DEUX POEMES D'ETE
LA CANTATE A TROIS VOIX
PROTÉE
DRAME SATYRIQUE
(4'"*" édition)
EDITIONS DE LA
NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
35 & 37, RUE MADAME, PARIS
1914
ibos
IL A ÉTÉ TIRE A PARI"
64 EXEMPLAIRES SUR VERGÉ d'aRCHE»
RÉIMPOSÉS ET NUMÉROTÉS
A LA PRESSE
Tous droits de reproduction, de traduction et d'adaptation réservés
pour tous pays, y compris la Russie.
Copyright 19 14, by La Nouve/k Revue Française
CETTE HEURE QUI EST
ENTRE LE PRINTEMPS ET L'ÉTÉ
CANTATE A TROIS VOIX
LiETA
FAUSTA
BEATA
'À
L^TA
I ette heure qui est entre le printemps et V été...
FAUST A
Entre ce soir et demain V heure seule qui est laissée...
BEATA
Sommeil sans aucun sommeil avant que ne renaisse
le soleil....
LvïTA
Nuit sans aucune nuit....
FAUSTA
Pleine d"" oiseaux mystérieux sans cesse et du chant
quon entend quand il est fini....
lo DEUX POEMES D'ETE
... De feuilles et d'un faible cri, et de mots tout bas,
et du bruit...
FAUSTA
De Veau lointaine qui tombe et du vent qui fuit l
BEAT A
Ciel tout pur sans nulle souillure. Azur que
la large lune emplit !
LJETA
Heure sereine !
FAUSTA
Tristesse et peine....
LyETA
Larmes vaines l tristesse et peine qui est vaine...
FAUSTA
Larmes en vain, peine vaine...
BEAT A
De ce jour qui est accompli !
Le printemps est déjà fini.
LA CANTATE A TROIS VOIX ir
BEAT A
Demain c'est le grand Eté qui commence !
FAUSTA
Le jour immense !
L^TA
Le fruit de la terre immense !
FAUSTA
Le jour qui dure !
BEATA
Le ciel tout pur et le soleil par excellence !
L/ETA
Maintenant c'est la nuit encore !
FAUSTA
Maintenant pour un peu de temps ^ encor...
L^TA
... Que tardive et que menacée....
BEATA
C'est la dernière nuit avant l'Eté !
12 DEUX POEMES D'ETE
FAUST A
Quelle est belle !
Ly«TA
Le signe continuel de ce sapin su? le ciel....
FAUSTA
Qu'il est sombre et solennel !
h/ETA
Chante^ raconte^ appelle^ oiseau^ Philomele !
BEAT A
Jupiter...
FAUSTA
... Luit sur nous, triomphal et vert.
BEAT A
Vénus...
FAUSTA
... N'est plus, et déjà, portant nos présents avec elle,
aurum et thus,
hJETA
... Ayant passé de Vautre coté....
LA CANTATE A TROIS VOIX 13
FAUST A
... Future j laissant ce qui est éteint....
L^TA
... Nous précède dans le matin !
BEAT A
Ah^ sans nous donner le bonheur^ notre droite
La laisserons-nous tarir encore, sans rien saisir.
Cette heure qui nest qu une fois ?
FAUSTA
Le moment d'où tout dépend.
LJETA.
Le mot suprême de F année
De la terre qui désire encore et qui veut parler l
FAUSTA
Et de ce ciel autour de nous omniprésent
Qui palpite, qui sait tout, et qui attend ?
L^TA
Quand le matin est une seule chose avec le soir.
FAUSTA
Et qu au sein du jour illusoire
Qui s assoupit, s affranchit peu a peu la mémoire.
14 DEUX POEMES D'ETE
BEATA
L.e regret s est éteint avec V espoir.
L^ETA
Et qu'est-ce qui demeure ?
BEATA
Le seul bonheur.
L^TA
Je n entends que le vent tout bas et V eau qui pleure !
FAUSTA
... he battement a peine de mon cœur....
LyETA
Et le long météore tout-à-coup qui éclate et qui tombe
en cendres !
BEATA
C'est que vous ne savez pas entendre.
L^TA
Le ciel un instant épanoui...
FAUSTA
Ne nous montre que la nuit.
LA CANTATE A TROIS VOIX 15
L.*:'rA
Argus de toutes parts dans sa gloire...
FAUSTA
Cerne Jb qui est aveugle et noire.
BEAT A
C'est que vous ne savez pas voir.
FAUSTA
Parle^ toi, Beata, nous sommes /à, celle-ci et moi.
BEATA
Toutes trois parées....
LJETA
Les bras et le sein dévoilés....
FAUSTA
Assises....
BEATA
ha face levée au ciel....
FAUSTA
Nulle de r autre regardée....
i6 DEUX POEMES D'ETE
L/blTA
... Assises et demi-renversées
En robes solennelles
D'au dépasse la pointe d'un pied doré !
FAUSTA
Celui que f aime....
hJETA
... Celui que f épouse demain
M' aimera-t-il toujours de même î
FAUSTA
Celui que f aime .,
Celui qui m' a quittée et qui est au loin
Va-t-il revenir demain ?
BEATA
Celui que f aime
N'est plus^ demain vers moi ne te ramènera jamais
plus.
Liî:TA
Mor/, dis-tu ?
FAUSTA
Jamais il ne te sera rendu !
LA CANTATE A TROIS VOIX 17
BEATA
Jamais il ne rn échappera plus.
L/ETA
Et cest toi qui nous parles de bonheur ?
BEATA
Tout est fini pour moi de ce qui meurt.
FAUSTA
Que reste-t-il alors que tout est fini ?
BEATA
Cette heure-ci qui nest ni le jour ^ ni la nuit.
FAUSTA
Tout passe qui a commencé.
BEATA
Excepté
Cette heure même qui est entre le Printemps et VEté.
L^TA
Quoi^ cet instant de Vannée extrême et le plus aigu..,.
i8 DEUX POEMES D'ETE
FAUSTA
Quand tout atteint le sommet et demande à nêtre
plus....
hJETA.
Quelle demeure y trouveras-tu^ et leurre de
quelle vertu ?
FAUSTA
Demain nous ne serons plus belles.
'LJETA
Nous ne sommes que de pauvres femmes un moment^
faibles et frêles.
BEATA
Mais invitées en ce jour parmi les choses éternelles.
FAUSTA
Parle pour nous trois , Beata.
BEATA
Et que faut-il que je dise ?
FAUSTA
Chante^ explique
Ce qu au fond de mon cœur je comprends déjà
LA CANTATE A TROIS VOIX 19
Obscurément, comment ce moment unique.
Suprême et le plus aigu.
Pour un moment est déjà ce qui ne passera plus.
BEATA
Et toi, que dis-tu, Lata ?
L^TA
Laisse-moi et chante !
Que f entende seulement dans le clair-de-lune une
voix de femme éclatante,
Puissante et grave, persuasive et suave.
Avec la mienne en même temps en silence qui la
devance et qui invente
Et tout bas lui donne V octave !
FAUSTA
Et ces deux voix de tes sœurs prêtes à se lever
Sous la tienne, explique-leur pourquoi
Le bonheur
Est de cette heure même
Où celui que notre cœur aime nous manque.
hJETA
Dis, seulement, la rose !
20 DEUX POEMES D'ETE
BEATA
Quelle rose ?
L^TA
... Du monde entier en cette fleur suprême é close !
CANTIQUE DE LA ROSE
BEATA. — Je dirai, puisque tu le veux,
La rose. Qu'est-ce que la rose ? O rose !
Eh quoi ! lorsque nous respirons cette odeur
qui fait vivre les dieux,
N'arriverons-nous qu'à ce petit cœur insub-
sistant
Qui, dès qu'on le saisit entre ses doigts, s'effeuille
et fond.
Comme d'une chair sur elle-même toute en son
propre baiser
Mille fois resserrée et repliée .''
Ah, je vous le dis, ce n'est point la rose ! c'est
son odeur
Une seconde respirée qui est éternelle !
Non le parfum de la rose ! c'est celui de toute
la Chose que Dieu a faite en son été '
Aucune rose ! mais cette parole parfaite en une
circonférence ineffable
LA CANTATE A TROIS VOIX 21
En qui toute chose enfin pour un moment à
cette heure suprême est née !
O paradis dans les ténèbres !
C'est la réalité un instant pour nous qui éclôt
sous ces voiles fragiles et la profonde délice à notre
âme de toute chose que Dieu a faite !
Quoi de plus mortel à exhaler pour un être
périssable
Que l'éternelle essence et pour une seconde
l'inépuisable odeur de la rose ?
Plus une chose meurt, plus elle arrive au bout
d'elle-même,
Plus elle expire de ce mot qu'elle ne peut dire
et de ce secret qui la tire !
Ah, qu'au milieu de l'année cet instant de l'éter-
nité est fragile, extrême et suspendu !
— Et nous trois, Laeta, Fausta, Beata,
N'appartenons-nous pas à ce jardin aussi,
A ce moment qui est entre le printemps et l'été
un peu de nuit,
(Comme d'yeux pour un moment qui se fer-
ment dans la volupté,)
Avec pour notre parfum la voix et ce cœur qui
s'ouvre,
Pour entre les bras de celui qui nous aime être
cette rose impuissante à mourir !
22 DEUX POEMES D'ETE
Ah, l'important n'est pas de vivre, mais de
mourir et d'être consommé !
Et de savoir en un autre cœur ce lieu d'oia le
retour est perdu,
Aussi fragile à un seul touchement de la main
que la rose qui s'évanouit entre les doigts !
Et la rose fleurit vaguement : un seul soir.
Et de chaque tige le complexe papillon à l'aile
d'elle-même prisonnière a fui !
Mais toi, mon âme, dis : Je ne suis pas née en
vain et celui qui est appelé à me cueillir existe !
Ah, qu'il reste un peu à l'écart ! je le veux,
qu'il reste encore un peu de temps à l'écart !
Puisque où serait la foi, s'il était là ? où serait
le temps ! où le risque ? où serait le désir ? et
comment devenir pleinement, s'il était là, une
rose :
C'est son absence seule qui nous fait naître
Et qui sous le mortel hiver et le printemps
incertain compose
Entre les feuilles épineuses parfaite enfin la
rouge fleur de désir en son ardente géométrie !
— Et demain déjà expirent ces noces de la terre
et il n'y aura plus de nuit.
Mais qu'importe, si, par delà le vide immense
de l'été et l'hiver qui l'approfondit,
LA CANTATE A TROIS VOIX 23
Les vierges de notre sérail déjà dans le jardin
futur saluent leurs sœurs reparaissantes ?
Qui a trouvé le bonheur rencontre une enceinte
sans défaut,
Tels l'un sous l'autre les pétales de la fleur
sacrée,
D'un tel art insérés qu'on n'y trouve rien qui
commence et aucune fin.
Où je suis, vous êtes là, mes sœurs, avec moi,
Et nos mains mystiquement ne sont pas dis-
jointes quoique la lune éclaire tour-à-tour nos
visages.
Qui possède l'une tient les deux autres ensemble,
prisonnier désormais comme le nombre l'est de la
puissance.
Où manque la rose, le fruit ne fait pas défaut.
Où cesse le baiser, le chant jaillit !
Où le soleil se cache, éclate le ciel !
Nous ne sommes point sortis de ce paradis de
délices où Dieu d'abord nous a placés,
(Et le jardin seulement, comme son possesseur,
est blessé).
Son enceinte est plus infranchissable que le feu
et son calice d'un tel tissu
Que Dieu lui-même avec nous n'y trouve point
d'issue.
24 DEUX POEMES D'ETE
FAUSTA
Que de femmes avant nous ont fait le même chant
en ce lieu !
h/ETA
D'où Von découvre /'Alba Via et le vaste creux...
FAUSTA
...Ou s' embranchent six vallées comme les rais
sur le moyeu ;
LMTA
Dix routes blanches, phosphorescentes, qui reparais-
sent et se nouent et disparaissent et serpentent....
FAUSTA
... Cent villages aux vieux noms latins, Artemare,
Virieu, Biollaz, Maximieu, Chandossin....
L^TA
... Hostel qui veut dire a la fois la Porte, et le
Refuge, et V Autel....
FAUSTA
... A Ventrée de cette vallée de lait d'où stille un
vin violet.
LA CANTATE A TROIS VOIX 25
LMTA
Hostel, pressoir et autel^ lieu de libation et d'auspices^
Dont indice sous mon pied cette pierre qui sort de la
terre.
Montrant le taureau Phrygien et le couteau de
sacrifice.
FAUST A
Entre ces deux promontoires qui barrent V aurore et
le soir.
Que le soleil Vun après Vautre colore.
Le Colombier et la Montagne-de-Colère,
Se baisant, se couvrant de leur ombre tour à tour
comme deux bœufs accouplés qui se lèchent F un à l'autre
r encolure.
h/ETA
Heureuse nuit !
FAUSTA
Où monte aux lèvres de Nature la fleur et F am-
broisie...
'LJETA
... De la fraise des bois et de la cerise prête à être
cueillie !
26 DEUX POEMES D'ETE
BEATA
Que de filles avant toi comme toi prêtes a être
cueillies...
FAUSTA
...En ce temps court ou la moisson non plus verte
est Manche et pas encore jaune...
BEATA
... lyici même avant toi comme toi ont regardé vers
le Rhône !
CANTIQUE DU RHONE
L^TA. — Qu'il est beau, le navire noir que le
vent et cette brise même sur mon visage
Amène tout droit en quelques instants du fond
de la mer,
Quand il laisse tomber son antenne, et tourne,
et se couche sur le côté !
Qu'ils sont beaux, les pieds de celui qui à
travers l'immense plage de sable éblouissant,
Se met en devoir d'atteindre la patrie.
LA CANTATE A TROIS VOIX 27
Les pieds de celui qui annonce la victoire !
Il vole sur ses pieds ailés, chassant la terre d'un
orteil impétueux,
Et les vierges qui le regardent du haut de la
colline voient deux nuages de poussière tour-à-
tour s'élever sous ses sandales !
Et qu'il est beau, le fiancé, quand enfin, à ce
tournant du Rhône,
Il apparaît, le premier parmi la troupe équestre
de ses frères.
Lui entre tous les jeunes gens de son âge le
plus grand et le plus beau, vêtu d'armes qui
jettent l'éclair !
Ah, qu'il la prenne déracinée et perdant l'âme
entre ses bras.
Comme une grande urne pleine d'un vin sans
prix que l'on met debout pour la table d'un dieu,
oscillant sur sa pointe aiguë !
Car à quoi sert d'être une femme sinon pour
être cueillie ?
Et cette rose sinon pour être dévorée ? Et d'être
jamais née
Sinon pour être à un autre et la proie d'un
puissant lion ?
Ah, qu'il me prenne sur son cœur et jamais ses
bras ne me paraîtront trop durs.
28 DEUX POEMES D'ETE
Et qu'il me tue s'il veut pourvu qu'il ne me
laisse point échapper !
Que d'autres louent la rose et moi je louerai
l'homme libre, imprenable, inattendu,
Le mâle, le maître, le premier, l'animateur,
L'homme qui a reçu de Dieu même origine et
ne relève que de lui seul !
Et le bonheur est une forte prison. Mais à quoi
serviraient la coupe close de ce lac enchanté et les
rets de cette nuit d'amour où le pas du soleil
même prêt à revenir hésite.
S'il n'y avait le Rhône, je le sais, pour nous en
faire sortir et les sonnantes eaux de ce fleuve armé
qu'aucun rivage ne captive !
Ce n'est point de la terre qu'il sort, c'est du
ciel qu'il descend directement ! Et voyez autour
de nous
L'Europe autour de nous de toutes parts pour
le recueillir profondément exfoliée se lever et
s'ouvrir comme une rose immense,
La terre, jusqu'aux suprêmes glaciers du ciel
même liminaires, avec ces longs pans de murs
concentriques l'un sur l'autre.
Se lever et s'ouvrir comme une cité en ruines
et comme une rose dévastée !
11 faut bien des montagnes pour un seul Rhône !
LA CANTATE A TROIS VOIX 29
Il n'y a qu'un seul Rhône et cent Vierges pour
lui dans les altitudes !
Il n'y a qu'un seul Rhône et pour ce taureau
unique
Mille lieues de montagnes, cent Vierges, vingt
Cornes farouches,
Vingt Colosses dans l'air irrespiré chargés d'une
pesante armure, vingt cimes recueillant les souffles
des quatre coins du monde.
Vingt Visages recueillant la bénédiction des
Cieux illimités et la déversant de tous côtés vers
la terre en un flot torrentiel et solide.
En un pan de verre, en une seule masse d'or,
en une cataracte immatérielle, en une Chute aussi
fixe que l'Extase !
Cent montagnes et au milieu d'elles un seul
Rhône
Intarissablement nourri des mamelles glacées
de l'Altitude et des glandes gorgées de la morasse !
Le voici livré à la terre et qui de la terre qu'il
parcourt toujours trouve l'endroit le plus profond,
Lui, le Violent, avec une souveraine délicatesse
épousant la pente la plus insensible !
Toutes les sources de bien loin entendent sa
voix, comme les vaches qui de cime en cime répon-
dent à la corne du pasteur !
30 DEUX POÈMES D'ETE
Tout conflue vers lui et la lente Saône déjà est
en marche pour le rencontrer.
Salut, Rhône, buveur de la terre et aspirateur de
cette rose immense autour de toi et le trait irrésis-
tible du sang animateur qui donne à tout son sens !
Au dessus de tout, ce qui est Immaculé et
l'éternel diadème dans l'altitude !
Puis ce céleste jardin dans les nues où toutes
fleurs poussent d'elles-mêmes, et l'herbe, puis la
forêt.
Et puis, après les pâturages, la vigne aux flancs
rebondis de la montagne.
Exploitant les avant-corps de tout l'ouvrage et
les piles accumulées des bastions et des buff^ets,
Et le torrent, se faisant jour sous les pampres,
vers la plaine jaillit d'une lèvre de marbre !
Et dans le fond tout en bas se mêlant aux
premiers roseaux l'or fluide des moissons !
Et tout cela finit au Rhône qui l'entraîne, à ce
trait qui donne le branle à tout.
Comme le feu qui tire et d'une ville incendiée
ne fait qu'un seul sacrifice !
Car à quoi servent les pieds sinon à se joindre
à la course qui les entraîne ? et le cœur
Sinon à compter le temps et attendre la seconde
imminente ?
LA CANTATE A TROIS VOIX 31
Et la voix, sinon à joindre la voix qui a com-
mencé avant elle ?
Et la vie, sinon à être donnée ? et la femme,
sinon à être une femme entre les bras d'un
homme ?
FAUSTA
Et la lune, sinon h avoir le soleil ?
A avoir le soleil.
BEATA
A avoir pendant la nuit le soleil l
FAUSTA
ha voici qui règne sur nous, boniface et vermeille.
Remplissant tout !
BEATA
Possédant tout !
V astre-de-toute-la-nuit qui remplace le sommeil.
FAUSTA
Cette lampe qui est entre le ciel et la terre...
32 DEUX POEMES D'ETE
BEATA
Ce miroir bien poli dans le ciel qui réfléchit et qui
considère....
FAUST A
La lune en marche vers la mer....
BEATA
Que suit une marée d'' âmes endormies....
FAUSTA
Soulevant, pénétrant r âme, appelant, dilatant, déta-
chant r âme du corps....
L^TA
Ce soleil qui est entre Pâme et le corps...
FAUSTA
Du sommeil qui est entre la mort et la vie !
BEATA
// est minuit,
FAUSTA
O lieu que le jour nous cachait !
LA CANTATE A TROIS VOIX 33
L^TA
O lieu que mon cœur cherchait !
FAUSTA
Sous la lampe mystérieuse....
L^TA
Délectable et ténébreuse....
FAUSTA
Après tant de jours mauvais....
LyETA
La terre devinée....
FAUSTA
Le paradis retrouvé....
BEATA
VEden ancien....
FAUSTA
Te retrouvons-nous enfin,
BEATA
Terre de Gessen....
34 DEUX POEMES D'ETE
L/ETA
Nouveau et le même Eden....
FAUSTA
Avec tes montagnes ^ les mêmes....
hJETA
Tes monts que je reconnais....
FAUSTA
Jérusalem !
BEAT A
O terre que je reconnais....
FAUSTA
Notre séjour, à jamais....
BEATA
Solitaire cité /...
FAUSTA
Manifestée moins qu évoquée....
L^TA
Présente moins que remémorée....
LA CANTATE A TROIS VOIX 35
BEAT A
Lieu de la paix /...
L^TA
Découvrant au cœur qui renaît..,.
FAUSTA
Ta vaste complicité....
L^TA
Entre le jour et la nuit....
FAUSTA
Entre la mort et la vie....
BEAT A
Bienheureuse nécessité !
LJETA
Il ne sort pas du jardin....
FAUSTA
Celui qu une femme y retient....
l^:ta
Avec un lien très étroit....
36 DEUX POEMES D'ETE
FAUSTA
La paire de ses bras....
BEATA
Une femme ^ non y mais trois....
hJETA
Toutes deux avec moi...
FAUSTA
Ces filles et ces voix...
Liï;TA
De la terre sourde et sombre....
BEATA
ha Vigne y le Froment et V Ombre !
CANTIQUE DE LA VIGNE
L^TA. — Ah, si cet homme ne veut pas en
cueillir la grappe,
Ah, s'il ne veut pas en respirer les fumées et
accoler ardemment ce flanc même de la terre des
aïeux qui lui ouvre sa veine libérale.
Ah, s'il veut continuer à faire le juge.
LA CANTATE A TROIS VOIX 37
Ah, s'il tient à conserver son petit jugement et
sa raison et ne pas se livrer au feu qui de tous
côtés en lui craque et part en flammes et en
étincelles,
Faisant chaleur et lumière de tout,
Alors il ne fallait pas planter au coin le plus
chéri de soleil entre les pierres brûlantes, con-
tinuant le soleil par maintes racines profondes
et acharnées,
La vigne, fille du déluge, et signe mystérieux
de notre salut !
Ah, s'il méprise la grappe, il ne fallait pas
planter la vigne, et qui méprise le calice, il ne
fallait pas planter la joie !
Qui donc a inventé de mettre le soleil dans
notre verre comme si c'était de l'eau qui tient
toute ensemble.
Exprimant cette grappe qui s'en est de longs
mois gorgée ?
Qui donc a inventé de mettre le feu dans notre
verre, le feu même et ce jaune-et-rouge qu'on
remue dans le four avec un crochet de fer
Et la braise du patient tison ?
C'est un dieu sans doute et non pas un homme
qui a inventé de joindre, comme pour notre sang
même.
38 DEUX POËMES D'ETE
Le feu à l'eau !
Un dieu, je vous le déclare, et non un homme,
qui a inventé de faire tenir ensemble dans un
verre
Et la chaleur du soleil, et la couleur de la rose,
et le goût du sang, et la tentation de l'eau qui est
propre à être bue !
Et qui nous a donné en une même coupe à
boire.
Pour libérer notre âme à la fois l'eau qui dissout
et le feu qui dévore !
Ah, s'il ne veut point qu'elle le croie,
Il ne fallait pas que cet homme prenne la jeune
fille par la main et lui dise qu'il l'aime et qu'elle
est belle.
Ah, s'il ne veut pas l'emmener, il ne fallait pas
lui prendre la main ;
Ah, s'il ne veut pas épuiser la coupe, il ne faut
pas y mettre les lèvres !
Car ce n'est pas une amphore vacillante qu'il
tient entre ses bras.
Et quelle force a le vin auprès d'un cœur pur ?
et quelle chaleur
Le feu intérieur à l'eau
Auprès de celle que fait une âme immortelle
avec le corps ?
LA CANTATE A TROIS VOIX 39
Et près de cet esprit vivant, qu'est le vin qui
plaît aux morts mêmes et que l'on couche avec
eux dans leur tombe ?
Car ce n'est pas en aucun autre moment, mais
en celui-ci même, que nous posséderons cette
femme qui est une seule avec son corps et en qui
tout tient ensemble !
Et s'il ne veut point le calice, il n'y a point
besoin de la vigne !
Et s'il ne veut que manger, le pain épais suffit.
Mais ce qui nourrit le corps à l'âme n'est pas
chose désaltérante.
Ah, s'il est avare et s'il n'aime que ces choses
qu'on acquiert l'une après l'autre.
Ah, s'il est lent et patient et circonspect, et si
toute bonne fortune le trouve incertain et éperdu,
et s'il n'a pas ce grand vide en lui toujours prêt.
Ah, s'il a toujours quelque chose à faire au
préalable et besoin de s'enquérir et de juger et de
savoir et de raisonner.
Ah, qu'il ne mette point les lèvres à cette coupe
qui raccourcit le temps et nous donne tout à la
fois !
Car ah, cette vie est trop longue et le temps est
ennuyeux, et le moment seul est éternel qui n'a
aucune durée !
40 DEUX POEMES D'ETE
Que ferons-nous, qui ne puis être une femme
qu'entre ses bras et une coupe de vin que dans
son cœur,
S'il ne veut point accueillir cela qui n'a point
de temps et qui lui vient d'ailleurs ?
Ah, s'il tient à rester intact, il ne faut point
étreindre le feu !
Et si pour lui la coupe est inattendue,
Que sera-ce de la femme ? Que sera-ce de la
mort ?
— J'ai dit la vigne, et toi, dis, Fausta, le froment.
BEAT A
Pensive Fausta !
Patiente Fausta !
Lyï:TA
BEAT A
Blonde étrangère
I
L^TA
Maîtresse de cette terre^ V ayant achetée^
BEATA
Comme elle dorée !
LA CANTATE A TROIS VOIX 41
Dis-nous le blé.
BEATA
Le froment blanc couleur de lune avant que ce soit
du soleil et d' argent
Avant quil ait la ressemblance de Vor !
hJETA
U herbe qui se décolore !
Vépi épais, le grain plein de lait encore.
Lourd et presque mûr.
FAUSTA
La moisson déjà blanche l
BEATA
U âme sans support qui penche.
Lourde et presque mûre.
L^TA
Idais déjà ce n est plus hier, mais aujourd'hui.
BEATA
IDéià au sein de la nuit...
42 DEUX POEMES D'ETE
FAUSTA
Commence Dimanche !
Et l'attente ne se distingue plus du matin
Où celui que f aime revient^
Peut-être.
BEAT A
Une longue attente^ Fausta !
L^TA
Patiente Fausta !
BEATA
Longue^ patiente Fausta !
CANTIQUE DU PEUPLE DIVISÉ
FAUSTA. — Vous m'appelez patiente, mais c'est
l'amour seul qui m'enferme entre ces montagnes
d'où l'on ne peut sortir !
Dites, qui me rendra l'espace libre et cet âpre
coup de vent de la liberté qui vous enlève comme
un garçon brutal qui fait sauter sa danseuse entre
ses deux mains !
LA CANTATE A TROIS VOIX 43
Ah, qui ne parle de liberté ? mais pour com-
prendre ce que c'est,
11 faut avoir été captif, et hors-la-loi, et avoir
fui !
Et me voici comme un oiseau blessé, tombé de
la horde migratrice, qui fait son nid dans la basse-
cour sous une charrette !
... Et exilé pour comprendre la patrie !
Ah, qui me rendra la patrie, et cette mer de blé
obscurément, plus paisible que la soie, qui défer-
lait à mes pieds dans la nuit de juillet vague
à vague !
Ah, seulement pour un moment, deux voix
qui querellent dans la langue de mon pays, et le
tintement d'une guitare Cosaque, et ce feu suspect
là-bas dans les aunes de la Vistule !
Ce ne sont pas vos misérables lopins de champs
tout déchirés,
C'est la terre profonde à la hauteur de mon
cœur
Du souffle de la nuit tout entière animée qui
soupire et qui déferle en un seul flot,
Un tel déluge de toutes parts de la vie respi-
rante et montueuse que le feu d'un astre pourrait
claquer dessus comme la pluie sur de l'eau !
Comme les poissons vivent dans l'eau et les
44 DEUX POEMES D'ETE
petits oiseaux dans la foret, c'est ainsi que les
hommes de mon pays
Vivent au sein de l'immense moisson et de
cette mer qu'ils ont faite.
Et le vent d'un seul côté sur cette houle infinie
apporte le sens de leurs existences à mon âme,
Unies à l'immense Cérès !
— Et maintenant cette moisson de l'exil est
mûre, mais je sais qu'il me reconnaîtra et que mes
yeux n'ont point changé.
Ah, que je revoie encore ce visage caressant et
fermé, et ce frère qui ne peut quitter le masque,
et ce sourire lentement sur ses lèvres, terrible
à voir !
Nous seuls savons ce que nous avons souffert.
Et la moisson est mûre, mais je sais que mes
yeux n'ont point changé, tels que de la fière jeune
fille que jadis il fit céder.
Ces deux yeux bleus dans les siens, pleins d'une
ivresse glacée !
Et je suppose que son cœur m'est ouvert, mais
je sais que son esprit m'est fermé, et il ne me dit
point ce qu'il pense.
Laeta, joyeuse fille du sol latin ! et toi, obscure
Egyptienne à ma gauche ! votre sort n'est pas si
heureux que le mien.
LA CANTATE A TROIS VOIX 45
Heureux celui qui aime, mais plus heureux
celui qui sert et dont on a besoin, et ces deux que
le besoin indissoluble
Relie comme une troisième personne !
Demain est là où cesse notre absence !
Et ce n'est pas seulement lui et moi, c'est
tout un peuple en nous qui désire et qui est
partagé.
Entre l'Orient et l'Occident, là où les eaux se
partagent sans pente.
Au centre de l'Europe il y un peuple divisé.
Ni la nature ne lui a donné de frontières, ni la
naissance de roi, et c'est l'homme seul qui le
limite de tous côtés :
Mais ils avaient envahi leur terre comme une
céréale.
Et ses voisins se le sont partagé en trois parts,
comme si, quand le vent souffle, les bornes et les
poteaux
Empêchaient la moisson d'onduler d'un bout à
l'autre et cette mer prisonnière de ses racines !
Au centre de trois peuples il y a un peuple
submergé.
Dieu l'a voulu ainsi afin qu'entre l'Est et
l'Ouest, entre l'hérésie et le schisme, là où l'Eu-
rope s'arrache en trois morceaux,
46 DEUX POËMES D'ETE
Il y ait un sacrifice perpétuel et un peuple selon
son cœur :
Et le nom même de la Pologne n'est pas
retrouvé sur la carte.
Ni la nature n'en a fait une seule chose, ni le
sang, ni l'autorité, ni la coutume, ni aucun intérêt
de ce monde.
Et il n'y a chez lui riches ni pauvres, et tous
sont également sous la meule.
Mais seulement une volonté commune et
l'amour, et les cœurs de ces trois multitudes qui
désirent l'une vers l'autre,
A la ressemblance des trois Églises ;
Un seul peuple dans les trois Vertus,
Dans la Foi, et la Charité, et l'Espérance, hors
de tout espoir humain.
Et la dernière fois que j'ai vu mon mari (avant
qu'une mission sans espoir l'appelât ailleurs)
Je me souviens ! c'est une nuit comme celle-ci,
Quelque part au centre de l'Europe, dans un
vieux parc royal, sous le tilleul Bohême.
Nous étions là devant quelques coupes, une
douzaine prêts à nous séparer.
Et l'on ne voyait dans la nuit que le point
rouge d'une cigarette aux lèvres de deux ou trois.
(Tous sont morts.)
LA CANTATE A TROIS VOIX 47
Et éclairant le beau col nu à la petite oreille
soudain l'éclair d'un diamant
Comme une grosse goutte sous d'épais cheveux
noirs empruntée à des eaux immatérielles.
Et l'on n'entendait rien que dans les avenues
immenses le roulement sourd d'un équipage,
Et le dialogue bien loin, aux deux extrémités
de ce jardin, d'orchestres opposés,
Dont le vent faible étrangement tour-à-tour
unissait et divisait les cuivres.
L^TA
Qu importe^ s'il revient ?
FAUSTA
Hôte entre mes bras d'un seul jour et qui repart
demain !
LJETA
Ne peux-tu le retenir ?
FAUSTA
Mon affaire n est pas de savoir, mais d'obéir.
hJETA
Mais il t'aime, tu le sais.
48 DEUX POEMES D'ETE
FAUST A
Je ne lui ai rien demandé.
L^TA
Sauve le temps qui est court !
FAUSTA
J'ai sauvé du temps qui passe r amour.
Quel est cet abri contre le temps^ ma sœur ?
FAUSTA
La Chambre Intérieure.
Tout est soumis au temps.
FAUSTA
Excepté cependant...
BEATA
— L'absence.
— L'espoir joyeux qui le devance !
LA CANTATE A TROIS VOIX 49
FAUST A
...Le cœur qui lui donne naissance.
Liï;TA
Tout passe avec le soleil.
FAUSTA
Le soleil s'est arrêté.
BEATA
L'œil s'est fermé.
L^TA
Dis-nous, Fausta, le somyneil.
BEATA
La patience du cœur qui veille.
CANTIQUE
DE LA CHAMBRE INTÉRIEURE
FAUSTA. — C'est en vain que la distance et le
sort nous divisent !
Je n'ai qu'à rentrer dans mon cœur pour être
avec lui et qu'à fermer les yeux
50 DEUX POËMES D'ETE
Pour cesser d'être en ce lieu où il n'est pas.
Cette liberté du moins, -je la lui ai retirée, et il
ne dépend pas de lui de ne pas être avec moi.
Et je ne sais s'il m'aime, ses desseins me sont
inconnus et l'accès de sa pensée m'est interdit.
Mais je sais qu'il ne peut se passer de moi.
Il voyage, et je suis ici. Et où qu'il aille, c'est
moi qui lui donne à manger et qui lui permets
de vivre.
Et à quoi, si je n'étais ici, lui serviraient ces
moissons autour de nous ?
A quoi tous ces fruits de la terre, si je n'étais
ici au milieu qui tiens la huche, et le moulin, et
le pressoir ? et qui ordonne tout.
A quoi tout ce domaine.
S'il n'y avait de toutes parts, par où descendent
les chars de foin et, l'hiver, les longs sapins bran-
lants attelés de deux paires de bœufs,
UAlba Via et les chemins qui conduisent vers
la maison }
S'il n'était loin de moi, si je n'étais loin de mon
époux ici, administrant ces biens.
Le besoin qu'il a de moi ne serait pas aussi
grand.
Car ce n'est aucune molle complaisance qui
nous unit et l'étreinte d'une minute seule,
LA CANTATE A TROIS VOIX 51
Mais la force qui attache la pierre à sa base et
la nécessité pure et simple sans aucune douceur.
Et je sais qu'il est là tout-à-l'heure.
Mais que m'importent ce visage fermé, et ce
sourire ambigu, et ce cœur qui ne se livre pas !
Et moi, est-ce que je lui livre le mien ?
Nous ne fîmes pas ces conditions, le jour de
nos épousailles.
Qu'il garde son secret, et moi je garde le mien.
Ah, s'il m'ouvrait son cœur, voudrais-je le
laisser partir encor ?
Et si je lui ouvrais le mien, s'il connaissait cette
place qu'il a avec moi,
Il ne me quitterait point de nouveau !
Dieu m'a posée sa gardienne.
Moi qui suis faite pour l'aider, vais-je être son
entrave ?
Moi qui suis faite pour être son port, et son
arsenal, et sa tour,
Vais-je être sa prison ? vais-je trahir la patrie ^
La force qui lui reste, vais-je la lui retirer ?
Ah, du moins qu'il m'épargne ! qu'il ne sollicite
point cette part de mon âme la plus réservée,
Cette chambre qu'à lui-même il ne faut pas
ouvrir.
De peur que je ne lui cède !
52 DEUX POEMES D'ETE
Qu'il ne me rende point la défense trop diffi-
cile,
S'il ne veut que je lui ouvre cette porte fatale
qui ne permet point le retour !
Qu'il ne demande point trop à la fois,
S'il veut que la moisson devienne de l'or !
Qu'il ne vienne pas à moi comme dans les
songes avec cet étrange sourire !
Ah, je sais que cette nuit nous trompe et le jour
reviendra encore !
Et quand je rêve, je sais que c'est un rêve et
que je suis dans ses bras cette colonne vivante et
voilée qu'on étreint comme un candélabre de
deuil !
Que je serve, c'est assez. Je sais qu'un jour je
m'éveillerai entre ses bras !
Maintenant je dors et si j'ouvre les yeux une
seconde.
Je ne vois autour de moi que de l'or et de tous
côtés la couleur de la moisson !
L^TA
Vor de ces champs qui f appartiennent.
FAUSTA
... D'une terre qui n est pas la mienne !
LA CANTATE A TROIS VOIX 53
L^TA
Devine...
BEATA
... Sous le voile qui cache et illumine....
L^TA
... Montagnes et collines....
BEATA
...ha moisson immense et clandestine !
FAUSTA
Richesse vaine !
LJETA
Montagne et plaine....
BEATA
Vignobles et moissons....
L^TA
Laitages et toisons....
BEATA
Examine....
L^TA
Imagine....
54 DEUX POÈMES D'ETE
BEATA
Devine ton domaine....
L/ETA
Patiente Fausta,...
BEATA
Puissante Fausta....
Lyï:TA
Fruit de ta patience et de ta peine !
FAUSTA
Patience en vain ! peine vaine !
BEATA
Qu importe demain ?
hJETh
Ecoute !
BEATA
Entends de là-bas qui vient,
L^TA
Sur Vaile du vent qui se lève,
BEATA
Le premier souffle, pas encore !
LA CANTATE A TROIS VOIX S5
Du matin....
BEATA
Par qui le conseil en vain
hJETA
Cesse aux feuillages qui rêvent
BEATA
Du silence qui s'éteint^
L^TA
Des mystères qui s'achèvent,
BEATA
Le bruit à peine distinct,
hJETA
La syllabe, longue et brève,
BEATA
Profond et presque indistinct,
FAUSTA
Du fleuve qui n est pas le mien !
LJETA
Le ciel du moins est à tous, le même pour tous.
56 DEUX POEMES D'ETE
BEATA
Quîl est beau ! Ah^ quelle paix ! quelle lumière !
L/ETA
Aussi douce aux regards^ Beata, que le pétale d'une
rose blanche F est à la peau !
BEATA
Quelle paix !
LJETK
C'est ainsi que par une telle nuit fai entendu le
bienheureux lac appelé Bodensee à petits coups heurter
sa conque d'herbage^
Et sous le bois où le dernier rossignol vocalise
Sa nappe jusquà nos cœurs expirer en syllabes
allemandes
De ces eaux qui dans le feuillage des hôtels et des
hôpitaux s' amortissent en trois replis paresseusement
Vun sur V autre plus gras que la feuille de menthe !
BEATA
Tu as connu F Allemagne, L^ta ?
FAUSTA
Regardez ce nuage qui passe !
LA CANTATE A TROIS VOIX 57
Comme il brille !
FAUSTA
Comme il vole^ énorme et léger^ dans le courant de
r air fantastique^
Pareil a un chou monstrueux et a un trône.
Tout radieux et imprégné de la splendeur lunaire !
L/ETA
Un autre, puis un autre ! un autre, un autre encore !
BEAT A
C^est la grande procession de Minuit qui commence.
CANTIQUE DES CHARS ERRANTS
L^TA. — C'est ainsi que sur le Rhin naguère
J'ai vu les barges chargées de foin, portant les
nouveaux mariés et leur cortège, sur le miroir des
eaux resplendissantes,
Comme autant de chars enfonçant sous les
dépouilles de l'année, partir l'une après l'autre.
Et l'on entendait la clarinette et le son grêle
du violon, et les rires et les chants comme en rêve
58 DEUX POEMES D'ETE
des hommes et des jeunes filles qui s'appelaient
d'une à l'autre de ces meules flottantes !
Et déjà là-bas le premier char avec un cri
imperceptible se fondait dans la lune magique,
Que le dernier à peine encore démarrait d'entre
les roseaux.
C'est ainsi que dans le milieu de l'année,
Ces blocs de la neige céleste qui de tout le
volume de la vie promènent les simulacres amal-
gamés
Défilent en solennelle ordonnance.
Pendant le jour, comme une cire a pris l'em-
preinte de nos villes, et de nos cultures, et des
âmes humaines, pénétrant par la bouche.
Et nous voyons, la nuit venue, tout cela, chan-
celant, fumant, bousculé, en marche au-dessus de
nous comme des montagnes et le ciel en est
parsemé !
Comme le plongeur au fond de la mer trans-
lucide
Voit l'ombre du bateau au-dessus de lui, avec
ses mâts et ses tangons et les bras de l'équipage
qui manœuvrent les engins
Se peindre légèrement sur le sable.
C'est ainsi que ces ombres de la vie sur nous
font une ombre à leur tour.
LA CANTATE A TROIS VOIX 59
Pas plus que les noyés qui ont atteint le fond
de la mer
A jamais ne reconquerront la terre des vivants,
Pas plus les dormeurs qui gisent tout en
bas sur le sol ensevelis sous ces eaux magné-
tiques,
Quoique délivrés du poids, en un effort imper-
ceptible et plus vain que Latone quand elle s'atta-
chait au palmier de Délos,
Ne suffiront à rompre les enchantements !
Ils regardent au-dessus d'eux passer les nuages
superbes et ces grandes îles en triomphe,
Comme des chars qui déménagent toute la vie
et comme des villes démarrées avec leurs con-
structions !
(Leurs ombres en bas sur la moisson soyeuse
et tachée de pourpre
Les suivent comme l'ancre suit le navire.)
Pas de fenêtre si close qu'elle suffise à défendre
le dormeur contre le lait extérieur et contre le
temple allumé.
Et de miroir si absorbé qu'il n'en rétorque un
rayon !
Ce n'est pas la lune aux fentes du volet pour
être si doré, et cependant je sais que ce n'est pas
le jour !
6o DEUX POÈMES D'ETE
La petite ville tout entière autour de son
clocher, pénétrée de jardins,
Repose dans une fumée divine et dans une
atmosphère d'or !
FAUSTA
Ta patrie, La ta.
L/ETA
La tienne maintenant, ô sœur !
CANTIQUE DE L'OR
FAUSTA. — Je n'ai point de patrie !
Mais moi ! moi du moins je ne manque pas au
vaincu et à l'exilé !
Et je suis taciturne entre ses bras à la place de
la patrie perdue et de la société de ses frères.
C'est peu de chose sans doute qu'une femme
entre les bras de l'époux qui est revenu
Désarmée et n'ayant plus usage de sa volonté.
Et cependant telle quelle, c'est tout ce qui lui
reste au monde, de sa patrie et de son patrimoine.
Et qui lui apprendra sinon moi que tout était
vain ?
LA CANTATE A TROIS VOIX 6i
Et comment apprendrais-je que tout était vain,
Sinon entre les bras de l'époux qui est revenu
et qui m'a guérie de ce temps qui passe ?
C'est alors que tout est vain, et que tout est
fini, et qu'il n'y a plus rien à faire, et que rien ne
tient plus à rien,
C'est alors que tout acquiert son prix aux yeux
de l'avare cultivateur, et que la terre devient
comme de l'or !
Et je lui dirai à voix basse : " Tout est prêt.
Tout est mûr. Tout est vain.
Regarde ce que j'ai fait en ton absence.
Regarde cette terre que j'ai achetée et ces grands
biens autour de nous qui m'appartiennent.
Regarde l'immense moisson dans la nuit, toute
blanche avec des taches de sang !
Regarde ce que la terre a fait et toute cette
beauté qui est à la place de l'amour ! "
Et tu me diras : " Est-ce là cette Fausta que
j'ai aimée !
Où est le printemps ? Où est la couleur de
l'enfance ?
Où est ce bleu si pur ? ce vert presque incan-
descent .''
Où est la fraîcheur de l'églantine ? où sur ta
face cet éclat vermeil de la Pentecôte ?
62 DEUX POEMES D'ETE
L'ardente couleur de la pourpre
Comme le soir dans un bois de pins et le rayon
du soleil de mai ! "
Et je te répondrai : " Il n'y a plus que de l'or !
C'est moi, ô mon époux !
Et le jour n'est pas levé encore, mais tout est
là dans la nuit, l'immense manne dans la nuit et
le montueux océan !
Et tu sais trop que cette terre n'est pas la nôtre,
et que ce vent n'est pas l'haleine de la patrie,
Et que ce fleuve n'est pas sa voix dont tu
entends le bruit éternel.
Mais moi du moins, je suis là et tu es là aussi
à la fin !
Moi du moins je ne fais pas défaut, moi aussi
je suis comme de l'or,
Comme un trésor sur ton cœur et comme une
grande moisson entre tes bras !
Moi du moins je suis véritable !
Tout ce qui était de la nuit est devenu comme
de l'or.
Comme le ciel qui est rouge d'abord, puis
violet, puis bleu, puis vert, et la couleur enfin de
l'or inaltérable !
Tout ce qui était de la nuit en moi est devenu
comme de l'or.
LA CANTATE A TROIS VOIX 63
Tous ces grands biens sont à moi et rien n'a
duré de ce que j'ai acquis en ton absence, mais
tout a change et mûri entre mes mains, et je le
vois qui devient de l'or ! "
Et voici le jour bientôt de la femme qui est
montée vers Dieu, revêtue d'une grande moisson,
la moisson qui ruisselle de ses épaules.
Et dans le moment qu'elle passe à son Epoux
et à son Père
Ce qui était comme de l'or devient comme de
la neige !
BEATA
Ce quil y avait dans la nuit est devenu comme
de For !
Ce quil y a comme de Vor est la chère de V âme et
du corps.
L^TA
U aurore d'' un jour nouveau bientôt paraîtra là-haut
dans le ciel éteint.
FAUSTA
Mais déjà sur la terre tout bas dans la nuit a lui
r aurore du pain.
64 DEUX POEMES D'ETE
L/ETA
O r année qui se partage dans la nuit !
BEAT A
La fleur qui est déjà le fruits
Semence de tout ce qui commence^
BEATA
Or de tout ce qui est fini 1
L^TA
Toute chose se reproduit^
BEATA
Indéfiniment la même,
h/ETA
Tout recommence et redit
BEATA
Un mot de valeur suprême^
L^TA
Un seul nom toujours le même.
LA CANTATE A TROIS VOIX Gs
BEATA
Le sien à jamais le même^
L^TA
La fleur inséparée du fruit
BEATA
T>e la Vie toujours la même
BEATA
Dans le temps anéanti !
hJETA
Les générations Vune a Vautre^
BEATA
Celle qui cesse a la nôtre,
L^TA
Le mois inextricable,
BEATA
La fiancée qui soupire
hJETA
Entre les bras qui l'attirent.
66 DEUX POEMES D'ETE
BEATA
L^élé lointain à Vétè^
l-(ï;ta
Le printemps qui expire^
BEATA
Conduit a sa maturité^
L^TA
Uètè sans fin a l'été,
BEATA
Dans le don inextricable
L^TA
De F être à Vêtre semblable,
BEATA
S)e passent r immortalité !
CANTIQUE DU CŒUR DUR
FAusTA. — Mais moi, je ne veux pas de cette
immortalité et de cette fleur chaque année inter-
rompue par la faux !
LA CANTATE A TROIS VOIX 67
Fer en vain dans une fausse moisson !
Moi, je brise le cercle, moi j'échappe aux
plateaux de la balance, moi je suis capable de finir !
Comme le grain échappe à la paille, à la terre
ainsi cet or qui ne lui appartient plus !
J'ai fait ma tâche. Cette poignée de froment
que j'ai arrachée à l'épi sanglant, dans la Patrie,
Je l'ai semée, et ressemée, et ressemée sans
relâche, autour de moi dans cet exil !
Maintenant je suis lasse de vivre et de ces
éternelles frontières !
Et n'ai-je pas payé assez cher le droit de finir ?
Regarde cette immense rançon dans la nuit et
tout ce peuple, candidat de la faux, que j'ai tiré de
rien !
Regarde et vois ces choses qui ne finiront
plus !
Regarde, et à travers les arbres du jardin, vois
de tous côtés qui luit vaguement la moisson
blanche et toute cette immortalité autour de nous,
couleur de jour !
Un mois encore, et voici toute la terre mûre
ainsi qu'un autre soleil.
Et l'intérieur de ce lac d'or et barbelé de rayons,
quand le vent l'ouvre et l'émeut, est rouge comme
le feu ardent et comme une chair entamée !
68 DEUX POEMES D'ETE
Car il faut que la vie chaque année, avant de se
reprendre à la terre
Passe par le feu, et comment serais-je satisfaite
quand ce que j'ai fait et l'œuvre même de mes
mains autour de moi a la ressemblance d'une
fournaise ?
Tant que le fonds reste intact, le fruit n'est pas
consommé !
Il faut aller au cœur ! il faut frapper au cœur et
tarir en moi la source de ces moissons super-
flues !
Et puisque tu es revenu enfin.
Laisse-moi voir ma destinée au fond de ces
yeux froids ! dépouille cet austère sourire qui nie
la défaite et refuse la compassion !
Et il est bien vrai que tout est vain, excepté ces
yeux impitoyables dans les tiens, et ce qu'ils
demandent, je sais que tu ne peux me le donner !
Tourne les yeux vers moi, et soutiens dans les
miens ce désir qui est pur de tout espoir !
N'attends pas de moi la compassion, et toi, m'en
as-tu donné aucune ? ce n'est point la saison des
larmes.
Et si tu avais dû me donner la joie, était-ce
pour moi la peine d'apprendre la souffrance ?
Et la patrie, la peine d'apprendre l'exil ?
LA CANTATE A TROIS VOIX 69
Qui est-tu ? au nom de qui viens-tu ? pourquoi
ce sourire étrange et ce visage composé ?
Ne crois pas que je sois celle qu'on désarme
avec une nuit de printemps et ces fausses moissons !
Ouvre ton visage ! montre-moi la vérité, car ce
n'est pas en songe que j'ai souffert !
Ce n'est pas assez de déceptions encore
Pour nourrir en moi cette pointe, et cette séche-
resse, et cet âpre aiguillon !
Dis ! cette déception terrestre est-elle l'image
d'une autre plus parfaite ?
Je veux, j'en veux une autre plus exquise !
Crois-tu qu'on puisse ainsi me satisfaire ?
Et sache que je ne veux pas même de ta pré-
sence,
Si elle doit m'arrêter sur moi-même !
Et de ta complaisance, si elle est une limite
A ma fuite hors de cette personne détestée 1
Et si le désir devait cesser avec Dieu,
Ah, je l'envierais à l'Enfer !
BEATA
La terre est le désir et le ciel est le désert.
hJETA.
Voici Vauhe !
70 DEUX POEMES D'ETE
BEATA
...Le ciel encore une fois devant nous qui pâlit et qui
s'est ouvert !
FAUST A
Quelle est cette lumière^ ô sœurs ?
L^TA
Ce jour nouveau ?
FAUSTA
Ce mystère qui opère dans la profondeur ?
LJETA
Ce flambeau occulte
Qui éclaire les choses par derrière ?
FAUSTA
La nuit sans cesser d'être la nuit
Peu à peu comme de Veau est devenue diaphane.
LMTA
Un jour plus beau qu aucun jour profane a lui î
FAUSTA
Ce n est point le jour qui vienty c'est nous qui remon-
tons vers lui.
LA CANTATE A TROIS VOIX 71
Ce demain afitérieur à hier !
FAUSTA
Qîie l'année autour de nous comme un torrent^
Toujours coulant et se hâtant pour revenir sur nous
de r horizon.
Que l'année avec ses saisons,
Ses semailles et ses moissons.
Passe, nous ne passons pas.
Au rebours du courant.
Nous demeurons fixes,
Rectifiant sans cesse la position.
Le cap sur ce phare caché.
Au rebours du temps...
FAUSTA
Sans aucune ancre jetée,
hJETA
Nous l'avons donc trouvé,
U asile de cette barque enchantée l
FAUSTA
Aprh la nuit traversée...
72 DEUX POEMES D'ETE
LJETA
La terre est ressuscitée !
BEATA
Cest la même.
hJETA
Non pas une autre^ mais la même !
FAUSTA
Apparition solennelle !
LJETA.
O nature enfin réelle !
BEATA
Après r abîme du baptême...
Ressuscitée et la même !
FAUSTA
O pause avant que le jour se lève !
hJETA
La vérité^ non plus le rêve !
LA CANTATE A TROIS VOIX 73
FAUSTA
ha même^ et cependant nouvelle !
LJETA
La même^ et cependant éternelle !
CANTIQUE DES PARFUMS
BEATA. — Voici le soleil bientôt qui apparaît
pour se faire rendre témoignage que la chair est
morte et que l'esprit vit,
Et avant même qu'il se soit montré,
L'âme de la terre se dégage et fume vers lui.
Tout ce que la grâce a mouillé, tout ce que la
rosée du ciel
A pénétré, tout ce que la froideur du sol con-
dense,
Tout cela du corps de la créature qui s'ouvre
Se dégage avec un parfum Dieu quelle odeur !
Déjà à l'exhalation nocturne des jasmins, au
profond soupir des géraniums,
(Chaque fois que le cœur a battu dix fois).
Se mêlent les roses rouges et blanches, en un
seul bouquet confusément une fois encore composé,
74 DEUX POÈMES D'ETE
Dont je distingue les deux accents comme les
parties dans le chœur, et chaque voix si pure !
O la plus intime essence de la créature, ô pré-
sence délicieuse une seconde et possession à son
insu de l'esprit qui d'elle-même s'exhale !
Ah, ne troublez pas le silence, et laissez-moi faire
attention à ce parfum, je le sais, qui va revenir !
Que ce silence ne soit pas profané quand le
prêtre seul fait défaut, et ce moment antérieur à
l'homme cependant que l'œuvre des Cinq Jours
fume vers le Soleil levant !
Ou si tu le veux, parle, mais parle lentement !
Parle, mais parle lentement !
Que le sens sacré de la parole et le son de la
voix humaine
Tombe dans la pensée mot par mot et s'y dis-
solve, comme les gouttes de sang vermeil et
l'essence même de la pourpre
Une par une en un cristal limpide !
Esprit perceptible aux sens ! et vous, ô sens à
l'esprit devenus perméables et transparents !
Comme sans ces poussières épandues le rais de
soleil n'apparaîtrait pas, et comme n'éclaterait pas
la couleur
Sans le verre qui l'intercepte, sans l'objet divers
qui l'absorbe et l'amortit.
LA CANTATE A TROIS VOIX 75
Comment l'esprit nous serait-il perceptible,
l'âme elle-même à l'âme directe et perceptible,
Sans ces fleurs qui le dégagent en expirant et
l'encens de ces herbes coupées ?
O sacrifice solennel ! cavité de l'encensoir ! sus-
pens de toute la création avant que le soleil ait
paru, qui fume vers lui en silence !
Offrande de la mort qui commence !
Tout ce qui a fait son fruit penche vers la terre,
mais l'esprit envoyé par Dieu revient vers lui dans
l'odeur de ce qu'il a consumé !
Car il faut que le mot passe afin que la phrase
existe ; il faut que le son s'éteigne afin que le sens
demeure.
Il fallait que celui que j'aime mourût
Afin que notre amour ne fût plus soumis à la
mort,
Et que son âme devînt respirable à la mienne,
Et lui servît de guide obscur et de parole au
fond d'elle-même.
Comme cette fleur, la même ! qu'on reconnaît,
chaque fois que le cœur a battu dix fois.
Il est bien vrai que notre chair ne subsiste pas.
Il est bien vrai que ce visage qui se tourne si
terriblement vers le nôtre
N'a pas plus de solidité que l'écume du vin sur
76 DEUX POÈMES D'ETE
une coupe que le souffle de celui qui va boire
écarte.
Et celui qui ne le croit pas,
Il n'a qu'à veiller comme moi toute une nuit
d'été près de ce lit où le corps qui fut un homme
repose.
Et l'odeur de tout un jardin qu'on a coupé ne
sera pas la seule qui se mêle à ses prières !
O dieux qui nous avez faits d'un corps avec
une âme ! ah, ne craignez rien de nos blasphèmes !
Ah, soyez satisfaits ! il est vrai que notre chair
se décompose !
Et celui qui croit qu'il est jeune et fort,
Qu'il dise si l'odeur de ces flammes d'or qui
fondent parmi de terribles roses et les calices
blancs de ces lys de la mort, pareils à mille trom-
pettes.
Est la seule qui lui soit perceptible !
Et bientôt lui-même ce trophée d'un seul
moment
Va se dénouer, la mort se perd dans la vie.
Et la fleur blanche du printemps de toutes parts
s'évanouit dans le feuillage
Comme une mer qui résorbe son écume.
LA CANTATE A TROIS VOIX 77
FAUSTA
Parle, mais parle lentement.
LiETA
0 réveil !
FAUSTA
0 soleil encore !
Ligne vermeille à F Orient !
FAUSTA
0 jour encore !
Commencement du temps !
FAUSTA
Laisse-nous encore...
hJETA
... Un seul moment...
FAUSTA
Une seule seconde tremblante.
78 DEUX POEMES D'ETE
L^TA
Voir du dehors...
BEATA
Ce qui encore avec la nuit fait corps intérieu-
rement !
FAUSTA
La nuit même une seconde transparente !
hJETA
Seconde de présence précaire
Qui plus quelle n éclaire regarde !
FAUSTA
Regard transversal à la nuit !
BEATA
La mort qui na pas réussi !
FAUSTA
Une fois encore
La vie transversale à la mort !
BEATA
La nuit
Manquée une fois encore !
LA CANTATE A TROIS VOIX 79
L^TA
Avant que ce soleil une fois encore nous sépare,
FAUSTA
Avant que nos visages se colorent !
hJETX
Avant que le soleil qui sépare tout et le rend distinct,
FAUSTA
Avant que le jour !
hJETA.
Avant que le soleil qui repousse et sépare tout...
FAUSTA
Toutes trois...
L/ETA
Le jour encore une fois...
FAUSTA
Ne sépare nos trois voix !
BEATA
Avant que le ciel dans la lumierfne s'éteigne !
8o DEUX POEMES D'ETE
L^TA
Avant que le soleil dans sa propre lumière ne
s'éteigne !
FAUSTA
Avant que ne s'éteigne, la dernière...
LiETA
Tout là-haut..,
BEAT A
Tout là-bas...
Une naïve petite étoile tendrement qui dit : Ne
m'oubliez pas !
CANTIQUE DE L'OMBRE
BEATA. — Avant qu'une fois encore les deux
moitiés de l'univers se divisent,
Et que la nuit se rompe par le milieu qui est
commune aux morts et aux vivants !
Avant que la nuit de nouveau nous abandonne,
pleine de ceux qui nous sont chers,
LA CANTATE A TROIS VOIX 8i
Et que cessant de remplir nos demeures, elle
reflue de nouveau et nous quitte comme une terre
dont l'eau s'exprime !
Et toi qui m'as quittée, adieu une fois encore 1
Avant que tu reviennes de nouveau te présenter
sur le miroir de mon âme,
Comme les dieux sous le diaphragme au plus
profond de la bête ont placé le foie poli et brillant
que les sacrificateurs interrogent !
A présent c'est le moment de la lutte entre la
lumière et l'ombre et ce monde solide tressaille et
semble saisi d'ivresse !
Tout remue et chancelle et se transforme et
semble danser.
Et sur les plaines chatoyantes se peignent des
images démesurées.
Voici le monde plus rouge que la caverne des
Cabires
Et le torrent des ombres descend le long de la
paroi.
Tout se meut ! c'est la Création qui reprend
contact avec elle-même et le mot d'ordre à l'infini
se propage et se multiplie !
C'est l'immense procession autour de nous qui
se remet en ordre avant qu'à pleins bords elle
recommence à passer 1
82 DEUX POEMES D'ETE
Et je vois de mes yeux autour de moi ma prison
qui coule et qui s'en va !
Je suis l'hôte de ce fleuve ininterrompu.
(Et dirai-je que tout s'en va ou que tout revient
vers nous ?)
Et qu'il est facile en plein courant d'être détaché
et de ne tenir à rien !
Avant que le temps recommence,
Avant que l'ombre de nouveau, cherchant sa
place, revienne se poser sur notre corps comme la
flamme sur le flambeau !
Que le soleil de ce monde triomphe, nous
refusons d'être pénétrés,
Et refoulés, acculés, nous lui opposons cette
invincible paroi,
Afin que, nous-mêmes d'un côté et de l'autre
les flammes de la Forge,
Toutes choses dessus se peignent et l'image de
ce qui nous regarde.
Jusqu'à ce que nos ténèbres et celles qui gran-
dissent à l'Orient de nouveau
Courent au devant les unes des autres, et que la
première vague de cette sombre marée ébranle de
nouveau la barque !
Jusqu'à ce que la mer de nouveau fasse défaut
sous ma quille !
LA CANTATE A TROIS VOIX 83
Ah ! pas plus moëlleusement une vieille nef au
piège de quelque Célèbe n'épousera la borne
occulte sous la mer
Que toute mon âme d'avance ne se prête à ce
choc ténébreux !
Ah, il est plus malaisé pour l'âme que pour le
corps de mourir et de trouver sa fin !
Où finit le corps sinon où l'autre corps à lui se
fait sentir ?
Où finit le son sinon à l'oreille qui lui est
accordée ? où le parfum, ailleurs que dans le cœur
qui l'aspire ?
Et où finit ma voix, sinon
A ces deux voix fondue que le jour va disjoindre,
Les vôtres, mes sœurs ?
Et où finit la femme sinon dans l'âme prédes-
tinée et ce port qui la contient de tous côtés
De l'époux qui d'être ailleurs ne lui laisse
aucune liberté ?
Salut de nouveau, ô toi qui m'as quittée !
Jadis au bord de ce fleuve d'Egypte, en ce temps
de nos noces.
En ces jours d'un temps étrange et plus long
que les dieux nous ont comptés et mesurés.
Tu me disais : " O visage dans les ténèbres !
double et funèbre iris 1
84 DEUX POEMES D'ETE
Laisse-moi regarder tes yeux ! Laisse-moi lire
ces choses qui se peignent sur le mur de ton âme
et que toi-même ne connais pas !
Est-il vrai que je vais mourir ? dis, ne suis-je
donc autre chose que cette présence précaire et
misérable ? est-ce dans le temps que je t'ai
épousée ?
Trois fois le papillon blanc n'aura pas palpité
dans le rayon de cette lune Sarrazine
Que déjà je me suis dispersé !
Ne suis-je pas autre chose que cette main que
tu veux saisir et ce poids un instant sur ta couche ?
La nuit passe, le jour revient, Beata ! "
Et je répondrais : " Qu'importe le jour ? Eteins
cette lumière !
Eteins promptement cette lumière qui ne me
permet de voir que ton visage ! "
Château d''Hostel-en-Falromay, Juin 191 1.
FIN
PROTÉE
DRAME SATYRIQUE EN DEUX ACTES
A la suite de UORESTIE^ Eschyle avait placé un
drame satyrique dont il ne nous reste que le titre :
PROTEE. C'est en rêvant sur ces deux syllabes que
je me trouve avoir composé la pièce suivante.
P. a
La musique de scène de cette pièce a été faite par
M. Darius Milhaud.
PERSONNAGES :
PROTÉE
MÉNÉLAS
HÉLÈNE
LA NYMPHE BRINDOSIER
LE SATYRE-MAJOR
SATYRES
PHOQUES
ACTE I
Vile de Naxos que pour la commodité de V action on supposera
placée entre la Crète et P Egypte. On la voit tout entière au milieu
de la scène comme un grand gâteau de mariage anglais en sucre
blanc ou comme le couvercle d^une soupière rococo. Cest un assemblage
assez, prétentieux de rocailles pittoresques péniblement terminé au
sommet par une espèce de boucle ou de volute. Le rivage est représenté
par des toiles d'' emballage bordées pour écume d^une ruche blanche
froncée et la mer par une grande étendue de linoléum.
Le fond de la scène est caché par des bandes d"" étoffe grise.
SCENE I
LA NYMPHE BRINDOSIER
Satyres chèvre-pieds, triste brigade, écoutez-
moi ! de ceux que Protée, le vieillard absurde de
dessous la vague,
A ramassés un par un comme on pique les
grains mûrs d'une grappe.
Quand ils riboulaient de l'un de nos bateaux,
car ces bêtes n'ont pas le pied marin, et vous
pensez si nous nous amusions à les ramasser !
90 DEUX POÈMES D'ETE
Et ce n'est pas une fois ni deux que le Fils de
Zeus a traversé et retraversé avec furie d'un bord
à l'autre cette mer si bleue qu'il n'y a que le sang
qui soit plus rouge !
Soit qu'il se porte vers l'Inde, soit qu'il ait envie
de la Thessalie, car ce n'est pas la raison ni aucun
ordre qui conduit le dieu du vin !
Et quand le chef même titube,
A quel fil voulez-vous que se rattache un
pauvre Satyre, quand la mer et le bateau dansent
à qui mieux mieux,
Et que tout au hasard monte et descend, et vous
direz que c'est nous qui sommes ivres !
Et que la voilà quand elle s'apaise toute paon-
nante au soleil de grandes fleurs de pive dans le
grésillement de l'écume !
— M'entendez-vous, petits frères ?
LES SATYRES, faiblement derrière la scène
(Chœur polyphonique.)
Méééé!
BRINDOSIER
Quelle triste voix ! Mais je vous le dis, bientôt
vos douleurs prennent fin.
Et l'étroite prison de cette œuvre d'art que
PROTEE 91
Protée appelle son île, et le régime absurde, et
l'esclavage du Vieillard !
Bientôt le vaste monde à nouveau nous est
ouvert ! Ah, qu'il y fait bon mener son train alors
que tout est désert encore.
Et qui reprocherait à un dieu dans sa joie de
prendre la forme d'une bête, s'il ne peut s'en
empêcher,
Une fois qu'il a pris l'odeur de la terre, plus
forte que celle d'un lion ou de troupeaux fumants.
Alors que c'est le matin, et que tout est libre
encore, et qu'il n'y a pas une Face-pâle à voir, et
que le monde est à nous !
Sus, durs paysans ! que d'autres de vos frères
partent à la recherche des métaux sous la terre !
mais nous, c'est de son sang vivant que nous
voulons tâter !
A nous de reconnaître la longue et brûlante
colline sous les prunelliers pour y mettre la vigne
comme un fausset tortueux et le pépin de feu
entre les durs silex !
Ce soir nous serons partis, mes compagnons !
LES SATYRES
(Chœur polyphonique.)
Méééé ! Méééé! Méééé!
92 DEUX POEMES D'ETE
BRINDOSIER
Méé ! Méé ! Oui, vous pouvez bêler ! bêtes à
laine ! bêtes à chagrin ! demi-bêtes et demi-dieux !
Notre salut est proche !
Nous pillerons la grappe encore ! Frais vallon,
nous couperons d'un jus rouge encore l'eau rapide
et glacée de ton artère !
Et je déterrerai pour vous ce pot que j'ai enfoui
jadis entre les pieds du dieu Chronos, empli d'un
dur nectar qui est aussi brun que la giroflée !
A la fête des vendanges quand on flambe les
vieilles queues avec une mèche de soufre,
Vous me verrez danser encore pour vous
sur la tonne roulante, une torche dans chaque
main !
Aussi vrai que mon nom est Brindosier, et la
chèvre montagnarde qui m'a conçue
M'a nommée ainsi à cause de la manière dont
je sais prendre le poignet d'un homme et le
ficeler tout à coup comme une couleuvre,
Comme ces longs rubans que le vigneron porte
au cordon de son tablier !
Et seul le vieillard Protée a su un jour me
prendre et me capturer, avec ses perles idiotes !
(mais je lui revaudrai ce tour.)
PROTEE 93
Ciir j'ai regardé dans ses phylactères prophé-
tiques où lui-même ne comprend rien, archives du
Futur, et j'y ai vu des choses qu'il ne sait pas.
Notre délivrance approche !
Voici que le divin Ménélas, le fils d'Atrée, le
gendre de Jupiter,
Approche sur un navire aussi fou que son
maître.
Et à chaque vague le fier cheval à la crinière
de chevilles qui sans voile et sans gouvernail
entraîne la nef cabriolante
Pique du nez dans la plume et le relève incon-
tinent vers le ciel comme une cocotte qui boit.
Il arrive ! Il débarque !
LES SATYRES
(Chœur polyphonique — interrompu.)
Méé! Méé!
(Une flèche .^puis une autre .^ vole au travers de
la scène. Fuite éperdue des Satyres.)
MÉNÉLAS, derrière la scène
Maintenant j'ai les deux pieds à terre et je défie
les dieux !
94 DEUX POEMES D'ETE
BRINDOSIER
Il est sauf et, bien sûr, la première chose à faire
est de blasphémer.
Elle se retire à V écart.
Entre MÉNÉLAS^ V arc au dos^ tenant de la
main droite une épée et de la main gauche
la main d' une femme voilée^ HÉLÈNE.
SCÈNE II
ménélas
Dieux ! ce n'est donc pas assez d'avoir déchaîné
tous les éléments ensemble contre moi,
Et si ce coup de foudre par le travers de Syra,
qui a fait de mon mât une écharde, ne nous a pas
coupés en deux, c'est pas la faute de celui qui l'a
ajusté 1
Il faut encore vous moquer de moi !
Ce matin voilà le bateau contre le vent sans
rames ni gouvernail qui se met à marcher tout
seul comme quelqu'un qui sait où il va.
Et voilà la terre, c'est bien. Mais la première
chose que je vois sur un rocher, qui me regarde
avec ses gros yeux.
PROTEE 95
C'est un sauvage avec de grandes cornes de
bélier qui lui sortaient de la tête, qui me regardait
en me tirant la langue.
J'ajuste le monstre, je tire, il fuit.
Et fuyant à petits sauts il me montre des cuisses
et un derrière tout couverts de long poil comme
celui d'un bouc !
Que me veut cet être biscornu? Alors, ce n'est pas
assez de me poursuivre, il faut encore m'insulter!
Car les choses que je ne comprends pas sont
pour moi comme une insulte personnelle.
Un homme avec un cul de bouc, j'en ai le
rouge au front !
C'est bien, je vous défie tous, là-haut, toute la
séquelle dans l'Ouranos !
Et toi-même, le beau-père ! Qu'est-ce que tu
faisais pendant que Paris m'enlevait ta fille ?
C'est alors qu'il fallait brandir tes pétards et ta
machine à tonner !
Mais c'est bien. Sans toi je suis allé la reprendre
où elle était.
Et je ramènerai à Sparte avec moi celle-ci que
j'ai épousée et qui est ma propriété,
Que tu le veuilles ou non, malgré le vent et la
tempête, et toutes ces choses que l'on ne com-
prend pas !
96 DEUX POÈMES D'ETE
L'épée du moins est une chose que l'on com-
prend et le bel Alexandre, là-bas, en a tâté, ce cher
Paris !
Viens, Hélène, tiens bien ma main, je ne te
lâcherai pas.
Et je ne puis dire que je tire de toi grand
plaisir.
Mais enfin, telle quelle, c'est toi, et je te tiens,
et tous te reconnaîtront, et je te ramènerai dans
Sparte.
Entre brindosier.
Qui va là .''
// la met enjoué.
BRINDOSIER
Salut, héros
SCENE III
MENELAS
Qui es-tu }
BRINDOSIER
Salut, fils d'Atrée et gendre de Jupiter !
PROTEE 97
ménélas
Comment me connais-tu ?
BRINDOSIER
Qui ne connaît Ménélas et la vengeance qu'il a
tirée de Priam ?
Toute la mer, bleu-sur-bleu, est emplie de ta
gloire !
Abats cet arc.
MÉNÉLAS
Es-tu de la bande aussi de ces sauvages ?
BRINDOSIER
Je ne suis qu'une pauvre Nymphe, et ma mère
m'appelait Brindosier,
A cause de mes mœurs rustiques et de mon
simple langage.
Allons, une Nymphe à présent !
Et ce sont des cornes que je vois sous tes
cheveux .''
7
98 DEUX POEMES D'ETE
BRINDOSIER
A peine. De tout petits cornichons d'écaillé
blonde, un simple ornement.
Et vous ne me ferez pas croire qu'un homme
comme vous
N'ait jamais rencontré de nymphe dans sa vie ?
Abats cet arc, héros, qui me fait frémir !
ménélas, abaissant son arc et la main sur
son épée
Tout cela n'est pas clair.
Mais je n'ai peur de rien. Il n'est pas né, celui
qui m'enlèvera celle que je tiens par la main !
BRINDOSIER
Qui est-ce }
Écoute. Elle te le dira elle-même.
HÉLÈNE
Je suis Hélène.
Elle se tait.
PROTEE 99
BRINDOSIER
Eh quoi, c'est la fameuse Hélène que vous
tenez par la main ?
ménÉlas, avec orgueil
Elle-même.
BRINDOSIER
Salut, Hélène.
MÉNÉLAS
Elle ne répondra pas. Depuis ce qui est arrivé.
Elle est si tellement pleine d'orgueil qu'on ne
peut rien en tirer
Hors " Je suis Hélène " !
BRINDOSIER
Salut, fille de Jupiter !
MÉNÉLAS
Quel est cet air de doute et d'étonnement ?
BRINDOSIER, k tirant a part
Monsieur, c'est que nous avons ici une autre
Hélène.
loo DEUX POEMES D'ETE
MÉNÉLAS
Une autre Hélène ?
BRINDOSIER
Il y a juste dix ans et le jour où tu ne la vis
plus dans ta maison.
MÉNÉLAS
J'ai entendu déjà cette bonne histoire
D'une autre Hélène qui vit entre la Crète et
l'Egypte.
BRINDOSIER
Veux-tu la voir .''
Je n'y tiens pas le moins du monde.
BRINDOSIER
Laisse-
-moi
voir
celle-ci.
ménélas
A quoi bon
?
BRINDOSIER
As-tu
peur
?
PROTEE loi
ménÉlas, levant le voile d' HÉLÈNE
Voilà comme j'ai peur.
BRINDOSIER regarde HÉLÈNE et ne dit rien.
Eh bien ? Naturellement c'est le même visage ?
BRINDOSIER
Oui.
MÉNÉLAS
J'attendais cela ! c'est encore un tour pour me
vexer !
Mais je suis un vieux chien dont on ne brouille
pas les voies si aisément.
BRINDOSIER
Qui donc, si pas elle, t'aurait décrit à moi si
justement que je te reconnus aussitôt }
Ce teint coloré, ce front bas, ces petits yeux
défiants, et cet air de taureau .''
Et cette mèche blanche qui le jour de ton ma-
riage déjà se mêlait à tes boucles d'hyacinthe .?
Allons, lève ce casque.
MÉNÉLAS, se démasquant
C'est vrai.
I02 DEUX POEMES D'ETE
BRINDOSIER
Veux-tu d'autres détails ? Qui d'autre te con-
naîtrait ainsi ?
MiÉNÉLAS
Je sais que la véritable Hélène est celle que je
tiens par la main.
BRINDOSIER
Tu le sais ?
MÉNÉLAS, déclamant
Je le sais, je le vois, et j'en suis convaincu.
BRINDOSIER, de même
Mais on n'est convaincu que dès qu'on n'est
pas sûr.
MÉNÉLAS
C'est Hélène.
BRINDOSIER
Quelles preuves en as-tu ?
MÉNÉLAS
Quelles preuves ? Je n'en veux d'autres que
PROTEE 103
Troie en cendre et deux cent mille hommes
égorgés !
Et ces dix ans de patience forcenée, l'un après
l'autre, faits de jours que j'ai tous comptés.
Et ma nièce Iphigénie mise à mal, et l'attente
suprême dans le ventre du Cheval de bois !
Et tu dis que ce n'est pas Hélène !
BRINDOSIER
L'appât des dieux qui voulaient détruire Priam
a été bon.
ménélas
Ne me mets pas en colère, tais-toi ! et dis-moi
quelle est cette île.
BRINDOSIER
Naxos.
MÉNÉLAS
Naxos ? D'après la carte elle est bien plus au
nord.
BRINDOSIER
Elle est ici pour le moment.
I04 DEUX POËMES D'ETE
MÉNÉLAS
Très bien. Et quel est le maître de Naxos ?
BRINDOSIER
Le vieillard Protée, roi des Phoques et de tous
les monstres amphibies.
ménélas
Peut-il me donner un grand morceau de chêne
de vingt coudées pour faire un mât ^ et un autre
de dix coudées pour faire une antenne .'' et soixante
brasses de funin, et cent pieds carrés de bonne
voile de lin, et quarante paires d'avirons, et de
l'étoupe, et trois chaudières de goudron, et un
peu de peinture }
BRINDOSIER
Tout cela, il peut te le donner. Mais il est
avare.
Je n'ai rien du tout pour le payer.
BRINDOSIER
Tu peux te faire donner tout cela sans argent.
PROTEE 105
MÉNÉLAS
Comment ?
BRINDOSIER
Par art et ruse, que moi, Brindosier, t'ensei-
gnerai.
ménélas
Mais toi-même que fais-tu ici ?
BRINDOSIER
Bacchus notre maître
M'oublia derrière lui quand il vint quérir Ariane
ici.
(Baissant les yeux.) Le vieillard Protée m'avait
séduite.
MÉNÉLAS
Est-il si beau }
BRINDOSIER
Il est poisson jusqu'à la ceinture.
MÉNÉLAS
Tout est donc à moitié dans ce pays ! S'il y
io6 DEUX POÈMES D'ETE
avait des canaris je parie qu'ils seraient à moitié
goujons !
BRINDOSIER
Tout de même un homme-poisson, c'est rare !
ménélas
Est-ce tout ce qui te plaisait en lui ?
BRINDOSIER
Il m'avait promis des perles.
ménélas
Et moi, je n'ai pas de perles à vous promettre,
Mademoiselle, et je ne vous donnerai rien du tout.
BRINDOSIER
Tu me ramèneras avec toi ?
MÉNÉLAS
Cela, oui, ça peut se faire.
BRINDOSIER
Jure !
MÉNÉLAS
Je le jure ! par Zeus, par la terre, par le ciel,
PROTEE 107
par le Chaos, par le Styx, par tous les dieux, par
tout ce que tu voudras !
BRINDOSIER
Moi, et ces tristes animaux ?
MÉNÉLAS
Quels animaux ?
BRINDOSIER
Ces Satyres, mes compagnons.
MÉNÉLAS
Non, ils empoisonneraient le bâtiment.
BRINDOSIER
Tu as besoin d'un équipage.
C'est vrai. Mais qui donc a parqué ce troupeau
de chèvres ici ?
BRINDOSIER
N'as-tu jamais vu ces longs poissons noirs, qui
se jouent autour des navires et ne les quittent pas ?
Ce sont les coupants marsouins, ennemis des pê-
cheurs, terribles aux filets.
io8 DEUX POEMES D'ETE
ménélas
Ce sont les amis du marin. Ils dansent et lui
donnent la comédie. Eux et les mouettes, leurs
commères criardes,
On est sûr de les trouver, quand le coq appa-
raît à l'arrière avec ses seaux d'épluchures.
BRINDOSIER
Tout ce qui tombe à la mer appartient à Protée.
MÉNÉLAS
Ouais ! il doit avoir des magasins bien garnis !
BRINDOSIER
Tout cela est rangé et classé dans les profondes
soutes qui sont au dessous de cette île avec un
ordre superbe.
Les avirons, les ancres perdues.
Les mâts suivant leur taille, et je ne sais com-
bien de rouleaux de cordages et de voiles avec
toutes les marques de la Méditerranée,
Marmites craquées, vieux couteaux, fanaux,
accordéons, astrolabes, épissoires, figures de proue.
Tout lui est bon, de tout cela il est amateur.
MÉNÉLAS
Bien, très bien ! tout cela va me servir.
PROTEE 109
BRINDOSIER
Et le voilà, profitant du travail de Bacchus
notre maître, qui a incessamment à courir d'un
bout du monde à l'autre,
Et du Caucase jusqu'à Madère là-bas dans la
houle Atlantique,
Pour enguirlander toute l'Europe des doigts
entrelacés de ses sarments,
— Qui s'est mis à faire collection de Satyres !
ménélas
Idée digne d'un phoque !
BRINDOSIER
C'est que tu ne les as jamais vu s'envoler et
traverser la fumée comme des projectiles à vingt
pieds en l'air au-dessus d'un grand feu de bois
sec !
L'antilope de Syrie qui des quatre pieds sans
aucun poids vient se poser sur la tête de son pâtre,
Qu'est-ce qu'elle est à côté de nos grands
sauteurs ?
C'est pourquoi Protée afin d'animer ces rocailles,
A commencé cette collection de demi-dieux.
ménélas
J'ai failli en casser un tout-à-l'heure.
iio DEUX POEMES D'ETE
BRINDOSIER
Ah, extermine-les tous de tes flèches !
Ah, cela vaudra mieux que de béquiller miséra-
blement à cloche-pied sur ce vilain petit tas de
pierrailles.
Où le vieillard marin nous entretient de mets
absurdes.
MÉNÉLAS
Quels ?
BRINDOSIER
D'eau minérale et de lait concentré !
Ou de fromage de cachalot, quand on peut s'en
procurer de temps en temps.
Et l'eau de pluie que nous ramassons,
Il faut que nous en arrosions six plants de
tabac dont il est fier et qui ne paient rien à la
Douane.
Ah, nous serions tous morts sans cette amphore
parfumée de vin de Crète
Dont il nous reste un tesson,
Et nous nous le passons à respirer de temps en
temps.
MÉNÉLAS
Triste régime !
PROTEE 1 1 1
BRINDOSIER
Et pas un bon bourbier sentant fort la forêt,
pour y vautrer de temps en temps comme les
Satyres en ont besoin à la manière des sangliers
et des autres bêtes !
Etonne-toi qu'ils aient le poil pendant et déco-
loré comme la barbe d'un philosophe.
Tout est sec et propre dans cet horrible endroit
incessamment lavé et brossé et rebrossé par la mer
et par le vent.
L'ail sauvage même, et les œillets de sable, et
les farigoulettes.
N'y peuvent prendre racine.
ménélas
Eh bien, je jure par Zeus de vous faire sortir
d'ici.
Dis-moi ce qu'il faut faire.
BRINDOSIER
Es-tu fort .?
MÉNÉLAS fait Jouer ses mains et ses bras
Ce sont de terribles pinces.
Quand je le tiendrai dedans, il saura quels
athlètes on fait à Sparte.
112 DEUX POÈMES D'ETE
BRINDOSIER
Est-il vrai que tu as étouffé Paris dans tes bras ?
MéNÉLAS
Il les a trouvés moins frais que ceux de ma
femme, ho, ho !
Il n'y a pas de quoi me vanter.
Il était gras et sans aucunes vertèbres comme
un haricot vert.
BRINDOSIER
Eh bien, dans ce cas, ceinture-arrière!
wkt^ihKSj faisant le geste
Comme cela }
BRINDOSIER
Ceinture-le par derrière et tiens bon ! et prends
garde à ses coups de queue, le vieux requin !
ménélas
N'aye pas peur, ma fille !
BRINDOSIER
Ne le lâche pas quoi qu'il fasse !
PROTEE 113
MÉNÉLAS
Le bon vieux ne me fera rien du tout.
BRINDOSIER
Et même si tout-à-coup tu tiens un lion rugis-
sant entre tes bras,...
Un lion ?
BRINDOSIER
N'as-tu jamais ouï parler des tours du Vieux-de-
la-Mer ? et qu'il devient à volonté un lion ?
Du feu .?
De l'eau ?
Un dragon ?
Et un arbre fruitier ?
ménélas
Pourquoi un arbre fruitier .''
BRINDOSIER
Je ne sais, c'est comme ça. Ne te laisse pas
étonner. C'est l'ordre invariable. Il n'a aucune
imagination. Rappelle-toi bien.
(Elle compte sur ses doigts.)
114 DEUX POËMES D'ETE
Un lion d'abord, puis un dragon, puis du feu,
puis de l'eau, puis un arbre fruitier. Quand tu
verras l'arbre fruitier, c'est fini, et tu auras le
bonhomme à ta merci.
Un arbre fruitier, très bien ! Que de choses on
apprend quand on se met à naviguer !
BRINDOSIER
N'oublie pas de lui prendre ses lunettes, c'est
d'elles qu'il tient son pouvoir surnaturel.
MÉNÉLAS
Ses lunettes, très bien !
BRINDOSIER
Ne laisse pas le vieux phoque t'échapper car il
est glissant et tout huileux.
N'aie pas peur, j'ai déjà vu un phoque qui
parlait.
C'est un batelier de Chersonèse qui nous l'avait
amené.
Il chantait en langage scythique et appelait à
grands cris son cher père et toute sa famille.
PROTEE 115
BRINDOSIER
Quand il aura fini de faire l'arbre fruitier et
que tu lui auras pris ses lunettes,
Tu pourras lui demander tout ce que tu vou-
dras.
MÉNÉLAS
Un mât, des voiles, du goudron ?
BRINDOSIER
Tu peux tout lui demander, ce qui se passe sur
ter]
ment.
la terre et sur la mer. Il sait tout, il a un abonne-
Un abonnement ^
BRINDOSIER
Ne sais-tu pas qu'à tous les dieux de la mer et
de la terre suivant leur grade Jupiter sert un
abonnement ?
De temps en temps il leur envoie
Un ruban étroit de papier transparent,
MÉNÉLAS
Eh bien ?
ii6 DEUX POEMES D'ETE
BRINDOSIER
Il suffit de le dérouler devant une lanterne et
l'on voit tout à la fois,
Le passé, le présent, et l'avenir.
Moi, je nY comprends rien. Mais tu peux avoir
confiance en Protée.
MÉNÉLAS
Alors je ne serais pas fâché de savoir ce qu'est
devenu mon frère et ce que fait ma belle-sœur
Clotilde à Argos.
BRINDOSIER
Clytemnestre, veux-tu dire ?
MÉNÉLAS
Clytemnestre. Les pays chauds vous brouillent
la mémoire.
Il revenait de mauvais bruits de là-bas.
BRINDOSIER
Tu peux tout lui demander.
MÉNÉLAS
Allons ! où est le vieux .'*
PROTÉE 117
BRINDOSIER
Tous les jours à midi il vient ici pour donner à
manger à son troupeau.
Laisse-moi causer un peu avec lui et quand je
lèverai la main,
Approche-toi sans qu'il t'entende, et zou !
presto ! ceinture-le par derrière !
— Qu'est-ce qui t'ennuie ?
MéNÉLAS
Brindosier !
J'aimerais bien, ah, j'aimerais bien avoir un peu
plus de confiance en toi !
BRINDOSIER
Mon intérêt n'est-il pas le tien ?
MÉNÉLAS
Ce sont ces cornicules sur ta tête qui m'ennuient.
BRINDOSIER
Crois-tu que je ne puisse te donner un bon
conseil ?
Quel bon conseil peut-il y avoir dans une tête
cornue .''
ii8 DEUX POEMES D'ETE
BRINDOSIER
Sais-tu seulement pourquoi ton bateau allait au
hasard sans que tu puisses le diriger ?
MÉNÉLAS
Pourquoi ?
BRINDOSIER
Regarde à la proue.
ménélas
Eh bien ?
BRINDOSIER
Ne vois-tu pas que le pauvre gros bon œil est
tout effacé !
MÉN^LAS
C'est vrai, par Zeus !
BRINDOSIER
Comment donc veux-tu que le bateau puisse se
diriger sans son œil ?
^
Tu as raison. Je n'y avais pas pensé.
Par l'âne ! par le chien ! tu es une fille de bon
sens et j'ai confiance en toi.
PROTEE 119
BRINDOSIER
Cache-toi là-bas sous ces pierres et quand je
lèverai la main...
Entendu ! Viens, Hélène !
// son par le fondy emmenant HÉLÈNE.
BRINDOSIER
Parle-lui donc de notre Hélène aussi !
Elle sort par la droite,
SCÈNE IV
LE REPAS DES PHOQUES
(Musique)
Le plateau tourne apportant un autre site de
Vile. On voit protÉE tout nu dans une bai-
gnoire a fond convexe dans laquelle il se
balance et dont le robinet est remplacé
par un bouchon. Il est très gros et
poilu. Barbe blanche assez maigre^ oreilles
pointues. Crâne luisant avec quelques rares
I20 DEUX POEMES D'ETE
cheveux. Sur les yeux des lunettes d'automo-
biliste. Près de lui sont rangés six plants
de tabac dans des pots.
Il y a devant lui une corbeille de joncs remplie
de poissons qu il jette a ses phoques^.
PROTÉE
Cot', cot', cot', cot', cot', ! Ici mes moutons !
Ici mes petits poulets ! Cot', cot', cot', !
Des têtes rondes de phoques apparaissent ça et
la dans la mer.
Nous y sommes tous ? Un, deux, trois, quatre,
six, huit, onze, douze.
Treize ! Le compte y est !
A qui le cabillaud, à qui le congre, à qui les
rougets ? à qui le filet de flétan ? Cot', cot', cot', !
à qui la belle alose ?
Tumulte^ bataille., cirque., écume^ bonds des
phoques qui se précipitent du haut des
rochers dans Peau neige et turquoise^ braie-
mentSj trompettes^ coups de queues et de
nageoires. (Tout cela est exprimé par la
musique.)
^ A la scène poissons et phoques peuvent être remplacés
par l'imagination des spectateurs et par la musique.
PROTEE 121
Ici, Moustache ! hale-toi sur tes défenses ! nous
ne sommes plus jeunes, mon gros. Tiens, prends
ce diable, tu n'en as pas peur !
Et toi, Otarys, ma mignonne, viens prendre
cette belle limande, marche voir un peu sur tes
nageoires de devant, comme sur de petits panta-
lons !
Elle lui prend le poisson dans la main.
A qui la friture ?
// sème à pleines mains de petits poissons.
Cirque.
A toi. Rhésus ! à toi, Gorgô ! et toi, le petit,
qu'est-ce que tu as à braire là-bas comme un âne ?
Attrape, mon petit tonneau !
Nouvelle distribution de poissons. Cirque.
lou, le panier est vide.
Et maintenant, aux choses sérieuses ! au travail !
au travail !
Moustache, quel est le quotient de 0,00005
divisé par 123 .f*
Tu n'en sais rien ^ Tu me diras cela tout à
l'heure.
Et toi, Tambour, tu vas m'additionner 3.977
et 7.896.
122 DEUX POEMES D'ETE
Et toi, Gorgô, s'il te plaît, tu m'extrairas la
racine cubique de 27.
Allez, vous avez de quoi vous amuser.
// souffle dans une conque.
Brindosier ! Brindosier !
SCÈNE V
Entre BRINDOSIER.
On voit MÉNÉLAS qui se glisse derrière les
rochers, tenant toujours HÉLÈNE par la
main. Il l'attache avec une corde à un rocher
derrière lequel lui-même se dissimule.
BRINDOSIER
Que désire Monseigneur ?
protée
Oh, quelle politesse aujourd'hui ! c'est le lan-
gage des cours !
Apporte-moi ma cuvette pour me laver les
mains.
Ma cuvette de Chine, famille rose, celle qui a
des mao-pings !
PROTÉE 123
Et que l'eau soit bien chaude.
Elle sort et revient rapportant une moitié de
cuvette^ qu elle lui met sous le menton.
PROTÉE soufflant et barbotant dans la cuvette.
Bou ! Bou ! Bou !
Musique.
L'ennui, c'est que l'on ne peut avoir que des
serviettes dépareillées. Une par-ci, une autre par-
là, jamais un service complet.
// s'essuie.
BRINDOSIER
Une bonne femme de ménage vous serait plus
utile qu'une pauvre Satyresse.
Elle vous rebroderait tout cela à votre chiffre.
PROTÉE, s' examinant dans un miroir ébréché
qu'elle lui tient
Oui-da ! Oui-da ! Oui-da !
BRINDOSIER
Vous m'avez promis de me laisser aller un jour
si je suis gentille.
PROTÉE
Oui-da ! — Ote la brique.
Elle bte la brique qui cale la baignoire. Il se
balance avec satisfaction.
124 DEUX POEMES D'ETE
BRINDOSIER
Moi et les autres animaux à deux pieds, mes
compagnons.
PROTÉE, clignant de V œil
Et que devient Ménélas ?
BRINDOSIER
Quel Ménélas ?
PROTÉE cligne de V œil et désigne d'un
petit mouvement le rocher derrière lequel
MÉNÉLAS est caché.
BRINDOSIER
Je ne sais ce que vous voulez dire.
PROTÉE, a mi-voix
Il est là qui nous guette derrière ce rocher.
BRINDOSIER, se jetant a ses pieds
Seigneur, vous savez tout et l'on ne peut rien
vous cacher.
PROTÉE
Prends garde de casser ma cuvette. Elle a une
fente qui m'inquiète beaucoup.
PROTEE 125
BRINDOSIER
Oui, je veux tout vous dire !
MÉNÈLAS sort la tête, elle lui fait signe
de se cacher.
Mais tout d'abord...
Elle tire un peigne de sa ceinture et lui peigne
les boucles.
Laissez-moi vous passer le peigne un peu, car
vous êtes à faire peur avec cette barbe emmêlée
et sablonneuse !
Oh, vieux naufrageur !
Dites, il n'y a pas moyen de vous tenir à la
maison quand la mer est en folie.
Et qu'elle danse empanachée dans le vent
Thrace avec toutes ses lanternes allumées !
(Ah, cela fait du bien après ces souffles étouf-
fants de Libye et l'on respire à pleins pou-
mons !)
11 faut que ce soit vous, n'est-ce pas, que les
pauvres diables qui vont au fond
Voient le dernier à la crête d'une vague, vieux
baigneur !
Dansant au milieu des épaves et des corposants,
aussi insubmersible qu'une bouteille !
126 DEUX POEMES D'ETE
PROTÉE
Coupe-moi les cheveux,
BRINDOSIER
Mais il n'y a pas de cheveux ! à peine cinq ou
six filaments impalpables ! Ce sont des ciseaux de
brodeuse qu'il me faudrait !
PROTÉE
Ça ne fait rien ! Ce bruit de fer autour de ma
tête me procure d'agréables illusions.
Tel, au mois de juin, le colporteur qui s'assou-
pit en écoutant le coup de la faux dans les prairies
épaisses.
BRINDOSIER, agitant les ciseaux autour de sa
tête
Mon petit Protée, je vous aime beaucoup.
PROTÉE
Moi aussi.
BRINDOSIER, de même
Vous ne me croyez pas, cela me fait de la peine.
PROTÉE
Je te crois, Brindosier.
PROTEE 127
BRINDOSIER
Ah, vous êtes si bon, si simple, si délicat !
protIe
C'est vrai.
BRINDOSIER
Si curieux, si original ! Cette queue de poisson,
quelle idée !
PROTÉE
N'est-ce pas ?
BRINDOSIER
Si riche !
PROTÉE
Oui.
BRINDOSIER
Vous aimez tellement les beaux-arts ! Cette
collection que vous avez, il n'y en a pas deux
dans toute la mer Egée !
PROTÉE
Et c'est sur elle que compte Ménélas, n'est-ce
pas, pour réparer son petit bateau ?
9
128 DEUX POEMES D'ETE
BRINDOSIER
Voulez-vous le garder ici ? Il mettrait tout en
désordre dans cette petite île si bien soignée.
Déjà il voulait ravager votre plantation. Depuis
qu'il a pris Troie il ne se connaît plus. C'est un
sauvage, un vrai dévorant !
PROTÉE
Ah, rusée ! pas vrai, c'est toi qui l'as en-
doctriné ?
Il n'arrive jamais ici un frère-la-côte sans que
tu lui indiques le moyen de venir à bout du vieux
Protée !
J'ai beau me transformer en lion et en dragon,
en eau, en feu et en arbre fruitier.
Aucun d'eux n'a peur et ne lâche prise et il me
faut lui donner ce qu'il demande.
Et c'est extrêmement lassant pour moi.
Sans, parler de la perte de respectabilité pour
un homme de mon âge.
BRINDOSIER
Laisse-moi donc partir.
PROTÉE
Bah, tu vois que ces malices ne t'ont pas réussi.
PROTEE 129
Aucun d'eux encore n'a tenu sa promesse avec
toi. Hi ! Hi ! Hi !
On ne me prend pas ainsi, je suis un trop vieux
poisson.
BRINDOSIER
Et savez- vous qui Ménélas amenait avec lui,
la tenant par la main ?
PROTÉE
Qui .?
BRINDOSIER
Vous savez tout. Monseigneur, et je ne puis
rien vous apprendre.
PROTÉE
Tu sais bien que je ne suis qu'un pauvre dieu
de sixième classe, et mon abonnement à la Destinée
est de la dernière main.
Rien que des petits tableaux ridiculement rognés
sur le ruban !
Aux endroits les plus intéressants, allons ! voilà
des gens dont il ne reste plus que la main, ou la
chaussure, ou bien c'est la tête qui manque, et tout
I30 DEUX POÈMES D'ETE
à coup plusieurs brasses vous font défaut. Allez
vous y reconnaître !
Aussi ayez donc confiance et prenez une ser-
vante qui s'appelle Brindosier et qui a des cornes
sur la tête !
BRINDOSIER
Vous en êtes fier !
protée
Hé ! Hé ! Je ne dis pas ! On irait loin pour
voir une de ces Nymphes dont on parle tant !
BRINDOSIER
Et de votre troupeau de Satyres aussi, n'est-ce
pas ? Ce n'est pas tout le monde qui a un pareil
cheptel ?
PROTÉE
C'est dans leur intérêt que je les conserve. Je
veux leur apprendre l'hygiène et la morale.
Et puis cela m'amuse aussi de les voir sauter
de roc en roc. C'est pittoresque. Il me semble que
cela anime la localité ! Quel dommage de ne pas
avoir un jet d'eau !
Ah ! je suis un fameux original et il n'y en a
pas deux comme moi.
PROTEE 131
BRINDOSIER
Alors vous ne saurez pas qui est avec Ménélas.
PROTÉE
Alors il pourra se passer de mon bon filin de
Phénicie, et de mon bois de teck.
Quelle pitié ! Cela se dit matelot ! ça veut
naviguer, et ça n'est pas capable de traverser
l'Eurotas un jour de pluie dans un cuveau à
lessive !
BRINDOSIER, à mi-voix
Hélène...
PROTÉE
Hélène est avec lui .''
BRINDOSIER fait signe que oui.
Tu l'as vue }
BRINDOSIER
Je l'ai vue,
PROTÉE
Aussi belle qu'on le dit .''
BRINDOSIER
Aussi belle. Ce sauvage l'entraîne par la main.
132 DEUX POËMES D'ETE
PROTÉE, rêveusement
Dix ans se sont passés depuis qu'à l'arrière du
bateau qui l'amenait vers Troie
J'ai vu flotter son voile couleur d'or.
BRINDOSIER
C'est toujours la même Hélène,
PROTÉE
Et ce grand feu d'où on l'a retirée ne l'a point
roussie ni endommagée ?
BRINDOSIER
C'est toujours la même Hélène.
PROTÉE
Ah, je voudrais la voir.
BRINDOSIER
Vous voudriez l'avoir }
PROTÉE
Je dis que je voudrais la regarder.
BRINDOSIER
Mais il ne tient qu'à vous, Seigneur, de l'avoir et
de la regarder tous les jours de votre vie.
PROTEE 133
PROTÉE
Ah, ne me conseille pas de violence ! Je suis trop
vieux. Mon île est petite,
Mais il n'y a pas une cabine de vieux pilote où
tout soit mieux arrimé et arrangé.
Que les grands dieux en tassent donc autant h
qui est toute la terre !
Je n'ai pas envie que ce bougre de sans-soin
aille foutre tout en l'air !
BRINDOSIER
C'est une bien belle chose qu'Hélène.
PROTÉE
Elle t'a parlé .''
BRINDOSIER
Elle est tellement remplie d'orgueil depuis ce
qui lui est arrivé
Qu'elle ne dit pas un mot hors : Je suis Hélène.
PROTÉE
Tranquille comme une statue et vivante par-
dessus le marché ! Juste ce qu'il me faudrait.
Pas de scènes à craindre avec elle comme tu
m'en fais tout le temps, petite !
134 DEUX POËMES D'ETE
BRINDOSIER
J'ai touché un mot à notre Ménélas de cette
histoire idiote
Qu'on raconte dans toutes les Echelles depuis
Marseille jusqu'à Gallipoli :
Qu'il y a deux Hélènes et que celle de Troie
n'était pas la vraie.
PROTÉE
Ce n'est pas une histoire idiote ! c'est moi qui
l'ai inventée, jamais je n'ai trouvé une meilleure
blague !
Elle vaut son pesant de sel marin.
BRINDOSIER
J'ai dit à notre Ménélas
Que cette Hélène qu'il a retirée de Troie par la
main était fausse,
Et que la vraie était en notre possession.
PROTÉE
Bravo ! Excellent ! allons tu deviens une vraie
fille de la mer.
BRINDOSIER
Mais il ne tient qu'à vous de faire de ce men-
songe une vérité.
PROTEE 135
PROTÉE
Comment ?
BRINDOSIER
Il ne tient qu'à vous de garder la vraie, l'unique
Hélène.
PROTÉE
Je ne t'entends pas.
BRINDOSIER
Je n'ai pas tout dit à ce brutal, et que non
seulement vous pouvez vous couvrir de pommes
à cuire entre ses bras,
Mais que si vous le regardez sans vos lunettes,
vous pouvez lui faire croire ce que vous voudrez.
PROTÉE
C'est vrai.
BRINDOSIER
Laissez-lui prendre vos lunettes. Faites-lui voir
que je suis Hélène.
PROTÉE
Lui faire voir que tu es Hélène ^
Hou ! Hou !
136 DEUX POËMES D'ETE
BRINDOSIER
11 m'emmènera avec lui.
PROTÉE
Ho ! Ho !
BRINDOSIER
Et il VOUS laissera la véritable Hélène.
PROTÉE
Hé! Hé!
BRINDOSIER
Et j'emmènerai tous les Satyres, mes frères,
avec moi !
PROTÉE
Diable ! Comme tu y vas !
BRINDOSIER
Donnez-moi seulement sa figure.
Vous verrez si je ne suis pas plus Hélène
qu'Hélène.
PROTÉE
Mais il a déjà dû te promettre quelque chose }
BRINDOSIER
Promesses de marin ! Il jure trop facilement.
PROTEE 137
Croyez-vous qu'un marin se soucie beaucoup
de prendre une bouche inutile
Par reconnaissance ? Ariane et Médée, je connais
leurs histoires.
La caisse à eau n'est pas grande et voilà toute
l'affaire.
— Et mes cornes ne lui disent rien.
PROTEE
Crois-tu donc qu'il s'en va prendre avec lui
toute cette potée de Satyres à son bord .''
BRINDOSIER
Tu lui feras croire que ce sont mes suivantes,
chaste escadron.
PROTÉE
Les Satyres tes chastes suivantes ! Hou ! Hou !
Et pourquoi pas mes phoques t
BRINDOSIER
Dis que c'est au-dessus de ton pouvoir.
PROTÉE
Rien n'est au-dessus de mon pouvoir
Ni de la crédulité d'un imbécile.
138 DEUX POEMES D'ETE
BRINDOSIER
Soyez gentil, Monsieur l'Empereur-de-la-Mer
et Roi de tous les Menteurs !
PROTÉE
Mais je ne veux pas du tout perdre mes Satyres!
Jamais je ne pourrai plus former une pareille
collection !
Tous les dieux de la mer m'envient mon
cabinet !
Il n'y a que Phorcus qui a ramassé quelques
méchants marins d'Ulysse,
Et ils se promènent toute la journée sur son
sable hyperboréen.
Avec leur longue-vue sous le bras et leur petit
chapeau de toile cirée.
Cela ne vaut pas un ensemble comme le mien !
Ils sont connus partout, de vrais fils de l'air !
BRINDOSIER
De vieux moutons puants ! de vieux boucs
ataxiques !
Si vous les laissez encore un mois à boire de
l'eau minérale, ils ne seront plus bons que pour
l'Ecole des Beaux-Arts.
PROTEE 139
PROTÉE
Ta ! Ta ! Ta !
BRINDOSIER
Mais Hélène, en revanche, quelle pièce unique!
Quel honneur pour ta vieillesse !
Un pareil numéro, ça vaut bien tout un trou-
peau de mérinos à demi rogneux !
PROTÉE
Tu m'ennuies !
BRINDOSIER, avec enthousiasme
Hélène, dirait-on, la vraie, la seule Hélène...
PROTÉE
Tais-toi, tu m'ennuies !
BRINDOSIER
La vraie, la seule Hélène ! celle que les hommes
et les dieux se disputent ! celle dont on parle
partout !
Celle pour laquelle deux cent mille hommes
viennent de se couper la gorge...
PROTÉE
Deux cent mille hommes, dis-tu }
I40 DEUX POEMES D'ETE
BRINDOSIER
C'est le chiffre officiel.
PROTÉE
Deux cent mille hommes !
Tais-toi ! tu me mets l'eau à la bouche.
BRINDOSIER
Quelle perle pour ta collection !
Je sais que Jupiter la désire et qu'il y a une
place pour elle au ciel entre les étoiles Dioscures.
PROTÉE
11 ne l'aura pas !
BRINDOSIER, hrafidissant les ciseaux
Non, il ne l'aura pas ! C'est Protée tout de
même, c'est ce petit dieu de sixième classe qui sera
le plus malin !
PROTÉE
Tu me fais rire ! Eh bien, il en sera comme tu
voudras !
BRINDOSIER, kvant la main
C'est promis.
MÉNÉLAs son de la cachette et s'avance en
rampant.
PROTEE 141
PROTÉE
C'est promis !
Tout de même il m'en coûte de te perdre,
Brindosier.
BRINDOSIER
Moi aussi, mon pauvre vieux.
Elle fait signe à MÉNÉLAS.
On s'entendait bien tout de même. On avait ses
habitudes, ensemble, quoi !
MÉNÉLAS se précipite et saisit PROTÉE par
derrière. La baignoire se renverse. Tumulte.
En avant ! hardi ! c'est bien ! comme ça, cein-
ture-le au-dessus des coudes ! Bon ! tiens bon !
tiens bon ! que je dis 1 Ne le lâche pas, le vieux
brigand ! Attention au numéro i i N'oublie pas !
C'est le lion qui va commencer !
(V ombre d'un lion se dessine sur la toile de
fond.)
RIDEAU
ACTE II
Même tableau qu'à Pacte précédent. Quand le rideau se lève, m
voit MÉNÉLAS étendu sur le rivage et dormant, tenant dans sa
main la main d^ HÉLÈNE voilée et assise. A gauche sur le pros-
cenium appuyé sur une canne a bout de caoutchouc, se tient le
SATYRE-MAJOR, écoutant l'orchestre. — Â F orchestre.
BACCHA'NALE NOCTURNE
pianissimo.
LE SATYRE-MAJOR à V orchestre
Tout beau, Messieurs ! tout doux ! Plus bas !
Plus bas ! Plus bas !
S'il s'agissait de faire du bruit, nous n'aurions
pas besoin de musique.
C'est le silence qu'il s'agit de faire entendre.
Chhh!
// bat la mesure. La musique^ déjà faible^ de-
vient presque imperceptible.
Ça va mieux ! Sss ! plus bas encore ! que diable !
ce n'est pas pour des chaudronniers que vous
jouez !
Mais pour des demi-dieux dont l'oreille farouche
PROTEE 143
se termine en une pointe aussi fine qu'un seul poil.
Et vous allez réveiller ce brave homme qui a
pris Troie et terrassé un phoque et qui est bien
fatigué.
Et Hélène même peut-être. Plus bas !
IS orchestre joue a vide, les violons retournés y
les cymbales disjointes, les cuivres bouchés.
Très bien ! Vous m'avez compris ! voilà la mu-
sique comme je l'aime.
Le ronflement des tambours, le claquement des
mains, la grêle des crotales, nous
Parviennent comme de l'autre côté de la lune.
Le torrent des sabots et des pieds nus qui
suivent Bacchus
N'arrive pas plus à l'oreille que le grouillement
au fond d'un fleuve des écrevisses cuirassées.
Ces cris désespérés
Ne sont pas plus pour nous que la froide ar-
cherie de Diane,
Quand par un radieux minuit dans les campa-
gnes du Rhône elle prend un large mûrier pour
cible !
Et la trompette elle-même quand elle sonne,
aussi faible qu'un siflîet de verre.
Faible musique.
10
144 DEUX POËMES D'ETE
La nuit est aux dieux.
Coups très doucement sur la grosse caisse.
N'est-ce pas ! Elle est trop belle ! c'est trop
beau, ce milieu de l'année !
C'est pour cela que Bacchus est venu,
Afin de délivrer les campagnes et les déserts et
les énormes replis de la terre tout remplis de
forêts
De cette marche en triomphe et de ce pas irré-
sistible au milieu des cris de désespoir, imposant
le délice et la terreur !
Malheur à celui qui sur les feuilles mouillées à
minuit
Verra le reflet du dieu blanc, pareil à un soleil
de lait !
Malheur au cerf qui parmi ses biches inquiètes
exhaussant sa tête arborescente.
Regarde l'étrange armée cependant qu'elle passe
le gué montagnard en tumulte parmi les pierres
roulantes.
Et le dieu déjà n'est plus là et les précède, et
l'on ne voit qu'un gros homme ivre sur son âne !
Nul à cet appel n'est plus un homme tout-à-fait !
Car l'homme pour bondir prend les jarrets
d'une chèvre,
PROTEE 145
Et la chèvre pour happer l'aigre poignée de
vigne qu'on lui tend
Se met debout et devient une fille au front
cornu !
Silence !
La musique cesse peu à peu.
Salut, Ménélas !
Silence.
Il dort ! ce n'est pas en vain qu'il a regardé
dans les prunelles du dieu de la Mer !
Tout pour lui est changé et je vais lui appa-
raître comme la plus adorable des Nymphes.
Salut, libérateur !
MÉNÉLAS ouvre les yeux sans se réveiller.
— Le SATYRE-MAJOR lui fait d'horribles
grimaces. — ménélas le regarde avec
hébétement et imite ses grimaces. — Puis
d'un bond il se relève et saute sur son
arc^ mais peu a peu comme frappé d'éton-
nement il le laisse se débander.
SCÈNE I
LE SATYRE-MAJOR
Salut, Ménélas !
146 DEUX POÈMES D'ETE
ménélas
Qui me parle ?
LE SATYRE-MAJOR
C'est moi, Seigneur, qui vous parle.
MÉNÉLAS
Quoi, n'y avait-il pas ici tout à l'heure,
Un de ces vilains Satyres encore qui me tirait
la langue ?
LE SATYRE-MAJOR
Il n'y a que moi ici, Seigneur, pour vous servir.
MÉNÉLAS j se passe la main sur le front.
Qu'y a-t-il } Monseigneur semble inquiet et
troublé.
ménélas
Ah, je suis las de toutes ces diableries !
LE satyre-major, minaudant
Ce n'est pas moi au moins qui vous fais peur ?
MÉNÉLAS
Toi, ça va bien. Je t'aime. Tu es jolie. Ah, cela
fait plaisir de regarder une gentille figure.
PROTEE 147
LE SATYRE-MAJOR, cvvec Une révérence
Monseigneur !
ménélas
Qu'une longue boucle blonde fait bien le long
de la délicieuse amande d'un jeune visage !
Et quel teint éclatant, aussi pur qu'une fleur de
bégonia !
Qui es-tu ?
LE satyre-major
La servante du seigneur Protée.
MÉNÉLAS
Tu as un bien vilain maître.
LE SATYRE-MAJOR
Naxos, (le plus souvent),
Est une île au milieu de cette mer qui se trouve
entre les trois Continents,
Et c'est elle qui recueille toutes les épaves des
tempêtes et des courants.
MÉNÉLAS
Tu es une de ces épaves toi-même ^
148 DEUX POËMES D'ÉTÉ
LE SATYRE-MAJOR
J'étais abandonnée sur la mer dans un petit
bateau,
Et c'est le vieillard Protée qui recueillit ma
faiblesse et mon innocence.
MÉNÉLAS
Comme elle a bien dit ça !
Ecoute, tu es adorable !
LE SATYRE-MAJOR
Tout beau. Seigneur !
N'est-ce pas là votre dame qui est avec vous ?
MÉNÉLAS
Ça ne fait rien ! ça lui est tellement égal 1 " Je
suis Hélène ".
Veux-tu ! je t'emmène ! je te donnerai une place
à la lingerie.
Mais dis moi d'abord comment ton maître se
ressent de la friction que je lui ai administrée.
LE SATYRE-MAJOR
Merci, il va bien et vous demande ses lunettes.
MÉNÉLAS
Un moment ! qu'il vienne les chercher.
PROTEE 149
LE SATYRE-MAJOR
11 n'ose VOUS affronter de nouveau.
MENELAS
J'ai bien cru que j'allais lâcher prise !
Le lion et tout le reste, ça m'est égal ! Mais
c'est le numéro de l'octopode que je n'attendais
pas !
Quand je me suis vu tout-à-coup au milieu de
ces lanières flottantes,
Face à face avec ce bec de perroquet et ce crâne
cylindrique, pareil à un énorme cornichon déco-
loré, plein d'une épouvantable sagesse.
Et ces yeux sans prunelles où flotte une lumière,
comme une lampe derrière une boule pleine d'eau.
J'ai pensé rendre l'âme de dégoût ! Heureuse-
ment que la vision n'a pas duré.
Et qu'aussitôt j'ai tenu entre mes mains cet arbre
gluant qui produit des pots de confiture.
Tout mangé par le milieu d'un cancer rose,
pareil à un pis de vache.
Pouah !
LE sATYKE-mh]OR^ joignant les mains
Vous êtes un héros !
I50 DEUX POËMES D'ETE
MÉNÉLAS
Eh bien ! Qu'est-ce qu'il demande encore, le
vieux collectionneur ?
LE SATYRE-MAJOR
Il demande ses lunettes.
MÉNÉLAS {il les met sur son nez.)
On ne voit rien avec.
LE SATYRE-MAJOR
Naturellement; elles ne sont pas faites pourvoir.
MÉNÉLAS
Alors .?
LE SATYRE-MAJOR
C'est le signe de son autorité.
Quand les phoques voient ses lunettes, ils sont
frappés de respect et de terreur.
C'est ainsi qu'il les oblige à quêter pour lui et
à apprendre l'arithmétique.
MÉNÉLAS
En voilà encore une invention ! C'est comme
ces rubans qu'il m'a montrés !
PROTEE 151
Je voulais savoir un peu ce qui se passe à Argos,
car il court de mauvais bruits sur la famille.
Bon ! La première chose que je vois, c'est ma
belle-sœur Clotilde à qui un jeune homme inconnu
se mettait en devoir de retirer de son ventre une
grande épée à deux tranchants.
LE SATYRE-MAJOR
Ciel!
MÉNÉLAS
Eh bien ! Elle ne souffrait aucunement de cette
familiarité. On la voyait se relever et sortir à
reculons en arrangeant sa coiffure.
LE SATYRE-MAJOR
Prodige
Aussitôt se présentait un homme, le crâne fendu
en deux, et Clotilde, — Clytemnestre, veux-je dire,
— qui se tenait à côté de lui, la hache à la main.
LE SATYRE-MAJOR
Grands dieux ! vous me faites peur !
MÉNÉLAS
Le crâne se recollait et mon frère Agamemnon
152 DEUX POËMES D'ÉTÉ
sortait de la baignoire parfaitement intact et sec.
Et ainsi de suite. Et cela a fini confusément
par une épouvantable fricassée où tout était con-
fondu, le sacrifice de ma nièce et la cuisine qu'on
a faite de mes petits cousins !
J'en ai mal aux yeux.
Si au moins je reconnaissais les gens ! Mais
tout tremble et ondule comme les figures qu'on
voit au-dessus d'un feu ! et aux endroits les plus
intéressants il y a des grands trous blancs. Car ces
rubans ne sont pas de première main.
LE SATYRE-MAJOR
Les oracles sont toujours obscurs.
MÉNÉLAS
En somme tous ces massacrés qui se raccommo-
dent, c'est un symbole, quoi ! et le sens est plutôt
consolant.
J'en conclus que tout s'arrange,
Comme le prouve ma propre histoire.
— Mais si j'avais seulement cent brasses de ces
rubans, quelle concurrence pour Delphes !
— Là dessus je n'en pouvais plus et je me suis
endormi,
PROTEE 153
Tenant ferme la main de cette femme et dans
l'autre les lunettes.
LE SATYRE-MAJOR
Rendez-les moi !
ménIlas
Minute 1 est-ce que ma barque est réparée ?
LE SATYRE-MAJOR
Elle est prête et vous attend.
MÉNÉLAS
L'oeil du bateau est repeint ?
LE SATYRE-MAJOR
Il est repeint. Vous n'avez plus que la prunelle
à y poser.
Vous avez une voile de lin et une autre de
jute, quinze avirons de la première bordée et
vingt-huit de la seconde,
Et un beau gouvernail presque neuf qui a été
fait pour l'Administration des Pompes funèbres
Egyptiennes.
MÉNÉLAS
Je lui rendrai les lunettes quand je partirai.
154 DEUX POËMES D'ETE
LE SATYRE-MAJOR
r
Ecoutez donc ! Vous pouvez lui demander
autre chose !
MÉNÉLAS
Quoi ?
LE SATYRE-MAJOR
Ne savez-vous pas que la fameuse Hélène
habite depuis dix ans cette île ?
MÉNÉLAS, prenant son arc
File, ou je te tue !
LE SATYRE-MAJOR, /«J^;//
Regardez derrière vous !
SCENE II
Entre brindosier, voilée.
BRINDOSIER
Salut, ô mon époux, je te retrouve enfin.
Quoi ?
PROTEE 155
BRINDOSIER
Salut, ô mon époux, je te retrouve enfin.
Qui êtes-vous ?
BRINDOSIER Ic've SOU voUe. MÉNÉLAS la
regarde en silence.
MÉNÉLAS
Regarde, Hélène !
HÉLÈNE, se dévoilant indolemment
Qui êtes vous, Madame ?
BRINDOSIER
Réponds-lui, Ménélas. Dis-lui qui je suis. Cette
voix, ce visage qui se tourne vers le tien, cette
femme devant toi qui t'accueille, cela, ne les recon-
nais-tu pas .''
MÉNÉLAS, à voix bassc
Hélène, c'est Hélène.
HÉLÈNE
11 n'y a ici d'autre Hélène que moi.
156 DEUX POEMES D'ETE
MÉNÉLAS
Ah, le cœur me bat étrangement ! Voici avec
moi deux Hélènes, celle du passé et l'autre que
Paris m'a rendue.
Si je ne tenais ta main, ah, je dirais que celle-ci
est la vraie. C'est la voix, c'est la taille, c'est le
visage,
Plus jeune seulement, plus pur peut-être.
Regarde toi-même.
HÉLÈNE
Je n'ai pas besoin de regarder.
ménélas
Regarde, te dis-je !
HÉLÈNE, tournant lentement les yeux vers lui
Cette femme me ressemble comme je ressemble
à Andromaque.
MÉNÉLAS
Tais-toi, tu n'y entends rien ! je me souviens
mieux que toi !
HÉLÈNE
Il n'y a ici d'autre Hélène qu'Hélène de Troie,
PROTEE 157
Qui fut enlevée par Alexandre autrement Paris,
Comme on le sait dans le monde entier depuis
Gadès jusqu'à la Colchide,
Et comme en témoignent ces grands tas de
briques noircies, qu'on voit en face de Ténédos.
BRINDOSIER
Je ne sais. Quant à moi, je suis Hélène de
Sparte.
Tu ne l'es mie.
BRINDOSIER
Toujours fidèle, toujours aimante, la même.
Et qui n'ai pas d'autre époux que le mien.
MÉNÉLAS
Comment êtes-vous ici. Madame, en cette pré-
sente île de Naxos ?
BRINDOSIER
Je dormais.
Vous dormiez .''
158 DEUX POEMES D'ETE
BRINDOSIER
Hermès,
Hermès m'avait flagellé le visage
De ce rameau trempé dans le fleuve Léthéon.
ménélas
Vous dormiez ! et moi pendant ce temps, casque
en tête et l'épée au poing,
J'assiégeais Troie là-bas où vous étiez.
BRINDOSIER
Non
pas
moi.
MÉNÉLAS
Non
pas
vous :
BRINDOSIER
Celle
-ci,
non pas
moi !
MENELAS
Vous dites bien, car celle-ci est Hélène.
BRINDOSIER
Salut donc, Hélène.
M]
La reconnaissez-vous ?
PROTEE 159
BRINDOSIER
Salut, Hélène.
MÉNÉLAS
C'est Hélène que je tiens par la main ?
BRINDOSIER
Qui d'autre ?
N'est-ce point mon visage ? N'est-ce point mon
corps ? N'est-ce point mon sein que soulève ce
souffle indigné ?
Qu'as-tu fait, pendant que je dormais, ô image
de moi-même ! et quel usage les dieux ont-ils fait
de mon sommeil ?
C'est moi pour qui Troie a brûlé pendant que
je dormais, c'est moi qui l'ai rasée comme avec la
faux, pendant que je n'étais troublée d'aucun
songe !
Mon corps est-il si puissant que sa seule image
suffise à la volonté d'un dieu ?
Mon âme est-elle si puissante qu'elle suffise à
faire vivre deux corps ?
Ce sont des paroles qu'il est difficile de sup-
porter,
II
i6o DEUX POEMES D'ETE
BRINDOSIER
Maintenant, sœur Hélène, ô mon image.
Maintenant que votre tâche est faite.
Maintenant que je suis éveillée et qu'il fait jour,
11 est temps que vous me cédiez ma place et
mon époux !
Ayez la bonté de disparaître, je vous en prie.
ménélas
Souffle dessus un peu pour voir si elle va dis-
paraître
Comme la vapeur de l'eau qui commence à
bouillir.
BRINDOSIER
Mais toi, Ménélas, qu'attends-tu pour m'ouvrir
tes bras après ces dix années.
Et ce cœur qui m'appartient ?
MÉNÉLAS
Quelle preuve as-tu que tu es Hélène ?
BRINDOSIER
Nulle que la vérité.
MÉNÉLAS
Je sens je ne sais quel doute en moi.
PROTEE i6i
HÉLÈNE
Ménélas, j'ai déjà supporté de vous beaucoup
de choses et j'ai beaucoup souffert par vous :
toutefois ne me poussez pas à bout.
Et il est bien vrai que je suis une femme et en
votre possession : non point tant cependant que
vous le croyez.
Mais je proteste que si vous avez le malheur
de me faire cette injure et de lâcher seulement ma
main,
Vous ne ramènerez plus Hélène une seconde
fois,
Et ni dans cette vie ni dans l'autre
Vous ne retrouverez ces doigts si longtemps
des vôtres disjoints.
MÉNÉLAS
Je suis le maître de tout ce qu'il y a d'Hélènes
au monde.
BRINDOSIER
Une seule suffit.
Tu dis bien ! Il n'y a qu'une Hélène pour moi.
i62 DEUX POEMES D'ETE
BRINDOSIER
Une seule, la même.
MI
Tu dis bien, la même pour moi à jamais.
BRINDOSIER
Une seule Hélène, celle qui te fut donnéejadis.
MÉNÉLAS
Je me souviens !
BRINDOSIER
La fille de Léda et de Jupiter...
MÉNÉLAS
... La femme du Roi de Sparte.
BRINDOSIER
...Jupiter qui tonne dans les nuées.
Quand les nuages pareils à de grandes monta-
gnes blanches accumulées
S'accroissent peu à peu dans le ciel pur.
Au-dessus de ce petit temple rouge bien connu
des bergers dont le fronton n'a pas plus de trois
colonnes.
PROTEE 163
MÉNÉLAS
Tu te souviens ?
BRINDOSIER
Là est une prairie ombragée de peupliers.
HÉLÈNE
Mais il n'y avait pas de peupliers !
ménélas
Si, tais-toi, il y en avait !
BRINDOSIER
Là est une prairie ombragée de peupliers.
MÉNÉLAS
Il y avait des peupliers, je me souviens à mesure
qu'elle parle.
BRINDOSIER
Là où le ruisseau rapide. . . Il fuit !
MÉNÉLAS
Là où le ruisseau rapide...
BRINDOSIER
Que ses eaux étaient claires !
i64 DEUX POËMES D'ETE
MÉNÉLAS
Que ses eaux étaient claires et quel bruit triste
elles faisaient parmi les pierres roulantes !
BRINDOSIER
Avant qu'elles n'entrent dans la vaste conque
de Juin.
MÉNÉLAS
... Avant que par mille vannes et coupures,
elles ne soient distribuées à tout le riche herbage.
BRINDOSIER
Là sont trois chênes consacrés à mon père.
HÉLÈNE
Bon, voilà que ce sont des chênes à présent !
MÉNÉLAS
Elle a raison, je me souviens, ce sont des chênes.
BRINDOSIER
Ce grand arbre dont la feuille est la plus tardive.
En ce mois de juin où tu me dis que tu m'ai-
mais, à ces hauteurs où nous étions montés.
PROTEE 165
C'est à peine si elles étaient encore poussées.
BRINDOSIER
Leur couleur est celle de l'or.
MÉNÉLAS
Non point l'or de la vieillesse, mais le jeune
rameau qui commence !
Avant que Jupiter ne leur ait donné
Cette puissante couleur de vert où ses yeux se
complaisent.
BRINDOSIER
Leur couleur est celle de l'or !
Non point du temps qui passe, mais de celui
qui vient de commencer.
BRINDOSIER
Leur couleur est celle de l'or.
Non point leur couleur, ô bien aimée !
Mais celle de ce grand feu que j'avais allumé
un peu plus bas et dont l'éclat les enveloppait
tout entiers.
i66 DEUX POEMES D'ETE
BRINDOSIER
N'est-il point convenable que l'on se purifie
par le silence et par le jeûne...
MÉNÉLAS
Oui, cela est convenable.
BRINDOSIER
... N'est-il pas convenable qu'on se purifie
comme pour les Mystères,
Quand on va épouser la fille d'un dieu ?
MÉNÉLAS
Quant on tient entre ses bras l'enfant divin
dont les yeux immobiles entre les paupières
Vous regardent avec indifférence.
Et tu étais vierge entre mes bras comme la
Victoire, et la harpe pour l'aveugle.
Et comme ce jeune fût de marbre blanc au seuil
de la patrie que l'exilé saisit religieusement de ses
deux mains !
BRINDOSIER
Au-dessus de nous s'élevaient ces longs rubans
de murs l'un sur l'autre, et cette citadelle dans le
ciel avec ses tours déchiquetées.
PROTEE 167
Et ces longues forêts de chênes toutes plates
sur les terrasses, pareilles à la mousse qui pousse
entre les interstices,
Et ces cascades silencieuses et immobiles,
Et ce lieu d'avance aménagé par la main des
Titans sur l'ordre de mon père.
Pour être son temple avec nous.
ménélas
Je me souviens.
BRINDOSIER
Et que tu étais beau alors, Ménélas, le plus
fort entre tous ceux de ton âge et le plus habile
aux jeux 1
MÉNÉLAS
Tu es la même toujours.
BRINDOSIER
La même, c'est toi qui le dis, tu en es sûr .''
MÉNÉLAS
Hélène : il n'y a pas d'autre femme au monde.
BRINDOSIER
Dis, t'ai-je bien fait souffrir .''
i68 DEUX POËMES D'ETE
MÉNÉLAS
Pas à la mesure de mon amour.
BRINDOSIER
Était-ce dur d'être séparé de moi ?
ménélas
Mon désir ne t'a point quittée.
BRINDOSIER
Ni moi je ne t'ai quitté.
ménélas
Tu ne m'as point quittée .''
BRINDOSIER
Je dormais entre tes bras.
MÉNÉLAS
Dis seulement une chose, fille de Zeus !
BRINDOSIER
Oui, ie veux te la dire.
MÉNÉLAS
Comment moi qui entre les chefs grecs n'étais
pas ni le premier ni le second,
PROTEE 169
Ai-je trouvé faveur à tes yeux ?
BRINDOSIER
N'avais-tu rien pour la mériter ?
MÉNÉLAS
Rien quand je te regarde et que je me souviens !
BRINDOSIER
Et qui donc m'aurait tenu ainsi entre ses bras
et ne m'aurait point lâchée ?
Ces dix ans qui ne furent qu'une seule heure
de nuit,
Pendant que je dormais.
MÉNÉLAS
La nuit est finie.
BRINDOSIER
Elle est finie et je suis réveillée !
MÉNÉLAS
Elle est finie et je vois de nouveau ces yeux
pleins d'indifférence qui me regardent.
BRINDOSIER
Qu'attends-tu donc pour venir entre mes bras ?
Il fait le geste d' aller vers elle.
lyo DEUX POEMES D'ETE
HÉLÈNE
Ménélas.
Hélène
MÉNÉLAS
HÉLÈNE
Que fais-tu ? Vas-tu me laisser, une fois encore ?
BRINDOSIER
N'écoute point ce qu'elle dit ! N'écoute pas
cette ombre façonnée par les pouvoirs envieux à
mon image et qui veut te décevoir encore !
HÉLÈNE
Te décevoir ! Réponds lui ! Est-ce en songe
que tu as souffert ?
Est-ce en songe que tu as pris Troie ? Est-ce
en songe que tu m'as retirée du sombre Gynécée
Asiatique,
Cette nuit où l'on voyait clair, bien qu'il n'y
ait aucune lampe allumée ?
Est-ce qu'il est trompeur, le visage que tu as
reconnu à la flamme d'une telle lumière ?
PROTEE 171
BRINDOSIER
Tout est un songe, excepté ces jours de jadis
qui n'ont pas cessé.
Et dis si c'était un songe aussi à cette heure de
midi cet énorme dos de la mer entre l'Europe et
l'Asie qui s'est levé pour nous prendre comme
l'échiné d'un taureau,
Et qui, d'un seul coup m'emportant avec le
Ravisseur en un seul jour
Nous a laissés à sec là-bas ! près d'un phare
fumant dans le point du jour qui s'éteignait.
BRINDOSIER
Tout est un songe excepté ce visage vers toi et
ces yeux pleins d'ignorance vers les tiens comme
ceux des animaux.
HÉLÈNE
Tout est un songe, excepté cette main de nou-
veau dans la tienne et ce corps de nouveau solide
entre tes bras.
BRINDOSIER
Ah, les fleuves de la terre au mois de Juin,
172 DEUX POËMES D'ETE
quand les troupeaux épars remontent l'herbe
difficile et que le pâtre écarte du genou ce torrent
qui descend vers lui de la vie verte et rose et
toute luisante, pleine de fleurs, d'abeilles et de
papillons !
Ah, le miel que je fus à tes lèvres et cette tête
tout-à-coup que j'ai versée sur ton épaule !
HÉLÈNE
Tu caresses et j'ai frappé.
BRINDOSIER
J'ai gagné ton cœur.
HÉLÈNE
Tu ne l'as point percé.
BRINDOSIER
Souviens-toi de ces nuits de ma jeunesse où je
dormais à ton côté !
HÉLÈNE
Souviens-toi de ces nuits où tu étais seule, et
moi entre les bras du Ravisseur.
BRINDOSIER
Je fus fidèle.
PROTEE 173
HÉLÈNE
Fidélité dormante.
BRINDOSIER
Fidèle cependant.
HÉLÈNE
Joyau de peu de prix qui ne fut pas perdu et
qui n'est pas disputé !
BRINDOSIER
Toujours la même.
HÉLÈNE
Et moi aussi, ne suis-je pas toujours la même ?
Et de plus une autre.
BRINDOSIER
Femme d'un seul.
Et moi donc, n'étais-je pas ta femme entre les
bras du Ravisseur ?
Quand du haut de la grande tour de Troie
Je voyais autour de cette ville bien défendue
Au Nord, au Sud, au Levant, au Couchant,
174 DEUX POËMES D'ETE
Ta patience et ton désir chaque soir autour de
moi
Se rallumer avec les cent mille feux de ton
armée campante !
BRINDOSIER
Tais-toi, illusion !
HÉLÈNE
Tais-toi, imposture !
Que faire ?
BRINDOSIER
Me croiras-tu si cette création d'un dieu malin
Avoue son imposture et que c'est moi Hélène ?
HÉLÈNE
Certes en ce cas il faudra toutes deux nous
croire.
BRINDOSIER
Laisse-moi donc seule avec elle.
Sort MÉNÉLAS.
PROTEE 175
SCÈNE III
Silence.
BRINDOSIER
Naturellement, c'est vrai, je l'avoue, c'est vous
qui êtes Hélène.
HÉLÈNE
Je vous rends grâces.
BRINDOSIER
Avouez que l'on pourrait s'y tromper.
HÉLÈNE
Je ne sais. Je ne vous ai pas regardée.
BRINDOSIER
Regardez-moi donc.
HÉLÈNE, la regardant
Il faut que Ménélas soit encore plus fou que je
ne croyais.
BRINDOSIER
C'est Protée qui a fait ce prestige.
Silence.
12
176 DEUX POEMES D'ETE
C'est le seigneur Protée qui a fait ce prestige
étonnant.
Silence.
C'est lui qui a mis l'illusion dans ses yeux.
N'êtes-vous pas curieuse de savoir qui est le
seigneur Protée .'*
Non.
BRINDOSIER
C'est l'intendant de cette mer ivre et folle où
Médée dispersa les membres de son grand-père,
Dont le fond est troublé par des soupirs sul-
fureux,
Et dont la surface incessamment est battue et
barattée par les rames d'expéditions extravagantes,
Argô, Troïa,
Tous ces aventuriers au grand nez, au petit
front stupide, glabres comme des acteurs, ramant
de bon courage !
Et là-bas cet anneau d'écume, est-ce un phoque
qui respire "i
Nullement c'est une vache.
C'est Jupiter à la nage sous la forme d'une
PROTEE 177
bête à cornes couronnée de marguerites qui amuse
une petite fille !
HÉLÈNE
Dois-je comprendre que vous considérez comme
une démence
Cet honorable eiFort de toute la Grèce pour me
récupérer ?
BRINDOSIER
Certes et bien digne de Protée.
HÉLÈNE
Vous m'excuserez de ne pas être de votre avis.
BRINDOSIER
Que vous êtes belle, Hélène, et que j'aime ces
beaux yeux, dépourvus de toute expression,
Que vous tordez lentement vers moi !
HÉLÈNE
Oui, c'est moi qui suis la belle Hélène.
BRINDOSIER
Ah, il n'y a pas de Protée qui tienne !
Je le jure, Ménélas est un sot de ne pas faire la
différence entre nous deux !
178 DEUX POEMES D'ETE
HÉLÈNE
Il est vrai.
BRINDOSIER
C'est un balourd et un sot.
HÉLÈNE
Il est vrai.
BRINDOSIER
Un brutal, un méchant !
Ah, j'en suis sûre ! ce n'est pas une fois seule-
ment qu'il vous a caressé l'échiné avec le bois de
son arc.
HÉLÈNE
Tous les hommes sont de même.
BRINDOSIER
Eh quoi, Paris aussi...
HÉLÈNE
Non. C'était un homme agréable et qui savait
faire avec les femmes.
BRINDOSIER
Mais il est mort, n'est-ce pas .''
PROTEE 179
HéLÈNE
Il ne faut plus y penser.
BRINDOSIER
N'y pensons donc plus et évitons cette ride du
front verticale qui est la plus difficile à effacer.
Il faut se la masser chaque soir avec le pouce.
Avec le pouce et un peu de suint de mouton
raffiné.
BRINDOSIER
On ne peut rien vous apprendre.
Laissez-moi vous regarder encore, non pas
comme font les hommes qui n'y connaissent rien,
mais avec l'œil d'une femme.
Grands dieux ! (Soupir.)
Ah, dieux, que vous êtes belle ! il n'y a rien à
reprendre en vous.
Ariane même, à qui cette île doit sa gloire,
N'était qu'une grasse Cretoise auprès de vous.
HÉLÈNE
Quelque fraîcheur, dit-on .''
i8o DEUX POEMES D'ETE
BRINDOSIER
Oui. — Mais d'où vient cette robe ?
Vous ne l'aimez pas ? C'était la dernière mode
de Troie pourtant.
BRINDOSIER
Oui.
Et Troie était séparée du reste de la terre
depuis dix ans.
HÉLÈNE, la voix tremblante
Qu'y puis-je faire .'' C'est la faute de ce vilain
Ménélas.
BRINDOSIER
Ce vert si curieux... Ah, je ne l'avais pas revu
depuis longtemps. Ma grand-mère aimait telle-
ment cette couleur !
Et ces grands animaux brodés, que c'est étrange !
cette chaussure Phrygienne, cette agrafe vraiment
Cimmérique...
Ce n'est pas ma faute !
Elle pleure.
PROTEE i8i
BRINDOSIER
Qu'ai-je fait, ma chérie ? ne pleurez pas, ne
gâtez pas ces beaux yeux !
Ecoutez ! Savez-vous ce que je pense ? C'est
vous qui êtes à la mode et moi qui ne le suis
plus déjà.
Ce butin qui se disperse de tous côtés...
Tout, cet hiver, va se porter à la Troyenne.
HÉLÈNE, larmoyant
Ah, ah !
BRINDOSIER
N'êtes vous pas contente ?
Ah, vous me percez le cœur !
Quand ce vilain Ménélas est arrivé, tout-de-
suite je lui ai dit d'aller piller chez mes belles-
sœurs.
Il y en avait cinquante et je connaissais leurs
armoires.
Nous sommes partis avec cinq bateaux remplis
de malles.
Tout cela a péri dans la tourmente !
i82 DEUX POËMES D'ETE
BRINDOSIER
Ah, c'est un coup bien dur !
Elle r enlace.
HéLÈNE, palpant l'étoffe de sa robe
Ma chère, quelle est l'étoffe dont votre robe est
faite ? Je n'en ai jamais vu de pareille.
BRINDOSIER
C'est du pongé de Chine qui est fait avec de la
soie de chêne.
HÉLÈNE
Et cela peut se laver }
BRINDOSIER
Le navire qui nous l'a apporté était sous la mer
depuis trois semaines. C'était la première consigna-
tion pour l'Europe.
HÉLÈNE
Que vous êtes heureuse !
BRINDOSIER
Et que diriez-vous de cette étoffe plus brillante
que la soie, plus fraîche que le lin.
Qui est faite avec de l'ortie }
PROTEE 183
HÉLÈNE
Vous en avez beaucoup ?
BRINDOSIER
Quarante caisses bien repérées au large de
Pharos, Ah, je n'ai jamais rien qui me manque !
Pas une tempête d'équinoxe qui ne nous apporte
les dernières nouveautés.
Pas une maison de Tyr ou de Thèbes Héca-
tompyles,
Qui ne nous soit bien introduite.
Et quelle pourpre nous avons !
Aussi fraîche que le sang ! Regardez ! c'est le
dernier genre de Tyr. On l'appelle " La Troyenne".
Et cette autre est " l'Hélénide ".
Vous rougissez .'' avouez que c'est flatteur.
HÉLÈNE
Ah, que l'on est heureux d'avoir tant de fré-
quentations.
BRINDOSIER
Oui. C'est l'avantage de ce petit port de mer.
HÉLÈNE
Moi, je m'en vais à Sparte.
i84 DEUX POEMES D'ETE
BRINDOSIER
C'est une ville bien honorable et les mœurs y
sont bonnes.
Simples, mais bonnes.
BRINDOSIER
Quelles orgies de fidélité vous pourrez y faire
avec Ménélas !
HÉLÈNE
La forme des chapeaux y est réglée par la loi
sous la peine capitale.
BRINDOSIER
Mais la nature y est belle.
Que c'est solennel le milieu de ces longs jours
d'été,
Quand parmi l'aboiement des cigales interrom-
pues dans la lumière qui fait tout disparaître.
On entend comme le bruit d'un dieu qui aiguise
son épée !
Et que le Taygète au soir après l'orage rôtit en
ruisselant devant le soleil
PROTEE 185
Comme une pièce de bœuf devant un grand
feu de bois !
HÉLÈNE
Ge qu'il y a de mieux à faire à Sparte est de
dormir. Je déteste la campagne.
BRINDOSIER
Les femm.es y sont belles.
HÉLÈNE
Elles font le pain, elles traient les vaches et
dansent comme des bêtes.
BRINDOSIER
Les hommes sont de bons compagnons.
HÉLÈNE
On ne me permet que les pères de famille au-
dessus de quarante ans et je ne suis invitée qu'au
dessert.
Alors on craque ensemble des noix et l'on
s'exerce à parler d'une manière Laconique.
BRINDOSIER
Pauvre Hélène ! ah, que vous allez souffrir,
vous qui avez eu des expériences si intéressantes !
i86 DEUX POÈMES D'ETE
HÉLÈNE
J'aime mieux ne pas y penser.
BRINDOSIER
Où est cette fameuse Hélène ? dira-t-on.
Elle est à Sparte et elle coud des poches à sel
pour des pâtres.
C'est elle avec ses femmes qui fabrique ces
biscuits locaux si renommés.
Que l'on casse avec une masse de plomb et où
l'on trouve de noires momies de raisins secs.
Vous aussi, votre vie doit être bien monotone.
BRINDOSIER
Ma chère, que dites-vous ? Tout passe ici ! C'est
le centre des trois mondes,
Sans parler de ce ciel au-dessus de nous qui est
le quatrième.
Pas de jour qu'un dieu n'en descende. Ah, votre
père m'est bien connu !
Pas un héros dont nous n'ayons la visite.
Rien ne tombe à l'eau que je n'en aie aussitôt le
meilleur.
PROTEE 187
HÉLÈNE
Eh bien, vous êtes heureuse !
BRINDOSIER
Non. Je suis une femme de foyer.
Tranquille, modeste.
Une vie simple et tout unie, voilà ce qu'il me
faut.
Ah, ce serait une position pour vous !
Ne me tentez pas.
BRINDOSIER
Hélène de Naxos après Hélène de Troie !
Hélène-du-milieu-des-mers !
On armerait de tous les ports du monde pour
venir vous voir.
Comme on s'en va à Delos vers l'autel d'Apol-
lon et de Latone 1
Et si Ménélas vient me prendre ?
BRINDOSIER
Fiez-vous à moi. Fiez-vous au seigneur Protée.
i88 DEUX POÈMES D'ETE
HÉLÈNE
Qui est Protée ?
BRINDOSIER
Le plus riche de tous les demi-dieux.
Il a le contrat pour toute la mer jusqu'à Tarente.
Parlez-moi de votre Priam 1
HÉLÈNE
Personnellement ?
BRINDOSIER
Vous en ferez ce que vous voudrez.
C'est un original qui à deux jambes préfère une
grande queue de poisson.
Il est aussi inoffensif qu'un cul-de-jatte.
HÉLÈNE
Bien sûr, ce n'est pas un peu mort à Naxos ?
BRINDOSIER
Mort ? La mer est comme un grand journal où
tout ce qui se passe vient s'inscrire.
Et si Naxos vous ennuie ici,
Rien n'empêche de la mettre ailleurs.
C'est une roche légère et qui flotte comme un
échaudé et comme un blanc d'œuf battu.
PROTEE i«9
Et si vous voulez vous en aller, vous êtes libre.
Allons, votre carrière n'est pas finie 1 11 n'y a
pas qu'une Troie au monde.
HÉLÈNE
En quoi est ce bracelet à votre bras gauche ?
BRINDOSIER
Il est d'une matière merveilleuse et sans prix
qui s'appelle Celluloïde.
HÉLÈNE
On dirait de l'ivoire mais c'est cent fois plus
beau !
Comment lui a-t-on donné cette couleur rose ?
Il semble un ruban de soie et l'on voit la boucle
et les trois trous pour l'ardillon imités avec un
art merveilleux.
Ah, quel goût exquis !
BRINDOSIER
Je vous le donne.
E//e le lui donne.
Et vous dites qu'il vous reste encore trois
pièces de ce pongé }
190 DEUX POEMES D'ETE
BRINDOSIER
Trois pièces, je compte les prendre avec moi.
HÉLÈNE
Hélène,... pardon, ma chère, je ne sais comment
vous appeler....
Laissez-les moi.
BRINDOSIER
C'est un grand sacrifice.
HÉLÈNE
Et comment fixez-vous votre corsage ?
BRINDOSIER
Par derrière, naturellement.
HÉLÈNE
Par derrière ! par la Bonne Déesse ! un corsage
qui se ferme par derrière !
BRINDOSIER
Voyez-vous ces boutons ? Il n'y a qu'à pousser
dessus, et clac !
HÉLÈNE
Que c'est ingénieux ! laissez-moi essayer moi-
PROTEE 191
même. Clic je tire. Clac je pousse. Clic, clac, clic,
clac !
BRINDOSIER
On appelle cela des boutons à pression.
HÉLÈNE
Que vous êtes heureuse 1 je rougis de mes
agrafes scythiques.
BRINDOSIER
C'est un voyageur de Jérusalem, la tête en bas,
qui nous les a apportés l'autre jour, en route vers
le fond de la mer.
Nous en avons trois cartons.
Hélène, ma petite Hélène !
BRINDOSIER
Eh bien, Hélène ^
Laisse-moi avoir ces boutons !
BRINDOSIER
Et vous resterez à Naxos ?
13
192 DEUX
POEMES D'ETE
HÉLÈNE
J'y consens.
BRINDOSIER
Merci, Hélène.
HÉLÈNE
Adieu, Hélène.
BRINDOSIER
Adieu !
HÉLÈNE s'en va.
SCÈNE IV
Rentre MÉNÉlas.
MENELAS
Hélène, où est cette autre Hélène qui est venue
m'inquiéter ^
BRINDOSIER
Il n'y a qu'une Hélène, qui te fut toujours
fidèle.
L'autre s'est dissipée comme un songe.
Musique à Vorchestre exprimant la solitude
de la mer.
PROTEE 193
MÉNÉLAS
Je te crois. Pour moi seul tu seras l'Hélène
que j'ai aimée. La mcme, toujours fidèle.
BRINDOSIER
L'autre s'est dissipée comme un songe.
MÉNÉLAS
Mais, grands dieux ! que personne autre ne le
sache !
BRINDOSIER
Que personne autre ne le sache ?
MÉNÉLAS
Il faut que tout chacun te croie cette Hélène
que le Ravisseur entraîna,
BRINDOSIER
Pourquoi ?
Mon honneur y est intéressé.
Quelle gloire serait la mienne .'' Et que diraient
les mères de tant de braves qui sont tombés sur
les rives du Scamandre }
194 DEUX POÈMES D'ETE
SCÈNE V
Le navire approche. Il est garni de Satyres
qui le poussent avec leurs rames. Et pour
plus de commodité il est monté sur des
roulettes.
MÉNÉLAS
Et quelles sont ces belles nymphes aux bras
blancs qui conduisent notre esquif ?
BRINDOSIER
Les servantes qui dormaient avec moi.
Ce sont elles qui nous serviront de mariniers.
Le favorable Auster souffle et le jour nous fera
voir les rivages blanchissants de la Grèce.
On pose une planche pour V embarquement.
MÉNÉLAS
Monte, Hélène.
BRINDOSIER
Mais, dis-moi, n'as-tu pas promis à cette
Nymphe
Brindosier et à ses Satyres de les emmener
avec toi }
PROTEE 195
MÉNÉLAS
C'est vrai, je l'ai juré, mais le bateau n'est pas
assez grand.
BRINDOSIER
Il faut tenir son serment.
MÉNÉLAS
J'ai juré par Zeus, mon beau-père.
Cela n'a pas d'importance. Entre parents on n'y
regarde pas de si près.
Mais il me reste le dernier rite à accomplir.
On lui apporte un pot de peinture et du bout
du pinceau il pose la prunelle au milieu de
Vœil du bateau.
Reste ouvert, œil vigilant ! Jour et nuit, soir et
matin.
Vers les feux, vers les étoiles, vers les amers.
Guide-nous, gros œil patient de la x^^î surchar-
gée qui nous contient,
Submergée jusqu'aux épaules au sein nerveux
de ces mers que notre éperon laboure.
Tous deux montent a bord; on retire laplanche.
CHŒUR DES SATYRES hissant la voile.
Hé — hho !
196 DEUX POEMES D'ETE
Hé — hhé — hé éhhé — hé hho !
Hé hho !
Hé hho !
Hé hho !
MÉNÉLAS
Nous ne bougeons pas.
LE SATYRE-MAJOR, ûU gouvemail
Nous sommes ensablés !
HÉLÈNE
Ménélas, rends les lunettes à Protée.
MÉNÉLAS
Jamais ! Ce que j'ai pris par la force, je ne le
rends que par la force.
LE SATYRE-MAJOR
Faites la souille.
On fait la souille inutilement.
A l'aide, Jupiter !
Coup de tonnerre, iris, toute garnie de plaques
d'or et de clochettes, en un costume qui
PROTEE 197
rappelle assez celui des danseuses Siamoises^
tombe du ciel au bout d'une ficelle. Elle
attache le crochet auquel elle est suspendue
au crochet correspondant de Vile^ et le tout
monte au ciel en tourbillonnant au milieu
de r admiration générale. L'île en s' enlevant
découvre PROTÉE qui est assis sur une
chaise, en proie à un grand abattement.
La nef reste seule au milieu d'une vaste éten-
due de linoléum.
BRINDOSIER
Merveille !
Merci, Jupiter
LE SATYRE-MAJOR
La mer est libre !
AUTRES SATYRES
Libre ! Libre ! Libre ! Libre !
ménélas, se portant à F avant
Barre à bâbord, cinq points !
198 DEUX POEMES D'ETE
LE SATYRE-MAJOR
Barre à bâbord, cinq points !
LES SATYRES
On bouge ! On bouge ! On part ! On part !
MÉNÉLAS
La brise n'est pas assez forte ! Toutes les rames
à la mer !
LE SATYRE-MAJOR
Toutes les rames à la mer ! {Coup de sifflet.')
Attention !
Souquez !
Une, deux ! Une, deux !
LES SATYRES chantafit a gorge déployée
Marguerite, elle est malade !
Il lui faut le médecin !
Marguerite, elle est mala a de.
Il lui faut aut aut, il lui faut aut aut.
Il lui faut le médecin î
O Nymphes, quelles voix célestes ! quelle déli-
cieuse mélodie !
PROTEE 199
LE SATYRE-MAJOR
Sciez, les enfants !
LES SATYRES de même
Le médecin qui la visite ,
Lui a défendu le vtn.
Médecin^ va-t-en au diable^ |
Si tu me défends le vin. )
J'en ai bu toute ma vie^ ] , .
J'en boirai jusqu'à la fin. ]
Si je meurSj qu'on m'enterre^ \ ..
Dans la cave où est le vin. )
Les pieds contre la muraille
Et le bec sous le robin. j
S'il en tombe quelques gouttes^ \ ,.
Ça sera pour me rafraîchir. )
Et si le tonneau défonce • ) , .
^, , . . , \. . . bis.
J en boirai a mon plaisir. )
MÉNÉLAS lève la main.
LE SATYRE-MAJOR
Rentrez les rames !
Où allons-nous, les enfants ?
UN SATYRE
En France !
200 DEUX POEMES D'ETE
UN AUTRE
A Bordeaux !
LE SATYRE-MAJOR
En Bourgogne ! Une fois que nous nous serons
débarrassés de cet imbécile.
Entendez le vent qui ronfle dans la toile ! C'est
Bacchus lui-même qui nous reprend et nous fait
signe !
CHŒUR DES SATYRES
En Bourgogne ! En Bourgogne ! Vive le vin
Bourguignon !
LE SATYRE-MAJOR
Allons planter le vin de Beaune !
ménélas
Barre à bâbord, deux points !
LE satyre-major
Barre à bâbord, deux points.
UN SATYRE
Je ne m'arrête pas avant Châlons !
PROTEE 20I
UN AUTRE
J'ai soif à mettre la mer à sec !
LE SATYRE-MAJOR
Quel est le vin le meilleur, les enfants ?
LE CHŒUR
C'est celui de la Côte qui est entre Beaune et
Dijon !
LE SATYRE-MAJOR
Quelle est la terre la meilleure, les enfants? La
plus noire, la plus grasse, la mieux fumée ?
La brise faiblit.
LE SATYRE-MAJOR
Sifflez pour la brise.
Ils sifflent.
LE CHŒUR
Une terre sèche et grumeleuse comme du lait
caillé, et pleine de petits cailloux calcaires
Qui gardent la chaleur comme des briques
202 DEUX POEMES D'ETE
Afin que la grappe lourde et dormante cuise
des deux côtés.
LE SATYRE-MAJOR
Quelle est la terre la meilleure, les enfants ?
LE CHŒUR
Une terre maigre dont l'os saillit
Comme les vaches qui sont bonnes laitières
dont saillit l'os de la hanche.
MÉNÉLAS
Le vent mollit.
CHŒUR DES PHOQUES, surgîssant autouT delà nef
Floue ! floue !
L'île de Naxos a été enlevée au ciel, il y a du
bon pour des phoques !
Floue ! floue !
Une de moins ! moins y a d'îles, mieux cela
vaut pour les phoques. Hourra !
Floue ! floue !
Le vieux Protée a perdu ses lunettes, hourra !
nous n'extrairons plus de racines carrées, hourra !
Floue ! floue !
La mer est libre ! la mer est libre ! Elle est
libre et nous sommes dedans !
La sentez-vous frémir et frissonner .'' Sentez-
PROTEE 203
vous ce coup de reins qui nous envoie à huit
pieds dans l'air !
Hourra ! Hourra !
Quel bond ! quelle détente !
Elle est libre et nous sommes dedans ! elle est
infinie et nous sommes dedans ! il y a plus ici à
boire qu'un coup de vin ! Youp, youp, youp,
hourra ! Youp, youp, youp, hourra !
La nef disparaît suivie des Phoques.
protIe seul au milieu de la scène
Et vous trouvez cela raisonnable ?
Quelle folie dans tout cela ! quelle dérision des
choses sérieuses ! quelle farce stupide !
Voilà Jupiter qui a besoin de son Hélène pour
en faire une étoile.
Et c'est vrai qu'il y a une place vide au ciel
qui ne fait pas bien entre les Dioscures.
Est-ce qu'il pense une seconde à mes droits
sacrés de propriétaire ?
Ou du moins est-ce qu'il va se donner la peine
de piquer la pécore au milieu de mon petit jardin,
où elle est cependant bien visible ?
Point. Comme une servante sans attention,
comme une hirondelle sans souci qui pour une
mouche enlève toute la toile d'araignée.
204 DEUX POËMES D'ETE
Voilà Iris, on lui a dit Hélène, et c'est toute
ma propriété au ciel qu'elle emporte !
Elle est au ciel maintenant, ma jolie petite île
de Naxos, avec toutes ses collections et ses six plants
de labac !
Allez donc l'y chercher !
Elle est au ciel et les vagues de l'azur blan-
o
chissent contre ses récifs.
Pour moi me voilà seul, ruiné et sans lunettes.
C'est bien je m'en vais, je quitte la surface, on
ne me verra plus !
Je plonge, nunc est hibendum !
Je prends ma retraite à l'étage au-dessous ! dans
un monde plus tranquille, j'habite un grand palais
de bulles d'air au milieu des coraux, des éponges
et des holoturies !
Adieu, Ménélas, bon vent ! bon voyage, navi-
gateur !
C'est pour cela qu'il a pris Troie !
Pour débarquer sur la rive de Laconie cette
chèvre camuse et ce plein chargement de bêtes à
cornes !
Où est le bon sens dans tout cela } Je vous le
demande. Où est la justice .'' Où est le bon ordre
et le bon tempérament .''
Et dire qu'il en sera toujours ainsi tant que le
PROTEE 205
monde sera gouverné par les poètes ! Ah, ça n'est
pas près de finir !
Quel malheur ! Quel malheur !
// s'abîme.
En Allemagne^ 191 3-
RIDEAU
ET
FIN
TABLE
TABLE DES MATIERES
Pages
La Cantate a trois voix i
Protée 85
ÉDITIONS DE LA
NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Volumes in-%° couronne 3 Jr. 50
POÉSIE :
Paul Claudel : CINQ GRANDES ODES
Deux Poèmes d'Eté.
Georges Duhamel : COMPAGNONS
Henri Franck : LA DANSE DEVANT L'ARCHE
Préface de M'"' de Noailles.
Stéphane Mallarmé : POESIES
François Porche : LE DESSOUS DU MASQUE
Rabindranath Tagore : L'OFFRANDE LYRIQUE (Gitanjali) prix
Nobel 1913) trad.d' André Gide.
Francis Vieié-Griffin : LA LUMIÈRE DE GRÈCE
Charles Vildrac : LIVRE D'AMOUR
CORRESPONDANCE :
Ch.-L. Philippe : LETTRES DE JEUNESSE
ROMANS :
Henri Bacheliv : JULIETTE LA JOLIE
Jean-Richard Bloch : LEVY. Premier Livre de Contes.
C.-K. Chesterton : LE NOMMÉ JEUDI
LE NAPOLÉON DE NOTTING HILL
Traduit de l'anglais par Jean Florence.
André Gide : ISABELLE
LE RETOUR DE L'ENFANT PRODIGUE
Précédé de cinq autres traités,
C" DE Gobineau : ADELAÏDE
P. Hamp : La Peine des Hommes. LE RAIL
MARÉE FRAICHE, VIN DE CHAMPAGNE
VIEILLE HISTOIRE
L'ENQUÊTE
Valéry Larbaud : A. O. BARNABOOTH
Roger Martin du Gard : JEAN BAROIS
Ch.-L. Philippe : LA MERE ET L'ENFANT
CHARLES BLANCHARD
Jules Renard : L'ŒIL CLAIR
Jean Schlumberger : L'INQUIETE PATERNITÉ
Charles Vildrac : DÉCOUVERTES
Michel Yell : CAUËT
THÉÂTRE :
Paul Claudel : L'OTAGE
L'ANNONCE FAITE A MARIE
J. Copeau et J. Croué : LES FRERES KARAMAZOV
Drame en cinq actes d'après Dostoïevsky.
Georges Duhamel : DANS L'OMBRE DES STATUES
Henri Ghéon : LE PAIN
Frikdrich Hkbbel : JUDITH
Traduit de l'allemand par G. Gallimard et P. de Lanox.
Émil» Verhaeren : HÉLÈNE DE SPARTE
LITTERATURE :
Henr: Ghéon : NOS DIRECTIONS
Jacques Rivière : ÉTUDES
(Baudelaire, Paul Claudel, André Gide, Ingres, Cézanne Gauguin,
Rameau, Bach, Franck, Wagner, Moussorgski, Debussy, etc.)
André Suarès : TROIS HOMMES (Pascal, Ibsen, Dostoïevskt)
ESSAIS
A. Thibaudet : LES HEURES DE L'ACROPOLE
Folume in-^P couronne lojr.
Paul Claudel : CETTE HEURE QUI EST ENTRE LE PRINTEMPS
ET L'ÉTÉ épuisé
f^olume in-%^ carré à lofr. net.
Œuvre» complètes de HENRIK IBSEN : TOME I".
Volume in-%^ raisin \o fr.
A. Thibaudet : LA POÉSIE DE STÉPHANE MALLARMÉ
Volumei in-%'' Tellière s fr.
André Gide : ISABELLE
Sur vergé d'Arches, première édition, tirée à 500 ex.
Rabindranath Tagore : L'OFFRANDE LYRIQUE (Gitanjali)
(Traduction d'André Gide). Sur vergé d'Arches, première édition
tirée à 500 ex., i vol épuisé
Volumes in-S^ couronne 2 fr. 50
CovKNTRY Patmore : POEMES
Traduction de Paul Claudel, précédée d'une étude sur Coventrjr
Patmore par Valéry Larbaud.
Léon-Paul Fargue : POÈMES
André Gide : SOUVENIRS DE LA COUR D'ASSISES
John Keats : LETTRES A FANNY BRAWNE
Traduites par M. L. des Garets.
O.-W. MiLosz : MIGUEL MANARA
Mystère en six tableaux
Jean Schlumberger ; LES FILS LOUVERNÉ
Saintléger Léger : ÉLOGES épuisé
POUR PARAITRE PROCHAINEMENT :
Paul Claudel : CORONA BENIGNITATIS ANNI DEI
Jack London : L'AMOUR DE LA VIE
Traduction de l'anglais par P. Wenz.
Stéphane Mallarmé : UN COUP DE DÉ
George Meredith : LA CARRIÈRE DE BEAUCHAMP
Traduit de l'anglais par A. Monod.
André Suarès : PORTRAITS
E. Tisserand : UN CABINET DE PORTRAITS.
LA
NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
A POUR COLLABORATEURS HABITUELS :
François-Paul Alibert, Michel Arnauld, Henri Bache-
lin, Jean-Richard Bloch, Paul Claudel, Jacques Copeau,
Jean Dominique, Georges Duhamel, Louis Dumont-
Wilden, Léon-Paul Fargue, Henri Ghéon, André
Gide, Jean Giraudoux, Pierre Hamp, Valéry Larbaud,
O. W. Milosz, Francis de Miomandre, Comtesse de
Noailles, Edmond Pilon, Jacques Rivière, André Ruyters,
Jean Schlumberger, André Suarès, Jérôme et Jean
Tharaud, Albert Thibaudet, Emile Verhaeren, Camille
Vettard, Francis Vielé-GrifEn, Charles Vildrac.
CHACUN DE SES NUMEROS CONTIENT :
Un article de critique générale ou de discussion.
Des poèmes.
Un essai ou une nouvelle,
Un roman.
De nombreuses noies critiques sur la littérature, la poésie, le
roman, le théâtre, la peinture, la musique, etc.
Une revue des Revues françaises et étrangères.
Depuis sa fondation (Février 1909)
LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
A PUBLIÉ :
Séjour à Brunswick [inédit) de Stendhal ;
Adélaïde [nouvelle inédite) du C** de Gobineau ;
Lettres à f Amie de Jules Renard ;
Charles Blanchard^
Le 'Journal de la XX^ année.
Les Lettres de Jeunesse, de Charles-Louis Philippe ;
UHymne du Saint-Sacrement ^
Trois Hymnes,
U Otage,
U Annonce faite a Marie,
Protée, de Paul Claudel ;
Michel-Ange,
Les Heures du Soir,
Trois Poèmes,
La Porte Etroite, d'ÉMiLE Verhaeren ;
Isabelle,
Le Journal sans dates.
Souvenirs de la Cour d* Assises,
Les Caves du Vatican, d'ANDRÉ Gide ;
La Fête Arabe, de Jérôme et Jean Tharaud ;
Fermina Marquer,
Rose Lourdin,
A. O. Barnabooth, de Valéry Larbaud ;
Le grand Meaulnes de Alain Fournier ;
Jacques V Egoïste, de Jean Giraudoux ;
U Inquiète Paternité, de Jean Schlumberger;
La Chronique de Caërdal, d'ANDRE SuarÈs.
Il est envoyé un numéro spécimen
à quiconque en fait la demande.
ACHEVÉ d'imprimer LE SEIZE MAI
MIL NEUF CENT QUATORZE PAR
" l'imprimerie SAINTE CATHERINE "
QUAI ST. PIERRE, BRUGES BELGIQUE
,•^
aiNUiiMià LlbT
i 1346
2605
L2Û48
Claudel, Paul
Deux poèmes d»ete
PLEASE DO NOT REMOVE
CARDS OR SLIPS FROM THIS POCKET
UNIVERSITY OF TORONTO LIBRARY